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Henri F.

Ellenberger
Histoire
1 -I , de
la decouverte
_.. de
1 inconscient

Fayard
Henri F. Ellenberger

Histoire de la découverte
de l’inconscient
Traduit de l’anglais par Joseph Feisthauer

Présentation par Élisabeth Roudinesco


Complément bibliographique par Olivier Husson

Fayard
La première édition française de cet ouvrage a paru en 1974 chez SIMEP Édi­
tions sous le titre : A la découverte de l’inconscient. Histoire de la psychiatrie
dynamique.
Pour la présente édition, le texte a été entièrement revu, corrigé et augmenté d’un
complément bibliographique.

Titre original : The Discovery ofthe Unconscious. The History and Evolution of
Dynamic Psychiatry.

Éditeur original : Basic Books, a division of Harper Collins Publishers Inc.

© 1970, Henri F. Ellenberger.

© 1994, Librairie Arthème Fayard, pour la traduction française, la présentation et


le complément bibliographique.
Présentation

par Élisabeth Roudinesco


*

J’ai découvert l’existence de ce livre fondateur en 1978. Publié pour la pre­


mière fois en langue anglaise en 1970, il était devenu par la suite un classique
dans les pays où il avait été traduit. En 1974, il ne reçut pas en France l’accueil
qu’il méritait : quelques articles de presse, une émission de télévision, presti­
gieuse mais confidentielle, plusieurs comptes rendus dans des revues de psychia­
trie. Ni les historiens, ni les philosophes, ni les psychanalystes — toutes ten­
dances confondues — ne prêtèrent attention à l’événement.
Édité à Villeurbanne, avec le concours de la Fondation européenne de la
culture, l’ouvrage était d’un format peu maniable et son titre entourait d’obscu­
rité un propos pourtant limpide : A la découverte de l’inconscient. Histoire de la
psychiatrie dynamique*1. Seuls quelques rares spécialistes des origines du freu­
disme s’intéressèrent au livre dès sa parution en anglais.

♦Historienne, docteur ès lettres, directeur de recherche à l’université Paris-VII, chargée de


conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, vice-présidente de la Société
internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse.

1. A la fin de l’année 1990, j’ai adressé à Henri F. Ellenberger un questionnaire dans lequel
je lui demandai des précisions sur sa vie, sa formation et ses rencontres avec certains intellec­
tuels. Il m’a répondu en mars 1991. Puis, grâce à des notes prises par son fils, Michel Ellen­
berger, à Montréal, les 29 octobre et 1er novembre 1992, j’ai pu obtenir de nouvelles précisions
que j’utilise dans cette présentation. Je remercie Michel Ellenberger pour sa gentillesse, sa
patience et son attention à toutes mes interrogations.
Dans la réponse qu’il m’a adressée à propos de la publication de son livre en français, Henri
Ellenberger déclare qu’il avait pris contact à l’époque avec Jean Delay, lequel dirigeait aux
PUF une collection d’ouvrages de psychiatrie, où aurait pu être traduit son ouvrage. Pierre
Pichot, collaborateur de Jean Delay, conseilla à Henri F. Ellenberger de traduire lui-même son
ouvrage en français. L’affaire n’eut donc pas de suite. Voici l’explication que m’a adressée
Pierre Pichot à ce sujet, le 5 novembre 1993 : « Je savais par expérience qu’il était très difficile
de faire accepter à l’éditeur un livre à traduire, d’autant qu’il s’agissait d’un livre d'histoire.
Vous savez mieux que personne que les éditeurs avancent régulièrement l’argument que les
livres d’histoire de la médecine ne se vendent que peu [...] et qu’il était très volumineux. Si j’ai
effectivement suggéré à Ellenberger de traduire d’abord son texte en français [...] c’était parce
que je pensais que la seule chance pour lui de trouver un éditeur était de lui remettre un manus­
crit prêt à l’impression. » Cette réponse montre fort bien que les conditions n’étaient pas réu­
nies en 1970, en France, pour qu’un tel ouvrage fût reconnu à sa juste valeur.
Sur l’accueil d’ouvrage en France, on lira : « Freud en perspective », interview de l’auteur
par Jacques Mousseau dans Psychologie, 27, 1972, p. 35-42 ; interview dans L’Express, 23
octobre-6 avril 1975 ; émission « Un certain regard », ORTF, 16 décembre 1972. Entre
octobre 1975 et janvier 1976, Henri Ellenberger a été professeur invité de psychologie au
Laboratoire de psychologie pathologique de l’université Paris-V.
8 Histoire de la découverte de l’inconscient

En 1972, Henri Ey, lui-même engagé dans une vaste recherche sur l’histoire de
la médecine, rédigea un vaste compte rendu enthousiaste pour l’Évolution psy­
chiatrique : « Voilà enfin un livre ! Oui un livre, c’est-à-dire une œuvre qui
ajoute quelque chose à notre savoir et non pas un de ces écrits plus ou moins
bâclés ou de ces vulgarisations ou exercices de style qui submergent la littérature
psychiatrique et psychanalytique et qui n’apportent rien sinon peut-être quelque
satisfaction narcissique à leur auteur »2. Un an plus tard, dans un essai consacré
aux origines de la relation thérapeutique, Léon Chertok et Raymond de Saussure
mentionnèrent l’ouvrage en le qualifiant de « monument d’érudition »3. Enfin, en
1975, dans la réédition de sa thèse de 1959 consacrée à l’auto-analyse de Freud,
Didier Anzieu prit en compte les recherches d’Ellenberger tout en lui reprochant
de méconnaître la spécificité freudienne : « [...] l’auteur consacre à Freud, aux
premiers grands dissidents, à Janet, avec autant de liberté que d’objectivité, des
études nourries de détails précis, souvent nouveaux, n’hésitant pas à remettre en
question les idées acquises, les interprétations traditionnelles. Il s’est surtout
attaché à reconstituer l’ambiance intellectuelle littéraire et médicale du XIXe
siècle par rapport au rêve, à l’hypnose, à certaines manifestations de la folie
(dédoublement de la personnalité), montrant que beaucoup de notions dont Freud
a eu le mérite de faire une théorie cohérente étaient dans l’air à son époque. Cette
perspective amène toutefois Ellenberger à minimiser, voire parfois à méconnaître
la spécificité de la découverte freudienne. En tout cas, la théorie de la “maladie
créatrice”, qu’il tire du chamanisme et qu’il propose d’appliquer à Freud et à ses
émules, ne peut apparaître à des psychanalystes que comme un appauvrissement
du triple travail inconscient, préconscient et conscient de création dont Freud
nous a laissé un précieux témoignage »4.
Au début des années soixante-dix, la France freudienne n’était pas prête à
accepter la démarche d’Ellenberger. En matière d’historiographie, les freudiens
légitimistes appartenant à l’international Psychoanalytical Association (IPA) •
fondée par Freud en 1910, s’intéressaient avant tout au modèle biographique et à
ses dérivés. D’abord au magnifique monument construit par Ernest Jones entre
1952 et 1957 et dont la traduction française venait tout juste d’être achevée5.
Ensuite à divers récits, chroniques, correspondances et études centrés sur l’entou­
rage de Freud, sa famille, sa généalogie, ses disciples, fidèles ou infidèles. En
bref, les héritiers légitimes du père fondateur se représentaient l’histoire de leur
origine et de leur mouvement sous la forme, non pas d’une légende dorée ou
d’une hagiographie, mais d’une histoire officielle solide et nourrie d’archives.
Une histoire dans laquelle était privilégiée l’idée que Freud avait réussi, par la
puissance de son génie solitaire et au prix d’un héroïsme intransigeant, à s’arra­
cher à toutes les fausses sciences de son époque pour dévoiler au monde l’exis­
tence de l’inconscient.

2. Henri Ey, « A propos de la découverrte de l’inconscient », Évolution psychiatrique, 1,


1972, p. 227-272.
3. Léon Chertok et Raymond de Saussure, La Naissance du psychanalyste, Paris, Payot,
1973.
4. Didier Anzieu, L'Auto-Analyse de Freud, Paris, PUF, 1975, vol. 1, p. 12.
5. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, 3 vol., Paris, PUF, 1958,1961,1969.
(Pour l’édition anglaise : 1953,1955,1957.)
Présentation 9

Du côté des lacaniens, l’attitude à l’égard de l’historiographie était différente.


Tandis que les freudiens légitimistes vénéraient l’image d’un père originel dont
l’histoire était déjà écrite, c’est-à-dire d’un père mort dont la trace était repérable
dans des archives officiellement constituées, les lacaniens s’identifiaient à l’en­
seignement d’un maître vivant dont la doctrine était placée sous le signe de l’anti-
historicisme. Lacan se voulait l’artisan d’un retour au sens de Freud. Aussi
condamnait-il toute idée de néo-freudisme ou de « révision » de l’œuvre
freudienne. A la notion de dépassement, il opposait celle de structure, préconi­
sant une relève orthodoxe du texte freudien. En conséquence, ses disciples se
pensaient freudiens parce qu’ils étaient lacaniens. A leurs yeux, l’enseignement
du maître mort se réincarnait dans la parole du maître vivant. Et la présence de
celui-ci interdisait l’accès à une conscience historique.
Les freudiens légitimistes vivaient donc sous l’empire d’une histoire officielle’
dominée par le modèle biographique, tandis que leurs homologues lacaniens, à
quelques exceptions près, n’avaient pas d’histoire constituée : ils se nourrissaient
de rumeurs, de commentaires de textes et de transmission orale. Dans de telles
conditions, aucune des deux grandes composantes du freudisme français des
années soixante-dix ne pouvait accéder au domaine de l’histoire savante. Or,
l’ouvrage d’Ellenberger était constitutif de l’avènement d’une historiographie
savante pour l’histoire de la découverte de l’inconscient : il alliait le souffle nar­
ratif de Michelet à la méthode positiviste d’Alphonse Aulard et aux deux notions
d’outillage mental et de longue durée de l’École des Annales. A cela s’ajoutait
une étude de terrain à la façon des ethnographes des années vingt.

Né à Nalolo en Rhodésie le 6 novembre 1905, Henri Frédéric Ellenberger était


issu d’une famille de missionnaires protestants d’origine suisse. Dès son enfance,
il rêva de devenir historien. Son grand-père paternel, David Frédéric Ellenberger,
était arrivé en Afrique du Sud en 1861 et avait étudié la vie des peuplades de
Basuto. Son père, Victor Ellenberger, était de nationalité française et suisse.
Membre de la Société des missions évangéliques de Paris, il fut à la fois natura­
liste et anthropologue. Il publia de nombreux livres sur la vie indigène. Quant à
sa mère, Évangeline, elle était la fille du pasteur Frédéric Christol, proche de la
mouvance piétiste et traditionaliste du protestantisme français6.
Ce dernier admirait un autre pasteur, Christoph Blumhart, dont l’itinéraire sera
ensuite raconté dans Y Histoire de la découverte de l’inconscient. Issu d’une
famille pauvre, Blumhart était passé de la théologie à la pratique de l’exorcisme
dans une région de la Forêt-Noire où florissaient les superstitions. En 1843, à
Mottlingen, petit village du Wurtemberg, il avait réussi à guérir une jeune femme
atteinte de possession par des moyens thérapeutiques qui annonçaient ceux de la
psychologie moderne : « Il utilisait parfaitement, souligne Ellenberger, ce que les
thérapeutes existentialistes appellent le kairos, c’est-à-dire qu’il savait choisir le

6. Voir Mark S. Micale, « Préfacé and Acknowledgments », in Henri F. Ellenberger,


Beyond the Inconscious (recueil d’articles), Princeton University Press, New Jersey, 1993 ;
Victor Ellenberger, Sur les hauts plateaux du Lessouto : notes et souvenirs de voyages, Paris,
Société des missions évangéliques, 1930 ; Frédéric Christol, L’Art dans l’Afrique australe,
Paris, Berger-Levrault, 1911. Evangeline Ellenberger, Les pierres crieront, édition privée,
1963.
10 Histoire de la découverte de l’inconscient

moment le plus approprié pour ses interventions décisives »7. Par la suite, Blum-
hart était devenu, pour les foules qui se pressaient autour de lui, une figure cha­
rismatique soignant les sujets par la parole et le recours à la prière.
Frédéric Christol, le grand-père de Henri Ellenberger, suivit l’exemple de
Blumhart. Lorsqu’il prit sa retraite, après une longue carrière de pasteur en
Afrique australe, il envisagea de fonder un foyer thérapeutique à la limite de la
Picardie et de l’Ile-de-France. Le projet échoua à cause d’un conflit familial :
« Mon grand-père, qui était un homme exceptionnel, n’a cessé de regretter son
projet comme une “vocation manquée”. Et cela me fait aujourd’hui penser aux
“chances historiques manquées”. L’idéologie scientifique et positiviste que j’ai
évoquée dans mon livre a évidemment occupé tout le terrain sur lequel auraient
pu se développer d’autres formes de psychothérapies. La pratique d’une commu­
nauté thérapeutique chrétienne, dont le pasteur Blumhart donne un exemple rare,
aurait pu être l’une des voies possibles de la “médecine de l’âme”. Et je voudrais
faire dans cet esprit une autre remarque. J’ai évoqué des guérisons par exorcisme
pratiquées traditionnellement dans les milieux culturels africains. J’ai la convic­
tion que si l’un de ces sorciers ou guérisseurs africains avait réussi à guérir un
homme blanc — et cette hypothèse n’est pas déraisonnable — le cours de l’his­
toire eût été très différent »8.
En évoquant ainsi l’histoire de son grand-père, Ellenberger remarquait encore,
en janvier 1993, que si l’historien doit restituer scrupuleusement ce qui a été et
non ce qui aurait pu être, il ne peut éviter de mêler à cette part objective de la
reconstruction historique une sensibilité subjective liée à des attaches familiales.
Et sans doute l’idée de « vocation manquée » se retrouve-t-elle à la fois dans la
trajectoire d’Ellenberger, qui fit des études de psychiatrie alors qu’il voulait
s’orienter vers la carrière d’historien, et dans la genèse de la notion de « névrose
créatrice » par laquelle il cherchera à montrer que les grands pionniers modernes
de l’inconscient — de Nietzsche à Freud — subissent toujours, pour accéder à
leur position de fondateur, une crise de l’âme témoignant de la proximité de leur
destin avec celui des vrais fous : leurs semblables, leurs frères.
Poussé par son père vers la médecine, le jeune Henri fut envoyé à Strasbourg
pour y faire ses études. C’est dans cette ville, entre 1921 et 1924, qu’il fréquenta
à l’université les cours de quelques-uns de ceux qui allaient, cinq ans plus tard, se
retrouver autour de Lucien Febvre et de Marc Bloch dans le sillage de l’École des
Annales : « Celui qui m’a de loin le plus impressionné, c’est Fernand Baldens-
perger. Spécialiste des Lumières et du Romantisme, il insistait sur l’importance
des courants culturels qui divisent l’histoire des arts. J’ai été très frappé par son
enseignement. Mon effort pour décrire l’histoire de la psychologie en fonction
des courants culturels est peut-être dû à cette lointaine influence [...]. Je me sou­
viens aussi de Paul Van Thiegem, qui transcendait les nationalismes et considé­
rait la culture comme un fait européen. A l’époque, il y avait du mérite à défendre
ce point de vue. Lucien Febvre présentait l’histoire de la Renaissance qu’il avait
renouvelée. On avait l’impression que l’histoire commençait avec lui. J’ai natu­
rellement beaucoup lu le grand Marc Bloch, je l’ai probablement entendu, mais
je n’en garde pas de souvenir précis. En revanche, je garde le souvenir de Mau-

7. Henri F. Ellenberger, Réponses au questionnaire, voir note 1.


8. Ibid.
Présentation 11

rice Halbwachs, qui insistait sur le fait que la même histoire pouvait être racontée
de deux points de vue : personnel et collectif »’.
C’est à Strasbourg également qu’il entendit prononcer pour la première fois le
nom de Freud en suivant le cours du redoutable Charles Blondel. Ce professeur
de psychologie, ami de Marc Bloch, était l’un des pourfendeurs les plus virulents
de la doctrine freudienne qu’il traitait d’« obscénité scientifique » : « Quand je
lis, écrivait-il en 1924, que le sein maternel forme le premier objet de l’instinct
sexuel, je ne songe pas un instant à me scandaliser [...]. Je me demande simple­
ment avec curiosité quel sera dans ces conditions, pour les enfants élevés au bibe­
ron, le premier objet sexuel [...]. Ce n’est pas ma faute si les objections que l’on
est amené à opposer à Freud ont souvent l’air de plaisanteries »9 .
1011
A la fin de ses études médicales, Ellenberger vint habiter à Paris où il s’enga­
gea dans la voie de la psychiatrie. Dans cette ville, il fit la connaissance d’Esther
von Bachst, une jeune fille d’origine russo-balte et de religion orthodoxe. Au len­
demain de la révolution d’Octobre, elle avait émigré en France avec son frère
Valentin. Étant noble d’origine, elle n’avait plus le droit de poursuivre ses études
aux Beaux-Arts à Moscou. Aussi avait-elle pris, juste avant l’exil parisien, un
poste de gardienne au jardin zoologique. Ellenberger l’épousa en novembre
1930. Ils auront quatre enfants.
Passionnée de zoologie puis d’éthologie, Esther publiera des récits sur les cap­
tifs du zoo et plusieurs ouvrages illustrés sur la vie des animaux. Grâce à elle,
Ellenberger s’intéressera à l’étude comparée du comportement animal et humain.
A chacun de ses voyages, il demandera à visiter en compagnie de son épousé les
trois grands lieux d’enfermement urbain : l’asile, la prison, le zoo. Il rédigera
même une étude sur les effets de ces trois modalités d’internement'1.
A l’hôpital Sainte-Anne, au début des années trente, il croisa l’histoire de cette
psychiatrie dynamique dont, trente ans plus tard, il allait rédiger l’aventure. Alors
qu’il était interne des asiles de la Seine, il fit en effet la connaissance de la jeune
génération des futurs maîtres du mouvement psychiatro-psychanalytique fran­
çais. Il se lia d’amitié notamment avec Henri Ey et conserva de Jacques Lacan un
souvenir haut en couleur. Il fut le témoin des conflits de celui-ci avec Gaëtan
Gatian de Clérambault, théoricien de l’érotomanie et du syndrome d’automa­
tisme mental, patron de l’infirmerie spéciale, et se mêla en salle de garde aux dis­
cussions passionnées de ses camarades sur le surréalisme, le langage de la folie,
les moyens de soustraire les aliénés à l’univers carcéral et à une nosographie fon­
dée sur la pure organicité. La thèse de Jacques Lacan sur la psychose para­
noïaque, publiée en 1932, synthèse du savoir psychiatrique et psychanalytique de
l’époque, retint particulièrement son attention : « Lacan étudiait la poésie des
aliénés et je pense que ses recherches ont contribué par la suite à sa conception
du langage. La thèse de Lacan lui apporta d’emblée la célébrité. C’est un travail
difficile à lire, mais solide et bien écrit, dans un style proche de celui de Cléram­
bault [...]. Plus tard, vers 1953, lorsque je travaillais à la Menninger Foundation
à Topeka (Kansas), Karl Menninger me demanda de lui faire un rapport sur la

9. Ibid.
10. Charles Blondel, La Psychanalyse, Paris, Alcan, 1924. Voir à ce sujet Élisabeth Rou­
dinesco, Histoire de la psychanalyse en France, Paris, Seuil, 1986, vol. 1.
11. Entretien avec Michel Ellenberger, le 24 octobre 1993. Voir bibliographie.
12 Histoire de la découverte de l’inconscient

thèse de Lacan dont on lui avait envoyé un exemplaire, car on commençait à par­
ler beaucoup de celui-ci. Il voulait connaître l’apport original de ce travail. J’en
fis une analyse détaillée que j’ai remise à Menninger qui l’a malheureusement
égarée. Ce rapport est donc perdu »12.
En 1935 à Paris, il était difficile pour un psychiatre aux moyens modestes
d’avoir une clientèle privée, hors du circuit hospitalier. C’est pourquoi Ellenber­
ger fit le choix de la province et s’installa à Poitiers avec le titre de spécialiste des
maladies nerveuses. Il y fréquenta le père de Michel Foucault. Toujours curieux
de toutes les cultures, il commença à étudier le folklore, les mythes, les supers­
titions et les traditions populaires du bocage poitevin. Dans la droite ligne de
l’esprit missionnaire, il s’occupa des républicains espagnols, victimes de la
guerre civile et internés dans un camp aux alentours de la ville. A leur contact, il
apprit à parler l’espagnol.
Né de parents français dans une colonie anglaise il aurait dû normalement
avoir la nationalité française. Mais comme son père avait omis à sa naissance de
le déclarer au consulat de France, il était porteur d’un passeport anglais. Après
son mariage, il avait néanmoins acquis pour sa femme apatride, pour lui-même et
pour ses enfants, la nationalité française. Aussi avait-il l’intention de poursuivre
sa carrière dans ce pays d’adoption dont il parlait parfaitement la langue. Il en fut
empêché par le gouvernement de Vichy. A partir de 1941 en effet, les émigrés
qui se trouvaient dans sa situation risquaient la dénaturalisation13 et, plus tard, la
déportation. Conscient de la menace, il décida alors d’aller vivre en Suisse, pays
de ses ancêtres dont il avait gardé la citoyenneté 14.
C’est à la clinique Waldau de Berne, puis à l’hôpital Breitenau de Schaffhau-
sen, qu’il reprit ses activités de psychiatre. Parallèlement, il s’initia à la langue
allemande et la maîtrisa rapidement. Il parlait ainsi couramment les quatre
langues nécessaires à toute étude de l’histoire de la psychiatrie et de la psycha­
nalyse en Europe : l’anglais, l’allemand, le français, l’espagnol. A quoi s’ajoutait
une immense culture dans les domaines de l’anthropologie, de l’ethnographie et
des diverses pratiques de psychothérapies multiculturelles : celles des sorciers,
des guérisseurs, des chamans, etc.
L’installation en Suisse lui permit, beaucoup plus qu’à Paris, de plonger au
cœur de l’histoire du mouvement freudien. Ellenberger participa en effet active­
ment au Cercle jungien de Zurich et eut des conversations avec Cari Gustav Jung,
qui lui transmit la mémoire orale de la première saga freudienne, depuis la créa­
tion de la Société psychanalytique viennoise jusqu’à la rupture de 1913 en pas­
sant par la fondation de l’IPA et les débuts de l’implantation de la psychanalyse
en Suisse sur le terrain de la psychiatrie et du traitement des psychoses. Cette dif­
fusion avait eu pour cadre privilégié la clinique du Burghôlzli, près de Zurich, où
s’étaient élaborées au début du siècle, sous la houlette d’Eugen Bleuler, une nou-

12. Henri F. Ellenberger, Réponses au questionnaire. Sur les souvenirs d’Henri F. Ellen­
berger à propos de Jacques Lacan, voir Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d'une
vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, p. 38. Jacques Lacan, De la psychose
paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975.
13. Voir à ce sujet Bernard Laguerre, « Les dénaturalisés de Vichy. 1940-1944 », Ving­
tième Siècle, 20, octobre-décembre 1988, p. 3-16.
14. Entretien avec Michel Ellenberger, cité. Valentin de Bachst s’engagea dans la Résis­
tance dès 1940.
Présentation 13

velle écoute du langage de la folie et une nouvelle classification de la maladie


mentale autour de la notion de schizophrénie.
Dans ce lieu de vie, en rupture avec l’univers de l’asile carcéral du XIXe siècle,
s’était retrouvée toute une génération de psychiatres ouverts aux théories de
Freud : Ludwig Binswanger, Alphonse Maeder, Cari Gustav Jung. Ellenberger y
fit de nombreux séjours et recueillit le témoignage de Manfred Bleuler, lequel
avait succédé à son père comme directeur de la clinique. Le dialogue avec Bins­
wanger fut également fructueux'5.
Issu lui aussi d’une famille de psychiatres, Binswanger dirigeait, à la suite de
son père, le fameux sanatorium Bellevue, à Kreuzlingen, près du lac de
Constance, où Nietzsche avait autrefois séjourné. Après des études de psychiatrie
et de philosophie, il s’était rapproché de Freud, auquel il resta fidèle, tout en
développant une approche phénoménologique de la maladie mentale inspirée de
Husserl et de Heidegger. C’est au sanatorium Bellevue qu’Ellenberger aura
l’occasion de découvrir des documents inédits permettant de retracer l’histoire de
Bertha Pappenheim, soignée à la fin du siècle par Joseph Breuer, et devenue, sous
le nom d’Anna O., le cas d’hystérie le plus célèbre de l’histoire des origines du
freudisme. Dans le premier volume de sa biographie, Ernest Jones révéla pour la
première fois son identité. Ellenberger ira plus loin en déconstruisant les
légendes et les rumeurs qui recouvraient encore sa destinée.
Ayant ainsi abordé l’histoire moderne de la découverte de l’inconscient, à tra­
vers ses marges, ses dissidences et les lieux d’exercice de sa pratique, dans une
perspective radicalement différente de celle, officielle et biographique, voulue
par Jones, Ellenberger n’hésita pas, en 1950, à faire l’expérience d’une cure
didactique. Il choisit pour cela le divan du vieil Oskar Pfister, âgé à cette époque
de 77 ans.
Pasteur et fils de pasteur, celui-ci avait entretenu une longue amitié avec Freud
et une correspondance d’une bonne trentaine d’années. Il l’avait connu à Vienne
en 1908, par l’intermédiaire de Jung, et lui était resté fidèle au sein du mouve­
ment psychanalytique suisse, sans pour autant adhérer à l’ensemble de sa doc­
trine : « En tant que représentant d’un christianisme libre, écrivait l’un de ses
amis, Pfister était l’ennemi de toute contrainte dogmatique, mais il savait réserver
à ceux que des liens intérieurs rattachaient aux dogmes, un accueil
affectueux »'6.
Pfister était encore jeune pasteur quand il avait protesté contre le péché
d’omission de la théologie envers la psychologie. S’appuyant sur la doctrine
freudienne, et acceptant la thèse du primat de la sexualité, il s’était voulu un
« pasteur d’âme » (Seelsorger). A Freud, qui considérait la religion comme une
névrose, il avait opposé l’idée que la véritable piété pouvait au contraire devenir
une protection contre la névrose. Freud n’avait jamais véritablement invalidé
cette hypothèse. Tout en maintenant que l’athéisme était nécessaire à une attitude
scientifique, il avait écrit ces lignes, volontiers citées par Pfister : « En soi, la psy-15
16

15. Voir Henri F. Ellenberger « La vie et l’œuvre de Hermann Rorschach (1884-1922) », in


Les Mouvements de libération mythique et autres essais sur l’histoire de la psychiatrie, Mon­
tréal, Quinze/Critère, 1978.
16. Cité par Anna Freud dans Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister
1909-1939, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1991, p. 11. Voir aussi Mireille Cifali, Freud péda­
gogue ?, Paris, Interéditions, 1982.
14 Histoire de la découverte de l’inconscient

chanalyse n’est pas plus religieuse qu’irreligieuse. C’est un instrument sans parti
dont peuvent user religieux et laïcs pourvu que ce soit uniquement au service de
la délivrance d’êtres souffrants. Je suis très frappé de n’avoir pas songé moi-
même à l’aide extraordinaire que la méthode psychanalytique est susceptible
d’apporter à la guérison des âmes ; mais cela tient sans doute à ce qu’étant un
vilain hérétique, tout ce domaine de notions m’est étranger »17.
Sans doute Ellenberger partageait-il certaines des conceptions de Pfister à
l’égard de la religion. Cependant, lui-même était agnostique. Homme des
Lumières, rationaliste convaincu et adepte de l’idée que l’histoire de la naissance
de l’inconscient au sens moderne est un long processus d’arrachement de la folie
à la possession et du transfert à la magie puis à l’hypnotisme, il était néanmoins
mieux préparé que les freudiens de la première et de la deuxième génération,
encore marqués par la violence de la rupture de 1913, à comprendre l’essentiel de
la doctrine jungienne. C’est pourquoi, dans ce livre, on trouve un exposé magis­
tral de l’itinéraire de Jung dans sa relation à Bleuler et à Freud, de l’ensemble de
sa doctrine et de son apport incontestable au domaine de l’histoire des religions.
N’étant ni freudien, ni jungien, mais d’abord historien, Ellenberger évite autant
le fanatisme antifreudien des représentants du mouvement jungien que l’antijun-
gisme primaire des partisans de la doctrine freudienne. Il fait aussi le point sur
l’attitude de Jung face au nazisme, montrant, documents à l’appui, que la colla­
boration effective de celui-ci fut minime. Cependant il n’analyse pas ce que fut
l’essence de cette collaboration : l’attachement de Jung à une psychologie et une
typologie des peuples et des races, qui le conduisit, pour son malheur, à accepter
la prétendue différenciation entre une psychologie dite « aryenne » et une psy­
chologie dite «juive ». D’où une adhésion indiscutable, bien que coupable et
défensive, aux thèses de l’antisémitisme. L’analyse d’Ellenberger doit être
complétée sur ce point aujourd’hui. Reste que sa présentation du continent jun­
gien est excellente : l’histoire personnelle de l’auteur, sa relation à l’éthique pro­
testante, sa longue fréquentation de la situation suisse de la psychanalyse ne sont
pas étrangères à ce tour de force.
Au milieu des années cinquante, Ellenberger avait donc acquis sur le terrain
une connaissance des conditions de l’implantation de la psychanalyse en Europe.
Il lui fallait maintenant s’ouvrir à l’histoire de la diaspora freudienne de l’entre-
deux-guerres : celle de l’émigration d’est en ouest, celle d’une psychanalyse
venue d’Allemagne et d’Autriche et portant la trace de sa judéité originelle, per­
sécutée par le nazisme, puis triomphante au cœur d’une internationale dominée
non seulement par la langue anglaise — langue de l’exil — mais par un idéal
d’adaptation contraire à ses origines romantiques. C’est un voyage d’études aux
États-Unis, puis la rencontre avec Karl Menninger, à partir de décembre 1952,
qui lui permettra de saisir ce moment essentiel de l’histoire du freudisme sur
lequel il se penchera ensuite en consultant les archives, à Vienne, à Berlin, puis à
Londres où il rendra visite à Jones.
Né en 1893, et analysé par Franz Alexander, Karl Menninger appartenait à la
lignée des psychiatres exilés d’Allemagne. A Topeka, au Kansas, il avait fondé
un institut de psychanalyse et une clinique où l’on soignait les malades selon les

17. Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, op. cit., p. 12.
Présentation 15

méthodes du néo-freudisme américain. Georges Devereux, l’un des fondateurs


de l’ethnopsychanalyse, y recevra lui aussi un enseignement clinique.
De même qu’en 1938 Ellenberger aurait dû poursuivre en France sa carrière de
psychiatre, de même il aurait dû, logiquement, à partir de 1953, s’établir aux
États-Unis. A cette date en effet, il fut nommé professeur à la Menninger School
of Psychiatry de Topeka. Mais comme son épouse était née en Russie, elle ne
pouvait pas, en cette période de guerre froide, obtenir un visa de séjour de longue
durée. Aussi Ellenberger prit-il en 1959 la décision de s’installer à Montréal, où
il obtint la chaire de criminologie à l’Allen Memorial Institute de l’université
McGill. Le Québec, pays francophone, sera sa dernière terre d’accueil. Il y
mourra le 1er mai 1993 après avoir fait don de ses archives à la Société internatio­
nale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse (SIHPP) qui a fondé, pour
les recevoir, un centre portant son nom et dont le siège est situé à l’hôpital Sainte-
Anne à Paris1819
.

A Topeka, il avait commencé à donner des cours sur l’histoire des origines du
freudisme à de jeunes étudiants en formation qui ignoraient tout des débuts de la
psychanalyse en Europe et notamment en Suisse. En 1962, il décida d’aller plus
loin et entreprit la rédaction de son grand œuvre.
Trois articles de cette période énonçaient déjà les principes méthodologiques
qu’il retiendra pour écrire Y Histoire de la découverte de l’inconscient. Le pre­
mier, publié en 1963 et intitulé « Les mouvements de libération mythiques »”,
s’inspirait des travaux de l’ethnologie pour étudier les discours prophétiques,
nativistes, messianiques, millénaristes ou de rénovation mystique : « Les thèmes
proclamés par les mouvements, écrit l’auteur, sont d’une remarquable uniformité
à travers le monde. Le mythe fondamental est celui du rétablissement prochain
d’un ordre originel, plus imaginaire que réel, et qui parfois s’étend à la nature
entière »20. L’interrogation sur ce type de discours permettait à Ellenberger, un
peu comme l’avait fait Claude Lévi-Strauss, de montrer comment se constitue,
dans toute relation thérapeutique, la position mythique d’un maître à la fois pro­
phète, chaman et héros libérateur, régnant sur ses disciples à travers le transfert.
Dès lors pouvait être construit un modèle invariant propre à l’organisation des
communautés thérapeutiques, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque freudienne. A
ce modèle, il était possible de rattacher toutes les formes de transmission d’un
savoir sur la guérison psychique.
Dans le deuxième article publié la même année et intitulé « Les illusions de la
classification psychiatrique »21, Ellenberger examinait les différentes classifica­
tions des maladies mentales effectuées depuis Galien jusqu’à Benedict Augustin

18. La Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse a été fondée


en 1983 par Jacques Postel, Claude Quétel et Michel Collée. Elle est aujourd’hui présidée par
René Major. Olivier Husson est responsable du Centre de documentation Henri Ellenberger et
directeur de publication de son bulletin.
19. Le titre de cet article a été repris pour la publication du recueil d’articles d’Henri F.
Ellenberger consacré à l’histoire de la psychiatrie, op. cil.
20. Ibid.
21. Henri F. Ellenberger, « Les illusions de la classification psychiatrique », in Les Mou­
vements de libération mythique, op. cit., p. 93-117.
16 Histoire de la découverte de l’inconscient

Morel à la fin du xix* siècle en passant par Francis Bacon, Paracelse, Philippe
Pinel et Emil Kraepelin. Il montrait que la subjectivité du théoricien s’imprime
dans les différentes nosographies, que celles-ci privilégient tantôt l’existence
exclusive et naturelle de la maladie mentale et tantôt l’être social du malade, et
enfin qu’elles oscillent entre idéalisme et pragmatisme : ou bien la clinique
absorbe la théorie au point que le clinicien ne saisit plus l’intérêt d’un système,
ou bien l’abstraction conduit à la perte de contact avec la clinique et donc avec
l’observation des faits.
Par cette démarche, Ellenberger relativisait le statut de la nosographie, et cette
mise à distance n’était pas étrangère à la situation du discours psychiatrique au
début des années soixante. La critique généralisée de la psychiatrie comme
savoir constitué avait commencé vers 1959 en Angleterre, en Californie et en Ita­
lie sur le terrain de l’asile. Les mouvements qui se réclamaient alors de
l’« antipsychiatrie » avaient pour point d’ancrage des pays où la psychanalyse
s’était normalisée en un système d’adaptation, où la psychiatrie avait évolué vers
un organicisme pur. Les contestataires étaient d’ailleurs marqués par une trajec­
toire qui les avait menés de la lutte anticoloniale au transculturalisme et à l’en­
gagement militant. Gregory Bateson était anthropologue et David Cooper psy­
chiatre : ce dernier avait combattu l’apartheid en Afrique du Sud. Franco
Basaglia était membre du parti communiste italien. Quant à Ronald Laing, il était
devenu psychanalyste après avoir pratiqué la psychiatrie en Inde dans l’armée
britannique. Pour ces rebelles, la folie n’était point une maladie, mais une his­
toire : l’histoire d’un voyage, d’un passage, d’une situation. Et la schizophrénie
était sa forme la plus accomplie parce qu’elle traduisait en une réponse délirante
le malaise d’une aliénation sociale ou familiale.
Bien qu’étant culturaliste, Ellenberger ne partageait pas le point de vue des
antipsychiatres. A ses yeux, la folie restait une maladie, fût-elle de l’âme ou du
psychisme. Son histoire n’était pas indépendante de l’histoire des méthodes qui
l’avaient prise pour objet d’observation. Ellenberger ne séparait pas l’histoire des
manifestations de la folie de l’histoire des discours et des systèmes qui, depuis la
nuit des temps, avaient voulu penser la folie. Et d’ailleurs l’antipsychiatrie, qui
consistait à nier l’existence de la folie pour en faire une révolte, réinstituait selon
lui une nosographie. Ellenberger ne pouvait pas y adhérer et il dira en 1975 : « Je
suis anti-antipsychiatre. Comme deux négations valent une affirmation, je me
considère donc comme psychiatre. » Toutefois, sa critique des illusions de la
classification participait d’un même mouvement de décentrement du savoir psy­
chiatrique, de mise en cause de ses dogmes et de sa prétention à gérer l’histoire
de la folie humaine.
En 1967, lors d’un symposium à l’université de Yale, Ellenberger exposa ses
principes méthodologiques22. A cette date, l’historiographie psychiatrique opé­
rait un tournant décisif. Depuis que la psychiatrie était devenue domaine de
savoir, elle s’était historisée sous la forme d’un récit hagiographique rédigé par
les psychiatres eux-mêmes. Les faits et gestes des maîtres étaient en général
relatés par le disciple élu, lequel, devenant à son tour un maître, était par avance

22. Henri F. Ellenberger, « Méthodologie dans l’histoire de la psychiatrie dynamique », in


Les Mouvements de libération mythique, op. cit., p. 117-131.
Présentation 17

assuré de voir son disciple répéter l’éloge que lui-même avait prononcé au
moment de succéder à son propre maître. On a vu que le domaine de la psycha­
nalyse, à travers la saga jonesienne, était lui aussi investi par ce modèle de trans­
mission de l’histoire. Or, au début des années soixante, cette tradition était déjà
tombée en désuétude et, partout dans le monde, les spécialistes l’abandonnaient
au profit d’une méthode savante inspirée à la fois des travaux des historiens des
sciences — Georges Canguilhem en France — et de l’héritage des fondateurs des
Annales. A quoi s’ajoutait une perspective positiviste d’établissement des faits.
Au symposium de Yale, les discussions tournèrent autour de ces questions. S’en
prenant aussi bien à Jones qu’à l’hagiographie psychiatrique, Ellenberger criti­
qua le « culte des héros » : « Un personnage est pris comme point central de la
perspective et toute l’histoire est perçue à partir de ce point. Le personnage cen­
tral (qu’il s’agisse de Weyer, de Pinel, de Freud ou de tout autre) est qualifié de
“génie”, tous ceux qui viennent avant lui de “précurseurs” et tous ceux qui
viennent après lui de “disciples”, à moins qu’ils ne soient des méchants, des
traîtres ou des apostats »2324.
A cela, il opposa sa méthode : une synthèse entre l’histoire positiviste, l’his­
toire des mentalités et l’histoire des sciences à la manière anglo-saxonne. Il fallait
établir des faits, exposer des systèmes de pensée, élucider des sources. Pour le
premier point, Ellenberger distinguait quatre étapes : ne rien tenir pour acquis,
tout vérifier, replacer chaque chose dans son contexte, tracer une ligne de démar­
cation rigoureuse entre les faits et l’interprétation des faits. Ce dernier conseil
était d’autant plus précieux que les psychiatres apprentis historiens, et plus
encore les psychanalystes, avaient toujours fait preuve dans ce domaine d’une
fâcheuse tendance à prendre leurs fantasmes pour la vérité historique et à inter­
préter les faits avant même de les avoir établis : « Cela ne veut pas dire, ajoutait
Ellenberger, qu’il faille ne présenter que des faits, d’autant plus que beaucoup de
faits sont incertains ou douteux. Il est légitime et nécessaire de proposer des
hypothèses explicatives, mais il faut toujours rester parfaitement conscient de la
limite entre les faits et les hypothèses »M.
Ellenberger donnait aussi la définition de la notion de psychiatrie dynamique.
Il empruntait le terme à Gregory Zilboorg, psychiatre et psychanalyste de la
deuxième génération freudienne, qui avait rédigé la première histoire de la psy­
chiatrie en 194125. Celui-ci présentait la psychiatrie dite dynamique comme une
« discipline dialectique » dont l’objectif avait été de séculariser le phénomène
mental, en l’arrachant à la démonologie d’une part, à l’organicisme (et donc à la
médecine) de l’autre. Ellenberger élargissait la définition : avec lui, la psychiatrie
dynamique (et le dynamisme) devenait l’expression d’une histoire de l’explora-

23. Henri F. Ellenberger, « Histoire d’Anna O. Étude critique avec documents nouveaux »,
in Les Mouvements de libération mythique, op. cit., p. 181.
24. « Méthodologie... », loc. cit., p. 125. La déclaration d’Ellenberger sur F antipsychiatrie
est citée par Mark Micale, op. cit., p. 68.
25. Gregory Zilboorg, en collaboration avec George W. Henry, History ofMedical Psycho-
logy, New York, Norton, 1941. Voir aussi George Mora, « The Americans Historians of Psy-
chiatry : Albert Deutsch, Gregory Zilboorg, Georges Rosen », in Wallace et Pressley, Essays
in the History of Psychiatry, New York, Grune and Stratton, 1965.
18 Histoire de la découverte de l’inconscient

tion de l’inconscient et de l’utilisation thérapeutique de celui-ci. L’idée de la


sécularisation et du double arrachement était conservée.
Dans le même exposé, Ellenberger critiquait l’usage des notions d’influence et
de précurseur fréquemment utilisées dans l’historiographie hagiographique et
officielle. La première laisse entendre que la transmission des savoirs ne s’effec­
tue que par la magie d’une empreinte ou d’un transfert, l’autre suppose une
conception messianique de l’histoire selon le schéma précurseur/génie/disciple.
Notons au passage, avec Mark Micale, qu’Ellenberger peut être pris ici en fla­
grant délit de contradiction avec sa propre méthode : il ne cesse pas en effet
d’utiliser ces deux notions qu’il avait pourtant fort bien critiquées26.
Au symposium, il rappela enfin les deux difficultés majeures auxquelles se
heurte le psychiatre désireux de devenir historien : « Il ignore habituellement les
méthodes de l’historiographie scientifique et, pire encore, il lui arrive d’ignorer
qu’il les ignore. Le psychiatre moyen est souvent adhérent à une école de psy­
chiatrie dynamique et imprégné de l’enseignement de cette école au point qu’il
lui est difficile de juger impartialement des théories et des pratiques des autres
écoles et même des faits relatifs à l’histoire de ces écoles »2728
.
Ellenberger posait là un principe essentiel de la constitution de l’histoire
savante : la nécessité pour l’historien de s’éloigner de sa formation d’origine. Il
avait d’ailleurs lui-même effectué ce rite de passage en cultivant une sorte d’exil
permanent. Praticien de la psychiatrie, il n’appartenait à aucune école précise, et,
historien du freudisme, il ne faisait partie d’aucune association légitimée par
l’IPA. Quant à son analyse didactique, il l’avait menée dans des conditions étran­
gères aux standards des différentes communautés. Par la singularité de son iti­
néraire, Ellenberger échappait donc au système des filiations propres à la corpo­
ration psychiatro-psychanalytique. Ne pouvant être identifié comme le disciple
d’un maître ou comme l’héritier d’une doctrine transmise par pure relation trans­
férentielle, il fut regardé comme jungien par les freudiens, freudien par les jun- '
giens, janétien par les adlériens, psychiatre par les psychanalystes, et crimino­
logue par les psychologues. Marginalité, distanciation, situation frontalière : tels
furent les déterminants fondamentaux de son identité d’historien.
Tandis qu’Ellenberger poursuivait sa longue marche vers l’histoire de la
découverte de l’inconscient, un autre homme, Ola Andersson, publiait en 1962, à
Stockholm, la première étude savante sur l’histoire des origines du freudisme. Il
la rédigea en langue anglaise et lui donna pour titre Studies in the Prehistory of
Psychoanalysis. The Etiology of Psychoneuroses (1886-1896f* . Né en 1921 et
analysé par Esther Larnrn, Andersson appartenait à la troisième génération des
freudiens de l’IPA. Éloignée de Freud et contrainte à l’émigration par la montée
du nazisme en Europe, la deuxième génération n’avait eu pour horizon et pour
patrie que la diaspora freudienne constituée en organisation. Et c’est au cœur de

26. Mark Micale, op. cit.


27. « Méthodologie... », loc. cit., p. 120.
28. Publié chez Svenska Bokfôrlaget/Norstedts, 1962. A paraître en 1995 en français dans
la collection « Les empêcheurs de penser en rond » chez Synthélabo, traduction Jacqueline
Camaud
Présentation 19

la troisième génération de l’IPA, elle-même héritière de cette psychanalyse en


exil, que se développèrent les dernières grandes controverses autour de l’inter­
prétation et de la transmission de l’œuvre du père fondateur : retour à Freud pour
la France, conflits entre kleiniens et anna-freudiens en Angleterre, développe­
ment de l’Ego Psychology et du néo-freudisme aux USA29. La naissance d’une
historiographie freudienne savante, comme réaction au modèle biographique,
était le corollaire de cette querelle d’interprétation.
Responsable de la traduction des œuvres de Freud en suédois, Andersson
n’était pas médecin. Il occupait à l’université d’Uppsala la chaire de pédagogie et
resta toute sa vie intégré à l’IPA. Pourtant, en passant à l’histoire, il entama un
processus d’exil intérieur qui le conduisit à réviser une partie des légendes fabri­
quées par Jones à propos des relations de Freud avec Jean Martin Charcot, Hip-
polyte Bernheim, Josef Breuer et Theodor Meynert. L’ouvrage portait sur les dif­
férentes conceptions de l’hystérie et de l’hypnotisme à la fin du siècle, sur
l’élaboration des concepts de défense et de refoulement, et enfin sur le rôle de la
pensée de Johann Friedrich Herbart dans l’élaboration de la doctrine freudienne.
Trois ans plus tard, au congrès de l’IPA d’Amsterdam, Andersson présenta la
véritable histoire d’Emmy von N. Depuis la publication par Freud et Breuer des
Études sur l’hystérie, on attribuait à cette patiente l’invention de la scène psycha­
nalytique. Selon la légende transmise par l’histoire officielle, elle avait été guérie
de son hystérie après que Freud eut utilisé avec elle, pour la première fois, la
* méthode dite « cathartique ». Le 1er mai 1889, dans une crise de panique, elle lui
avait intimé l’ordre de s’écarter d’elle et de ne plus bouger : « Restez tranquille.
Ne me parlez pas... Ne me touchez pas »30. Elle avait donc mis en place, disait-
on, les interdits nécessaires à une technique de soins fondée sur le retrait du
regard, sur l’absence de tout contact charnel et sur l’abandon du dialogue. Grâce
à elle, le médecin avait pu devenir psychanalyste en s’installant hors de la vue du
malade, en renonçant à le toucher, en s’obligeant à l’écouter.
Ola Andersson ruinait ce mythe originel en révélant l’identité et la vie de
Fanny Moser, la véritable Emmy von N. Non seulement celle-ci n’avait pas
inventé la scène de la psychanalyse moderne — même si la phrase était authen­
tique — mais elle ne fut jamais guérie de sa névrose, ni par Freud, ni par ses
médecins successifs. Quant à sa personnalité, elle avait peu de rapport avec la fic­
tion reconstruite pour les besoins du cas. Fanny était sans doute plus mélanco­
lique qu’hystérique, et sa vie moins édifiante que celle de la légende. Ola Anders­
son eut conscience de briser un interdit en levant ainsi le voile sur l’identité d’une
femme dont le destin était mythique. Aussi préféra-t-il ne pas publier son exposé,
qui parut seulement en 1979, après que les héritiers de Fanny Moser eurent eux-
mêmes rédigé un ouvrage sur cette affaire.

29. Je suis redevable de ces informations à Per Magnus Johansson qui prépare un travail de
recherches sur Ola Andersson. Sur la question des origines, voir Jacques Nassif, Freud, l’in­
conscient, Paris, Galilée, 1977. Sur la question des générations dans l’histoire du freudisme,
voir Élisabeth Young-Bruehl, Anna Freud, Paris, Payot, 1991, et Élisabeth Roudinesco,
Jacques Lacan..., op. cit.
30. Sigmund Freud et Josef Breuer, Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1967. Thèse reprise
par Ernest Jones dans le premier volume de sa biographie de Freud.
20 Histoire de la découverte de l’inconscient

Ellenberger rendit hommage au pionnier suédois en commentant ses


recherches31. Mais surtout, à sa suite, il fit de l’enquête et de la levée de l’ano­
nymat à propos des récits de cas un principe fondamental de l’historiographie
savante. Aucune historisation des doctrines, des idées, des systèmes de pensée
n’était possible à ses yeux sans identification — et démythification — des véri­
tables malades ayant servi de cas princeps dans l’itinéraire des maîtres de la
découverte de l’inconscient. On trouvera donc dans ce livre, merveilleusement
racontées, les vies multiples de ces personnes anonymes — en général des
femmes — qui furent par leurs symptômes et leurs passions les accoucheuses des
savants et de leurs théories. De la fameuse Fraülein Oesterlin d’Anton Mesmer à
la Dora de Freud en passant par la Blanche Wittmann de Jean Martin Charcot et
la Madeline Lebouc de Pierre Janet, rien ne nous échappe de ce bréviaire au
long cours de la souffrance féminine, transformée plus tard par les surréalistes en
emblème de la beauté convulsive.

Ellenberger pose comme thèse centrale de son livre l’existence d’une diver­
gence de fond entre l’histoire de la découverte et de la théorisation de l’incons­
cient d’une part, et l’histoire de son utilisation pratique et thérapeutique de
1 l’autre. Les deux courants évoluent séparément, s’éloignant ou se rapprochant,
sans jamais parvenir à fusionner. La première histoire commence avec les intui­
tions de quelques philosophes de l’Antiquité et se poursuit avec celles des grands
mystiques. C’est alors que la notion d’inconscient se précise avec Leibniz, puis
se développe au XIXe siècle avec Schopenhauer, Nietzsche et les travaux de la
psychologie expérimentale : ceux de Johann Herbart, Hermann Helmholtz et
Gustav Fechner. Quant à la deuxième histoire, elle remonte à la nuit des temps,
depuis l’art du sorcier et du chaman, jusqu’à la confession chrétienne, en passant
par les techniques psychologiques de l’Antiquité.
A propos de la thérapie, Ellenberger distingue deux méthodes : la première
consiste à provoquer chez le patient l’émergence de forces inconscientes, sous
forme de crises, de possessions ou de rêves : la deuxième fait naître le même pro­
cessus chez le médecin. De la cure centrée sur le malade découle historiquement
la névrose de transfert au sens freudien, tandis que, de la cure centrée sur le thé­
rapeute, dérive le principe de l’analyse didactique. Celle-ci hérite en effet de la
maladie initiatique, conférant au chaman son pouvoir de guérison, puis de la
névrose créatrice, telle que l’ont vécue et décrite, à la fin du XIXe siècle, les pen­
seurs modernes de la découverte de l’inconscient : de Nietzsche à Freud, en pas­
sant par Jung, Janet et Adler.
La première tentative d’intégrer la recherche de l’inconscient à son utilisation
thérapeutique commence avec les expériences de Franz Anton Mesmer. Celui-ci
arrache aux exorcistes l’explication des phénomènes irrationnels, au prix d’in­
venter la fausse théorie du magnétisme animal. Ainsi est-il l’initiateur de la pre­
mière psychiatrie dynamique qui prend fin avec Charcot. C’est alors que surgit
sur les ruines d’une magnétisme devenu hypnotisme, la deuxième psychiatrie

31. Ola Andersson, « A supplément to Freud’s case history of Frau Emmy von N. », in Stu-
dies on Hysteria (1895). Publié en 1979 dans The Scandinavian Psychoanalytic Review,
Copenhague, Munksgaard, 1, volume 2, à paraître en français, voir note 28. Voir aussi Henri
F. Ellenberger* L’histoire d’Emmy von N. Étude critique avec documents nouveaux », in Les
Mouvements de libération mythique, op. cit., p. 205-229.
Présentation 21

dynamique. A l’hypnose, elle préfère des méthodes moins barbares, où le patient


participe « consciemment » à son traitement. Elle se divise en deux écoles :
V analyse psychologique de Pierre Janet, centrée sur l’exploration du subcons­
cient ; la psychanalyse de Freud, fondée sur la théorie de l’inconscient. Le cou­
rant freudien donne naissance à deux orientations divergentes : la psychologie
individuelle d’Alfred Adler et la psychologie analytique de Cari Gustav Jung.
En guise de conclusion, Ellenberger remarque que le paradoxe principal de
cette deuxième psychiatrie dynamique, dont il arrête l’histoire en 1940, sans
décrire la situation française, c’est qu’en se scindant à l’infini en écoles opposées
elle rompt le pacte fondateur qui l’attachait à l’idéal d’une science universelle
née des Lumières, pour retourner à l’ancien modèle des sectes gréco-romaines de
l’Antiquité.

Il faut comparer L’Histoire de la découverte de l'inconscient à un autre grand


livre fondateur, paru neuf ans auparavant mais achevé en 1958 : Histoire de la
folie à l’âge classique32 de Michel Foucault. Philosophe de formation, celui-ci
avait d’abord entrepris un travail d’historien de la longue durée. En 1954, dans
un ouvrage intitulé Maladie mentale et personnalité33, il posait la question de la
constitution de la notion de maladie mentale. Selon lui, les diverses approches du
phénomène de la folie avaient évolué, depuis l’Antiquité, d’une représentation
naturaliste à une explication existentielle. Foucault proposait donc un modèle
évolutif très proche de celui d’Ellenberger. A ses yeux, l’histoire de la folie se
confondait avec l’histoire du regard sur la folie. Pour les Grecs, le fou était
FÉnergumène, pour les Latins le Captivé, pour les chrétiens le Démoniaque.
Avec la Renaissance, cette histoire devenait celle d’un arrachement progressif de
la folie et de sa clinique à l’univers du religieux. Elle conduisait à l’aliénisme de
la fin du xvnr siècle. Né avec Pinel, la nosographie psychiatrique construisait
l’homme aliéné en le privant de son humanité et de sa personnalité. Comme
Ellenberger, Foucault s’intéressait à Hermann Rorschach et rendit visite à Lud­
wig Binswanger à la clinique Bellevue. Il rédigea d’ailleurs une introduction à
Rêve et existence34.
Cependant, entre 1955 et 1958, il renonça à devenir historien de la psychiatrie
au sens classique. Et sa lecture de l’œuvre de Freud joua un rôle essentiel dans le
renversement qui allait le conduire à la rédaction de VHistoire de la folie. On en
trouve la trace dans un article de 1957 où Foucault soulignait que la découverte

32. Le titre original de 1961 était Folie et déraison, histoire de la folie à l’âge classique.
Cette première édition, aujourd’hui épuisée, comportait une courte préface que Michel Fou­
cault supprimera dans l’édition de 1972 (Gallimard). J’ai eu l’occasion de montrer ce que fut
la réception du livre de Michel Foucault, lors de la publication des actes du colloque de la
SIHPP consacré au trentième anniversaire de sa parution, le 23 novembre 1991. Voir Penser la
folie. Essais sur Michel Foucault, coll., Paris, Galilée, 1992.
33. Pierre Macherey fut le premier à remarquer que Foucault avait non seulement changé de
conception de la folie entre 1954 et 1961, mais qu’il avait remanié son texte de 1954, pour la
réédition de 1962, en fonction de sa nouvelle conception, faisant ainsi disparaître sa position
antérieure. Cf. Michel Foucault, Maladie mentale et psychologie, Paris, PUF, 1954 et 1962 ;
Pierre Macherey, « Aux sources de “l’Histoire de la folie” : une rectification et ses limites »,
Critique, numéro spécial « Foucault », 471-472, août-septembre 1986.
34. Michel Foucault, « Introduction » à Rêve et existence de Ludwig Binswanger, Paris,
Desclée De Brouwer, 1954.
22 Histoire de la découverte de l’inconscient

freudienne de l’inconscient avait transformé de fond en comble l’horizon de la


psychologie et de la philosophie de la conscience, au point de les faire apparaître
comme un système de défense33. On connaît la suite : au lieu d’écrire une histoire
des formes de la maladie mentale en termes continuistes, il rédigea en Suède,
sans rencontrer Andersson et à l’aide des archives de la bibliothèque Carolina
Rediviva, un livre nietzschéen, inspiré de la notion de part maudite empruntée à
Georges Bataille. Foucault émettait l’hypothèse d’un système de partages : la
folie n’était pas naturelle à l’homme, elle n’existait pas depuis la nuit des temps,
elle n’était que l’histoire culturelle d’un partage incessant entre une folie à l’état
brut et une folie raisonnée : partage entre la déraison et la folie, partage entre la
folie menaçante des tableaux de Bosch et la folie apprivoisée du discours
d’Érasme, partage ensuite entre une conscience critique — celle des aliénistes
—, où la folie devient maladie, et une conscience tragique, incarnée dans la créa­
tivité, comme chez Goya, Van Gogh ou Artaud. Et pour finir, partage interne au
cogito cartésien : la folie est alors exclue de la pensée au moment où elle cesse de
mettre en péril les droits de la pensée3536. Foucault situait la position freudienne de
manière paradoxale : entre une conscience critique et une conscience tragique,
entre Pinel et Nietzsche, entre le discours de la folie raisonnée et l’énoncé de la
folie sauvage.
Rien n’était plus éloigné de la démarche d’Ellenberger que le renversement
foucaldien. Et pourtant ces deux livres avaient bien en commun de fonder, à dix
ans d’intervalle, une historiographie savante de la psychiatrie, de la psychologie,
de la psychanalyse et de la découverte de l’inconscient. L’un était comme le
négatif de l’autre et tous deux retraçaient, en symétrie inverse, l’histoire de la
relation entre le discours de la folie et l’appropriation de ce discours par la raison.
Tous deux donnaient aussi à l’œuvre freudienne une place dans l’histoire des
sciences — comme d’ailleurs celui d’Andersson — à l’écart du modèle biogra­
phique entre dominant à l’époque. Ellenberger partageait avec Foucault et Tho- •
mas Mann l’idée que Freud était en quelque sorte le dernier héritier du Roman­
tisme : un savant de « VAufklàrung sombre » comme le dira plus tard Yirmiyahu
Yovel, un penseur en tout cas traversé par la division entre le cogito et la folie37.
Autre point de rencontre contradictoire entre Ellenberger et Foucault : la
notion de système de pensée. Le premier l’utilisa en 1970 dans une perspective
classique, n s’agissait pour lui de montrer que les doctrines sont constituées
comme des systèmes dont il faut présenter l’histoire dans l’ordre chronologique

35. Michel Foucauld, « La recherche scientifique et la psychologie », in Des chercheurs


français s’interrogent, Orientation et organisation du travail scientifique en France, édité par
Morère, Toulouse, Privât, 1957.
36. Didier Eribon a montré combien fut importante dans l’itinéraire intellectuel de Fou­
cault la rencontre avec la société suédoise. C’est au cœur de la « nuit suédoise » qu’il effectua
le renversement qui le conduisit à abandonner l’histoire de la psychiatrie pour celle de la folie :
« La Suède dira-t-il, passait à cette époque pour un pays libre. Je découvris bien vite que cer­
taines formes de liberté ont les mêmes effets restrictifs qu’une société répressive. » (Cité dans
Michel Foucault, Paris, Flammarion, 1989, p. 96.)
37. C’est aussi la position de Jean-Paul Sartre à la même époque quand il rédige Le Scé­
nario Freud, Paris, Gallimard, 1984, présenté par Jean-Bertrand Pontalis. Voir aussi Élisabeth
Roudinesco, « Sartre lecteur de Freud», Les Temps modernes, 531/533, octobre-décembre
1990, p. 589-613. Yirmiyahu Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Paris, Seuil, coll. « Libre
examen », 1991.
Présentation 23

et dont il faut explorer les éléments « en leurs propres termes et non dans ceux
des autres doctrines »38. Seule façon pour l’historien d’élucider les sources et
d’expliquer le labyrinthe des interactions entre les faits, les systèmes, les
hommes, les institutions. En somme, Ellenberger posait les bases d’une histoire
totale dans laquelle la subjectivité des penseurs devait être rapportée à l’élabo­
ration du système lui-même, quitte à montrer que ce système était aussi le résultat
d’une interaction avec d’autres systèmes, selon un processus autonome échap­
pant à la subjectivité des penseurs.
A la même époque, Michel Foucault recourut à la même notion en proposant
la création au Collège de France d’une chaire d’histoire des systèmes de pensée.
Mais son optique était tout à fait différente. Pour Foucault en effet, les systèmes
de pensée sont les formes dans lesquelles, à une époque donnée, les savoirs se
singularisent, prennent leur équilibre et entrent en communication. Autrement
dit, dans la perspective foucaldienne, faire l’histoire des systèmes de pensée
revient à interroger les conditions de la connaissance et le statut du sujet qui
connaît. Non pas faire simplement l’histoire des hommes qui pensent et des sys­
tèmes qui s’entrecroisent, mais éliminer l’idée que le sujet soit maître des pen­
sées. Contrairement à Ellenberger, Foucault voulait construire une histoire sans
nature humaine, une histoire dont le fondement échapperait au cogito cartésien.
Et cette conception-là de l’histoire, il l’avait spontanément mise en œuvre en
rédigeant Y Histoire de la folie39.
‘ En 1973, Ellenberger rencontra Foucault à Montréal à l’occasion d’un col­
loque portant sur la question : « Faut-il interner les psychiatres ? » Il manifesta
beaucoup d’estime pour ses travaux qu’il n’avait pourtant pas pris en compte
dans ses recherches. Au colloque, il déclara que F antipsychiatrie était un nihi­
lisme qui avait permis de corriger positivement les politiques traditionnelles
d’enfermement. Voici le souvenir qu’il conserva, vingt ans plus tard, de ce qui
fut, entre Foucault et lui, l’histoire d’un impossible dialogue : « L’arrivée de
Michel Foucault à Montréal a donné lieu à des incidents assez ridicules. Nous
étions trois à aller le chercher à l’aéroport : un dirigeant de la Société de psychia­
trie, moi-même et le professeur Maurice Dongier de l’université McGill. Ce der­
nier a voulu “accaparer” l’orateur invité et s’est montré d’une incorrection qui
frisait l’insolence. Il a interpellé Foucault sur F antipsychiatrie, sujet vaste et
vague qui était fort à la mode. Foucault a éludé : “Je ne suis ni psychiatre, ni anti­
psychiatre.” Il a été obligé d’improviser un discours qui a été pris en direct en sté­
notypie. Foucault, furieux, en a interdit la publication w40.

Entièrement décapé de sa légende, le Freud d’Ellenberger est un vrai savant de


la fin du XIXe siècle, engagé dans l’aventure de la modernité. Saisi au vif de sa
puissance intellectuelle, de sa férocité, de ses doutes et enfin de la certitude de

38. « Méthodologie... », loc. cit., p. 120.


39. Titres et travaux de Michel Foucault (plaquette réalisée pour la candidature au Collège
de France). Rapport de Jean Vuillemin pour la création d’une chaire d’histoire des systèmes de
pensée, Collège de France, assemblée des professeurs du 30 novembre 1969. Textes publiés
par Didier Eribon dans Michel Foucault, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1991, p. 362-
376.
40. Henri F. Ellenberger, Réponses au questionnaire. Il me manque sur cet épisode le
témoignage de M. Dongier.
24 Histoire de la découverte de l’inconscient

son génie, il accède à un destin exceptionnel. Ce Freud-là est donc, aussi et du


même coup, un Freud d’historien des sciences, c’est-à-dire un fondateur qui ne
peut atteindre la vérité que parce qu’il chemine en permanence dans l’erreur, au
point de prendre à bras-le-corps, pour les assimiler, les rejeter ou les transformer,
les théories les plus extravagantes de son époque, notamment dans le domaine de
la sexualité. Soit le contraire du Freud de Jones, présenté comme un héros
capable de terrasser les « fausses sciences » de son temps pour fouler enfin le sol
vierge d’une planète de l’inconscient jamais explorée avant lui.
Ce portrait de Freud n’a pas vieilli, et les multiples travaux d’histoire savante,
consacrés depuis dix ans au milieu viennois des années 1880-1900, ne font que
confirmer l’éblouissante narration d’Ellenberger, qui fait aussi sa place à Pierre
Janet, en attribuant parfois trop de torts à Freud dans le conflit entre les deux
savants. Mais il fallait bien faire émerger de l’oubli cet authentique représentant
de la psychiatrie dynamique, hostile aux thèses freudiennes.
Néanmoins, jamais Ellenberger ne résout le problème de la rupture effectuée
par Freud (ou plutôt par sa pensée) dans l’élaboration d’une théorie novatrice de
l’inconscient, de la sexualité et de la clinique. Autrement dit, il ne peut immerger
l’œuvre freudienne dans la longue durée de l’histoire de la découverte de l’in­
conscient qu’au prix de méconnaître la notion de rupture telle qu’elle est
employée par la tradition française de l’histoire des sciences — de Gaston
Bachelard à Michel Foucault en passant par Georges Canguilhem.
C’est le rejet concerté de cette notion qui a conduit l’historiographie améri­
caine, héritière de l’œuvre d’Ellenberger, sur la voie de ce qu’on appelle aujour­
d’hui l’« école révisionniste »4142. A partir d’une critique des positions de Jones,
celle-ci en est arrivée à nier l’idée même que Freud soit l’initiateur d’une
conception nouvelle de l’inconscient et de la sexualité. D’où un antifreudisme
parfois aussi fanatique que l’idolâtrie freudienne que l’on prétendait dénoncer. ,
L’ouvrage majeur de ce courant est celui de Frank J. Sulloway, publié en 1979 :
Freud biologiste de l’esprit
* 2.
Ellenberger montre que, pour penser sa découverte, Freud construisit le mythe
du héros solitaire (repris ensuite par ses biographes) et exagéra l’hostilité du
milieu scientifique de son époque à sa doctrine. Amplifiant cette thèse, Sulloway
en vient à affirmer que Freud ne fut que le porte-parole de la science de son
temps. Quant à sa pensée, elle ne serait que l’expression d’un biologisme déguisé
en psychologie : une « cryptobiologie ». A partir d’un examen exact des doc­
trines sur la sexualité de la fin du XIXe siècle, l’auteur abolit donc toute notion de
rupture féconde dans le domaine de l’histoire des sciences : annulation de l’idée
même d’un possible renversement au profit de la longue durée des racines, des
emprunts, des récurrences. D’où une dérive antifreudienne.

41. Le terme est à prendre ici au sens classique d’une révision historiographique, c’est-à-
dire de la critique d’une orthodoxie dominante. Rien à voir bien sûr avec le révisionnisme
négationniste, doctrine selon laquelle le génocide pratiqué par l’Allemagne nazie à l’encontre
des Juifs et des Tsiganes n’aurait pas existé et relèverait du mythe, de la fabulation, de l’escro­
querie. Voir à ce sujet Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire, Paris, La Décou­
verte, 1987, p. 108.
42. Frank J. Sulloway, Freud biologiste de l’esprit, Paris, Fayard, 1981. Avant-propos
d’André Bourguignon.
Présentation 25

Il faut opposer à cette argumentation une interprétation différente du même


phénomène : à la fin du siècle dernier, tous les spécialistes de la subconscience et
des maladies nerveuses avaient reconnu l’importance du facteur sexuel dans
l’étiologie des névroses. Freud n’était donc pas un « héros solitaire ». Mais il fut
le seul à effectuer une synthèse féconde de tous les courants pour traduire l’évi­
dence biologique en un nouveau langage conceptuel. Et s’il lui fallut, comme le
souligne Ellenberger, inventer un mythe pour penser sa découverte, c’est que la
construction du mythe est indispensable à la subjectivité scientifique.
Qu’Ellenberger n’ait pas eu besoin du concept de rupture pour intégrer
l’œuvre freudienne à la longue histoire de la découverte de l’inconscient, ne doit
pas interdire d’apporter à ce livre, aujourd’hui, un certain éclairage foucaldien.
Préface pour l’édition française

L’accueil très favorable fait à l’édition originale de ce livre en Amérique et à


ses traductions en italien et en allemand, ainsi que les commentaires qu’il a sus­
cités, nous amène à donner ici quelques précisions supplémentaires sur l’inten­
tion et le sens de l’ouvrage.
Les considérations qui nous ont incité à l’écrire ont été d’ordre à la fois histo­
rique et philosophique.
Du point de vue historique, il s’agissait de retracer l’histoire de la découverte
et de l’utilisation par l’homme de son psychisme inconscient. Du point de vue
philosophique, ou plus exactement épistémologique, il s’agissait d’étudier la
façon dont s’était constituée cette connaissance du psychisme inconscient et de
préciser la place de celle-ci dans l’ensemble général de la science.
Avant d’aborder l’aspect philosophique de la question, il fallait évidemment
éclaircir son aspect historique. Or ici, dès le départ, un fait paradoxal nous est
apparu : l’histoire de la découverte de l’inconscient est, plus que tout autre cha­
pitre de l’histoire des sciences, voilée par l’obscurité et la légende, surtout en ce
qui concerne l’histoire des écoles de psychiatrie dynamique modernes. C’est ce
qui nous a entraîné à effectuer de longues recherches historiques, nous efforçant
de fonder celles-ci sur une méthodologie rigoureuse que résument les quatre
points suivants : 1. Ne jamais considérer aucune donnée comme certaine a priori.
2. Vérifier tout. 3. Replacer chaque donnée dans son contexte. 4. Faire une dis­
tinction tranchée entre les faits et l’interprétation des faits. Nous laissons au lec­
teur le soin de voir jusqu’à quel point l’application de ces principes a pu nous
permettre de dissiper des légendes, de révéler des faits inconnus, et d’éclairer
d’un jour nouveau des faits déjà connus.
Mais quelle qu’ait été l’ampleur de ces recherches historiques, notre principal
souci a été d’identifier et de distinguer les différents facteurs qui ont participé à la
création et au développement de cette connaissance de l’inconscient.
Ici aussi, un premier regard sur le sujet nous révèle un fait frappant : la diver­
gence entre l’histoire de la notion et celle de l’utilisation pratique de l’incons­
cient. Il y a là deux courants qui ont évolué séparément, s’éloignant ou se rappro­
chant l’un de l’autre suivant les moments, sans jamais arriver à se fusionner tout
à fait. Un autre fait notable est que l’utilisation pratique — et avant tout théra­
peutique — de l’inconscient a précédé de beaucoup les intuitions et les
recherches sur la notion de l’inconscient.
L’utilisation thérapeutique des forces psychiques inconscientes remonte à la
nuit des temps. (Nous lui consacrons le chapitre premier de ce livre.) Aussi loin
28 Histoire de la découverte de l’inconscient

que nous pouvons remonter, nous constatons qu’il a existé à cet effet deux
méthodes bien distinctes.
L’une consiste à provoquer l’émergence de forces inconscientes chez le
malade, sous forme de crises, de rêves ou encore de possession. La « névrose de
transfert » psychanalytique peut être considérée comme une des formes
modernes de cette méthode.
L’autre méthode consiste à provoquer l’émergence de forces inconscientes
chez le guérisseur. C’est ainsi que le chaman qui veut traiter un malade à qui l’on
a censément volé son âme se met en transe pour pouvoir aller chercher dans le
pays des esprits l’âme volée et la restituer à son possesseur. Mais avant de pou­
voir exercer son art, le chaman doit subir une longue maladie initiatique qui lui
conférera ses pouvoirs thérapeutiques. Comme nous le verrons au cours de ce
livre, cette maladie initiatique s’apparente de près à la névrose créatrice de cer­
tains pionniers de la découverte de l’inconscient et à l’analyse didactique des
écoles de psychiatrie dynamique modernes.
Plusieurs auteurs avaient déjà mis en évidence l’identité profonde de certaines
notions fondamentales des psychothérapies primitives et des écoles de psychia­
trie dynamique modernes. Une ligne d’évolution continue peut être montrée
entre l’exorcisme et le magnétisme, le magnétisme et l’hypnotisme, l’hypno­
tisme et les psychiatries dynamiques modernes. Avec des thèmes différents, c’est
la même idée qui subsiste, celle d’un « mal » que l’on peut expulser par des
moyens psychiques, moyens qui impliquent, tout autant que la participation du
malade, l’effort du thérapeute lui-même.
Pour ce qui est de la notion de l’inconscient, il s’agit d’une recherche moins
ancienne que celle de l’utilisation de l’inconscient. Cette étude a été l’œuvre
cumulative d’un grand nombre de personnes. Ses débuts remontent aux intuitions
des mystiques et de quelques philosophes antiques, auxquels il faut ajouter saint
Augustin. Mais c’est surtout après Leibniz que la notion de l’inconscient s’est
précisée, et elle s’est développée avec une grande rapidité au XIXe siècle. C’est
alors qu’ont surgi les grandes philosophies de l’inconscient (von Schubert,
Carus, Schopenhauer, von Hartmann) et les premiers travaux de psychologie
expérimentale (Herbart, Fechner, Helmholz), sans parler des innombrables
recherches de physiologistes, de psychiatres, de magnétiseurs et même de
spirites.
A mesure qu’évoluaient ces deux grands courants, un autre problème s’impo­
sait de plus en plus impérieusement. Comment la science allait-elle accepter et
intégrer ces découvertes empiriques et ces intuitions philosophiques ?
Les premières tentatives de systématisation des données empiriques existantes
semblent remonter aux écoles philosophiques gréco-romaines. Mais ces écoles
étaient des organisations indépendantes : chacune d’elles avait sa doctrine offi­
cielle incompatible avec les doctrines des autres écoles, ainsi que sa propre
méthode de psychagogie. L’idée d’une science unifiée englobant toutes les
sciences particulières et excluant ainsi la possibilité de sectes divergentes ne s’im­
posa que beaucoup plus tard, à partir du xviT siècle.
La première tentative pour intégrer dans la science les méthodes de thérapeu­
tique par les forces inconscientes fut celle de Mesmer, vers 1775, avec sa théorie
d’un fluide physique qu’il appelait le « magnétisme animal ». Mais sa théorie
ayant été rejetée, l’édifice doctrinal qu’il avait créé s’effondra. Néanmoins, les
Préface 29

résultats pratiques que Mesmer et ses disciples avaient obtenus subsistaient, et


c’est ainsi que se constitua un système de connaissances empiriques que l’on
pourrait appeler « la première psychiatrie dynamique » (à laquelle sont consacrés
les chapitres n et m de ce livre).
Une deuxième tentative pour intégrer ces connaissances empiriques dans la
science fut effectuée par Charcot à la fin du XIXe siècle. Il y eut alors une efflo­
rescence de recherches sur l’hypnotisme, mais de nouveau ces tentatives se sol­
dèrent par un échec. Il était évident que l’intégration désirée devait être effectuée
à partir d’une base élargie. (C’est ce qui fait l’objet des chapitres rv et v.)
Une tentative beaucoup plus solide fut celle de Pierre Janet, qui explora le
« subconscient » à l’aide d’une méthode d’« analyse psychologique » rigoureuse
(chapitre vi de ce livre). Janet s’intéressa moins à analyser le contenu des « idées
fixes subconscientes » qu’à préciser leurs conditions d’apparition, et son analyse
psychologique était la première étape d’une méthode dont la deuxième étape
était constituée par la synthèse psychologique, synthèse à laquelle il consacra la
plus grande partie de ses efforts.
C’est alors que Freud mit délibérément l’accent sur la puissance cachée de l’in­
conscient, le considérant comme la partie essentielle du psychisme, ce qui impli­
quait aussi 1 ’ idée de la fragilité du moi conscient. La tâche de l’explorateur de F in­
conscient devenait celle de déchiffrer des symboles, des fantasmes, des rêves, des
symptômes cliniques. Mais surtout Freud rompait avec le principe d’une science
> unifiée : la psychanalyse devenait « son » école, avec son organisation, sa doc­
trine, l’initiation imposée à ses adeptes sous forme d’analyse didactique. La nais­
sance de la psychanalyse fit surgir celle d’autres écoles fondées sur des principes
différents, moins grandes quant au nombre des disciples et quant à l’influence
exercée sur la culture, mais, théoriquement, également valables. C’est aux trois
grandes écoles de psychiatrie dynamique de Freud, Adler et Jung que sont
consacrés les chapitres vn, vin et ix de ce livre, que le chapitre x complète par un
panorama historique synthétique.
Un court chapitre terminal (chapitre xi) s’efforce de présenter le bilan des
acquisitions de cette recherche du point de vue épistémologique. On y analyse les
différents facteurs qui ont joué un rôle dans l’édification de la psychiatrie dyna­
mique : facteurs socio-économiques, événements politiques, grands mouvements
culturels (Renaissance, Baroque, philosophie des Lumières, Romantisme, posi­
tivisme, Néo-Romantisme), personnalité des grands pionniers avec leur milieu
d’origine, leur famille, leurs névroses ou leurs maladies créatrices, le rôle des
patients, etc.
Mais le paradoxe principal consiste dans le fait que la psychiatrie dynamique
moderne s’est scindée en écoles divergentes. Ces écoles ont, sans nul doute, enri­
chi nos connaissances en apportant une énorme moisson de faits nouveaux et de
données empiriques. Mais d’autre part l’existence d’écoles de ce genre aux doc­
trines divergentes et mutuellement incompatibles constitue une rupture avec
l’idée d’une science unifiée et signifie un retour à l’ancien modèle des sectes phi­
losophiques gréco-romaines. C’est là, dans l’histoire de la culture, un événement
extraordinaire qui n’a pas attiré toute l’attention qu’il mérite.
On se trouve ainsi placé devant le dilemme qui sert de conclusion à ce livre :
la psychiatrie scientifique ne peut pas incorporer ces données sans perdre son
caractère scientifique, mais elle ne peut pas non plus les rejeter en bloc. Faut-il
30 Histoire de la découverte de l’inconscient

donc accepter les apports des nouvelles écoles de psychiatrie dynamique en


renonçant à l’idéal d’une science unique et universelle, ou bien conserver cet
idéal en rejetant en bloc les données de ces écoles ? Un des moyens pour sortir de
ce dilemme serait peut-être de reprendre l’étude, trop négligée depuis Myers et
Floumoy, de la fonction mythopoïétique de l’inconscient et de chercher dans
quelle mesure celle-ci a pu modeler ou faire dévier les découvertes des nouvelles
écoles dynamiques
.
*

* L’édition française que nous présentons ici reproduit sans changements notables l’origi­
nal américain. L’ouvrage, terminé à la fin de 1968, a paru en 1970. Depuis cette date, aucune
donnée réellement essentielle n’est venue modifier l’histoire de la psychiatrie dynamique.
Nous avons cependant ajouté quelques précisions relatives à « Anna O. », la célèbre malade de
Breuer, en utilisant un document jusqu’ici inconnu, découvert par nous en 1971. (NdA pour
l’édition française de 1974.)
Remerciements

Les recherches qui constituent la substance de cet ouvrage ont été rendues pos­
sibles par une subvention du National Institute of Mental Health (des États-Unis),
grâce à laquelle j’ai pu passer quatre mois en Autriche, en Allemagne, en France
et en Suisse, interrogeant de nombreuses personnes et recueillant des documents
dans les archives ; j’ai pu également utiliser pendant trois ans les services d’une
secrétaire médicale. Une subvention du British Council m’a permis un séjour en
Angleterre, et grâce à une subvention de la Direction des services psychiatriques
du Québec, j’ai pu passer un deuxième été de recherches à Zurich et à Vienne.
J’ai été favorisé aussi par des encouragements de la part de l’université de
Montréal.
Des conseils utiles et des renseignements précieux m’ont été prodigués par le
professeur Wemer Leibbrand de Munich, le professeur Erwin Ackerknecht de
Zurich, et surtout par madame le professeur Ema Lesky de Vienne, qui a bien
voulu aussi me prêter son Histoire de l’École de médecine de Vienne, avant
même sa publication.
Le vicomte du Boisdulier m’a fourni d’abondantes informations, tirées des
archives familiales, sur son illustre ancêtre, le marquis de Puységur. J’ai recueilli
des données de première main sur Pierre Janet auprès de ses deux filles, made­
moiselle Fanny Janet et madame Hélène Pichon-Janet, ainsi que du professeur
Jean Delay et de monsieur Ignace Meyerson. Madame Kâthe Breuer m’a fourni
d’abondants renseignements sur son beau-père, le docteur Josef Breuer, et m’a
autorisé à utiliser des lettres inédites et d’autres documents, entre autres ceux de
la Fondation Breuer.
Monsieur Ernest Freud m’a obligeamment montré le bureau et la bibliothèque
de son père, reconstitués dans sa maison de Maresfield Gardens, à Londres, et
m’a fourni d’intéressants éclaircissements sur divers points. Le docteur K.R.
Eissler, directeur des Archives freudiennes, m’a donné d’utiles conseils et m’a
aimablement prêté son étude inédite sur la personnalité de Freud. J’ai surtout
recueilli des souvenirs de première main sur Freud et les débuts du mouvement
psychanalytique auprès du pasteur Oskar Pfister et du docteur Alphonse Maeder,
tous deux de Zurich. Les divergences manifestes entre la version courante de cer­
tains événements et le récit qu’en faisaient ces deux militants de la première
heure ont été l’une des causes qui m’ont amené à une attitude plus critique dans
mes recherches. Dans mes recherches sur Freud, j’ai reçu l’aide extrêmement
généreuse de madame Renée Gicklhom, de Vienne, qui m’a prêté le manuscrit
inédit de son ouvrage sur le « procès Wagner-Jauregg », ainsi que des photoco­
pies de plusieurs documents précieux.
32 Histoire de la découverte de l’inconscient

Le docteur Alexandra Adler et plusieurs personnes de sa famille habitant en


Autriche, en Allemagne, en Australie et en Amérique, m’ont communiqué des
souvenirs sur Alfred Adler. Le docteur Hans Beckh-Widmanstetter m’a introduit
dans le labyrinthe des archives viennoises, m’a aidé de toutes les façons, et après
mon départ de Vienne a poursuivi les recherches pour mon compte. Il m’a éga­
lement autorisé à utiliser son étude inédite sur l’enfance et la jeunesse d’Alfred
Adler. J’ai recueilli d’autres renseignements auprès du professeur Viktor Frankl,
du pasteur Ernst Jahn, de Berlin-Steglitz, et du professeur et madame Ansbacher,
de Burlington (Vermont).
J’avais connu personnellement C.G. Jung et l’avais interrogé sur tous les
points qui me paraissaient obscurs dans ses écrits. Après quoi je lui avais envoyé
une première rédaction d’un exposé de ses théories, qu’il m’avait renvoyé avec
ses annotations. Je dois aussi des remerciements à monsieur et madame Franz
Jung, au docteur C.A. Meier, à madame Aniéla Jaffé, et à ceux qui m’ont permis
de consulter les cours et les séminaires inédits de Jung.
Les docteurs Charles Baudoin, Ludwig Binswanger, Oscar Diethelm, Henri
Floumoy, Eugène Minkowski, Jacob Moreno, Gustav Morrf, madame Olga Ros-
chach, le docteur Léopold Szondi et bien d’autres m’ont procuré des données
intéressantes sur beaucoup de points importants.
Pour l’aide qu’ils m’ont apportée, j’exprime ici ma reconnaissance aux biblio­
thécaires de la New York Public Library, de la Bibliothèque du Congrès de Wa­
shington, de la Bibliothèque nationale de médecine à Bethesda (Maryland), de la
Bibliothèque nationale de Paris, de la Bibliothèque du British Muséum de
Londres, de la Bibliothèque nationale suisse de Berne, des bibliothèques univer­
sitaires de Strasbourg, Nancy, Bâle, Zurich, Genève, Vienne et Sofia, de la
Bibliothèque du Goetheanum de Domach, du département des archives de la
Neue Zürcher Zeitung de Zurich, et, last but not least, des bibliothèques de l’uni­
versité McGill et de l’université de Montréal.
Si longue que soit cette liste, elle reste bien incomplète. Elle devrait inclure,
tout au moins, les étudiants dont les questions et les remarques m’ont souvent
incité à examiner de plus près certains problèmes, confirmant ainsi la vérité de
l’aphorisme de Rabbi Chanuna, dans le Talmud : « J’ai beaucoup appris de mes
maîtres, davantage de mes collègues et plus que tout, de mes étudiants. »
CHAPITRE PREMIER

Les ancêtres lointains de la psychothérapie


dynamique

L’exploration systématique de l’inconscient est une entreprise récente. Mais


l’utilisation du dynamisme psychique à des fins thérapeutiques est une chose fort
ancienne, de sorte que la psychothérapie dynamique moderne possède une
longue lignée d’ancêtres et de précurseurs. Certaines doctrines médicales ou phi­
losophiques du passé révèlent une perspicacité étonnante, une profonde intuition
de certaines données psychologiques que l’on considère généralement comme
des découvertes modernes.
Il fut un temps où les guérisons attribuées par les peuples primitifs aux guéris­
seurs, sorciers, chamans et autres rencontraient peu d’attention auprès des psy­
chiatres : ces récits étranges ne pouvaient intéresser, pensaient-ils, que les histo­
riens et les ethnologues. Ils ne voyaient dans les guérisseurs que des personnages
superstitieux et d’une ignorance grossière, capables tout au plus de guérir les
malades qui auraient de toute façon recouvré la santé, ou même de dangereux
imposteurs exploitant la crédulité de leurs semblables.
Aujourd’hui, nous sommes arrivés à voir les choses d’une façon plus positive.
Les progrès de la psychothérapie moderne ont attiré l’attention sur les méca­
nismes souvent mystérieux de la guérison psychologique dont bien des éléments
nous échappent encore. Pourquoi certains malades répondent-ils parfaitement à
certaines méthodes et d’autres pas ? On l’ignore, et c’est pourquoi il faut consi­
dérer comme bienvenue toute donnée susceptible de jeter quelque lumière sur ces
problèmes.
Les recherches historiques et ethnologiques nous fournissent d’importants
documents révélant l’existence, chez les peuples primitifs et dans l’Antiquité,
d’un certain nombre de méthodes qui ont été redécouvertes et reprises par la psy­
chothérapie moderne — quoique sous une forme souvent différente — mais
révélant aussi l’existence de techniques thérapeutiques ingénieuses, sans paral­
lèles modernes. C’est pourquoi ces techniques de guérison primitives n’intéres­
sent plus seulement les ethnologues et les historiens (comme étant les germes
dont serait issue, au terme d’un long développement, la psychothérapie actuelle),
mais elles prennent une réelle importance théorique pour la psychiatrie elle-
même, en constituant la base d’une discipline nouvelle, la psychothérapie
comparée.
Dans ce chapitre nous indiquerons comment s’est effectuée la découverte de la
psychothérapie primitive, pour en présenter ensuite les principales techniques de
guérison, ce qui nous amènera à les comparer avec les psychothérapies
34 Histoire de la découverte de l’inconscient

modernes. En conclusion, nous esquisserons les grandes lignes de l’évolution de


ces techniques primitives jusqu’à la psychothérapie dynamique contemporaine.

La découverte de la psychothérapie primitive

L’ethnologue allemand Adolf Bastian (1826-1905)


* fut l’un des premiers
chercheurs à comprendre l’intérêt scientifique des méthodes de guérison primi­
tives. Travaillant sur le terrain en Guyane britannique, il advint qu’il souffrit un
jour de violents maux de tête accompagnés de fièvre. Il demanda alors au guéris­
seur local de le traiter par sa méthode thérapeutique habituelle. Il est instructif de
résumer ici brièvement le récit que Bastian fit de cette expérience.

Le guérisseur avait convoqué son client blanc dans sa hutte, à la tombée du


jour, lui demandant d’apporter son hamac et quelques feuilles de tabac : il fit
macérer celles-ci dans une cuvette remplie d’eau posée sur le sol de la hutte. Le
guérisseur avait en même temps convoqué une trentaine d’indigènes pour assis­
ter au traitement. La hutte n’avait ni fenêtre ni cheminée, la porte était fermée et
il y faisait nuit noire. Le guérisseur ordonna au malade de s’étendre sur son
hamac et de rester.immobile, sans soulever ni la tête ni les mains. Il l’avertit que
s’il s’avisait de toucher le sol avec son pied, il y risquerait sa vie. Un jeune indi­
gène qui parlait l’anglais s’était couché dans un autre hamac et s’efforçait de tra­
duire les paroles du guérisseur et celles des kenaimas (démons ou esprits). Le
guérisseur commença par évoquer ces kenaimas qui manifestèrent bientôt leur
présence par toutes sortes de bruits, d’abord faibles et doux, puis progressive­
ment plus intenses, au point de devenir assourdissants. Chaque kenaima avait une
voix différente conforme à sa personnalité supposée. Certains étaient censés
voler : le malade entendait le bruissement de leurs ailes et sentait passer sur son
visage le courant d’air qu’ils faisaient en volant. Un des kenaimas le toucha
même, et Bastian réussit à en détacher quelques fragments avec les dents ; il
s’agissait de feuilles des rameaux que le guérisseur agitait au-dessus de lui.
Il entendit également des démons lécher les feuilles de tabac disposées sur le
sol. Ce cérémonial l’impressionna profondément et il tomba progressivement
dans une sorte d’hypnose : il se réveillait à demi dès que le bruit diminuait pour
tomber à nouveau dans une profonde inconscience dès qu’il s’intensifiait. Cette
« cure » ne dura pas moins de six heures ; elle s’acheva quand, soudain, le gué­
risseur posa la main sur le visage du malade. Quand celui-ci se leva, ses maux de
tête n’avaient pas disparu. Le guérisseur n’en réclama pas moins son dû, soute­
nant fermement qu’il l’avait guéri. Pour attester le succès de son traitement il lui
montra une chenille : c’était là, prétendait-il, la « maladie » qu’il venait d’ex­
traire de la tête du malade en lui posant la main sur le front.
Bastian soulignait la performance fantastique de cet homme qui, six heures
durant, avait déployé une aussi intense activité et il admirait son extraordinaire
habileté de ventriloque. Malheureusement, Bastian semble n’avoir pas saisi
grand-chose des paroles échangées entre le guérisseur et les kenaimas : son récit

1. Adolf Bastian, « Über psychische Beobachtungen bei Naturvolkem », Schriften der


Gesellschaft fur experimental Psychologie zu Berlin, n, Leipzig, Ernst Günther, 1890, p. 6-9.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 35

ne nous renseigne donc guère sur la signification de la cérémonie ni sur la per­


sonnalité du guérisseur. Il ne chercha pas non plus, semble-t-il, à se renseigner
sur l’efficacité de ce genre de traitements auprès des malades indigènes. Il insis­
tait sur l’urgence de recueillir le plus grand nombre possible de données de ce
genre, puisque cette médecine primitive était vouée à une disparition rapide,
alors que ces données présentaient un intérêt évident, tant pour la médecine que
pour l’ethnologie.

En fait, d’innombrables données éparses concernant la médecine primitive


avaient déjà été publiées. Bartels2 s’attela à la tâche ingrate de rassembler et d’or­
ganiser ces données disparates. Il montra que certains remèdes utilisés par la
médecine primitive étaient parfaitement rationnels — tels les drogues, les
onguents, les massages, le régime, etc. —, premiers balbutiements d’une théra­
peutique qui devait trouver son couronnement dans la médecine moderne, tandis
que beaucoup d’autres consistaient en des procédés irrationnels, reposaient sur
des théories aberrantes de la maladie et n’avaient donc pas d’équivalent dans la
médecine scientifique : ainsi la recherche et la réintégration de l’âme, prétendu­
ment perdue, l’extraction de la maladie sous la forme d’un corps étranger (mani­
festement l’œuvre d’habiles prestidigitateurs), l’expulsion d’esprits malfaisants,
etc. La compilation de Bartels restait encore, d’autre part, une immense
mosaïque de faits isolés empruntés à des populations très différentes. Depuis
cette date, notre connaissance de la médecine primitive s’est considérablement
enrichie. Nous sommes mieux en mesure, aujourd’hui, d’en dégager les traits spé­
cifiques à travers les nombreux peuples de la terre. Notre connaissance restera
cependant toujours fragmentaire. Bien des populations primitives ont disparu
avant qu’aucune enquête ethnologique sérieuse ait pu être menée, et, chez celles
qui ont survécu, il ne subsiste souvent que des lambeaux déformés de leurs
anciennes pratiques et de leurs connaissances. Les données dont nous disposons
nous permettent néanmoins de nous faire une idée assez précise des caractéris­
tiques essentielles de cette médecine primitive, comme le montrent notamment
les ouvrages de Buschan3 et de Sigerist4.
Forest E. Cléments distinguait cinq types fondamentaux de traitements,
déduits d’autant de théories de la maladie « par un raisonnement très simple de
cause à effet ». Le tableau suivant résume ces théories et les traitements auxquels
elles ont donné naissance5.
Ces méthodes de traitement sont hautement différenciées et, à partir des
mêmes théories de la maladie, on aurait évidemment pu imaginer bien d’autres
procédés. Dans la théorie de la pénétration de l’objet-maladie, par exemple, il n’y
a aucune raison pour que l’extraction se fasse par succion plutôt que par tout
autre procédé. Or, presque partout, on fait appel à cette seule méthode. Cette
constatation nous permet logiquement de conclure qu’il doit s’agir d’une forme

2. Max Bartels, Die Medizin der Naturvôlker. Ethnologische Beitrdge zur Urgeschichte der
Medizin, Leipzig, Th. Grieben, 1893.
3. Georg Buschan, Über Medizinzauber und Heilkunst im Leben der Vôlker, Berlin,
Oswald Arnold, 1941.
4. Henry Sigerist, A History ofMedicine, vol. 1, New York, Oxford University Press, 1951.
5. Forest E. Cléments, « Primitive Concepts of Disease », University of California Publi­
cations in American Archeology and Ethnology, XXXII,n" 2(1931),p. 185-252.
36 Histoire de la découverte de l’inconscient

Théorie de la maladie Traitement

1. Pénétration de l’objet-maladie Extraction de cet objet-maladie


2. Perte de l’âme Sa recherche, son retour et sa
réintégration
3. Possession démoniaque a. Exorcisme
b. Extraction mécanique de l’intrus
c. Envoi du démon dans un autre être
vivant
4. Violation d’un tabou Confession, propitiation
5. Sorcellerie, magie Contre-sorcellerie

de traitement spécifique, née en un lieu déterminé, d’où elle se serait étendue au


reste du monde. Nous pouvons même essayer — nous le verrons plus loin — de
reconstituer l’évolution de la médecine primitive depuis les âges préhistoriques
les plus lointains jusqu’à nos jours.
Dès que les thérapeutiques primitives furent mieux connues et que les docu­
ments s’y rapportant furent aisément accessibles, ils commencèrent à attirer l’at­
tention des psychiatres. Charcot s’intéressa aux manifestations psychopatholo­
giques observées chez des peuplades primitives, et il essaya de les comparer à
celles observées chez ses malades à Paris. Meige6, un de ses collaborateurs, ras­
sembla un abondant matériel sur la possession et l’exorcisme chez les indigènes
de l’Afrique centrale, et une Africaine, venue de son pays natal avec des symp­
tômes d’hystérie grave, fut traitée à la Salpêtrière dans le service de Charcot7. En
1932, Oskar Pfister commenta le compte rendu d’une cure menée par un guéris­
seur Navaho, et il essaya de l’interpréter en termes psychanalytiques8. Des ana­
lystes freudiens et jungiens publièrent des analyses du même genre. Claude Lévi-
Strauss a insisté sur l’identité fondamentale qui existe entre certaines notions très
anciennes de la médecine primitive et certaines des notions les plus récentes de
la psychiatrie dynamique moderne9.

Perte et réintégration de l’âme

Suivant une conception ancienne, la maladie se déclare lorsque l’âme perdue


— spontanément ou par accident — quitte le corps ou est volée par des esprits ou
des sorciers. Le guérisseur se met à la recherche de l’âme perdue, la ramène et la
réintègre au corps auquel elle appartient.

6. Henri Meige, Les Possédées noires, Paris, Schiller, 1894.


7. Georges Gilles de la Tourette, Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie, Paris, Plon-
Nourrit, 1891, p. 121.
8. Oskar Pfister, « Instinktive Psychoanalyse unter den Navaho-Indianem », Imago, XVII,
n" 1 (1932), p. 81-109.
9. Claude Lévi-Strauss, « Sorciers et psychanalyse », Courrier de l’Unesco, IX (juillet-août
1956), p. 8-10.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 37

Cette théorie de la maladie est largement répandue, sans être pourtant univer­
selle. Elle prédomine chez quelques-unes des peuplades les plus primitives de la
terre, chez les Négritos de la péninsule de Malacca, les Pygmées des Philippines,
les Australiens et, de façon générale, chez les peuples qui appartiennent à ce que
Grabner et Schmidt ont appelé le Urkulturkreis. Mais cette théorie de la maladie
se retrouve aussi chez des peuplades de culture plus avancée, en particulier en
Sibérie où elle est la théorie la plus répandue, dans le nord-ouest de l’Afrique, en
Indonésie, en Nouvelle-Guinée et en Mélanésie. Mais à l’intérieur même d’une
aire géographique donnée, on trouve bien des variétés locales quant à la façon de
concevoir la nature de l’âme, les causes et les agents de sa perte, sa destination,
ainsi que la guérison de la maladie10.
Cette théorie de la maladie est liée à une conception spécifique de l’âme que
Tylor fut le premier à étudier11. Pendant le sommeil ou lors d’un évanouissement,
l’« âme » semble se séparer du corps. Dans les rêves et les hallucinations, le dor­
meur voit des formes humaines différentes de celles de son expérience
consciente. Ces deux représentations convergent dans la théorie que l’homme
porterait en lui une sorte de double, une âme-esprit dont la présence dans le corps
est requise pour pouvoir mener une vie normale, mais qui peut abandonner le
corps pour un temps et aller à l’aventure, en particulier pendant le sommeil. Pour
reprendre les termes de Frazer, « l’âme du dormeur est censée quitter son corps,
visiter effectivement les lieux, voir les personnes et accomplir les actions dont il
rêve ». Au cours de ces voyages, l’âme est exposée à des accidents et des dangers
de toute sorte, qui ont été décrits par Frazer dans son ouvrage classique, Tabou et
les périls de l’âme12. L’âme peut, par exemple, s’égarer, être blessée ou être sépa­
rée du corps si le dormeur est réveillé subitement tandis que l’âme est au loin.
Elle peut être capturée et détenue par des esprits mauvais lors de ses voyages, elle
peut aussi quitter le corps à l’état de veille, surtout à la suite d’une peur violente.
Enfin des esprits, des démons ou des sorciers peuvent aussi l’arracher de force au
corps.
Dès lors le traitement de la maladie consistera, très logiquement, à trouver,
ramener et réintégrer l’âme perdue. Cependant, les techniques, tout comme la
théorie de la maladie, sont très variées. Parfois l’âme perdue reste dans le monde
physique, très loin ou à proximité du malade ; d’autres fois elle chemine dans le
monde des morts ou des esprits. Cette dernière conception est la plus répandue en
Sibérie où la cure ne peut être menée à bien que par un chaman, c’est-à-dire un
homme qu’une longue initiation a familiarisé avec le monde des esprits et qui est
capable, par conséquent, de jouer le rôle de médiateur entre ce monde-là et le
monde des vivants. Les ethnologues russes ont recueilli des données remar­
quables sur le chamanisme. L’un d’eux, Ksenofontov, écrit :
« Lorsqu’un homme “a perdu son âme”, le chaman se fait entrer en extase par
le moyen d’une technique spéciale ; pendant cette extase son âme voyage dans le
monde des esprits. Les chamans affirment qu’ils sont capables, par exemple, de

10. William W. Elmendorf, « Soûl Loss Illness in Western North America », Selected
Papers of the XXIXth International Congress of Americanists, in, Chicago, University of
Chicago Press, 1952, p. 104-114.
11. Edward B. Tylor, Primitive Culture, Londres, John Murray, 1871.
12. J.G. Frazer, The Golden Bough, vol. Il, Taboo and the Périls of the Soûl, 3' éd.,
Londres, Macmillan, 1911.
38 Histoire de la découverte de l’inconscient

dépister l’âme perdue dans les enfers, tout comme un chasseur dépiste le gibier
dans le monde physique, n leur faut souvent marchander avec les esprits qui ont
volé l’âme, les apaiser et leur faire des cadeaux. Parfois il leur faut livrer combat,
de préférence en appelant à l’aide d’autres esprits qui sont de leur côté. Même
quand ils réussissent, ils doivent s’attendre à la vengeance des esprits mauvais.
Quand ils ont récupéré l’âme perdue ils la ramènent et la réintègrent dans le corps
qui avait été dépossédé, dont ils assurent ainsi la guérison »13.
Dans d’autres parties du monde, le guérisseur n’a pas besoin d’aller aussi loin
ni d’entrer en extase. La technique peut se réduire à des conjurations et à d’autres
opérations magiques. C’est le cas des Indiens Quechuas du Pérou. Nous devons
au Dr Federico Sal y Rosas une étude détaillée de la maladie par perte de l’âme
dans ces peuplades14. De 1935 à 1957, Sal y Rosas a recueilli 176 cas de Susto
(« peur » en espagnol) à Huaraz et dans les provinces avoisinantes. Le mot que­
chua Jani désigne à la fois la maladie, l’âme et le traitement. Sal y Rosas souligne
que le Susto n’est pas une simple superstition, mais une réalité médicale suscep­
tible d’une approche scientifique et anthropologique. Voici un résumé de l’ex­
posé de Sal y Rosas.

Les Indiens Quechuas croient que l’âme (ou peut-être seulement une partie de
celle-ci) peut quitter le corps, spontanément ou sous l’effet d’une contrainte. La
maladie du Susto peut se déclarer de deux façons : soit à la suite d’une vive
frayeur suscitée, par exemple, par le tonnerre, la vue d’un taureau, d’un serpent,
etc., soit par suite d’influences malveillantes, sans qu’il y ait eu de peur (on par­
lera alors de « Susto sans Susto »). Parmi les puissances hostiles susceptibles d’en­
lever l’âme, l’influence de la terre est considérée comme prépondérante. Les
Quechuas ont très peur de certains ravins et cavernes, et surtout des anciennes
ruines incas. Que le Susto se manifeste à la suite d’une frayeur ou non, c’est tou­
jours la terre qu’il faut se rendre propice.
Comment cette maladie peut-elle être reconnue comme Susto quand elle n’est
pas précédée par une frayeur ? Elle peut être diagnostiquée comme telle lors­
qu’un individu maigrit et s’affaiblit, devient irritable, dort mal et fait des cauche­
mars et surtout quand il tombe dans un état de dépression physique et mentale
appelée Michko. Le cas est alors élucidé par une curandera. Cette femme frottera
le corps du malade de la tête aux pieds avec un cobaye de telle façon que l’animal
meure à la fin de l’opération. Elle l’écorche alors et lit son diagnostic divinatoire
dans le sang de l’animal, qu’elle fait goutter dans un bol d’eau, et dans les lésions
qu’elle découvre dans certains organes.
La cérémonie curative commence par une opération appelée Shokma, accom­
plie, elle aussi, par une curandera qui prononce certaines invocations tout en
frictionnant le malade de la tête aux pieds avec un mélange de fleurs, de feuilles
variées et de farine de plusieurs céréales. Elle recueille ensuite cette mixture
qu’elle remet à un guérisseur homme, un curioso, chargé d’accomplir l’essentiel
des rites.

13. G.V. Ksenofontov, in Schamanen-Geschichten aus Sibérien, traduit en allemand et


édité par Adolf Friedrich et Georg Buddrus, Munich, O.W. Barth, 1955.
14. Federico Sal y Rosas, « El mito del Jani o Susto de la medicina indigena del Perù »,
Revista Psiquiatrica Peruana, I, n" 2 (1957), p. 103-132.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 39

A minuit, le curioso se rend dans la maison du malade, il enveloppe la mixture


dans l’un de ses vêtements et prépare le malade à recevoir l’esprit absent. Il laisse
ensuite le malade seul, dans l’obscurité, la porte de sa maison ouverte. Il
s’éloigne tout en traçant sur le sol, avec la mixture, une ligne blanche pour per­
mettre à l’âme de trouver son chemin. Il se rend, soit à l’endroit précis où le
malade a ressenti la frayeur initiale, soit en un lieu particulièrement redouté, un
ancien tombeau ou la ruine d’une forteresse inca. Là, toujours avec la même mix­
ture, il trace une croix sur le sol, il se tient au centre de cette croix et offre à la
terre le restant de la mixture, à titre de sacrifice propitiatoire. Puis il appelle
solennellement, par cinq fois, l’âme perdue. Au terme de la cinquième invoca­
tion, il doit entendre un bruit particulier signalant la présence de l’âme perdue —
après quoi il retournera à la maison du malade en suivant scrupuleusement la
trace blanche. Le malade doit dormir. Le guérisseur soulève discrètement la cou­
verture de dessus les pieds du malade : c’est par là que l’âme est censée rentrer
dans le corps, cette rentrée s’accompagnant d’un bruissement particulier, audible
pour le guérisseur. Le malade est censé rêver que son âme réintègre son corps
sous la forme d’un animal domestique. Le guérisseur quitte alors la maison, soit
par une autre porte, soit en marchant à reculons. Les personnes de la famille du
malade n’ont pas le droit de revenir avant le lendemain matin. A leur retour ils
trouvent en général le malade guéri. S’il est encore malade, on attribuera l’échec
de la cure au fait qu’il n’était pas endormi au moment où il aurait dû l’être, ou à
■ quelque autre erreur technique, et l’on recommencera un autre jour.
Sal y Rosas a rassemblé des données précises sur 176 malades, surtout des
enfants et des adolescents atteints de Susto, qui furent l’objet d’examens médi­
caux. Ces malades pouvaient se répartir en deux groupes distincts : un premier
groupe de 64 individus souffrant de troubles émotionnels — anxiété, dépression,
symptômes hystériques, etc. — tandis que les 112 autres étaient atteints de mala­
dies organiques — tuberculose, malaria, colite postdysentérique, malnutrition,
anémie, etc. — toujours accompagnées de troubles émotionnels.
Il est remarquable que ce traitement soit souvent couronné de succès. Avec
une louable honnêteté, Sal y Rosas écrit : « J’ai pu observer personnellement de
nombreux cas de Susto typique ou même atypique subitement améliorés ou
complètement guéris après une ou deux séances de Jani [...] Ce résultat obtenu
par un humble curioso villageois ou une pauvre paysanne, avec leur psychothé­
rapie primitive et sauvage, contraste avec l’échec de médecins diplômés — dont
l’auteur de cet article — dans le traitement du Susto. »

De toutes les théories primitives sur la maladie, celle de la perte de l’âme nous
apparaîtra sans doute la plus étrange. Rien ne s’éloigne davantage de nos prin­
cipes de traitement que la réintégration de l’âme perdue dans le corps du malade.
Et pourtant si nous faisons abstraction des éléments proprement culturels et
essayons de pousser assez loin l’analyse des faits, nous pourrons trouver un
arrière-fond commun entre ces conceptions et les nôtres. Ne disons-nous pas des
malades mentaux qu’ils sont « aliénés », « étrangers » à eux-mêmes, que leur
moi est affaibli ou détruit ? Le psychothérapeute qui, en présence d’un schizo­
phrène gravement atteint, cherche à établir un contact avec les éléments encore
sains de sa personnalité et à reconstruire ainsi son moi, n’est-il pas l’héritier
moderne de ces chamans qui partaient à la recherche de l’âme perdue, qui la
40 Histoire de la découverte de l’inconscient

poursuivaient dans le monde des esprits, qui l’arrachaient de haute lutte aux
démons hostiles qui la détenaient, et la ramenaient enfin dans le monde des
vivants ?

Pénétration et extraction de Pobjet-maladie

Cette théorie soutient que la maladie est due à la présence dans le corps d’une
substance étrangère nocive : morceau d’os, caillou, éclisse ou petit animal. Cer­
tains peuples croient que la maladie n’est pas provoquée par l’objet lui-même,
mais par une substance-maladie particulière contenue dans cet objet. Parfois cet
objet-maladie nocif est censé avoir été introduit dans le corps par un sorcier.
Cette théorie de la maladie est largement répandue en Amérique (sauf chez les
Esquimaux de l’Est), très commune en Sibérie orientale, dans l’Asie du Sud-Est,
en Australie, en Nouvelle-Zélande et en bien d’autres parties du monde. On en
retrouve également maintes traces dans la médecine populaire et le folklore euro­
péens. Fait remarquable, cette théorie de la maladie est liée à un type de traite­
ment particulier : le guérisseur extrait l’objet-maladie par succion. D’autres
méthodes, comme le massage, sont bien moins fréquentes.
Il est évident que F objet-maladie, apparemment extrait par le guérisseur, est le
produit d’un subterfuge, ce qui explique que des Européens, au spectacle de ces
formes de traitement, aient taxé les guérisseurs de charlatans et d’imposteurs.
Pourtant, il est hors de doute que ces traitements sont souvent couronnés de
succès. On a aussi fait remarquer que, chez certains peuples, F objet-maladie est
d’une telle nature qu’un malade pouvait difficilement croire qu’il ait été extrait
de son corps. Nous nous heurtons ici à une situation fréquente en ethnologie.
Pour comprendre la signification d’un usage ou d’une croyance, il faut les repla-,
cer dans la structure sociologique de la communauté. De même, nous ne saurions
comprendre ce type de traitement sans connaître les attitudes et les croyances des
indigènes quant à la maladie, au guérisseur et au traitement.
Pour illustrer ce point, nous résumerons brièvement un document publié en
1930 par Franz Boas. Il s’agit d’un fragment autobiographique, tel qu’il lui a été
transmis oralement par un chaman Kwakiutl, et que Boas publia dans la langue
originale, avec une traduction anglaise15. Lévi-Strauss a attiré l’attention sur le
grand intérêt que présentait ce document du point de vue de la psychothérapie
comparée16. Nous résumons ici le récit, transcrit par Boas, des aventures de
Qaselid, un chaman Kwakiutl appartenant à une tribu d’indiens de la côte Paci­
fique Nord de la Colombie-Britannique.

Le narrateur, Donneur-de-Potlachs-au-Monde, raconte comment il s’était pris


à douter des pouvoirs des chamans et comment, pour découvrir la vérité, il essaya
de se faire admettre dans un de leurs groupes. Comme il connaissait bien deux

15. Franz Boas, « The Religion of the Kwakiutl Indians », Part n, Translations, Columbia
University Contributions to Anthropology, vol. 10, New York, New York University Press,
1930, p. 1-41.
16. Claude Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie », Les Temps modernes, IV, n‘ 41 (1949),
p. 121-138.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 41

chamans, il réussit à assister à une séance où il observa de près leurs techniques.


La cérémonie était présidée par le chaman Donneur-de-Vie, assisté de quatre
autres chamans et de nombreux chanteurs, en présence d’un certain nombre
d’hommes, de femmes et d’enfants dans la maison du malade. Après avoir
accompli divers rites, Donneur-de-Vie palpe la poitrine du malade et humecte sa
bouche. Il suce ensuite à l’endroit où il a localisé la maladie. Quelques instants
après, il sort de sa bouche quelque chose ressemblant à un ver couvert de sang :
il déclare qu’il a extrait la « maladie », puis il entonne un chant sacré. Au terme
de la cérémonie, Donneur-de-Vie porte sa main à l’estomac, vomit du sang, y
trempe un morceau de quartz brillant qu’il lance en l’air en proclamant qu’il l’a
introduit dans l’estomac de Donneur-de-Potlachs-au-Monde. C’est là sa voca­
tion. On invite ensuite le narrateur à devenir chaman. Il a le choix, il peut accep­
ter ou refuser. Il décide d’accepter et peu de temps après, lors d’une réunion
secrète du groupe, on lui donne sa première leçon de chamanisme.
Cet enseignement — qui s’étend sur quatre aimées — comprend la mémori­
sation d’un grand nombre de chants magiques se rapportant à différentes mala­
dies, la technique qui permet de « sentir » la maladie (c’est-à-dire la palpation, y
compris certaines techniques obstétricales), des exercices pratiques de simula­
tion de l’évanouissement, du tremblement, des convulsions, du vomissement de
sang, ainsi que les techniques thérapeutiques. Notre étudiant apprend comment
les chamans, avant la cérémonie salvatrice, prennent un peu de duvet d’aigle
dans un coin de la bouche, y mêlent un peu de sang en se mordant la langue ou
en se frottant la gencive. Après avoir exécuté divers chants et gestes magiques, le
chaman, avec plus ou moins d’efforts, extrait la « maladie » du corps du malade
et la lui montre, ainsi qu’à sa famille, sous la forme d’un ver de terre couvert de
sang. Il apprend aussi comment il doit feindre de passer la nuit au milieu des
tombes et comment les chamans utilisent des « songeurs », c’est-à-dire des
espions qui interrogent discrètement les patients sur leur maladie et rapportent
secrètement ces informations aux chamans.
Le narrateur entreprend son premier traitement sur un jeune homme, Posses-
seur-de-Nourriture, petit-fils d’un chef. Le malade avait rêvé qu’il était guéri par
le nouveau candidat chaman. Ce rêve est une indication suffisante, et on demande
au narrateur de guérir le malade. Il emploie la technique du ver de terre sanglant
et le malade affirme être guéri. C’est un grand succès pour le candidat, qui se voit
conférer le nom de Qaselid et qui acquiert la réputation d’être un grand chaman.
Le malade a été guéri « parce qu’il croyait fermement au rêve qu’il avait fait à
mon sujet », reconnaît le narrateur. Mais il semble qu’à partir de ce jour il croie
de plus en plus lui-même qu’il est effectivement un grand chaman. Lors d’une
visite à la tribu voisine des Koskimo, on invite Qaselid à assister à une cérémonie
thérapeutique destinée à guérir la fille d’un chef, Femme-faite-pour-inviter.
Qaselid remarque que les chamans Koskimo utilisent une technique différente :
au lieu d’extraire la maladie sous la forme d’un ver de terre sanglant, ils se
contentent d’exhiber un peu de salive, prétendant que c’est « la maladie ». Ainsi
les chamans Koskimo sont de pires charlatans que les Kwakiutl qui produisent au
moins quelque chose de tangible. A ce moment, l’histoire prend une tournure
inattendue : les chamans Koskimo ne parviennent pas à guérir Femme-faite-
pour-inviter. Qaselid demande et obtient l’autorisation d’essayer sa méthode, il
extrait et exhibe la prétendue « maladie » (le ver de terre sanglant) et la malade
42 Histoire de la découverte de l’inconscient

déclare qu’elle est guérie. Les chamans Koskimo sont confus, et Qaselid lui-
même est sans doute quelque peu surpris de constater que l’une des deux
méthodes réussit mieux que l’autre, bien qu’elles soient toutes deux du
charlatanisme.
Les chamans Koskimo invitent Qaselid à se joindre à une de leurs réunions
secrètes, dans une grotte au bas d’une colline, au milieu de la forêt. L’un des cha­
mans, Grande-Danse, accueille amicalement Qaselid et lui explique leur théorie
de la maladie et du traitement. La maladie, dit-il, est un homme. Quand ils s’em­
parent de son âme, la maladie meurt et le malade est guéri. C’est pourquoi ils
n’ont rien à montrer aux gens. Ils supplient Qaselid de leur expliquer à son tour
pourquoi la maladie lui colle aux mains. Mais Qaselid se refuse à parler, prétex­
tant qu’il est encore novice dans la fonction de chaman et qu’il n’a pas le droit de
parler avant d’avoir achevé son apprentissage de quatre ans. Les Koskimo ne par­
viennent pas à le faire parler, même en lui envoyant leurs filles dans l’espoir de
le séduire.
Après le retour de Qaselid dans son village, un vieux chaman qui jouissait
d’une grande réputation le provoque à une compétition pour la guérison de plu­
sieurs malades. Qaselid constate que le vieillard utilise un autre subterfuge : il
prétend enfermer la maladie qu’il vient d’extraire dans Panneau qui lui entoure la
tête ou dans un hochet en forme d’oiseau. Par la vertu de la maladie, ces objets
sont capables de flotter dans l’air pendant quelques instants. Une des malades
déclare que le vieux chaman a plusieurs fois essayé, mais en vain, de la guérir.
Qaselid essaie sa méthode du ver de terre sanglant et la femme assure être guérie.
Pour braver le vieux chaman, le narrateur entonne ses chants sacrés et distribue
deux cents dollars aux assistants pour qu’ils se souviennent de son nom.
Le vieux chaman est bouleversé et dépêche sa fille à Qaselid pour lui deman­
der une entrevue. « Je vous supplie de me sauver la vie », lui déclare-t-il, « de ne
pas me laisser mourir de honte, car je suis la risée du peuple après ce que vous
avez fait la nuit dernière ». Il implore Qaselid de lui expliquer sa méthode. Qase­
lid demande au vieux chaman de lui faire une démonstration de ses procédés, le
vieillard s’exécute, mais Qaselid refuse de parler à son tour, malgré les suppli­
cations instantes du vieil homme et de sa fille. Le lendemain matin, le vieux cha­
man et sa famille ont disparu et l’on raconte que peu de temps après il était
devenu « fou ».
Qaselid continue à étudier les procédés des autres chamans, tout en accumu­
lant les succès thérapeutiques avec sa méthode du ver de terre sanglant. Au terme
de son récit, on sent qu’il lui apparaît de plus en plus difficile de distinguer les
« véritables » chamans et les charlatans. Il n’y a qu’un seul chaman dont il est sûr
qu’il soit un « vrai » chaman, parce qu’il n’accepte aucun paiement de ses
malades et qu’on ne l’a jamais vu rire. Tous les autres « se prétendent chamans ».
Quant à Qaselid lui-même, il rapporte ses propres succès sans se souvenir, appa­
remment, qu’il avait commencé sa carrière de chaman avec l’intention de démas­
quer les subterfuges qu’il emploie maintenant lui-même avec tant de succès.

Si nous faisons abstraction d’une éventuelle mythomanie chez le narrateur,


l’histoire de cet homme devenu chaman malgré lui peut nous aider à mieux
comprendre les processus afférents à un tel traitement. Il est clair que l’extrac­
tion, par succion, de l’objet-maladie n’est qu’un élément d’une cérémonie très
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 43

élaborée qui comporte bien d’autres rites, chants et gestes magiques, et qui
requiert le concours d’un certain nombre d’auxiliaires (les tambours, par
exemple). La séance thérapeutique est soigneusement préparée et parfaitement
structurée. Elle se déroule en présence d’hommes, de femmes et d’enfants, et le
drame atteint son point culminant au moment où le chaman montre l’objet-mala-
die au patient, à sa famille et à toute l’assistance.
Mais cette cérémonie n’est susceptible d’efficacité que dans un cadre psycho­
logique et sociologique particulier qui comprend : 1. la confiance du guérisseur
en ses propres capacités, même s’il sait que sa technique appartient, au moins en
partie, à une sorte de charlatanisme. 2. La confiance du patient dans les capacités
du guérisseur, comme en témoigne le premier client du Qaselid. (Le succès et la
réputation d’un guérisseur renforcent évidemment la confiance des gens.) 3. La
maladie, le type de traitement et le guérisseur doivent être reconnus par le groupe
social. Le chaman est membre d’une organisation qui a sa formation propre, ses
écoles, ses règlements très stricts, ses lieux de rencontre, ses agents secrets,
comme aussi ses rivalités avec d’autres organisations similaires.
Pour nous, l’idée de traiter une maladie en extrayant et en exhibant un objet-
maladie est aussi impensable que celle du recouvrement de l’âme perdue. Cepen­
dant, n’est-ce pas un moment particulièrement impressionnant — même pour un
malade civilisé — quand on lui fait voir l’objet de sa maladie, quand le chirur­
gien, par exemple, lui montre la tumeur dont il a débarrassé son corps, le dentiste
la dent cariée qu’il a arrachée, ou même le praticien le ténia qu’il a expulsé ?
Le psychiatre ne peut pas montrer de tels objets concrets à son malade. Mais si
nous pensons à la signification de la « névrose de transfert », nous pourrions lui
trouver quelque ressemblance avec ce processus de matérialisation de la maladie.
La névrose est remplacée par une « névrose de transfert » dont on peut expliquer
la nature et l’origine au malade et que l’on peut donc guérir.

La possession et Ïexorcisme

D’après cette théorie, la maladie est due à des esprits hostiles qui ont pénétré
dans le corps du patient et en ont pris possession. La notion de possession est
cependant plus large que celle de maladie, puisqu’il existe également de nom­
breux cas de possession artificielle ou rituelle.
En tant que forme de maladie, la possession est très largement répandue,
encore qu’elle ne soit pas universelle. Elle semble inconnue des Négritos de la
péninsule de Malacca, des Pygmées des Philippines, des Australiens et d’autres.
Elle n’est pas très répandue en Amérique. Son centre de diffusion semble avoir
été l’ouest de l’Asie.
Dans le cadre de cette théorie de la maladie, on peut imaginer au moins trois
méthodes de traitement — qui ont été effectivement utilisées. La première
consiste à essayer de chasser l’esprit mécaniquement en saignant, en battant ou
en fouettant le malade, ou encore par des bruits ou des odeurs. La seconde
consiste à transférer cet esprit dans le corps d’un autre être vivant, habituellement
un animal (méthode qui peut se combiner à l’exorcisme). La troisième méthode
— et de loin la plus fréquemment utilisée—est l’exorcisme, c’est-à-dire que l’on
chasse l’esprit par des conjurations ou d’autres recours psychiques. L’exorcisme
44 Histoire de la découverte de l’inconscient

a été une des techniques de guérison les plus en honneur dans les pays méditer­
ranéens et dans bien des régions elle est encore en usage de nos jours. L’exor­
cisme présente un intérêt particulier pour nous parce qu’il constitue, du point de
vue historique, une des racines dont est issue la psychothérapie dynamique
moderne.
La possession et l’exorcisme ont été l’objet d’études très approfondies, parmi
lesquelles il convient de citer un ouvrage classique d’Oesterreich qui contient
une grande abondance de matériaux soigneusement analysés17. Oesterreich a
bien montré que la possession, en dépit d’une infinie variété d’aspects, présente
toujours les mêmes caractéristiques fondamentales.
Un individu semble perdre soudain son identité pour revêtir une tout autre per­
sonnalité. Sa physionomie elle-même se modifie et présente une ressemblance
frappante avec celle de l’individu qu’il est censé incarner. D’une voix qui n’est
plus la sienne, il prononce des mots qui correspondent à sa nouvelle personnalité.
Assez souvent il devient capable de mouvements d’une ampleur et d’une force
étonnantes. La possession se manifeste habituellement par des crises, de fré­
quence, de durée et d’intensité variables.
Il existe deux grandes formes de possession : la possession somnambulique et
la possession lucide. L’individu, sous l’emprise de la possession somnambu­
lique, perd toute conscience de son moi et se fait le porte-parole du « je » de l’in­
trus supposé. Quand il reprendra conscience, il ne se souviendra absolument pas
de ce que « cet autre » aura dit ou fait. Dans le cas de la possession lucide l’in­
dividu reste parfaitement conscient de son moi, mais il sent « un esprit étranger à
l’intérieur de son propre esprit », il lutte contre cet intrus, mais il ne parvient pas
toujours à l’empêcher de parler. Quelle que soit sa forme, la possession est vécue
comme une sorte de parasitisme intra-psychique : de même qu’un ténia peut élire
domicile dans le corps, de même un esprit étranger peut parasiter l’âme. La théo­
logie catholique, notons-le en passant, réservait le terme de possession à la forme
somnambulique, tandis qu’elle qualifiait la forme lucide d’obsession, mot qui a
été repris par la psychiatrie, dans un sens évidemment différent.
Il convient, en second lieu, de distinguer la possession spontanée et la posses­
sion artificielle. La possession spontanée se manifeste indépendamment de la
volonté du sujet ou même contre elle. C’est un état mental spécifique dont le
malade cherche à se libérer en recourant à l’exorciste. La possession artificielle,
par contre, n’a rien d’une maladie : il s’agit d’une technique mentale pratiquée
délibérément par certains individus en vue de certaines fins spécifiques. Les
pythonisses de Delphes, dans l’ancienne Grèce, les chamans sibériens, les spi­
rites au sein de notre civilisation occidentale s’adonnent tous à des formes de
possession artificielle : ils y entrent à volonté et en sortent spontanément.
Une troisième distinction fondamentale est celle qui différencie la possession
manifeste et la possession latente. La possession, qu’elle soit somnambulique ou
lucide, est manifeste quand l’esprit intrus parle spontanément par la bouche du
possédé. Elle est latente quand le malade en est inconscient : il peut souffrir
d’une maladie mentale, de troubles névrotiques ou organiques, pendant des mois
et des aimées, sans jamais soupçonner que ses troubles sont dus à la présence

17. Traugott Konstantin Oesterreich, Die Besessenheit, Langenzaza, Wendt et Klauwell,


1921.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 45

d’un esprit hostile. Dans ces cas il faut d’abord que l’exorciste rende la posses­
sion manifeste en obligeant l’esprit malfaisant à parler, et alors seulement il
pourra entreprendre l’exorcisme proprement dit. La cure est habituellement plus
facile que dans les cas de possession manifeste. La technique utilisée pour
contraindre l’esprit malfaisant à se manifester pourrait se comparer à ce que nous
appelons la névrose de transfert, mais en plus dramatique et en plus rapide : elle
a pour but d’amener une abréaction et de guérir le malade de ses troubles névro­
tiques antérieurs.
L’exorcisme est l’exacte contrepartie de la possession, c’est une forme de psy­
chothérapie parfaitement structurée. Il présente les caractéristiques fondamen­
tales suivantes : habituellement l’exorciste ne parle pas en son propre nom, mais
au nom d’un Être supérieur. Il faut que l’exorciste ait une confiance absolue en
cet Être supérieur et en ses propres pouvoirs. Il faut qu’il croie tout aussi ferme­
ment en la réalité de la possession et de l’esprit qui en est responsable. Il
s’adresse solennellement à l’intrus au nom de l’Être supérieur qu’il représente. Il
prodigue ses encouragements au possédé, réservant ses menaces et ses conjura­
tions à l’intrus. L’exorciste se soumet à une préparation longue et pénible, qui
comprend souvent la prière et le jeûne. L’exorcisme doit se dérouler autant que
possible en un lieu sacré, dans une ambiance bien structurée, en présence de
témoins, tout en évitant la foule des curieux. L’exorciste doit amener l’intrus à
parler, et au terme de longues discussions on aboutit souvent à un marchandage.
L’exorcisme est une lutte entre l’exorciste et l’esprit intrus, souvent une lutte
longue, difficile et acharnée qui peut s’étendre sur plusieurs jours, semaines,
mois ou même années avant d’aboutir à une victoire incomplète. Il n’est pas
exceptionnel que l’exorciste essuie un échec ; bien plus, il risque de se voir lui-
même infester par l’esprit mauvais qu’il vient juste de chasser.
Bien que la possession et l’exorcisme présentent un certain nombre de traits
fondamentaux constants, ils peuvent prendre des aspects extrêmement variés
d’une région à l’autre et d’une époque à l’autre.
Au Japon, on connaissait des cas de possession par un animal, le plus souvent
par le renard qui joue un rôle considérable dans la superstition et le folklore japo­
nais. Voici un bref compte rendu d’un cas de possession par le renard (Kitsune-
Tsuki), d’après la description qu’en a faite un médecin allemand, von Baelz.

Une jeune femme de 17 ans, irascible et têtue, était en convalescence d’une


fièvre thyphoïde grave. Ses parentes entouraient son lit, assises ou plutôt à
genoux selon la coutume japonaise. L’une d’elles mentionna qu’on avait vu un
renard se glisser dans la maison au crépuscule. C’était là un mauvais présage. En
entendant ces mots, la malade sentit comme un ébranlement à travers tout son
corps et elle fut possédée. Le renard était entré en elle, et il parlait plusieurs fois
par jour de l’intérieur de son corps. Il se comporta bien vite en maître absolu,
réprimandant et terrorisant la pauvre jeune femme.
Au bout de quelques semaines, on fit venir un exorciste réputé de la secte
Nichiren qui prononça ses exorcismes, mais sans succès. Le renard proclamait
sarcastiquement qu’il était bien trop malin pour se laisser prendre à de tels arti­
fices. Il se disait cependant prêt à quitter spontanément ce corps affaibli et malade
pourvu qu’on lui prépare un repas copieux. Que faire ? Tel jour, à quatre heures,
quelqu’un devait aller au temple du Renard, à 12 kilomètres de là, avec deux
46 Histoire de la découverte de l'inconscient

plats de riz préparés d’une certaine façon, avec des gâteaux de fèves grillées, un
grand nombre de souris grillées, ainsi que des légumes crus — c’est-à-dire tous
les plats préférés des renards surnaturels — et alors le renard quitterait la malade
à l’instant même. C’est effectivement ce qui arriva. A 4 heures précises, dès que
les plats furent disposés dans ce temple éloigné, la jeune femme poussa un pro­
fond soupir et s’écria : « Il s’en est allé. » Elle était guérie de sa possession18.

C’est là un exemple de possession spontanée, lucide, manifeste, par l’esprit


d’un animal. Il nous faut tenir compte de l’arrière-fond culturel et social de la
maladie. Les superstitions japonaises traditionnelles attribuent au renard des pou­
voirs surnaturels. On prétend qu’il peut prendre à volonté n’importe quelle appa­
rence pour servir ceux qui recourent à lui pour se protéger ou se venger, ou pour
en posséder d’autres contre leur volonté. Au dire de Kiyoshi Nozaki, le Kitsune-
Tsuki ne se rencontre plus actuellement que dans certaines régions et chez les
femmes du peuple, chez des personnes habituellement nerveuses, hypersen­
sibles, qui ont grandi dans un milieu superstitieux et qui ont été témoins de cas
semblables19. A cette maladie spécifique correspond un type spécifique de gué­
risseur. Les prêtres de la secte Nichiren avaient la réputation d’être les meilleurs
exorcistes (peut-être parce qu’ils croyaient eux-mêmes profondément au renard
et à ses pouvoirs). Comme dans bien d’autres exemples d’exorcisme, le mar­
chandage fait ici partie intégrante de la technique d’expulsion de l’esprit intrus :
le renard accepte de se retirer, mais non sans avoir reçu une compensation.
A Madagascar, on rencontre la possession par l’esprit d’un ancêtre sous la
forme cérémonielle du culte Tromba20. Au cours d’une cérémonie rituelle, on
évoque les esprits des anciens rois ou guerriers ; ceux-ci s’incarnent temporaire­
ment dans certaines personnes, qui joueront dès lors le rôle de médiums pour ces
cérémonies. Les « esprits » s’adressent alors à la population. Mais il peut aussi
arriver que certains spectateurs entrent spontanément en possession, ce qui peuf
éventuellement déclencher une psychose collective. La possession spontanée
existe également à Madagascar sous une autre forme, le Bilo, et nous reviendrons
sur le genre particulier de traitement qu’il appelle.
Le Tromba ressemble au culte vaudou de Haïti, dans lequel les esprits posses­
seurs, ou Loa, sont souvent considérés comme les esprits d’anciens héros ou
dieux vaudous. Là aussi, la possession rituelle est parfois le point de départ d’une
possession spontanée, de caractère morbide.
La possession par un dieu est un trait caractéristique de certaines religions.
Von Baelz a décrit, jadis, au Japon, le pèlerinage à Minobu, principal temple de
la secte Nichiren : les pèlerins restaient assis pendant des heures, à prier devant
les statues gigantesques de dieux à l’apparence féroce, répétant inlassablement
les mêmes invocations, se balançant d’avant en arrière jusqu’à ce que certains
voient les yeux de la statue s’animer et les dévisager. Au même instant, ils sen­
taient un serpent ou un tigre entrer dans leur corps, ils étaient pris d’accès convul­

18. Ludwig von Baelz, « Über Besessenheit », Verhandlungen der Deutschen Gesellschaft,
Naturforscher undAerzte, n° 79 (1906).
19. Kiyoshi Nozaki, Kitsuné, Japan’s Fox of Mystery, Romance and Humor, Tokyo, The
Hokuseido Press, 1961, p. 211-227.
20. Henri Rusillon, Un petit continent : Madagascar, Paris, Société des missions évangé­
liques, 1933.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 47

sifs, et se trouvaient ainsi prêts pour l’exorcisme. Il s’agissait là de possession arti­


ficielle et volontaire. Mais, là encore, des spectateurs particulièrement
suggestibles pouvaient être la proie d’une possession spontanée, involontaire.
Nous devons d’autres récits étranges de possession par des dieux japonais à Per-
cival Lowell qui décrit cette possession rituelle comme une façon de maintenir
une relation vivante avec les protecteurs mythiques de la nation21.
Bien différente est la possession par des esprits mauvais, phénomène redouté,
propre à jeter un voile d’opprobre sur l’individu qui en est l’objet. Pendant des
siècles, la possession démoniaque a été fréquente au Moyen-Orient et en Europe,
et il est significatif que ses symptômes et les rites de l’exorcisme soient très voi­
sins chez les juifs, les chrétiens et les musulmans.
L’Éthiopie et l’Égypte connaissent une forme plus différenciée, le Zar ou pos­
session par les djinns sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Au Moyen-Orient et en Europe, les manifestations cliniques de la possession
démoniaque peuvent revêtir trois formes. La première correspond à une maladie
mentale grave, habituellement de forme schizophrénique, qui, sous la pression
des croyances et de la tradition, prend les apparences d’une possession perma­
nente. Kriss et Kriss-Heinrich nous ont fourni une bonne documentation à ce
sujet dans leur description des sanctuaires et des lieux de pèlerinage grecs22. Au
monastère de saint Gérasime, dans l’île de Céphalonie, les auteurs ont pu voir des
malades mentaux chroniques, gravement atteints, qui étaient relégués là depuis
des années. Ils avaient les mains et les pieds chargés de chaînes, et ils étaient dans
un état de grande agitation motrice et verbale. Un rite religieux accompli en leur
présence augmentait leur agitation et ils proféraient des blasphèmes et des obs­
cénités (ce qui peut s’interpréter comme une lutte désespérée pour le pouvoir
entre l’autorité ecclésiastique et la volonté des malades). Le malade le plus
authentiquement atteint était contraint de jouer son rôle de malade mental confor­
mément au modèle établi par la tradition et les croyances de son milieu. Dans le
cas auquel nous venons de faire allusion, ces psychotiques se croyaient possédés
par des démons et agissaient en conséquence. Comme l’écrivent Kriss et Kriss-
Heinrich, ceci peut s’expliquer par le fait que dans leur jeunesse on avait
inculqué à ces malades des idées très précises sur la folie, si bien que quand ils
sont devenus eux-mêmes la proie de la maladie mentale, ces idées se sont trans­
formées pour eux en une réalité vivante.
A la suite d’une rémission spontanée, ou sous l’effet de la suggestion,
quelques rares malades retrouvaient la santé, ce qu’ils éprouvaient comme une
victoire de l’Église sur les « puissances des ténèbres ».

La seconde forme, à savoir la possession latente rendue manifeste par un exor­


cisme préliminaire, a été utilisée en maints endroits pour guérir des maladies
physiques ou mentales. Une fois que le démon s’est manifesté, il peut être
expulsé par un second exorcisme, lequel débarrasse du même coup le patient de
sa maladie. Knotz, médecin autrichien qui exerçait en Bosnie au début de ce

21. Percival Lowell, Occult Japon, or the Way of the Gods, Boston, Houghton Mifflin
Compagny, 1895.
22. Rudolf Kriss et Hubert Kriss-Heinrich, « Peregrinatio Hellenika », Veroffentlichungen
des ôsterreichischen Muséums fur Volkskunde, VI, Vienne, 1955, p. 66-82.
48 Histoire de la découverte de l’inconscient

siècle, à une époque où la médecine scientifique était encore presque inconnue


dans ces régions, rapporte comment chaque année, pour la fête de la Saint-Jean-
Baptiste, des foules de pèlerins accouraient à une antique chapelle franciscaine
où les révérends pères passaient toute la soirée à entendre leurs confessions23. Le
matin du 24 juin, ils prononçaient les formules rituelles et les pèlerins qui présen­
taient des signes de possession étaient ainsi exorcisés. Les pères arrivaient à gué­
rir des femmes hystériques pour lesquelles la médecine officielle s’était révélée
impuissante. Le Père Gassner, aux alentours de 1775, pratiquait cette même
forme d’exorcisme, et nous verrons, au chapitre suivant, quelle fut la portée his­
torique de ces pratiques.
La troisième forme, la possession spontanée manifeste, est considérée aujour­
d’hui comme une variété plus ou moins sévère de névrose hystérique. Elle n’est
pas exceptionnelle, même de nos jours, dans certaines régions de l’est de la
Méditerranée. Hartocollis, qui visita Céphalonie en 1953, a décrit un certain
nombre de possessions de ce type, ainsi que l’exorcisme qui leur était appliqué,
et dont plusieurs traits méritent d’être relevés2425
. Le premier, c’est l’aggravation
subite des troubles mentaux dès que l’exorciste exhibe les reliques sacrées. Ces
manifestations peuvent être si violentes qu’il faut immobiliser les malades de
force pendant la durée de l’exorcisme. Les habitants de l’île y voient l’expression
de la rage du démon devant la perspective de son expulsion. (En psychiatrie
moderne on parlerait de « résistance » et de « névrose de transfert », en rac­
courci.) Les habitants de Céphalonie prétendent aussi qu’au moment de l’expul­
sion du démon une branche tombera de façon inexplicable d’un arbre ou une
fenêtre d’église se brisera sans raison apparente — ce qu’ils attribuent également
à la rage du démon. Plus le démon est méchant et puissant, plus il aura tendance
à manifester ainsi sa rage. Quand le malade est guéri, il ne quittera pas l’île sans
faire une offrande au monastère. Pour employer l’expression de Janet, il s’agit là
d’un « acte de terminaison », destiné également à renforcer l’auto-estime du ,
malade.
L’histoire du monde occidental au cours des vingt derniers siècles abonde en
récits de possession — individuelle ou collective, parfois épidémique — et en
récits d’exorcisme. Roskoff23 a montré que les phénomènes de possession,
comme aussi la chasse aux sorcières, ont graduellement disparu, surtout sous l’in­
fluence des « Lumières » qui ont ruiné la croyance au démon, au point que les
milieux religieux eux-mêmes lui reconnurent de moins en moins d’importance. H
n’est donc pas étonnant que nous trouvions les dernières manifestations de pos­
session et les derniers exorcismes dans les milieux qui, pour une raison ou une
autre, étaient opposés à l’esprit des Lumières : d’abord chez les traditionalistes
comme le Père Gassner (dont nous reparlerons plus longement au chapitre sui­
vant) ; puis chez certains romantiques, Justinus Kemer par exemple, que ces
manifestations rendaient perplexe ; enfin chez les piétistes qui rejetaient violem­
ment le rationalisme des Lumières : pour eux, les puissances des ténèbres res­
taient une réalité vivante que les chrétiens se devaient d’affronter et de combattre

23. Cité par Erwin Liek, Das Wunder in der Heilkunde, Munich, J.F. Lehmanns Verlag,
1930, p. 67-70.
24. Peter Hartocollis, « Cure by Exorcism in the Island of Cephalonia », Journal ofthe His-
tory ofMedicine, XIII (1958), p. 367-372.
25. Gustav Roskoff, Geschichte des Teufels, vol. n, Leipzig, F.A. Brockhaus, 1869.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 49

tout au long de leur vie26. Johann Christoph Blumhardt (1805-1880) représente


un produit typique de ce milieu.
L’histoire de Gottliebin Dittus et du pasteur Blumhardt est un exemple typique
de possession et d’exorcisme, strictement conforme au modèle de l’Église pri­
mitive. Cette histoire se situe pourtant au milieu du XIXe siècle. Elle constitue un
exemple remarquable d’une forme de traitement primitif pratiqué à l’époque
moderne et dans un milieu moderne. Par surcroît, nous disposons à son sujet
d’une documentation exceptionnelle car cet épisode a été l’objet de nombreuses
études, tant du point de vue psychiatrique que du point de vue religieux.
Cet exorcisme célèbre eut pour théâtre le petit village de Môttlingen (Wurtem­
berg) en 1842 et 1843, peu après la nomination de Blumhardt comme pasteur
luthérien de l’endroit. Voici d’abord un résumé de la possession et de l’exor­
cisme d’après le rapport officiel que Blumhardt envoya aux autorités
ecclésiastiques.

Gottliebin Dittus, jeune femme de 28 ans, avait perdu ses parents quand elle
était encore enfant et vivait maintenant avec trois frères et sœurs plus âgés, tous
célibataires. La première impression de Blumhardt, lors d’une rencontre fortuite
avec elle, ne fut guère favorable : il lui trouvait quelque chose de repoussant. Fin
avril 1842, on rapporta à Blumhardt que Gottliebin avait des visions : elle voyait
une femme morte deux ans avant, et qui tenait un enfant dans les bras. On pré­
tendait aussi que la maison où Gottliebin vivait avec ses frères et sœurs était han­
tée : la nuit, les voisins entendaient des bruits étranges et effrayants. Le médecin
de l’endroit, accompagné de plusieurs témoins, passa une nuit dans la maison ; ils
confirmèrent ces rumeurs. On demanda à Blumhardt de venir constater les faits
sur place ; la jeune femme était restée une journée entière sans connaissance. Sur
l’avis de Blumhardt, elle alla habiter chez son cousin. La maison cessa d’être
hantée, mais Gottliebin présenta tous les symptômes de la possession, en parti­
culier de violentes convulsions.
Lors d’une visite de Blumhardt, l’expression de son visage et sa voix se trans­
formèrent et elle se mit à parler avec la voix de la défunte. Un dialogue drama­
tique s’instaura entre le pasteur et le mauvais esprit qui déclara qu’elle ne trou­
verait le repos nulle part, qu’elle ne pourrait plus jamais prier, parce que de son
vivant elle avait tué deux petits enfants et qu’elle était désormais au pouvoir du
démon. Blumhardt ne douta pas un instant qu’il avait affaire aux puissances des
ténèbres, et il décida de ne pas se dérober au combat. Il revint souvent voir Gott­
liebin dont l’état ne faisait qu’empirer. Elle fut bientôt possédée par trois
démons, puis par sept, puis par quatorze. Ils finirent par être des centaines et des
milliers, proférant les pires blasphèmes par sa bouche. Soi-disant sur l’ordre des
démons, Gottliebin gratifiait de coups ceux qui l’approchaient, à la seule excep­
tion de Blumhardt. Celui-ci n’eut jamais recours à un rite quelconque : confor­
mément à la parole de l’Évangile, ses armes étaient la prière et le jeûne. En
février 1843, Gottliebin raconta un jour que lors de son dernier évanouissement
son âme avait fait le tour de la terre et qu’elle avait vu les démons provoquer un
tremblement de terre dans un pays lointain que, d’après sa description, Blum-

26. Justinus Kemer, Nachricht von dem Vorkommen des Besessenseins..., Stuttgart, J.C.
Cotta, 1836.
50 Histoire de la découverte de l’inconscient

hardt identifia aux Antilles. Quelques jours après, la nouvelle de la catastrophe


parvint au village. A la même époque, Gottliebin commença à vomir du sable,
des morceaux de verre, des clous et d’autres objets. Elle perdait aussi énormé­
ment de sang. Certains des esprits qui parlaient par sa bouche se prétendaient les
victimes de démons et demandèrent à Blumhardt la permission de rester dans sa
maison ou à l’église. Après avoir longtemps hésité, Blumhardt accepta, à condi­
tion toutefois que Jésus veuille bien, le premier, accorder cette permission. Gott­
liebin commença alors à devenir sensible à l’influence de Blumhardt, et elle se
mit à accepter ses ordres. La dernière crise eut lieu le jour de Noël 1843. Les
démons tentèrent un dernier assaut désespéré. Non contents de torturer Gottlie­
bin, ils s’en prirent à son frère et à sa sœur Katharina. Le frère eut tôt fait de sur­
monter cette épreuve et de retrouver la santé. Les démons paraissaient ne plus s’in­
téresser à Gottliebin. Mais Katharina, qui auparavant n’avait jamais été
tourmentée par eux, devint maintenant leur jouet, et elle se comportait comme
Gottliebin l’avait fait à ses pires moments. Enfin, le 28 décembre 1843, à la suite
d’une lutte acharnée entre Blumhardt et le monde démoniaque, Katharina poussa
un cri terrifiant dans la nuit et vers 2 heures elle s’écria : « Jésus est vainqueur ! »
A 8 heures du matin, les esprits avaient abandonné la partie et Katharina était
sauvée. Les puissances des ténèbres avaient été brisées, et Gottliebin était déli­
vrée des esprits et des démons27.
I

On comprendra mieux ce cas si l’on tient compte des antécédents de la mala­


die et du guérisseur, ainsi que du cadre social et culturel dans lequel se situèrent
ces événements.
On sait malheureusement peu de chose sur les antécédents de Gottliebin Dit-
tus. Le rapport de Blumhardt dit qu’elle avait été élevée dans une famille profon­
dément religieuse en même temps que très superstitieuse. Elle raconta à Blum­
hardt que peu de temps après sa naissance elle avait été par deux fois volée par
un esprit invisible qui l’avait rejetée sur le pas de la porte quand sa mère effrayée
eut invoqué le nom de Jésus. On peut trouver ces faits passablement extraordi­
naires, mais à cette époque on croyait dans maintes régions rurales d’Europe que
des nouveau-nés pouvaient être volés ou échangés par des fées, des lutins ou des
démons28. Gottliebin lui parla aussi d’une tante qui était sorcière et qui avait
essayé de l’entraîner à sa suite. On peut donc voir dans la possession et la guéri­
son de Gottliebin une expression du conflit entre l’église et la superstition.
Nous sommes mieux renseignés sur Johann Christoph Blumhardt. Au dire de
ses biographes, il était issu d’une famille très pauvre et extrêmement pieuse29.
Dès sa plus tendre enfance il s’était intéressé vivement aux choses religieuses (à
12 ans il avait déjà lu deux fois la Bible). Étudiant zélé, il fit sa théologie, après
quoi il exerça son ministère dans plusieurs paroisses tout en écrivant beaucoup

27. Ce rapport n’a longtemps été connu qu’à travers des versions incomplètes, souvent peu
fidèles, utilisées par les biographes de Blumhardt. Le texte complet a été publié en 1955, Blum-
hardt's Kampf, Stuttgart-Sillenbuch, Verlag Goldene Worte, 1955.
28. On trouve de nombreux exemples de telles croyances dans la monographie de Gisela
Piaschewsky, Der Wechselbalg : Ein Beitrag zum Aberglauben der nordeuropdischen Vôlker,
Breslau, Maruschko et Berendt, 1935.
29. Friedrich Zündel, Pfarrer Johann Christoph Blumhardt. Ein Lebensbild, Zurich, S.
Hôhr, 1880.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 51

sur l’histoire des missions chrétiennes et d’autres sujets voisins. En juillet 1838,
à l’âge de 33 ans, il fut nommé pasteur de Môttlingen et il se maria en septembre
de cette même année. Blumhardt avait toujours été convaincu que le démon était
une réalité terrifiante et qu’il jouait un rôle capital dans les affaires humaines.
Certaines de ses idées nous paraîtront sans doute étranges. Il pensait, par
exemple, que le mortier utilisé pour la construction des pyramides d’Egypte avait
été préparé par des sorciers avec le concours des démons. Il était également
convaincu que le péché était la source de la plupart des maladies, et il réprouvait
l’usage de drogues extraites de plantes vénéneuses. Il croyait encore que l’usage
des sédatifs était dangereux pour l’esprit30. Mais de telles idées n’étaient pas rares
chez les médecins et les philosophes romantiques. Par ailleurs, Blumhardt était
indubitablement un homme très intelligent et cultivé, au courage héroïque et à la
foi très profonde.
Le village de Môttlingen est perdu au fond de la Forêt-Noire, dans une région
où la superstition et la croyance aux sorcières étaient florissantes. Le pasteur
Barth, prédécesseur de Blumhardt et piétiste comme lui, avait mené une cam­
pagne intensive de réveil religieux, mais sans grand succès31. Il est intéressant de
noter que Gottliebin Dittus avait été, à ce qu’on disait, sa paroissienne préférée.
La population avait accueilli la nomination de Blumhardt avec un sentiment de
soulagement. Les deux années que dura l’exorcisme, les habitants du village ne
cessèrent de s’intéresser vivement aux vicissitudes quotidiennes de cette lutte, et
l’expulsion terminale des esprits et des démons fut considérée comme un
triomphe de la communauté paroissiale tout entière.
Comme premier effet de la victoire de Blumhardt, le réveil religieux, auquel le
pasteur Barth avait travaillé en vain, devint maintenant une réalité. L’un après
l’autre, les paroissiens vinrent à Blumhardt, confessant leurs péchés et lui deman­
dant sa bénédiction. Un rapport qu’il écrivit sur ce réveil nous montre à quel
point il était consterné du nombre et de la gravité des péchés qu’on lui confessait
ainsi, auxquels s’ajoutaient les pratiques superstitieuses, la sorcellerie et la pré­
vention des naissances32. Il semble que les autorités ecclésiastiques témoignèrent
de quelque inquiétude et méfiance à l’égard de Blumhardt, et il fut l’objet d’at­
taques véhémentes de certains de ses collègues.
Blumhardt lui-même avait profondément changé. Il était maintenant l’homme
qui, par la seule prière et le jeûne, avait soutenu une lutte prolongée contre les
puissances des ténèbres et qui en avait triomphé avec l’aide de Dieu. « Jésus est
vainqueur », telle fut désormais sa devise. Il jouissait d’un prestige et d’une
considération extraordinaires à Môttlingen et dans les environs. Les foules
accouraient à lui pour lui confesser leurs péchés et pour qu’il les guérisse par le
pouvoir de sa prière. Quatre ans plus tard, des amis l’aidèrent à acheter une pro­
priété à Bad Boll où il continua son ministère, prêchant, guérissant les malades et
entretenant une abondante correspondance. Gottliebin Dittus fit partie de sa mai­

30. Pierre Scherding, Christophe Blumhardt et son père, Publications de la Faculté de théo­
logie protestante de Strasbourg, n” 34, Paris, Alcan, 1937.
31. Ibid.
32. Pfarrer Blumhardt, « Mitteilungen », Evangelisches Kirchenblatt zundchstfiir Wurtem­
berg, 1845, p. 113-122 ; 227-233 ; 241-254. L’auteur remercie la Bibliothèque nationale du
Würtemberg, à Stuttgart, pour la photocopie de ce document.
52 Histoire de la découverte de l’inconscient

sonnée et lui fut un secours inestimable dans ses activités, en particulier quand il
avait affaire à des malades mentaux. Viktor von Weizsàcker a écrit à ce sujet :
« Un des exemples les plus remarquables que je connaisse de l’influence réci­
proque entre celui qui aide et ceux qui ont besoin d’aider, est celui de la lutte qui
opposa pendant deux ans Blumhardt à Gottliebin Dittus [...]. Cette jeune femme
serait considérée de nos jours comme atteinte d’une forme extrêmement grave
d’hystérie. Après deux années de lutte sans répit, elle devint membre de la mai­
son de Blumhardt [...]. Cette solution signifiait une victoire de Gottliebin sur
Blumhardt ; il avait obtenu le retrait des démons, et elle la communauté de vie
avec lui. A vrai dire, cette victoire représentait un compromis pour l’une et
l’autre partie, mais en même temps un pas en avant vers un niveau d’existence
nouveau [...] »M.
Plusieurs psychiatres ont essayé d’interpréter la guérison de Gottliebin Dittus
par Blumhardt en termes modernes. L’un d’eux, Michaëlis, concluait que cette
histoire ne pouvait pas se traduire entièrement en termes psychanalytiques ni s’in­
tégrer à quelque autre théorie dynamique moderne : il subsistait, par-delà et au-
dessus de ces doctrines modernes, un aspect « transcendental »33 34.
Un autre psychiatre, Benedetti, spécialiste de la psychothérapie des psychoses,
a écrit une étude dans laquelle il souligne les ressemblances étonnantes entre la
cure menée par Blumhardt et les méthodes modernes de psychothérapie des schi­
zophrènes gravement atteints. Blumhardt, dit-il, avait découvert intuitivement,
plus de cent ans avant les autres, les principes des traitements de ce genre. En
résumé :

La première réaction de Blumhardt fut d’hésitation et de défense, prélude


indispensable à l’examen vraiment sérieux d’un cas. Ses efforts furent dirigés
essentiellement sur lui-même (la prière et le jeûne), tout comme le thérapeute des
psychoses doit veiller essentiellement à son « contre-transfert ». Le thérapeute
adresse ensuite un appel au malade, lequel donnera sa première réponse positive ;
ce fut le moment où Gottliebin accepta de répéter quelques mots d’une prière
prononcée par Blumhardt, et celui-ci y vit à juste titre le point de départ décisif
de la cure.
Blumhardt s’engagea alors lui-même dans l’univers démoniaque de Gottlie­
bin, tout comme le thérapeute moderne explore le monde intérieur des idées déli­
rantes de son malade schizophrène. Le fait que les manifestations de la posses­
sion soient allées en empirant, Benedetti le compare à l’aggravation apparente
des symptômes psychotiques sous l’effet de la résistance du patient. Le malade
essaie d’avoir raison du thérapeute, et celui-ci doit répondre en le frustrant de ces
désirs — or, c’est là exactement ce que fit Blumhardt. Blumhardt faisait égale­
ment une différence très nette dans son attitude envers les esprits « victimes » et
envers les esprits mauvais. Le thérapeute, de même, accueille favorablement tout
ce qui vient des composantes saines de l’esprit du malade, tandis qu’il rejette
vigoureusement toutes les manifestations morbides. Blumhardt déployait une

33. Viktor von Weizsàcker, Seelenbehandlung und Seelenführung, Gütersloh, C. Bertels­


mann, 1926.
34. Edgar Michaëlis, Geisterreich und Geistesmacht. DerHeilungs-undDdmonenkampf, J.
Chr. Blumhardts, Berne, Haupt, 1949.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 53

intuition psychologique remarquable en posant des conditions, en soumettant sa


patiente à l’épreuve et en lui donnant des ordres au moment où, justement, sa
résistance prenait des formes de plus en plus absurdes, exagérées et désespérées.
(Nous pourrions ajouter ici que Blumhardt utilisait parfaitement ce que les thé­
rapeutes existentialistes appellent le kairos, c’est-à-dire qu’il savait choisir le
moment le plus approprié pour ses interventions décisives35.)
Cet exorcisme mémorable se situe à une époque où l’idéologie scientifique et
positiviste était en train d’envahir tous les domaines de la vie et où les cas de pos­
session démoniaque étaient devenus extrêmement rares. De loin en loin, on ame­
nait encore des possédés dans les hôpitaux psychiatriques ou, à Paris, à la Sal­
pêtrière, même jusqu’à la fin du XIXe siècle. Un de ces possédés y fut traité par
Janet en 1890-1891 et il est instructif de comparer ces deux approches si diffé­
rentes, distantes d’un demi-siècle seulement. Nous verrons au chapitre vi
comment Janet s’y prit pour guérir son malade, sans recourir évidemment à
l’exorcisme, mais en découvrant l’« idée fixe subconsciente » qui était à l’origine
du trouble et en l’amenant à la conscience du malade.
Pour la psychothérapie dynamique moderne, il n’est sans doute pas de
méthode de guérison plus désuète que l’exorcisme. On pourrait cependant y
déceler des ressemblances, comme l’a signalé Benedetti, avec la psychothérapie
des schizophrénies graves. On pourrait aussi comparer l’exorcisme avec la psy­
chothérapie brève de Maeder qui présuppose un désir authentique d’aide chez le
malade, ce qui oblige le psychiatre à s’imposer à lui-même des exigences
sévères36. B ne s’agit pas seulement d’analyser son propre contre-transfert, mais
de travailler sa propre personnalité, de développer et de maintenir en soi-même
un désir authentique d’aider le malade. Dans cette méthode active, le malade
commence par appeler à l’aide (c’est le « processus d’appel »). Le thérapeute
répond en lui manifestant sa volonté et sa disposition à l’aider, puis il mobilise les
forces d’autoguérison chez le patient. Celui-ci répond en projetant sur le théra­
peute l’« archétype du Sauveur », tout en activant progressivement ses propres
forces de guérison, encore que le thérapeute doive parfois provoquer cette réac­
tion en recourant à des techniques particulières. Ce processus peut arriver fina­
lement à rendre le patient capable d’un amour constructif, ce qui est pour Maeder
le critère de la guérison.

Guérison par la confession

Chez certains peuples primitifs, l’idée qu’une maladie grave, voire une mort
rapide d’origine psychique, puisse être l’effet de la violation d’un tabou, n’est
pas une « théorie de la maladie », mais un fait d’expérience, confirmé par de
nombreux témoins dignes de foi. En voici un exemple rapporté par un mission­
naire dans l’ancien Congo français, le pasteur Fernand Grébert.

35. Gaetano Benedetti, « Blumhardt’s Seelsorge in der Sicht heutiger psychotherapeutis-


cher Kenntnis », Reformatio, IX (1960), p. 474-487 ; 531-539.
36. Alphonse Maeder, Studien über Kurz-Psychotherapie, Stuttgart, Klett, 1963. Trad.
franç. : De la psychanalyse à la psychothérapie appellative, Paris, Payot, 1970.
54 Histoire de la découverte de l’inconscient

« A Samkita, un élève du nom d’Onguïe fut pris subitement de convulsions et


transporté au dortoir où il s’endormit. En revenant le voir, on le trouva entouré de
garçons. Les uns maintenaient ses bras et ses jambes raidies, les autres s’effor­
çaient, en vain, de lui ouvrir les poings serrés au risque de lui casser les doigts ;
ils ne pensaient pas, dans leur épouvante, à enlever l’écume qui l’étouffait. Le
petit corps tendu comme un arc ne tarda pas à se relâcher. Quelques rapides
explications furent données. « Il a mangé des bananes cuites dans une marmite
où du manioc venait de bouillir ; le manioc est pour lui, “éki” : ses grands-parents
lui ont dit que s’il en mangeait jamais, ne fût-ce qu’une infime parcelle, il devait
mourir. » La transgression de l’ordre ancestral leur donne une telle peur, une
angoisse viscérale, une débâcle organique telle que les sources de la vie ne tar­
dent pas à s’épuiser. « Regardez », disait-on, en montrant le diaphragme secoué
comme si un petit animal se débattait sous la peau, « il a un “évur” qui s’agite ».
Il n’y avait donc pas à douter de la gravité de la maladie. Hélas ! Aucun médi­
cament ne voulait passer dans cette gorge embarrassée. Le pauvre enfant avait
perdu connaissance et commençait à râler. Un homme de sa tribu courut chercher
au village voisin la médecine contre l’évur, un œuf mélangé à certaines autres
préparations. De notre côté, nous luttions contre l’asphyxie par des tractions ryth­
mées de la poitrine et d’une langue insaisissable. Rien n’y fit. Le cœur surmené
s’arrêta ; notre garçon mourut dans nos bras »37.

C’est là un des trois cas rapportés par le pasteur Grébert. Deux des malades
moururent. Le troisième put être sauvé en recourant à la médecine européenne,
mais de justesse. Des exemples similaires ont été rapportés de l’Ouganda et de
l’Afrique centrale. Ce qui est remarquable, c’est que dans ces cas la médecine
occidentale se révèle à peu près impuissante, tandis que le guérisseur indigène
obtient souvent une guérison rapide et complète, alors que le malade était à deu$
doigts de la mort.
En Polynésie, on a souvent rapporté des cas de mort psychogène à la suite de
la violation d’un tabou, bien que sous une autre forme qu’en Afrique : la mort
prend une allure moins dramatique, elle est plus lente et plus tranquille. Le
malade est couché, il refuse toute nourriture et il meurt en l’espace de quelques
jours38. Ce qui compte ici, c’est moins la violation du tabou que sa divulgation
qui couvre le violateur de honte39.
Beaucoup de primitifs croient que certaines maladies résultent de la violation
d’un tabou, ou d’autres délits. Mais ces croyances sont extrêmement variées
quant à la nature de ces délits, au caractère des maladies qu’ils engendrent, gué­
rissables ou fatales, ainsi qu’à leurs traitements. La confession des fautes n’est
pas partout considérée comme un moyen thérapeutique. Quand elle existe, sa signi­
fication dépasse généralement celle d’une simple thérapeutique.

37. Fernand Grébert, Au Gabon, 2' éd., revue et augmentée, Paris, Société des missions
évangéliques, 1928, p. 171-172.
38. Marcel Mauss, « Effet psychique chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la col­
lectivité (Australie, Nouvelle-Zélande) », Journal de psychologie normale et pathologique,
XXm (1926), p. 653-669.
39. L’ethnologue Maurice Leenhardt a attiré l’attention de l’auteur sur cette différence
entre l’Afrique et la Polynésie.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 55

Raffaele Pettazzoni a réuni une documentation très complète sur la confession


des péchés. Il a bien montré que chez les peuplades les plus primitives le concept
de « péché » s’identifie à celui de la « violation d’un tabou »40. Peu importe que
cette violation ait été volontaire ou non. Même des événements fortuits peuvent
être assimilés à des péchés, ce qui est le cas, par exemple, chez les Kikuyu quand
un individu rencontre une certaine espèce de serpent sur son chemin. Cependant
plusieurs peuples primitifs tiennent également compte de certaines fautes
morales, en particulier dans le domaine sexuel. Parmi les maladies que l’on attri­
bue le plus souvent au péché, figurent les accouchements pénibles et prolongés,
ainsi que la stérilité féminine. La confession est le plus souvent publique. Il
n’existe pas de secret de la confession. A la confession s’ajoutent souvent cer­
tains procédés d’élimination tels que lavages, vomissements, saignées.
Les Aztèques de l’ancien Mexique se confessaient souvent à un prêtre ; les
principaux péchés étant l’adultère et l’ivrognerie. Chez les Mixtèques, on recou­
rait habituellement à la confession en cas de maladie, en insistant surtout sur le
vol et les autres délits contre la propriété. Dans le royaume Inca, la pratique de la
confession était très commune ; des dates étaient fixées pour la confession géné­
rale à des prêtres appelés les ichuris. La cérémonie comprenait une invocation
des dieux, la confession proprement dite (qui suivait l’ordre d’une longue liste de
péchés possibles), puis l’exhortation et la pénitence. Là aussi, on recourait à la
confession en cas de maladie : le père allait se confesser quand son enfant était
malade, le mari pour sa femme. Quand l’Inca était malade, tous les habitants du
royaume devaient se confesser. Pettazzoni rapporte que la pratique inverse exis­
tait dans la Chine ancienne : l’empereur confessait ses péchés en cas de calamité
affligeant son peuple.
L’idée que la maladie était un châtiment du péché était profondément ancrée
dans la mentalité des peuples sémites de l’ancien Orient. Le péché y était claire­
ment défini comme une violation volontaire des lois morales et religieuses. Bien
des maladies, entre autres les maladies nerveuses et mentales, étaient considérées
comme la conséquence du péché. Là aussi, la confession existait comme moyen
d’expiation et souvent de guérison.
Ces conceptions de la maladie ont en partie survécu jusqu’à nos jours. Dans la
mentalité populaire on croit encore souvent que le « péché » de la masturbation
entraîne de terribles maladies. En réaction contre ces conceptions scientifique­
ment insoutenables, la psychiatrie avait éliminé le mot « péché » de son voca­
bulaire. Mais la psychiatrie dynamique moderne l’a réintégré, sinon comme
« péché », du moins sous la forme de « sentiment de culpabilité ». On ne saurait
méconnaître l’effet pathogène du sentiment de culpabilité, pas plus que les vertus
thérapeutiques de la confession, même sur les maladies organiques. Nous pou­
vons citer comme exemple une observation clinique publiée par Aldenhoven.

Une femme de 42 ans avait été hospitalisée souffrant depuis cinq jours d’une
pneumonie qui s’était déclarée tandis qu’elle se trouvait seule dans son apparte­
ment non chauffé. Quand elle entra à l’hôpital, son état était critique : elle était
exténuée, souffrait d’une grave dyspnée, était légèrement cyanosée, le pouls à

40. Raffaele Pettazzoni, La Confessione dei peccati, 3 vol., Bologne, Nicola Zanichelli,
1929,1935,1936.
56 Histoire de la découverte de l’inconscient

120, la température à 40. L’examen radiologique révéla une pneumonie du lobe


supérieur gauche.
Le lendemain, son état n’avait fait qu’empirer malgré le traitement (ceci se
passait avant l’ère des antibiotiques). Le soir, au sixième jour de la maladie, elle
avait le pouls filant, à 150. La cyanose s’était accentuée, la respiration était deve­
nue très superficielle. La malade était couverte de sueurs froides, ses yeux lar­
gement ouverts exprimaient une profonde angoisse et elle ne cessait de répéter
qu’elle allait mourir.
Le docteur Aldenhoven vint l’examiner ce soir-là. Un vieil ami de sa famille
était présent. Aldenhoven ordonna une saignée de 180cc et une injection de
camphre. Il avait l’impression que ces mesures pourraient prolonger sa vie de
quelques jours, mais qu’elles ne seraient sans doute pas capables d’arrêter le
dépérissement progressif de la malade. Le pouls et la respiration devenaient de
plus en plus faibles, ses yeux anxieux se ternirent, sa voix était à peine audible.
Le médecin s’assit à ses côtés et lui dit que sa sœur, à qui elle était très attachée,
viendrait le lendemain matin. Elle murmura d’une voix éteinte : « Demain, je
serai morte... et ce sera un châtiment bien mérité ! — Châtiment ?, demanda cal­
mement le médecin, bon, dans ce cas vous ne mourrez pas. Nous veillerons à ce
que vous payiez l’amende sur terre et non sous terre ».
Ces mots, qui exprimaient la conviction profonde du médecin, atteignirent leur
but. La malade se sentit comprise. Elle demanda au visiteur de quitter la chambre
et elle raconta au médecin que la pneumonie l’avait frappée juste à l’endroit où
elle avait été infidèle à son mari (dont elle s’était détachée et qui était encore pri­
sonnier de guerre). Cette maladie et la mort étaient son châtiment. Immédiate­
ment après cette confession, le tableau clinique se modifia de façon étonnante : le
visage cessa d’exprimer l’angoisse, le pouls redevint plus fort et plus régulier, la
respiration plus profonde et plus calme, la cyanose régressa. Quelques heures
plus tard, son état s’était à ce point amélioré qu’elle but joyeusement son café du ■
matin. La convalescence se déroula sans autre incident notable41.

Guérison par l'assouvissement des frustrations

On a su de tout temps que les désirs frustrés pouvaient être cause de maladie.
« L’espérance déçue rend le cœur malade, mais le désir accompli est un arbre de
vie » (Proverbes XIII, 12). Un proverbe maori dit : « Le cœur de l’homme est un
puits d’insatisfaction, d’où son tourment et son angoisse »42.
Pendant de nombreux siècles, les traités de médecine contenaient la descrip­
tion de deux maladies à peu près oubliées aujourd’hui : le mal du pays et le mal
d’amour. Le premier, appelé aussi nostalgie, survenait chez des soldats ou
d’autres individus obligés de quitter leur patrie : ils regrettaient leur foyer, ils y
songeaient sans cesse, devenaient incapables de s’intéresser à quoi que ce soit
d’autre et arrivaient souvent à mourir s’ils ne pouvaient retourner chez eux. Le

41. H. Aldenhoven, « Klinischer Beitrag zur Frage der Todesahnungen », Psychothérapie,


Il (1957), p. 55-59.
42. Cité par G. Blake-Palmer, dans « Maori Attitudes to Sickness », The Medical Journal
qfAustralia, XLIII, n’ 2 (1956), p. 401-405.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 57

retour déterminait une guérison rapide et spectaculaire43. Le mal d’amour frap­


pait de jeunes hommes ou de jeunes femmes, amoureux sans espoir. Ils dépéris­
saient lentement jusqu’à en mourir si on ne les unissait pas à leur objet d’amour
(dont ils gardaient souvent farouchement le secret). La psychiatrie du xk* siècle
avait exclu ces deux états de sa nosologie et n’accordait guère d’importance à l’ef­
fet pathogène des désirs frustrés. La psychiatrie dynamique a redécouvert et redé­
montré leur importance, importance que la médecine primitive avait souvent bien
comprise.
Lorsque les jésuites français, au xviT siècle, entreprirent leur œuvre mission­
naire auprès des Indiens du nord-est de l’Amérique, ils furent surpris de constater
l’importance que les Hurons et les Iroquois attachaient à la satisfaction des désirs
d’un individu, tels qu’exprimés dans ses rêves. « Ce serait une cruauté et une
espèce de meurtre, de ne pas donner à un homme ce qu’il a songé : car ce refus
serait capable de le faire mourir », écrivait un père jésuite44. Aussi était-ce un
devoir sacré d’accorder à un homme ce qu’il avait vu en rêve ou de lui permettre
d’accomplir l’action dont il avait rêvé, à plus forte raison s’il s’agissait d’un
malade. Rien ne pouvait alors le sauver, si ce n’est l’assouvissement des désirs de
son cœur, tels que ses rêves les avaient révélés.

Le Père Raguenau, missionnaire jésuite, nous a laissé une description excel­


lente des croyances et des pratiques des Hurons dans ce domaine45. Les Hurons
distinguaient trois causes de maladie : les causes naturelles, la sorcellerie, les
désirs insatisfaits. L’individu avait conscience de certains de ses désirs insatis­
faits ; d’autres, appelés ondinnonk, restaient inconscients, mais pouvaient lui être
révélés par ses rêves. Il pouvait toutefois oublier ces rêves, et certains désirs insa­
tisfaits ne se manifestaient même pas en rêve. Des devins, appelés les saokata,
étaient capables de découvrir ces désirs insatisfaits en regardant, par exemple,
dans un récipient rempli d’eau. Quand le malade était atteint d’une maladie
fatale, les devins déclaraient que l’objet de son désir était impossible à atteindre.
Quand il avait quelques chances de guérir, ils énuméraient divers objets suscep­
tibles d’être désirés par le malade et l’on organisait un « festival des Rêves ». On
faisait une collecte dans le groupe et l’on faisait cadeau au malade des objets
ainsi recueillis, ceci au cours d’un banquet agrémenté de danses et d’autres mani­
festations dç joie collective. Il n’était pas question de restituer ces objets aux
donateurs. Ainsi le malade retrouvait non seulement la santé, tous ses désirs
satisfaits, mais il en sortait parfois enrichi. Certains donateurs, par contre, pou­
vaient tomber malades à leur tour et rêver qu’ils recevaient une compensation
pour les pertes qu’ils avaient subies. Un « festival des Rêves » était ainsi un
mélange de thérapeutique, de réjouissances collectives et d’échange de biens.

43. Fritz Ernst, Vom Heimweh, Zurich, Fretz und Wasmuth, 1949 ; M. Bachet, « Étude sur
les états de nostalgie », Annales médico-psychologiques, CVIII, n’ 1 (1950), p. 559-587 ; n’ 2,
p. 11-34.
44. Rév. Père Raguenau, The Jesuit Relations and Allied Documents, XLII, Cleveland Bur­
rows Brothers Co., 1899, p. 164.
45. Le Père Raguenau, dans The Jesuit Relations, XXXIII (1898), p. 188-208. Mark D.
Altschule, dans Roots of Modem Psychiatry (New York, Grune and Stratton Inc., 1957), a
montré l’intérêt de ce récit.
58 Histoire de la découverte de l'inconscient

Dans d’autres récits, les pères jésuites décrivent le festival des Rêves comme
un délire, une folie furieuse collective, où les rêveurs couraient par le village,
criant et menaçant les autres, leur demandant de deviner leurs rêves et les obli­
geant à leur donner un objet après l’autre, jusqu’à ce qu’ils aient deviné.
D’autres exemples appartiennent à ce que l’on pourrait appeler la réalisation
symbolique : un père jésuite se trouva visiter une communauté iroquoise le jour
du festival des Rêves. Un des Iroquois voulait le tuer sous prétexte qu’il avait
rêvé qu’il tuait un Français. On lui donna la veste d’un Français et il se contenta
de ce substitut46. Un autre récit met en scène une jeune femme gravement
malade. Quelqu’un rêva qu’elle retrouverait la santé si ses parents lui préparaient
un banquet avec vingt têtes d’élan, chose introuvable à cette époque de l’année.
Un interprète des rêves décida judicieusement que l’on pouvait remplacer les
vingt têtes d’élan par vingt miches de pain47.

Ce genre de traitement nous apparaîtrait inconcevable de nos jours : qui s’avi­


serait de traiter un malade en lui accordant tout ce qu’il désire ? Mais nous sous-
estimons peut-être les bienfaits thérapeutiques de la satisfaction des désirs. Un
coup de chance peut parfois jouer le rôle d’un thérapeute.

La biographie de François Magendie (1783-1855) nous en offre un exemple


remarquable. A l’âge de 21 ans, étudiant en médecine, Magendie vivait dans une
extrême pauvreté et mourait presque de faim ; il tomba malade, souffrit de
dépression, devint dégoûté de la vie et envisagea la suicide. A ce moment, un
huissier se présenta chez lui de façon inattendue et lui annonça qu’il avait hérité
d’une somme de vingt mille francs — ce qui, à l’époque, représentait une fortune
considérable. Magendie recouvra instantanément la santé. Il se procura une écu­
rie de chevaux de course et un chenil de chiens à pedigree, et il mena une vie si
extravagante qu’au bout d’un an il ne lui restait plus rien de cette fortune, mais
simplement le souvenir d’une année merveilleuse. Magendie retourna alors à ses
études médicales et devint plus tard un physiologiste célèbre.
La psychodynamique de ce cas s’explique par les antécédents familiaux et per­
sonnels de Magendie. Il appartenait à une famille riche, ruinée par la Révolution.
Son père, admirateur de Rousseau, l’avait élevé sans lui imposer de discipline. Le
jeune Magendie se trouvait ainsi tout à la fois frustré et intolérant à la frustration.
Ses chevaux de race et ses chiens avaient pour lui la même signification que le
festival des Rêves pour les Iroquois48.

L’assouvissement des désirs frustrés joue probablement un rôle déterminant


dans certains exorcismes et en d’autres techniques thérapeutiques. Bruno Lewin
a montré que la satisfaction substitutive des désirs sexuels permettait de
comprendre les succès thérapeutiques du Zar égyptien.

On recourt à la cérémonie du Zar pour traiter des femmes du peuple névrosées


et hystériques. La cérémonie est organisée par une femme appelée la kudya,

46. Raguenau, The Jesuit Relations, XLII (1899), p. 158-160.


47. Raguenau, The Jesuit Relations, VIII (1897), p. 260-262.
48. Maurice Genty, « Magendie », in P. Busquet et M. Genty éd., Les Biographies médi-
. cales, Paris, Baillière, 1936, IV, p. 113-144.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 59

assistée de trois autres femmes qui chantent, dansent, jouent du tambour et du


tambourin. La participation est réservée aux femmes. Après avoir accompli
divers rites, la malade est introduite dans la salle, vêtue d’un costume de mariée.
On sacrifie un animal, on fait brûler de l’encens, on déshabille la femme et on la
revêt d’une chemise blanche. La kudya se met alors à danser frénétiquement, de
plus en plus violemment, jusqu’à ce qu’elle s’écroule, épuisée. Après une petite
pause, la musique reprend, d’abord lente et douce. La kudya appelle le djinn qui
est censé être son amant. La musique et la danse reprennent de plus belle, la
kudya entre en transe, accomplit les gestes de l’amour le plus orgiaque avec son
amant imaginaire, s’écroule une seconde fois en invitant d’autres démons à s’ap­
procher. La patiente s’associe à la danse frénétique de la kudya, les autres
femmes également, jusqu’à ce qu’elles arrachent toutes leurs vêtements pour se
laisser posséder sexuellement par les djinns. Le docteur Lewin constate que cette
cérémonie est d’un réel secours pour beaucoup de femmes qui y participent. Il en
est qui vont régulièrement au Zar, une fois par mois. Il s’agit habituellement de
femmes frigides et malheureuses en mariage. Le Zar leur assure la seule satisfac­
tion sexuelle qui leur soit accessible49.

Parfois les désirs frustrés ne procèdent ni de l’instinct de possession ni de la


libido, mais des ambitions quant à la réalisation de soi-même. Le docteur Louis
Mars a décrit les réactions paranoïaques de Haïtiens actifs et ambitieux sous l’em­
prise de difficultés croissantes et d’échecs répétés50. Ils se sentent persécutés,
aussi se mettent-ils à leur tour à irriter et à tourmenter les autres. L’attitude de la
collectivité est remarquable : on écoute le patient avec attention et sympathie et
l’on s’efforce de lui trouver une situation répondant à ses aptitudes. Ses manifes­
tations agressives disparaissent progressivement et il finit par se réintégrer dans
sa communauté.
Bien des gens se sentent frustrés parce que leur vie est morne et ennuyeuse et
parce qu’ils ne jouissent pas de la considération de leur entourage, y compris de
leur entourage familial. Des observations faites à Madagascar montrent que cer­
taines techniques thérapeutiques peuvent assurer directement la satisfaction de
ces besoins frustrés.

Le Barbier a décrit le Bilo (mot qui désigne à la fois la maladie, le malade, et


la cérémonie thérapeutique) : le Bilo, écrit-il, est « la plus curieuse, la plus
bizarre, la plus imaginaire des maladies, partant la plus facile à guérir ». Les
malades sont nerveux, hypersensibles au bruit, incapables de tenir en place. Le
guérisseur local, ou ombiasa, choisit la date du « sacre ». Le héros de la céré­
monie sera le malade lui-même que l’on traitera en « roi », sa famille représen­
tant sa « cour » et les autres habitants du village ses sujets. Le jour de la céré­
monie, on le revêt d’habits magnifiques et tous lui témoignent respect et
déférence. Deux fois par jour on organise pour lui des chants et des danses, aux­
quels il pourra participer s’il le désire. Ces festivités durent de quinze à vingt

49. Bruno Lewin, « Der Zar, ein âgyptischer Tanz zur Austreibung bôser Geister bei Geis-
teskrankheiten, und seine Beziehungen zu Heiltanzzeremonien anderer Vôlker und der Tanz-
wut des Mittelalters », Confinia Psychiatrica, I (1958), p. 177-200.
50. Louis Mars, « La schizophrénie en Haiti », Bulletin du Bureau d’ethnologie, n 15
(mars 1958).
60 Histoire de la découverte de l'inconscient

jours, jusqu’à ce que le malade soit guéri. On sacrifie alors un bœuf et le Bilo
boira de son sang51.
Un autre récit, en provenance d’une autre province de Madagascar, rapporte
qu’après quinze jours de chants et de danses les festivités se terminent par
l’« élévation » du Bilo. On construit une tribune d’environ 2,50 mètres de haut ;
le malade y prend place, une petite statue à ses pieds. On offre un sacrifice, on fait
prendre un bain au malade et on lui sert un repas qu’il consommera sur la
tribune52.
On comprend que le « moi » (ce mot étant pris au sens de la conversation cou­
rante) se trouve exalté chez le malade quand pendant deux semaines on le traite
comme un roi, pour l’élever ensuite sur une tribune construite à son intention. Il
n’est pas étonnant que le traitement du Bilo soit souvent couronné de succès53.
Dans une étude sur les guérisons miraculeuses, Janet estime que beaucoup parmi
les malades ainsi guéris souffraient d’un manque de considération de la part de
leur entourage54. Une guérison miraculeuse revenait à rehausser subitement leur
prestige et leur considération sociale.

Guérison cérémonielle

Une des différences essentielles entre le traitement scientifique moderne et les


méthodes de guérison primitive, c’est que l’un est prosaïque, tandis que les autres
sont accomplies généralement comme une cérémonie. Ceci vaut de toutes les
thérapeutiques présentées jusqu’ici. Mais il est des cas où la cérémonie ne repré­
sente pas seulement le cadre du traitement, mais où elle en est le principal agent
thérapeutique.
La guérison cérémonielle peut prendre des formes très variées. Hocart, a
montré que certaines cérémonies thérapeutiques reprenaient d’anciens rites d’ini­
tiation (ou des éléments de ces rites), tombés en désuétude comme tels, mais qui
avaient reçu une signification nouvelle en qualité de méthode thérapeutique55.
Parfois cette cérémonie est une sorte de réactualisation du traumatisme patho­
gène initial. Parfois elle est une réactualisation des grands mythes de la tribu —
création du monde ou histoires des dieux56. Souvent—qu’il y ait ou non de telles
réactualisations — le malade est intégré dans un groupe (en particulier dans une
association de guérisseurs, comme chez les Zunis) ou pris en charge par le

51. C. Le Barbier, « Notes sur le pays des Bara-Imamono », Bulletin de l’Académie mal­
gache, nouvelle série, III (1916-1917), p. 63-162.
52. E. Birkeli, « Folklore sakalava recueilli dans la région de Morondava », Bulletin de
l’Académie malgache, nouvelle série, VI (1922-1923), p. 185-364.
53. Un autre facteur puissant de guérison : si le malade n’est pas guéri après le Bilo, il est
tenu pour responsable, devient l’objet de la réprobation publique, et risque d’être exclu de la
communauté. L’ethnologue Louis Molet a attiré l’attention de l’auteur sur ce point.
54. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, Paris, Alcan, 1919,1, P- 11-17.
55. A.M. Hocart, The Life-Giving Myth and Other Essays, New York, Grave Press, Inc.,
1954, chap. 20.
56. L’effet thérapeutique du « retour aux origines » et de la réactualisation des grands
mythes cosmogoniques a été bien mis en lumière par Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères,
Paris, Gallimard, 1957, p. 48-59.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 61

groupe social auquel il appartient : famille, clan, tribu. Enfin la cérémonie peut
tirer son efficacité de la magnificence des rites, des costumes, de la musique et
des danses.
On trouve la thérapeutique par la réactualisation du trauma initial chez les
Pomos, une tribu indienne de Californie. Freeland signale que les Pornos
connaissent plusieurs sortes de médecins57. Seul le « médecin-attirail » (ou
« médecin-chantant ») recourt à la méthode dite de la peur. Quand la cause de la
maladie est obscure, quand ses symptômes ne sont pas suffisamment nets et
qu’elle traîne en longueur, le guérisseur soupçonne qu’une rencontre fâcheuse a
eu Heu entre le malade et un esprit (incident dont le patient peut n’avoir gardé
aucun souvenir). Le médecin interroge la famille pour découvrir ce que le malade
avait fait avant de tomber malade, et ils s’interrogent ensemble sur la nature pro­
bable de l’esprit incriminé. Le médecin essaie alors de reproduire aussi exacte­
ment que possible la vision initiale. Il se déguisera en fantôme ou construira une
reproduction du monstre. Il monte une mise en scène réaliste qu’il découvrira
soudain au malade. Si ce spectacle le terrifie, on estime que l’on a deviné juste.
On recourt aux remèdes habituels pour sortir le malade de l’état de choc consé­
cutif à cette épreuve. Le médecin ôte alors son déguisement de fantôme ou détruit
le monstre qu’il avait confectionné, ceci sous les yeux du malade pour le libérer
de sa frayeur. La guérison, à ce que l’on rapporte, est rapide. ,

Un patient souffrait d’une maladie chronique qui n’avait cédé à aucun traite­
ment. Sa famille se souvint qu’il était allé chasser dans les montagnes le jour où
il tomba malade. Le médecin pensa qu’il avait dû voir un monstre aquatique près
d’une source. Il confectionna un énorme serpent à plusieurs articulations, large
d’un pied et long de six, susceptible d’être mis en mouvement avec des ficelles.
Il peignit ensuite le monstre en blanc, rouge et noir. A ce spectacle terrifiant, le
malade éprouva une telle frayeur qu’il se mit à attaquer ceux qui l’entouraient. Il
fallut six hommes pour le maîtriser jusqu’à ce que finalement il s’évanouît. Le
médecin le fit alors transpirer, lui donna un bain, le fit boire et lui raconta qu’il
avait dû voir un monstre semblable qui ne cessait de le hanter depuis. L’état de
cet homme s’améfiora bientôt.
Une femme avait eu peur pendant la nuit et s’était évanouie. Un « médecin-
chantant » qui se trouvait à proximité supposa qu’elle avait dû voir un fantôme.
Il se déguisa rapidement en fantôme et, avec le secours du père de la malade, il fit
peur à celle-ci, après quoi il la rassura, lui expliquant de quoi il s’agissait. Le len­
demain elle se sentait de nouveau bien.

Nous pourrions quaHfier ces méthodes de thérapeutique par le choc psychique


ou de psychodrame.
Les Zunis connaissent une technique plus compliquée : l’activité thérapeu­
tique n’est pas la prérogative d’un seul homme, mais de plusieurs associations
médicales, c’est-à-dire de groupes de guérisseurs qui prétendent mener à bien
leurs cures par l’entremise de leurs dieux respectifs. Ces dieux sont censés entrer
dans le corps des guérisseurs pendant la cérémonie. Mathilda Stevenson nous a

57. L.S. Freeland, « Pomo Doctors and Poisoners », University of California Publications
in American Archeology and Ethnology, XX (1923), p. 57-73.
62 Histoire de la découverte de l'inconscient

laissé une description détaillée de ces associations et de leurs cérémonies théra­


peutiques38. Celles-ci diffèrent d’une association à l’autre, conformément aux
mythes de leurs dieux respectifs.

Mrs. Stevenson décrit, par exemple, la cérémonie organisée par une de ces
associations pour guérir un cas de mal de gorge. Les membres de l'association se
réunirent au coucher du soleil dans la chambre du malade. Le patient était étendu
sur une couverture au centre de la pièce, dans les bras de son « père de confré­
rie ». Trois théurges, portant les masques et les costumes des trois dieux de l’as­
sociation, entrèrent dans la pièce par le toit, précédés par une femme, membre de
la même association, porteuse des insignes de la société ainsi que d’un panier
contenant un repas sacré. Les « dieux » se livrèrent à différentes danses et à
d’autres rites autour du malade, traçant des traits sur son corps avec du pollen
sacré. Un des rites consistait à faire expectorer le malade à travers la bouche
ouverte du masque du Grand Dieu (que lui présenta l’un des théurges, après quoi
il le remit sur sa figure). Pendant toute la cérémonie un chœur chantait, accom­
pagné de différents instruments. Après avoir accompli une longue série d’autres
rites, les « dieux » repartirent. Le « père de confrérie » donna alors deux gâteaux
au malade qui devait en manger un et donner l’autre à un chien errant, puis les
autres membres de la société partirent à leur tour. La famille du malade leur avait
apprêté un banquet.

Ce traitement se distingue par plusieurs traits marquants : il s’agit d’un traite­


ment collectif, organisé et exécuté, non par un seul homme, mais par une confré­
rie médicale ; c’est un véritable psychodrame (les trois principaux acteurs, revê­
tus des costumes et des masques des trois dieux, sont assistés par les autres
membres de la société, tandis que le malade joue lui-même un rôle actif dans les
rites) ; c’est une thérapeutique religieuse, puisque les dieux s’approchent du
malade et que leurs mythes sont réactualisés ; c’est aussi une « thérapeutique par
la beauté », vu la magnificence des chants, des rites et des costumes ; c’est, en
partie, un traitement par transfert de la maladie ou du mal sur un autre être (le mal
de gorge est transféré à un chien errant) ; on attend du malade qu’il se joigne à la
société après sa guérison (procédé que la psychiatrie moderne est en train de
redécouvrir : d’anciens alcooliques rejoignent souvent des associations de non-
buveurs ; des malades mentaux guéris se retrouvent entre eux dans les clubs)58 59.
On trouve une forme encore plus compliquée de guérison cérémonielle chez
les Navahos, tribu indienne connue pour ses tissages délicats, ses magnifiques
peintures de sable coloré (sandpainting) et sa musique. Leur mythologie est, elle
aussi, extrêmement riche. Leurs thérapeutiques cérémonielles, contrairement à
celles des Zunis, ne sont pas exécutées par des confréries médicales : elles le sont
sous la conduite d’un guérisseur. Le rituel est tellement complexe qu’il faut plu­
sieurs années pour apprendre un seul parmi les « chants des Neuf Jours », réac­
tualisations des grands mythes de la création du monde et des fêtes des dieux
Navahos.

58. Mathilda C. Stevenson, « The Zuni Indians : Their Mythology, Esoteric Fratemities and
Cérémonials », Annual Report of the Bureau of American Ethnology, XXIII, Washington,
Smithsonian Institution, 1901-1902, p. 3-608.
59. Ibid.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 63

Souvent un Navaho souffre de dépression et d’angoisse à la suite d’un cauche­


mar, de l’apparition d’un fantôme, ou par la crainte d’avoir blessé un animal
sacré. Le patient peut se sentir si malade qu’il se laisserait mourir d’inanition.
Dans ce cas une cérémonie thérapeutique, effectuée en temps opportun par le
guérisseur approprié, peut être étonnamment efficace et rapide.
Laura Adams Armer a pu filmer, en 1928, une cérémonie remarquable à
laquelle elle avait assisté. Le pasteur Oskar Pfister en a publié un résumé illustré
dans la revue Imago, et l’a accompagné d’un commentaire psychanalytique60.

Le malade, un homme de 50 ans environ, avait rêvé que son enfant était mort.
Il en fut à ce point bouleversé qu’il tomba dans un état de dépression sévère. Au
bout de quelques semaines on consulta un devin. Celui-ci entra en transe, regarda
les étoiles et vit un ours. Il dit au malade : « Cherche un chanteur capable de
chanter le chant de la Montagne car tu mourras sûrement si tu ne le trouves pas. »
On trouva la chanteur, et il dit au malade : « Quand tu étais petit, tu as vu un ours
malade ou mort ; ou bien c’est ta mère qui l’a vu avant ta naissance. Cet ours était
un animal sacré. Il faut maintenant te réconcilier avec lui. » A cet effet, il fallait
exécuter un des chants de Neuf Jours, la forme masculine du chant de la
Montagne.
On construisit deux huttes : l’une, la « maison des chants » ou « maison de la
médecine » pour le malade, l’autre pour sa femme et ses enfants. Tous ses
‘ « frères de clan » vinrent prêter leur concours pendant les neuf jours que dura la
cérémonie, tandis que les femmes de sa famille faisaient la cuisine et assuraient
le service. Le malade, le guérisseur et les autres hommes commencèrent par
prendre des bains de vapeur et par se soumettre à des rites de purification.
Les chants, rites et cérémonies de ces neuf jours sont si complexes qu’il fau­
drait un livre entier pour décrire en détail une seule de ces cérémonies. (Telle est
la monographie que Washington Matthews a écrite sur le chant de la Nuit)61.
Douze hommes se retrouvèrent devant la maison de la médecine les sixième, sep­
tième, huitième et neuvième jours, et, sous la direction du guérisseur, ils exécu­
tèrent de belles peintures sur le sol avec du sable coloré. Ces dessins sont aussi
remarquables pour leur valeur artistique que pour leur signification mytholo­
gique et symbolique. Le guérisseur accompagnait ces rites de gestes et de chants
magiques. Chaque jour, quand tous les rites étaient accomplis, on défaisait les
peintures de sable et on répandait le sable coloré sur le malade. A la fin du neu­
vième jour, environ deux mille Navahos — hommes, femmes et enfants — se
joignirent à la famille pour chanter la dernière partie du chant de la Montagne et
la cérémonie se termina par une danse religieuse débordante de joie. Le malade
se sentit alors guéri. Une enquête entreprise deux ans après établit que le traite­
ment avait parfaitement réussi et qu’il n’y avait pas eu de rechute.
Dans son commentaire, le pasteur Oskar Pfister propose une interprétation
psychanalytique : l’ours est le symbole du père. Enfant, le malade avait nourri
des intentions de mort à l’égard de son père. Aussi craignait-il maintenant que

60. Oskar Pfister, « Instinktive Psychoanalyse tinter den Navaho-Indianem », Imago,


XVIII, n* 1 (1932), p. 81-109.
61. Washington Matthews, « The Night Chant, a Navaho Ceremony », Memoirs of the
American Muséum ofNatural History, vol. VI ; Anthropology, vol. V ( 1902).
64 Histoire de la découverte de l’inconscient

son enfant ait les mêmes sentiments à son égard. En retour, il désirait incons­
ciemment la mort de son enfant, d’où un sentiment de culpabilité. Il lui fallait se
réconcilier avec son père par l’intermédiaire de deux substituts (le devin et le
guérisseur) et du même coup il devait se réconcilier avec toute la communauté et
avec les dieux de la tribu. Pendant les neuf jours que dura la cérémonie, il fut
d’abord réconcilié avec sa famille et ses frères de clan, puis avec un groupe plus
large et enfin, le dernier soir, avec toute sa tribu. Toutes ces expiations et ces
réconciliations se situaient à un niveau inconscient, symbolique.

Cette interprétation peut jeter quelque lumière sur le mécanisme de la guéri­


son, mais elle n’épuise pas le sujet. Pfister ajoute lui-même que la participation
intense de toute une communauté profondément sympathisante rappelle les gué­
risons miraculeuses effectuées à certains sanctuaires ou lieux de pèlerinage. Mais
les cérémonies Navahos ne se contentent pas de réconcilier la malade avec la
communauté et avec les dieux ; cette réconciliation progressive passe par la réac­
tualisation des mythes cosmogoniques et d’autres mythes sacrés. D’autre part,
ces cérémonies des Navahos sont sans rivales quant à l’abondance des manifes­
tations artistiques qui y sont prodiguées — art, musique, poésie, danse —, qui en
font une « thérapeutique par la beauté » qui n’a aucun équivalent dans la psycho­
thérapie moderne.
Le seul parallèle que nous puissions trouver à ces thérapeutiques cérémo­
nielles, dans le monde occidental, ce sont les guérisons obtenues dans certains
sanctuaires et lieux de pèlerinage, particulièrement florissants dans les pays
méditerranéens. Un des mieux connus parmi ces sanctuaires est celui de Lourdes,
remarquable par la beauté impressionnante du site, avec la source et la grotte, la
majesté des cérémonies, l’apparat des processions et « la prière incessante qui ,
s’élève jour et nuit de foules innombrables au point que l’air lui-même en est tout
chargé et comme vibrant »62. Mais on pense moins, peut-être, à l’intégration pro­
gressive des pèlerins et des malades dans des groupes de plus en plus larges et de
plus en plus nombreux. Après une préparation individuelle sérieuse (confession,
prière, exhortations) chez lui, le malade se joint à un groupe de pèlerins de sa
paroisse. Plusieurs groupes paroissiaux fusionnent en un groupe plus vaste (un
diocèse) et le voyage long et peu confortable se déroule dans une atmosphère de
ferveur enthousiaste. Les trois jours passés à Lourdes se déroulent en suivant un
programme minutieux conduit avec une grande précision. Le malade se trouve
pris dans une foule immense où jamais, pourtant, il ne se sent abandonné et où
l’on s’occupe constamment de lui. Chaque paroisse, chaque diocèse, chaque
nation gardent leur individualité. Mais à l’apogée des cérémonies du pèlerinage
toutes ces distinctions s’évanouissent, et le pèlerin se sent lui-même fondu
momentanément dans une multitude innombrable, une gigantesque âme collec­
tive débordante d’enthousiasme religieux. Bien des guérisons surviennent à ce
moment précis, tout comme le malade de Stevenson avait été guéri au dernier
soir du chant des Neuf Jours.

62. Ruth Cranston, The Miracle ofLourdes, New York, McGraw-Hill, Inc., 1955, p. 7.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 65

Guérison par incubation

Les procédés thérapeutiques primitifs sont souvent si complexes qu’il n’est


pas facile de les classer. Ceci est par exemple le cas pour l’incubation, qui pour­
rait être rangée parmi d’autres sortes de cérémonies thérapeutiques, puisque l’in­
cubation, qui en est l’élément essentiel, est précédée et suivie de cérémonies et de
rites variés. H convient cependant de la décrire pour elle-même, puisqu’elle
constitue l’agent thérapeutique principal.
L’incubation consiste dans le fait d’« être couché sur le sol ». Le malade devait
passer une nuit dans une grotte, couché sur le sol, et avoir une vision onirique qui
le guérirait.
Ce genre de thérapeutique semble avoir atteint sa perfection dans l’ancienne
Grèce, dans les Asclépéia ou temples d’Asclépios (Esculape), un des dieux de la
médecine. Mais ses origines remontent sans doute bien plus haut.

Originellement, l’incubation semble bien s’être faite dans une grotte (rempla­
cée dans les Asclépéia par une chambre souterraine). H est d’autres exemples de
l’usage de grottes à des fins magico-religieuses, ainsi l’oracle de Trophonios dans
l’ancienne Grèce63. Là, les visiteurs dévaient se soumettre à une préparation spé­
ciale ; ils devaient en particulier boire de l’eau de la « source de l’Oubli » et de la
« source de la Mémoire ». Dans la grotte, ils avaient des visions effrayantes d’où
ils sortaient tout hébétés. Sous la conduite des prêtres, ils prenaient alors place
dans la « chaire de la Mémoire » où ils racontaient ce qu’ils avaient vu. Les céré­
monies mystérieuses des Asclépéia baignaient également dans une atmosphère
de crainte, les patients devaient se soumettre à des rites préparatoires très
compliqués, eux aussi faisaient sous terre l’expérience d’événements mystérieux,
et ils s’attendaient eux aussi à recevoir un oracle. Dans les Asclépéia, il s’agissait
d’un oracle thérapeutique sous forme de rêve.

Nous possédons des renseignements sur de nombreux Asclépéia, mais les


mieux connus sont ceux d’Épidaure, de Pergame et de Cos64. Certains temples
d’Esculape étaient des édifices importants, au témoignage des auteurs anciens et
de la recherche archéologique moderne. Les malades y venaient de très loin pour
recouvrer la santé. Nous manquons malheureusement de détails sur les tech­
niques utilisées. Nous ignorons, par exemple, la signification et la destination
d’un labyrinthe circulaire, le tholos, découvert dans les ruines de plusieurs
Asclépéia.
On peut supposer que la beauté du site de maints Asclépéia, le voyage, l’at­
tente, les récits de guérisons miraculeuses agissaient sur l’esprit du malade.
Avant d’être admis dans le sanctuaire, il devait se soumettre à une série d’exer­
cices préparatoires, où figuraient le jeûne, l’ingestion d’eau de sources sacrées, et
divers autres rites. L'incubation, c’est-à-dire la nuit passée dans le sanctuaire,

63. Pausanias, Description de la Grèce. Trad. angl. : Description of Greece, FV, Book 9,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, The Loeb Classical Library, 1955, chap. 39, p.
347-355.
64. Emma J. Edelstein et Ludwig Edelstein, Asclepius. A Collection and Interprétation of
the Testimonies, 2 vol.. Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1945. Karl Kerenyi, Der gôtt-
HcheArzt, Bâle, Ciba Gesselschaft, 1948.
66 Histoire de la découverte de l’inconscient

représentait le sommet de la cure. Le malade était revêtu d’un costume spécial


orné de rubans de pourpre ; parfois même on lui mettait une couronne sur la tête.
Le lieu sacré où il devait passer la nuit était une pièce souterraine appelée abaton.
Ses murs étaient couverts d’insçriptions racontant les miracles accomplis en ce
lieu. A l’origine, le malade devait se coucher sur le sol. Plus tard, il disposa d’une
sorte de lit appelé klinè. A la différence du divan psychanalytique, cette klinè
était faite pour dormir et faire des rêves.
Pendant la nuit qu’il passait dans Yabaton, le malade pouvait avoir des appa­
ritions, recevoir un oracle, faire un songe, ou encore avoir une vision.
Il y avait « apparition » si le malade, encore éveillé, voyait un dieu, le plus
souvent Esculape, qui pouvait garder le silence ou lui communiquer un message.
D pouvait encore entendre des voix, sentir comme le souffle d’un vent ou voir
une lumière éblouissante. Ces manifestations ont été l’objet de nombreuses dis­
cussions : on les a attribuées soit à l’usage de drogues, soit à l’hypnose, soit
encore à un subterfuge des prêtres. Le malade était favorisé d’un « oracle » lors­
qu’on rêve il recevait des instructions de la part d’un dieu ou d’un prêtre. Une
« vision » était un songe révélant à l’avance un événement à venir. Le « songe
proprement dit » était un rêve particulier qui entraînait par lui-même la guérison.
Ce songe n’avait pas besoin d’être interprété pour préciser le conseil qu’il expri­
mait : le malade se contentait de rêver, et du fait même la maladie disparaissait.
D s’agit là évidemment d’une forme de psychothérapie qui n’a pas son équivalent
de nos jours et qui mériterait que nous nous y attardions davantage. Dans une
étude consacrée à ces phénomènes, C.A. Meier, psychanalyste de l’école jun-
gienne, mentionne que Kieser, un élève de Mesmer, avait exprimé une idée ana­
logue : « Lorsque le sentiment intérieur de la maladie se personnifie et s’exprime
en symboles, la guérison peut survenir »65.

La guérison par l’hypnose

Dans quelle mesure la médecine primitive appliquait-elle l’hypnose à des fins


thérapeutiques ? La question est encore controversée malgré le nombre des don­
nées qui ont été réunies à ce sujet66. Il est certain que bien des guérisons obtenues
par la médecine primitive étaient accompagnées par la production, chez le
malade, d’un état hypnotique ou semi-hypnotique. Bastian reconnaît clairement,
dans le récit de sa propre expérience en Guyane, qu’il avait glissé dans un état
hypnotique d’un genre agréable. Mais nous ignorons dans quelle mesure ces états
hypnotiques étaient délibérément provoqués par le guérisseur, ou s’ils ne repré­
sentaient pas simplement un effet secondaire des procédés utilisés.
Il est cependant incontestable que certains guérisseurs sont capables d’utiliser
consciemment et délibérément l’hypnose, ainsi qu’en témoignent les cérémonies
d’initiation des guérisseurs australiens. C’est probablement ce qui explique que
ces guérisseurs donnent des descriptions fantastiques des pouvoirs dont ils se

65. C.A. Meier, Antike Inkubation und moderne Psychothérapie, Zurich, Rascher-Verlag,
1949, p. 59-65.
66. Otto Stoll, Suggestion und Hypnotismus in der Vôlkerpsychologie, 2e éd., Leipzig, Von
Weit und Co., 1904.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 67

disent revêtus. Ces descriptions sont à peu près identiques à travers tout le conti­
nent, même dans les régions les plus reculées. Suivant Elkin, les guérisseurs aus­
traliens sont unanimes à raconter que, lors de la dernière étape de leur initiation,
on leur ouvre le corps et on leur enlève leurs organes pour les remplacer par
d’autres, et que ces incisions guérissent spontanément sans laisser de cicatrices67.
On rapporte aussi que ces guérisseurs sont capables de provoquer des hallucina­
tions collectives, telles que des visions d’une corde magique, par exemple. Les
récits d’Elkin ont été confirmés par R. Rose, chercheur qui avait reçu une for­
mation parapsychologique68. Ces hallucinations ressemblent étonnamment à
celles que l’on a décrites au Tibet, aussi Elkin suppose-t-il que les Australiens et
les Tibétains tenaient leurs connaissances secrètes d’une source commune.
Bien que ces faits semblent indiquer que les guérisseurs possédaient une cer­
taine connaissance de l’hypnotisme, ils n’impliquent pas nécessairement que
celui-ci ait jamais été utilisé consciemment à des fins thérapeutiques. C’est dans
un manuscrit égyptien du in® siècle de notre ère, publié par Brugsch69, que nous
trouvons un exemple qui se rapproche des techniques de l’hypnotisme moderne.
Ce manuscrit décrit la façon dont on avait provoqué l’hypnose chez un jeune gar­
çon en lui faisant fixer un objet lumineux, et il décrit ce que ce garçon (Usait avoir
vu et entendu sous l’empire de l’hypnose. Il faudrait en conclure que l’on utilisait
l’hypnotisme pour déterminer la clairvoyance plutôt qu’à des fins thérapeutiques.
On a supposé aussi que les visions terrifiantes de la grotte de Trophonios et les
visions curatives des Asclépéia étaient de nature hypnotique. La chose est très
possible, mais il est difficile de le prouver.

Guérisons par la magie

La plupart des techniques de guérison que nous avons passées en revue jus­
qu’ici ont pu être qualifiées de magiques ou comportaient certains éléments
magiques. Mais le champ de la magie est bien plus large que celui de la
médecine.
La magie peut se définir comme une technique inadéquate par laquelle
l’homme cherche à maîtriser la nature, en d’autres termes, comme une anticipa­
tion fallacieuse de la science70. Le magicien recourt à une prétendue technique
pour essayer de réaliser ce que l’homme moderne est capable d’obtenir par des
moyens scientifiques appropriés. Mais tandis que la science est « neutre », c’est-
à-dire qu’elle peut être utilisée à des fins bonnes ou mauvaises, la magie se dis­
socie habituellement de façon plus tranchée en « mauvaise » et « bonne » magie.
La première est censée provoquer la maladie, la seconde la guérir.

67. A.P. Elkin, Aboriginal Men of High Degree, Sidney, Australasian Publishing Co.,
1945.
68. Ronald Rose, Living Magic. The Realities Underlying the Psychical Practices and
Beliefs ofAustralian Aborigines, New York, Rand McNally and Co., 1956.
69. Heinrich Brugsch, Aus dem Morgenlande, Leipzig, Ph. Reclam jun., Universal-Biblio-
thek, 1893, n’ 3151-3152, p. 43-53.
70. Marcel Mauss et H. Hubert, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », L'Année
sociologique, vol. VII (1902-1903). J.G. Frazer, The Golden Bough, vol. I, The Magic Art and
the Evolution ofKings, 3e éd., Londres, Macmillan, 1911.
68 Histoire de la découverte de l'inconscient

La magie a également été définie comme un système de pensée et d’action qui


projette indûment dans l’univers matériel certaines des formes de la vie sociale71.
Dans son ignorance des lois abstraites, constantes et impersonnelles qui régissent
l’univers, la magie les remplace par un ensemble de règles semblables à celles
qui gouvernent la société. Le magicien s’adresse aux forces de la nature sous la
forme de conjurations et d’incantations calquées sur les requêtes et les injonc­
tions sociales. Quant aux rites, ils copient le cérémonial social. Le magicien est
censé s’assurer de la sorte une maîtrise des forces de la nature : le temps, la
fécondité des animaux, l’abondance de la récolte, la maladie (qu’il peut provo­
quer ou guérir).
Les pratiques de la médecine primitive qualifiées de magiques constituent un
groupe hétérogène où nous pouvons distinguer plusieurs sous-groupes :
— Il s’agit parfois de l’utilisation rationnelle, quoique inavouée, de drogues
ou de poisons efficaces, encore que la plupart des substances magiques agissent
probablement comme placébos.
— Le magicien peut éventuellement mettre à profit des pouvoirs parapsycho-
logiques, tels que la clairvoyance et la télépathie.
— Il est probable que les manifestations hypnotiques y jouent parfois aussi un
rôle.
— Les magiciens recourent largement à la supercherie et à la prestidigitation.
— La suggestion est sans doute, de loin, le facteur le plus important et le plus
efficace. Une pratique magique peut atteindre son but lorsque l’individu qui s’y
soumet croit fermement en son efficacité. D’autre part, le magicien croit en son
propre pouvoir, et la communauté entière croit en l’existence et en l’efficacité de
l’art magique, parce que cet art apparaît nécessaire à la cohésion de la société72.
La croyance en la magie est universellement répandue chez les populations
primitives. Elle a subsisté chez les peuples civilisés (habituellement sous le nom
de sorcellerie) jusqu’à une date relativement récente. Elle n’a reculé que devant
les progrès de la science. Le pouvoir, pour he pas dire la toute-puissance, attribué
à la magie par les peuples primitifs est attesté par la croyance très répandue que
la magie est capable de tuer quelqu’un et qu’il est possible de le sauver au dernier
moment en faisant appel à la contre-magie. Il y a là, en fait, plus qu’une simple
croyance superstitieuse : de nombreux témoignages dignes de foi attestent la réa­
lité d’événements de ce genre dans certaines régions du monde, comme l’Austra­
lie et la Mélanésie.
H. Basedow, entre autres, rapporte comment, dans le centre de l’Australie, un
homme pouvait être tué par un bâton ou un os « braqué contre lui », ce geste s’ac­
compagnant de divers rites et conjurations. La victime meurt en l’espace de
quelques heures.

L’individu qui s’aperçoit qu’il est la cible d’un de ses ennemis qui « braque un
os contre lui », offre un spectacle lamentable. Il est comme hébété, les yeux fixés
sur l’agresseur perfide, les bras levés comme pour parer l’instrument de mort

71. Louis Weber, Le Rythme du progrès, Paris, Alcan, 1913.


72. Le rôle de la suggestion collective a été bien mis en lumière par Marcel Mauss, « Effet
physique de l’idée de mort suggérée par la collectivité (Australie, Nouvelle-Zélande) », loc.
cit. ; voir également Claude Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie », Les Temps modernes, IV,
n” 41 (mars 1949), p. 121-138.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 69

qu’il imagine lui transpercer le corps. Son visage blêmit, ses yeux deviennent
vitreux, son visage se crispe horriblement comme s’il était frappé de paralysie. Il
essaie de crier, mais sa gorge se refuse habituellement à laisser échapper le
moindre son ; seul un peu d’écume lui échappe des lèvres. Tout son corps est pris
de tremblement, ses muscles se contractent involontairement. Il tombe à la ren­
verse et s’écroule sur le sol, pendant quelques instants il semble évanoui. Mais
bientôt après, il est saisi de convulsions comme un homme à l’agonie, il se
couvre le visage de ses mains et se met à gémir. Il finit par se ressaisir un peu et
rampe jusqu’à sa hutte.' Il tombe alors dans un état de langueur, refusant toute
nourriture et se désintéressant complètement de la vie de la tribu. A moins que le
guérisseur (ou nangarri) ne lui vienne rapidement en aide en lui appliquant un
contre-charme, il ne tardera pas à mourir73.
Le nangarri appelé pour sauver le patient autorise la présence de quelques-uns
des membres de la famille. Il entonne des chants magiques, découvre l’endroit où
s’est prétendument logé le mal, puis extrait ce dernier par succion et le montre à
la famille. L’effet de cette intervention est surprenant. L’infortuné qui était
jusque-là aux portes de la mort, lève la tête pour contempler, émerveillé, l’objet
que lui montre le nangarri et qu’il croit sérieusement avoir été extrait de son
corps. Convaincu de sa réalité, il se soulève, s’assied et demande à boire un peu
d’eau. C’en est fait de sa crise et il a tôt fait de recouvrer la santé. Sans l’inter­
vention du nangarri, ce malheureux « visé par l’os » se serait certainement tour­
menté jusqu’à la mort. Mais pour guérir il lui a suffi de voir un objet auquel un
homme, qui fait autorité dans le groupe social, attribue la cause de son mal ; cet
objet enlevé, il se sent à nouveau revivre. La foi implicite de l’indigène dans les
pouvoirs magiques du guérisseur de sa tribu est capable de provoquer des guéri­
sons qui surpassent tous les exploits des guérisseurs qui font appel à la foi dans
des sociétés d’un niveau culturel plus élevé.

De tels exemples peuvent nous aider à comprendre la signification de la méde­


cine magique. Si un magicien est capable, par l’effet de la suggestion collective,
de provoquer rapidement la mort psychogène de sa victime, comme de l’arracher
presque instantanément à la mort imminente, il sera aussi capable de provoquer,
toujours par la suggestion, un grand nombre de symptômes de maladies, puis de
les guérir. Il sera également capable de guérir des malades qui croient ou soup­
çonnent seulement être les victimes de la magie. Ces cas requièrent un recours
magique supplémentaire : il faut d’abord faire le diagnostic, déterminer si la per­
sonne est effectivement ensorcelée ou non et, si oui, trouver quel en est l’insti­
gateur. Cette dernière tâche revient souvent à un spécialiste, le devin.
La guérison par la magie peut ainsi revêtir deux formes essentielles. La pre­
mière fait appel à la contre-magie : une maladie supposément provoquée par la
magie noire sera guérie en éliminant sa cause. Pour cela, ou bien on tuera le sor­
cier supposé responsable de la maladie, ou bien on neutralisera son action en
recourant à une contre-sorcellerie. Une autre application de la contre-magie est la
prévention des effets néfastes de la magie par le moyen de talismans ou d’autres
recours protecteurs. La deuxième forme de recours à la magie consiste à l’appli­

73. Herbert Basedow, The Australian Aboriginal, Adélaïde, F.W. Preece and Sons, 1925,
p. 174-182.
70 Histoire de la découverte de l'inconscient

quer d’emblée pour traiter une maladie, sans que cette maladie ait elle-même été
provoquée par la magie.
On trouve de nombreuses sortes de magiciens et une variété infinie de pra­
tiques magiques et contre-magiques. Un bon nombre de ces pratiques se
retrouvent dans la médecine populaire, jusque dans nos pays civilisés. Une étude
systématique de la médecine magique nous aiderait certainement à mieux
comprendre les manifestations de ce que nous appelons la suggestion et
l’autosuggestion.

Les thérapeutiques rationnelles dans le cadre de la médecine


primitive

On a trop souvent admis, sans autre examen, que la médecine primitive tout
entière appartenait au domaine de l’irrationnel et du fantastique. N’oublions pas
que le guérisseur s’occupe essentiellement des maladies graves extraordinaires et
que ce sont habituellement d’autres — que nous pourrions appeler des médecins
profanes — qui s’occupent des maladies plus bénignes ou manifestement phy­
siques. Comme l’a montré Bartels, une grande partie de la médecine primitive
correspond aux premiers balbutiements de la médecine empirique : bains, suda­
tion, massages, obstétrique élémentaire, drogues. Il est bien connu que la phar­
macopée moderne a hérité un bon nombre de ses drogues les plus actives de la
médecine primitive. Certains peuples avaient poussé plus loin que d’autres ces
thérapeutiques rationnelles et empiriques. Nous devons à G.W. Harley, qui a
vécu dans la tribu Mano du Liberia, l’une des meilleures études sur la médecine
rationnelle primitive74. Il recense environ cent maladies, dont quinze seulement
sont justiciables de traitements magiques ou d’autres procédés irrationnels. Les
guérisseurs utilisaient plus de cent plantes sous forme d’infusions, de décoctions,
etc.
R.W. Felkin, jeune médecin qui a exercé en Ouganda en 1884, a publié le
compte rendu d’une césarienne dont il avait été le témoin en 1879 à Katura, qui
faisait alors partie du royaume Bunyoro75. A l’époque, son témoignage fut
accueilli avec le plus grand scepticisme. Des études récentes ont cependant
révélé que la médecine Bunyoro avait d’autres exploits à son actif. Comme l’a
établi Davies, certains génies locaux avaient apparemment « franchi le Rubicon
qui sépare l’univers magique de celui régi par la science expérimentale »76.
Quant au traitement des maladies mentales, on pourrait en dire autant des
méthodes appliquées par un guérisseur indigène lapon, dont fait état l’ethnologue
J. Qvistad77. Ce guérisseur prescrivait à ses malades mentaux une règle de vie : il

74. G.W. Harley, Native African Medicine, Cambridge, Mass., Harvard University Press,
1941.
75. R.W. Felkin, « Notes on Labour in Central Africa », Edinburgh Medical Journal,
XXIX (1884), p. 922-930.
76. J.N.P. Davies, « The Development of “Scientific” Medicine in the African Kingdom of
Bunyoro-Kitara », Medical History, m (1959), p. 45-47.
77. J. Qvistad, Lappische Heilkunde, Oslo, Instituttet for Sammenlignende Kulturforsk-
ning, 1932, p. 90-91.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 71

leur demandait de s’abstenir de boissons alcooliques, de tabac et de café, de se


lever et de se coucher tôt, de rester toujours occupés à des travaux faciles. Quel­
qu’un devait suivre en permanence le malade sans qu’il ait l’impression d’être
surveillé. Le malade devait s’abstenir de tout médicament, mais devait se baigner
deux fois par jour, le matin dans de l’eau de mer et le soir dans de l’eau douce. Il
ne fallait pas l’attacher quand il se montrait agressif, mais l’enfermer dans une
pièce d’où l’on avait pris soin d’éliminer tout objet avec lequel il aurait pu se
blesser. S’il attaquait quelqu’un, il fallait lui frapper le corps nu avec une branche
dépouillée de ses feuilles. H fallait parler énergiquement et sans crainte. On
assure que ce guérisseur lapon avait ainsi guéri de nombreux malades mentaux.

Traits fondamentaux des thérapeutiques primitives

Jusqu’ici nous avons passé en revue les principales techniques thérapeutiques


primitives en dégageant certaines ressemblances entre ces méthodes et celles uti­
lisées par la psychothérapie moderne. Il ne faudrait toutefois pas minimiser les
différences, ni perdre de vue qu’à travers l’infinie variété des techniques primi­
tives nous pouvons néanmoins retrouver certains traits fondamentaux, certaines
constantes.

1. Le guérisseur primitif joue un rôle bien plus important dans sa communauté


que le médecin actuel. Sigerist écrit : « C’est une insulte pour le guérisseur d’en
faire l’ancêtre du médecin moderne, n l’est, certes, mais il est bien davantage ; il
est l’ancêtre de la plupart de nos professions actuelles »78. Il ne s’occupe pas seu­
lement du bien-être de son peuple (depuis la pluie qu’il fera tomber jusqu’à la
victoire militaire qu’il lui assurera) ; il est souvent un sorcier redouté, il est par­
fois le barde qui sait chanter les origines du monde et l’histoire de sa tribu. Bien
avant toute division du travail, le guérisseur était le seul, avec le chef et le prêtre,
à jouir d’un statut professionnel, et parfois il cumulait ces trois fonctions. Plus
souvent cependant, les différentes fonctions du guérisseur incombaient à des per­
sonnes différentes. Certaines tribus avaient plusieurs classes de guérisseurs : il
pouvait ainsi y avoir des chamans jouissant d’un grand prestige qui ne s’occu­
paient que des maladies de la perte de l’âme, tandis que le traitement de maladies
physiques plus bénignes était confié à des guérisseurs de rang inférieur.
2. En cas de maladie, surtout s’il s’agit d’une maladie grave et dangereuse, le
primitif fait davantage confiance à la personne du guérisseur qu’à des remèdes ou
autres techniques thérapeutiques. La personnalité même du guérisseur apparaît
ainsi comme le principal agent de la guérison outre la science et le savoir-faire
indispensables. Maeder distingue trois types de guérisseurs primitifs : le premier
pourrait être qualifié de guérisseur profane faisant appel à des traitements ration­
nels ou prétendus tels. Le second serait le magicien qui doit son efficacité à son
prestige et à la suggestion. Le troisième, enfin, est le guérisseur religieux sur qui,

78. Henry Sigerist, A History ofMedicine, New York, Oxford University Press, 1951,1, p.
161.
72 Histoire de la découverte de l’inconscient

d’après Maeder, le malade projette l’« archétype du Sauveur », tandis que le gué­
risseur éveille et développe dans le patient ses capacités d’autoguérison79.
3. Le guérisseur primitif est un homme très habile et très instruit, « un homme
de haut niveau » — c’est ainsi qu’Elkin qualifie le guérisseur australien qui n’ac­
quiert son statut qu’au terme d’un entraînement long et difficile. La plupart des
guérisseurs primitifs reçoivent leur formation d’autres guérisseurs et sont
intégrés à des groupes qui leur transmettent leurs connaissances secrètes et leurs
traditions. Beaucoup d’entre eux doivent se soumettre à une « maladie initia­
tique ». Bien des guérisseurs primitifs sont effectivement sujets à des manifesta­
tions psychopathologiques. A cet égard, Ackerknecht distingue trois types de
guérisseurs : le « non-inspirationnel » qui recourt au jeûne, même à l’alcool et
aux drogues pour induire en lui-même visions et transes ; l’« inspirationnel » qui
se soumet à la possession rituelle, c’est-à-dire à une variété d’auto-hypnose,
assez proche de l’état de transe de nos médiums occidentaux ; les véritables cha­
mans, qui ne sont devenus chamans qu’après avoir fait l’expérience d’une grave
maladie mentale, d’un type particulier80. C’est le cas des chamans de certaines
tribus d’Afrique du Sud, d’Indonésie et surtout de la Sibérie. Des ethnologues
russes ont décrit la maladie initiatique des chamans sibériens.

Nioradzé raconte ainsi comment le jeune homme qui a reçu l’appel se retire de
la société ; il passe ses nuits à même le sol, voire dans la neige, il observe de
longues périodes de jeûne, supporte de grandes privations et fatigues et s’entre­
tient avec les esprits ; il offre le spectacle d’un psychotique grave. Cependant, à
la différence d’une maladie mentale ordinaire, celle-ci est née d’une vocation
chamanique et, pendant tout le cours de sa maladie, le patient se soumet à une ini­
tiation professionnelle de la part d’autres chamans. La maladie prend fin au
moment où l’entraînement est achevé et où le malade est lui-même proclamé
chaman81.

Il est clair que nous n’avons pas affaire ici à une maladie mentale ordinaire,
mais plutôt à une sorte de « maladie initiatique » que nous pourrions ranger dans
le groupe plus large des « maladies créatrices »82. Rentrent aussi dans cette caté­
gorie les expériences de certains mystiques, poètes et philosophes. Nous exami­
nerons plus tard le rôle joué par ce genre de maladie dans la fondation de la psy­
chiatrie dynamique.
4. Le guérisseur peut être ou ne pas être compétent dans le traitement des frac­
tures, le maniement des drogues, les massages et d’autres thérapeutiques empi­
riques qu’il abandonnera souvent à des guérisseurs profanes. Ses techniques thé­
rapeutiques sont essentiellement d’ordre psychologique, qu’il s’agisse de
maladies organiques ou mentales. Les sociétés primitives ne connaissent pas une

79. Alphonse Maeder, Studien tiber Kurz-Psychotherapie, op. cit.


80. Erwin H. Ackerknecht, « Problems of Primitive Medicine », Bulletin ofthe History of
Medicine, XI, n’ 5 (1942), p. 503-521.
81. Georg Nioradzé, Der Schamanismus bei den siberischen Vôlkem, Stuttgart, Strecker
und Schrôder, 1925.
82. Henri F. Ellenberger, « La notion de maladie créatrice », Dialogue, Canadian Philoso-
phical Review, III (1964), p. 25-41.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 73

distinction aussi nette que nous entre le corps et l’esprit, aussi pouvons-nous
considérer le guérisseur comme un psychosomaticien.
5. Le traitement est presque toujours public et collectif. Habituellement le
patient ne se rend pas seul chez le guérisseur ; il est accompagné de ses proches
qui assisteront au traitement. Le traitement, nous l’avons vu, est en même temps
une cérémonie qui se déroule dans un cadre collectif bien structuré, comprenant
soit toute la tribu du malade, soit les membres d’une société médicale à laquelle
s’adjoindra le patient quand il sera guéri.

Tels sont, en résumé, les traits fondamentaux communs aux différents types de
traitements primitifs dont nous avons essayé de recenser les variétés les plus
importantes. Forest E. Cléments a essayé de reconstruire leur évolution histo­
rique en s’appuyant sur une étude minutieuse des aires de diffusion des princi­
pales théories de la maladie83. Le tableau suivant résume ses hypothèses quant à
leur date d’apparition et leur succession chronologique.

Théorie de la maladie Époque d’apparition Centre géographique


1. Pénétration de Paléolithique (inférieur) Ancien Monde
l’objet-maladie
2. Perte de l’âme Paléolithique (supérieur) Sibérie
3. Intrusion d’un esprit Fin du pléistocène Asie occidentale
4. Violation d’un tabou Relativement récente Trois centres
simultanément

Quant à la théorie de la sorcellerie, elle est, géographiquement, la plus répan­


due de toutes et sa chronologie est incertaine.

Guérison dans les temples et psychothérapie philosophique

Aux environs de 4000 av. J.-C. furent fondés les premiers royaumes et empires
en Asie. Avec eux les religions disposèrent des assises indispensables pour leur
développement et leur organisation, avec des collèges de prêtres et la constitution
de corps de connaissances systématisées. Ceux-ci furent la préfiguration de la
science, d’une science qui s’appuyait sur l’observation et la déduction plutôt que
sur la mesure et l’expérimentation, comme la science moderne.
Certaines techniques de la médecine primitive furent reprises par la nouvelle
médecine, dans le cadre du temple, ainsi, par exemple, l’exorcisme. D’autres
techniques sont probablement nées et se sont développées dans les temples, ainsi
les cures dans les Asclépéia. La médecine profane connut elle aussi un dévelop­
pement autonome, mais elle se révéla plus efficace dans le traitement des mala­
dies organiques que dans celui des troubles d’ordre affectif et mental. Ainsi s’éta­

83. Forest E. Cléments, « Primitive Concepts of Disease », University of California Publi­


cations in American Archaeology and Ethnology, XXXII, n’ 2, Berkeley, 1932, p. 185-252.
74 Histoire de la découverte de l’inconscient

blit la séparation entre la médecine sacerdotale et la médecine proprement dite, la


première étant représentée par le prêtre-thérapeute, la seconde par le médecin.
Ackerknecht a montré que les véritables ancêtres du médecin moderne étaient les
guérisseurs profanes (c’est-à-dire ceux à qui le guérisseur abandonnait le traite­
ment empirique et physique des malades), tandis que le « guérisseur proprement
dit est plutôt l’ancêtre du prêtre qui, pendant des siècles, resta le grand rival du
médecin »84 . Pendant de longs siècles, le médecin et le prêtre-guérisseur vécurent
côte à côte : Cos était le berceau d’Hippocrate et de son école, mais était aussi
célèbre par son Asclépéion. Galien, le médecin le plus célèbre du IIe siècle ap.
J.-C., n’hésitait pas à recourir à l’Asclépéion de Pergame pour certains cas. Il
semble que les traitements psychologiques étaient plus développés dans les
Asclépéia que dans la médecine profane.
Outre la médecine des temples et les premiers rudiments d’une médecine scien­
tifique, ces civilisations connaissaient aussi des techniques très élaborées d’en­
traînement mental — possédant souvent des implications psychothérapiques —
reposant sur certains enseignements philosophiques et religieux. La plus connue
est le Yoga, « technique mystique » extrêmement développée, qui constitue une
sorte de bien commun pour les écoles religieuses et philosophiques de l’Inde85.
D’autres techniques physiologiques et psychothérapiques sont dérivées du
bouddhisme, celles par exemple de la secte Zen.
Dans le monde occidental également, certaines écoles philosophiques élabo­
rèrent des techniques de psychagogie. On oublie souvent que, dans le monde
gréco-romain, l’adoption d’une philosophie ne se réduisait pas à l’acceptation
d’une certaine doctrine. Les pythagoriciens, les platoniciens, les aristotéliciens,
les stoïciens et les épicuriens ne se contenaient pas d’adhérer à des « systèmes
philosophiques », ils étaient membres d’écoles organisées, appelées également
« sectes », qui leur imposaient une méthode psychologique particulière et un
mode de vie86. Outre ses sections locales, chacune de ces écoles possédait son
institut central ou son quartier général. L’institut pythagoricien de Crotone, dans
le sud de l’Italie, avait été détruit par ses ennemis, mais les platoniciens, les aris­
totéliciens et les épicuriens eurent pendant plusieurs siècles leurs instituts respec­
tifs (l’Académie, le Lycée, la maison et le jardin d’Épicure) à Athènes. Ces ins­
tituts comprenaient des quartiers d’habitation pour leurs membres les plus
éminents, des salles de conférences, des bibliothèques et des ateliers d’édition.
Chacune de ces écoles avait sa propre organisation, ayant à sa tête un scolarque,
successeur du fondateur, et toute une hiérarchie, des membres les plus anciens
aux plus jeunes. Les membres, dont on exigeait souvent une sorte de conversion
philosophique, devaient se soumettre à une initiation et à un mode de vie parti­
culier qui pouvait s’étendre jusqu’au régime alimentaire et à l’habillement. Ils

84. Erwin H. Ackerknecht, « Problems of Primitive Medicine », loc. cit.


85. Voir, entre autres, les livres de Mircea Eliade, Yoga, Essai sur les origines de la mys­
tique indienne, Paris, Geuthner, 1936 ; Techniques du Yoga, Paris, Gallimard, 1948.
86. Le lecteur trouvera des détails sur l'organisation des sectes philosophiques grecques
dans les ouvrages de Léon Robin, La Pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique,
Paris, Renaissance du Livre, 1923, p. 61-85 ; Paul Friedlander, Platon ; Steinswahrheit und
Lebenswirklichkeit, 2e éd., Berlin, de Gruyter, 1954 ; Norman W. Dewitt, Epicurus and His
Philosophy, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1958, p. 89-120.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 75

devaient rester fidèles aux doctrines et aux statuts de l’école sous peine de s’en
voir exclure.
Chaque école transmettait l’enseignement de son fondateur ; ses successeurs
étaient souvent en désaccord avec lui sur certains points, mais l’école avait tou­
jours sa doctrine « officielle ». Cette doctrine englobait non seulement la méta­
physique, mais aussi la logique, la morale, la physique et d’autres sciences. L’es­
sentiel de l’enseignement était réservé aux disciples, mais il y avait aussi des
conférences et des écrits destinés au grand public. Ces écoles s’engageaient sou­
vent dans des polémiques contre les adversaires de la philosophie, les autres
écoles et les dissidents. Les membres d’une même école étaient liés par leurs
croyances communes, par la pratique des mêmes exercices, le même mode de vie
et le culte du fondateur, de sa mémoire (probablement plus souvent de sa
légende) et de ses écrits. Tout cela était particulièrement net chez les épicuriens :
chaque groupe local se réunissait une fois par mois pour participer à un banquet
en l’honneur du fondateur. Son portrait était en bonne place dans leurs lieux de
réunion, ils le portaient même gravé sur une bague, et ceux qui avaient la chance
d’aller en Grèce ne manquaient jamais de visiter sa maison et son jardin près
d’Athènes.
Chaque école enseignait et pratiquait une méthode spécifique de psychagogie.
Les pythagoriciens, qui formaient une communauté liée par une discipline très
stricte et une obéissance aveugle au « maître », s’imposaient de sévères restric­
tions alimentaires, s’adonnaient à des exercices de maîtrise de soi (pendant l’ini­
tiation ils observaient, par exemple, une longue période de silence), de remémo­
ration de souvenirs, et de mémorisation de textes à réciter. Us étudiaient
également les mathématiques, l’astronomie et la musique. Les platoniciens se
réunissaient pour chercher ensemble la vérité qui surgirait, pensaient-ils, au cours
de dialogues entre le maître et les disciples. L’École aristotélicienne était une
sorte d’institut de recherche à visées encyclopédiques. Les stoïciens et les épi­
curiens pratiquaient surtout l’entraînement psychique87. Les stoïciens profes­
saient la maîtrise des émotions et s’appliquaient, par écrit et oralement, à des
exercices de concentration et de méditation, méthode qui devait être reprise, des
siècles plus tard, par saint Ignace de Loyola. Us choisissaient un sujet donné, par
exemple la mort, et s’efforçaient de se défaire de toutes les opinions reçues, de
toutes les craintes et des souvenirs qui y étaient associés. Une autre de leurs pra­
tiques était celle des « consolations » ; il s’agissait d’un discours philosophique
amical, oral ou écrit, adressé à une personne en proie à la douleur. Les épicuriens
évitaient, dans leurs méditations, d’affronter directement le mal ; ils préféraient
évoquer les joies passées et futures. Us s’attachaient aussi à graver dans leur
mémoire un ensemble de maximes qu’ils ne cessaient de se répéter, à haute voix
ou mentalement. De telles pratiques n’étaient évidemment pas dépourvues d’ef­
fets thérapeutiques. Certains auteurs estiment que le stoïcisme se rapprochait, par
certains de ses traits, des écoles adlérienne et existentialiste modernes, que cer­
taines caractéristiques de l’Académie de Platon pouvaient se retrouver dans

87. Paul Rabbow, Seelenfiihrung. Methoden der Exerzitien in der Antike, Munich, Koesel,
1954.
76 Histoire de la découverte de l'inconscient

l’école jungienne, tandis qu’Épicure8889 , qui s’attachait à supprimer l’angoisse, a


été comparé à Freud.
Ces écoles exercèrent une influence considérable sur la vie de leur temps. Elles
s’efforçaient de répandre leur enseignement par des cours, des conférences et des
livres (la maison d’Épicure, près d’Athènes, était en même temps une maison
d’édition). Il leur arriva d’exercer une certaine influence sur les politiciens. Leurs
disciples étaient souvent professeurs ou médecins. Aujourd’hui, nous avons ten­
dance à attribuer une importance égale à chacune de ces écoles, nos manuels
d’histoire de la philosophie leur consacrent des chapitres d’égale longueur, mais
leurs contemporains étaient frappés par la disproportion entre le nombre des
membres et le succès de ces écoles. Les stoïciens étaient plus nombreux que les
disciples de Platon et d’Aristote, mais les épicuriens étaient de loin les plus popu­
laires ; ils comptaient des groupes florissants dans presque toutes les villes du
monde gréco-romain.
La psychothérapie philosophique ne se réduisait pas à des méthodes d’éduca­
tion collective, à une discipline de vie et une psychagogie enseignée dans un
cadre communautaire. Ces philosophies pouvaient aussi inspirer des méthodes
de thérapeutique individuelle, ainsi qu’en témoigne éloquemment le traité de
Galien, Des passions de l’âme". Pour comprendre la méthode de Galien il faut la
replacer dans le cadre de la culture et des mœurs de son temps. C’était le règne de
la brutalité. Sa propre mère, rapporte Galien, avait coutume de mordre ses
domestiques, et Galien cite, comme un exemple de modération, son père qui ne
frappait pas ses domestiques quand il était en colère contre eux, mais attendait,
pour les faire battre, d’avoir retrouvé son calme. Galien raconte encore que, lors
d’un voyage avec un ami, deux serviteurs de ce dernier ne retrouvèrent pas un de
ses bagages, sur quoi son ami les frappa avec une épée et les blessa grièvement.
L’empereur Hadrien creva un œil à l’un de ses esclaves dans un accès de colère.
Les Grecs et les Romains de cette époque semblent avoir été très enclins à se lais- '
ser emporter par des crises de passions déchaînées issues des puissances « iras­
cible » ou « concupiscible » de l’âme (pour reprendre la terminologie de Galien).
L’existence même d’un grand nombre d’esclaves passifs, sur quoi décharger ses
explosions passionnelles, ne pouvait que favoriser un tel comportement. Cette
situation peut aussi expliquer l’importance extrême attribuée par des philosophes
et les moralistes de ce temps à la maîtrise des passions et la place centrale qu’elle
occupe dans le traité de Galien.
Galien semble avoir emprunté en grande partie sa méthode de maîtrise des
passions aux stoïciens (bien qu’il se soit montré très éclectique, dans ce domaine
comme en médecine). La première étape consistait à s’interdire les formes les
plus brutales des manifestations émotives : frapper, mordre ou blesser ses
esclaves. La seconde étape consistait à faire appel à un mentor, c’est-à-dire à un
conseiller âgé et réfléchi, qui nous ferait remarquer nos défauts et nous gratifierait
de ses conseils. La troisième étape, enfin, consistait à s’engager, avec l’aide du
mentor, dans un effort incessant de maîtrise des passions. Galien estimait cet

88. R. de Saussure, « Épicure et Freud », Gesundheit und Wohlfahrt, XVIII (1938), p. 356-
360.
89. Galien, On the Passions and Errors ofthe Soûl, Columbus, Ohio State University Press,
1961.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 77

entraînement possible à tout âge, même si on ne l’entreprenait qu’à 50 ans, mais


il était évidemment plus sage de commencer tout jeune. Il recommandait aussi
des techniques auxiliaires, par exemple relire chaque jour et réciter à haute voix
les maximes de l’École pythagoricienne. A mesure qu’il avancera en âge, l’in­
dividu devra réduire son train de vie au strict minimum : il se contentera, par
exemple, de deux costumes et de deux esclaves. Quand il en sera là, quand il aura
conquis sa sérénité et sa liberté, même devant la douleur, il considérera les pas­
sions comme de graves maladies de l’âme et sera en état de venir en aide à
d’autres. Galien explique la méthode que le sage devra suivre pour guider judi­
cieusement son disciple dans le traité ci-dessus mentionné et dans le traité Des
erreurs de l’âme, où il distingue deux sources d’erreurs : celles de nature stric­
tement intellectuelle et celles qui dérivent des passions.

Thérapeutique religieuse et « cure d’âmes »

L’Église catholique a hérité des religions antérieures des pratiques comme la


prière, les vœux, les pèlerinages (qui avaient certainement des effets stimulants à
une époque où les gens vivaient une vie monotone, rivés toute leur vie à un même
lieu) et elle a attaché une grande importance à la pratique de la confession indi­
viduelle à un prêtre, strictement tenu de garder le secret. La pratique habituelle de
la confession a certainement joué un rôle dans le développement de la psycho­
logie, soit sous la forme d’autobiographies — comme les Confessions de saint
Augustin — soit sous celle de romans psychologiques90. Les prêtres ont accu­
mulé une somme de connaissances psychologiques, systématisées jusqu’à un
certain point dans les manuels de théologie morale, mais la nature même et la
rigueur du secret de la confession en faisaient une connaissance très abstraite91.
Les réformateurs protestants abolirent la confession obligatoire, mais parmi
les communautés protestantes surgirent une nouvelle pratique et une nouvelle
tradition, celle de la « cure d’âmes » (Seelsorge). Cette « cure d’âmes » peut
prendre des formes nombreuses et variées. Une d’elles est particulièrement
importante92. On attribuait à certains ministres protestants un don spirituel parti­
culier qui les rendait aptes à recevoir la confidence d’un secret pénible qui tour­
mentait des âmes désemparées et à les aider à surmonter leurs difficultés. Ces
ecclésiastiques maintenaient la tradition du secret absolu, bien qu’il ne s’imposât
pas à eux avec la même rigidité que dans l’Église catholique. Faute d’un exemple
historiquement authentique d’une telle thérapeutique, nous citerons un roman de
Heinrich Jung-Stilling, Theobald oder die Schwürmer publié en 1785. Un des
principaux épisodes de ce roman contient une description détaillée d’une « cure
d’âmes », inspirée probablement par un événement réel dont le romancier dut
avoir connaissance.

90. Alfred de Vigny voyait l’origine du roman psychologique dans la pratique chrétienne
de la confession. Louis Ratisbonne éd., Journal d’un poète, Paris, Michel Lévy, 1867, p. 172.
91. Ainsi que nous le verrons dans un chapitre ultérieur, l’étude objective de la psychopa­
thologie sexuelle remonte aux ouvrages de théologie morale catholiques.
92. Henri F. Ellenberger, « The Pathogenic Secret and Its Therapeutics », Journal of the
History ofthe Behavorial Sciences, II (1966), p. 29-42.
78 Histoire de la découverte de l’inconscient

Sannchen, jeune femme célibataire, souffre d’une forme particulière de


dépression. Les médecins l’attribuent à une « faiblesse des nerfs », parlent d’hys­
térie et traitent la malade avec des médicaments, sans succès. La famille,
inquiète, entend parler d’un pasteur de village, le pasteur Bosius, qui passe pour
posséder un don particulier pour la « cure d’âmes », et décide de faire appel à lui.
Le roman présente le pasteur Bosius comme un homme pieux, savant, sans pré­
tentions, mais dévoué. Dès son arrivée, il va se promener dans le jardin avec
Sannchen. Sa bonté impressionne favorablement celle-ci. Il commence par lui
parler longuement et amicalement de l’amour de Dieu, qui se manifeste dans
toute la nature, où chaque créature incarne une pensée de Dieu. Mais quelle est la
plus belle des pensées de Dieu ? — C’est l’amour. — Et qu’est-ce que l’amour ?
— C’est l’élan qui pousse celui qui aime à s’unir à l’être aimé. Ceci amène Sann­
chen à lui parler de son amour secret et contrarié pour Theobald et à lui confesser
une faute qu’elle a commise. Après avoir entendu sa confession, le pasteur
Bosius s’écrie : « Bonnes âmes ! combien vous savez peu de chose sur
l’amour ! » Là-dessus il commence à lui expliquer que sous le couvert de
l’amour elle s’est laissée abuser par la passion. Or, la passion n’est qu’un « ins­
tinct sexuel naturel » (natürlicher Geschlechtstrieb), c’est-à-dire l’instinct natu­
rel des animaux qui les pousse à se reproduire, quelle que soit l’apparence raffi­
née et sublimée qu’il puisse prendre.
A la suite de cette première conversation, le pasteur Bosius amène Sannchen à
accepter son sort et, avec son autorisation, il expose la situation aux parents. H
persuade ensuite Theobald d’accepter de l’épouser. La première partie du roman
se termine ainsi sur le mariage de Theobald et de Sannchen dans l’intimité93.

Remarquons que le secret pathogène que le pasteur Bosius avait percé si rapi­
dement concernait une histoire d’amour. Il semble que son expérience passée de
la « cure d’âmes » lui ait appris qu’il devait en être ainsi. Notons aussi que le pas- '
teur Bosius n’estime pas s’être acquitté de sa tâche quand il a obtenu la confes­
sion et prononcé des paroles de consolation. Avec l’autorisation de la patiente, il
joue un rôle actif, il s’emploie à apporter une solution aux problèmes qui la tour­
mentent. Tout cela ressemble assez à une psychothérapie brève moderne.
A une certaine époque, la connaissance du secret pathogène et de son traite­
ment tomba aux mains des laïcs. Nous ignorons quand cela se produisit ; ce fut
peut-être au temps des premiers magnétiseurs (dont nous reparlerons plus lon­
guement au chapitre suivant). L’idée d’un secret accablant naquit chez ces
hommes peu après la découverte par Puységur de l’état de « sommeil magné­
tique » (appelé plus tard hypnose). Victor Race, le tout premier patient chez qui
Puységur provoqua un sommeil magnétique, en 1784, lui révéla qu’il était en
conflit avec sa sœur, ce dont il n’aurait jamais osé parler dans son état normal.
Revenu à son état normal, il suivit les conseils de Puységur et n’eut qu’à s’en féli­
citer94. En 1786, le comte de Lutzelbourg publiait l’histoire d’un de ses patients
qui s’était entiché d’un ami en qui il avait la plus entière confiance à l’état de

93. Heinrich Stilling (Jung-Stilling), Theobald oder die Schwdrmer, eine wahre Ges-
chichte, 2 vol., Francfort et Leipzig, 1785,1, p. 287-302.
94. A.M. J. Chastenet de Puységur, Mémoires pour servir à l'histoire et à l'établissement du
magnétisme animal (1784).
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 79

veille95. Pourtant, dans l’état de « sommeil magnétique » il savait que son pré­
tendu ami n’était qu’un traître qui lui avait fait du tort, et il expliqua au magné­
tiseur ce qu’il devait faire pour transposer cette connaissance de son sommeil à
l’état de veille. Le magnétisme à ses débuts connut quantité d’histoires de ce
genre. Ces cas se raréfièrent dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais dans les
années 1880 et 1890 il y avait encore des magnétiseurs qui savaient libérer leurs
malades de secrets pénibles qu’ils leur avaient révélés en état d’hypnose.
La notion de secret pathogène s’étendit progressivement à un public plus
large. Tout au long du XIXe siècle, une série d’œuvres littéraires en témoignent.
Un roman de Jeremias Gotthelf (pseudonyme du pasteur suisse Albert Bitzius),
publié en 1843, raconte l’histoire d’un jeune homme, fils de riches paysans, qui
se meurt lentement de désespoir, car il est secrètement amoureux d’une jeune
fille que ses parents ne l’autoriseraient pas à épouser parce qu’elle est orpheline
et pauvre96. La famille avait combiné un mariage avec une fiancée riche et arro­
gante. Une diseuse de bonne aventure, qui ne manquait pas d’expérience, devina
son secret et amena la famille à renoncer à ses projets et à marier le jeune homme
à celle qu’il aimait : il retrouva aussitôt la santé. En 1850, Nathaniel Hawthome
racontait dans son chef-d’œuvre, La Lettre écarlate, comment un secret patho­
gène pouvait être découvert par un homme perfide qui l’exploiterait ensuite pour
tourmenter sa victime jusqu’à la mort97.
En 1888, Ibsen, dans La Dame de la mer, raconte l’histoire remarquable d’un
secret pathogène et du traitement auquel il donna fieu.

Ellida souffrait d’une névrose mystérieuse qui semblait bien avoir quelque
rapport avec la mer : elle passait un temps incroyable à se baigner et à nager dans
le fjord, tout en prétendant haïr ses « eaux morbides et morbifiques », à la diffé­
rence des eaux vivifiantes du grand large. Dès que quelqu’un parlait de la mer et
des marins, elle tressaillait et manifestait le plus vif intérêt. Elle suggéra à un
artiste de peindre une sirène mourant sur le rivage après le reflux de la mer. En
parlant à un sculpteur elle imaginait immédiatement des statues de tritons, de
sirènes et de Vikings. En parlant de son bébé qui était mort tout jeune, elle sou­
tenait que la couleur et l’éclat de ses yeux changeaient en suivant les change­
ments de couleur et de teinte de la mer. Elle soutenait que si les hommes avaient
choisi de vivre dans la mer plutôt que sur la terre ferme, ils en auraient été meil­
leurs et plus heureux, mais qu’ils avaient fait un mauvais choix et qu’il était
maintenant trop tard pour retourner à la mer. Le sentiment confus de cette erreur
initiale était la racine la plus profonde de la souffrance humaine. Le secret d’El­
lida se dévoile progressivement : elle se sentait attirée par un marin mystérieux
(elle avait peut-être été séduite par lui). Elle avait entrelacé leurs deux anneaux ;
il les avait jetés à la mer et avait disparu, l’assurant qu’il reviendrait un jour vers
elle. Effectivement, le mystérieux marin revint et demanda à Ellida de tenir sa
promesse, mais entre-temps elle s’était mariée. Son mari lui laissa le choix entre

95. Comte de Lutzelbourg, Extraits des journaux d'un magnétiseur attaché à la Société des
Amis réunis de Strasbourg, Strasbourg, Librairie académique, 1786, p. 47.
96. Jeremias Gotthelf, Wie Anne Bàbi Jowüger haushaltet und es ihr mit den Doktom erg-
het, 2 vol., Solothum, 1843-1844.
97. Nathaniel Hawthome, The Scarlet Letter (1850), The Centenary Edition, vol. I, Colum-
bus, Ohio State University Press, 1962.
80 Histoire de la découverte de l’inconscient

lui-même et l’étranger, en appelant ainsi à son sentiment du devoir. Elle choisit


son mari et l’auteur laisse entendre que cette décision libre et responsable l’ache­
minera vers la guérison98.

La pièce d’Ibsen souligne deux aspects du secret pathogène : les innombrables


symboles à travers lesquels il s’exprime involontairement, d’une part, et d’autre
part le fait que la guérison ne dépend pas uniquement de l’intervention du psy­
chothérapeute, mais du choix libre et responsable offert au malade.
Il semble que le premier médecin qui systématisa la notion du secret patho­
gène et de la thérapeutique qu’il impliquait fut Moritz Benedikt, à Vienne99.
Entre 1864 et 1895, il publia une série d’articles, où il montrait que l’hystérie,
ainsi que d’autres névroses, avait souvent pour origine un secret pénible, relié le
plus souvent à la vie sexuelle, et que bien des malades pouvaient être guéris par
la confession de leurs secrets pathogènes et la solution des problèmes s’y
rapportant.
Il est frappant de constater à quel point la psychiatrie dynamique moderne a
été influencée par la vieille notion de secret pathogène et de son traitement
Comme nous le verrons plus tard, certains cas traités par Janet et par Freud se
rapportaient à des secrets pathogènes inconscients (comme c’était le cas chez les
magnétiseurs et les hypnotiseurs). Dans sa « Communication préliminaire »,
qu’il publia en 1893, conjointement avec Breuer, Freud signale, dans une note :
« C’est dans certaines remarques de Benedikt que nous avons trouvé les idées les
plus proches de notre propre position théorique et thérapeutique. » Dans l’évo­
lution ultérieure de la psychanalyse, la notion de secret pathogène se trouva pro­
gressivement absorbée dans celles de souvenirs traumatisants, de refoulement et
de sentiments de culpabilité névrotiques.
De tous les promoteurs de la psychiatrie dynamique, ce fut C.G. Jung qui atta­
cha le plus d’importance à cette notion, dont il avait peut-être entendu parler par
son père, pasteur protestant100. Jung voyait dans ce traitement un préliminaire au
traitement psychothérapique complet. Parmi les premiers disciples de Freud, le
pasteur Oskar Pfister, de Zurich, fut le premier à appliquer la psychanalyse à la
Seelsorge. Pour ceux qui l’ont connu personnellement ou qui ont lu attentive­
ment ses écrits, il est clair que Pfister voyait dans la psychanalyse — au moins
jusqu’à un certain point — une redécouverte et un perfectionnement de la « cure
d’âmes » traditionnelle. Pfister avait toujours pensé que sa pratique psychanaly­
tique faisait partie de son travail pastoral. Aussi trouve-t-on dans ses écrits de
nombreux comptes rendus de thérapies analytiques brèves reposant sur la décou­
verte rapide de souvenirs déplaisants plus ou moins « refoulés ». Le cercle se
refermait ainsi : la thérapeutique du secret pathogène, partie de la « cure
d’âmes », y retournait sous une forme modernisée.

98. Henrik Ibsen, La Dame de la mer (Fruen fra havet), 1888.


99. Voir chap. v, p. 331 ; chap. vu, p. 575 ; chap. x, p. 783.
100. Voir chap. rx, p. 735.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 81

La psychothérapie scientifique

La naissance de la science moderne, vers la fin du xvr et tout au long du xvir


siècle, inaugura une ère nouvelle. Tandis qu’aux débuts de l’ère scientifique la
connaissance continuait à s’appuyer sur l’observation et la réduction, la connais­
sance scientifique moderne repose essentiellement sur l’expérimentation et la
mesure. La science tend à l’unification du savoir humain. Il n’est qu’une science,
dont les sciences particulières ne sont que les différentes branches. Une telle
perspective exclut l’existence d’écoles différentes et parallèles, ayant chacune
ses doctrines et ses traditions propres s’opposant à celles des autres écoles. Ainsi
la médecine devint une branche de la science, la psychiatrie une branche de la
médecine et la psychothérapie une application de la psychiatrie reposant sur des
découvertes scientifiques. Dans cette optique, le médecin, y compris le psy­
chiatre, devient de plus en plus un technicien et un spécialiste. Puisque la science
englobe tout le domaine du savoir, elle ne saurait reconnaître la validité de trai­
tements extra-scientifiques, d’où le mépris de la médecine « officielle » à l’égard
de toute médecine primitive et populaire, cette dernière incluant à la fois des ves­
tiges de la médecine primitive et les premiers balbutiements de la médecine
scientifique101.
La différence entre la thérapeutique primitive et la thérapeutique scientifique
peut se résumer dans un tableau (cf. p. suivante).
’ Nous pourrions conclure ce parallèle par la remarque d’Ackerknecht : le gué­
risseur « joue son rôle comme l’homme le plus irrationnel, selon un modèle par­
faitement irrationnel », tandis que le médecin moderne « rationalise même
l’iirationnel »102.

La psychothérapie dynamique moderne

Le présent ouvrage se propose de retracer la lente émergence de la psychiatrie


et de la psychothérapie dynamiques tout au long du XIXe siècle et leur irruption
massive au tournant de ce siècle avec Charcot, Janet, Freud et ses continuateurs.
Historiquement la psychothérapie dynamique moderne émane de la médecine
primitive et l’on pourrait montrer qu’il y a eu une évolution entre l’exorcisme et
le magnétisme, le magnétisme et l’hypnotisme et les écoles de psychothérapie
dynamique moderne.
Le tableau ci-dessus nous montre que certains traits caractéristiques de la thé­
rapeutique dynamique moderne présentent une affinité indéniable avec les trai­
tements primitifs. Les psychanalystes jouissent souvent d’un plus grand prestige
dans leur groupe social que les médecins « scientifiques » ordinaires. La person­
nalité même du psychanalyste est sa princpale arme thérapeutique. La formation
psychanalytique est incomparablement plus exigeante que celle de la plupart des
autres spécialistes et implique une longue analyse personnelle, destinée à
résoudre les problèmes affectifs du psychanalyste. La psychothérapie dynamique

101. O.V. Hovorka et A. Kronfeld, Vergleichende Volksmedizin, 2 vol., Stuttgart, Stretcher


und Schrôder, 1908-1909.
102. Erwin H. Ackerknecht, « Problems of Primitive Medicine », loc. cit.
82 Histoire de la découverte de l’inconscient

Traitement primitif Thérapeutique scientifique

Le guérisseur est bien plus qu’un Le thérapeute est un spécialiste parmi


médecin : il est la personnalité la plus bien d’autres.
considérée de son groupe social. Le thérapeute applique des techniques
Le guérisseur doit surtout son efficacité scientifiques, sous une forme
à sa personnalité. impersonnelle.
Le guérisseur est essentiellement un Il y a divorce entre la thérapeutique
psychosomaticien : il recourt à des physique et la thérapeutique psychique.
techniques psychologiques pour traiter La psychiatrie met l’accent sur le trai­
maintes maladies organiques. tement physique de la maladie mentale.
La formation du guérisseur est longue La formation est purement rationnelle :
et exigeante, elle comprend souvent les problèmes personnels, médicaux ou
l’expérience d’une grave perturbation affectifs du médecin n’entrent pas en
d’ordre émotif, qu’il lui faut surmonter ligne de compte.
pour être en état de guérir les autres. Le thérapeute agit en se fondant sur une
Le guérisseur se rattache à une école médecine unifiée, branche de la
qui a ses propres enseignements et ses science, et non doctrine ésotérique.
traditions, différents de ceux des autres
écoles.

a ressuscité la médecine psychosomatique. La psychiatrie dynamique moderne


comprend diverses « écoles », ayant chacune sa propre doctrine, son propre
enseignement et sa propre formation. Est-ce dire que la psychothérapie dyna­
mique constitue une régression vers un stade dépassé ? Ou serait-ce plutôt que
l’approche scientifique s’est révélée insuffisante pour rendre compte de toute la
personnalité humaine, et qu’elle aurait besoin d’être complétée par d’autres '
approches ? Nous reviendrons sur ce problème à la fin de cet ouvrage.
CHAPITRE H

Genèse de la psychiatrie dynamique

Nous pouvons faire remonter la naissance de la psychiatrie dynamique


moderne à 1775, l’année du conflit qui mit aux prises le médecin Mesmer et
l’exorciste Gassner.
Gassner, que ses innombrables succès thérapeutiques avaient rendu très popu­
laire, incarnait l’autorité de la tradition. Il était passé maître dans l’application
d’une technique ancestrale qu’il exerçait dans le cadre de la religion établie, mais
il avait contre lui l’esprit de son temps. Mesmer, fils des Lumières, professait des
idées neuves, préconisait des méthodes nouvelles et mettait les plus grands
espoirs'dans l’avenir. Il contribua à la chute de Gassner, et crut que le moment
était venu pour imposer la révolution scientifique dont il rêvait.
Mais le renversement d’une tradition mourante n’entraîne pas nécessairement
le triomphe des idées nouvelles. Mesmer vit ses théories rejetées, la société qu’il
fonda ne lui survécut guère et ses disciples modifièrent profondément ses pro­
cédés thérapeutiques, fl avait néanmoins donné l’impulsion décisive qui devait
permettre la création de la psychothérapie dynamique, même s’il fallut attendre
un siècle pour que les découvertes de ses disciples fussent intégrées dans la neu­
ropsychiatrie officielle par Charcot et ses contemporains.

Gassner et Mesmer

Au début de 1775, riches et pauvres, nobles et paysans, malades de tout genre,


accouraient en foule à la petite ville d’Ellwangen, dans le Wurtemberg, auprès du
Père Johann Joseph Gassner, un des plus célèbres guérisseurs de tous les temps.
Gassner exorcisait les malades en présence d’autorités ecclésiastiques catho­
liques et protestantes, de médecins, de nobles de tout rang, de membres de la
bourgeoisie, de sceptiques ainsi que de croyants. Un notaire consignait exacte­
ment ses paroles et ses actes ainsi que ceux de ses malades, et les témoins les plus
distingués signaient ces rapports officiels. Gassner n’était qu’un humble curé de
campagne, mais dès qu’il avait revêtu ses ornements sacerdotaux, pris place sur
son siège, le malade à genoux devant lui, on assistait à des choses étonnantes. De
nombreux rapports officiels sont parvenus jusqu’à nous, ainsi que des récits de
témoins. L’un d’eux, un certain abbé Bourgeois, relate les détails suivants'.

1. Nous suivons la traduction allemande de ces lettres donnée par Eschenmayer, « Über
Gassners Heilmethode »,Archivfur thierischen Magnetismus, Vin, n’ 1 (1820), p. 86-135.
84 Histoire de la découverte de l’inconscient

Les deux premières malades étaient deux religieuses qui avaient dû quitter leur
couvent en raison de crises convulsives. Gassner ordonna à la première de s’age­
nouiller devant lui, s’enquit brièvement de son nom, de sa maladie et lui
demanda si elle acceptait tout ce qui pourrait advenir sur son ordre. Elle accepta.
Gassner prononça alors solennellement en latin : « Si une force surnaturelle est à
l’œuvre dans cette maladie, je lui ordonne au nom de Jésus-Christ de se manifes­
ter immédiatement. » La malade fut aussitôt secouée de convulsions. Gassner y
vit la preuve que ces convulsions étaient le fait d’un esprit mauvais et non d’une
maladie naturelle. Il entreprit alors de montrer qu’il avait pouvoir sur ce démon à
qui il ordonna en latin d’agiter de convulsions telle ou telle partie du corps de la
malade ; il induisit aussi, tour à tour, chez la malade les manifestations exté­
rieures de la douleur, de la stupidité, du scrupule, de la colère, etc., et même l’ap­
parence de la mort. Tous ses ordres furent exécutés ponctuellement. Il semblait
alors évident qu’il serait assez facile d’expulser un démon qui s’était rendu à ce
point docile. C’est justement ce que Gassner fit aussitôt. Il procéda de même avec
la seconde religieuse. A la fin de la séance, l’abbé Bourgeois lui demanda si cela
avait été pénible. Elle lui répondit qu’elle n’avait qu’un très vague souvenir de
tout ce qui s’était passé et qu’elle n’avait guère souffert. Gassner guérit ensuite
une troisième malade, une dame de haute naissance qui avait souffert autrefois de
mélancolie. Gassner évoqua et fit réapparaître cette mélancolie, et expliqua à la
dame comment elle devait s’y prendre pour la surmonter en cas de rechute.

Quel était donc cet homme dont les guérisons quasi miraculeuses attiraient de
telles foules ? On sait peu de choses sur la vie de Johann Joseph Gassner (1727-
1779). Parmi ceux qui ont esquissé une étude biographique, Sierke2 est fortement
prévenu contre Gassner, tandis que Zimmermann3, mieux documenté, est partial
dans le sens inverse : l’un et l’autre se sont surtout fondés sur des brochures
contemporaines, et non sur des documents d’archives.
Gassner naquit à Brez, village de paysans du Vorarlberg, province monta­
gneuse de l’ouest de l’Autriche. Ordonné prêtre en 1750, il commença son minis­
tère en 1758 à Klôsterle, petit village suisse, non loin de son Autriche natale.
Quelques années plus tard, rapporte Zimmermann, Gassner commença à souffrir
de violents maux de tête, de vertiges et d’autres troubles qui empiraient à chaque
fois qu’il s’apprêtait à célébrer la messe, à prêcher ou à confesser. Ce détail l’in­
cita à y soupçonner l’œuvre du « Malin ». Il recourut aux formules d’exorcisme
et aux prières prescrites par F Église, et ses troubles finirent par disparaître. Il se
mit alors à exorciser les malades de sa paroisse, avec beaucoup de succès semble-
t-il, puisque les malades commencèrent à venir à lui de toutes les régions avoi­
sinantes. En 1774, la guérison d’une grande dame, la comtesse Maria Bernardine
von Wolfegg, contribua puissamment à accroître son prestige.

2. Eugen Sierke, Schwârmer und Schwindler zu Ende des achtzehnten Jahrhunderts, Leip­
zig, S. Hirzel, 1874, p. 222-287.
3. J. A. Zimmermann, Johann Joseph Gassner, der berühmte Exorzist. Sein Leben und
wundersames Wirken, Kempten, Jos. Kôsel, 1879.
Genèse de la psychiatrie dynamique 85

La même année, Gassner publia une brochure exposant les principes de sa thé­
rapeutique4. Il distinguait deux sortes de maladies : les maladies naturelles, rele­
vant du médecin, et les maladies surnaturelles, classées à leur tour en trois caté­
gories : la circumsessio (l’imitation, par le démon, d’une maladie naturelle) ;
l’obsessio (l’effet de la sorcellerie) ; lapossessio (possession démoniaque expli­
cite), la moins fréquente des trois. Dans tous les cas, Gassner expliquait d’abord
au malade que la guérison présupposait essentiellement la foi au nom de Jésus et
lui demandait son consentement avant d’entreprendre Vexorcismus probativus
(exorcisme probatoire). Il conjurait alors solennellement le démon de provoquer
les symptômes de la maladie. Si ces symptômes se manifestaient, Gassner y
voyait la preuve de l’action du démon et entreprenait alors de l’expulser. Mais si
aucun symptôme ne se manifestait, il envoyait le malade à un médecin. En agis­
sant ainsi, il considérait sa position comme irréprochable, tant du point de vue de
l’orthodoxie catholique que du point de vue de la médecine.
Cette célébrité soudaine valut à Gassner des invitations d’un peu partout, en
particulier de Constance où il exerça son activité d’exorciste-guérisseur, sans
réussir, semble-t-il, à gagner la faveur du cardinal Roth, évêque de Constance.
Mais il trouva un protecteur puissant en la personne du prince-évêque de Ratis-
bonne, le comte Fugger, qui lui conféra une charge honorifique à sa propre Cour.
C’est ainsi que Gassner élut domicile dans la vieille ville épiscopale d’Ellwangen
où il vécut de novembre 1774 à juin 1775. Cette période marqua l’apogée de sa
carrière d’exorciste. Les malades affluaient à Ellwangen et les polémiques fai­
saient rage autour de lui. On publia en Allemagne, en Autriche, en Suisse et
même en France, des douzaines de brochures prenant parti pour ou contre lui.
Outre la faveur des foules et de ceux qui espéraient se faire guérir par lui,
Gassner jouissait de l’appui de plusieurs protecteurs ecclésiastiques (ses ennemis
ajoutaient qu’il avait surtout la faveur des hôteliers et des voituriers pour qui cet
engouement était extrêmement profitable). Citons, parmi ses admirateurs, le
célèbre pasteur de Zurich, Lavater, parmi ses adversaires le théologien catholique
Sterzinger, le théologien protestant Semmler et la plupart de ceux qui incarnaient
l’esprit des Lumières. Le bruit courait qu’on était sûr de rencontrer des cas de
possession, en quelque lieu que ce fût, dès qu’une visite de Gassner y était annon­
cée. H eut des imitateurs, même des paysans et des enfants qui se mirent à exor­
ciser à son imitation5. A Vienne, on assista à des controverses passionnées, pour
et contre lui.
Comment peut-on expliquer ce déchaînement de passions ? On le comprendra
sans doute mieux en jetant un rapide coup d’œil sur l’Europe de 1775.
Politiquement l’Europe avait commencé à s’éloigner de l’ancienne organisa­
tion féodale et à s’orienter vers le développement d’États nationaux. A la diffé­
rence des nations fortement unifiées comme la France et l’Angleterre, l’Alle­
magne, sous la souveraineté nominale de l’empereur, était une mosaïque
inextricable de plus de trois cents États de toutes dimensions. La plus grande par­
tie de l’Europe continentale vivait sous la domination de la monarchie autri­

4. Johann Joseph Gassner, Weise, fromrn und gesund zu leben, auch gottselig zur sterben,
oder nützelicher Unterricht wider den Teufel zu streiten, Stift Kemptem, in der Hochfiirstli-
chen Buchdruckerei, 1774.
5. J. A. Zimmermann, op. cit., p. 115-122.
86 Histoire de la découverte de l’iriçonscient

chienne qui ne régnait pas seulement sur l’Autriche mais sur une dizaine de
nations satellites. Vienne, centre artistique et scientifique de premier ordre, était
le siège de la brillante Cour d’Autriche. Partout existait le système strict et rigide
des classes sociales héréditaires : la noblesse et la bourgeoisie, les paysans et les
ouvriers, chacune de ces classes était subdivisée à son tour en un certain nombre
de sous-classes. L’Église exerçait une puissante emprise sur les classes
moyennes et inférieures. Mais l’Europe subissait l’influence d’une nouvelle phi­
losophie, les Lumières, qui proclamait la primauté de la raison sur l’ignorance, la
superstition et la tradition aveugle. Sous la conduite de la raison, l’humanité,
espérait-on, allait s’engager sur la voie d’un progrès ininterrompu, l’acheminant
vers un avenir de félicité universelle. Les tendances radicales issues des
Lumières en Europe occidentale devaient s’incarner bientôt dans les révolutions
américaine et française. Le reste de l’Europe était régi par le « despotisme
éclairé », compromis entre les principes de la philosophie des Lumières et les
intérêts des classes dirigeantes. Marie-Thérèse d’Autriche, Frédéric II de Prusse
et Catherine de Russie étaient les représentants typiques de ce système. L’Église
subissait, elle aussi, l’influence des Lumières : l’ordre des Jésuites, pris comme
bouc émissaire, avait été supprimé en 1773. Les procès en sorcellerie, de
fâcheuse mémoire, n’avaient pas encore complètement disparu (une des der­
nières exécutions fut celle, en 1782, d’Anna Gôldi, à Glarus, en Suisse), mais
tout ce qui avait trait aux démons, à la possession, à l’exorcisme, était regardé
avec une méfiance croissante6.
Si l’on tient compte de cette atmosphère, on comprendra mieux que Gassner
ait pu soulever une aussi vive opposition et que même ses protecteurs les plus
fidèles aient été contraints à la plus grande prudence. Le prince-évêque de Ratis-
bonne ouvrit une enquête en juin 1775, puis demanda à Gassner de réduire son
activité et de n’exorciser que les malades qui lui étaient envoyés par les autorités
ecclésiastiques dont ils relevaient. L’université d’Ingolstadt envoya une commis­
sion d’enquête composée de représentants de ses quatre facultés. Cette enquête,
qui eut lieu le 27 mai 1775 à Ratisbonne, se termina de façon assez favorable
pour Gassner. La Cour impériale de Vienne manifesta, elle aussi, un vif intérêt
pour cette affaire7.
A Munich, le prince-électeur Max Joseph de Bavière nomma également une
commission d’enquête. Cette commission invita le docteur Mesmer, qui préten­
dait avoir découvert un nouveau principe qu’il appelait le magnétisme animal, et
qui revenait d’une tournée dans la vallée du Rhin et à Constance où il avait,
disait-on, accompli des guérisons merveilleuses. Mesmer arriva à Munich, et au
cours d’une séance qui eut lieu le 23 novembre 1775, il provoqua chez les
malades l’apparition et la disparition de divers symptômes, y compris des

6. La vie et le sort de cette malheureuse femme ont fourni le sujet d’un roman historique
bien documenté de K. Freuler, Anna Gôldi, die Geschichte der letzten Hexe, Francfort-sur-le
Main, Büchergilde Gutenberg, 1945.
7. Haen, médecin officiel de l’impératrice Marie-Thérèse, était violemment hostile à Gass­
ner qui, disait-il, n’avait guéri que peu de malades, les guérisons obtenues relevant soit de la
fraude, de l’imagination, soit des longs voyages et de la diète auxquels se soumettaient les
malades. Voir Antonii de Haen, Dissertatio theologico-physica de miraculis, Naples, Typis
Vincentii Ursini, 1778.
Genèse de la psychiatrie dynamique 87

convulsions, en se contentant de les toucher du doigt89 . Le Père Kennedy, secré­


taire de l’Académie, souffrait de convulsions et Mesmer se montra capable de les
faire apparaître et disparaître à volonté. Le lendemain, en présence de membres
de la Cour et de l’Académie, il suscita des crises chez un épileptique et déclara
qu’il était capable de le guérir grâce au magnétisme animal. Cela revenait à appli­
quer les procédés mêmes de Gassner, sans recourir à l’exorcisme. Mesmer
déclara que Gassner était incontestablement un homme honnête, mais qu’en réa­
lité il guérissait ses malades grâce au magnétisme animal, sans s’en rendre
compte. Nous pouvons imaginer qu’en entendant le rapport de Mesmer, Gassner
dut se sentir un peu comme Moïse lorsque les magiciens d’Égypte reproduisirent
ses miracles en présence du Pharaon. Mais à la différence de Moïse, Gassner
n’avait pas été autorisé à assister aux exploits de Mesmer ni à répondre à ses
déclarations.
Entre-temps, la Cour impériale, qui était résolument défavorable à Gassner,
avait demandé au prince-évêque de Ratisbonne de le démettre, et Gassner fut
envoyé dans la petite paroisse de Pondorf. A Rome, le pape Pie VI avait lui aussi
ordonné une enquête sur les activités de Gassner. Le décret qui s’ensuivit pro­
clama que l’exorcisme était, certes, une pratique habituelle et salutaire de
l’Église, mais qu’il ne fallait en user qu’avec discrétion et en suivant scrupuleu­
sement les prescriptions du rituel romain.
Gassner mourut à Pondorf le 4 avril 1779. Sa tombe portait une longue épi­
taphe en latin le décrivant comme le plus célèbre exorciste de son époque.

Nul ne mit jamais en doute la piété sincère de Gassner, son humilité et son dés­
intéressement. Malheureusement pour lui, il venait trop tard et les controverses
qui firent rage autour de lui avaient un objet bien plus important : la lutte entre
l’esprit nouveau, celui des Lumières, et l’autorité de la tradition. La chute de
Gassner ouvrait la voie à des méthodes thérapeutiques indépendantes de la reli­
gion et conformes aux exigences de l’époque des Lumières. Guérir ne suffit pas,
il faut guérir en se conformant aux méthodes reçues dans la société.

Franz Anton Mesmer (1734-1815)

C’est ainsi que Franz Anton Mesmer opéra en 1775 le tournant décisif de
l’exorcisme à la psychothérapie dynamique. On a parfois comparé Mesmer à
Christophe Colomb. L’un et l’autre découvrirent un monde nouveau, l’un et
l’autre restèrent dans l’erreur jusqu’à la fin de leur vie sur la nature exacte de leur
découverte, l’un et l’autre moururent amèrement déçus. Un autre trait qu’ils ont
en commun est l’ignorance relative où nous sommes quant aux détails de leur
vie.
Parmi les disciples de Mesmer, aucun ne semble s’être intéressé à la biogra­
phie du maître. Le premier à faire une enquête fut Justinus Kemer’, qui se rendit
à Meersburg, où Mesmer était mort, pour y recueillir des renseignements et des

8. A. Mesmer, Schreiben liber die Magnetkur, s.d., 1776, II, p. 44-46.


9. Justinus Kemer, Franz Anton Mesmer aus Schwaben, Entdeckerdes thierischen Magne-
tismus, Francfort, Literarische Anstalt, 1856.
88 Histoire de la découverte de l’inconscient

documents de première main. Plus récemment, les recherches de Tischner10, de


Schürer-Waldheim 11, de Bittel12, de Wohleb13, de Milt14 et de Vinchon15, ont jeté
quelque lumière sur certaines périodes de la vie de Mesmer, mais de larges pans
d’ombre n’en subsistent pas moins.
Franz Anton Mesmer naquit le 23 mai 1734 à Iznang, petit village sur la rive
allemande du lac de Constance. Il était le troisième de neuf enfants. Son père était
garde-chasse au service du prince-évêque de Constance. Nous ne savons rien de
l’enfance ni de la jeunesse de Franz Anton ; le premier fait dont nous ayons
connaissance date de 1752 : il avait alors 18 ans et fut inscrit à l’école de théo­
logie des jésuites à Dillingen. En 1754, Mesmer s’inscrivit à l’Université jésuite
d’Ingolstadt pour sa troisième année de théologie. Nous ignorons ce qu’il fit et où
il vécut de 1753 à 1759. Il passa probablement ces années à étudier la philoso­
phie. Il s’inscrivit en droit à Vienne en 1759 et, l’année suivante, obliqua vers la
médecine, où sa thèse sur l’influence des planètes sur les maladies humaines lui
valut, en 1766, le titre de docteur, à l’âge de 33 ans.
La carrière des études de Mesmer est surprenante à plusieurs égards. Il n’y
avait évidemment rien d’exceptionnel à ce que les autorités ecclésiastiques
remarquent un garçon intelligent et studieux et lui offrent la possibilité de pour­
suivre ses études dans des établissements religieux en songeant à une vocation
éventuelle. Johann, un des frères de Franz Anton, devint curé d’une paroisse voi­
sine, et c’est évidemment dans une perspective semblable que Franz Anton entre­
prit ses études. Il n’est cependant guère probable que F Église ou sa famille aient
continué à subvenir à ses besoins quand il passa de la théologie à la philosophie,
puis au droit et finalement à la médecine. Il est vraisemblable qu’il sut déjà se
concilier de riches protecteurs, comme il devait le faire plus tard. Il est également
possible qu’il ait eu des relations avec des sociétés secrètes.
En 1767, notre jeune docteur en médecine épousa une riche veuve de grande
famille, Maria Anna von Posch, et s’installa à Vienne comme médecin16. En par­
fait homme du monde, connaisseur et protecteur des arts, il vivait dans une pro­
priété magnifique dont Léopold Mozart disait : « Le jardin est incomparable,
avec ses allées et ses statues, son théâtre, sa volière, son pigeonnier et son bel­
védère couronnant le tout »17. Parmi ceux qui fréquentaient sa maison figuraient
les musiciens Gluck et Haydn, ainsi que la famille Mozart. (Le premier opéra de

10. Rudolf Tischner, « Franz Anton Mesmer, Leben, Werk und Wirkungen », Münchner
Beitrage zur Geschichte und Literatur der Naturwissenschaften und Medizin, 1, n0* 9/10
(1928), p. 541-714.
11. F. Schürer-Waldheim, Anton Mesmer. Ein Naturforscher ersten Ranges, Vienne,
Selbstverlag, 1930.
12. Karl Bittel, Der berühmte Hr. Doct. Mesmer, 1734-1815. Aufseinen Spuren am Boden-
see, im Thurgau und in der Markgraffschaft Baden, mit einigen neuen Beitrâgen zur Mesmer-
Forschung, Überlingen, August Feyel, 1939.
13. Joseph Rudolph Wohleb, « Franz Anton Mesmer. Biographischer Sachstandbericht »,
Zeitschriftfiir die Geschichte des Oberrheins, Neue Folge, LIII, Heift 1 (1939), p. 33-130.
14. Bemhardt Milt, « Franz Anton Mesmer und seine Beziehungen zur Schweiz », Mittei-
lungen der antiquarischen Gesellschaft in Zurich, XXXVIII, n* 1 (1955), p. 1-139.
15. Jean Vinchon, Mesmer et son secret, Paris, Legrand, 1936.
16. La vie de Mesmer à Vienne a été étudiée et retracée par F. Schtirer-Waldheim, Anton
Mesmer. Ein Naturforscher ersten Ranges, op. cit.
17. Cité par Karl Bittel, Der berühmte Hr. Doct. Mesmer, 1734-1815..., op. cit.
Genèse de la psychiatrie dynamique 89

Wolfgang Amadeus Mozart, Bastien et Bastienne, fut d’abord représenté dans le


théâtre privé de Mesmer.) Mesmer fut l’un des premiers à jouer de l’harmonica
de verre, nouvel instrument de musique perfectionné par l’Américain Benjamin
Franklin.
Au cours des années 1773 et 1774, Mesmer soigna dans sa propre maison une
malade de 27 ans, Fraülein Oesterlin, qui ne présentait pas moins de quinze
symptômes d’apparence grave. B nota la périodicité quasi astronomique de ses
crises et fut bientôt capable de les prédire. Il chercha alors à en modifier le cours.
H venait d’apprendre que les médecins anglais utilisaient des aimants pour traiter
certaines maladies, et il eut l’idée de provoquer une « espèce de marée artifi­
cielle » chez sa malade. Après lui avoir fait avaler une mixture contenant du fer,
il fixa sur son corps trois aimants spécialement conçus à cet effet : un sur l’esto­
mac et les deux autres à chacune de ses jambes. La malade sentit bientôt
d’étranges courants, comme un fluide mystérieux, traverser son corps de haut en
bas, et ses maux disparurent pour plusieurs heures. C’était, rapporte Mesmer, à la
date historique du 28 juillet 177418.
Il comprit que les effets constatés chez sa malade ne pouvaient être dus aux
seuls aimants, mais qu’ils devaient provenir d’un « agent essentiellement diffé­
rent », c’est-à-dire que ces courants magnétiques qui traversaient le corps de la
malade étaient issus d’un fluide accumulé dans son propre corps à lui, fluide qu’il
appela « magnétisme animal ». Les aimants ne servaient qu’à renforcer ce
magnétisme animal et à lui imprimer une direction déterminée.
Mesmer avait 40 ans lors de cette découverte. H devait consacrer le reste de sa
vie à la développer et à la présenter au monde.
Grâce à cette nouvelle thérapeutique, l’état de Fraülein Oesterlin s’améliora à
tel point qu’elle put se marier avec le beau-fils de Mesmer et vivre en parfaite
santé sa vie d’épouse et de mère. Mais les premières déceptions ne tardèrent pas.
Le Père Hell, astronome qui avait fourni à Mesmer ses aimants, revendiqua la
paternité de cette découverte, et les amis médecins de Mesmer virent d’un fort
mauvais œil l’orientation nouvelle de ses recherches. Néanmoins, à cette époque
Mesmer avait sans doute déjà acquis une certains célébrité, puisqu’en juin 1775
le baron Horeczky de Horka, un noble hongrois, l’invita dans son château de
Rohow en Slovaquie. Le baron souffrait de spasmes nerveux qui avaient résisté
aux traitements des meilleurs médecins viennois. Mesmer passa une quinzaine de
jours à Rohow. Nous possédons sur ce séjour une relation écrite par Seyfert, pré­
cepteur de la maison du baron, qui faisait office d’interprète et qui, croyant voir
en Mesmer un charlatan, le surveilla attentivement pour essayer de le
démasquer19.

Mesmer était à peine arrivé que plusieurs habitants du château se plaignirent


de douleurs ou de sensations étranges dès qu’ils s’approchaient de lui. Le scep­
tique Seyfert lui-même remarqua qu’une irrésistible envie de dormir s’emparait
de lui quand Mesmer jouait de la musique. Il fut bientôt fermement convaincu

18. Franz Anton Mesmer, Schreiben über die Magnetkur an einen auswàrtigen Arzt,
Vienne, 1775.
19. Ce document a été découvert et publié par Justinus Kemer, Franz Anton Mesmer aus
Schwaben, op. cit., p. 19-45.
90 Histoire de la découverte de l’inconscient

des pouvoirs extraordinaires de Mesmer. Il constata que Mesmer était capable de


faire apparaître des symptômes morbides chez les gens qui l’entouraient, en par­
ticulier chez ceux qu’il avait magnétisés. Une dame qui était en train de chanter
eut une extinction de voix dès que Mesmer lui toucha la main, et retrouva la voix
sur un simple mouvement du doigt de Mesmer. Tandis qu’ils étaient assis côte à
côte, Seyfert constata que Mesmer était capable d’exercer son influence sur les
gens assis dans une autre pièce en montrant simplement du doigt leur image
réfléchie par un miroir, alors même que ces personnes ne pouvaient le voir ni
directement ni dans le miroir. Une autre fois, tandis que deux musiciens jouaient
du cor, Mesmer toucha un instrument : immédiatement plusieurs personnes —
qui ne pouvaient le voir — commencèrent à ressentir des symptômes qui dispa­
rurent dès que Mesmer retira la main. Le bruit se répandit qu’un guérisseur extra­
ordinaire était arrivé à Rohow, et les malades des environs accoururent pour le
voir. Mesmer en magnétisa plusieurs et en renvoya d’autres à leurs propres
médecins.
Le sixième soir, Mesmer annonça que le baron aurait une crise le lendemain
matin, ce qui arriva effectivement. Cette crise fut d’une violence inhabituelle et
l’on rapporta que la fièvre du baron s’aggravait ou s’améliorait suivant que Mes­
mer s’approchait ou s’éloignait de lui. Le baron eut une nouvelle crise, moins
violente, quelques jours après, mais il estima le traitement trop énergique et Mes­
mer quitta Rohow, non sans avoir guéri à la dernière minute un paysan qui avait
été subitement frappé de surdité six semaines auparavant.
Seyfert rapporte également ses conversations avec Mesmer. Mesmer recon­
naissait que Gassner possédait un pouvoir magnétique extraordinaire, et que ses
propres pouvoirs magnétiques à lui étaient plus faibles et devaient être renforcés
par divers moyens. Seyfert avait des raisons de penser que Mesmer portait des
aimants sur lui et qu’il en gardait dans son lit.
f
Le mois suivant, en juillet 1775, Mesmer se rendit sur les bords du lac de
Constance, dans son pays natal, où il réussit plusieurs guérisons sensationnelles,
emboîtant le pas à Gassner. Apparemment, son séjour à Rohow l’avait convaincu
qu’il était capable de surpasser Gassner20. Ainsi que nous l’avons vu, Mesmer vit
couronner cette période glorieuse de sa vie quand il fut appelé à Munich par le
prince-électeur, qu’il y fit la démonstration de ses pouvoirs magnétiques,
exprima son opinion au sujet de Gassner et fut nommé membre de F Académie
bavaroise des sciences. A son retour à Vienne, à la fin de 1775, Mesmer était cer­
tainement persuadé que sa merveilleuse découverte lui vaudrait une célébrité
durable.
Mais le monde médical viennois se montrait indifférent, sinon hostile. Mesmer
reçut plusieurs malades dans sa propre maison. L’une d’elles, Maria-Theresia
Paradis, âgée de 18 ans, fille d’un fonctionnaire riche et influent, était aveugle
depuis l’âge de 3 ans et demi. D’après un des biographes, elle avait reçu une édu­
cation très raffinée à l’aide d’appareils construits spécialement à son intention,
tels que des cartes en relief pour apprendre la géographie, et Kempelen, le célèbre
fabricant d’automates, avait construit pour elle une machine à imprimer qui lui

20. Bittel a retrouvé les récits de quelques-unes de ces guérisons dans les journaux locaux
contemporains et les a publiés dans son étude biographique sur Mesmer (voir note 12).
Genèse de la psychiatrie dynamique 91

permettait d’écrire21. Ses mouvements étaient pleins de grâce, elle savait danser
et faire des travaux d’aiguilles, mais elle était surtout très douée pour la musique,
ce qui lui avait valu l’intérêt et la protection spéciale de l’impératrice Marie-Thé­
rèse22. Elle avait été traitée sans succès pendant plusieurs années par les meilleurs
médecins de Vienne (elle avait même reçu plus de trois mille décharges élec­
triques). Or, après quelques séances de magnétisme avec Mesmer, elle déclara
avoir recouvré la vue. La première chose qu’elle vit fut le visage de Mesmer : elle
trouva que le nez humain avait une forme étrange, effrayante même, et elle eut
peur qu’il ne lui blessât les yeux23. Sa vue s’améliora progressivement — c’était
du moins ce qu’elle disait et ce que proclamait Mesmer — à la grande joie de sa
famille. Mais les médecins qui s’étaient occupés d’elle jusque-là contestèrent la
réalité de sa guérison. Une commission médicale souligna que la malade n’affir­
mait voir qu’en présence de Mesmer. Un conflit surgit entre Mesmer et la famille
.Paradis, et la malade perdit définitivement la vue. Elle retourna chez elle et pour­
suivit sa carrière de musicienne aveugle. Mesmer insinua que ni elle-même ni sa
famille n’avaient intérêt à ce qu’elle guérisse : c’en aurait été fait de sa célébrité
de musicienne aveugle et peut-être de la générosité de l’impératrice24.
Quelque temps après, à la fin de 1777, Mesmer quitta Vienne. Les raisons de
ce départ sont restées obscures. Ses ennemis prétendirent plus tard qu’il y avait
été contraint. On a supposé qu’il avait été ébranlé par son échec avec Maria-The-
resia Paradis et par l’hostilité de ses collègues. Il est possible aussi que la jeune
malade ait fait preuve d’un attachement trop vif pour Mesmer et que lui-même
n’ait pas été insensible à ses charmes. (Sa femme resta à Vienne, il ne la revit
jamais.) Mais la véritable raison de ce départ résidait peut-être dans le caractère
hypersensible et instable de Mesmer, dans sa propre psychopathologie.
Selon ses propres dires, Mesmer traversa alors une période de dépression25. Il
désespérait de jamais trouver la vérité. Il allait se promener dans la forêt, parlant
aux arbres et essayant pendant trois mois de penser sans recourir aux mots. Il
retrouva progressivement la paix intérieure et reprit confiance en lui, et arriva à
voir le monde sous un tout autre jour. H s’assigna pour mission de faire connaître
à l’univers sa grande découverte. Il partit pour Paris où il arriva en février 1778.
L’atmosphère que Mesmer trouva à Paris était toute différente de celle qu’il
avait laissée à Vienne. L’Empire autrichien était un État stable, sous un gouver­
nement énergique, une administration compétente et une police vigilante. Paris
était un centre culturel au même titre que Vienne, mais la vie y était étrangement
agitée. Sous un roi faible et une reine frivole, le pouvoir était instable et la situa­
tion financière catastrophique. La concussion, la spéculation et le jeu engouf­

21. Ludwig August Frankl, Maria-Theresia von Paradis, Biographie, Linz, 1876.
22. Pendant plus de cent cinquante ans, tous les auteurs qui ont parlé d’elle ont dit qu’elle
était la filleule de l’impératrice. Comme tant d’autres détails, cette affirmation s’est révélée
fausse. Cf. Hermann Ullrich, « Maria-Theresia Paradis und Dr Franz Anton Mesmer », Jahr-
buch des Vereines fiir Geschichte der Stadt Wien, XVII-XVHI (1961-1962), p. 149-188.
23. Selon Justinus Kemer, Franz Anton Mesmer aus Schwaben, op. cit.
24. Mesmer raconte cet épisode dans son Précis historique desfaits relatifs au magnétisme
animal jusqu 'en avril 1781, Londres, 1781. Le père de Maria-Theresia a présenté une version
quelque peu différente, publiée par Justinus Kemer, op. cit., p. 61-71.
25. Mesmer décrit lui-même ses souffrances émotionnelles dans son Précis historique, op.
cit., p. 21-23.
92 Histoire de la découverte de l’inconscient

fraient des sommes énormes. La philosophie des Lumières avait pris une tour­
nure révolutionnaire et antireligieuse.
La noblesse se cramponnait avec obstination à Ses privilèges exorbitants, mais
affichait, de façon paradoxale, une tendance remarquable à la philanthropie et au
dévouement pour le bien public. Dans la guerre désastreuse contre l’Angleterre,
la France avait perdu les Indes et le Canada. Maintenant, au moins en partie dans
un esprit de revanche, le public français s’enthousiasmait pour la guerre de l’in­
dépendance américaine. On pouvait noter, à Paris surtout, une propension géné­
rale à l’hystérie collective : on passait du jour au lendemain d’un engouement à
un autre26.
Il semble que la réputation de Mesmer a précédé son arrivée à Paris, ville où,
à cette époque, on portait un intérêt tout particulier aux étrangers de marque.
Mesmer avait alors 43 ans : c’était un bel homme, grand et vigoureux ; grâce à sa
distinction et à ses manières raffinées, il eut tôt fait de se faire accepter par la
société française, en dépit de son fort accent allemand. On ignore pour quelles
raisons il rompit bientôt avec son premier associé, le chirurgien français Le
Roux, et se mit à magnétiser ses malades dans une résidence privée, à Créteil. Il
s’installa ensuite dans un hôtel particulier, place Vendôme, où il recevait des
malades de la plus haute société et les magnétisait en leur demandant des hono­
raires très élevés. Il tenait beaucoup à entrer en relation avec les membres des
corps scientifiques : l’Académie des sciences, la Société royale de médecine, la
Faculté de médecine. Il se fit au moins un disciple influent en la personne du doc­
teur d’Eslon, médecin personnel du comte d’Artois, un des frères du roi. Mesmer
exposa en outre ses idées dans des publications écrites par lui-même27 et par
d’Eslon28.
Entre-temps, sa clientèle s’était progressivement accrue. Avant de quitter
Vienne, il avait cessé de se servir d’aimants et d’électricité à titre d’accessoires.
En 1780 ou 1781, recevant plus de malades qu’il ne pouvait en traiter indivi-'
duellement, il imagina un traitement collectif, le « baquet », dont nous aurons
l’occasion de reparler plus longuement. Deux de ses clients lui témoignèrent un
grand dévouement personnel : Nicolas Bergasse, habile juriste qui s’intéressait
vivement à la philosophie et qui participait activement à la vie politique29, et le
banquier Kommann, dont Mesmer avait traité le jeune enfant pour une grave
maladie des yeux30.

26. La vie à Paris pendant ces années critiques a été admirablement décrite par Melchior
Grimm dans ses lettres à son souverain allemand, Correspondance littéraire, philosophique et
critique adressée à un souverain d’Allemagne, 5 vol., par le baron de Grimm et par Diderot,
Paris, F. Buisson, 1813. Cette correspondance contient plusieurs données intéressantes sur
Mesmer.
27. Franz Anton Mesmer, Mémoire sur la découverte du magnétisme animal, Paris, Didot,
1779. Cf. aussi son Précis historique, op. cit.
28. Dr Eslon, Observations sur le magnétisme animal, Londres et Paris, Didot, 1780.
29. Sa biographie a été écrite par Louis Bergasse, Un défenseur des principes traditionnels
sous la Révolution, Nicolas Bergasse, Paris, Perrin, 1910. Voir aussi : Un philosophe lyonnais,
Nicolas Bergasse, Lyon, Le Ven, 1938.
30. Nous devons le récit de cette célèbre cure à Mialle, Exposé par ordre alphabétique des
cures opérées en France par le magnétisme animal, depuis Mesmer jusqu’à nos jours, Paris,
Dentu, 1826, II, p. 81-82.
Genèse de la psychiatrie dynamique 93

Le système de Mesmer, tel qu’il l’expose lui-même en 27 points, en 1779, peut


se résumer en quatre principes fondamentaux31 : un fluide physique subtil emplit
l’univers, servant d’intermédiaire entre l’homme, la terre et les corps célestes, et
aussi entre les hommes eux-mêmes ; la maladie résulte d’une mauvaise réparti­
tion de ce fluide dans le corps humain, et la guérison revient à restaurer cet équi­
libre perdu ; grâce à certaines techniques, ce fluide est susceptible d’être canalisé,
emmagasiné et transmis à d’autres personnes ; c’est ainsi qu’il est possible de
provoquer des « crises » chez les malades et de les guérir.
Il est relativement aisé de distinguer les différents éléments dont procédait la
doctrine de Mesmer. Le premier et le plus immédiat était la conviction qu’avait
Mesmer d’être lui-même porteur d’un fluide mystérieux, le magnétisme animal,
dont il avait pris conscience pour la première fois en soignant Fraülein Oesterlin.
Mesmer se disait capable de provoquer l’apparition de symptômes chez les
malades par sa seule présence ou par ses gestes. Il rapportait aussi que quand il
s’approchait d’un homme en train de subir une saignée, le sang se mettait à cou­
ler dans une autre direction. D’après Mesmer, tout homme possède une certaine
quantité de magnétisme animal. Gassner en était pourvu très abondamment,
Mesmer lui-même en avait moins, et les malades en avaient moins que les bien
portants. Cette théorie n’était pas sans analogie avec le concept polynésien de
« mana », énergie universelle et impersonnelle, susceptible d’être emmagasinée
dans les personnes, les objets ou les lieux, décelable seulement par ses effets
tangibles.
Le second élément de la doctrine de Mesmer se rapporte aux théories phy­
siques censées expliquer la nature et le mode d’action du magnétisme animal. En
fils des Lumières, Mesmer avait besoin d’une explication « rationnelle » et reje­
tait toute théorie de caractère mystique. D’autre part, la psychologie était quasi
inexistante à cette époque. Il était donc amené tout naturellement à se tourner
vers la physique et à chercher un principe analogue à la gravitation universelle de
Newton ou à l’électricité. Dans sa thèse, Mesmer avait déjà décrit un fluide uni­
versel pénétrant le cosmos de toutes parts, qu’il avait appelé gravitatio univer-
salis. Cette théorie permettait d’expliquer l’influence du soleil, de la lune et des
planètes sur le corps humain, ainsi que la périodicité de certaines maladies. Plus
tard il appela ce fluide « agent général ». Il pensait qu’il existait sous plusieurs
formes : le magnétisme, l’électricité et le magnétisme animal. Cette théorie phy­
sique était certainement la partie la plus faible de la doctrine de Mesmer et elle
resta toujours assez obscure dans son esprit, car Mesmer n’avait rien d’un
théoricien.
Un troisième élément du système de Mesmer s’appuyait sur les analogies four­
nies par les découvertes de l’époque dans le domaine de l’électricité. Mesmer
attribuait à son fluide des pôles, des courants, des décharges, des conducteurs,
des isolateurs et des accumulateurs. Son « baquet » censé concentrer le fluide
était une imitation de la bouteille de Leyde qui venait d’être inventée. Il ensei­
gnait aussi qu’il existait un fluide négatif et un fluide positif se neutralisant l’un
l’autre, hypothèse qui ne fut jamais acceptée par ses disciples.
Le quatrième élément de sa doctrine, la théorie des crises, provenait manifes­
tement de la façon d’opérer de Gassner. Gassner voyait dans la crise la preuve de

31. Franz Anton Mesmer, Mémoire sur la découverte du magnétisme animal, op. cit.
94 Histoire de la découverte de l’inconscient

la possession, mais aussi la première étape de l’exorcisme. Pour Mesmer, la crise


était la preuve, artificiellement provoquée, de la maladie, en même temps qu’elle
fournissait le moyen de la guérir. Les crises, disait-il, sont spécifiques de la mala­
die : un asthmatique aura une crise d’asthme, un épileptique une crise d’épile­
psie. A mesure que l’on provoquait ces crises chez un malade, elles devenaient de
moins en moins violentes. Elles finissaient par disparaître totalement, signant
ainsi la guérison.
Ces composantes fondamentales que Mesmer s’était efforcé de synthétiser
dans sa doctrine le conduisirent à son célèbre aphorisme : « H n’y a qu’une mala­
die, qu’un remède, qu’une guérison. » Nul remède, nul procédé thérapeutique
n’avait jamais guéri un malade, du fait de ses vertus propres : toute guérison avait
toujours été due au magnétisme, sans que les médecins l’eussent soupçonné. Le
magnétisme animal dotait maintenant les hommes d’une thérapeutique univer­
selle, capable de guérir et de prévenir toutes les maladies, « amenant ainsi la
médecine à son point de perfection ».
Il fallait l’égocentrisme de Mesmer pour s’imaginer que les facultés de méde­
cine allaient accepter une théorie infirmant tout ce qui avait été découvert depuis
Hippocrate et rendant la profession médicale superflue. Il n’est pas étonnant que
la thérapeutique appliquée par Mesmer ait répugné à la médecine contemporaine,
tout comme cette médecine contemporaine répugnait à Mesmer. Mesmer n’uti­
lisait, en fait de remède, que de l’eau magnétisée. H s’asseyait en face de son
malade, leurs genoux se touchant, il enserrait de ses doigts les pouces du malade
en le regardant fixement dans les yeux puis il appuyait au creux de l’estomac et
faisait des passes sur ses membres. Les malades éprouvaient souvent des sensa­
tions étranges ou étaient saisis de crise. Et c’était de telles réactions qui étaient
censées amener la guérison !
Le traitement collectif de Mesmer était encore plus extraordinaire. Un méde­
cin anglais, John Grieve, de passage à Paris en mai 1784, décrivait dans une lettre
sa visite à Mesmer, notant qu’il ne traitait pas moins de deux cents malades en
même temps32 :

« J’étais dans sa maison l’autre jour et je fus témoin de sa façon de procéder.


Au milieu de la pièce est placé un récipient d’un pied et demi de haut environ,
que l’on appelle ici un baquet. Il est si grand que vingt personnes peuvent faci­
lement s’asseoir tout autour. Le bord du couvercle est percé d’un nombre de trous
correspondant au nombre des personnes qui doivent l’entourer. Ces trous reçoi­
vent des tiges de fer, recourbées à angle droit vers l’extérieur, disposées à diffé­
rentes hauteurs de façon à correspondre aux différentes parties du corps aux­
quelles elles doivent s’appliquer. Outre ces tiges, une corde fait communiquer le
baquet avec un des malades, puis, de proche en proche, avec tous ses
compagnons.
Les effets les plus apparents se manifestent à l’approche de Mesmer, lequel,
dit-on, dirige le fluide par certains mouvements de ses mains ou de ses yeux, sans
avoir besoin de toucher la personne en question. J’ai parlé avec plusieurs per­

32. Sir William Ramsey, The Life and Letters ofJoseph Black, Londres, Constable and Co.,
1918, p. 84-85.
Genèse de la psychiatrie dynamique 95

sonnes qui ont été témoins de ces effets et chez qui Mesmer a provoqué des
convulsions, puis les a fait cesser par un simple mouvement de la main. »

Toute cette mise en scène était destinée à renforcer les influences magnétiques.
De grands miroirs réfléchissaient le fluide qui était transmis par des sons musi­
caux émanant d’instruments magnétisés. Mesmer lui-même jouait parfois sur son
harmonica de verre, instrument dont bien des personnes disaient qu’il ébranlait
les nerfs. Les malades étaient assis en silence. Au bout d’un moment, certains
commençaient à éprouver des sensations physiques étranges. Quant à ceux qui
étaient saisis de crises, ils étaient traités par Mesmer et ses assistants dans la
« chambre des crises ». Parfois, une vague de crises se propageait d’un malade à
l’autre.
Mesmer utilisait aussi un procédé encore plus extraordinaire, l’arbre magné­
tisé, sorte de traitement collectif de plein air pour les pauvres.
Ces procédés thérapeutiques paraissaient si extravagants que la plupart des
médecins ne pouvaient voir en Mesmer qu’un charlatan. Son succès croissant et
les honoraires exorbitants qu’il exigeait de ses nobles et riches malades ne pou­
vaient qu’accroître leur ressentiment professionnel.
Il semble qu’au cours de l’été 1782 Mesmer comprit qu’il avait abouti à une
impasse. Pendant cinq ans il s’était efforcé de faire reconnaître sa découverte par
les sociétés savantes, ce qui lui aurait permis de la vendre très cher au gouver­
nement français puis d’enseigner et d’appliquer sa méthode dans un hôpital
public. Mais il était plus éloigné que jamais de ce but. En juillet 1782, il quitta
Paris pour la station thermale belge de Spa, avec ses amis dévoués Bergasse et
Kommann. Bergasse rapporte que Mesmer y reçut une lettre disant que d’Eslon
entendait le remplacer et qu’il s’était constitué une clientèle de magnétisme ani­
mal33. Mesmer fût consterné et furieux en apprenant cette « trahison » et il entre­
vit sa propre ruine. U ne doutait pas qu’après lui avoir volé son secret d’Eslon lui
volerait aussi sa clientèle. Le juriste Bergasse et le financier Kommann conçurent
alors un nouveau plan : ils organiseraient une souscription afin de réunir une
grande somme d’argent et d’acheter la découverte de Mesmer. Les souscripteurs
deviendraient possesseurs du « secret » et constitueraient une société destinée à
enseigner et diffuser la doctrine de Mesmer.
Ce projet obtint un grand succès. Malgré l’énormité des sommes demandées,
on trouva des souscripteurs. On trouvait parmi eux les noms les plus illustres de
Paris et de la Cour, des membres des plus anciennes familles aristocratiques, tels
que les Noailles, les Montesquieu et le marquis de Lafayette, ainsi que d’émi­
nents magistrats, juristes et médecins. Le bailli des Barres, de l’ordre de Malte,
devait introduire le magnétisme auprès des chevaliers de Malte34. Mais des dif­
ficultés grandissantes surgirent entre Mesmer et ses disciples. Bergasse devait
publier ultérieurement, sur les négociations ardues de 1783 et 1784, un compte
rendu détaillé qui dépeint Mesmer — si tous les détails rapportés sont véridiques

33. Nicolas Bergasse, Observations de M. Bergasse sur un écrit du Dr Mesmer, ayant pour
titre : Lettre de l'inventeur du magnétisme animal à l’auteur des réflexions préliminaires,
Londres, 1785.
34. Eugène Louis, Les Origines de la doctrine du magnétisme animal, thèse de médecine,
Paris, 1898-1899, n* 111, Paris, Société d’éditions scientifiques, 1898.
96 Histoire de la découverte de l'inconscient

— comme un homme foncièrement égocentrique et méfiant, fantasque, despo­


tique, cupide, et parfois même malhonnête35.
Néanmoins la société (appelée Société de l'Harmonie) — qui était un singulier
mélange d’entreprise commerciale, d’école privée et de loge maçonnique — fut
lancée et prospéra. Bientôt, on fonda des filiales dans d’autres villes françaises.
Cette entreprise rapporta à Mesmer une fortune considérable, outre les hono­
raires de sa clientèle personnelle. La Société publia également un abrégé de la
doctrine de Mesmer et fit, de ce qui avait été d’abord le secret d’un seul homme,
la doctrine partagée en commun par un groupe d’adeptes enthousiastes. Les dis­
ciples de Mesmer souffraient souvent de son despotisme, mais l’exercice du
magnétisme animal s’était solidement établi en France et se développait rapide­
ment. L’intérêt du public, qui s’était concentré sur la guerre de l’indépendance
américaine et le traité de paix avec l’Angleterre, se reportait maintenant sur
Mesmer.
L’année 1784 fut aussi décisive pour Mesmer que l’avait été pour Gassner
celle de 1776 : elle marque l’apogée de son succès ; l’agitation autour de lui attei­
gnit son paroxysme, puis s’effondra rapidement.
En mars 1784, devant l’effervescence grandissante autour de Mesmer, le roi
nomma une commission d’enquête composée de membres de l’Académie des
sciences et de l’Académie de médecine, et une autre, rassemblant des membres
de la Société royale. Faisaient partie de ces commissions les savants les plus
illustres de ce temps : l’astronome Bailly, le chimiste Lavoisier, le médecin Guil-
lotin, et l’ambassadeur des États-Unis, Benjamin Franklin. Le programme, établi
par Lavoisier, était un modèle de l’application de la méthode expérimentale36. Il
ne s’agissait pas d’établir si Mesmer guérissait ou non ses malades, mais de véri­
fier sa prétention d’avoir découvert un nouveau fluide physique. Les commis­
saires conclurent que l’on n’avait aucune preuve de l’existence physique d’un
« fluide magnétique ». Ils ne niaient pas la possibilité d’effets thérapeutiques,'
mais les attribuaient à l’« imagination »37. Un rapport complémentaire secret fut
adressé au roi, mettant en garde contre les dangers de l’influence érotique exercée
par le magnétiseur homme sur ses patientes magnétisées38. Un des enquêteurs,
Jussieu, se désolidarisa de ses collègues et rédigea un rapport suggérant qu’un
agent inconnu mais efficace était certainement à l’œuvre, probablement la « cha­
leur animale »39. Mesmer fut indigné de ce que les enquêteurs se fussent adressés
au « traître » d’Eslon et non à lui-même. Par la suite, ce fait se révéla toutefois
favorable à Mesmer : quand le ministère public, sur la foi des rapports des
commissions, décida d’interdire l’exercice du magnétisme animal, Bergasse
réussit à faire révoquer l’interdiction par le Parlement — l’instance juridique

35. Caullet de Veaumorel éd., Aphorismes de M. Mesmer dictés à l’assemblée de ses


élèves... en 344 paragraphes, Paris, Quinquet, 1785.
36. Antoine Lavoisier, « Sur le magnétisme animal », Œuvres de Lavoisier, Vol III, Paris,
Imprimerie nationale, 1865, p. 499-527.
37. Rapport des Commissaires chargés par le Roy de l’examen du magnétisme animal,
Paris, 1784.
38. Ce rapport a été reproduit dans Claude Burdin et Frédéric Dubois, Histoire académique
du magnétisme animal, Paris, Baillière, 1841.
39. A.L. de Jussieu, Rapport de l’un des commissaires chargés par le Roy de l'examen du
magnétisme animal, Paris, Veuve Hérissant, 1784.
Genèse de la psychiatrie dynamique 97

suprême — en s’appuyant sur un point d’ordre juridique : le rapport des commis­


saires concernait les pratiques de D’Eslon, non celles de Mesmer.
Quoi qu’il en soit, ces rapports ne semblent pas avoir nui sérieusement au
développement du mouvement mesmérien. La Société de l’Harmonie étendit ses
activités et des sociétés analogues virent le jour dans diverses villes de France.
En même temps, le mouvement connut de plus en plus de déboires : Mesmer fut
copieusement ridiculisé dans des caricatures, des chansons populaires et des
pièces satiriques40. Il y eut l’épisode malheureux de Court de Gébelin, savant
connu, qui publia un éloge enthousiaste de Mesmer après avoir été « guéri » par
lui, mais qui eut une rechute et mourut dans la maison même de Mesmer41.
Quelques mois plus tard, cependant, le comte Cagliostro (Giuseppe Balsamo) et
le scandale du collier de la reine détournèrent l’attention du public. Ce qui était
plus grave pour Mesmer, c’étaient les critiques élevées contre lui par les savants
et les érudits. Un auteur anonyme publia un ouvrage intitulé L’Anti-magné-
tisme
* 2, où il remontait objectivement aux sources de la doctrine de Mesmer et
mettait en lumière les analogies entre sa méthode et celle de Gassner. Un autre
auteur, Thouret43, publia une étude encore plus approfondie, examinant une à une
les 27 propositions de Mesmer et montrant que toutes avaient déjà été formulées
en termes très voisins par des auteurs tels que Paracelse, Van Helmont, Gocle-
nius, et surtout Mead et Maxwell. Thouret en concluait que la théorie de Mesmer,
loin de représenter une nouveauté, se contentait de reprendre un système ancien
qui avait été abandonné depuis près d’un siècle. Mesmer nia avoir jamais lu ces
auteurs (à cette époque, on n’avait pas encore imaginé d’invoquer des « précur­
seurs »). Les physiciens, quant à eux, ne voulaient absolument pas entendre par­
ler du prétendu fluide magnétique. Un physicien et médecin du nom de Marat
déclara que le magnétisme animal n’avait nul droit de se présenter comme une
théorie physique44.
Mais il y avait quelque chose de plus fâcheux encore pour Mesmer : à peine
avait-il commencé à dévoiler sa doctrine que ses disciples se rebellèrent. Ils la
trouvaient vague et incohérente, bien que d’Eslon eût déjà essayé de la formuler
en termes clairs et limpides. On créa un Comité d’instruction chargé de présenter
la doctrine sous une forme qui convenait à ceux qui l’étudiaient45. Bergasse, qui
jouait un rôle important dans la Société, avait trouvé dans le mesmérisme les
bases d’une nouvelle philosophie du monde qu’il exposa dans un ouvrage intitulé
Théorie du monde et des êtres organisés, suivant les principes de M. ***46. H fut
édité en tirage limité et, pour lui donner l’apparence d’un ouvrage ésotérique,
115 mots clés avaient été remplacés par des symboles, si bien que les non-initiés

40. Cf. en particulier Jean-Baptiste Radet, Les Docteurs modernes. Comédie-parade..., sui­
vie du baquet de santé..., Paris, Brunet, 1784.
41. Paul Schmidt, Court de Gébelin à Paris, Paris, Fischbacher, 1908.
42. L’Anti-magnétisme, ou Origine, progrès, décadence, renouvellement et réfutation du
magnétisme animal, Londres, 1784.
43. M. Thouret, Recherches et doutes sur le magnétisme animal, Paris, Prault, 1784.
44. Marat, Mémoire sur l’électricité médicale, Paris, Méquignon, 1784, p. 110.
45. Caullet de Veaumorel, Aphorismes de M. Mesmer, dictés à l'assemblée de ses élèves,
op. cit.
46. Nicolas Bergasse, Théorie du monde et des êtres organisés, suivant les principes de M.,
Paris, 1784.
98 Histoire de la découverte de l’inconscient

ne pouvaient le comprendre. Mais cette publication suscita le courroux de Mes­


mer, et il s’ensuivit une vive polémique entre les deux hommes. Bergasse quitta
la Société. Beaucoup d’autres membres se retirèrent, déçus. Mesmer ressentit
plus douloureusement encore, peut-être, le fait que Puységur, un de ses disciples
les plus fidèles, tout en proclamant son loyalisme, eût découvert le sommeil
magnétique qui allait donner une nouvelle direction au mouvement.
Mesmer subit une autre déconvenue, de nature plus personnelle, le vendredi
saint 16 avril 1784, au concert spirituel du Carême, en présence de la Cour et de
l’élite de la société parisienne. Une jeune musicienne aveugle était arrivée de
Vienne pour jouer du clavecin : c’était Maria-Theresia Paradis. Grimm rapporte
que « tous les regards se tournèrent vers Mesmer, qui avait commis l’imprudence
de venir au concert. Il s’en aperçut et souffrit là une des plus grandes humiliations
de sa vie »47. Ses ennemis en profitèrent pour rappeler tous les détails de cette
vieille histoire, la prétendue guérison opérée par Mesmer et son échec. Maria-
Theresia passa six mois en France et sa présence à Paris fut certainement extrê­
mement embarrassante pour Mesmer. En août de cette même année, la Société de
F Harmonie de Lyon l’invita à venir démontrer son savoir-faire en présence du
prince Henri de Prusse (frère du roi Frédéric H). A sa propre consternation et à la
stupéfaction de ses disciples, Mesmer échoua complètement. Il semble avoir
réagi de la même façon qu’en 1777 : après une dépression nerveuse, il aurait pris
la fuite.
En effet, Mesmer quitta Paris, probablement au début de 1785. Ses disciples
ignoraient où il était. Le bruit courait qu’il vivait en Angleterre sous un nom d’em­
prunt. Le mouvement qu’il avait fondé s’engagea de plus en plus dans la direc­
tion ouverte par Puységur.
Nous savons fort peu de choses sur la vie de Mesmer au cours des vingt années
suivantes. Nous ne disposons que de quelques renseignements épars sur ses péré­
grinations à travers la Suisse, l’Allemagne, la France et l’Autriche48. Quand il
revint à Vienne en 1793, il fut expulsé comme suspect politique, et en 1794 on
trouve son nom mêlé à un obscur complot politique. Il alla en Suisse, où il acquit
la citoyenneté du pays, et s’établit à Frauenfeld, petite ville proche du lac de
Constance. Il avait perdu une partie de sa fortune, mais était encore suffisamment
riche pour vivre comme un homme aisé, à la façon d’un riche aristocrate. Des
recherches récentes ont mis au jour des témoignages de personnes qui l’avaient
connu à cette époque. Ils le décrivent comme un parfait homme du monde, mais
orgueilleux et égocentrique, incapable de s’intéresser aux idées des autres. Il
nourrissait un profond ressentiment à l’égard du monde qui n’avait pas accepté sa
découverte, à l’égard des médecins qui l’avaient rejeté, et à l’égard de ses dis­
ciples qui avaient déformé son enseignement.
A cette époque, Mesmer était à ce point oublié que ses disciples ne savaient
même pas qu’il était encore en vie. En 1812, le médecin allemand Wolfart vint
lui rendre visite. Romantique et patriote, Wolfart s’étonna de ce que Mesmer s’ex­
primât exclusivement en français, à la façon de l’ancienne aristocratie allemande.

47. Cité par Wohleb, loc. cit.


48. Cette période de la vie de Mesmer a été partiellement élucidée par les recherches de
Karl Bittel, Der berühmte Hr. Doct. Mesmer, 1734-1815, op. cit., et Bernard Milt, «Franz
Anton Mesmer und seine Beziehungen zur Schweiz », loc. cit.
Genèse de la psychiatrie dynamique 99

H publia une traduction allemande du dernier ouvrage de Mesmer, ouvrage qui


contenait non seulement l’exposé définitif de son système, mais aussi l’expres­
sion de ses opinions sur les sujets les plus divers, tels que l’éducation, la vie en
société, les fêtes publiques, les impôts, les prisons49. Malheureusement, la plupart
des papiers confiés par Mesmer à Wolfart furent perdus. Wolfart était si négligent
que dans sa traduction il attribua à Mesmer le prénom de Friedrich au lieu de
Franz.
Un ou deux ans avant sa mort, Mesmer alla s’installer à Meersburg, sur les
bords du lac de Constance, où il mourut le 5 mars 1815, à quelques kilomètres du
heu de sa naissance.
Lorsque Justinus Kemer visita Meersburg en 1854, de vieilles gens qui avaient
connu le grand homme lui racontèrent des histoires étonnantes50. Quand Mesmer
se rendait sur l’île de Mainau, lui dirent-ils, des nuées d’oiseaux volaient vers lui,
le suivaient dans sa promenade et se posaient autour de lui dès qu’il s’asseyait.
Mesmer, ajoutaient-ils, avait dans sa chambre un canari apprivoisé dont la cage
était toujours ouverte. Chaque matin l’oiseau volait auprès de son maître, se
posait sur sa tête et le réveillait en chantant. Il lui tenait compagnie durant son
petit déjeuner, jetant parfois des morceaux de sucre dans sa tasse. D’un léger
mouvement de la main, Mesmer pouvait l’endormir ou le réveiller. Un matin, l’oi­
seau resta dans sa cage : Mesmer était mort pendant la nuit. Le canari ne chanta
ni ne mangea plus et quelques jours après on le trouva mort dans sa cage.

Quelle fut la véritable personnalité de cet homme qui, dans sa patrie, avait
laissé le souvenir d’un magicien ? Il est difficile de fournir une réponse satisfai­
sante : on ignore trop de choses à son sujet. On ne sait rien de son enfance ni de
sa vie amoureuse, sinon que son mariage fut malheureux. Les documents dont
nous disposons à son sujet permettraient de tracer plusieurs portraits différents.
Le premier portrait, le plus connu, est celui que nous ont laissé ses disciples
français, en particulier Bergasse dans le long mémoire plein de ressentiment et
d’amertume qu’il publia quand Mesmer l’eut exclu de son mouvement51. Les
écrits qui émanent de ses disciples dépeignent Mesmer comme un homme imbu
de l’idée fixe qu’il avait fait une découverte capitale que le monde entier devait
accepter immédiatement, avant même qu’elle ne fût pleinement révélée. Mesmer
voulait garder son secret aussi longtemps qu’il lui plairait et ne le rendre public
qu’à sa convenance. La doctrine du magnétisme animal devait rester sa propriété
exclusive et permanente : nul n’avait le droit d’y ajouter ou d’en retrancher quoi
que ce soit, ni de la modifier, sans son autorisation. Il exigeait de ses disciples un
dévouement absolu, sans se sentir tenu lui-même à une quelconque réciprocité, ni
à leur témoigner sa gratitude. Mesmer rompait immédiatement avec quiconque
exprimait des idées indépendantes. Il croyait vivre dans un monde peuplé d’en­
nemis toujours prêts à voler, à déformer ou à anéantir sa découverte. Il prenait l’in­
différence pour de l’hostilité, la contradiction pour de la persécution. Ce portrait

49. Karl Christian Wolfart éd., Mesmerismus oder System der Wechselwirkungen, Théorie
undAnwendung des thierischen Magnetismus, Berlin, Nicolai, 1814.
50. Justinus Kemer, Franz Anton Mesmer aus Schwaben, op. cit.
51. Nicolas Bergasse, Observations de M. Bergasse sur un écrit du Dr Mesmer, ayant pour
titre : Lettre de l’inventeur du magnétisme animal à l’auteur des réflexions préliminaires, op.
cit.
100 Histoire de la découverte de l'inconscient

de Mesmer ne diffère peut-être pas beaucoup de celui de certains autres grands


savants. On trouve là, en termes jungiens, le syndrome typique de l’« inflation
psychologique », qui ne représenterait qu’un développement secondaire venant
se superposer à une structure plus fondamentale de sa personnalité.
Mesmer se sentait porteur d’un pouvoir mystérieux, qui s’était révélé à l’oc­
casion des guérisons spectaculaires et des événements étranges dont il avait été
l’agent au château de Rohow. Mais outre ces manifestations probablement pas­
sagères, il possédait, à un haut degré, une sorte de « magnétisme personnel », un
mélange irrésistible de charme et d’autorité. Il était insurpassable dans l’art de
convaincre les gens et d’en obtenir d’importantes faveurs. C’est là ce qui
explique sans doute le mystère de son ascension sociale à une époque où les dif­
férences de classes constituaient un obstacle infranchissable, et son aisance avec
les princes et les nobles, qu’il traitait sur un pied d’égalité.
Les fluctuations de son magnétisme personnel procédaient peut-être de traits
psychopathologiques plus profonds : une hypersensibilité morbide, une grande
instabilité d’humeur, une alternance d’exaltation et de dépression. Dans les
périodes de réussite, Mesmer faisait montre d’une activité débordante, presque
hypomaniaquê. Il semble qu’à certains moments il ait quasiment déliré sur sa
puissance (un médecin suisse, Egg, rapporte que Mesmer lui aurait dit en 1804
que l’eau des rivières était magnétisée parce que lui, Mesmer, avait magnétisé le
soleil vingt ans auparavant)52. Mais il était aussi sujet à des accès subits de décou­
ragement. Mesmer a lui-même décrit l’état anormal dont il avait souffert vers la
fin de 1776. Il est fort possible qu’en 1785 il se soit trouvé dans un état sem­
blable. Mais ces épisodes étaient peut-être liés à son impression d’avoir épuisé
son magnétisme personnel.
Par ses pouvoirs mystérieux, Mesmer est plus proche des anciens magiciens
que des psychothérapeutes du XXe siècle. Sa victoire sur Gassner rappelle davan­
tage une lutte entre chamans rivaux de l’Alaska qu’une controverse moderne'
entre psychiatres d’écoles différentes. Néanmoins sa doctrine contenait en germe
certains principes fondamentaux de la psychiatrie moderne.
Le magnétiseur, déclarait Mesmer, est l’agent thérapeutique de ses guérisons :
c’est en lui-même que réside son pouvoir. Pour être en mesure de guérir, il lui
faut d’abord établir une relation étroite avec son malade, c’est-à-dire, en quelque
sorte, « se mettre en harmonie avec lui ». Le chemin vers la guérison passe par
des crises, lesquelles sont des manifestations de maladies latentes, que le magné­
tiseur provoque artificiellement afin de pouvoir en triompher. Il vaut mieux
induire plusieurs crises, de moins en moins violentes, qu’une seule crise très
grave. Dans le traitement collectif, le magnétiseur doit également garder sous sa
maîtrise les réactions des patients les uns sur les autres.
Mesmer forma avec ses disciples une Société dans laquelle les médecins et les
magnétiseurs non médecins étaient sur un pied d’égalité. Ses membres, qui
avaient accepté de lourds sacrifices financiers, y étudiaient sa doctrine, discu­
taient des résultats de leur activité thérapeutique, et ils assuraient l’unité du
mouvement.

52. Les souvenirs de Johann Heinrich Egg sur Mesmer ont été publiés dans un journal local
et reproduits par Bemhard Milt, « Franz Anton Mesmer und seine Beziehungen zur Schweiz »,
loc. cit.
Genèse de la psychiatrie dynamique 101

Mesmer fiit-il un précurseur de la psychiatrie dynamique ou son véritable fon­


dateur ? La question reste ouverte. Tout pionnier est toujours le successeur des
uns et le précurseur des autres, n est cependant indubitable que l’on peut faire
remonter la psychiatrie dynamique moderne au magnétisme animal de Mesmer,
et qu’à cet égard la postérité s’est montrée singulièrement ingrate envers lui.

Puységur et le nouveau magnétisme

Il arrive toujours un moment où la créature s’émancipe de son créateur et s’en­


gage dans une vie indépendante.
Mesmer avait à peine commencé à dévoiler sa doctrine qu’un de ses disciples
les plus fidèles, le marquis de Puységur, fit une découverte qui allait imprimer au
magnétisme une nouvelle direction. Aux yeux de certains historiens, cette décou­
verte égale ou même surpasse en importance l’œuvre de Mesmer. Charles Richet
a dit : « Le nom de Puységur doit être mis au même rang que celui de Mesmer
[...]. Mesmer est sans aucun doute Y initiateur du magnétisme, mais il n’en est pas
le fondateur »53. Sans Puységur, ajoute-t-il, le magnétisme aurait fait long feu et
n’aurait laissé que le souvenir d’une épidémie psychique autourdu « baquet ».
Les trois frères de Puységur, issus de l’une des plus illustres familles de la
noblesse française, furent parmi les disciples les plus enthousiastes de Mesmer.
Au cours des siècles, la famille Puységur avait donné à la France plusieurs
hommes remarquables, en particulier des chefs militaires54. Elle appartenait à
cette aile de l’aristocratie française qui exerçait des activités philanthropiques.
Les trois frères étudièrent la doctrine de Mesmer et jouèrent chacun un rôle dans
l’histoire du magnétisme animal55.
Le plus jeune des trois, le vicomte Jacques Maxime de Chastenet de Puységur
(1755-1848), acquit sa réputation sur le champ de manœuvres de Bayonne : un
officier, apparemment frappé d’apoplexie, s’était effrondré sur le sol. Le vicomte
le magnétisa sur-le-champ et le guérit en présence de toutes les troupes. On
racontait qu’à la suite de cet incident, il avait été chargé du traitement des soldats
malades de son régiment.
Le second frère, Antoine-Hyacinthe, appelé comte de Chastenet (1752-1809),
officier de marine, s’était intéressé aux Guanches des îles Canaries et avait rap­
porté certaines de leurs momies à Paris. Il introduisit le magnétisme animal à
Saint-Domingue, la riche et prospère colonie esclavagiste française. Les maîtres
blancs affluèrent bientôt autour des baquets et les esclaves noirs exigèrent et
obtinrent un baquet à leur usage personnel.
Le frère aîné, Amand Marie Jacques de Chastenet, marquis de Puységur
(1751-1825), officier d’artillerie, s’était distingué au siège de Gibraltar et avait

53. Charles Richet, L'Homme et l'intelligence. Fragments de philosophie, Paris, Alcan,


1884, p. 295,543. (Italiques de l’auteur.)
54. Robert de Puységur, Notice généalogique sur la famille Chastenet de Puységur, Paris,
Lemerre, 1904. Marquis de Blosseville, Les Puységur. Leurs œuvres de littérature, d’écono­
mie politique et de science, Paris, Aubry, 1873.
55. L’auteur tient à exprimer sa reconnaissance au vicomte du Boisdulier, descendant direct
du marquis de Puységur, qui lui a fourni une documentation abondante sur son illustre ancêtre
et sur la famille des Puységur.
102 Histoire de la découverte de l'inconscient

pris part à une mission officielle en Russie. H partageait son temps entre la vie
militaire et son château de Buzancy, près de Soissons, où il possédait l’immense
propriété de ses ancêtres. Comme beaucoup d’aristocrates à cette époque, il avait
son « cabinet de physique » où il se livrait à diverses expériences sur l’électricité.
D’abord sceptique à l’égard du mesmérisme, il s’y laissa convertir par son frère
Antoine-Hyacinthe et entreprit des traitements individuels et collectifs dans sa
propriété56.
Un de ses premiers malades fut Victor Race, jeune paysan de 23 ans, dont la
famille était au service des Puységur depuis plusieurs générations. Victor, qui
souffrait de troubles respiratoires bénins, se laissa aisément magnétiser et, dans
cet état, présenta une crise très particulière, sans les convulsions ni les mouve­
ments désordonnés qui apparaissaient d’habitude chez les autres malades : il
tomba, au contraire, dans une sorte de sommeil étrange où il semblait, paradoxa­
lement, plus éveillé et plus conscient que dans son état de veille habituel. Il par­
lait à haute voix, répondait aux questions et témoignait d’une plus grande viva­
cité d’esprit que dans son état normal. Le marquis, chantonnant pour lui-même
de façon inaudible, eut la surprise d’entendre le jeune homme chanter les mêmes
airs à haute voix. La crise passée, Victor n’en garda aucun souvenir. Intrigué,
Puységur reproduisit cette forme de crise chez Victor, puis entreprit avec succès
de la provoquer chez d’autres. Une fois dans cet état, ils étaient capables de faire
le diagnostic de leurs propres maladies, d’en prévoir l’évolution (ce que Puysé­
gur appela la pressensation) et d’en indiquer le traitement approprié.
Le nombre de ses malades augmenta rapidement, si bien que Puységur orga­
nisa bientôt un traitement collectif. La place du petit village de Buzancy, entou­
rée de chaumières et d’arbres, n’était pas très éloignée du majestueux château des
Puységur. Au centre de la place se dressait un immense et très bel orme, au pied
duquel une source déversait une eau limpide. Les paysans venaient s’asseoir sur
les bancs de pierre entourant l’arbre. Autour du tronc et des maîtresses branches
étaient fixées des cordes dont les malades enroulaient les extrémités aux endroits
douloureux de leur corps. Au début de la séance les malades formaient une
chaîne, en se tenant par le pouce. Us sentaient alors, plus ou moins intensément,
le fluide circuler à travers leurs corps. Au bout d’un certain temps, le maître
ordonnait de rompre la chaîne et demandait aux malades de se frotter les mains.
Il en choisissait alors quelques-uns chez qui il provoquait la « crise parfaite » en
les touchant avec sa baguette de fer. Ces sujets, promus au rang de « médecins »,
faisaient le diagnostic des maladies des autres et prescrivaient les traitements.
Pour les « désenchanter » (c’est-à-dire pour les réveiller de leur sommeil magné­
tique), Puységur leur ordonnait d’embrasser l’arbre, ce qui les réveillait aussitôt,
sans leur laisser aucun souvenir de ce qui s’était passé. Ces traitements se fai­
saient en présence de spectateurs curieux et enthousiastes. On rapporte qu’en un
peu plus d’un mois, 62 des 300 malades souffrant d’affections variées furent
guéris.
Ce nouveau genre de traitement introduit par Puységur se distinguait par deux
traits remarquables. Le premier était la nature de cette « crise parfaite », avec son

56. Nous devons la description de ces premières sessions à un témoin oculaire, Cloquet,
collecteur d’impôts, et à Puységur lui-même dans un opuscule anonyme : (Puységur) Détail
des cures opérées à Buzancy près de Soissons, par le magnétisme animal, Soissons, 1784.
Genèse de la psychiatrie dynamique 103

apparence d’état de veille, son « rapport » électif avec le magnétiseur, dont le


sujet exécutait les ordres, et l’amnésie totale qui la suivait. On s’aperçut bien vite
de la ressemblance entre ce sommeil magnétique et le somnambulisme naturel,
d’où le nom de « somnambulisme artificiel ». (C’est bien plus tard que Braid lui
donna son nom actuel d’« hypnose ».) Le second trait était la « lucidité » dont
faisaient preuve certains sujets, c’est-à-dire leur aptitude à diagnostiquer les
maladies, à prévoir leur évolution et à en prescrire les traitements, tant pour eux-
mêmes que pour d’autres avec qui on les mettait en rapport.
Puységur apprit bientôt de Victor lui-même un autre usage psychothérapique
de la crise parfaite57. A cette époque, Victor était très préoccupé par un conflit qui
l’opposait à sa sœur. Il n’avait jamais osé en parler à personne, mais l’état de
sommeil magnétique lui permit de se confier au marquis qui lui conseilla de s’oc­
cuper de ses propres intérêts et de chercher une solution satisfaisante. Victor,
effectivement, fit le nécessaire pour régler au mieux sa situation.
Le rôle joué par Victor Race dans l’histoire du magnétisme mérite une atten­
tion spéciale. Non seulement il fut un des premiers patients de Puységur et le tout
premier à présenter la crise parfaite — dont il devint ainsi le prototype — mais
c’est grâce à lui que le marquis prit conscience de certains principes fondamen­
taux. Au début de 1785, Puységur emmena Victor à Paris où il se servit de lui
pour ses démonstrations. Il le montra deux fois à Mesmer dont nous ignorons la
réaction. L’état de Victor empira : sous l’effet du sommeil magnétique il expli­
qua que sa maladie provenait de ce qu’on l’exhibait à des curieux et souvent à des
incrédules. Puységur apprit ainsi qu’il ne fallait utiliser le magnétisme qu’à des
fins thérapeutiques, non à des fins d’expérimentation et de démonstration.
D’autre part, ses expériences avec Victor démontrèrent à Puységur la vanité de la
doctrine mesmérienne du fluide physique. Il comprit que le véritable agent de la
guérison était la volonté du magnétiseur58.
L’effet des découvertes de Puységur fut considérable. On se mit partout à imi­
ter les merveilleuses cures de Buzancy. Des villages les plus reculés parvenaient
des histoires idylliques de paysans et de domestiques guéris, au pied d’arbres
magnétisés, par des comtes et des marquis philanthropes59. Mais surtout, cette
nouvelle forme de traitement magnétique introduite par Puységur se répandit
rapidement, au grand mécontentement de Mesmer qui soutenait que le sommeil
magnétique n’était qu’une des nombreuses formes de crises possibles et qui
maintenait fermement sa doctrine du fluide physique, alors même que la plupart
de ses disciples ne le suivaient plus sur ce point. Un fossé de plus en plus profond
sépara les mesmériens orthodoxes, qui demeuraient fidèles à la théorie de la crise
et du fluide, et les sectateurs de Puységur, qui concentrèrent toute leur attention
sur le somnambulisme artificiel, se rallièrent à une théorie psychologique, et fina­
lement simplifièrent la technique de Mesmer.

57. A.M.J. Chastenet de Puységur, Mémoires pour servir à l'histoire et à l’établissement du


magnétisme animal (n.p., 1784).
58. A.M.J. Chastenet de Puységur, Mémoires pour servir à l’histoire et à l’établissement du
magnétisme animal, 2e éd., Paris, Cellot, 1809, p. 39-52.
59. Anonyme, Nouvelles cures opérées par le magnétisme animal (n.p., 1784).
104 Histoire de la découverte de l’inconscient

En août 1735, Puységur reprit le commandement de son régiment d’artillerie


en garnison à Strasbourg60. La loge maçonnique locale lui demanda d’exposer à
ses membres les principes du magnétisme animal. Puységur y donna des confé­
rences et conclut en ces termes :

« Je crois en l’existence, en moi, d’une puissance.


De cette croyance, dérive ma volonté de l’exercer. [...]
Toute la doctrine du magnétisme animal est renfermée dans les deux mots
croyez et veuillez.
Je crois que j’ai la puissance d’actionner le principe vital de mes semblables ;
je veux en faire usage ; voilà toute ma science et mes moyens. Croyez et veuillez,
Messieurs, vous ferez autant que moi. »

A Strasbourg, Puységur organisa la Société Harmonique des Amis Réunis qui


se proposait de former des magnétiseurs et d’instituer des centres de traitement
magnétique. Vers 1789, elle comptait plus de deux cents membres, parmi les­
quels figurait l’élite de la noblesse alsacienne qui s’engageait à assurer leurs trai­
tements gratuitement, à rédiger des comptes rendus détaillés de leurs expériences
et à les soumettre à la Société. Sous l’égide de la Société, plusieurs centres de
traitement s’établirent en Alsace. L’activité de la Société de Strasbourg présente
un intérêt tout particulier car, à la différence des autres centres français, elle
publiait des rapports annuels sur les traitements, avec une brève histoire de
chaque cas, mentionnant les noms du praticien et du malade ainsi que la nature de
la maladie61. D n’était plus question de traitements collectifs, ni sous la forme du
« baquet » ni sous celle de l’arbre magnétisé. Les considérations théoriques ne
semblent pas avoir joué un rôle important dans les activités de la Société.
Il est impossible de savoir ce que serait devenu le mouvement si la Révolution
française de 1789 n’avait pas brutalement interrompu ses activités. La Société de
l’Harmonie disparut, ainsi que toutes ses filiales. Les paysans, au lieu de s’asseoir
placidement au pied des arbres magnétisés, se réunirent autour des « arbres de la
liberté » pour écouter les discours révolutionnaires. Beaucoup des nobles dis­
ciples de Mesmer émigrèrent ; d’autres périrent sur l’échafaud, de même que les
savants Bailly et Lavoisier. Bergasse échappa de justesse à la guillotine,
s’adonna à une philosophie mystique et devint l’ami du tsar Alexandre. Quand
l’île de Malte fut prise par Bonaparte, puis par les Anglais, les chevaliers mes-
mériens furent expulsés. A Saint-Domingue le magnétisme dégénéra en une véri­
table psychose collective parmi les esclaves noirs, renforçant leur agitation, et la

60. A.M.J. Chastenet de Puységur, Du magnétisme animal, considéré dans ses rapports
avec diverses branches de la physique générale, Paris, Desenne, 1807, p. 108-152.
61. On peut consulter ces publications précieuses et extrêmement rares à la Bibliothèque
nationale et universitaire de Strasbourg. En voici les titres : Exposé des différentes cures opé­
rées depuis le 25 d’août 1785, époque de la formation de la société, fondée à Strasbourg, sous
la dénomination de Société Harmonique des Amis-Réunis, jusqu’au 12 du mois de juin 1786,
par différents membres de cette Société (Strasbourg, Librairie académique, 1787) ; Suite des
cures faites par différents magnétiseurs, membres de la Société Harmonique des Amis-Réunis
de Strasbourg (Strasbourg, chez Lorenz et Schouler, 1787) ; Annales de la Société Harmo­
nique des Amis-Réunis de Strasbourg ou cures que les membres de cette société ont opérées
par le magnétisme animal (à Strasbourg, et chez les principaux libraires de l’Europe, 1789).
Genèse de la psychiatrie dynamique 105

domination française se termina dans un bain de sang. Plus tard, Mesmer préten­
dit orgueilleusement que la nouvelle république — qui s’appelait maintenant
Haïti — lui devait son indépendance.
Le marquis de Puységur passa deux ans en prison, puis il eut la chance de ren­
trer en possession de son château, devint maire de Soissons, écrivit des ouvrages
littéraires et reprit ses recherches sur le magnétisme. Il formula l’hypothèse que
les maladies mentales graves ne seraient qu’une forme de distorsion somnam­
bulique et il pensait qu’un jour le magnétisme serait utilisé dans les hôpitaux
pour guérir les malades mentaux. Il entreprit le traitement d’un garçon de 12 ans,
Alexandre Hébert, qui avait de terribles accès de fureur délirante. Le marquis
passa six mois avec le garçon sans jamais le laisser seul ni le jour ni la nuit,
devançant ainsi certaines tentatives ultérieures de psychothérapie des psychoses
graves62.
Après la chute de Napoléon, une nouvelle génération de magnétiseurs qui
n’avaient pas connu Mesmer considéra Puységur comme son patriarche véné­
rable, ignorant presque pourquoi on employait le terme « mesmériser » pour dé­
signer la technique inaugurée par Puységur. De retour à Buzancy, en avril 1818,
le marquis, âgé de 67 ans, apprit que Victor Race, qui avait alors 58 ans, était gra­
vement malade et qu’il ne cessait de parler de lui. Puységur alla voir Victor et le
magnétisa dans la même chaumière que la première fois, trente-quatre ans plus
tôt. Il fut frappé de constater que Victor, pendant son sommeil magnétique, se
souvenait de tous les détails de ses états somnambuliques antérieurs. La santé de
Victor s’améliora et le marquis retourna à Paris. Victor, « le doyen des somnam­
bules français », mourut peu après et fut enterré dans le cimetière de Buzancy. Le
marquis lui-même fit graver une inscription sur sa tombe63.
Le 29 mai 1825, le sacre de Charles X fut célébré solennellement à Reims
selon un rituel archaïque. Puységur, descendant d’une des plus anciennes
familles nobles françaises, séjourna, pendant la durée des cérémonies, dans une
des tentes d’apparat dressées sur la place publique. Par l’effet, probablement, de
l’humidité, le marquis, qui avait alors 74 ans, tomba gravement malade. On le
transporta au château de Buzancy où il mourut peu après, laissant le souvenir
d’un homme foncièrement honnête et généreux, quoique manquant parfois un
peu d’esprit critique64. Dans son respect inné pour le rang et la supériorité hiérar­
chique, Puységur s’était toujours proclamé le disciple respectueux de Mesmer et
n’ avait jamai s essayé de le supplanter. Son nom tomba progressivement dans l’ou­
bli, ses ouvrages se firent rares. C’est Charles Richet qui redécouvrit Puységur en
1884 et montra que la plupart des découvertes que ses illustres contemporains
pensaient avoir faites à propos de l’hypnose se trouvaient déjà dans les écrits de
Puységur.

Aujourd’hui, Buzancy est un charmant petit village entouré de forêts, de


champs cultivés et de prairies. Le château de la vieille et puissante famille des

62. A.M.J. Chastenet de Puységur, Les fous, les insensés, les maniaques et les frénétiques
ne seraient-ils que des somnambules désordonnés ?, Paris, Dentu, 1812.
63. M.S. Mialle, Exposé par ordre alphabétique des cures opérées en France par le magné­
tisme animal, depuis Mesmer jusqu’à nos jours (1774-1826), 2 vol., Paris, Dentu, 1826,1,
p. 202-204.
64. Encyclopédie du XIX' siècle, 3' éd., Paris, 1872, vol. XIX, art. Puységur.
106 Histoire de la découverte de l'inconscient

Puységur a presque entièrement disparu. L’orme plusieurs fois centenaire sur­


vécut jusqu’en 1938. La Société des Amis de Mesmer s’apprêtait à tourner un
film sur la vie de Mesmer, dont un des épisodes devait se dérouler auprès de cet
arbre, quand une tempête le déracina. Les paysans accoururent pour en recueillir
les fragments ; certains en détachèrent des morceaux d’écorce qu’ils conservè­
rent précieusement, leur attribuant des vertus prophylactiques et thérapeu­
tiques65. La source coule toujours et l’on attribue aujourd’hui encore des vertus
merveilleuses à ses eaux. La tombe de Victor Race, dans le petit cimetière du vil­
lage, a disparu et ses descendants, dont on peut suivre la lignée jusqu’à nos jours,
ignorent le rôle historique joué par leur ancêtre66. La paisible petite église ren­
ferme les tombes de plusieurs Puységur, notamment celle d’Amand Marie
Jacques de Chastenet, marquis de Puységur, un des grands pionniers oubliés de
l’histoire des sciences psychologiques.

Diffusion du mesmérisme

Le mouvement mesmérien était encore bien jeune et inexpérimenté quand il


perdit son chef en 1785. Il continua néanmoins à se développer dans de nouvelles
directions. Les premiers magnétiseurs déployèrent une grande activité thérapeu­
tique et publièrent d’intéressantes observations. Mais l’étrange phénomène du
sommeil magnétique enflammait leur imagination et les portait à s’intéresser à
ses manifestations extraordinaires. En 1787, Petetin publiait à Lyon le cas d’une
hystérique qui tombait dans un état cataleptique particulier où ses fonctions sen­
sorielles se trouvaient déplacées sur l’épigastre, c’est-à-dire qu’elle ne pouvait
voir et entendre que par son épigastre67. En Allemagne, bien que Mesmer fût
connu et qu’il y eût fait des démonstrations dès 1775, son nom se trouva rattaché
à la nouvelle forme de magnétisme inaugurée par Puységur. En 1786, le mar­
grave Karl Friedrich de Bade envoya une délégation à la Société de Strasbourg et
introduisit le magnétisme animal dans ses États. En 1787, le professeur Bôck-
mann, physicien de Karlsruhe, fonda la revue Archiv fur Magnetismus und Som-
nambulismus. On faisait appel aux états extraordinaires de la lucidité magnétique
pour essayer d’obtenir des révélations surnaturelles. On s’intéressa fort au cas
d’une jeune femme de 23 ans, habitant la petite ville de Rastadt (État de Bade),
qui, dans l’état de sommeil magnétique, expliquait les mystères de l’âme
humaine, des sept degrés du sommeil magnétique, de la nature, et même de Dieu
et de la Trinité68.
Après l’interruption temporaire qu’il subit au moment de la Révolution, le
magnétisme animal prit une direction différente en France et en Allemagne.
En France, ainsi que nous l’avons vu, Puységur revint au magnétisme en 1805
et lui consacra plusieurs ouvrages. Joints à ceux de Mesmer, ces ouvrages restè­

65. Ces détails nous ont été fournis par M. Guillemot, maire de Buzancy.
66. Lettre de G. Dumas, directeur des services d’archives de l’Aisne, 14 juin 1963.
67. Petetin, Mémoire sur la découverte des phénomènes que présentent la catalepsie et le
somnambulisme, symptômes de l’affection hystérique essentielle, Lyon, 1785.
68. Extrait du journal d’une cure magnétique. Traduit de l’allemand, Rastadt, J.M. Domer,
1787.
Genèse de la psychiatrie dynamique 107

rent les classiques du magnétisme jusqu’au milieu du siècle. Mais déjà vers 1812,
des hommes nouveaux commencèrent à introduire des notions et des méthodes
nouvelles dans l’étude du magnétisme.
Il y eut d’abord le curieux abbé Faria, prêtre portugais, qui prétendait venir de
l’Inde et se disait brahmane. En 1813, il donna à Paris un cours sur le sommeil
lucide où il critiquait la théorie du fluide physique comme celle du « rapport »
magnétique, et où il affirmait que le sommeil magnétique dépendait essentielle­
ment du sujet et non du magnétiseur69.
Il enseignait aussi que seuls certains individus pouvaient être magnétisés ; il
les appelait les époptes naturels. Sa technique consistait à faire asseoir ses
patients dans des fauteuils confortables, leur demandant de fixer leur regard sur
sa main ouverte et étendue, puis il leur ordonnait à haute voix : « Dormez ». Les
sujets tombaient alors dans le sommeil magnétique. Tandis qu’ils étaient dans cet
état, il induisait en eux des visions et des suggestions post-hypnotiques. Malheu­
reusement pour Faria, il était desservi par son mauvais français et (d’après Noi-
zet) il fut victime d’une mystification de la part d’un acteur venu à une de ses
séances dans le dessein de le ridiculiser et qui fit de lui la risée de tout Paris. Son
nom survécut surtout parce que Alexandre Dumas le donna à un personnage de
son roman, Le Comte de Monte-Cristo. Janet a montré que c’est Faria qui, par l’in­
termédiaire de Noizet et Liébeault, fut le véritable ancêtre de l’École de Nancy.
Là où Faria avait échoué, Deleuze réussit, et c’est à lui que l’on attribue habi­
tuellement la renaissance du magnétisme en France. Lui aussi donna un cours
public et édita un manuel clair et bien construit70. Deleuze déclarait que l’ère des
« guérisons merveilleuses » s’était achevée avec Mesmer et Puységur et que le
temps était venu de mettre au point et de systématiser les techniques appropriées.
Il considérait également comme une chose du passé l’ancienne querelle opposant
les « fluidistes » (qui croyaient au fluide physique de Mesmer), les « animistes »
(qui parlaient de phénomènes psychologiques), ainsi que les partisans de la théo­
rie intermédiaire (qui croyaient en un fluide physique qu’il appartenait à la
volonté de diriger). Les praticiens étaient rentrés en possession de leur bien.
Deleuze fournissait d’excellentes descriptions des phénomènes accompagnant le
sommeil magnétique. Il se montrait très sceptique à l’égard des prétendues mani­
festations surnaturelles, et mettait en garde contre les divers dangers inhérents au
traitement magnétique.
Si Deleuze était surtout un clinicien et un empiriste, Alexandre Bertrand, qui
bénéficiait d’une double formation de médecin et d’ingénieur, tenta une approche
scientifique et expérimentale des phénomènes du magnétisme animal71. Janet,
qui tenait l’œuvre de Bertrand en haute estime, voyait en lui le véritable initiateur
de l’étude scientifique de l’hypnose.
Noizet, officier de l’armée française, qui avait été témoin des démonstrations
de Faria, raconte comment il fit la connaissance de Bertrand en 1819, alors qu’il
venait d’entreprendre ses recherches sur le magnétisme, et comment il convain­

69. Abbé de Faria, De la cause du sommeil lucide, ou Étude de la nature de l’homme, t. 1,


Paris, chez Mme Horiac, 1819. Les trois autres volumes projetés par Faria n'ont jamais été
publiés.
70. J.P.F. Deleuze, Histoire critique du magnétisme animal, Paris, Schoell, 1810.
71. A. Bertrand, Traité du somnambulisme et des différentes modifications qu’il présente,
Paris, Dentu, 1823.
108 Histoire de la découverte de l’inconscient

quit Bertrand que la théorie du fluide était erronée. Ils devinrent amis et envoyè­
rent chacun un manuscrit pour un concours proposé par l’Académie de Berlin,
mais on les leur renvoya. Bertrand révisa le sien et en fit son Traité qu’il publia
peu après, tandis que Noizet mit trente-cinq ans à publier le sien dans une édition
à tirage limité72. L’enseignement de Noizet fut repris par Liébeault et c’est ainsi
que la technique de Faria devint finalement celle qu’appliqua l’École de Nancy.
Bertrand et Noizet soutenaient tous les deux que l’esprit humain conçoit des pen­
sées et des raisonnements dont nous n’avons pas conscience et qui ne sont déce­
lables que par les effets qu’ils produisent.
Parmi ceux qui, en France, étudièrent le magnétisme, il y eut aussi des
hommes comme Charpignon, Teste, Gauthier, Lafontaine, Despine, Dupotet,
Durand (de Gros) et d’autres qui sont dignes de la plus haute estime, bien qu’ils
soient largement oubliés aujourd’hui. Janet protestait contre l’appellation de
« précurseurs » dont on les avait dédaigneusement gratifiés. Ces hommes, dit-il,
furent au même titre que Puységur et les premiers mesmériens les véritables fon­
dateurs de la science de l’hypnotisme. Ce sont eux qui dès le début décrivirent
très correctement ces phénomènes, et pendant tout le XIXe siècle on n’y ajouta
rien de substantiel.
Ces hommes avaient compris, par exemple, que le « rapport » constituait le
phénomène central du magnétisme et du somnambulisme et que son influence
s’étendait bien au-delà de la séance proprement dite. Les suggestions post-hyp­
notiques avaient été décrites dès 1787 ; Faria et Bertrand les connaissaient par­
faitement73. L’influence réciproque entre le patient et le magnétiseur était déjà
implicite dans la notion même de « rapport »74. Les premiers magnétiseurs met­
taient en garde contre les dangers inhérents à la puissante attraction mutuelle
créée par ce rapport, tout en sachant que cette influence avait aussi ses limites.
Tardif de Montrevel avait déjà indiqué en 1785 que, même dans l’état de som­
meil magnétique, le sujet était parfaitement capable de résister à tout ordre
immoral qu’un magnétiseur sans scrupule pourrait lui donner75. Ces hommes
avaient étudié les étapes et les incidents des traitements individuels, ils avaient
expliqué comment il fallait les commencer et comment il fallait les terminer, ils
avaient également mis en garde contre des séances trop fréquentes ou des traite­
ments trop prolongés76. Ils avaient aussi exploré diverses formes d’états
« magnétiques », parmi lesquels des cas de dédoublement de la personnalité.
L’influence de l’esprit sur le corps et la possibilité de guérir certaines maladies
organiques grâce au magnétisme étaient pour eux des choses évidentes. Ils se

72. Général Noizet, Mémoire sur le somnambulisme et le magnétisme animal, Paris, Plon,
1854.
73. Mouillesaux, en 1787, ordonna à une femme, sous sommeil magnétique, de rendre
visite le lendemain, à telle heure, à telle personne ; la patiente exécuta l’ordre. Cité par Tisch-
ner, « Franz Anton Mesmer : Leben, Werk und Wirkungen », loc. cit.
14. La « réciprocité magnétique » est mentionnée dès 1784 dans un pamphlet contre Mes­
mer par un auteur anonyme bien au courant des théories de Mesmer, La Vision, contenant l’ex­
plication de l’écrit intitulé : Traces du magnétisme et la théorie des vrais sages, Paris, Cou­
turier, 1784.
75. Tardif de Montrevel, Essai sur la théorie du somnambulisme magnétique, Londres,
1785, p. 43-45.
76. Deleuze et la plupart des auteurs contemporains l’exposent en détail.
Genèse de la psychiatrie dynamique 109

réunissaient souvent pour travailler ensemble et tenaient soigneusement le jour­


nal de leurs traitements.
En dépit de leurs mérites, de l’expérience considérable qu’ils avaient accu­
mulée, malgré leur honnêteté scrupuleuse eti’attitude rationnelle adoptée pai les
meilleurs d’entre eux, ces hommes ne réussirent pas à promouvoir la cause du
magnétisme. Ils s’efforcèrent sans succès de se faire reconnaître par les autorités
scientifiques : les commissions successives nommées par l’Académie des
sciences aboutirent toujours à un rejet du magnétisme77. Janet fait remarquer que
la plupart des magnétiseurs, au lieu de s’appliquer à une étude approfondie des
manifestations, s’imaginaient qu’ils démontraient la validité de leur théorie en
multipliant les phénomènes extraordinaires. D’autre part, non seulement ils
étaient des non-médecins pour la plupart, mais ils choisissaient des sujets
incultes et particulièrement sensibles, les faisaient entrer en transe, puis les lais­
saient faire le diagnostic des maladies et prescrire le traitement. C’était là en
quelque sorte une pratique illégale de la médecine au second degré ; aussi s’atti­
rèrent-ils l’indignation du corps médical. Enfin, ils étaient désarmés devant une
foule de charlatans qui se servaient des procédés du magnétisme pour des
séances publiques tapageuses et lucratives qui dégénéraient parfois en véritables
épidémies psychiques et jetaient le discrédit sur le magnétisme.
En Allemagne, le mesmérisme connut un développement différent parce que,
à la différence de la France, les universités manifestèrent un vif intérêt pour le
magnétisme animal, qui fut adopté avec enthousiasme par les romantiques et les
philosophes de la nature. En 1812, le gouvernement prussien nomma une
commission d’enquête ; celle-ci publia, en 1816, un rapport favorable au magné­
tisme. Aussi les universités de Berlin et de Bonn instituèrent-elles des chaires de
mesmérisme7879 .
Parmi les mesmériens allemands, il y eut des hommes de grande valeur intel­
lectuelle, tels que Gmelin, Kluge, les frères Hufeland, Kieser, Nasse, Passavant
et Wolfart. Ce dernier fonda en 1811 la revue Asklapeiori19 qui consacrait une
grande place au magnétisme, et il alla rendre visite à Mesmer à Frauenfeld, d’où
il ramena le dernier ouvrage inédit du maître.
Comme leurs collègues français, les mesmériens allemands avaient
conscience du rôle fondamental du « rapport » dans le traitement magnétique,
mais ils l’interprétaient dans un sens plus philosophique. Kluge écrivait dans son
manuel que le magnétiseur et son patient forment un « cercle magnétique »,
c’est-à-dire un monde fermé de deux individus qu’il fallait mettre à l’abri du
bruit, de la lumière et de toute ingérence extérieure80. Friedrich Hufeland compa­
rait cette union intime entre le magnétiseur et son sujet à la relation qui s’établit
entre la femme enceinte et le fœtus ; il enseignait que le traitement magnétique

77. Claude Burdin et Frédéric Dubois, Histoire académique du magnétisme animal, Paris,
Baillière, 1841.
78. Wilhelm Errnan, Der tierische Magnetismus in Preussen vor und nach den Freihents-
kriegen aktenmâssig dargestellt, Munich et Berlin, R. Oldenburg, 1925.
79. Asklâpeion, allgemeines medizinchirurgisches Wocheblattfür aile Teile der Heilkunde
und ihre Hülfswissenschaften, Berlin, 1811.
80. Cari Alexander Ferdinand Kluge, Versuch einer Darstellung des animalischen Magne­
tismus als Heilmittel, Berlin, 1811, p. 102-108.
110 Histoire de la découverte de l’inconscient

parcourait des étapes semblables à celles que parcourt le fœtus jusqu’à sa nais­
sance, laquelle correspondrait à la terminaison du traitement81.
Les romantiques allemands s’intéressèrent au magnétisme animal pour deux
raisons. Ils étaient d’abord attirés par la théorie mesmérienne d’un « fluide » phy­
sique universel. Les philosophes romantiques concevaient en effet l’univers
comme un immense organisme vivant doté d’une âme le pénétrant de toutes parts
et en assurant l’unité. Le fluide physique de Mesmer — si son existence était
démontrée — aurait confirmé la conception romantique. Puis ce fut la découverte
par Puységur du somnambulisme magnétique et de ses manifestations extra­
lucides. Mesmer avait déjà parlé d’un « sixième sens » se manifestant dans la
sensibilité du fluide ; Puységur ajouta que ce sixième sens rendait les humains
capables de décrire des événements à distance et de prédire l’avenir. Les roman­
tiques en conclurent que la lucidité somnambulique mettait l’esprit humain en
relation avec l’Ame du Monde.
Aussi s’intéressa-t-on vivement aux phénomènes du somnambulisme magné­
tique. Kluge, dans son manuel sur le magnétisme animal, distinguait six degrés
dans l’état magnétique : l’état de veille, avec une sensation de chaleur accrue ; le
demi-sommeil ; « l’obscurité intérieure », c’est-à-dire le sommeil magnétique
avec insensibilité complète ; « la clarté intérieure », c’est-à-dire que le sujet per­
çoit par le toucher des sensations qui, généralement, ne sont perceptibles que par
la vue (telle est notamment la vision par l’épigastre) ; « la contemplation de soi »,
c’est-à-dire l’aptitude du sujet à percevoir avec une grande précision l’intérieur
de son propre corps, comme aussi du corps de ceux avec qui on le met en rap­
port ; « la clarté universelle » : les voiles du temps et de l’espace sont supprimés,
le sujet perçoit des choses cachées dans le passé et l’avenir, ou des événements à
distance82.
Fort peu de sujets, cependant, se montraient capables d’atteindre les trois der­
niers degrés, en particulier le sixième, et l’on considérait comme une tâche scien­
tifique et philosophique de la plus haute importance de découvrir un de ces sujets
exceptionnels et d’effectuer une étude systématique avec son aide. Aussi, tandis
que les Français cherchaient des « somnambules extra-lucides » comme auxi­
liaires pour les traitements médicaux, les Allemands les utilisaient pour d’auda­
cieuses tentatives de métaphysique expérimentale.
Parmi les sujets exceptionnels qui se distinguèrent en Allemagne à cette
époque, aucun n’atteignit la célébrité de Katharina Emmerich et de Friedericke
Hauffe. Katharina Emmerich (1774-1824), pauvre paysanne qui avait été reli­
gieuse à Dülmen, en Westphalie, avait des visions et portait les stigmates de la
passion. Après l’avoir vue, le poète Clemens Brentano décida de rompre avec sa
vie antérieure pour se faire le secrétaire de la sainte. Il s’établit à Dülmen en 1819
et y resta jusqu’à la mort de Katharina en 182483. Lors de ses états cataleptiques,
Katharina voyait se dérouler la Passion du Christ et souffrait intensément.
Chaque nuit elle avait des songes qui suivaient un ordre régulier, conforme au
cycle de l’année liturgique et qui lui faisaient revivre la vie du Christ et de sa

81. Friedrich Hufeland, Über Sympathie, Weimar, Verlag des Landes-Industrie-Comptoirs,


1811.
82. Kluge, Versuch..., op. cit.
83. René Guignard, Un poète romantique allemand, C. Brentano, Paris, Les Belles Lettres,
1933.
Genèse de la psychiatrie dynamique 111

sainte mère. Tous les matins, Brentano allait voir Katharina et consignait par
écrit ses visions et ses songes, tels qu’elle les lui dictait. De tous ces matériaux, il
tira deux livres qui eurent un grand succès84. Malgré les embellissements
apportés par le poète8’, beaucoup de gens considérèrent ces révélations comme
d’authentiques documents historiques.
Quant à Friedericke Hauffe (1801-1829), elle n’était pas une sainte, mais une
voyante. Elle dut sa célébrité au médecin-poète Justinus Kemer dont elle assura,
en retour, la renommée. En dépit de leurs lacunes et de leurs imperfections, les
études de Kemer sur la voyante représentent une étape importante dans l’histoire
de la psychiatrie dynamique.
Justinus Kemer (1786-1862) était le fils d’un modeste fonctionnaire du Wur­
temberg. Dans sa captivante autobiographie86, Kemer raconte son enfance à Lud-
wigsburg, petite ville où se trouvait une maison hantée, ainsi que la tour où le
docteur Faust avait, disait-on, pratiqué la magie noire. La maison de ses parents
touchait à l’asile d’aliénés qu’il pouvait voir de sa fenêtre. Tout enfant, il fit
connaissance avec le poète Schiller. A l’âge de 12 ans il fut guéri d’une maladie
nerveuse par le magnétiseur Gmelin et il ne cessa de s’intéresser, par la suite, aux
mystères de l’esprit humain. Certains poèmes de Kemer ont pris place parmi les
classiques mineurs de la poésie allemande. Comme médecin, il fut le premier à
décrire une forme spécifique d’empoisonnement alimentaire appelée aujourd’hui
le botulisme, et il compléta ses observations cliniques par d’ingénieuses expé­
riences d’inoculation du poison aux animaux87. En 1819, il fut nommé médecin
officiel de la petite ville de Weinsberg, dans le Würtemberg, et il y resta jusqu’à
sa mort en 1862. La maison de Kemer, célèbre pour l’hospitalité raffinée qu’il
offrait à ses visiteurs, devint bientôt une sorte de petite Mecque fréquentée par
des poètes, des écrivains, des philosophes, des gens de tout rang et de toute
condition — y compris des princes et des rois88. Kemer était un homme aimable,
généreux, cultivé et plein d’humour, un causeur brillant, ami de la nature, des
animaux, des chansons populaires et du folklore, et il s’intéressait vivement au
mystérieux et à l’occulte89. H fut le premier à faire une recherche sur la vie de
Mesmer et à rassembler des documents biographiques s’y rapportant. Il rencontra
parmi sa clientèle des cas de possession, qu’il appelait une « maladie démo­
niaque magnétique ». En de tels cas, sa thérapeutique consistait en un curieux

84. Das bittere Leiden unseres Herm Jesu Christi. Nach den Betrachtungen der gottseligen
Anna Katharina Emmerich, Sulzbach, Seidel, 1837. Et : Leben der heiligen Jungfrau Maria.
Nach den Betrachtungen der gottseligen Anna Katharina Emmerich, Munich, Literarisch-
artistische Anstalt, 1852.
85. P. Winfried HUmpfner, Clemens Brentanos Glaubwürdigkeit in seinen Emmerich Auf-
zeichnungen, Würzburg, St. Rita-Verlag, 1923.
86. Justinus Kemer, Das Bilderbuch aus meiner Knabenzeit. Erinnerungen aus den Jahren
1786-1804, Braunschweig, Viehweg und Sohn, 1819.
87. Justinus Kemer, Das Fettgift, oder die Fettsaure und ihre Wirkungen auf den thieris-
chen Organismus, Stuttgart-Tübingen, J.G. Cotta, 1822.
88. Theobald Kemer, Das Kemerhaus und seine Gàste, 2e éd., Stuttgart et Leipzig,
Deutsche Verlag-Anstalt, 1897.
89. Heinrich Straumann, Justinus Kemer und der Okkultismus in der deutschen Romantik,
Horgen-Zurich et Leipzig, Münster-Presse, 1928.
112 Histoire de la découverte de l'inconscient

mélange d’exorcisme et de magnétisme90. S’il faut en croire son ami David


Strauss, Kemer se montrait moins crédule qu’on ne l’a cru dans son attitude en
présence de la possession, du somnambulisme magnétique91. Il regardait ces
manifestations en poète, souhaitant qu’elles fussent vraies, mais sans être lui-
même pleinement convaincu de leur vérité.
Le 25 novembre 1826 fut décisif dans la vie de Kemer : il y fit la connaissance
de Friedericke Hauffe qu’on lui amena presque mourante. Le 5 avril 1827, il la
prit chez lui où elle resta jusqu’à sa mort en 1829. Son histoire, telle que la rap­
porte Kemer, peut se résumer ainsi92.

Friedericke Hauffe, fille d’un garde-chasse, était née dans le village de Pre-
vorst, dans le Würtemberg. Sans instruction, elle n’avait eu d’autres lectures que
la Bible et un recueil de cantiques. Dès son enfance, elle eut des visions et des
prémonitions. Elle avait 19 ans lorsque ses parents la fiancèrent à un homme
qu’elle n’aimait pas. Ce même jour était enterré un prédicateur qu’elle admirait
beaucoup. Pendant ses funérailles, elle « mourut au monde visible » et sa « vie
intérieure » se déploya. Peu après son mariage, elle tomba malade, s’imaginant
que le cadavre du prédicateur reposait à ses côtés, dans son lit. Elle passa par une
série de « cercles magnétiques », tandis que sa maladie ne faisait qu’empirer :
elle souffrait de convulsions, de crises cataleptiques, d’hémorragies et de fièvre.
Les efforts des médecins et des guérisseurs consultés furent inopérants. On
l’amena finalement à Kemer, émaciée, mortellement pâle, les yeux brillants, le
visage drapé dans un voile blanc comme en portent les religieuses. Kemer essaya
d’abord les remèdes médicaux habituels, mais il remarqua que les médicaments,
même à dose infime, produisaient exactement l’inverse de leur effet habituel. H
recourut alors à des « passes magnétiques », sur quoi l’état de la malade s’amé­
liora peu à peu.
Pendant le reste de son séjour à Weinsberg, Friedericke vécut une « vie incor­
porelle », c’est-à-dire que son énergie vitale procédait, croyait-on, non de son
organisme, mais uniquement des séances de magnétisme auxquelles elle se sou­
mettait chaque jour à intervalles réguliers. Pendant la plus grande partie du
temps, elle se trouvait dans un état de sommeil magnétique dans lequel, cepen­
dant, elle était « plus éveillée que n’importe qui » et où elle révélait ses remar­
quables capacités de « voyante ». Kemer la soumit à une étude approfondie,
notant soigneusement ses paroles et se livrant à des expériences systématiques
sur elle, avec le concours et les conseils d’un groupe de philosophes et de
théologiens.
Parmi ceux qui rendirent visite à la voyante, nul ne la soupçonna jamais de
fraude. La plupart repartaient profondément impressionnés. Le théologien David
Strauss dit que ses traits étaient délicats, nobles, illuminés, qu’elle s’exprimait
lentement d’une voix solennelle et mélodieuse, d’une façon qui rappelait le réci­

90. Justinus Kemer, Geschichte zweier Sommambülen. Nebst einigen andem Denkwürdig-
keiten aus dem Gebiete der magischen Heilkunde und der Psychologie, Karlsruhe, Gottlieb
Braun, 1824.
91. David Friedrich Strauss, «Justinus Kemer», Gesammelte Schriften, vol. I, Bonn,
E. Strauss, 1876.
92. Justinus Kemer, Die Seherin von Prevorst. Erôffnungen über das innere Leben und
iiber das Hineinragen einer Geisterwelt in die unsere, 2 vol., Stuttgart-TUbingen, Cotta, 1829.
Genèse de la psychiatrie dynamique 113

tatif, parlant le plus pur allemand et non le dialecte souabe qu’utilisaient habi­
tuellement les gens du peuple. Sa voix était pleine d’expression lorsqu’elle dis­
pensait des conseils et des exhortations ou parlait du monde spirituel.
Certains prétendaient que la « voyante » avait démontré son aptitude à perce­
voir des événements à distance et à prédire l’avenir. On rapportait aussi qu’en sa
présence survenaient certains phénomènes physiques, tels que le déplacement
spontané de certains objets. Elle captait des messages personnels ou d’ordre
général provenant d’esprits désincarnés. C’est ainsi qu’elle en vint à faire des
révélations sur la nature humaine et à exposer tout un système de « cercles
magnétiques » : il y avait sept « cercles solaires » et un « cercle de vie ». Ces
cercles étaient probablement des illustrations symboliques d’états spirituels.
La « voyante » parlait souvent une langue inconnue que Kemer et ses amis
trouvaient très belle et très musicale. C’était, disait-elle, la langue originelle de
l’humanité, oubliée depuis l’époque de Jacob mais qu’il était possible de retrou­
ver dans certaines circonstances. Puisqu’elle la parlait couramment et consentait
à la traduire, certaines personnes de son entourage finirent par la comprendre.
Malheureusement Kemer ne tenta pas d’en recueillir la grammaire et le vocabu­
laire, mais se contenta de noter quelques phrases comme : O pasqua non ti bjat
handacadi ? (Pourquoi ne me donnes-tu pas la main, médecin ?) Ou Bona finto
girro (il faut que les gens s’en aillent). Pour écrire ce langage, Friedericke recou­
rait à un système de signes dont chacun représentait également un nombre. Elle
combinait sans cesse ces nombres avec d’autres nombres selon un système de
computation intérieure qui se déroulait continuellement et automatiquement dans
son esprit.
Kemer, qui avait noté l’hypersensibilité de la malade aux choses les plus
variées, étudia systématiquement l’effet que produisaient sur elle diverses subs­
tances : minéraux, plantes, produits d’origine animale, de même que l’influence
du soleil, de la lune, de l’électricité, des sons et de la musique.
Lors de ses transes magnétiques, la « voyante » se prescrivait souvent à elle-
même des médicaments qui la guérissaient infailliblement comme elle l’avait
prédit. Dans un de ses songes elle imagina un appareil qu’elle appelait « accor­
deur des nerfs » (Nervenstimmer) et que Kemer construisit selon ses instruc­
tions : cet instrument se révéla efficace. La « voyante » avait aussi à son actif,
disait-on, la guérison de plusieurs autres personnes, mais Kemer ne semble guère
avoir encouragé cet aspect de son talent.

La « voyante » suscita un vif intérêt en Allemagne. Des philosophes comme


Gorres, Baader, Schelling, G. von Schubert, Eschenmayer, et des théologiens
comme David Strauss et Schleiermacher, vinrent la voir à plusieurs reprises à
Weinsberg et discutèrent très sérieusement de ses révélations. Peu après sa
mort93, Justinus Kemer publia un ouvrage, Die Seherin von Prevorst, contenant
ses observations cliniques et les expériences auxquelles il l’avait soumise. Adam
Cari August von Eschenmayer y ajouta une étude théorique. Cet ouvrage obtint
un succès prodigieux en Allemagne et fut souvent réédité : ce fut la première
monographie consacrée à un malade dans le domaine de la psychiatrie dyna­
mique. On a prétendu que Kemer et ses collaborateurs s’étaient laissés mystifier

93. Ibid.
114 Histoire de la découverte de l’inconscient

par une femme hystérique, mais rien n’indique que Friedericke ait été malhon­
nête et nous n’avons aucune raison de soupçonner Kemer d’avoir déformé ou
embelli ses paroles. Il s’efforça manifestement de rester objectif, faisant nette­
ment la part de ses observations et de ses expériences, sans prétendre à l’inter­
prétation philosophique, qu’il abandonna à Eschenmayer. Mais ces hommes ne
se rendaient pas compte que le simple fait d’observer un sujet en conservant cer­
taines expectatives pouvait exercer une influence sur l’évolution de ses symp­
tômes. Le cas de la voyante de Prevorst éclaire, à l’insu de l’expérimentateur, sur
les capacités de l’inconscient mythopoïétique lorsqu’on lui accorde suffisam­
ment de temps et qu’il se trouve placé dans des circonstances favorables.
L’intérêt suscité par les observations de Kemer au sujet de la « voyante » fit
affluer à Weinsberg un flot de lettres et de récits concernant des phénomènes
semblables. Kemer et ses amis publièrent une partie de ces documents dans les
Blatter von Prevorst (1831-1839) et dans le Magikon (1840-1853). Ce furent là
probablement les premières revues consacrées principalement à la
parapsychologie.
Vers la fin de sa vie, Kemer perdit son épouse bien-aimée et devint peu à peu
aveugle. Il tomba dans une profonde dépression, mais n’en poursuivit pas moins
son activité créatrice. En guise de passe-temps, il répandait des gouttes d’encre
sur une feuille de papier qu’il pliait ensuite, puis, partant des taches qui en résul­
taient, il leur donnait des formes fantastiques, puis composait des vers sur cha­
cune d’elles. Ces dessins, disait-il, représentaient des fantômes et des monstres
qui séjournaient dans l’Hadès (séjour transitoire des esprits). Ce livre, publié
après sa mort sous le titre de Klecksographien, inspira bien plus tard Hermann
Rorschach pour son célèbre test94. Ainsi que nous le verrons plus loin, beaucoup
d’Allemands, au début du XIXe siècle, se laissèrent profondément influencer,
comme Kemer, par le magnétisme animal, mais son influence décrût rapidement
après 1850 sous l’effet du positivisme et du rationalisme scientifique.
En dehors de la France et de l’Allemagne, le mesmérisme connut un dévelop­
pement bien plus lent, n se heurta à une résistance opiniâtre en Angleterre avant
d’y faire une percée entre 1840 et 1850. Un médecin de Manchester, James
Braid, fut très impressionné par les démonstrations du magnétiseur français
Lafontaine, en novembre 1841. D’abord sceptique, il refit lui-même les expé­
riences de Lafontaine et eut tôt fait de se laisser convaincre. Il rejeta la théorie du
fluide et en proposa une autre fondée sur la physiologie du cerveau. Il adopta l’an­
cienne technique de Faria et de Bertrand, à cette différence près qu’au lieu de la
main du magnétiseur c’est un objet lumineux qu’il faisait fixer. Sous le vocable
plus approprié d’« hypnotisme », il pratiqua une forme de magnétisme qui fut
acceptée par certains milieux médicaux ; beaucoup attribuèrent à Braid lui-même
la découverte de ces phénomènes95. Malheureusement il chercha à combiner
l’hypnotisme et la phrénologie, ce qui amena une grande confusion. Indépen­
damment de Braid, un chirurgien anglais, John Elliotson, publia un compte rendu
d’interventions chirurgicales réalisées sans douleur sur des malades en état de

94. Justinus Kemer, Klecksographien. Mit Illustrationen nach den Vorlagen des Verfas-
sers, Stuttgart, Deutsche Verlag-Anstalt, 1857.
95. James Braid, Neurhypnology, or The Rationale of Nervous Sleep Considered in Rela­
tion with Animal Magnetism, Londres, J. Chruchill, 1843.
Genèse de la psychiatrie dynamique 115

sommeil magnétique96. Elliotson se plaignit de rencontrer une vive opposition de


la part de la Royal Medical and Chirurgical Society. Presque simultanément, un
autre chirurgien anglais, Esdaile, qui exerçait aux Indes, rapporta 345 interven­
tions chirurgicales importantes réalisées avec le seul recours à l’anesthésie mes-
mérienne, méthode qu’il trouva plus facile à appliquer aux Hindous qu’aux
Anglais97. Il y recourait aussi en guise de méthode générale de traitement.
Quelques années plus tard, il signala l’existence d’une « maladie mesmé-
rienne » : il s’agissait d’une maladie artificielle, mais nullement bénigne, qui
frappait des sujets fréquemment soumis à la magnétisation98. Peu de temps après,
la découverte de l’anesthésie à l’éther fit tomber l’anesthésie magnétique en
désuétude.

Le magnétisme eut aussi des adeptes en Écosse. Un auteur anonyme décrivit


plusieurs expériences ingénieuses et nota l’attraction particulière ressentie par les
patients les uns pour les autres tant qu’ils étaient sous l’effet du sommeil magné­
tique99. Il rapporta aussi d’excellents résultats thérapeutiques obtenus chez un
malade maintenu dans l’état de sommeil magnétique pendant dix jours. Le mes­
mérisme suscita un tel enthousiasme qu’une véritable épidémie psychique éclata
en 1851 à Édimbourg et dans d’autres villes écossaises100.
Le magnétisme fut connu très tôt aux États-Unis. Rappelons en passant que
Mesmer avait demandé à Lafayette, un de ses disciples aristocrates, d’être son
Ambassadeur auprès de George Washington. Mais le magnétisme semble avoir
pénétré en Amérique du Nord surtout par la Nouvelle-Orléans, qui était encore
une ville française à cette époque, et où avait été fondée de bonne heure une
société mesmérienne. Dans les autres régions des États-Unis, le magnétisme eut
une diffusion plus lente qui s’accéléra néanmoins à partir de 1840. Deux de ses
adeptes, au moins, méritent une mention particulière. Le premier, Phinéas Park-
hurst Quimby (1802-1866), un jeune horloger, comprit que la suggestion était le
véritable agent de la cure et pratiqua ainsi une sorte de « cure mentale ». Une de
ses malades devait connaître la célébrité : Mary Baker Eddy (1821-1910), la fon­
datrice de la Christian Science101. Le second, Andrew Jackson Davis, se magné­
tisait lui-même quotidiennement et dicta, pendant ses transes, un énorme livre de
révélations sur le monde des esprits102. Cet ouvrage eut un grand succès et pré­
para la voie à la diffusion du spiritisme qui allait bientôt faire son apparition.
H est frappant de constater que l’histoire du mesmérisme connut une suite de
phases négatives et positives. La première de ces phases, qui dura de 1777 à

96. John Elliotson, Numerous Cases ofSurgical Operations Without Pain in the Mesmeric
State, Philadelphie, Lea and Blanchard, 1843.
97. James Esdaile, Mesmerism in India and its Practical Application in Surgery and Medi­
cine, Hartford, Silas Andrus and Son, 1847.
98. James Esdaile, Natural and Mesmeric Clairvoyance with its Practical Applications of
Mesmerism in Surgery and Medicine, Londres, Hippolyte Baillière, 1852.
99. Mesmerism : Its History, Phenomena, and Practice : with Reports of Cases developed
in Scotland, Édimbourg, Frazer and Co., 1843.
100. John Hughes Bennett, The Mesmeric Mania of 1851, with a Physiological Exploita­
tion of the Phenomena Produced, Édimbourg, Sutherland and Knox, 1851.
101. Voir Frank Podmore, Modem Spiritualism, Londres, Methuen, 1902,1, p. 154-176.
102. Voir son autobiographie, Andrew Jackson Davis, The Magic Staff, New York, J.S.
Brown and Co., 1857, vol. I.
116 Histoire de la découverte de l'inconscient

1785, correspond aux années fastes de l’activité parisienne de Mesmer ; la


seconde se situe après 1815 et se prolonge jusque dans les années 1820 ; la troi­
sième, qui débuta vers 1840, atteignit son sommet'entre 1850 et 1860. Janet103
note qu’entre 1815 et 1850, la France vit apparaître au moins neuf revues consa­
crées au magnétisme. Les sociétés mesmériennes organisaient des rencontres et
des congrès, conféraient des prix et des récompenses et, le 23 mai 1850, elles
célébrèrent avec solennité l’anniversaire de la naissance de Mesmer en organi­
sant des concerts, des banquets et des discours.
Mais à mesure que les disciples de Mesmer devinrent plus nombreux, plus
enthousiastes et plus fanatiques, le mouvement dévia de sa ligne originelle et
tomba en discrédit : la spéculation effrénée, l’occultisme et parfois le charlata­
nisme s’y mêlèrent de plus en plus, n subit alors une évolution inattendue consé­
cutive à l’avènement du spiritisme. Pour suivre cette évolution il faut à présent
tourner nos regards vers les États-Unis d’Amérique.

Le choc du spiritisme

Dans les années 1840-1850, les États-Unis étaient un vaste pays en expansion
rapide, habité par une population énergique bien que relativement peu nom­
breuse (environ 20 millions d’habitants), vivant en majorité dans de petites
« communes » (townships). Le niveau moyen de l’instruction était plus élevé que
dans d’autres pays, mais il n’existait pas de « classe supérieure cultivée » pour
imposer ses traditions et ses normes culturelles. Chacun revendiquait le droit de
penser par lui-même et usait de ce droit avec plus de vigueur et d’audace que de
discipline intellectuelle. Les prédicateurs et les « congrégations » changeaient
souvent de croyances et les sectes religieuses foisonnaient. On notait une prédis­
position générale et permanente aux épidémies psychiques qui surgissaient à l’im-
proviste, s’étendaient rapidement et auxquelles se ralliaient de vastes régions,
presque « comme un seul homme ». Les découvertes récentes, comme le télé­
graphe, enflammaient les imaginations : rien ne paraissait trop invraisemblable
pour mériter de se voir rejeter sans plus ample examen. Un incident d’apparence
banal devint ainsi le point de départ d’une épidémie psychique d’une ampleur
inattendue : l’apparition et l’expansion du spiritisme104.
S’il faut en croire les récits contemporains, l’histoire débuta en 1847. Un habi­
tant de Hydesville, près d’Arcadia (État de New York), était importuné la nuit par
des bruits mystérieux dans sa maison. Il la laissa à un fermier, John Fox, qui vint
y habiter avec sa femme et ses deux filles, alors respectivement âgées de 15 et 12
ans. Le tapage ne s’arrêta pas pour autant. Le soir du 31 mars 1848, les bruits
reproduisirent ceux des coups provoqués intentionnellement par l’une des filles,
puis en présence des voisins ils répondirent à l’aide d’un code rudimentaire aux
questions posées par la mère ; on apprit qu’un homme avait été assassiné dans
cette maison et enterré dans la cave. Les jours suivants, des foules de curieux
affluèrent à la maison des Fox. Lorsque Mrs. Fox et ses filles allaient visiter des

103. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, Paris, Alcan, 1919,1, p. 27-29.
104. Nous suivons essentiellement Frank Podmore, Modem Spiritualism. A History and a
Criticism, 2 vol., Londres, Methuen, 1902.
Genèse de la psychiatrie dynamique 117

gens, les coups les suivaient partout, leur apportant les prétendues communica­
tions des « esprits » de personnes décédées. Mrs. Fox et ses filles firent bientôt
commerce de leurs séances avec les esprits et elles eurent de nombreux imita­
teurs. La contagion atteignit rapidement l’ensemble des États-Unis ; on perfec­
tionna le code permettant de communiquer avec les esprits. En février 1850, on
rapporta des phénomènes physiques : des tables se mettaient à se mouvoir pen­
dant les séances, on entendait des bruits intenses et étranges, un fluide devenait
visible. Une controverse passionnée s’ensuivit. Des groupements spirites se for­
mèrent ; ils eurent leurs brochures, leurs journaux et leurs congrès. Bien des mes-
mériens furent parmi les premiers adeptes et les partisans les plus actifs du
mouvement.
En 1852, la vague du spiritisme traversa l’Atlantique et déferla sur l’Angle­
terre et l’Allemagne. En avril 1853, elle envahit la France et atteignit bientôt l’en­
semble du monde occidental.
Entre-temps, on avait découvert que ces manifestations dépendaient beaucoup
de la personnalité des participants : la présence de certaines personnes empêchait
les « esprits » de se manifester, d’autres favorisaient leur venue et quelques rares
privilégiés pouvaient servir de « médiums », c’est-à-dire d’intermédiaires entre
les vivants et les morts. Certains médiums étaient capables d’écrire automatique­
ment, de parler dans un état de transe et, assurait-on, de provoquer des phéno­
mènes physiques. Vers 1860, les « esprits » commencèrent à se manifester de
façon visible durant les séances ; en 1862, on prétendit en avoir photographié et
l’on montra même les empreintes laissées par leurs mains. Puis vint la période
des médiums extraordinaires : Florence Cook, Stainton Moses, Slade, Home et
d’autres105. On racontait que, pendant les séances présidées par Home, des pianos
étaient projetés en l’air, des harpes et des accordéons se mettaient à jouer sans
que personne y eût touché, et que les esprits se faisaient entendre106. Des témoins
rapportèrent avoir vu Home toucher du feu et même l’avoir vu un jour sortir par
une fenêtre et rentrer par celle de la pièce voisine, réalisant ainsi l’exploit de
voler d’une fenêtre à l’autre à la hauteur du troisième étage107. Sir William
Crookes, physicien bien connu, effectua des expériences avec Home et Florence
Cook : Crookes affirma avoir vu, en leur présence, les « matérialisations » d’une
belle femme qui disait se nommer Katie King. Celle-ci se serait laissée photogra­
phier par Crookes et aurait conversé avec lui et ses amis108.
L’épidémie déclina lentement, mais de nombreux groupes de spirites restèrent
très actifs. A Paris, Hippolyte Rivail, ancien instituteur qui avait été disciple de
Pestalozzi en Suisse, se convertit au spiritisme. Il le présenta de façon systéma­
tique dans de nombreux ouvrages publiés sous le pseudonyme d’Allan Kardec, et
il en fit une sorte de religion laïque qui obtint un vif succès. Son Livre des

105. Robert Amadou, Les Grands Médiums, Paris, Denoël, 1957.


106. Mrs. Daniel Dunglas Home, Home. His Life and Mission, Londres, Trubner, 1888.
107. The Earl of Dunraven, Expériences in Spiritualism with D.D. Home, Londres, Thomas
Scott, Work Court in Holbom, 1869.
108. E.E. Fournier d’Albe, The Life of Sir William Crookes, Londres, T. Fisher Unwin,
1923.
118 Histoire de la découverte de l‘inconscient

esprits109 devint, selon l’expression de Janet, un « guide non seulement pour les
spirites, mais également pour les esprits eux-mêmes ».
Crookes, Zôllner et d’autres avaient manqué d’esprit critique dans leurs ten­
tatives d’étudier scientifiquement ces faits. Charles Richet allait en aborder
l’étude de façon plus systématique. On assista progressivement à la naissance
d’une nouvelle science, la parapsychologie. En Angleterre, Myers et Gumey fon­
daient en 1882 la Societyfor Psychical Research qui rassembla un grand nombre
de données recueillies après un examen attentif. Bien que chercheur circonspect,
Myers admettait l’hypothèse de la survie après la mort et la possibilité de
communiquer avec les esprits des défunts, tandis que Floumoy, à Genève, pen­
sait que les phénomènes parapsychologiques pouvaient s’expliquer par la per­
ception subliminale et la cryptomnésie110.
L’avènement du spiritisme joua un rôle capital dans l’histoire de la psychiatrie
dynamique, en ce sens qu’il fournit indirectement aux psychologues et aux psy­
chopathologistes de nouvelles méthodes pour étudier l’esprit humain. L’écriture
automatique, un des procédés introduits par des spirites, fut reprise par des
savants comme moyen d’exploration de l’inconscient. Chevreul, qui avait déjà
montré en 1833 que les mouvements de la baguette divinatoire et du pendule
étaient dirigés inconsciemment par les pensées cachées de celui qui les
maniait111, reprit ses anciennes expériences dans le dessein de fournir une expli­
cation rationnelle des tables tournantes112. On disposait désormais d’un nouveau
sujet, le médium, permettant d’effectuer des recherches psychologiques expéri­
mentales. C’est ainsi que l’on aboutit à construire un nouveau schéma structurel
de l’esprit humain.
L’apparition de grands hypnotiseurs de profession qui organisaient des
séances à travers toute l’Europe et attiraient des foules nombreuses à leurs repré­
sentations spectaculaires, stimula, elle aussi, le développement de la psychiatrie
dynamique. Nous avons vu comment Braid, à Manchester, commença ses expé­
riences sur l’hypnotisme après avoir vu à l’œuvre le magnétiseur Lafontaine. De
même vers 1880, plusieurs neurologues furent amenés à réviser leur attitude
envers l’hypnotisme après avoir été témoins des exploits de Hansen en Alle­
magne, de Donato en Belgique, en France et en Italie113.
Ces nouvelles façons d’étudier la psychologie dynamique ravivèrent l’intérêt
pour l’hypnotisme, qui était tombé en discrédit, et conduisirent des médecins uni­
versitaires, comme le physiologiste Charles Richet114, à l’étudier scientifique­

109. Allan Kardec, Le Livre des esprits, contenant les principes de la doctrine spirite, Paris,
Dentu, 1857.
110. Frederick Myers, Human Personality and Its Survival of Bodify Death, 2 vol.,
Londres, Longmans, Green and Co., 1903.
111. Michel Chevreul, « Lettre à M. Ampère sur une classe particulière de mouvements
musculaires », Revue des Deux Mondes, 2e série, Il (1833), p. 258-266.
112. Michel Chevreul, De la baguette divinatoire, du pendule dit explorateur et des tables
tournantes, au point de vue de l’histoire, de la critique et de la méthode expérimentale, Paris,
Mallet-Bachelier, 1854.
113. A. Jacquet, Ein halbes Jahrhundert Medizin, Bâle, Benno Schwalbe, 1929, p. 169.
114. Charles Richet, « Du somnambulisme provoqué », Journal de l’anatomie et de la phy­
siologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux, Il (1875), p. 348-377.
Genèse de la psychiatrie dynamique 119

ment. Deux écoles se constituèrent alors, qui apportèrent leur contribution à la


psychiatrie dynamique moderne : l’École de Nancy et l’École de la Salpêtrière.

L'École de Nancy115

Entre 1860 et 1880, le magnétisme et l’hypnotisme étaient tombés dans un tel


discrédit qu’un médecin faisant usage de ces méthodes aurait irrémédiablement
compromis sa carrière scientifique et perdu sa clientèle. Janet116 rapporte l’his­
toire étrange d’un éminent praticien d’une ville qui avait établi en secret un hôpi­
tal dans une maison d’un village voisin, où il hébergeait quelques malades qu’il
soumettait à d’interminables traitements et à des recherches hypnotiques.
Auguste Ambroise Liébeault (1823-1904), le fondateur de l’École de Nancy,
fut un des rares praticiens qui osât recourir ouvertement à l’hypnose. Liébeault
était le douzième enfant d’une famille de paysans lorrains117. Au prix de grands
efforts, il devint médecin de campagne à Pont-Saint-Vincent, près de Nancy. Son
remarquable succès comme praticien lui apporta, en dix ans, une petite fortune.
Encore étudiant en médecine, il avait trouvé un vieux livre sur le magnétisme, et
avait magnétisé avec succès plusieurs patients. Nous ignorons ce qui le décida à
appliquer cette méthode après une aussi longue période de défaveur. Ses clients
se montrant récalcitrants, il leur proposait l’alternative suivante : soit de les trai­
ter gratuitement par le magnétisme, soit de les traiter par la médecine « offi­
cielle » au tarif habituel de ses honoraires. Le nombre des malades qui choisirent
le magnétisme augmenta si rapidement que, quatre ans plus tard, Liébeault avait
une énorme clientèle qui ne lui rapportait à peu près rien. Il décida alors d’inter­
rompre pour deux ans l’exercice de sa profession, se retira dans la maison qu’il
avait achetée à Nancy, et consacra tout son temps à écrire un ouvrage où il expo­
sait sa méthode118. Le sommeil hypnotique, expliquait-il, ne diffère du sommeil
naturel que par la façon dont il est provoqué, à savoir par la suggestion, la
concentration de l’attention sur l’idée du sommeil, et le fait que les sujets restent
en « rapport » avec l’hypnotiseur. D’après Janet, Liébeault devait essentielle­
ment ses idées à Noizet et Bertrand. (Chose curieuse, Liébeault se rallia, bien
plus tard, à la théorie du fluide magnétique qu’il avait rejetée pendant la plus
grande partie de sa vie.) Mais il était meilleur hypnotiseur qu’écrivain : on pré­
tend même qu’en dix ans il ne vendit qu’un seul exemplaire de son livre119. Il

115. Nous nous appuyons surtout sur le livre de A.W. Van Renterghem, Liébeault en zijne
School, Amsterdam, Van Rossen, 1898. Des extraits ont été publiés en traduction française
dans Zeitschrift fiir Hypnotismus, IV (1896), p. 333-375 ; V (1897), p. 46-55, 95-127 ; VI
(1897), p. 11-44.
116. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, op. cit., I, p. 30.
117. Voir notice biographique dans Liébeault, Pour constater la réalité du magnétisme.
Confession d’un hypnotiseur. Extériorisation de la force neurique ou fluide magnétique, Paris,
Libraire du Magnétisme, s.d.
118. A. Liébeault, Du sommeil et des états analogues, considérés surtout au point de vue de
l’action du moral sur le physique, Paris, Masson, 1866.
119. C’est là l’une des nombreuses légendes dans l'histoire de la psychiatrie dynamique.
Liébeault avait eu des lecteurs en France, en Suisse et même en Russie, ainsi qu'en témoigne
le livre de Nikolay Grot, Snovidyeniya, kak predmet nautshnavo analiza (Kiev, Tipografia
Fritza, 1878), qui se réfère souvent à la théorie du sommeil de Liébeault.
120 Histoire de la découverte de l’inconscient

reprit donc son activité médicale, recevant sa clientèle de 7 heures du matin à


midi et se contentant des honoraires que ses malades voulaient bien lui payer.
Van Renterghem, qui rendit visite à Liébeault à l’époque où ce dernier avait
enfin conquis la célébrité, le décrivait comme un homme menu, loquace et plein
d’entrain, au visage ridé, au teint hâlé, et à l’allure paysanne120. Liébeault, disait-
il, recevait chaque matin de 25 à 40 malades dans un vieux hangar aux murs blan­
chis à la chaux et au sol pavé de grandes pierres plates. Il traitait ses malades en
public sans se soucier du bruit. Liébeault hypnotisait ses patients en leur disant de
le fixer dans les yeux et en leur répétant qu’ils avaient de plus en plus sommeil.
Dès que le patient était légèrement hypnotisé, Liébeault l’assurait que ses symp­
tômes avaient disparu. La plupart de ses malades étaient de pauvres gens de la
ville et des paysans des environs, qu’il traitait tous indifféremment avec la même
méthode, quelle que fût leur maladie — arthrite, ulcères, ictère ou tuberculose
pulmonaire.
Pendant plus de vingt ans, ses collègues médecins considérèrent Liébeault
comme un charlatan (parce qu’il hypnotisait) et comme un fou (parce qu’il ne
réclamait pas d’honoraires). Le bruit de ses miracles thérapeutiques parvint jus­
qu’à Bernheim qui lui rendit visite en 1882 et fut converti à ses idées. C’est là,
certes, un des rares exemples où un professeur réputé adopte une méthode dis­
créditée, et cela sous l’influence d’un vieil homme considéré comme un charlatan
et un fou. Bernheim proclama publiquement son admiration pour Liébeault,
devint son élève et son ami dévoué, et en introduisit les méthodes dans son ser­
vice d’hôpital universitaire. Liébeault acquit subitement la réputation d’un grand
médecin. Son livre fut tiré de l’oubli et trouva de nombreux lecteurs.
Si Liébeault peut être considéré comme le père spirituel de l’École de Nancy,
son véritable chef de file fut Hippolyte Bernheim (1840-1919)121. Alsacien et
patriote français, Bernheim renonça à sa situation hospitalière et universitaire à
Strasbourg quand l’Alsace fut annexée par l’Allemagne en 1871. Il fut alors
nommé à Nancy. L’ancienne capitale de la Lorraine vibrait d’une vie nouvelle
grâce à l’afflux de nombreux réfugiés alsaciens, la création d’une nouvelle uni­
versité en 1872 et le rayonnement d’une nouvelle école d’arts décoratifs qui, sous
l’influence d’Émile Gallé et de Victor Prouvé, devait s’amplifier pour donner
naissance, vers 1900, à ce que l’on nomma le modem-style. Bernheim, dont la
réputation était déjà établie grâce à ses recherches sur la fièvre typhoïde, les
maladies du cœur et du poumon, fut nommé en 1879 professeur titulaire de
médecine interne à la nouvelle université. Trois ans plus tard, en 1882, il essaya
et adopta la méthode hypnotique de Liébeault. Toutefois, à la différence de Lié­
beault, il n’y recourait que lorsqu’il estimait avoir de fortes chances de succès.
Selon la description de Van Renterghem, Bernheim était un homme de petite
stature, aux yeux bleus, qui parlait d’une voix douce mais persuasive ; il dirigeait
son service et hypnotisait ses malades d’une façon très autoritaire. Bernheim
affirmait qu’il était plus facile de provoquer l’hypnose chez des gens habitués à

120. A. W. Van Renterghem, op. cit.


121. On trouvera des notices biographiques et autobiographiques dans Jubilé du professeur
H. Bernheim, 12 novembre 1910, Nancy, 1910.
L’auteur est particulièrement redevable à mademoiselle G. Koest, bibliothécaire-chef de la
faculté de médecine de Nancy, pour lui avoir prêté cette publication extrêmement rare, ainsi
que d’autres documents relatifs à l’École de Nancy.
Genèse de la psychiatrie dynamique 121

une obéissance passive, comme les anciens soldats ou les ouvriers d’usine, chez
lesquels il obtenait ses meilleurs succès thérapeutiques. Il n’obtenait que peu de
résultats avec les malades des classes supérieures.
Bernheim révéla au monde médical l’existence des travaux de Liébeault peu
de temps après que Charcot eut présenté à l’Académie des sciences sa célèbre
communication sur l’hypnotisme122. Il en résulta une rivalité acharnée entre les
deux hommes. En 1886, Bernheim publiait son manuel123 qui obtint un vif succès
et fit de lui le chef de file de l’École de Nancy. Prenant le contre-pied des idées
de Charcot, il proclamait que l’hypnose n’était pas un état pathologique propre
aux hystériques, mais un effet de la « suggestion ». Il définissait la suggestibilité
comme « l’aptitude à transformer une idée en acte », trait qui se retrouve à des
degrés divers chez tous les hommes. L’hypnose, disait-il, est un état de sugges­
tibilité imposée, provoqué par la suggestion. Bernheim utilisait couramment
l’hypnose pour traiter diverses affections organiques du système nerveux, les
rhumatismes, les maladies gastro-intestinales et les troubles menstruels. Il niait
sans ménagement la théorie de l’hystérie de Charcot, et affirmait que les états
hystériques décrits à la Salpêtrière n’étaient que des productions artificielles.
Avec le temps,'Bernheim abandonna progressivement l’hypnotisme, soutenant
que les effets obtenus par cette méthode pouvaient l’être tout aussi bien par la
suggestion à l’état de veille, méthode que l’École de Nancy désigna dès lors du
nom de « psychothérapie »124.
Cependant Bernheim n’était pas un psychiatre (c’était un spécialiste des mala­
dies internes) et il ne fonda pas d’école à proprement parler. Au sens restreint,
l’École de Nancy comprenait quatre hommes : Liébeault, Bernheim, Beaunis,
médecin-expert auprès des tribunaux, et le juriste Liégeois. Les deux derniers s’in­
téressaient surtout aux incidences de la suggestion dans le crime et la responsa­
bilité judiciaire. Au sens large, l’École de Nancy constituait un groupement assez
lâche de psychiatres qui avaient adopté les principes et les méthodes de Bern­
heim. C’étaient Albert Moll et Schrenck-Notzing en Allemagne, Krafft-Ebing en
Autriche, Bechtereff en Russie, Milne Bramwell en Angleterre, Boris Sidis et
Morton Prince aux États-Unis et quelques autres qui méritent une mention
particulière.
Otto Wetterstrand, médecin suédois très en vogue, vivait à Stockholm dans un
immense et somptueux appartement qui comprenait une suite de salons sur­
chargés de tapis et de meubles de grande valeur. C’était un homme de taille
moyenne, aux moustaches et aux cheveux blonds, aux yeux bleus, affecté d’un
tic des paupières. Il recevait chaque après-midi de 30 à 40 malades qu’il hypno­
tisait les uns devant les autres. Il avait aussi une clinique privée dont les infir­
mières se recrutaient parmi ses anciennes malades. Il utilisait une méthode de
sommeil hypnotique prolongé qui consistait à maintenir ses malades hypnotisés
pendant huit à douze jours. Ses méthodes étranges firent surgir une légende qui le

122. H. Bernheim, De la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille, Paris,
Doin, 1884.
123. H. Bernheim, De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique, Paris, Doin,
1886.
124. H. Bernheim, Hypnotisme, suggestion, psychothérapie. Études nouvelles, Paris, Doin,
1891.
122 Histoire de la découverte de l’inconscient

représentait comme un extraordinaire magicien moderne125. Il fut le véritable


inventeur de la méthode du sommeil continu prolongé, technique qu’Otto Wolff
modifia en 1898 en substituant à l’hypnotisation une drogue, le Trional.
En Hollande, Frederik Van Eeden126, un des grands poètes de son pays, tenta
certaines expériences audacieuses avec l’hypnose. Il entreprit d’enseigner le
français à une fillette de 10 ans qu’il hypnotisait pour chaque leçon. A l’état de
veille, celle-ci ignorait tout de cette langue. Alors Van Eeden transféra cette
connaissance de l’état de sommeil à l’état de veille, et à sa grande surprise, la fil­
lette fut capable de comprendre et de parler un peu le français127. En 1887, il
fonda à Amsterdam avec Van Renterghem une clinique de psychothérapie qui
reçut le nom d’Institut Liébeault'28.
En Suisse, Auguste Forel, professeur de psychiatrie à Zurich et directeur de
l’hôpital psychiatrique du Burghôlzli, rendit visite à Bernheim en 1887 et devint
bientôt un des grands maîtres de l’hypnotisme. Comme Liébeault et Bernheim, il
réussissait remarquablement dans le traitement de certaines affections physiques.
Il organisa un dispensaire de traitement par l’hypnotisme. Sa contribution la plus
originale à l’hypnotisme fut sa façon de l’appliquer dans son hôpital. Il hypnoti­
sait non pas les malades, mais le personnel. Forel hypnotisa plusieurs infirmiers
et infirmières consentants, en leur suggérant qu’ils jouiraient d’un sommeil pro­
fond, en dépit du bruit, pendant leur service de garde auprès de malades agités,
mais qu’ils se réveilleraient aussitôt qu’un malade ferait quelque chose d’inha­
bituel ou de dangereux. On assure que cette méthode obtint un plein succès129.
Sigmund Freud, lui aussi, se rendit à Nancy130, où il passa quelques semaines
en 1889 auprès de Bernheim et de Liébeault, alors âgé de 66 ans. Il fut impres­
sionné par l’affirmation de Bernheim selon laquelle l’amnésie post-hypnotique
n’était pas aussi complète qu’on le pensait habituellement. En demandant au
sujet de se concentrer et en le questionnant habilement, Bernheim l’amenait à se
rappeler tout ce qu’il avait éprouvé pendant l’hypnose131.
Vers 1900, Bernheim était généralement considéré comme le plus éminent
psychothérapeute d’Europe. Après avoir été pendant des années le disciple res­
pectueux de Liébeault, Bernheim en était venu à ne plus voir en lui que son pré­
curseur et à se considérer lui-même comme le véritable fondateur de la psycho­

125. Voir Poul Bjerre, The History and Practice of Psychoanalysis, trad. par Elizabeth
Barrrow, Boston, Badger, 1920, chap. 2.
126. Voir son autobiographie, Frederick Van Eeden, Happy Humanity, New York, Double-
day and Co., Inc., 1912.
127. Frederik Van Eeden, « The Theory of Psycho-Therapeuties », The Medical Magazine,
I (1895), p. 230-257.
128. A. W. Van Renterghem, « L’évolution de la psychothérapie en Hollande », Deuxième
Congrès international de l’hypnotisme (Paris, 1900), Paris, Vigot, 1902, p. 54-62.
129. Auguste Forel, Rückblick auf mein Leben, Zurich, Europa-Verlag, 1935.
130. Dans son travail sur l’École de Nancy, Van Renterghem mentionne Freud et Breuer.
A.W. Van Renterghem, Liébeault en zijne School, op. cit., p. 133.
131. Ceci n’était pas aussi nouveau que Bernheim le croyait. Dès 1818, Lowenhielm
(Bibliothèque du magnétisme animal, V, p. 228-240) affirmait qu’en posant deux doigts sur le
front du sujet celui-ci devenait capable de se rappeler ce qu’il avait vécu sous hypnose ;
d’autres magnétiseurs usaient d’autres méthodes à cette même fin.
Genèse de la psychiatrie dynamique 123

thérapie132. Mais dix années après, il était presque totalement oublié.


Entre-temps, d’autres hommes, considérés comme plus modernes, avaient
conquis la célébrité, notamment Dubois à Berne, dont Bernheim disait amère­
ment qu’il avait « annexé » sa découverte (comme l’Allemagne avait « annexé »
l’Alsace et la Lorraine en 1871). Il eut au moins la consolation, peu de temps
avant sa mort, de voir son Alsace natale revenir à la France.

Charcot et VÉcole de la Salpêtrière

A la différence de l’École de Nancy, l’École de la Salpêtrière était fortement


organisée sous la direction d’une personnalité puissante, le grand neurologue
Jean Martin Charcot (1825-1893), qui était venu sur le tard à l’étude de certains
phénomènes psychiques.
De 1870 à 1893, Charcot était considéré comme le plus grand neurologue de
son temps. Il était le médecin consultant des rois et des princes, des malades
venaient le voir « de Samarcande et des Antilles ». Mais il n’avait connu cette
célébrité qu’au terme de longues années de labeur incessant et obscur, et ceux qui
s’étonnaient de son succès inouï oubliaient qu’il lui était venu tardivement.
Nous ne possédons, jusqu’ici, aucune véritable biographie de Charcot. La plu­
part de ceux qui s’y sont essayés, comme Guillain133, s’appuient sur les articles
nécrologiques et présentent surtout le Charcot des années brillantes. Nous devons
quelques précieux renseignements à son disciple Souques134 et surtout au méde­
cin russe Lyubimov135 qui connut Charcot les vingt dernières années de sa vie.
Charcot naquit à Paris en 1825. Son père était carrossier : il fabriquait, dit-on,
de fort belles voitures et avait la réputation d’être davantage un artiste qu’un arti­
san. Nous savons peu de choses sur l’enfance et la jeunesse de Charcot. On
raconte que, jeune homme, il était d’un abord froid, taciturne, timide et distant, et
qu’il souffrait d’un défaut d’élocution. Il portait une moustache noire (on raconte
qu’on lui envoya son premier malade riche à condition qu’il rase d’abord sa
moustache). Jeune interne, Charcot fut nommé pour quelque temps au vieil hôpi­
tal de la Salpêtrière qui, à cette époque, servait surtout d’asile pour quatre ou cinq
mille vieilles femmes pauvres. Charcot se rendit compte que cet hôpital héber­
geait de nombreuses malades souffrant d’affections nerveuses rares ou inconnues
et pourrait devenir un excellent terrain de recherches cliniques. Il ne perdit pas de
vue cette idée, tout en poursuivant sa carrière d’anatomo-pathologiste. Étant
jeune docteur, il accepta l’offre d’un de ses professeurs et accompagna comme
médecin un riche banquier dans un voyage en Italie, ce qui lui fit connaître les

132. H. Bernheim, École de médecine de Nancy, Doctrine de la suggestion, in « Nancy et


Lorraine », Idées modernes, III (1909), p. 139-149. Voir aussi Jubilé du professeur
H. Bernheim, op. cit.
133. Georges Guillain, J.M. Charcot (1835-1893). Sa vie, son oeuvre, Paris, Masson et Cie,
1955.
134. A. Souques, « Charcot intime », Presse médicale, XXXIII, I, n° 42, mai 27,1925, p.
693-698.
135. A. Lyubimov, Profesor Sharko, Nautshno-biografitshesky etiud, Saint-Pétersbourg,
Tip. Suvorina, 1894.
124 Histoire de la découverte de l’inconscient

trésors artistiques de ce pays136. Sa carrière médicale fut lente et laborieuse. L’an­


née 1862 marqua néanmoins un tournant décisif : à l’âge de 36 ans, Charcot lut
nommé médecin en chef de l’un des plus grands services de la Salpêtrière, et il
s’attacha fiévreusement à réaliser ses anciens projets. Il fit établir des dossiers
médicaux détaillés, ordonna des autopsies, ouvrit des laboratoires, et s’entoura
d’une équipe de collaborateurs qualifiés. Charcot s’était beaucoup inspiré de
Duchenne (de Boulogne), neurologue hors ligne, quoique sans poste officiel,
qu’il appelait son maître en neurologie137. En huit années (de 1862 à 1870), Char­
cot fit les découvertes qui firent de lui le plus grand neurologue de son époque.
En 1870, l’administration assigna à Charcot la charge supplémentaire d’un
service spécial réservé à un assez grand nombre de femmes souffrant de convul­
sions. Certaines étaient des épileptiques, d’autres des hystériques qui avaient
appris à imiter les crises épileptiques. Charcot chercha à établir des critères per­
mettant de distinguer les convulsions hystériques des convulsions épileptiques. Il
entreprit aussi d’étudier l’hystérie avec la même méthode qu’il appliquait aux
affections neurologiques organiques et, avec son disciple Paul Richer, il fournit
une description de la crise hystérique complète et typique (la grande hystérie)138.
En 1878, probablement sous l’influence de Charles Richet, Charcot étendit ses
recherches à l’hypnotisme, qu’il se mit à étudier d’une façon qu’il croyait scien­
tifique (comme il l’avait fait pour l’hystérie), choisissant pour sujets d’expé­
riences les plus influençables de ses malades hystériques. Il observa que, chez ces
femmes, l’hypnose traversait trois stades successifs : « la léthargie », « la cata­
lepsie » et « le somnambulisme ». Chacun de ces stades était marqué par des
symptômes caractéristiques et bien définis. Charcot rendit compte de ses décou­
vertes dans une communication à l’Académie des sciences, le 13 février 1882139.
C’était, dit Janet, un tour de force que de faire reconnaître l’hypnotisme par cette
même Académie qui l’avait condamné à trois reprises sous le nom de magné­
tisme au cours du siècle écoulé. Cette communication retentissante conféra une
nouvelle dignité à l’hypnotisme qui, après une longue période d’ostracisme, fai­
sait de nouveau l’objet d’innombrables publications.
Parmi les réalisations les plus spectaculaires de Charcot, figurent ses
recherches effectuées en 1884 et 1885 sur les paralysies traumatiques140. A cette
époque, on admettait assez souvent que ces paralysies étaient causées par des
lésions du système nerveux consécutives à un accident, bien que les Anglais B.C.

136. Levillain, «Charcot et l’école de la Salpêtrière», Revue encyclopédique (1894),


p. 108-115.
137. Georges Guillain, « L’œuvre de Duchenne (de Boulogne) », Études neurologiques, 3e
série, Paris, Masson et Cie, 1929, p. 419-448. Paul Guilly, Duchenne (de Boulogne), Paris,
Legrand, 1936.
138. Paul Richer, Études cliniques sur l’hystéro-épilepsie ou Grande Hystérie, Paris, Dela-
haye et Lecrosnier, 1881, avec nombreuses illustrations.
139. J.M. Charcot, « Sur les divers états nerveux déterminés par l’hypnotisation chez les
hystériques », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, XCIV
(1882), I, p. 403-405.
140. J.M. Charcot, Œuvres complètes, Leçons sur les maladies du système nerveux, Paris,
Progrès médical, 1890, III, p. 299-359.
Genèse de la psychiatrie dynamique 125

Brodie141 en 1837 et Russel Reynolds142 en 1869 eussent déjà montré qu’il exis­
tait des « paralysies psychiques ». Mais, laissant de côté l’hypothèse de la simu­
lation, comment un facteur purement psychologique pouvait-il provoquer une
paralysie, sans que le malade fût conscient de ce facteur ?

Charcot avait déjà analysé les différences entre les paralysies organiques et les
paralysies hystériques. En 1884, on hospitalisa à la Salpêtrière trois hommes
atteints de monoplégie d’un bras à la suite d’un traumatisme. Charcot montra
d’abord que les symptômes de cette paralysie différaient de ceux des paralysies
organiques, tout en correspondant exactement à ceux des paralysies hystériques.
Puis il reproduisit expérimentalement des paralysies similaires, sous hypnose et
suggéra à certains sujets hypnotisés que leurs bras allaient être paralysés. Les
paralysies hypnotiques qui en résultaient présentaient exactement les mêmes
symptômes que les paralysies hystériques spontanées et que les paralysies post­
traumatiques des trois malades mentionnés plus haut. Charcot parvint à repro­
duire ces paralysies segment par segment, provoquant de même leur disparition
par suggestion dans l’ordre inverse. Ensuite il montra quel était l’effet du trau­
matisme : il choisit des sujets aisément hypnotisables et leur suggéra qu’à leur
réveil, dès qu’ils recevraient une tape sur le dos, leur bras deviendrait paralysé.
Une fois éveillés, ces sujets présentèrent l’amnésie post-hypnotique habituelle et,
dès qu’ils reçurent une tape sur le dos, ils furent instantanément frappés d’une
monoplégie post-traumatique. Enfin Charcot fit remarquer que chez certains
sujets, vivant en permanence dans un état somnambulique, la suggestion hypno­
tique n’était même pas nécessaire : ils se trouvaient paralysés du bras après avoir
reçu une tape sur le dos, sans suggestion verbale préalable. Le mécanisme de la
paralysie post-traumatique semblait ainsi expliqué. Charcot émit l’hypothèse que
le choc nerveux consécutif au traumatisme représentait une sorte d’état hyp-
noïde, analogue à celui de l’hypnose, rendant ainsi possible un effet d’autosug­
gestion. Il conclut en affirmant qu’il était difficile, dans une expérience psycho­
pathologique, de reproduire de façon plus fidèle les phénomènes que l’on
cherchait à étudier.
Charcot classait les paralysies hystériques, post-traumatiques et hypnotiques
parmi les « paralysies dynamiques », par opposition aux « paralysies orga­
niques », consécutives à une lésion du système nerveux. Il montra qu’il en était
de même pour le mutisme et la coxalgie hystériques. Là encore, grâce à l’hyp­
nose, il reproduisit expérimentalement des tableaux cliniques identiques à ceux
des états hystériques. En 1892, il distingua l’« amnésie dynamique », où les sou­
venirs oubliés pouvaient être retrouvés sous hypnose, de l’« amnésie organique »
où cette récupération n’était pas possible143.
Vers la fin de sa vie, Charcot comprit qu’il existait un vaste domaine inexploré
entre la claire conscience, d’une part, et la physiologie organique du cerveau,

141. Benjamin Collins Brodie, Lectures Illustratives of Certain Local Nervous Affections,
Londres, Longmans and Co., 1837.
142. Russel Reynolds, « Remarks on Paralyses and other Disorders of Motion and Sensa­
tion, dépendent on Ideas », British Medical Journal, II (1869), p. 483-485.
143. J.M. Charcot, « Sur un cas d’amnésie rétro-antérograde, probablement d’origine hys­
térique », Revue de médecine, XII (1892), p. 81-96. Avec suite par A. Souques, Revue de
médecine, XII (1892), p. 267-400 et 867-881.
126 Histoire de la découverte de l’inconscient

d’autre part. Il s’intéressa à la guérison par la foi et dans un de ses derniers


articles ü déclarait avoir vu des malades aller à Lourdes et en revenir guéris144.
Il essaya d’élucider le mécanisme de ces guérisons et escomptait qu’une meil­
leure connaissance des lois de la « guérison par la foi » entraînerait d’importants
progrès thérapeutiques.
Nous possédons un certaiû nombre de descriptions et de portraits de Charcot,
mais il s’agit presque exclusivement du Charcot à l’apogée de sa gloire, aux envi­
rons de 1880, ou du Charcot sur le déclin des dernières années. Nous devons les
portraits les plus vivants à Léon Daudet, qui avait étudié la médecine à la Salpê­
trière et dont le père, l’écrivain Alphonse Daudet, avait été un ami intime de
Charcot. Voici un condensé des Souvenirs de Léon Daudet dépeignant
Charcot145.

Charcot était de petite taille. H avait un corps trapu, un cou de taureau, un front
bas, de larges joues, une bouche à l’arc méditatif et dur. Il était complètement
rasé, avec des cheveux plats rejetés en arrière. Il avait la rectitude du visage d’un
Bonaparte replet, et j’imagine que cette ressemblance soigneusement cultivée
influa sur ses manières et sur son destin. Il marchait lourdement. La voix était
impérieuse, un peu âpre et sourde, souvent ironique et appuyée, l’œil d’un feu
extraordinaire.
Son érudition était immense. Les œuvres de Dante, de Shakespeare et des
grands poètes lui étaient familières. Il lisait l’anglais, l’allemand, l’espagnol et
l’italien. Sa bibliothèque était remplie d’ouvrages de sorcellerie, de thaumaturgie
et comme un répertoire de tous les détraquements du cerveau.
B avait une profonde pitié des animaux et défendait qu’on parlât devant lui de
chasse ou de chasseurs.
Je n’ai jamais connu d’homme plus autoritaire ni qui fît peser sur son entou­
rage un despotisme plus ombrageux. Il suffisait, pour être fixé, de le voir, à sa
table, promener un regard circulaire et méfiant sur ses élèves ou de l’entendre
leur couper la parole d’un ton bref.
Il ne supportait pas la contradiction, si minime fût-elle. Quand il pensait que
quelqu’un s’était permis de contester une de ses doctrines médicales, il devenait
féroce et mesquin, il mettait tout en œuvre pour briser la carrière de l’imprudent
et n’avait de cesse qu’il ne l’eût réduit à sa merci, contraint à demander l’aman.
La sottise horripilait ce maître et son besoin de domination faisait qu’il était
entouré de médiocres. La fréquentation des écrivains et des artistes lui était donc
un stimulant et un repos. Il était généreux et prodigue et recevait avec
magnificence.
C’était un de ses axiomes que la part du songe dans l’être éveillé est bien plus
grande encore que celle qu’on reconnaît en constatant qu’elle est immense.

144. J.M. Charcot, « La foi qui guérit », Archives de neurologie, XXV (1893), p. 72-87.
145. Léon Daudet, Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux de
1885 à 1905, 2' série : Devant la douleur, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1915, p. 4-15.
Voir aussi, du même, Les Œuvres et les hommes, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1922,
p. 1-243 ; Quand mon père vivait, Souvenirs inédits sur Alphonse Daudet, Paris, Grasset,
1940, p. 113-119.
Genèse de la psychiatrie dynamique 127

Le Journal d’Edmond et Jules de Concourt contient de nombreuses allusions


à Charcot. Ces deux frères, connus pour leurs portraits mordants, semblent avoir
été particulièrement hostiles à ce dernier. Voici un condensé de leur
description146.
Charcot était un homme ambitieux, jaloux de toute supériorité, animé d’une
haine féroce contre ceux qui déclinaient une invitation à ses réceptions, un tyran
universitaire, dur avec les malades au point de leur parler sans ménagement de
leur mort imminente, mais poltron lorsqu’il était lui-même malade. Il était tyran­
nique envers ses enfants et contraignit, par exemple, son fils Jean qui voulait être
marin, à faire de la médecine. Dans son activité scientifique, Charcot offrait un
curieux mélange de génie et de charlatanisme. Ce qui était particulièrement
déplaisant chez lui, c’était la façon dont il racontait les histoires de ses clients.

La description du médecin russe Lyubimov est tellement différente qu’on a


peine à croire qu’il puisse s’agir de la même personne147.
Outre son extraordinaire génie de professeur, de chercheur et d’artiste, Charcot
faisait preuve d’une très grande humanité : il était très attaché à ses malades et ne
souffrait pas qu’on parlât avec malveillance de quiconque en sa présence. C’était
un homme pondéré et plein de bon sens, circonspect dans ses jugements, habile
à discerner immédiatement la véritable valeur des gens. Le bonheur et l’harmo­
nie régnaient dans son foyer. Sa femme, qui était veuve et mère d’une fille quand
il l’épousa, l’aidait dans ses travaux et participait activement à des œuvres de
bienfaisance. Il veillait particulièrement à l’éducation de son fils Jean qui avait,
de son plein gré, choisi la médecine et dont les premières publications scienti­
fiques firent la joie de son père. Ses étudiants et ses malades lui étaient très
attachés, si bien que le jour de sa fête, la Saint-Martin, le 11 novembre, était l’oc­
casion de réjouissances et de divertissements à la Salpêtrière.

On peut se demander d’où était venu à Charcot le prestige extraordinaire dont


il jouissait dans les années 1880-1890. Plusieurs raisons semblent y avoir
contribué.
Tout d’abord la Salpêtrière n’ avait rien d’un hôpital ordinaire. C’était une ville
à l’intérieur de la ville, bâtie dans le style du xvtT siècle, comprenant environ 45
bâtiments séparés par des rues, des places, des jardins, ainsi qu’une belle vieille
église. C’était aussi un lieu historique : saint Vincent de Paul y avait exercé son
œuvre humanitaire, Louis XIV l’avait ensuite convertie en asile pour mendiants,
prostituées et aliénés, ce fut l’un des théâtres des massacres de Septembre, lors de
la Révolution française, et Pinel y avait appliqué sa réforme des hôpitaux psy­
chiatriques. Elle était aussi connue par un des épisodes de Manon Lescaut, le
roman de l’abbé Prévost. Ses milliers de vieilles femmes avaient inspiré à Bau­
delaire plusieurs de ses poèmes. Avant Charcot, la Salpêtrière était assez peu
connue des étudiants en médecine et la perspective d’y être nommés ne souriait
guère aux médecins. Charcot apparaissait donc comme le savant magicien qui
avait métamorphosé ce lieu historique en un temple de la Science.

146. Edmond et Jules de Concourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Paris, Fasquelle
et Flammarion, 1956, surtout vol. HI.
147. A. Lyubimov, op. cit. (résumé).
128 Histoire de la découverte de l’inconscient

Cet hôpital vétuste, avec ses anciennes bâtisses, n’avait ni laboratoires, ni


salles d’examen, ni locaux d’enseignement. Grâce à sa volonté de fer — et à ses
relations politiques — Charcot organisa un service de traitement, de recherche et
d’enseignement. Il avait choisi avec soin ses collaborateurs ; il fit installer des
salles d’examen en ophtalmologie, en oto-rhino-laryngologie, des laboratoires et
un service photographique. Il y adjoignit plus tard un musée d’anatomo-patho-
logie, un service de consultations où l’on recevait également les malades
hommes, ainsi qu’un amphithéâtre de cours. Charcot comptait parmi ses dis­
ciples des hommes comme Boumeville, Pitres, Joffroy, Cotard, Gilles de la Tou-
rette, Meige, Paul Richer, Souques, Pierre Marie, Raymond, Babinski. On trou­
verait difficilement un neurologue français de cette époque qui n’ait pas été élève
de Charcot. Celui-ci exerçait une domination absolue sur l’école qu’il avait fon­
dée. Chacun de ses cours était soigneusement pris en note par les étudiants et
publié dans une des revues médicales qu’il avait fondées. Il fut un temps où nul
ne pouvait être nommé à la faculté de médecine de Paris sans son assentiment.
Les sentiments patriotiques contribuèrent à renforcer le prestige de Charcot :
avec Pasteur il était pour les Français une preuve vivante du génie scientifique de
la France, défiant ainsi la prétendue supériorité scientifique de l’Allemagne.
Charcot personnifiait ce que les Français appelaient un «prince de la
science ». Il était non seulement un homme de haute réputation scientifique, mais
également un homme puissant et riche. Grâce à son mariage avec une riche veuve
et aux honoraires extrêmement élevés qu’il demandait à ses malades, il acquit
une fortune suffisante pour pouvoir mener la vie d’un homme de la haute société.
Outre sa villa de Neuilly, il avait acheté en 1884 un splendide hôtel particulier
boulevard Saint-Germain, qu’il avait fait décorer d’après ses propres plans.
C’était une sorte de musée privé avec ses meubles Renaissance, des vitraux, des
tapisseries, des tableaux, des antiquités et des livres rares. Il était lui-même
artiste, faisant d’excellents dessins et expert dans la décoration de la porcelaine et
de l’émail. C’était un fin connaisseur en histoire de l’art, un maître de la prose
française, et il connaissait à fond la littérature de son pays148. Il savait aussi l’an­
glais, l’allemand et l’italien, chose rare à cette époque. Il vouait une admiration
particulière à Shakespeare qu’il citait souvent en anglais et à Dante qu’il citait en
italien. Tous les mardis soirs, il donnait de somptueuses réceptions dans son magni­
fique hôtel particulier où il invitait le Tout-Paris scientifique, politique, artistique
et littéraire. On savait qu’il était le médecin et parfois le confident des rois et des
princes. On racontait que l’empereur Pierre II du Brésil lui rendait visite, jouait
au billard avec lui, et assistait à ses cours à la Salpêtrière. Charcot jouissait d’une
grande influence dans les milieux médicaux anglais. Lors d’un congrès interna­
tional à Londres, en 1881, son exposé sur les arthropathies tabétiques lui valut un
tonnerre d’applaudissements. Il avait de nombreux admirateurs en Allemagne,
bien qu’après la guerre de 1870 il refusât toutes les invitations aux congrès orga­
nisés dans ce pays. A Vienne il connaissait bien Meynert et Moritz Benedikt. Il
était très connu en Russie où il fut appelé à plusieurs reprises en consultation
auprès du tsar et de sa famille. Les médecins russes lui faisaient bon accueil parce
qu’il les soulageait de leur étroite dépendance à l’égard des savants allemands. Si
l’on en croit Guillain, Charcot prépara une rencontre officieuse entre Gambetta et

148. Henri Meige, « Charcot artiste », Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière, Il (1898).


Genèse de la psychiatrie dynamique 129

le grand-duc Nicolas de Russie, rencontre d’où devait sortir l’alliance franco-


russe149. Charcot voyageait beaucoup. Chaque année il préparait avec soin un
voyage dans un pays différent. Il visitait les musées, faisait des dessins et rédi­
geait un journal de voyage.
L’immense prestige de Charcot se trouvait encore rehaussé par le halo de mys­
tère qui l’entourait. Sa notoriété s’était lentement accrue à partir de 1870 et avait
atteint son apogée en 1882 avec sa célèbre communication sur l’hypnotisme. Il
avait acquis la réputation d’un grand thaumaturge. Lyubimov a donné quelques
exemples des guérisons quasi miraculeuses qu’il avait effectuées150.

Des malades du monde entier affluaient chez Charcot : on lui amenait des
malades couchés sur des civières ou portant des appareils compliqués. Il ordon­
nait de faire disparaître cet attirail et disait aux malades de marcher. Il y avait,
entre autres, une jeune fille paralysée depuis des années. Charcot lui ordonna de
se mettre debout et de marcher, ce qu’elle fit sous le regard stupéfait de ses
parents et de la supérieure du couvent où elle avait séjourné. On lui amena une
autre jeune femme paralysée des deux jambes. Il ne trouva aucune lésion orga­
nique. La consultation n’était pas encore terminée qu’elle se leva et alla vers la
porte où le cocher qui l’attendait fut tellement stupéfait qu’il se découvrit et se
signa.

Aux yeux du monde, Charcot était l’homme qui avait exploré les profondeurs
insondables de l’esprit humain, d’où son surnom de « Napoléon des névroses ».
On en vint à lui attribuer la découverte de l’hystérie, de l’hypnotisme, du dédou­
blement de personnalité, de la catalepsie et du somnambulisme. On racontait des
histoires étranges sur l’emprise qu’il exerçait sur les jeunes femmes hystériques
de la Salpêtrière et sur ce qui s’y passait. Jules Claretie raconte que lors d’un bal
organisé à la Salpêtrière pour les malades, un coup de gong ayant été donné par
inadvertance, un grand nombre de femmes hystériques furent instantanément
frappées de catalepsie et se figèrent dans les attitudes qu’elles avaient au moment
du coup de gong151. Charcot était aussi l’homme dont le regard pénétrant scrutait
les profondeurs des siècles révolus et interprétait rétrospectivement les œuvres
d’art du passé, sachant diagnostiquer en termes modernes les affections neuro­
logiques dont étaient atteints les infirmes représentés par les peintres d’autre­
fois152. fl fonda une revue, l’Iconographie de la Salpêtrière, suivie par la Nou­
velle Iconographie de la Salpêtrière, qui furent sans doute les premiers
périodiques à associer l’art et la médecine. On attribuait aussi à Charcot le mérite
d’avoir fourni une explication scientifique de la possession démoniaque, où il ne
voyait qu’une forme particulière d’hystérie. C’est de la même façon qu’il dia­
gnostiquait rétrospectivement cet état dans les œuvres d’art153. Il possédait de

149. Georges Guillain, J.M. Charcot, 1825-1893, op. cit.


150. A. Lyubimov, op. cit. (résumé).
151. Jules Claretie, La Vie à Paris, 1881, Paris, Havard, 1882, p. 128-129.
152. J.M. Charcot et Paul Richer, Les Difformes et les malades dans l’art, Paris, Lecrosnier
etBabé, 1889.
153. J.M. Charcot et Paul Richer, Les Démoniaques dans l’art, Paris, Delahaye et Lecros­
nier, 1887.
130 Histoire de la découverte de l’inconscient

nombreux ouvrages anciens et rares sur la sorcellerie et la possession, et il en fit


rééditer une partie dans une collection intitulée « La Bibliothèque diabolique ».
Tous ces faits contribuèrent à l’incomparable fascination exercée par les
séances de Charcot à la Salpêtrière. Il consacrait le mardi matin à l’examen des
nouveaux malades, qu’il n’avait jamais vus jusque-là, en présence de médecins et
d’étudiants. Ceux-ci se délectaient d’être les témoins de la perspicacité clinique
de Charcot, de l’assurance et de la rapidité avec lesquelles il débrouillait les cas
les plus compliqués pour aboutir à un diagnostic, même quand il s’agissait de
maladies rares. Mais la principale attraction était constituée par ses cours magis­
traux du vendredi matin qu’il préparait avec le plus grand soin. Bien avant le
début des cours, le grand amphithéâtre était rempli d’étudiants, de médecins,
d’écrivains et de curieux. L’estrade était toujours garnie de dessins et de schémas
anatomiques illustrant la leçon du jour. Arborant un maintien qui évoquait Napo­
léon ou Dante, Charcot faisait son entrée à 10 heures, souvent accompagné d’un
illustre visiteur étranger et d’un groupe d’assistants qui prenaient place dans les
premiers rangs. Dans le silence le plus absolu, il commençait à parler sur un ton
d’abord assez bas pour élever ensuite progressivement la voix, en donnant des
explications claires et succinctes, qu’il illustrait de beaux dessins tracés au
tableau noir avec des craies de couleur. Avec un talent inné d’acteur, il imitait le
comportement, la mimique, la démarche et la voix d’un malade atteint de l’affec­
tion étudiée, puis il faisait amener le malade. L’entrée du malade était parfois
spectaculaire. Quand Charcot donnait une leçon sur les tremblements, on ame­
nait trois ou quatre femmes portant des chapeaux ornés de longues plumes. Le
frémissement particulier des plumes permettait à l’assistance de faire la diffé­
rence entre les diverses sortes de tremblements caractéristiques de telle ou telle
maladie154. L’interrogatoire prenait la forme d’un dialogue dramatique entre
Charcot et le malade. Ses cours les plus spectaculaires étaient ceux portant sur
l’hystérie et sur l’hypnotisme. Charcot innova également en utilisant des projec­
tions photographiques, chose peu usitée à cette époque dans l’enseignement de la
médecine. Le cours se terminait par une discussion du diagnostic et une récapi­
tulation des points essentiels de la leçon : l’une et l’autre étaient des modèles de
clarté et de concision. Le cours durait deux heures, mais l’assistance ne le trou­
vait jamais trop long, même quand il traitait de maladies organiques rares du cer­
veau155. Lyubimov note la différence entre les cours de Meynert, auxquels il avait
assisté à Vienne et dont il sortait épuisé et l’esprit confus, et ceux de Charcot
qu’il quittait dans un état d’euphorie.
On comprendra aisément l’effet enchanteur qu’exerçait l’enseignement de
Charcot sur les profanes, sur beaucoup de médecins, et en particulier sur certains
visiteurs étrangers, comme Sigmund Freud, qui passa quatre mois à la Salpêtrière
en 1885-1886. D’autres visiteurs se montrèrent plus sceptiques. Le médecin
belge Delbœuf, qui se rendit à Paris, à la même époque que Freud, pour satisfaire
l’intérêt qu’il portait à l’œuvre de Charcot, fut bientôt assailli des doutes les plus
sérieux en voyant avec quelle négligence on se livrait à des expériences sur des

154. Ch. Féré, « J.M. Charcot et son œuvre », Revue des Deux Mondes, CX-CXII (1894),
p. 410-424.
155. Levillain, «Charcot et l’École de la Salpêtrière», Revue encyclopédique (1894),
p. 108-115.
Genèse de la psychiatrie dynamique 131

femmes hystériques. De retour en Belgique, il publia une critique sévère des


méthodes de Charcot156.
Les visiteurs envieux qui venaient voir Charcot à Paris sans s’y attarder igno­
raient généralement qu’il était entouré d’une meute d’ennemis puissants. Le
clergé et les catholiques l’accusaient d’athéisme (une des raisons alléguées étant
qu’il avait remplacé les religieuses de la Salpêtrière par des infirmières laïques),
tandis que certains athées lui reprochaient sa trop grande spiritualité.
Les magnétiseurs l’accusaient publiquement de charlatanisme157. Il avait aussi
des ennemis acharnés dans les milieux politiques et mondains (ainsi qu’en
témoigne le Journal des frères Concourt). Parmi les neurologues, certains
l’avaient admiré tant qu’il était resté sur le terrain solide de la pathologie neuro­
logique, mais le quittèrent quand il s’orienta vers l’étude de l’hypnotisme et
entreprit ses expériences spectaculaires sur les hystériques. Lyubimov rapporte
que le neurologue allemand Westphal exprima sa profonde inquiétude en voyant
la nouvelle tournure prise par les recherches de Charcot, après lui avoir rendu
visite à Paris. En Amérique, Bucknill attaqua Charcot pour les mêmes motifs.
Tout en reconnaissant que Charcot avait commis de « graves erreurs », Beard ne
l’en respectait pas moins « comme un homme de génie et un homme d’hon­
neur »158. Charcot devait aussi lutter continuellement contre l’École de Nancy,
lutte dans laquelle il ne cessait de perdre du terrain. Bernheim proclamait sarcas­
tiquement qu’un seul des milliers de patients qu’il avait hypnotisés avait présenté
les trois stades décrits par Charcot ; or, il s’agissait d’une femme qui avait passé
trois ans à la Salpêtrière. Charcot se heurtait également à la haine irréductible que
lui vouaient certains de ses collègues médecins, en particulier son ancien dis­
ciple, Bouchard, homme ambitieux, son cadet de douze ans. Pis encore,
quelques-uns de ses élèves en apparence fidèles le dupaient en lui montrant des
manifestations de plus en plus extraordinaires qu’ils répétaient avec leurs
malades pour les lui présenter ensuite. Il est vrai que la plupart de ses disciples ne
participèrent jamais à ce genre de comédie, mais apparemment, personne n’osait
le mettre en garde. Il s’était longtemps montré très prudent, mais à la fin la
maxime de La Rochefoucauld aurait pu s’appliquer à lui : « La tromperie va
presque toujours plus loin que la méfiance. » Guillain assure que Charcot fut pris
de sérieux doutes vers la fin de sa vie et songeait à reprendre toute son étude sur
l’hypnotisme et l’hystérie, mais que la mort l’empêcha de mettre ce projet à exé­
cution. L’ennemi inconnu qui était parfaitement au courant de l’état de santé de
Charcot et qui lui envoya pendant des années des lettres anonymes lui décrivant
son angine de poitrine et lui annonçant sa mort imminente, faisait très probable­
ment partie de son entourage médical159.

156. Joseph Delbœuf, « De l’influence de l’imitation et de l’éducation dans le somnambu­


lisme provoqué », Revue philosophique, XXII(1886),p. 146-171.
157. Bué, « Le magnétisme humain », Congrès international de 1889, Paris, Georges
Carré, 1890, p. 333-334,338-339.
158. George M. Beard, The Study of Trance, Muscle-Reading and Allied Nervous Pheno­
mena in Europe and America, with a Letter on the Moral Character of Trance Subjects and a
Defence ofDr. Charcot, New York, 1882.
159. G.Hahn,« Charcot et son influence sur l’opinion publique », Revue des questions scien­
tifiques, 2' série, VI (1894), p. 230-261 et 353-359. C. Féré, loc. cit.
132 Histoire de la découverte de l’inconscient

Les opinions extrêmes sur Charcot, la fascination qu’il exerçait sur nombre de
ses contemporains et les inimitiés farouches qu’il suscitait par ailleurs, ne favo­
risèrent guère, de son vivant, une juste appréciation de son œuvre. Contrairement
à ce que l’on aurait pu attendre, cette tâche n’est pas devenue plus facile aujour­
d’hui. Aussi est-il indispensable de distinguer les différents aspects de son acti­
vité. Tout d’abord, on oublie souvent que Charcot, spécialiste en médecine
interne et anatomo-pathologiste, a fourni des contributions notables à l’étude des
affections pulmonaires et rénales et que ses cours sur les maladies de la vieillesse
sont restés longtemps des exposés classiques de ce que nous appelons aujour­
d’hui la gériatrie. En second lieu, dans le domaine de la neurologie, où il s’en­
gagea ensuite, nous lui devons des découvertes remarquables qui lui assureront
certainement une réputation durable : sa description de la sclérose en plaques, de
la sclérose latérale amyotrophique (« maladie de Charcot »), de l’ataxie loco­
motrice avec les arthropathies particulières qu’elle entraîne (« arthropathies de
Charcot »), ses travaux sur les localisations cérébrales et médullaires, ainsi que
sur l’aphasie.
En revanche, il est extrêmement difficile d’évaluer objectivement ce que l’on
pourrait appeler la « troisième carrière » de Charcot, c’est-à-dire ses recherches
sur l’hystérie et l’hypnotisme. Comme ce fut le cas pour de nombreux cher­
cheurs, il cessa d’être maître des idées nouvelles qu’il avait formulées et il se
laissa entraîner par le mouvement qu’il avait lui-même créé.
Pierre Janet a exposé de façon précise les erreurs méthodologiques commises
par Charcot dans ce domaine160. Il s’agit en premier lieu de son souci excessif de
distinguer les entités pathologiques spécifiques en choisissant comme cas
typiques ceux qui présentaient le plus grand nombre de symptômes possibles et
en considérant les autres cas comme des formes incomplètes. Cette méthode
s’étant révélée féconde en neurologie, Charcot croyait qu’il devait en être de
même pour les maladies mentales. C’est ainsi qu’il décrivit de façon arbitraire la
« grande hystérie » et le « grand hypnotisme ». Sa seconde erreur fut de simpli­
fier à l’excès la description de ces entités pathologiques afin de les rendre plus
intelligibles à ses étudiants. Charcot commit une troisième erreur grave en se dés­
intéressant du milieu social de ses malades et des conditions de vie particulières
à la Salpêtrière. Il avait fini par ne plus jamais faire de visite dans les salles ; il
voyait ses malades dans son cabinet d’examen de l’hôpital, tandis que ses colla­
borateurs qui les avaient examinés lui rendaient compte de ce qu’ils avaient
constaté. Charcot ne soupçonna jamais que ses malades étaient souvent visités et
magnétisés dans les différentes salles de l’hôpital par des gens étrangers au ser­
vice. Janet a montré que les prétendus « trois stades de l’hypnose » étaient en réa­
lité le résultat d’un entraînement subi par les malades de la part des magnétiseurs.
Comme l’histoire du magnétisme et de l’hypnotisme était tombée dans l’oubli,
Charcot croyait, encore plus que Bernheim, que tout ce qu’il avait observé chez
ses malades hypnotisés était des découvertes nouvelles.
Un autre élément qui contribua dès le début à fausser le sens des recherches de
Charcot sur la psychiatrie dynamique, fut la mentalité très particulière qui régnait
à la Salpêtrière. Cette communauté fermée non seulement abritait des centaines

160. Pierre Janet, «J.M. Charcot, son œuvre psychologique», Revue philosophique,
XXXIX (1895), p. 569-604.
Genèse de la psychiatrie dynamique 133

de vieilles femmes, mais contenait aussi des salles spéciales pour malades hys­
tériques dont certaines étaient jeunes, jolies et rusées : l’atmosphère était émi­
nemment favorable à la contagion mentale. Ces femmes devinrent l’attraction
principale de l’hôpital, on les utilisait pour démontrer des cas cliniques aux étu­
diants, on les amenait aussi au cours de Charcot, en présence du Tout-Paris. En
raison de son attitude autoritaire et du despotisme qu’il exerçait sur les étudiants,
ses collaborateurs n’osèrent jamais le contredire : aussi lui présentaient-ils ce
qu’ils pensaient qu’il souhaitait voir. Après avoir fait répéter ces démonstrations,
ils montraient les sujets à Charcot et celui-ci faisait preuve d’une extraordinaire
imprudence en discutant leur cas en présence des malades eux-mêmes. C’est
ainsi que s’établit entre Charcot, ses collaborateurs et ses malades une atmos­
phère de suggestion réciproque qui serait digne d’une analyse sociologique
approfondie.
Janet a fait remarquer que les descriptions de l’hystérie et de l’hypnose faites
par Charcot s’appuyaient sur un nombre très restreint de malades. La prima
donna Blanche Wittmann mérite plus qu’une simple mention anecdotique. Le
rôle joué par les malades dans l’élaboration de la psychiatrie dynamique n’a pas
reçu l’attention voulue et devrait faire l’objet d’une recherche approfondie. Mal­
heureusement il est très difficile, rétrospectivement, de réunif des données
utilisables.
Nous ne savons rien des origines ni du milieu social de Blanche Wittmann
avant son entrée à la Salpêtrière dans le service des hystériques. Suivant Bau­
douin, elle était alors très jeune et devint rapidement un des sujets célèbres de
Charcot, si bien qu’on la surnomma « la reine des hystériques »161. Elle servit
souvent à faire la démonstration des trois stades de l’« hypnose », dont elle était
non seulement le « type », mais le « prototype », si l’on en croit Frederick Myers
qui eut l’occasion de la voir162. Baudouin assure que c’était elle, la femme en
pleine crise hystérique, qui est représentée entre Charcot et Babinski dans le
célèbre tableau de Brouillet. On peut la reconnaître aussi sur plusieurs dessins
dans Y Iconographie de la Salpêtrière et ailleurs. Elle était autoritaire, capricieuse
et désagréable à l’égard des autres malades et du personnel.
Nous ignorons aussi pourquoi Blanche Wittmann quitta la Salpêtrière pour
quelque temps et entra à l’Hôtel-Dieu, où elle fut examinée par Jules Janet, frère
de Pierre Janet163. Après l’avoir amenée au « premier degré de l’hypnose », c’est-
à-dire la léthargie, Jules Janet modifia la technique et vit ainsi la malade dans un
état tout à fait différent. Une nouvelle personnalité, celle de Blanche II, avait
surgi, personnalité bien plus équilibrée que celle de Blanche I. Cette nouvelle
personnalité révéla qu’elle avait toujours été présente et consciente, cachée der­
rière Blanche I. Elle percevait toujours clairement tout ce qui se passait lors des
nombreuses démonstrations où Blanche passait par les « trois stades de l’hyp­
nose» et où elle était censément inconsciente. Myers note «combien il est
étrange, à y réfléchir, que Blanche n ait ainsi assisté pendant des années, furieuse
et muette, aux expériences auxquelles Blanche I se soumettait de bonne grâce ».

161. A. Baudouin, « Quelques souvenirs de la Salpêtrière », Paris-médical, XV (1) (23 mai


1925), p. x-xin.
162. Frederick Myers, Human Personnality and Its Survival ofBodily Death, op. cit.
163. Jules Janet, « L’hystérie et l’hypnotisme, d’après la théorie de la double personna­
lité », Revue scientifique (Revue rose), 3e série, XV (1888), p. 616-623.
134 Histoire de la découverte de l'inconscient

Jules Janet maintint Blanche Wittmann dans son second état pendant plusieurs
mois et s’aperçut que son traitement l’avait remarquablement et, semblait-il,
durablement améliorée. Baudouin rapporte brièvement ce qu’il advint ultérieu­
rement de Blanche Wittmann. Elle retourna à la Salpêtrière où on l’employa au
laboratoire de photographie, puis à celui de radiologie lorsqu’il fut créé. Elle était
toujours autoritaire et capricieuse, reniant son histoire passée et s’irritant quand
on l’interrogeait sur cette période de son existence. Les dangers des rayons X
n’étant pas encore connus à l’époque, elle fut une des premières victimes du can­
cer des radiologues. Ses dernières années furent un véritable calvaire qu’elle sup­
porta sans jamais présenter le moindre symptôme hystérique. Elle subit amputa­
tion sur amputation et mourut en martyre de la science.
Ce fut néanmoins la troisième carrière de Charcot qui contribua plus que toute
autre chose à la renommée dont il jouissait de son vivant. L’écrivain T. de
Wyzewa, dans un article nécrologique dédié à la mémoire de Charcot, écrivait
que dans quelques siècles on aurait peut-être oublié ses travaux neurologiques,
mais qu’il resterait vivant dans la mémoire de l’humanité comme l’homme qui
avait révélé au monde un domaine insoupçonné de l’esprit humain164. C’est en
vertu de ses recherches psychiques — et non de ses œuvres littéraires (qui n’ont
pas été publiées) — que Charcot a exercé une énorme influence sur la littérature.
Ainsi que l’a souligné de Monzie, il a ouvert la voie à toute une pléiade d’écri­
vains à orientation psychiatrique, comme Alphonse Daudet et son fils Léon Dau­
det, Zola, Maupassant, Huysmans, Bourget, Claretie et, plus tard, Pirandello et
Proust, sans parler des innombrables auteurs de romans populaires165. Dans plu­
sieurs romans et pièces de théâtre des années 1880, Charcot servit de modèle à un
personnage particulier — le savant de renommée internationale qui poursuit de
façon impavide ses explorations inquiétantes dans les abîmes de l’esprit humain.
Un visiteur américain qui rencontra Charcot au début de 1893 notait que si son
intelligence était toujours aussi vive, sa santé physique s’était profondément alté­
rée166. Il continua à travailler fiévreusement jusqu’au 15 août 1893, puis il partit
en vacances avec deux de ses disciples préférés, Debove et Strauss, pour visiter
les églises du Vézelay. Il mourut subitement dans sa chambre d’hôtel dans la nuit
du 16 août. On lui fit des obsèques nationales à Paris, le 19 août. Malgré les flots
de louanges dont on le couvrit, sa renommée déclina rapidement. La publication
de ses œuvres complètes, qui devaient comprendre quinze volumes, fut abandon­
née après la parution du neuvième en 1894. D’après Lyubimov, Charcot laissait
une masse impressionnante d’écrits inédits : mémoires, récits de voyages
illustrés, études critiques sur des ouvrages philosophiques et littéraires. Lyubi­
mov ajoute qu’on ne connaîtrait pas la véritable personnalité de Charcot tant que
ces œuvres resteraient inédites. Or, aucun de ces écrits n’a jamais été publié. Son
fils Jean (1867-1936), qui avait fait sa médecine pour plaire à son père, aban­
donna cette carrière quelques années plus tard pour devenir un célèbre navigateur

164. Le Figaro, 17 août 1893.


165. A. de Monzie, « Discours au centenaire de Charcot », Revue neurologique, XXXII,
n’ 1 (juin 1925). Numéro spécial pour le centenaire de Charcot.
166. C.F. Withington (Lettre à l’éditeur), Boston Medical and Surgical Journal, CXXIX
(1893), p. 207.
Genèse de la psychiatrie dynamique 135

et explorateur du pôle Sud167. Il fit don de la précieuse bibliothèque de son père à


la Salpêtrière où l’on ne s’en occupa guère, si bien qu’elle tomba dans un état
pitoyable, de même que le musée Charcot168. Comme le disait Shakespeare :

Le mal dont un homme s’est rendu coupable lui survit ;


Quant au bien, il est souvent enterré avec lui.

H en fut ainsi pour Charcot. On eut tôt fait d’oublier la gloire dont on l’avait
comblé de son vivant, pour ne plus voir en lui que le modèle du savant despo­
tique que la conviction de sa propre supériorité avait aveuglé au point de déclen­
cher une véritable épidémie psychique. Un an après la mort de Charcot, Léon
Daudet, qui avait fréquenté son service comme étudiant en médecine, publiait un
roman satirique, Les Morticoles, qui, sous des noms fictifs, ridiculisait d’émi­
nentes personnalités du monde médical parisien169. Charcot y était dépeint sous
le nom de Foutange et Bernheim se voyait attribuer celui de Boustibras. Il décri­
vait, sous une forme caricaturale, des séances d’hypnotisme truquées à
l’« hôpital Typhus », mettant en scène « Rosalie » (Blanche Wittmann). Plus
tard, Axel Munthe, dans son roman autobiographique Le Livre de San Michèle,
devait donner lui aussi une description malveillante de la Salpêtrière de
Charcot170.
Jules Bois, qui connaissait bien Charcot, rapporte que, durant les derniers mois
de sa vie, le vieil homme se montrait pessimiste quant à l’avenir de son œuvre, et
doutait qu’elle lui survive longtemps171. Effectivement, dix ans à peine après sa
mort, Charcot était largement oublié et ses disciples eux-mêmes l’avaient renié.
Son successeur, Raymond, tout en rendant hommage aux travaux de Charcot sur
les névroses, appartenait lui-même à l’école organiciste en neurologie. Un des
disciples préférés de Charcot, Joseph Babinski, qui s’était fait connaître du vivant
de Charcot par ses expériences de transfert de symptômes hystériques d’une
malade à une autre à l’aide d’un aimant172, était devenu le promoteur d’une réac­
tion radicale contre la notion d’hystérie telle que l’avait formulée Charcot.
L’hystérie, proclamait Babinski, était produite par la seule suggestion et pouvait
être guérie par la « persuasion »173. Le nom même d’« hystérie » fit place à celui
de «pithiatisme», terme créé par Babinski. Guillain rapporte qu’en 1899, à
l’époque de son internat à la Salpêtrière (six ans après la mort de Charcot), il y
avait encore quelques hystériques du temps de Charcot qui acceptaient, moyen­
nant une petite rétribution, de jouer pour les étudiants le grand jeu de la crise

167. Voir (Anonyme), Jean-Baptiste Charcot, Paris, Yacht-Club de France, 1937. Auguste
Dupouy, Charcot, Paris, Plon, 1938.
168. Jean-Baptiste Charcot, « Discours prononcé à l’inauguration de la bibliothèque de son
père », Bulletin médical, XXI (23 novembre 1907).
169. Léon Daudet, Les Morticoles, Paris, Charpentier, 1894.
170. Axel Munthe, The Story ofSan Michèle, New York, Duffin, 1929, chap. 17.
171. Jules Bois, Le Monde invisible, Paris, Flammarion, n.d., p. 185-192.
172. J. Babinski, Recherches servant à établir que certaines manifestations hystériques
peuvent être transférées d’un sujet à l’autre sous l’influence de l’aimant, Paris, Delahaye et
Lecrosnier, 1886.
173. Voir divers articles culminant dans J. Babinski, « Définition de l’hystérie » (Sociétéde
neurologie de Paris, séance du 7 novembre 1901, sous la présidence du prof. Raymond), Revue
neurologique, IX (1901), p. 1074-1080.
136 Histoire de la découverte de l’inconscient

complète de grande hystérie. Mais bientôt les hystériques disparurent complète­


ment de la Salpêtrière174.
A mesure que les années passaient, on considéra comme acquises les décou­
vertes neurologiques de Charcot, tout en associant son nom à un épisode regret­
table dans la longue histoire de la Salpêtrière. En 1925, lors de la célébration de
son centenaire à la Salpêtrière, on exalta son œuvre neurologique, tandis que l’on
passait rapidement sur la « légère défaillance » que constituaient ses travaux sur
l’hypnose. Des psychanalystes, cependant, glorifièrent cette partie de l’œuvre de
Charcot, en faisant de lui un « précurseur de Freud ». En 1928, un groupe de sur­
réalistes parisiens, dans leur ardeur à prendre le contre-pied de toutes les idées
reçues, saluaient dans l’hystérie de Charcot « la plus grande découverte poétique
de la fin du XIXe siècle »175.
Quelques années plus tard, l’auteur du présent ouvrage, alors étudiant en
médecine à la Salpêtrière, rencontrait une très vieille malade qui y avait passé
presque toute sa vie et qui avait connu Charcot et son École. Elle ne cessait de
parler à elle-même et était sujette à des hallucinations où elle entendait tous ces
« messieurs » lui parler à tour de rôle. Ces voix du passé, qui n’avaient jamais été
enregistrées mais qui continuaient à résonner dans le cerveau troublé de cette
misérable vieillarde, étaient tout ce qui subsistait de la gloire qui avait habité la
Salpêtrière de Charcot.

Conclusion

Tâchons maintenant de saisir d’un coup d’œil l’évolution de la psychiatrie


dynamique de Mesmer à Charcot.
Avant Mesmer, la psychothérapie dynamique était à peu près inconnue, si l’on
excepte la pratique non médicale de l’exorcisme, déjà passablement surannée.
Les médecins avaient élaboré une théorie de l’« imagination », c’est-à-dire une
« faculté mentale » à laquelle on attribuait des manifestations multiples et mul­
tiformes, parfois extraordinaires (dont le somnambulisme spontané qui suscitait
un intérêt particulier).
Mesmer élabora ce qu’il croyait être une théorie scientifique et une thérapeu­
tique universelle. Il cherchait à provoquer des « crises » qui étaient censées avoir
videur de diagnostic et posséder une efficacité curative. Sa principale découverte
fut celle du « rapport » qui s’établit entre le magnétiseur et son patient.
Puységur rejeta la théorie pseudo-physique du « fluide » et eut l’intuition que
des forces psychologiques inconnues étaient à l’œuvre. Sa grande découverte cli­
nique fut celle du « sommeil magnétique » ou « somnambulisme artificiel »,
c’est-à-dire d’un état analogue à celui d’un somnambulisme spontané avec cette
différence qu’on pouvait l’induire et y mettre fin à volonté ou l’utiliser pour l’ex­
ploration de fonctions psychiques inconnues, mais aussi à des fins thérapeu­
tiques. Ses successeurs élaborèrent la notion de « rapport » que l’on considéra

174. Georges Guillain, J.M. Charcot, op. cit., p. 174.


175. L. Aragon et A. Breton, « Le cinquantenaire de l’hystérie (1878-1928) », La Révolu­
tion surréaliste, IV, n° 11 (15 mars 1928), p. 20-22.
Genèse de la psychiatrie dynamique 137

dès lors comme un phénomène psychologique, et coiùme le médiateur de l’action


psychothérapique.
La grande vogue du spiritisme au XIXe siècle aboutit à la découverte de nou­
velles méthodes permettant d’explorer l’inconscient, telle l’écriture automatique.
Le spiritisme permit d’étudier, outre le « somnambulisme artificiel », un autre
état psychique, celui de la transe médiumnique. Charcot démontra que des repré­
sentations inconscientes constituaient le noyau de certaines névroses, notion que
devaient développer Janet et Freud.
Ainsi ces grands pionniers ont été précédés par un siècle de psychiatrie dyna­
mique, dont les recherches et les découvertes, malgré leur manque de systémati­
sation, n’en furent pas moins considérables. Cette première psychiatrie dyna­
mique fera l’objet du chapitre suivant.
CHAPITRE m

La première psychiatrie dynamique


(1775-1900)

L’expérience accumulée par plusieurs générations de magnétiseurs et d’hyp­


notiseurs aboutit au lent développement d’un système cohérent de psychiatrie
dynamique. Ces pionniers s’étaient attaqués avec audace à l’exploration et à
l’utilisation thérapeutique des énergies psychiques inconscientes. Forts de leurs
découvertes, ils avaient élaboré de nouvelles théories sur l’esprit humain et la
psychogenèse de la maladie. Cette première psychiatrie dynamique constituait
un exploit impressionnant, d’autant plus qu’elle s’était surtout développée en
dehors de la médecine officielle, sinon en opposition directe avec elle.
N’étant pas l’œuvre d’un seul homme, cette première psychiatrie dynamique,
à la différence de la plupart des autres systèmes, ne disposait pas d’un cadre
conceptuel rigoureux, capable d’orienter son évolution. Elle devait ses principes
fondamentaux à Mesmer et à Puységur. Ces initiateurs furent suivis d’un grand
nombre de médecins et de profanes travaillant soit individuellement, soit au sein
de divers groupes ou écoles, sans bases théoriques bien définies. Ces groupes
souvent rivaux surgirent en France et en Allemagne surtout, puis en Angleterre et
en Amérique du Nord. Cette évolution ne fut pas continue : pendant tout le XIXe
siècle, elle se fit par vagues successives, avec des flux et des reflux.
Aux environs de 1880, cette première psychiatrie dynamique connut un regain
extraordinaire. Grâce à Charcot et à Bernheim elle obtint droit de cité dans les
universités et il s’ensuivit un développement rapide. Pendant cette période, une
nouvelle psychiatrie dynamique émergea lentement. Les deux systèmes coexis­
tèrent pendant un certain temps, puis, vers 1900, les nouvelles écoles s’imposè­
rent définitivement, entraînant ainsi le déclin de la première psychiatrie dyna­
mique. Deux faits méritent pourtant d’être soulignés : 1. La plupart des éléments
mis en lumière par ces nouvelles écoles — et qui nous apparaissent aujourd’hui
comme les plus originaux — étaient déjà contenus en germe dans la première
psychiatrie dynamique. 2. Bien que les nouveaux systèmes aient donné l’impres­
sion de s’opposer radicalement à l’ancien, ils ne le supplantèrent pas en fait, mais
le complétèrent plutôt.

Les traits fondamentaux de la première psychiatrie dynamique

Malgré son caractère multiforme, la première psychiatrie dynamique conserva


toujours certains traits caractéristiques :
140 Histoire de la découverte de l’inconscient

1. L’hypnotisme était devenu la principale voie d’approche — la via regia —


de l’inconscient. La fin du siècle en vit naître d’autres : les médiums, l’écriture
automatique, la cristallomancie.
2. On s’intéresse particulièrement à certaines manifestations cliniques (appe­
lées parfois maladies magnétiques) : le somnambulisme spontané, la léthargie, la
catalepsie, la dissociation de la personnalité, et, vers la fin du siècle, l’intérêt se
concentra de plus en plus sur l’hystérie.
3. Un nouveau modèle de l’esprit humain se dégagea progressivement : il
reposait sur le dualisme du psychisme humain, conscient et inconscient. Par la
suite, il fut conçu sous la forme d’un faisceau de sous-personnalités, sous-
jacentes à la personnalité consciente.
4. De nouvelles théories sur la pathogénie des maladies mentales virent le
jour : la notion d’un fluide inconnu fut rapidement remplacée par celle d’énergie
mentale. La dernière partie du XIXe siècle vit émerger les notions d’activité auto­
nome de fragments désagrégés de la personnalité, et de fonction mythopoïétique
de l’inconscient.
5. La psychothérapie recourait surtout à l’hypnotisme et à la suggestion, sou­
lignant en particulier le « rapport » entre le patient et le magnétiseur. De nou­
veaux types de thérapeutes virent le jour : le magnétiseur, puis l’hypnotiseur,
lequel n’était d’ailleurs qu’une variante du premier.
Dans ce chapitre, nous nous proposons d’exposer brièvement les sources de la
première psychiatrie dynamique, de passer en revue ses traits essentiels, enfin
d’évaluer l’influence que cette première psychothérapie dynamique exerça sur la
vie culturelle de ce temps.

Les sources de la première psychatrie dynamique

Des nombreuses sources de cette première psychiatrie dynamique, trois méri­


tent une attention particulière :
Nous avons déjà montré comment le magnétisme était issu historiquement de
l’ancienne pratique de l’exorcisme, et nous avons vu que Mesmer induisait sa
« crise » exactement à la façon dont Gassner recourait à son exorcismus proba-
tivus : il fallait d’abord faire apparaître le mal pour pouvoir l’éliminer ensuite. La
possession finit par disparaître pour être remplacée par les manifestations de la
personnalité multiple. Des cas isolés de possession furent néanmoins rapportés
pendant tout le XIXe siècle, en particulier dans le sud de l’Allemagne, et, pour les
guérir, un homme comme Justinus Kemer appliquait une méthode qui combinait
de façon curieuse le magnétisme et l’exorcisme1.
L’ancienne notion de l’« imagination » représente une autre source importante
de la première psychiatrie dynamique. A l’époque de la Renaissance, les philo­
sophes et les médecins s’intéressèrent vivement à ce pouvoir de l’esprit humain
qu’ils appelaient imaginatio, terme qui avait alors une acceptation bien plus large
que de nos jours, incluant ce que nous appelons aujourd’hui suggestion et auto­

1. Justinus Kemer, Geschichten Besessener neuerer Zeiten. Beobachtungen aux dem


Gebiete kakodamonischer-magnetischer Erscheinungen [...] nebst Reflexionen von CA.
Eschenmayer über Besessensein und Zauber, 2e éd. augm., Karlsruhe, G. Braun, 1835.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 141

suggestion. De nombreux ouvrages fort connus à cette époque et oubliés aujour­


d’hui, étaient consacrés à l’étude de Vimaginatio. Dans un chapitre de ses Essais,
Montaigne résume certaines des idées de son temps à ce sujet2. L’imagination
explique les effets contagieux des émotions humaines. L’imagination, ajoute
Montaigne, est une cause fréquente de maladies physiques et mentales ; elle peut
même causer la mort, ainsi que tous les effets habituellement attribués à la magie.
L’imagination peut engendrer des phénomènes physiques singuliers^ tels que les
stigmates, et même la transformation d’un sexe dans l’autre. Mais l’imagination
peut aussi être utilisée pour guérir les maladies physiques et mentales. Au xvm®
siècle, l’Italien Muratori publia un traité, intitulé : Du pouvoir de l’imagination
humaine, qui fut beaucoup lu et souvent cité3. Parmi les innombrables manifes­
tations de l’imagination, cet auteur décrit les rêves, les visions, les hallucinations,
les idées fixes, les antipathies (c’est-à-dire les phobies), et surtout le somnambu­
lisme. Dans la seconde moitié du xvnf siècle, le somnambulisme fut au centre de
toutes les discussions sur l’imagination. On publia un peu partout des histoires
extraordinaires sur les somnambules qui écrivaient, traversaient une rivière à la
nage ou se promenaient sur les toits pendant les nuits de pleine lune, et dont la vie
était mise en danger lorsqu’on les réveillait subitement en les appelant par leur
nom. Nous avons peine à nous représenter aujourd’hui à quel point Puységur stu­
péfia ses contemporains en affirmant que le somnambulisme pouvait être pro­
voqué et interrompu presque à volonté et qu’on pouvait l’utiliser pour explorer
les aspects les plus secrets de l’esprit humain.
La troisième source fut l’hypnotisme lui-même qui, au cours de l’histoire de
l’humanité, avait été maintes fois découvert, oublié, puis redécouvert4. Sans
remonter jusqu’à l’Égypte ancienne, ni même à l’étude de la « magie naturelle »
à l’époque de la Renaissance, nous constatons que Gassner guérissait souvent ses
malades en les hypnotisant (le récit de l’abbé Bourgeois en témoigne éloquem­
ment). Mesmer lui-même, lors de ses séances de magnétisme, induisait chez cer­
tains de ses patients le sommeil hypnotique. Le rapport des enquêteurs signale
que « [...] tous étaient soumis d’une façon étonnante à celui qui les magnétisait ;
ils avaient beau être dans l’assoupissement, sa voix, un regard, un signe les en
retirait ». Cependant, ni Gassner, ni Mesmer n’avaient clairement saisi la portée
de leur façon de procéder. Il était réservé à Puységur de découvrir, en 1784, que
la « crise parfaite » qu’il provoquait chez ses patients n’était rien d’autre qu’un
somnambulisme artificiel.

La voie royale pour l’exploration de l’inconscient : l’hypnotisme

De 1784 jusque vers 1880, le somnambulisme artificiel resta la principale voie


d’accès à l’inconscient. Puységur parla d’abord de crise parfaite, de sommeil

2. Montaigne, Essais (1581), éd. Pléiade, Paris, Gallimard, 1940, p. 110-120.


3. Lodovico Antonio Muratori, Délia Forza délia Fantasia Umana, Venise, Presso Giam-
batista Pasquali, 1745.
4. Otto Stoll, Suggestion und Hypnotismus in der Vôlkerpsychologie, 2e éd., Leipzig, Von
Weitund Co., 1904.
142 Histoire de la découverte de l’inconscient

magnétique ou de somnambulisme artificiel, et ce fut Braid, en 1843, qui lui


donna le nom d’hypnotisme5.
Dès le commencement, la nature de cet état suscita bien des controverses.
Mesmer se refusait à y voir autre chose qu’une forme particulière de sa « crise ».
Une polémique s’engagea entre les partisans de la théorie du fluide, qui attri­
buaient l’hypnose à un prétendu fluide magnétique, et les « animistes » qui ne
voulaient y voir qu’un phénomène psychologique. Mais on ne mit jamais sérieu­
sement en doute, au XIXe siècle, l’identité de nature entre le somnambulisme
spontané et le sommeil mesmérien6.
Janet devait résumer plus tard les principaux arguments en faveur de cette
conception7. Tout d’abord, les individus prédisposés au somnambulisme spon­
tané sont également des sujets de choix pour le magnétisme et l’hypnotisme.
Ensuite, il est aisé d’entrer en rapport avec un individu en état de somnambu­
lisme spontané et de le faire passer de cet état à celui de sommeil hypnotique
typique. Enfin, celui qui a connu un état de somnambulisme spontané dont il ne
garde aucun souvenir à l’état de veille s’en ressouviendra sous hypnose. L’in­
verse est également vrai.
Il subsiste néanmoins une différence fondamentale entre le somnambulisme
naturel et le somnambulisme artificiel : ce dernier est dirigé, il reste sous la stricte
dépendance d’un homme, le magnétiseur, qui en agence les manifestations et le
termine à volonté.
Dès le début, la relation particulière qui s’établit entre le magnétiseur et le
sujet magnétisé fut un objet d’étonnement et d’interminables spéculations. Puy­
ségur remarquait que Victor ne se contentait pas d’accomplir exactement ses
ordres, mais qu’il semblait même les devancer ou les deviner. On se demanda
immédiatement si le sujet imposerait des limites à la volonté du magnétiseur et si
le magnétiseur pouvait le contraindre à des actes immoraux ou criminels. Ce
« rapport », cette relation particulière entre le magnétiseur et le sujet magnétisé
impressionna également dès le début les premiers mesmériens. On se rendit rapi­
dement compte que la personne magnétisée se désintéressait de tout ce qui ne
concernait pas le magnétiseur et qu’elle ne percevait plus le monde extérieur que
par son intermédiaire. On se rendit également compte que les effets de ce rapport
se prolongeaient au-delà du sommeil magnétique proprement dit : lors d’une
seconde séance, le sujet se souvenait parfaitement de tout ce qui s’était passé la
première fois. Le magnétiseur faisait naître ainsi chez son sujet une forme de vie
particulière, différente de sa vie consciente habituelle, un état second doué de sa
continuité propre et amenant une dépendance croissante à l’égard du
magnétiseur.
Une des preuves les plus concluantes et les plus frappantes de l’influence de
l’hypnose sur la vie consciente normale était fournie par l’amnésie post-hypno­
tique et la suggestion post-hypnotique. Les premiers mesmériens remarquèrent

5. James Braid, Neurhypnology ; or, the Rationale qfNervous Sleep, Considered in Rela­
tion with Animal Magnetism, Londres, John Chruchill, 1843.
6. Au dire de Janet, cette théorie a été soutenue par Bertrand, Deleuze, Braid, Noizet, Lié-
beault, Charcot et l’École de la Salpêtrière. Puységur parle effectivement de « somnambulisme
magnétique » dès 1809, in Suite des mémoires pour servir à l'histoire et à l'établissement du
magnétisme animal, 2e éd., Paris, Cellot, 1809, p. 221.
7. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, Paris, Alcan, 1919,1, p. 267-271.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 143

que le sujet, une fois revenu à son état normal, ne se rappelait rien de ce qui
s’était passé pendant le sommeil hypnotique et ils comparèrent à juste titre cet
état à celui qui suit le somnambulisme spontané. Ils découvrirent, bientôt après,
qu’un sujet était porté à exécuter à l’état de veille un ordre reçu sous hypnose. Ce
phénomène de la suggestion post-hypnotique fut décrit dès 17878 et fit l’objet
d’innombrables expériences menées par Deleuze9 et Bertrand10, plus tard par
Bernheim et l’École de Nancy. On sut aussi très tôt — et on ne l’oublia jamais
complètement, jusqu’à sa redécouverte par Bernheim11 — que l’amnésie post­
hypnotique n’est pas totale et qu’il est possible, grâce à certaines techniques,
d’amener le sujet à se souvenir à l’état de veille de ce qu’il avait éprouvé sous
hypnose.
Quant aux moyens de provoquer le sommeil mesmérien (que nous appellerons
désormais hypnose), les premiers magnétiseurs recouraient à la technique mes-
mérienne des passes, qu’ils abandonnèrent bientôt au profit de deux autres. La
première était celle de la fascination, déjà connue des anciens Égyptiens, de Cor­
nélius Agrippa et d’autres. On demandait au sujet de fixer un point immobile ou
légèrement mobile, lumineux ou non, ou encore de fixer simplement les yeux de
l’hypnotiseur. Ce fut la méthode popularisée plus tard par Braid, ce fut aussi celle
de l’École de la Salpêtrière. L’abbé Faria y adjoignit la technique verbale : il fai­
sait asseoir son sujet dans un fauteuil confortable et lui ordonnait : « Dormez ! »
D’autres hypnotiseurs donnaient leurs ordres plus doucement, à mi-voix. Lié­
beault et l’École de Nancy adoptèrent la méthode de Faria. Les premiers mes-
mériens recouraient à différentes méthodes, comme celle qui consistait à souffler
sur les yeux du patient, pour mettre fin à l’état hypnotique.
Les magnétiseurs s’aperçurent très tôt que l’hypnose requérait également
d’autres conditions, d’ordre plus général. Ils comprirent parfaitement ce que nous
appellerions aujourd’hui la situation hypnotique, se rendant compte que per­
sonne ne pouvait être hypnotisé contre sa volonté. Il faut mettre le sujet à l’aise,
le rassurer et l’amener à se détendre. Ces pionniers de l’hypnotisme avaient bien
compris l’existence d’un élément d’autosuggestion. Braid, puis l’École de Nancy
formulèrent cette notion.
Les premiers magnétiseurs qui, à l’exemple de Mesmer, organisaient des
séances collectives, avaient également perçu le rôle de la suggestion mutuelle. Ils
hypnotisaient d’abord, en présence des autres, un ou deux sujets déjà familiarisés
avec les techniques de l’hypnose. Ils avaient remarqué que le simple fait de voir
les autres hypnotisés rendait les sujets plus réceptifs. Cette méthode collective fut
largement utilisée de Mesmer à Bernheim et Charcot, comme aussi par les hyp­
notiseurs populaires.
Les premiers magnétiseurs ne comprirent pas, cependant, à quel point l’état
hypnotique était façonné par l’hypnotiseur et qu’il requérait un certain apprentis­

8. Mouillesaux, cité dans Rudolf Tischner, « Franz Anton Mesmer. Leben, Werk und Wir-
kungen », Münchner Beitrage zur Geschichte und Literatur des Naturwissenschaften und
Medizin, I, n°’ 9/10 (1928), p. 541-714.
9. J.P.F. Deleuze, Instructions pratiques sur le magnétisme animal, Paris, Baillière, 1825,
p. 118.
10. A. Bertrand, Traité du somnambulisme, Paris, Dentu, 1823, p. 298-299.
11. Comte de Lovenhielm, Bibliothèque du magnétisme animal, V (1818), p. 228-240.
144 Histoire de la découverte de l'inconscient

sage de la part du sujet. Janet a bien mis en lumière ce dernier point12. Si votre
sujet n’a jamais entendu parler de l’hypnotisme, écrivait-il, vous n’avez guère de
chances de provoquer chez lui l’état hypnotique typique ; s’il a été sujet au som­
nambulisme spontané ou à des crises convulsives, il retombera probablement
dans ces états déjà éprouvés, ou encore il tombera dans un état nerveux vague et
inhabituel, à moins que l’hypnotiseur ne prenne soin de lui expliquer ce qu’il
attend de lui, le préparant ainsi à jouer son rôle. C’est ce qui explique aussi pour­
quoi l’état hypnotique varie d’un hypnotiseur à l’autre, d’une école à l’autre,
comme il l’a fait au cours de l’histoire de la première psychiatrie dynamique.
C’est ainsi que les premiers mesmériens avaient créé, sans s’en rendre compte,
une variété particulière d’état hypnotique dont ils avaient fait le sommeil magné­
tique typique. L’état hypnotique tel qu’ils l’avaient modelé comprenait diverses
manifestations, les unes habituelles et peu éloignées de certains états psycholo­
giques normaux, les autres passablement rares et extraordinaires.
Une des premières caractéristiques du sommeil magnétique, qui frappa les
anciens mesmériens, consiste dans une acuité accrue de la perception.
Les sujets hypnotisés sont capables de percevoir des stimuli qu’ils ne remar­
queraient pas dans leur état normal ou qui resteraient en deçà du seuil de la per­
ception. Puységur eut la surprise d’entendre Victor chanter à haute voix des airs
que lui, Puységur, chantonnait pour lui-même. Victor reconnaissait sans doute
ces airs en observant les mouvements involontaires des lèvres de Puységur ; la
plupart des gens, en effet, remuent les lèvres quand ils chantonnent. Cette hyper­
sensibilité s’étend à tous les champs de la perception et peut expliquer bien des
exemples de prétendue clairvoyance sous hypnose. Fait non moins remarquable,
la puissance d’évocation de la mémoire se trouve accrue : un sujet hypnotisé est
capable de se souvenir d’incidents très anciens, et apparemment oubliés, de son
enfance, de décrire ce qui s’est passé lors du somnambulisme spontané ou artifi-,
ciel ou pendant un accès d’ivresse. Cette hypermnésie s’étend à des faits que le
sujet n’avait apparemment pas remarqués.
On eut tôt fait de se rendre compte que l’hypnotisme permettait un abord direct,
de certains processus psychologiques. Non seulement le sujet déploie une force
physique plus grande que celle dont il se sent capable à l’état de veille, mais il
peut aussi — spontanément ou sur l’ordre de l’hypnotiseur — devenir sourd,
aveugle, paralysé, avoir des hallucinations, des convulsions, de la catalepsie ou
des anesthésies. L’anesthésie peut être si totale qu’on a pu avoir recours à l’hyp­
nose pour des interventions chirurgicales. Récamier semble avoir été le premier,
en 1821, à pratiquer une intervention chirurgicale sous anesthésie magnétique. Il
est surprenant qu’on ait accordé si peu d’attention à une découverte qui aurait pu
éviter tant de souffrances. Quand Esdaile entreprit d’utiliser systématiquement
l’anesthésie hypnotique en chirurgie, il se heurta au scepticisme et à l’hostilité.
Par ailleurs, les mesmériens recouraient volontiers au sommeil hypnotique pour
soulager des souffrances physiques et on ne perdit jamais complètement de vue
cette application. Sous l’influence de Liébeault notamment, on se rendait géné­
ralement compte, dans les années 1890, que la suggestion hypnotique pouvait
guérir ou soulager bien des maux physiques (névralgies, rhumatismes, goutte,

12. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, op. cit., I, p. 281-283.


La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 145

dysménorrhée, etc.). Charpignon et du Potet13, déjà avant 1850, avaient effectué


des expériences sur les modifications physiologiques provoquées sous hypnose.
Dès l’abord, les mesmériens furent frappés par l’aptitude de leurs sujets à affi­
cher des émotions et à jouer des rôles à la perfection, avec toutes les apparences
de la sincérité, mieux, semblait-il, que les acteurs les plus expérimentés. Nous
avons vu combien Victor impressionna Puységur en témoignant d’une vivacité
d’esprit et d’une intelligence plus grandes sous hypnose qu’à l’état de veille.
Cette aptitude allait si loin que du Potet parla, en 1849, de métamorphose de la
personnalité. Ce phénomène devint le point de départ du problème, encore dis­
cuté de nos jours, de la régression hypnotique14.
Les premiers magnétiseurs s’intéressaient trop aux manifestations objectives
de l’hypnose pour essayer d’entrer plus avant dans l’expérience subjective de
celui qui se faisait hypnotiser. Ils pensaient qu’il s’agissait d’une sorte de som­
meil, évidemment d’un type particulier, puisque le sujet paraissait souvent plus
éveillé que dans son état habituel. Aucun d’eux ne chercha, semble-t-il, à
résoudre cette contradiction apparente, à expliquer cette coexistence du sommeil
et de la veille. Il faudra attendre la fin du siècle, avec l’École de Nancy, pour que
soient entreprises des recherches systématiques en ce sens. Le meilleur compte
rendu que nous ayons d’un sujet hypnotisé reste sans doute jusqu’à ce jour celui
d’Eugen Bleuler qui se fit hypnotiser par son collègue, le professeur von Speyr,
de Berne.

Von Speyr utilisait la technique de Liébeault par fixation et suggestion ver­


bale. Bleuler s’efforça de se plier aux directives de l’hypnotiseur, tout en
essayant de rester aussi conscient que possible. Il se rendit bientôt compte que
certains secteurs de son champ visuel semblaient s’évanouir. Puis ces taches obs­
cures s’étendirent et tout le champ visuel se voila. Finalement il ne perçut plus
que le contraste entre la lumière et l’obscurité. Il eut l’impression que ses yeux
étaient humides ; ils le brûlaient légèrement, mais il se sentait parfaitement
détendu. Une chaleur agréable se répandit dans son corps, de la tête aux pieds. Il
n’avait aucune envie de bouger ni de faire quoi que ce fût et il lui semblait que ses
pensées étaient parfaitement claires. Il entendit l’hypnotiseur lui dire de mouvoir
les bras ; il essaya de résister à cet ordre, mais il n’y parvint pas totalement.
L’hypnotiseur lui dit ensuite que le dos de sa main était insensible : Bleuler pensa
que c’était impossible, et que von Speyr plaisantait en disant qu’il était en train
de le piquer (ce qu’il faisait effectivement). Sur l’ordre de l’hypnotiseur, Bleuler
s’éveilla comme d’un profond sommeil. Il n’eut pas d’amnésie, et garda le sou­
venir de la suggestion post-hypnotique selon laquelle il devait se réveiller exac­
tement à 6 heures 15 le lendemain matin. La nuit suivante, il s’efforça, sans
succès, de rester conscient du temps qui passait. A 6 heures 15, il se réveilla brus­
quement : quelqu’un venait juste de frapper à la porte. Bleuler conclut de cette
expérience que le processus hypnotique avait affecté son inconscient plus qu’il

13. J. Charpignon, Physiologie, médecine et métaphysique du magnétisme, Paris, Baillière,


1848, p. 364-365.
14. Baron du Potet, cité par Pierre Janet dans Les Médications psychologiques, op. cit., I,
p. 141.
146 Histoire de la découverte de l’inconscient

ne voulait l’admettre consciemment. Deux ou trois autres séances avec von


Speyr et Forel eurent les mêmes effets15.

Il serait intéressant de comparer les effets subjectifs résultant des différences


de tempérament des sujets ou des diverses écoles d’hypnotiseurs. Des recherches
entreprises par Stokvis ont mis en évidence de façon indubitable l’élément de
« rôle » joué inconsciemment dans l’hypnose1617 .
Parmi les innombrables manifestations du sommeil mesmérien, ce qui frappa
surtout Puységur et ses continuateurs, fut la lucidité inattendue dont faisaient
preuve certains sujets. Cette extraordinaire finesse de perception conduisit les
premiers hypnotiseurs à s’engager de plus en plus dans le domaine du merveil­
leux. Ainsi que nous l’avons vu au chapitre précédent, ils avaient l’impression
que le patient était non seulement capable de faire le diagnostic de ses propres
maladies, d’en prévoir l’évolution et de prescrire un traitement, mais qu’il était
en mesure d’en faire de même pour d’autres avec qui on le mettait en rapport.
Bien plus, on prétendit que certains sujets hypnotisés — que l’on appelait les
« somnambules extralucides » — étaient capables de lire les yeux fermés, de
deviner les pensées des autres, de retrouver des objets perdus, voire de prédire
l’avenir. Nous savons maintenant que c’était là l’effet de la suggestion réci­
proque jouant entre le magnétiseur et le magnétisé. Mais contrairement à l’asser­
tion des premiers magnétiseurs, il apparut clairement qu’un sujet hypnotisé était
parfaitement capable de mentir, non seulement sous la suggestion de l’hypnoti­
seur, mais aussi intentionnellement.
Une des questions les plus controversées au sujet de l’hypnotisme fut le phé­
nomène de la régression, reconnu très tôt par certains hypnotiseurs et objet de
recherches plus systématiques entre 1880 et 1890. Le sujet hypnotisé régresserait
dans le temps, retrouvant par exemple son adolescence ou son enfance ou telle
autre période donnée de son passé. Son comportement, ses gestes et sa voix se modi-<
fiaient en conséquence. Il semble avoir oublié tout ce qui s’est passé depuis l’ins­
tant qu’il est en train de revivre, tandis qu’il est capable de raconter en détail les
faits appartenant à cette période de sa vie. S’agit-il d’une régression authentique,
c’est-à-dire le sujet revit-il effectivement ce qu’il avait vécu à ce moment-là, ou
se contente-t-il de jouer à la perfection ce qu’il croit avoir vécu alors ? Ce pro­
blème a été l’objet de vives discussions. Un hypnotiseur célèbre, le colonel de
Rochas, conduisit ces expériences jusqu’à leurs limites extrêmes, voire ad absur-
dum'7. Il réussit ainsi à faire régresser ses sujets jusqu’à leur faire revivre leur
toute première enfance, leur naissance et même leur vie fœtale. Suivait alors un
intervalle noir, puis le sujet revivait sa vie antérieure, en commençant par la vieil­
lesse et en remontant jusqu’à l’enfance, la naissance, la vie fœtale, puis venait un
nouvel intervalle noir suivi du déroulement à l’envers d’une autre vie antérieure.
Les sujets de Rochas revivaient ainsi plusieurs vies antérieures, la vie d’un
homme alternant toujours avec celle d’une femme. Les descriptions de ces vies

15. Eugen Bleuler, « Zur Psychologie der Hypnose », Münchener medizinische Wochens­
chrift, XXXVI (1889), p. 76-77.
16. Berthold Stokvis, « Selbsterleben im hypnotischen Experiment », Zeitschrift fur Psy­
chothérapie, VI (1956), p. 97-107.
17. Albert de Rochas, Les Vies successives. Documents pour l’étude de cette question,
Paris, Chacomac, 1911.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 147

antérieures étaient souvent assez plausibles, bien que fréquemment entachées


d’anachronismes. Certains en conclurent que de Rochas avait découvert une
confirmation expérimentale de la doctrine de la réincarnation. Il suscita davan­
tage de scepticisme quand il prétendit faire vivre par avance, à des adolescents,
leurs années à venir. Ce scepticisme ne fit que s’accroître quand il affirma avoir
réussi à extérioriser la sensibilité en la transférant du sujet hypnotisé sur un objet.
Ainsi, quand il piquait le sujet, celui-ci ne sentait rien, mais quand il piquait l’ob­
jet extérieur, le sujet ressentait la piqûre. Pendant tout le XIXe siècle, les écrits sur
le magnétisme et l’hypnotisme regorgèrent d’histoires de ce genre. Ce fut sans
aucun doute l’une des principales causes de l’opposition des milieux scienti­
fiques à la première psychiatrie dynamique.
La notion de certains inconvénients et dangers inhérents à la pratique de l’hyp­
notisme ne pouvait que renforcer cette opposition. On soulignait en particulier—
et non sans inquiétude — que sous l’effet de l’hypnose le sujet semblait entière­
ment à la merci de l’hypnotiseur, obéissant même à ses ordres les plus déplai­
sants et les plus ridicules. Dès 1785, on soulevait ce problème à Paris, se deman­
dant si une femme était capable de résister aux injonctions immorales de son
magnétiseur. Tardif de Montrevel affirmait que si un magnétiseur sans scrupule
essayait de séduire une femme, elle se réveillerait aussitôt18. Des hommes
comme Deleuze, Gauthier, Charpignon n’en soulignèrent pas moins que la plus
grande prudence s’imposait au magnétiseur. Teste fit remarquer que le sujet était
capable de deviner les désirs les plus secrets du magnétiseur et insistait sur les
dangers que comportait cette situation : non seulement ceux de la séduction
sexuelle physique, mais aussi le risque d’une relation amoureuse sincère et
authentique19. Le Père Debreyne, prêtre et éducateur, qui avait en outre bénéficié
d’une formation médicale, fit remarquer que le magnétiseur était habituellement
un homme vigoureux et en parfaite santé et qu’il hypnotisait de préférence de
jeunes femmes séduisantes (exceptionnellement une vieille laideronne) ; il avait
de bonnes raisons de penser qu’une telle relation favorisait au plus haut point la
séduction20. Il y avait aussi le risque que le patient révèle un secret important au
magnétiseur. Ainsi que nous le verrons plus loin, le problème d’actes immoraux
et de crimes commis sous hypnose fut l’objet de débats passionnés entre 1880 et
1890.
Des hypnotiseurs inexpérimentés ou imprudents avaient parfois les plus
grandes peines à sortir leurs patients du sommeil hypnotique. Dans une note
autobiographique, du Potet raconte comment dans sa jeunesse il avait hypnotisé,
en amateur, deux jeunes femmes et combien il fut bouleversé quand il les vit
tomber dans un état cataleptique. Il lui fallut quatre heures d’efforts désespérés
avant d’arriver à les réveiller21. Non moins sérieux étaient les troubles dont souf­
frait parfois le sujet après des séances d’hypnose trop longues ou trop astrei­

18. Tardif de Montrevel, Essai sur la théorie du somnambulisme magnétique, Londres,


novembre 1785.
19. Alphonse Teste, Manuel pratique du magnétisme animal, 3' éd., Paris, Baillière, 1846,
p. 486-493.
20. P.J.C. Debreyne, Pensées d’un croyant catholique, Paris, Poussielgue-Rusand, 1844,
p. 340-457.
21. Baron du Potet, La Magie dévoilée, ou principes de science occulte, 3e éd., Paris, Vigot,
1893, p. 1-58.
148 Histoire de la découverte de l’inconscient

gnantes, mettant en jeu, en particulier, la clairvoyance et l’« extralucidité ». H


arrivait aussi que des personnes aient été hypnotisées à plusieurs reprises sans
que l’hypnotiseur ait effectué l’acte destiné à mettre fin au sommeil hypnotique ;
il en résultait qu’elles demeuraient dans le « vigilambulisme », c’est-à-dire dans
un état de semi-somnambulisme permanent. Ces individus semblaient pleine­
ment éveillés, mais ils restaient extrêmement sensibles à toute suggestion éma­
nant de quiconque venait à leur parler.
Dès que le phénomène de la suggestion post-hypnotique fut connu, on prit
conscience des dangers qu’elle comportait et l’on colporta des histoires extraor­
dinaires d’hypnotiseurs sans scrupule qui avaient ordonné des actes insensés à
leurs sujets. Nous reviendrons sur ce point à propos des implications juridiques
de la première psychiatrie dynamique. Bernheim souligna que, sous hypnose, on
pouvait suggérer de faux souvenirs. Une fois réveillé, le patient croira avoir vu ou
fait ce que lui aura suggéré l’hypnotiseur22.
Deleuze et les premiers mesmériens décrivirent également les effets fâcheux
des séances d’hypnotisme trop fréquentes ou trop prolongées. Les sujets deve­
naient progressivement des toxicomanes de l’hypnose : non seulement ils éprou­
vaient le besoin d’y recourir de plus en plus fréquemment, mais ils faisaient
preuve à l’égard de leur hypnotiseur d’une dépendance croissante, souvent
empreinte d’attirance sexuelle.
Ce fait bien connu fut redécouvert par Charcot qui raconte comment une
femme, hypnotisée à trois reprises en l’espace de trois semaines, ne pensait plus
qu’à son hypnotiseur au point qu’elle finit par abandonner sa famille pour aller
vivre avec lui23. Son mari la ramena à la maison, mais elle souffrit de graves
troubles hystériques qui nécessitèrent son hospitalisation. On reprochait égale­
ment aux traitements hypnotiques prolongés de déclencher des manifestations
psychotiques chez des sujets prédisposés.
Enfin, des hypnotiseurs de foire et des charlatans déchaînèrent de véritables
épidémies psychiques, surtout parmi les jeunes et les enfants qui s’amusaient à
s’hypnotiser les uns les autres24.
Le phénomène de l’hypnotisme étant au cœur de la première psychiatrie dyna­
mique, il n’est pas étonnant qu’il ait donné lieu à d’innombrables théories et spé­
culations quant à sa véritable nature. L’une des opinions extrêmes était celle des
sceptiques qui en niaient purement et simplement l’existence ou qui y voyaient
tout au plus une forme d’autosuggestion. A l’autre extrême, les individus portés
au mysticisme voyaient dans l’hypnose un trait d’union entre le monde naturel et
le monde surnaturel, une possibilité pour l’âme individuelle d’entrer en commu­
nication avec l’Ame du Monde. Entre ces deux extrêmes, il y avait place pour
toutes les positions intermédiaires. Mesmer et les partisans de la théorie du fluide
expliquaient l’hypnose par un fluide physique circulant dans le corps du sujet
magnétisé ou entre le sujet et l’hypnotiseur. Plus tard, ces spéculations firent

22. H. Bernheim, « Les hallucinations rétroactives suggérées dans le sommeil naturel ou arti­
ficiel », Premier Congrès international de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique (Paris,
8-12 août 1889), Paris, Doin, 1890, p. 291-294.
23. J.M. Charcot, Leçons du mardi à la Salpêtrière. Policlinique, 1888-1889, Paris, Progrès
médical, 1889, p. 247-256.
24. Parmi les publications modernes, voir en particulier J.H. Schultz, Gesundheitsschadi-
gungen nach Hypnose, Ergebnisse einer Sammelforschung, Halle, C. Marhold, 1922.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 149

place aux notions d’énergie nerveuse et de zones d’excitation et d’inhibition dans


le cerveau. Il est remarquable que, dès le début, l’hypnose ait fait l’objet de théo­
ries sexuelles. Dans un appendice secret du rapport d’enquête destiné à
Louis XVI, il est précisé que les « crises » présentées par les femmes magnéti­
sées étaient souvent manifestement de nature sexuelle25. Mesmer justifiait son
opposition à l’hypnotisme en notant que toute l’attitude de la femme à l’égard de
l’hypnotiseur était fortement entachée de sexualité et que les émotions sexuelles
jouaient un rôle important chez les hommes hypnotisés26. Quant aux théories
psychologiques, d’abord annoncées par Puységur, puis développées par Ber­
trand, elles acquirent droit de cité vers la fin du siècle. Nous y reviendrons.
H serait injuste de reprocher aux premiers mesmériens de n’avoir pas entrepris
une exploration scientifique systématique de l’hypnotisme. La psychologie expé­
rimentale n’existait pas encore à cette époque et, ainsi que l’a souligné Janet,
Bertrand est digne d’éloge pour son exploration objective et systématique de
l’hypnotisme. Deleuze et Noizet à la même époque, puis Despine, Charpignon,
du Potet, Durand (de Gros) et d’autres, étudièrent objectivement les manifesta­
tions hypnotiques. Janet note que les principales manifestations de l’hypnotisme
étaient connues dès le début et que rien d’essentiel ne devait y être ajouté au
cours du XIXe siècle.
La plus grande lacune dans l’étude de l’hypnotisme fut dès le début l’incapa­
cité des hypnotiseurs à comprendre toute la portée du rapport qu’ils établissaient
avec leur patient. Ils se rendaient bien compte qu’en répétant les séances hypno­
tiques ils faisaient surgir chez le sujet une vie nouvelle et secrète, mais ils ne
reconnurent pas jusqu’à quel point cette vie secrète exerçait une attraction spé­
cifique sur l’hypnotiseur lui-même. Inconsciemment l’hypnotiseur suggérait au
sujet plus de choses qu’il ne croyait, et le sujet, en retour, déployait les manifes­
tations que l’hypnotiseur désirait secrètement. Ainsi se développait un processus
de suggestion mutuelle : l’histoire de la psychiatrie dynamique abonde en
légendes et en mythes fantastiques issus de la collaboration inconsciente entre
l’hypnotiseur et l’hypnotisé. On comprend donc pourquoi, pendant tout le XIXe
siècle, le phénomène de l’hypnose fut tour à tour objet de fascination et de répul­
sion. En effet, il sembla d’abord qu’il révélait des aspects nouveaux et mysté­
rieux de l’âme humaine : sensibilité accrue, mémoire plus fidèle, maîtrise de cer­
tains processus physiologiques, révélation de capacités insoupçonnées chez le
sujet — toutes manifestations susceptibles de conduire à des découvertes mer­
veilleuses. Mais une fois l’exploration engagée, l’explorateur s’égarait la plupart
du temps et devenait le jouet d’un fuyant et décevant mirage.

Autres approches de l’inconscient

Pendant tout le XIXe siècle, l’hypnose resta la principale voie d’approche de F in­
conscient. Néanmoins, dans la seconde moitié du siècle, vinrent s’y ajouter

25. Reproduit dans Claude Burdin et Frédéric Dubois, Histoire académique du magnétisme
animal, Paris, Baillière, 1841.
26. Theodor Meynert, Klinische Vorlesungen liber Psychiatrie auf wissenschaftlichen
Grundlagen, Vienne, W. Braumüller, 1889-1890, p. 197.
150 Histoire de la découverte de l'inconscient

d’autres techniques dont certaines n’étaient que des variétés de l’hypnose tandis
que d’autres étaient vraiment d’un genre nouveau. D’autres encore combinaient
l’hypnose classique avec des techniques nouvelles.
Dès le début, les mesmériens avaient vu dans le somnambulisme artificiel une
sorte de sommeil (d’où le terme d’« hypnose » forgé par Braid, du grec hypnos,
sommeil). Ils distinguaient différents niveaux dans ce sommeil, en fonction de sa
profondeur. Plus le sommeil était profond, plus les effets obtenus étaient remar­
quables. Aussi se montra-t-on d’abord très sceptique quand certains hypnoti­
seurs, tel du Potet, prétendirent qu’on pouvait amener les sujets à obéir aux
ordres de l’hypnotiseur, qu’on pouvait provoquer chez eux la paralysie ou des
hallucinations sans les endormir, c’est-à-dire que le sujet restait conscient de ce
qui se passait et qu’il s’en souvenait après la séance hypnotique. Cette technique
fut largement utilisée par l'hypnotiseur-prestidigitateur Donato, qui F appelait
« fascination ». Bernheim et l’École de Nancy l’utilisèrent sous une forme atté­
nuée qu’ils appelaient la « suggestion à l’état de veille ».
La nouvelle technique issue de la vague spirite du milieu du siècle fut bien plus
importante. Peu après 1850, certains médiums en vinrent non seulement à écrire
sous la dictée des esprits, mais prêtèrent pour ainsi dire leur plume aux esprits. A
Paris, le baron de Guldenstubbe prétendit avoir obtenu ainsi des messages auto­
graphes de Platon et de Cicéron. La plupart des médiums, cependant, semblaient
se contenter d’écrire en état de transe ce que leur dictaient les esprits, se montrant
fort surpris de ce qu’ils avaient ainsi écrit quand on le leur montrait à leur réveil.
Il y eut de nombreux écrits de ce genre dans la seconde moitié du siècle. Certains
psychologues, tels Frederick Myers27 et William James28, comprirent que l’écri­
ture automatique fournissait une voie d’approche de l’inconscient. Ils l’utilisè­
rent à cette fin, conférant ainsi à cette méthode le caractère d’une technique scien­
tifique. Ainsi que nous le verrons plus loin, Janet utilisera systématiquement
l’écriture automatique pour explorer l’inconscient de ses patients.
Une autre technique d’approche de l’inconscient reprenait une ancienne pra­
tique des devins et des diseurs de bonne aventure qui consistait à interroger des
miroirs, des boules de cristal, ou simplement la surface de l’eau (lécanomancie),
etc. Dans les années 1850, le magnétiseur du Potet traçait un cercle à la craie
blanche sur un sol noir, et y plaçait ses patients jusqu’à ce qu’ils aient des visions
et des hallucinations29. Vers 1880, Myers et d’autres membres de la Society for
Psychical Research en arrivèrent à la conclusion que ces méthodes, tout comme
l’écriture automatique, pouvaient servir à révéler les images inconscientes
enfouies dans la psyché de leurs sujets.
L’avènement du spiritisme avait donné naissance à un personnage d’un type
nouveau : le médium. Le sommeil hypnotique et l’état de transe, que le médium
provoque lui-même, présentent bien des traits communs, mais les données four­
nies par ce dernier sont plus spontanées et ont donc des chances d’être plus ori­
ginales. La psychiatrie dynamique fit un grand pas en avant à la fin du XIXe siècle,

27. Frederick Myers, « Automatic Writing », Proceedings of the Society for Psychical
Research, HI (1885), p. 1-63 ; IV (1886-1887), p. 209-261.
28. William James, « Automatic Writing », Proceedings ofthe American Society for Psy­
chical Research, I (1885-1889), p. 548-564.
29. Baron du Potet, La Magie dévoilée, ou principes de science occulte, Paris, Pommaret et
Moreau, 1852.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 151

lorsque Floumoy, bientôt suivi par C.G. Jung30, se mit à étudier les médiums de
façon systématique.
Ces méthodes se combinèrent finalement les unes aux autres et l’on fit plus
tard des expériences où des sujets hypnotisés écrivaient automatiquement et
interrogeaient les miroirs. On hypnotisa des sujets déjà hypnotisés, c’était une
sorte d’hypnose au second degré. Vers la fin du siècle on s’attacha un peu partout
à trouver de nouvelles méthodes d’exploration. Comme nous le verrons plus loin,
ces recherches donnèrent naissance à de nouvelles écoles de psychiatrie
dynamique.

Entités cliniques typiques : les maladies magnétiques

Bien des systèmes psychiatriques sont issus de l’étude approfondie d’une


maladie particulière. La psychiatrie organiciste a souvent fait de la paralysie
générale ou de l’aphasie la maladie mentale type à laquelle il fallait toujours se
référer dans l’étude des autres maladies mentales. La première psychiatrie dyna­
mique s’est développée à partir d’un état particulier : le somnambulisme spon­
tané et l’état correspondant artificiel, l’hypnose. Mais on découvrit bientôt
d’autres manifestations étroitement apparentées au somnambulisme. On les
.classa avec lui dans un groupe de maladies que l’on appela parfois « maladies
magnétiques ».
Nous ne nous attarderons pas sur le somnambulisme, qui resta longtemps le
grand centre d’intérêt, parce qu’on y voyait l’exemple le plus typique des mer­
veilles dont est capable l’imagination. L’intérêt porté au somnambulisme dépas­
sait les milieux médicaux, et s’étendait à la philosophie et à la littérature. Qu’il
nous suffise de citer l’inoubliable description, par Shakespeare, de Lady Macbeth
revivant la nuit certains épisodes de la scène du crime et se trahissant ainsi elle-
même. Kleist, dans son Katchen von Heilbronn (1868), fournit de même de
remarquables descriptions littéraires du somnambulisme. Au point de vue psy­
chiatrique, le problème des relations, chez un même individu, entre l’état de som­
nambulisme et l’état normal, a été l’objet d’innombrables spéculations au xix®
siècle et l’on s’intéressa tout particulièrement au problème de la responsabilité
individuelle.
Un autre état clinique, très différent à première vue du somnambulisme, est la
« léthargie », sommeil très profond et prolongé, ne présentant aucun trouble phy­
sique particulier, mais susceptible de revêtir la forme d’une mort apparente : d’où
la crainte, très répandue, d’être enterré vif. Depuis l’antiquité grecque jusqu’au
xix' siècle, la médecine s’est beaucoup interrogée sur la nature et les causes de la
léthargie. Y voyant tantôt une maladie spécifique autonome, tantôt une forme de
l’hystérie, on a fait remarquer que la léthargie s’observait parfois chez les som­
nambules et que les manœuvres hypnotiques pouvaient parfois provoquer la
léthargie au lieu du somnambulisme artificiel.
La catalepsie représentait un état encore plus mystérieux et plus controversé.
Boissier de Sauvages, Lorry et d’autres, au xviiT siècle, en rapportèrent des cas

30. Théodore Floumoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme
avec glossolalie, Paris et Genève, Atar, 1900 ; Esprits et médiums, Genève, Kündig, 1909.
152 Histoire de la découverte de l’inconscient

célèbres. En 1785, un médecin de Lyon, Petetin, publia une étude très remarquée
sur une jeune femme de 18 ans qui, deux mois durant, avait été terriblement
inquiète au sujet de l’état de santé de son enfant gravement malade31. Dès que l’en­
fant fut guéri, elle souffrit de violentes douleurs épigastriques. Puis ce fut une
crise nerveuse au cours de laquelle elle chantait d’une voix merveilleuse ; elle
sombra enfin dans un état cataleptique, incapable de tout mouvement et totale­
ment insensible. Elle pouvait toutefois répondre, d’une certaine façon, aux ques­
tions qu’on lui posait. Petetin entreprit une série d’expériences sur elle et se ren­
dit compte que son corps entier était insensible, sauf au niveau de l’épigastre où
tous ses sens semblaient s’être transférés. Elle entendait, voyait, sentait par son
épigastre. Elle était capable, par ailleurs, de percevoir ses organes internes et de
prédire les symptômes qui se manifesteraient le lendemain. Petetin rapprocha cet
état cataleptique du somnambulisme d’une part, de l’hystérie d’autre part, et pro­
posa une explication fondée sur la distribution des fluides électriques à travers le
corps. Après Petetin, Bourdin32 et Puel33 publièrent des études plus objectives,
décrivant comme symptômes typiques la disparition de tout mouvement volon­
taire, la passivité à l’égard des mouvements imposés, la flexibilitas cerea et la
persistance des attitudes musculaires imposées au sujet, attitudes normalement dif­
ficiles ou impossibles à maintenir longtemps. Les rapports entre la catalepsie et
l’hystérie continuèrent à faire l’objet de controverses. Briquet observa que la
catalepsie atteignait aussi souvent les hommes que les femmes, tandis que l’hys­
térie était vingt fois plus fréquente chez les femmes34. Il ajouta néanmoins que la
catalepsie s’observait de préférence chez des sujets hystériques ; il en conclut à
une certaine affinité entre la catalepsie et l’hystérie. Les hypnotiseurs, de leur
côté, observèrent que les sujets qu’ils soumettaient à l’hypnose présentaient sou­
vent un état cataleptique au lieu du somnambulisme classique.
Ces trois états magnétiques, le somnambulisme, la léthargie et la catalepsie,
avaient donc pour caractéristiques communes de présenter une affinité inexpli­
quée avec l’hystérie, de se retrouver souvent chez le même sujet et de pouvoir
être provoqués par des manœuvres hypnotiques. Plus tard on adjoignit à ce
groupe de maladies magnétiques deux autres états que Prichard appela l’« extase
maniaque » et les « visions extatiques »35.
L’« extase maniaque » (ou folie extatique) a été décrite par Prichard comme
un état hypnotique doublé d’incohérence mentale. Tandis que le somnambule
semble avoir une vision lucide de ses actes, dans l’extase maniaque, le patient
souffre de confusion mentale ou coordonne imparfaitement ses pensées : il a un
comportement maniaque ou dément. Bien des hypnotiseurs eurent l’occasion
d’observer ces états passagers, en particulier sous la forme de confusion halluci­

31. Petetin, Mémoire sur la découverte des phénomènes que présentent la catalepsie et le
somnambulisme, symptômes de l’affection hystérique essentielle, Lyon, 1785 ; Mémoire sur la
découverte des phénomènes de l’affection hystérique essentielle et sur la méthode curative de
cette maladie, 2e partie, 1785.
32. Claude-Étienne Bourdin, Traité de la catalepsie, Paris, Rouvier, 1841.
33. J.T. Puel, De la catalepsie, Paris, Baillière, 1856.
34. P. Briquet, Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie, Paris, Baillière, 1859.
35. James Cowles Prichard, A Treatise on Insanity and OtherDisorders Affecting the Mind,
Londres, Sherwood, Gilbert and Piper, 1835, p. 454-458.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 153

natoire, chez des patients qu’ils étaient en train d’hypnotiser ou encore lors d’une
crise hystérique.
Ce que Prichard appelait la « vision extatique » correspondait à une sorte de
rêve éveillé chez une personne présentant toutes les apparences extérieures d’une
vie normale, si bien que l’on pouvait observer les interférences les plus étranges
entre la vie normale et ce rêve éveillé. Une fois sorti de cet état paroxystique, l’in­
dividu en garde un souvenir très vivant et il a l’impression d’avoir vécu une aven­
ture fantastique. Selon les propres termes de Prichard, « il est des cas où les
impressions conservées après un paroxysme de l’extase se rattachent tellement à
des événements ou des objets extérieurs et sont à ce point mêlés de réalité qu’il
en résulte une sorte de puzzle étrange ; là est peut-être la véritable explication de
bien des histoires étranges et mystérieuses ».

Prichard raconte l’histoire d’un pasteur dont la santé s’était altérée depuis
quelque temps, qui, voyant un jour passer un cortège funèbre, lut son propre nom
sur le cercueil et vit le cortège entrer chez lui. Ce fut le point de départ d’une
maladie grave qui le conduisit à la mort en quelques jours.
Un autre cas : un gentleman de 35 ans environ, se promenant à Londres aux
abords de l’église Saint-Paul, rencontra un étranger qui l’invita d’abord à dîner
non loin de là, puis lui proposa de monter dans le dôme avec lui. Là, l’étranger
sortit de sa poche une sorte de boussole qui se révéla être un miroir magique où
l’on pouvait voir, disait-il, tout ce que l’on voulait, à quelque distance que ce fût.
Pensant à son père malade, le gentleman le vit effectivement, très distinctement,
en train de se reposer dans son fauteuil. Terrifié, il supplia son compagnon de
redescendre immédiatement. Mais en le quittant, l’étranger lui dit : « Rappelez-
vous que vous êtes l’esclave de l’homme au miroir. » Des mois durant, cet
homme resta obsédé par le souvenir de son aventure. Prichard pense qu’il était
effectivement monté dans le dôme de Saint-Paul dans un état de rêverie extatique
et qu’il fut ensuite incapable de distinguer ce qui s’était réellement passé et ce
qu’il avait imaginé.

On trouve des descriptions littéraires de visions extatiques dans plusieurs


œuvres de Gérard de Nerval36, dans Gradiva de Wilhelm Jensen37 et, plus récem­
ment, dans Les Vases communicants d’André Breton38, récit autobiographique
doublé d’une analyse psychologique du phénomène.

Entités cliniques typiques : Uautomatisme ambulatoire

Pendant longtemps, on s’était surtout intéressé aux actes coordonnés dont était
capable un individu en état de sommeil somnambulique. Puis on se rendit compte
qu’en plein jour un individu d’apparence éveillé pouvait agir de façon très sem­

36. Gérard de Nerval, Octavie (1842), in Œuvres, éd. Pléiade, Paris, Gallimard, 1952, p.
305-312.
37. Wilhelm Jensen, Gradiva. Ein pompejanisches Phantasiestück, Dresde et Leipzig, C.
Reissner, 1903.
38. André Breton, Les Vases communicants, Paris, Édition des cahiers libres, 1932.
154 Histoire de la découverte de l’inconscient

blable. Mais, comme dans le somnambulisme, ces actes représentaient une rup­
ture par rapport à la vie consciente habituelle. Quand l’individu retrouve subite­
ment sa vie consciente habituelle, il semble ne garder aucun souvenir de ce qui
s’est passé.

A titre d’exemple, nous pouvons citer le cas, jadis célèbre, d’un jeune berger
allemand, Sorgel, atteint d’épilepsie. Un jour, parti dans la forêt pour y ramasser
du bois, il rencontra un homme, le tua, lui coupa les pieds et but son sang. De
retour au village, il raconta tranquillement ce qu’il venait de faire ; puis, ayant
retrouvé sa vie consciente habituelle, il ne sembla plus se souvenir de rien. Le tri­
bunal, faisant preuve d’une plus grande compréhension psychologique que bien
des juges de nos jours, acquitta Sorgel, estimant qu’il ne pouvait être tenu pour
responsable de ce qui s’était passé39.

Au XIXe siècle, les cas de ce genre suscitèrent de vives discussions. On les


interpréta parfois comme des exemples de personnalité multiple transitoire.
Dans les années 1880, Charcot s’intéressa à ces cas, leur consacrant plusieurs
de ses célèbres leçons du mardi40. Il classa les fugues en fonction de leur étiolo­
gie, décrivant des formes traumatiques, épileptiques et hystériques d’automa­
tisme ambulatoire.

Parmi le premier groupe, citons le cas d’une sage-femme de Paris, âgée de 54


ans, appelée chez une parturiente, une nuit de 1885. Elle tomba dans l’escalier, se
blessa à la tête, perdit connaissance pendant un quart d’heure environ après quoi
elle se rendit chez la parturiente, fit l’accouchement, puis s’endormit. S’enten­
dant appeler par la femme trois heures après, elle fut prise de violents frissons,
retrouva son état normal et eut peine à comprendre comment l’enfant était né.
Elle ne gardait aucun souvenir de ce qui avait suivi son accident.
Comme exemple d’automatisme ambulatoire épileptique, Charcot cite le cas
d’un concierge parisien qui, après avoir encaissé le loyer de tous les locataires de
l’immeuble, disparut chaussé seulement de ses pantoufles, et alla passer une
semaine sur la Côte d’Azur. Quand il revint à lui, il fut si bouleversé qu’il alla se
livrer à la police, demandant qu’on l’arrête. Un expert psychiatre, le docteur
Motet, eut toutes les peines à convaincre le tribunal que cet homme n’était pas
responsable de son acte.
Un autre épileptique traité par Charcot était livreur d’un grand magasin pari­
sien depuis dix-neuf ans. Un jour, en 1889, il disparut après avoir encaissé 900
francs. Quelques jours plus tard, il reprit subitement conscience en assistant à un
concert de musique militaire, n se trouvait à Brest, n’ ayant plus que 700 francs en
poche. Il se livra spontanément à la police militaire et fut arrêté. Ce même malade
avait fait plusieurs autres fugues. Au cours de l’une d’elles, il revint à lui, nageant
dans la Seine. H était allé plus loin, en train, que ne le permettait son billet ; au
moment où le train passait sur un pont il sauta par la fenêtre dans la rivière, et
c’est là qu’il retrouva sa conscience normale.

39. Anselm Feuerbach, Aktenmâssige Darstellung merkwürdiger Verbrechen, 2 vol., Gies-


sen, Heyer, 1828.
40. J.M. Charcot, Leçons du mardi à la Salpêtrière, op. cit., p. 317-322.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 155

Charcot classait dans la catégorie des automatismes ambulatoires hystériques


tous les cas ne relevant pas manifestement d’une étiologie traumatique ou épilep­
tique. Certains de ces cas étaient remarquables par la durée des épisodes d’auto­
matisme et le comportement conséquent et cohérent du patient à partir du
moment où il avait perdu conscience jusqu’à son brusque « réveil » où il se
retrouvait éventuellement dans un lieu qui lui était absolument inconnu, parfois
dans un pays lointain. Un des exemples les mieux connus est celui d’un malade
de Forel, rapporté par son élève Naef.

En août 1895, un homme de 32 ans, assis dans un café de Zurich, sursauta en


lisant le journal : on y rapportait qu’un certain monsieur N., parti quelques mois
auparavant pour l’Australie, avait disparu ; on craignait qu’il ne fût mort victime
d’un meurtre ou d’une épidémie. Ébranlé par cette nouvelle, il se précipita à son
hôtel, fouilla fiévreusement dans ses poches et y trouva un passeport au nom de
monsieur N. L’idée qu’il était lui-même monsieur N. lui travaillait l’esprit, mais
il n’en était pas tout à fait sûr : il y avait une grande lacune dans ses souvenirs. Il
se rappelait seulement qu’un an plus tôt il avait sollicité un poste outre-mer, et
des images extrêmement vagues d’un long voyage en mer lui revenaient à l’es­
prit. Depuis quelques semaines il menait une vie très discrète à Zurich, sortant le
moins possible. Dans son désarroi, il alla voir le docteur Forel qui l’admit dans
son hôpital du Burghôlzli. Les recherches révélèrent que N. avait été nommé par
le gouvernement suisse à un poste officiel en Australie, qu’il avait quitté la Suisse
en novembre 1894 et qu’il s’était parfaitement acquitté de ses fonctions pendant
six mois. En mai, il était parti en mission officielle pour une ville du centre de
l’Australie ; il y avait contracté une maladie épidémique et depuis lors on avait
perdu sa trace. Pourtant certains prétendaient l'avoir reconnu plus tard dans un port
australien. Effectivement, il était revenu d’Australie à Naples sous un faux nom.
E était déprimé, épuisé et nerveux. On eut beau essayer de raviver sa mémoire
en lui demandant de se concentrer sur certains détails, en le confrontant à sa
famille et à un homme qu’il avait connu en Australie, toutes ces tentatives
échouèrent.
Forel entreprit alors d’hypnotiser N. et, en partant des souvenirs les plus
récents, remonta lentement et progressivement en suivant l’ordre chronologique.
A chaque séance hypnotique, il reprenait cette remontée dans le temps là où il
l’avait laissée la fois précédente. Le patient fournit ainsi une description détaillée
de son voyage de Suisse en Australie, de ses activités dans ce pays, de son
voyage au centre de l’Australie où il s’était heurté à des problèmes difficiles et où
il était tombé malade. A partir de là, le traitement hypnotique se révéla bien plus
difficile. Néanmoins la patience de Forel eut progressivement raison des résis­
tances hypnotiques, et aboutit à une guérison presque complète de l’amnésie41.

Notons que l’amnésie antérograde avait débuté en mai pour prendre fin lors du
retour en Suisse, tandis que l’amnésie rétrograde s’étendait jusqu’aux circons­
tances qui avaient précédé de peu son départ pour l’Australie : c’était comme si

41. M. Naef, « Ein Fall von temporârer totaler teilweise rétrograder Amnesie (durch Sug­
gestion geheilt) », Zeitschriftfur Hypnotismus, VI (1897), p. 321-354.
156 Histoire de la découverte de l’inconscient

tout l’épisode australien avait été annulé dans la mémoire du patient. D’autre
part, il n’avait pas cherché à se forger une autre personnalité, si ce n’est qu’il
avait pris un nom d’emprunt pour son retour en bateau. (Le compte rendu ne dit
pas sous quel nom il vivait à Zurich.)
Notons aussi que la plupart du temps, qu’il s’agisse d’épilepsie ou d’hystérie,
le début et la fin de l’état de fugue répondent étrangement aux nécessités de cer­
taines situations. Les deux patients de Charcot étaient tombés dans cet état immé­
diatement après avoir encaissé d’assez importantes sommes d’argent et ils étaient
incapables de rendre compte de la façon dont ils l’avaient dépensé. Revenus à
eux, ils se sentaient coupables et adoptaient un comportement d’autopunition. Le
second patient de Charcot retrouva toute sa conscience immédiatement après que
son « second moi » eut adroitement essayé d’échapper aux conséquences d’un
parcours plus long que ne le permettait son billet. Le compte rendu sur le patient
de Forel reste extrêmement discret, mais en lisant attentivement l’ensemble du
récit, nous pouvons en déduire qu’il devait avoir des raisons personnelles de quit­
ter l’Australie. Dans les cas de ce genre, comme dans ceux de personnalités mul­
tiples successives, les auteurs du xixe siècle n’ont pas suffisamment noté les
motivations personnelles, conscientes ou inconscientes, sous-jacentes à ces chan­
gements de personnalité. Raymond et Janet, en 1895, furent en fait les premiers
à accorder à ces motivations l’attention qu’elles méritaient4243
.

Entités cliniques typiques : les personnalités multiples

Vers la fin du xvnT siècle et durant tout le XIXe siècle, on connut des exemples
de dédoublement de la personnalité. Ils furent considérés d’abord comme des
événements extrêmement rares, sinon légendaires. A partir de 1840 on se mit à
les étudier plus objectivement, et vers 1880, cette question était une des plus
débattues par les psychiatres et les philosophes.
Saint Augustin, dans ses Confession^3, avait déjà réfléchi sur l’unité de la per­
sonnalité. Considérant le changement qui s’était opéré en lui depuis sa conver­
sion, il note que son ancienne personnalité païenne, dont rien ne semblait subsis­
ter à l’état de veille, n’avait pas totalement disparu puisqu’il lui arrivait encore de
se manifester la nuit, dans ses rêves. Il écrit : « Je ne suis donc plus moi, Seigneur
mon Dieu ?.Aussi bien, quelle différence entre moi-même et moi-même, dans
l’instant qui marque le passage de la veille au sommeil ou le retour du sommeil à
la veille ? » Ces réflexions conduisaient saint Augustin à se poser la question de
la responsabilité morale du dormeur à l’égard de ses rêves. Plus tard, on s’inter­
rogea de même sur la responsabilité de l’individu quant aux actes commis par sa
« seconde personnalité ».
Le phénomène de la possession, si courant pendant des siècles, pourrait être
considéré comme un cas particulier de la multiplicité de personnalités. Nous
avons déjà parlé des deux formes de possession : la possession lucide (où le sujet
a conscience de la lutte que se livrent en lui deux personnalités) et la possession

42. F. Raymond et Pierre Janet, « Les délires ambulatoires ou les fugues », Gazette des
hôpitaux, LXVIII (1895), p. 754-762.
43. Saint Augustin, Confessions, X, paragr. 41.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 157

somnambulique (où le sujet n’a plus conscience de son propre moi, tandis qu’un
intrus mystérieux semble avoir pris possession de son corps, ses actes et ses
paroles appartenant à une individualité dont le sujet ignore tout quand il revient
à la conscience). Notons le parallélisme entre ces deux formes de possession et
les deux formes principales de la personnalité multiple. Bien plus, de même que
la possession pouvait être manifeste ou latente, la personnalité multiple peut être
manifeste (c’est-à-dire apparaître et se développer spontanément) ou bien ne se
révéler qu’à la suite de manœuvres hypnotiques ou à l’occasion de l’écriture
automatique.
H est possible que des cas de dissociation de la personnalité aient existé de tout
temps, indépendamment de la possession, mais sans avoir été compris comme
tels. Quelques historiens ont fait appel à des explications de ce genre pour éluci­
der certaines énigmes historiques, comme celle du mystérieux « ami de Dieu de
l’Oberland », qui semble n’avoir été qu’une seconde personnalité somnambu­
lique du mystique Rulmann Merswin44. En fait, c’est seulement après la dispari­
tion du phénomène de possession que l’on commença à publier des observations
faisant état de personnalités multiples, d’abord dans les écrits mesmériens, puis
dans la littérature proprement médicale. Dès 1791, Eberhardt Gmelin publiait un
cas de umgetauschte Personlichkeit (échange de personnalité) :

En 1789, au début de la Révolution française, des aristocrates français


s’étaient réfugiés à Stuttgart. Impressionnée par eux, une jeune femme allemande
âgée de 20 ans « échangea » subitement sa personnalité pour une personnalité
française. Elle adopta l’allure et les manières des Françaises, les imitant en tout
point, s’exprimant parfaitement en français et parlant l’allemand avec un accent
français. Ces épisodes « français » se répétaient périodiquement. Tandis qu’elle
vivait sa personnalité française, elle se souvenait parfaitement de tout ce qu’elle
avait dit ou fait lors des épisodes français précédents. Redevenue allemande, elle
ne se souvenait plus du tout de sa personnalité française. D’un simple geste de la
main, Gmelin pouvait la faire glisser d’une personnalité à l’autre45.

Reil s’intéressa beaucoup à ce cas. Il élabora une théorie à ce sujet, rappro­


chant ce phénomène de celui des rêves. Il cite, entre autres, un rêve rapporté par
l’écrivain allemand Lichtenberg : celui-ci avait rêvé qu’il racontait à quelqu’un
une histoire malheureuse, mais vraie, quand une tierce personne l’interrompit
pour lui rappeler un détail important que lui, Lichtenberg, avait oublié. « Pour­
quoi son imagination » se demande Reil, « a-t-elle inventé une tierce personne
intervenant à l’improviste et le rendant confus ; comment le moi peut-il ainsi
donner naissance à des personnalités extérieures à lui-même, faire jaillir des don­
nées dont il n’a pas conscience qu’elles sont en lui, au point de l’étonner par l’in­
tervention d’une intelligence extérieure ? »46. Reil avait bien compris que ce pro­
blème était fondamentalement le même que celui de la personnalité multiple.

44. A. Jundt, Rulman Merswin et l’ami de Dieu de l’Oberland. Un problème de psychologie


religieuse, Paris, Fischbacher, 1890.
45. Eberhardt Gmelin, Materialen fur die Anthropologie, I, Tübingen, Cotta, 1791, p. 3-89.
46. Johann Christian Reil, Rhapsodien liber die Anwendung der psychischen Kurmethode
auf Geisteszerrüttungen, Halle, Curt, 1803, p. 71-78 et 93-96.
158 Histoire de la découverte de l'inconscient

Puis vint une période de rapports vagues sur des cas semi-légendaires. Eras-
mus Darwin en rapporte un, très succinctement :

« Je m’étais intéressé jadis à une jeune dame élégante et intelligente qui tom­
bait un jour sur deux dans une profonde rêverie qui durait presque toute la jour­
née. Ces jours-là elle revenait sans cesse sur les mêmes idées dont elle ne se sou­
venait absolument plus les jours où elle était dans son état normal. Ses amis
avaient l’impression que deux esprits vivaient en elle. Ce cas relevait également
de l’épilepsie. Elle fut guérie, avec quelques rechutes, par l’administration
d’opium avant le début des épisodes paroxystiques »47.

Un des cas de personnalité multiple les plus célèbres fut celui de Mary Rey­
nolds, d’abord publié, dit-on, par le médecin John Kearsley Mitchell48 vers 1815,
puis sous une forme plus détaillée suivie d’une catamnèse, par le pasteur William
S. Plumer49.

Mary Reynolds, fille du révérend William Reynolds, était née en Angleterre et


n’était encore qu’une enfant lorsque sa famille émigra aux États-Unis. Ils s’éta­
blirent près de Titusville, en Pennsylvanie. C’était une région encore peu colo­
nisée, qu’habitaient surtout les Indiens, avec quelques Blancs ; les bêtes sauvages
y rôdaient en tous sens. Au printemps de 1811, à l’âge de 19 ans environ, Mary
alla se promener dans la campagne, un livre à la main. On la retrouva couchée sur
le sol, sans connaissance. Elle recouvra bientôt ses esprits, mais resta en appa­
rence aveugle et sourde pendant cinq à six semaines. Elle retrouva subitement
l’ouïe. Quant à la vue, elle se rétablit progressivement. Trois mois plus tard, elle
fut retrouvée profondément endormie et, quand elle se réveilla au bout de plu­
sieurs heures, elle avait complètement perdu la mémoire, et même l’usage de la
parole. Son état était celui d’un nouveau-né. Elle récupéra cependant rapidement
les connaissances qu’elle avait perdues. Cinq semaines après, elle se réveilla un
matin dans son état normal et s’étonna du changement de saison, sans avoir
conscience que quoi que ce soit d’anormal se fût passé au cours des dernières
semaines. Quelques semaines plus tard, elle sombra de nouveau dans un profond
sommeil, se réveilla dans son second état et reprit sa vie seconde exactement là
où elle l’avait laissée quelque temps auparavant. Ces deux états se succédèrent
pendant quinze ou seize ans, jusqu’à ses 35 ans. Elle vécut ensuite en perma­
nence dans son état second, sans plus en sortir, jusqu’à sa mort en 1854.
Ces deux personnalités étaient remarquablement différentes. Dans son premier
état, Mary était une personne calme, posée, réfléchie, avec une certaine tendance
à la dépression, plutôt lente d’esprit et sans grande imagination. Dans son état
second, par contre, elle se montrait gaie, rieuse, débordante d’imagination. Elle

47. Erasmus Darwin, Zoonomia, or the Laws of Organic Life, 3' éd., Londres, Johnson,
1801, H, 131.
48. J.K. Mitchell est censé avoir publié l’histoire de Mary Reynolds dans le Medical Repo-
sitory en 1815 ou au cours des quelques années suivantes. Mrs. Alice D. Weaver, bibliothé­
caire de l’Académie de médecine de New York, a parcouru la collection tout entière sans trou­
ver mention d’un article ou d’une lettre du Dr. Mitchell concernant le cas de Mary Reynolds.
49. Reverend William S. Plumer, « Mary Reynolds: A Case of Double Consciousness »,
Harper’s New Monthly Magazine, XX (1859-1860), 807-812.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 159

était sociable, aimait plaisanter et jouer des tours, elle avait un goût très marqué
pour la poésie. Ses deux écritures étaient complètement différentes. Dans chacun
de ses états, elle avait conscience de l’existence de l’autre et craignait d’y tomber,
quoique pour des raisons différentes dans chacun des deux cas. Dans l’état
second, elle jugeait son autre personnalité ennuyeuse et sotte.
Son état second inquiétait vivement sa famille, parce qu’elle faisait preuve
d’excitation et d’excentricité. Elle allait se promener dans les bois sans se soucier
des loups et des ours et tenta même un jour de capturer un serpent à sonnettes. Par
ailleurs, elle était sous le charme d’un de ses beaux-frères. Dès qu’elle s’endor­
mait, elle se mettait à raconter les événements de la journée, riant parfois de tout
cœur en se remémorant les tours qu’elle avait joués.
On cite habituellement le cas de Mary Reynolds comme un exemple de dis­
sociation complète de personnalités. Il est pourtant clair, à lire le Révérend Plu­
mer, que la dissociation n’était pas toujours aussi complète. Dans son état
second, avant d’avoir réappris à lire, et alors qu’elle ne se souvenait plus d’aucun
récit biblique, elle racontait des rêves qui témoignaient à l’évidence d’une
connaissance de la Bible, comme aussi du souvenir de sa sœur Eliza qui était
morte et dont elle ne se souvenait absolument pas quand elle était éveillée.

Ce cas fut connu du grand public grâce au livre de Macnish, The Philosophy of
Sleep, et fut souvent cité en France sous le nom de « la Dame de Macnish »50. En
1889, le docteur S. Weir Mitchell, fils de John Kearsley Mitchell, publia un
compte rendu plus complet de l’histoire de Mary Reynolds en s’appuyant sur les
notes de son père. Certains lecteurs ne s’aperçurent pas, semble-t-il, que Mary
Reynolds et « la dame de Macnish » n’étaient qu’une seule et même personne et
pendant un certain temps on cita séparément les deux cas, comme deux exemples
de dédoublement de la personnalité. Ceci montre, entre parenthèses, à quel point
le récit de John Mitchell était vague51.
Ce fut Despine père qui, en France, inaugura l’étude vraiment objective de la
personnalité multiple en publiant l’histoire d’« Estelle » sous forme de monogra­
phie détaillée52. Despine était un omnipraticien qui avait été nommé inspecteur
médical de la station thermale d’Aix-les-Bains. Il recourait à l’occasion au trai­
tement magnétique.

En juillet 1836, la mère et la tante d’Estelle, jeune Suissesse alors âgée de 11


ans, l’amènent à Despine. Ses médecins de Neuchâtel avaient diagnostiqué une
grave paralysie due à une lésion de la moelle épinière. Estelle, qui avait perdu son
père lors d’une épidémie en 1832, était une enfant gâtée. En novembre 1834, tan­
dis qu’elle jouait avec un enfant de son âge, celui-ci l’avait légèrement bouscu­
lée, et elle était tombée sur son séant. Depuis lors, elle se plaignait de douleurs de
plus en plus vives qui devinrent finalement intolérables. Tous les autres traite­
ments ayant échoué, on l’envoya à Aix. Elle voyagea cinq jours en berline, cou­

50. Robert Macnish, The Philosophy of Sleep, 3e éd., Glasgow, W.R. M’Phun, 1836,
p. 187.
51. Pierre Janet, Les Névroses, Paris, Flammarion, 1909, p. 246-259.
52. Dr Despine père, De l'emploi du magnétisme animal et des eaux minérales dans le trai­
tement des maladies nerveuses, suivi d’une observation très curieuse de guérison de névro­
pathie, Paris, Germer, Baillière, 1840.
160 Histoire de la découverte de l’inconscient

chée sur le dos dans une sorte de grand panier garni d’un matelas rempli de duvet.
Les fenêtres de la voiture étaient hermétiquement fermées et munies de rideaux.
A chaque arrêt, elle était un objet d’attraction ; les gens accouraient nombreux
pour la voir transporter dans l’auberge locale. A l’exception de sa mère et de sa
tante, personne ne pouvait la toucher sans lui arracher des cris. Elle était absorbée
dans des rêveries diurnes, des visions fantastiques et des hallucinations et
oubliait immédiatement ce qui se passait autour d’elle.
Le praticien, alors âgé de 60 ans, s’attacha vivement à sa jeune malade. Dans
son livre, il exprime son admiration pour son intelligence et le courage avec
lequel elle supporta son épreuve. Despine entreprit avec précaution un traitement
hydrothérapique et électrique qui améliora lentement son état. En décembre, la
mère raconta à Despine qu’Estelle était réconfortée chaque soir par un chœur
d’anges. Ce fut une révélation pour le médecin qui comprit soudain que la mala­
die d’Estelle était un cas d’« extase », donc susceptible d’être guéri par le magné­
tisme animal. Estelle refusa d’abord obstinément de se laisser magnétiser, mais,
sur les instances de sa mère, elle accepta finalement ce traitement à la condition
qu’elle n’y serait soumise que lorsqu’elle le voudrait elle-même et aussi long­
temps seulement qu’elle le souhaiterait, et que par ailleurs on lui répéterait tex­
tuellement tout ce qu’elle aurait dit dans cet état somnambulique. Le traitement
magnétique débuta fin décembre 1836. Sa mère écrivait un journal de la cure et
Despine en utilisa de longs extraits dans son livre. Le praticien n’avait aucune
peine à provoquer chez elle le sommeil magnétique qui était toujours suivi d’am­
nésie. Dans cet état, Estelle prescrivait elle-même son traitement et son régime.
Au bout de quelques séances, un ange consolateur lui apparut dans son sommeil
magnétique : elle l’appela Angéline et engagea des conversations très animées
avec lui (évidemment, seules les reparties d’Estelle purent être notées). Ce fut
désormais Angéline qui mena le traitement. Le régime proscrivait tous les mets
qu’Estelle n’aimait pas ; il fallait par contre lui donner tout ce qu’elle désirait, y
compris de la neige. Il était interdit de la contredire. L’ange avait dit : « Laissez-
la faire tous ses caprices : elle ne cherchera pas à profiter de la situation. »
A partir de janvier 1837, Éstelle vécut une double vie. Dans son état « nor­
mal » elle était toujours paralysée. Le moindre mouvement provoquait des souf­
frances atroces. Il fallait la couvrir de coussins, de couvertures, d’édredons ; elle
aimait sa mère et réclamait constamment sa présence ; elle s’adressait respec­
tueusement à Despine en le vouvoyant. Dans son état magnétique elle devenait
capable de bouger, se mettait à marcher, raffolait de la neige et ne pouvait sup­
porter la présence de sa mère ; elle s’adressait à Despine sur un ton familier en le
tutoyant. Elle ne pouvait marcher que si elle avait de l’or sur elle. Certaines
autres substances avaient au contraire une influence inhibitrice.
Vers la fin janvier 1837, elle se mit à glisser spontanément dans des états
magnétiques, alternant toutes les douze heures avec son prétendu état normal où
elle était incapable de faire le moindre pas. Dans son état magnétique elle mar­
chait, courait, voyageait en voiture sans se fatiguer. Elle adorait jouer avec la
neige et en manger. Elle ne pouvait toutefois pas supporter certaines choses, les
chats en particulier, dont la vue la faisait tomber dans un état cataleptique, et
seule une friction avec de l’or pouvait l’en sortir. Despine était particulièrement
frappé de la différence entre ses deux régimes : dans son état normal elle ne sup­
portait que fort peu d’aliments, tandis que dans l’état magnétique elle mangeait
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 161

abondamment de tout. Tout se passait comme si elle avait eu deux estomacs, l’un
pour ses périodes de crise, l’autre pour son état éveillé.
Au début de mars 1837, Despine dut quitter Aix pour quelques jours. Ainsi
qu’elle l’avait prédit, Estelle souffrit d’hallucinations et de troubles divers durant
son absence et sa famille dut supporter en silence toutes ses extravagances. A la
fin de mars, Estelle prédit qu’elle allait voir un gros ballon qui éclaterait et que
cette vision serait suivie d’une nette amélioration de son état. Cette prophétie se
réalisa le 14 avril, et alors, pour la première fois, elle fut capable de faire
quelques pas à l’état de veille. Son état magnétique connut lui aussi une amélio­
ration. Elle fut capable de nager, de faire des excursions en montagne, tout en
conservant ses préférences et ses aversions.
En juin on assista à la fusion lente et progressive de son état normal avec son
état hypnotique. Le 13 juin, le traitement de Despine prit fin et Estelle retourna à
Neuchâtel avec sa mère. La nouvelle de sa guérison était déjà connue dans sa
ville natale où les journaux publièrent son histoire, l’appelant « la petite ressus­
citée ». Elle fut graduellement débarrassée de ses phobies : elle pouvait désor­
mais rencontrer un chat sans tomber dans un état cataleptique.

La remarquable étude de Despine fut rapidement oubliée, en partie parce qu’il


n’était qu’un omnipraticien, en partie aussi parce que son livre ne fut jamais réé­
dité, et devint introuvable. Janet souligna à plusieurs reprises l’importance de
cette observation, dont il s’inspira pour ses propres recherches. Un des aspects les
plus intéressants de l’histoire d’Estelle est la façon dont Despine dirigea son trai­
tement. L’état « normal » d’Estelle était en fait son état pathologique tandis que
l’état « anormal » ou magnétique représentait son état sain. Despine amena celui-
ci à s’exprimer pleinement, ce qui permit la fusion entre les deux états et le
triomphe de la personnalité saine. Le compte rendu de Despine montre comment,
dans une première étape, il s’était efforcé d’entrer en rapport avec l’enfant qui,
dans son état magnétique, devint dépendante de lui, tandis qu’elle faisait preuve
d’hostilité à l’égard de sa mère : il libéra ainsi Estelle de son attachement excessif
pour sa mère. L’absence de Despine révéla à quel point la dépendance d’Estelle
à son égard était forte. Il semble que Despine se soit ingénié à relâcher progres­
sivement cette dépendance jusqu’à ce qu’Estelle fût capable de retourner à Neu­
châtel avec sa mère.

Il serait intéressant de savoir ce que devint Estelle après sa guérison mémo­


rable. Les ouvrages ultérieurs de Despine n’y font aucune allusion. Mais puis­
qu’il donne une fois le nom complet d’Estelle, il a été possible de l’identifier. Elle
appartenait à une famille très connue de Neuchâtel. Elle était la fille d’un mar­
chand suisse qui s’était établi à Paris, ville où elle était née le 18 mars 1825.
Après sa guérison elle passa la plus grande partie de sa vie en France, se maria au
Havre et y mourut, le 15 décembre 1862, sans laisser d’enfants”.

53. L’auteur est redevable de ces détails à M. A. Schnegg, l’archiviste de Neuchâtel, et à M.


H. Jung, consul de Suisse au Havre.
162 Histoire de la découverte de l’inconscient

Classification et formes de personnalités multiples

Les observations de personnalités multiples se faisant de plus en plus nom­


breuses au XIXe siècle, il devint nécessaire de distinguer les variétés cliniques de
ce phénomène et d’essayer de les classer. Des diverses classifications proposées,
voici sans doute la plus rationnelle :
1. Personnalités multiples simultanées.
2. Personnalités multiples successives :
a. mutuellement conscientes l’une de l’autre ;
b. mutuellement amnésiques ;
c. amnésiques dans un seul sens.
3. Agglomérats de personnalités.
Nous essayerons de passer rapidement en revue ces diverses formes, citant à
chaque fois un ou deux exemples cliniques parmi les plus typiques, y compris des
observations récentes quand elles présenteront un intérêt particulier54.

Personnalités multiples simultanées

On parle de personnalités multiples simultanées quand elles sont capables de


se manifester distinctement en même temps. Rappelons qu’on ne saurait parler
de personnalités multiples quand il s’agit seulement de deux foyers d’attention
ou de deux courants de conscience (comme il arrive chez les mystiques, les
poètes, les artistes, les inventeurs), ou encore quand un individu joue un rôle sur
la scène. Pour qu’il y ait personnalité multiple, il faut que chaque personnalité ait
le sentiment de sa propre individualité, excluant l’autre ou les autres.
De tels états sont très rares. Cependant même un individu normal peut faire
l’expérience de semblables impressions quand il passe du sommeil à l’état de
veille ou inversement. Nous avons vu comment saint Augustin s’étonnait des
résurgences de son ancienne personnalité païenne et des contradictions surgis­
sant entre celle-ci et sa nouvelle personnalité chrétienne.

54. Parmi les études générales sur la personnalité multiple, les plus importantes, par ordre
chronologique, sont :
Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité, Paris, Alcan, 1888.
H. Bourru et P. Burot, Variations de la personnalité, Paris, Baillère, 1888.
J.M. Charcot, Leçons du mardi à la Salpêtrière, Paris, Progrès médical, 1889.
Alfred Binet, Les Altérations de la personnalité, Paris, Alcan, 1892.
Max Dessoir, Das Doppel-Ich, Leipzig, Günther, 1892.
Frederick Myers, Hutnan Personality and Its Survival from Bodily Death, 2 vol., Londres,
Longmans, Green and Co., 1903.
T.K. Oesterreich, Phanomenologie des Ich, Leipzig, Barth, 1910.
Morton Prince, The Unconscious, New York, Macmillan and Co., 1914, p. 147-310.
T.W. Mitchell, « Divisions of the Self and Co-Consciousness », in Problems of Personality:
Studies Presented to Dr Morton Prince, Macfie Campbell ed., New York, 1925, p. 191-203.
Pierre Janet, L’Évolution psychologique de la personnalité, Paris, Chahine, 1929, p. 483-506.
W.S. Taylor et Mabel F. Martin, « Multiple Personality », Journal of Abnormal and Social
Psychology, XXXIX (1944), p. 281-300.
Gardner Murphy, Personality, New York, Harper and Row, 1947, p.433-451.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 163

Floumoy signale des états passagers analogues chez son médium Hélène
Smith :

« C’est un état de conscience sui generis impossible à décrire adéquatement et


qu’on ne peut se représenter que par analogie avec ces états curieux, exception­
nels dans la vie éveillée, mais moins rares en rêve, où l’on se sent changer et
devenir quelqu’un d’autre.
Hélène m’a plus d’une fois raconté qu’elle avait eu l’impression de devenir ou
d'être momentanément Léopold. Cela lui arrive surtout la nuit ou le matin au
réveil ; elle a d’abord la vision fugitive de son protecteur, puis il lui semble qu’il
passe peu à peu en elle, elle le sent pour ainsi dire envahir et pénétrer toute sa
masse organique comme s’il devenait elle, ou elle, lui »5î.

Décrivant les expériences effectuées sur lui-même avec la mescaline, Gio­


vanni Enrico Morselli rapporte qu’il se sentait, comme les lycanthropes du temps
jadis, métamorphosé en un animal sauvage dont il percevait distinctement même
56.
la couleur55
Plus complexe apparaît le phénomène du surgissement de souvenirs d’une vie
antérieure qui s’imposent parfois, avec la vivacité d’une hallucination, à une per­
sonne qui garde pourtant une pleine conscience de sa propre identité et de sa
situation spatio-temporelle. Telle est, par exemple, la curieuse histoire d’une
patiente de Max Bircher, « Ikara ».

Ikara, femme mariée habitant Zurich, avait perdu sa mère à l’âge de 13 ans et
avait connu une enfance et une jeunesse malheureuses. C’était une personne
active, pratique et sérieuse, mais elle menait une vie imaginaire secrète qu’elle
dissimulait soigneusement à son entourage. A l’âge de 15 ans, elle s’aperçut
soudain, à son grand étonnement, qu’elle avait conscience de la façon dont se
passait un accouchement, comme si elle en avait fait personnellement l’expé­
rience. A 25 ans, elle commença à avoir des souvenirs très vifs d’événements
vécus dans une vie antérieure par une personne à qui elle s’identifia. Elle passa
deux ans dans la maison de santé de Bircher, et celui-ci rapporte une dizaine de
ces manifestations d’interférence d’une vie antérieure. Ces réminiscences avaient
un caractère personnel et vivant, mais se rapportaient à un mode de vie totale­
ment différent de celui de la patiente. Dans cette vie antérieure, Ikara était une
femme vigoureuse qui vivait dans une hutte primitive, à l’orée d’une forêt, au
milieu de sauvages vêtus de peaux de bêtes. Elle raconta un jour comment elle
avait volé une poule, puis l’avait dévorée toute crue. Elle avait encore le goût du
sang dans la bouche quand des hommes en colère la menacèrent de leurs gros
bâtons ; elle chercha refuge dans une grotte voisine ; là, sa vision s’interrompit
brusquement. Bircher était persuadé qu’il s’agissait d’authentiques réminis­
cences d’une vie antérieure que cette femme aurait vécue à une époque préhis­

55. Théodore Floumoy, Des Indes à la planète Mars, op. cit.


56. G.E. Morselli, « Mescalina e Schizofrenia », Revista de psicologia, XL-XLI (1944-
1945), p. 1-23.
164 Histoire de la découverte de l’inconscient

torique. Il est fort regrettable qu’il n’ait pas étudié en détail les antécédents per­
sonnels de sa patiente57.

La coexistence, au sein d’une même conscience, de deux personnalités est un


état exceptionnel qui ne saurait durer longtemps. Même quand ces deux person­
nalités sont conscientes l’une de l’autre, l’une d’elles domine toujours, et parfois
la présence de l’autre est simplement ressentie à l’arrière-plan. Aussi le cas de la
patiente de Cory se rattache-t-il plutôt au premier groupe des personnalités mul­
tiples successives.

Personnalités multiples successives, mutuellement conscientes


Ce type de personnalités multiples ne semble pas très fréquent. Le cas publié
par Charles E. Cory en représente un des exemples les plus caractéristiques :

Cory rapporte le cas d’une femme de 29 ans dont la personnalité s’était scindée
en deux — la personnalité A et la personnalité B — à la suite du choc provoqué
trois ans auparavant par le suicide de son père. Pendant quelque temps elle souf­
frit de troubles moteurs, d’hallucinations et d’une grande instabilité d’humeur.
Un soir, tandis qu’elle jouait du piano, elle eut l’impression qu’à l’intérieur
d’elle-même quelqu’un lui demandait de respirer profondément, essayant ensuite
d’emprunter sa voix pour chanter. Plusieurs semaines s’écoulèrent jusqu’àce que
la personnalité B eût appris « à se manifester pleinement et à prendre possession
de son corps ». Depuis lors, les deux personnalités se manifestèrent alternative­
ment, mais en restant toujours conscientes l’une de l’autre.
« A » restait la personnalité normale et habituelle, conformément à son carac­
tère antérieur. C’était une femme vive et cultivée, bien élevée, mais plutôt timide
et inhibée. Elle chantait assez mal. Elle avait reçu une éducation rigide, à la mai­
son comme au pensionnat ; les questions sexuelles n’étaient jamais abordées.
« B » était une femme apparemment plus âgée, plus hardie, mais toujours très
digne et sérieuse ; elle prétendait être la réincarnation de l’âme d’une cantatrice
espagnole. Elle chantait fort bien et avec assurance, elle prononçait l’anglais avec
un fort accent espagnol. Elle parlait parfois une langue qu’elle prétendait être l’es­
pagnol, mais qui était en fait un mélange de mots espagnols sans suite et de mots
inventés à consonance espagnole. Elle était très égocentrique et manifestait des
passions violentes, la sexualité était son principal centre d’intérêt. Elle croyait
être d’une beauté sensuelle et fascinante, disait avoir été danseuse, courtisane et
maîtresse d’un grand seigneur.
A et B disaient s’entendre parfaitement, mais se considéraient comme deux
personnes parfaitement distinctes, comme deux amies. Chacune ne connaissait
l’autre que dans la mesure où celle-ci voulait bien se révéler à elle. Chacune s’in­
téressait à l’autre, était consciente de sa présence et savait parfaitement ce qu’elle
faisait. Elles pouvaient regarder ensemble la même chose ou lire en même temps
le même livre. Il semblait cependant que B ne dormait jamais. Elle prétendait

57. Max Bircher-Benner, Der Menschenseele Not, Erkrankung und Gesundung, Zurich,
Wendepunkt-Verlag, 1933, II, p. 288-310.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 165

mieux connaître l’enfance de A que ne le faisait cette dernière. Elle se disait aussi
l’ange gardien de A, qu’elle aurait jadis hypnotisée. Elle était manifestement la
personnalité dominante.
Cory réussit à hypnotiser séparément chacune de ces deux personnalités. Il
découvrit que, sous hypnose, A se souvenait de choses dont elle n’avait pas
conscience dans son état normal, mais dont B avait déjà parlé sans avoir besoin
d’être hypnotisée. Un jour, sous hypnose, B tomba inopinément dans un délire de
terreurs et de souffrances : elle avait vu le corps d’un amoureux qui s’était sui­
cidé. « Au plus profond de son subconscient elle recèle un musée d’horreurs. »
Le compte rendu de Cory comporte quelques allusions à de probables facteurs
psychogènes. Au pensionnat, A avait connu trois petites filles de Mexico qui par­
laient espagnol entre elles. Peu de temps après la mort de son père, elle avait fait
connaissance avec un homme, de plusieurs années son aîné, qui avait des traits
espagnols et dont la mère était effectivement espagnole. Par ailleurs, la patiente
avait souffert d’un très fort refoulement sexuel et de violents conflits intérieurs.
Cory note que « ses deux “moi” rapportaient à cet ancien conflit intérieur ».
Soulignons, enfin, que la patiente de Cory n’avait jamais mentionné que B
pourrait être une reviviscence d’une vie antérieure de A (comme dans l’histoire
d’Ikara). B était censée représenter la réincarnation d’un esprit. Il est remar­
quable que B ait entretenu des relations amicales avec une coterie d’adeptes du
spiritisme qui l’encourageaient dans ses prétentions et sur qui elle exerçait une
influence tyrannique58.

Personnalités multiples successives, réciproquement amnésiques


Dans ce groupe, les personnalités A et B ne savent rien l’une de l’autre. C’était
le cas de la jeune patiente de Gmelin, dont la personnalité française ignorait tout
de la personnalité allemande et réciproquement. On cite habituellement Mary
Reynolds comme un exemple typique de ce groupe, mais, ainsi que nous l’avons
vu, il arrivait parfois que sa seconde personnalité eût quelque connaissance de la
première. Il nous faut être très prudents dans l’utilisation d’observations
anciennes qui ne témoignent pas toujours du souci d’exactitude que nous exige­
rions de nos jours. L’une des premières observations dignes de foi que nous
ayons de personnalités multiples réciproquement amnésiques, est le cas d’Ansel
Boume, publié par Hodgson59 et examiné par William James60.

Ansel Boume était né en 1826. Fils de parents divorcés, il avait eu une enfance
malheureuse, puis avait travaillé comme charpentier dans de petites villes de
Rhode Island. Athée convaincu, il avait déclaré publiquement, le 28 octobre
1857, qu’il préférerait devenir sourd-muet plutôt que de mettre les pieds à
l’église. Quelques instants après il perdit l’ouïe, la parole et la vue. Le

58. Charles E. Cory, « A Divided Self », Journal of Abnormal Psychology, XIV (1919-
1920), p. 281-291.
59. Richard Hodgson, « A Case of Double Consciousness », Proceedings of the Society of
Psychical Research, VH (1891-1892), p. 221-255.
60. William James, The Principles ofPsychology, 2 vol., New York, Holt, 1890.
166 Histoire de la découverte de l’inconscient

11 novembre, il vint à l’église, montrant un message écrit annonçant sa conver­


sion. Le dimanche suivant, le 15 novembre, il se leva en pleine assemblée de plu­
sieurs centaines de fidèles, proclamant que Dieu l’avait guéri de ses infirmités.
Ce prétendu miracle lui valut un prestige énorme ; dès lors il partagea son exis­
tence entre son travail de charpentier et une activité de prédicateur itinérant.
Quelques années plus tard, il perdit sa femme, se remaria, mais ce second
mariage ne fut pas heureux.
Trente ans après sa conversion, Ansel Boume disparut un jour de son domicile
à Coventry (Rhode Island). Il était allé à Providence, avait encaissé 551 dollars à
la banque, puis avait rendu visite à son neveu qu’il aimait beaucoup ; après quoi
on perdit sa trace.
Deux semaines plus tard, un certain Albert Brown arrivait à Norristown (Penn­
sylvanie) ; il loua un petit magasin, acheta de la marchandise et ouvrit un
modeste commerce de papeterie-mercerie et de divers petits articles. Notre
homme menait une vie discrète et retirée. Le 14 mars, il se réveilla de bon matin,
complètement désorienté : il avait retrouvé son ancienne personnalité d’Ansel
Boume et ne parvenait pas à comprendre ce qu’il venait faire en ce lieu. Il appela
ses voisins qui pensèrent qu’il était devenu fou. Finalement son neveu vint à Nor­
ristown, liquida le stock de marchandise et ramena son oncle à Coventry. Ansel
Boume n’avait gardé aucun souvenir de ce qu’il avait fait pendant ces deux mois
sous le nom d’Albert Brown.
En 1890, William James hypnotisa Ansel Boume et lui fit retrouver, dans cet
état, sa seconde personnalité, celle d’Albert Brown. Brown ignorait tout de
Boume, mais fournit un récit cohérent de ce qu’il avait fait pendant ses deux
mois à Norristown. Tous ses dires susceptibles d’un contrôle objectif se révélè­
rent exacts. Sa fugue s’expliquait manifestement par une profonde insatisfaction
et les souffrances que lui valait le tempérament querelleur de sa seconde femme.
Il avait disparu juste après avoir encaissé une assez forte somme d’argent. Sa
nouvelle identité, Albert Brown, de Newton (New Hampshire), masquait à peine
son identité véritable, Ansel Boume, de New York (État de New York). H est
curieux qu’Albert Brown n’ait rien remarqué d’anormal dans ses papiers, son
chéquier, etc., qui portaient le nom d’Ansel Boume et qui ne le quittèrent pas. Il
serait intéressant de connaître les circonstances qui lui firent retrouver sa pre­
mière personnalité et combien d’argent il lui restait à ce moment-là.

S.I. Franz a publié, en 1933, un cas plus récent et plus détaillé de personnalités
multiples réciproquement amnésiques :

En décembre 1919, la police de Los Angeles arrêta un homme qui parcourait


les mes d’un air hébété. Cet homme, qui arborait des médailles militaires
anglaises et françaises, affirmait n’avoir gardé aucun souvenir de sa vie avant
1915 et être très préoccupé par le problème de son identité. Une vieille dame de
la Californie assura qu’elle reconnaissait en lui son fils disparu, mais lui ne put
reconnaître en elle sa mère. Franz chercha à élucider ce cas au moyen d’enquêtes
officielles et en interrogeant son patient.
Ses papiers étaient établis au nom de Charles Poulting, originaire de Floride,
mais il n’avait pas l’air d’un Américain d’origine. Il avait l’accent irlandais. Il
pensait qu’il pourrait être canadien et portait un intérêt inexplicable à l’État de
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 167

Michigan. Il avait beaucoup voyagé, aux États-Unis et ailleurs. Ses souvenirs


commençaient à partir de février 1915, mais ils présentaient des lacunes impor­
tantes, y compris après cette date. Il avait participé à la Première Guerre mon­
diale en France, en Belgique et en Afrique orientale anglaise. Avec une émotion
intense, il parla à Franz de ses expériences de guerre dans la jungle africaine et lui
raconta comment, après avoir échappé à la captivité allemande avec un autre sol­
dat, il avait vu son compagnon dévoré par des léopards.
Tandis que Poulting cherchait ainsi à récupérer ses souvenirs, la police le
retrouva, en mars 1930, errant dans les rues, complètement désorienté. Il déclara
à Franz que son nom était Charles Poultney, il indiqua la date et le lieu de sa nais­
sance, son adresse à Dublin, le nom de ses parents, de ses frères et sœurs, de sa
femme et de ses deux enfants. On pensa qu’il avait été à Dublin en septembre
1914. Il était venu aux États-Unis en 1913 et avait vécu dans le Michigan. Il
n’avait aucun souvenir de ce qui s’était passé après septembre 1914. « C’était un
homme de 42 ans dont les souvenirs et l’expérience de la vie s’arrêtaient à 27
ans. »
Franz essaya de lui faire retrouver les souvenirs de la seconde partie de sa vie,
en lui montrant des cartes des pays où l’on savait qu’il avait séjourné. En étudiant
la carte de l’Afrique orientale anglaise, Poultney fut soudain profondément ému
en montrant du doigt une petite ville : là, dit-il, il avait eu un petit singe appri­
voisé qui avait été dévoré par les léopards. (D’un point de vue dynamique, cette
émotion se rapportait manifestement au souvenir bien plus terrifiant d’avoir vu
son compagnon dévoré par les léopards dans cette même région.) Cette abréac-
tion émotionnelle libéra tout un flot de souvenirs. « En quelques minutes il revé­
cut quinze années de sa vie. Il s’était retrouvé et reconnu. »
L’histoire de ce patient était ainsi découpée en trois périodes d’inégale lon­
gueur, que Franz appela les personnalités A, B et C. La personnalité A (Poulting)
allait de sa naissance à septembre 1914. La personnalité B ne s’étendait que sur
quelques mois, de septembre 1914 à février 1915 : ce fragment de personnalité
avait été éliminé, probablement sous l’effet d’un traumatisme psychologique sur
les champs de bataille du nord de la France. La personnalité C partait de février
1915 et s’étendait jusqu’à 1930, date à laquelle Franz commença à s’occuper de
lui. Au début du traitement, le patient n’avait conscience que de sa personnalité
C ; il avait complètement oublié A et B. Après son épisode de confusion mentale,
il avait retrouvé A mais avait perdu B et C. Franz parvint à réunir A et C, mais
non le chaînon intermédiaire, B, d’où le titre de son livre : Persons One and
Three61.

Personnalités multiples successives, amnésiques dans un seul sens


L’expression signifie que la personnalité A ne sait rien de la personnalité B
tandis que cette dernière a conscience non seulement d’elle-même, mais aussi de
la personnalité A. La célèbre patiente d’Azarn, Félida, représente le prototype de
cette catégorie de personnalités multiples. Eugène Azam (1822-1899), profes­

61. S.I. Franz, Persons One and Three. A Study in Multiple Personalities, New York,
McGraw-Hill, Inc., 1933.
168 Histoire de la découverte de l’inconscient

seur de clinique chirurgicale à la faculté de médecine de Bordeaux, s’était inté­


ressé à l’hypnotisme à une époque où il était en discrédit dans les milieux scien­
tifiques. De 1858 à 1893, il observa et étudia par intervalles le cas d’une femme,
Félida X., à propos de laquelle il créa le terme de « dédoublement de la person­
nalité ». Il fit plusieurs communications sur sa patiente à différentes sociétés
médicales, puis rassembla ses observations, les compléta et les publia en 1887
avec une introduction de Charcot62.

Félida était née à Bordeaux en 1843. Son père, capitaine dans la marine mar­
chande, mourut quand elle était encore très jeune. Elle eut une enfance difficile ;
elle dut travailler de bonne heure comme ouvrière couturière pour gagner sa vie.
Vers l’âge de 13 ans, elle présenta quelques symptômes hystériques. Elle était
d’un caractère morose, parlait peu, travaillait avec ardeur, mais se plaignait
constamment de maux de tête, de névralgies et d’une multitude de symptômes.
Presque chaque jour, elle avait sa « crise » : elle éprouvait de violentes douleurs
dans les tempes, puis tombait pour une dizaine de minutes « dans un accablement
profond, semblable au sommeil ». Quand elle revenait à elle, c’était une personne
toute différente, gaie, vive, parfois exaltée, complètement débarrassée de ses
douleurs. Cet état durait habituellement quelques heures, puis elle retombait pour
quelques instants dans son état léthargique qui la ramenait à sa personnalité ordi­
naire. Azam note que, dans son état ordinaire, Félida faisait preuve d’une bonne
intelligence moyenne, mais qu’elle se révélait plus brillante dans son état second
où elle se souvenait parfaitement non seulement de ce qui s’était passé lors de ses
accès antérieurs, mais aussi de toute sa vie normale. Dans son état normal, elle
ignorait tout de son état second : elle n’en avait connaissance que par ce que les
autres lui en disaient. De temps en temps, Félida présentait un autre genre de
crise, qu’Azam appelait son troisième état, caractérisé par une violente angoisse
et des hallucinations terrifiantes.
Un jour Félida consulta Azam pour des nausées et un glonflement de l’abdo­
men. Azam diagnostiqua une grossesse, mais Félida protesta : elle ne comprenait
pas comment ce pourrait être possible. Peu après, dans son état second, elle lui dit
en riant qu’elle savait bien qu’elle était peut-être enceinte, mais qu’elle en prenait
assez gaiement son parti. Elle épousa un ami d’enfance à qui elle s’était aban­
donnée dans son état second, elle donna naissance à son enfant et sa santé s’amé­
liora notablement. Elle ne vint plus voir Azam qui la perdit de vue pendant seize
ans. Tous ses symptômes réapparurent lors de sa seconde grossesse.
Parmi les divers symptômes de Félida, Azam décrit des troubles nerveux végé­
tatifs assez particuliers, qui allèrent en empirant. C’est ainsi qu’elle présentait des
hémorragies pulmonaires et gastriques sans aucun signe de lésion organique. La
nuit, un peu de sang s’écoulait continuellement de sa bouche. Chaque partie de
son corps, par exemple la moitié du visage, était susceptible d’enfler subitement.
En 1876, Azam retrouve Félida, alors âgée de 32 ans et tenant une petite épi­
cerie. Elle présentait toujours les mêmes symptômes. Mais maintenant les rap­
ports entre sa personnalité première et sa personnalité seconde s’étaient inversés,
c’est-à-dire que les périodes de personnalité seconde étaient beaucoup plus

62. Étienne Eugène Azam, Hypnotisme, double conscience et altération de la personnalité,


préface de J.M. Charcot, Paris, Baillière, 1887.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 169

longues que celles de sa personnalité « normale ». Son état « normal » empira.


Dans son état second elle se sentait mieux et plus libre, se souciait davantage de
sa toilette, était plus affectueuse à l’égard de sa famille. Elle se souvenait de sa
vie entière. Pendant les courtes périodes où elle retrouvait sa personnalité pre­
mière, elle oubliait une bonne partie de ce qu’elle avait vécu (puisqu’elle ignorait
tout de son autre personnalité), elle était plus laborieuse, mais d’humeur maus­
sade et désagréable à l’égard de son mari. A tous égards, le prétendu état normal
se montrait moins souhaitable que l’état second ou anormal. Les onze accouche­
ments de Félida se déroulèrent toujours en condition « normale ». Quel que fût
l’état où elle se trouvait, elle le qualifiait de « normal » et l’autre d’anormal.
Azam suivit Félida jusqu’en 1887, et publia plusieurs études complémentaires
à son sujet. Son état second devint de plus en plus l’état prédominant, sans tou­
tefois éliminer l’autre complètement. Tant qu’Azam la suivit, Félida présenta de
brèves rechutes dans son état normal premier. Les troubles nerveux végétatifs
empirèrent au point qu’elle eut de fréquentes hémorragies de toutes les
muqueuses, bien qu’elle ne présentât aucun signe de maladie organique sérieuse.

La plupart des cas de personnalités multiples sont de ce type : amnésie à sens


unique. Comme nous l’avons vu, B connaît parfaitement A, tandis que A ignore
tout de B. Par ailleurs, S.W. Mitchell souligne que, dans tous les cas connus, la
personnalité B apparaît plus libre et plus gaie, tandis que la personnalité A
semble inhibée, obsédée et déprimée. Myers, puis Janet notèrent qu’il ne conve­
nait pas, comme l’avait fait Azam, de qualifier la personnalité A de normale et la
personnalité B d’anormale. En fait, c’est la personnalité A qui est malade, tandis
que la personnalité B peut être interprétée comme un retour à l’ancienne person­
nalité saine, d’avant l’installation de la maladie.
Parmi de nombreux exemples de personnalités multiples de ce type, nous en
choisirons un autre, celui d’Elena, la patiente de Morselli, qui représente peut-
être le cas le plus remarquable de personnalité multiple jamais publié. Morselli
suivit et traita Elena pendant trois ans63. Le compte rendu qu’il publia dans une
revue italienne nous offre une monographie très détaillée d’un cas de ce type.

En mai 1925, Morselli reçut, dans sa clinique psychiatrique de Milan, Elena F.,
professeur de piano âgée de 25 ans. Elle s’adressa à lui dans un français parfait.
Morselli lui demanda pourquoi elle ne lui parlait pas en italien, sa langue mater­
nelle. Elle lui répondit, apparemment surprise, qu’elle était en train de parler ita­
lien. Elle souffrait d’une impression d’étrangeté et de mystère, elle se plaignait de
ce que les gens lisaient ses pensées, et disait entendre des voix qui proféraient de
terribles accusations contre elle. Elle assura Morselli que son père était mort, ce
qui était faux. Tandis que Morselli la soumettait à un examen neurologique, elle
tomba pendant un court instant dans un état léthargique, puis, s’exprimant cette
fois-ci en italien, elle manifesta sa surprise de voir Morselli qu’elle ne reconnut
pas.
A partir de ce moment, les personnalités française et italienne se manifestèrent
alternativement. Elena croyait toujours parler italien. Dans son état français elle

63. G.E. Morselli, « Sulla dissoziazione mentale », Rivista sperimentale di freniatria, LIV
(1930), p. 209-322.
170 Histoire de la découverte de l’inconscient

parlait l’italien à la française et inversement. Outre ces deux personnalités, elle


traversait de temps à autre des états délirants, avec des hallucinations terrifiantes
où elle voyait, par exemple, son père tuer sa mère (Azam avait également décrit
des états semblables sous le nom de « troisième état » de Félida).
La personnalité italienne d’Elena ignorait tout de son pendant français, tandis
que sa personnalité française avait conscience d’elle-même et de sa personnalité
italienne. La personnalité française était manifestement psychotique, tandis que
la personnalité italienne semblait moins gravement atteinte.
Une enquête faite par Morselli révéla que le père d’Elena était un industriel
âgé de 66 ans, et que sa mère, âgée de 62 ans, était une femme gravement névro­
sée et alcoolique. La vie à la maison était devenue insupportable en raison des
violentes scènes entre les parents. Elena avait toujours été maladive. Toute sa
passion et toute son énergie allaient à la musique. Elle manifestait une profonde
aversion pour les questions sexuelles et n’avait jamais vécu d’aventure amou­
reuse. Des maladies pulmonaires, parmi d’autres, lui avaient valu de passer de
longues périodes dans des stations climatiques. Les troubles mentaux avaient
commencé à la suite d’un séjour avec son père dans un village au bord du lac
Majeur.
La thérapeutique de Morselli reposait sur deux principes : 1. Voyant que la
personnalité italienne était la plus saine, il s’efforça d’y maintenir Elena le plus
longtemps et le plus souvent possible. Il découvrit qu’il pouvait la faire glisser à
volonté de la personnalité française à la personnalité italienne en lui faisant lire à
haute voix une cinquantaine de vers de Dante. 2. Il chercha à élucider avec elle
son passé, sans recourir à l’hypnose. Morselli était frappé par son apparente igno­
rance des réalités sexuelles et par certaines lacunes dans sa mémoire : elle n’avait
gardé aucun souvenir des semaines passées avec son père au bord du lac Majeur ;
elle ne se rappelait même pas le nom du lieu.
Elena retrouva progressivement ses souvenirs oubliés au prix d’abréactions
émotionnelles terrifiantes. Elle se rappela avoir été la victime des désirs inces­
tueux de son père (ce qui fut confirmé par d’autres témoignages). Elle gardait en
particulier un souvenir horrible de ses tentatives de lui introduire sa langue dans
la bouche. Elle s’était ainsi réfugiée dans sa personnalité française pour essayer
d’oublier la « langue » de son père et ses autres tentatives incestueuses.

Morselli s’efforça ensuite d’unir les personnalités française et italienne, de les


fondre en une autre personnalité. Les symptômes psychotiques s’atténuèrent pro­
gressivement. Le traitement s’était donc avéré efficace, mais peu de temps après
avoir quitté l’hôpital, en juillet 1927, Elena mourut d’une infection rénale.
Un autre cas très remarquable de personnalité multiple est celui de Mario-
Fiacca, dont l’observation fit l'objet d’une publication par un autre éminent psy­
chiatre italien, Beppino Disertori, en 193964.

Il s’agissait d’un saltimbanque entré dans le service de Disertori en 1937 à


l’âge de 30 ans, après une longue suite de vicissitudes parmi lesquelles figuraient
le choc nerveux qu’il avait subi à la suite d’une explosion et une encéphalite

64. Beppino Disertori : « Sulla biologia dell’ isterismo », Rivista sperimentale difreniatria,
LXIII (1939).
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 171

léthargique avec ses séquelles. Au moment où Disertori l’observa, ce malade pré­


sentait deux états alternants de sa personnalité, caractérisés chacun par des symp­
tômes neurologiques, végétatifs et psychiques différents. Toutes les nuits, et par­
fois aussi dans la journée, le malade entrait en somnambulisme et l’on notait
alors une amélioration considérable de ses symptômes d’hypertonie extrapyra­
midale et de bradycinésie ; en revanche, apparaissaient alors une anesthésie et
une analgésie complètes, au point qu’il fut possible de l’opérer d’un phlegmon
sans le secours d’un anesthésique. Au cours de ces périodes, le malade devenait
Fiacca, c’est-à-dire qu’il régressait de dix ans, se croyait en 1927 à l’époque où
on le nommait Fiacca ; il donnait alors à Disertori et aux personnes présentes les
noms de compagnons avec lesquels il avait vécu au cirque en 1927. Lorsqu’il
reprenait sa personnalité habituelle, le patient perdait son anesthésie et son anal­
gésie, les symptômes post-encéphaliques se renforçaient, il revenait à l’année
1937, se désignait par son vrai nom de Mario, et identifiait correctement ceux qui
étaient autour de lui. Épisodiquement apparut un autre état de la personnalité à
caractère délirant : le malade se croyait au paradis — un paradis dont la descrip­
tion correspondait à ce qu’il avait vu dans un film sur la Divine Comédie. Lors­
qu’il était Mario, le patient ne connaissait rien de Fiacca ; lorsqu’il était Fiacca,
il se souvenait de ses états somnambuliques antérieurs mais ne savait rien du
Mario de 1937. L’interprétation que Disertori donne de ce cas est principalement
fondée sur les théories de Pavlov.

Agglomérats de personnalités
Longtemps, les seuls cas publiés furent ceux de « dédoublement de la person­
nalité ». Mais on s’aperçut ensuite que l’esprit humain ressemblait à une sorte de
matrice dont pouvait surgir toute une série de personnalités, capables de s’affir­
mer comme telles. Les mesmériens avaient découvert qu’en soumettant aux pro­
cédés hypnotiques un patient déjà hypnotisé, une troisième personnalité pouvait
éventuellement apparaître, aussi différente de la personnalité magnétique habi­
tuelle que celle-ci l’était de l’individu normal, à l’état de veille. Pierre Janet fut
un des premiers à effectuer des expériences systématiques avec Lucie, Léonie et
Rose — pour étudier ces sous-personnalités hypnotiques multiples. Il montra
combien il était important de prendre ou de donner un nom : « Une fois baptisé,
le personnage inconscient est plus déterminé et plus net, il montre mieux ses
caractères psychologiques »65.
Ces agrégats de personnalités peuvent aussi se manifester spontanément,
encore qu’il soit toujours difficile de savoir dans quelle mesure, par ses sugges­
tions conscientes ou inconscientes, l’investigateur ne hâte pas la manifestation et
la multiplication de ces personnalités. Parmi les cas les plus connus nous citerons
ceux de Miss Beauchamp à qui Morton Prince consacra une monographie restée
classique.

Christine Beauchamp, née en 1875, avait 23 ans quand Morton Prince fit sa
connaissance en 1898. Elle était alors étudiante dans un collège de la Nouvelle-

65. Pierre Janet, L’Automatisme psychologique, Paris, Alcan, 1889, p. 318.


172 Histoire de la découverte de l’inconscient

Angleterre. C’était une jeune fille cultivée, mais très timide, qui passait tout son
temps à lire. Elle avait un vif sentiment du devoir, était travailleuse, scrupuleuse,
fière et réservée, et elle éprouvait une réticence morbide à parler d’elle-même.
Elle souffrait de maux de tête, de fatigue et d’aboulie, et c’est pourquoi elle
consulta Morton Prince qui la prit en traitement. Prince savait que Miss Beau-
champ avait perdu sa mère à l’âge de 13 ans, qu’elle avait toujours été malheu­
reuse à la maison et qu’elle avait souffert de plusieurs traumatismes psychiques
entre 13 et 16 ans, au point de s’être un jour enfuie de la maison.
Pour la libérer de ses troubles neurasthéniques, Prince entreprit de l’hypnoti-
ser, ce qui fut facile. Sous hypnose elle perdait la réserve artificielle qu’elle gar­
dait à l’état de veille, mais à part cela elle présentait la même personnalité de
base. Quelques semaines plus tard, Prince eut la surprise de constater que, lors­
qu’il l’hypnotisait, elle présentait selon les cas deux états différents (qu’il appela
B II et B ÛI, réservant BI à sa personnalité à l’état de veille). Tandis que B É cor­
respondait à la personnalité ordinaire de Miss Beauchamp (avec des traits de
caractère renforcés), B III en était exactement le contraire : elle était gaie, vive,
insouciante, insubordonnée et il lui arrivait souvent de bégayer. B I (Miss Beau-
champ dans son état normal) ignorait tout de ses deux sous-personnalités hyp­
notiques ; BII connaissait BI, mais non B ni. Quant à BIII, elle connaissait par­
faitement BI et B II. La seconde sous-personnalité hypnotique, BIII, que Prince
appela Chris, choisit elle-même le nom de Sally. Elle n’avait que dédain et
mépris pour BI qu’elle trouvait stupide. Sally n’avait cependant pas la culture de
Miss Beauchamp et ne parlait pas français. Bientôt Sally manifesta indirectement
sa présence dans la vie de Miss Beauchamp en lui suggérant des mots et des actes
stupides : c’était là une sorte d’acting out. Quelques mois plus tard, Sally entra
directement en scène sous la forme d’une personnalité alternante manifeste qui
savait tout ce qu’avait pu dire ou faire Miss Beauchamp, et celle-ci restait tou­
jours perplexe et déconcertée, parce qu’elle ne savait jamais quels mauvais tours
Sally lui avait joués dans l’intervalle.
Plus tard émergea une nouvelle personnalité, B IV, « l’idiote » : il semblait
s’agir d’une personnalité régressive. Prince découvrit alors que Miss Beauchamp
avait souffert d’un choc nerveux à l’âge de 18 ans. De 1898 à 1904, dit Prince,
toutes ces personnalités jouèrent « une comédie des erreurs, parfois grotesque,
parfois tragique ». Prince connut des moments difficiles, mais il réussit finale­
ment à fondre toutes ces personnalités en une, la véritable Miss Beauchamp.
Prince décrivit les détails de ce traitement — que l’on pourrait qualifier de thé­
rapeutique de groupe — dans son ouvrage The Dissociation ofa Personality^6.

Quelque compliqué que puisse paraître ce cas, il l’est pointant moins que celui
de Doris, publié par Walter Franklin Prince66
67. Ce cas, bien trop long et trop
complexe pour être analysé ici, comporte plusieurs énigmes très difficiles à
expliquer, comme le fait que l’une des sous-personnalités (Doris Malade) se

66. Morton Prince, The Dissociation of a Personality, New York et Londres, Longmans,
Green and Co., 1906.
67. Walter Franklin Prince, « The Doris Case of Quintuple Personality », Journal ofAbnor­
mal Psychology, XI (1916-1917), p. 73-122. James H. Hyslop et Walter Franklin Prince, « The
Doris Fisher Case of Multiple Personality », Journal of the American Society of Psychical
Research, X (1916), p. 381-399,436-454,485-504,541-558,613-631,661-678.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 173

laissa progressivement absorber par la personnalité primaire (la Véritable Doris),


tandis qu’une autre (Margaret) s’effaça lentement en diminuant d’âge progressi­
vement et disparut avec tous ses souvenirs, alors qu’une autre encore, la Véri­
table Doris Dormante, « cessa simplement de se manifester ».

Remarques générales sur la multiplicité de personnalités


Nous avons vu que ceux qui ont étudié les personnalités multiples ont décrit
des cas de plus en plus complexes, allant de brèves fugues dans le cadre de l’au­
tomatisme ambulatoire aux cas de personnalités multiples prolongés, extraordi­
nairement complexes et mystérieux. Plusieurs auteurs se sont appliqués à décrire
des cas atténués et atypiques. On expliquait les manifestations du double par une
sorte de projection de la personnalité secondaire. Binet en France68, Lucka en
Allemagne69 ont décrit les phénomènes de dépersonnalisation et de fausse recon­
naissance comme des formes passagères, atténuées, du dédoublement de la
personnalité.
Pour expliquer ces phénomènes, diverses théories ont vu le jour. La discussion
se situa d’abord entre les associationnistes, qui parlaient de dissociation mentale
et de perte de contact entre les deux principaux groupes d’associations, et les
organicistes, qui défendaient l’idée d’un trouble organique cérébral. Plus tard,
vers la fin du XIXe siècle, on mit en lumière les facteurs de motivation, de rôle, de
régression et de progression mettant en jeu l’ensemble de la personnalité ;
comme nous le verrons, ce sera surtout le point de vue de Floumoy. Gardner
Murphy conclut que « la plupart des cas de personnalités multiples semblent
essentiellement représenter les efforts de l’organisme pour vivre, à des moments
différents, des systèmes de valeurs différents »70. Les cas de personnalités mul­
tiples illustrent ainsi de façon dramatique le fait que l’unité de la personnalité
n’est pas une donnée naturelle de l’individu, mais qu’il lui revient de la réaliser
lui-même au prix d’efforts tenaces qui pourront éventuellement s’étendre sur
toute la durée de sa vie.

Après 1910, on assista à un mouvement de réaction contre la notion de multi­


plicité des personnalités : on allégua que les chercheurs, de Despine à Prince,
s’étaient laissés duper par des patients mythomanes et que, sans s’en rendre
compte, ils avaient eux-mêmes créé les manifestations qu’ils observaient. Les
nouvelles psychiatries dynamiques s’intéressent peu aux problèmes de la multi­
plicité de personnalités. De nos jours, cependant, un regain d’intérêt s’est mani­
festé. En Italie, Morselli71 a décrit deux cas remarquables, celui d’Elena, dont
nous avons déjà parlé, et celui de Marisa72 dont F électro-encéphalogramme se

68. Alfred Binet, La Suggestibilité, Paris, Schleicher, 1900.


69. Emil Lucka, « Verdoppelungen des Ich », Preussische Jahrbücher, CXV, n° 1 (1904),
p. 54-83.
70. Gardner Murphy, Personality, New York, Harper and Row, 1947, p. 433-451.
71. G.E. Morselli, « Le Personalita altemanti », Revista de psicologia normale, patologica
e applicata, XLII (1946), p. 24-52.
72. G.E. Morselli, « Personalita alternante e patologia affetiva », Archivio de psicologia,
neurologia i psichiatria, XIV (1953), p. 579-589.
174 Histoire de la découverte de l’inconscient

révéla différent dans ses deux personnalités. En Suisse, Binder a publié deux cas
de dédoublement de la personnalité : dans l’un de ces cas la personnalité seconde
envoyait des lettres anonymes à la première qui, de son côté, participait aux
recherches entreprises pour en retrouver l’auteur73. Aux États-Unis il y eut le cas
sensationnel de Thipgen et Cleckley, qui suscita un vif intérêt et dont on tira
même un film7475 .

Entités cliniques typiques : l’hystérie

Du point de vue clinique, le tout premier centre d’intérêt de la psychiatrie


dynamique fut le somnambulisme. Puis ce fut le tour des personnalités multiples.
Enfin, vers la fin du XIXe siècle, c’est l’hystérie qui passa au premier plan, et c’est
ainsi que l’on parvint à une synthèse entre les théories des hypnotiseurs et celles
de la psychiatrie officielle.
Pendant vingt-cinq siècles l’hystérie était restée une maladie étrange, aux
symptômes incohérents et incompréhensibles. La plupart des médecins y
voyaient une affection spécifiquement féminine qu’ils rattachaient à des pertur­
bations des fonctions utérines. A partir du XVIe siècle, certains médecins soutin­
rent que l’hystérie avait son siège dans le cerveau et qu’elle pouvait aussi, à l’oc­
casion, frapper des hommes. En France, Briquet fut le premier à entreprendre une
étude objective et systématique de l’hystérie, étude qu’il publia en 1859 dans son
célèbre Traité de l’hystérie15.
Spécialiste des maladies internes, Briquet avait été chargé d’un service d’hys­
tériques à l’hôpital de la Charité de Paris. D ne tarda pas à s’apercevoir que ces
patientes étaient très différentes de ce que l’on prétendait et que l’hystérie n’avait
jamais fait l’objet de recherches sérieuses. En l’espace de dix ans, avec le
concours de son équipe hospitalière, il étudia 430 hystériques. Il définit l’hystérie
comme « une névrose de l’encéphale dont les phénomènes apparents consistent
principalement dans la perturbation des actes vitaux qui servent à la manifesta­
tion des sensations affectives et des passions ». H dénombra un cas d’hystérie
masculine pour vingt cas d’hystérie féminine, ce qu’il attribua à la plus grande
émotivité des femmes. Briquet s’opposa absolument à la thèse, alors communé­
ment admise, qui rattachait l’hystérie à des obsessions ou des frustrations
sexuelles (il constata que l’hystérie était pratiquement inexistante parmi les reli­
gieuses, tandis qu’elle se rencontrait fréquemment parmi les prostituées de
Paris). H attacha une grande importance aux facteurs héréditaires (25 % des filles
d’hystériques devenaient hystériques à leur tour). H s’aperçut aussi que l’hystérie
était plus fréquente dans les couches sociales inférieures, et plus fréquente à la
campagne qu’en ville. Il trouva également que l’hystérie était la conséquence
d’émotions violentes, de chagrins prolongés, de conflits familiaux, d’amour déçu

73. Hans Binder, « Das anonyme Briefschreiben », Schweizer Archiv fiir Neurologie und
Psychiatrie, LXI (1948), p. 41-43, et LXII, p. 11-56 (cas d’Alber F. et Beinrich L.).
74. Corbett H. Thipgen et Hervey Cleckley, The Three Faces of Eve, New York, Mac
Graw-Hill, Inc., 1957.
75. P. Briquet, Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie, Paris, Baillière, 1859.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 175

chez des sujets prédisposés et hypersensibles..Charcot devait reprendre, plus


tard, l’essentiel de cette conception de l’hystérie.
Entre-temps, les magnétiseurs et les hypnotiseurs avaient amassé de nom­
breuses observations sur l’hystérie et ses rapports avec le somnambulisme et les
autres maladies magnétiques. On en arriva finalement à concevoir l’hystérie
comme une synthèse grandiose de tous ces divers états. Cette nouvelle concep­
tion de l’hystérie s’appuyait sur trois ordres d’arguments.
On constatait d’abord l’association fréquente de plusieurs de ces états chez des
hystériques comme chez d’autres malades. On savait depuis longtemps que les
hystériques présentaient aisément des états léthargiques, cataleptiques ou exta­
tiques. En 1787, Petetin soutenait que la catalepsie n’était qu’une forme spéciale
de l’hystérie. Lors d’une crise hystérique, le sujet pouvait passer successivement
par des phases de léthargie, de catalepsie, de somnambulisme, d’extase ou d’hal­
lucinations. On retrouvait aussi fréquemment chez des hystériques des manifes­
tations de personnalités multiples, et le passage d’une personnalité à l’autre
débutait souvent par une crise de léthargie ou par tout autre état magnétique.
Par ailleurs, l’hypnose pouvait provoquer des manifestations très proches de
ces divers tableaux cliniques. Dès le début, on considéra l’hypnose elle-même
comme un somnambulisme artificiel. On s’était bientôt aperçu que l’hypnose
pouvait amener des états léthargiques, cataleptiques, extatiques, certaines formes
d’hallucinations, ainsi que des métamorphoses passagères de la personnalité.
C’était même à l’occasion de séances d’hypnotisme répétées qu’on avait décou­
vert le phénomène de la dissociation de la personnalité. Les premiers magnéti­
seurs avaient déjà décrit des personnalités apparues sous l’effet du magnétisme,
personnalités qui se choisissaient même parfois des noms mesmériens76.
Enfin, l’expérience avait montré que l’hypnotisme pouvait guérir toutes ces
affections, du moins lorsque les conditions étaient favorables. Les premiers
magnétiseurs avaient déjà à leur actif des guérisons apparemment miraculeuses
de sujets hystériques et, comme nous l’avons déjà vu, ce fut la guérison de para­
lysies hystériques graves, par la suggestion hypnotique, qui valut à Charcot une
réputation de médecin-sorcier.
La théorie d’après laquelle l’hystérie a pour cause des désirs sexuels frustrés
ne fut jamais complètement abandonnée : non seulement elle resta enracinée
dans l’esprit du public, mais elle fut aussi soutenue par des gynécologues et de
nombreux neurologues. Ainsi que nous l’avons déjà noté, Charcot s’inspira lar­
gement des conceptions de Briquet qui contestait la théorie sexuelle de l’hystérie.
Charcot s’accordait avec Briquet pour refuser de réduire l’hystérie à une névrose
sexuelle, n reconnut néanmoins que la composante sexuelle jouait un grand rôle
dans la vie de ses patientes hystériques, ainsi qu’en témoigne le livre de son dis­
ciple Paul Richer sur la grande hystérie77. Les hallucinations et les actes d’un
sujet en état de crise hystérique, disait Richer, peuvent être la réactualisation d’un
traumatisme psychique antérieur (par exemple la fuite devant un chien enragé),
mais ils se rapportent la plupart du temps à un épisode de nature sexuelle (soit à

76. Anonyme, Mesmerism : Its History, Phenomena, and Practice : with Reports of Cases
developed in Scotland, Édimbourg, Fraser and Co., 1843, p. 101-106.
77. Paul Richer, Études cliniques sur l’hystéro-épilepsie ou grande hystérie [...], Paris,
Delahaye et Lecrosnier, 1881.
176 Histoire de la découverte de l’inconscient

un événement dramatique, comme une tentative de viol, soit à des scènes


d’amour plus ou moins passionnées).
Le même sujet peut, en d’autres occasions, avoir des hallucinations dirigées
par son imagination. La crise hystérique peut aussi être l’expression des désirs les
plus secrets du sujet. Tel était le cas de l’une des malades de Richer, tombée
amoureuse d’un homme qu’elle n’avait vu qu’une seule fois et qui, dans son
délire hystérique, donnait libre cours à des sentiments qu’elle dissimulait soi­
gneusement dans son état normal.
Vers la fin du xixe siècle, on chercha à opérer une synthèse entre la théorie
sexuelle de l’hystérie et celle du dédoublement de la personnalité, élaborée par la
première psychiatrie dynamique. Binet déclarait en 1887 : « Je tiens pour suffi­
samment établi le fait que, d’une façon générale, deux états de conscience s’igno­
rant mutuellement peuvent coexister dans l’esprit d’un sujet hystérique. » En
1889, il proclamait : « Le problème que je cherche à résoudre est de comprendre
comment et pourquoi s’installe chez des sujets hystériques une dissociation de la
conscience »78. Un gynécologue américain, A.F.A. King, proposa une réponse :
la clé du problème, dit-il, c’est que l’individu obéit à deux principes physiolo­
giques, à savoir, le «principe d’autoconservation» et le «principe de
reproduction »79.
Dans certaines circonstances, la vie civilisée peut empêcher une femme de
satisfaire le « principe de la reproduction ». Le processus hystérique serait donc
l’expression du fonctionnement automatique de cette tendance, et parce que ce
processus est incapable d’atteindre son but, il ne peut que se manifester de façon
répétée, pendant des mois et des années.
A l’appui de sa théorie, King s’était livré à une analyse phénoménologique
détaillée de la crise hystérique. Il remarque d’abord que si « des centaines de cas
d’hystérie ont été observés chez des hommes », il n’en reste pas moins que cette
maladie atteint le plus souvent des femmes entre la puberté et la ménopause, en
particulier celles qui n’ont pu satisfaire leurs désirs sexuels. Les crises sont plus
fréquentes au printemps et en été, elles surviennent davantage chez les femmes
oisives que chez celles qui sont engagées dans la lutte pour l’existence. La crise
ne se manifeste jamais quand la malade est seule. La femme est apparemment
inconsciente, mais en fait il n’en est rien. Au cours de sa crise elle ne paraît pas
réellement malade, « sa beauté n’en est pas altérée » et souvent elle se révèle par­
ticulièrement séduisante pour les hommes. Tant qu’elle est dans cet état, un léger
attouchement lui causera de violentes douleurs, qu’une ferme pression, voire des
gestes rudes feront disparaître. La crise terminée, la femme se sent toujours hon­
teuse de ce qui s’est passé. Elle cherche à susciter la sympathie, mais plus on lui
en témoigne, plus son état empire. Bref, « il y a une méthode dans sa folie » : tout
son comportement semble viser un but précis, et elle « donne l’impression de
jouer un rôle ». Elle se comporte en tous points comme une femme qui s’expo­
serait délibérément au viol, tout en en rejetant apparemment l’idée. La théorie du
dédoublement de la personnalité permet de comprendre pourquoi la patiente ne

78. Alfred Binet, On Double Consciousness. Experimental Psychological Studies,


Chicago, Open Court Publishing Co., 1889-1890.
79. A.F.A. King, « Hysteria », The American Journal of Obstetrics, XXIV, n° 5 (mai
1891), p. 513-532.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 177

se rend pas compte du rapport existant entre ses crises et ses besoins sexuels.
Cette conception de l’hystérie était remarquablement proche de celle formulée à
la même époque à Vienne par Moritz Benedikt.
D est intéressant de noter que cette conception de l’hystérie est sous-jacente à
la description de Salammbô par Flaubert, dans son roman publié en 1859 : c’est
le portrait d’une jeune fille hystérique, souffrant d’obsessions sexuelles, dont elle
ne saisit pas la véritable nature, mais qui n’en dictent pas moins tous ses senti­
ments, ses attitudes et ses actes. Ses troubles névrotiques disparaîtront quand elle
se sera donnée au chef ennemi, se sacrifiant elle-même pour son pays80.
Charcot fut le premier à effectuer la synthèse entre les deux traditions, celle
des hypnotiseurs et celle de la psychiatrie officielle. Il se rallia à la théorie de Bri­
quet, voyant dans l’hystérie une névrose de l’encéphale chez des sujets constitu­
tionnellement prédisposés (éventuellement des hommes), et soulignant son ori­
gine psychogène. D’autre part, Charcot mit sur le même plan l’hypnose et
l'hystérie et reprit sans même s’en rendre compte la conception des anciens
magnétiseurs quant à l’équation entre le somnambulisme, la léthargie et la cata­
lepsie. H rapprocha aussi de l’hystérie un certain nombre de cas d’automatisme
ambulatoire et de dédoublement de la personnalité.
Au-delà de cette synthèse clinique, on fit appel aux notions de la première psy­
chiatrie dynamique pour expliquer le mécanisme même de l’hystérie. Charcot
décrit parfois l’hystérie comme un état de semi-somnambulisme permanent,
conception que Solfier développa plus tard en appelant cet état le « vigilambu­
lisme ». Une autre conception, esquissée par Binet et développée par Janet, fai­
sait de l’hystérie un état permanent de dédoublement de la personnalité. En fait,
ces conceptions ne marquèrent pas seulement le sommet de la première psychia­
trie dynamique, mais servirent de point de départ à la construction de nouvelles
théories, en particulier celles de Janet, Breuer, Freud et Jung.

Nouveaux modèles de l’esprit humain

L’étude et la pratique du magnétisme et de l’hypnotisme avaient conduit leurs


adeptes à s’interroger sur la constitution de l’esprit humain. Deux sortes de
modèles se dégagèrent : d’abord d’une conception dualiste de l’esprit humain
(dipsychisme), puis une conception pluraliste (polypsychisme), voyant dans l’es­
prit humain un agrégat de sous-personnalités.

Le dipsychisme
Les premiers magnétiseurs furent très frappés par la nouvelle vie qui se mani­
festait pendant le sommeil magnétique, vie dont le sujet n’avait pas conscience,
et par la révélation d’une personnalité souvent plus brillante, vivant sa vie propre,
sans solution de continuité d’une séance à l’autre. Pendant tout le XIXe siècle, on
s’intéressa vivement au problème de la coexistence entre ces deux « esprits » et

80. C’est ce qu’a bien compris et développé Jules de Gaultier, Le Génie de Flaubert, Paris,
Mercure de France, 1913, p. 101-110.
178 Histoire de la découverte de l’inconscient

de leurs relations mutuelles. D’où la notion de la « dualité du moi » ou


« dipsychisme ».
Dès l’abord, les idées divergèrent sur la question de savoir s’il fallait considé­
rer cet autre esprit, celui qui restait caché, comme « fermé » ou « ouvert ». Selon
la première conception, cet esprit caché est « fermé », en ce sens qu’il ne
comporte que des données qui, à un moment ou un autre, ont traversé l’esprit
conscient, en particulier des souvenirs oubliés ou éventuellement les souvenirs
d’impressions fugitives de l’esprit conscient, ou encore les souvenirs de rêves
éveillés ou de jeux de l’imagination. Certains auteurs pensaient que ces données
oubliées pouvaient subir un développement autonome, indépendant du chemi­
nement de l’esprit conscient. La théorie du dipsychisme fut exposée en particu­
lier par Dessoir dans un ouvrage célèbre à l’époque, Das Doppel-Ich (le double-
moi), paru en 1890, dans lequel il développe l’idée de deux niveaux de l’esprit
humain ayant chacun ses caractéristiques propres81. Chacun de ces deux « moi »
comporte, à son tour, des chaînes d’associations complexes. Dessoir parlait
d’Oberbewusstsein et d’Unterbewusstsein, de «conscience supérieure» et de
« conscience inférieure ». Cette dernière se manifesterait en partie dans nos rêves
et de façon plus claire encore pendant le somnambulisme spontané. L’hypnose
provoquée revient à évoquer le moi secondaire qui prend ainsi, pour un temps, le
devant de la scène. Quant au dédoublement de la personnalité, Dessoir pensait
que la seconde personnalité était devenue suffisamment forte pour supplanter la
personnalité principale et contester sa prééminence. Chacun, ajoutait-il, porte en
soi les germes du dédoublement de la personnalité. D’autres auteurs, après Des­
soir, complétèrent cette théorie, rassemblant d’abondants matériaux où figuraient
l’inspiration, le mysticisme et les manifestations du spiritisme82.
D’autres auteurs affirmaient que l’inconscient était « ouvert », c’est-à-dire vir­
tuellement en communication avec un mystérieux monde extra-individuel. Rap­
pelons que les premiers magnétiseurs allemands croyaient que le sommeil
magnétique permettait à certains sujets de communiquer avec F Ame du Monde,
d’où leur aptitude à voir dans le passé et à prédire l’avenir. Certains, comme le
somnambule Alexis, à Paris, soutenaient que l’histoire de l’humanité était pré­
servée intégralement. Alexis se disait capable, en état de sommeil magnétique, de
voyager dans le temps et dans l’espace et d’être ainsi témoin de tout événement
d’une époque quelconque du passé. On racontait qu’il avait ainsi retrouvé de
nombreux objets perdus83. D’autres prétendaient que, sous l’effet du sommeil
magnétique ou de la transe médiumnique, l’homme avait accès aux souvenirs de
ses vies antérieures. Avant même la grande vague spirite des aimées 1850, cer­
tains magnétiseurs affirmaient que le sommeil magnétique permettait de commu­
niquer avec des esprits désincarnés. D’autres, enfin, pensaient que l’inconscient
était capable d’appréhender des réalités supérieures, soit directement, soit sous
forme de symboles universels.

81. Max Dessoir, Das Doppel-Ich, Leipzig, Günther, 1890. (Les éditions ultérieures se sont
enrichies de faits empruntés à Binet, Janet Myers, Gumey et d’autres.)
82. Richard Hennig, « Beitrage zur Psychologie des Doppel-Ich », Zeitschrift fur Psycho­
logie, XLIX (1908), p. 1-55.
83. Le Sommeil magnétique expliqué par le somnambule Alexis en état de lucidité, intro­
duction de Henry Delaage, Paris, Dentu, 1856.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 179

Le polypsychisme
Ce terme semble avoir été forgé par le magnétiseur Durand (de Gros). Il pré­
tendait que l’organisme humain était constitué de segments anatomiques ayant
chacun son propre moi et que tous ces moi étaient soumis à un moi général, le
Moi en Chef, représentant notre conscience habituelle. Dans cette légion, chaque
sous-moi a sa conscience propre, est capable de perception et de mémoire, ainsi
que d’opérations psychologiques complexes. L’ensemble de ces sous-moi
constitue notre vie inconsciente. Durand (de Gros) alla jusqu’à soutenir que, pen­
dant une intervention chirurgicale sous anesthésie, certains de ces sous-moi souf­
fraient atrocement, tandis que le moi conscient ignorait totalement ces souf­
frances. L’hypnose écarterait le moi principal, permettant ainsi à l’hypnotiseur
d’avoir directement accès à un certain nombre de sous-moi84. La théorie du poly­
psychisme fut reprise et développée dans une perspective philosophique par Col-
senet qui la rattacha à la conception leibnizienne d’une hiérarchie de monades85.
Les magnétiseurs et d’autres chercheurs réunirent un grand nombre de don­
nées psychologiques en faveur de cette théorie. Dès 1803, Reil rapprochait le
phénomène de la dissociation de la personnalité de ce que l’on observe parfois
dans certains rêves normaux :
« Les acteurs se présentent, les rôles sont distribués. Le rêveur n’assume que le
rôle qu’il peut rattacher à sa propre personnalité. Tous les autres acteurs lui appa­
raissent comme des étrangers, et pourtant eux-mêmes et toutes leurs actions sont
bien la création de l’imagination du rêveur. Nous entendons ainsi des gens parler
des langues étrangères, nous admirons le talent d’un grand orateur, nous nous
étonnons de la profonde sagesse d’un maître qui nous explique des choses dont
nous ne nous souvenons pas avoir jamais entendu parler »86.
De tels rêves offrent le modèle d’un agrégat complexe de personnalités : le
rêveur s’identifie à l’une d’elles, tandis que les autres continuent à mener une vie
indépendante et se montrent même mieux informés que lui. Ainsi que nous
l’avons vu au chapitre premier, le chaman vivait au milieu d’une légion d’esprits
dont certains lui étaient favorables et soumis, les autres hostiles. Il en va de même
du possédé : il peut non seulement être possédé par un ou plusieurs esprits, mais
(comme le possédé de Gadara) par toute une « légion ». Le spiritisme nous a
familiarisés avec le personnage du médium capable d’évoquer une foule d’es­
prits, parfois répartis en groupes selon une sorte d’ordre hiérarchique, ainsi qu’en
témoigne le célèbre médium américain, Mrs. Piper. Nous retrouvons une situa­
tion semblable dans certains cas complexes de personnalités multiples comme
ceux de Miss Beauchamp et de Doris Fisher, lesquelles avaient un grand nombre
de personnalités, chacune possédant son rôle propre et toutes étant reliées entre
elles par un système complexe de rapports interpersonnels. La théorie du double-
moi se révélait insuffisante pour expliquer ces cas, et l’on sentit la nécessité

84. J.-P. Durand (de Gros), Polyzoïsme ou pluralité animale chez l’homme, Paris, Impri­
merie Hennuyer, 1868. J.-P. Philips (pseudonyme de Durand), Électro-dynamisme vital, Paris,
Baillière, 1855. J.-P. Durand (de Gros), Ontologie et psychologie physiologiques, Paris, Bail­
lière, 1871.
85. Edmond Colsenet, Études sur la vie inconsciente de l’esprit, Paris, Baillière, 1880.
86. J.C. Reil, Rhapsodien über die Anwendung der psychischen Kurmethode auf Geistes-
zerrüttungen, op. cit., p. 93.
180 Histoire de la découverte de l’inconscient

du concept de polypsychisme. G.N.M. Tyrrell définit parfaitement cette notion


de polypsychisme issue à la fois de la recherche médicale et de la tradition
magnétique : « La personnalité est une multiplicité dans l’unité sous une forme
qu’il est presque impossible de définir avec des mots »87. Cette multiplicité de
personnalités signifie qu’il existe différents niveaux de profondeur et un certain
ordre hiérarchique. « Il en ressort nécessairement que l’identité du moi ne corres­
pond pas à une unicité numérique telle que nous la concevons habituelle­
ment [...]. Le moi n’appartient pas à ce genre d’unité que nous attribuons à l’uni­
cité numérique. »
On ne saurait trop souligner l’influence que ces deux modèles de l’esprit, le
dipsychisme et le polypsychisme, ont exercée sur les constructions théoriques
des nouvelles psychiatries dynamiques. Le dipsychisme, sous sa forme « fer­
mée », représente le modèle dont Janet devait tirer sa notion du subconscient et
Freud sa première théorie de l’inconscient en tant qu’ensemble de tous les sou­
venirs et tendances refoulés. La théorie de l’inconscient de Jung se rattache à la
forme « ouverte », en ce sens que l’inconscient individuel est ouvert à l’incons­
cient collectif des archétypes. Freud et Jung passèrent l’un et l’autre d’un modèle
dipsychique de la personnalité humaine à un modèle polypsychique. C’est ainsi
que Freud remplaça son premier modèle (conscient-inconscient) par un modèle
ternaire (le moi-le ça-le surmoi) tandis que Jung élabora un système encore plus
complexe.

Les notions de psychogenèse et de maladie

Une des affirmations les plus constantes de la première psychiatrie dynamique


fut celle de la psychogenèse d’un certain nombre de maladies mentales et phy­
siques. La notion de psychogenèse reposait surtout sur les guérisons obtenues à
l’aide du magnétisme ou de l’hypnotisme. On édifia ainsi diverses théories
pathogéniques.

La théorie du fluide
Mesmer pensait avoir découvert l’existence d’un fluide physique universel
dont l’équilibre ou les perturbations expliquaient la santé et la maladie. Ses dis­
ciples distinguèrent trois causes possibles de la maladie : insuffisance, mauvaise
répartition, mauvaise qualité du fluide. On pensait que le magnétiseur, grâce au
« rapport », transmettait au patient son propre fluide, plus efficace et meilleur,
rétablissant ainsi l’équilibre chez le malade. Certains magnétiseurs réussirent à
faire voir ce fluide à leurs malades qui en décrivaient l’aspect et la couleur.
Quand Puységur eut démontré la nature psychologique de la cure magnétique, la
théorie du fluide n’en continua pas moins à avoir cours parallèlement à la théorie
psychologique pendant tout le XIXe siècle. La théorie du fluide devait réapparaître
plusieurs fois sous une forme modernisée, telle, aux environs de 1880, la théorie

87. G.N.M. Tyrrell, Personality ofMan, Baltimore, Penguin Books, Inc., 1947, p. 158-160
et 198.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 181

de l’« Od » de Reichenbach ; aujourd’hui encore, ses adeptes croient que des


ondes cérébrales se transmettent de l’hypnotiseur au sujet hypnotisé.
Lorsque la théorie du fluide tomba en discrédit, on eut recours à des théories
psychologiques, comme celles du pouvoir de la volonté (Puységur) et, plus tard,
l’idée de force psychologique ou d’énergie nerveuse. A la fin du XIXe siècle, la
plupart des hypnotiseurs et un certain nombre de médecins « officiels » attri­
buaient la maladie à une insuffisance d’énergie nerveuse. En dépit de son carac­
tère imprécis, cette conception se retrouve à travers toute la première psychiatrie
dynamique ; elle devait être développée ultérieurement par Janet, Freud, Jung et
d’autres.

L’idéodynamisme

La pratique de l’hypnotisme avait montré qu’une idée imprimée sous hypnose


pouvait se développer ensuite de façon autonome et se réaliser dans l’exécution
de la suggestion post-hypnotique. Les premiers magnétiseurs s’étonnaient de ce
fait qui s’accordait pourtant très bien avec les théories d’un Herbart en Alle­
magne ou avec la philosophie d’un Laromiguière en France88. On fut ainsi tout
naturellement amené à penser que certains symptômes morbides pouvaient pro­
venir d’idées imposées à l’esprit sous forme d’une suggestion quelconque. Ce
point de vue prévalut de plus en plus dans la seconde moitié du XIXe siècle. Lié­
beault écrivait en 1873 :
« [...] une idée suggérée pendant le somnambulisme actif, qui, devenue fixe et,
au sortir de cet état même, inconsciente jusqu’à son développement complet, on
la voit, malgré l’activité ordinaire de la pensée, continuer sa trajectoire dans l’or­
ganisme avec un entraînement que rien n’arrête. Il y a plus : tandis que l’esprit est
occupé aux actes habituels de la vie, qu’il les accomplit sciemment et avec une
entière liberté, plusieurs de ces idées, imposées dans le même état passif anté­
rieur, ne cessent pas davantage leur mouvement latent, et aucun obstacle ne peut
les empêcher de suivre leur fatale pente »89.
Dans une leçon sur la paralysie hystérique, donnée en mai 1885, Charcot fait
allusion à un phénomène bien connu :
« [...] il est possible de faire naître par voie de suggestion, d’intimation, un
groupe cohérent d’idées associées, qui s’installent dans l’esprit, à la manière d’un
parasite, restant isolées de tout le reste, et peuvent se traduire à l’extérieur par des
phénomènes moteurs correspondants. En conséquence, l’idée ou le groupe
d’idées suggérées se trouvent dans leur isolement à l’abri du contrôle de cette
grande collection d’idées personnelles depuis longtemps accumulées et organi­
sées qui constituent la conscience proprement dite, le moi »90.

88. D’après G. de Morsier, le principe de F idéodynamisme a été introduit en psychiatrie par


Esquirol, qui l’avait repris de la psychologie des « facultés de l’âme » enseignée par Laromi­
guière dont il avait suivi les cours. Voir G. de Morsier, « Les hallucinations », Revue d’oto-
neuro-ophtalmologie, XVI (1938), p. 244-352.
89. A.A. Liébeault, Ébauche de psychologie, Paris, Masson, 1873, p. 176.
90. J.M. Charcot, Leçons sur les maladies du système nerveux, in Œuvres complètes, HI,
p. 335-337.
182 Histoire de la découverte de l’inconscient

Charcot en concluait que la paralysie hystérique naissait d’une manière sem­


blable quoique spontanément. C’est ainsi qu’on en arriva à la conception que de
petits fragments isolés de la personnalité pouvaient continuer à mener une exis­
tence propre, invisible et se manifester par des troubles cliniques. Janet parlait
d’idées fixes subconscientes et déclarait :
« Il faudrait parcourir toute la pathologie mentale et une partie de la pathologie
physique pour montrer les désordres que produit une pensée exclue de la
conscience personnelle [...] L’idée, comme un virus, se développe dans un
endroit de la personne que le sujet ne peut atteindre, agit subconsciemment,
trouble la conscience et provoque tous les accidents de l’hystérie ou de la
folie »91.
Plus tard, lorsque Jung définit ce qu’il appelait un « complexe », il l’identifia à
ce que Janet avait appelé l’idée fixe subconsciente.
L’ancienne théorie de l’imagination, rejetée par Mesmer et remplacée par sa
théorie du fluide, fut considérée comme surannée au cours du XIXe siècle. Pour­
tant, quand la théorie du fluide se trouva rejetée à son tour, il fallut trouver une
nouvelle explication capable de rendre compte de l’apparition, de la disparition
et des métamorphoses des symptômes variés et mystérieux présentés par les
sujets hypnotisés atteints de maladies magnétiques ou hystériques. L’ancien
terme de « suggestion » revint en faveur, en même temps que la notion d’auto­
suggestion : ces deux termes en vinrent à recouvrir tout ce que l’on attribuait
jadis à l’imagination.
Vers la fin du XIXe siècle, médecins et magnétiseurs se rendirent compte de
plus en plus que les hystériques et les sujets hypnotisés avaient tendance à simu­
ler, plus ou moins consciemment, toutes sortes de symptômes et qu’ils cher­
chaient à engager les hypnotiseurs ou les médecins dans les situations dans les­
quelles ils se mettaient eux-mêmes. Le terme de « mythomanie », créé plus tard
par Dupré, pouvait s’appliquer à un grand nombre d’hystériques. En fait, la
mythomanie se révélait comme un aspect particulier d’un phénomène plus géné­
ral, la fonction mythopoïétique de l’inconscient. A l’exception de quelques
études brillantes, comme celle de Floumoy sur le médium Hélène Smith, cette
fonction ne suscita pas l’intérêt qu’elle méritait et il est regrettable que les nou­
veaux systèmes de psychiatrie dynamique n’aient pas comblé cette lacune.

Les procédés psychothérapiques

Le XIXe siècle fut une grande époque pour la psychothérapie. En 1803, Reil,
dans son ouvrage Rhapsodien, présentait un programme complet de méthodes
psychothérapiques destinées à guérir les maladies mentales. En France, en
Angleterre et aux États-Unis, on appliqua avec plus ou moins de succès diverses
méthodes de thérapie morale. Les magnétiseurs et les hypnotiseurs consacrèrent
tous leurs efforts à la guérison des maladies nerveuses et physiques.
La thérapeutique mesmérienne, qui consistait en une magnétisation par le
moyen de passes, visait à provoquer une crise. Comme nous l’avons vu, cette
crise constituait à la fois la révélation patente des symptômes et le premier pas

91. Pierre Janet, L'Automatisme psychologique, op. cit., p. 436.


La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 183

vers la guérison. C’était en fait une variété de ce que nous appellerions aujour­
d’hui une thérapeutique cathartique.
Avec Puységur, le somnambulisme artificiel était devenu l’arme thérapeutique
par excellence et devait le rester jusqu’à la fin du siècle. H faut souligner que
l’hypnotisme peut déployer ses effets thérapeutiques de bien des façons. Parfois
le malade est soulagé grâce aux effets bienfaisants du sommeil hypnotique lui-
même, dont certains sujets donnaient des descriptions enthousiastes. Un des
patients de Bjerre, par exemple, parle « [...] d’une sensation absolument merveil­
leuse, d’une impression de concentration du moi sur son propre corps, comme si
l’on était isolé à l’intérieur de son moi. Toutes choses disparaissent pour ne lais­
ser subsister que la seule conscience du moi. Cette concentration représente le
repos le plus absolu que l’on puisse imaginer »92.
D’après Bjerre, « l’hypnose est un plongeon dans l’état originel de repos
propre à la vie fœtale ». Ainsi utilisée, l’hypnose agissait comme un sédatif
puissant.
Parfois, mais certainement pas dans tous les cas, l’hypnotisme agissait par sug­
gestion, c’est-à-dire par une idée directement implantée dans l’esprit passif du
sujet. Mais cette action a souvent été mal comprise. Les suggestions hypnotiques
n’étaient pas nécessairement imposées de force au sujet. On peut noter, il est vrai,
une tendance à la suggestion autoritaire que l’on peut suivre historiquement de
Faria à Liébeault et à l’École de Nancy, en passant par Noizet. Ces suggestions
autoritaires étaient surtout efficaces chez des personnes occupant une position
subalterne dans la vie, habituées à obéir (soldats et manœuvres), chez des sujets
à volonté faible ou acceptant aisément de se soumettre à la volonté de l’hypno­
tiseur. Toutefois, même dans ces cas, le pouvoir de la suggestion autoritaire
n’était pas illimité. Si le sujet n’était pas disposé à obéir, la suggestion autoritaire
échouait complètement ou n’amenait guère qu’une amélioration temporaire des
symptômes. Ceux-ci finissaient par réapparaître ou étaient remplacés par
d’autres.
Un autre genre de traitement hypnotique, qui n’a pas fait l’objet d’une atten­
tion suffisante, mettait enjeu une sorte de marchandage entre le patient et l’hyp­
notiseur. Ce procédé rappelle ce qui se passait souvent dans l’exorcisme, les
longues discussions entre l’exorciste et les esprits mauvais, l’esprit possesseur
acceptant finalement de quitter le malade à une date fixée et sous certaines condi­
tions. Les traitements hypnotiques offraient assez souvent un spectacle analogue.
Au cours de son sommeil somnambulique, le malade prédisait l’évolution de ses
symptômes et indiquait la date exacte de sa guérison définitive. Il pouvait aussi
prescrire son propre traitement. Ce n’était pas une tâche facile pour le magnéti­
seur de trouver un compromis acceptable par le malade, sans s’exposer à se lais­
ser lui-même manœuvrer pas son patient. L’histoire d’Estelle nous en offre un
exemple typique : tout en cédant en apparence à ses innombrables caprices, Des-
pines s’efforçait de faire disparaître progressivement ses symptômes, chaque
progrès accompli devant être accepté par la malade. Ce genre de thérapeutique
hypnotique, assez répandu dans la première moitié du xixe siècle, fut abandonné
par la suite, car les Écoles de la Salpêtrière et de Nancy recouraient essentielle­

92. Poul Bjerre, The History and Practice ofPsychoanalysis, trad. angl., éd. revue, Boston,
Badger, 1920, p. 198-217.
184 Histoire de la découverte de l’inconscient

ment aux ordres donnés sous hypnose. Néanmoins, même chez Bernheim, on
rencontre à l’occasion des vestiges de cette ancienne méthode93. C’est ainsi que
Bernheim dit à une femme atteinte d’aphonie hystérique qu’elle retrouverait
bientôt la voix et qu’elle connaissait elle-même la date de sa guérison. La malade
lui répondit que ce serait « dans huit jours » : effectivement, huit jours après, elle
retrouva la parole.
Vers la fin du XIXe siècle, on commença à recourir à une nouvelle méthode de
traitement hypnotique : la méthode cathartique, qui se proposait de mettre au jour
et d’attaquer la racine inconsciente du symptôme. On peut néanmoins se deman­
der dans quelle mesure certaines cures dites « cathartiques » n’étaient pas le
résultat d’un compromis entre le malade et le médecin, sans même que ce dernier
en ait eu conscience.
La suggestion à l’état de veille, le troisième grand procédé thérapeutique, avait
été utilisée dès le début du XIXe siècle sous le nom de fascination. Liébeault,
Bernheim et l’École de Nancy y recouraient abondamment dans les années 1880.
La suggestion repose sur la notion d’« idéodynamisme », c’est-à-dire, selon
Bernheim, la tendance d’une idée à se réaliser dans un acte. D’après lui, l’état
hypnotique était l’effet d’une suggestion destinée à faciliter une autre suggestion.
Autrement dit, il n’existait pas de différence fondamentale entre la suggestion
sous hypnose et la suggestion à l’état de veille. Vers la fin du xixe siècle, on uti­
lisa si abusivement le terme de « suggestion » qu’il finit par perdre toute
signification.

Le médiateur thérapeutique : le rapport

Tous ces procédés psychothérapeutiques avaient en commun un même trait


fondamental : l’instauration et l’utilisation du « rapport ». Ce terme, d’abord uti­
lisé par Mesmer, se transmit de génération en génération parmi les magnétiseurs
et les hypnotiseurs jusqu’au début du xxe siècle, tandis que la notion elle-même
évoluait et s’affinait progressivement. Mesmer semble avoir emprunté le mot à la
physique contemporaine : dans certaines expériences, alors très populaires, les
gens formaient une chaîne en se touchant les uns les autres, se transmettant ainsi
de proche en proche le courant électrique produit par une machine ; ils étaient
ainsi mis en « rapport » les uns avec les autres. Mesmer, de la même façon, met­
tait ses patients directement en rapport avec le « baquet », ou les mettait en rap­
port les uns avec les autres. Quand il magnétisait un patient, il se considérait lui-
même comme la source du fluide magnétique avec lequel le malade devait entrer
en rapport en respectant certaines règles. Il est difficile de préciser dans quelle
mesure Mesmer lui-même se rendait compte que le rapport qu’il établissait ainsi
avec ses malades était plus qu’un simple rapport physique. Puységur, en tout cas,
comprit parfaitement la nature psychologique de ce rapport. En lisant les écrits
des premiers magnétiseurs, on ne peut manquer d’être frappé par l’importance
extraordinaire qu’ils attribuaient au rapport.

93. Hippolyte Bernheim, De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique, Paris,


Doin, 1886.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 185

En fait, ce phénomène du rapport n’était pas aussi nouveau qu’il pourrait sem­
bler de prime abord. Ceux qui pratiquaient l’exorcisme le connaissaient déjà.
Aldous Huxley note que « la relation entre l’exorciste et le possédé est probable­
ment encore plus étroite que celle entre le psychiatre et le névrosé »94. La relation
spécifique qui s’établit entre le confesseur et son pénitent était évidemment bien
connue et Noizet s’y référait probablement quand il appelait le magnétiseur le
« directeur », par allusion au « directeur de conscience »9S.
Par-delà ces analogies, le rapport magnétique se distinguait par quelques traits
caractéristiques qui furent l’objet de nombreuses études de la part des premiers
mesmériens. Ils étaient surtout frappés par la sensibilité particulière du sujet
magnétisé à l’égard du magnétiseur, par son aptitude à percevoir ses pensées, et
même ses sensations corporelles. On savait que l’inverse était également vrai, et,
dès 1784, on parlait de « réciprocité magnétique »96.
On savait aussi, dès le début, que ce rapport magnétique pouvait se teinter
d’érotisme, puisque les enquêteurs attirèrent l’attention du roi sur ce point dans
un appendice secret ajouté à leur rapport. Nous avons vu que l’on avait aussi sou­
levé le problème de la séduction, éventualité écartée en 1785 par Tardif de Mont-
revel, lequel admettait néanmoins qu’un certain attachement platonique pouvait
se développer entre le magnétiseur et le magnétisé97. En 1787, un romancier écri­
vait que la situation pouvait devenir aisément dangereuse si le magnétiseur mas­
culin et la femme magnétisée étaient jeunes tous les deux, puisque le magnétiseur
se montrait actif tandis que le sujet magnétisé restait entièrement passif98. En
1817, un certain Klinger publia une curieuse étude en latin où il comparait lon­
guement le commercium magneticum (le rapport magnétique) et l’acte de la
génération99. En Allemagne, on s’appliqua à étudier la structure du rapport du
point de vue de la « sympathie », notion élaborée par les promoteurs de la phi­
losophie de la Nature. Friedrich Hufeland100 déclarait que le rapport magnétique
représentait la relation la plus intime qui se puisse imaginer entre deux humains,
la seule qui puisse supporter la comparaison avec celle du fœtus avec sa mère.
Hufeland estimait que toute guérison réalisée grâce au magnétisme animal pas­
sait par les mêmes étapes que l’embryon et le fœtus dans le ventre de sa mère.
Tous les magnétiseurs français se livrèrent à une étude détaillée du rapport et
soulignèrent la différence entre le rapport proprement dit et l’influence persis­
tante, c’est-à-dire la prolongation du rapport entre les séances. Aubin Gauthier
distinguait soigneusement la « crise magnétique » (le somnambulisme artificiel)
de 1’ « état magnétique », durant lequel le magnétiseur pouvait encore exercer une
certaine influence sur son sujet. Charpignon affirmait qu’il arrivait assez fré­
quemment qu’entre les séances d’hypnose un sujet ait une vision de son magné­

94. Aldous Huxley, The Devils ofLoudun, New York, Harper and Row, 1952, p. 183.
95. Noizet, Mémoire sur le somnambulisme et le magnétisme animal, adressé en 1820 à
l’Académie royale de Berlin, Paris, Plon, 1854, p. 96.
96. Anonyme, La Vision, contenant l’explication de l’écrit intitulé : Traces du magnétisme
et la théorie des vrais sages. A Memphis, Paris, Couturier, 1784, p. 22-26.
97. Tardif de Montrevel, Essais sur la théorie du somnambulisme magnétique, op. cit.
98. Villers, Le Magnétiseur amoureux, Genève, 1787.
99. J.A. Klinger, De Magnetismo Animali, Wirceburgi, Nitribit, 1817.
100. Friedrich Hufeland, Über Sympathie, Weimar, Verlag des Landes-Industrie Comptoir,
1811, p. 110.
186 Histoire de la découverte de l’inconscient

tiseur si claire et si conforme à la réalité qu’il n’en ressentait aucun trouble101. En


Allemagne, von Schubert notait la fascination exercée sur le sujet par tout ce qui
venait de son magnétiseur. Certains malades n’acceptaient de boire que ce qui
avait été touché par le magnétiseur. Von Schubert notait encore que ces malades
étaient tout disposés à adopter les théories médicales du magnétiseur et qu’ils y
conformaient les prescriptions qu’ils dictaient eux-mêmes pour leur propre
cure102.
Les magnétiseurs allemands Gmelin et Heinecken avaient aussi remarqué que
des sujets magnétisés par le même magnétiseur éprouvaient un attrait irrésistible
l’un pour l’autre. Un auteur écossais anonyme avait observé exactement les
mêmes phénomènes : les patients qu’il avait magnétisés se sentaient très attirés
les uns par les autres, ils se donnaient mutuellement des « noms mesmériens » et
se considéraient comme frères et sœurs103.
La notion de rapport, qui s’était imposée si vigoureusement et si nettement au
début du XIXe siècle, s’obscurcit quelque peu par la suite, en partie du fait de l’in­
sistance de Braid sur l’auto-hypnose et sur le rôle du sujet hypnotisé. Ni Charcot
ni Bernheim n’attachèrent beaucoup d’importance au rapport. Mais après 1885,
il y eut un regain d’intérêt pour le rapport, à la suite des premières expériences de
Janet sur « Léonie ». Cherchant une explication plausible à ces manifestations de
suggestion mentale, Ruault se livra à une analyse approfondie de la structure du
rapport entre l’hypnotiseur et son sujet104. Il trouva que les pensées du sujet res­
taient constamment fixées sur la personne de l’hypnotiseur, non seulement pen­
dant les séances elles-mêmes, mais aussi dans les intervalles. Au cours des
séances hypnotiques, le sujet se montrait hypersensible à l’égard de l’hypnoti­
seur, au point de percevoir ses gestes les plus discrets. L’habitude et l’entraîne­
ment développaient entre eux un processus de compréhension mutuelle par
gestes, dont ni l’un ni l’autre n’était conscient. Le sujet devenait sensible aux
moindres nuances des pensées de l’hypnotiseur, sans se rendre compte comment
cela pouvait se faire et sans que l’hypnotiseur lui-même en fût conscient. D’autre
part, le sujet s’était laissé former par le magnétiseur, il croyait en lui et en ses
pouvoirs surnaturels. Ruault ajoutait que bien des magnétiseurs inculquaient à
leurs patients l’idée qu’ils ne pourraient jamais être magnétisés par quelqu’un
d’autre. Certains renouvelaient même cette suggestion à la fin de chaque séance
ou encore remettaient à leurs patients un talisman en leur recommandant de tou­
jours le porter sur eux. C’est ainsi que l’influence du magnétiseur devenait suffi­
samment puissante pour qu’il fût capable de magnétiser ses sujets à distance, par­
fois même involontairement. Ce résultat confirmait la foi du magnétiseur en ses
propres pouvoirs et renforçait son assurance, ce qui, en retour, accroissait son
emprise sur ses sujets.

101. Charpignon, Physiologie, médecine et métaphysique du magnétisme, 2e éd., Paris,


Baillière, 1848.
102. Gotthilf Heinrich von Schubert, Antsichten von der Nachtseite der Naturwissenschaft,
Leipzig, Weigel, 1808.
103. Anonyme, Mesmerism : Its History, Phenomena, and Practice : with Reports of Cases
developed in Scotland, op. cit., p. 101-106.
104. Albert Ruault, « Le mécanisme de la suggestion hypnotique », Revue philosophique,
XX (1886), (H), 676-697.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 187

En 1889, Janet, dans son Automatisme psychologique, fait brièvement allusion


à cette question105. Il souligne le caractère électif du rapport, notant que le sujet
présentait une sorte d’hallucination négative — nous parlerions aujourd’hui de
« scotome » — pour tout ce qui ne touchait pas directement le magnétiseur. Moll,
en 1892, insistait lui aussi sur ce facteur106. Au Congrès international de psycho­
logie de Munich, en 1896, Janet présenta une théorie complète sur le rapport et
l’influence somnambulique107. Il avait analysé en détail ce qui se passait dans l’es­
prit de ses patients entre les séances hypnotiques et avait découvert que dans une
première phase (influence proprement dite) on assistait à une très nette amélio­
ration apparente. Un sujet hystérique était libéré de la plupart de ses symptômes :
il se sentait plus heureux, plus actif et plus intelligent et ne pensait guère à son
hypnotiseur. Suivait une seconde phase, celle de la passion somnambulique, où
le patient éprouvait un besoin croissant de voir son hypnotiseur et de se faire hyp­
notiser. Ce besoin tournait souvent à la passion. Suivant les cas, on pouvait
observer un amour ardent, de la jalousie, une crainte superstitieuse ou un profond
respect, ces réactions s’accompagnant du sentiment d’avoir été accepté ou rejeté.
Le sujet voyait parfois son hypnotiseur dans ses rêves ou dans des hallucinations.
Janet découvrit un fait très important : les suggestions post-hypnotiques étaient
exécutées surtout pendant la phase d’influence somnambulique et beaucoup
moins pendant celle de passion somnambulique. Il soulignait les incidences thé­
rapeutiques de ces observations.
Janet développa cette communication et la publia de nouveau un an après, en
1897108. S’appuyant sur ses expériences menées avec trente patients, il confirma
que les suggestions post-hypnotiques étaient efficaces aussi longtemps que sub­
sistait l’influence somnambulique. Janet analysa en outre les sentiments du sujet
à l’égard de son hypnotiseur pendant la phase de passion somnambulique : il y
trouva un mélange, variable d’un patient à l’autre, de passion érotique, d’amour
maternel ou filial, ainsi que d’autres sentiments toujours mêlés d’une certaine
sorte d’amour. Le facteur essentiel, chez le patient, restait néanmoins le besoin de
direction. De ces observations résultaient deux considérations d’ordre thérapeu­
tique : en premier lieu le thérapeute devait exercer une maîtrise totale sur l’esprit
du patient ; après quoi il devait lui apprendre à vivre et à agir sans lui en espaçant
graduellement les séances. H fallait aussi que le patient prît conscience de ses
propres sentiments.
Les recherches de Janet sur l’influence somnambulique suscitèrent un vif inté­
rêt et encouragèrent d’autres observations sur le même sujet. Solfier se rallia à la
description de Janet, ajoutant une autre constatation tirée de sa propre expé­
rience : le sujet attachait une grande importance au fait que l’hypnotiseur
connaissait beaucoup de choses sur lui, surtout quand il avait eu des expériences

105. Pierre Janet, L’Automatisme psychologique, op. cit., p. 283-290.


106. Albert Moll, « Der Rapport in der Hypnose », Schriften der Gesellschaft fur psycho-
logische Forschung, Leipzig, Abel, 1982, III, IV, p. 273-514.
107. Pierre Janet, « L’influence somnambulique et le besoin de direction », III. Intematio-
naler Kongress fur Psychologie in München, 1896, Munich, J.F. Lehmann, 1897, p. 143-147.
108. Pierre Janet, « L’influence somnambulique et le besoin de direction », Revue philo­
sophique, XLIH (1897), (I), p. 113-143.
188 Histoire de la découverte de l’inconscient

de régression109. Le patient avait alors l’impression que l’hypnotiseur l’avait


connu pendant toute sa vie.
Il est clair que les idées avaient bien évolué depuis la théorie électrique du rap­
port, imaginée à l’origine par Mesmer. Cette notion changeante avait fait l’objet
de toutes sortes d’explications psychologiques compliquées de la part des
magnétiseurs et des hypnotiseurs avant d’aboutir à la conception de Janet qui
voyait dans l’« influence » un mélange de sentiments particuliers éprouvés à
l’égard de l’hypnotiseur, auxquels s’ajoutait un besoin de direction, relation qui
constituait une arme thérapeutique puissante dans les mains de l’hypnotiseur.

Le psychothérapeute

Les magnétiseurs et les hypnotiseurs constituaient une nouvelle catégorie de


guérisseurs, présentant bien des points communs, mais aussi d’importantes dif­
férences avec tout ce qui avait existé jusque-là. Non seulement les uns et les
autres voyaient en Mesmer et en Puységur les grands fondateurs de leur science,
non seulement ils professaient des doctrines et des techniques semblables, mais
ils avaient leurs assocations, leurs revues et leur déontologie propres.
Il nous est difficile aujourd’hui d’imaginer ce qu’étaient ces hommes, ce qu’ils
pensaient, comment ils s’acquittaient de leur pratique quotidienne. Nous pou­
vons cependant nous en faire quelque idée en lisant certains de leurs plus anciens
manuels, comme ceux de Deleuze, de Bertrand, de Charpignon et surtout celui
d’Aubin Gauthier110. Le magnétiseur, dit Gauthier, doit être en bonne santé pour
ne pas rendre malade son sujet ; s’il lui arrive de tomber malade, il faut qu’il se
« purifie » avant de reprendre son travail. Il doit mener une vie « sage et bien
réglée », vivre sobrement, « tout faire pour être dans un état de calme et de repos
constant », être digne et réservé, parler peu. Il doit aussi être rigoureusement hon­
nête, voire scrupuleux. Pour devenir magnétiseur, il faut passer par une formation
appropriée, lire les œuvres de Mesmer, Puységur, et tous les classiques du
magnétisme. L’ancien principe de Puységur, selon lequel le magnétiseur ne
devait jamais accepter aucun honoraire pour son traitement, n’est plus recevable,
dit Gauthier, parce qu’un homme qui a consacré autant de temps à l’étude du
magnétisme ne peut pas se charger de traitements gratuits. Le magnétiseur est
même en droit de demander des honoraires plus élevés que le médecin, puisqu’il
doit avoir toutes les qualités du médecin plus une bonne santé et la connaissance
du magnétisme. Un médecin, en effet, ne donne que ses connaissances et ses
talents personnels, tandis que le magnétiseur donne sa propre vie : il donne sa
santé au malade en le magnétisant. Il est de la plus haute importance pour le
malade qu’il sache choisir le magnétiseur approprié : certains magnétiseurs gué­
rissent mieux certaines maladies que d’autres. Un magnétiseur ne doit jamais
commencer un traitement s’il n’est pas sûr de pouvoir le terminer car il est sou­
vent très dangereux d’interrompre un traitement commencé. Avant de commen­
cer le traitement, le magnétiseur et le patient doivent s’entendre sur les hono­

109. Paul Sollier, L’Hystérie et son traitement, Paris, Alcan, 1901, p. 161.
110. Aubin Gauthier, Traité pratique du magnétisme et du somnambulisme, Paris, Bail­
lière, 1845, p. 20-75 et 309-354.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 189

raires, fixer le jour et l’heure des séances. Il faut être exact et exiger que le malade
le soit. Le malade n’aura aucun secret pour son magnétiseur en ce qui concerne
sa maladie, et ne lui cachera aucun fait susceptible d’aider à la comprendre. Pen­
dant la durée du traitement le malade renoncera à tout excès, mangera modéré­
ment et s’abstiendra de fumer. La durée du traitement sera variable, d’une
semaine à six mois ou même davantage, mais on ne devra jamais donner à un
malade plus de deux séances par jour. Le magnétiseur tiendra un journal pour
chacun de ses malades, où il consignera l’essentiel de chaque séance. On ne
devra jamais hypnotiser une femme qu’en présence de son mari ou d’un autre
témoin. Il faut s’imposer comme règle absolue de ne jamais se livrer à une expé­
rience quelconque sur ses patients. Les observations cliniques suffiront large­
ment à satisfaire la curiosité scientifique du magnétiseur. Gauthier proposait pour
les magnétiseurs un « serment du magnétiseur » inspiré du serment
d’Hippocrate.
Les sociétés médicales soulevèrent un autre problème à cette époque en pré­
tendant réserver la pratique du magnétisme aux docteurs en médecine. Les
magnétiseurs non médecins s’opposèrent énergiquement à cette prétention. En
1831, F Académie de médecine de Paris déclara que les magnétiseurs non méde­
cins pouvaient être autorisés à pratiquer, à condition qu’ils se soumettent à une
surveillance médicale : ils devaient périodiquement faire contrôler leur journal
par des médecins. Mais cette disposition resta pratiquement lettre morte.
Nous possédons un certain nombre d’intéressantes autobiographies de magné­
tiseurs, surtout de magnétiseurs itinérants. Un des magnétiseurs français les plus
célèbres, le baron du Potet de Sennevoy, rapporte dans son autobiographie qu’il
était né en 1796 d’une famille d’aristocrates ruinés111. Il reconnaît avoir été un
écolier médiocre et un enfant indiscipliné. Ayant entendu parler du magnétisme,
il en fit l’essai sur deux petites filles : il fut saisi de terreur quand, plusieurs heures
durant, il fut incapable de les arracher à leur état magnétique. Cet incident le
porta néanmoins à croire qu’il jouissait de puissants pouvoirs magnétiques. Il
partit pour Paris afin d’y étudier le magnétisme, mais il ne tarda pas à rompre
avec ses collègues pour fonder sa propre école. Orgueilleux et arrogant, du Potet
était convaincu qu’il était l’incarnation du magnétisme et qu’il avait une mission
à accomplir. Après avoir introduit la technique du « miroir magique », il se
tourna progressivement vers la magie et semble avoir été atteint d’un véritable
délire de grandeur. Le comte de Maricourt, un autre hypnotiseur très connu à
cette époque, avait passé son enfance à Naples où il avait été initié au magné­
tisme par un vieux prêtre irlandais et un vieux médecin italien qui le pratiquaient
tous deux. Les premiers essais de Maricourt furent presque aussi malheureux que
ceux de du Potet. De retour en France, il assista à la démonstration qu’un magné­
tiseur ambulant fit pour les élèves de son collège. L’un d’eux fut sujet à des
troubles graves après s’être laissé magnétiser. Mais le jeune Maricourt ne se
laissa pas décourager. Dès son arrivée à Paris, il alla voir le magnétiseur Marcil-
let et son célèbre somnambule Alexis. Plus tard il se rallia aux théories de Du
Potet et publia une longue comparaison entre le puységurisme (qui utilisait le
sommeil magnétique) et le potétisme (état de fascination sans sommeil). Il passa

111. Baron du Potet, La Magie dévoilée, ou principes de science occulte, 3' éd., op. cit.,
p. 1-58.
190 Histoire de la découverte de l’inconscient

finalement au spiritisme et étudia les relations entre les vivants et les esprits
désincarnés112.
L’autobiographie de Charles Lafontaine, bien que tombée dans l’oubli, est une
œuvre captivante113. Né en 1803, il se targuait lui aussi d’appartenir à l’une des
plus anciennes et des plus nobles familles de France. Son père occupait un poste
administratif assez important, et le jeune Charles avait commencé par travailler
avec lui. Mais, souhaitant devenir acteur, il quitta sa famille pour Paris où, pen­
dant plusieurs années, il fit partie de diverses troupes d’acteurs connaissant des
hauts et des bas. Un jour, il lui arriva de magnétiser une femme, qui se révéla une
somnambule très lucide, et de découvrir par la même occasion qu’il était doué
lui-même d’un grand pouvoir magnétique. Lafontaine raconte que, du jour où il
se fit magnétiseur, il fut rejeté par sa famille, ses amis, toutes ses connaissances,
qui le traitèrent comme un paria. Il se consacra entièrement au magnétisme, qui
devint sa seule raison de vivre, et il mena dès lors une vie de voyages et de
combats. Il donnait de grandes démonstrations publiques qui dégénéraient par­
fois en bagarres et obligeaient la police à intervenir. Il traitait aussi de nombreux
malades en privé. S’il faut en croire son récit, il lui suffisait d’arriver quelque part
pour que les aveugles voient, que les sourds entendent et que les paralytiques se
mettent à marcher. A Rennes, il fit jouer en la magnétisant une actrice et lui
enseigna un rôle qu’elle joua ensuite à ravir sur la scène, devant un large public,
tandis qu’elle n’en savait pas le premier mot et qu’elle n’en eut aucun souvenir à
l’état de veille. A Londres, Lafontaine obtint un tel succès que les voleurs eux-
mêmes avaient peur de lui, de sorte qu’il put fréquenter impunément les tavernes
les plus mal famées. A la suite d’un séjour de Lafontaine à Manchester, un
chirurgien du nom de Braid se convertit au magnétisme et se fit le promoteur du
braidisme. L’autobiographie de Lafontaine se Ht comme un amusant roman
d’aventures.
Celle d’Auguste Lassaigne mérite elle aussi une mention spéciale, malgré son
style ampoulé114. Né à Toulouse en 1819, Lassaigne travaiHa d’abord dans une
fabrique tout en fisant des histoires fantastiques et en s’exerçant à la prestidigi­
tation pendant ses heures de loisir. Ses tours lui valurent un tel succès qu’il
décida finalement d’en faire son métier. Pendant une de ses tournées il rencontra
une jeune fille de 18 ans, Prudence Bernard, qui était atteinte de somnambuHsme.
Il observa le traitement que lui faisait subir un magnétiseur, et son incrédufité à
l’égard du magnétisme s’évanouit. Il ne tarda pas à se faire l’apôtre de la doctrine
magnétique. Il épousa Prudence, l’emmena avec lui dans ses tournées, la magné­
tisant en pubhc, car son somnambuHsme naturel était devenu artificiel. Lassaigne
se considérait comme investi d’une mission sacrée : il voyait dans le magnétisme
une science sacrée qui touche au plus profond mystère de la nature humaine. H
reconnaissait cependant qu’il pouvait y avoir, dans ces mystères, quelque chose
de très humain. Il notait que le magnétisme pouvait déterminer une « indicible
volupté » chez la femme magnétisée et que « si le magnétiseur est aimé, la sen­

112. R. comte de Maricourt, Souvenirs d’un magnétiseur, Paris, Plon, 1884.


113. Charles Lafontaine, Souvenirs d’un magnétiseur, 2 vol., Paris, Germer-B. Baillière,
1886.
114. Auguste Lassaigne, Mémoires d’un magnétiseur, contenant la biographie de la som­
nambule Prudence Bernard, Paris, Baillière et Dentu, 1851.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 191

sation est infiniment plus agréable ». Il disait de Prudence : « Dans l’état de


veille, c’est une femme ; dans l’état de sommeil, c’est un ange. »
H pensait que la mission de Prudence était de ramener la France à la Vraie Foi
et il la comparait à Jeanne d’Arc. Son livre déborde d’invectives amères contre
les détracteurs du magnétisme. Il contient aussi des remarques curieuses relatives
à l’influence du mariage sur les relations entre le magnétiseur et sa somnambule.
Le moindre différend conjugal fera échouer l’expérience somnambulique. « Le
magnétisme », concluait Lassaigne, « est la science de l’avenir ».
Mais il faut préciser que ces autobiographies ne nous renseignent que sur une
catégorie de magnétiseurs. En fait, la plupart des magnétiseurs étaient des
hommes calmes, réservés, qui, outre leur activité professionnelle ou médicale,
pratiquaient le magnétisme sur quelques patients, notant soigneusement leurs
observations dont ils discutaient ensuite dans de petites sociétés locales. C’est
avec de tels praticiens que Janet entra en relation quand il était jeune professeur
au Havre. Janet répétait que c’étaient ces hommes-là qui avaient découvert tout
ce que Charcot, Bernheim et leurs contemporains s’imaginaient avoir découvert
eux-mêmes.

Le retentissement culturel de la première psychiatrie dynamique

La première psychiatrie dynamique exerça une profonde influence sur la phi­


losophie, la littérature et même les beaux-arts. Trois courants principaux se suc­
cédèrent : le magnétisme animal, le spiritisme, puis la doctrine de l’hypnotisme
et du dédoublement de la personnalité.
En 1787, un écrivain, Charles de Villers, qui avait été officier d’artillerie sous
les ordres de Puységur, publiait un roman, Le Magnétiseur amoureux, où il expo­
sait toute une théorie philosophique déduite du phénomène du magnétisme.
Dès 1790, le magnétisme animal s’était à ce point répandu en Allemagne qu’il
était devenu presque habituel d’aller consulter des somnambules sur des ques­
tions de maladie ou de santé, pour leur demander leur avis sur une question pra­
tique, et même éventuellement pour une direction spirituelle. Ce mouvement ren­
contrait aussi, évidemment, une forte opposition, et les ennemis du mesmérisme
avaient beau jeu de le tourner en ridicule. On racontait qu’en 1786 une actrice
avait si parfaitement simulé la maladie et le somnambulisme qu’elle avait mys­
tifié plusieurs médecins115. Frédéric-Guillaume H, roi de Prusse et successeur
indigne du grand Frédéric, fut lui-même la victime d’une intrigue extraordinaire
machinée par quelques courtisans sans scrupules. Ils firent appel à une pauvre
bossue qui était somnambule et qu’ils magnétisèrent en lui demandant de parler
comme si son esprit était directement en communication avec Dieu Tout-Puis­
sant. Les prétendues paroles divines qu’elle transmettait au roi lui étaient dictées,
naturellement, par ceux qui lui faisaient jouer ce rôle. Ils obtinrent ainsi du roi
tous les honneurs et bénéfices qu’ils convoitaient et influencèrent ses décisions
politiques, jusqu’au jour où ils entrèrent en conflit avec la comtesse de Lichtenau,

115. Lichtenbergs Magazin fiir das Neueste aus der Physik und Naturgeschichte, IV
(1786), p. 201-203.
192 Histoire de la découverte de l’inconscient

maîtresse du roi. Le roi cessa dès lors de croire la somnambule, qui tomba en
disgrâce116.
En dépit de tels incidents, le mesmérisme ne cessait de progresser en Alle­
magne. De 1790 à 1820, il était non seulement professé par des hommes comme
Gmelin, Kluge et Kieser, mais il avait acquis droit de cité dans les universités de
Bonn et de Berlin. Des médecins de renom, tels que Wolfart, Hufeland et Reil,
étaient convaincus de son efficacité. Parmi les philosophes et les écrivains plu­
sieurs restaient sceptiques. Goethe, par exemple, ne manifesta jamais aucun inté­
rêt pour le mesmérisme. Mais les promoteurs de la philosophie de la Nature
acclamaient le magnétisme comme une découverte faisant époque. Schelling
voyait dans le somnambulisme magnétique un moyen d’établir une communica­
tion entre l’homme et l’Ame du Monde et de fonder une métaphysique expéri­
mentale. Fichte se montrait plus critique, mais, après avoir été témoin de
démonstrations sur des somnambules, il en tira des conclusions sur la relativité
du moi et comprit que l’individualité humaine pouvait être altérée, divisée ou
assujettie à la volonté d’un autre117. Schopenhauer, qui avait été profondément
impressionné par les démonstrations publiques du magnétiseur Regazzoni en
1854, exprima à plusieurs reprises, dans ses écrits, l’intérêt qu’il portait au
magnétisme118. « Sinon du point de vue économique et technique, mais certai­
nement du point de vue philosophique, le magnétisme animal est la découverte la
plus pleine de sens (Inhaltsschwer) qui ait jamais été faite, même si, pour l’ins­
tant, elle soulève plus de problèmes qu’elle n’en résout »119.
L’influence du magnétisme se fit également sentir chez les théologiens protes­
tants et catholiques, et un groupe de philosophes mystiques catholiques lui attri­
buèrent une importance toute particulière. Windischmann préconisait un « art de
guérir chrétien » qui serait exercé par des prêtres associant les sacrements de
l’Église et la science du magnétisme120. Ennemoser proposait de magnétiser les
enfants dans le sein de leur mère, de même que les arbres des champs121. Ringseis
se fit l’apôtre d’une « médecine chrétienne allemande »122. Nous avons déjà vu le
vif intérêt qu’avait suscité parmi les philosophes et les théologiens Friedericke
Hauffe, la voyante de Prevorst, et comment Clemens Brentano, après sa conver­
sion, avait passé cinq ans à Dülmen, recueillant les révélations de Katharina
Emmerich.
La littérature de l’époque reflète le même intérêt pour le magnétisme. Il n’y a
guère de poètes romantiques allemands qui aient échappé à l’influence du

116. Henry Brunschwig, La Crise de l'État prussien à la fin du XVIIF siècle et la genèse de
la mentalité romantique, Paris, PUF, 1947, p. 197-200.
117. Xavier Léon, Fichte et son temps, II, Fichte à Berlin (1789-1813), 2e partie, Paris,
Colin, 1927, p. 280-282.
118. Wilhelm Gwinner, Arthur Schopenhauer aus persônlichem Umgang dargestellt,
Leipzig, Brockhaus, 1922.
119. Arthur Schopenhauer, Versuch über das Geistersehn und was damit zusammenhdngt,
in Parerga und Paralipomena I, Sümtliche Werke IV, Leipzig, Reclam, n.d., p. 304.
120. K.J.H. Windischmann, Versuch über den Gang der Bildung in der heilenden Kunst,
Francfort, Andrea, 1809. Über Etwas, das der Heilkunst Noth thut, Leipzig, Cnobloch, 1824.
121. Joseph Ennemoser, Der Magnetismus nach der allseitigen Beziehung seines Wesens,
seiner Erscheinungen, Anwendung und Entratselnung, Leipzig, Brockhaus, 1819. Der Magne­
tismus im Verhaltnis zur Natur und Religion, Stuttgart et Tübingen, Cotta, 1842.
122. Johann Nepomuk von Ringseis, System der Medizin, Regensburg, Manz, 1841.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 193

magnétisme. Plus que toute autre, l’œuvre d’E.T.A. Hoffmann en est imprégnée.
On pourrait tirer de ses romans et de ses contes un manuel complet sur le
magnétisme123124 .
Hoffmann voit dans le somnambulisme magnétique une véritable pénétration
d’une personne dans une autre, ce qui en ferait un phénomène comparable à la
possession. Dans l’état de somnambulisme, le sujet magnétisé d’élément passif
féminin) est en sympathie profonde avec le magnétiseur (l’élément actif mascu­
lin), mais il y a plus : le magnétiseur joue également le rôle de médiateur {Min­
ier) entre le sujet magnétisé et l’harmonie universelle. La séance magnétique
n’est d’ailleurs qu’un cas particulier d’un phénomène bien plus général. Les gens
se magnétisent les uns les autres inconsciemment et involontairement : d’où la
formation de « chaînes magnétiques » qui lient les individus les uns aux autres.
Le monde entier n’est qu’un immense système de volontés où le plus faible est
toujours dominé par le plus fort. Le pouvoir inconnu, dont le magnétiseur est
l’instrument, est à double tranchant : il peut être orienté vers le bien ou vers le
mal. Le mauvais magnétiseur est une sorte de vampire moral qui anéantit son
sujet. Le sujet magnétisé est habituellement de tempérament faible, naïf, crédule
et hypersensible. La relation magnétique peut donc être bonne (amicale, pater­
nelle) ou mauvaise (démoniaque). Les notions de dédoublement de la personna­
lité et de double se retrouvent fréquemment dans l’œuvre de Hoffmann.
Hoffmann a décrit des cures magnétiques, en particulier dans un conte intitulé
Das Sanktus'24. Bettina, une cantatrice, avait perdu sa belle voix au grand dé­
sespoir du maître de chapelle et du médecin qui s’était montré incapable de la
guérir. H trouvait sa maladie très mystérieuse : Bettina était capable de parler à
haute voix mais son aphonie réapparaissait dès qu’elle essayait de chanter. Elle
ne faisait aucun progrès. La maladie avait débuté un dimanche de Pâques quand,
après avoir chanté quelques solos, elle avait quitté l’église tandis que le ténor
entonnait le Sanctus. Un magnétiseur, voyant qu’elle s’apprêtait à partir, lui avait
dit de ne pas encore quitter l’église. A partir de cet instant elle avait été incapable
de chanter. Le magnétiseur qui avait été involontairement la cause de sa maladie
s’offrit à la guérir. Tandis que Bettina écoutait derrière la porte, il raconta au
maître de chapelle l’histoire d’une femme qui avait perdu sa voix à la suite d’un
acte impie et qui l’avait retrouvée dès qu’elle eut déchargé sa conscience. Reve­
nant trois mois après, le magnétiseur trouva Bettina guérie. Cette histoire montre
qu’une guérison magnétique n’est pas toujours et nécessairement l’effet d’un
ordre imposé au sujet, mais qu’elle peut aussi être effectuée par des procédés
psychologiques plus raffinés. La maladie de Bettina tirait son origine d’une sug­
gestion malencontreuse faite à un moment où elle se sentait coupable, mais elle
ne se rendait pas compte de la véritable cause de sa maladie. Le magnétiseur lui
en fit prendre indirectement conscience, et nous trouvons déjà, ici, le mécanisme
de la guérison cathartique.

123. Paul Sucher, Les Sources du merveilleux chez E.T.A. Hoffmann, Paris, Librairie Félix
Alcan, 1912.
124. E.T.A. Hoffmann, Das Sanktus, in Samtliche Werke, Rudolf Frank éd., Munich et
Leipzig, Rosi, 1924, IX, p. 143-163.
194 Histoire de la découverte de l’inconscient

Le mesmérisme rencontra plus de résistance et de scepticisme en France qu’en


Allemagne. Bien des gens le refusaient d’emblée, comme Napoléon s’adressant
en ces termes à Puységur :
« Si elle [votre somnambule] est si savante, qu’elle nous dise quelque chose de
neuf. [...] Qu’elle dise ce que je ferai dans huit jours. Qu’elle fasse connaître les
numéros qui sortiront à la loterie »125.
Le magnétisme s’était vu condamner par l’Académie, et les universités
n’avaient que mépris pour lui. Parmi les psychiatres, on rapportait que les expé­
riences menées dans les hôpitaux de Pinel et d’Esquirol avaient été un échec, et
l’on racontait que Georget s’était laissé mystifier par une hystérique. Les milieux
religieux se montraient très réservés ou même franchement hostiles. Pourtant en
1846, le Père Lacordaire, le célèbre prédicateur dominicain, déclara dans un de
ses sermons à Notre-Dame qu’il croyait au magnétisme, et il en parla en ces
termes : « [...] par une préparation divine contre l’orgueil du matérialisme, [...]
Dieu a voulu qu’il y eût dans la nature des forces irrégulières, irréductibles à des
formules précises [...] »126. L’influence du magnétisme se fit davantage sentir
dans certains groupes de philosophes spiritualistes, mystiques et ésotériques,
mais aussi dans les milieux romantiques. Plusieurs écrivains de renom s’intéres­
sèrent fort au magnétisme.
Balzac croyait au magnétisme, le recommandait comme traitement et à l’oc­
casion le pratiquait lui-même. Le magnétisme joue un rôle dans plusieurs de ses
œuvres127. Paul Bourget a montré que la « théorie de la volonté », exposée dans
Louis Lambert, correspondait à la théorie du fluide magnétique telle que l’inter­
prétait Deleuze128. Dans Ursule Mirouet, autre ouvrage de Balzac, un médecin
sceptique est introduit chez un magnétiseur qui s’occupe d’une somnambule dont
l’esprit est capable de se rendre en n’importe quel endroit du monde. A la
demande du médecin, l’esprit de la somnambule s’en va visiter sa maison dans
une ville de province et lui raconte ce qui s’y passe à l’instant même ; elle lui
révèle même ce que sa pupille dit dans ses prières. De retour chez lui, le médecin
se rend compte que tous les détails donnés par la femme sont exacts. Alexandre
Dumas se croyait doué de pouvoirs magnétiques, et des expériences magnétiques
eurent lieu dans sa villa129. Dans un de ses romans historiques, il présente
Cagliostro, non comme l’imposteur qu’il fut en réalité, mais comme un grand
magicien et magnétiseur130. Flaubert, dans un épisode de Bouvard et Pécuchet,
son roman posthume, nous fournit une description humoristique de ce que le
magnétisme pouvait devenir quand il était pratiqué par des personnes inexpéri­

125. Comte de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène (1823), éd. Pléiade, Paris, Galli­
mard, 1956, p. 918.
126. Henri Lacordaire, Conférences de Notre-Dame de Paris, II, Paris, Sagnier et Bray,
1847, p. 467-470.
127. Fernand Baldensperger, Orientations étrangères chez Honoré de Balzac, Paris, Cham­
pion, 1927.
128. Paul Bourget, Au service de l'ordre, Paris, Plon, 1929,1, p. 243.
129. Joseph Adolphe Gentil, Initiation aux mystères secrets de la théorie et de la pratique
du Magnétisme, suivie d’expériences faites à Monte-Cristo chez Alexandre Dumas, Paris,
Robert, 1849.
130. Alexandre Dumas, Mémoires d’un médecin, Joseph Balsamo, Paris, Fellens et Dufour,
1846-1848.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 195

mentées et autodidactes. Ses deux personnages organisent des séances collec­


tives autour d’un poirier magnétisé et essaient de guérir une vache malade. Mais
le magnétisme était exploité encore davantage par les écrivains populaires. Le
Magnétiseur, de Frédéric Soulié, fut un roman à succès de l’époque131. Un
magnétiseur allemand, aux intentions scélérates, magnétise une femme atteinte
de maladie mentale, qui lui révèle un événement secret dont elle avait été témoin
dans le passé et qu’elle avait maintenant complètement oublié dans son état nor­
mal. Le magnétiseur exploite alors ce secret pour la faire chanter.
En Angleterre, Robert Browning composa un poème passablement obscur,
Mesmerism (1855), où un magnétiseur ordonne à distance à une femme de venir
chez lui par une nuit pluvieuse. Il est consterné par l’influence que son esprit peut
exercer sur une autre personne et il prie Dieu de faire en sorte qu’il n’abuse
jamais de ce pouvoir132.
Aux États-Unis, on fut plus lent à s’intéresser au magnétisme, mais il prit une
grande importance dans les années 1830. Nous avons déjà fait allusion aux rap­
ports entre le magnétisme et les origines de la Christian Science et du spiritisme.
Edgar Poe fut vivement impressionné par la doctrine du magnétisme. On a
conjecturé qu’il était l’auteur d’un livre anonyme exprimant la croyance en la
réalité du fluide magnétique qu’un somnambule était censé voir, « blanc comme
la lumière » et faisant jaillir des étincelles brillantes133. Son récit, The Facts in the
Case ofMr Valdemar, est bien connu. L’esprit d’un mourant est retenu dans son
cadavre par un magnétiseur de ses amis. Quelques semaines plus tard, quand son
esprit est enfin libéré, le cadavre tombe instantanément en putréfaction134.
Notons, en passant, que ce récit traversa l’Atlantique à une époque où Poe n’était
pas encore connu en France, ce qui expliqua peut-être qu’en maints endroits on
l’ait pris à la lettre et que Mabru l’ait cité comme un exemple des inconcevables
absurdités auxquelles croyaient les magnétiseurs135.
Le thème du dédoublement de la personnalité, qui devait inspirer tant d’écri­
vains de la seconde moitié du xix® siècle, apparut dans la littérature sous la forme
du « double », c’est-à-dire de la projection d’une personnalité seconde136. Nous
trouvons le prototype de ce genre littéraire dans Les Élixirs du Diable de
Hoffmann :

Le moine Médard, après avoir bu un élixir magique qu’il avait trouvé dans son
monastère, voit sa personnalité transformée en celle d’un scélérat. Envoyé à
Rome par ses supérieurs, il y commet des crimes et s’enfuit. Mais il rencontre son

131. Frédéric Soulié, Le Magnétiseur, 2 vol., Paris, Dumont, 1834.


132. Voir Jérôme M. Schneck, « Robert Browning and Mesmerism », Bulletin ofthe Medi­
cal Library Association, XUV (1956), p. 443-451.
133. Joseph Jackson ed., The Philosophy of Animal Magnetism by a Gentleman of Phila­
delphia, Philadephie, 1928.
134. Edgar Allan Poe, « The Facts in the Case of Mr Valdemar », The American Review
(December 1845). Mesmerism in Articula Mortis. An Astounding and Horrifying Narrative,
Showing the Extraordinary Power ofMesmerism in Arresting the Progress ofDeath. By Edgar
A. Poe, Esq., of New York, Londres, Short and Co., 1846.
135. G. Mabru, Les Magnétiseurs jugés par eux-mêmes. Nouvelle enquête sur le magné­
tisme animal, Paris, Mallet-Bachelier, 1858, p. 512-517.
136. On trouvera une bibliographie relative à ce sujet dans E. Menninger-Lerchenthal, Der
Doppelgànger, Berne, Hans Huber, 1946.
196 Histoire de la découverte de l’inconscient

double : un moine venant du même monastère, qui avait commis les mêmes
crimes et qui souffrait des mêmes sentiments de remords. Le double boit le reste
de l’élixir et devient fou, ce qui lui vaut d’être enfermé dans un asile. Médard se
rend à la Cour et reprend sa vie criminelle. Le double reparaît, il est accusé des
crimes de Médard, est arrêté et condamné à mort. Médard confessé ses péchés
puis prend la fuite, suivi par le double qui disparaît. Médard reprend conscience
dans un asile d’aliénés italien et, après avoir fait pénitence, il retourne dans son
monastère où il retrouve la paix de l’esprit137.

Ce roman est remarquable comme anticipation de la notion jungienne


d’« ombre » : Médard a projeté son ombre (la face sinistre de sa personnalité) sur
un autre être, d’où sa vie criminelle et déséquilibrée. Une fois la culpabilité
acceptée et l’ombre assimilée, il réussit une intégration supérieure de sa person­
nalité. Edgar Allan Poe interprète autrement la notion du double dans son Wil­
liam Wilson :

Le narrateur a remarqué dans son école un autre garçon qui se trouve porter le
même nom, être né le même jour, lui ressembler étrangement, sauf qu’il parle à
voix basse. Il déteste ce garçon et il arrive à être si effrayé à sa vue qu’il s’enfuit
de l’école. Il s’engage dans une vie de débauche, mais aux instants critiques le
double réapparaît toujours inopinémer
* et l’accuse, jusqu’au jour où Wilson le
tue. En mourant, le double lui apprend qu’il s’est tué lui-même et qu’il est donc
lui-même mort138.

Ici le double représente la conscience morale dans son aspect traditionnel


d’une lutte, à l’intérieur de l’homme, entre le bien et le mal (comme, plus tard,
dans Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde). Le Double de Dostoïevski
exprime une conception toute différente :

Goliadkine, petit employé de bureau, commence à se conduire d’une façon


excentrique qui attire l’attention de ses supérieurs et de ses collègues. Tout à
coup, il rencontre un homme qui a exactement la même physionomie que lui et
qui est vêtu de la même façon. Le lendemain, le double est introduit au bureau
comme nouvel employé : il porte le même nom que Goliadkine, est né le même
jour que lui, -il s’adresse à lui avec déférence et lui demande de le protéger.
Goliadkine le loge chez lui. Mais progressivement le double devient de plus en
plus arrogant, il lui prend son poste, vit à ses dépens et détourne de lui ses amis.
Goliadkine est de plus en plus bouleversé, jusqu’au jour où le double le pousse
dans la voiture qui doit le conduire à l’hôpital psychiatrique139.

137. E.T.A. Hoffmann, « Die Elixiere des Teufels », in Sâmtliche Werke, op. cit., IV, p. 13-
365.
138. Edgar Allan Poe, William Wilson, d’abord publié dans le Gentleman’s Magazine de
Burton (octobre 1839).
139. Fedor Dostoïevski, Le Double, d’abord publié dans le périodique Otechestvenniya
zapiski (1846).
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 197

Dans ce roman, le double incarne manifestement la personnalité morbide d’un


homme en train de devenir psychotique, cet « autre lui-même » mystérieux,
d’abord très discret, puis prenant progressivement la domination sur le moi sain.
La grande vague du spiritisme, partie des États-Unis en 1848 et qui s’étendit à
l’Europe dans les années 1850, repoussa pour quelque temps le magnétisme à l’ar­
rière-plan. Les expériences de spiritisme furent à la mode et les grands médiums
devinrent les vedettes du jour. Il y eut toute une littérature prétendument écrite
par des esprits ou dictée depuis l’autre monde. Lors de son exil à Jersey, Victor
Hugo se livra à des expériences de spiritisme au cours desquelles son fils Charles
lui servait probablement de médium. Eschyle, Shakespeare et les esprits d’autres
hommes illustres dictaient de magnifiques vers français qui avaient tout l’air d’ha­
biles imitations de la poésie de Victor Hugo140. L’astronome Flammarion, adepte
enthousiaste du spiritisme, publia des révélations dictées par les esprits de per­
sonnages illustres, entre autres une Genèse prétendument dictée par l’esprit de
Galilée141. Certains médiums, de culture passablement médiocre, écrivirent des
romans qui, dans certains cas et à en croire certains critiques, avaient une valeur
littéraire inattendue.

L’exemple le plus connu est probablement celui de Pearl Lenore Curran, née
de parents anglais en Illinois en 1883. Bien que l’un de ses oncles ait été médium,
elle ne semble pas s’être jamais intéressée au spiritisme. Pourtant, en 1912, elle
se mit à faire des expériences avec le tableau Oui-ja. Les lettres lui vinrent de
plus en plus vite, puis des images mentales très vives s’imposèrent à elle. Brus­
quement, le 8 juillet 1913, elle reçut une communication d’une femme qui se pré­
sentait sous le nom de Patience Worth et qui prétendait avoir vécu dans une
ferme du Dorsetshire, en Angleterre au XVIIe siècle. Elle dicta à Mrs. Curran un
grand nombre d’œuvres littéraires, y compris des poèmes et des romans.
Quelques-uns de ces romans et un choix de ces poèmes ont été publiés142. Cette
production littéraire était écrite dans divers vieux dialectes anglais assez parti­
culiers, qui n’avaient jamais été parlés. Ces dialectes (un dialecte différent pour
chaque œuvre), ainsi que les connaissances historiques dont témoignaient les
romans, déconcertèrent les experts. Casper S. Yost143 et Walter Franklin
Prince144 qui interviewèrent Mrs. Curran conclurent que son cas était un exemple
exceptionnel de la puissance créatrice du subconscient145.
La pratique de l’écriture automatique mena tout naturellement à celle du des­
sin automatique. Les médiums et les membres des groupes spirites ne tardèrent

140. Gustave Simon, Les Tables tournantes de Jersey, Paris, Conrad, 1923.
141. Camille Flammarion, Les Habitants de l’autre monde, révélations d’outre-tombe,
Paris, Ledoyen, 1862-1863.
142. Patience Worth, The Sorry Taie : A Story ofthe Time of Christ, New York, Holt, Rine­
hart and Winston, Inc., 1917. Hope Trueblood, New York, Holt, Rinehart and Winston, Inc.,
1918. The Pot upon the Wheel, Saint Louis, The Dorset Press, 1921. Light from Beyond,
Brooklyn, Patience Worth Publishing Co., s.d. Telka. An Idyll of Médiéval England, New
York, Patience Worth Publishing Co., Londres, Routledge and Kegan Paul, 1928.
143. Casper S. Yost, Patience Worth : A Psychic Mystery, New York, Holt, Rinehart and
Winston, Inc., 1916.
144. Walter Franklin Prince, The Case of Patience Worth. A Critical Study of Certain Unu-
sual Phenomena, Boston Society for Psychical Research, 1927.
145. G.N.M. Tyrrell, Personality of Man, op. cit., p. 134-143.
198 Histoire de la découverte de l'inconscient

pas à y recourir146. Le dramaturge Victorien Sardou se rendit célèbre par ses des­
sins curieux qui étaient censés représenter des vues de la planète Jupiter où figu­
raient, entre autres, les maisons de Zoroastre, du prophète Élie et de Mozart. Fer­
nand Desmoulins, peintre de profession, exécutait dans ses transes, avec une
rapidité surprenante et même dans l’obscurité, les portraits de personnes décé­
dées. Il y eut bientôt suffisamment de ces dessins automatiques pour rendre pos­
sibles des études sur l’esthétique des esprits. Jules Bois dégagea les caractéris­
tiques essentielles de ces productions artistiques issues de l’inconscient : il y
trouvait une tendance à l’asymétrie, aux détails surabondants et superflus, au
remplacement des lignes nettes par des lignes « équivoques », mais aussi à l’ir­
régularité dans la production. Il estimait que les productions artistiques des
médiums avaient exercé une nette influence sur l’école symboliste qui était appa­
rue aux environs de 1891.
La vague spirite reflua progressivement, et la mode revint au magnétisme sous
une forme modernisée, l’hypnotisme, et au problème du dédoublement de la per­
sonnalité. Le sujet qui passionnait le plus le public était celui de la séduction ou
du crime sous hypnose. Charpignon lui avait déjà consacré une étude sérieuse en
1860147. Dans les années 1880, cette question suscita un intérêt considérable
parce que l’École de Nancy croyait unanimement à la possibilité de tels crimes,
et ce fut l’objet de discussions et de controverses dans les journaux, les revues et
les romans. L’École de la Salpêtrière, pour sa part, n’admettait pas la possibilité
de tels crimes, si bien que lorsqu’on invoquait l’hypnotisme pour expliquer un
crime devant les tribunaux, il s’ensuivait toujours des batailles d’experts entre les
représentants des deux Écoles. Bernheim ne prétendait évidemment pas que n’im­
porte qui pouvait être poussé au crime sous hypnose, mais il pensait que cela
pouvait se produire dans certaines circonstances chez un sujet amoral n’offrant
aucune résistance à la suggestion criminelle ou chez un individu faible qui
commettrait le crime dans un mouvement impulsif, un épileptique par exemple,
ou encore, indirectement, chez un individu auquel on aurait inspiré des idées de
persécution qui pourraient l’amener à commettre un crime. Il était également
possible de suggérer de faux souvenirs à un sujet et d’en faire ainsi un faux
témoin. Bernheim croyait aussi que l’autosuggestion jouait un rôle important
dans maints cas criminels : certains criminels, disait-il, sont des victimes de l’au­
tosuggestion et ne sont pas responsables de leurs actes148. En Allemagne,
Schrenck-Notzing croyait fermement à la criminogenèse hypnotique et décrivit
toute une série de crimes susceptibles d’être commis sous l’effet de l’hypnose ou
de la suggestion149.
Nous avons peine à imaginer aujourd’hui avec quelle ardeur on recourait, dans
les années 1880, aux notions d’hypnotisme et de suggestion pour expliquer d’in­
nombrables faits historiques, anthropologiques, sociologiques, comme la genèse

146. Jules Bois, Le Miracle moderne, Paris, Ollendorf, 1907, p. 145-163.


147. Charpignon, Rapports du magnétisme avec la jurisprudence et la médecine légale,
Paris, Baillière, 1860.
148. Cité par Crocq, L’Hypnotisme scientifique, Paris, Société d’éditions scientifiques,
1900, p. 267-269.
149. Baron von Schrenck-Notzing, « La suggestion et l’hypnotisme dans leurs rapports
avec la jurisprudence », in IIe Congrès international de l’hypnotisme (Paris, 1900), Paris,
Vigot, 1902, p. 121-131.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 199

des religions, des miracles et des guerres. Gustave Le Bon vulgarisa une théorie
de psychologie collective qui comparait l’« âme collective » de la foule au sujet
hypnotisé et le meneur à l’hypnotiseur150. La notion de suggestion servit de base
à de véritables systèmes d’éducation. On s’intéressa vivement à des sujets qui,
sous hypnose, jouaient du théâtre, faisaient de la peinture ou chantaient
merveilleusement151.
L’hypnotisme inspira une foule de romans. Certains choisissaient pour thème
un crime commis à l’état de veille mais confessé sous hypnose152 ou bien
confessé sous l’effet d’une suggestion de la victime mourante, à son meurtrier153.
Dans d’autres romans le criminel hypnotisait un innocent de façon à lui faire
commettre un crime sous sa direction, mais le véritable criminel était découvert
si l’expert psychiatre était assez avisé pour hypnotiser l’auteur de l’acte crimi­
nel154. Le roman le plus célèbre sur le thème de l’hypnotisme fut probablement
Trilby, un roman à succès de George du Maurier155. Trilby, la fille d’un lord
anglais, avait été élevée à Paris comme couturière, puis posait comme modèle
chez un artiste. Un perfide professeur de musique, Svengali, l’hypnotisa et en fit
une brillante cantatrice, puis il l’épousa. Mais elle ne pouvait chanter que dans
l’état de transe hypnotique, tant que Svengali la fixait des yeux du haut de sa
loge. Il advint que Svengali mourut d’une syncope cardiaque au début d’une
représentation et Trilby, qui n’était plus hypnotisée, devint incapable de chanter ;
sa carrière se termina ainsi en catastrophe. Le Horla, nouvelle écrite par Maupas-
sant, alors qu’il souffrait déjà de graves troubles nerveux, est tout aussi intéres-
santpour notre propos156. Un homme est saisi d’angoisse en s’apercevant que des
événements étranges et inexplicables se produisent dans sa maison, comme si des
êtres mystérieux invisibles l’avaient envahie. Il part pour Paris où, assistant à une
séance hypnotique, il est stupéfait de voir une femme recevoir un ordre sous hyp­
nose et l’exécuter ponctuellement le lendemain, sans savoir elle-même pourquoi
elle agit ainsi. Le héros est consterné en reconnaissant que c’est là justement ce
qui se passe dans son propre esprit : « Quelqu’un possède mon âme et la gou­
verne ! Quelqu’un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes
pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu’un spectateur esclave et terrifié de
toutes les choses que j’accomplis. »
Les romans inspirés par le thème du dédoublement de la personnalité furent
tout aussi nombreux. En France, un roman populaire de Gozlan, Le Médecin du
Pecq, eut un grand succès à l’époque. Lors d’une fugue somnambulique, un
jeune homme riche, mais névrosé, hospitalisé dans une maison de santé, met une
jeune femme enceinte, ce dont il n’a eu aucune conscience à l’état de veille157. Le
médecin éclaircit la confusion où il se trouvait en analysant les rêves que le jeune
homme lui raconte chaque matin.

150. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895.


151. Émile Magnin, L’Art et l’hypnose, Paris, Alcan, 1907.
152. Hector Malot, Conscience, Paris, Charpentier, 1888.
153. Gilbert Augustin Thierry, Marfa. Le Palimpseste, Paris, Dumont, 1887.
154. Jules Claretie, Jean Momas, Paris, Dentu, 1885.
155. George du Maurier, Trilby, New York, Harper and Row, Publ., 1894.
156. Guy de Maupassant, « Le Horla » (1886), in Œuvres complètes, XII, Paris, Louis
Conrad, 1927.
157. Léon Gozlan, Le Médecin du Pecq, 3 vol., Paris, Werdet, 1839.
200 Histoire de la découverte de l’inconscient

Après 1880, les romans ayant pour thème le dédoublement de la personnalité


surgirent partout. Jules Claretie se documenta soigneusement à la Salpêtrière
avant d’écrire L’Obsession. C’est l’histoire d’un peintre, obsédé par l’idée que sa
personnalité seconde peut par instants prendre la domination de son corps, sans
jamais pouvoir prévoir de quel méfait cet « autre » veut se rendre coupable158.
Finalement le peintre sera guéri par un médecin alsacien qui lui suggère qu’il
assiste à la mort et à l’enterrement de « l’autre ». Sœur Marthe, de Charles
Epheyre, fut un autre roman sensationnel de cette époque : lors d’un séjour à la
campagne, un jeune médecin est appelé à soigner une jeune orpheline s’apprêtant
à se faire religieuse159. Il hypnotise Sœur Marthe pour la guérir de ses troubles
nerveux, mais voici qu’apparaît une autre personnalité : celle d’Angèle qui se sait
la fille d’un homme fortuné, héritière d’une grande fortune (dont la sœur ne
paraissait avoir aucune idée). Angèle est amoureuse du jeune médecin et décide
de s’enfuir avec lui. Mais le matin du jour fixé, tandis qu’elle s’apprête à prendre
le train, la personnalité de Sœur Marthe réapparaît soudain, et elle est profondé­
ment consternée de ce qu’elle allait faire. Elle prononce ses vœux et meurt peu de
temps après de la tuberculose. Peu de lecteurs de la Revue des Deux Mondes
soupçonnèrent que derrière le pseudonyme d’Epheyre se cachait l’illustre phy­
siologiste Charles Richet. Minnie Brandon, de Hennique, fut un autre succès. Un
jeune Français est amoureux d’une jeune Anglaise, charmante et distinguée,
Minnie, qui se transforme malheureusement en une abominable mégère, dès
qu’elle a bu une goutte d’alcool : c’est Brandon160. La lutte entre Minnie et Bran­
don aboutit finalement à la victoire de cette dernière, et le jeune homme, à son
grand regret, doit les quitter l’une et l’autre. Le héros du roman de Mintom, Le
Somnambule, a un sort plus lamentable encore : digne pasteur protestant, excel­
lent époux et père, l’état somnambulique fait de lui un criminel qui séduit et viole
des femmes et tue des enfants, sans que sa personnalité normale en ait le moindre
soupçon161. La pièce de Paul Lindau, Der Andere162, obtint elle aussi un vif
succès : lors de son enquête sur un crime, un juge s’aperçoit qu’il en est lui-même
l’auteur, ou plus exactement que c’est sa personnalité seconde et insoupçonnée
qui a tué. Mais le chef-d’œuvre de ce type de littérature reste probablement le
roman de Stevenson, Le Docteur Jekyll et M. Hyde163. Ce roman est particuliè­
rement intéressant par la façon même dont il a été conçu et écrit. Stevenson
assure que pendant des années il avait connu une vie onirique intense. Dans ses
rêves, « le petit peuple » venait à lui et lui suggérait des idées pour ses romans.
C’est cette coupure entre sa personnalité à l’état de veille et sa personnalité oni­

158. Jules Claretie, L’Obsession — Moi et l’autre, Paris, Lafitte, 1908.


159. Charles Epheyre, « Sœur Marthe », Revue des Deux Mondes, XCIII (1889), p. 384-
431.
160. Léon Hennique, Minnie Brandon, Paris, Fasquelle, 1899.
161. William Mintom, Le Somnambule, Paris, Ghio, 1880.
162. Paul Lindau, Der Andere, New York, I, Goldmann, 1893. Adaptation française : Le
Procureur Hallers, in Petite Illustration, n° 46, Paris, janvier 1914.
163. Robert Louis Stevenson, The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde, Londres,
Longmans and Co., 1886.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 201

rique qui lui aurait suggéré le thème de son roman. H ajoutait que bien des détails
du roman lui avaient été dictés par le « petit peuple »164.
H convient de noter qu’outre quelques romans et pièces de qualité, il y eut,
dans les années 1880, un foisonnement de romans et de littérature à bon marché,
complètement oubliés aujourd’hui, qui utilisaient les thèmes du somnambulisme,
du dédoublement de la personnalité et des crimes commis sous hypnose, et qui
contribuèrent certainement à façonner la mentalité de cette époque.
En fait, on assista à une évolution : progressivement, les thèmes simplistes du
début furent remplacés par des thèmes plus subtils. Nous avons vu que Binet,
Lucka et d’autres auteurs indiquaient qu’en dehors des cas dramatiques d’écla­
tement de la personnalité, on pouvait observer tous les intermédiaires entre la
véritable scission de la personnalité et la multiplicité d’aspects de la personnalité
normale. Ce courant se retrouve également dans la littérature. Certains auteurs
choisirent pour thème de leurs romans le passage soudain d’un aspect de la per­
sonnalité à un autre. Paul Bourget, dans L’Irréparable (1883), raconte l’histoire
d’une femme parfaitement épanouie, insouciante et gaie avant son mariage qui se
métamorphose subitement en un être déprimé et angoissé165. Un des personnages
du roman, un philosophe à la manière de Ribot, est chargé d’expliquer cette
métamorphose au lecteur. Dans Le Jardin secret166, Marcel Prévost raconte l’his­
toire d’une femme qui abandonne sa personnalité en se mariant. Treize ans plus
tard, en tombant par hasard sur son journal de jeune fille, elle redécouvre sa per­
sonnalité antérieure. Cette découverte la rend plus lucide et plus consciente du
monde environnant. Elle se rend compte que son mari la trompe, et elle songe à
divorcer. Mais après un long conflit intérieur elle décide de rester avec lui et de
réorganiser sa vie. Elle garde sa seconde personnalité, mais à un niveau de
conscience supérieur.
Au début du xxe siècle, les écrivains s’engagent dans des descriptions plus
subtiles encore des multiples aspects de la personnalité humaine, de leurs inter­
férences et de la structure polypsychique de l’esprit humain, comme le montrent
les œuvres de Pirandello, de Joyce, d’Italo Svevo, de Lenormand, de Virginia
Woolf et surtout celle de Marcel Proust. L’histoire classique du dédoublement de
la personnalité n’est plus guère à la mode ; Marcel Proust n’y fait allusion qu’une
seule fois dans toute son œuvre : lors des conversations mondaines dans le salon
de Madame Verdurin, quelqu’un raconte le cas d’un malade, très honnête dans sa
personnalité habituelle mais qui, dans sa personnalité seconde, deviendrait un
« abominable gredin »167. Il est intéressant de noter que cette histoire avait été
publiée par le professeur Adrien Proust, le père de l’écrivain, comme un cas psy­
chopathologique intéressant168. Marcel Proust, quant à lui, analysa inlassable­
ment les innombrables manifestations du polypsychisme, les multiples facettes
de notre personnalité. Pour lui, le moi humain est composé de beaucoup de petits

164. Robert Louis Stevenson, « A Chapter on Drearns », in Across the Plains, with Other
Memories and Essays, New York, Scribner’s Sons, 1892.
165. Paul Bourget, L’Irréprochable, Paris, Lemerre, 1883.
166. Marcel Prévost, Le Jardin secret, Paris, Lemerre, 1897.
167. Marcel Proust, « Le Temps retrouvé », in A la recherche du temps perdu, Paris, Gal­
limard, 1961, ni, p. 716.
168. Adrien Proust, « Automatisme ambulatoire chez un hystérique », Bulletin médical, IV
(1890), (I), p. 107-108.
202 Histoire de la découverte de l’inconscient

« moi », distincts bien que situés côte à côte et plus ou moins étroitement unis
entre eux. Notre personnalité change ainsi d’un instant à l’autre, suivant les cir­
constances, les lieux et les personnes que nous rencontrons. Tel événement tou­
chera certains aspects de notre personnalité, tandis qu’il laissera les autres indif­
férents. Dans un passage célèbre, l’auteur décrit comment la nouvelle de la mort
d’Albertine est ressentie successivement par les divers aspects de sa personnalité.
En général, nous n’avons pas accès à notre vécu passé, mais certains aspects de
notre moi passé peuvent soudain réapparaître, ressuscitant ainsi le passé. Un de
nos « moi » passés occupe alors le premier plan, c’est lui qui nous apparaît le plus
vivant. Parmi nos nombreux « moi » se trouvent aussi des éléments héréditaires.
D’autres (notre moi social, par exemple) sont le résultat des idées que les autres
se font de nous et de l’influence qu’ils exercent sur nous. C’est là ce qui explique
le flux incessant de notre esprit qui résulte de ces métamorphoses de la person­
nalité. L’œuvre de Marcel Proust est particulièrement intéressante à cet égard
parce que ses analyses subtiles n’ont pas été influencées par Freud ni par les
autres représentants de la nouvelle psychiatrie dynamique. Ses sources universi­
taires n’allaient pas au-delà de Ribot et de Bergson. On pourrait fort bien tirer de
son œuvre un traité de l’Esprit qui montrerait ce que serait sans doute devenue la
première psychiatrie dynamique si elle avait continué à se développer selon sa
ligne propre.
Les philosophes de profession s’intéressèrent surtout aux phénomènes de
l’hypnotisme et de la personnalité multiple. Ces phénomènes marquèrent profon­
dément Taine169 et Ribot170. Janet prétend que l’histoire de Félida était le grand
argument utilisé en France par les psychologues positivistes contre l’école de
psychologie philosophique dogmatique de Cousin. « Sans Félida, on n’aurait
sans doute pas créé une chaire de psychologie au Collège de France »171. Fouillée
voyait dans les phénomènes de l’hypnotisme et du somnambulisme une confir­
mation de sa théorie des « idées-forces ». Cependant, un de ses biographes soup­
çonne que l’hypnotisme a probablement inspiré plutôt que confirmé cette
conception172. Bergson avait eu une expérience personnelle de l’hypnotisme :
tandis qu’il enseignait à Clermont-Ferrand, de 1883 à 1888, il avait activement
participé à des séances d’hypnotisme organisées en privé par Moutin, médecin
dans cette ville173. Bergson lui-même fit quelques expériences remarquables sur
la simulation inconsciente chez des sujets hypnotisés174. Plus tard, dans un de ses
principaux ouvrages, Bergson affirma que dans les procédés de l’art on retrouve
sous une forme atténue, raffinée et spiritualisée les procédés par lesquels on
obtient ordinairement l’hypnose175.

169. Hippolyte Taine, De l’intelligence, 2 vol., Paris, Hachette, 1870.


170. Th. Ribot, Les Maladies de la mémoire, Paris, Baillière, 1885. Les Maladies de la per­
sonnalité, Paris, Alcan, 1885.
171. Pierre Janet, The Major Symptoms ofHysteria, New York, Macmillan, 1907, p. 78.
172. Elizabeth Ganne de Beaucoudrey, La Psychologie et la métaphysique des idées-forces
chez Alfred Fouillée, Paris, Vrin, 1936, p. 87-88.
173. Gilbert Maire, Bergson, mon maître, Paris, Grasset, 1935.
174. Henri Bergson, « Simulation inconsciente dans l’état d’hypnotisme », Revue philoso­
phique, XXII (1886), (II), p. 525-531.
175. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Alcan, 1889.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 203

Les critiques littéraires recouraient également à la notion du dédoublement de


la personnalité pour expliquer certaines énigmes. Dans son interprétation de
Novalis, Spenlé émit une hypothèse de ce genre176. Tandis qu’il était encore
enfant, Novalis s’était créé une personnalité seconde, faite de rêves éveillés et
d’imaginations. Cette personnalité seconde grandit avec lui, et, tout en menant
une vie en apparence normale d’ingénieur des mines, Novalis proclamait son
rêve poétique supérieur à toute réalité. Paul Valéry expliqua de façon analogue la
personnalité de Swedenborg, le grand mystique suédois : à l’âge de 55 ans, ses
yeux « s’ouvrirent au monde spirituel »177. Û vivait simultanément dans deux
mondes, le monde réel et un « monde spirituel » où il était en relation continue
avec les anges et les esprits. Comme le remarque très justement Valéry, il ne
s’agissait pas là d’une confusion entre deux mondes, comme chez un délirant,
mais de la superposition de deux mondes entre lesquels Swedenborg pouvait
aller et venir comme il l’entendait.
La première psychiatrie dynamique s’intéressa beaucoup au phénomène de la
création littéraire : elle recourait souvent aux notions de dédoublement de l’es­
prit, de dipsychisme et de polypsychisme, mais aussi à l’idée de pouvoirs mys­
térieux de l’esprit.
L’hypnotisme fournit un premier modèle de l’esprit humain, celui d’un double
moi : un moi conscient, mais limité, le seul dont l’individu ait conscience, et un
moi subconscient, bien plus vaste, ignoré par le conscient, mais doué de pouvoirs
de perception et de création mystérieux. Le phénomène de l’inspiration pouvait
s’interpréter comme l’irruption (plus ou E.oins intermittente) dans le conscient de
matériaux psychiques accumulés dans le subconscient. Francis Galton exprimait
une idée semblable : « Il semble qu’il y ait dans mon esprit une salle d’audience,
où la pleine conscience reçoit deux ou trois idées à la fois, et une antichambre
remplie d’idées plus ou moins voisines, juste au-delà de la perception de la pleine
conscience »178. Un travail fécond de l’esprit implique une « affluence nom­
breuse », une combinaison ordonnée des idées présentes dans « l’antichambre »
et une facilité d’écoulement. Il arrive parfois que des matériaux accumulés fas­
sent spontanément irruption dans l’esprit : « alors la dividualité remplace l’indi­
vidualité et une fraction de l’esprit communique avec une autre fraction comme
avec une personne différente ».
Chabaneix179 élabora une conception bien plus complexe en distinguant dif­
férents niveaux de subconscient diurne et nocturne, et en décrivant divers types
de relations entre le subconscient et le conscient (contact intermittent ou perma­
nent, influence pu non de la volonté) dont il soulignait l’importance pour la créa­
tion artistique, scientifique ou littéraire.
Le phénomène de l’inspiration était souvent comparé à celui de la personnalité
seconde, qui connaît un long développement souterrain puis émerge soudain
pour quelques instants ; d’où l’impression d’une dictée par un être mystérieux,

176. E. Spenlé, Essais sur l’idéalisme romantique en Allemagne, Paris, Hachette, 1904.
177. Paul Valéry, « Svedenborg », Nouvelle Revue française, CLVI (1936), p. 825-844 ;
Œuvres, éd. Pléiade, I, Paris, Gallimard, 1957, p 867-883.
178. Francis Galton, « Antechamber of Consciousness », reproduit dans Inquiries into
Human Faculty, Londres, Dent, 1907, p. 146-149.
179. Paul Chabaneix, Physiologie cérébrale. Le subconscient chez les artistes, les savants
et les écrivains, Paris, Baillière, 1897.
204 Histoire de la découverte de l’inconscient

même si ce n’est pas d’une manière aussi frappante que chez Mrs. Curran avec
« Patience Worth ». C.G. Jung interprétait le Zarathoustra de Nietzsche comme
l’œuvre d’une personnalité seconde qui s’était développée silencieusement jus­
qu’au jour où elle fit irruption180. Pour reprendre les termes mêmes de Nietzsche :

« Alors, amie, soudain un devint deux


Et Zarathoustra passa à mes côtés... »

Une autre théorie de la création littéraire s’appuyait sur le modèle polypsy-


chique de l’esprit humain : puisque l’esprit humain est un agrégat de sous-per-
sonnalités, on concevra sans peine qu’un grand romancier, tel Balzac, ait pu
conférer à beaucoup d’entre elles une identité, un métier, des traits de caractère,
puis les laisser évoluer selon leur ligne propre. Parlant de la multitude de person­
nages parfaitement différenciés apparaissant dans les romans de Balzac, Jules
Romains conjecture que chacun d’entre eux correspondait à une des « person­
nalités embryonnaires » de l’auteur, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de personna­
lités inconscientes ou refoulées, mais « de systèmes psychologiques complets,
organiques et individualisés, chacun d’eux ayant en lui-même tout ce qu’il fallait
pour fournir, au contact des événements de la vie et du conditionnement social,
une destinée complète d’homme ou de femme »181. Jean Delay attribue lui aussi
au romancier ce pouvoir de développer les sous-personnalités qu’il porte en lui-
même à l’état latent et d’en faire des personnages littéraires182. Il insiste aussi sur
le processus de la « création d’un double » : quiconque écrit un journal tend à
laisser apparaître une personnalité seconde qui émergera graduellement à travers
ce journal, si bien qu’une relation particulière s’établira progressivement entre
l’auteur du journal et son second moi fictif. Ce second moi peut arriver à prendre
vie, pour ainsi dire, sous la forme d’un personnage littéraire dans lequel l’auteur
incarnera ses problèmes personnels et déversera ses « poisons » (comme Goethe
dans Les Souffrances du jeune Werther et André Gide dans André Walter).
On aborda enfin le processus de la création littéraire à partir de la notion de
« cryptomnésie ». Ce terme, qui semble avoir été créé par Floumoy, désigne un
phénomène que les magnétiseurs et les hypnotiseurs connaissaient fort bien.
Dans l’état de transe hypnotique, surtout dans le cas de la régression hypnotique,
un individu peut fort bien rapporter quantité de faits que son moi conscient et
éveillé a complètement oubliés. Notre véritable mémoire, notre mémoire secrète,
est ainsi bien plus vaste que notre mémoire consciente. D’autres exemples de
cryptomnésie peuvent s’observer dans les rêves, dans les états fébriles ou dans
d’autres états physiques183. Floumoy montra que les « romans de l’imagination
subliminale » vécus par son médium Hélène Smith se rapportaient pour une large

180. C.G. Jung, Zarathoustra-lectures (inédit), Zurich, Institut C.G. Jung, printemps 1934.
Ces vers de Nietzsche sont tirés d’un poème, « Sils-Maria », probablement dédié à Lou
Andreas-Salomé.
181. Jules Romains, Souvenirs et confidences d’un écrivain, Paris, Fayard, 1958, p. 113-
114 et 235-239. Saints de notre calendrier, Paris, Flammarion, 1952, p. 46-47.
182. Jean Delay, La Jeunesse d’André Gide, 2 vol., Paris, Gallimard, 1956-1957.
183. Entre autres exemples, voir Henry Freebom, « Temporary Réminiscence of a long-for-
gotten Language during the Delirium of Broncho-Pneumonia », The Lancet, LXXX (1902), I,
p. 1685-1686.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 205

part aux souvenirs « cryptomnésiques » de livres qu’elle avait lus dans son
enfance et qu’elle avait ensuite oubliés. La cryptomnésie permet aussi d’expli­
quer les cas de pseudo-plagiat littéraire. Jung, par exemple, découvrit que tout un
paragraphe du Zarathoustra de Nietzsche provenait d’un article du quatrième
volume des Blatter von Prevorst (la revue éditée par Justinus Kemer) ; or, il est
avéré que Nietzsche dans sa jeunesse avait lu cette publication. Ce plagiat était
très probablement inconscient, puisque le texte original est maladroitement
déformé et qu’il est inséré de façon tout à fait inutile dans l’histoire de Zara­
thoustra!™. Depuis lors, on a découvert bien d’autres exemples de pseudo-pla­
giat : certains auteurs semblent même y être particulièrement enclins. Ici encore,
il faut citer Nietzsche. Lou Andreas-Salomé assure que la substance entière de sa
Généalogie de la morale lui venait de Paul Rée, qui avait entretenu Nietzsche de
sa conception : Nietzsche écouta attentivement Rée, fit siennes ses idées, puis,
plus tard, lui témoigna son hostilité184185. Selon H. Wagenvoort, Nietzsche était
doté d’une capacité exceptionnelle pour assimiler très rapidement les idées des
autres et oublier ensuite l’origine de ces idées186. Ainsi quand cette idée se pré­
sentait à nouveau à son esprit, il ne la reconnaissait pas pour étrangère et croyait
sincèrement l’avoir conçue lui-même. C’est ainsi, toujours selon Wagenvoort,
que Nietzsche emprunta à La Bible de l’humanité de Michelet l’essentiel des
idées qu’il devait développer dans son Origine de la tragédie. Suivant d’autres
critiques littéraires, la plupart des idées en apparence les plus originales de
Nietzsche lui venaient d’Emerson, par voie de cryptomnésie187. De fait, la cryp­
tomnésie semble être un processus si fréquent que Paul Valéry a pu y voir la prin­
cipale source de la création littéraire : « Plagiaire est celui qui a mal digéré la
substance des autres : il en rend les morceaux reconnaissables »188.

Déclin de la première psychiatrie dynamique

L’histoire de la première psychiatrie dynamique semble paradoxale : pendant


un siècle entier (de 1784 à 1882), de nouvelles découvertes cherchèrent vaine­
ment à s’imposer, et, quand elles furent enfin acceptées par la « médecine offi­
cielle » avec Charcot et Bernheim, elles connurent à peine vingt années de succès
brillants, suivies d’un déclin rapide. Ces vicissitudes de la première psychiatrie
dynamique ont intrigué bien des chercheurs. Janet pensait qu’il y avait des
modes, non seulement dans la manière de vivre, mais aussi en médecine. Après
1882, le monde médical s’engoua pour l’hypnotisme : des publications sur ce
sujet parurent par centaines, jusqu’à ce qu’on atteignît un point de saturation et

184. C.G. Jung, Zur Psychologie und Psychopathologie sogenannter occulter Phànomene,
Leipzig, Oswald Mütze, 1902.
185. Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche in seinen Werken, Vienne, Cari Konegen,
1894, p. 189-190.
186. H. Wagenvoort, « Die Entstehung von Nietzsches Geburt der Tragôdie », Mnemosyne,
Ser. 4, XII (1959), p. 1-23.
187. Régis Michaud, Autour d’Emerson, Paris, Bossard, 1924.
188. Paul Valéry, Autres Rhumbs, Paris, Gallimard, 1927. Réédité dans Œuvres, éd.
Pléiade, II, Paris, Gallimard, 1960, p. 677.
206 Histoire de la découverte de l'inconscient

qu’on abandonnât cette mode. Cette explication peut être vraie, mais ce déclin
rapide était dû sans doute aussi à des facteurs inhérents à l’hypnotisme lui-même.
En parcourant les publications de cette époque sur l’hypnotisme, on peut se
faire une idée sur la nature de ces facteurs. Beaucoup d’hypnotiseurs, d’abord
enthousiasmés par l’hypnotisme, s’aperçurent bientôt de ses inconvénients. N’im­
porte qui n’était pas capable de devenir un bon hypnotiseur, et le meilleur hyp­
notiseur lui-même n’était pas capable d’hypnotiser n’importe qui. Il devint évi­
dent que bien des patients se prétendaient hypnotisés alors qu’il n’en était rien.
Benedikt rapporte qu’il avait permis à certains de ses étudiants d’hypnotiser des
malades venant en consultation : ces malades prétendaient être tombés dans le
sommeil hypnotique, mais avouaient ensuite aux médecins plus âgés qu’ils
avaient seulement fait semblant pour faire plaisir aux jeunes médecins189. On rap­
portait des cas semblables, non seulement à propos de Charcot (comme nous
l’avons déjà vu), mais aussi de Forel, de Wetterstrand et d’autres hypnotiseurs
expérimentés dont les malades prétendaient même être guéris parce qu’ils
n’osaient pas contredire leurs médecins autoritaires.
Il arrivait aussi à des sujets de feindre l’hypnose pour se libérer plus facilement
de secrets pénibles qu’ils auraient été gênés de révéler sans cette mise en scène.
Il en fut probablement ainsi dès les tout premiers débuts du magnétisme. Nous
avons déjà rapporté l’étrange histoire d’un homme qui s’était fortement attaché à
un ami auquel il accordait la confiance la plus absolue à l’état de veille, mais qui,
sous l’effet de la crise magnétique, raconta au comte de Lutzelbourg que ce pré­
tendu ami le trahissait et lui faisait du tort, et qui expliqua même ce qu’il fallait
faire pour transférer cette connaissance de la « crise » à l’état de veille190. On
pourrait citer bien d’autres exemples semblables. Le docteur Bonjour191, psycho­
thérapeute suisse, observa en 1895 que certains malades révélaient sous hypnose
des choses pénibles qu’ils prétendaient ignorer à l’état de veille, et dont ils finis­
saient pourtant par avouer qu’ils avaient toujours eu connaissance, mais
n’avaient pas osé en parler.
Un inconvénient plus grave était la tendance à la simulation inconsciente qui
se manifestait chez beaucoup de sujets hypnotisés, et qui les amenait à deviner
les intentions de l’hypnotiseur et à s’y conformer. C’est ainsi que Bernheim
écrit : « On ne saurait croire avec quelle finesse certains hypnotisés flairent, si je
puis dire ainsi, l’idée qu’ils doivent réaliser ; un mot, un geste, une intonation, les
mettent sur la voie »192. Bergson, qui avait fait quelques recherches sur la préten­
due lecture de la pensée sous hypnose, concluait : « [...] un sujet, lorsqu’il reçoit
l’ordre d’exécuter un tour de force tel que la lecture de la pensée, se conduira de
très bonne foi comme ferait le moins scrupuleux et le plus adroit des charlatans,
il mettra inconsciemment en œuvre des moyens dont nous soupçonnons à peine
l’existence, une hyperesthésie de la vue, par exemple, ou de tout autre sens [...]

189. Moritz Benedikt, Hypnotismus und Suggestion. Eine klinisch-psychologische Studie,


Leipzig et Vienne, Breitenstein, 1894, p. 66-67.
190. Comte de Lutzelbourg, Extraits des journaux d’un magnétiseur attaché à la Société
des Amis réunis de Strasbourg, Strasbourg, Librairie académique, 1786, p. 47.
191. Docteur Bonjour, « La psychanalyse », Bibliothèque universelle et Revue suisse, 125'
année, vol. 97 (1920), p. 226-239 et 337-354.
192. H. Bernheim, « De l’action médicamenteuse à distance », Revue de l’hypnotisme
(1888), p. 164.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 207

inconsciemment aussi, nous lui aurons suggéré nous-mêmes cet appel à des
moyens illicites en lui donnant un ordre qu’il est incapable d’exécuter d’une
autre manière »193. Crocq, médecin belge, raconte comment, après avoir obtenu
des résultats merveilleux avec l’hypnotisme, il finit par se rendre compte de cer­
tains faits :
«J’ai beaucoup pratiqué l’expérimentation hypnotique et j’ai obtenu des
choses en apparence merveilleuses. C’est pourquoi je suis devenu excessivement
prudent. J’ai provoqué d’ufie manière réellement surprenante l’extériorisation de
la sensibilité, la visibilité des effluves magnétiques et électriques et j’ai failli être
victime de mes sujets, tant les expériences réussissaient bien. Mais l’observation
attentive des faits m’a convaincu qu’il s’agissait tout simplement d’auto-sugges­
tions. Il ne faut pas oublier que le sujet hypnotisé cherche, par tous les moyens
possibles, à satisfaire son hypnotiseur, à réaliser non seulement ses ordres mais
encore ses pensées. Le somnambule scrute le cerveau de l’hypnotiseur qui ne se
met généralement pas en garde contre la sensibilité extraordinaire que peut
acquérir son sujet et qui ne se rend pas toujours compte qu’un indice, impercep­
tible pour les sujets éveillés, devient un signe de la plus haute importance pour le
sujet endormi »194.
Crocq ajoutait qu’il en était de même pour l’hystérie : « [...] je pose le principe
suivant : Si vous voulez vous tromper, expérimentez sur des hystériques. »
Delbœuf, un autre Belge, qui avait visité la Salpêtrière et l’Ecole de Nancy en
1886, commentait les différences frappantes entre les résultats obtenus par Char­
cot, par Bernheim et par l’hypnotiseur ambulant Donato195. Delbœuf en concluait
que non seulement l’hypnotiseur exerce une action indéniable sur son sujet (« tel
maître, tel disciple»), mais que le sujet hypnotisé exerce de son côté une
influence suggestive encore plus forte sur son hypnotiseur (« tel disciple, tel
maître »). Le premier sujet hypnotisé imprime dans l’esprit de l’hypnotiseur une
méthode, ainsi que l’attente de certains résultats, qui lui serviront de référence
quand il traitera d’autres sujets. En outre, l’hypnotiseur qui a contracté telle ou
telle habitude transmettra sa méthode et ses théories à ses disciples, d’où l’exis­
tence d’écoles rivales ayant chacune le monopole de phénomènes hypnotiques spé­
cifiques. Il est intéressant de noter, en passant, que ces observations de Delbœuf
ont été confirmées récemment à la suite de recherches nouvelles et personnelles
effectuées par Martin Orne196. Il n’est pas étonnant que l’on ait souvent comparé
la situation hypnotique à une folie à deux « dans laquelle on ne sait pas lequel est
le plus fou des deux ». Dans les dernières années du XIXe siècle, ces observations
négatives s’accumulèrent au point de donner lieu à une puissante réaction contre
l’utilisation de l’hypnotisme et contre les théories de l’époque sur l’hystérie. On
trouve, parmi les chefs de file de cette réaction, des hommes qui avaient mené
pendant des années des expériences sur la métalloscopie, l’action des médica­
ments à distance et le transfert des symptômes d’un malade sur un autre. Janet,

193. Henri Bergson, « Simulation inconsciente dans l’état d’hypnotisme », loc. cit.
194. Crocq, « Discussion d’une communication de Félix Régnault », in llr Congrès inter­
national de l’hypnotisme, op. cit., p. 95-96.
195. D. Delbœuf, « De l’influence de l’éducation et de l’imitation dans le somnambulisme
provoqué », Revue philosophique, XXXII (1886), n° 2, p. 146-171.
196. Martin T. Orne, « Implications for Psychotherapy Derived from Current Research on
the Nature of Hypnosis », American Journal of Psychiatry, CXVIII (1962), p. 1097-1103.
208 Histoire de la découverte de l’inconscient

qui s’était montré très prudent, et avait effectué des expériences sur l’hypnotisme
et sur les hystériques sans se laisser prendre au piège, fut un des rares à ne retenir
des doctrines de la première psychiatrie dynamique que ce qui avait fait ses
preuves. «
Le rejet de la première psychiatrie dynamique fut aussi brusque et irraisonné
que l’avait été la mode qui lui avait valu un tel succès dans les années 1880. Cette
première psychiatrie dynamique se vit ainsi rejetée, en dépit de la résistance de
certains de ses adeptes qui étaient en train de découvrir des faits nouveaux et
riches en promesses. Telles étaient, par exemple, les nouvelles méthodes de
catharsis hypnotique, avec lesquelles Janet expérimentait depuis 1886, suivi par
Breuer et Freud en 1893 et 1895, et sur lesquelles nous reviendrons en d’autres
parties de ce livre. Il y avait aussi la méthode imaginée par Oskar Vogt, qu’il
appelait « hypnose partielle »197. Cette méthode nécessitait des sujets aisément
hypnotisables, capables par ailleurs de garder leur esprit critique sous hypnose.
On demandait au sujet hypnotisé de concentrer son attention sur un fait ou un
souvenir précis, ce qui lui permettait d’explorer le substratum inconscient d’un
sentiment particulier, présent ou passé, d’une association, d’un rêve ou d’un
symptôme psychopathologique. Notons, en passant, que cette forme particulière
d’hypnose s’apparente de près à celle décrite par Ainslie Meares sous le nom de
« Y-State »198. Frederick Myers, qui avait parfaitement conscience des pièges et
des aberrations de l’hypnotisme, de l’hystérie et du dédoublement de la person­
nalité, soulignait avec insistance les progrès authentiques que ces notions nous
avaient valu dans notre connaissance de l’esprit humain et ceux que l’on pouvait
encore en attendre dans l’avenir199. Il notait, par exemple, que la personnalité
seconde n’était pas nécessairement inférieure à la personnalité principale, qu’elle
représentait parfois, au contraire, un net progrès (c’était là une idée que Jung
devait développer plus tard). Quoi qu’il en soit, « les découvertes successives des
stupéfiants, des narcotiques proprement dits et des anesthésiques ont représenté
trois étapes importantes dans notre maîtrise croissante du système nerveux » —
et la découverte de l’hypnose représentait un pas de plus. L’hypnose permettait à
bien des sujets de goûter une détente et une liberté d’esprit dont ils étaient inca­
pables à l’état de veille : « J’ose affirmer que la transe hypnotique [...] n’est pas
sans présenter quelque analogie avec le génie, tout autant qu’avec l’hystérie.
Pour des sujets sans grande éducation, l’hypnose a représenté l’état mental le
plus élevé auquel ils aient jamais eu accès ; mieux comprise et appliquée à des
sujets de plus haut niveau, elle devrait permettre des envols de la pensée plus
libres et plus soutenus que ceux auxquels nous font accéder nos efforts à l’état de
veille, au long de nos journées agitées et fragmentaires. Un jour viendra peut-
être, expliquait Myers, où l’homme ne se contentera pas de passer alternative­
ment de la veille au sommeil, mais où d’autres états coexisteront avec ces deux
états fondamentaux ». Myers rappelait enfin que l’hypnose comptait à son actif
des guérisons remarquables et définitives. Se tournant vers l’avenir, il estimait

197. Oskar Vogt, «Valeur de l’hypnotisme comme moyen d’investigation psycholo­


gique », in II’ Congrès international de l’hypnotisme, op. cit., p. 63-71.
198. Ainslie Meares, «The Y-State, an Hypnotic Variant», International Journal of
Clinical and Experimental Hypnosis, Vin (1960), p. 237-241.
199. Frederick W.H. Myers, « Multiplex Personality », The Nineteenth Century, XX
(1886), p. 648-666.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 209

que notre connaissance de ces états pourrait s’amplifier et être utilisée selon trois
orientations nouvelles : le progrès moral, grâce à « des suggestions hypnotiques
salutaires » ; l’acquisition d’« un état d’insensibilité à l’égard de la douleur phy­
sique » ; enfin, l’accroissement de notre puissance psychique, grâce à la dissocia­
tion des composants de l’être selon des méthodes nouvelles et originales. Ces
prédictions de Myers devaient se concrétiser dans la méthode d’autosuggestion
de Coué, dans la technique de l’accouchement sans douleur, et dans le traitement
autogène de Schultz.
Mais il est évidemment plus facile de rejeter en bloc un système qui a incor­
poré des erreurs que de se livrer à la tâche difficile de séparer le bon grain et
l’ivraie, et pour conclure avec Janet : « l’hypnotisme est bien mort... jusqu’à ce
qu’il ressuscite ».

Conclusion

La première psychiatrie dynamique représentait un système de connaissances


parfaitement structuré qui, malgré ses inévitables fluctuations, constituait bien
plus une unité organique qu’on ne semble le reconnaître aujourd’hui. Dans l’opi­
nion commune, la première psychiatrie dynamique a fait place, aux environs de
1900, à des systèmes de psychiatrie dynamique entièrement nouveaux. Cepen­
dant un examen attentif des faits montre qu’il n’y eut pas de brusque révolution,
mais au contraire un passage progressif de l’une aux autres, et que les nouveaux
systèmes de psychiatrie dynamique ont retenu bien plus de la première psychia­
trie dynamique qu’on ne le croit généralement. L’influence culturelle de la pre­
mière psychiatrie dynamique a été très profonde et durable et elle imprègne
encore la vie contemporaine à un degré insoupçonné.
Les nouveaux systèmes de psychiatrie dynamique qui avaient incorporé de
nombreux éléments de la première, assimilèrent aussi des connaissances prove­
nant d’autres sources. Ces nouveaux systèmes de psychiatrie dynamique ne sau­
raient se comprendre en dehors du climat social et culturel qui caractérisa le xixe
siècle. C’est à un rapide survol de ce conditionnement historique que sera
consacré le chapitre suivant.
CHAPITRE IV

Les fondements de la psychiatrie dynamique

Dans les chapitres précédents, nous avons passé en revue les principaux
ancêtres de la psychiatrie dynamique (chapitre premier), nous avons décrit sa
naissance aux environs de 1775 et son évolution historique de Mesmer à Charcot
(chapitre n), enfin nous avons essayé de présenter un tableau d’ensemble de la
première psychiatrie dynamique en tant que système ordonné et cohérent
(chapitre m). Nous voudrions maintenant examiner son cadre social, économique
et culturel, et voir comment la situation dans l’Europe de la fin du xvnT siècle
peut expliquer — au moins jusqu’à un certain point — cette première forme de
psychiatrie dynamique, et comment les changements intervenus au XIXe siècle
ont contribué à susciter de nouveaux systèmes de psychiatrie dynamique. Les
systèmes de Janet, de Freud, d’Adler et de Jung furent, à des degrés divers, les
‘ héritiers de cette première psychiatrie dynamique, mais ils subirent eux-mêmes
l’influence de facteurs sociaux, de courants philosophiques, scientifiques et
culturels que nous essaierons de passer en revue aussi brièvement que possible,
compte tenu de la complexité d’un tel sujet.

Le cadre social

Nous ne saurions comprendre l’avènement du magnétisme animal et le glis­


sement qui s’opéra entre la doctrine de Mesmer et la pratique de Puységur sans
les replacer dans le cadre social de l’Europe de la fin du XVIIIe siècle. Cent quatre-
vingts ans sont peu de chose dans l’ensemble de l’histoire de l’humanité, mais il
nous est pourtant très difficile de nous représenter la façon de vivre et de sentir de
ces ancêtres qui nous ont légué leurs nationalités et leurs langues. Essayons tou­
tefois de nous transporter en imagination dans l’Europe des années 1780 :
comme tout nous paraîtrait étrange, comme nous nous sentirions loin de la façon
de vivre de nos aïeux ! Il nous faudrait évidemment oublier la bombe atomique,
la télévision, la radio, les avions, les autos, le téléphone, le chemin de fer et mille
autres inventions et découvertes qui nous paraissent toutes naturelles. Les
hommes et les femmes de ce temps nous paraîtraient sans doute presque aussi
étrangers que les représentants d’une autre race. Ils étaient effectivement diffé­
rents de nous, même d’un simple point de vue biologique : ils étaient plus petits,
plus vigoureux et plus résistants (on ne connaissait pas encore l’anesthésie
chirurgicale, il existait à peine quelques calmants et narcotiques ; les gens étaient
habitués à souffrir et à voir souffrir). Les riches eux-mêmes, dans leur luxe,
vivaient dans des conditions qui nous paraîtraient terriblement inconfortables. La
majorité de la population se contentait d’une nourriture grossière et peu variée.
212 Histoire de la découverte de l’inconscient

L’hygiène publique était encore dans l’enfance, les maladies infectieuses sévis­
saient incomparablement plus qu’aujourd’hui, au point qu’un quart environ de la
population portait les marques de la variole. Les égouts, les installations sani­
taires et les services de voirie étaient rudimentaires : les gens étaient habitués à la
saleté et aux mauvaises odeurs. Pour nous imaginer ce qu’était la vie à cette
époque, il nous faudrait oublier encore une bonne partie de nos façons de penser,
de nos croyances et des habitudes intellectuelles qui nous sont les plus chères. La
plupart des gens ignoraient tout de l’émulation intellectuelle dont nous nous glo­
rifions aujourd’hui. Lisons n’importe quel roman de cette époque, par exemple
Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, et essayons de nous représenter ce
qu’était concrètement la vie de l’un de ses personnages : une telle vie nous appa­
raîtrait sans doute d’un ennui insupportable (quant à eux, notre mode de vie leur
aurait probablement fait l’effet d’une frénésie dangereuse). La grande majorité
de la population vivait à la campagne que hantaient encore les loups et autres
bêtes sauvages. Les villes étaient bien plus petites, et même dans les grands
centres comme Vienne et Paris, la vie quotidienne était teintée de provincia­
lisme : les gens se connaissaient les uns les autres et formaient des communautés
aux liens plus étroits que dans celles d’aujourd’hui.
La conception même de la vie à laquelle s’attachaient nos ancêtres nous paraî­
trait tout aussi étrange. Leur mode de pensée était loin de la précision que nous
exigeons aujourd’hui. Ils connaissaient sûrement beaucoup de choses curieuses
aujourd’hui oubliées, mais ils cultivaient aussi un certain nombre d’idées, de
superstitions et de préjugés qui nous paraîtraient absurdes. La plupart des gens
n’avaient qu’une idée fort vague de la science. Quelques grands pionniers, tels
que Priestley et Lavoisier, faisaient exception au milieu d’une foule de savants
amateurs. La physique était surtout utilisée pour amuser ou tromper les gens, ou
encore elle servait de passe-temps aux nobles et aux riches bourgeois qui avaient
leur cabinet de physique. Le sentiment commençait cependant à s’imposer que
l’humanité parvenait enfin à sa majorité, après de longs siècles d’ignorance, sen­
timent que venait renforcer un flot ininterrompu de découvertes. On saluait en
Franklin l’homme qui avait su capter la foudre, tandis que Montgolfier pouvait se
glorifier d’avoir inauguré la conquête de l’air. Les explorateurs faisaient part de
leurs découvertes de contrées et de peuplades inconnues, en Océanie ou ailleurs.
Au terme de son voyage autour du monde, le navigateur français Bougainville
publia, en 1771, un ouvrage qui décrivait le prétendu bonheur naturel et l’ex­
trême liberté de mœurs des Tahitiens : il enflamma les imaginations1. Commen­
tant le récit de Bougainville, Diderot en conclut que pour atteindre aux bienfaits
de la civilisation et de la morale (qu’il ne reniait pas pour autant) l’humanité avait
dû sacrifier son bonheur naturel2. L’homme civilisé, écrivait-il, est le théâtre
d’une lutte intérieure entre « l’homme naturel » et « l’homme moral et artifi­
ciel » : « tantôt l’homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’homme
moral et artificiel ; et dans l’un et l’autre cas, le triste monstre est tiraillé, tenaillé,
tourmenté, étendu sur la roue », idée qui sera reprise par Nietzsche et Freud. La

1. Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, 2* éd., Paris, Saillant et Nyon,


1772. Cf. surtout, II, p. 44-47 et 86-88.
2. Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville (1772), in Œuvres, éd. Pléiade,
Paris, Gallimard, 1957, p. 993-1032.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 213

guerre de l’indépendance américaine et l’instauration de la première république,


outre-Atlantique, avaient suscité un vif enthousiasme en France où l’on se repré­
sentait cette nouvelle nation à l’image de l’ancienne Sparte eu de la République
romaine. Court de Gébelin (un fervent admirateur de Mesmer) pensait avoir
déchiffré les plus anciens mythes et avoir retrouvé la langue primitive de l’hu­
manité. Bref, le public « éclairé » avait le sentiment de vivre une époque des mer­
veilles où rien ne semblait impossible.
Les institutions sociales et politiques n’étaient pas moins différentes des
nôtres. On connaissait partout, sous diverses formes, le système monarchique, à
l’exception de quelques petites républiques comme les cantons suisses, et nous
avons peine à imaginer de nos jours combien il pouvait apparaître incroyable
qu’un pays aussi vaste que les colonies britanniques d’Amérique du Nord ait pu
adopter une constitution républicaine. Les rois, les empereurs, les princes, les
plus grands comme les plus petits, pouvaient compter sur le respect de leurs
sujets, mais leur pouvoir était limité par le droit coutumier, les lois ou l’opinion
publique. Une des différences les plus fondamentales entre cette époque et la
nôtre réside dans la division rigoureuse de la société en classes, théoriquement
nombreuses, pratiquement réduites à la distinction entre nobles et roturiers.
Les nobles se définissaient à l’origine comme des descendants des anciennes
familles féodales ; mais peu de familles pouvaient effectivement se prévaloir de
cette ancienneté : la plupart devaient leurs titres de noblesse aux services qu’ils
avaient rendus à l’État, en assumant des charges publiques, ou encore au simple
fait d’avoir acheté très cher des propriétés ou des charges auxquelles était attaché
un titre de noblesse. L’aristocratie comportait elle-même toute une hiérarchie et
il y avait, par ailleurs, une distinction fondamentale entre la noblesse d’épée et
celle de robe. Mais en dehors de ces distinctions, il existait un certain nombre de
traits communs : les nobles jouissaient tous de certains privilèges quant aux
impôts, à la justice et aux écoles destinées à leurs enfants. Ils avaient le droit de
porter l’épée et d’aller chasser où bon leur semblait. Mais ils étaient également
soumis à des obligations rigoureuses et se voyaient interdire la plupart des
métiers lucratifs. S’ils avaient le privilège de porter l’épée, il leur incombait tout
naturellement de défendre leur souverain. Les aristocrates jouaient également un
rôle important dans la marine, la diplomatie et le haut clergé. Les châteaux
médiévaux, même encore habitables, n’étaient guère prisés : il n’en était plus
question que dans les légendes et les « romans noirs ». La haute noblesse préfé­
rait de plus en plus vivre à la campagne dans des résidences paisibles tout en
ayant un hôtel particulier en ville et en restant aussi proche que possible de la
Cour. Cette classe avait donné naissance à un nouveau type de vie en société que
caractérisaient une politesse exquise et un art subtil de la conversation dont la
France, en particulier, avait le secret : d’où le prestige dont jouissaient la langue
et les usages français dans les milieux aristocratiques de toute l’Europe. La haute
noblesse se croyait obligée de maintenir un niveau de vie très élevé et très coû­
teux : des sommes énormes étaient engouffrées dans l’étalage du luxe et dans le
jeu. Mais la noblesse, en France surtout, traversait une crise3. Les jeunes nobles
fiançais trouvaient de moins en moins de débouchés à leurs ambitions et à leur

3. Henri Carré, La Noblesse en France et l’opinion publique au xvnr siècle, Paris, Cham­
pion, 1920.
214 Histoire de la découverte de l’inconscient

besoin d’activité. Par ailleurs, la bourgeoisie manifestait de plus en plus son hos­
tilité à l’égard de l’aristocratie dont elle enviait les privilèges. La noblesse fran­
çaise réagissait de façon assez variée : beaucoup s’accrochaient désespérément à
leurs privilèges qu’ils tenaient à conserver coûte que coûte. Un assez grand
nombre se tournaient vers des activités philanthropiques ; certains même adop­
taient les idées républicaines et s’enthousiasmaient pour la guerre d’indépen­
dance américaine. Puisque les activités auxquelles ils pouvaient prétendre étaient
assez limitées et que leur vie mondaine n’épuisait pas toute leur énergie, un bon
nombre d’entre eux s’efforçaient de trouver de nouveaux exutoires à leur besoin
d’activité : ils se lançaient dans des entreprises coloniales ou s’adonnaient à la
recherche scientifique qu’ils prenaient fort au sérieux, même si de nos jours nous
les qualifierions d’amateurs.
La bourgeoisie était la classe montante ; son nombre et sa puissance allaient
croissant. Son mode de vie était très différent de celui de l’aristocratie. Celle-ci
se signalait surtout par sa façon généreuse et ostentatoire de dépenser son argent,
tandis que la bourgeoisie considérait l’épargne et le travail comme des vertus
essentielles. Le prolétariat étaient encore pratiquement inexistant en Europe
continentale (la révolution industrielle, qui avait débuté en Angleterre dans les
années 1760, n’avait pas encore franchi la Manche). Au bas de l’échelle sociale
se trouvaient les paysans qui représentaient la grande majorité de la population.
La condition des paysans a fait l’objet d’opinions divergentes : beaucoup d’his­
toriens font une peinture assez sombre de leur vie misérable et de leurs souf­
frances ; d’autres constatent une nette amélioration de leur situation au cours du
XVIIIe siècle. Il est évident que la condition des paysans était dure, même en
tenant compte du fait que la vie était plus difficile pour tous à cette époque. Des
millions de paysans connaissaient encore le servage en Russie et dans certains
pays d’Europe centrale. En Europe occidentale, celui-ci n’avait pas encore tota­
lement disparu, et un prince allemand, le landgrave de Hesse, pouvait encore
céder ses sujets mâles comme soldats à des puissances étrangères. Les techniques
agricoles étaient encore très rudimentaires par rapport à celles que nous connais­
sons de nos jours. Les paysans étaient écrasés sous les impôts et astreints à des
corvées au bénéfice des seigneurs ou de F État. La plupart des paysans européens
étaient illettrés, parlaient d’innombrables dialectes et comprenaient à peine la
langue officielle de leur pays. Mais (presque à l’insu du reste de la population) les
paysans avaient leur propre sous-culture, fort développée, faite de coutumes
populaires, de pratiques médicales, d’art populaire, d’une littérature orale très
riche et d’innombrables traditions, y compris la croyance à des sources et à des
arbres sacrés.
Ainsi chaque classe sociale avait son mode de vie bien particulier et les rap­
ports entre les différentes classes étaient fort complexes. Les relations qui unis­
saient les serviteurs à leurs maîtres aristocrates étaient d’un type assez particulier,
qu’il nous est difficile de bien comprendre aujourd’hui. Les familles nobles qui
vivaient sur leurs terres entretenaient des liens étroits, de génération en généra­
tion, avec les mêmes familles de paysans. Le paysan attaché à la terre de son sei­
gneur passait parfois à son service comme domestique ou l’accompagnait à la
guerre comme soldat. Ce genre de relations pouvaient s’étendre sur plusieurs
générations. L’attitude du maître à l’égard de son serviteur était évidemment très
autoritaire. En Russie, les propriétaires terriens avaient l’habitude de châtier leurs
Les fondements de la psychiatrie dynamique 215

paysans au knout. Et même en France, assez récemment encore, un maître pou­


vait battre son serviteur et oublier de lui payer ses gages. Néanmoins, le maître et
son serviteur étaient fort attachés l’un à l’autre, ce qui se traduisait par un
dévouement réciproque et permettait entre eux une grande liberté de langage.
Molière, Marivaux et Beaumarchais nous montrent bien ce qu’étaient ces rela­
tions et combien elles étaient différentes de celles qui liaient le maître bourgeois
et son domestique. Entre le noble maître et son serviteur régnait une relation de
despotisme et de soumission, mais aussi de symbiose où se mêlaient étrangement
le respect et la familiarité. Entre le bourgeois et son domestique, c’était une rela­
tion plus impersonnelle faite d’exploitation et de ressentiment.

Dans une optique moderne, l’histoire du magnétisme animal nous apparaît


pleine de paradoxes. Nous avons peine à croire que Mesmer ait pu réclamer des
honoraires extrêmement élevés à ses malades pour les rassembler autour d’un
baquet rempli d’eau magnétisée, et que de telles pratiques aient pu susciter des
crises nerveuses chez des dames de la haute société. Il serait trop facile de n’y
voir que charlatanisme et hystérie collective. Nous ne comprenons pas davantage
que des membres éminents de la noblesse aient pu donner des sommes énormes
à Mesmer, un étranger, pour son prétendu « secret » afin de leur permettre de
guérir des malades gratuitement, ou qu’un Puységur ait pu magnétiser un orme
pour guérir les malades en les plaçant en cercle autour de cet arbre. Il nous faut
enfin expliquer comment les deux vagues du magnétisme animal, celle inaugurée
par Mesmer et celle s’appuyant sur la technique de Puységur, ont pu, après la
Révolution française, laisser la place à une troisième vague si différente à maints
égards quant aux techniques magnétiques. Tout ceci nous apparaîtra cependant
moins étrange et moins incompréhensible si nous voulons bien situer ces faits
dans le contexte social que nous venons d’esquisser.
La victoire de Mesmer sur Gassner se situait à trois niveaux : c’était la victoire
des Lumières sur la mentalité baroque à son déclin, la victoire de la science sur la
théologie, et celle de l’aristocratie sur le clergé. Pour comprendre le magnétisme
animal à ses débuts, il nous faut le replacer dans l’ambiance de la noblesse et de
son système de valeurs. Bien qu’il ne fût pas noble de naissance, Mesmer, qui
avait épousé une grande dame de l’aristocratie viennoise, menait une vie de riche
patricien et recrutait sa clientèle dans la noblesse. Dans la perspective de
l’époque, il était parfaitement naturel qu’il réclamât des honoraires très élevés : il
eût été absurde de sa part de soigner gratuitement des gens qui gaspillaient incon­
sidérément leur argent au jeu ou à d’autres divertissements.
Quant à son baquet, c’était un appareil naïf, inspiré des plus récentes décou­
vertes en physique qui passionnaient les aristocrates amateurs de science. Il était
naturel que Mesmer, qui croyait avoir découvert un nouveau fluide physique, eût
cherché à l’accumuler dans un récipient, à l’instar des physiciens accumulant
l’électricité dans une bouteille de Leyde. Mesmer avait calqué sa théorie phy­
sique sur la théorie électrique de ce temps, d’où l’idée du « rapport » et de la
chaîne des malades que le fluide devait censément parcourir. On peut toutefois se
demander pourquoi la plupart de ses malades croyaient éprouver effectivement
les effets physiologiques de ce fluide. Qu’il nous suffise de rappeler que l’effet
placebo peut être, non seulement produit par des drogues et des médicaments,
mais aussi par des agents physiques. Les savants les plus éminents de cette
216 Histoire de la découverte de l’inconscient

époque n’étaient guère en mesure d’apprécier objectivement les effets physiolo­


giques de l’électricité. Bertrand, physicien qui devint un des adeptes les plus fer­
vents du magnétisme animal, rapporte des histoires étranges sur les premiers
expérimentateurs qui ressentaient un choc terrible à la suite d’une décharge élec­
trique (que nous considérerions aujourd’hui tout au plus comme légèrement dés­
agréable) et qui en sortaient si impressionnés et terrifiés qu’ils devaient passer
deux jours au lit, tandis que d’autres physiciens se livraient naïvement à des
expériences très dangereuses, parfois mortelles pour eux4. Il fallut pas mal de
temps pour parvenir à comprendre les véritables effets physiologiques des agents
physiques.
Nous pourrions nous demander encore pourquoi ces dames distinguées réunies
autour du baquet de Mesmer ne ressentaient les effets de ce prétendu fluide
magnétique que sous la forme de crises. Pour comprendre ces manifestations, il
faut se rappeler ce qu’étaient les « vapeurs », la grande névrose des dames du
monde de cette époque. Deux types de névroses étaient, en fait, à la mode en cette
seconde moitié du xvnr siècle : l’hypocondrie, névrose des hommes du monde,
était marquée par des accès de dépression et d’irritabilité ; les « vapeurs » étaient
la névrose des dames du monde qui s’évanouissaient brusquement et subissaient
différentes formes de crises nerveuses. Ces névroses avaient fait l’objet de des­
criptions détaillées dans des traités qui étaient devenus classiques, tels le Traité
des affections vaporeuses de Joseph Raulin5 ou celui de Pierre Pomme6. Les
médecins à la mode traitaient les vapeurs en recourant à diverses techniques
modernes, comme l’hydrothérapie et l’électricité. Ces dames ne faisaient que
suivre la mode en allant chez Mesmer, l’inventeur d’une nouvelle technique thé­
rapeutique et jouissant par ailleurs du prestige de l’étranger (la France cultivait à
cette époque une forme assez particulière de xénophilie). La crise suscitée par le
baquet n’était rien d’autre qu’un accès de « vapeurs ». On peut donc dire que ces
crises étaient une abréaction de cette névrose à la mode, sous l’effet d’une thé­
rapeutique suggestive que son auteur considérait comme une application ration­
nelle des découvertes les plus récentes de la physique. Pour Mesmer, les succès
thérapeutiques qu’il obtenait avec le baquet ne pouvaient que confirmer le bien-
fondé de sa théorie : d’où son indignation lorsqu’il prit connaissance du rapport
de la commission d’enquête qu’il accusa de prévention contre lui.
Comment expliquer alors ce virage brusque et radical, en 1784, les techniques
et la théorie de Puységur supplantant celles de Mesmer ? Là encore, semble-t-il,
il nous faut chercher l’explication dans le contexte social. Rappelons d’abord
qu’Amand Marie Jacques de Chastenet, marquis de Puységur, était issu de l’une
des plus anciennes familles de la noblesse française, qui, au long des siècles,
avait fourni à la France plusieurs hommes remarquables, surtout d’éminents sol­
dats, et qu’il avait lui-même connu une brillante carrière militaire. Comme bon
nombre d’aristocrates ses contemporains, il avait son cabinet de physique où il
s’était livré à diverses expériences sur l’électricité. Il partageait son temps entre
la vie militaire et son château de Buzancy où il possédait un vaste domaine, bien

4. Alexandre Bertrand, Lettres sur la physique, Paris, Bossange, 1825, p. 422-432.


5. Joseph Raulin, Traité des affections vaporeuses du sexe, avec l’exposition de leurs symp­
tômes, de leurs différentes causes, et la méthode de les guérir, 2e éd., Paris, Hérissant, 1759.
6. Pierre Pomme, Traité des affections vaporeuses des deux sexes, ou maladies nerveuses
vulgairement appelées maux de nerfs, Paris, Desaint et Saillant, 1760.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 217

de sa famille depuis des générations. Le marquis, tout comme ses deux frères, se
rattachait évidemment à l’aile progressiste de la noblesse française, qui conférait
à son activité une orientation philanthropique. C’est ce qui explique pourquoi
Puységur et les autres membres de la Société de l’Harmonie pratiquaient les
cures magnétiques sans réclamer d’honoraires. Vu leur rang social, il allait de soi
qu’ils ne pouvaient utiliser leur connaissance du magnétisme à des fins lucratives
(puisque, ainsi que nous l’avons rappelé, la noblesse française se voyait interdire
à peu près toutes les activités lucratives). Par ailleurs, il n’était pas question qu’ils
réclament des honoraires à leurs propres paysans. Tous les aristocrates, disciples
de Mesmer, s’accordaient sur ce point, de même que la noblesse alsacienne.
Revenons à Buzancy : nous constatons que le marquis n’organisait pas ses
séances collectives autour d’un baquet (comme faisait Mesmer), mais autour
d’un arbre qu’il avait magnétisé au préalable, procédé dont Mesmer ne s’était
guère servi. Pour Puységur, la magnétisation d’un arbre était une technique scien­
tifique, mais pour les paysans l’arbre avait une signification et un attrait particu­
lier liés aux croyances et aux coutumes populaires. Dans son ouvrage monumen­
tal, Le Folklore de France, Sébillot consacre tout un chapitre aux croyances et
aux pratiques populaires relatives aux arbres.

Sébillot constate que les forêts et les arbres sacrés étaient probablement les
divinités les plus respectées des anciens Gaulois, et que des siècles durant les
missionnaires et les évêques chrétiens se heurtèrent à d’énormes difficultés dans
leurs efforts pour supprimer le culte des arbres. Si ce culte finit par s’éteindre, ce
fut surtout parce qu’on se mit à abattre les arbres pour pouvoir cultiver la terre,
plutôt qu’en vertu d’interdits religieux. Néanmoins le culte des arbres, sous une
forme plus ou moins déguisée, allait se maintenir jusqu’à nos jours. En 1854
encore, une enquête dénombrait, dans le seul département de l’Oise, 253 arbres,
objets d’un culte plus ou moins secret ou déguisé ; on relevait parmi eux 74
ormes et 27 chênes. Par ailleurs, et ceci jusqu’à la Révolution française, certains
arbres étaient le fieu attitré pour diverses procédures judiciaires, tandis qu’on
attribuait à d’autres arbres des vertus prophylactiques ou thérapeutiques. Au
xvir siècle, et même plus tard, des malades se faisaient souvent attacher à des
troncs d’arbres dans le dessein de transférer leur maladie à l’arbre. Sébillot énu­
mère de nombreuses autres pratiques dont certaines n’avaient pas encore
complètement disparu au début du XXe siècle. A la lumière de ces faits, l’histoire
de l’orme magnétisé de Buzancy n’apparaîtra plus aussi paradoxale. Le recours
aux arbres magnétisés ne disparut pas avec Puységur, mais il semble avoir passé
de plus en plus à l’arrière-plan. Le manuel de Gauthier sur le magnétisme, qui lui
consacre un chapitre, nous apprend que seules certaines essences étaient jugées
propres à la magnétisation, et c’était précisément celles que l’on considérait
comme sacrées dans le passé78 . La dernière mention d’un arbre magnétisé est
peut-être celle du roman posthume de Flaubert, Bouvard et Pécuchet. Ces deux
excentriques organisent une cure autour d’un poirier magnétisé (ce qui, pour tout

7. Aubin Gauthier, Traité pratique du magnétisme et du somnambulisme, Paris, Baillière,


1845, p. 154-162.
8. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), in Œuvres complètes, II, éd. Pléiade,
Paris, Gallimard, 1952, p. 888-891.
218 Histoire de la découverte de l’inconscient

lecteur initié, était une absurdité, puisque aucun arbre fruitier n’était susceptible
d’être magnétisé)910 .

Comment expliquer que la même technique des passes suscitait des crises chez
les patients de Mesmer, tandis qu’elle plongeait ceux de Puységur dans le som­
meil magnétique ? Mesmer avait très souvent provoqué des crises chez ses
patients, mais il n’avait presque jamais abouti au sommeil magnétique. Or, à par­
tir de 1784, les cas de somnambulisme se chiffrent par milliers. Là encore, il
convient de se reporter à la condition sociale des patients. Quand Mesmer
magnétisait une dame du monde, il était naturel de la voir réagir par une crise
reproduisant un de ces accès de « vapeurs » dont elle avait l’habitude ! Les pay­
sans et les domestiques, sous l’effet du magnétisme, présentaient une autre mani­
festation pathologique, elle aussi assortie à leur classe sociale. Mais comment
expliquer les capacités insoupçonnées dont faisait preuve le paysan Victor sous
l’emprise du sommeil magnétique ? Pour le comprendre il nous faut, sans aucun
doute, nous référer à la relation particulière qui unissait un noble français de la fin
du xvnT siècle à ses paysans. La famille Race était au service des Puységur
depuis des générations, vivant sur leur domaine à Buzancy. Le vicomte du Bois-
dulier, descendant actuel du marquis de Puységur, écrit :
« Les Race ont été pendant des siècles au service de la famille. Un tableau qui
représentait un pique-nique de chasse offert par le maréchal de Puységur, grand-
père du magnétiseur, comportait deux valets dont l’un était un Race et un de ses
descendants, Gabriel, qui vit toujours, était encore au service de ma mère en tant
que garde-chasse en 1914 »*°.
Dans les relations de Puységur sur les divers effets du magnétisme chez Vic­
tor, nous pouvons noter cet amalgame curieux de familiarité et de respect, dont le
ton variait cependant grandement selon que Victor était éveillé ou sous l’emprise
du somnambulisme. Dans cet état second, il faisait non seulement preuve de plus
de vivacité et d’intelligence, mais témoignait une plus grande confiance au mar­
quis à qui il faisait part de ses soucis et à qui il demandait conseil. Mais il se mon­
trait aussi très franc et ne se gênait pas pour critiquer les erreurs du marquis dans
sa façon d’user du magnétisme.
La cure magnétique effectuée par Puységur sur Victor présente deux caracté­
ristiques remarquables : d’abord l’apparition d’une seconde personnalité, plus
spontanée et plus brillante que celle de la vie quotidienne ; en second lieu, la qua­
lité du dialogue, voire du marchandage, entre le magnétiseur et le magnétisé, la
cure prenant ainsi souvent l’allure d’une thérapeutique dirigée par le patient.
Dans le cas de Victor, comme dans tous les exemples de sommeil magnétique de
cette époque, nous constatons que le malade établissait lui-même son diagnostic,
prévoyait l’évolution de sa maladie et souvent prescrivait lui-même le traitement
approprié, ou du moins discutait de celui qui était proposé par le magnétiseur.
Tous ces traits, croyons-nous, trouvent eux aussi leur explication dans le contexte
social.
L’hypnose a été définie comme la quintessence de la relation de dépendance.
Elle revient à abandonner totalement sa volonté à celle d’un autre et elle a bien

9. Paul Sébillot, Le Folklore de France, Paris, Guilmoto, 1906, III, p. 367-442.


10. Vicomte du Boisdulier, lettre du 22 mai 1963.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 219

plus de chances de réussir quand une distance psychologique ou sociale consi­


dérable sépare les deux partenaires, l’un étant revêtu de tout pouvoir et prestige,
l’autre se montrant passif et soumis. Un observateur critique, le médecin Virey,
écrivait en 1818 :
« Ce sont toujours des seigneurs agissant sur des subalternes, et jamais ceux-ci
sur leurs supérieurs : il semble que le magnétisme descende bien, mais ne
remonte pas. [...] Les officiers qui se livraient avec tant d’ardeur au magnétisme
dans leurs garnisons opéraient sans doute des merveilles sur de pauvres soldats
qui se trouvaient fort honorés que des marquis, des comtes, des chevaliers, etc.,
voulussent bien faire leurs simagrées sur eux [...]»11.
Ces traits se retrouvent tout particulièrement dans les cures menées à Buzancy.
Puységur exerçait une emprise puissante sur ses sujets, parce que ses ancêtres
étaient les maîtres de ce domaine depuis des siècles et que les paysans les avaient
toujours considérés comme leurs seigneurs légitimes. Ce n’est qu’ainsi que s’ex­
plique l’autorité exercée par le marquis sur ses sujets et son aptitude à gagner leur
confiance et à les rassembler autour de l’orme magnétisé dans un but thérapeu­
tique. Son prestige se trouvait encore rehaussé parce qu’il avait accès à la Cour,
par sa brillante carrière militaire, et par les expériences mystérieuses auxquelles
il se livrait dans son cabinet de physique.
Pourquoi la nouvelle personnalité se révélant dans l’état de sommeil magné­
tique apparaissait-elle plus brillante que celle de la vie courante ? Il ne s’agit pas
ici d’un cas isolé. Il a été maintes fois observé, dans les cas de possession, que
l’« esprit » qui parlait soi-disant par la bouche du possédé témoignait d’une per­
sonnalité plus brillante que celle de son hôte. Mühlmann fait remarquer que, dans
un pays occupé, les esprits possesseurs ont tendance à s’exprimer de préférence
dans la langue de l’oppresseur12. On a souvent observé que les paysannes et les
servantes hypnotisées usaient d’un langage plus correct que dans leur vie ordi­
naire. On pourrait qualifier ce phénomène d’identification à une classe sociale
supérieure. Nous avons toutes les raisons de penser qu’une attitude semblable se
retrouvait chez les paysans et les domestiques français d’avant la Révolution. Un
épisode de la biographie de Madame Roland est significatif à cet égard :

Quand elle était encore enfant, sa mère l’avait emmenée dans un château où
elle avait affaife et on les avait invitées à dîner avec les domestiques. Cette
découverte d’un monde qui leur était entièrement inconnu les frappa vivement.
Les servantes calquaient leur façon de s’habiller et de se comporter sur celle de
leur maîtresse et les serviteurs de leur côté cherchaient à imiter leurs maîtres : ils
ne parlaient que marquis, comtes et autres personnages éminents ; ils discutaient
leurs affaires comme s’ils les connaissaient intimement. Les mets et le service
étaient exactement les mêmes que ceux des maîtres et le repas fut suivi par des
jeux où l’on joua gros jeu, dans le meilleur style aristocratique13.

11. Virey, «Magnétisme animal», Dictionnaire des sciences médicales, XXIX, Paris,
Panckoucke, 1818, p. 495 et 547.
12. Wilhelm Mühlmann, Chiliasmus und Nativismus, Berlin, Reimer, 1962, p. 215-217.
13. Madame Roland, Œuvres de J.M.Ph. Roland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur, I,
Paris, Bideault, an VIII, p. 148-150.
220 Histoire de la découverte de l’inconscient

De même, sans que Puységur en ait eu seulement conscience, Victor souhaitait


certainement profondément ressembler à son maître, ou, en langage moderne,
s’identifier à lui. C’est encore la relation sociale unissant le maître aristocrate à
son serviteur qui peut expliquer pourquoi le traitement magnétique de Victor prit
cette forme particulière de thérapeutique de marchandage, trait assez commun à
cette époque, mais qui allait disparaître progressivement après la Révolution.
Les composantes sociales du genre de cure magnétique adopté par Puységur
sont parfaitement illustrées par les comptes rendus des cures enregistrées à Stras­
bourg de 1786 à 1788. Le marquis, nous l’avons vu, y avait fondé en août 1785
une filiale très prospère de la Société de l’Harmonie, et de nombreux centres de
traitement allaient s’ouvrir en Alsace sous sa direction. Ces comptes rendus sont
particulièrement intéressants parce que chaque cas rapporté mentionne le nom, le
rang et la profession du magnétiseur et fournit aussi souvent des renseignements
précis sur le patient. Le volume publié en 1787 contient le compte rendu de 82
cures, dont 53 effectuées par des nobles : le baron Klinglin d’Esser, 26 ; la
baronne de Reich, 13 ; le comte de Lutzelbourg, 6 ; Flachon de la Jomarière, 6 ;
le baron de Dampierre, 1 ; le baron Krook, l14. Le compte rendu publié en 1788
rapporte 104 cures, dont 95 précisent le nom du magnétiseur—56 effectuées par
des nobles15. Parmi les malades guéris dont le métier est précisé, nous trouvons
surtout des paysans, des artisans, des domestiques (la plupart du temps au service
de familles bourgeoises ou aristocratiques).
La nouvelle école de magnétisme animal qui vit le jour après l’ère napoléo­
nienne diffère à bien des égards de celles de ces deux premières périodes. Ce
changement s’explique aisément par le bouleversement social issu de la Révo­
lution française, le renversement de la noblesse et la montée de la bourgeoisie.
Nous retrouvons encore un certain nombre de nobles parmi les magnétiseurs
français, mais la plupart, comme le baron du Potet, viennent de familles ruinées,
et la profession est de plus en plus envahie par les bourgeois. Quelle que soit leur
origine sociale, les magnétiseurs devaient désormais gagner leur vie. Il ne pou­
vait donc plus être question de traitement gratuit. Le glissement du magnétisme à
l’hypnotisme, vers le milieu du siècle, avait renforcé la structure autoritaire. Le
baquet et les arbres magnétisés n’étaient plus de mode. Les méthodes de mar­
chandage et de direction du traitement par le patient lui-même cédèrent le pas
aux commandements donnés sous hypnose. Vers la fin du siècle, cette technique
deviendra la définition même de l’hypnose. Les hypnotiseurs étaient issus, pour
la plupart, de la haute et de la moyenne bourgeoisie, et leurs patients étaient en
général des ouvriers, des soldats ou des paysans. Le caractère bourgeois qui
marque désormais l’hypnotisme permet peut-être aussi de rendre compte du
caractère plus rationnel et plus systématique des théories et des exposés didac­
tiques de l’hypnotisme. Mais, ainsi que nous le verrons plus loin, de nouveaux
facteurs sociaux allaient contribuer, vers la fin du xixe siècle, à l’avènement de
nouvelles formes de psychothérapie.

14. Exposé des différentes cures opérées depuis le 25 d’août 1785 [...]jusqu’au 12 du mois
de juin 1786 [...], 2e éd., Strasbourg, Librairie académique, 1787.
15. Suite des cures faites par différents magnétiseurs, membres de la Société Harmonique
des Amis-Réunis de Strasbourg, Strasbourg, chez Lorenz et Schouler, 1788, vol. II.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 221

Entre-temps, de nouvelles forces économiques et politiques s’étaient manifes­


tées. Nous allons essayer de les passer brièvement en revue pour discerner quelle
a été leur influence sur le développement de la psychiatrie dynamique.

Le contexte économique et politique

En même temps que les facteurs sociaux, de puissants facteurs économiques et


politiques avaient également contribué à transformer la vie, entre autres la révo­
lution industrielle et le principe des nationalités.
La révolution industrielle, la naissance et le développement d’une industrie à
grande échelle, s’est produite en Angleterre entre 1760 et 183016. Des machines
nouvelles et perfectionnées, utilisant des sources d’énergie naturelles et artifi­
cielles (l’eau, la vapeur, l’électricité), augmentèrent énormément la production,
tout en maintenant les mêmes besoins en main-d’œuvre. Les corps de métiers tra­
ditionnels disparurent progressivement pour faire place à une nouvelle organi­
sation de la vie économique reposant sur la notion de profit. Tout cela impliquait
une vaste compétition économique qui transforma progressivement le monde en
un gigantesque marché que se disputèrent avec acharnement les grandes indus­
tries des différentes nations, en même temps que se perfectionnaient les moyens
de transport et de communication, ouvrant à leur tour de nouveaux marchés. Les
usines surgirent un peu partout, poussant les paysans à quitter la campagne,
engendrant une urbanisation à grande échelle et rejetant les masses dans le pro­
létariat, d’où de graves problèmes sociaux et l’avènement du socialisme. En
même temps, un accroissement considérable de la population européenne
entraîna une émigration massive vers l’Amérique du Nord et d’autres pays
d’outre-mer. Partout dans le monde les « frontières » s’ouvraient à la convoitise
du Blanc qui arrivait soit en défricheur prenant possession de contrées nouvelles,
soit en colonialiste ou en négociant exploitant le pays et ses habitants17.
La vie politique était dominée par la volonté de constituer des États nationaux.
Plusieurs États nationaux avaient progressivement surgi des ruines du féodalisme
et de l’antique rêve de l’unité européenne sous l’égide du pape et de l’empereur.
Vers la fin du xvnr siècle, l’Espagne, l’Angleterre et la France avaient accédé au
statut d’États nationaux unifiés, tandis que l’Italie et l’Allemagne restaient divi­
sées en d’innombrables petits États souverains et que la monarchie autrichienne
demeurait un vaste agglomérat de peuples différents réunis sous le sceptre des
Habsbourg. Quand la tyrannie de Napoléon souleva contre lui les peuples euro­
péens, ce fut un peu partout la renaissance de l’esprit national et ce mouvement
ne fut pas freiné par la chute de l’empereur18. Les peuples sous domination étran­
gère prirent conscience de leur identité nationale étroitement liée à leur langue.
On vit proclamer le principe que chaque peuple avait le droit de se constituer en

16. T.S. Ashton, The Industrial Révolution, 1760-1830, New York, Oxford University
Press, 1948. Paul Mantoux, La Révolution industrielle au xvnr siècle (1906), éd. revue, Paris,
Génin, 1959.
17. Walter Prescott Webb, The Great Frontier, Boston, Houghton Mifflin, 1952.
18. Georges Weill, L'Europe du XIX’ siècle et l’idée de la nationalité, Paris, Albin Michel,
1938.
222 Histoire de la découverte de l’inconscient

État national. Puisque la nation s’identifiait à la langue, on assista à d’âpres luttes


linguistiques dans l’Europe centrale.
Une telle situation devait influencer profondément la science et la culture. Des
siècles durant, le latin avait été la langue de l’Église, de l’administration et des
universités dans toute l’Europe. Sa suprématie, déjà ébranlée par la Réforme,
devait succomber sous l’emprise des nationalismes. En Hongrie, il resta cepen­
dant la langue officielle du parlement, de l’État et de l’administration jusqu’en
1840, et tout homme cultivé en Europe occidentale était censé le parler couram­
ment19. Mais dans la plupart des pays, les savants s’exprimaient depuis long­
temps dans leur langue nationale, et le latin perdit rapidement son importance
après la Révolution française.
Si le latin avait décliné comme langue européenne internationale, ce n’était
pas faute de convenir aux sciences : Newton, Harvey et Linné avaient publié
leurs découvertes en latin. Mach estime que le latin perdit son empire parce que
la noblesse voulait pouvoir goûter les fruits de la littérature et de la science sans
avoir d’abord à apprendre cette langue d’érudits20. Condorcet proclamait que
l’usage de la langue nationale rendrait accessibles les publications des savants au
commun des Français ; il laissait aux savants le soin d’apprendre la langue de
leurs collègues étrangers21. Si l’élite recourt à la langue nationale pour la philo­
sophie et les sciences, cette langue, pensait-il, en sortira nécessairement enrichie
et perfectionnée. En retour, le peuple aura à sa disposition un outil linguistique
plus perfectionné, lui permettant ainsi un accès plus aisé à la culture en général.
L’abandon du latin et l’adoption des langues nationales ont, sans aucun doute,
puissamment contribué au développement de la science en Europe (en particulier
de la psychologie et de la psychiatrie), mais du même coup la science perdit son
caractère universel pour devenir une affaire nationale, voire éventuellement une
arme politique.

Le contexte culturel : les Lumières

L’histoire de la civilisation occidentale s’identifie, dans une large mesure, à


celle de quelques grands mouvements culturels : la Renaissance, le Baroque, les
Lumières et le Romantisme, qui se succédèrent depuis la fin du Moyen Age jus­
qu’au XIXe siècle. Chacun d’eux avait non seulement ses propres orientations
philosophiques, littéraires, artistiques et scientifiques, mais comportait un nou­
veau style de vie et aboutissait à un nouvel idéal de l’homme22. Chacun de ces
mouvements avait ses racines dans un pays déterminé dont il continuait à porter
certaines marques en s’étendant au reste de l’Europe : la Renaissance et le

19. Boswell signale que Johnson passa deux mois à Paris en 1775 et qu’il ne parla que latin
durant tout son séjour. Voir James Boswell, The Life of Samuel Johnson (1791), Great Books
of the Western World, Chicago, Encyclopaedia Britannica, Inc., 1922, XLFV, p. 272.
20. Ernst Mach, Popular Lectures, Chicago, Chicago Open Court, 1897, p. 309-345.
21. Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Gênes,
Yves Gravier, 1798, p. 209 et 337.
22. F. Baldensperger, Études d’histoire littéraire, Paris, Hachette, 1907, p. 46-53 (présen­
tation sommaire des divers types d’homme idéal qui se sont succédé en Europe depuis la
Renaissance).
Les fondements de la psychiatrie dynamique 223

Baroque avaient été façonnés par l’Italie, les Lumières par la France, le Roman­
tisme par l’Allemagne. Ces mouvements, ainsi que d’autres, moins importants,
ne sauraient se définir comme des entités aux limites chronologiques précises :
ils s’étendirent lentement d’un pays à l’autre et se recouvrirent les uns les autres.
La Renaissance fleurit en Italie aux XIVe et XVe siècles et pendant une partie du
XVIe, essentiellement à la cour des princes et dans certaines villes libres, à une
époque agitée où la montée de la bourgeoisie commençait à ébranler la féodalité.
Elle s’étendit à la France et aux autres pays durant le XVIe siècle. Ce mouvement
était essentiellement caractérisé par l’intérêt passionné qu’il portait à l’ancienne
culture gréco-romaine, non seulement en tant que source de connaissance et d’en­
seignement, mais en tant que modèle de vie, parallèlement à une prise de
conscience de la personnalité humaine, de sa nature et de sa place dans l’uni­
vers23. Dans les arts, la Renaissance tendait vers un idéal de formes aux propor­
tions parfaites, aux lignes statiques, et il lui revient d’avoir découvert les lois de
la perspective et d’en avoir souligné l’importance. Le type idéal de l’homme de
la Renaissance, décrit par Baldassare Castiglione, est de noble naissance, habile
dans les exercices du corps, son éducation raffinée comprend les arts, la musique
et la littérature, il allie la dignité à la spontanéité et à l’aisance, il se préoccupe
assez peu de questions religieuses. La Renaissance exaltait aussi le politique
perspicace, le génie puissant et le savant24. Depuis lors et jusqu’à la fin du XIXe
siècle, il allait de soi qu’une personne cultivée devait posséder parfaitement le
latin et le grec, connaître à fond les littératures anciennes, ainsi que celles des
classiques modernes dans leurs langues nationales. On ne saurait donc
comprendre des hommes comme Janet, Freud et Jung sans prendre en considé­
ration qu’ils ont baigné dès leur enfance dans une atmosphère intense de culture
classique et que celle-ci imprégna profondément toute leur pensée. Un des
aspects négatifs de la Renaissance fut son mépris pour l’homme du commun, l’il­
lettré et le « fou ». Mais on s’intéressait vivement à la maladie mentale et, comme
nous l’avons déjà vu, aux manifestations multiples de cette faculté particulière de
l’esprit qu’on appelait imaginatio. L’étude de l’imagination, l’un des legs de la
Renaissance aux siècles suivants, devait devenir l’une des sources principales de
la première psychiatrie dynamique.
A l’avènement de la psychiatrie dynamique, la Renaissance avait fait son
temps, et le mouvement culturel suivant, le Baroque, était encore florissant en
Espagne et en Autriche. Le Baroque correspondait à l’essor de pouvoirs poli­
tiques centralisés, le monarque s’efforçantd’ attacher étroitement à sa personne la
noblesse et la bourgeoisie. On ne cherchait plus ses modèles de vie dans l’anti­
quité grecque et romaine, mais auprès des figures idéalisées des grands
monarques (tels le roi d’Espagne et le Roi-Soleil en France), dans les grands
empires comportant un cérémonial compliqué, des costumes recherchés et un
mobilier très ornementé. Le Baroque était aussi étroitement lié au mouvement de
la Contre-Réforme. Dans le domaine des arts, le Baroque remplace l’idéal de la
Renaissance de la parfaite proportion statique par celui du mouvement, du chan­

23. Jacob Burckhardt, Die Kultur des Renaissance in Italien, Ein Versuch, Bâle, Schweig-
hauser, 1860.
24. L’idéal de l'homme de la Renaissance a été décrit dans l’ouvrage célèbre de Baldassare
Castiglione, Il Libro del Cortegiano (Le Courtisan), Venise, Aldo Rornano, 1528.
224 Histoire de la découverte de l'inconscient

gement et de la croissance. C’est l’époque du colossal, de la démesure, de l’exa­


gération. Pour Baltasar Graciân, l’homme idéal est de naissance noble, a reçu une
éducation raffinée, la religion et l’honneur lui sont sacrés ; il recherche avant
tout, mais sans ostentation, la grandeur intérieure ; il est « l’homme aux vertus et
aux réalisations majestueuses »25. Dans un style souvent ampoulé, la littérature
baroque se plaisait à raconter l’histoire de héros ayant à faire face à des dangers
et à des obstacles incroyables et qui étaient les jouets du destin. Le Baroque vit se
constituer de grands systèmes philosophiques en même temps que les décou­
vertes se multipliaient dans tous les domaines de la science. Selon Sigerist, l’in­
térêt porté par le Baroque au mouvement et aux métamorphoses a trouvé son
expression en médecine avec la découverte, par Harvey, de la circulation du sang
et ses études embryologiques26. En psychiatrie, il avait tendance à construire de
vastes systèmes et à établir des classifications exhaustives. Malheureusement le
Baroque fut aussi l’une des époques où sévirent le plus les procès de sorcellerie
et la croyance en la possession démoniaque. On ne saurait comprendre la nais­
sance de la psychiatrie dynamique vers la fin du xvm® siècle en dehors de la pers­
pective culturelle et historique du déclin du Baroque et du triomphe des
Lumières. Ainsi que nous l’avons vu, cette situation est parfaitement illustrée par
l’affrontement, en 1775, entre Gassner, prêtre pieux et exorciste convaincu, et
Mesmer, le laïc, fils des Lumières et aux prétentions scientifiques.
Troeltsch a défini le troisième de ces grands mouvements culturels, celui des
Lumières (l’Aufklarung), comme « le mouvement spirituel conduisant à la sécu­
larisation de la pensée et de F État »27, selon la célèbre définition de Kant :
« Les Lumières, c’est la sortie, pour l’homme, de sa minorité, dans laquelle il
s’était lui-même enfermé. La minorité, c’est l’incapacité d’user de sa propre rai­
son sans se laisser guider par un autre. L’homme est lui-même responsable de
cette minorité si elle procède, non d’un manque de puissance de raisonnement,
mais d’un manque de décision et de courage l’empêchant d’en faire usage sans se
faire guider par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de faire usage de ta propre
raison ! — telle est la devise des Lumières »28.
Cette accession aux Lumières, très étroitement liée à la montée et à la prise de
conscience de la bourgoeisie, a commencé en France aux environs de 1730, pour
s’étendre ensuite rapidement sur l’Angleterre et l’Allemagne. Elle connut son
plus grand essor aux environs de 1785. Dans chacun de ces pays, elle revêtit une
forme un peu différente. En France, ce mouvement prit une orientation politique
et assez souvent antireligieuse. En Angleterre, il se caractérisa par un intérêt par­
ticulier pour les questions économiques. En Allemagne, il s’accommoda des
cadres de la religion établie et fut adopté par les princes régnants, sous la forme
du despotisme éclairé, dont le représentant le plus typique fut Frédéric II, roi de
Prusse. En dépit d’une attitude despotique, il se voulait et se proclamait le pre­
mier serviteur de son peuple, à l’encontre du souverain baroque typique,

25. Baltasar Graciân, Oraculo manual y arte de prudencia, Huesca, Juan Nogues, 1647.
26. Henry Sigerist, Grosse Arzte : Eine Geschichte der Heilkunde in Lebensbildem, 5‘ éd.,
Munich, Lehmanns Verlag, 1965, p. 115-122.
27. Ernst Troeltsch, « Die Aufklarung », (1897). Réédité dans Gesammelte Schriften,
Tübingen, Mohr, 1925, IV, p. 338-374.
28. Immanuel Kant, Beantwortung derFrage : Wes ist Aufkldrung ? (1784), in Werke, Ber­
lin, Buchenau-Cassirer, 1913, IV, p. 167-176.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 225

Louis XIV, proclamant : « L’État, c’est moi. » Mais partout s’imposa la convic­
tion que l’homme accédait enfin à sa majorité, au terme d’une très longue période
d’ignorance et d’esclavage, et qu’il pouvait désormais, sous la direction de la rai­
son, mettre le cap sur un avenir de progrès illimités29. La caractéristique la plus
fondamentale du mouvement des Lumières fut son culte de la raison, où il voyait
une entité universelle et permanente, identique pour tous les hommes de toute
époque et de tout pays. La raison s’opposait à l’ignorance, à l’erreur, au préjugé,
aux superstitions, aux croyances imposées, à la tyrannie des passions et aux éga­
rements de l’imagination. Dans cette perspective, l’homme se voyait défini
comme un être social, la société elle-même étant faite pour l’homme. Le type de
l’homme idéal relevait soit de l’aristocratie, soit de la bourgeoisie et il lui reve­
nait de diriger sa vie en accord avec les exigences de la raison et avec celles de la
société. En France, il était représenté par l’« honnête homme », homme social
par excellence. En Angleterre, il était davantage orienté vers les affaires
publiques et s’intéressait vivement aux problèmes économiques. La philosophie
des Lumières était optimiste et pratique, proclamant que la science pouvait et
devait être utilisée pour le bien-être de l’homme. Le progrès ne s’entendait pas
dans son sens purement matériel, il comportait aussi un aspect qualitatif et moral,
impliquant du même coup des réformes sociales. Ce mouvement se caractérisait
encore par sa foi dans les vertus de l’éducation et un vif intérêt pour tous les pro­
blèmes s’y rapportant.
Dans le domaine scientifique, il répudia le principe de l’autorité et entreprit
d’appliquer l’analyse, réservée jusque-là aux mathématiques, aux autres
branches du savoir, y compris l’étude de l’esprit humain, de la société et de la
politique. La psychologie s’appliqua à décomposer l’esprit en ses éléments fon­
damentaux — les sensations et les associations — pour reconstituer ensuite, dans
un mouvement de synthèse, l’édifice entier de l’esprit humain. Dans la même
ligne, des hommes comme Rousseau essayèrent d’imaginer l’évolution de la
société en partant d’individus isolés se réunissant et se liant par un « contrat
social ». Jusque-là la science avait été l’œuvre individuelle de quelques grands
savants isolés, entretenant entre eux une active correspondance. Le mouvement
des Lumières suscita tout un réseau de sociétés savantes publiant des comptes
rendus de leurs travaux. Les membres de ces sociétés, dont beaucoup n’étaient
que des amateurs, se faisaient un devoir d’assister aux réunions et de faire part de
leurs découvertes.
Les tendances rationnelles, pratiques et optimistes, de ces hommes conver­
geaient dans leur souci de réformes et d’aide aux membres les plus défavorisés de
la grande famille humaine. Ils proclamaient les principes de la liberté religieuse
et de la tolérance réciproque entre les diverses religions existantes, ainsi qu’en
témoigne éloquemment Lessing dans son drame philosophique, Nathan le Sage
(1779). Ils luttaient pour l’émancipation des protestants dans les pays catho­

29. W.E.H. Lecky, History ofthe Rise and Influence of the Spirit ofRationalism in Europe,
2 vol., Londres, Longmans, Green, 1865. Ernst Cassirer, Die Philosophie der Aufkldrung,
Tübingen, J.C.B. Mohr, 1932 (trad. franç. : La Philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1963).
Daniel Momet, La Penséefrançaise au xvnr siècle, Paris, Colin, 1932. Baron Cay von Brock-
dorfï, Die englische Auflddrungsphilosophie, Munich, Reinhardt, 1924. E. Ermattinger,
Deutsche Kultur in Zeitalter der Aufkldrung, Potsdam, 1935. Hans M. Wolff, Die Weltans-
chauung der deutschen Aufkldrung, Berne, Francke, 1949.
226 Histoire de la découverte de l’inconscient

liques, celle des catholiques dans les pays protestants et celle des juifs dans toute
l’Europe, et au sein des communautés juives on chercha à se libérer des chaînes
trop rigides de l’orthodoxie juive traditionnelle et du mode de vie qu’elle pres­
crivait30. Le mouvement pour l’abolition du servage et de l’esclavage avait lui
aussi ses racines dans l’idéal des Lumières. Le protestantisme vit se développer
en son sein un mouvement appelé rationalisme, parfaitement défini par le titre
même d’un des ouvrages de Kant, La Religion dans les limites de la simple rai­
son. Dans la foi même on soulignait la composante de la raison plutôt que
l’obéissance aveugle à la tradition ou l’élan mystique31. On chercha à « rationa­
liser » les miracles (c’est-à-dire à trouver de prétendues explications scientifiques
aux miracles bibliques). Roskoff a montré que la croyance aux démons s’éva­
nouit progressivement dans les milieux touchés par les idées des Lumières, ce qui
explique en partie la disparition progressive des procès de sorcières32. En ce qui
concerne la justice, les hommes mus par l’idéal des Lumières s’élevaient contre
la torture et d’autres abus atroces encore très courants à cette époque. Ce mou­
vement en faveur d’une réforme judiciaire et pénale trouve l’une de ses meil­
leures illustrations dans le célèbre traité de Beccaria, Dei Delitti e delle Pene
(1764), et dans l’activité philanthropique de Howard en faveur d’une améliora­
tion des conditions de vie dans les prisons et les hôpitaux.
On sous-estime habituellement l’influence du mouvement des Lumières sur la
médecine33. C’est à lui que nous devons les débuts de la pédiatrie, de l’orthopé­
die, de l’hygiène publique et de la prophylaxie, entre autres, avec, en particulier,
la campagne pour la vaccination contre la variole. Il a exercé une grande
influence sur la psychiatrie, à commencer par sa laïcisation. Bien des symptômes
attribués jusque-là à la sorcellerie ou à la possession étaient rattachés à des mala­
dies mentales. Des efforts méritoires furent entrepris pour essayer de comprendre
scientifiquement la maladie mentale. Les progrès rapides de la mécanique et de
la physique inspirèrent l’adoption de modèles mécanicistes en physiologie et la
réduction de la vie psychique à l’activité du système nerveux. Du fait même de
l’importance attribuée à la raison, on voyait essentiellement dans la maladie
mentale un trouble de la raison. On pensait qu’il fallait en chercher la cause, soit
dans un trouble organique, en particulier une lésion du cerveau, soit dans le
déchaînement des passions. Aussi les tenants des Lumières enseignaient-ils les
principes de ce que nous appellerions aujourd’hui l’hygiène mentale, reposant
sur l’éducation de la volonté et la subordination des passions à la raison. Kant
intitule un chapitre de l’un de ses ouvrages : « Du pouvoir qu’a l’esprit de se
rendre maître de nos sentiments morbides par le simple jeu de la décision » ; il y
indique comment surmonter l’insomnie, l’hypocondrie et divers troubles orga­
niques grâce à un régime approprié, une respiration correcte, un travail systéma­
tique entrecoupé de périodes de détente complète et l’instauration de solides

30. Ceci est particulièrement bien illustré par la vie de Moses Mendelssohn. Voir Bertha
Badt-Strauss, Moses Mendelssohn, derMensch und das Werk, Berlin, Weltverlag, 1929.
31. Immanuel Kant, Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vemunft (1793), in
Werke, Ernst Cassirer ed., Berlin, Bruno Cassirer, 1914, VI, p. 139-353.
32. Gustav Roskoff, Geschichte des Teufels, Leipzig, F.A. Brockhaus, 1869.
33. E.H. Ackerknecht, « Medizin und Aufklarung », Schweizerische medizinische
Wochenschrift, LXXXIX (1959), p. 20.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 227

habitudes, et surtout en multipliant les actes de volonté pleinement conscients34.


L’intérêt porté à la maladie mentale se révèle également dans le nombre croissant
de traités consacrés à ce sujet publiés dans la seconde moitié du xvnT siècle, cer­
tains suivant déjà un plan semblable à celui de nos manuels modernes.
Mais surtout, c’est à cette époque qu’on s’efforça pour la première fois de
réformer les hôpitaux psychiatriques, efforts entrepris vers la fin du siècle par
quelques-uns des représentants les plus éminents de l’esprit des Lumières : Chia-
rugi, Tuke, Daquin et Pinel. Même en dehors du monde médical on commença à
s’intéresser aux malades mentaux : des hommes comme le pasteur alsacien Ober-
lin recueillirent chez eux des malades mentaux, essayant de les soigner en combi­
nant le traitement moral et le travail35. Ce fut également l’esprit des Lumières qui
inspira Itard dans ses efforts pour mettre au point une éducation spéciale pour les
déficients mentaux, l’abbé de F Épée dans son activité en faveur des sourds-
muets et Haüy en faveur des aveugles.
On ne saurait surestimer l’importance historique et culturelle des Lumières :
l’esprit des Lumières représente l’ossature de toute la civilisation occidentale
moderne. Les principes de liberté de religion, de pensée et de parole, les prin­
cipes de justice sociale, d’égalité, le principe de l’assistance sociale considérée
comme un des devoirs de l’Etat et non comme un acte de charité, le principe de
l’enseignement obligatoire et gratuit, mais aussi les réalisations positives des
révolutions française et américaine, tous ces acquis de la civilisation moderne,
nous les devons pour une grande part à l’esprit des Lumières, de même que la
naissance de la psychiatrie moderne.
Mais l’esprit des Lumières comportait aussi des aspects négatifs. On avait ten­
dance à mettre tous les hommes sur le même plan, à sous-estimer leurs diffé­
rences physiques et mentales, ainsi que l’originalité des différentes traditions
culturelles. D’où une conception simpliste des émotions où l’on ne voyait que
des facteurs de perturbation de l’esprit rationnel, sans reconnaître leur fonction
propre. Tout en faisant progresser la méthodologie historique, l’esprit des
Lumières manquait de perspective historique. Malgré l’importance accordée à la
raison, on manquait d’esprit critique ; c’est pourquoi la science restait encore au
stade que Bachelard a appelé préscientifique36. Bien des savants de l’époque des
Lumières offrent un curieux mélange de rationalisme et de spéculations irration-
. nelles. Les sciences de la nature, par exemple, étaient entachées d’innombrables
spéculations. La découverte par Newton de la loi de la gravitation universelle fas­
cinait les savants, qui se mirent dès lors en quête d’une force universelle : le feu,
le phlogistique, l’électricité, voire le magnétisme animal. Un peu partout on se
mettait également à la recherche du « monde primitif », un monde qui aurait
existé aux origines de l’humanité, monde doué d’une connaissance suprême et
d’une sagesse insondable. On pensait que ce monde avait été détruit par une
catastrophe, mais que des éléments de ses traditions avaient été transmis par une

34. Immanuel Kant, Von der Macht des Gemüts, durch den blossen Vorsatz seiner krank-
haften Gefiihle Meister zu sein, in Werke, op. cit., 1916, VII, p. 411-431.
35. Goethe nous a offert un exemple littéraire de ce que pouvait être le traitement d’un
malade mental dans un tel cadre familial ; voir son Wilhelm Meisters Lehrjahre, livre IV,
chap. 16.
36. Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psycha­
nalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1947.
228 Histoire de la découverte de l’inconscient

chaîne ininterrompue de quelques sages initiés. Ce monde primitif, certains le


situaient dans l’Atlantide submergée, d’autres en Asie centrale. Boulanger sup­
posait que la civilisation humaine avait été détruite à plusieurs reprises pour être
reconstruite à chaque fois par une poignée de survivants. La plus récente de ces
catastrophes, disait-il, était celle du déluge biblique dont l’humanité avait
cherché à refouler l’intolérable souvenir et qui n’en avait pas moins survécu dans
d’innombrables mythes à travers le monde, mythes que Boulanger s’efforçaitd’in­
terpréter (le baptême chrétien, par exemple, n’était pour lui que le rappel sym­
bolique des eaux du déluge)37. D’autres croyaient que la sagesse du monde pri­
mitif, ainsi submergée, avait été consignée dans les hiéroglyphes indéchiffrables
de l’ancienne Égypte. Un roman à succès de l’abbé Terrasson, Séthos, décrivait
longuement la vie des sages Égyptiens et leurs rites mystérieux38. Les rites
maçonniques étaient censés reproduire quelques-uns de ces rites antiques et mys­
térieux. Antoine Court de Gébelin publia une série d’ouvrages énormes et magni­
fiques dans lesquels il proposait une reconstitution, jusqu’en ses moindres
détails, de ce monde primitif, à partir des mythes de la Grèce et d’autres pays,
tentant même de reconstituer la langue primitive de l’humanité à partir d’une
analyse des langues existantes39. Il est significatif que Court de Gébelin devint un
des disciples les plus enthousiastes de Mesmer : beaucoup croyaient, en effet,
que Mesmer avait redécouvert un des secrets du monde primitif.
La naissance de la psychiatrie dynamique peut donc être interprétée comme
une manifestation de l’esprit des Lumières, à la fois dans ses tendances ration­
nelles et irrationnelles. Mesmer était foncièrement un représentant de l’esprit des
Lumières. Il se considérait lui-même comme un savant qui prolongeait les
recherches de Newton. Sa connaissance assez superficielle de la physique le
conduisit à échafauder de prétendues théories physiques, qui n’étaient pas plus
spéculatives d’ailleurs que celles de bien d’autres physiciens amateurs : dans l’at­
mosphère générale de l’époque, bon nombre de ses contemporains pouvaient le
considérer comme un savant authentique.
Puységur et les membres de la Société de F Harmonie témoignaient d’un autre
aspect de l’esprit des Lumières, à savoir son orientation philanthropique, sa
volonté de mettre les découvertes scientifiques et leurs bienfaits à la disposition
de tous les hommes, au lieu de les réserver aux quelques privilégiés qui pou­
vaient s’en offrir le luxe. En Alsace, la Société de l’Harmonie créa plusieurs
centres gratuits, ouverts à quiconque avait besoin de se faire magnétiser. (A notre
connaissance, c’est le premier exemple, attesté par l’histoire, d’un traitement
psychiatrique gratuit, accessible aux plus défavorisés.)
Le magnétisme était donc une création des Lumières. L’ironie du sort lui valut
d’être très rapidement repris à son compte et réinterprété sous une forme entiè­
rement différente par le mouvement culturel suivant, le Romantisme. Cet anta­
gonisme et cette interférence entre les Lumières et le Romantisme imprègnent
d’ailleurs toute l’histoire de la psychiatrie dynamique, de Mesmer à l’époque

37. John Hampton, Nicolas Antoine Boulanger et la science de son temps, Genève, Droz,
1955.
38. Abbé Terrasson, Séthos. Histoire ou vie des monuments : anecdotes de l’ancienne
Égypte, traduite d’un manuscrit grec, 3 vol., Paris, Jacques Guérin, 1731.
39. Antoine Court de Gébelin, Le Monde primitif, analysé et comparé avec le monde
moderne, 9 vol., Paris, 1773-1782.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 229

moderne : les théories de Janet remontent nettement aux traditions des Lumières,
tandis que Freud et Jung pourraient être définis comme des épigones tardifs du
Romantisme.

Le contexte culturel : le Romantisme

Le Romantisme est né en Allemagne, où il atteignit son apogée entre 1800 et


1830, pour décliner ensuite, tout en s’étendant à la France, l’Angleterre et
d’autres pays. Son influence fut telle qu’il imprégna toute la vie culturelle en
Europe, tout au long du XIXe siècle. Dans son sens le plus étroit, le Romantisme
était constitué par quelques petits groupes, aux liens assez lâches, de poètes, d’ar­
tistes et de philosophes du début du XIXe siècle. Dans son sens le plus large il
définit un vaste mouvement exprimant une conception particulière de la vie40.
On a souvent vu dans le Romantisme une réaction culturelle contre les
Lumières : tandis que l’esprit des Lumières soulignait la valeur de la raison et de
la société, le Romantisme avait le culte de l’irrationnel et de l’individuel. Les ten­
dances mystiques qui avaient été refoulées à l’arrière-plan par les Lumières se
voyaient à nouveau libérées. Une théorie politique voyait dans le Romantisme un
mouvement de réveil national, fondé sur le principe des nationalités. C’est en
Allemagne que ce mouvement s’affirma le plus vigoureusement en raison des
circonstances politiques malheureuses qui avaient marqué ce pays des siècles
durant : après avoir subi la guerre de Trente Ans, l’Allemagne avait été réduite à
l’impuissance politique par Richelieu, Louis XIV et Napoléon ; elle était restée
divisée en une infinité de petits États souverains, et constituait ainsi une nation
sans État. Sa langue et sa culture elles-mêmes étaient menacées par des
influences excessives de l’étranger. Le Romantisme rendit à l’Allemagne le sen­
timent de son identité nationale et contribua ainsi à sa résurrection politique.
Brunschwig explique l’essor du Romantisme par le déséquilibre démographique
sévissant en Allemagne vers la fin du XVIIIe siècle41. La population urbaine de ce
pays avait subi un accroissement prodigieux ; une nouvelle génération de jeunes
bourgeois et intellectuels, privés de débouchés concrets et affrontés à une réalité
assez terne, adoptèrent une attitude irrationnelle, se tournant vers le passé ou
l’avenir lointains et vivant constamment dans l’attente de miracles, en religion,
en médecine, en amour, dans le travail et dans la vie quotidienne.
Quoi qu’il en soit de ces tentatives d’explication, le Romantisme offre un cer­
tain nombre de traits caractéristiques :
1. Tout d’abord son profond sentiment de la nature, l’opposant à l’esprit des
Lumières qui s’intéressait essentiellement à l’homme, comme en témoigne le
vers si souvent cité de Pope : « Le véritable objet d’étude de l’homme, c’est

40. Rudolf Haym, Die romantische Schule. Ein Beitrag zur Geschichte des deutschen
Geistes, Berlin, Rudolf Gaertner, 1870. Ricarda Huch, Die Romantik. Ausbreitung, Blütezeit
der Romantik, Leipzig, Haessel, 1920. Ricarda Huch, Die Romantik, Ausbreitung, Blütezeit
und Verfall, Tübingen/Stuttgart, Hermann Leins, 1951. Richard Benz, Die deutsche Romantik,
Geschichte einer geistigen Bewegung, Leipzig, Reclam, 1937. Paul Kluckhohn, Das Ideengut
der deutschen Romantik, Halle, MaxNiemeyer, 1942.
41. Henry Brunschwig, La Crise de l'État prussien à la fin du xvnr siècle et la genèse de la
mentalité romantique, Paris, PUF, 1947.
230 Histoire de la découverte de l’inconscient

l’homme lui-même. » Le Romantisme se tournait vers la nature dans un senti­


ment de profond respect, avec Einfühlung (empathie), se sentant irrésistiblement
attiré par ses profondeurs et cherchant à découvrir la véritable relation de
l’homme à la nature. Ce sentiment de la nature s’exprime dans la poésie lyrique
romantique, mais également dans les spéculations de la philosophie de la Nature.
On pourrait même le retrouver dans l’intérêt porté par les physiologistes aux
rythmes et à la périodicité observés dans l’organisme humain et à leurs rapports
avec les mouvements cosmiques.
2. Par-delà la nature visible, le romantique cherchait à pénétrer les secrets du
« fondement » (Grund) de la nature où il voyait en même temps le fondement de
sa propre âme. Les voies susceptibles de mener à ce fondement ne se réduisent
pas au pur intellect, mais incluent aussi le Gemüt, c’est-à-dire les profondeurs les
plus intimes de la vie émotionnelle. D’où l’intérêt porté par le Romantisme à
toutes les manifestations de l’inconscient : les rêves, le génie, la maladie mentale,
la parapsychologie, les puissances cachées du destin, la psychologie animale.
D’où aussi son intérêt pour les contes populaires et le folklore, pour toutes les
expressions spontanées du génie populaire. C’est ce qui explique également son
enthousiasme pour le magnétisme. Ce principe, appelé aussi « la part d’ombre de
la nature », renfermait tous les symboles universels ainsi que la semence de
toutes les choses à venir. Des penseurs comme Christian Gottlieb Heyne, Frie­
drich Schlegel, Creuzer et Schelling entreprirent une étude systématique des
mythes et des symboles, où ils ne voyaient plus des erreurs historiques ou des
notions abstraites, mais des forces vives et des réalités authentiques.
3. La troisième caractéristique du Romantisme consiste dans sa sensibilité au
« devenir » (Werden). Tandis que les hommes des Lumières croyaient en la rai­
son étemelle se manifestant constamment dans le progrès de l’humanité, le
Romantisme enseignait que toutes choses étaient issues de raisons séminales
dont l’éclosion devait engendrer les individus, les sociétés, les nations, les
langues et les cultures. La vie humaine ne se réduisait pas à une longue période
de maturité succédant à une phase plus brève d’immaturité, mais représentait un
processus spontané de déploiement à travers une série de métamorphoses (C.G.
Jung parlera d’individuation). Le Bildungsroman, roman décrivant le processus
de l’évolution intellectuelle et sentimentale d’un individu, devint une des formes
littéraires préférées et inspira probablement aux psychiatres l’idée de raconter
l’histoire d’une maladie en la replaçant dans le cadre de la vie du malade.
4. Le Romantisme s’intéressait à chaque nation et à chaque culture particu­
lière, et pas seulement à la société en général. Les romantiques allemands ne se
contentèrent pas de rendre à la langue et à la culture allemandes la place qui leur
revenait, mais se mirent avec passion à l’étude d’un grand nombre d’autres
cultures, avec leurs folklores, leurs contes populaires, leurs mythes, leur littéra­
ture et leurs philosophies. Leur Einfühlung pour d’autres cultures se révèle élo­
quemment dans l’étonnante perfection de leurs traductions d’auteurs étrangers ;
les poètes romantiques réussirent, par exemple, à faire de Shakespeare un poète
national allemand. Friedrich Schlegel proclamait : « Un homme authentiquement
libre et cultivé devrait être capable de s’accorder à volonté, philosophiquement
ou philologiquement, en tant que critique ou en tant que poète, dans la perspec­
tive historique ou rhétorique, aussi bien aux anciens qu’aux modernes, à la façon
dont on accorde un instrument de musique, et ceci à tout moment et à tout
Les fondements de la psychiatrie dynamique 231

niveau »42. Selon Novalis, « l’homme parfait doit être capable de vivre de façon
égale en divers lieux et au sein de divers peuples »43.
5. Le Romantisme engendra une nouvelle forme de sensibilité à l’histoire,
cherchant, pour ainsi dire, à évoquer l’esprit des siècles passés. On a pu dire que
le Romantisme pratiquait VEinfühlung à l’égard de toutes les périodes de l’his­
toire, à la seule exception de l’époque des Lumières. Mais il avait une nette pré­
dilection pour le Moyen Age qu’il redécouvrit, un peu comme la Renaissance
avait redécouvert l’antiquité gréco-romaine.
6. A la différence des Lumières, le Romantisme insistait vigoureusement sur la
notion d’individu. En 1800, Schleiermacher, dans ses Monologues, soulignait le
caractère unique de chaque individu, idée que partagèrent tous les romantiques44.
La notion typiquement romantique de Weltanschauung définit la vision particu­
lière du monde propre à une nation, une période historique ou un individu. Selon
Max Scheler, ce mot a été créé par Wilhelm von Humboldt qui affirmait que la
science d’une époque donnée était toujours inconsciemment déterminée par sa
*Weltanschauung 5. Tandis que le siècle des Lumières avait tendance à voir dans
la société un produit plus ou moins délibéré, sinon artificiel, de la volonté
humaine, ou encore d’un contrat social, le Romantisme estimait que la vie en
commun était un phénomène naturel, indépendant de la volonté humaine. Les
romantiques travaillaient ou vivaient souvent ensemble en petits groupes de deux
amis, deux frères, un frère et une sœur, ou de quelques amis qui se rencontraient
régulièrement pour échanger leurs points de vue et leurs idées. Quant à la relation
entre homme et femme, le Romantisme lui demandait avant tout d’être l’expres­
sion d’un mouvement sentimental et spirituel authentique. Il n’avait que mépris
pour le mariage de raison en faveur à l’époque des Lumières. En 1799, Friedrich
Schlegel suscita de vives controverses en publiant son roman autobiographique,
Lucinde46, qui exaltait l’idée d’un amour durable — l’amour romantique — où se
confondaient la passion physique et l’attrait spirituel. Novalis estimait que
l’amour devrait donner le courage « de tendre à sa propre perfection, en union
avec l’aimée, tout en l’aidant elle-même à accéder à sa propre perfection »47, idée
qui annonce déjà les conceptions d’un Jung, ainsi que nous le verrons dans un
chapitre ultérieur.
Comme les mouvements culturels précédents, le Romantisme engendra, lui
aussi, son type d’homme idéal. Il le caractérisait essentiellement par une extrême
sensibilité lui permettant de « sympathiser » avec la Nature et avec les autres
hommes, une grande richesse de vie intérieure, sa foi dans la valeur de l’inspira­
tion, de l’intuition et de la spontanéité, ainsi que l’importance attribuée à la vie
émotionnelle. On a parfois reproché aux romantiques de se laisser trop facile­

42. Friedrich Schlegel, cité par Ricarda Huch, in Die Romantik. Ausbreitung, Bliitezeit und
Vetfall, op. cit., p. 257.
43. Novalis, Neue Fragmente N. 146, in Werke und Briefe, Munich, Winkler-Verlag, n.d.,
p. 452-453.
44. Schleiermacher, Monologen (1800), in Kritische Ausgabe, Friedrich Michael Schiele
éd., Leipzig, Dürr, 1902.
45. Max Scheler, Vom Umsturz der Werte, 4e éd., Francke, 1951, p. 126.
46. Friedrich Schlegel, Lucinde, Berlin, FrOhlich, 1799.
47. Novalis, cité par Ricarda Huch, Die Romantik. Ausbreitung, Blütezeit der Romantik, op.
cit., p. 258.
232 Histoire de la découverte de l’inconscient

ment emporter par l’enthousiasme et la sentimentalité. Mais Friedrich Schlegel et


les premiers romantiques exaltaient également les vertus de l’« ironie », au sens
romantique du terme, c’est-à-dire une attitude de détachement vis-à-vis de ses
propres sentiments, quelque intimes qu’ils puissent être48. Il arriva souvent,
néanmoins, que des romantiques, hommes ou femmes, soient atteints de cette
maladie décrite par Schlegel dans Lucinde, cette Sehnsucht, cette nostalgie de
quelque chose d’indéfinissable et d’extraordinaire — le héros romantique, jamais
en repos, errant sans but, menant une vie vagabonde qui finit par l’amener au
bord de l’effondrement. Bien des romantiques étaient effectivement perpétuel­
lement agités, incapables de se discipliner, gaspillant leurs dons en improvisa­
tions et en conversations et ne laissant que des œuvres inachevées. Certains mou­
rurent prématurément d’une affection organique, comme Novalis, ou furent
atteints d’une maladie mentale, comme Hôlderlin, soit encore se suicidèrent,
comme Kleist. Cette maladie romantique atteignit également la France et l’An­
gleterre et donna lieu à de brillantes descriptions littéraires sous la plume de Cha­
teaubriand et d’Alfred de Musset.
Quand il est question de Romantisme, on pense habituellement à ses expres­
sions littéraires, musicales et artistiques. Mais en Allemagne, le Romantisme
pénétra également la philosophie, la science et la médecine. Du fait de son
importance particulière dans l’évolution ultérieure de la psychiatrie dynamique,
nous allons essayer d’examiner d’un peu plus près les effets du Romantisme dans
ces différents domaines.

La philosophie de la nature et la philosophie romantique

Le philosophe Friedrich Wilhelm von Schelling (1775-1854) fut, sous l’in­


fluence du Romantisme, le fondateur d’une école philosophique particulière, la
Naturphilosophie (philosophie de la nature), qui comptait aussi bien des hommes
de science que des philosophes49.
Le point de départ de la philosophie de Schelling est l’affirmation que la nature
et l’esprit sont tous deux issus de l’absolu et qu’ils constituent ensemble une
unité indissoluble. « La Nature, c’est l’Esprit visible, l’Esprit, c’est la Nature
invisible. » Aussi ne saurait-on comprendre la Nature au moyen de notions pure­
ment mécaniques et physiques. On ne peut la comprendre qu’en fonction de lois
spirituelles sous-jacentes que la philosophie de la nature s’efforce précisément
d’élucider. Dans la nature visible, le monde organique et le monde vivant sont
nés d’un principe spirituel commun, l’âme du monde (Weltseele), qui, de par son
propre déploiement et en passant par une série de générations successives, a pro­
duit la matière, la nature vivante et la conscience humaine. La nature organique
et les divers règnes du monde vivant diffèrent par leur degré de perfection, mais
obéissent fondamentalement aux mêmes lois. Aussi les lois gouvernant l’un de
ces règnes peuvent-elles se révéler à celui qui explore les autres règnes, grâce à
l’analogie, qui était la « baguette magique » de la philosophie romantique.

48. Fritz Ernst, Die romantische Ironie, Zurich, Schulthess, 1915.


49. Friedrich Wilhelm von Schelling, Ideen zu einer Philosophie der Natur, Leipzig, 1798 ;
Von der Weltseele, Hambourg, 1798 ; Werke, Leipzig, Fritz-Eckard, 1907, vol. 1.
Lesfondements de la psychiatrie dynamique 233

Un des principes fondamentaux de la philosophie de la nature est l’unité essen­


tielle entre l’homme et la nature. La vie humaine participe à une sorte de mou­
vement cosmique au sein même de la nature. L’univers est un tout organisé dont
chaque partie se trouve reliée à toutes les autres par une relation de « sympa­
thie »50. D’où l’intérêt porté par les philosophes de la nature à la théorie mesmé-
rienne du magnétisme animal, interprétée par eux en fonction de leurs propres
théories.
La « loi des polarités » est un autre principe fondamental de la philosophie de
la nature : il s’agit de couples de forces antagonistes et complémentaires suscep­
tibles de s’unir pour se neutraliser. La nature est faite, selon Schelling, de ces
couples de polarités, tels le jour et la nuit, la force et la matière, la gravité et la
lumière. La polarité mâle et femelle se voyait attribuer une grande importance,
s’étendant bien au-delà des limites du monde animal. On publia des traités de
chimie reposant sur la polarité acide-base. On interpréta la physiologie humaine
en termes de polarités : veille et sommeil, sphère végétative et sphère animale
(Reil), cerveau et système ganglionnaire (von Schubert)51. On concevait souvent
ces polarités comme un échange dynamique de forces antagonistes. Le physio­
logiste August Winkelmann, dans son Introduction à la physiologie dynamique
(1802)52, établit que la « nature est le théâtre d’une lutte entre forces antago­
nistes, d’un combat entre une force positive et une force négative ». Il fonda tout
un système de physiologie dynamique sur cette notion de polarités antagonistes
dont l’effet s’exerce, par exemple, entre le système nerveux et le système
circulatoire.
Une autre notion fondamentale de la philosophie romantique est celle des phé­
nomènes primordiaux (Urphanomene) et des séries de métamorphoses qui en
dérivent. Goethe, qui avait devancé à maints égards les idées de la philosophie de
la nature, avait appliqué ces deux notions à ses études sur les métamorphoses des
plantes53. Le mot « métamorphose », sous la plume de Goethe, ne désignait ni
une transformation matérielle visible pour l’observateur extérieur, ni une pure
abstraction, mais une modification dans la « force formative » (selon la formule
d’Agnès Arber)54. Goethe croyait ainsi en une Urpflanze (une plante primor­
diale), modèle de toutes les plantes existantes, dont participerait, à quelque degré,
chaque espèce botanique. Il est assez curieux de constater que Goethe en vint à
croire en l’existence réelle, concrète, de cette Urpflanze et qu’il se mit à la recher­
cher, bien que sa conception originelle n’en impliquât pas nécessairement l’exis­
tence matérielle. Ce que C.G. Carus a appelé la méthode génétique était une
façon de rattacher à un phénomène primordial les métamorphoses qui en dérivent
et de découvrir les lois régissant ces relations55. Entre autres Urphanomene, nous

50. Friedrich Hufeland, Über Sympathie, Weimar, Verlag des Landes-Industrie-Comptoirs,


1811.
51. K.E. Rothschuh, Geschichte der Physiologie, Berlin, Springer, 1953, p. 112-118.
52. August Winkelmann, Einleitung in die dynamische Physiologie, Gottingen, Dieterich,
1802.
53. J.W. Goethe, Versuch, die Metamorphosen der Planzenerklaren, Gotha, C.W. Ettinger,
1790.
54. Agnès Arber, « Goethe’s Botany : The Metamorphosis of Plants » (1790), et « Tober’s
Ode to Nature » (1782), Chronica Botanica, X (1946), p. 63-126.
55. Adolf Meyer-Abich, Biologie der Goethezeit, Stuttgart, Hippocrates-Verlag, 1949.
234 Histoire de la découverte de l’inconscient

trouvons le mythe de l’Androgyne. Dans son Banquet, Platon pose, à titre sym­
bolique, que l’être humain primordial était bisexué, et que Zeus l’avait ensuite
séparé en deux : d’où la nostalgie de cette unité, chez l’homme et chez la femme,
et leurs efforts incessants pour tenter de la retrouver. Ce mythe, repris par
Boehme, Baader et d’autres, exprimait parfaitement l’idée romantique de la
bisexualité de l’être humain ; aussi sera-t-il l’objet de maints développements de
la part des romantiques56. La notion d’inconscient leur apparaissait tout aussi
fondamentale. Cet inconscient ne se réduisait plus aux souvenirs oubliés, comme
chez saint Augustin, ni aux « perceptions indistinctes » de Leibniz : il se rappor­
tait au fondement ultime de l’être humain en tant qu’il plonge ses racines dans la
vie invisible de l’univers. Il constitue donc le lien le plus profond unissant
l’homme à la nature. Très proche de la notion d’inconscient, nous trouvons celle
de « sens intérieur » ou « sens universel » (All-Sinn) qui permettait à l’homme,
avant la chute, de connaître parfaitement la nature. En dépit de son imperfection
actuelle, ce sens nous permet encore, affirment les romantiques, de comprendre
directement l’univers, que ce soit dans l’extase mystique, l’inspiration poétique
et artistique, le somnambulisme magnétique ou les rêves. Le phénomène du rêve
était un des intérêts essentiels de ces hommes, et il n’y a guère de poète ou de phi­
losophe romantique qui n’ait exprimé sa théorie des rêves57.
Les idées et la façon de penser des philosophes romantiques peuvent sembler
passablement étranges de nos jours, où nous sommes familiarisés avec les
méthodes de la science expérimentale. Ils se retrouvent pourtant, sous une forme
nettement reconnaissable, dans la nouvelle psychiatrie dynamique. Leibbrand dit
que « les théories psychologiques de C.G. Jung ne peuvent être comprises si on
ne les rattache pas à celles de Schelling ». Il souligne aussi l’influence que la
conception des mythes de Schelling a exercée sur la psychiatrie dynamique
moderne. (Leibbrand a également attiré l’attention sur les analogies entre la
notion de maladie mentale définie par Schelling comme une réaction non spéci­
fique de la substance vivante, et les théories modernes d’un Selye et d’un Spe-
ransky58.) Jones, de son côté, remarque que les théories de Freud sur la vie men­
tale reposent sur un certain nombre de polarités (le dualisme des instincts, les
polarités sujet-objet, plaisir-déplaisir, actif-passif). Il ajoute : « Ces vues mettent
en lumière un caractère particulier et permanent de la pensée de Freud, son
constant penchant pour les idées dualistiques »59. C’était là une façon de penser
typiquement romantique. Le concept romantique d’Urphdnomen se retrouve non
seulement dans l’œuvre de Jung, sous le nom d’« archétype », mais également
chez Freud. Le complexe d’Œdipe, le meurtre du Père primordial ne sont-ils pas
de ces Urphanomene dont on postule l’existence pour l’humanité dans son
ensemble et que l’on décrit dans la vie des individus sous leurs différentes méta­

56. F. Giese, Der romantische Charakter, Bd. I, Die Entwicklung des Androgynen-pro-
blems in der Frühromantik, Langensalza, 1919. Ernest Benz,Adam. DerMythus vom Urmens-
chen, Munich-Planegg, Otto-Wilhelm-Barth Verlag, 1955.
57. Philip Lersch, Der Traum in der deutschen Romantik, Munich, M. Hueber, 1923.
Albert Béguin, L’Ame romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la poésie
française, 2 vol., Marseille, Cahiers du Sud, 1937.
58. Wemer Leibbrand, « Schellings Bedeutung für die moderne Medizin », Atti del XIV’
Congresso Intemazionale di Storia délia Medicina (Rome, 1954), II.
59. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF, 1961, p. 340.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 235

morphoses ? Pour Freud, peu importe que le parricide primitif ait été effective­
ment perpétré ou non, pas plus que Goethe ne se souciait de savoir si son Urp-
flanze existait effectivement à titre d’espèce botanique. Seules importent les
relations que l’on peut en déduire en ce qui concerne la culture, la religion,
l’ordre social et la psychologie individuelle. L’idée romantique de la bisexualité
fondamentale de l’être humain se retrouve, elle aussi, dans les systèmes psychia­
triques de Freud et de Jung. Les concepts jungiens d'animus et anima ne sont
qu’une réincarnation tardive des Urphdnomene romantiques exprimés dans le
mythe de l’Androgyne. Le concept d’inconscient — surtout sous la forme de
l’« inconscient collectif » de Jung — et l’intérêt porté aux rêves et aux symboles
sont, eux aussi, fondamentalement romantiques. Ainsi que nous le verrons plus
tard, il n’est guère de concept freudien ou jungien qui n’ait été annoncé déjà par
la philosophie de la nature et la médecine romantique.
Outre ces traits généraux, caractéristiques de la vision romantique de l’homme
et de la nature, chaque penseur romantique élabora son propre système. Certains,
comme von Schubert, Troxler et C.G. Carus, anticipent de façon remarquable les
doctrines de la nouvelle psychiatrie dynamique. Schopenhauer, bien qu’il ne se
range pas à proprement parler parmi les romantiques, n’en baigne pas moins dans
la même atmosphère et occupe une place de choix parmi les ancêtres de la psy­
chiatrie dynamique moderne.
Gotthilf Heinrich von Schubert (1780-1860) nous offre une vision hautement
poétique de la nature, rappelant parfois, pour le lecteur moderne, un Bergson ou
un Teilhard de Chardin, et présentant des ressemblances frappantes avec certains
concepts freudiens et jungiens60. Selon von Schubert, l’homme, dans son état ori­
ginel primordial, vivait en parfaite harmonie avec la nature, puis son Ich-Sucht
(amour de soi) l’en éloigna, mais il y reviendra sous une forme plus parfaite. Les
anciennes religions agricoles, pensait-il, révèlent l’intuition qu’elles ont de cette
réalité dans leurs représentations des mystères de la mort et de la résurrection
d’Isis, d’Adonis et de Mithra. Von Schubert nous propose une esquisse grandiose
de l’évolution de la terre, avec l’apparition successive des règnes minéral, végé­
tal et animal, puis son couronnement par l’homme, porteur de l’esprit, ainsi que
des relations entre ces différents règnes dans l’univers et dans la nature humaine.
Selon Kern, von Schubert annonce très clairement ce que von Uexküll appellera
VUmwelt6i. Von Schubert distinguait trois parties constitutives dans l’être
humain : Leib (le corps vivant), l’âme et l’esprit, précisant que ces éléments
étaient l’objet d’un « devenir ». La vie humaine se présente ainsi comme une suc­
cession de métamorphoses : l’une de ces métamorphoses subites se produit sou­
vent peu de temps avant la mort ou lorsque l’homme a atteint le milieu de sa vie ;
ainsi l’homme est une « étoile double » : il est doté d’un second centre, son
Selbstbewusstsein (la conscience de soi), qui émerge progressivement de son
âme. Chez l’homme, comme chez tous les êtres vivants, il est assez difficile de
séparer la nostalgie de l’amour (Sehnsucht) de celle de la mort (Todessehnsucht),

60. G.H. von Schubert, Ahnungen einer allgemeinen Geschichte des Lebens, Leipzig,
Reclam, 1820, et Ansichten von derNachtseite der Naturwissenschaft, Dresde et Leipzig, Wei-
gel, 1808.
61. Hans Kern, Die Seelenkunde der Romantik, Berlin-Lichterfelde, Widukind-Verlag,
1937.
236 Histoire de la découverte de l’inconscient

cette dernière étant le désir de réintégrer sa « patrie », la nature, mais annonçant


aussi une vie future.
Dans un autre ouvrage, Le Symbolisme des rêves, von Schubert écrit que, lors­
qu’un homme s’endort, son esprit commence à penser en « termes imagés »,
alors qu’à l’état de veille il use d’un langage verbal62. Au début, les deux lan­
gages peuvent coexister ou s’entremêler, mais, dans le rêve proprement dit, seul
subsiste le langage imagé (Traumbildsprache). C’est un langage «hiérogly­
phique » en ce sens qu’il peut condenser plusieurs images ou idées en une seule
représentation. Les rêves s’expriment en un langage universel de symboles, iden­
tique pour tous les hommes de tous les lieux et de tous les temps. Ce langage
imagé des rêves est une « sorte d’algèbre supérieure » : il revêt souvent un carac­
tère poétique, parfois ironique (ainsi dans certains rêves où l’image de la nais­
sance signifie en réalité la mort, et celle des excréments correspond à l’or). La
nuit, l’esprit humain est parfois capable de visions prophétiques, mais les rêves
présentent plus souvent un aspect démoniaque et immoral, parce qu’ils sont le
lieu d’émergence des aspects négligés, refoulés ou violentés (vergewaltigte) de la
personnalité.
Nous pouvons établir un tableau comparatif des analogies entre les concepts
de von Schubert et ceux de Freud et de Jung :

Schubert Freud Jung

Nature triple de l’homme :


Leib (corps vivant) Ça
L’âme Moi
L’esprit Surmoi
Ich-Sucht (amour de soi) Narcissisme
Modifications dans le Individuation
cours de la vie
Le second centre de l’âme Selbst (le soi)
humaine
Todessehnsucht (nostalgie Instinct de
de la mort) mort
Les rêves : langage verbal Conception
et langage imagé identique
Hiéroglyphes Condensation
Symboles universels Symboles Archétypes
universels

Un autre philosophe de la nature, le Suisse Ignaz Paul Vital Troxler (1780-


1866), disciple de Schelling, ami de Beethoven et médecin expérimenté, ensei­

62. G.H. von Schubert, Die Symbolik des Traumes, Neue, verbesserte und vermehrte
Auflage, Leipzig, Brockhaus, 1837 (1" éd. : 1814),
Lesfondements de la psychiatrie dynamique 237

gna la philosophie à Bâle et à Berne6364 . Après être tombé dans l'oubli pendant un
siècle, il a été redécouvert récemment et remis en lumière. Pour Troxler, l’être
humain ne se réduisait pas aux trois principes — le corps, l’âme et l’esprit —
chers aux romantiques, mais en comportait quatre : il faisait, en effet, une dis­
tinction entre Kôrper et Leib, Kôrper étant le corps tel que le voyait l’anatomiste
ou le chirurgien, Leib désignant le corps animé et sensible (ce que nous pourrions
appeler le soma). Cette Tetraktys comporte deux polarités : soma-âme, situés au
même niveau et complémentaires ; esprit-corps, ce dernier étant subordonné au
premier. Ces quatre principes constituent une unité grâce au Gemüt, centre vivant
de la Tetraktys, et, selon les termes mêmes de Troxler, « la véritable individualité
de l’homme, celle par qui il est le plus authentiquement en lui-même, le foyer de
son individualité, le point central le plus vivant de son existence ». Le déroule­
ment de la vie est constitué par l’émergence successive de degrés de conscience
de plus en plus élevés.
Le jeune enfant apprend d’abord à faire la différence entre le moi et le non-
moi, puis entre l’âme et le soma. Une fois que l’âme s’est dégagée du soma,
l’homme peut se contenter d’une connaissance purement intellectuelle, mais il a
aussi la liberté de chercher à atteindre un troisième niveau de développement,
celui de l’esprit, et s’ouvrir ainsi à la lumière divine. Le véritable but de la phi­
losophie est de faire de l’esprit un organe de connaissance permettant à l’homme
de prendre conscience des réalités spirituelles supérieures. C’est ce que Troxler
appelait l’anthroposophie. La doctrine de Troxler sur le développement de l’es­
prit humain présente d’incontestables analogies avec le concept jungien de l’in­
dividuation, et il en va de même entre le Gemüt de Troxler et le Selbst (soi) de
Jung.

Cari Gustav Carus (1789-1869), médecin et peintre, est surtout connu pour ses
recherches sur la psychologie animale et la physiognomonie, en particulier pour
son ouvrage Psyché, une des toutes premières tentatives d’édifier une théorie
exhaustive et objective de la vie psychologique inconsciente. L’ouvrage
commence par ces mots :
« La clé de la connaissance de la nature de la vie consciente de l’âme est à
chercher dans le règne de l’inconscient. D’où la difficulté, sinon l’impossibilité,
à comprendre pleinement le secret de l’âme. S’il était absolument impossible de
retrouver l’inconscient dans le conscient, l’homme n’aurait plus qu’à désespérer
de pouvoir jamais arriver à une connaissance de son âme, c’est-à-dire à une
connaissance de lui-même. Mais si cette impossibilité n’est qu’apparente, alors la
première tâche d’une science de l’âme sera d’établir comment l’esprit de
l’homme peut descendre dans ces profondeurs »M.
Carus définit la psychologie comme la science du développement de l’âme de
l’inconscient au conscient. Selon lui, la vie humaine comprend trois périodes :
une période préembryonnaire où l’individu n’a d’autre existence que celle d’une
cellule minuscule dans l’ovaire de sa mère ; la période embryonnaire (la fécon­

63. Deux de ses livres sont particulièrement importants : Ignaz Troxler, Blicke in das Wesen
des Menschen, Aarau, Sauerlander, 1812 ; et Naturlehre des menschlichen Erkennens oder
Metaphysik, Aarau, Sauerlander, 1828.
64. Cari Gustav Carus, Psyché, zur Entwicklungsgeschichte der Seele, Pforzheim, Flammer
und Hoffmann, 1846.
238 Histoire de la découverte de l’inconscient

dation réveille soudain l’individu de son long sommeil, et l’inconscient forma­


teur entre en action) ; après la naissance, l’inconscient formateur continue à diri­
ger la croissance de l’individu et le fonctionnement de ses organes. La
conscience apparaît progressivement, mais elle demeure toujours sous l’in­
fluence de l’inconscient que l’individu retrouve périodiquement lors du sommeil.

Carus distingue trois strates dans l’inconscient :


— L’inconscient général absolu, toujours et totalement inaccessible à notre
conscience.
— L’inconscient absolu partiel, dont relèvent les processus de formation, de
croissance et d’activité de nos organes. Cette partie de l’inconscient exerce une
influence directe sur notre vie affective. Carus décrit les « districts de l’âme »,
tels que la respiration, la circulation du sang, l’activité du foie : chacun de ces
districts comporte sa propre tonalité affective et contribue à la constitution du
sentiment vital qui sous-tend toute notre vie affective. Les pensées et les senti­
ments conscients exercent aussi une influence lente et médiate sur l’inconscient
absolu partiel, ce qui explique que la physionomie d’une personne puisse refléter
sa personnalité consciente.
— L’inconscient relatif ou secondaire incluant la totalité des sentiments, per­
ceptions et représentations qui ont été nôtres à un moment quelconque de notre
vie et qui sont devenus inconscients.
Carus attribue à l’inconscient les caractéristiques suivantes :
— L’inconscient comporte des aspects « prométhéens » et « épiméthéens »,
c’est-à-dire qu’il est tourné vers l’avenir et vers le passé, mais qu’il ignore le
présent.
— L’inconscient est perpétuellement en mouvement et en transformation :
lorsque les pensées et les sentiments conscients deviennent inconscients, ils
subissent des modifications et une maturation ininterrompues.
— L’inconscient est infatigable : il n’a pas besoin de périodes de repos
comme notre vie consciente, laquelle a besoin de se reposer et de refaire ses
forces, ce qu’elle fait précisément en se plongeant dans l’inconscient.
— L’inconscient est fondamentalement sain et ne connaît pas la maladie : une
de ses fonctions est précisément le « pouvoir guérisseur de la nature ».
— L’inconscient obéit à des lois inéluctables qui lui sont propres et ne jouit
d’aucune liberté.
— L’inconscient est doté d’une sagesse innée : il ignore les essais, les erreurs
et l’apprentissage.
— Sans que nous en ayons conscience, notre inconscient nous relie au reste
du monde, et particulièrement à nos semblables.
Carus distingue quatre types de relations entre les humains : du conscient au
conscient ; du conscient à l’inconscient ; de l’inconscient au conscient ; de l’in­
conscient à l’inconscient. Il formule le principe que l’inconscient de tout homme
est en relation avec l’inconscient de tous les hommes.
Il y a, dit Carus, trois types de rêves, dont chacun se rapporte à l’un des trois
« cercles de la vie » (Lebenskreise) : le minéral, le végétal et l’animal. Il est
remarquable qu’il ait cherché à interpréter les rêves en fonction de leur forme
plutôt que de leur contenu.
Lesfondements de la psychiatrie dynamique 239

Psyché de Carus condense l’œuvre d’une vie entière d’un médecin et d’un
observateur pénétrant de l’esprit humain. Ce livre témoigne de la tournure qu’a­
vait prise la théorie de l’inconscient, vers la fin de l’ère romantique, avant que la
tendance positiviste ne reprenne le dessus. Carus inspirera von Hartmann et les
philosophes ultérieurs de l’inconscient, comme aussi la théorie des rêves de
Schemer. Sa conception d’un inconscient autonome, créateur et doté d’une fonc­
tion compensatrice, devait être reprise et soulignée par C.G. Jung un demi-siècle
plus tard.
Arthur Schopenhauer (1788-1860) avait publié son principal ouvrage, Le
Monde comme volonté et comme représentation (1819), bien avant la Psyché de
Carus, mais pendant une vingtaine d’années les philosophes et les critiques
l’ignorèrent presque entièrement. C’est après 1850 seulement que Schopenhauer
connut la célébrité. Il devint le maître à penser de Wagner et de Nietzsche, et son
œuvre connut un grand succès dans les années 188065. Kant avait distingué le
monde des phénomènes et le monde des noumènes (ou choses en soi), inacces­
sible à notre connaissance. Schopenhauer appela les phénomènes « représenta­
tions » et la chose en soi « Volonté », identifiant la Volonté à l’inconscient tel
que le concevaient certains romantiques. La Volonté de Schopenhauer possède le
caractère dynamique des forces aveugles qui ne se contentent pas de mouvoir
l’univers, mais mènent également l’homme. Ainsi, l’homme est un être irration­
nel, dirigé de l’intérieur par des forces qu’il ignore et dont il a à peine conscience.
Schopenhauer comparait la conscience à la surface du globe terrestre dont l’in­
térieur nous est inconnu. Ces forces irrationnelles comprennent deux instincts :
l’instinct de conservation et l’instinct sexuel, ce dernier étant de loin le plus
important. Schopenhauer compare l’instinct sexuel aux structures les plus
intimes d’un arbre (innere Zug) ; l’individu ne serait qu’une feuille puisant sa
nourriture dans l’arbre et contribuant à son tour à le nourrir66. « L’homme est une
incarnation de l’instinct sexuel, puisqu’il doit son origine à la copulation et que
son désir suprême reste la copulation. » L’instinct sexuel est la plus haute affir­
mation de la vie, « la plus importante préoccupation de l’homme et de l’animal
[...] ». « Quand elle entre en conflit avec lui, aucune autre motivation, si puis­
sante qu’elle soit, ne peut être assurée de la victoire [...] ». « L’acte sexuel occupe
en permanence la pensée de celui qui n’est ni chaste ni volontaire, il revient sans
cesse dans les rêveries du chaste, il est la clé de toutes nos expressions à double
sens, une source inépuisable de rire et de plaisanteries. Mais il est une illusion de
l’individu qui pense agir pour son propre avantage, alors qu’il ne fait qu’accom­
plir le dessein de l’espèce. » Tel est un exemple de la façon dont la Volonté nous
trompe. La Volonté conduit nos pensées et elle est l’adversaire inavoué de l’in­
tellect. La Volonté peut contraindre l’homme à empêcher d’entrer les pensées qui
lui seraient déplaisantes : nous sommes incapables de percevoir ce qui est

65. Paul Janet, dans ses Principes de métaphysique et de psychologie (Paris, Delagrave,
1897, p. 189-390), pense que si Schopenhauer n’a connu la célébrité que tardivement, ce ne fut
pas l’effet d’une conspiration du silence (comme le croyait Schopenhauer) : sa philosophie,
incompatible avec le Zeitgeist de 1820 à 1840, put être bien mieux comprise après la désillu­
sion de 1848.
66. Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung (1819), Frauenstadt éd., Leip­
zig, Brockhaus, 1873, livre IV, II, p. 584-591, 607-643. Trad. franç. : Le Monde comme
volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1984.
240 Histoire de la découverte de l'inconscient

contraire à notre désir. Dans un paragraphe célèbre sur la « folie » (Wahnsinn),


Schopenhauer explique cette dernière par le refoulement :
« L’opposition mise par la Volonté à laisser ce qu’elle abhorre arriver à la
connaissance de l’intellect constitue le point faible à travers lequel la folie peut
faire irruption dans l’esprit »67.
Cassirer68, Scheler69, Thomas Mann surtout70 ont mis en lumière les analogies
entre certaines idées de Schopenhauer et de Freud. Mann, qui, dans sa jeunesse,
avait été profondément marqué par la métaphysique de Schopenhauer, déclare
qu’en prenant contact avec la psychanalyse freudienne, « il était rempli d’un sen­
timent de se retrouver en terrain connu et familier ». Il avait l’impression que la
description freudienne du moi et du surmoi ressemblait « à un cheveu près » à la
description par Schopenhauer de la Volonté et de l’intellect, après transposition
de la métaphysique à la psychologie. La psychologie des rêves, la grande impor­
tance accordée à la sexualité et tout le système de sa pensée constituaient « une
anticipation philosophique des conceptions analytiques, à un degré tout à fait
étonnant ». Effectivement, si l’on a parfois qualifié la psychanalyse freudienne
de « pansexualisme », cette appellation conviendrait bien mieux à la doctrine de
Schopenhauer. La différence essentielle, c’est que Schopenhauer voyait surtout
dans l’instinct sexuel un subterfuge de la Volonté au service de la génération,
alors que Freud considérait cet instinct en lui-même, ne parlant que rarement de
ses relations à la procréation. Luis S. Granjel dégage trois points essentiels
communs à Schopenhauer et à Freud : une conception irrationaliste de l’homme,
l’identification de l’élan vital en général à l’instinct sexuel, et leur pessimisme
anthropologique radical71. Ces ressemblances ne sauraient s’expliquer, selon
Granjel, par la seule influence directe de Schopenhauer sur Freud, mais, plus pro­
fondément peut-être, par une secrète affinité entre les personnalités mêmes de ces
deux penseurs : une attitude de réaction contre la société bourgeoise contempo­
raine de la part de deux hommes qui, pour des raisons différentes, étaient
imprégnés de ressentiment.
Les spéculations et les découvertes de la philosophie romantique allemande
dans les deux premiers tiers du XIXe siècle atteignirent leur apogée en 1869 dans
la célèbre Philosophie de l'inconscient d’Eduard von Hartmann72. La Volonté de
Boehme, Schelling et Schopenhauer finit par prendre le nom, plus adéquat, d’in­
conscient. L’inconscient de von Hartmann avait, apparemment, repris les carac­
téristiques de l’idée de Hegel : il se présentait comme un dynamisme hautement
intelligent, quoique aveugle, sous-jacent à l’univers visible. Von Hartmann décrit
trois niveaux d’inconscient : l’inconscient absolu, substance même de l’univers
et source de toutes les autres formes d’inconscient ; l’inconscient physiologique
qui, comme l’inconscient de Carus, est à l’œuvre dans l’origine, le développe­

67. Arthur Schopenhauer, Die Welt als und Vorstellung, op. cit., livre HI, II, p. 456-460.
68. Ernst Cassirer, The Myth ofthe State, New Haven, Yale University Press, 1946, p. 31-
32.
69. Max Scheler, Mensch und Geschichte, Zurich, Verlag der Neuen Schweizer Runds­
chau, 1929. Trad. franç. : L’Homme et l’histoire, Paris, Aubier-Montaigne.
70. Thomas Mann, Freud und die Zukunft, Vienne, Bonnann-Fischer, 1936.
71. Luis S. Granjel, « Schopenhauer y Freud »,Actas Luso-Espanolas de Neurologiay Psi-
quiatria, IX (1950), p. 120-134.
72. Eduard von Hartmann, Philosophie des Unbewussten, Berlin, Duncker, 1869.
Lesfondements de la psychiatrie dynamique 241

ment et l’évolution des êtres vivants, y compris l’homme ; l’inconscient relatif ou


psychologique, qui est à l’origine de notre vie mentale consciente. Le principal
intérêt de la Philosophie de l’inconscient tient moins à ses théories philoso­
phiques qu’à la richesse des arguments apportés à l’appui de ses thèses. Von
Hartmann avait réuni un grand nombre de données pertinentes relatives à la per­
ception, l’association des idées, les jeux d’esprit, la vie affective, l’instinct, les
traits de la personnalité, la destinée individuelle, ainsi que sur le rôle de l’incons­
cient dans la langue, la religion, l’histoire et la vie en société.

La médecine romantique

Bien qu’on n’ait souvent vu dans la médecine romantique qu’un chaos de spé­
culations vagues et confuses, Leibbrand estime qu’elle a à son actif un bon
nombre d’intuitions valables73. L’essence de la maladie, qui donna lieu à plu­
sieurs dizaines de théories ingénieuses, était au centre de ses préoccupations.
Novalis, qui était lui-même de santé fragile, estimait que les maladies devraient
être la préoccupation essentielle de l’homme, qu’elles « représentent peut-être le
stimulant et l’aliment les plus intéressants de notre pensée et de nos actions et que
nous ne savons que fort peu de choses sur l’art de les utiliser »74. Il ajoutait qu’il
y avait deux types d’hypocondrie, une forme commune et une forme sublime,
cette dernière pouvant constituer une voie d’approche intéressante pour l’inves­
tigation de l’âme. On pourrait en déduire que Novalis avait pressenti la notion de
la maladie créatrice. Effectivement, il est hors de doute qu’il existe des maladies
créatrices dont un individu sort avec une nouvelle vision du monde ou une nou­
velle philosophie, ainsi que nous l’avons vu à propos des chamans et comme
nous le verrons à propos de Fechner, Nietzsche, Freud et Jung75. Les romantiques
s’intéressaient aussi beaucoup à l’hygiène mentale, bien que, contrairement à la
perspective optimiste des Lumières, elle ait pris chez eux une note pessimiste.
Feuchtersleben, dans son ouvrage Pour une diététique de l’âme, écrit que chaque
personne héberge de terrifiants germes de folie, et il donne ce conseil : « Lutte
sans relâche, en t’appuyant sur toutes les forces réconfortantes et actives, pour
empêcher leur éclosion »76. Aucun moyen n’est plus efficace pour dompter les
émotions que d’essayer de les comprendre. Il nous faut donc nous plonger dans
un travail absorbant qui requiert la mise en œuvre de toutes nos énergies. Tout
relâchement aboutira à la maladie ou à la mort.
Les romantiques s’intéressèrent d’autant plus à la maladie mentale qu’à cette
époque s’ouvrirent un grand nombre d’hôpitaux psychiatriques dirigés par des
spécialistes qui vivaient continuellement avec leurs malades. Ce milieu donna
naissance à une forme de psychiatrie particulière. Les médecins qui travaillaient
dans ces institutions étaient tout à fait indépendants, si bien que chacun d’eux

73. Wemer Leibbrand, Romantische Medizin, Hambourg et Leipzig, H. Goverts, 1937.


74. Novalis, « Fragmente über Ethisches, Philosophisches und Wissenschaftlisches »,
Sümmtliche Werke, Cari Meissner éd. (1898), III, p. 164,169,170.
75. H.F. Ellenberger, « La notion de maladie créatrice », Dialogue, III (1964), p. 25-41.
76. Ernst Freiherr von Feuchtersleben, Zur Diatetik der Seele (1838), 23e éd., Vienne,
Gerold, 1861, p. 144.
242 Histoire de la découverte de l’inconscient

pouvait développer à son gré ses propres idées sur la nature et le traitement de la
maladie mentale. C’est ce qui explique sans doute l’originalité et l’audace de ces
pionniers, qu’ils se rattachent à l’école des Physiker (organicistes) ou à celle des
Psychiker (qui insistaient sur les racines psychologiques de la maladie mentale).
Certains de ces psychiatres subirent profondément l’influence des idées roman­
tiques. Malheureusement il est difficile d’étudier ce chapitre de l’histoire de la
psychiatrie : les écrits de ces hommes sont devenus très rares et par ailleurs ils
usent souvent d’une terminologie désuète77. Mais quiconque entreprend de les
étudier est surpris de constater à quel point ils avaient anticipé des notions que
nous imaginons, aujourd’hui, être tout à fait nouvelles. Nous nous en tiendrons
ici à quatre de ces pionniers : Reil, Heinroth, Ideler et Neumann.
Johann Christian Reil (1759-1813), un des plus éminents cliniciens de son
temps, avait fait d’intéressantes recherches sur l’anatomie du cerveau. Kirchhoff
voit en lui « le découvreur du conscient et le créateur de la psychothérapie ration­
nelle ». Ernest Harms a insisté sur le grand intérêt et surtout le caractère très
moderne de son œuvre78. Sous le titre Rhapsodies sur l’application des méthodes
de thérapeutique psychique aux troubles mentaux, Reil expose tout un pro­
gramme de traitement de la maladie mentale en recourant aux méthodes exis­
tantes ainsi qu’à d’autres dont il propose l’introduction.

En premier lieu, le nom des institutions doit changer. Il faut remplacer le mot
discrédité de Tollhaus (maison de fous) par celui d’« hôpital de traitement psy­
chique », ou quelque chose de ce genre, et la direction doit en être confiée à un
triumvirat composé d’un administrateur, un médecin et un psychologue. Cet
hôpital devrait être situé dans un site agréable, se subdiviser en pavillons et
comporter une ferme sur ses terres. Il devrait comprendre deux sections entière­
ment différentes quant à leur but et leur construction : l’une, destinée aux
malades manifestement incurables, devrait non seulement veiller à protéger la
société, mais s’efforcer de rendre la vie aussi agréable que possible aux malades
et les pourvoir d’une activité. L’autre, orientée d’une tout autre façon, devrait
être centrée sur le traitement des maladies mentales et des névroses. Reil dis­
tingue trois types de traitements : les traitements chimiques (incluant la diété­
tique et les médicaments), les traitements mécaniques et physiques (incluant la
chirurgie), et les traitements psychiques qui, Reil y insiste, représentent une
forme de traitement autonome, aussi importante que la chirurgie ou la pharma­
cothérapie. Les troubles mentaux relevant d’une cause physique seront l’objet du
traitement médical approprié. Le traitement psychique doit s’appuyer sur un sys­
tème précis de « psychologie pratique empirique ». Le traitement devra être
adapté aux besoins spécifiques de chaque malade, tout en se réclamant d’un sys­
tème général. Reil distingue trois types de traitements psychiques :
— Stimulations corporelles cherchant à modifier la sensibilité corporelle
générale. Ces stimulations seront agréables ou désagréables, selon les cas. Elles

77. Les sources les plus aisément accessibles sont Theodor Kirchhoff, Deutsche Irrenârzte,
2 vol. (Berlin, 1924) et W. Leibbrand et A. Wettley, Der Wahnsinn : Geschichte der abenliin-
dischen Psychopathologie, Munich, K.A. Freiburg, 1961.
78. Ernest Harms, « Modem Psychotherapy-150 Years Ago », Journal of Mental Science,
CH! (1957), p. 804-809.
Lesfondements de la psychiatrie dynamique 243

auront pour but de corriger ce que nous appellerions aujourd’hui le « tonus


vital ».
— Des stimulations sensorielles, incluant toute une gamme de procédés que
nous appellerions aujourd’hui « rééducation de la perception ». Chaque sens sera
l’objet d’une rééducation appropriée grâce à des méthodes d’entraînement. Parmi
ces méthodes, Reil cite celle du « théâtre thérapeutique » où les employés de
l’institution joueront divers rôles avec la participation des malades en fonction de
leur état.
— La méthode des « signes et symboles » est une sorte d’école recourant à la
lecture et à l’écriture. Elle inclut aussi diverses thérapies rééducatives : travail
physique, exercices corporels et thérapeutique par l’art79.

Ernest Harms déclare que la conception de la maladie mentale de Reil consti­


tue « la philosophie psychologique et biologique la plus magnifique qu’il m’ait
été donné de rencontrer »80. Reil ne pensait pas que toutes les maladies mentales
étaient purement psychiques : il accordait toute l’attention qu’il mérite au subs­
trat organique, mais il affirmait qu’il y avait également des maladies de la psyché
dues à un relâchement ou une désintégration du Gemeingefühl, c’est-à-dire le
sentiment fondamental de « centrage » de notre vie mentale, sous-jacent au moi
conscient. A l’intérieur de ce cadre de référence, Reil décrit un grand nombre de
manifestations psychopathologiques.
Johann Christian August Heinroth (1773-1843) est souvent ridiculisé de nos
jours pour avoir proclamé que le péché était la principale cause des maladies
mentales. En fait, il suffirait de remplacer le mot « péché » par « sentiment de
culpabilité » pour conférer à ses idées une allure presque contemporaine. Hein­
roth était un grand érudit, un éminent clinicien et l’auteur d’une théorie complète
de l’esprit humain sain et malade. Citons, parmi ses nombreux ouvrages, son
Lehrbuch, manuel qui commence par la description de l’esprit humain à l’état
normal et celle de l’émergence des divers degrés de conscience : d’abord le
Selbstbewusstsein (conscience de soi), issu de la confrontation avec la réalité
extérieure ; puis le Bewusstsein (la conscience proprement dite), par la confron­
tation avec la conscience de soi ; enfin le Gewissen (la conscience morale), « un
étranger à l’intérieur de notre moi »81. Cette conscience (morale) n’a sa source ni
dans le monde extérieur ni dans l’ego, mais dans un Ûber-uns (un sur-nous), que
Heinroth semble identifier à la raison et dont il fait une voie d’accès vers Dieu.
Selon lui, la santé est liberté et la maladie mentale correspond à une réduction ou
à la perte de cette liberté. Cette perte de la liberté est l’effet de VIch-sucht (amour
de soi) et des diverses passions. L’erreur est un désordre de l’intellect, même si
elle s’enracine dans la passion. Le second volume du manuel de Heinroth
comporte une description systématique de ses méthodes psychothérapiques : il
faut d’abord déterminer dans quelle mesure tel état pathologique requiert une
aide thérapeutique, puis élaborer un plan de traitement individuel qui tiendra

79. Johann Christian Reil, Rhapsodien über die Anwendung der psychischen Kur-Metho-
den aufGeisteszerriittungen, Halle, Curt, 1803.
80. Ernest Harms, « Johann Christian Reil », American Journal of Psychiatry, CXVI
(1960), p. 1037-1039.
81. J.C.H. Heinroth, Lehrbuch der Storungen des Seelenslebens oder der Seelenstorungen
und ihrer Behandlung, 2 vol., Leipzig, F.C.W. Vogel, 1818.
244 Histoire de la découverte de l’inconscient

compte non seulement des symptômes, mais du sexe, de l’âge, de la profession,


de la personnalité, de la situation économique et sociale du malade. Ce plan de
traitement devrait aussi inclure la famille et l’entourage du malade. On aura sur­
tout soin de s’abstenir de tout traitement non indispensable ou dangereux. Hein-
roth décrit ensuite en détail, et dans une perspective très pratique, les divers trai­
tements dont sont justiciables les patients agités, déprimés, comme n’importe
quels autres malades. Encore une fois, le lecteur ne pourra qu’admirer le carac­
tère très moderne de bon nombre de ces idées82.

Karl Wilhelm Ideler (1795-1860) développa les enseignements de Stahl et de


Langermann sur l’importance fondamentale des passions comme cause des
maladies mentales. Auteur très prolifique, Ideler publia de nombreux ouvrages,
dont un manuel de 1 800 pages. Il en consacre la première partie à la description
de l’esprit humain, en accordant une importance toute spéciale à la vie émotion­
nelle83. Toute pulsion émotionnelle est susceptible d’expansion illimitée et toute
passion peut devenir le point de départ d’une maladie mentale : c’est de là que
devrait donc partir la psychothérapie84. Une loi fondamentale qu’Ideler avait
reprise à Stahl et qu’il appelle la « loi de la Vie » veut que l’être humain soit l’ob­
jet permanent d’un processus d’autodestruction et d’autoreconstruction : pour
qu’un équilibre approprié puisse s’instaurer, il lui faut continuellement puiser les
éléments nécessaires dans le monde extérieur. Dans la seconde partie de son
livre, Ideler expose sa théorie sur la pathogénie de la maladie mentale. Il retrace
en détail les origines des diverses passions, leurs luttes entre elles, ainsi que les
effets destructeurs de la solitude et du besoin d’activité inassouvi. Dans la psy­
chogenèse de la maladie mentale, il accorde une grande importance aux impul­
sions sexuelles inassouvies. La nature, écrit Ideler, a fait de l’amour sexuel le
sentiment le plus fort dont l’être humain soit capable, pour accroître ainsi ses
possibilités et s’assurer une vie plus libre et plus riche. D’où la lutte désespérée
en cas d’inassouvissement. Il dépeint l’état inconsolable de la vierge amoureuse
qui doit remplacer son besoin de sentiments ardents par des divertissements
sociaux frivoles. « Avant d’exiger d’elle le renoncement, entraînez-la à se domi­
ner elle-même ; donnez-lui l’occasion de s’affermir elle-même en se montrant
énergique dans l’accomplissement de son devoir, et procurez-lui des substituts
capables de la consoler de la privation des émotions les plus belles et les plus
ardentes. » Les crises hystériques, ajoute Ideler, ne sont rien d’autre qu’une lutte
de l’âme avec elle-même. La maladie mentale, pourtant, n’est jamais l’effet
d’une seule cause. La prédisposition y joue un certain rôle, mais aussi l’écart
entre le désir impérieux et la réalité restrictive. C’est ainsi que l’homme, dégoûté
de la réalité, fuit dans l’imagination où il peut jouir des joies démesurées de son
monde de rêves ou justifier à ses propres yeux ses souffrances à travers des
images horriblement distordues85. Ideler souligne que la genèse de ces idées déli-

82. Ernest Harms, « An Attempt to Formulate a System of Psychotherapy in 1818 », Ame­


rican Journal of Psychotherapy, XIII (1959), p. 269-282.
83. Karl Wilhelm Ideler, Grundriss der Seelenheilkunde, 2 vol., Berlin, Verlag von T.C.F.
Enslin, 1835.
84. « Jeder Gemütstrieb ist einer unbegrenzten Entwicklung fàhig. »
85. « ... und mit Abscheu und Widerwille aus demselben in das Gebiet der Phantasie sich
flüchtet » (II, p. 365).
Les fondements de la psychiatrie dynamique 245

rentes remonte jusque dans la toute première enfance (« bis in diefrüheste Kind-
heit »). Quant au traitement, il croit fermement en la possibilité d’une psychothé­
rapie des psychoses. Il affirme, par ailleurs, que «la guérison de ces idées
délirantes ne peut être obtenue que par l’activité propre du psychisme du malade,
que le médecin devrait se contenter de stimuler et de diriger ». Cette direction
suppose un hôpital bien organisé, ainsi que des médecins et collaborateurs par­
faitement équilibrés et dévoués.
Heinrich Wilhelm Neumann (1814-1884) est un des derniers représentants de
cette tendance psychiatrique. Son manuel86 commence également par l’exposé
d’un système original de psychologie médicale. Dans la vie mentale, écrit Neu­
mann, il n’y a pas place pour le hasard. Comme Ideler, il voit dans la vie un pro­
cessus ininterrompu d’autodestruction et d’autoreconstruction. L’oubli se rap­
porte à la première, la mémoire à la seconde. Au cours de son développement,
l’homme devient de plus en plus capable d’atteindre cette maîtrise de soi que l’on
peut assimiler au « degré de liberté » atteint par l’individu. En ce qui concerne la
psychopathologie, Neumann attache une très grande importance aux perturba­
tions des pulsions (Triebe). Les besoins instinctuels trouvent leur expression
consciente dans ce que Neumann appelle les Aestheses qui ne sont pas de simples
sensations, mais des appels dirigés sur l’organisme en son entier. L’Aesthesis
joue aussi un rôle d’avertisseur d’un danger éventuel, enseignant en même temps
comment affronter ce danger. Dans certains cas, l’alarme est bien donnée, mais
VAesthesis est « métamorphosée », si bien qu’elle n’est plus capable d’enseigner
comment affronter le danger. Il en résulte l’angoisse (Angst). Neumann souligne
les relations entre les pulsions et l’angoisse : « la pulsion qui ne parvient pas à se
satisfaire devient angoisse ». Il ajoute que l’angoisse n’apparaît que si certaines
fonctions vitales sont menacées et si la menace parvient jusqu’à la conscience87.
Parmi les nombreux sujets traités, Neumann aborde celui des manifestations
cliniques de l’instinct sexuel chez les malades mentaux. On peut observer les
symptômes suivants : la hantise de la propreté ou de la malpropreté corporelles,
cheveux défaits, toilette corporelle incessante ou (« ce qui, du point de vue
pathologique, revient au même ») une extrême malpropreté, un barbouillage cor­
porel, horreur ou déchirement des vêtements, satisfaction de leurs besoins, sans
gêne, en présence du médecin, hostilité à l’égard du personnel féminin qui s’en­
tend injurier (« putains », etc.) ou accusations de nature sexuelle portées contre
leurs connaissances féminines ; ces malades parlent constamment du mariage des
autres, crachent fréquemment, témoignent volontiers d’une religiosité morbide,
d’un intérêt exagéré pour le service divin et le pasteur. Neumann proclamait que
le médecin devrait traiter non des maladies, mais des malades, s’occupant à la
fois du corps et de l’esprit. Quoi qu’il en soit, ajoutait-il, le traitement spécifique
de la maladie mentale relève de méthodes psychologiques.
Ce bref survol des idées de Reil, Heinroth, Ideler et Neumann, révèle l’origi­
nalité de leur pensée. Il en va de même pour bon nombre de leurs contempo­

86. Henrich Neumann, Lehrbuch der Psychiatrie, Erlangen, F. Enke, 1859.


87. « Also, der Trieb, wenn er nicht befriedigt werden kann, wird Angst », p. 43.
246 Histoire de la découverte de l’inconscient

rains88. Dans le cadre de la psychiatrie romantique, nous pouvons dégager un cer­


tain nombre de traits communs. Ces hommes se méfiaient des classifications
psychiatriques. Le diagnostic, écrivait Neumann, ne revient pas à plaquer un nom
sur la maladie, il consiste à trouver une clé permettant de comprendre les symp­
tômes. Ils insistaient tous sur la nécessité de considérer chaque cas individuel
comme une entité clinique spécifique et unique en son genre. Suivant en cela la
tradition de Stahl et de Langermann, ils reconnaissaient tous des causes phy­
siques et psychiques aux maladies mentales, mais pensaient que les causes psy­
chiques suffisaient à engendrer de graves désordres mentaux. Mais ils n’accor­
daient pas tous la même importance aux diverses passions : Heinroth soulignait
le rôle du « péché » (en fait, les sentiments de culpabilité), Guislain insistait sur
l’angoisse, Ideler et Neumann sur l’importance des pulsions sexuelles et de leurs
frustrations.
Chacun de ces hommes élabora un système très original de psychologie médi­
cale. Entre autres concepts, ils développèrent celui de la loi de l’équilibre entre
entrées et sorties psychiques, reconnaissant ainsi le rôle de stimuli trop intenses.
Rappelons la notion d’Aesthesis et de ses « métamorphoses » chez Neumann,
ainsi que la relation qu’il établissait entre les pulsions inassouvies et l’angoisse.
Ces hommes s’intéressaient tous vivement à la thérapeutique, en particulier à
la psychothérapie, et croyaient en son efficacité, même en cas de maladie mentale
grave. Reil et Heinroth imaginèrent des systèmes psychothérapiques très éla­
borés, allant de la thérapie rééducative à la thérapie de choc, incluant même ce
que nous appellerions aujourd’hui le psychodrame (Reil).
Malheureusement ces hommes vivaient dans un isolement relatif et ne rencon­
trèrent que fort peu ou pas de compréhension auprès des autorités officielles.
Vers 1850, une nouvelle orientation de la science se fit jour. L’étude de l’anato­
mie cérébrale passa au premier plan et l’œuvre de ces pionniers tomba dans le
discrédit ou dans l’oubli. Mais il suffit de s’être plongé quelque peu dans les
ouvrages de Reil, Heinroth, Ideler, Neumann et Guislain pour y reconnaître les
sources oubliées de maintes découvertes de Bleuler, de Freud, de Jung et des
représentants de la psychiatrie dynamique moderne.

Les épigones du Romantisme : Fechner et Bachofen

Après 1850, la philosophie de la nature et le Romantisme semblaient avoir


complètement disparu : ce fut le triomphe du positivisme et de la vision du
monde mécaniciste. Le Romantisme eut cependant ses représentants tardifs, dont
deux d’une importance toute particulière : Fechner et Bachofen.

88. La plupart de ces psychiatres étaient allemands. Toutefois le psychiatre belge Guislain,
auteur d’idées originales sur le rôle de l’angoisse dans la genèse de la maladie mentale, appar­
tient au même groupe. Voir S. Guislain, Traité sur les phrénopathies ou doctrine nouvelle des
maladies mentales, Bruxelles, Établissement encyclopédique, 1833 ; Traité sur l’aliénation
mentale, Amsterdam, 1826 ; Leçons orales sur les phrénopathies, 2 vol., Gand, 1852.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 247

Gustav Theodor Fechner, fils d’un pasteur, avait fait ses études de médecine à
Leipzig, où il vécut jusqu’à sa mort89. Il s’intéressa d’abord à la physique expé­
rimentale. Il obtint un poste universitaire non rétribué et gagna sa vie en tradui­
sant des ouvrages scientifiques, en composant des manuels élémentaires, et en
écrivant des contributions à des encyclopédies populaires. De temps en temps il
publiait de brefs opuscules littéraires sous le pseudonyme de Docteur Mises.
Dans l’un d’eux, Anatomie comparée des anges, il parcourait l’évolution du
règne animal, de l’amibe à l’homme, puis, extrapolant, il cherchait à imaginer la
forme idéale d’un être supérieur, un ange90. Il en arrivait à la conclusion que de
tels êtres devaient avoir une forme sphérique, qu’ils devaient percevoir la gravi­
tation universelle comme l’homme perçoit la lumière et qu’ils devaient commu­
niquer entre eux par des signaux lumineux, à la façon dont les hommes commu­
niquent entre eux par des sons. En 1836, Fechner publia, cette fois sous son
véritable nom, Le Petit Livre de la vie après la mort91, où il partage la vie
humaine en trois périodes : de la conception à la naissance, de la naissance à la
mort, après la mort. La vie embryonnaire se réduit à un sommeil continuel, la vie
présente est une perpétuelle oscillation entre le sommeil et la veille, la vie après
la mort se définirait comme un état de veille perpétuel.
En 1833, à l’âge de 32 ans, Fechner se maria et obtint la chaire de physique à
l’université de Leipzig. Selon Wundt, « dès qu’il accéda à une position indépen­
dante qui aurait dû lui permettre de se consacrer à ses propres recherches, toute
son énergie se trouva brisée. Son travail acharné l’avait épuisé. Il avait de la dif­
ficulté à terminer ses cours ». Les six années suivantes, de 1834 à 1840, Fechner
poursuivit son activité dans un état de tension considérable et se livra sur lui-
même à des expériences sur les phénomènes visuels subjectifs. Sa vue en souffrit
et, en 1840, à l’âge de 39 ans, il s’effondra et dut renoncer pendant trois ans à ses
activités professionnelles. En termes de nosologie moderne, la maladie de Fech­
ner se définirait comme une grave dépression nerveuse accompagnée de symp­
tômes hypocondriaques, compliquée peut-être par une lésion rétinienne pour
avoir fixé directement le soleil. On peut aussi y voir un exemple de ce que
Novalis a appelé l’hypocondrie sublime, maladie créatrice dont le patient sortira
habité par de nouvelles convictions philosophiques et psychologiquement
métamorphosé.

Presque tout le temps de sa maladie, Fechner fut contraint de vivre dans la soli­
tude la plus absolue, dans une pièce sombre dont les murs avaient été peints en
noir, ou de porter un masque pour se protéger contre la lumière. Il ne supportait
plus la plupart des aliments, ne ressentait pas la faim et mangeait fort peu, d’où
un état général très précaire. Sa guérison, selon ses propres dires, advint d’une
façon peu banale. Une amie de la famille rêva qu’elle lui préparait un plat de jam­
bon fortement épicé, cuit dans du vin du Rhin et du jus de citron. Le lendemain,
elle lui prépara effectivement ce plat et le lui apporta en insistant pour qu’au

89. Johannes Kuntze, Gustav Theodor Fechner (Dr Mises). Ein deutsches Gelehrtenleben,
Leipzig, Breitkopf und Hartel, 1892. Wilhelm Wundt, Gustav Theodor Fechner. Rede zur
Feier seines hundertjâhrigen Geburtstages, Leipzig, W. Engelmann, 1901. Kurd Lasswitz,
Gustav Theodor Fechner, Stuttgart, Fromanns Verlag, 1902.
90. Dr Mises, Vergleichende Anatomie der Engel. Eine Skizze, Leipzig, Baumgartner,1825.
91. G.T. Fechner, Das Büchlein vom Leben nach dem Tode, Dresde, Grimmer, 1836.
248 Histoire de la découverte de l’inconscient

moins il y goûte. Il obéit à contrecœur et se sentit immédiatement beaucoup


mieux. Les jours suivants, il mangea régulièrement de petites quantités de ce plat
et sentit progressivement ses forces lui revenir. Il entreprit ensuite de remettre en
branle ses facultés intellectuelles, au prix d’un effort considérable la première
année. Selon ses propres termes, il avait l’impression d’être « un cavalier cher­
chant à maîtriser un cheval emballé ». Il fit ensuite un rêve où il vit le nombre 77.
Il en conclut qu’il serait guéri le 77e jour, ce qui, dit-il, arriva effectivement.
Ces trois années de dépression furent suivies d’une période plus brève d’exal­
tation. Fechner éprouvait un sentiment croissant de bien-être, il exprimait des
idées de grandeur, il se croyait élu par Dieu et capable de résoudre toutes les
énigmes de l’univers. Il était convaincu qu’il avait découvert un principe univer­
sel, aussi fondamental pour le monde de l’esprit que le principe universel de
Newton l’avait été pour le monde physique. Fechner l’appela le Lustprinzip (le
principe de plaisir) : son euphorie hypomaniaque s’était muée en concept philo­
sophique. Contemplant pour la première fois son jardin au terme de ces trois
aimées d’obscurité, il fut frappé par la beauté des fleurs : il en conclut qu’elles
avaient une âme, d’où son livre, Nanna ou l’Ame des plantes92.

Après sa guérison, Fechner jouit d’une parfaite santé pour le restant de sa vie,
mais une remarquable métamorphose s’était accomplie en lui. Avant sa maladie,
il se présentait comme un physicien qui (à en croire Wundt) n’avait que mépris
pour la philosophie de la nature. Désormais il se rangea lui-même parmi les
tenants de cette école. Il échangea sa chaire de physique à l’université de Leipzig
contre celle de philosophie. Il consacra la première série de ses cours au principe
de plaisir : il les publia ensuite dans un petit ouvrage93 et dans une revue de phi­
losophie94. Par la suite, il continua à développer ce principe et à l’appliquer à de
nouveaux domaines de la psychologie.
Pendant la seconde moitié de sa vie, Fechner publia plusieurs traités bien char­
pentés et originaux, souvent écrits dans une langue très belle, voire lyrique. Sous
son ancien pseudonyme de Docteur Mises il publia un recueil d’énigmes compo­
sées durant sa maladie95. Sous son véritable nom il publia deux des ouvrages les
plus typiques de la philosophie de la nature : Nanna, probablement la première
monographie consacrée à la psychologie des plantes, une branche éminemment
romantique de la psychologie96. Le second ouvrage, Zend-Avesta, dont il avait
emprunté le titre aux livres sacrés de la Perse antique, était apparemment destiné,
dans l’esprit de Fechner, à devenir la Bible de la philosophie de la nature97. Pour
Fechner, la terre est un être vivant d’un niveau plus élevé que l’homme, corres­

92. On trouvera une traduction anglaise du récit, donné par Fechner, de sa maladie, dans
Gustav Theodor Fechner, Religion of a Scientist, choix de textes de Gustav Theodor Fechner,
traduits et édités par Walter Lowrie, New York, Panthéon Bocks, 1946, p. 36-42.
93. G.T. Fechner, Über das hochste Gut, Leipzig, Breitkopfet Hartel, 1846.
94. G.T. Fechner, « Über das Lustprinzip des Handelns », Fichtes-Zeitschrift für Philoso­
phie und philosophische Kritik, XIX (1848), p. 1-30,163-194.
95. Dr Mises, Ràtselbilchlein, Leipzig, G. Wigard, 1850.
96. G.T. Fechner, Nanna, oder Über das Seelenleben der Pflanzen, Leipzig, Voss, 1848.
Nanna était le nom de la déesse de la végétation des anciens Germains.
97. G.T. Fechner, Zend-Avesta, oder Über die Dinge des Himmels und des Jenseits, 2 vol.,
Leipzig, Voss, 1851.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 249

pondant à celui des anges tels qu’il les avait imaginés dans son Anatomie compa­
rée des anges. Toutes les formes de vie terrestre sont issues de cet être vivant
(« Comment une mère morte pourrait-elle enfanter des enfants vivants ? »). C’est
pourquoi tous les êtres vivants sont si parfaitement adaptés à leur milieu naturel
et à tel point complémentaires les uns des autres. Dans ce règne vivant, l’homme
occupe une place privilégiée : « Il a été fait pour la Terre et la Terre a été faite
pour lui. » Pour expliquer la place de la Terre dans le sein du système solaire,
Fechner introduit les principes de « stabilité » et de « répétition ». Le système
solaire se maintient par la répétition périodique de positions identiques et de
mouvements déterminés. La stabilité prend ainsi la forme typique de la répéti­
tion. Zend-Avesta contient les premières allusions à l’application des principes de
stabilité et de répétition à la physiologie et à la psychologie humaines, ainsi que
la première mention de la « loi psychophysique » de Fechner.
Mais ces ouvrages voyaient le jour à une époque très défavorable, puisque la
philosophie de la nature était maintenant complètement démodée. Fechner ne
désespéra pourtant jamais de propager sa philosophie, mais, écrit Wundt, il chan­
gea de tactique et s’orienta vers la psychologie expérimentale. Pendant de
longues années Fechner avait été préoccupé par les relations entre le monde phy­
sique et le monde spirituel. Il pensait qu’il devait exister une loi générale régis­
sant ces relations et il s’efforça de découvrir la formule mathématique la plus
probable pour exprimer cette loi. Selon ses propres dires, cette formule, qu’il
appela la loi psychophysique, s’imposa soudain à lui le matin du 22 octobre
1850, juste à temps pour qu’il puisse y faire une brève allusion dans son Zend-
Avesta. Il entreprit dès lors d’imaginer une longue série d’expériences pour
confirmer cette loi. Ces expériences l’occupèrent pendant les dix années sui­
vantes. Il consigna ses découvertes dans les deux volumes de sa Psychophysique
publiés en 1860 : cet ouvrage suscita un intérêt considérable et fut le point de
départ de toute la psychologie expérimentale moderne98.
Dans un examen critique de la théorie darwinienne de l’évolution des espèces,
Fechner formula son « principe de la tendance à la stabilité », principe universel
de finalité, qu’il considérait comme complémentaire du principe de causalité99.
Après le principe de plaisir et la « loi psychophysique fondamentale », c’était le
troisième grand principe universel formulé par Fechner. En 1876, Fechner publia
son ouvrage sur l’esthétique expérimentale100, où il essayait d’appliquer à l’es­
thétique les méthodes de la recherche expérimentale et de la comprendre dans la
perspective du principe de plaisir-déplaisir. Il appliqua également ce principe à la
psychologie des bons mots et des jeux d’esprit. En 1879, à l’âge de 78 ans, il
publia La Perspective diurne opposée à la perspective nocturne, où il oppose sa
propre vision panthéiste du monde (la « perspective diurne ») à la conception
sèche et désolée du scientisme matérialiste contemporain (la «perspective
nocturne »)101.

98. G.T. Fechner, Elemente der Psychophysik, 2 vol., Leipzig, Breitkopf und Hartel, 1860.
99. G.T. Fechner, Einige Ideen zur Schopfiings- und Entwicklungsgeschichte der Organis­
me», Leipzig, Breitkopf und Hârtel, 1873.
100. G.T. Fechner, Vorschule der Aesthetik, 2 vol., Leipzig, Breitkopf und Hartel, 1876.
101. G.T. Fechner, Die Tagesansicht gegemiber der Nachtansichi, Leipzig, Breitkopf und
Hartel, 1900.
250 Histoire de la découverte de l’inconscient

En 1879, Wilhelm Wundt, disciple de Fechner, ouvrit à Leipzig le premier ins­


titut de psychologie expérimentale. Leipzig, patrie d’adoption de Fechner, était
devenue la capitale de cette nouvelle science et des étudiants du monde entier
venaient s’y former. Fechner lui-même était devenu un personnage légendaire
avec sa couronne de longs cheveux blancs autour d’un crâne chauve, son accou­
trement démodé et sa distraction proverbiale. Quand Fechner mourut en 1887, à
l’âge de 86 ans, il était enfin renommé et l’on saluait en lui le père de la psycho­
logie expérimentale.
Vers la fin du XIXe siècle, on pouvait croire que la postérité ne verrait plus en
Fechner que le pionnier de la psychologie expérimentale et l’auteur de la « loi
psychophysique fondamentale ». Ironie du sort, Freud empruntera pourtant à la
philosophie de la nature de Fechner plusieurs de ses concepts fondamentaux pour
les intégrer à sa métapsychologie. Fechner a manifestement exercé une grande
influence sur la psychanalyse, puisque Freud lui-même le cite dans L’Interpré­
tation des rêves, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient et Au-delà du
principe de plaisir102. Freud emprunta à Fechner la notion d’énergie mentale, la
notion « topographique » de l’esprit, le principe de plaisir-déplaisir, le principe
de constance et celui de répétition. Une grande partie du cadre théorique de la
psychanalyse n’aurait sans doute jamais vu le jour sans les spéculations de celui
que Freud appelait « le grand Fechner ».

Johann Jakob Bachofen (1815-1887), auteur de la théorie du matriarcat, naquit


à Bâle, en Suisse, d’une vieille et riche famille patricienne103. H étudia le droit à
Berlin, Paris et Cambridge, mais un vif intérêt pour l’archéologie le conduisit en
Italie. Là, examinant les décorations des anciens tombeaux et leur représentation
du culte des morts, il en vint à penser que ces peintures et sculptures étaient les
vestiges symboliques d’un monde oublié. Juge et professeur de droit romain à
Bâle pendant plusieurs années, Bachofen renonça à la plupart de ses fonctions
pour se consacrer entièrement à ses études favorites. Déchiffrant les symboles de
l’art et de la mythologie antiques, il y vit l’expression du souvenir perdu d’une
période de l’histoire humaine qui ne nous a pas laissé de documents, où le pou­
voir était entre les mains des femmes. Une juste interprétation de ces symboles
devait, dans son esprit, nous permettre de reconstituer les institutions sociales et
politiques, de même que la vision du monde et les traits caractéristiques de cette
époque matriarcale, et peut-être même des temps encore plus anciens qui
l’avaient précédée. C’est ainsi que Bachofen se fit, selon les termes de Turel,
« l’historien d’une époque sans histoire ». En 1861, Bachofen publia son ouvrage
capital, Dos Mutterrecht (Le Droit matriarcal), qui se heurta soit à l’indifférence,

102. Imre Hermann, Gustav Theodor Fechner : Imago (1925), n, p. 371 -421. Maria Dorer,
Historische Grundlagen der Psychoanalyse, Leipzig, F. Meiner, 1932. Siegfried Bemfeld,
« Freud’s Earliest Théories and the School of Helmholtz », Psychoanalytic Quarterly, XIII
(1944), p. 341-362. Rainer Spehlmann, Sigmund Freuds neurologische Schriften, Berlin,
Springer, 1953. H.F. Ellenberger, « Fechner and Freud », Bulletin ofthe Menninger Clinic,
XX (1956), p. 201-214.
103. On trouvera une brève biographie de Bachofen, par Karl Meuli, dans Johann Jakob
Bachofens Gesammelte Werke, Karl Meuli éd., Bâle, Benno Schwabe, 1948, III, p. 1011-1128.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 251

soit aux violentes critiques des spécialistes104. Bachofen menait une vie de gen­
tilhomme distingué, aux manières cérémonieuses, se présentant comme un Pri-
vatgelehrter (savant sans fonction officielle), partageant son temps entre la
composition de ses ouvrages et ses voyages d’études en Italie et en Grèce. Il était
resté célibataire, vivant avec ses parents jusqu’à 50 ans. Il épousa alors une char­
mante cousine âgée de 20 ans. Dans sa ville natale on le considérait comme un
vieil érudit légèrement excentrique. Quand il mourut en 1887, sa réputation avait
tout juste commencé à s’étendre à travers le monde.
Bachofen ignorait que la théorie du matriarcat avait déjà été proposée par
Joseph François Lafitau (1681-1746), savant jésuite qui avait passé cinq ans chez
les Iroquois105. Le Père Julien Garnier qui avait passé soixante ans parmi les
Algonquins, les Hurons et les Iroquois avait raconté à Lafitau tout ce qu’il savait
de leurs coutumes et de leur organisation sociale. La propriété et le pouvoir effec­
tif appartenaient aux femmes qui déléguaient une partie de leurs pouvoirs aux
chefs en matière civile et militaire. Lafitau comparait ce système à celui des
anciens Lyciens et d’autres civilisations anciennes, et en concluait que la gyné-
cocratie avait jadis été très répandue chez les populations méditerranéennes et
asiatiques anciennes. Un autre savant français, l’abbé Desfontaines, décrivait,
dans un roman relatant les aventures du fils de Gulliver, une île imaginaire, appe­
lée Babilary, où le pouvoir était aux mains des femmes qui en usaient de la même
façon que les hommes dans la plupart des civilisations contemporaines106. Le
livre comportait un appendice, soi-disant écrit par un savant qui, ayant lu l’his­
toire de Gulliver fils, estimait que cette île n’apportait aucune donnée nouvelle à
quiconque était au courant de l’histoire des anciens Lyciens et Scythes.
Dans la perspective de Bachofen, le matriarcat était bien plus qu’un simple
système social et politique. C’était une notion beaucoup plus vaste qui impliquait
une religion, une vision du monde, et qui imprimait sa marque sur toute la culture
et tous les aspects de la vie. Bachofen affirmait en outre que l’humanité avait
passé par trois étapes : l’« hétaïrisme », le matriarcat et le patriarcat, chacune
d’elles comportant des vestiges symboliques de l’étape précédente.
La première étape, celle de l’hétaïrisme, correspondait à une période de pro­
miscuité sexuelle où les femmes étaient exposées sans défense à la brutalité des
hommes et où les enfants ne connaissaient pas leur père. C’était aussi la période
du « tellurisme », dont le symbole était le marécage boueux et la divinité, la
déesse Aphrodite (Vénus).
La seconde étape, celle du matriarcat, s’établit au terme de plusieurs millé­
naires de luttes acharnées. Les femmes fondèrent la famille, créèrent l’agriculture
et s’emparèrent du pouvoir social et politique. Les mères instituèrent un système
social caractérisé par la liberté et l’égalité de tous, ainsi que par des relations paci­
fiques entre les citoyens. L’amour de la mère était la vertu essentielle, le matri­
cide, le crime le plus odieux. Le matriarcat était par ailleurs une civilisation maté­

104. Johann Jakob Bachofen, Das Mutterrecht. Eine Untersuchung liber die Gynaekokratie
der alten Welt nach ihrer religiôsen und rechtlichen Natur, Stuttgart, Kreis und Hoffmann,
1861. Réédition in Johann Jakob Bachofens gesammelte Werke, op. cit., n, III.
105. Joseph François Lafitau, Moeurs des sauvages américains, comparées aux nueurs des
premiers temps, Paris, Saugrain, 1724,1, p. 69-89.
106. Abbé Desfontaines, Le nouveau Gulliver, ou Voyages de Jean Gulliver, fils du capi­
taine Lemuel Gulliver, 2 vol., Paris, Clouzier, 1730.
252 Histoire de la découverte de l’inconscient

rialiste, encourageant l’éducation du corps plus que celle de l’intelligence,


donnant sa préférence aux valeurs matérielles et trouvant son expression dans le
développement de l’agriculture et la construction de remparts impressionnants.
Sa divinité la plus révérée était la déesse Déméter (Cérès). Parmi les caractères
symboliques de ce système, on note la primauté reconnue à la nuit. On comptait
le temps selon le nombre de nuits, on se battait, on tenait conseil, on rendait la
justice et on se livrait aux activités cultuelles la nuit. Le matriarcat avait pour
autres caractéristiques la primauté de la lune, de la terre, de la mort. Les sœurs
passaient avant les frères, le dernier-né avant les autres enfants. Enfin la gauche
était privilégiée par rapport à la droite.
Bachofen voyait dans le passage du matriarcat au patriarcat un progrès, une
étape vers une civilisation plus haute. Cette transition ne s’est pas faite sans de
violentes luttes dont Bachofen pensait avoir trouvé d’innombrables témoignages
dans la mythologie grecque. Il y eut aussi des rechutes temporaires dans le
matriarcat (comme, auparavant, du matriarcat à l’hétaïrisme). Bachofen inter­
prète dans cette perspective l’histoire des Amazones et le culte dionysiaque.
L’amazonisme, tel qu’il s’exprime dans les anciennes légendes des Amazones,
était, selon l’expression de Turel, une sorte d’impérialisme féminin se situant à
l’époque de la lutte entre l’hétaïrisme et le matriarcat, puis réapparaissant plus
tard comme une dégénérescence du matriarcat lors de sa lutte contre le patriarcat
naissant.
Le culte de Dionysos, qui avait constitué un épisode dans la lutte entre hétaï­
risme et matriarcat, se retrouva ultérieurement comme l’expression de la révolte
des femmes contre le patriarcat. Le régime dionysien favorisait les beaux-arts,
mais, contrairement à la chaste discipline qui caractérisait le matriarcat démété-
rien, il amena la corruption morale et, sous prétexte d’émanciper les femmes, il
les livra en fait à l’exploitation par les hommes. Ce système avait la faveur des
tyrans.
Une fois le régime patriarcal solidement établi, le souvenir du matriarcat
devint si insupportable aux hommes qu’ils « l’oublièrent ». (Rappelons-nous que
Boulanger avait déjà invoqué un semblable oubli collectif dans sa théorie d’une
ancienne civilisation détruite par le déluge.) Mais le souvenir du matriarcat n’en
survécut pas moins sous forme de symboles et de mythes. Selon Bachofen, il ins­
pira directement certains grands chefs-d’œuvre de la littérature grecque. Bacho­
fen voyait ainsi dans la trilogie d’Eschyle, VOrestie, la représentation symbo­
lique de la victoire du matriarcat, de la revanche du principe patriarcal et du
triomphe définitif de ce dernier. Dans le mythe d’Œdipe, le sphinx est pour
Bachofen le symbole de l’ancienne époque hétaïrique : en tuant le sphinx, Œdipe
contribua à l’établissement du matriarcat à Thèbes sous le sceptre de la reine
Jocaste, mais le désastre qui s’ensuivit correspond à la chute du matriarcat, rem­
placé par le patriarcat107.
Bachofen décrit le patriarcat comme le renversement complet de l’organisa­
tion sociale et politique matriarcale, ainsi que de ses principes religieux et phi­
losophiques. Le patriarcat favorise l’indépendance individuelle et isole les
hommes les uns des autres, mais il les élève en même temps à un niveau spirituel

107. On trouvera l’interprétation du mythe d’Œdipe par Bachofen dans Das Mutterrecht,
réédité dans Johann Jakob Bachofens Gesammelte Werke, op. cit., II, p. 439-448.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 253

supérieur. L’être humain commence par aimer sa mère et n’accède à l’amour du


père que plus tard. La maternité, du fait de la grossesse et de l’allaitement au sein,
implique une relation plus directe et plus matérielle avec l’enfant. L’amour pater­
nel se situe au-delà de ces contingences et représente donc un principe plus abs­
trait. Celui-ci a trouvé son expression juridique dans la procédure de l’adoption
et dans la notion de « paternité spirituelle ». Il s’exprime également dans le pas­
sage symbolique de la nuit au jour, de la lune au soleil, de la terre au ciel, de la
gauche à la droite. La divinité suprême du patriarcat est Apollon, le dieu de la
lumière et des beaux-arts.
Le peu de succès obtenu par l’œuvre de Bachofen s’explique en partie par l’ab­
sence d’un plan rigoureux, la surabondance des digressions et les longues cita­
tions grecques et latines qu’il se dispensait de traduire. Mais surtout, ses théories
ébranlaient l’idée, incontestée jusque-là, de la permanence de la famille patriar­
cale à travers toute l’histoire de l’humanité. A Bâle, même un savant historien tel
que Jakob Burckhardt ne comprenait pas les théories de Bachofen. Néanmoins le
vieux Bachofen trouva un admirateur dans le jeune Nietzsche qui adopta ses
idées sur les civilisations dionysienne et apollinienne (à cette différence près que
Nietzsche voyait dans la civilisation dionysienne une civilisation virile plutôt que
féminine)108. Dans son premier ouvrage philosophique, L’Origine de la tragédie,
Nietzsche explique la naissance de la tragédie grecque par la fusion de deux cou­
rants, la fougueuse inspiration « dionysiaque » et le principe « apollinien » de
l’ordre et de la perfection (un peu comme Freud expliquera l’origine de l’œuvre
d’art par la fusion du principe de plaisir et du principe de réalité)109.
Les historiens, les sociologues et les ethnologues ignorèrent longtemps Bacho­
fen, à quelques exceptions près comme, par exemple, Lewis Morgan, le père de
l’ethnologie américaine, qui avait déjà très bien décrit le système matriarcal
régnant dans certaines tribus indiennes d’Amérique, et qui, après avoir pris
connaissance des théories de Bachofen, le cita abondamment dans son livre, La
Société ancienne110. Morgan était membre de sociétés scientifiques, et, sur son
initiative, le gouvernement des États-Unis envoya à Bachofen de nombreux
ouvrages sur les Indiens d’Amérique. L’œuvre de Bachofen inspira ultérieure­
ment la notion de Kulturkreis, chère aux ethnologues allemands (Wilhelm
Schmidt, Koppers et Grabner), ainsi que les efforts de certains préhistoriens pour
reconstituer les premières étapes de la culture, dont le matriarcat. Dans Les Ori­
gines de la famille, Friedrich Engels proposa une interprétation socialiste de
l’œuvre de Bachofen111. Mathilde et Mathias Vaerting s’efforcèrent de dégager
les différences essentielles entre une société dominée par les femmes : ils en arri­

108. Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, II, La Jeunesse de Nietzsche, Paris,
Bossard, 1921, p. 258-266. Karl Albrecht Bernoulli, Nietzsche und die Schweiz, Frauenfeld,
Huber und Co., 1922. A. Baeumler, Bachofen und Nietzsche, Zurich, Verlag der Neuen
Schweizer Rundschau, 1929.
109. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragôdie aus dem Geiste der Musik, Leipzig,
Fritzsch, 1872.
110. Lewis Morgan, Ancient Society, or Researches in the Lines ofHuman Progress from
Savagery through Barbarism to Civilization, New York, Macmillan, 1877.
111. Friedrich Engels, Der Ursprung der Familie, des Privateigenthums und des Staats,
Hôttingen-Zurich, Volksbuchhandlung, 1884. Trad. franç. : L’Origine de la famille, de la pro­
priété privée et de PÉtat, Paris, Éd. sociales, 1966.
254 Histoire de la découverte de l’inconscient

vèrent à la conclusion que ce que nous appelons les caractéristiques mâles et


femelles se rapportent seulement au sexe dominateur et au sexe dominé. Selon
eux, dans une société dominée par les femmes, celles-ci auraient donc ce que
nous appelons le « caractère mâle » et vice versa112. Un autre théoricien socia­
liste, August Bebel, affirma que les femmes avaient été les premiers êtres
humains à subir l’esclavage113. Entre-temps, Élisée Reclus et Bakounine réinter­
prétèrent également Bachofen dans la ligne de leur idéologie anarchiste, et
Bachofen finit même par jouir d’une certaine popularité parmi les suffragettes.
De façon assez inattendue, la renommée de Bachofen s’étendit à un plus large
public au début du XXe siècle, grâce à un groupe de poètes, philosophes et artistes
néo-romantiques de Munich, qui s’appelaient eux-mêmes les Kosmiker11*. Les
descriptions que donnait Bachofen des cultures antérieures et sa méthode d’in­
terprétation des symboles suscitèrent chez eux un vif enthousiasme. Ils firent de
lui un prophète, l’appelant le mythologue du Romantisme115. Ils prirent l’initia­
tive de faire publier des textes choisis de son œuvre. Ses idées ainsi répandues
atteignirent finalement des cercles plus larges. Bien que les œuvres de Bachofen
n’aient presque pas été traduites en d’autres langues, un certain nombre de ses
idées devinrent très populaires et se retrouvent ainsi (sous une forme plus ou
moins reconnaissable) dans d’innombrables publications d’historiens, d’ethno­
logues, de sociologues, d’écrivains politiques, de psychologues et de psychiatres,
la plupart du temps sans mention de son nom.
Les idées de Bachofen empruntèrent différents canaux pour atteindre les
milieux psychiatriques et exercèrent ainsi une influence énorme sur la psychiatrie
dynamique. Turel a attiré l’attention sur certaines ressemblances entre les
concepts fondamentaux de Bachofen et ceux de Freud116. Bachofen, écrit-il, avait
découvert le phénomène du refoulement un demi-siècle avant Freud. On pourrait
ajouter que Bachofen avait aussi découvert le phénomène de la « formation réac­
tionnelle » : il montrait que, dans les figurations des guerres contre les Ama­
zones, on représentait toujours les guerrières comme vaincues, blessées et tuées.
Bachofen pensait que si les Romains avaient complètement anéanti la culture
étrusque, c’était parce que le matriarcat étrusque suscitait chez eux les craintes
les plus vives et la plus grande horreur. Il existe une grande ressemblance, ajoute
Turel, entre Bachofen et Freud dans leur façon d’interpréter les symboles. L’un
et l’autre affirment qu’il existe une limite que la mémoire de l’individu ou de l’hu­
manité ne saurait franchir : aussi Bachofen reconstruit-il l’histoire de l’humanité
en interprétant les mythes et Freud l’histoire de l’individu en interprétant les
symptômes. Baeumler a fait remarquer que (bien avant Nietzsche et Freud)
Bachofen avait renversé le système de valeurs de la bourgeoisie du xix® siècle en
montrant que la sphère de la vie sexuelle n’était pas originellement subordonnée

112. Mathias et Mathilde Vaerting, Neubegründung der Psychologie von Mann und Weib,
2 vol., Karlsruhe im Braunschweig, Hofbuchdruckerei, 1921-1923.
113. August Bebel, Die Frau und der Sozialismus, Stuttgart, Dietz, 1879.
114. Voir en particulier Ludwig Klages, Vom kosmogonischen Eros, léna, E. Diederichs,
1922 ; Der Geist als Widersacher der Seele, Leipzig, J.A. Barth, 1929.
115. Edgar Salin, «Bachofen als Mythologe der Romantik», in Schmollers Jahrbuch,
1926, vol. V.
116. Adrien Turel, Bachofen-Freud. Zur Emanzipation des Mannes vom Reich der Mütter,
Berne, Hans Huber, 1939.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 255

à des valeurs morales, mais qu’elle avait des dimensions insoupçonnées et son
propre symbolisme très complexe117.
On pourrait pousser plus loin la comparaison entre Bachofen et Freud. Cer­
taines idées exprimées par Bachofen semblent indiquer qu’il soupçonnait que les
étapes de l’évolution de la société dans son ensemble, telles qu’il les avait
décrites, pouvaient aussi s’appliquer à la vie individuelle. Si l’on développait ces
idées jusqu’à leurs dernières conséquences, en les transposant de la société à l’in­
dividu, on obtiendrait le tableau suivant :

Bachofen Freud

Période « hétaïrique » de Période infantile de


promiscuité primitive perversion polymorphe
Matriarcat : domination des Période pré-œdipienne,
« mères », gynécocratie « incestueuse », attachement
très fort à la mère
Période dionysiaque Stade phallique
Les mythes d’Oreste et Complexe d’Œdipe
d’Œdipe, symboles du
passage du matriarcat au
patriarcat
Patriarcat Stade génital adulte
Refoulement du souvenir du « Amnésie infantile »
matriarcat
Les mythes Souvenirs-écrans, symptômes

Nous pourrions aussi comparer la façon dont Bachofen concevait les origines
de l’amazonisme avec la théorie freudienne des origines de l’homosexualité
féminine.
Les idées de Bachofen atteignirent Alfred Adler par l’intermédiaire d’Engels
et Bebel. Adler voit dans l’oppression actuelle des femmes par les hommes une
surcompensation du mâle en opposition à une étape antérieure de domination
féminine. L’homme intériorise l’idée de lutte ancestrale entre les sexes. Selon
Adler, le névrosé, handicapé par sa crainte des femmes, se livre à une « protes­
tation virile ». Dans sa névrose, il devient ainsi lui-même le jouet de cette lutte
entre les principes masculin et féminin.
Quant à C.G. Jung, il avait très probablement lu les principales œuvres de
Bachofen : ses propres théories abondent en concepts au moins partiellement
attribuables à l’influence de Bachofen, ainsi anima et animus, le « vieux sage » et
la magna mater.

117. A. Baeumler, Bachofen und Nietzsche, Zurich, Verlag der Neuen Schweizer Runds­
chau, 1929.
256 Histoire de la découverte de l'inconscient

La crise du milieu du siècle

Le xix® siècle connut de profonds bouleversements sociaux, politiques et


culturels. Ces bouleversements ne se firent pas d’une façon graduelle et continue,
mais plutôt d’une façon cyclique marquée par des périodes d’accélération et des
périodes de freinage. La crise la plus grave se situe vers le milieu du siècle : sa
manifestation la plus visible fut la révolution de 1848 et sa répression, qui ébran­
lèrent profondément l’Europe. Mais elle s’étendait aussi bien à tous les secteurs
de l’activité humaine et ses conséquences furent également déterminantes pour le
destin de la psychiatrie dynamique.
Bien des changements s’étaient opérés au cours de la première moitié du
siècle. Après ses débuts en Angleterre, la révolution industrielle s’était étendue à
toute l’Europe et à l’Amérique du Nord, engendrant une fantastique augmenta­
tion des forces de production, du rendement industriel, du volume des transac­
tions commerciales, et amenant la création de nouveaux moyens de transport.
Parallèlement à la révolution industrielle, la population européenne subit un
accroissement considérable. Les conditions de vie relativement précaires des
paysans en conduisirent un grand nombre à émigrer vers les centres urbains. Ce
processus général d’urbanisation était particulièrement marqué en France. Paris
absorba les forces vives économiques, politiques et intellectuelles de la nation.
Les effets combinés de l’urbanisation et de l’industrialisation donnèrent nais­
sance à une nouvelle classe sociale : les « masses » prolétariennes, terrain de
choix pour l’expansion du socialisme. Après Owen et Saint-Simon, premiers
apôtres de cette doctrine, on vit surgir, entre 1830 et 1848, une nouvelle généra­
tion d’hommes, comme Proudhon, aux idées généreuses mais souvent vagues,
que l’on qualifia plus tard de socialistes utopistes. Le Manifeste communiste
publié en 1848 par Karl Marx et Friedrich Engels marqua un nouveau tournant,
et, après 1860, le mouvement socialiste s’identifia dé plus en plus à l’idéologie et
au mouvement issus de ces deux hommes.
En conséquence des bouleversements démographiques, les Européens affluè­
rent en masse en Amérique du Nord, en Argentine, en Australie et en Sibérie. Des
pays peu propres à l’immigration massive furent ouverts à l’exploitation par les
Blancs118. Cette évolution industrielle, démographique et scientifique, ainsi que
la rapide conquête politique et économique du globe, engendra parmi les Blancs
cet optimisme, cette confiance en soi et cette agressivité caractéristiques de la
culture occidentale dans la seconde moitié du XIXe siècle.
La bourgeoisie, devenue la classe dirigeante, créatrice et organisatrice d’une
industrie à grande échelle, commence à redouter la nouvelle classe montante, le
prolétariat. Le socialisme devient ainsi le cauchemar de la bourgeoisie.
Le monde est de plus en plus divisé entre quelques grandes nations indépen­
dantes. L’Angleterre, première puissance, est à la tête d’un immense empire. La
France vient en seconde position, tandis que l’Allemagne et l’Italie sont encore
en train de lutter pour leur unité nationale. On commence à s’inquiéter au sujet
des nations montantes, les États-Unis et la Russie. En 1840, Alexis de Tocque­
ville prophétise qu’elles émergeront brusquement comme les deux puissances

118. Walter Prescott Webb, The Great Frontier, Boston, Houghton Mifflin, 1952.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 257

dirigeantes et qu’elles finiront par dominer le monde et se le partager119. En 1869,


Bachofen prédit que l’historien du xxe siècle ne parlerait plus que de l’Amérique
et de la Russie et que le rôle de la vieille Europe se réduirait à celui de précepteur
de ces nouveaux maîtres120. Mais, dans l’ensemble, ces idées n’étaient guère
prises au sérieux. Le ferment nationaliste, stimulé par le Romantisme, ébranlait
les grands empires multinationaux, l’Autriche, la Russie et la Turquie. La révo­
lution de 1848 révéla une fois de plus la force des aspirations nationalistes.
Entre-temps avait surgi une nouvelle philosophie qui allait devenir de plus en
plus populaire, le positivisme. Ses origines remontent jusqu’aux Encyclopédistes
français du xvnf siècle, surtout Condorcet, qui attendait le progrès de l’esprit
humain du progrès des sciences. La nouvelle philosophie, inaugurée à l’aube du
siècle par Saint-Simon, fut érigée en système par Auguste Comte et son disciple
Littré en France, et par John Stuart Mill et Spencer en Angleterre. Le positivisme
avait pour principe fondamental le culte des faits. Les positivistes ne se mettaient
pas en quête de l’inconnaissable, de la chose en soi, de l’absolu, mais du type de
certitude qu’offraient les sciences expérimentales et cherchaient des lois inva­
riables comparables à celles de la physique. Le positivisme répudiait toutes les
spéculations apparentées à la philosophie de la nature. Il se caractérisait en outre
par l’intérêt qu’il portait aux sciences appliquées et par sa recherche de l’utile.
Dans la ligne des Lumières, il s’intéressait à l’homme en tant qu’être social. C’est
Auguste Comte qui créa le mot « sociologie » et jeta les bases de cette science,
qu’il subdivisait en sociologie statique et sociologie dynamique.
Telles furent les principales tendances qui firent progressivement leur chemin
dans la première moitié du XIXe siècle, pour voir ensuite leur évolution accélérée
par la crise du milieu du siècle, dont la révolution de 1848 est la manifestation la
plus apparente. Il s’agissait d’un mouvement politique riche en harmoniques
émotionnelles. Les peuples européens l’accueillirent avec un tel enthousiasme
juvénile qu’on a pu parler de « printemps des peuples »121. Il représentait la
révolte de la démocratie contre le conservatisme, du socialisme contre les privi­
lèges de la bourgeoisie, des nations opprimées contre les puissances étrangères
qui les dominaient. A maints égards, il se présentait comme une reviviscence
temporaire du Romantisme et un conflit de générations. En Allemagne, il prit la
forme particulière d’une lutte pour l’unité nationale, mais la convocation du Par­
lement à Francfort aboutit à un échec lamentable, si bien que le rêve d’unité ne
devint réalité que bien plus tard, grâce à Bismarck et sous l’hégémonie prus­
sienne. Sur le continent européen la révolution débuta partout dans l’enthou­
siasme, fut suivie d’une période d’euphorie, avant de connaître la défaite et d’as­
sister au triomphe de la réaction politique. D’où une période de dépression parmi
la jeunesse. Bon nombre de jeunes Européens, parmi les plus progressistes et les
plus énergiques, surtout en Allemagne, se sentirent « las de l’Europe » (Europa-
müde) et émigrèrent aux États-Unis.

119. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Bruxelles, Méline, Gans etCie,


1840, ffl, p. 283-284.
120. Cité par Karl Meuli dans Nachwort, in Johann Jakob Bachofens gesammelte Werke,
op.cit.,m,p. 1011-1128.
121. François Fejto éd., 1848 dans le monde. Le printemps des peuples, 2 vol., Paris, Éd. de
Minuit, 1948.
258 Histoire de la découverte de l’inconscient

Les manifestations psychologiques collectives accompagnant et suivant la


révolution de 1848 n’ont jamais fait l’objet d’études systématiques. Entre autres
choses, elle suscita un intérêt renouvelé pour le magnétisme animal. En maints
endroits, des épidémies psychiques suivirent les démonstrations publiques. A la
même époque, la grande vague de spiritisme que nous avons mentionnée au cha­
pitre n s’étendit sur les États-Unis, l’Angleterre et l’Europe continentale. Littré
avait bien saisi les relations entre l’épidémie spirite et la révolution de 1848. Il
écrit, en effet : « Notre époque est une époque de révolutions. Des ébranlements
considérables ont, à de courts intervalles, troublé la société, inspiré aux uns des
terreurs inouïes, aux autres des espérances illimitées. Dans cet état, le système
nerveux est devenu plus susceptible qu’il n’était [...]. Voilà un concours de cir­
constances qui a dû favoriser l’explosion contemporaine »122.
La crise du milieu du siècle consomma la défaite du Romantisme. Ses rares
épigones, comme Fechner et Bachofen, étaient voués à l’incompréhension. La
seconde moitié du siècle vit le triomphe de la science et de la foi en la science.
Lors de la Révolution française et sous l’Empire, les savants furent conviés, pour
la première fois peut-être, à contribuer, par leurs découvertes, à la défense de
leurs pays. C’est peut-être ce qui leur inspira certains de leurs projets les plus
ambitieux. En 1803, Henri de Saint-Simon proclamait que la science devrait s’or­
ganiser en un corps de savoir unifié et que les savants devraient eux-mêmes s’or­
ganiser en un corps hiérarchique, sur le modèle du clergé catholique, sous la
direction d’un « Conseil de Newton »123. Johann Christian Reil proposait d’or­
ganiser la science à la façon de l’armée, et d’en faire une institution nationale124.
Les savants des diverses spécialités travailleraient avec discipline sous l’autorité
de leurs supérieurs hiérarchiques et se consacreraient totalement à la recherche
dans les sciences appliquées et pratiques. Ils auraient le droit, pendant leur temps
de loisir seulement, de s’adonner à la recherche dans les sciences pures.
Cependant, le type d’organisation scientifique qui s’imposa au xixe siècle était
aussi éloigné du chaos constructeur du xvnr siècle que de la science enrégimen­
tée proposée par Saint-Simon et Reil. La recherche se faisait désormais surtout
dans les universités. Bien que chaque université fût indépendante des autres, tout
un réseau de sociétés et de revues scientifiques assurait leur coordination. La fon­
dation de l’université de Berlin, en 1806, constituait un événement décisif, geste
audacieux s’il en fut, puisque la Prusse venait d’être vaincue et ruinée. La fon­
dation de cette université devait représenter le premier pas vers la résurrection de
la nation. On ne lésina pas sur les frais et elle bénéficia d’une organisation hau­
tement scientifique sous la direction de Wilhelm von Humboldt125. L’université
de Berlin servit bientôt de modèle à la fondation et à l’organisation d’autres uni­
versités allemandes. Elle finit par devenir le modèle de toute l’Europe centrale.

122. Émile Littré, « Des tables tournantes et des esprits frappeurs », Revue des Deux
Mondes (1856) ; Médecine et médecins, 2' éd., Paris, Didier, 1872.
123. Comte de Saint-Simon, Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains (1803),
Paris, Alcan, 1925.
124. Johann Christian Reil, Rhapsodien über die Anwengung der psychischen Kurmethode
auf Geisteszerrütungen, Halle, Curt, 1803, p. 42-43.
125. Heinrich Deiters, « Wilhelm von Humboldt als Griinder der Universitat Berlin », in
Forschen und Wirken, Festschrift zur 150-Feier der Humboldt Universitat zu Berlin, Berlin,
VEB Deutscher Verlag der Wissenschaften, 1960,1, p. 15-39.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 259

C’est ainsi que la science allemande progressa rapidement, surclassant celle de la


France vers le milieu du siècle, et que l’Allemagne se mit à la tête du monde
scientifique.
Sous l’influence combinée de la philosophie positiviste, de la concentration de
la recherche scientifique dans les universités et de la tendance générale à l’opti­
misme, la science occidentale baignait dans une atmosphère de foi quasi reli­
gieuse en la science. Cette idéologie toucha des couches de plus en plus larges de
la population. La science était censée satisfaire la soif désintéressée de l’homme
pour la connaissance. « Croyez-vous » — interrogeait Nietzsche — « que les
sciences auraient pu prendre forme et acquérir une telle importance si les mages,
les alchimistes, les astrologues et les sorcières ne les avaient pas précédées ? Ce
sont eux qui ont suscité en l’homme, par leurs promesses et leurs prétentions
trompeuses, cette soif, cette faim et ce goût pour les formes cachées et
interdites ! »126.
Il s’ensuivait également que la science devait prouver son efficacité en proté­
geant la vie humaine, en maîtrisant et en conquérant la nature au bénéfice de
l’homme. La science représentait désormais une synthèse de techniques éprou­
vées et devait se soumettre à une méthodologie rigoureuse, orientée vers l’effi­
cacité pratique. En outre, on voyait maintenant dans la science un corps unifié
réunissant des disciplines variées et un trésor de connaissances commun à toute
l’humanité, trésor où chacun pouvait puiser et où chacun pouvait apporter sa
contribution. Une telle conception de la science excluait les sciences secrètes,
comme aussi les « écoles » scientifiques reposant sur des systèmes philoso­
phiques, à la façon de l’ancienne Grèce. Dans la tradition des Lumières, le posi­
tivisme proclamait que la science deviendrait capable de résoudre toutes les
énigmes de l’univers. Il ne manquait plus qu’un pas de plus pour proclamer que
la science fournirait un substitut à la religion.
Il faut ajouter, cependant, qu’il n’a jamais été facile de déterminer le critère
permettant de distinguer ce qui est science de ce qui ne l’est pas. Le magnétisme
animal, la phrénologie et l’homéopathie se virent saluer comme de merveilleuses
découvertes scientifiques et de nouvelles branches de la science. Chacune de ces
disciplines recruta des milliers de disciples enthousiastes, acquit parfois droit de
cité dans les universités, mais, tout au long du XIXe siècle, elles furent rejetées par
la plupart des savants.
La foi universelle en la science prit souvent la forme d’une foi religieuse,
engendrant l’état d’esprit nommé « scientisme ». Celui-ci alla jusqu’à nier l’exis­
tence de tout ce qui était inaccessible à la méthode scientifique, et le scientisme
se confondit souvent avec l’athéisme. Après 1850, on publia d’innombrables
ouvrages populaires destinés à propager la foi exclusive en la science, associée à
l’athéisme et parfois à un matérialisme simpliste. Tels furent, en particulier, les
ouvrages de Biichner, de Moleschott, de Vogt et, plus tard, ceux de Haeckel.
Que la foi en la science ait pris cette forme extrême ou qu’elle soit restée plus
modérée, l’optimisme général domina jusqu’à la fin du siècle. Cet optimisme est
bien illustré dans les romans de Jules Verne qui évoquent des merveilles d’ordre
scientifique dans une perspective riche en promesses. L’homme de science

126. Friedrich Nietzsche, Die frôhliche Wissenschaft (1882), in Nietzsches Werke, Tas-
chen-Ausgabe, Leipzig, C.G. Naumann, 1906, VI, p. 255.
260 Histoire de la découverte de l’inconscient

devint, sous le stéréotype du « savant », un personnage bien connu dans la


société127. Le savant appartient nécessairement à une université (il n’existe pra­
tiquement pas de science en dehors des universités). Mais il ne se borne plus à
être l’érudit des siècles passés, il est chercheur en même temps que professeur. Il
se distingue essentiellement par son désintéressement. La science lui tient lieu de
religion : cette religion a pour but de découvrir la vérité, elle a ses saints et ses
martyrs. Le savant était aussi nécessairement un grand travailleur, absorbé dans
sa recherche au point d’être souvent distrait dans la vie quotidienne. Bien que la
modestie ne fût pas toujours sa principale vertu, il se montrait souvent timide,
n’avait guère de conversation ni de temps à consacrer à la vie de salon (sauf dans
la mesure où elle pouvait servir ses ambitions académiques légitimes). Sa vie
affective était entourée de secret, sa femme était une personne modeste et cou­
rageuse, uniquement préoccupée du bien-être familial, souvent incapable de
comprendre les travaux de son mari, mais toujours prête à le soutenir. Le savant
croyait en la science « pure » et n’avait que mépris pour le chercheur industriel
dont le travail avait une visée pratique. On savait évidemment que la science pou­
vait aussi être utilisée pour tuer, mais on ne voyait qu’un amusant paradoxe dans
les idées exprimées par l’anarchiste Bakounine128 ou par Ernest Renan, estimant
que la science pourrait un jour être utilisée pour l’oppression et la destruction de
l’humanité129.
Cette foi universelle en la science était entretenue non seulement par l’idéo­
logie positiviste, mais aussi par les innombrables découvertes et inventions qui
venaient sans interruption la renforcer. Ces découvertes et ces inventions se suc­
cédèrent si rapidement que l’on put, pour ainsi dire, voir la face du monde se
transformer sous leur influence. Les progrès de la médecine et de l’hygiène bou­
leversèrent les conditions de la vie humaine — l’espérance de vie moyenne ne
cessa de croître tout au long du xix' siècle. Ces progrès eurent de profondes
conséquences sociales et biologiques130. Enfin, la découverte de l’anesthésie
chirurgicale, entre 1840 et 1850, non seulement permit le progrès de la chirurgie
elle-même, mais élimina l’expérience de la souffrance physique, d’autant plus
que l’on découvrit par la suite les analgésiques et les sédatifs. N’étant plus condi­
tionné à la souffrance comme autrefois, l’homme devint plus sensible et eut
davantage peur de la souffrance131. Et, vers la fin du siècle, il n’était plus tout à
fait le même être biologique. Dès lors il n’est pas surprenant qu’il n’ait plus pré­
senté exactement les mêmes traits psychopathologiques.

Les nouvelles doctrines : Darwin et Marx


Les grands bouleversements sociologiques et politiques qui ont agité le monde
occidental au XIXe siècle et plus particulièrement après 1850 firent surgir le

127. Charles Richet, Le Savant, Paris, Hachette, 1923.


128. M. A. Bakounine, cité dans The Political Philosophy of Bakunin: Scientific Anar-
chism, G.P. Maximoff éd., Glencoe, The Free Press, 1953, p. 77-81.
129. Ernest Renan, «Dialogues et fragments philosophiques» (1876), in Œuvres
complètes, Paris, Calmann-Lévy, n.d., I, p. 614-619.
130. Alfred Sauvy, Théorie générale de la population, Paris, PUF, 1954, II, p. 75.
131. René Leriche, « Règles générales de la chirurgie de la douleur », Anesthésie et anal­
gésie, 11(1936), p. 218-240.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 261

besoin de nouvelles idéologies. L’esprit des Lumières ne retrouva jamais le pres­


tige dont il avait joui à la fin du xvuT siècle. Il restait néanmoins suffisamment
fort pour provoquer l’émancipation des serfs en Russie et des esclaves dans les
colonies européennes et aux Etats-Unis. Mais cet esprit des Lumières était conti­
nuellement battu en brèche par de nouveaux courants culturels. La philosophie
de la révolution industrielle, l’esprit de la libre entreprise, de la compétition, l’ou­
verture au commerce de pays nouveaux et l’âpre lutte pour les marchés mon­
diaux trouvèrent une rationalisation d’apparence scientifique dans le darwinisme,
tandis que le marxisme fournissait une base philosophique aux partis socialistes
issus du développement croissant du prolétariat industriel et de l’intensification
de la lutte des classes. Ces deux doctrines, le darwinisme et le marxisme, exer­
cèrent une influence prépondérante après 1860, influence qui se fit sentir dans
tous les domaines, y compris celui de la psychiatrie dynamique.

Charles Darwin (1809-1882)

Charles Darwin fut d’abord connu comme un jeune savant particulièrement


doué. Il avait participé, en qualité de naturaliste, à la circumnavigation, à bord du
Beagle, qui avait pour mission de procéder à des relevés géodésiques et cartogra­
phiques des côtes de l’hémisphère Sud132. Les observations qu’il rapporta de ces
cinq années de voyage autour du monde (1831-1836) firent immédiatement de
lui l’un des plus éminents naturalistes de son temps. Quelques années plus tard,
son état de santé le contraignit à se retirer dans sa propriété aux abords de
Londres, et il consacra les quelques heures quotidiennes où il se sentait relative­
ment valide à ses travaux de sciences naturelles. En octobre 1838, Darwin lut par
hasard l’Essai sur le principe de la population de Malthus, qui voyait dans la
« lutte pour la vie » le principe régissant le développement des populations
humaines. Darwin en vint à penser que la « lutte pour la vie » pourrait aussi
expliquer la sélection naturelle qui était à l’origine du progrès et de la transfor­
mation des espèces vivantes. Il mit par écrit les grandes lignes de cette théorie, en
1842 et en 1844. Durant les vingt années suivantes, il continua à composer des
monographies sur divers points de géologie et de zoologie, tout en perfectionnant
sa théorie sur l’évolution des espèces et en rassemblant un grand nombre de don­
nées à ce sujet. Il commença à écrire son magnum opus en mai 1856 et en avait
achevé la moitié en juin 1858 quand il reçut un manuscrit d’Alfred Wallace qui
exposait la même théorie de l’évolution des espèces par la sélection naturelle et
la lutte pour la vie. Les amis de Darwin firent le nécessaire pour présenter
conjointement, en juillet 1858, le travail de Wallace et des extraits de l’esquisse
écrite par Darwin en 1844 à la Société linnéenne, et les deux textes furent éga­

132. Charles Darwin, Life andLetters, Francis Darwin éd., 3 vol., Londres, Appleton, 1887.
TheAutobiography of Charles Darwin, nouv. éd., Nora Barlow, New York, Brace, 1959. Wal­
ter von Wyss, Charles Darwin, ein Forschersleben, Zurich, Artemis-Verlag, 1959. Gertrude
Himmelfarb, Darwin and the Darwinian Révolution, Londres, Chatto and Windus, 1959.
262 Histoire de la découverte de l’inconscient

lement publiés conjointement133. Darwin écrivit alors une version condensée de


son livre. C’est ainsi que la publication, en 1859, de L’Origine des espèces lui
valut une renommée mondiale134. Il se trouva brusquement au centre des contro­
verses scientifiques, philosophiques et religieuses qu’il avait cherché à éviter
dans toute la mesure du possible. Citons, parmi ses ouvrages ultérieurs, La Des­
cendance de l’homme et la sélection naturelle, qui étendait à l’homme les théo­
ries exposées dans L’Origine des espèces, et L’Expression des émotions chez
l'homme et chez les animaux, qui cherche une solution à ce vieux problème dans
l’analyse des instincts sous-jacents aux diverses émotions. Quand Darwin mou­
rut en 1882, une requête du Parlement lui valut d’être enterré à l’abbaye de West­
minster, non loin du tombeau de Newton.
Le nom de Darwin est essentiellement associé au transformisme, qu’il appelait
la théorie de la descendance, théorie s’opposant à celle de la fixité et de l’immu­
tabilité des espèces. En fait, on retrouve la théorie du transformisme jusque chez
les philosophes grecs Anaximandre et Empédocle, mais aussi chez leur contem­
porain chinois, Tson-Tse qui, d’après Nehru, écrivit ce qui suit, au vT siècle
av. J.-C. :

« Tous les êtres vivants sont issus d’une seule espèce. Cette espèce unique a
subi un grand nombre de transformations progressives et continuelles pour don­
ner ensuite naissance à tous les organismes dans leurs formes les plus variées.
Ces organismes n’étaient pas immédiatement différenciés comme ils le sont
maintenant ; ils ont acquis ces différences par des transformations progressives,
de génération en génération »135136
.

Les historiens des sciences ont retrouvé un certain nombre de précurseurs de


Darwin dès le XVIIe siècle, et ils ont constaté que l’idée de l’évolution était assez
répandue au XVIIIe136. Le point faible des anciens systèmes était l’absence d’ar­
guments convaincants, capables d’étayer la théorie, et d’explication plausible du
mécanisme de la transformation des espèces. Lamarck (1744-1829) expliquait
celle-ci par les effets de l’adaptation, l’usage prolongé ou le non-usage de cer­
tains organes et par la transmission des caractères acquis, mais il n’apportait
guère de preuves à l’appui de sa théorie. Le mérite de Charles Darwin n’est pas
d’avoir introduit l’idée du transformisme, mais d’avoir proposé une nouvelle
explication causale et d’avoir appuyé sa théorie sur une surabondance d’argu­
ments patiemment accumulés pendant vingt années.

133. « On the Tendency of Species to Form Varieties, and on the Perpétuation of Varieties
and Species by Natural Means of Sélection », by Charles Darwin, Esq., and Alfred Wallace,
Esq. Communicated by Sir Charles Lyell and J.D. Hooker, Esq., Journal ofthe Proceedings of
the Linnean Society. Zoology, III, n° 9 (1858), p. 45-62.
134. Charles Darwin, The Origin of Species by Means of Natural Sélection, or the Préser­
vation ofFavoured Races in the Struggle for Life, Londres, John Murray, 1859.
135. Jawaharlal Nehru, Glimpsesof WorldHistory, New York, John DayCo., 1942, p. 525-
526.
136. Heinrich Schmidt, Geschichte der Entwicklungslehre, Leipzig, A. Krëner, 1918. John
C. Green, The Death ofAdam, Ames, The lowa State University Press, 1959. Gehrard Wichler,
Charles Darwin, der Forscher und der Mensch, Munich, Reinhardt, 1959. Bentley Glass,
Forerunners of Darwin, Baltimore, John Hopkins, 1959.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 263

Darwin part du fait que les animaux et les plantes subissent spontanément, par
le jeu du hasard, un certain nombre de variations qu’ils transmettent ensuite à
leurs descendants. Ces faits sont bien connus de ceux qui s’occupent de plantes
et d’animaux : ils sélectionnent certaines variétés dotées de telles ou telles carac­
téristiques, les croisent entre elles, obtenant ainsi de nouvelles races porteuses
des caractéristiques recherchées. Parfois les éleveurs se contentent de sélection­
ner les individus qu’ils estiment les meilleurs, les croisent entre eux et obtiennent
ainsi des variétés nouvelles et imprévues (Darwin parle ici de « sélection incons­
ciente »). Il en est ainsi de la sélection artificielle réalisée par les éleveurs. Quant
à la sélection naturelle, Darwin suppose que les variations dues au hasard
peuvent donner lieu à de nouvelles espèces transmettant leurs caractères à leurs
descendants, comme dans le cas de nouvelles races. Mais comment la nature
peut-elle mener à bonne fin un processus de sélection comparable à la sélection
dirigée des éleveurs ? Darwin voit le principal agent de cette sélection dans la
lutte pour la vie au sein de la nature, processus semblable à celui qui avait été
invoqué par Malthus dans le domaine de la démographie. Ce qui revient à dire
que, dans une espèce végétale ou animale donnée, le nombre des individus sur­
passe les possibilités d’espace et de nourriture, d’où il résulte une lutte incessante
pour la vie. Seuls survivront les individus porteurs de variations spontanées les
rendant plus aptes à mener cette lutte, tandis que les inaptes seront éliminés.
Mais, par ailleurs, des modifications du milieu naturel remettent sans cesse en
question l’adaptation des êtres vivants.
Parmi les arguments avancés par Darwin en faveur du transformisme, on
retrouve un certain nombre de faits tels que la structure homologue des individus
ou des espèces voisines, l’existence d’organes rudimentaires (survivance d’es­
pèces antérieures), les phénomènes de réversion, la résurgence de formes ances­
trales, ainsi que d’innombrables faits relatifs à la répartition des animaux au long
des périodes géologiques et à travers l’espace. Mais afin de rendre sa théorie
explicative plus cohérente, Darwin fut obligé d’admettre un certain nombre
d’autres hypothèses : que les variations spontanées pouvaient donner lieu à de
nouvelles espèces (et pas seulement à de nouvelles races), que les caractères
acquis étaient susceptibles de transmission héréditaire, que la durée des périodes
géologiques avait été immensément longue et que les progrès de la paléontologie
nous feraient découvrir les chaînons manquants entre les espèces connues et leurs
formes ancestrales supposées.
Dans L’Origine des espèces, Darwin n’avait rien dit de l’espèce humaine, mais
Thomas Huxley en Angleterre et Ernst Haeckel en Allemagne eurent tôt fait
d’étendre sa théorie aux origines de l’homme. Dans sa deuxième œuvre maî­
tresse, La Descendance de l’homme, Darwin avance l’hypothèse que « l’homme
descend d’un quadrupède velu et caudé, probablement arboricole et habitant dans
l’ancien continent »137. Cet ancêtre de l’homme était aussi différent des peu­
plades les plus primitives de notre temps que celles-ci le sont de l’homme civi­
lisé. La société, dit-il, a sa source dans l’instinct d’amour parental et filial, dans
l’instinct de sympathie et d’entraide entre animaux de la même espèce. Le lan­
gage est issu des cris accompagnant certaines émotions et de l’imitation des cris

137. Charles Darwin, The Descent of Man, and Sélection in Regard to Sex, Londres, John
Murray, 1871, II, p. 389.
264 Histoire de la découverte de l’inconscient

proférés par les autres animaux. La morale a essentiellement pour origine les ins­
tincts déjà mentionnés, renforcés par la sensibilité de l’homme à l’opinion
publique, puis, ultérieurement, par la raison, l’instruction et l’habitude. Dans La
Descendance de l’homme, Darwin n’accorde plus un rôle aussi exclusif à la lutte
pour la vie qu’il l’avait fait dans L’Origine des espèces. Il insiste sur l’instinct
d’aide mutuelle et déclare que, dans l’évolution humaine, la sélection sexuelle a
été le facteur le plus important, c’est-à-dire que les individus les plus forts
tendent à choisir les femelles les plus attirantes qui, de leur côté, montrent une
préférence pour les mâles les plus forts, et que ces individus choisis auront la des­
cendance la plus nombreuse.
L’histoire du darwinisme nous offre un exemple typique d’une théorie s’af­
franchissant de son auteur pour évoluer de façon autonome et inattendue. L’Ori­
gine des espèces était à peine publiée que Darwin vit son œuvre en butte aux
interprétations les plus contradictoires, devenant lui-même une sorte de légende
vivante138. On racontait que Darwin, ce vieux patriarche des sciences naturelles à
la barbe blanche et à la santé précaire, vivant dans une solitude complète, avait
accompli la révolution scientifique la plus importante depuis Copernic139. On
prétendait qu’il avait été le premier à énoncer la théorie de l’évolution (les
anciens tenants de cette théorie, y compris son grand-père Erasmus Darwin,
étaient considérés comme de simples précurseurs, sinon totalement ignorés). En
outre, oubliant que Darwin avait proposé la théorie de l’évolution à titre d’hy­
pothèse, on disait qu’il l’avait prouvée et en avait fait une vérité scientifique
indiscutable. Au lieu de n’y voir qu’une hypothèse explicative, on faisait désor­
mais de la lutte pour la vie l’essentiel du darwinisme, oubliant que Darwin lui-
même avait proposé plusieurs autres mécanismes (dont la sélection sexuelle). La
lutte pour la vie, comprise à la façon de Hobbes comme la « guerre de tous contre
tous », se voyait promue au rang de loi universelle, découverte et démontrée par
Darwin, une « loi d’airain » régissant tout le monde vivant, y compris l’huma­
nité, et susceptible de servir de norme aux jugements éthiques. Il y eut cependant
quelques chercheurs pour essayer de dégager objectivement la pensée véritable
de Darwin et la vérifier scientifiquement, écartant aussi bien les fausses interpré­
tations de ses partisans enthousiastes que celles de ses adversaires aveugles140.
L’importance historique d’une théorie ne se réduit pas à la pensée originelle de
son auteur. Elle comprend aussi les développements, les ajouts, les interpréta­
tions et distorsions dont elle sera l’objet, ainsi que les réactions auxquelles la
théorie elle-même ou ses distorsions pourront donner lieu.
Le domaine propre de la théorie darwinienne était l’histoire naturelle, et son
auteur l’avait présentée comme une hypothèse destinée à appuyer la théorie du
transformisme. A cet égard, ses effets furent divers et nombreux. Elle imprima un

138. On raconte couramment que les 1 250 exemplaires de la première édition de L’Origine
des espèces furent vendus le premier jour de leur parution en librairie. Selon Gertrude Him-
melfarb (Darwin and the Darwinian Révolution, op. cit., p. 395), le terme « vendu » signifie en
fait que toute l’édition fut souscrite par les libraires.
139. Darwin a été comparé à Copernic par Emil Dubois-Reymond, Darwin und Kopernikus
(25 janvier 1883, Friedrichs-Sitzung der Akademie der Wissenschaften), in Reden, Leipzig,
Von Veit, 1912, n, p. 243-248, et par Thomas Huxley, Lectures and Lay Sermons, New York,
E.P. Dutton, 1926.
140. Par exemple A. de Quatrefages, Les Émules de Darwin, 2 vol., Paris, Alcan, 1894.
Franz Anton Mesmer (1734-1815), promoteur du magnétisme animal, fut le pre­
mier des grands pionniers de la psychiatrie dynamique. {Collection de l'institut d'histoire
de la médecine, Vienne.)
Amand Marie Jacques de Chastenet,
marquis de Puységur (1751-1825), le véri­
table fondateur du magnétisme animal, est
représenté ici revêtu de son uniforme de
général d’artillerie. (Bibliothèque nationale,
Paris, cabinet des estampes.)

Cette estampe représente forme «magnétisé» de Buzancy pendant la cure. Appuyé


sur Puységur, Victor Race tombe dans le sommeil magnétique. (A.MJ. de Puységur :
Mémoires pour servir à l'histoire et à l'établissement du magnétisme animal, 3" éd., 1820.)
Justinus Kerner (1786-1862), médecin et poète romantique.
Dans sa maison de Weinsberg (Allemagne) se retrouvaient philo­
sophes, écrivains et autres personnalités influentes. {Gravure
d'Anton Duttenhoferè)

L'état «magnétique» de Friederike Hauffe


est décrit dans La Voyance de Prevorst, mono­
graphie qui assura à la fois la célébrité de
la «voyante» et celle de Kerner. {Bibliothèque
nationale. Paris, collection Lamelle.)
Gustav Theodor Fechner (1801-1887), physicien et philosophe de la nature, fui le
fondateur de la psychologie expérimentale. Freud avait une grande admiration
pour Fechner à qui il emprunta plusieurs concepts fondamentaux de sa métapsy­
chologie. {Photographie de Georg Brokesch, Leipzig?)
Johann Jakob Bachofen (1815-1887), auteur de la théorie du matriarcat, exerça une
influence profonde, bien qu'indirecte, sur la psychiatrie dynamique de Freud,
d’Adler et de Jung. {Collection de la bibliothèque de ['Université de Bâle.)
Autographe de Charcot. Celui-ci avait été
appelé en Russie comme médecin consul­
tant auprès d'un personnage haut place. 11
envoya à sa famille des descriptions pleines
de vie sur son voyage, illustrant scs lettres de
dessins à l’aquarelle. {Bibliothèque nationale.
Paris, cabinet des estampes.} Les couleurs
n'apparaissent pas sur cette reproduction.

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Jean Martin Charcot (1825-1893). Avant


d’atteindre, tardivement, à la renommée,
Charcot, de tempérament plutôt timide et
distant, se débattit pendant de longues
années dans des travaux pénibles et obs­
curs. {Nous devons ce cliché à l'amabilité du pro­
fesseur Paul Castaigne, Paris.}
«Une leçon clinique à la Salpêtrière». Le tableau de A. Brouillet représente Charcot
au faîte de sa gloire, présentant un cas de «grande hystérie» à une assistance choi­
sie de médecins et d'écrivains ; derrière lui, son disciple favori, Babinski. Sans le
vouloir, le peintre a mis en lumière l'erreur fatale de Charcot : ses explications ver­
bales et le tableau accroché au mur suggèrent à la malade la crise quelle commen­
ce à jouer ; deux infirmières sont prêtes à la soutenir quand elle s'effondrera sur la
civière où elle donnera le spectacle de la crise parfaite.
Bertha Pappenheim (1860-1936) était la
mystérieuse malade de Breuer, Anna O.
La photographie a été prise à Constance,
en Allemagne, en 1882, au moment où, au
dire de Jones, la jeune femme aurait été
gravement malade dans une maison de
santé près de Vienne. {Reproduction de la pho­
tographie originale avec l'aimable autorisation des
éditions Ner-Tamid et de la communauté Solel.)

Josef Breuer (1842-1925), célèbre médecin


viennois, se signala aussi par ses recherches
en physiologie. L'histoire semi-légendaire
de la malade de Breuer, Anna O., fut un des
points de départ de la psychanalyse.
{Collection de tInstitut d'histoire de la médecine,
Vienne.)
Théodore Flournoy (1854-1920), l'un des grands pionniers de l'exploration de l'in­
conscient, était un ami intime de William James. La photographie représente
James assis à côté de son hôte dans le jardin de Flournoy à Genève, en mai 1905.
{Photo aimablement communiquée par madame Ariane Flournoy.)
Moritz Benedikt (1835-1920), esprit universel, fut un des pionniers de la psychiatrie
dynamique injustement oublié. Cette photographie le montre
* vieilli, ruine par l’ifi­
liation d'après-guerre et ignoré par la nouvelle génération : il est représenté en
train de manier la baguette
* du sourcier. (Collection de l'institut d'histoire de la médecine.
Vienne.)
Richard von Krafft-Ebing (1840-1903), le célèbre psychiatre autrichien, médecin
légiste et fondateur de la psychopathologie sexuelle moderne, se donnait la peine
de répondre personnellement aux nombreux anormaux sexuels inconnus qui lui
écrivaient pour lui confier leurs problèmes. (Collection de l'institut d'histoire de la méde­
cine, Vienne^)
Charles Richet (1850-1935). Brillant physiologiste, prix Nobel, il fut l'un des pion­
niers de l'étude scientifique de l'hypnotisme. Max Dessoir, qui lui rendit visite en
1894, écrit dans ses mémoires : «On pourrait comparer sa personnalité à celle de G.
Th. Fechner, car il mêlait étrangement la rigueur scientifique et la compréhension
poétique.» (Portrait aimablement communiqué par M. Alfred Richet.')
Les fondements de la psychiatrie dynamique 265

élan considérable aux sciences naturelles. La recherche des chaînons manquants


dans la reconstitution de l’évolution des espèces fit progresser la paléontologie,
et les arguments embryologiques en faveur du transformisme donnèrent lieu à de
nouvelles études d’embryologie comparée. Mais avant tout, la publication de
L’Origine des espèces modifia la vision générale des naturalistes : la théorie du
fixisme perdit à peu près tous ses partisans, la plupart des savants s’étant ralliés
au transformisme — que l’on appellera désormais la théorie de l’évolution. Est-
ce à dire que les hypothèses particulières formulées par Darwin pour expliquer le
mécanisme de l’évolution ont été confirmées ? Cette question reste une des plus
controversées de la science moderne. En dépit d’une très large acceptation de la
théorie darwinienne, il y a toujours place pour le doute quant au véritable rôle
joué par la lutte pour la vie141, quant à ses effets sur l’évolution, quant à la pos­
sibilité de faire surgir de nouvelles espèces — non seulement de nouvelles races
— des variations dues au hasard, et quant à l’existence effective de la plupart des
chaînons manquants142. Gertrude Himmelfarb cite plusieurs éminents natura­
listes contemporains pour lesquels l’acceptation générale du darwinisme ne
résulte pas de preuves vraiment satisfaisantes, mais de l’horreur qu’éprouve l’es­
prit humain devant toute lacune dans nos connaissances : les savants préfèrent
une explication insatisfaisante à une absence totale d’explication143.
S’il était resté cantonné à son domaine originel, le darwinisme n’aurait jamais
joui d’une telle renommée. Mais on ne tarda pas à appliquer ses principes aux
autres sciences. Les biologistes parlèrent d’« intra-sélection » à propos de la pré­
tendue lutte entre les diverses parties de l’organisme au cours de son développe­
ment. Les psychologues supposèrent que les instincts et les facultés mentales
avaient, eux aussi, leur source dans un processus de sélection naturelle. On
reconstruisit à partir de principes analogues l’évolution des sociétés humaines, de
la famille, des langues, des institutions morales ou des religions ; et aucune dis­
cipline scientifique ne fut à l’abri de semblables spéculations144.
Darwin lui-même avait pris soin de ne pas empiéter sur le terrain de la philo­
sophie, mais ses disciples estimèrent pouvoir déduire un système philosophique
de ses idées, en particulier une nouvelle conception de l’évolution et du progrès.
L’époque des Lumières voyait dans le progrès un cheminement continu de l’es­
pèce humaine sous la direction de la raison, visant au bien-être et au bonheur de
l’humanité (y compris de ses membres les plus déshérités). Les romantiques
avaient donné libre cours à leurs spéculations sur un processus sous-jacent à la
nature, mettant en jeu des forces irrationnelles et inconscientes, mais n’en pour­

141. Le zoologiste Adolf Portmann (Natur und Leben im Sozialleben, Bâle, F. Reinhardt,
1946) s’est livré à une critique destructrice du concept de « lutte pour la vie » dans les sciences
de la nature. Pour E. Rabaud (« L’interdépendance générale des organismes », Revue philo­
sophique, LIX, n° 2,1934, p. 171-209), la loi fondamentale du monde vivant est l’interdépen­
dance : la compétition ne joue qu’un rôle secondaire.
142. Evan V. Shute, Flaws in the Theory of Evolution, Londres-Ontario, Temside Press,
1961.
143. Gertrude Himmelfarb, Darwin and the Darwinian Révolution, op. cit., p. 366-367.
144. Karl Du Prel a sérieusement appliqué le darwinisme à l’astronomie, décrivant
l’« élimination » des corps célestes « inadaptés » du système solaire : ainsi les météores, les
astéroïdes et certaines comètes (cité par Oscar Hertwig, ZurAbwehr des ethischen, des sozia-
len, des politischen Darwinismus, léna, Gustav Fischer, 1918).
266 Histoire de la découverte de l’inconscient

suivant pas moins une fin rationnelle. Or, voici que le darwinisme supposait
l’existence d’un progrès biologique parmi les espèces vivantes et d’un progrès
social, voire moral, au sein de l’humanité par le simple jeu, automatique et méca­
nique, d’événements fortuits et d’une lutte aveugle et universelle. Les athées s’em­
parèrent de cette idée et en firent une arme contre la croyance en la Création et
contre la religion elle-même ; mais, si certains groupes continuèrent, au nom du
« fondamentalisme » biblique, à lutter contre le darwinisme, la plupart des théo­
logiens eurent tôt fait de concilier l’idée d’évolution avec la religion. Le botaniste
américain Asa Gray (1810-1888), premier partisan fervent de Darwin en Amé­
rique, fut, semble-t-il, le premier à situer la pensée évolutionniste dans une
« perspective théiste »145.
Aux États-Unis, le darwinisme exerça une influence profonde sur la philoso­
phie, et fit naître une nouvelle façon de penser qui ne voyait plus dans les choses
des entités permanentes, mais considérait toute réalité du point de vue universel
de l’évolution146. L’instrumentalisme, le pragmatisme et l’utilitarisme furent les
expressions favorites de cette attitude philosophique.
En Allemagne, le darwinisme philosophique prit une autre tournure sous l’in­
fluence d’Ernst Haeckel, biologiste, qui s’était fait remarquer par des recherches
sur les infusoires, les méduses et les éponges. Haeckel se proclamait lui-même le
prophète du darwinisme et prétendait apporter une nouvelle preuve de sa vérité,
la « loi biogénétique fondamentale »147. Au cours de son développement
embryonnaire, disait-il, tout être vivant passe par les mêmes transformations que
ses ancêtres ont subies tout au long de l’évolution (« l’ontogenèse récapitule la
phylogenèse »). Il reconnut cependant plus tard que cette loi n’était pas
constante, puisque ces séries de métamorphoses pouvaient être abrégées, voire
altérées. Mais Haeckel incorpora le transformisme darwinien dans un vaste sys­
tème philosophique appelé le monisme. La nature, dit-il, est le théâtre d’un pro­
cessus universel d’évolution, allant de la molécule aux corps célestes. Il n’y a pas
de différence entre la nature organique et la nature inorganique, la vie est un phé­
nomène physique caractérisé par un type particulier de vibration au sein de la
matière. Toutes les espèces vivantes sont issues de la matière, par l’intermédiaire
d’un être vivant élémentaire, la « monère », être unicellulaire sans noyau. Haec­
kel affirmait avoir observé la monère au microscope. Le processus de l’évolution,
parti de la monère, embrasse l’ensemble des trois règnes : les « protistes », les
plantes et les animaux. Haeckel reconstitua un arbre généalogique de l’homme
où figuraient vingt-deux êtres, le premier étant la monère et le vingt-deuxième
l’homme. Tous, sauf l’homme, étaient des êtres hypothétiques. Le vingt et
unième, c’est-à-dire le plus proche ancêtre de l’homme, était censé être un
« pithécanthrope », apparenté aux singes. L’homme serait apparu en Lémurie,
continent jadis situé entre l’Inde et l’Afrique et aujourd’hui submergé. Il y aurait
eu douze espèces et trente-six races d’hommes. Haeckel professait que les cel­
lules — et même les molécules — étaient douées d’une conscience élémentaire
et proposait l’instauration d’une nouvelle religion fondée sur l’adoration du cos­

145. A. Hunter-Dupree, Asa Gray, Cambridge, Harvard University Press, 1959.


146. John Dewey, The Influence of Darwin on Philosophy, and Other Essays in Contem-
porary Thought, New York, H. Holt, 1910.
147. Ernst Haeckel, Anthropogenie, oder Entwicklungsgeschichte des Menschen, Leipzig,
W. Engelmann, 1874.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 267

mos. Haeckel ne s’était jamais rendu compte que son système n’était qu’une
résurgence tardive de la philosophie de la nature. Il le considérait comme abso­
lument scientifique, et nous avons peine à imaginer aujourd’hui l’extraordinaire
succès dont jouirent ses théories pendant plusieurs décennies, surtout en Alle­
magne où on les identifia souvent au darwinisme.
Ce fut généralement sous ce revêtement à la Haeckel que les jeunes de la géné­
ration de Freud prirent d’abord connaissance du darwinisme, et le prestige de
Haeckel resta si grand que lorsque le jeune Rorschach hésitait, en 1904, entre la
carrière des arts et celle des sciences naturelles, il lui sembla parfaitement
logique d’écrire à Haeckel pour lui demander conseil.
L’influence du darwinisme se fit surtout sentir dans ce qu’on a appelé le dar­
winisme social, c’est-à-dire l’application aveugle des concepts de « lutte pour la
vie », de « survie des plus aptes » et d’« élimination des inaptes » aux sociétés
humaines et aux problèmes qu’elles posent. Le naturaliste Thomas Huxley, l’un
des premiers disciples de Darwin, fut aussi le premier à présenter cette philoso­
phie dans le célèbre discours qu’il prononça en 1888 sur la situation de l’Angle­
terre à cette époque :

« Du point de vue du moraliste, le monde animal se situe à peu près au même


niveau que les jeux des gladiateurs. Les créatures sont assez bien traitées et sont
jetées dans le combat — le plus fort, le plus rapide et le plus rusé survit pour
reprendre le combat un autre jour. Le spectateur n’a pas besoin de baisser le
pouce, puisqu’il n’est pas fait de quartier [...]. Dans le cycle des phénomènes pré­
sentés par la vie de cet animal qu’est l’homme, on ne discerne pas davantage une
fin morale que dans la vie du loup et du cerf [...]. C’est ainsi que dans les peu­
plades primitives, les plus faibles et les plus stupides étaient toujours écrasés, tan­
dis que les plus robustes et les plus rusés, ceux qui étaient mieux préparés à
s’adapter aux circonstances — et non pas les meilleurs dans un autre sens — sur­
vivaient. La vie n’était qu’une mêlée générale et, en dehors des relations limitées
et temporaires au sein de la famille, la guerre telle que la voit Hobbes, la lutte de
tous contre tous, était l’état normal de la vie [...]. Mais les efforts de l’homme
moral, travaillant à réaliser une fin éthique, n’ont nullement aboli — ils ont peut-
être à peine modifié — les impulsions profondément enracinées dans l’orga­
nisme qui poussent l’homme naturel à suivre son code amoral [...] »148.

Si un naturaliste pouvait interpréter de cette façon la doctrine de Darwin, on


imagine aisément quelles distorsions elle pouvait subir dans les écrits des socio­
logues et des auteurs politiques qui ne la connaissaient que par ouï-dire. Au nom
de ce darwinisme de fantaisie, cette prétendue loi universelle fut invoquée pour
justifier rationnellement l’extermination des peuples primitifs par les Blancs. Les
marxistes y virent un argument en faveur de la lutte des classes et de la révolu­
tion. Ferri et Garofalo, criminologues de l’École positive italienne, voyaient dans
l’idée d’« élimination des inaptes » un argument pour le maintien de la peine
capitale. Atkinson étendit l’idée de lutte universelle à la sphère familiale et pré­

148. Thomas H. Huxley, The Struggle for Existence in Human Societies (1888), réédité
dans Evolution and Ethics and Other Essays, New York, D. Appleton and Co., 1914, p. 195-
236.
268 Histoire de la découverte de l’inconscient

senta le meurtre du vieux père par les fils devenus adultes comme la conduite
habituelle des primitifs149. Les militaristes à travers le monde trouvèrent dans le
darwinisme une justification scientifique de la nécessité de la guerre et du main­
tien des armées. La philosophie pseudo-darwinienne, qui persuada l’élite euro­
péenne de la nécessité biologique de la guerre et de son caractère de loi inéluc­
table, a été considérée comme responsable de la Première Guerre mondiale150.
Depuis lors, une longue suite de politiciens proclamèrent les mêmes principes,
jusqu’à Hitler qui invoqua Darwin à maintes reprises151. Bref, ainsi que l’a
énoncé Kropotkine, « il n’est pas d’infamie, à l’intérieur de la société civilisée ou
dans les relations entre les Blancs et les races prétendues inférieures ou encore
dans les rapports entre les forts et les faibles, qui n’ait trouvé son excuse dans
cette formule »152. Cette ligne de pensée, que l’on pourrait suivre depuis Hobbes
(avec son principe : « l’homme est un loup pour l’homme ») jusqu’à Malthus, et
de Darwin à Kipling (avec sa description littéraire de la « loi de la jungle »),
conféra sa coloration particulière au monde occidental, surtout dans les dernières
décennies du XIXe et au début du xxe siècle.
L’influence d’une doctrine inclut aussi les distorsions qu’elle subit et les oppo­
sitions suscitées par elle-même et par ses distorsions. Dès le début, l’idéologie
issue de Darwin se heurta à une vive opposition. Durant sa détention à Clairvaux
(1883-1886), l’anarchiste russe Kropotkine comprit la nécessité de réinterpréter
la formule de Darwin en s’appuyant sur les données qu’il avait trouvées dans
l’œuvre des zoologistes russes Kessler et Syevertsoff. Il élabora ainsi sa théorie
qui faisait de l’entraide la loi fondamentale des êtres vivants153. Cette théorie
semble avoir également gagné du terrain chez les naturalistes anglais contempo­
rains154. D’autres naturalistes avaient fait remarquer depuis longtemps que même
si cette prétendue lutte pour la vie peut s’appliquer au monde animal, ce n’est pas
une raison pour l’appliquer à la société humaine, qui a ses lois et sa structure
propres155. L’économiste anglais Norman Angell mettait en garde, avant la Pre­
mière Guerre mondiale, contre le caractère fallacieux de cette prétendue loi qui
risquait de mener les nations européennes à la catastrophe156.
Le principe même de l’évolution rencontra de l’opposition. Le biologiste fran­
çais René Quinton proclamait le « principe de constance ». Il disait que si la mer

149. J.J. Atkinson, Primai Law. Publié comme seconde partie d’Andrew Lang, Social Ori-
gins, Londres, Longmans, Green and Co., 1903, p. 209-294.
150. Gottfried Benn, Das moderne Ich, Berlin, Erich Reiss, 1920.
151. Voir entre autres Henry Picker éd., Hitlers Tischgesprâche, 1941-1942, Bonn, Athe-
naeum-Verlag, 1951, p. 227.
152. Prince Piotr A. Kropotkine, Memoirs of a Revolutionist, Boston, Houghton Mifflin,
1889, p. 498.
153. Prince Piotr A. Kropotkine, série de huit articles parus dans le Nineteenth Century
(1890-1896), puis réunis en volume, Mutual Aid as a Factor in Evolution, McClure, Phillips
and Co., 1902.
154. Voir Ashley Montague, On Being Human, New York, Schuman, Ltd., 1950.
155. Oscar Hertwig, Das Werden der Organismen. Eine Widerlegung von Darwins Zufalls-
theorie, léna, Gustav Fischer, 1916 ; ZurAbwehrdes ethischen, des sozialen, des politischen
Darwinismus, léna, Gustav Fischer, 1918. Adolf Portmann, Natur und Kultur im Sozialleben,
Bâle, Reinhardt, 1946.
156. Norman Angell, The Great Illusion, a Study of the Relation of Military Power in
Nations to Their Economie and Social Advantage, Londres, W. Heinemann, 1910.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 269

a été le lieu de naissance de tous les êtres vivants, y compris l’homme, ceux-ci,
en retour, ont maintenu, à travers toutes les phases de leur évolution, le milieu
intérieur qui, du point de vue physique et chimique, a une composition très voi­
sine de l’eau de mer157. Rémy de Gourmont appliqua ce principe à la vie intellec­
tuelle, refusant de voir un progrès réel quelconque dans le développement de l’in­
telligence humaine. Les inventeurs et les artistes des époques préhistoriques,
disait-il, avaient autant de génie que n’importe quel inventeur ou artiste moderne.
Le plus haut niveau d’intelligence humaine serait donc resté inchangé à travers
toutes les étapes de l’évolution culturelle158.
La loi de la « survie des plus aptes » et de l’« élimination des inaptes » pré­
sente un intérêt particulier pour la psychiatrie dynamique. En fait, peu d’hommes
se sont révélés moins aptes à une vie de rude compétition que Darwin lui-même,
dont la première ambition avait été de devenir pasteur à la campagne et de consa­
crer ses loisirs à son passe-temps, l’histoire naturelle. Sa santé médiocre ne lui
aurait pas permis de poursuivre une carrière universitaire. Il n’aurait jamais pu
mener à bien ses travaux sans une solide fortune personnelle et la sollicitude
d’une épouse dévouée. Il évitait de participer personnellement aux controverses
suscitées par ses théories, laissant ce soin à ses partisans.
Alfred Adler renversa systématiquement le principe de l’« élimination des
inaptes ». Il montra qu’une infériorité physique était souvent le point de départ
d’une compensation biologique. Il étendit ensuite ce principe au domaine psy­
chologique, faisant ainsi de la « compensation » un des concepts fondamentaux
de son système. Ainsi l’infériorité, loin d’être une cause d’échec, serait au
contraire le meilleur stimulant pour la lutte sociale et la victoire.
Comme nombre de ses contemporains, Freud fut un lecteur enthousiaste des
œuvres de Darwin ; aussi le darwinisme a-t-il exercé une influence multiforme
sur la psychanalyse159. Tout d’abord Freud suivit Darwin en construisant un sys­
tème psychologique fondé sur la notion biologique des instincts. Une psycholo­
gie de ce type avait déjà été formulées par Gall et ses disciples, ainsi que par
quelques psychiatres, comme J.C. Santlus160. Mais la théorie freudienne des ins­
tincts a manifestement subi l’influence de Darwin. Remarquons que Freud ne prit
d’abord en considération que la seule libido pour admettre ensuite l’existence
d’un instinct d’agressivité et de destruction, tandis que Darwin avait suivi le che­
min inverse. Dans L’Origine des espèces, toute sa théorie était centrée autour de
la lutte pour la vie, tandis que, dans La Descendance de l’homme, il compléta sa
perspective première en assignant à l’attrait sexuel le rôle primordial dans l’ori­
gine et le développement de l’humanité. En second lieu, Freud suivit Darwin en
considérant les manifestations vitales dans une perspective génétique. Darwin
avait mis en évidence des arrêts du développement et des « réversions », phéno­
mènes que Freud appellera plus tard fixation et régression. Par ailleurs, Freud
semble avoir transposé à la psychologie et à l’anthropologie la « loi de la réca­

157. René Quinton, L’Eau de mer, milieu organique, Paris, Masson, 1904.
158. Rémy de Gourmont, « Le principe de constance intellectuelle », in Promenades phi­
losophiques, 2e série, Paris, Mercure de France, 1908, p. 5-96.
159. Voir entre autres Walter von Wyss, Charles Darwin, ein Forscherleben, Zurich et
Stuttgart, Artemis-Verlag, 1958.
160. LC. Santlus, Zur Psychologie der menschlichen Triebe, Neuwied et Leipzig, Heuser,
1864.
270 Histoire de la découverte de l’inconscient

pitulation » de Haeckel : le principe que « l’ontogenèse est une récapitulation de


la phylogenèse » trouvera son pendant dans l’hypothèse de Freud selon laquelle
le développement de l’individu passe par les mêmes phases que l’évolution de
l’espèce humaine, et que le complexe d’Œdipe fait revivre à l’individu le meurtre
du Père primordial par ses fils.
Enfin, l’influence de Darwin se retrouve dans la façon dont Freud échafaude
une théorie biologique de l’origine de la société et de la morale humaines, pre­
nant pour point de départ l’hypothèse d’un ancêtre de l’homme vivant en petits
groupes ou hordes. Une autre influence indirecte de Darwin sur Freud peut être
décelée. Paul Rée expliquait l’apparition de la conscience morale à partir d’une
forme légalisée de lutte pour la vie, telle qu’elle aurait existé parmi les anciens
Islandais161. Ceux-ci proclamaient qu’un homme n’avait aucun droit sur ce qu’il
était incapable de défendre : si quelqu’un convoitait la propriété d’un autre, il
pouvait provoquer le propriétaire en duel. Si le propriétaire refusait ou s’il était
tué dans le combat, son bien revenait légalement à celui qui l’avait défié. Mais
vint un temps où la loi ne toléra plus cette coutume primitive et c’est ainsi que les
tendances agressives et prédatrices de l’homme, privées d’une issue légale,
engendrèrent le remords, d’où la conscience morale. Nietzsche amplifia plus tard
cette théorie dans sa Généalogie de la morale, dont Freud reprit les idées dans
son étude Malaise dans la civilisation162.

Karl Marx (1818-1883)

Nous avons vu comment le darwinisme, qui était à l’origine un ensemble d’hy­


pothèses destinées à éclairer la théorie de l’évolution, fut métamorphosé par les
disciples de Darwin et déboucha sur le darwinisme social, philosophie fournis­
sant une rationalisation prétendument scientifique à l’esprit de compétition sans
merci qui animait le monde industriel, commercial, politique et militaire durant
les dernières décennies du XIXe siècle. Contrairement au darwinisme social, le
marxisme se présenta dès l’abord comme un système philosophique. Mais il ne
tarda pas à devenir également une philosophie de l’histoire, une théorie écono­
mique, une doctrine politique et même une façon de vivre. Nous le devons à la
collaboration de Karl Marx et de son ami Friedrich Engels (1820-1895).
Le marxisme et le darwinisme ont en commun l’idée de progrès de l’humanité,
mais leurs doctrines divergent quant à la nature du processus qui sous-tend ce
progrès. Le darwinisme attribue le progrès (dans l’évolution des espèces comme
dans celle de l’humanité) aux effets mécaniques et déterministes de phénomènes
biologiques. Le marxisme l’attribue à un processus « dialectique » qui requiert
toutefois le concours de l’effort conscient de l’homme.
Un autre trait commun au marxisme et au darwinisme est l’idée de la relativité
de la justice et de la morale, lesquelles ne sont plus des principes absolus et per­
manents comme l’avaient enseigné les philosophies traditionnelles et celle des
Lumières. Pour Darwin, elles sont l’aboutissement de l’évolution sociale, pour

161. Paul Rée, Die Entstehung des Gewissens, Berlin, Karl Duncker, 1885.
162. Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, in Nietzsches Werke, op. cit., VHL
Les fondements de la psychiatrie dynamique 271

Marx elles ne se comprennent qu’en termes de « matérialisme historique » et en


fonction de l’histoire de la lutte des classes.
En tant que système philosophique, le marxisme prend essentiellement sa
source dans Hegel, soit directement soit par l’intermédiaire de certains de ses dis­
ciples. La philosophie de Hegel fournit à Marx la « méthode dialectique », c’est-
à-dire une méthode consistant à analyser des concepts apparemment contradic­
toires et à découvrir le principe commun qui permettra de les subsumer en une
synthèse supérieure, la pensée s’acheminant ainsi de concept en concept vers l’ab­
solu. Mais tandis que Hegel avait construit, à l’aide de sa méthode dialectique, un
puissant système d’idéalisme philosophique, Marx l’appliqua à une philosophie
matérialiste.
Marx emprunta également à Hegel le concept d’« aliénation », qui signifie que
l’homme est étranger à lui-même. L’« aliénation » signifie que l’homme a exté­
riorisé une partie de lui-même qu’il perçoit dès lors comme une vérité extérieure
à lui. Les disciples de Hegel se livrèrent à d’interminables discussions au sujet de
l’aliénation. L’un d’eux, Ludwig Feuerbach, proclama que l’homme s’est aliéné
à lui-même en créant un Dieu à son image, projetant ainsi le meilleur de son
esprit hors de lui et l’adorant comme s’il s’agissait d’un être supérieur. En met­
tant fin à cette aliénation, l’homme serait capable de refaire sa propre synthèse.
Marx modifia et élargit ce concept d’aliénation. La religion et les philosophies
abstraites ne sont pas les seules aliénations, il existe aussi une aliénation poli­
tique, sociale et économique. L’homme s’est aliéné, affirme Marx, du fait de la
division de la société en classes, la classe dominante opprimant et exploitant les
classes dominées. Il en conclut qu’une société socialiste, sans classes, ferait dis­
paraître l’aliénation et toutes ses manifestations.
Marx estimait que jusqu’ici la philosophie s’était contentée d’expliquer le
monde, alors que le véritable problème consistait à le transformer. Aussi sa phi­
losophie est-elle inséparable de l’action, c’est-à-dire, en pratique, inséparable de
l’action révolutionnaire. (Effectivement Marx et Engels ne se contentèrent pas
d’inspirer les organisations révolutionnaires, mais participèrent à divers mouve­
ments révolutionnaires en Allemagne.)
Comme Hegel, Marx estime que l’espèce humaine suit un processus d’évolu­
tion dialectique, mais il le voit assez différemment. Sa philosophie de l’histoire
procède de l’idée que l’histoire peut être interprétée en fonction de la lutte des
classes et que celle-ci à son tour devient intelligible grâce à l’idée d’une super­
structure idéologique se superposant à une infrastructure sociale163. La mise en
œuvre de nouveaux moyens de production détermine des transformations dans la
structure sociale, notamment la division en classes et les relations qui se sont éta­
blies entre ces classes. Les classes dominantes oppriment les classes inférieures :
à cette fin, elles leur imposent leurs systèmes et organisations politiques. Mais la
classe dominante forge également une «idéologie», incluant la religion, la
morale et la philosophie, qui est tout à la fois un reflet de la structure sociale et un
moyen d’oppression des classes inférieures. Grâce à cette idéologie, la classe

163. Il existe évidemment une interprétation économique et sociale de l’histoire, autonome


et indépendante du marxisme. Ainsi les ouvrages de l’historien américain Charles Austin
Beard, An Economie Interprétation ofthe Constitution ofthe United States, New York, Mac­
millan, Inc., 1913 ; Economie Origins of Jeffersonian Democracy, New York, Macmillan,
Inc., 1915 ; The Economie Basis ofPolitics, New York, Knopf, Inc., 1945.
272 Histoire de la découverte de l’inconscient

dirigeante établit un ensemble de lois et met en place l’appareil juridique indis­


pensable au maintien de sa domination sur les classes inférieures.
En appliquant leur idéologie, les membres des classes dirigeantes n’ont sou­
vent pas conscience de ce qu’ils font. Selon les termes de Friedrich Engels, les
« relations économiques se reflètent souvent dans les principes légaux [...] sans
même que ceux qui en sont les agents en aient conscience ; le législateur croit
agir conformément à des propositions a priori, alors qu’il ne s’agit que de reflets
des réalités économiques »164. Aussi une des règles pratiques de l’analyse
marxiste s’énonce-t-elle ainsi : « Au-delà de ce que les gens disent, au-delà de ce
qu’ils pensent d’eux-mêmes, il faut chercher à découvrir ce qu’ils sont en analy­
sant ce qu’ils font »165. L’œuvre de Marx comporte maintes analyses de ce qu’il
appelle des « mystifications », c’est-à-dire les mécanismes qui permettent aux
gens de se mentir à la fois à eux-mêmes et aux autres, à leur avantage.
La superstructure idéologique, déterminée par l’infrastructure sociale, suivra
nécessairement les modifications de cette dernière. Mais on peut observer des
décalages, des discordances, des résistances à ces changements. Il en va ainsi, en
particulier, quand la structure des relations entre classes s’est trouvée modifiée de
telle façon que la classe supérieure est sur son déclin tandis que la classe infé­
rieure est en passe de la supplanter. Dans ces circonstances, les membres de la
classe inférieure peuvent n’avoir pas conscience de la situation, tandis que les
membres de la classe supérieure peuvent s’opposer consciemment au change­
ment ou élaborer de nouvelles idéologies pour abuser la classe inférieure. Selon
Marx, la guerre est une « mystification » de la classe inférieure par la classe diri­
geante qui espère ainsi faire diversion pour échapper à une révolution imminente.
En tant que doctrine politique, le marxisme classique, tel qu’il s’exprime dans
le Manifeste communiste (1848) de Marx et d’Engels, ainsi que dans leurs
œuvres ultérieures, ne croit pas en la possibilité d’une passation des pouvoirs
progressive et pacifique d’une classe à une autre. La structure des relations entre
classes peut se modifier progressivement jusqu’en un point critique où l’activité
révolutionnaire devra intervenir pour provoquer les changements inévitables.
L’intervention révolutionnaire implique d’abord une « analyse dialectique » de
la situation économique et sociale pour en faire apparaître les contradictions
internes et déterminer l’orientation vers laquelle elle tend. Aussi la première
phase de l’activité révolutionnaire consistera-t-elle à faire accéder la classe infé­
rieure — ou du moins ses élites — à la conscience de la situation, tandis que l’ac­
tion révolutionnaire proprement dite constituera la dernière étape. Le marxisme
estime, par ailleurs, que, dans certaines circonstances, il peut être nécessaire de
provoquer la « situation révolutionnaire » pour hâter la crise.
Il serait hors de propos de développer davantage ces considérations ici. Dans
la perspective de la psychiatrie dynamique, ce que nous avons dit devrait suffire
pour éclairer certains aspects des psychologies dynamiques de Freud et d’Adler.
Dans le cas d’Adler, l’influence de Marx est évidente et directe : bien qu’il ne se
soit pas rallié au communisme ou au marxisme orthodoxe, il était partisan du
socialisme. Jusqu’à un certain point, Adler voit dans la névrose un reflet des rela-

164. Friedrich Engels, lettre à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890, in Karl Marx, Friedrich
Engels, Ausgewdhlte Briefe, Berlin, Dietz, 1953, p. 508.
165. Henri Lefebvre, Pour connaître la pensée de Karl Marx, Paris, Bordas, 1947, p. 42-43.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 273

rions sociales intériorisées par l’individu. L’influence du socialiste August Bebel


se manifeste dans la conception adlérienne des relations entre l’homme et la
femme.
On a pu établir des parallèles assez curieux entre certaines idées fondamen­
tales de Freud et celles de Marx166. On retrouve des rabbins parmi les ancêtres de
Marx et de Freud ; leurs familles appartenaient à ces milieux juifs qui avaient
subi l’influence des Lumières ; dans leurs œuvres, la théorie est indissolublement
liée à la pratique (sous la forme d’activité révolutionnaire pour Marx, de psycho­
thérapie pour Freud). L’un et l’autre ne voyaient dans la religion qu’une « illu­
sion ». Dans la perspective de Marx, la religion est un rêve destiné à consoler le
prolétariat frustré, imaginé par la classe dominante pour exploiter le prolétariat et
maintenir son oppression. « La religion est l’opium du peuple. » Dans la pers­
pective de Freud, la religion est une illusion issue du désir et de l’imagination,
ainsi qu’il l’expose dans L’Avenir d’une illusion. Bien que nous n’ayons aucune
preuve que Freud ait jamais lu les ouvrages de Marx ou de ses disciples, leurs
façons de penser présentent un certain nombre de ressemblances. En transposant
certains concepts marxistes du domaine social et politique à celui de la psycho­
logie et de la thérapie, nous pouvons établir des parallélismes :

Marx Freud

Insistance sur les aspects écono­ Insistance sur l’importance de la


miques de la vie humaine. sexualité (théorie de la libido).

La culture d’une société est une La vie consciente est une superstruc­
superstructure construite sur l’infras­ ture construite sur l’infrastructure de
tructure des relations entre classes et l’inconscient et de son dynamisme
des facteurs économiques. conflictuel.

La classe dominante forge une idéo­ L’individu croit penser et agir libre­
logie destinée à servir ses intérêts de ment, alors que ses pensées
classe, et l’individu, sous l’influence conscientes et ses actions sont déter­
de cette idéologie, croit agir et pen­ minées par ses complexes incons­
ser librement. cients (rationalisation).

Les classes inférieures sont victimes Il s’agirait à la fois d’un processus


de « mystifications », à travers les­ de « rationalisation » et d’un
quelles les classes dominantes se « mécanisme de défense ».
dupent d’ailleurs elles-mêmes (par
exemple la guerre).

L’homme se trouve « aliéné » du fait Le névrosé est aliéné du fait de ses


de la division de la société en conflits intérieurs.
classes, à l’origine de la lutte des
classes.

166. Surtout Max Eastman, Marx and Lenin : The Science ofRévolution, New York, Albert
and Charles Boni, 1927, chap. 8.
274 Histoire de la découverte de l’inconscient

Pour provoquer la révolution, il faut Pour guérir le malade, le thérapeute


se livrer à une « analyse dialec­ doit se livrer à une analyse « dyna­
tique », qui permettra une prise de mique », pour amener l’individu à
conscience et engendrera une une prise de conscience (« Là où il y
« situation révolutionnaire ». avait le ça, il faut que surgisse le
moi ») et provoquer une névrose de
transfert pour résoudre le conflit.

Le but est l’établissement d’une Le but est d’aboutir à une personna­


société sans classes où l’homme ne lité saine, libérée de ses conflits et
sera plus aliéné. parfaitement consciente d’elle-
même.

Il ne convient pas de pousser trop loin ces analogies. Mais il est certain que
nous sommes en présence d’un même type de pensée, appliqué par Marx aux
données économiques et sociales et par Freud à la psychologie individuelle.

Transformations subies
par la psychiatrie du XIXe siècle

Tout au long du xix' siècle subsista le dualisme entre la première psychiatrie


dynamique, issue de Mesmer et de Puységur, et la psychiatrie officielle. Malgré
certaines influences réciproques, chacune connut son développement propre et
subit certaines transformations que nous voudrions résumer brièvement.
« Psychiatrie officielle », c’est ainsi que les magnétiseurs appelaient la psy­
chiatrie reconnue par l’État, enseignée dans les écoles de médecine et exposée
dans leurs manuels. Entre 1850 et 1860 on assiste à un glissement progressif de
la psychiatrie d’asile (Anstaltspsychiatrie) à la psychiatrie universitaire167. Pen­
dant la première moitié du siècle, c’est dans les asiles que la psychiatrie avait pro­
gressé, que de nouvelles théories avaient vu le jour et que l’on commença à appli­
quer des thérapies morales aux malades mentaux. Vers le milieu du siècle, la
psychiatrie subit fortement l’influence du positivisme et du scientisme, d’où une
nette prédominance du point de vue organiciste et le déclin rapide de la psychia­
trie romantique. Des hommes comme Reil, Ideler, Neumann et Heinroth étaient
oubliés ou ignorés et un peu partout on récusait les thérapies morales.
Ce tournant est dominé par le nom d’un grand pionnier, Wilhelm Griesinger
(1817-1869), le psychiatre le plus représentatif de ce milieu du siècle. En 1845,
il publia un manuel de psychiatrie après avoir passé plusieurs années en Égypte
comme directeur du service de santé publique et médecin attitré du khédive168.

167. Ce point a été souligné par Karl Jaspers, Allgemeine Psychopathologie, Berlin, Sprin­
ger, 1913.
168. Wilhelm Griesinger, Pathologie und Thérapie derpsychischen Krankheiten, Stuttgart,
Adolph Krabbe, 1845, p. 60.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 275

Après son retour en Europe il devint, en 1860, le directeur de l’hôpital psychia­


trique universitaire récemment créé à Zurich, le Burghôlzli. En 1867, il publia
une seconde édition considérablement augmentée de son manuel de psychiatrie,
qui devint le manuel type de cette science pour toute une génération. On a sou­
vent vu en Griesinger celui qui assura le triomphe des Somatiker sur les Psychi­
ker. Il proclamait, il est vrai, que « les maladies mentales sont des maladies du
cerveau », et il attendait que le secret des maladies mentales soit élucidé par les
progrès de l’anatomopathologie cérébrale. Il introduisit aussi dans sa théorie des
maladies mentales la conception physiologique des réflexes. Néanmoins, Grie­
singer n’avait rien d’un organiciste exclusif. Il appliqua à la psychiatrie les prin­
cipes de l’associationnisme dynamique de Herbart et conserva maints principes
des Psychiker. Des études récentes ont montré, de façon assez inattendue, jus­
qu’à quel point Griesinger peut être considéré comme un représentant de la psy­
chiatrie dynamique169. Il proclamait que la plus grande partie, et la plus impor­
tante, des processus psychologiques relevait de l’inconscient. Il reprit et
développa les idées des Psychiker sur le rôle pathogène des émotions, expliquant
ainsi la pathogénie des idées fixes. « Presque toutes les idées fixes sont essentiel­
lement l’expression d’une frustration ou d’une insatisfaction de nos propres ten­
dances émotionnelles », si bien que, dans certains cas, il ne saurait y avoir de thé­
rapie sans une mise au jour des états psychiques sous-jacents. Griesinger élabora
aussi toute une psychologie du moi. Les distorsions du moi peuvent résulter d’ag­
glomérats de représentations non assimilées qui peuvent dès lors se dresser
devant le moi comme s’il s’agissait de réalités étrangères, et entrer en conflit avec
lui. Griesinger se situe ainsi au carrefour de la plupart des tendances psychia­
triques du xix' siècle, l’anatomopathologie cérébrale et la neuro-psychiatrie, la
psychiatrie clinique et la psychiatrie dynamique. Il se montra, en outre, un parfait
organisateur des hôpitaux psychiatriques. Il est aussi considéré comme le père de
la psychiatrie universitaire ; après lui, les grands maîtres en psychiatrie furent
nécessairement professeurs d’université. Enfin, il fut à l’origine de la prépondé­
rance de la psychiatrie allemande sur la psychiatrie française. Jusqu’en 1860, la
psychiatrie française avait une telle avance que la plupart des cas cités dans le
manuel de Griesinger provenaient d’auteurs français.
Les disciples de Griesinger, comme Westphal, Meynert, Wemicke, reprirent et
développèrent sa conception organiciste de la maladie mentale, mais semblent
être restés aveugles aux aspects psychologiques dynamiques de son enseigne­
ment. Il faudra attendre Eugen Bleuler, successeur lointain de Griesinger au
Burghôlzli, pour voir s’opérer une nouvelle synthèse entre la psychiatrie organi­
ciste et la psychiatrie dynamique.
A la même époque, existait également une psychiatrie officielle des névroses
qui était surtout l’apanage des neurologues (les malades répugnant à aller consul­
ter les médecins des asiles d’aliénés).
Ce secteur de la psychiatrie subit lui aussi certaines modifications importantes
au cours du XIXe siècle, la plus significative étant celle des névroses elles-mêmes.

169. Mark D. Altschule, Roots of Modem Psychiatry. Essays in the History of Psychiatry,
New York, Grune and Stratton, 1957. Roland Kuhn, « Griesingers Auffassung der psychis-
chen Krankheiten und seine Bedeutung fur die weitere Entwicklung der Psychiatrie », Biblio-
theca psychiatrica et neurologica, C (1957), p. 41-67.
276 Histoire de la découverte de l’inconscient

La possession démoniaque avait à peu près disparu, bien qu’il y ait eu encore
quelques cas sporadiques, ainsi que nous l’avons vu au chapitre premier à propos
du cas de Gottliebin Dittus et du pasteur Blumhardt. Les deux névroses typiques
du XVIIIe siècle avaient, elles aussi, assez rapidement disparu. Les vapeurs des
dames du monde disparurent avec l’effondrement de l’aristocratie, et l’hypocon­
drie, qui avait été la névrose spécifiquement masculine, passa progressivement
de mode. Mais une nouvelle entité pathologique la remplaça. On la qualifia
d’abord de « syndrome d’usure ». Ainsi que l’a noté Ilza Veith170, le médecin
anglais James Johnson le décrivait en 1831 comme une maladie propre aux
Anglais — comparés à leurs voisins français — et l’attribuait au surmenage phy­
sique et mental ainsi qu’aux innombrables tensions engendrées par la vie en
Angleterre sous l’effet de la révolution industrielle171. Johnson insistait sur le rôle
du travail excessif, le manque d’exercice en plein air et de la fumée fuligineuse
épandue sur les villes. Il n’y voyait d’autre remède qu’une détente annuelle et un
voyage à l’étranger.
En 1869, George M. Beard, aux États-Unis, décrivait un trouble assez sem­
blable sous le nom de neurasthénie172. Le symptôme fondamental de la neuras­
thénie, dit-il, est l’épuisement physique et mental qui se traduit par l’incapacité
de mener à bien un travail physique ou mental. Le malade se plaint de maux de
tête, de névralgies, d’une hypersensibilité morbide au temps, au bruit, à la
lumière, à la présence des autres, ainsi qu’à toute forme de stimulus sensoriel ou
mental ; il souffre d’insomnies, de perte de l’appétit, de dysphagie, de troubles
sécrétoires et de trémulations musculaires. La neurasthénie est cependant compa­
tible avec une longue vie. Un des patients de Beard, homme d’affaires actif âgé
de 70 ans, en avait souffert quotidiennement depuis 55 ans. Il conseillait à titre de
thérapeutique un large usage de « toniques » physiques et chimiques du système
nerveux, comprenant l’exercice musculaire, l’« électrisation générale », le phos­
phore, la strychnine et l’arsenic. Beard revint ultérieurement sur sa description,
pour voir dans la neurasthénie une névrose essentiellement américaine173. Il l’at­
tribuait au climat (grands écarts de température, humidité et sécheresses
extrêmes, air chargé d’électricité) et surtout au mode de vie particulier à l’Amé­
rique du Nord, nation jeune, à la croissance rapide, jouissant d’une complète
liberté de religion (« la liberté, cause de nervosité »), engagée dans un processus
de développement économique intense. Ce mode de vie impliquait un redouble­
ment de travail, de prévoyance et de ponctualité, une accélération de la vie (les
chemins de fer, le télégraphe), en même temps que le refoulement des émotions
(« un processus épuisant »). Beard prévoyait que la neurasthénie atteindrait éga­
lement l’Europe à mesure qu’elle s’américaniserait. Dans ses publications ulté­
rieures, Beard réinterpréta la neurasthénie en termes d’équilibre des énergies ner­

170. Ilza Veith, « The Wear and Tear Syndrome », Modem Medicine, December 1961, p.
97-107.
171. James Johnson, Change ofAir or the Pursuit ofHealth, Londres, S. Highly, T. and G.
Underwood, 1831.
172. Georges M. Beard, « Neurasthenia, or Nervous Exhaustion », Boston Medical and
Surgical Journal, III (1869), p. 217-221.
173. Georges M. Beard, A Practical Treatise on Nervous Exhaustion (Neurasthenia), Its
Symptoms, Nature, Sequence, Treatment, New York, W. Wood, 1880 ; American Nervous-
ness, Its Causes and Conséquences, New York, Putnam’s Sons, 1881.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 277

veuses propres à chaque individu. Il y a, dit-il, des gens aux ressources


extrêmement faibles, comme il y a aussi des « millionnaires en énergie ner­
veuse ». Certains ne disposent que d’une réserve d’énergie minime, tandis que
d’autres en sont largement pourvus. « Les hommes, comme les batteries, ont
besoin d’une réserve d’énergie et il faut donc mesurer leurs possibilités en fonc­
tion de cette réserve et non en fonction de l’énergie que requiert d’eux la vie quo­
tidienne. » Beard recourait volontiers à des comparaisons financières pour expri­
mer ses idées. « L’homme ne disposant que d’un faible revenu n’en est pas moins
riche tant qu’il n’est pas à découvert, de même l’homme nerveux peut jouir d’une
excellente santé et rester parfaitement en forme tant qu’il ne dépasse pas les
limites de ses réserves d’énergie nerveuse. » D’autre part, « un millionnaire peut
puiser très largement dans ses fonds tout en gardant un large surplus ». Il importe
donc de ne pas dépenser plus d’énergie que nos moyens ne nous le permettent. Le
neurasthénique est celui qui se met à découvert ; s’il continue, il s’achemine vers
la « banqueroute nerveuse ». Il est intéressant de noter que les écrits de Janet
reprendront, de façon plus systématique, et l’idée de budget des forces nerveuses
et les comparaisons financières. Selon Beard, la neurasthénie était une affection
proprement masculine. Les femmes jouissaient de ce que Beard appelait « une
position sociale exceptionnelle », si bien que « la beauté phénoménale de la
femme américaine » faisait contrepoids aux facteurs sociaux engendrant la neu­
rasthénie chez les hommes. Dans un ouvrage posthume, il insistait fortement sur
l’étiologie sexuelle dé la neurasthénie174.
Beard fut un des premiers médecins — sinon le premier — à chercher une
explication psychologique dynamique de l’alcoolisme. Le XIXe siècle assista à
une poussée et à une extension considérables de l’alcoolisme, et un peu partout
les cliniciens s’attachèrent à décrire et à classifier les différents états résultant de
ces abus. Les pathologistes décrivaient les lésions observées, mais aucun ne
semble s’être demandé sérieusement pourquoi des hommes conscients des dan­
gers de l’alcool continuaient néanmoins à en abuser. Beard émit l’idée que les
hommes se mettaient à boire lorsqu’il y avait déséquilibre entre les efforts exigés
d’eux et l’énergie nerveuse dont ils disposaient175. Là encore, Janet proposera
une théorie semblable pour expliquer la psychogenèse de l’alcoolisme.
Les idées de Beard rencontrèrent un vif succès. La neurasthénie n’était pas
seulement la maladie de ceux dont les exigences professionnelles étaient trop
lourdes et qui se dépensaient trop, mais c’était la névrose de la vie moderne. En
Amérique et en Europe, on créa des sanatoriums spéciaux pour la traiter. Mais
dans la mesure où l’on diagnostiqua plus souvent la neurasthénie, on l’attribua
davantage à des facteurs constitutionnels ou à d’autres facteurs que le travail
excessif, par exemple les désordres sexuels et la masturbation.
Les études cliniques de Beard sur la neurasthénie eurent plus de succès que
les thérapies qu’il proposait. Il devait revenir à un autre médecin américain,
Silas Weir Mitchell (1829-1914), d’inventer une méthode thérapeutique stan­
dard176. Weir Mitchell, connu comme un des plus éminents neurologues améri­

174. Georges Beard, Sexual Neurasthenia (Nervous Exhaustion), A.D. Rockwell éd., New
York, E.B. Treat, 1884.
175. Georges Beard, « Neurasthenia (Nervous Exhaustion) as a Cause of Inebriety », Quar-
terly Journal of Inebriety, September 1879.
176. Anna Robeson Burr, Weir Mitchell, His Life and Letters, New York, Duffield, 1929.
278 Histoire de la découverte de l’inconscient

cains, jouissait d’une vogue considérable à Philadelphie177. Sa méthode178 recou­


rait essentiellement au repos, à l’isolement et à une cure alimentaire. Le malade
était isolé dans un sanatorium où il restait au lit, recevant une alimentation très
riche et au moins une heure de massage quotidien. Mitchell considérait le mas­
sage et l’électricité comme indispensables pour compenser les effets d’un repos
prolongé et d’une riche alimentation. Ce traitement pouvait s’étendre sur des
mois, voire des années, et il fut très à la mode parmi les classes aisées. Sa
méthode se vit surnommer « la méthode du docteur Diet et du docteur Quiet »
(des docteurs Régime et Repos). Weir Mitchell ne semble pas s’être douté que sa
méthode devait une bonne partie de son succès thérapeutique au puissant rapport
psychologique qui s’établissait entre le patient et le masseur.
Vers la fin du xix' siècle, on considérait partout l’hystérie et la neurasthénie
comme les deux principales névroses, la première étant essentiellement celle des
femmes, la seconde celle des hommes. On décrivait souvent l’hystérie et la neu­
rasthénie côte à côte pour les opposer l’une à l’autre. Cette conception fut toute­
fois l’objet de critiques et l’on entreprit de décrire d’autres types de névroses
spécifiques.
Avant même la description de la neurasthénie par Beard, Benedict Augustin
Motel (1809-1873) avait décrit une nouvelle forme de névrose sous le nom de
« délire émotif »179. Il rapportait des observations remarquables de cette affection
en apparence nouvelle où il voyait une maladie du système végétatif. Après
Morel, on qualifia le délire émotif de « phobie » et on s’évertua à individualiser
et à décrire de nouvelles variétés de phobies : agoraphobie, claustrophobie, topo­
phobie, etc. La situation nosologique de ces phobies était sujette à controverses
et l’on en faisait généralement des variétés de la neurasthénie.
En 1873, Krishaber présenta trente-huit observations d’un nouveau type de
névrose qu’il appela la névropathie cérébro-cardiaque180. Ses patients étaient
subitement pris de crises d’angoisse, de battements de cœur et de vertiges. Us
souffraient aussi d’insomnies et de cauchemars. Ces sentiments d’angoisse ne se
rapportaient pas à un sujet de crainte déterminé, comme c’était le cas dans les
phobies. Cette névrose correspondait manifestement à ce qu’on devait appeler
plus tard la névrose d’angoisse.
A mesure que l’on avançait dans le xix' siècle, le champ de la névrose appa­
raissait de plus en plus complexe. Outre les deux grandes névroses, l’hystérie et
la neurasthénie, on était désormais en présence d’une multitude d’états névro­
tiques qu’il n’était pas facile de classer. Le développement de l’industrie et la
multiplication des accidents du travail d’une part, l’expansion des compagnies
d’assurance d’autre part, donnèrent naissance à des névroses traumatiques que
les auteurs classèrent sous la rubrique de l’hystérie ou sous celle de la neurasthé­
nie. De plus en plus la « médecine officielle » se mettait en quête de nouvelles
théories et de nouvelles méthodes thérapeutiques pour aborder ces névroses.
Telle était la situation aux environs de 1880, ce qui explique, au moins jusqu’à
un certain point, le brusque retour d’intérêt pour l’hypnotisme. On attendait de

177. S. Weir Mitchell, Wear and Tear, or Hintsfor the Overworked, Philadelphie, 1871.
178. S. Weir Mitchell, Fat and Blood, or How to Make Them, Philadelphie, 1877.
179. B. A. Morel, « Du délire émotif. Névrose du système nerveux ganglionnaire viscé­
ral », Archives générales de médecine, 6e série, VII (1866), p. 385-402,530-551,700-707.
180. M. Krishaber, De la névropathie cérébro-cardiaque, Paris, Masson, 1873.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 279

l’hypnotisme une solution nouvelle aux problèmes posés par les névroses. Mais,
ainsi que nous le verrons, cet espoir fut déçu et il devait revenir à Janet et à Freud
de trouver de nouvelles voies d’approche de ce vieux problème.

Conclusions

L’histoire de la psychiatrie dynamique ne devient pleinement intelligible


qu’après avoir jeté un coup d’œil sur le contexte économique, sociologique, poli­
tique, culturel et médical.
A la fin du xvm® siècle, les populations européennes étaient réparties en
classes sociales rigides, les deux principales restant la noblesse et le peuple. Cette
situation explique les différences entre Mesmer et Puységur, dans leur façon de
concevoir et de pratiquer le magnétisme animal. Appelé à traiter les dames dis­
tinguées de sa clientèle aristocratique, Mesmer déclenchait ses célèbres crises qui
n’étaient en fait que des abréactions de la névrose à la mode dans ce milieu, les
« vapeurs ». Puységur, en traitant ses paysans, aboutissait au sommeil magné­
tique, expression d’une relation d’autorité et de subordination entre le maître
aristocrate et son serviteur-paysan, relation non exempte, pourtant, d’un certain
marchandage. Le baquet de Mesmer, appareil prétendument physique, faisait
appel au goût de l’aristocratie de son temps pour la physique d’amateurs. L’arbre
magnétisé de Puységur évoquait le folklore paysan et les croyances populaires
aux arbres sacrés. La chute de l’aristocratie et la montée de la bourgeoisie qui s’en­
suivit aboutirent à une forme de psychothérapie individuelle et collective plus
autoritaire, la suggestion hypnotique.
On peut aussi voir dans la naissance de la psychiatrie dynamique une expres­
sion de la victoire du mouvement culturel des Lumières sur l’esprit du Baroque,
en particulier dans le bastion de ce dernier, en Autriche. Les vicissitudes de la
psychiatrie dynamique pendant le XIXe siècle témoignent de la lutte entre l’esprit
des Lumières (qui mettait en avant le culte de la raison et de la société) et le
Romantisme (qui avait le culte de l’irrationnel et de l’individuel). La philosophie
et la psychiatrie romantiques exercèrent une influence extrêmement profonde sur
la psychiatrie dynamique. La crise culturelle et politique du milieu du siècle
signa la défaite du Romantisme qui céda au positivisme, rejeton tardif de la phi­
losophie des Lumières, d’où un recul momentané de la psychiatrie dynamique.
Pendant ce temps, la révolution industrielle, la montée du prolétariat et celle
des nationalismes aboutirent à l’avènement de deux nouvelles doctrines : le dar­
winisme (avec sa déformation, le darwinisme social) et le marxisme. Ces deux
nouvelles idéologies se répercutèrent également dans la psychiatrie dynamique.
Toutes ces transformations s’exprimèrent également dans la forme même prise
par les névroses, dont deux manifestations nouvelles passèrent au premier plan,
la neurasthénie et les phobies, faisant ainsi sentir la nécessité de nouvelles
méthodes de psychothérapie.
Les effets combinés de tous ces facteurs aboutirent en fin de compte à l’émer­
gence d’une psychiatrie dynamique d’un type nouveau, appelée à remplacer celle
qui l’avait précédée. Les circonstances qui précédèrent et accompagnèrent sa
naissance méritent un examen plus approfondi : ce sera l’objet du chapitre
suivant.
CHAPITRE V

A l’aube d’une nouvelle psychiatrie


dynamique

Les années 1880-1900 furent décisives à deux points de vue : la première psy­
chiatrie dynamique se vit enfin reconnaître par la « médecine officielle » et
connut une large diffusion ; ces années marquent aussi l’avènement d’une nou­
velle forme de psychiatrie dynamique. L’histoire de ces deux processus est insé­
parable du nouveau contexte social, politique et culturel.

Le monde en 1880

Le visage du monde s’était profondément modifié au cours du XIXe siècle à la


suite de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, de l’essor de nou­
veaux États nationaux, des progrès rapides des sciences, de l’industrie et du
commerce, de l’exploration des terres encore inconnues. Tout cela engendrait un
sentiment assez général que la civilisation atteignait son apogée. Cependant,
rétrospectivement ce monde était bien différent du nôtre à maints égards et il
nous faut un réel effort pour nous le représenter tel qu’il était concrètement.
L’impression dominante était celle d’une profonde sécurité. En dépit de
guerres locales et limitées, de grèves, de l’agitation des socialistes et d’attentats
anarchistes, le monde semblait inébranlable. Il en était de même en matière éco­
nomique, malgré les crises périodiques. On ignorait les problèmes de dévaluation
ou de variations des taux de change. Les transactions commerciales s’effectuant
en pièces d’or, la monnaie apparaissait comme une réalité stable, sûre, dotée
d’une valeur universelle et durable. En dépit des rivalités nationales, en cette
époque de « paix armée », on pouvait presque, à l’occasion, oublier l’existence
des frontières : tout homme pouvait quitter son pays quand il le voulait et, à
condition qu’il en ait la possibilité matérielle, se rendre où il lui plaisait, sans pas­
seport ni autre formalité (à l’exception de la Russie et de la Turquie). Ces assises
fermes et stables de la vie se retrouvaient jusque dans l’architecture : les murs des
banques et des hôtels étaient aussi solides que ceux d’une forteresse, les villas
privées s’entouraient souvent de murailles de pierre. La vie semblait si assurée
que la plupart des gens ne s’intéressaient plus guère aux problèmes sociaux et
politiques et se contentaient de vivre au jour le jour.
Tout l’accent était mis sur la domination masculine. C’était un monde fait par
l’homme et pour l’homme, où les femmes étaient reléguées au second rang. Les
femmes ne jouissaient pas de droits politiques. La séparation et la dissemblance
des sexes étaient plus accentuées que de nos jours. L’armée était une institution
282 Histoire de la découverte de l’inconscient

exclusivement masculine ; l’idée d’un service auxiliaire féminin ne serait venue


à personne. Les employés de bureau, y compris les secrétaires, étaient tous des
hommes. Les femmes n’étaient pas admises dans les universités (elles ne
commencèrent à y faire leur apparition qu’après 1890). Les hommes se rencon­
traient dans des clubs exclusivement masculins et, même lors des soirées mixtes,
les hommes, après le dîner, se retrouvaient au fumoir tandis que les femmes se
réunissaient au salon. La littérature exaltait les qualités masculines : l’ambition,
la combativité, l’endurance. Pour manifester sa virilité il convenait de porter la
barbe, des moustaches ou des favoris, de se promener avec une canne, de prati­
quer l’athlétisme, l’équitation et l’escrime, de préférence aux autres sports plus
répandus de nos jours. Une autre tradition virile, celle du duel, perdurait chez les
officiers, dans les associations d’étudiants allemands, ainsi que dans certains
cercles aristocratiques ou «high life»1. Les femmes avaient cependant leurs
salons, leurs comités et leurs journaux ; des compartiments leur étaient réservés
dans les trains. On ne trouvait guère de femmes portant pantalons, se faisant cou­
per les cheveux ou fumant. L’autorité du père sur ses enfants, mais aussi sur sa
femme, était indiscutée. L’éducation était très autoritaire : le père despotique
était un personnage assez banal et il n’attirait l’attention que s’il se montrait par­
ticulièrement cruel. Les conflits entre générations, surtout entre le père et ses fils,
étaient plus fréquents que de nos jours. Mais l’autoritarisme, trait caractéristique
de l’époque, ne se limitait pas à la famille. Les militaires, les magistrats et les
juges jouissaient d’un grand prestige. Les lois étaient plus répressives, les jeunes
délinquants étaient sévèrement punis ; on considérait les châtiments corporels
comme indispensables. Il faut se souvenir de toutes ces données pour
comprendre la genèse du complexe d’Œdipe dans la théorie freudienne.
Les distinctions de classes étaient souvent plus strictes que de nos jours. La
noblesse, bien que dépourvue de toute autorité réelle, jouissait encore d’un grand
prestige, en particulier dans les pays (encore nombreux) comportant une cour ’
royale ou impériale. (En Europe, seules la France et la Suisse étaient des répu­
bliques.) Mais partout la haute bourgeoisie était devenue la classe dominante.
Elle détenait la richesse et le pouvoir politique, elle dominait l’industrie et les
finances. Au-dessous de la bourgeoisie, il y avait les classes laborieuses. Certes,
les conditions de vie des ouvriers s’étaient bien améliorées depuis le début du
siècle, mais malgré des progrès accomplis ils étaient bien plus pauvres qu’au­
jourd’hui et étaient moins protégés par les lois sociales. La journée de travail était
plus longue. Bien des ouvriers se sentaient exploités et les manifestations, lors
des grèves ou de la célébration du 1er Mai, se déroulaient souvent dans une
atmosphère tendue. Le travail des enfants avait été interdit, mais l’exploitation
des femmes n’était pas un mythe. Les conditions de vie des paysans s’étaient
aussi beaucoup améliorées, pas suffisamment toutefois pour freiner leur émigra­
tion vers les villes. Au bas de l’échelle sociale se trouvait ce qu’on appelait le
« prolétariat en haillons » (Lumpenproletariat), vivant dans des taudis et dans la
misère la plus noire. L’existence de cette classe créait des problèmes sociaux
inextricables. Un autre trait caractéristique de cette époque était le grand nombre

1. D’après André Billy, L’Époque 1900,1885-1905, Paris, Tallandier, 1953. Entre 1885 et
1905 il y eut au moins 150 duels politiques, journalistiques et littéraires à Paris, dont deux
furent mortels.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 283

de domestiques. Pratiquement, chaque famille bourgeoise avait au moins un


domestique, les familles aristocratiques et fortunées en ayant souvent une
douzaine ou davantage. Leurs conditions de vie étaient généralement médiocres.
Les relations entre maîtres et domestiques n’avaient plus rien de patriarcal —
comme c’était encore le cas un siècle plus tôt : elles étaient la plupart du temps
de type autoritaire, ne laissant aucune place au sentiment.
La domination des Blancs, célébrée dans l’œuvre de Kipling, était indiscutée ;
elle apparaissait comme une nécessité pour le bien-être des peuples colonisés.
Quand quelqu’un s’avisait d’attirer l’attention sur la disparition rapide des
peuples primitifs dans diverses parties du monde, on y voyait souvent une consé­
quence fâcheuse, mais inéluctable, du progrès ou de la lutte pour la vie. A ceux
qui osaient soulever quelque objection, on répliquait par de grands mots invo­
quant la mission civilisatrice de l’Europe et le « fardeau de l’homme blanc ».
Autre trait caractéristique de l’époque : les loisirs considérables dont jouis­
saient certaines classes. Non seulement les femmes de la bourgeoisie et de la
noblesse ne travaillaient pas, mais bien des hommes menaient une vie de loisirs,
parmi les nobles et les bourgeois riches. Il y avait aussi tout un monde d’artistes,
d’écrivains, de journalistes et de gens de théâtre qui passaient le plus clair de leur
temps dans les cafés et autres lieux publics. A cette époque où la radio, la télé­
vision et le cinéma n’existaient pas encore, le théâtre avait une importance consi­
dérable. Les grands acteurs jouissaient d’une popularité extraordinaire, compa­
rable à celle des plus grandes vedettes de cinéma aujourd’hui. On ne connaissait
encore guère de véritable industrie publicitaire, si bien que chacun devait assurer
sa propre publicité, grâce à ses relations journalistiques, aux bavardages de salon
ou en attirant l’attention d’une façon ou d’une autre. D’où le mode de vie théâ­
tral, l’affectation, la violence verbale, les querelles et les réconciliations
publiques de personnages importants. Marcel Proust a parfaitement rendu
compte de l’esprit de cette époque dans ses descriptions de ces hommes et de ces
femmes adonnés aux loisirs, de leurs promenades en voiture, de leurs conversa­
tions futiles. On s’est souvent demandé pourquoi l’hystérie était si fréquente dans
les années 1880 et pourquoi elle déclina si rapidement après 1900. Cela pourrait
s’expliquer par le mode de vie théâtral et affecté de cette époque.
Dans ce monde de loisirs, l’amour devint tout naturellement un des premiers
sujets d’intérêt des hommes et des femmes. Il n’est dès lors pas étonnant que l’es­
prit de ce temps ait été imprégné d’un érotisme raffiné. Ces hommes et ces
femmes, « amoureux de l’amour », conféraient à leurs intrigues amoureuses le
caractère formel et théâtral typique de leur époque, ainsi qu’en témoignent leur
littérature et leur théâtre (l’œuvre d’Arthur Schnitzler, par exemple). Cette même
atmosphère donnait lieu à des engouements subits, comme pour la musique de
Wagner, la philosophie de l’inconscient de Schopenhauer et de von Hartmann,
puis pour les écrits de Nietzsche, des symbolistes, des néo-romantiques et
d’autres. Les origines de la nouvelle psychiatrie dynamique ne sauraient se
comprendre si l’on fait abstraction de ces traits caractéristiques de l’époque.

Le cadre politique
Il faut aussi examiner la naissance de cette nouvelle psychiatrie dynamique à
la lumière de la situation politique de l’époque. Le monde était désormais partagé
284 Histoire de la découverte de l’inconscient

entre diverses puissances, États nationaux souverains engagés dans une âpre
compétition et liés par un réseau complexe de traités et d’alliances changeantes.
La puissance dominante restait F Empire britannique, suivi de plus en plus près
par les États-Unis. La marine britannique dominait les cinq océans, F Union Jack
flottait sur de vastes colonies et des territoires dans toutes les parties du monde.
La monnaie britannique était la plus saine et Londres restait le premier centre
commercial et financier du monde. La reine Victoria, qui, en 1876, s’était vue
couronner impératrice des Indes, incarnait la puissance de l’Angleterre ainsi que
ses traditions de dignité et de respectabilité.
Pour nos contemporains, l’esprit victorien est devenu synonyme de laideur
architecturale, de meubles encombrants, de lourdes tentures, de cérémonies pom­
peuses, de phraséologie solennelle, de préjugés d’un autre temps et de pruderie
ridicule. Mais pour les gens de cette époque, le mot « victorien » évoquait plutôt
le mot « victoire », et effectivement l’Angleterre ne connaissait que des victoires
sur terre et sur mer. Ce que les gens d’aujourd’hui qualifient d’hypocrisie, leurs
ancêtres victoriens y voyaient plutôt discipline personnelle et dignité. L’esprit
victorien était en fait l’aboutissement de profondes transformations culturelles
qui s’étaient opérées au cours des cinquante aimées précédant le couronnement
de la reine Victoria en 18372. Au départ, il s’agissait d’une réaction contre la vie
dissolue de la société anglaise au xvnT siècle et contre les graves dangers qui
avaient menacé l’Angleterre durant la Révolution française et sous le règne de
Napoléon. William Wilberforce, membre influent du Parlement, qui avait égale­
ment contribué à l’abolition de la traite des Noirs, inaugura un mouvement de
zèle religieux. Ce mouvement de réforme religieuse et morale s’accompagnait
d’une série de mouvements de réformes sociales et éducatives de tout genre3. On
estimait aussi que l’Angleterre, à la tête d’un vaste empire, avait pour tâche de
former des générations de fonctionnaires efficaces et honnêtes. Contrairement à
ce que nous serions tentés de croire aujourd’hui, les questions sexuelles étaient
abordées franchement dans les ouvrages médicaux ou ethnologiques et on y fai­
sait discrètement allusion dans la littérature. Loin d’être anachronique, l’Angle­
terre était à l’apogée de sa puissance et produisait un grand nombre de figures
héroïques, de bâtisseurs d’empire, d’explorateurs et de philanthropes, comme
Florence Nightingale. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les portraits de person­
nalités victoriennes pour être frappé par leur expression d’énergie tranquille et
contenue. Ils semblaient avoir choisi pour devise le vers de Longfellow : « La vie
est réalité ! La vie est sérieuse !» Ils ne s’offensaient pas de ce que cette hégé­
monie de l’Angleterre lui fît de nombreux ennemis. La Grande-Bretagne exerçait
également une sorte de fascination sur beaucoup d’étrangers qui s’empressaient
d’imiter les manières britanniques. Mais l’esprit victorien, né avant la reine Vic­
toria et prépondérant tout au long du xix' siècle, était déjà largement sur son
déclin en 1880.
Sur le continent, la puissance dominante était maintenant l’Allemagne qui,
après être longtemps restée une « nation sans État », avait enfin réalisé son unité.
Cette unité, cependant, n’avait pas su se faire par l’intermédiaire du Parlement

2. Muriel Jaeger, Before Victoria, Londres, Chatto and Windus, 1956.


3. Stratheam Gordon et T.G.B. Cocks, A People ’s Conscience, Londres, Constable and Co.,
1952.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 285

démocratique de Francfort, en 1848 ; elle ne s’était réalisée qu’en 1871, sous la


conduite de la Prusse et du Chancelier de Fer, Bismarck. Tant qu’elle était une
nation sans État, l’Allemagne n’avait cessé d’osciller entre deux pôles d’attrac­
tion, l’Autriche et la Prusse. La première s’était vue éliminée par la victoire de la
Prusse en 1866, et l’unification allemande avait été en fin de compte le résultat de
la victoire sur la France, lors de la guerre franco-allemande de 1870-1871.
Jusque-là, le reste de l’Europe avait considéré les Allemands comme un peuple
de romantiques, de musicieîis, de philosophes, de poètes et de chercheurs désin­
téressés. Maintenant qu’ils avaient accédé à leur pleine conscience politique, ils
donnaient souvent l’impression d’être un peuple agressif ne respectant que la
force. La population allemande s’était énormément accrue, malgré une émigra­
tion massive et continue vers l’Amérique. L’Allemagne connaissait une expan­
sion industrielle et commerciale extraordinaire et s’était donné une armée puis­
sante et bien entraînée. Cependant, les autres nations européennes s’étaient déjà
partagé les territoires d’outre-mer les plus intéressants, et l’Allemagne, entrée
tardivement dans la compétition coloniale, en 1890, avait dû se contenter, bien à
contrecœur, des miettes du festin. Se souvenant alors qu’au Moyen Age l’Alle­
magne avait possédé une marine puissante, l’empereur Guillaume II entreprit
d’en créer une nouvelle, au grand mécontentement de l’Angleterre. La crainte de
la revanche française et celle des ambitions russes avaient accru le ressentiment
allemand. Les Allemands avaient fini par craindre, de façon obsessionnelle, l’en­
cerclement par les puissances associées de la France, de l’Angleterre et de la
Russie. L’hégémonie allemande restait pratiquement incontestée dans le
domaine des sciences et de la culture, à l’exception des beaux-arts qui restaient le
fief des Français. L’allemand était devenu la première langue scientifique du
monde occidental, au point que son ignorance pouvait représenter un grave han­
dicap pour les savants dans bien des domaines (y compris la psychologie et la
psychiatrie).
La victoire de l’Allemagne sur la France en 1870-1871 eut des conséquences
désastreuses pour l’Europe. Aux yeux de bien des Allemands, l’annexion de l’Al­
sace n’était que la reconquête d’un ancien territoire allemand « volé » par
Louis XTV (ce qui, cependant, ne justifiait nullement l’annexion simultanée
d’une grande partie de la Lorraine, pays de langue française, importante du point
de vue stratégique). Mais sous Napoléon in, la France avait proclamé le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes, principe qu’elle avait elle-même mis en appli­
cation avant de prendre possession du duché de Savoie et du comté de Nice en
1860. Puisque la population d’Alsace-Lorraine avait clairement manifesté son
désir de rester française, l’annexion allemande était considérée, en France,
comme un anachronisme politique en même temps qu’un crime et les Français
restèrent irréconciliables. Sa défaite par F Allemagne et son infériorité face à l’Ém-
pire britannique engendrèrent en France un sentiment général d’infériorité. Ce
sentiment trouva cependant une compensation partielle dans la conquête d’un
nouvel empire colonial, dans une remarquable prospérité financière et dans des
réalisations culturelles et scientifiques comparables à celles de l’Allemagne.
Contrastant avec le sérieux, la discipline et l’autoritarisme allemands, les Fran­
çais se targuaient de personnifier la spontanéité créatrice et la liberté intellec­
tuelle. La France se caractérisait par l’extraordinaire concentration de toute la vie
intellectuelle dans la capitale. L’art, la musique, la littérature et la science étaient
286 Histoire de la découverte de l’inconscient

florissants à Paris, la Ville-Lumière que les Français considéraient comme la


capitale du monde civilisé. Bien que la langue française vît progressivement
diminuer son ancienne prépondérance, elle était toujours largement parlée et res­
tait la langue officielle de la diplomatie internationale. Pour beaucoup de Fran­
çais, leur pays restait le champion de l’« esprit », face à la lourdeur germanique
et à son « culte de la force ». Mais la population française augmentait moins que
celle des autres pays, ce qui contribuait à imposer l’image stéréotypée de la
France « nation décadente », sentiment largement répandu en Allemagne.
En Europe centrale, la monarchie austro-hongroise s’étendait sur de vastes ter­
ritoires entre l’Allemagne au nord, la Suisse et l’Italie à l’ouest, la Russie à l’est,
les nouvelles nations balkaniques et la Turquie au sud. L’Autriche-Hongrie
n’était pas un État national unifié comme la France ou l’Allemagne, mais une
« mosaïque de nations et de débris de nations » entremêlés de la façon la plus
complexe. Aux yeux de nos contemporains, la monarchie austro-hongroise appa­
raît souvent comme ridiculement surannée avec sa Cour impériale et son aristo­
cratie attachée aux traditions du Baroque. On l’accuse d’avoir « opprimé » cer­
taines des nations qui la constituaient, ou, au contraire, de leur avoir parfois
accordé trop de libertés. En fait, ainsi que l’a très bien montré Somary, loin de
représenter un anachronisme politique, l’Autriche-Hongrie était en avance sur
d’autres pays en créant ce que nous appellerions aujourd’hui « un État suprana­
tional » qui fait l’admiration de ceux qui travaillent de nos jours à l’unification
européenne4. Après que l’empereur eut renoncé à son pouvoir absolu, en 1859, et
au terme de quelques années de crises, l’Empire se donna une constitution fondée
sur VAusgleich (compromis) de 1867. L’Empire était ainsi divisé en deux États
strictement égaux en droit, l’un et l’autre soumis au même souverain qui était
empereur d’Autriche et « roi apostolique » de Hongrie. Chacun de ces deux États
comprenait une nation dominante et plusieurs minorités nationales. Les deux
États étaient unis non seulement par leur loyalisme à l’égard du souverain
commun, l’empereur de la dynastie des Habsbourg, mais aussi par un gouverne­
ment « impérial et royal » (K.u.K.), responsable suprême en certains domaines,
comme la guerre et la diplomatie. Les affaires intérieures relevaient de l’admi­
nistration et du gouvernement « impérial-royal » (K.K.) en Autriche et de l’ad­
ministration et du gouvernement « royal » (Kngl.) en Hongrie. Les relations entre
l’administration centrale et les minorités nationales au sein de chacun des deux
États étaient régies par des réglementations complexes. La plupart de ces mino­
rités nationales se montraient turbulentes et exigeantes, si bien que le gouverne­
ment des deux États était constamment préoccupé de leur reconnaître des droits
sans mettre en péril la cohésion de l’Empire. L’unité de cette vaste construction
politique était assurée non seulement par son loyalisme à l’égard de l’empereur
François-Joseph, mais par une administration efficace et par l’armée. Certains
voyaient dans la monarchie austro-hongroise un château de cartes qui s’effondre­
rait au moindre souffle, tandis que d’autres y voyaient un miracle de sagesse poli­
tique et un élément indispensable à l’équilibre européen. Les Autrichiens et les
Hongrois considéraient souvent leur pays comme étant à l’avant-garde de la civi­
lisation. La proximité de la Turquie posait des problèmes épineux. La Cour des­
potique du sultan, avec son harem et ses eunuques, les massacres répétés d’Ar­

4. Félix Somary, Erinnerungen aus meinem Leben, Zurich, Manasse-Verlag, 1959.


A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 287

méniens et d’autres minorités chrétiennes valaient à la Turquie une réputation de


pays barbare. Mais la décomposition de l’Empire turc, « l’homme malade de l’Eu­
rope », avait donné naissance à des États fraîchement émancipés, dont l’agitation
et l’agressivité menaçaient la paix de l’Europe. La double monarchie austro-hon­
groise se sentait par ailleurs menacée par la Russie dont le gouvernement, tout en
opprimant les minorités slaves sur son propre territoire, se proclamait leur pro­
tecteur et encourageait leur rébellion à l’extérieur.
La monarchie austro-hongroise embrassait un vaste territoire, fort diversifié,
avec toute une gamme de paysages, des bords de mer aux montagnes, de grandes
plaines, des lacs et des forêts, ainsi que trois admirables villes historiques,
Vienne, Budapest et Prague. Capitale de l’Empire et siège d’une Cour ancienne
et glorieuse, Vienne était l’une des villes les plus célèbres du monde. La langue
allemande dominait les autres : parlée à la Cour, elle jouissait d’un grand prestige
culturel. Vienne était le siège de nombreuses administrations, un important
centre diplomatique, un lieu de grande concentration culturelle au niveau intel­
lectuel élevé. Elle abritait de nombreux artistes, musiciens, poètes, écrivains, dra­
maturges, mais aussi des savants de grande réputation. Du fait de l’afflux continu
de gens appartenant aux diverses minorités de l’Empire, la vie à Vienne était des
plus pittoresques. Mais bon nombre de ses habitants continuaient à mener une vie
passablement provinciale. La population viennoise, à la différence des Alle­
mands, froids, sérieux et disciplinés, se montrait cordiale, insouciante, portée à la
bonne humeur et aux plaisanteries. Elle parlait l’allemand, ou plutôt le « dialecte
viennois », coloré par un accent particulier. Les cafés symbolisaient la vie vien­
noise ; à cette époque, ils n’étaient encore fréquentés que par les hommes. La
plupart d’entre eux avaient leur clientèle particulière, définie par la classe sociale,
la profession ou les orientations politiques.
En Europe orientale, la Russie se présentait comme un empire en pleine
expansion. Après l’émancipation de plus de 22 millions de serfs par le tsar
Alexandre n, en 1861, elle avait connu une expansion industrielle et commer­
ciale rapide. Le gouvernement autocratique avait octroyé un certain nombre de
libertés au peuple. Les arts y étaient florissants. La Russie avait produit quelques -
uns des plus grands écrivains du monde, ainsi que des savants éminents dans
diverses disciplines, y compris la psychiatrie. Deux autres traits méritent une
mention particulière. D’abord, tandis que dans le reste de l’Europe les classes
supérieures regardaient de haut les paysans, l’intelligentsia russe tendait à voir
dans le peuple la source de toute culture. Suivant le mot d’ordre « retour au
peuple », des intellectuels et des artistes cherchaient à renouveler leur inspiration
en puisant dans cette source encore vierge. La paysannerie russe n’avait en effet
rien perdu de la richesse de son folklore et de ses arts populaires et était dotée
d’un sens inné de la beauté. Autre trait caractéristique, la Russie était le terrain
d’élection du « nihilisme », état d’esprit qui pourrait se définir comme une sorte
de fascination par l’idée de destruction. Pour retrouver les sources éloignées du
nihilisme, il faudrait remonter jusqu’aux génocides à grande échelle perpétrés
par les Mongols qui, du xirT au XVe siècle, envahirent la moitié de l’Asie et la
Russie centrale, massacrant des millions d’êtres humains, transformant des
régions entières en déserts et anéantissant jusqu’à leur dernier habitant des villes
florissantes. Sous le tsar Ivan le Terrible, la Russie multiplia à son tour les mas­
sacres de masse. Là-dessus, une mentalité « d’apocalypse » s’empara du peuple
288 Histoire de la découverte de l’inconscient

russe, aboutissant à des épisodes d’autodestruction massive. Ainsi, au milieu du


XVIIe siècle, les raskolniki (« vieux croyants ») anéantirent leurs fermes et se don­
nèrent eux-mêmes la mort par le feu, plutôt que d’accepter certains changements
dans la doctrine et les rites. Les raskolniki inspirèrent un certain nombre de sectes
aux tendances autodestructrices manifestes (ainsi les skoptsy ou « secte des
eunuques volontaires », et les khlysty, ou « flagellants »). C’est également dans
les communautés raskolnik que prit naissance le nihilisme politique, celui, en
particulier, de Netchaïev, dont le Catéchisme révolutionnaire est un manuel clas­
sique de la destruction de la société par la violence’. L’histoire politique de la
Russie, au XIXe siècle, est dominée par les agissements de groupes révolution­
naires plus ou moins influencés par les courants nihilistes, et le nihilisme était un
sujet qui préoccupait généralement les penseurs et les écrivains. On peut se
demander si c’est par pur hasard que la notion d’instinct de mort a été présentée
par deux chercheurs russes de la fin du xix® siècle : le psychiatre Tokarsky567et le
physiologiste Metchnikoff. Pour les autres Européens, le « retour au peuple » et
le nihilisme apparaissaient comme des traits inquiétants de l’âme russe, dont eux-
mêmes se sentaient à l’abri.
La plupart des Européens considéraient encore que l’Europe occidentale était
la partie déterminante du monde, tandis que la Russie et l’Amérique se situaient
en marge du monde civilisé. Cependant l’image que les Européens se faisaient
des États-Unis s’était profondément modifiée depuis la révolution américaine.
Les Français, qui avaient d’abord vu dans la nouvelle république une revivis­
cence des anciennes démocraties grecque ou romaine, y virent ensuite une expé­
rience politique à grande échelle. Alexis de Tocqueville, représentant de l’aris­
tocratie française déclinante, s’était passionnément attaché à l’étude du
développement de la démocratie américaine, prédisant ce que seraient les gou­
vernements européens à venir. Une image romantique de l’Amérique, pays des
fiers Indiens et des joyeux cowboys, était également très populaire en Europe et
contribua certainement à provoquer l’émigration massive de la jeunesse alle­
mande aux États-Unis. L’Amérique ne tarda pas non plus à se faire admirer pour
ses inventeurs ingénieux, et, dans les années 1880, Edison devint un personnage
très populaire en Europe. Les Européens considéraient avec émerveillement le
développement économique et industriel sans précédent de l’Amérique, et peu
avant la fin du siècle, en 1898, la guerre hispano-américaine apporta la révélation
brutale que les États-Unis avaient pris place parmi les grandes puissances du
monde. Les réalisations culturelles de l’Amérique étaient moins connues en
Europe. Cependant, ainsi que nous le verrons au chapitre suivant, les recherches
psychiatriques de George Beard et de S. Weir Mitchell, la philosophie de Josiah
Royce, la psychologie de William James et de James Mark Baldwin exercèrent
une grande influence sur la psychiatrie dynamique de Pierre Janet.

5. Robert Payne, Zéro, The Story ofTerrorism, New York, The John Day Co., 1950.
6. A. Tokarsky, Voprosy Filosofiy i Psikhologiy, n 40, Moscou, 1897, p. 93.
7. Elie Metchnikoff, Études sur la nature humaine. Essai de philosophie optimiste, 3' éd.,
Paris, Masson, 1905, p. 343-373.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 289

La culture, la science et l’Université

Deux traits fondamentaux caractérisent cette période : la prépondérance de la


culture classique dans l’éducation et l’hégémonie de l’Université, centre de toute
science.
La signification de la culture gréco-latine avait changé depuis la Renaissance
et l’époque baroque. Le latin n’était plus la langue universelle de la science, de la
culture, de l’Église et du gouvernement. Il se vit évincer de sa dernière citadelle
quand le magyar fut proclamé langue officielle de la Hongrie en 1840. Le latin
n’avait cependant pas totalement disparu comme langue scientifique : une thèse
latine resta obligatoire pour l’obtention du doctorat ès lettres en France jusqu’en
1900. Outre leur thèse principale en français, Bergson, Durkheim, Pierre Janet et
d’autres devaient encore présenter une thèse complémentaire en latin. L’acqui­
sition d’une connaissance approfondie du latin, par la méthode d’analyse et de
synthèse, restait un des buts essentiels de l’enseignement secondaire. Le jeune
élève devait apprendre par cœur les déclinaisons, les conjugaisons et les règles de
grammaire, de même que le vocabulaire, après quoi il devait s’exercer à former
des phrases en latin, à faire des versions et des thèmes, à composer d’abord en
prose, puis en vers, en s’attachant à adopter autant que possible le style des
grands classiques latins. Après six ou huit années d’une telle étude, il devait pos­
séder parfaitement le latin — mais celui-ci n’était plus utilisé que par écrit, et très
rarement parlé. Certains tournaient en dérision « ces longues heures gaspillées à
apprendre une langue fossile sans aucune utilité pratique » mais, dans la perspec­
tive de cette époque, cette étude correspondait parfaitement à ce qu’on attendait
d’une éducation libérale. Selon l’expression du philologue Wilamovitz-Moellen-
dorf, c’était une exercitio intellectualis comparable aux exercices spirituels des
jésuites8. C’était pour acquérir une capacité toujours croissante de concentration
et de synthèse mentales, une méthode comparable à l’étude des mathématiques.
Ceux qui avaient subi un tel entraînement devenaient capables d’élaborer plus
tard leur propre synthèse intellectuelle. Nous pouvons ainsi comprendre
comment Janet, Freud et Jung avaient été préparés à construire un vaste système
d’idées. Autre avantage de cette formation et de cette culture classique, elle don­
nait accès à la culture gréco-latine ancienne et à tout ce qui avait été écrit en latin
au cours des vingt-cinq siècles passés. Janet, qui lisait les œuvres de Bacon en
latin, Freud, qui lisait les anciens ouvrages de sorcellerie dans le texte original, et
Jung, qui lisait les alchimistes médiévaux dans leur latin ésotérique, n’étaient pas
des exceptions en leur temps. L’enseignement du latin passait avant celui des
langues étrangères, parce que l’étude du latin donnait à l’élève accès aux racines
de sa propre culture nationale, tandis que l’étude d’une langue étrangère l’indui­
sait à adopter inconsciemment les modes de pensée d’une culture étrangère. Un
Français, un Anglais ou un Allemand qui avaient subi l’éducation classique
étaient ainsi plus français, plus anglais ou plus allemand que leurs descendants
actuels, mais ils étaient en même temps plus européens parce qu’ils partageaient
la connaissance approfondie de la base commune de leurs cultures respectives.
Ils se partageaient aussi le trésor commun de leur connaissance des classiques. Ils

8. Ulrich vôn Wilamowitz-Moellendorf, Erinnerungen, 1848-1914, Leipzig, Koehler,


1928, p. 70.
290 Histoire de la découverte de l’inconscient

reconnaissaient aisément d’innombrables citations et allusions aux auteurs


gréco-latins, ce dont fort peu de nos contemporains seraient encore capables. Il
n’y avait rien d’extraordinaire, par exemple, à mettre en épigraphe d’un ouvrage
scientifique un vers de Virgile, comme l’a fait Freud dans L’Interprétation des
rêves. Non seulement Rousseau et Puységur autrefois, mais aussi des contem­
porains de Freud, comme Frazer ou Myers, faisaient de même. Ces hommes s’at­
tendaient que le lecteur comprenne la citation, qu’il la replace dans le contexte du
poème dont elle était tirée et qu’il en saisisse toutes les allusions.
Outre l’étude de l’ancienne culture gréco-latine, on consacrait beaucoup de
temps à l’étude des classiques nationaux et étrangers. En France, on estimait
indispensable que tout travailleur intellectuel ait une bonne connaissance de l’al­
lemand. En Allemagne, la connaissance du français était primordiale et la fami­
liarité avec Goethe et Shakespeare allait de soi. La philosophie restait un autre
élément fondamental de la culture. En France, la dernière année du lycée lui était
consacrée. En Allemagne et en Autriche, les aspirants au doctorat devaient obli­
gatoirement suivre des cours de philosophie.
L’Université était le grand centre de la science et de la culture. Tout homme
cultivé se devait de passer par l’Université, et une carrière scientifique était
impensable en dehors d’elle, même s’il y eut quelques rares exceptions, tels
Bachofen et Darwin (l’un et l’autre bénéficiaient d’une fortune personnelle subs­
tantielle). L’Université se proposait moins de former des spécialistes que des
hommes de grande culture générale qui se spécialiseraient ensuite dans telle ou
telle discipline. Elle insistait sur la valeur d’une recherche impartiale. La
recherche « fondamentale » jouissait souvent d’un plus grand prestige que la
recherche « appliquée », surtout si cette recherche appliquée se faisait en dehors
de l’Université. Au sein de l’Université, les professeurs jouissaient d’une grande
autonomie et les savants étaient l’objet du respect de tous, au moins en Europe
continentale.
La carrière universitaire était ardue. Il était extrêmement rare d’être nommé
professeur titulaire avant l’âge mûr. Nietzsche, âgé de 25 ans lors de sa nomina­
tion en 1869, représentait une exception remarquable. Non seulement ces postes
étaient l’objet d’une compétition acharnée, mais les conditions matérielles des
postes universitaires inférieurs étaient précaires. Il n’était plus question que de
jeunes diplômés dans l’attente d’un débouché universitaire gagnent leur vie en
servant de précepteurs aux enfants des familles riches — situation qui avait tant
déplu à Fichte, à Hegel et à d’autres. En Allemagne et en Europe centrale, le sys­
tème le plus répandu était celui du Privat-Dozent, qui consistait à donner des
cours à l’Université sans autre rémunération que les droits payés par les étudiants
qui assistaient à ces cours. Même dans le meilleur des cas, le Privat-Dozent ne
risquait guère de s’enrichir. Ainsi les jeunes chercheurs passaient les plus belles
années de leur vie dans l’attente fastidieuse d’un poste de professeur extraordi­
naire (Extraordinarius) qui assurerait au moins une certaine sécurité financière.
Quant au poste d’Ordinarius, ou professeur titulaire, couronnement d’une car­
rière universitaire réussie, il y avait beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Bien
plus, pour y accéder, il ne suffisait pas de faire preuve de talent ou d’être un tra­
vailleur acharné, il fallait encore se conformer à certaines règles. Bien que l’am­
bition fût indispensable, il n’en fallait pas moins éviter de se révéler comme un
Streber (arriviste). Albert Fuchs raconte comment son père, qui avait consacré
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 291

toute sa vie à la carrière universitaire à Vienne, lui avait appris à distinguer soi­
gneusement entre ces deux attitudes. Les efforts en vue d’accéder à un poste
supérieur dans la hiérarchie universitaire faisaient partie des ambitions légitimes,
mais on considérait comme Streberei de chercher à obtenir un titre de noblesse
ou une décoration9. Fuchs reconnaît que la différence entre les ambitions légi­
times et la Streberei était loin d’être toujours parfaitement nette.
Dans ses mémoires, Max Dessoir rappelle brièvement les règles de la réussite
universitaire en Allemagne aux environs de 1885. Le plus sûr moyen était de se
lier à une personnalité universitaire éminente. Un autre moyen efficace consistait
à écrire des articles qui attireraient l’attention des spécialistes et permettraient
ainsi d’entrer en relation avec des personnalités influentes. Il fallait néanmoins
éviter de trop écrire et de risquer de se voir traiter de « Narcisse de l’encrier ». Le
moyen le plus rapide consistait à mener des recherches actives dans la ligne d’un
des courants à la mode, ce qui signifiait qu’il était dangereux de s’aventurer hors
des sentiers battus. Il fallait aussi éviter de disperser ses intérêts ; il fallait cher­
cher plutôt à dominer parfaitement un secteur bien défini, fût-il extrêmement
étroit. Il était bon, pour établir sa réputation, d’identifier son nom avec un grand
livre, une invention, une théorie. Mais il était inopportun et dangereux d’être
mieux connu du grand public que des milieux universitaires, comme Haeckel,
qui avait commencé une brillante carrière universitaire, mais dont les ouvrages
populaires sur la science et la philosophie lui avaient attiré des critiques féroces
de la part de ses collègues10.
Il apparaît clairement, à travers la littérature de cette époque, qu’une carrière
universitaire était parsemée d’innombrables embûches et qu’il suffisait de fort
peu de choses pour la faire chavirer. L’anatomo-pathologiste Lubarsch raconte
comment une gaffe de sa part avait failli briser sa carrière11. Alors qu’il travaillait
comme assistant à l’institut pathologique de Rostock, il demanda un matin « quel
était l’idiot qui avait mis telle pièce anatomique dans telle solution chimique ».
Le second assistant lui répondit que cela avait été fait sur l’ordre du Herr Profes-
sor. Le lendemain, Lubarsch reçut une lettre du professeur Thierfelder qui, à la
suite de cette insulte dirigée contre lui, le renvoyait sur-le-champ de l’institut.
Lubarsch ajoute que dans certaines branches de la science, telles l’anatomie, la
physiologie, la bactériologie et la chimie, le jeune chercheur dépendait entière­
ment du matériel et des possibilités de travail offertes par un institut. C’est pour­
quoi, quitter un institut pouvait signifier l’écroulement d’une carrière. Il était
aussi dangereux de changer subitement d’orientation dans ses travaux ou de pas­
ser à un autre champ de recherche. Ainsi Bachofen, qui avait commencé une bril­
lante carrière d’historien du droit, la vit se briser quand il publia son ouvrage sur
les tombeaux antiques. Il en fut de même pour Nietzsche dont la brillante carrière
de philologue fut fortement menacée après qu’il eut publié son Origine de la tra­
gédie, et qui la vit définitivement ruinée par la publication de ses ouvrages phi­
losophiques ultérieurs. Le privilège d’une solide fortune personnelle était lui-
même une arme à double tranchant : les années de Privat-Dozent en devenaient

9. Albert Fuchs, Geistige Strômungen in ôsterreich, Vienne, Globus-Verlag, 1949, p. vm.


10. Max Dessoir, Buch der Erinnerungen, Stuttgart, Enke, 1946, p. 217.
11. Otto Lubarsch, Ein bewegtes Gelehrterieben. Erinnerungen und Erlebnisse, Kampfe
und Gedanken, Berlin, Springer, 1931, p. 107.
292 Histoire de la découverte de l’inconscient

plus supportables, mais les choses risquaient fort de se gâter si le chercheur s’avi­
sait ensuite d’être son propre mécène. Semblables difficultés surgirent par
exemple pour le physiologiste Czermak, de Leipzig, qui avait fait construire à ses
frais un grand amphithéâtre spécialement conçu pour des démonstrations expé­
rimentales. Obersteiner, professeur d’anatomie et de pathologie du système ner­
veux, enseigna pendant trente-sept ans à l’université de Vienne sans aucune
rémunération. Il fonda, à ses frais, un institut et fit don à l’université de tout son
matériel, de ses collections et de sa bibliothèque de 60 000 volumes. Mais il se
heurta à une violente résistance et à l’hostilité de l’administration universitaire et
de certains de ses collègues.
Ceux qui ne jouissaient pas d’une fortune personnelle substantielle mouraient
souvent dans la pauvreté, malgré leur renommée. Benedikt rapporte que l’illustre
pathologiste Rokitansky laissa sa veuve avec une maigre pension ; celle-ci ne fut
augmentée que sur l’intervention personnelle de Benedikt12. Il en était de même
pour la médecine clinique. Même lorsqu’un médecin pouvait compter sur sa
clientèle pour vivre, sa situation restait inférieure à celle de ses collègues qui béné­
ficiaient des ressources offertes par un hôpital ou une autre institution officielle.
Les relations entre enseignants universitaires étaient marquées par d’âpres
rivalités auxquelles s’ajoutait, paradoxalement, un esprit de corps (ou Korps-
geist) rigide. En vertu de ce Korpsgeist, les universités maintenaient parfois en
place de vieux professeurs dont l’enseignement était suranné ou qui ne se distin­
guaient plus que par leurs excentricités ou leur incapacité. La maternité de l’Hô-
pital universitaire de Vienne, entre 1844 et 1850, nous en fournit un exemple tra­
gique. Des centaines de mères y laissèrent leur vie parce que la fièvre puerpérale
y régnait à l’état endémique, tandis que l’autre hôpital obstétrical, rattaché à la
même université, où les sages-femmes faisaient leurs stages, connaissait une
mortalité bien plus faible. L’assistant principal, le docteur Semmelweiss, tenta,
en vain, de montrer d’où venait le mal, dénonçant sans relâche l’incapacité de
son chef, le professeur Johann Klein, contre qui aucune sanction ne fut jamais
prise : le collège universitaire, composé de personnes pourtant honnêtes et
conscientes de leurs responsabilités, se refusa à intervenir, au nom du Korpsgeist.
Quand le professeur Klein prit enfin sa retraite, son poste fut refusé à Semmel­
weiss, parce qu’il avait enfreint une règle déontologique en dénonçant son chef3.
Cette histoire, qui suscita une telle indignation à l’époque, trouve sa réplique plus
récente dans celle du professseur Ferdinand Sauerbruch (1875-1951), brillant
chirurgien, mais dont la suffisance était devenue pathologique. Les malades
finirent par mourir les uns après les autres sur la table d’opération sans que per­
sonne osât intervenir14.
Il était inévitable qu’un système engendrant une telle tension et une telle
compétition suscitât également l’envie, la jalousie et la haine entre les rivaux.
Mais il convenait de refouler ces sentiments pour se conformer aux normes de
conduite officielles.

12. Moritz Benedikt, Aus meinem Leben. Erinnerungen und Erorterungen, Vienne, Cari
Konegen, 1906, p. 66.
13. Ibid., p. 76-77.
14. Jurgen Thorwald, Die Entlassung, Munich-Zurich, Droemersche Verlagsanstalt, 1960.
Trad. franç. : La Fin d’un grand chirurgien, Paris, Albin Michel, 1962.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 293

D’où le phénomène du ressentiment, si bien analysé par Nietzsche et par Sche­


ler. Léon Daudet a décrit sous le nom d’invidia le ressentiment professionnel
sévissant parmi les écrivains, mais sa description vaut aussi bien pour les univer­
sitaires de cette époque15. Cette invidia dégénérait rarement en conflit ouvert
entre professeurs d’une même université. Un des rares exemples contraires est la
querelle qui opposa les deux professeurs viennois Hyrtl et Brücke. Ces deux
célèbres professeurs habitaient à l’institut d’anatomie, Brücke au rez-de-chaus­
sée et Hyrtl au premier étage. Hyrtl était considéré comme l’un des plus grands
anatomistes de son temps. Il était très riche, mais se montrait en même temps
avare et excentrique, si bien que ses collègues le détestaient cordialement. En
Prussien sévère, rigide et discipliné, Brücke n’avait que mépris pour Vienne, et la
plupart de ses étudiants le détestaient pour son excessive sévérité. Il entra en
conflit avec Hyrtl le jour où il annonça un cours d’« anatomie supérieure »
(hôhere Anatomie). Hyrtl vit une insulte personnelle dans cette façon de désigner
l’histologie. Il se mit à faire un vacarme d’enfer chaque fois que Brücke recevait
du monde. Brücke se vengea en attachant les chiens sur lesquels il entreprenait
des expériences de jeûne sous les fenêtres de Hyrtl, espérant que leurs hurlements
l’incommoderaient. Mais, à son grand étonnement, il découvrit un jour que Hyrtl
jetait régulièrement de la viande à ces pauvres bêtes16. De façon générale pour­
tant, au sein d’une même université, les professeurs qui se détestaient n’en main­
tenaient pas moins une façade de convenances, sinon de courtoisie, s’interdisant
de critiquer leurs collègues en public. Mais d’une université à l’autre, ils se sen­
taient plus libres et ne se gênaient pas pour s’attaquer violemment, soit en paroles
(ainsi le discours fielleux de Virchow contre Haeckel, à Munich en 1877), soit
sous la forme de pamphlets haineux. Quand Nietzsche publia son Origine de la
tragédie, le philologue von Wilamovitz-Moellendorf le critiqua sévèrement17.
Un ami de Nietzsche, le philologue Erwin Rohde18, répliqua par un pamphlet
virulent qui débutait par cette phrase célèbre : « Quand une tête et un livre entrent
en collision et que cela sonne creux, cela vient-il nécessairement du livre ? »19.
Les idées et les découvertes nouvelles étaient parfois reçues tout de suite avec
enthousiasme (ainsi la découverte des rayons X par Roentgen), mais assez sou­
vent elles suscitaient de houleuses controverses. Quand Pasteur proposa son trai­
tement préventif de la rage, il fut l’objet d’attaques si violentes de la part de Peter
qu’il tomba dans la dépression et dut prendre quelques mois de repos20. En Alle­
magne, quand Ehrlich proposa de traiter la syphilis par les arséno-benzols, il fut
l’objet d’attaques impitoyables plusieurs années durant. Certains sujets, comme
l’hypnotisme, étaient sans cesse remis sur le tapis puis réenterrés en raison de ce
type d’attaques. Quand Krafft-Ebing, professeur à Graz, entreprit de recourir à

15. Léon Daudet, « L’invidia littéraire », in Le Roman et les nouveaux écrivains, Paris, Le
Divan, 1925, p. 106-111.
16. Dora Stockert-Meynert, Theodor Meynert und seine Zeit, Vienne et Leipzig, Ôsterrei-
chischer Bundesverlag, 1930, p. 52. Moritz Benedikt, Aus meinem Leben, op. cit., p. 58.
17. Ulrich von Wilamowitz-Moellendorf, Zukunftsphilologie, 2 vol., Berlin, Bomtrager,
1872-1873.
18. Erwin Rohde, Afterphilologie, Leipzig, Fritzsch, 1872.
19. « Wenn ein Kopf und ein Buch zusammenstossen, und es klingt hohl, ist denn das aile-
mal imbûche ? »
20. René Vallery-Radot, La Vie de Pasteur, Paris, Hachette, 1900.
294 Histoire de la découverte de l’inconscient

l’hypnotisme, il se fit attaquer violemment par Benedikt qui prétendait le sou­


mettre à une « analyse psychologique », c’est-à-dire analyser sa personnalité
pour la reconstruire ensuite par un processus de synthèse21. Quelle qu’en soit l’ex­
plication, il est certain que le monde scientifique d’alors était plus habitué à la
violence verbale qu’aujourd’hui, c’est là un fait dont il faut tenir compte pour
juger des controverses dirigées contre Freud, Adler et Jung.
Il faut reconnaître cependant, en toute justice, que cette méfiance à l’égard des
idées et des découvertes nouvelles était assez souvent justifiée. Il serait facile
d’énumérer quantité de prétendues découvertes qui se révélèrent erronées. Que
de fois des archéologues n’ont-ils pas prétendu avoir déchiffré la langue
étrusque, des physiciens avoir découvert de nouveaux rayons, des médecins un
traitement du cancer ou des historiens de la littérature avoir identifié le véritable
auteur des pièces de Shakespeare ! Parfois une découverte erronée entraînait
d’autres chercheurs dans l’erreur, aboutissant ainsi à de fausses confirmations qui
n’étaient finalement réfutées que par une enquête plus critique. C’est ce qui
advint au physicien Blondlot de Nancy qui croyait avoir découvert un nouveau
type de rayons, les rayons N, qui, en fin de compte, se révélèrent parfaitement
illusoires22. Une autre erreur collective, qui connut une vie plus longue, fut la
prétendue découverte de canaux sur la planète Mars par l’astronome italien
Schiaparelli en 1879. De nombreux astronomes à travers le monde crurent aper­
cevoir ces canaux et d’autres semblables, de plus en plus nombreux. On publia
des cartes de Mars montrant jusqu’à 800 canaux. On en conclut que Mars était
habité par des êtres intelligents23. Cependant, personne ne parvint jamais à obte­
nir une photographie de ces canaux. Cette fois, l’illusion fut plus tenace, en rai­
son de la résonance émotionnelle du problème. Il ne faut pas oublier non plus que
la science officielle devait constamment résister aux attaques dirigées contre elle
par des pseudo-sciences telles que la phrénologie, l’homéopathie et l’astrologie,
qui jouissaient d’une grande popularité auprès d’un vaste public et au sein même
du monde des intellectuels.
L’âpreté de la compétition entre les savants explique aussi l’acharnement
extraordinaire dont ils faisaient souvent preuve dans les querelles d’antériorité.
Certains chercheurs au caractère conciliant donnaient libre cours à leur fureur si
quelqu’un présentait comme une découverte nouvelle ce qu’eux-mêmes avaient
déjà publié. Au xvm’ siècle, une controverse de ce genre avait surgi entre Leib­
niz et Newton au sujet de la découverte du calcul infinitésimal ; cette controverse
assombrit les dernières années de Newton. Il s’agissait, en l’occurrence, de l’une
des plus grandes découvertes de l’histoire de la science. Mais tout au long du XIXe
siècle, on assista à de violentes querelles de priorité à propos de questions qui
nous apparaissent, rétrospectivement, comme insignifiantes ou ridicules. Il était
rare qu’une contestation de priorité soit résolue aussi généreusement que celle
entre Darwin et Wallace, en 1858, sous les auspices de la Société linnéenne. H
n’était pas très fréquent non plus qu’une découverte soit réellement volée à son
auteur, bien qu’on en ait rapporté quelques exemples. Forel affirme qu’il avait

21. Moritz Benedikt, Hypnotismus und Suggestion, Leipzig et Vienne, Breitenstein, 1894.
22. Henri Piéron, « Grandeur et décadence des Rayons N., Histoire d’une croyance », L’An­
née psychologique, Xin (1907), p. 143-169.
23. Percival Lowell, Mars and Its Canals, New York, Macmillan, 1906.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 295

découvert le noyau d’origine du nerf auditif du lapin en 1884 et qu’il avait


envoyé un article à ce sujet pour publication au professeur Bechtereff, à Saint-
Pétersbourg, qui lui répondit qu’il venait justement de faire la même découverte
et qui la publia peu de temps après sous son nom dans le Neurologisches Zen-
tralblatt. Forel resta convaincu que Bechtereff lui avait volé sa découverte24.
Dans la plupart des controverses, cependant, il s’agissait plutôt de la priorité
d’une découverte. On avait pris pour règle de reconnaître la priorité à celui qui
avait publié sa découverte le premier : la date officielle de la publication était
décisive. Aussi des discussions surgirent-elles sur l’intervalle séparant l’envoi du
manuscrit et sa publication dans les revues. Forel affirmait ainsi avoir découvert
l’unité de la cellule nerveuse en 1886 et avoir envoyé son travail à YArchivfür
Psychiatrie qui ne le publia qu’en janvier 1887. His, qui avait fait la même
découverte, avait envoyé son travail à une autre revue qui le publia dès octobre
1886, si bien qu’il bénéficia de l’antériorité. Plus tard, Ramon y Cajal, Kôlliker
et enfin Waldeyer publièrent la même découverte, et c’est à ce dernier qu’on l’at­
tribua généralement, parce qu’il avait forgé le mot « neurone »25. Le bruit courait
que certains auteurs n’hésitaient pas à modifier la date de publication de leurs
livres ou brochures pour s’assurer la priorité.
Les controverses scientifiques étaient également envenimées par les passions
nationalistes. Dès le début du siècle, les rivalités entre la science allemande, la
science française et la science anglaise étaient allées croissant, chaque pays cher­
chant à pousser ses savants au premier rang. La guerre franco-allemande de
1870-1871 contribua à réenflammer ces passions. Des controverses surgirent
entre savants des deux pays, parfois sous une forme pleine de dignité, comme
entre Renan et David Strauss, mais parfois aussi sous une forme plus hostile,
comme entre Fustel de Coulanges et Mommsen. On en arrivait parfois à échanger
des insultes. Après sa défaite militaire, la France avait mis en avant Pasteur avec
ses découvertes mémorables au service de l’humanité, faisant de lui un symbole
de la supériorité française dans le domaine de l’esprit. L’Allemagne lui opposait
Koch. Au Congrès international d’hygiène, à Genève, en 1882, Pasteur présentait
une communication pour défendre ses découvertes contre les arguments de
Koch. Il lui arriva de citer un « recueil allemand » d’articles sur l’hygiène. Koch,
présent dans l’auditoire, crut comprendre « orgueil allemand ». Il se leva, inter­
rompit Pasteur et protesta vivement, à la grande surprise de l’assemblée qui ne
comprenait pas le sens de ses protestations26. Il est certain que la science avait
beaucoup perdu du caractère international qu’elle avait encore au XVIIIe siècle.
Les efforts en faveur de l’internationalisme se heurtaient à des difficultés crois­
santes, du fait même de l’expansion scientifique et du nombre croissant des
savants. Dans le passé un érudit pouvait concentrer toute son énergie, des années
durant, sur un ouvrage important qui apparaissait dès lors comme la synthèse des

24. Auguste Forel, Mémoires, Neuchâtel, La Baconnière, 1941, p. 125. Dans la traduction
anglaise (Auguste Forel, Out ofMy Life and Work, Londres, Allen and Unwin, 1937, p. 157),
le paragraphe correspondant a été traduit de telle façon que l’incident devient incompréhen­
sible. Dans une notice biographique sur Forel, Hans Steck n’hésite pas à écrire que Bechtereff
avait volé la découverte de Forel ; voir SchweizerArchivfur Neurologie und Psychiatrie, LXV
(1950), p. 421-425.
25. Auguste Forel, Mémoires, op. cit., p. 131-133.
26. Pasteur Vallery-Radot, Pasteur inconnu, Paris, Flammarion, 1954, p. 101-102.
296 Histoire de la découverte de l’inconscient

travaux et de la pensée de toute une vie. Puis le développement du mouvement


scientifique engendra les académies et les sociétés savantes, dont les membres se
réunissaient régulièrement et où les chercheurs présentaient aussitôt brièvement
leurs découvertes les plus récentes. Plus tard, ce fut l’apparition d’innombrables
congrès où les savants se hâtaient d’annoncer les découvertes encore en cours,
ainsi que les résultats qu’ils escomptaient de leurs recherches nouvelles. Nous
avons souvent peine à nous rendre compte que les congrès scientifiques représen­
tent un phénomène relativement récent. Il y avait bien les réunions nationales
annuelles des associations scientifiques professionnelles, et parfois des confé­
rences spéciales de savants délégués par leurs gouvernements respectifs pour dis­
cuter de certains problèmes, mais les grands congrès qui nous semblent aujour­
d’hui si familiers étaient une nouveauté dans les années 188027. Les premiers
congrès internationaux étaient des rencontres assez limitées. Ainsi, le premier
Congrès international de psychologie, en 1886, ne comptait que 160 participants
inscrits. Le second, à Paris, en 1889, 210. Le troisième, à Londres, en 1892, en
comptait 300, et le quatrième, à Munich, en 1896, en rassemblait 503. Les
langues officielles étaient le français, l’allemand et l’anglais, auxquels s’ajoutait
parfois l’italien. Les savants de toute origine étaient censés se comprendre sans
avoir à recourir à des interprètes (il n’était évidemment pas question de traduc­
tion simultanée, procédé que n’imaginait même pas la science-fiction de
l’époque).
L’histoire des sciences, telle qu’elle est habituellement enseignée, exalte les
vainqueurs et ignore les innombrables vaincus de cette âpre lutte. Pourtant il
s’agissait parfois d’hommes brillants, sinon de génies. Nous ne citerons qu’un
exemple, celui de Moritz Benedikt (1835-1920) dont les Mémoires sont le
compte rendu désabusé d’une vie de frustration scientifique et professionnelle à
Vienne28. Il semblerait au premier abord que Benedikt ait fait une brillante car­
rière : pionnier en neurologie, en électrologie, en criminologie et en psychiatrie,
il avait un poste d’enseignement à l’université de Vienne et avait une riche clien­
tèle personnelle ; il publia de nombreux écrits, il fit de longs voyages à l’étranger
où l’on saluait en lui un des maîtres de la médecine autrichienne. Il s’était acquis
l’admiration et l’amitié de Charcot, qui donna son nom à une maladie rare (le
« syndrome de Benedikt », que Benedikt avait été effectivement le premier à
décrire). Cependant les Mémoires de Benedikt sont ceux d’un homme frustré qui
étouffe littéralement de ressentiment. Il rapporte comment d’autres savants
s’étaient approprié ses découvertes, les unes après les autres, comment ils les
avaient développées pour s’attribuer le mérite qui lui était dû, comment il n’avait
jamais été nommé au poste de professeur qu’il estimait lui revenir de droit, et
comment ses mérites n’avaient jamais été reconnus par ses compatriotes. Il décrit
l’hostilité des Autrichiens à l’égard de toute espèce de grandeur, rappelant leur
ingratitude à l’égard des grands artistes et musiciens, tels Mozart, Haydn, Schu­
bert et le poète Grillparzer. Il est hors de doute que Benedikt apporta une contri­
bution de valeur à la psychiatrie dynamique, ainsi que nous le verrons plus loin.
L’analyse détaillée des causes qui élèvent certains savants au faîte de la gloire,
et en font tomber d’autres dans l’oubli, serait une contribution importante à l’his­

27. Wemer Leibbrandt, « Der Kongress », Medizinische Klinik, LVI (1961), p. 901-904.
28. Moritz Benedikt, Ans meinem Leben, op. cit.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 297

toire secrète de la science. A titre d’exemple, comparons le destin de Champol-


lion (1790-1832), salué comme un génie pour avoir déchiffré les hiéroglyphes
égyptiens, et celui de Grotefend (1775-1853), qui est presque oublié aujourd’hui,
bien qu’il ait inauguré le déchiffrement de l’ancienne écriture cunéiforme
perse29. Rien ne nous permet d’attribuer plus de mérite à l’une plutôt qu’à l’autre
de ces deux découvertes. Comment expliquer, dès lors, cette différence d’attitude
à leur égard ? D’abord Champollion bénéficia du vieux mythe entourant tout ce
qui concernait l’Égypte ancienne. Les hiéroglyphes (littéralement : « écriture
sacrée ») étaient censés receler les mystères d’une prodigieuse et insondable
sagesse dont l’humanité avait perdu le souvenir. D’autre part, la Perse antique
avait été si totalement détruite par les conquérants musulmans et mongols qu’il
en subsistait fort peu de vestiges. Il faudra attendre le Zend-Avesta de Fechner et
le Zarathoustra de Nietzsche pour qu’elle retrouve quelque vogue. Par ailleurs,
les caractères cunéiformes étaient plus abstraits et moins décoratifs que les hié­
roglyphes égyptiens, de grande valeur artistique. La découverte de Champollion
s’inscrivait aussi dans un contexte politique : l’expédition de Bonaparte en
Égypte (épisode on ne peut plus romantique) avait été contrecarrée par l’inter­
vention anglaise et cette lutte anglo-française se prolongeait dans le domaine scien­
tifique. Les savants anglais étaient sur la piste, mais il devait revenir à un Fran­
çais de déchiffrer le premier les hiéroglyphes — belle revanche pour la France.
La découverte de Grotefend, en revanche, survenait à une époque de non-récep­
tivité en Allemagne. Enfin, la vie même de Champollion abonde en épisodes
aventureux et romantiques. Encore enfant il connut le frisson de l’expédition
d’Égypte. A l’âge de 12 ans, il jura solennellement qu’il déchiffrerait un jour les
hiéroglyphes. Il rencontra un moine égyptien qui lui enseigna le copte qu’il maî­
trisa rapidement et qu’il connaissait aussi bien que sa langue maternelle dès l’âge
de 16 ans. Sa première étude sur la langue copte fut accueillie avec enthousiasme
à l’institut de France. Lors de sa découverte décisive, il se précipita chez son
frère en s’écriant : « Je tiens l’affaire ! », après quoi ses forces le trahirent et il fut
obligé de se reposer complètement pendant cinq jours. La France célébra avec
enthousiasme sa découverte comme un triomphe national, en dépit des véhé­
mentes protestations anglaises. La vie de Grotefend, au contraire, fut celle d’un
fils de cordonnier qui, à force de travail, était devenu professeur dans un petit col­
lège classique sans espoir de jamais s’élever plus haut dans la hiérarchie acadé­
mique. Sa découverte se heurta à l’incrédulité, à la méfiance et à l’hostilité de la
part des orientalistes qui ne pouvaient admettre qu’un résultat aussi important ait
pu être obtenu en dehors des milieux universitaires. Au prix de grands efforts,
Grotefend réussit à publier, en partie au moins, sa découverte, passant le reste de
sa vie à lutter désespérément pour sa reconnaissance — laquelle ne survint
qu’après sa mort. Dans d’autres disciplines scientifiques, on retrouverait aisé­
ment des exemples analogues. Dans le monde scientifique, plus qu’ailleurs peut-
être, s’applique le vers de Kipling : «Le triomphe et le désastre... ces deux
imposteurs.»

29. Voir Cyrus H. Gordon, Forgotten Scripts: How They Were Deciphered and Their
Impact on Contemporary Culture, New York, Basic Books, 1968.
298 Histoire de la découverte de l'inconscient

Le prophète d’une nouvelle ère : Nietzsche

Aux alentours de 1880, le monde occidental était sous l’influence du positi­


visme, du scientisme et de l’évolutionnisme. Les courants dominants, outre
quelques survivances de l’ancienne philosophie des Lumières, étaient essentiel­
lement le darwinisme social, le marxisme et les philosophies matérialistes et
mécanicistes plus récentes. Les penseurs les plus influents étaient les philosophes
utilitaristes et sociaux, Herbert Spencer, John Stuart Mill et Hippolyte Taine. En
littérature, le naturalisme se proposait de refléter aussi exactement que possible la
vie et la réalité sociale ainsi que l’avait fait Balzac et comme devaient le faire
Flaubert, Maupassant et Zola. Le Romantisme semblait appartenir à un passé
définitivement révolu.
Cependant, aux alentours de 1885, un nouveau courant culturel, un change­
ment profond dans l’orientation intellectuelle se fit sentir un peu partout en
Europe. Il affectait divers aspects de la culture, et la naissance de la nouvelle psy­
chiatrie dynamique n’est intelligible que dans ce contexte. Friedrich Nietzsche
s’imposa comme l’un des initiateurs de ce mouvement. Nietzsche (1844-1900)
était le fils d’un pasteur ; celui-ci mourut alors que Friedrich était encore tout
jeune. La première vocation de Nietzsche fut la philologie gréco-latine. Étudiant
exceptionnellement brillant, il fut nommé professeur de philologie classique à
l’université de Bâle à l’âge de 25 ans — exploit légendaire. En 1872, il surprit et
déçut ses collègues avec la publication de son Origine de la tragédie. La maladie
le contraignit à renoncer à son poste en 1879. Il avait déjà commencé la publi­
cation d’une série d’ouvrages dans lesquels il proclamait, sous forme d’apho­
rismes et sur un ton prophétique, la nécessité de renverser les valeurs reçues de la
société contemporaine, le principe de la volonté de puissance, et la doctrine plus
obscure de surhomme et de l’étemel retour. En 1889, il fut frappé de paralysie
générale et passa les dernières années de sa vie dans un état d’aliénation mentale
complète.
Nietzsche correspond au plus haut degré à ce que les Allemands appellent une
« nature problématique », c’est-à-dire une personnalité qu’il est difficile d’éva­
luer et qui donne lieu aux opinions les plus contradictoires. Son évolution entière
se fit à travers une série de crises successives. Après le drame que fut pour lui la
perte de sa foi chrétienne dans sa prime jeunesse, il donna libre cours à son
enthousiasme pour Schopenhauer et Wagner, passa de la philologie à la philo­
sophie, et mit brutalement fin à son amitié avec Wagner. A ces expériences
s’ajouta une série de graves troubles physiques et névrotiques dont il sortait à
chaque fois avec une philosophie renouvelée, la dernière s’exprimant dans son
fameux Zarathoustra. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure ses der­
niers ouvrages expriment une évolution ultérieure de sa pensée ou simplement sa
distorsion du fait de sa maladie mentale.
Trois éléments contribuèrent à conférer une importance particulière à
Nietzsche dans le monde européen contemporain : sa légende, son style et ses
idées. De son vivant, s’était créée autour de lui la légende d’un homme s’excluant
lui-même de la société, vivant en solitaire dans les montagnes suisses, un peu
comme Zarathoustra dans sa grotte, et jetant l’anathème sur toute la société
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 299

contemporaine30. Puis ce fut sa maladie mentale où certains se plaisaient à voir


une vengeance du destin contre un homme qui prétendait s’élever au-dessus de
ses semblables. Après sa mort, sa légende continua à s’enrichir grâce au
Nietzsche-Archiv qui semble avoir eu pour véritable but de propager cette
légende, conformément aux souhaits de sa sœur et d’un petit groupe de disciples
qui n’hésitèrent pas à publier des versions falsifiées de ses œuvres posthumes31.
Par la suite, cette légende devait être exploitée par diverses idéologies, y compris
le nazisme.
L’influence de l’œuvre de Nietzsche est due sans doute autant à son style qu’à
son contenu. Seule L’Origine de la tragédie présente un plan relativement clair.
Ses œuvres suivantes ne sont qu’une suite de brillants aphorismes. Ainsi parlait
Zarathoustra, l’histoire d’un prophète et de ses propos, livre qui abonde en allé­
gories et en mythes, exerça une fascination extraordinaire sur la jeunesse euro­
péenne entre 1890 et 1910.
Il est extrêmement difficile de juger les idées de Nietzsche parce qu’elles
manquent de systématisation et abondent en contradictions. Rien d’étonnant si
elles ont donné lieu à tant d’interprétations contradictoires. Ses contemporains
étaient profondément impressionnés par leur caractère polémique et par les
attaques véhémentes de Nietzsche contre les idéologies reçues, l’ordre social, la
religion établie et la morale conventionnelle. Il déniait toute existence à la cau­
salité, aux lois naturelles, et ne croyait pas en la possibilité, pour l’homme, d’at­
teindre quelque vérité que ce soit, conclusion exprimée dans un de ses apho­
rismes : « Rien n’est vrai, tout est permis ! » Dans cette perspective, on a pu
interpréter la pensée de Nietzsche comme un système de nihilisme philosophique
et moral radical32. La plupart des interprètes de Nietzsche ne voient cependant
dans les aspects négatifs de sa pensée qu’un préliminaire à une reconstruction
philosophique de l’homme, de la société et de la morale.
Sous ses aspects positifs, Nietzsche est aussi important par ses intuitions psy­
chologiques que par ses concepts philosophiques. La nouveauté des premières a
été tardivement reconnue, surtout dans les œuvres de Ludwig Klages33, Karl Jas-
pers34 et Alwin Mittasch35. Klages va jusqu’à appeler Nietzsche le véritable fon­
dateur de la psychologie moderne. Thomas Mann voyait en Nietzsche « le plus
grand critique et psychologue de la morale que l’histoire spirituelle de l’humanité

30. Geneviève Bianquis (Nietzsche devant ses contemporains. Textes recueillis et choisis,
Monaco, Éd. du Rocher, n.d.) a montré que Nietzsche n’était nullement aussi solitaire que le
voudrait la légende et qu’il avait, au contraire, des amis extrêmement dévoués.
31. Erich F. Podach, Friedrich Nietzsche ’s Werke des Zusammenbruchs, Heidelberg, Wolf­
gang Rothe, 1961. Trad. franç. : L’Effondrement de Nietzsche, Paris, Gallimard, 1978.
32. Hans M. Wolff, Friedrich Nietzsche, Der Weg zum Nichts, Berne, Francke, Sammlung
Dalp, 1956.
33. Ludwig Klages, Die psychologischen Errungenschaften Nietzsches, Leipzig, A.
Barthes, 1926.
34. Karl Jaspers, Nietzsche, Einsfuhrung in das Verstandnis seines Philosophierens, Berlin,
De Gruyter, 1936, p. 105-146. Trad. franç. : Nietzsche, Introduction à sa philosophie, Paris,
Gallimard, 1950.
35. Alwin Mittasch, Friedrich Nietzsche als Naturphilosoph, Stuttgart, Alfred Krôner,
1952.
300 Histoire de la découverte de l’inconscient

ait jamais connu »36. Même ses idées sur le crime et le châtiment se sont avérées
profondément originales et particulièrement intéressantes dans la perspective de
la criminologie moderne37.
Alwin Mittasch a mis en lumière l’affinité entre les idées psychologiques de
Nietzsche et les découvertes contemporaines sur l’énergie physique. Nietzsche
transposa à la psychologie le principe de Robert Mayer sur la conservation et la
transformation de l’énergie. De même que l’énergie physique peut rester poten­
tielle ou se voir actualisée, Nietzsche montra comment « un quantum d’énergie
(psychique) accumulée » pouvait attendre jusqu’à ce qu’il soit susceptible d’uti­
lisation et comment, parfois, une cause déclenchante minime pouvait libérer une
puissante décharge d’énergie psychique. L’énergie mentale peut aussi être
volontairement accumulée en vue d’une utilisation ultérieure à un niveau supé­
rieur. Elle peut aussi être transférée d’un instinct sur un autre. Nietzsche fut ainsi
conduit à considérer l’esprit humain comme un système de pulsions et à ne voir
finalement dans les émotions qu’un « complexe de représentations inconscientes
et de dispositions de la volonté ».
Ludwig Klages a défini Nietzsche comme un représentant éminent d’un cou­
rant de pensée très répandu dans les années 1880, celui de la psychologie
« dévoilante » ou « démasquante », développé par Dostoïevski et par Ibsen dans
d’autres directions. Nietzsche s’acharnait à dévoiler en l’homme un être s’abu­
sant lui-même et abusant aussi constamment ses semblables. « Par-delà tout ce
qu’une personne laisse apparaître, on peut toujours se demander : que veut-elle
cacher ? De quoi cherche-t-elle à détourner nos yeux ? A quel préjugé cela ren-
voie-t-il ? Jusqu’où va la subtilité de cette dissimulation ? Dans quelle mesure cet
homme s’abuse-t-il lui-même dans son action ? »38. Puisque l’homme se ment à
lui-même plus même qu’il ne ment aux autres, le psychologue se doit de chercher
à dévoiler ce que les gens veulent effectivement signifier, plutôt que de s’attacher
à ce qu’ils disent ou font. Ainsi la parole de l’Évangile : « Quiconque s’abaisse
sera élevé » devrait se traduire : « Quiconque s’abaisse cherche à être élevé »39.
Bien plus, ce que l’homme croit être ses propres sentiments et convictions n’est
souvent que la répétition de convictions ou de simples assertions de ses parents
et ancêtres. Nous tirons donc notre être de la folie de nos ancêtres tout autant que
de leur sagesse. Nietzsche ne se lasse pas de montrer comment tout sentiment,
toute opinion, toute attitude, conduite et vertu s’enracinent dans une illusion
volontaire ou dans un mensonge inconscient. Ainsi, « tout homme est l’être le
plus éloigné de lui-même », l’inconscient représente la composante essentielle de
l’individu, la conscience n’étant qu’une sorte d’expression chiffrée de l’incons­
cient, « un commentaire plus ou moins fantaisiste d’un texte inconscient, peut-
être inconnaissable, mais qui n’en est pas moins profondément éprouvé »40.

36. Thomas Mann, Nietzsche ’s Philosophy in the Light ofContemporary Events, Washing­
ton, Library of Congress, 1947.
37. Kurt Heinze, Verbrechen und Strafe bei Friedrich Nietzsche, Versuch einer Deutung
und Zusammenschau seiner Gedanken zum Strafrecht, Berlin, De Gruyter, 1939.
38. Friedrich Nietzsche, Morgenrôthe, in Nietzsche Werke, Taschen-Ausgabe, Leipzig,
Naumann, 1906, V, n° 523, p. 338.
39. Friedrich Nietzsche, Menschliches, AUzumenschliches, I, n° 87, op. cit., III, p. 91.
40. Friedrich Nietzsche, Morgenrôthe, op. cit., V, n° 119, p. 123.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 301

Nietzsche concevait l’inconscient comme un réservoir de pensées, d’émotions


et d’instincts confus, en même temps que le lieu d’une réactualisation des étapes
antérieures par lesquelles a passé l’individu ou l’espèce. L’obscurité, le désordre
et l’incohérence de nos représentations oniriques rappellent la condition de l’es­
prit humain dans ses origines les plus lointaines. Les hallucinations oniriques
nous rappellent ces hallucinations collectives qui s’emparaient de foules entières
chez les primitifs. « Ainsi dans le sommeil et dans le rêve, nous nous acquittons
une fois de plus de la tâche à laquelle se soumettaient déjà les premiers êtres
humains »41. Le rêve est une réactualisation de fragments de notre propre passé
et de celui de l’humanité. Il en va de même des manifestations déréglées de la
passion et de la maladie mentale42.
Klages et Jaspers ont tous deux souligné le grand intérêt présenté par les théo­
ries nietzschéennes des instincts, de leurs interférences, de leurs conflits et de
leurs métamorphoses. Dans ses premiers ouvrages, Nietzsche parlait du besoin
de plaisir et de lutte, des instincts sexuel et grégaire et même de l’instinct de
connaissance et de vérité. Progressivement il en vint à insister sur un seul instinct
fondamental, la volonté de puissance. Inlassablement, Nietzsche décrit les vicis­
situdes des instincts, leurs compensations illusoires et leurs décharges substitu­
tives, leurs sublimations, leurs inhibitions, leurs retournements contre l’individu,
sans oublier l’éventualité de leur maîtrise consciente et volontaire.
Nietzsche appliqua la notion de sublimation — qu’il n’avait pas inventée — à
l’instinct sexuel et ài l’instinct d’agressivité43. Il y voyait l’effet d’une inhibition
et d’un processus intellectuel. C’était, selon lui, une manifestation très répandue.
« Les bonnes actions ne sont que de mauvaises actions sublimées »44. Même sous
leurs formes les plus sublimées, les instincts gardent toute leur importance : « La
force et la qualité de notre sexualité trouvent leur expression jusque dans nos plus
hautes réalisations spirituelles »45.
Sous le nom d’inhibition (Hemmung), Nietzsche décrit ce que nous appelle­
rions aujourd’hui refoulement, concept qu’il applique à la perception et à la
mémoire. « L’oubli ne relève pas d’une simple force d’inertie [...] Il s’agit, au
contraire, d’un processus actif et, dans son sens le plus strict, d’une capacité posi­
tive d’inhibition »46. « J’ai fait cela, me souffle ma mémoire. Je ne puis avoir fait
cela, rectifie inexorablement mon orgueil — si bien que la mémoire finit par
céder »47.
Quant au retournement des instincts contre le sujet lui-même, il fournit la clé
d’un certain nombre de concepts fondamentaux de Nietzsche : le ressentiment, la
conscience morale et la naissance de la civilisation.
Nietzsche conféra une signification nouvelle au mot « ressentiment » qui s’ap­
pliquait à toutes sortes de sentiments de rancœur, de dépit, d’envie, d’amertume,
de jalousie et de haine. Quand de tels sentiments se trouvent inhibés, devenant

41. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, I, n’ 12, op. cit., III, p. 27.
42. Friedrich Nietzsche, Morgenrôthe, op. cit., VI, n° 312, p. 253-254.
43. Walter Kaufmann, Nietzsche - Philosopher - Psychologist - Antichrist, Princeton Uni­
versity Press, 1950.
44. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, I, n° 107, op. cit., III, p. 110.
45. Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Bôse, IV, n° 75, op. cit., VIII, p. 95.
46. Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, II, n° 1, op. cit., VIII, p. 343.
47. Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Bôse, IV, n° 68, op. cit., VIII, p. 94.
302 Histoire de la découverte de l’inconscient

ainsi inconscients pour le sujet, ils se manifestent sous des formes déguisées,
en particulier celle de la fausse moralité48. La morale chrétienne, proclame
Nietzsche, n’est qu’une forme raffinée de ressentiment. C’est une morale d’es­
claves incapables de se rebeller ouvertement contre leurs oppresseurs ; aussi ont-
ils choisi cette voie de rébellion détournée qui leur permet de se sentir supérieurs
en humiliant leurs ennemis. Le commandement chrétien, «Tu aimeras ton
ennemi », n’est qu’une façon subtile de pousser ses ennemis à bout, et représente
ainsi l’une des vengeances les plus cruelles. Max Scheler49 et Marafion50 repren­
dront à Nietzsche son concept du ressentiment, en le modifiant et le développant.
La théorie de Nietzsche sur l’origine de la conscience morale lui avait été ins­
pirée par son ami Paul Rée qui affirmait que la conscience avait sa source dans
l’impossibilité qui survint pour l’homme, à une époque donnée de l’histoire, de
décharger ses instincts d’agressivité51. Dans sa Généalogie de la morale,
Nietzsche, à la suite de Rée, décrit l’homme primitif comme « une bête féroce »,
une « bête de proie », « le magnifique animal blond rôdant, assoiffé de butin et de
victoire »52. Mais du fait de l’institution de la société humaine, les instincts de
l’homme sauvage et libre ne trouvèrent plus à s’exprimer au-dehors, aussi se
retournèrent-ils contre l’homme lui-même en s’intériorisant. Telle est l’origine
du sentiment de culpabilité, source, à son tour, de la conscience morale. Dans l’in­
dividu, ce processus se trouve renforcé par les commandements moraux et les
inhibitions de tout genre. « Le contenu de notre conscience est constitué par tout
ce qui, dans notre enfance, nous a été imposé, sans explication et de façon répé­
tée, par ceux que nous respections ou craignions [...] La foi dans l’autorité est la
source de toute conscience ; ce n’est pas la voix de Dieu dans le cœur de
l’homme, mais la voix de beaucoup d’hommes en lui »53. Par ailleurs, l’individu
porte en lui toutes sortes d’opinions et de sentiments qui lui venaient de ses
parents et ancêtres dont il fait néanmoins ses propres opinions et sentiments. « Ce
qui, chez le père, était encore mensonge, devient conviction chez le fils »54. Non
seulement les pères, mais aussi les mères, déterminent ainsi la conduite de l’in­
dividu. « Chacun de nous porte en lui une image de la femme qui lui vient de sa
mère. En fonction de cette image, il sera déterminé à respecter ou à mépriser les
femmes ou encore à se montrer indifférent à leur égard »55.
Nietzsche explique les origines de la civilisation comme il avait expliqué
celles de la conscience morale : par une renonciation à l’assouvissement de nos
instincts. Nous reconnaissons ici l’ancienne théorie de Diderot et de ses émules.
La civilisation est identifiée à la maladie et à la souffrance de l’humanité,
parce qu’elle est « la conséquence d’un arrachement par la force à notre passé

48. Ceci est développé surtout dans Genealogie der Moral, op. cit.
49. Max Scheler, « Ûber Ressentiment und moralisches Werturteil », Zeitschriftfür Patho­
psychologie, I (1911-1912), p. 269-368.
50. Gregorio Maranon, « Théorie des ressentiments », Merkur, VI, p. 241-249 ; Tiberius. A
Study in Resentment, Londres, Hollis and Carter, 1956.
51. Paul Rée, Der Ursprung der Moralischen Empfindungen, Chemnitz, Ernst Schmeitz-
ner, 1875.
52. Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, I, n’ 11, op. cit., Vin, p. 322.
53. Friedrich Nietzsche, Der Wanderer und sein Schatten, n’ 52, op. cit., IV, p. 230-231.
54. Friedrich Nietzsche, Der Antichrist, n 55, op. cit., X, p. 438.
55. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, I, n° 380, op. cit., III, p. 301.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 303

animal, [...] une déclaration de guerre contre les instincts ancestraux qui, jusque-
là, faisaient sa vigueur, son plaisir et sa grandeur »56.
Une des caractéristiques de la psychologie de Nietzsche est l’importance qu’il
accorde non seulement aux instincts d’agressivité, mais aussi à ceux d’autodes­
truction. Entre autres manifestations, ceux-ci s’expriment, selon Nietzsche, dans
notre soif de connaissance : « La science est un principe ennemi de la vie et des­
tructeur. La soif de vérité pourrait bien n’être qu’un désir de mort déguisée »57.
La science est l’affirmation d’un autre monde, elle est donc la négation de notre
monde, du monde de la vie.
Deux des idées proprement philosophiques de Nietzsche méritent ici une men­
tion particulière : celle du surhomme et celle de l’étemel retour. Le concept de
surhomme a donné lieu aux interprétations les plus divergentes. Le surhomme de
Nietzsche n’a rien à voir avec l’image d’un individu excessivement fort et vigou­
reux, doté de pouvoirs mystérieux. La notion de surhomme n’était pas nouvelle,
mais on discute encore de la signification précise que lui avait donnée
Nietzsche58. Une interprétation possible se réfère à l’affirmation de Nietzsche :
« L’homme est quelque chose qui doit être surmonté », premier message de
Zarathoustra dans ses prédications59. L’homme doit se conquérir lui-même, mais
comment et dans quel but ? Il se pourrait que l’homme souffre d’être écartelé
entre sa fausse moralité et ses instincts agressifs animaux profondément enra­
cinés en lui. Pour résoudre ce conflit, l’homme doit rejeter toutes les valeurs éta­
blies et faire l’expérience, en lui-même, de la poussée de ses instincts refoulés,
dans toute leur violence. Ainsi un homme assoiffé de vengeance devrait se griser
de tels sentiments ad nauseam, jusqu’à ce qu’il se sente prêt à abandonner, à
bénir et à honorer son ennemi60. Ayant ainsi réévalué toutes ses valeurs, l’homme
établira sa propre échelle de valeurs et sa propre moralité et vivra en accord avec
elles61. Cet homme, le surhomme, est maintenant fort et même dur, mais se
montre bienveillant à l’égard des faibles et se conforme à la règle morale la plus
élevée qui soit, celle de l’étemel retour62. Ce concept a donné lieu, lui aussi, à
bien des interprétations divergentes. Il ne faudrait pas le comprendre dans le sens
de « palingénésie cyclique » proclamée par certains philosophes anciens qui pen­
saient que, étant donné la constitution physique de l’univers, les mêmes événe­
ments devaient nécessairement se reproduire à intervalles donnés et ceci ad infi-
nitum. Selon W.D. Williams, l’idée de Nietzsche est la suivante :

56. Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, II, n° 16, op. cit., VIII, p. 380-381.
57. Friedrich Nietzsche, Die frôhliche Wissenschaft, n’ 344, op. cit., VI, p. 301.
58. Ernst Benz éd., Der Übermensch, Zurich, Rhein-Verlag, 1961. Julius Wolff, «Zur
Genealogie des Nietzsche’schen Übermenschen », Verôffentlichungen der Deutschen Akade-
mischen Vereinigung zu Buenos Aires, vol. I, n’ 2.
59. Fritz Ernst {Die romantische Ironie, Zurich, Schulthess, 1915, p. 125) a montré que
cette phrase célèbre se trouvait déjà dans Athenaum de Friedrich Schlegel.
60. Friedrich Nietzsche, Die frôhliche Wissenschaft, n 49, op. cit.,-VI, p. 111-112.
61. Telle est l’interprétation suggérée par Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche in sei-
nen Werken, Vienne, Cari Konegen, 1894, p. 205.
62. Nietzsche a insisté sur le lien qui unit les deux notions de « surhomme » et de « retour
étemel ».
304 Histoire de la découverte de l'inconscient

« Nous retournerons sans cesse non pas à une vie exactement identique à celle-
ci, mais à cette vie elle-même [...] Pour Nietzsche toute vie, la plus élevée comme
la plus basse, la plus noble comme la plus médiocre, la meilleure comme la pire,
est étemelle, que nous le voulions ou non [...] Nous pouvons voir dans cette idée
l’expression extrême de la conscience de notre responsabilité dernière en tant
qu’êtres humains, responsabilité à laquelle nous ne pouvons échapper. Nous
avons à répondre de tout instant de notre vie en le réactualisant dans
l’éternité »6364
.

C’est aussi ce que Nietzsche exprime dans cette formule concise : « Cette vie
— ta vie étemelle. » Nietzsche a associé les concepts de surhomme et d’étemel
retour. Le surhomme conforme sa vie au principe de l’étemel retour, vivant ainsi
sub specie ætemitatis : d’où l’effrayante grandeur de tout acte humain.
Nietzsche a dit un jour que tout système philosophique n’était rien d’autre, en
fin de compte, qu’une confession déguisée. « L’homme a beau s’enorgueillir de
son savoir et se croire aussi objectif que possible, en dernière analyse il ne livrera
jamais autre chose que sa propre biographie »M. C’est ce qui s’applique parfai­
tement à Nietzsche lui-même, plus qu’à quiconque peut-être. Lou Andreas-
Salomé a été la première à comprendre les rapports étroits entre les troubles phy­
siques et nerveux de Nietzsche et la productivité de son esprit65. Selon elle,
Nietzsche a passé par une série de cycles caractérisés par les phases successives
de maladie, de guérison s’accompagnant de nouvelles intuitions philosophiques,
d’une période d’euphorie, enfin, précédant la rechute suivante. Voilà qui sans
doute explique aussi sa conviction inébranlable qu’il apportait un nouveau mes­
sage aux hommes et qu’il était le prophète d’une ère nouvelle — ce qui explique­
rait également le succès fantastique des idées de Nietzsche dans l’Europe des
années 1890. Toute une génération était profondément imprégnée de la pensée
nietzschéenne — quelle que soit l’interprétation qu’elle en donnait — comme la
génération précédente avait été sous le charme du darwinisme. On ne saurait
surestimer, par ailleurs, l’influence de Nietzsche sur la psychiatrie dynamique.
Plus encore que Bachofen, Nietzsche peut être considéré comme la source
commune de Freud, d’Adler et de Jung.
Pour quiconque est familiarisé avec les idées de Nieztsche et celles de Freud,
la similitude de ces deux pensées est si évidente que l’influence du premier sur le
second ne saurait faire de doute. Freud parle de Nietzsche comme d’un philo­
sophe « dont les hypothèses et les intuitions rejoignent souvent si étonnamment
les acquisitions laborieuses de la psychanalyse », ajoutant que pour cette raison il
avait longtemps évité de lire Nietzsche pour garder l’esprit libre de toute
influence extérieure66. Il convient cependant de rappeler qu’à l’époque de la
maturité de Freud, point n’était besoin d’avoir étudié Nietzsche pour être
imprégné de sa pensée ; il suffit de voir combien il était nommé, cité et discuté
dans tous les milieux, toutes les revues et tous les journaux.

63. W.D. Williams, Nietzsche and the French, Oxford, Basil Blackwell, 1952, p. 100.
64. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, I, n” 513, op. cit., III, p. 369.
65. Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche in seinen Werken, op. cit.
66. Sigmund Freud, Selbstdarstellung (1925), in Gesammelte Werke, XI, p. 119-182 ; Stan­
dard Edition, XX, 60, V. Trad. franç. : Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1971.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 305

La psychanalyse appartient évidemment à cette tendance « démasquante », à


cette quête des motivations inconscientes caractéristique des années 1880 et
1890. Freud, comme Nietzsche, voit dans les mots et les gestes, des manifesta­
tions de motivations inconscientes, c’est-à-dire essentiellement des instincts et
des conflits d’instincts. Pour l’un et l’autre, l’inconscient est le royaume des ins­
tincts sauvages et bestiaux qui ne trouvent pas d’exutoire permis, qui s’enraci­
nent dans le passé le plus lointain de l’individu et de l’espèce, qui s’expriment
dans la passion, les rêves et la maladie mentale. Même le terme « ça » (das Es)
vient de Nietzsche6768 . On retrouve également chez Nietzsche la conception dyna­
mique de l’esprit, avec les notions d’énergie mentale, de quanta d’énergie latente
ou inhibée, de libération d’énergie ou de transfert d’une pulsion à une autre.
Avant Freud, Nietzsche concevait déjà l’esprit comme un système de pulsions
susceptibles d’entrer en collision ou de se fondre les unes dans les autres.
Contrairement à Freud, cependant, Nietzsche n’accordait pas la première place à
l’instinct sexuel (dont, par ailleurs, il reconnaissait parfaitement l’importance),
mais aux instincts d’agressivité et d’autodestruction. Nietzsche avait parfaite­
ment compris les processus que Freud appellera mécanismes de défense, en par­
ticulier la sublimation (ce terme se rencontre au moins une douzaine de fois dans
les ouvrages de Nietzsche), le refoulement (sous le nom d’inhibition) et le retour­
nement des instincts contre le sujet. Les notions d’imago du père ou de la mère se
retrouvent également implicitement chez Nietzsche. Ses descriptions du ressen­
timent, de la fausse conscience et de la fausse moralité anticipent sur les descrip­
tions, par Freud, de la culpabilité névrotique et du surmoi. Le Malaise dans la
civilisation de Freud témoigne aussi d’un parallélisme remarquable avec La
Généalogie de la morale de Nietzsche. L’un et l’autre ont exprimé d’une façon
nouvelle l’ancienne idée de Diderot qui voyait l’homme affligé d’une maladie
particulière liée à la civilisation parce que celle-ci exige de l’homme moderne
qu’il renonce à l’assouvissement de ses instincts. A travers toute l’oeuvre de
Nietzsche, on pourrait recenser d’innombrables idées ou phrases qui auront leur
parallèle chez Freud. Nietzsche proclamait que personne ne se plaignait ou ne
s’accusait lui-même sans un secret désir de vengeance. Ainsi : « Toute plainte est
une accusation » (Ailes Klagen ist Anklagen)66. La même idée se retrouve, avec
le même jeu de mots, dans le célèbre article de Freud, Deuil et Mélancolie :
« Leurs plaintes sont des accusations » (Ihre Klagen sind Anklagen)69.
Si l’interprétation du surhomme proposée par Lou Andreas-Salomé est exacte,
elle contient en germe la conception freudienne du traitement psychanalytique.
Le surhomme qui a surmonté le conflit entre sa moralité conventionnelle et ses
poussées instinctuelles s’est libéré intérieurement en érigeant sa propre échelle
de valeurs et sa morale autonome. S’il se montre « bon », c’est uniquement parce
qu’il en a décidé ainsi. Il s’est surmonté lui-même, un peu comme le névrosé au
terme d’une psychanalyse réussie.

67. Friedrich Nietzsche, Zarathustra, I, « Von den Verachtem des Leibes », op. cit., VII, p.
46-48.
68. Friedrich Nietzsche, « Ailes Klagen ist Anklagen », in Der Wanderer und sein Schat-
ten, n, n” 78, op. cit., IV, p. 45.
69. Sigmund Freud, « Ihre Klagen sind Anklagen », in « Trauer und Melancholia », Inter­
nationale Zeitschriftjürarztliche Psychothérapie, IV (1916-1917), p. 288-301.
306 Histoire de la découverte de l’inconscient

L’influence de Nietzsche sur la psychanalyse n’a guère été approfondie jus­


qu’ici?. En revanche, Crookshank a publié une étude détaillée sur Nietzsche et
Adler70
71. Les points communs ne manquent pas. Pour Nietzsche comme pour
Adler, l’homme est un être inachevé qui doit travailler lui-même à son achève­
ment. Le principe de Nietzsche, « L’homme est quelque chose qui doit être sur­
monté », trouve son équivalent dans le principe d’Adler, « Être humain, c’est être
stimulé par un sentiment d’infériorité qui demande à être surmonté ». La concep­
tion ultérieure de Nietzsche qui voit dans la volonté de puissance une des pul­
sions fondamentales en l’homme, se retrouve dans la description par Adler de la
lutte fondamentale de l’homme pour affirmer sa supériorité. A cet égard, les
ouvrages de Nietzsche sont une mine inépuisable d’exemples montrant comment
la volonté de puissance se manifeste sous les formes les plus déguisées, y
compris l’ascétisme et la sujétion volontaire à d’autres hommes (en langage
moderne, le masochisme moral). Adler et Nietzsche divergent surtout en ce que
le premier identifie le dépassement de soi-même par l’homme avec son accepta­
tion du « sentiment de la communauté », tandis que Nietzsche, individualiste
impénitent, n’a que mépris pour l’« instinct grégaire ». Cependant l’idée de
Nietzsche qui veut que « l’erreur sur la vie soit nécessaire à la vie » et que l’il­
lusion volontaire soit nécessaire à l’individu, anticipe sur la conception adlé-
rienne de la « fiction directrice » chez le névrosé.
A la différence de Freud, Jung a toujours proclamé ouvertement la puissante
stimulation qu’avait représentée pour lui la pensée de Nietzsche. Les théories de
Jung abondent en idées que l’on peut faire remonter, sous une forme plus ou
moins modifiée, jusqu’à Nietzsche. Ainsi les réflexions de Jung sur le problème
du mal, sur les instincts supérieurs en l’homme, sur l’inconscient, les rêves, les
archétypes, l’ombre, lapersona, le « vieux sage » et bien d’autres concepts. Jung
a également proposé une interprétation de la personnalité de Nietzsche. Zara­
thoustra, dit-il, représentait une personnalité seconde de Nietzsche, qui était née
et s’était lentement élaborée dans son inconscient jusqu’à son éruption subite,
ramenant alors à la lumière une masse énorme de matériel archétypique. Les
cours de Jung sur Zarathoustra, dix volumes dactylographiés inédits, constituent
l’exégèse la plus exhaustive du célèbre ouvrage de Nietzsche qui ait jamais été
tentée72.

Le Néo-Romantisme et la fin de siècle

Comme nous l’avons déjà noté, l’Europe connut, aux environs de 1885, une
métamorphose rapide et profonde de son orientation intellectuelle. Ce mouve­
ment se présentait comme une réaction contre le positivisme et le naturalisme et,
jusqu’à un certain point, un retour au Romantisme, d’où la qualification de Néo­

70. Quelques remarques à ce sujet dans Charles Baudoin, « Nietzsche as a Forerunner of


Psychoanalysis », in Contemporary Studies, Londres, Allen and Unwin, 1924, p. 40-43.
71. F.G. Crookshank, Individual Psychology and Nietzsche, Individual Psychology Pam­
phlets, n° 10, Londres, C.W. Daniel Co., 1933.
72. AJ. Leahy, « Nietzsche interprété par Jung », Études nietzschéennes, I, n° 1, Aix-en-
Provence, Société française d’études nietzschéennes, 1948, p. 36-43.
A l'aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 307

Romantisme73. Ce mouvement ne supplanta pas les orientations positivistes et


naturalistes, mais se manifesta parallèlement à elles jusqu’à la fin du siècle. Il
affecta la philosophie, la littérature, les arts, la musique, ainsi que la façon de
vivre en général, et exerça une influence évidente sur les profonds changements
qui s’opérèrent à cette époque en psychiatrie dynamique.
Dans son sens restreint, le terme « néo-romantique » qualifia la sensibilité de
quelques poètes allemands, notamment Stefan Georg, Gerhart Hauptmann, Hugo
von Hofmannsthal et Rainer Marie Rilke. Dans un sens plus large, il s’applique à
bien d’autres poètes, artistes, musiciens et penseurs appartenant à des groupes
assez divers, dans le temps et dans l’espace. Ainsi les préraphaélites en Angle­
terre, les symbolistes en France et le mouvement du Jugendstil en Allemagne. Le
Néo-Romantisme culmine dans la « décadence » et l’esprit fin de siècle.
En dépit de son nom, ce mouvement n’avait rien d’un retour pur et simple au
Romantisme. A certains égards, on pourrait le qualifier d’imitation déformée,
presque caricaturale, du Romantisme. La relation à la nature, surtout, ne pouvait
plus être la même. Par suite de l’industrialisation et de l’urbanisation massives,
des nouvelles découvertes scientifiques aussi, la vie était devenue de plus en plus
artificielle tout au long du XIXe siècle. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’on ne
retrouve plus dans le Néo-Romantisme ce sentiment immédiat et pénétrant de
contact intime avec la nature qui était à la base du Romantisme. Même quand ils
ne recherchaient pas directement l’artificiel et se rapprochaient de la nature, les
néo-romantiques l’évoquaient sous une forme stylisée, telle que pouvaient la voir
des yeux d’artistes et d’esthètes. Tandis que le Romantisme voyait toutes choses
dans la perspective de la croissance et de l’évolution, le Néo-Romantisme adop­
tait avec prédilection une perspective de décadence. Tandis que le Romantisme
faisait preuve d’une aptitude particulière à sympathiser avec presque toutes les
périodes historiques, le Néo-Romantisme affichait une nette prédilection pour les
périodes de décadence. Le Néo-Romantisme ne sut pas retrouver non plus ce
contact direct avec l’âme du peuple qui avait caractérisé les romantiques alle­
mands. Avec le déclin de la paysannerie, le folklore, riche source d’inspiration
pour les romantiques, disparut progressivement au XIXe siècle et les néo-roman­
tiques durent se contenter de spéculations plus ou moins fumeuses sur les
mythes. Le Romantisme avait souligné la valeur unique et irremplaçable de l’in­
dividu, tout en l’insérant dans un réseau de contacts interpersonnels allant de
l’amitié à l’amour et des petits groupes à la communauté. Le Néo-Romantisme
poussait le culte de l’individu jusqu’à l’isoler des autres, faisant ainsi du narcis­
sisme l’un de ses traits les plus caractéristiques. Jamais, dans toute l’histoire de la
littérature, les poètes n’avaient célébré à ce point Narcisse et les héros narcis-
sistes. On a pu voir dans la figure de Narcisse le symbole et l’incarnation de l’es­
prit de ce temps74. Cependant les néo-romantiques s’intéressaient au moins
autant que leurs prédécesseurs à l’irrationnel, à l’occulte et à l’exploration des
profondeurs secrètes de l’esprit humain. De même que les romantiques s’étaient
tournés vers Mesmer et le magnétisme animal, les néo-romantiques furent des

73. Ika Thomese, Romantik und Neu-Romantik, La Haye, Martinus Nijhoff, 1923. Eudo C.
Mason, Rilke, Europe and the English-speaking World, Cambridge (G.-B.), Cambridge Uni-
versity Press, 1961, p. 67-80.
74. Heinz Mitlacher, « Die Entwicklung des Narziss-Begriffs », Romanisch-germanische
Monatsschrift, XXI (1933), p. 373-383.
308 Histoire de la découverte de l’inconscient

adeptes fervents de l’hypnotisme et se mirent en quête de nouvelles manifesta­


tions de l’inconscient.
Jules Romains, dans ses Souvenirs, a souligné le contraste saisissant entre le
mouvement symboliste en France et la marche générale de la civilisation à cette
époque :

« Le monde était en marche ascensionnelle et regorgeait de vitalité. Partout, la


liberté politique et la justice sociale étaient en progrès. La condition matérielle de
l’homme ne cessait de s’améliorer ; et cela non pour quelques privilégiés, mais
pour le plus grand nombre. La science et la technique modernes n’avaient guère
encore montré que leurs aspects bienfaisants et ne semblaient promettre qu’une
amélioration continue du séjour terrestre. Dans un monde qui se peuple d’entre­
prises géantes, d’usines, de machines, qui déploie des pouvoirs immenses, et où
l’un des problèmes principaux est de prendre conscience de tout cela, d’incor­
porer tout cela à la vie de l’esprit, de dominer ce tumulte pour en tirer l’harmonie
d’une nouvelle civilisation, le pur symboliste se raconte, dans une tour d’ivoire,
des légendes, parfois gentilles, parfois livresques ou enfantines. [...] [Il considé­
rait son temps comme une décadence, une pourriture byzantine] [...] ce qui est
bien l’erreur d’interprétation la plus énorme que la littérature ait jamais commise.
[...] Il y avait là une sorte de schizophrénie collective dont la signification, pro­
bablement, n’était pas négligeable »75.

Ce que Jules Romains dit du mouvement symboliste en France vaut évidem­


ment tout aussi bien pour les autres mouvements similaires en Europe, c’est-à-
dire pour tous ceux qui proclamaient la décadence de la civilisation moderne et
se réclamaient du courant néo-romantique.
Un historien de la littérature, A.E. Carter, décrit en ces termes cette tendance :

« Presque tous les auteurs de cette époque qualifiaient leur temps de période de
décadence. Et ce n’était pas là fantaisie de quelques excentriques, mais opinion
calculée de pathologistes, de philosophes et de critiques. [...] Vu dans la perspec­
tive des ruines du présent, le XIXe siècle apparaît presque incroyablement massif,
accumulant les machines à vapeur, la fonte, et plein de confiance en soi, un peu à
la façon d’une de ses expositions internationales. C’était le siècle qui absorbait
les continents et conquérait le monde. [...] Pourquoi une telle époque, qui vivait
avec vigueur une vie ardente, a-t-elle perdu tant de temps à rêver avec tristesse de
sa propre « décadence », réelle ou imaginaire ? Que voilà bien un problème
étrange qui ne saurait recevoir de réponse simple »76.

Comme le montre Carter, le mot « décadence » avait changé de signification


et, vers la fin du XIXe siècle, il avait pris le sens particulier de corruption opulente
et tentatrice. Les hommes d’alors comparaient leur époque à celle de la Rome
décadente (ou plutôt à une image légendaire et fantaisiste de la Rome impériale),
à l’image non moins légendaire de la décadence de Byzance ou encore à la fri­

75. Jules Romains, Souvenirs et confidences d’un écrivain, Paris, Fayard, 1958, p. 15-16.
76. A.E. Carter, The Idea ofDecadence in French Literature, 1830-1900, Toronto, Univer­
sity of Toronto Press, 1958, p. 144-151.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 309

volité débauchée de la cour de Louis XV. Un peu partout on retrouvait la même


idée de vieillissement du monde, étayée par des théories pseudo-scientifiques,
celle en particulier de la dégénérescence. D’où le succès de l’ouvrage de Max
Nordau, Dégénérescence, condamnation radicale des courants culturels de
l’époque77.
Les notions de décadence et de dégénérescence, sous les formes les plus
variées et les plus déguisées, imprégnaient toute la pensée. Dans les années 1850,
Morel avait présenté une. théorie psychiatrique regroupant presque toutes les
maladies mentales chroniques sous le nom de « dégénérescence mentale ». La
théorie de Morel connut un vif succès et, dans les années 1880, avec Magnan,
elle s’imposa à toute la psychiatrie française, au point que la plupart des diagnos­
tics établis dans les hôpitaux psychiatriques commençaient ainsi : « Dégénéres­
cence mentale, avec... » — suivait l’énumération des principaux symptômes. Peu
après 1880, Lombroso parlait de « criminels-nés » qui résultaient, disait-il, d’une
régression vers un type d’homme archaïque. Les théories médicales de Morel et
de Magnan furent popularisées par les romans de Zola et d’autres écrivains natu­
ralistes. Mais elles se répandirent aussi, de façon plus subtile, dans les groupes
néo-romantiques. Le comte de Gobineau proclamait l’inégalité des races
humaines, prétendant que toutes les civilisations existantes ont été créées par des
races supérieures qui, par suite de croisements avec les races inférieures, ont été
absorbées par ces dernières, vouant ainsi l’humanité à un état de métissage où
elle a perdu toutes ses possibilités créatrices78. Plus souvent, cependant, les pen­
seurs se contentaient de décrire la prétendue décadence d’une race ou d’une
nation. En France et en Italie, puis en Espagne après sa défaite dans la guerre his­
pano-américaine (en 1898), l’idée de l’infériorité des peuples latins était assez
largement répandue, souvent associée à une véritable obsession de la supériorité
des Anglo-Saxons79. Cependant l’Anglais Houston Stewart Chamberlain affir­
mait la supériorité des Germains et la nécessité pour eux de se protéger en recou­
rant à la sélection raciale80. Cette idée de décadence s’exprimait aussi dans celle
de la « déchéance aristocratique » : en conséquence de l’extension de la démo­
cratie, les individus et les familles supérieures se voyaient engloutis par les
masses. Nietzsche enfin affirmait que l’humanité comme telle était en décadence
parce que la civilisation est incompatible avec la nature humaine. D’où aussi la
nostalgie, alors très répandue, de la vie primitive, des peuples et de l’art primitifs.
Ce vaste courant aboutit à l’esprit fin de siècle. Cette expression semble née à
Paris en 1886. Le roman de Paul Bourget, Mensonges (1887), la mit à la mode.
En 1891, c’était devenu une « calamité littéraire » dont il était sans cesse ques­
tion dans les conversations et dont les journaux se faisaient largement l’écho81.

77. Max Nordau, Entartung, Berlin, C. Dunker, 1892.


78. Comte Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, 4 vol., Paris, Fir-
min-Didot, 1853-1855.
79. L’expression la mieux connue de ce sentiment se trouve dans l’ouvrage de l’écrivain
français Edmond Demolins, A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons ?, Paris, Firmin-
Didot, 1897.
80. Houston Stewart Chamberlain, Die Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts,
Munich, F. Bruckmann, 1899.
81. Keith G. Millward, L’Œuvre de Pierre Loti et l’esprit « fin de siècle », Paris, Nizet,
1955, p. 11-36.
310 Histoire de la découverte de l'inconscient

De même que le Romantisme avait fait l’expérience du mal du siècle, la période


présente était imprégnée de ce sentiment de fin de siècle. C’était d’abord un sen­
timent général de pessimisme qui prétendait s’appuyer sur les doctrines philoso­
phiques de von Hartmann et de Schopenhauer. Nous avons peine à imaginer
aujourd’hui la fascination exercée par la philosophie de Schopenhauer sur l’élite
intellectuelle de cette époque. Malwida von Meysenbug, une amie de Wagner et
de Nietzsche, raconte dans ses Mémoires comment la découverte des écrits de
Schopenhauer avait représenté pour elle une sorte de conversion religieuse82. Les
problèmes philosophiques qui la préoccupaient depuis des années se trouvaient
enfin résolus. Elle parvenait à une nouvelle interprétation de la foi chrétienne, lui
faisant retrouver la paix de l’esprit et donnant un nouveau sens à sa vie. Mais le
pessimisme de Schopenhauer et de von Hartmann s’exprimait plus souvent sous
des formes moins nobles, inspirant des essais, des pièces de théâtre et des romans
morbides et macabres.
Un second trait caractéristique de cette fin de siècle était son culte de l’Anti-
Physis, c’est-à-dire de tout ce qui s’opposait à la nature. Tandis qu’au XVIIIe
siècle prévalait le mythe du « noble sauvage », du primitif vigoureux vivant dans
sa forêt et luttant pour sa liberté, on cultivait maintenant une forme inversée de ce
mythe, celle du « civilisé corrompu », affaibli et blasé dans la vie luxueuse des
grandes villes83. A l’opposé du romantique qui communiait directement avec la
nature, l’homme de cette fin de siècle se sentait chez lui dans les cités mons­
trueuses, les « villes tentaculaires » du poète Verhaeren, se complaisant dans le
luxe corrompu et perverti qu’elles offrent. A tous ces sentiments s’ajoutaient le
culte de l’esthétisme, de l’élégance raffinée, la soif de la rareté conduisant à
toutes sortes d’excentricités. Dans l’histoire de la culture, on trouve rarement un
si grand nombre d’excentriques qu’à cette époque.
Cet esprit fin de siècle se caractérisait encore par un mysticisme vague. Dans
les meilleurs des cas, il conduisait certains écrivains à une conversion religieuse
plus ou moins sensationnelle (ce qui était déjà arrivé à bien des romantiques),
mais il en amenait d’autres à adhérer à des sectes spirites ou occultistes. Il ren­
forçait souvent l’intérêt porté aux phénomènes de l’hypnose, du somnambu­
lisme, du dédoublement de la personnalité et de la maladie mentale. On adopta
une nouvelle forme littéraire, celle du monologue intérieur, censée reproduire
exactement le courant de la conscience individuelle. L’écrivain français Edouard
Dujardin84 et l’Autrichien Arthur Schnitzler85 publièrent des romans dénués d’ac­
tion, se contentant de décrire le prétendu déroulement des pensées de leur per­
sonnage pendant un laps de temps donné.
Dernière caractéristique importante de cet esprit fin de siècle : son culte de
l’érotisme. L’« esprit victorien » qui s’était imposé vers le milieu du siècle, sur­
tout en Angleterre, avait partout décliné, et il n’en restait à peu près rien en
Europe continentale. Les livres, les revues et les journaux s’ouvraient largement
aux descriptions érotiques, bien qu’avec un peu plus de retenue et de subtilité que

82. Malwida von Meysenbug, Memoiren einer Idealistin, Berlin, Auerbach, n.d., ni, p.
223-234.
83. Cette antithèse a été bien décrite par A.E. Carter, The Idea ofDecadence in French Lit­
térature, op. cit.
84. Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés, Paris, Revue indépendante, 1888.
85. Arthur Schnitzler, Leutnant Gustl, Berlin, S. Fischer, 1901.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 311

de nos jours. La littérature obscène s’était à ce point multipliée que Jules Claretie,
dans une revue de l’année 1880, proposa l’épitaphe suivante : « Ci-gît 1880 —
l’année pornographique »86. L’érotisme imprégnait toute la littérature depuis ses
chefs-d’œuvre, les écrits raffinés d’un Anatole France et d’un Arthur Schnitzler,
jusqu’aux ouvrages les plus populaires destinés aux hommes sans culture. Une
abondante littérature médicale ou pseudo-médicale sur les perversions était aisé­
ment accessible et trouvait la plus large audience. Bon nombre de romans de
cette époque s’attachaient également à décrire les perversions sexuelles sous une
forme plus ou moins voilée. C’est à cette époque que l’on donna à certaines de
ces perversions les noms qu’elles portent encore aujourd’hui : le sadisme, le
masochisme et le fétichisme — la description littéraire précédant souvent la des­
cription scientifique. Mario Praz a mis en lumière le rôle joué par le vampirisme
au xixe siècle, notant que le type du « vampire mâle » (séducteur destructeur ou
tombeur) céda progressivement la place à celui de la « vamp » (la femme fatale)
vers la fin du siècle87. On vouait aussi un véritable culte à la prostituée : des
artistes comme Toulouse-Lautrec et Klimt représentaient ces femmes avec une
certaine tendresse ; des écrivains comme Maupassant, Wedekind, Wildgans et
Popper-Lynkeus les glorifiaient.
Cet esprit fin de siècle dominait surtout dans deux villes : Paris et Vienne. Les
historiens de la pensée soulignent que la génération qui avait entre 20 et 30 ans
en 1890 était l’une des plus riches que la France ait jamais connue. On assistait à
une véritable floraison de génies et d’hommes de talent en philosophie, en
sciences, dans les arts et en littérature, dans un foisonnement d’idées nouvelles et
contradictoires. Leurs aînés exprimaient parfois de l’appréhension devant cette
anarchie spirituelle ; ils ne se rendaient pas compte que cette fin de siècle n’était
qu’une mode passagère et que des formes de pensée originales étaient en gesta­
tion. Des écrivains, comme Paul Morand, jetant un coup d’œil rétrospectif sur
cette période, sont enclins à n’y voir qu’une époque frivole n’ayant produit que
des banalités et insistent sur l’érotisme morbide qui imprégnait toute la vie88.
André Billy, cependant, souligne que cet érotisme, qu’il ne nie pas, était de qua­
lité et qu’il était partie prenante à la recherche du bonheur, caractéristique de
cette époque89. Il estime que cette fin de siècle souffrait surtout d’une surabon­
dance de richesses culturelles.
Vienne était l’autre grand centre de cette atmosphère fin de siècle. En
Autriche, l’idée de décadence qui s’était répandue sur toute l’Europe prenait une
signification particulière parce qu’elle se voyait appliquée à la monarchie et à
l’Empire dont beaucoup prévoyaient la chute et la désintégration prochaines.
Comme à Paris, la jeune génération viennoise se montrait extraordinairement
riche en talents et brillante. Le cercle « Jeune Vienne » comptait parmi ses
membres des poètes tels que Hermann Bahr, Richard Beer-Hofmann, Hugo von
Hofmannsthal, Richard Schaukal et Arthur Schnitzler. Là aussi le mal résidait
sans doute dans une surabondance d’idées et de richesses culturelles.

86. Jules Claretie, La Vie à Paris (1880), Paris, Victor Havard, 1881, p. 507.
87. Mario Praz, The Romantic Agony (traduit de l’italien), Londres, Oxford University
Press, 1933.
88. Paul Morand, 1900, Paris, Les Éditions de France, 1931.
89. André Billy, L’Époque 1900,1885-1900, Paris, Tallandier, 1953.
312 Histoire de la découverte de l'inconscient

La profonde affinité entre la nouvelle psychiatrie débutante et l’esprit général


de l’époque se révèle dans la ressemblance entre les malades décrits par les psy­
chiatres et les personnages des romans et des pièces de théâtre. On a fait remar­
quer que certains cas cliniques rapportés par Pinel semblent sortis des romans de
Balzac. De même, certains malades de Janet ressemblent étrangement à certains
personnages de Zola. (Ainsi l’Irène de Janet et la Pauline de Zola, l’héroïne de
son roman La Joie de vivre.) L’Électre de Hofmannsthal ressemble davantage à
la célèbre « Anna O. » de Breuer qu’à l’Électre d’Euripide, et la Dora de Freud
semble sortie d’une des nouvelles de Schnitzler. Il n’y a là rien d’étonnant,
puisque ces écrivains et ces psychiatres appartenaient à la même génération,
qu’ils avaient vécu dans la même atmosphère, et puisque c’est de ce même milieu
fin de siècle, extrêmement raffiné et profondément érotisé, que les uns tiraient
leurs personnages littéraires, les autres leurs malades.

La psychiatrie et la psychothérapie

Deux courants psychiatriques principaux — nous l’avons vu au chapitre pré­


cédent — dominaient les premières décennies du XIXe siècle : celui des Somati-
ker et celui des Psychiker (ainsi qu’on les appelait en Allemagne). Les premiers
attribuaient les maladies mentales à des causes physiques et à des troubles céré­
braux, tandis que les autres insistaient sur les origines instinctives et affectives de
ces troubles. Cette dernière tendance, nous l’avons vu, perdit du terrain aux envi­
rons de 1840 et Griesinger tenta une synthèse de ces deux orientations. Après lui,
cependant, l’orientation organiciste régna en maîtresse sur toute la psychiatrie.
Dans l’ensemble de l’Europe, deux principes essentiels présidaient apparemment
au traitement des malades mentaux. Le premier était un principe humanitaire issu
de Pinel et de ses contemporains : il faut traiter les malades mentaux aussi humai­
nement que possible. Le second principe était que « les maladies mentales sont
des maladies du cerveau » ; dès lors le psychiatre n’avait rien de mieux à faire,
pour espérer venir en aide à ses malades, que d’étudier l’anatomie et la patholo­
gie cérébrales avec l’idée que cette recherche lui permettrait de découvrir des
traitements spécifiques. Cette attitude aboutit à transformer bien des hôpitaux
psychiatriques en centres d’études de l’anatomie et de la pathologie cérébrales. Il
arrivait que l’on donnât à un médecin la direction d’un hôpital psychiatrique sim­
plement parce qu’il avait une connaissance étendue de l’anatomie cérébrale. Bon
nombre de découvertes marquantes dans ce domaine furent effectivement réali­
sées dans de petits hôpitaux psychiatriques isolés.
Avec son principe : « les maladies mentales sont des maladies du cerveau »,
Griesinger déclarait la guerre aux survivants de l’ancienne psychiatrie roman­
tique. Rokitansky et Virchow étaient en train de jeter les bases de l’anatomo­
pathologie cellulaire où l’on voyait l’assise la plus sûre de toute la médecine.
Aussi Meynert, Wemicke et leurs disciples cherchèrent-ils à asseoir la psychia­
trie sur la même base. Theodor Meynert (1833-1892) et Cari Wemicke (1848-
1905), investigateurs acharnés de l’anatomie cérébrale et habiles cliniciens, s’em­
ployèrent à construire un système global de psychiatrie organiciste et
mécaniciste. Mais ils mêlèrent souvent à leurs découvertes objectives des hypo­
thèses sur le substratum anatomique et physiologique de l’activité psychique, et
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 313

vers la fin du XIXe siècle, bien des psychiatres avaient pris l’habitude de formuler
les troubles psycho-pathologiques en termes empruntés à l’anatomie cérébrale :
c’est ce qu’on appela la Himmythologie (mythologie cérébrale).
C’est à Emil Kraepelin (1856-1926) que revient le mérite d’avoir dépassé cette
orientation unilatérale, grâce à ses approches multiformes de la psychiatrie : neu­
rologie, anatomie cérébrale, psychologie expérimentale, recours à des tests psy­
chologiques nouvellement élaborés et enquête minutieuse sur toute la vie du
malade. Kraepelin est devenu le bouc émissaire de bon nombre de psychiatres
contemporains qui lui reprochent d’avoir eu pour seule préoccupation de coller
une étiquette diagnostique sur ses malades, sans rien faire ensuite pour les aider.
En réalité, il prenait le plus grand soin à assurer à chacun de ses malades le meil­
leur traitement disponible à son époque et se montrait très humain à leur égard90.
Une de ses réalisations les plus importantes fut l’élaboration d’une nosologie et
d’une classification rationnelles des maladies mentales s’appuyant principale­
ment sur les notions de « démence précoce » et de « psychose maniaque-dépres­
sive ». Aux environs de 1900, on saluait en Kraepelin l’homme qui avait intro­
duit de la clarté dans le domaine des maladies mentales, et la validité de son
système fut peu à peu reconnue partout.
Sur ces entrefaites, l’orientation psychologique représentée jadis par Neumann
et les autres Psychiker, qui n’avait sans doute jamais été totalement oubliée,
connut une reviviscence. A cet égard deux hommes méritent une mention parti­
culière : Forel et Bleuler.
Auguste Forel (1848-1931) était doué d’une très forte personnalité et sa vie est
assez bien connue grâce à ses Mémoires91 et à une biographie d’Annemarie
Wettley92. Elle fut celle, typique, d’un jeune garçon souffrant de sentiments d’in­
fériorité et trouvant une compensation au point de devenir un des savants les plus
éminents de son temps. Dans son enfance, il trouva cette compensation dans
l’étude des fourmis dont il devint probablement le meilleur spécialiste au monde.
Forel souhaitait vivement étudier les sciences naturelles mais choisit la médecine
pour des raisons pratiques. Il eut tôt fait de se signaler par ses découvertes sur
l’anatomie cérébrale, ce qui lui valut le poste de professeur de psy chiatrie à l’uni­
versité de Zurich, fonction qui comportait en même temps la direction de l’hô­
pital psychiatrique du Burghôlzli. Il y entreprit une réforme très nécessaire et
avec un tel succès que le Burghôlzli acquit une réputation mondiale. Forel se rat­
tachait initialement à l’école des organicistes, mais son orientation évolua pro­
gressivement. Il s’étonnait de ce que les psychiatres se montraient incapables de
guérir les alcooliques, alors que certains non-médecins y réussissaient. Il
demanda à l’un de ces profanes, le cordonnier Bosshardt, quel était son secret, et
celui-ci répondit : « Ce n’est pas étonnant, monsieur le Professeur, je ne bois pas
d’alcool, alors que vous en buvez »93. Cette réponse impressionna tellement
Forel qu’il signa lui-même un engagement d’abstinence, et dès lors il réussit à

90. Son premier ouvrage fut un plaidoyer contre la peine de mort Emil Kraepelin, Die Abs-
chaffung des Straftnasses, Stuttgart, F. Enke, 1880.
91. Auguste Forel, Rückblick aufmein Leben, Zurich, Europa-Verlag, 1935. L’édition fran­
çaise est souvent plus complète : Mémoires, op. cit.
92. Annemarie Wettley, August Forel, ein Arztleben im Zwiespalt seiner Zeit, Salzbourg,
O. Millier, 1953.
93. Auguste Forel, Rückblick aufmein Leben, op. cit., p. 126-127.
314 Histoire de la découverte de l'inconscient

guérir les alcooliques. Ce premier pas amena Forel à comprendre que le secret
d’une thérapie efficace devait être cherché dans l’attitude personnelle du psycho­
thérapeute. La seconde étape dans cette direction fut sa découverte de l’hypnose.
Ayant entendu parler des recherches de Bernheim, il se rendit immédiatement à
Nancy où il resta le temps nécessaire pour acquérir la technique du traitement
hypnotique qu’il introduisit à Zurich. D devint bientôt un des meilleurs spécia­
listes de cette méthode. Il organisa un service de consultations externes, appli­
quant également avec succès le traitement hypnotique à des malades atteints de
rhumatismes et de divers autres troubles physiques. Forel compta au nombre de
ses étudiants Eugen Bleuler (1857-1939), qui devint le plus célèbre des psy­
chiatres suisses, et Adolf Meyer (1866-1950), qui devint le psychiatre le plus
réputé des États-Unis.
Eugen Bleuler94 est universellement connu pour sa théorie et sa description de
la « schizophrénie » (terme créé par lui pour remplacer l’expression « démence
précoce », dont la signification originelle n’était plus comprise)95. Il est à peu
près impossible de comprendre l’œuvre de Bleuler sans tenir compte des luttes
sociales et politiques dans le canton de Zurich au XIXe siècle. Eugen Bleuler était
né en 1857, à Zollikon, alors village de paysans, incorporé aujourd’hui dans la
banlieue de Zurich. Ses ancêtres avaient été paysans, mais son père était mar­
chand en même temps qu’administrateur de l’école locale. Son père, son grand-
père et tous les membres de sa famille gardaient encore un souvenir très vivant de
l’époque où la population paysanne du canton était sous la domination des auto­
rités de la ville de Zurich qui limitaient étroitement l’accession des paysans à cer­
taines professions ou emplois, leur refusant toute ouverture à une éducation supé­
rieure. Les paysans prenaient conscience de leur existence comme classe sociale,
tantôt sous une forme agressive ou révolutionnaire, tantôt d’une façon plus
modérée. Ils organisèrent des cercles de lecture et d’autres activités culturelles.
La famille de Bleuler avait pris part à ces luttes politiques qui aboutirent finale­
ment, en 1831, à la reconnaissance de l’égalité des droits pour les paysans et à la
création de l’université de Zurich, en 1833, destinée à promouvoir le dévelop­
pement intellectuel de la jeune génération paysanne. On fit appel à bon nombre
de professeurs étrangers pour occuper les postes que ne pouvaient assurer des
citoyens suisses.
Les premiers professeurs qui enseignèrent la psychiatrie à Zurich furent des
Allemands : Griesinger, Gudden et Hitzig. Ils furent aussi les premiers directeurs
de l’hôpital psychiatrique du Burgholzli. Certains se plaignirent de ce que ces

94. Aucune biographie d’Eugen Bleuler n’a été publiée jusqu’ici. Nous avons consulté :
Manfred Bleuler, « Eugen Bleuler, die Begründung der Schizophrenie-Lehre », in Gestalter
unserer Zeit, IV, Erfbrscher des Lebens, Oldenburg, Gerhard Stalling, n.d., p. 110-117. Jacob
Wyrsch, « Eugen Bleuler und sein Werk », Schweizerische Rundschau, XXXIX (1939-1940),
p. 625-627. Manfred Bleuler, « Geschichte des Burgholzli und der psychiatrischen Universi-
tatsklinik », in ZürcherSpitalgeschichte, Regierungsrat des Kantons Zurich, 1951, p. 317-425.
95. En 1852, Morel avait proposé l’expression « démence précoce » pour qualifier les
malades dont l’état mental s’altérait gravement, rapidement après la déclaration de la maladie.
(B.A. Morel, Études cliniques, 1,1952, p. 37-38). On pensait que toute maladie mentale abou­
tirait tôt ou tard à un dérangement grave (appelé « démence » bien qu’il lui manquât la conno­
tation actuelle de détérioration intellectuelle). Ainsi l’expression démence précoce signifiait
« dégradation mentale rapide ». Plus tard, on l’interpréta à tort comme « démence à un âge
précoce ».
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 315

hommes passaient plus de temps avec leurs microscopes qu’avec leurs malades,
et de ce qu’ils ne parvenaient pas à se faire comprendre de ceux-ci parce qu’ils ne
parlaient que le haut-allemand et ignoraient le dialecte local. Durant ses études
secondaires Bleuler entendit souvent ces plaintes. Il décida de devenir un psy­
chiatre capable de comprendre les malades mentaux et de se faire comprendre
d’eux.
Dès qu’il eut obtenu son diplôme, Bleuler remplit les fonctions d’interne à l’hô­
pital psychiatrique de la Waldau, près de Berne, où il fit preuve d’un dévouement
peu ordinaire à l’égard de ses malades. Il quitta ensuite la Suisse pour travailler
avec Charcot et Magnan à Paris, alla à Londres et à Munich, puis rejoignit
l’équipe du Burghôlzli qui était alors sous la direction de Forel. En 1866, Bleuler
fut nommé directeur de l’hôpital psychiatrique de Rheinau, immense asile abri­
tant de vieux malades mentaux, et considéré comme l’une des institutions les
plus arriérées de la Suisse. Bleuler travailla à réformer cet hôpital et s’occupa de
ses malades avec un rare désintéressement. Célibataire, il vivait à l’intérieur
même de l’hôpital et consacrait tout son temps à ses malades, depuis les pre­
mières heures du matin jusque tard dans la nuit, participant aux soins, organisant
des séances de thérapie rééducative et réalisant un contact affectif étroit avec
chacun de ses malades. Il parvint ainsi à comprendre remarquablement les
malades mentaux, connaissant les détails les plus intimes de leur vie intérieure.
De cette expérience, il devait tirer la substance de son ouvrage sur la schizophré­
nie et de son manuel de psychiatrie.
En 1898, Bleuler fut désigné pour succéder à Forel à la tête du Burghôlzli. Ses
fonctions comprenaient également l’enseignement, ce qui lui permit de trans­
mettre à ses étudiants les fruits de son expérience de Rheinau. Ces cours servirent
de base pour son grand ouvrage sur la schizophrénie qu’il publia tardivement en
191196. Pendant ce temps, il continuait ses recherches avec l’aide de son équipe
dont fit partie, après 1900, C.G. Jung.
Les idées de Bleuler sur la schizophrénie ayant souvent été mal comprises, il
n’est peut-être pas superflu d’en rappeler ici les grands traits. Le point de départ
de la théorie de Bleuler est son propre effort pour comprendre une catégorie de
malades que personne n’avait réussi à comprendre jusque-là, les schizophrènes.
Au cours des douze années passées à Rheinau où il vivait en permanence avec un
grand nombre de ces malades, il s’était non seulement entretenu avec eux dans
leur propre dialecte, mais s’était appliqué à comprendre le sens caché de leurs
paroles et de leurs hallucinations considérées comme absurdes. Bleuler parvint
ainsi à établir un « contact affectif » (affectiver Rapport) avec chacun de ses
malades. Cette approche clinique fut compliquée plus tard, à l’hôpital psychia­
trique du Burghôlzli, par d’autres investigations, grâce au test des associations
verbales, sous la conduite de Jung, puis, plus tard encore, par le recours aux théo­
ries psychanalytiques de Freud.
S’appuyant sur ses recherches cliniques, Bleuler développa une nouvelle théo­
rie de la schizophrénie. Par opposition aux théories purement organicistes qui
prévalaient encore à cette époque, Bleuler professait une théorie que nous appel­
lerions aujourd’hui organo-dynamique. La schizophrénie procédait, pensait-il,

96. Eugen Bleuler, Dementia Praecox, oder Gruppe der Schizophrenien, in G. Aschaffen­
burg, Handbuch der Psychiatrie, spezieller Teil, 4. Abt., I, Vienne, F. Deuticke, 1911.
316 Histoire de la découverte de l’inconscient

d’une cause inconnue (peut-être de l’action de substances toxiques sur le cer­


veau), où l’hérédité jouait un rôle important. Dans le chaos des symptômes mul­
tiformes de la schizophrénie, il distinguait des symptômes primaires ou physio-
gènes, effets directs du processus organique inconnu, et des symptômes
secondaires ou psychogènes dérivant des symptômes primaires. Cette distinction
lui avait probablement été inspirée par les idées de Janet sur la psychasthénie. De
même que Janet définissait, dans la psychasthénie, un trouble fondamental, à
savoir le relâchement de la tension psychologique, de même Bleuler voyait dans
les symptômes primaires de la schizophrénie un relâchement de la tension des
associations, un peu à la manière de ce qui se passe dans les rêves nocturnes et
dans les rêveries diurnes. Il pensait que les symptômes secondaires, dans toute
leur diversité et leur richesse, dérivaient de ces symptômes fondamentaux, en
particulier des Spaltungen ou dissociations entre les diverses fonctions psy­
chiques, par exemple entre l’affectivité et l’intelligence et entre l’affectivité et la
volonté. L’autisme, c’est-à-dire la perte de contact avec la réalité, était, selon la
conception originelle de Bleuler, une conséquence de cette dissociation (plus tard
seulement ses disciples y virent le symptôme fondamental de la schizophrénie).
On pourrait établir une comparaison curieuse entre le concept de schizophrénie
de Bleuler et la théorie philosophique de Schlegel97 selon laquelle la communi­
cation avec Dieu, la nature et l’univers est refusée à l’homme parce qu’à l'inté­
rieur de lui-même l’homme se trouve dissocié entre la raison, la volonté et l’ima­
gination, la tâche de la philosophie étant de rétablir l’harmonie au cœur de
l’homme. Il est fort douteux, cependant, que ces idées de Schlegel aient exercé
une influence sur la théorie de la schizophrénie de Bleuler, en dépit de cette ana­
logie de pensée.
Du point de vue nosologique, le concept de schizophrénie de Bleuler est plus
large que celui de démence précoce de Kraepelin, puisque Bleuler rattache à la
schizophrénie divers états aigus où l’on voyait avant lui des entités nosologiques
distinctes. Il y a là plus qu’une subtilité diagnostique. Bleuler affirmait que si les
malades souffrant de ces états aigus bénéficiaient d’un traitement intensif appro­
prié ils avaient de fortes chances de guérison, alors que si on les négligeait ou les
traitait de façon inappropriée, la plupart évolueraient vers la schizophrénie
chronique.
La façon dont Bleuler conçoit la schizophrénie n’est pas seulement une nou­
velle théorie, mais, comme l’a bien montré Minkowski, elle comporte aussi des
implications thérapeutiques98. Bleuler a introduit l’idée optimiste que la schizo­
phrénie pouvait s’arrêter ou rétrocéder à n’importe quel stade de son évolution. A
une époque où l’on ne disposait pas encore de traitements physiologiques ou
pharmacologiques, il recourait à un certain nombre de procédés qui, au témoi­
gnage de tous ceux qui ont travaillé au Burghôlzli à cette époque, avaient parfois
des effets miraculeux. Il renvoyait, par exemple, précocement des patients en
apparence gravement atteints ou les transférait subitement et de façon inattendue
dans un autre service, ou encore leur confiait une responsabilité. Il organisa aussi
tout un système de thérapie rééducative, réglait les loisirs de ses malades et se

97. Friedrich Schlegel, « Philosophie des Lebens » (1827), in Schriften und Fragmente,
Ernst Behler éd., Stuttgart, Krôner, 1956, p. 245-249.
98. Eugène Minkowski, La Schizophrénie, Paris, Payot, 1927, p. 249-265.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 317

préoccupait de faire de l’hôpital psychiatrique une authentique communauté


humaine. Bleuler ne fut pas le seul psychiatre, entre 1890 et 1900, à s’efforcer
d’introduire la compréhension psychologique et un traitement approprié des
malades mentaux, mais il fut probablement celui dont les efforts en ce sens furent
les plus efficaces. Il avait ouvert la voie que devait suivre plus tard Adolf Meyer
aux États-Unis". En Allemagne, un bon nombre d’hôpitaux psychiatriques s’en­
gagèrent dans des expériences semblables, réalisant progressivement d’impor­
tantes réformes qui étonnaient souvent les visiteurs étrangers. En 1906, Stewart
Paton soulignait l’optimisme des psychiatres allemands et faisait l’éloge des éta­
blissements psychiatriques d’Erlangen, de Würzburg et de Munich, modèles,
selon lui, de ce que devraient être tous les hôpitaux psychiatriques99 100. Il notait
aussi la création de consultations externes et l’amélioration de la santé mentale
de la population dans son ensemble qui en résultait. Ces efforts aboutirent à la
aktivere Thérapie (thérapie plus active) que Hermann Simon élabora quelques
années avant la Première Guerre mondiale101. C’était un système perfectionné de
thérapie active assignant à chaque malade une tâche particulière, avec un travail
donné à accomplir, et cherchant à lui faire rendre le maximum en fonction de ses
possibilités. Comme résultat, l’agitation disparut des hôpitaux psychiatriques, et
ceci à une époque où l’on ne connaissait pas encore les traitements physiolo­
giques et pharmacologiques. Moebius, Grohmann et d’autres avaient aussi orga­
nisé des thérapies actives dans des établissements privés pour le traitement des
névrosés102.
Un autre trait caractéristique des années 1880-1900 est l’élaboration progres­
sive de l’idée même de psychiatrie dynamique. Le mot « dynamique » en vint à
être utilisé assez communément en psychiatrie, bien qu’avec des acceptions
diverses entraînant souvent une certaine confusion. Des philosophes et des phy­
siologistes l’employaient souvent dans un sens assez vague, si bien que le dic­
tionnaire de la Société française de philosophie crut devoir mettre en garde
contre son usage : « Le mot : “dynamique” est séduisant par son aspect scienti­
fique, mais il n’en reste pas moins (surtout comme adjectif) une des pièces de
fausse monnaie les plus courantes dans le langage philosophique des étudiants et
des écrivains à demi philosophes »103. Passons rapidement en revue les diffé­
rentes significations prises par ce terme en neuropsychiatrie.
1. On attribue généralement à Leibniz la création du mot « dynamique » qu’il
oppose à « statique » et à « cinématique », ces trois termes désignant les trois
parties de la mécanique. Herbart reprit ce terme pour l’appliquer à la psycholo­
gie, distinguant les états statiques et les états dynamiques de la conscience. Puis

99. L’article d’Adolf Meyer (« Fondamental Concepts in Dementia Praecox », British


Medical Journal, H, 1906, p. 757-760, et Journal of Nervous and Mental Disease, XXXIV,
1907, p. 331-336) marque une étape importante dans l’histoire de la psychiatrie.
100. Stewart Paton, « The Care of the Insane and the Study of Psychiatry in Germany »,
Journal of Nervous and Mental Disease, XXXHI (1906), p. 225-233.
101. Hermann Simon, Krankenbehandlung in der Irrenanstalt, Berlin et Leipzig, De Gruy ­
ter, 1929.
102. A. Grohmann, Technisches und Psychologisches in der Beschaftigung von Nervenk-
ranken, Stuttgart, Enke, 1899.
103. André Lalande éd., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 5e éd., Paris,
PUF, 1947, p. 246.
318 Histoire de la découverte de l'inconscient

le sociologue Auguste Comte distingua une sociologie statique et une sociologie


dynamique. La physiologie avait utilisé ce terme dès 1802 et les magnétiseurs
allemands parlaient couramment de forces « psychiques-dynamiques »104. Mais
ce fut surtout Fechner qui donna toute son importance à la notion d’énergie psy­
chique et, comme nous le verrons plus loin, durant la seconde moitié du xix°
siècle, les théories sur l’énergie nerveuse et mentale, plus ou moins modelées sur
la théorie physique de l’énergie, ne manquèrent pas.
2. Des physiologistes français s’étaient servis du mot « dynamique » pour
opposer l’aspect « fonctionnel » à l’aspect « organique ». Macario publia une
étude souvent citée sur les « paralysies dynamiques », c’est-à-dire les paralysies
sans lésion du système nerveux105. Charcot reprit cette distinction entre paralysie
« organique » et paralysie « dynamique », cette dernière comprenant les paraly­
sies procédant de l’hystérie, de l’hypnose et des traumatismes psychiques.
3. Brown-Séquard introduisit une troisième signification avec sa théorie des
« actions dynamiques » à l’intérieur du système nerveux106. La stimulation d’une
partie du système nerveux, dit-il, peut engendrer des effets dans une autre partie,
soit sous forme de « dynamogénie » (augmentation du fonctionnement), soit
sous forme d’« inhibition » (diminution du fonctionnement). Les psychiatres
appliquèrent ces conceptions aux manifestations des troubles mentaux, en parti­
culier à la névrose, les complétant parfois avec d’autres notions empruntées à la
psychologie cérébrale, comme, par exemple, celle de « facilitation »107.
4. Entre-temps le mot « dynamique » avait été appliqué au pouvoir moteur
des images, notion remontant probablement au philosophe Malebranche et à ses
disciples. Selon de Morsier, c’est Esquirol qui transposa ce concept de la philo­
sophie à la psychiatrie, après avoir suivi les cours du philosophe Laromiguière de
1811 à 1813108. Bernheim reprit à son tour ce concept dont il fit le cœur de sa
théorie de la suggestion. Sous le nom de « loi de l’idéodynamisme » il proclamait
que toute idée suggérée et acceptée avait tendance à passer en actes109.
En 1897, Aimé esquissa un système de psychologie dynamique à partir des
idées de Brown-Séquard et de l’Ecole de Nancy110. Il distinguait trois catégories
de troubles nerveux : les troubles purement organiques, les troubles purement
dynamiques (sans lésion connue) et les états intermédiaires (que nous appelle­
rions aujourd’hui organo-dynamiques). Il professait que les idées et les émotions
étaient des « faits nerveux dynamiques », c’est-à-dire les expressions de phéno­
mènes dynamogènes ou inhibiteurs dans certaines structures nerveuses. Un dia­
gnostic digne de ce nom doit s’efforcer d’évaluer la part respective de ces fac­

104. A. Winkelmann, Einleitung in die Dynamische Physiologie, Gôttingen, Dieterich,


1802.
105. Maurice Martin Antonin Macario, « Mémoire sur les paralysies dynamiques ou ner­
veuses », Gazette médicale de Paris (1857-1858).
106. Charles-Édouard Brown-Sequard, « Inhibitions et dynamogénie », Académie des
sciences (1885).
107. Sigmund Exner, Entwurfzu einer physiologischen Erklarung der psychischen Ers-
cheinungen, Leipzig et Vienne, Deuticke, n.d., Il, p. 69-82.
108. Georges de Morsier, « Le mécanisme des hallucinations », Annales médico-psycho-
logiques, LXXXVIII (1930), II, p. 365-389 ; « Les hallucinations », Revue d’oto-neuro­
ophtalmologie, XVI (1938), p. 244-248.
109. « Toute idée suggérée et acceptée tend à se faire acte. »
110. Henri Aimé, Étude clinique du dynamisme psychique, Paris, Doin, 1897.
A l'aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 319

teurs dynamiques et organiques dans la maladie. Il y a deux types de traitements


dynamiques : ceux qui s’appuient sur l’inhibition et ceux qui s’appuient sur la
dynamogénie. Rentrent dans cette dernière catégorie la suggestion proprement
dite, la suggestion hypnotique, la « suggestion matérialisée » (que nous appelle­
rions aujourd’hui thérapeutique par le placebo) et enfin les méthodes rééduca­
tives (entraînement). L’auteur attribue un rôle très important aux thérapeutiques
dynamiques dans le traitement — ou du moins le soulagement — de bon nombre
de maladies physiques.
5. Enfin, le mot « dynamique » fut utilisé dans un autre sens encore, se rap­
portant aux notions d’évolution et de régression. Le premier à avoir appliqué ces
notions à la psychiatrie (sans utiliser le terme « dynamique ») semble avoir été
Moreau (de Tours) qui voyait dans la maladie mentale un monde autonome, fon­
damentalement différent de notre monde quotidien et comparable au monde des
rêves, alors même que ses éléments sont tous issus du monde réel111. Le méca­
nisme fondamental d’où procède ce monde de fantasmes et d’hallucinations n’est
pas la stimulation de telle ou telle fonction du cerveau, mais, au contraire, un
abaissement du fonctionnement intellectuel, à la faveur duquel certaines activités
inférieures prennent un développement disproportionné. Janet reconnaissait que
sa propre théorie dynamique lui avait été inspirée par ce qu’il appelait « la loi
fondamentale de la maladie mentale » de Moreau de Tours112. Henry Ey a sou­
ligné à plusieurs reprises l’originalité des idées de Moreau113. Hughlings Jackson
introduisit ultérieurement une théorie similaire en neurologie, théorie qu’il appli­
qua d’abord à l’étude de l’aphasie et de l’épilepsie114. Jackson prenait en consi­
dération l’évolution du système nerveux. Certains centres du système nerveux de
l’homme sont plus récents dans l’évolution que d’autres. Ces centres sont d’au­
tant plus vulnérables qu’ils sont plus récents, et, quand le fonctionnement de l’un
d’eux est perturbé, l’activité des centres plus anciens s’accroît d’autant. D’où sa
distinction, dans le cas de lésions nerveuses, entre symptômes négatifs (effets
directs de la lésion) et symptômes positifs (résultant de la réactivation des fonc­
tions des centres plus anciens). En fait le terme « dynamique », tel que l’enten­
dait Jackson, associait plusieurs des significations antérieures de ce mot. Il dési­
gnait l’aspect physiologique par opposition à l’aspect anatomique, l’aspect
fonctionnel par opposition à l’aspect organique, la composante régressive par
opposition au statu quo, tout en exprimant en même temps l’aspect énergétique,
et même aussi, parfois, les idées de conflit et de résistance. La conception de
Jackson, comme il est généralement reconnu aujourd’hui, a exercé une profonde
influence non seulement sur des neurologues comme Head et Goldstein, mais
aussi sur des psychiatres : probablement sur Freud, certainement sur Adolf
Meyer qui avait suivi les cours de Jackson à Londres en 1891.

111. Jacques Joseph Moreau (de Tours), Du hachisch et de l'aliénation mentale, Paris, For­
tin, 1845.
112. Pierre Janet, Névroses et idées fixes, Paris, Alcan, 1898,1, p. 469.
113. Henri Ey et Hubert Mignot, «La psychopathologie de J. Moreau (de Tours)»,
Annales médico-psychologiques (1947), II, p. 225-241.
114. John Hughlings Jackson, « The Factors of Insanity », Medical Press and Circular
(1874), réédité in Selected Writings, Londres, Hodder and Stoughton, 1932,1, p. 411-421. Voir
aussi A. Stengel, « The Origin and the Status of Dynamic Psychiatry », British Journal of
Medical Psychology, XXVII, Pt. 41 (1954), p. 193-200.
320 Histoire de la découverte de l’inconscient

Psychologie et pathologie sexuelles : 1880-1900

Dans les années 1880 et 1890, les recherches sur la psychologie et la psycho­
pathologie sexuelles connurent un développement rapide. Bien que cette époque
ne soit pas tellement éloignée, il nous est difficile de nous en faire une image
exacte. On la présente habituellement, de façon très stéréotypée, comme une
époque d’ignorance sexuelle, de refoulement et d’hypocrisie, qui frappait d’un
tabou toutes les questions d’ordre sexuel. Un examen plus attentif révèle cepen­
dant que, dans les années 1880, l’« hypocrisie victorienne » appartenait déjà très
largement au passé, tout en subsistant, il est vrai, dans certains milieux bourgeois
« comme il faut ». L’image stéréotypée que nous nous faisons de cette époque
s’explique sans doute par une méconnaissance de certains faits : ainsi le code
social voulait que les gens se montrent plus discrets que de nos jours dans leurs
allusions aux questions sexuelles, et certains sujets, comme l’homosexualité,
étaient généralement passés sous silence. Le refoulement sexuel, trait considéré
comme caractéristique de cette époque, n’était le plus souvent que l’expression
de deux faits : la faible diffusion des contraceptifs et la crainte des maladies
vénériennes. La blennorragie entraînait plusieurs mois de traitement pénible ;
quant à la syphilis, le malade en restait habituellement atteint pour le restant de
ses jours, avec la menace d’une terminaison par la paralysie générale. La syphilis
était la source d’innombrables drames dont nous retrouvons l’écho dans certaines
œuvres littéraires comme Les Revenants d’Ibsen, Les Avariés de Brieux et les
poèmes d’Anton Wildgans. Mais la littérature était incapable d’exprimer toute
l’horreur de certaines tragédies individuelles. Lejeune Nietzsche qui, à l’âge de
20 ans, s’était arrêté pour une nuit à Cologne, en février 1865, et qui s’était laissé
entraîner par inadvertance dans une maison de prostitution y contracta la syphilis
dont il ne guérit jamais. La maladie continua à évoluer insidieusement jusqu’à la
paralysie générale et à la catastrophe de 1889115. Les maladies vénériennes
étaient d’autant plus dangereuses que la prostitution était très répandue et que les
prostituées étaient presque fatalement contaminées. Nous avons peine à imaginer
aujourd’hui l’horreur inspirée par la syphilis à cette époque, d’autant plus qu’elle
était susceptible de se transmettre à la génération suivante sous forme de « syphi­
lis héréditaire » — autour de laquelle on avait créé un mythe cauchemardesque et
à laquelle les médecins attribuaient toutes les maladies dont ils ignoraient la
cause. Ainsi, quand Freud voyait dans la syphilis héréditaire l’une des causes
essentielles des névroses, il ne faisait que refléter une opinion courante dans les
milieux médicaux de l’époque.
Cette époque fut aussi marquée par la lutte pour la reconnaissance des droits
des femmes. Le mouvement féministe remonte à Mary Wolstonecraft et à cer­
tains révolutionnaires français de la fin du xviii' siècle, mais il avait mis long­
temps à s’étendre.
Entre 1880 et 1900, la lutte reprit avec une vigueur nouvelle, encore que la plu­
part des contemporains la qualifiassent d’idéaliste et de désespérée. Elle aboutit

115. Hellmut Walther Brann, Nietzsche und die Frauen, Leipzig, Félix Meiner, 1931, p.
139-140, 207-208. Thomas Mann a transposé cet incident dans son roman Doktor Faustus,
Stockholm, Bermann-Fischer, 1947, chap. 16 et 17. Trad. franç. : Le Docteur Faustus, Paris,
Albin Michel, 1975.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 321

néanmoins à des discussions idéologiques sur l’égalité ou l’inégalité des sexes et


sur la psychologie de la femme. Les opinions exprimées étaient assez variées.
L’opinion la plus commune continuait à soutenir la supériorité naturelle de
l’homme, non seulement dans le domaine de la force physique, mais du point de
vue du caractère, de la volonté, de l’intelligence et de la créativité. En 1901, le
psychiatre allemand Moebius publia un traité intitulé De la faiblesse d’esprit
physiologique de la femme, situant la femme, physiquement et mentalement,
entre l’enfant et l’homme116. Elle a, selon lui, une nature plus animale que
l’homme, elle fait preuve d’une absence complète d’esprit critique et d’empire
sur soi-même, mais il est heureux qu’il en soit ainsi parce que, pour reprendre les
termes de Moebius, « si la femme n’était pas faible de corps et d’esprit, elle serait
extrêmement dangereuse ». Il ne manquait pas d’hommes, et même de femmes,
pour partager cette opinion. Encore au début du XXe siècle, on tenait habituelle­
ment l’infériorité de la femme pour un fait évident, et la question se réduisait à
celle des causes de cette infériorité. Seules quelques féministes passionnées pro­
clamaient au contraire la supériorité naturelle de la femme, et nul ne pouvait
soupçonner qu’il y aurait un jour des hommes pour soutenir cette thèse117.
La plupart des féministes défendaient la thèse de l’égalité naturelle des sexes :
à ceux qui objectaient que la capacité créatrice de la femme était moindre, ils
répondaient que cette infériorité intellectuelle était l’effet de leur oppression
séculaire par les hommes. Dans ces discussions, on s’appuyait parfois sur les
écrits de Bachofen. C’est ce que fit en particulier le socialiste Bebel qui réclamait
l’égalité des droits et des devoirs pour l’homme et pour la femme, ainsi qu’une
éducation identique pour les deux sexes.
Une troisième thèse parlait d’une différence qualitative plutôt que de supério­
rité et d’infériorité : les sexes seraient psychologiquement complémentaires l’un
de l’autre. Cette théorie se trouva parfois associée à celle de la bisexualité fon­
damentale de tout être humain, ressuscitant ainsi le vieux mythe romantique de
l’Androgyné sous un nouveau revêtement psychologique. Michelet avait déjà
écrit que « l’homme et la femme sont deux êtres incomplets et relatifs, puisqu’ils
ne sont que les deux moitiés d’un même tout »118. Cette théorie réapparaissait
maintenant sous diverses formes.
Il est assez remarquable de constater que chacun des grands pionniers, Freud,
Adler et Jung, adopta pratiquement l’une de ces trois théories. Freud semble
avoir admis l’infériorité naturelle de la femme puisque, dans l’un de ses premiers
écrits, il attribue son infériorité intellectuelle à un refoulement sexuel plus
intense. Plus tard, il vint à parler du masochisme naturel de la femme. Adler, de
son côté, s’est fait le défenseur zélé de la théorie de l’égalité naturelle des sexes.
Quant à Jung, sa théorie de l’anima en l’homme et de Vanimus en la femme se
rapporte manifestement à la troisième thèse.

116. Moebius, Über den physiologischen Schwachsinn des Weibes, Halle, C. Marhold,
1901.
117. Lester Ward cité par Samuel Chugerman, in Lester F. Ward, The American Aristotle,
Durham, Duke University Press, 1939, p. 378-395. Ashley Montague, The Natural Superiority
ofWomen, Londres, Macmillan, 1953.
118. Jules Michelet, La Femme, in Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1860, vol.
XXXIV, p. 605.
322 Histoire de la découverte de l’inconscient

Durant les deux dernières décennies du XIXe siècle, ces discussions firent sur­
gir bien des idées nouvelles dont beaucoup trouveront leur place dans les théories
des psychiatres dynamiques plus récentes. Une des idées favorites de cette
époque était que l’homme, au lieu de voir la femme telle qu’elle est effective­
ment, projette sur elle un certain nombre d’images que l’on pourrait classer en
trois catégories : l’idéal imaginaire ; des images empruntées à son propre passé ;
ce que nous pourrions appeler des images archétypiques. E.T.A. Hoffmann,
Achim von Amim et d’autres romantiques avaient déjà longuement décrit le
caractère imaginaire et illusoire de l’image de l’aimée telle que la voit l’amant et
avaient épilogué sur les conséquences destructrices de ces illusions. Spitteler fera
du conflit entre la femme illusoire et la femme réelle le thème de son roman
Imago qui suscita l’admiration de Freud et de Jung et dont le titre fournit à la psy­
chanalyse un de ses termes favoris119. Un autre thème était celui de l’influence
durable du premier amour, qu’il ait été consciemment oublié ou non. Dans Les
Disciples à Sais, Novalis avait déjà raconté l’histoire d’un jeune homme errant de
par le monde à la recherche de l’objet de sa vision ; quand il arrive finalement au
temple d’Isis, l’objet lui en est révélé et il reconnaît sa jeune amie d’enfance120.
Le thème de ce roman anticipe celui de la Gradiva de Wilhelm Jensen que Freud
admirait tellement qu’il lui consacra un commentaire121. D’autres, tel Nietzsche,
voyaient dans la mère la figure idéale dont l’homme faisait son guide. Karl Neis-
ser affirmait que si une femme voulait se faire aimer d’un homme, il lui fallait
ressembler à ses aïeules, à ces femmes qui avaient jadis suscité l’amour chez ses
ancêtres122. Ce que Neisser s’efforçait d’expliquer en une centaine de pages de
réflexions psychologiques, Verlaine l’exprime admirablement dans son sonnet,
« Mon rêve familier », conception finalement assez proche de celle de Y anima de
Jung. Un troisième thème favori voulait que l’homme projette sur la femme l’une
des nombreuses images toutes faites qu’il porte en lui : celles du simple objet
sexuel, de la femme fatale, de la muse, de la vierge-mère — toutes images rele­
vant de ce que Jung appellera des archétypes. Plusieurs de ces archétypes furent
l’objet de longues discussions.
Une de ces images archétypiques (ou Frauenphantome, comme on les appelait
dans les pays de langue allemande) était celle de la femme pur objet sexuel,
image que l’on pourrait suivre de Luther à Schopenhauer et que ressuscitèrent à
cette époque les écrits de Laura Marholm : la femme est faite pour satisfaire les
désirs de l’homme, c’est là la seule signification de sa vie123. Cette idée sera déve­
loppée et poussée à l’extrême par Weininger dans Sexe et Caractère124. Il préten­
dait que la femme n’avait ni intelligence, ni caractère, ni relation aucune avec le
monde des idées ni avec Dieu. Elle est un individu, non une personne, le sexe est
l’essence de son être, elle est une prostituée-née, et, en prenant de l’âge, elle
induit les femmes plus jeunes à suivre la même voie qu’elle. Le livre de Weinin-

119. Cari Spitteler, Imago, léna, E. Diederichs, 1906.


120. Novalis, Die Lehrlinge zu Sais (1802), in Schriften, Minoréd., léna, Diederichs, 1907,
vol. IV. Trad. franç. Les Disciples à Sais, Paris, Bibliothèque des Arts, 1980.
121. Wilhelm Jense, Gradiva, Ein pompejanisches Phantasiestiick, Dresde et Leipzig, Cari
Reissner, 1903.
122. Karl Neisser, Die Entstehung der Liebe, Vienne, Cari Konegen, 1897.
123. Laura Marholm, Zur Psychologie der Frau, 2 vol., Berlin, C. Duncker, 1897,1903.
124. Otto Weininger, Geschlecht und Charakter, Vienne, Wilhelm Braunmüller, 1903.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 323

ger eut un énorme succès et suscita l’admiration de plusieurs écrivains éminents


de cette époque.
Un autre « fantôme » ou archétype était celui de la muse, que l’on appelait en
France la femme inspiratrice, et qui jouait souvent un grand rôle dans la vie et
l’œuvre d’écrivains et de penseurs125. La biographie de tel auteur était scandée en
plusieurs périodes en fonction des femmes qui l’avaient successivement inspiré.
On distinguait une grande variété d’inspiratrices, depuis l’aventurière cherchant
des intrigues amoureuses avec des hommes célèbres jusqu’à l’idéaliste à la
recherche d’une amitié platonique avec des penseurs dont elle pouvait devenir à
son tour la disciple, la collaboratrice spirituelle ou la protectrice. Malwida von
Meysenbug fut une de ces femmes inspiratrices particulièrement célèbre : issue
d’une famille aristocratique allemande, elle avait fui en Angleterre à cause de ses
convictions démocratiques, puis avait vécu en France et en Italie, et joua un
grand rôle dans la vie d’Alexandre Herzen et de Richard Wagner126. Ses
Mémoires présentent une impressionnante galerie d’hommes célèbres : patriotes
et révolutionnaires, compositeurs, romanciers et dramaturges, philosophes et
savants127. Ce fut elle qui introduisit Nietzsche auprès d’une autre femme inspi­
ratrice plus jeune, Lou Andreas-Salomé, qui devait jouer un rôle important dans
la vie de plusieurs grands hommes, de Nietzsche à Rilke, et qui devait terminer
sa carrière comme psychanalyste.
La femme fatale était également un de ces « fantômes » assez populaire. C’est
la femme qui détruit le génie de l’homme, ou même le conduit à la mort. Parfois
elle se révèle d’autant plus dangereuse qu’elle se travestit en muse inspiratrice,
comme Rebecca dans le drame d’Ibsen, Rosmersholm. Assez proche d’elle, bien
que de caractère plus ambigu, on trouve le type de femme incarnant l’image de
l’anima de Jung, dont celui-ci voyait un exemple dans le personnage d’Ayesha,
dans le roman de Rider Haggard, She. Il s’agit de la femme qui fascine l’homme
et peut aisément le détruire, mais dont celui-ci peut arriver à briser le charme,
ainsi que le montre l’histoire d’Ulysse et de la magicienne Circé.
Une autre image archétypique, celle de la vierge-mère, avait été définie par Ria
Claassen comme la femme qui aide l’homme à sublimer et à spiritualiser ses ins­
tincts inférieurs128. Telles étaient la fonction de l’image de la Vierge Marie dans
la vie spirituelle des moines catholiques et celle de Béatrice pour Dante.
Ces interrogations sur la femme ont engendré une œuvre littéraire curieuse,
L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, où l’on retrouve plusieurs de ces arché­
types féminins129. Il y a la vamp Évelyne, qui séduit un honnête père de famille
qu’elle conduit à la ruine et au suicide. Il y a aussi Alicia, la femme de grande
beauté, mais stupide et vulgaire. Il y a encore une femme artificielle, imaginée et
fabriquée par Thomas Edison pour être l’exacte réplique physique d’Alicia, mais

125. Hugues Rebell, Les Inspiratrices, Paris, Dujarric, 1902. Édouard Schuré, Femmes ins­
piratrices et poètes annonciateurs, Paris, Perrin, 1908.
126. Emil Reicke, Malwida von Meysenbug, Berlin et Leipzig, Schuster und Loeffler, 1911.
127. Malwida von Meysenbug, Memoiren einer Idealistin, 3 vol., Berlin, Auerbach, n.d. ;
Das Lebensabend einer Idealistin, Berlin et Leipzig, Schuster und Loeffler, 1911.
128. Ria Claassen, « Das Frauenphantom des Mannes », Zürcher Diskussionen, Flugblat-
ter aus dem Gesamtgebiet des modemen Lebens, vol. I, n° 4 ( 1897-1898).
129. Auguste Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future (1886), in Œuvres complètes, Paris,
Mercure de France, 1922, vol. I.
324 Histoire de la découverte de l’inconscient

dont le vide intérieur est comblé par l’esprit d’une morte, Hadaly, destinée à
devenir la femme inspiratrice du héros du roman. Il est significatif de l’esprit de
l’époque que l’auteur ait fait également appel aux thèmes du dédoublement de la
personnalité et du spiritisme dans cette œuvre de science-fiction typique de ces
années.
Tandis que se développaient toutes ces discussions psychologiques sur les
sexes, les biologistes, de leur côté, cherchaient de nouvelles voies d’approche du
même problème dans leurs laboratoires. Un progrès décisif avait été accompli
aux environs de 1830 quand Baer, en Allemagne, et d’autres chercheurs après lui
avaient découvert et éclairci le phénomène de l’ovulation. Michelet, en France,
souligna l’importance de ces découvertes pour la compréhension de la psycho­
logie de la femme et les vulgarisa dans un style quelque peu romantique130. Plus
tard, dans les années 1880, les physiologistes commencèrent à jeter les bases de
l’endocrinologie et, le 1er juin 1889, le physiologiste Brown-Séquard, alors âgé
de 72 ans, présenta une communication à la Société de biologie de Paris sur les
effets produits sur l’homme par des injections sous-cutanées d’un produit extrait
de testicules de cobayes et de chiens131. Il rapporta qu’il avait fait une série de
huit injections de ce produit à un vieillard qui subit de ce fait un extraordinaire
rajeunissement physiologique et psychologique. Le sujet d’expérience avait été
Brown-Séquard lui-même, et les auditeurs qui le connaissaient fi' ;nt forcés de
reconnaître qu’il semblait avoir rajeuni de vingt ans. On savait depuis des siècles,
en observant les castrats, que les glandes sexuelles mâles contenaient un produit
ayant une action puissante sur l’organisme et suscitant, en particulier, l’agressi­
vité. On avait maintenant la preuve de l’action « dynamogène » de cette sécrétion
glandulaire et la découverte ultérieure de l’hormone mâle elle-même en apporta
la confirmation. Brown-Séquard souligna le parallélisme entre le phénomène
physiologique et les effets psychologiques. Tel fut peut-être le point de départ de
la théorie freudienne de la libido, d’abord conçue comme un phénomène psycho­
biologique reposant sur une substance chimique inconnue.
L’approche psychologique dans l’étude des phénomènes sexuels s’avéra tout
aussi féconde, mais deux remarques s’imposent ici. D’abord, il arrive assez fré­
quemment, dans l’histoire des sciences, que certains faits soient communément
admis par les savants de telle discipline, alors que d’autres les ignorent totale­
ment : certains faits pouvaient être parfaitement connus des gynécologues et
ignorés des neurologues, parfaitement connus des éducateurs et ignorés des
médecins. L’autre remarque porte sur la longue survie de certaines erreurs, dès
lors qu’elles ont pris racine dans les mentalités. C’est ainsi qu’aux xvnr et XIXe
siècles circulaient quantité d’idées fausses sur les prétendus dangers de la mas­
turbation que l’on rendait responsable de graves troubles médullaires ou céré­
braux, ou encore de l’hébéphrénie. Vers la fin du xix® siècle, ces affirmations
furent remises en question, mais elles ne disparurent pas pour autant de la litté­
rature populaire ni même de la littérature scientifique. On admettait communé­

130. Jules Michelet, La Femme (1860), in Œuvres complètes, op. cit., vol. XXXIV, p. 13-
17.
131. E. Brown-Séquard, « Des effets produits chez l’homme par des injections sous-cuta­
nées d’un liquide retiré des testicules frais de cobayes et de chiens », Comptes rendus hebdo­
madaires des séances et Mémoires de la Société de biologie, 9e série, I (1899), p. 415-419.
A l’aube d’une nouvellepsychia'rie dynamique 325

ment que la masturbation était l’une des principales causes de neurasthénie —


idée qui se retrouve jusque dans les premiers écrits de Freud.
Tandis que les médecins considéraient généralement la sexualité infantile
comme une anomalie assez rare, elle était depuis longtemps évidente aux yeux
des prêtres et des éducateurs. Le Père Debreyne, théologien et médecin, mention­
nait dans ses ouvrages la fréquence de la masturbation infantile et des jeux
sexuels entre jeunes enfants, mais aussi de la séduction de très jeunes enfants par
des nourrices ou des domestiques132. Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans et grand
éducateur, insistait sur la fréquence des jeux sexuels entre enfants et affirmait que
la plupart des enfants prenaient leurs « mauvaises habitudes » entre un et deux
ans133. Michelet, dans certains de ses ouvrages destinés à l’éducation populaire,
exposait brillamment des idées semblables. Dans Nos Fils, il mettait en garde les
parents contre les dangers de ce que nous appellerions aujourd’hui la sexualité
infantile et le complexe d’Œdipe134. Il cite, pour les approuver, les anciens textes
juifs recommandant au père de maintenir une certaine distance à l’égard de sa
fille, et les moralistes catholiques faisant la même recommandation à la mère à
l’égard de ses fils. Michelet affirme que la science moderne confirme la sagesse
de telles recommandations et montre que le garçon est un homme, presque dès sa
naissance : « S’il n’en a pas la puissance, il en a les instincts, comme des rêves de
vague sensualité. » Même au berceau l’enfant peut déjà être amoureux : que la
mère se montre donc vigilante à cet égard. Presque toujours l’enfant est jaloux de
ses frères et sœurs et de son père. Michelet décrit admirablement comment le
petit enfant feint de dormir pour surveiller d’autant mieux les conversations et les
intimités entre ses parents. Si la mère prend l’habitude d’accueillir l’enfant dans
son lit, un lien « magnétique » s’établit entre eux, source de graves dangers pour
l’avenir de l’enfant. Michelet met également en garde contre les attachements
incestueux entre frères et sœurs en bas âge. « J’ai vu souvent (au moins dans cinq
ou six familles estimées, et d’hommes connus), j’ai vu ces attachements pré­
coces, aveugles et excessifs, porter des fruits amers. » Comme tant de ses
contemporains, Michelet met en garde aussi contre les dangers de séduction de
jeunes enfants par des domestiques et contre ceux d’une préférence marquée de
la mère pour l’un de ses enfants. Les ouvrages de Michelet étaient très largement
lus et son exemple, comme celui de bon nombre de ses contemporains, montre
bien que « la pureté angélique du petit enfant » n’était nullement une conviction
générale135.

132. P.J.C. Debreyne, Essais sur la théologie morale considérée dans ses rapports avec la
physiologie et la médecine, Paris, Poussielgue-Rusand, 1844 ; Moechialogie. Traité sur les
péchés contre le sixième et le neuvième commandement du Décalogue, 2e éd., Paris, Pous­
sielgue-Rusand, 1846.
133. Mgr Dupanloup, De l’éducation, 3 vol., Paris, Douniol, 1866. Voir I, p. 86, III, p. 444-
460.
134. Jules Michelet, Nos Fils (1869), in Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1895, vol.
XXXI, p. 283-588.
135. La fréquence de la masturbation chez les enfants, et de son substitut, la succion du
pouce, était également connue des sexologues contemporains. Voir Hermann Rohleder, Vor-
lesunguen iiber Sexualtrieb und Sexualleben des Menschen, Berlin, Fischer, 1941. Albert
Fuchs, « Zwei Fàlle von sexueller Paradoxien », Jahrbuch filr Psychiatrie und Neurologie,
XXIII (1903), p. 206-213.
326 Histoire de la découverte de l’inconscient

L’étude médicale et psychiatrique des déviations sexuelles fit, elle aussi, des
progrès décisifs après 1880, mais cette étude n’était pas une nouveauté136. Depuis
des siècles, les spécialistes de théologie morale en avaient longuement traité :
ainsi Sanchez, au xvn® siècle, dans son De Sancto Matrimonii Sacramento,
énorme ouvrage impressionnant, dont bien des curés possédaient une version
abrégée137. Au xvin * siècle, un ouvrage d’Alphonse de Liguori connut une
audience encore plus large138. Du point de vue théologique du péché, Liguori fai­
sait une distinction entre les actes « conformes à la nature » comme le viol,
l’adultère, l’inceste, et les actes « contre-nature » comme la sodomie et la bestia­
lité. Il faisait par ailleurs une différence entre les actes « consommés » et les actes
« non consommés » (ceux-ci comportant toute une gamme allant des pensées
impures et des mots obscènes aux contacts physiques sans consommation effec­
tive). Cette classification fut élargie par le Père Debreyne qui, du fait qu’il était
également médecin, insista sur les aspects physiologiques et à ce titre pourrait
être considéré comme un des pionniers de la pathologie sexuelle.
Rémy de Gourmont disait que la pathologie sexuelle avait puisé à deux
sources principales : les ouvrages des théologiens catholiques et ceux des auteurs
pornographiques. Mais la littérature avait fini par aborder les questions sexuelles
d’une façon objective et non pornographique. Jean-Jacques Rousseau (1712-
1778) assurait, dans ses Confessions, fournir un compte rendu complet et sincère
des expériences les plus intimes de sa vie, y compris ses expériences sexuelles
concernant la masturbation, l’inhibition sexuelle, l’exhibitionnisme et le maso­
chisme moral. A une génération de là, Restif de La Bretonne (1734-1806) décri­
vit son fétichisme dans plusieurs de ses romans, en particulier dans Monsieur
Nicolas. Le marquis de Sade (1740-1814), issu d’une famille aristocratique fran­
çaise, était un psychopathe aux mœurs dissolues, mais à l’intelligence brillante,
qui, par suite de ses conflits avec la loi, passa quatorze années en prison et treize
années en asile139, n consacra ses loisirs forcés à écrire des romans qui passèrent
longtemps pour très ennuyeux. Récemment on a voulu voir en lui un génie pro­
fond et un grand pionnier en pathologie sexuelle. Il faut cependant se rappeler
qu’il avait passé son enfance et sa jeunesse chez son oncle, l’évêque de Sade,
homme riche et cultivé. Si le jeune Sade a lu les traités de théologie morale qu’il
pouvait trouver dans la riche bibliothèque de son oncle, il aura pu en tirer une
bonne partie de ses conceptions les plus originales relatives à la pathologie
sexuelle. Parmi les auteurs plus récents, Léopold von Sacher-Masoch (1836-
1895) décrivit ses propres tendances sexuelles anormales dans plusieurs romans,
surtout dans La Vénus à la fourrure140. Le héros de ce roman est assoiffé d’hu­
miliations de la part de la femme qu’il aime et se sent attiré de façon morbide par
ses fourrures.
En 1844, un médecin russe, Kaan, publia un traité en latin, Psychopathia
Sexualis, décrivant sommairement les transformations du nisus sexualis (instinct

136. L’histoire de la pathologie sexuelle a été exposée par Maurice Heine, Confessions et
observations psychosexuelles tirées de la littérature médicale, Paris, Crès, 1936, et Annemarie
Wettley, Von der « Psychopathia Sexualis » zur Sexualwissenschaft, Stuttgart, Enke, 1959.
137. Thomas Sanchez, De Sancto Matrimonii Sacramento, 3 vol., Anvers, 1607.
138. Alphonse de Liguori, in Œuvres, Paris, Vivès, 1877, IX, p. 217-223.
139. Gilbert Lely, Vie du marquis de Sade, 2 vol., Paris, Gallimard, 1957.
140. Léopold von Sacher-Masoch, Venus in Pelz, Dresde, Dohm, 1901.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 327

sexuel)141. Un psychiatre allemand, Jakob Christoph Santlus, élabora un système


de psychologie et de psychopathologie fondé sur une théorie des instincts142. La
tendance fondamentale à être (Seinstrieb) se répartit selon lui entre les compo­
santes animales et spirituelles de l’homme. D’où deux dynamismes fondamen­
taux : le dynamisme sexuel et le dynamisme spirituel. Ces deux dynamismes
évoluent chacun pour son propre compte, mais comportent aussi des interactions
rendant possibles des déviations dont Santlus décrit un certain nombre. Il sou­
ligne, entre autres, les relations entre les idées délirantes mystiques et les pulsions
sexuelles. En France, Pierre Moreau (de Tours) publia un traité classique sur les
déviations sexuelles143. En 1870 Westphal inaugurait l’étude psychiatrique
objective de l’homosexualité masculine qu’il appelait « sentiment sexuel
inversé »144. Mais le mérite d’avoir fondé la pathologie sexuelle scientifique
moderne revient au clinicien autrichien Richard von Krafft-Ebing (1840-1902),
déjà connu pour ses travaux de psychiatrie médico-légale. Il publia en 1886 sa
Psychopathia Sexualis, fondée sur de nombreuses observations d’individus
sexuellement anormaux. Son livre connut un vif succès et fut souvent réédité,
Krafft-Ebing en modifiant le contenu ainsi que ses classifications des déviations
sexuelles d’une édition à l’autre. C’est lui qui créa les termes de « sadisme » et de
« masochisme », le premier en souvenir du marquis de Sade pour désigner la
déviation sexuelle consistant à trouver du plaisir à infliger des souffrances phy­
siques au partenaire, le second en souvenir de Sacher-Masoch pour désigner le
plaisir sexuel déterminé, en idée ou en réalité, par des humiliations et des mau­
vais traitements infligés par une femme145. Contrairement à une idée répandue,
Krafft-Ebing ne parle pas de souffrance physique à cet égard : il dit même que les
masochistes ont horreur de l’idée de flagellation. Il voyait dans cette dernière une
conduite tout à fait différente et qui n’appartenait pas nécessairement à la patho­
logie sexuelle. La première classification de Krafft-Ebing distinguait quatre
classes d’anomalies sexuelles : absence de pulsion sexuelle ; renforcement
pathologique de la pulsion sexuelle ; date d’apparition anormale de la pulsion
sexuelle (soit trop tôt, soit trop tard dans la vie) ; perversions : sadisme, nécro­
philie et « sentiment sexuel inversé »146. Dans les éditions suivantes de Psycho­
pathia Sexualis, il modifia plusieurs fois cette classification pour retenir finale­
ment deux groupes principaux : le premier, les anomalies selon la fin (sadisme,
masochisme, fétichisme et exhibitionnisme), le second, les anomalies selon l’ob­
jet (homosexualité, pédophilie, zoophilie, gérontophilie et auto-érotisme).
Krafft-Ebing donna une impulsion puissante à la connaissance de la pathologie
sexuelle, et, après 1880, les études à ce sujet se multiplièrent, surtout en Alle­

141. Henricus Kaan, Psychopathia Sexualis, Lipsiae, Voss, 1844.


142. Dr. Santlus, Zur Psychologie der menschliench Triebe, Neuwied et Leipzig, Heuser,
1864.
143. Pierre Moreau (de Tours), Des aberrations du sens génésique, Paris, Asselin, 1880.
144. C. Westphal, « Die Contrare Sexualenjpfindung », Archivfur Psychiatrie, H (1870), p.
73-100.
145. Richard von Krafft-Ebing, « Beitrage zür Kenntnis des Masochismus », Arbeiten aus
dent Gesammtgebiet der Psychiatrie und Neuropathologie, Leipzig, Barth, 1897-1899, IV, p.
127-131.
146. Richard von Krafft-Ebing, « Über gewisse Anomalien des Geschlechtstriebes »,
Archiv flir Psychiatrie und Nervenkrankheiten, VII (1876-1877), p. 291-312.
328 Histoire de la découverte de l’inconscient

magne. En 1899, Magnus Hirschfeld fondait la première revue spécialisée, le


Jahrbuchfur sexuelle Zwischenstufen, et il fut le premier à établir une distinction
radicale entre l’homosexualité et le travestisme. Entre autres études, citons celles
d’Iwan Bloch, de Lôwenfeld, de Marcuse, de Moll et celles des ethnologues alle­
mands sur la psychopathologie sexuelle comparée. En France, Lasègue avait déjà
présenté la première étude psychiatrique sur l’exhibitionnisme en 1877147. Alfred
Binet créa le mot « fétichisme » et consacra une étude à cette déviation148. Un des
élèves de Charcot, Chambard, en 1881, parla pour la première fois de zones éro­
gènes, terme qui fut repris par Krafft-Ebing et qui devait trouver plus tard sa
place en psychanalyse149. En Angleterre, Havelock Ellis se fit surtout connaître
par sa grande compilation intitulée Études sur la psychologie sexuelle.
Les études de Krafft-Ebing et des autres suscitèrent un vif intérêt qui s’étendit
assez rapidement; à un large public qui, nous l’avons vu, disposait déjà d’un
grand nombre de romans traitant de questions sexuelles. Contrairement à la
légende assez répandue de nos jours qui voudrait nous faire croire que cette
époque se caractérisait par un obscurantisme sexuel, il n’existait alors, du moins
sur le continent européen, aucune entrave à la publication, à la diffusion et à la
lecture de ces ouvrages ; c’est à cette époque aussi qu’apparurent un peu partout
des ouvrages populaires sur la sexualité. En Allemagne, par exemple, un livre de
Bôlsche, La Vie amoureuse dans la nature, décrivant en détail l’infinie variété
des processus de reproduction à travers le règne animal, fut un succès de librai­
rie150. Des critiques s’élevèrent, il est vrai, contre cet afflux de littérature
sexuelle, mais la véritable signification de ces critiques est souvent méconnue de
nos jours. Moritz Benedikt rapporte que, lors de la publication de la Psychopa-
thia Sexualis de Krafft-Ebing, il lui fallut intervenir auprès de la commission de
la British Medico-Psychological Association pour qu’elle n’exclue pas Krafft-
Ebing, qu’elle avait élu membre honoraire de l’Association151. Ce qu’on repro­
chait à Krafft-Ebing, ce n’était pas d’avoir publié son ouvrage, c’était de l’avoir
laissé vendre à tous sans discrimination. Benedikt écrivait : « De nos jours les
élèves des lycées de filles sont mieux informées des perversions sexuelles que
nous ne l’étions nous-mêmes comme jeunes médecins. » Benedikt ajoute que
Mantegazza, professeur italien qui avait publié lui aussi un livre de sexologie à
grand succès traduit en plusieurs langues, se justifiait en disant qu’il lui fallait
bien trouver d’autres sources de revenus, vu la modicité de sa rémunération de
professeur. Assurément, il a été difficile dès le début de faire le partage entre la
vulgarisation scientifique et la pornographie. Moritz Benedikt et d’autres repro­
chaient en outre aux nouveaux « sexologues » d’avoir donné naissance à une
sorte de « romantisation » de la perversion sexuelle. Alors que dans le passé les
déviants sexuels étaient pour ainsi dire mis hors la loi, on les décrivait souvent
maintenant comme des infortunés subissant des souffrances inouïes. A cet égard

147. Ernest-Charles Lasègue, « Les exhibitionnistes », Union médicale (mai 1877), cité par
R. Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis, Stuttgart, Enke, 1893, p. 380.
148. Alfred Binet, « Le fétichisme dans l’amour », Revue philosophique, XII (1877), II, p.
143-167.
149. Ernest Chambard, Du somnambulisme en général, thèse méd. (Paris, 1881), n’ 78,
Paris, Parent, 1881, p 55-65.
150. Wilhelm Bôlsche, Dos Liebesleben in derNatur, 3 vol., léna, Diederichs, 1898-1902.
151. Moritz Benedikt, Aus meinem Leben, Erinnerungen und Erorterungen, op. cit.,p. 163.
A l’aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 329

également, le partage n’était pas toujours net entre les écrits des psychiatres pro­
fessionnels et ceux de déviants sexuels essayant de défendre leur cause.
On discutait beaucoup à cette époque du caractère inné ou acquis de ces dévia­
tions sexuelles. On note, là encore, une différence de perspective selon le champ
d’activité des intéressés. Pour les éducateurs, le problème était simple : ils
voyaient dans l’homosexualité la conséquence quasi naturelle de certaines cir­
constances défavorables marquant les adolescents et les jeunes gens. H en était de
même dans l’armée, la marine et les prisons. Krafft-Ebing, expert médico-légal,
qui avait eu l’occasion d’étudier les cas les plus graves d’anomalies sexuelles
soumis aux tribunaux et qui avait été influencé par la théorie de la dégénéres­
cence de Morel et Magnan, était porté à attribuer les perversions sexuelles les
plus graves à un facteur constitutionnel. Au début, bien des psychiatres partagè­
rent cette opinion ; mais l’idée que des causes psychologiques pouvaient être à
l’origine des perversions sexuelles faisait progressivement son chemin. On fit
remonter l’origine de maintes perversions à un événement particulier de l’en­
fance. Rousseau avait déjà raconté comment une fessée qu’il avait reçue d’une
jeune femme à l’âge de 8 ans avait été le point de départ de ses anomalies
sexuelles. Binet, sans dénier tout rôle à une prédisposition congénitale, relevait
dans l’histoire de ses fétichistes certains événements qui avaient donné à la per­
version sa forme caractéristique. En 1894, Féré rapporta l’histoire de deux
femmes qui, dans leur première enfance, avaient été l’objet d’attouchements
sexuels de la part de domestiques, sans conséquences immédiates, mais chez qui
était apparue ultérieurement, à la suite d’événements épuisants, une déviation
sexuelle152. Féré pensait que la séduction sexuelle exercée sur de jeunes enfants
pouvait avoir les mêmes effets. En 1901, Moll dénonça le danger des châtiments
corporels infligés à de jeunes enfants, estimant qu’ils pouvaient devenir source
de stimulation sexuelle chez le maître, chez les condisciples assistant au châti­
ment, et surtout chez l’enfant puni sur qui cette expérience pouvait exercer une
influence durable153.
Theodor Meynert affirmait que certaines situations vécues dans la petite
enfance pouvaient engendrer plus tard des déviations sexuelles154. Son expé­
rience clinique, dit-il, l’avait conduit à admettre que l’homosexualité avait tou­
jours une origine acquise. A titre d’exemple, il rapporte l’histoire d’un homme
incliné à l’homosexualité et dont la mère, jeune veuve, avait souvent invité de
jeunes garçons de l’âge de son fils pour lui tenir compagnie, tout en laissant
paraître ses propres sentiments érotiques à leur égard. Il lui suffisait dès lors de
suivre l’exemple de sa mère pour se sentir attiré par son propre sexe. Meynert
rapporte aussi l’histoire d’un nécrophile dont la déviation remontait à son travail
dans une morgue où il avait éprouvé sa première excitation sexuelle à la vue de
cadavres de femmes nues.
L’idée s’imposa de plus en plus que les troubles sexuels pouvaient avoir leur
source dans des causes psychologiques inconscientes remontant à l’enfance. Dal-

152. Charles Féré, « Contributions à l’histoire du choc moral chez les enfants », Bulletin de
la Société de médecine mentale de Belgique, LXXIV (1894), p. 333-340.
153. Albert Moll, « Über eine wenigbeachtete Gefahr der Prügelstrafe bei Kindem », Zeits­
chriftfur Psychologie und Pathologie, 111(1901), p. 215-219.
154. Theodor Meynert, Klinische Vorlesungen über Psychiatrie auf wissenschaftlichen
Grundlagen, Vienne, Braunmüller, 1889-1890, p. 185.
330 Histoire de la découverte de l’inconscient

lemagne parla de poussées génitales inconscientes survenant vers l’âge de 5 ou


6 ans, et qui servent plus tard de substratum à nos sentiments et à nos voûtions155.
Ribot proposa, en 1896, une classification des troubles sexuels en fonction de
leur origine : causes anatomiques et physiologiques ; causes d’ordre sociolo­
gique (internats, prisons, casernes, navires au long cours) ; causes psycholo­
giques inconscientes du type de celles décrites par Dallemagne, expressions
d’une sous-personnalité inconsciente influençant la personnalité consciente ;
causes psychologiques conscientes (l’imagination construisant un thème éro­
tique, un peu comme elle le ferait d’un thème artistique ou scientifique)156.
L’hypothèse d’une psychogenèse des perversions sexuelles conduisit tout
naturellement à des tentatives de traitement psychothérapique. Tel fut le cas d’un
patient de Charcot et Magnan qui, à l’âge de 6 ans, avait vu des soldats se mas­
turber et qui depuis lors n’était excité qu’à la seule vue des hommes, sans mani­
fester aucun intérêt pour les femmes157. Le traitement consista à substituer
l’image d’une femme nue à celle d’un homme nu, et, au bout de quelques mois,
le patient fut capable de relations satisfaisantes avec une femme. Vingt ans plus
tard, Magnan publia une catamnèse de ce cas : le patient avait acquis la convic­
tion que son « obsession » n’était pas invincible et après s’être longuement
efforcé de créer des associations nouvelles, hétérosexuelle, il fut capable de se
marier sans jamais retomber dans ses anciennes habitudes158.
Entre 1880 et 1900, on s’intéressa de plus en plus aux manifestations dégui­
sées de l’instinct sexuel, celles auxquelles Ideler, Neumann, Sar"us et d’autres
s’étaient déjà intéressés. Le rôle joué par l’instinct sexuel dans l’hystérie semblait
aller de soi pour la plupart des médecins jusqu’à Briquet qui, nous l’avons vu, le
niait expressément dans son manuel de 1859. Après lui, les opinions à ce sujet
furent assez partagées. Nous pouvons observer à ce propos une de ces dissocia­
tions curieuses dont l’histoire de la science nous fournit tant d’exemples : tandis
que la plupart des neurologues se ralliaient aux vues de Briquet et de Charcot, les
gynécologues continuaient à admettre la psychogenèse sexuelle de l’hystérie.
Nous avons vu au chapitre m comment le gynécologue américain A.F.A. King,
après avoir adopté la théorie de Binet de la double personnalité des hystériques,
avait défini ces deux personnalités comme le « moi reproducteur » et le « moi
autoconservateur »159. Si une femme décide de dire « non » aux exigences des
fonctions reproductrices, l’hystérie risque fort de se manifester, à moins que son
besoin d’activité soit entièrement absorbé par la lutte pour la vie. Parmi les neu­
rologues, cependant, Moritz Benedikt n’accepta pas la théorie de Briquet : il
affirma en 1864 que l’hystérie résultait de troubles sexuels fonctionnels et non

155. J. Dallemagne, Dégénérés et déséquilibrés, Bruxelles, H. Lamertin, 1894, p. 525-527.


156. Théodule Ribot, La Psychologie des sentiments, Paris, Alcan, 1896, p. 253-255, p.
527.
157. J. M. Charcot et V. Magnan, « Inversion du sens génital », Archives de neurologie, III
(1882), p. 53-60, IV, p. 296-322.
158. V. Magnan, « Inversion sexuelle et pathologie mentale », Bulletin de l’Académie de
médecine, LXX (1913), p. 226-229.
159. A.F.A. King, «Hysteria», The American Journal of Obstetrics, XXIV, n°5, (mai
1891), p. 513-532.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 331

pas physiques160. En 1868, il étaya cette théorie d’observations cliniques sur les
rapports entre l’hystérie et les troubles de la libido (ainsi qu’il l’appelait) en
publiant quatre cas d’hystérie masculine qu’il attribuait à de mauvais traitements
subis dans l’enfance, et qu’il estimait justiciables d’une psychothérapie161. En
1891 et dans les années suivantes, il décrivit ce qu’il appelait la « seconde vie »,
affirmant l’existence et l’importance d’une vie secrète chez bien des gens, en par­
ticulier chez les femmes, et soulignant le rôle pathogène d’un secret qui, selon
lui, concernait presque toujours tel ou tel aspect de la vie sexuelle du patient162.
Benedikt donnait des exemples d’états hystériques graves rapidement guéris par
la confession de ces secrets pathogènes, ce qui procurait au patient la possibilité
de régler ensuite tous ses problèmes.
Quant à l’autre forme de névrose alors très répandue, la neurasthénie, la plu­
part des spécialistes l’attribuaient encore habituellement à la masturbation, mais
on pensa aussi de plus en plus à d’autres causes sexuelles, en particulier au coïtus
interruptus163. Alexander Peyer, médecin de Zurich, citait une douzaine d’auteurs
qui partageaient cette opinion avec lui. Peyer attribuait également une variété
d’asthme à divers troubles de la sphère sexuelle, en particulier, à nouveau au coï­
tus interruptus164.
On discutait aussi fréquemment des différentes réactions susceptibles de se
manifester quand les instincts sexuels ne trouvaient pas à se satisfaire — outre les
manifestations psychotiques et névrotiques classiques. Le criminologue autri­
chien Hanns Gross s’intéressa particulièrement à ce problème, parce qu’il pensait
que l’instinct sexuel frustré pouvait, dans certaines circonstances, devenir le
point de départ d’actes criminels et que les enquêteurs judiciaires devaient donc
être informés des divers masques sous lesquels pouvait se cacher la sexualité165.
L’un d’eux, disait-il, est la fausse piété ; un autre est l’ennui, c’est-à-dire un vide
intérieur que la vie, même la plus active, est incapable de remplir. Il en décrivait
un troisième, la « vanité morbide », et un quatrième, le ressentiment. On discutait
aussi beaucoup pour savoir si l’abstinence sexuelle pouvait être nocive. La plu­
part des auteurs pensaient qu’elle l’était. Krafft-Ebing, cependant, était l’un des
rares à penser que l’abstinence sexuelle n’était nocive que lorsque les individus
étaient prédisposés : ses effets pouvaient alors aller de la simple agitation ou de
l’insomnie à de véritables hallucinations166.
On discutait tout autant des métamorphoses normales ou supérieures de l’ins­
tinct sexuel. Chose curieuse, Gall, promoteur d’une psychologie fondée sur
l’étude des instincts, n’en rejetait pas moins cette idée, s’exclamant : « Qui ose­

160. Moritz Benedikt, « Beobachtung über Hystérie », Reprint de Zeitschriftflirpraktische


Heilkunde (1864).
161. Moritz Benedikt, Elektrotherapie, Vienne, Tendler, 1868, p. 413-445.
162. Moritz Benedikt, « Second Life. Das Seelenbinnenleben des gesunden und kranken
Menschen », Wiener Klinik, XX (1894), p. 127-138.
163. Alexander Peyer, Der unvollstandige Beischlaf (Congressus Interruptus, Onanismus
Conjugalis) und seine Folgen beim miinnlichen Geschlecht, Stuttgart, Enke, 1890.
164. Alexander Peyer, Asthma und Geschlechtskrankheiten (Asthma sexuale), Berline Kli­
nik, Sammlung klinischer Vortrage, n° 9, Berlin, Fischer, 1889.
165. Hanns Gross, Criminalpsychologie, Graz, Langsehner und Lubensky, 1898.
166. Richard von Krafft-Ebing, « Über Neurosen und Psychosen durch sexuelle Absti-
nenz », Jahrbuch fur Psychiatrie, VIII (1889), p. 1-6.
332 Histoire de la découverte de l’inconscient

rait faire dériver la poésie, la musique et les arts graphiques d’un état des organes
de la génération ? »167. Ostwald, dans ses biographies de grands savants, souli­
gnait que leur vie amoureuse n’avait eu que fort peu d’importance et n’avait
exercé aucune influence sur leurs découvertes168. Mais Metchnikoff, suivi par la
majorité des auteurs, croyait en l’importance de la sexualité sur la créativité des
génies et avait réuni de nombreux documents à ce sujet169.
Certains allèrent même plus loin, attribuant une origine sexuelle au sentiment
du beau. Espinas présente une théorie du sentiment esthétique issu de la compé­
tition entre les mâles pour séduire les femelles, recourant au plumage, au chant et
aux danses, et des efforts des femelles cherchant à se rendre séduisantes pour les
mâles170. Nietzsche écrivait que « chaque forme de beauté incite à la reproduc­
tion — c’est là son effet spécifique depuis la plus basse sensualité jusqu’à la plus
haute spiritualité »171. Steinthal estimait qu’au cours de son ascension depuis le
monde animal, l’homme avait vu une partie de son instinct sexuel transformée en
sens de la beauté172. Moebius proclamait que tout ce que nous trouvons beau dans
la nature dérive de l’instinct sexuel et que le sentiment esthétique lui-même est
directement en rapport avec lui173. Santayana affirmait que l’instinct sexuel irra­
diait jusque dans la religion, la philanthropie, l’amour de la nature et des ani­
maux, ainsi que dans le sentiment esthétique174. Naumann disait que « la vie
sexuelle est la source primitive et toute-puissante de toute activité esthétique
comme de tout plaisir »175. Yijô Him, plus modéré, voyait dans l’instinct sexuel
l’un des quatre facteurs fondamentaux à l’origine de l’art et attribuait à l’érotisme
une fonction de sélection dans l’évolution et de stimulant affectif176. Rémy de
Gourmont estimait que ni les hommes ni les femmes n’étaient beaux en eux-
mêmes, la femme encore moins que l’homme. Si le corps féminin était devenu
l’incarnation de la beauté, c’était par suite d’une illusion sexuelle de l’homme177.
Bref, cette idée de l’origine sexuelle du sentiment de beauté se retrouvait un peu
partout et s’accordait parfaitement à l’esprit général de l’époque.
On entreprit aussi, à cette même époque, d’étudier les étapes de l’évolution de
l’instinct sexuel, dans l’histoire de l’espèce humaine et dans la vie de l’individu.
En 1894, Dessoir décrivit l’évolution de l’instinct sexuel chez les jeunes. Ils
passent, dit-il, par une phase d’indifférenciation, suivie d’une phase de différen­
ciation les conduisant soit normalement à l’hétérosexualité, soit anormalement à

167. J.-F. Gall, Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, Paris,
Baillière, 1925, III.
168. Wilhelm Ostwald, Grosse Marner, Leipzig, Akademische Verlagsgesellschaft, 1909.
169. Elie Metchnikoff, Souvenirs. Recueils d’articles autobiographiques, Moscou, Édi­
tions en langue étrangère, 1959, p. 261.
170. Alfred Espinas, Des sociétés animales, Paris, Baillière, 1877.
171. Friedrich Nietzsche, Gotzendammerung, X, 22.
172. H. Steinthal, Einleitung in die Psychologie und Sprachwissenschaft, 2, Aufl. I, Berlin,
Dümmler, 1881, p. 351-353.
173. P.J. Moebius, Über Schopenhauer, Leipzig, J.A. Barth, 1899, p. 204-205.
174. George Santayana, The Sense ofBeauty, New York, C. Scribner’s Sons, 1896, p. 57-
60.
175. Gustav Naumann, Geschlecht und Kunst, Leipzig, Haessel, 1899.
176. Yrjô Him, Origins ofArt, Londres, Macmillan Co., 1900.
177. Rémy de Gourmont, « La dissociation des idées », réédité dans La Culture des idées,
Paris, Mercure de France, 1900, p. 98-100.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 333

l’homosexualité. Des perturbations dans ce processus de différenciation peuvent


mener à des anomalies sexuelles, mais le sentiment sexuel peut aussi en rester à
une étape tellement « embryonnaire » que l’individu ne fait aucune discrimina­
tion sexuelle et qu’il peut se sentir attiré par tout corps vivant chaud, y compris
celui d’un animal. Il convient de faire la différence entre les homosexuels authen­
tiques et ceux qui en sont restés à une phase d’indifférenciation, qui peuvent se
sentir attirés par l’un et l’autre sexe. Albert Moll, dans Recherches sur la libido
sexuelle™, reprit l’idée de Dessoir d’une phase d’indifférenciation sexuelle
avant la puberté, précédant la phase de différenciation178 179. Soit dit en passant, le
mot « libido » avait souvent été employé auparavant par certains médecins qui
affectionnaient l’emploi de mots latins. Pour eux il signifiait simplement le désir
sexuel. Meynert180 l’utilisa occasionnellement, Benedikt181 et Krafft-Ebing182,
bien plus fréquemment, et des auteurs moins connus, tels Effertz183 et Eulen-
burg184, l’utilisaient très couramment. C’est Moll qui lui conféra, semble-t-il, sa
signification plus large d’instinct sexuel dans son sens évolutif. Freud se réfère
d’ailleurs à Moll à cet égard.
En 1886, le philosophe français Arréat émettait l’opinion que l’instinct sexuel
pourrait n’être qu’une composante d’un instinct plus général, tout comme l’acte
sexuel n’est qu’un moment de l’instinct sexuel lui-même185. Dans un couple
marié, autour d’un noyau de pure sexualité, se crée un halo d’amour conjugal
plus large qui reste imprégné, néanmoins, de sentiments sexuels. L’amour des
parents pour leurs enfants comporte plus qu’un amour strictement parental : le
père est jaloux de sa fille, plus souvent même que la mère n’est jalouse de son fils.
Le sentiment inverse se retrouve déjà chez l’enfant, dans l’avidité sensuelle avec
laquelle le nourrisson tète sa mère ou les jeunes enfants embrassent leurs parents.
Arréat rapporte le cas d’une fillette de 6 à 7 ans qui se roulait dans le linge sale
que son père absent envoyait à la maison pour être lavé, en disant : « Ça sent
papa ! » Il cite aussi Perez et bien d’autres sur le rôle de la sexualité dans les
expressions affectives de jeunes frères et sœurs. Le geste le plus banal de poli­
tesse (surtout de la part d’un homme à l’égard d’une jeune femme) et de « pure
amitié » comporte toujours une nuance sexuelle. L’instinct sexuel contribue
énormément, dit-il, à développer les sentiments sociaux. Dans ce contexte, on
pourrait voir dans les anomalies sexuelles un arrêt du développement, au sens de
Lombroso.

178. AlbertMoll, Untersuchungen über die Libido Sexualis, Berlin, Komfeld, 1898.
179. Max Dessoir, « Zur Psychologie der Vita Sexualis », Allgemeine Zeitschrift fur Psy­
chiatrie, L (1894), p. 941-975.
180. Theodor Meynert, Klinische Vorlesungen über Psychiatrie auf wissenschqftlichen
Grundlagen, op. cit., p. 195.
181. Moritz Benedikt, Elektrotherapie, op. cit. Le mot « libido » revient neuf fois dans les
pages 448 à 454.
182. Richard von Krafft-Ebing, « Über Neurosen und Psychosen durch sexuelle Absti-
nenz », loc. cit. Le mot « libido » revient trois fois dans les pages 1 à 6.
183. Otto Effertz, Über Neurasthénie, New York, 1894.
184. Albert Eulenburg, Sexuale Neuropathie, génitale Neurosen und Neuropsychosen der
Manner und Frauen, Leipzig, Vogel, 1895.
185. Lucien Arréat, « Sexualité et altruisme », Revue philosophique, XXII (1886), II, p.
620-632.
334 Histoire de la découverte de l’inconscient

De ce qui précède il ressort qu’aux environs de 1900 la psychologie et la psy­


chopathologie sexuelles étaient en plein développement depuis une vingtaine
d’années et avaient fait de nombreuses acquisitions que la nouvelle science de la
sexologie cherchait à synthétiser.

L’étude des rêves

En raison de l’importance que la théorie et l’interprétation des rêves devaient


prendre dans la psychologie dynamique, il convient de s’enquérir de leur évolu­
tion entre 1880 et 1900. Cette période décisive donna lieu, en effet, à de nom­
breuses recherches sur les rêves. Mais pour en comprendre la signification, il
nous faut revenir quelques décennies en arrière.
Nous nous souvenons que le Romantisme accordait une très grande impor­
tance aux rêves, que presque tous les romantiques avaient, soit une théorie
complète à ce sujet, soit à tout le moins des idées dispersées dans leurs œuvres et
que la plupart de ces auteurs insistaient sur le processus créateur dont témoignent
les rêves. Ennemoser186 disait que « l’essence du rêve est une vie potentielle d’un
génie ». Troxler187 allait jusqu’à dire que le rêve était un processus plus fonda­
mental que l’état de veille, voulant exprimer par là, semble-t-il, que le processus
onirique sous-jacent à la vie consciente est un processus continu dont nous ne
prenons conscience qu’à travers nos rêves nocturnes. La conception romantique
des rêves trouve son expression la plus achevée chez von Schubert dont nous
avons brièvement résumé les idées au chapitre rv.
Après le déclin du Romantisme, l’ère du positivisme conduisit à ne voir dans
les rêves qu’un sous-produit insignifiant de l’activité cérébrale automatique et
désordonnée durant le sommeil. C’est à cette époque, pourtant, que parurent les
travaux de trois grands pionniers de l’exploration des rêves — ceux de Schemer,
de Maury et de Hervey de Saint-Denys. Ces travaux jouèrent un rôle fondamental
dans l’élaboration ultérieure d’une théorie du rêve entre 1880 et 1900 et même,
plus tard encore, dans les théories du rêve de Freud et de Jung.
Ceux qui proposaient d’étudier les rêves mirent progressivement au point un
ensemble de techniques d’investigation, fondées sur l’observation, l’expérimen­
tation et la direction volontaire des rêves ; on s’aperçut que l’observation était
possible, soit lors de l’endormissement, soit à la faveur du réveil, provoqué ou
spontané. Après s’être éveillé il convient de rester dans le silence et le calme,
cherchant à se rappeler son rêve et prêt à le consigner immédiatement par écrit.
Hervey de Saint-Denys ne se contente pas d’écrire ses rêves, mais s’efforce de les
dessiner. Ceux qui s’intéressent ainsi aux rêves notent qu’ils peuvent facilement
s’entraîner à s’en souvenir parfaitement. Maury inaugura la méthode de produc­
tion expérimentale de rêves et Hervey de Saint-Denys celle de leur direction
volontaire.

186. Joseph Ennemoser, « Das Wesen des Traumes ist ein potentielles Geniusleben », in
Der Magnetismus im Verhaltnis zur Natur und Religion, Stuttgart et Tübingen, Cotta, 1842, p.
335-336.
187. Ignaz Troxler, Blicke in das Wesen des Menschen, Aarau, Sauerlander, 1812.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 335

Le livre de Schemef, La Vie du rêve, parut en 1861, unique volume d’une série
de huit projetée, qui devaient rendre compte de huit découvertes concernant la
vie psychique188. Ce livre n’a jamais été très populaire. Certains lui reprochaient
le caractère romantique de son introduction sur l’âme qui se révèle dans les rêves
« comme un amant à sa bien-aimée ». D’autres étaient rebutés par la sécheresse
du texte et par une propension, qui leur semble excessive, pour la classification.
Ajoutons qu’il s’agit d’un ouvrage très condensé, de surcroît très difficile à trou­
ver, et l’on comprendra qu’il soit si rarement lu de nos jours. Schemer commence
son investigation par ce que nous appellerions aujourd’hui une phénoménologie
des rêves. Dans les rêves, dit-il, la lumière exprime la pensée claire et la vigueur
de la volonté, tandis que le clair-obscur exprime des sentiments imprécis. Il
décrit aussi les différentes étapes que connaît le rêve, lors de l’endormissement,
du sommeil profond et de l’éveil. En ce qui concerne l’organisation interne du
rêve, il distingue la décentralisation (que nous appellerions aujourd’hui dissolu­
tion ou régression) et les manifestations positives de l’imagination onirique. Son
idée essentielle, c’est que l’activité psychique s’exprime directement en un lan­
gage symbolique, d’où la possibilité d’interpréter les rêves. Il propose un sys­
tème d’interprétation fondé sur une théorie assez plausible, résultat d’observa­
tions objectives prolongées.
Certains de ces symboles sont déterminés par une stimulation mentale,
d’autres par une stimulation corporelle. Les sentiments religieux s’expriment
sous forme de révélations octroyées par un maître respecté, les impressions intel­
lectuelles sous forme de discussion entre égaux, la sensation de vitalité amoin­
drie sous forme de vision d’un malade, etc. Schemer consacre une bonne partie
de son livre à analyser les symboles jaillis de sensations corporelles. Certains
symboles correspondent à tel organe déterminé ; ils ne sont pas arbitraires, mais
sont découverts par expérience. Schemer étudia la corrélation entre les rêves et
les maladies organiques du rêveur ou les modifications fonctionnelles lors de
l’éveil. Il découvrit, par exemple, que des rêves de vol exprimaient un hyper-
fonctionnement des poumons ; des rêves de trafic intense dans les mes expri­
maient parfois des modifications cardiaques ou circulatoires. Selon Schemer, il
est un symbole onirique fondamental : l’image d’une maison, expression sym­
bolique du corps humain, les différentes parties de la maison représentant autant
de parties du corps ; il rapporte l’histoire d’une femme qui s’était couchée avec
de violents maux de tête et qui rêva qu’elle était dans une pièce dont le plafond
était couvert de toiles d’araignée qui grouillaient de grosses araignées
répugnantes.
Schemer consacre une douzaine de pages aux symboles se rapportant aux
organes sexuels. Il cite, à titre de symboles masculins, les hautes tours, les
pipeaux, les clarinettes, les couteaux et les armes pointues, les chevaux en pleine
course et les oiseaux voletant pris en chasse ; parmi les symboles sexuels fémi­
nins il note une cour étroite et une montée d’escalier.

188. Karl Albert Schemer, Das Leben des Traums, Berlin, Heinrich Schindler, 1861.
336 Histoire de la découverte de l’inconscient

Après Schemer, plusieurs auteurs, se référant ou non à lui, décrivirent les


mêmes symboles se rapportant aux mêmes parties du corps189. Dans son interpré­
tation des symboles sexuels, Freud lui-même se réfère à Schemer, mais les sym­
boles de Freud sont des unités de signification plus abstraites et indépendantes
des conditions physiologiques. Le livre de Schemer donna aussi Heu à des pro­
longements assez inattendus. Friedrich Theodor Vischer établit un parallélisme
entre le symbolisme, mis en lumière par Schemer, et le symbolisme architectural
des temples de l’ancienne Égypte et de l’Inde, qui semblent avoir été conçus
comme des représentations symboliques du corps humain. Récemment encore le
temple de Louqsor a été l’objet de spéculations semblables190. Les idées de
Schemer furent aussi le point de départ d’une nouvelle conception de l’esthé­
tique, exprimée d’abord par Robert Vischer, puis développée par Friedrich Theo­
dor Vischer191. Nous avons tendance à projeter (hineinversetzeri) nos sensations
corporelles sur des choses, ainsi qu’en témoignent certaines expressions (par
exemple, un « arbre nain »), à l’état de veille aussi bien que dans les rêves. L’em­
pathie (Einfühlung) artistique repose sur une impulsion obscure à nous unir à
d’autres êtres (en langage moderne nous parlerions de projection de notre image
corporelle sur d’autres êtres ou représentations).
L’ouvrage classique de Maury, Le Sommeil et les rêves, parut la même année
que celui de Schemer, mais à la différence de ce dernier il fut souvent réédité192.
Maury se livra à des expériences sur lui-même, recourant à deux méthodes d’ex­
ploration des rêves. Il s’entraîna d’abord à consigner ses rêves par écrit dès son
réveil, s’attachant à noter toutes les circonstances susceptibles d’avoir entraîné
tel rêve. Il fut frappé par la grande sensibilité de ses rêves à tout changement de
régime alimentaire ou de conditions atmosphériques. Il crut aussi observer que
les hallucinations hypnagogiques fournissaient l’« embryogenèse » des rêves
nocturnes. Son autre méthode consista à faire des expériences de stimulation sen­
sorielle. Son assistant lui faisait par exemple respirer un parfum pendant son
sommeil, et Maury rêvait qu’il était au Caire, dans la boutique d’un marchand de
parfums. Son assistant faisait du bruit avec des instruments métalliques, et Maury
rêvait qu’il entendait le tocsin annonçant qu’une révolution venait d’éclater.
Maury comprit que la stimulation sensorielle ne rendait pas compte de la plu­
part des rêves. Ses observations prolongées et les notes détaillées de ses rêves le
conduisirent à réduire la part de l’imagination et de la créativité dans les rêves. Il
comprit que la plupart des choses qu’il croyait avoir imaginées dans ses rêves
n’étaient que des souvenirs oubliés, remontant parfois à sa première enfance.
Maury pensait aussi que la rapidité des rêves devait dépasser largement ceHe de
la pensée à l’état de veille.

189. Des « rêves cardiaques », avec des symboles semblables à ceux de Schemer, se
retrouvent, par exemple, chez F.J. Soesman, « Rêves organo-génésiques », Annales médico-
psychologiques, LXXXVI (1928) (II), p. 64-67 ; Jean Piaget, La Formation du symbole chez
l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1959, p. 213 ; Marcel Deat, « L’interprétation du
rythme du cœur dans certains rêves », Journal de psychologie, XVIII (1921), p. 555-557.
190. R.A. Schwaller de Lubies, Le Temple de l’homme, Apet du Sud à Louqsor, 3 vol.,
Paris, Caractères, 1958.
191. Robert Vischer, Über das optische Formgefühl, Leipzig, Credner, 1873.
192. Alfred Maury, Le Sommeil et les rêves, Paris, Didier, 1861 ; éd. revue et augmentée,
1878.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 337

L’ouvrage de Maury inaugura l’étude de la stimulation expérimentale des


rêves. John Mourly Vold, en Norvège, entreprit des expériences sur lui-même et
sur ses étudiants : en liant les membres, il induisait des rêves de mouvement (le
rêveur se voyait bouger lui-même ou voyait bouger quelqu’un d’autre)193.
Notons en passant que cette observation servit de base théorique au concept de
« réponses kinesthésiques » de Hermann Rorschach dans son test des taches
d’encre. Santé de Sanctis critiqua les expériences de Maury en faisant valoir que
le simple fait de s’attendre à avoir des rêves d’un certain genre suffisait à provo­
quer des rêves aptes à confirmer la théorie du rêveur-expérimentateur—critique
qui s’appliquait à tous ceux qui se livraient à des expériences sur les rêves194.
Le troisième grand pionnier de la psychologie des rêves fut le marquis Hervey
de Saint-Denys (1823-1892), professeur de langue et de littérature chinoises au
Collège de France. Son livre, Les Rêves et les moyens de les diriger, qu’il publia
anonymement en 1867, est une des études les plus complètes et les plus minu­
tieuses qu’un auteur ait jamais publiée sur ses propres rêves195. C’est aussi un des
livres les plus cités, mais les moins lus, parce qu’il est devenu extrêmement rare.
Freud notait qu’il n’avait jamais réussi à s’en procurer un exemplaire. Cette
rareté est d’autant plus regrettable qu’il s’agit des résultats de toute une vie d’ex­
ploration des rêves menée à bien par un auteur qui ouvrait de nouvelles voies que
peu d’hommes ont été capables de suivre.
Dans la première partie, Hervey de Saint-Denys raconte comment, à l’âge de
13 ans, il eut l’idée de reproduire un rêve curieux qu’il avait fait la nuit précé­
dente. Il fut assez content du résultat et commença un album dans lequel il consi­
gna tous ses rêves. Il nota qu’il était de plus en plus à même de s’en souvenir, si
bien qu’au bout de six mois il n’en oubliait pratiquement plus aucun. Mais il finit
par être si absorbé par cette entreprise qu’il n’était plus capable de penser à autre
chose et qu’il en eut des maux de tête — aussi dut-il y renoncer pendant quelque
temps. Il s’y remit par la suite et continua à noter et à reproduire ses rêves tout au
long des vingt années suivantes. Il dit n’avoir jamais omis de noter un seul rêve
durant toute cette période, remplissant ainsi 22 cahiers de notes avec ses rêves de
1 946 nuits. Hervey décrit les étapes successives de l’entraînement auquel il se
livra pour parvenir à diriger ses rêves. D’abord, quelques mois après le début de
son exploration, il était devenu conscient qu’il était en train de rêver. Puis il fut
capable de se réveiller à volonté pour noter ses rêves intéressants. Plus tard
encore, il fut capable de se concentrer à volonté sur telle partie du rêve qu’il sou­
haitait explorer plus profondément. Enfin il fut capable de diriger au moins une
partie de ses rêves, tout en reconnaissant certaines limites à cette maîtrise. Pour
donner un seul exemple, Hervey souhaitait rêver de sa propre mort et dirigea son
rêve de façon à se trouver au sommet d’une tour d’où il se jetterait — mais il se

193. John Mourly Vold, « Einige Expérimente über Gesichtssbilder im Traume », Dritter
Intemationaler Kongress fiir Psychologie in München (1896), Munich, J.F. Lehmann, 1897 ;
Über den Traum. Experimental-psychologische Untersuchungen, O. Klemm éd., Leipzig,
Barth, 2 vol., 1910-1912, p. 338.
194. Santé de Sanctis, Die Traume, Medizin-psychologische Untersuchung, trad. de l’ita­
lien, Halle, Marhold, 1901.
195. Marie-Jean-Léon Hervey de Saint-Denys, Les Rêves et les moyens de les diriger, Paris,
Amyot, 1867.
338 Histoire de la découverte de l’inconscient

trouva rêvant qu’il était dans la foule des spectateurs regardant un homme qui
venait de se jeter du sommet d’une tour.
Dans la seconde partie de son ouvrage, Hervey se livre à un examen critique
des théories du rêve antérieures, tout en présentant un matériel important issu de
sa propre expérience. Il se demande d’abord d’où viennent les images des rêves.
Sur ce point il confirme l’observation de Maury selon laquelle le rôle de la
mémoire est bien plus important que nous ne serions portés à le croire. Comme
Maury, il cite des images oniriques qui lui apparaissaient absolument neuves,
mais dont il put retrouver, par hasard, l’origine, dans ses souvenirs enfouis —
ainsi les images oniriques ne sont habituellement que la reproduction de clichés-
souvenirs. A la question : « Pourquoi les rêves apparaissent-ils souvent confus et
absurdes ? », Hervey répond que la perception elle-même à l’origine du rêve peut
avoir été rapide et confuse. Le rêve peut aussi devenir obscur du fait de la super­
position de deux ou plusieurs clichés-souvenirs. Enfin, ce peut être le fait d’une
« abstraction », c’est-à-dire que telle qualité est abstraite de son objet propre pour
être attribuée à un autre. Ce que Hervey appelle abstraction et superposition cor­
respond à ce que nous appellerions aujourd’hui déplacement et condensation. La
conversation entre plusieurs personnes, qui se retrouve elle aussi assez fréquem­
ment dans les rêves, exprime, selon Hervey, un conflit intérieur du rêveur.
Les images-souvenirs ne rendent cependant pas compte de tout le matériel des
rêves — selon Hervey. L’imagination créatrice y joue également un rôle. Bien
qu’il rapporte une fois l’histoire d’un problème d’échecs résolu en rêve, il sou­
ligne surtout les créations imaginatives du rêve. Bon nombre de ses rêves témoi­
gnent effectivement d’une haute qualité poétique et d’une grande beauté. Dans
l’un d’eux, Hervey se contemple dans un miroir magique, se voyant ainsi vieillir
jusqu’à devenir un vieillard d’une laideur effrayante — sur quoi il se réveille
effrayé. Un autre de ses rêves anticipe curieusement sur un épisode de L’Homme
invisible de H.G. Wells. Plus remarquables encore, ces rêves que l’on pourrait
appeler archétypiques, selon la terminologie jungienne, et qui, effectivement,
pour le lecteur moderne, sembleraient empruntés à l’un des ouvrages de Jung.
Hervey apporta également sa contribution à l’étude expérimentale des rêves.
Tandis que Maury s’était contenté d’étudier de simples stimulations sensorielles
et les réponses oniriques qui y correspondaient, Hervey imagine une technique
de « solidarité remémorative », c’est-à-dire une sorte de conditionnement du
rêve. Lors d’un séjour d’une quinzaine de jours dans une contrée très pittoresque,
il avait mis chaque jour une goutte d’un certain parfum sur son mouchoir, jusqu’à
son retour à Paris. Plusieurs mois plus tard, il demanda à son assistant de
répandre quelques gouttes de ce parfum sur son oreiller pendant son sommeil.
Douze jours après il rêva effectivement du Vivarais — la région où il avait passé
ses vacances — et, en se réveillant, il s’aperçut que le parfum avait été répandu
sur son oreiller cette nuit-là. Il imagina ensuite des expériences plus compli­
quées. Lors d’un bal où il dansa avec deux dames, il avait demandé aux musi­
ciens de toujours jouer un air donné quand il danserait avec chacune d’elles.
Quelque temps plus tard, il s’arrangea pour que ces airs fussent joués par une
boîte à musique pendant son sommeil et il s’aperçut que chacune des deux valses
suscitait l’image onirique de la dame avec qui il l’avait dansée.
Hervey a eu le mérite d’attirer l’attention sur la plasticité du processus oni­
rique. Mais la technique qu’il avait imaginée pour maîtriser et diriger consciem­
A l'aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 339

ment ses propres rêves s’avéra si difficile qu’il n’eut que fort peu d’imitateurs.
L’un d’eux fut le psychiatre et poète hollandais Frederik Van Eeden, qui entre­
prit, en 1896, d’étudier ses rêves grâce à une technique voisine de celle de Her-
vey. Comme Hervey, auquel il se réfère, Van Eeden dit qu’il a pris conscience de
ses rêves avant d’être à même de les diriger à volonté. Il publia d’abord ses obser­
vations à travers un roman, La Fiancée de la nuit196, car il hésitait à assumer la
paternité de ses découvertes, en raison de leur caractère insolite. Il en rendit pour­
tant compte dans une communication à la Société de recherche psychique dans
laquelle il distinguait différents types de rêves, entre autres les « rêves démo­
niaques » où il avait affaire à des êtres non humains, indépendants, capables
d’agir et de parler197. Il fit aussi l’expérience de « rêves lucides » où il se propo­
sait de rencontrer des morts avec qui il avait été lié. Il affirmait aussi avoir pu
transmettre un message subliminal à un médium, par l’intermédiaire d’un rêve
lucide. Les expériences de Hervey ont peut-être bien inspiré le roman de George
du Maurier, Peter Ibbetson, grand succès des années 1890, où deux amants qui se
trouvent séparés découvrent un moyen pour se rencontrer chaque nuit dans leurs
rêves, et se mettent à explorer ensemble le monde de leur enfance, celui de leurs
ancêtres et celui des siècles passés198. La vie onirique de Robert Louis Stevenson,
que nous avons mentionnée au chapitre m, pourrait être qualifiée de direction
semi-consciente199. Il raconte qu’il a fait appel à son « petit peuple » (ou « brow­
nies ») pour l’aider à écrire ses romans. Il est assez étrange qu’après Hervey de
Saint-Denys le pouvoir plastique des rêves — conscient ou inconscient — ait été
à ce point négligé, à quelques exceptions près, par ceux qui s’attachaient à
l’étude des rêves200.
L’œuvre de ces trois pionniers, Schemer, Maury et Hervey de Saint-Denys,
influença l’étude ultérieure des rêves, au cours du dernier tiers du XIXe siècle.
Durant cette période, de nombreuses recherches sur les rêves furent accomplies
par des auteurs pour la plupart oubliés aujourd’hui et rarement mentionnés par
les historiens, à l’exception de Binswanger201. Strümpell, professeur à l’univer­
sité de Leipzig, se demandait pourquoi le monde des rêves était si différent de
celui de la vie éveillée et proposa la réponse suivante : quand nous nous réveil­
lons, nous sommes incapables de situer le rêve dans notre passé ou dans notre
présent et o’est pourquoi l’homme a tendance à chercher le sens de son rêve dans
l’avenir202. A la question : « Pourquoi le rêveur croit-il que son rêve est réel ? »,
il répond que l’âme rêvante construit un « espace onirique » dans lequel se
trouvent projetés les souvenirs et les images ; les perceptions y paraissent authen­

196. Frederik Van Eeden, De Nachtbruid (1909), trad. angl. : The Bride of Dreams, New
York et Londres, Mitchell Kennerley, 1913.
197. Frederik Van Eeden, « A Study of Dreams », Proceedings pfthe Societyfor Psychical
Research, LXVH, n” 26 (1913), p. 413-461.
198. George du Maurier, Peter Ibbetson, New York, Harper, 1891.
199. Robert Louis Stevenson, « A Chapter on Dreams », in Across the Plains, Londres,
Chatto and Windus, 1898, chap. 8.
200. Georges Dumas, « Comment on gouverne les rêves », Revue de Paris, XVI (1909), p.
344-367.
201. Ludwig Binswanger, Wandlungen in der Auffassung und Deutung des Traumes, von
den Griechen bis zur Gegenwart, Berlin, Springer-Verlag, 1928.
202. A. Strümpell, Die Natur und Entstehung der Traiime, Leipzig, Von Veit und Co.,
1874.
340 Histoire de la découverte de l’inconscient

tiques parce que la différence entre l’objectif et le subjectif ainsi que le sens de la
causalité se sont évanouis. A la question : « Pourquoi oublions-nous si facile­
ment nos rêves ? », Strümpell répond en soulignant la fragilité, l’imprécision et
l’incohérence de la plupart de nos images oniriques, ajoutant qu’il faudrait plutôt
nous demander pourquoi nous nous souvenons de tant de nos rêves. Il attirait
aussi l’attention sur le rôle des images verbales.
Le livre de Volkelt, L’Imagination onirique, reproche aux études antérieures
sur les rêves d’avoir accordé trop d’importance aux processus négatifs et de
n’avoir pas suffisamment mis en lumière (à la seule exception de Schemer) l’élé­
ment positif, l’imagination onirique203. Ces auteurs accordaient également trop
d’importance, estime-t-il, au rôle des associations, sans tenir suffisamment
compte du fait, souligné par Schemer, que l’imagination onirique transpose
directement en symboles certaines sensations corporelles. Volkelt rapporte plu­
sieurs exemples de rêves personnels confirmant la conception symbolique de
Schemer. Loin d’admettre, comme la plupart des romantiques, que dans le rêve
l’âme échappe à ses attaches corporelles, Volkelt estime, au contraire, qu’elle
tombe sous une dépendance plus étroite du corps. La perception de notre corps
comme un tout se réalise très différemment dans nos rêves et dans notre vie éveil­
lée. Volkelt aborde ici le problème de la modification de notre image corporelle
dans nos rêves.
La même année, en 1885, paraissait l’étude de Friedrich Theodor Vischer,
analyse minutieuse du processus permettant au rêveur de s’abandonner à ses
images et de retrouver ainsi dans ces images son propre reflet204. Il développe les
idées de Schemer dans la perspective de leur application possible à la théorie de
l’esthétique.
En 1876, c’est Hildebrandt qui publie son étude sur les rêves et leur utilisation
dans la vie205. A cet égard, il distingue quatre possibilités. D’abord la beauté de
certains rêves peut être d’un réel réconfort pour le rêveur. En second lieu, le rêve
présente au rêveur une image agrandie de ses tendances morales. La parole de
l’Écriture : « Quiconque se met en colère contre son frère est un meurtrier »
trouve sa confirmation dans les rêves où le rêveur commet un acte immoral qui le
consterne quand il s’éveille. En y regardant de plus près, il s’apercevrait que le
rêve n’était que la réalisation imagée d’une pensée immorale naissante. Hilde­
brandt en conclut qu’un homme parfaitement moral ne ferait jamais un rêve
impur. En troisième lieu, le rêve peut nous donner un aperçu clair sur certaines
choses que nous avons perçues obscurément à l’état de veille, par exemple que
quelqu’un s’apprête à faire du tort au rêveur. Il y a, enfin, ces rêves qui annoncent
une maladie — de tels exemples ont souvent été rapportés depuis Aristote — et
ceux qui nous informent de l’état physiologique de notre corps, tels que les a
décrits Schemer.
Notons en passant que les réflexions de Hildebrandt sur la responsabilité
morale du rêveur ont été reprises par Josef Popper qui, dans un curieux essai,
décrit comment, que nous soyons éveillés ou endormis, c’est toujours la même

203. Johannes Volkelt, Die Traum-Phantasie, Stuttgart, Meyer und Zeller, 1875.
204. Friedrich Theodor Vischer, Der Traum (1875), réédité dans Allés und Neues, Stuttgart,
AdolfBonz, 1882,1,p. 187-232.
205. F.W. Hildebrandt, Der Traum und seine Verwertungfiir’s Leben. Einepsychologische
Studie, Leipzig, Reinboth, n.d.
A l ’aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 341

personne qui a les mêmes pensées et sentiments — aussi, s’il est des aspects
cachés ou impurs dans une personne, ses rêves prendront un aspect vide de sens
ou absurde206. Nous reconnaissons là, en germe, l’idée qui deviendra la pierre
angulaire de la théorie freudienne des rêves.
Binz, en 1878, attira l’attention sur le rôle des agents chimiques ou toxiques
dans la genèse des rêves207. Certaines substances chimiques suscitent des rêves
spécifiques, ainsi les rêves engendrés par l’opium, l’atropine, l’alcool, le has­
chisch et l’éther. Selon Binz, ceux qui ont étudié le rêve ont surestimé les élé­
ments psychologiques, négligeant trop les facteurs physiologiques.
Robert introduisit un nouveau point de vue208. La nature, selon lui, ne fait rien
sans nécessité. Si le rêve existe, c’est donc qu’il remplit une fonction nécessaire.
Quelle pourrait bien être cette fonction ? Robert suppose qu’il s’agit d’un pro­
cessus d’élimination cérébrale dont nous percevons le reflet sous forme de rêve.
Aussi, la question n’est pas que l’homme « puisse » rêver, il « faut » qu’il rêve,
afin d’éliminer les images qui encombrent son esprit ; il en est ainsi dès que sura­
bondent les perceptions extérieures ou les images issues de notre imagination. Il
en va surtout ainsi des perceptions ou idées confuses qui n’ont pas été suffisam­
ment élaborées. Cette élimination se fait par un processus que Robert appelle le
travail du rêve (Traumarbeif), qui permet à ces perceptions ou idées soit d’être
incorporées à nos souvenirs, soit d’être oubliées. Nous percevons ces images éli­
minées sous la forme d’images oniriques. Ce sont « les copeaux de l’atelier de
l’esprit ». D’où cette conséquence importante : « une personne à qui l’on enlè­
verait sa capacité de rêver présenterait tôt ou tard des troubles mentaux », et le
type de trouble mental serait déterminé par le type de préoccupations non élimi­
nées par les rêves. Robert donne l’exemple de deux marchands recevant une
lettre et négligeant de la lire. Le premier marchand se heurte à de graves diffi­
cultés dans ses affaires, alors que le second vient juste de s’en sortir. Dès lors ils
sont d’humeur très différente, ce qui se reflétera dans leurs rêves. Mais à suppo­
ser que ces marchands ne soient pas capables de se libérer l’esprit grâce à leurs
rêves, le premier versera dans un délire de persécution, le second dans un délire
de grandeur.
Yves Delage, biologiste français, consacra plusieurs années à l’étude des
rêves. Il publia une première esquisse de sa théorie en 1891209. Il entreprit son
exploration dans une perspective assez originale : quelles sont les choses dont
nous ne rêvons pas ? H s’aperçut que les choses qui nous préoccupent le plus pen­
dant la journée n’apparaissent pas dans les rêves, pas plus que les événements
importants de notre vie. Les amoureux, par exemple, ne rêvent pas l’un de l’autre
avant le mariage, pendant leur lune de miel, ni quelque temps après. C’est seu­
lement plus tard, quand ils se sont habitués l’un à l’autre, qu’ils rêvent aussi l’un

206. Lynkeus (pseudonyme de Joseph Popper), Phantasien eines Realisten, Dresde, Reiss-
ner, 1899, II, p. 149-163.
207. C. Binz, Über den Traum. Nach einem 1876 gehaltenen ôffentlichen Vortrag, Bonn,
Adolph Marcus, 1878.
208. W. Robert, Der Traum als Natumotwendigkeit erklürt, 2e éd., Hambourg, Hermann
Seippel, 1886, p. 13-17.
209. Yves Delage, « Essai sur la théorie du rêve », Revue scientifique, XLVIII, n° 2 (1891),
p. 40-48. Delage développa ultérieurement cet article dans Le Rêve, étude psychologique, phi­
losophique et littéraire, Paris, PUF, 1919.
342 Histoire de la découverte de l’inconscient

de l’autre. A la question : « De quoi rêvons-nous effectivement ? », Delage


répond que la plupart de nos images oniriques se rapportent à des pensées ou des
actes inachevés ou à des perceptions insaisissables, provenant habituellement de
la journée précédente. (H ne semble pas que Delage ait eu connaissance des écrits
de Robert.) Delage n’exclut pas pour autant que les rêves puissent être suscités
par une stimulation sensorielle réelle, selon la description de Maury. La psycho­
logie de Delage est une psychologie énergétique-dynamique, dans la ligne de
Herbart. Nos impressions, dit-il, sont des « accumulateurs d’énergie » ; en
d’autres termes, chacune comporte sa propre charge d’énergie — et c’est en
fonction d’elle qu’elles se repoussent ou s’inhibent les unes les autres. Bien que
dans nos rêves dominent les pensées ou les images inachevées récentes, des
impressions complètes peuvent également y trouver leur expression si elles sont
pourvues d’une charge d’énergie particulièrement forte. C’est précisément ce qui
se passe dans les cauchemars. Mais le rêve témoigne aussi d’une activité indé­
pendante qui va, en ordre décroissant, de la rêverie diurne au demi-rêve, et du
rêve partiellement dirigé au rêve ordinaire. Par ailleurs, le rêve ne consiste pas
seulement en des images récentes non modifiées. A cet égard, Delage mentionne
deux processus déjà décrits par Maury et Hervey de Saint-Denys. L’un est la
fusion de plusieurs représentations en une seule image, l’autre, l’attribution
d’une action commise par un individu à un autre sujet (en termes modernes,
condensation et déplacement). En outre, le rêve peut reprendre non seulement
des souvenirs récents, mais aussi des souvenirs très anciens. Les souvenirs
anciens resurgissent par un jeu d’associations avec des souvenirs plus récents, et
l’on peut parfois reconstruire de longues chaînes de ces associations (comme
Maury reconstruisait des chaînes d’associations verbales). Delage pensait que de
telles chaînes d’associations devaient nécessairement exister dans nos rêves.
Ce bref exposé nous montre que ceux qui s’intéressaient aux rêves entre 1860
et 1899 avaient déjà découvert la plupart des notions que Freud et Jung intégre­
ront dans leurs synthèses — ainsi qu’un certain nombre d’autres idées aux­
quelles, jusqu’ici, on n’a pas accordé suffisamment d’attention. Dans les théories
de Freud, on reconnaîtra l’influence de Maury, de Schemer, de Strümpell, de
Volkelt et de Delage. Quant à Jung, sa théorie des rêves rappelle davantage celles
de von Schubert et des romantiques, et entretient parfois des ressemblances frap­
pantes avec celle de Hervey de Saint-Denys.

L'exploration de l’inconscient

Dans les dernières décennies du XIXe siècle, la notion philosophique de l’in­


conscient, telle que l’avaient développée Schopenhauer et von Hartmann, était
extrêmement populaire et la plupart des philosophes contemporains admettaient
l’existence d’une vie mentale inconsciente. Les psychologues étaient en quête de
preuves scientifiques et, à cet égard, les années 1880 à 1900 apportèrent une
contribution décisive. A nouveau, il nous faut revenir quelque peu en arrière pour
situer le problème dans son véritable contexte. Depuis des siècles, bien des pen­
seurs admettaient qu’une partie de la vie psychique échappe à la connaissance
humaine consciente. Aux xvir et XVIIIe siècles, cette idée fut l’objet d’une atten­
tion renouvelée. Au XIXe, ce fut l’un des problèmes les plus débattus, qui allait
A l ’aube d ’une nouvelle psychiatrie dynamique 343

devenir finalement une des pierres angulaires de la psychiatrie dynamique


moderne. L’approche spéculative traditionnelle, qui fut encore celle des roman­
tiques, est désormais complétée par l’approche expérimentale et l’approche
clinique210.
L’approche spéculative était celle des philosophes panthéistes et des mys­
tiques de l’Inde et de la Grèce, du Vedanta, de Plotin, de Denys l’Aréopagite, de
maints mystiques du Moyen Age, de Boehme, de Schelling, des philosophes de
la nature, comme Schopenhauer, C.G. Carus et von Hartmann. Notons cependant
que les arguments mis en avant par ces philosophes étaient eux-mêmes de plus en
plus de nature psychologique. Ce fut Leibniz qui proposa la première théorie de
l’inconscient, appuyée sur des arguments purement psychologiques211. Il attira
l’attention sur les « petites perceptions », c’est-à-dire celles qui se situent en deçà
du seuil de perception, tout en jouant un rôle important dans notre vie mentale.
Herbart reprit à Leibniz les concepts de perceptions inconscientes et de seuil,
mais dans une perspective dynamique212. Herbart concevait le seuil de la
conscience comme le lieu d’un combat incessant entre une multitude de repré­
sentations changeantes. Les plus fortes repoussent les plus faibles en dessous de
ce seuil, tandis que les représentations ainsi refoulées cherchent à émerger à nou­
veau, et, pour ce faire, s’associent souvent à d’autres représentations. En dessous
du seuil, les représentations obscures constituent une sorte de chœur accompa­
gnant le drame qui se joue au niveau conscient. Sous-jacent à ce seuil, nous
retrouvons aussi toute la masse de nos aperceptions, faisceau compact et organisé
de représentations inconscientes. Qu’une nouvelle perception soit retenue ou non
dépendra de son aptitude à s’intégrer à cette masse d’aperceptions et de son assi­
milation plus ou moins facile. Herbart proposa des formules mathématiques
régissant les rapports de forces entre les représentations. Bien que sa théorie de
l’inconscient fût essentiellement spéculative, elle exerça une grande influence sur
la psychologie allemande du XIXe siècle, jusqu’à Griesinger et à la conception
psychanalytique de Freud. Hering adopta une approche biologique spéculative :
la mémoire, selon lui, est une fonction générale de la matière organisée, aussi
existe-t-il, outre la mémoire individuelle, une mémoire de l’espèce dont l’instinct
est une des manifestations. En Angleterre, le romancier Samuel Butler exprima
des idées similaires, développées plus tard par Richard Semon, Hans Driesch et
Eugen Bleuler.

Fechner, avec sa psychophysique, inaugura l’approche expérimentale dans


l’étude de l’inconscient213. Pour vérifier son hypothèse métaphysique sur les rela-

210. L’histoire des théories de l’inconscient a souvent été exposée. Voir, entre autres :
James Miller, Unconsciousness, New York, John Wiley, 1942 ; Donald Brinkmann, Problème
des Unbewussten, Zurich, Rascher, 1943 ; Edward L. Margetts, « The Concept of the Uncons-
cious in the History of Medical Psychology », Psychiatrie Quaterly, XXVII (1953), p. 115 ; H.
Ellenberger, « The Unconscious before Freud », Bulletin pfthe Menninger Clinic, XXI (1957),
p. 3-15 ; Lancelot Law Whyte, The Unconscious before Freud, New York, Basic Books, 1960.
211. G.W. von Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1704) ; Monadologie
(1714).
212. J.F. Herbart, Psychologie als Wissenschaft, neugegründet auf Erfahrung, Metaphysik
und Mathematik (1824), in Samtliche Werk, Leipzig, Voss, 1850, vol. V et VI.
213. G.T. Fechner, Eléments der Psychophysik, 2 vol., Leipzig, Breitkopf und Hàrtel, 1860.
344 Histoire de la découverte de l’inconscient

dons entre l’esprit et le corps, il entreprit, aux environs de 1850, une longue série
d’expériences sur la relation mathématique entre l’intensité des stimulations et
l’intensité des perceptions. Dans son évaluation de l’intensité des perceptions, il
conféra des valeurs négatives à celles qui se situaient en deçà du seuil de percep­
tion. Il estima cependant que la différence entre l’état de veille et le sommeil
n’était pas essentiellement une différence d’intensité de certaines fonctions men­
tales. C’était comme si les mêmes activités mentales étaient jouées alternative­
ment sur différentes scènes (remarque qui fut au point de départ de la conception
freudienne topographique de l’esprit). Tandis que Fechner et ses disciples s’ef­
forçaient de mesurer les perceptions inconscientes, Helmholtz découvrait le phé­
nomène de l’« inférence inconsciente * : nous percevons les objets, non tels
qu’ils impressionnent nos organes des sens, mais « tels qu’ils devraient être »214.
La perception est une sorte de reconstruction instantanée et inconsciente de ce
que notre expérience passée nous a appris sur tel objet. Elle ne se contente pas
d’ajouter à la sensation, elle en abstrait également, ne retenant des données sen­
sorielles que ce qui est utilisable pour notre connaissance des objets.
Chevreul imagina une nouvelle approche expérimentale215 après avoir montré
que les mouvements de la baguette divinatoire et du pendule résultaient de mou­
vements musculaires dont le sujet n’avait pas conscience, eux-mêmes engendrés
par des pensées inconscientes. Chevreul étendit sa recherche aux mouvements
des « tables tournantes » : ce ne sont pas les « esprits », disait-il, qui meuvent ces
tables, mais les mouvements musculaires inconscients des participants. Les pré­
tendus messages délivrés par les « esprits » ne sont que l’expression des pensées
inconscientes du médium216. Le concept de pensées inconscientes de Chevreul,
pensées s’exprimant dans des mouvements inconscients, sera appliqué ultérieu­
rement aux phénomènes du « cumberlandisme » (c’est-à-dire la lecture de pen­
sée) et de l’écriture automatique. Galton conçut une autre approche expérimen­
tale en inventant son test des associations verbales. Il s’aperçut que les réponses
ne survenaient pas au hasard, mais qu’elles se rapportaient aux pensées, aux sen­
timents et aux souvenirs de l’individu217. Les disciples de Galton négligèrent
pourtant ces aspect du test des associations verbales et C.G. Jung fut le premier à
l’utiliser pour détecter les représentations inconscientes. Enfin, Narziss Ach, qui
aborda directement le problème de l’activité inconsciente dans la pensée et la
volonté au moyen d’une série d’expériences de laboratoire bien conduites,
démontra expérimentalement le rôle joué par des tendances inconscientes, déter­
minantes dans l’exécution de nos actes de volonté et de pensée conscients218.

214. Hermann von Helmholtz, Handbuch der physiologischen Optik, III (1859), 3e éd.,
Hambourg, L. Voss, 1910, p. 3-7.
215. Michel Chevreul, « Lettre à M. Ampère sur une classe particulière de mouvements
musculaires », Revue des Deux Mondes, 2e série (1833), II, p. 258-266.
216. Michel Chevreul, De la baguette divinatoire, du pendule dit explorateur et des tables
tournantes, au point de vue de l’histoire, de la critique et de la méthode expérimentale, Paris,
Mallet-Bachelier, 1854.
217. Francis Galton, «Ante?hamber of Consciousness », réédité dans Inquiries into
Human Faculty, Londres, Dent, 1907, p. 146-149.
218. Narziss Ach, Über die Willenstadigkeit und das Denken, Gottingen, Vandenhoek und
Ruprecht, 1905.
A l ’aube d ’une nouvelle psychiatrie dynamique 345

La nouvelle forme prise par la recherche parapsychologique en Angleterre


fournit encore une autre voie d’approche. Dans les années 1870, l’université de
Cambridge vit surgir un mouvement d’exploration des profondeurs insoupçon­
nées de l’esprit, en particulier des phénomènes de clairvoyance, de prédiction de
l’avenir et des prétendues communications avec les morts. Après une longue
période d’association informelle, le physicien William Barret fonda, en 1882, la
Society for Psychical Research, en collaboration avec un pasteur, le Révérend
Stainton Moses, un philosophe, Henry Sidgwick, et un jeune humaniste, Frede­
rick Myers qui devait jouer le rôle le plus important au cours des vingt premières
années d’existence de la Société219. Myers partait de la question philosophique :
« L’univers est-il favorable à l’homme ? » Pour trouver une réponse satisfaisante
à cette question, il fallait, pensait-il, répondre au préalable à cette autre : « La vie
humaine se prolonge-t-elle au-delà de la tombe ? » permettant un développement
et un achèvement ultérieurs. Le problème de la survie après la mort était ainsi mis
au premier plan dans la recherche parapsychologique. Dans ce contexte, surgi­
rent bien d’autres problèmes et Myers estima qu’il fallait entreprendre une ana­
lyse exhaustive des problèmes de l’hypnose et du dédoublement de la personna­
lité, mais aussi des autres phénomènes parapsychologiques habituels, avant de
tenter une approche objective du problème de la communication avec les esprits
des morts. Il entreprit un examen critique de toute la littérature traitant de ces
sujets. Les résultats de cette enquête, auxquels s’ajoutèrent ceux de ses propres
recherches parapsychologiques et de celles de ses collègues, furent rassemblés
dans un ouvrage encyclopédique qui ne fut publié qu’après sa mort, en 1903220.
Myers ne se contenta donc pas de recherches parapsychologiques, mais contribua
grandement à systématiser la notion d’inconscient. Dans la perspective de Myers,
le « soi subliminal » (ainsi qu’il l’appelait) remplit des fonctions inférieures et
supérieures. Les fonctions inférieures se manifestent dans les processus de dis­
sociation décrits par les psychopathologistes, et les fonctions supérieures se révè­
lent dans certaines œuvres géniales que l’on pourrait interpréter comme le « jail­
lissement subliminal » de riches sources d’informations, de sentiments et de
réflexions sous-jacentes à la conscience de l’esprit créateur. Myers pensait que
ces fonctions supérieures permettaient aussi occasionnellement à l’esprit humain
d’entrer en communication avec les esprits des morts. Myers parlait encore d’une
troisième fonction de l’inconscient, qu’il appelait la fonction mythopoïétique,
c’est-à-dire la tendance de l’inconscient à édifier des constructions imaginatives.
Il est regrettable que Myers n’ait pas poussé jusqu’à leurs dernières consé­
quences les implications de cette notion particulièrement féconde.
L’approche clinique dans l’exploration de l’inconscient avait été largement
utilisée tout au long du XIXe siècle, puisqu’une grande partie du travail des
magnétiseurs et des hypnotiseurs n’était qu’une investigation clinique de l’in­
conscient — encore que ces recherches aient été habituellement menées d’une
façon assez peu systématique, souvent sans grand esprit critique ou sans faire une
distinction assez nette entre les notions expérimentales et la théorie.

219. Gardner Murphy, « The Life and Work of Frederick W.H. Myers », Tomorrow, Il
(Winter 1954), p. 33-39.
220. Frederick W.H. Myers, Human Personality and Its Survival ofBodily Death, 2 vol.,
Londres, Longmans, Green and Co., 1903.
346 Histoire de la découverte de l’inconscient

En France, la publication de Charles Richet en 1875 renouvela l’intérêt porté à


ces recherches221. Au début des années 1880, quand Charcot et Bernheim inau­
gurèrent l’étude clinique de l’hypnose, on assista à un flot ininterrompu de
recherches et de publications. Héricourt fit, en 1889, le point sur le problème de
l’inconscient, tel qu’il apparaissait à cette époque : il déclara que l’activité
inconsciente de l’esprit était une vérité scientifique dont la réalité ne faisait aucun
doute, attribuant à Chevreul le mérite d’en avoir fourni la preuve expérimen­
tale222. Héricourt cite, parmi les manifestations quotidiennes de la vie incons­
ciente, les habitudes et les instincts, les souvenirs oubliés revenant spontanément
à l’esprit, certains cas de problèmes résolus durant le sommeil, les mouvements
inconscients à contenu et signification psychologiques, ainsi que les sentiments
de sympathie et d’antipathie inexplicables. Même dans notre vie quotidienne et
diurne, notre esprit conscient reste soumis à l’inconscient. Des suggestions nous
viennent du dehors, non seulement dans les expériences hypnotiques, mais aussi
bien à l’état de veille, et nous les transformons en pensées et en sentiments que
nous imaginons être nôtres. L’hystérie, la médiumnité et l’écriture automatique
nous fournissent d’autres preuves de l’activité de l’inconscient. Les relations
entre le conscient et l’inconscient peuvent prendre trois formes : 1. Normalement
il s’agit d’une collaboration pacifique, l’inconscient se contentant du rôle d’auxi­
liaire silencieux. 2. Mais une sorte de brouille peut s’établir, l’inconscient s’or­
ganisant alors en « personnalité seconde » ; c’est ce qui se produit temporaire­
ment dans l’hypnose et à l’état permanent chez des malades comme Félida. 3.
Enfin, l’inconscient peut entrer en rébellion ouverte contre le conscient, aboutis­
sant à une lutte plus ou moins prolongée et diverses manifestations comme les
impulsions, les phobies et les obsessions. La folie s’empare du sujet quand le
conscient succombe sous les attaques de l’inconscient.
Entre 1889 et 1900, l’exploration clinique de l’inconscient fit de grands
progrès. Janet publia en 1889 son Automatisme psychologique, dont l’influence,
ainsi que nous le verrons au chapitre suivant, fiit considérable et domina long­
temps l’exploration de l’inconscient. Il poursuivit plusieurs années encore ses
recherches dans cette ligne. Pendant ce temps, Breuer et Freud publiaient en
1893 leur mémorable article intitulé « Le mécanisme psychique des phénomènes
hystériques », puis leurs Études sur l’hystérie, en 1895. Nous y reviendrons plus
longuement au chapitre vn. A la même époque, Floumoy menait à Genève, en
toute indépendance, des recherches d’une grande originalité.
Théodore Floumoy (1854-1920), médecin, philosophe et psychologue, dis­
ciple de Wundt, fut nommé professeur de psychologie à l’université de Genève
en 1891. Il était rompu aux techniques de la psychologie expérimentale et entre­
prit de les appliquer aux problèmes de la parapsychologie ; il prit comme
maximes ce qu’il appelait le principe de Hamlet (« Tout est possible ») et celui
de Laplace (« Le poids de la preuve doit être proportionné à l’étrangeté du fait »).
Il étudia longuement les médiums de Genève. En décembre 1894, Floumoy fut
invité à une séance où un médium, Catherine Muller, faisait étalage de ses capa­

221. Charles Richet, « Du somnambulisme provoqué », Journal de l’anatomie et de la phy­


siologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux, Il (1875), p. 348-377.
222. Jules Héricourt, « L’activité inconsciente de l’esprit », Revue scientifique, 3e éd., série
XXVI (1889), H, p. 257-268.
A l'aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 347

cités. H fut frappé d’entendre le médium rapporter certains événements qui


s’étaient produits dans sa propre famille assez longtemps auparavant, et il se
demandait comment elle pouvait en avoir eu connaissance. Mais Floumoy ne se
hâta pas de tirer une conclusion théorique. Il mena une enquête minutieuse sur les
antécédents du médium et découvrit ainsi que jadis ses propres parents et ceux du
médium avaient été temporairement en relation, si bien qu’elle pouvait avoir
entendu parler de ces événements, puis les avoir oubliés. Floumoy assista régu­
lièrement aux séances que donnait Catherine Muller, et, à partir de ce moment, sa
médiumnité subit un changement notable223. Elle tombait maintenant dans un
véritable état somnambulique et sa personnalité se métamorphosait : elle réactua­
lisait prétendument des scènes de ses vies antérieures. Floumoy étudia systéma­
tiquement son médium pendant cinq années. Catherine Muller, plus connue sous
le pseudonyme d’Hélène Smith, était une femme élégante, de grande taille ; elle
était alors âgée de 30 ans et travaillait comme vendeuse dans un grand magasin.
Elle était une adepte fervente du spiritisme et n’accepta jamais le moindre paie­
ment pour ses activités de médium. Le cercle de ses admirateurs recevait ses
paroles comme des révélations d’un autre monde, tandis que les sceptiques n’y
voyaient que duperie. Floumoy récusa l’ime et l’autre explication, affirmant
qu’une explication naturelle était possible. Il commença par analyser les trois
cycles du médium. Dans le premier, elle reproduisait sa prétendue vie antérieure
où elle aurait été une princesse indienne du XVe siècle. Dans le second cycle, elle
revivait des scènes de la vie de Marie-Antoinette, qu’elle disait être une autre de
ses vies antérieures. Dans le cycle martien, elle prétendait connaître en détail la
planète Mars, ses paysages, ses habitants et sa langue, qu’elle parlait et écrivait.
Floumoy retrouva une bonne partie de ces matériaux dans des livres qu’elle avait
lus dans son enfance. Dans une Histoire de l’Inde, il retrouva la plupart des
détails qu’elle revivait dans son cycle hindou. Floumoy publia les résultats de ces
cinq années d’études dans son livre Des Indes à la planète Mars, montrant que
les révélations du médium étaient des « romans de l’imagination subliminale »
issus de souvenirs enfouis, expressions de ses désirs les plus profonds, et que l’es­
prit qui était censé diriger Hélène Smith, Léopold, était une sous-personnalité
inconsciente du médium224. Chacun de ces cycles, ajoutait Floumoy, était
construit sur une « réversion » de sa personnalité à un âge différent : le cycle de
Marie-Antoinette la ramenant à l’âge de 16 ans, le cycle hindou à 12, le cycle
martien à sa prime enfance. Floumoy concluait : « De même que la tératologie
illustre l’embryologie, qui, à son tour, explique la tératologie, et qu’elles contri­
buent ensemble à jeter quelque lumière sur l’anatomie, de même on peut espérer
que l’étude des phénomènes de la médiumnité contribuera un jour à nous donner
une vision juste et féconde de la psychogenèse normale. » Cette enquête nous
apparaît insuffisante aujourd’hui sur un point, celui du rapport (en langage
moderne, le transfert) entre le médium et l’investigateur. Floumoy mentionne à
plusieurs reprises dans son livre l’attachement d’Hélène Smith à son égard. Au
dire de Claparède, Floumoy avait fort bien compris la nature psychosexuelle de

223. Édouard Claparède, « Théodore Floumoy. Sa vie et son œuvre », Archives de Psycho­
logie, XVIII (1923), p. 1-125.
224. Théodore Floumoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme
avec glossolalie, Paris et Genève, Atar, 1900.
348 Histoire de la découverte de l’inconscient

cet attachement mais, par discrétion, il n’y insista pas, sachant que son livre serait
lu par le médium et par le cercle de ses familiers225.
La publication de ce livre eut des conséquences inattendues. Floumoy avait
montré que la grammaire de la langue « martienne » était calquée sur celle de la
langue française, mais un linguiste, Victor Henry, affirma qu’une grande partie
du vocabulaire provenait de mots hongrois déformés226. (Le hongrois était la
langue maternelle du père du médium.) Hélène Smith rompit avec Floumoy et
ses amis spirites. Une riche Américaine lui fit don d’une fortune suffisamment
importante pour qu’elle puisse se consacrer entièrement à ses activités médium-
niques. Ce fut là un coup fatal pour sa santé mentale. Elle abandonna son métier,
rompant ainsi le dernier lien avec la réalité, et vécut dans un isolement presque
total, entrant dans l’état somnambulique pour peindre des tableaux mystiques227.
Après sa mort, ces tableaux furent exposés à Genève et à Paris228.
Telles furent les recherches les plus connues de Floumoy sur l’inconscient.
Elles indiquent bien l’orientation de sa pensée. Il s’efforçait surtout d’éviter toute
hypothèse non indispensable concernant les processus parapsychologiques. Il
réussit à rapporter une bonne partie de ces phénomènes à des souvenirs enfouis
dans l’inconscient (pour désigner ce phénomène il créa le mot de « cryptomné-
sie »). Il démontra, de même, l’origine psychologique, bien qu’inconsciente, de
certains messages spirites229. Floumoy s’appliqua en outre à explorer les diverses
fonctions de l’inconscient, à commencer par l’activité créatrice. Il rapporte le cas
d’une jeune mère qui, de temps à autre, dictait des fragments philosophiques qui
dépassaient nettement le champ de ses intérêts et de son savoir230. En second lieu,
l’inconscient assume des fonctions protectrices. Floumoy cite des cas où l’in­
conscient fait œuvre d’avertissement, de réconfort ou permet de se sortir d’une
situation fausse. L’inconscient joue, en troisième lieu, un rôle compensateur :
c’était particulièrement net dans le cas d’Hélène Smith, jeune femme instruite et
ambitieuse qui se sentait socialement et financièrement frustrée, et à qui ces
romans de l’imagination subliminale apportaient des satisfactions compensa­
trices de ses désirs. Enfin ces romans de l’imagination subliminale témoignent
aussi de la fonction ludique — ou fonction de jeu — de l’inconscient. Selon
Floumoy, cette dernière fonction est essentielle pour une juste compréhension de
la psychologie du médium. La plupart des médiums ne cherchent pas à tromper,
ils se contentent de jouer, un peu comme les petites filles jouent avec leurs pou­
pées, mais parfois la vie imaginative prend entièrement la domination de la
personnalité.
Vers la fin du XIXe siècle, le problème de l’inconscient avait déjà été l’objet de
diverses approches, dans plusieurs perspectives. Pour résumer, nous pourrions

225. Édouard Claparède, « Théodore Floumoy. Sa vie et son œuvre », op. cit.
226. Victor Henry, Le Langage martien. Étude analytique de la genèse d’une langue dans
un cas de glossolalie somnambulique, Paris, Maisonneuve, 1901.
227. H. Cuendet, Les Tableaux d’Hélène Smith peints à l’état de sommeil, Genève, Atar,
1908.
228. Wladimir Deonna a donné une suite détaillée de l’histoire du médium, De la planète
Mars en Terre Sainte, Paris, De Boccard, 1932.
229. Théodore Floumoy, « Genèse de quelques prétendus messages spirites », Annales des
sciences psychiques, IX (1899), p. 199-216.
230. Congrès international de psychologie, Munich, 1896, p. 417-420.
A l'aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 349

dire qu’aux environs de 1900 quatre aspects différents de l’activité de l’incons­


cient avaient été explorés et démontrés : les aspects conservateur, dissociatif,
créateur et mythopoïétique.
1. On reconnaissait les fonctions conservatrices dans la reproduction d’un
grand nombre de souvenirs, et même de perceptions inconscientes, qui avaient
été emmagasinés et que la conscience avait totalement oubliés. On rapportait
ainsi des observations de malades qui, lors d’un épisode fébrile, parlaient une
langue apprise dans leur enfance et complètement oubliée depuis231. L’hypno­
tisme fournissait de nombreux exemples d’« hypermnésie » et nous avons vu que
de perspicaces explorateurs des rêves, comme Maury et Hervey de Saint-Denys,
avaient pu interpréter des images oniriques en apparence nouvelles comme des
résurgences de souvenirs enfouis dans l’inconscient. Korsakoff mit en évidence
l’action continue de ces souvenirs et perceptions enfouis en rapportant l’histoire
d’un patient amnésique qui manifestait des craintes face aux machines élec­
triques, alors même qu’à chaque fois il semblait avoir complètement oublié ses
traitements électriques antérieurs232. Flournoy insista sur l’action persistante de
la cryptomnésie, montrant comment elle pouvait expliquer certains faits de pré­
tendue clairvoyance ou de télépathie. Vers la fin du xtx' siècle, les psychologues
et les philosophes discutaient pour ou contre la théorie que tout homme enre­
gistre dans son inconscient la totalité des souvenirs de sa vie.
2. Les fonctions dissociatives de l’inconscient incluaient deux séries de phé­
nomènes. La première comprend les phénomènes psychiques qui ont été
conscients avant de devenir automatiques (tel est le cas des habitudes). L’autre se
compose de fragments dissociés de la personnalité qui peuvent continuer à mener
une existence parasitaire et interférer avec les processus psychologiques nor­
maux. L’exemple classique était celui de la suggestion post-hypnotique. On y
classait aussi les phénomènes explorés par Charcot, Binet, Janet, Delbœuf et
Myers. Vers 1895, « on admettait, comme allant de soi, que des tendances per­
turbatrices se frayaient de force un chemin dans l’inconscient »233. Ces observa­
tions furent au point de départ des recherches de Janet et de celles de Freud.
3. La fonction créatrice de l’inconscient avait été décrite depuis longtemps
par les romantiques, puis, sous une forme plus psychologique, par Galton, enfin,
plus tard encore, par Flournoy et Myers234.
4. La fonction mythopoïétique (terme créé, semble-t-il, par Myers) représente
une « région moyenne » du moi subliminal, lieu d’une fabrication étrange et
incessante de romans intérieurs235.
C’est Flournoy, surtout, qui explora cet aspect de l’inconscient à l’occasion de
ses enquêtes sur Hélène Smith et d’autres médiums. Dans cette conception, l’in­

231. Henry Freebom, « Temporary Réminiscence of a Long-Forgotten Language During


the Delirium of Broncho-Pneumonia », Lancet, LXXX (1902), I, p. 1685-1686.
232. Sergiei Korsakoff, « Étude médico-psychologique sur une forme de maladies de la
mémoire », Revue philosophique, XXVIII (1889), II, p. 501-530.
233. Gardner Murphy, Historical Introduction to Modem Psychology, New York, Harcourt
Brace, 1949, p. 204.
234. Francis Galton, « Antechamber of Consciousness », réédité dans Inquiries into
Human Faculty, Londres, Dent, 1907, p. 146-149.
235. Gardner Murphy et Robert O. Ballou, William James on Psychical Research, Londres,
Chatto and Windus, 1969, p. 221.
350 Histoire de la découverte de l’inconscient

conscient semble être occupé en permanence à créer des romans et des mythes
qui restent parfois inconscients ou ne se manifestent que dans les rêves. Parfois
ils peuvent prendre la forme de rêveries diurnes qui évoluent spontanément pour
leur propre compte, à l’arrière-fond de la pensée consciente du sujet (interpréta­
tion déjà indiquée par Charcot). Parfois ces produits de l’imagination s’expri­
ment extérieurement à travers le somnambulisme, l’hypnose, la possession, la
transe du médium, la mythomanie ou d’autres formes de délire. Parfois aussi ces
fonctions mythopoïétiques trouvent une expression organique, ce qui fournirait
une explication possible de l’hystérie. D est surprenant toutefois que la notion de
fonction mythopoïétique de l’inconscient, qui semblait si riche de promesses,
n’ait pas été davantage exploitée.

La Grande Année

Les quinze dernières années du XIXe siècle ne sauraient se comprendre en


dehors de l’esprit fin de siècle qui imprégnait toute la vie et la pensée de cette
époque. Mais quand le siècle fut près de s’achever, cet esprit fit place à celui de
la Grande Année qui devait marquer la clôture du xixe siècle et ouvrir la voie à
une ère nouvelle et inconnue. L’année 1900 prit la valeur d’un symbole, mar­
quant la fin d’un siècle et la naissance d’un nouveau. Les astronomes faisaient
évidemment observer que l’année 1900 serait une année comme les autres, mais
le sentiment populaire s’obstinait à lui attribuer la signification symbolique que
les Aztèques et les Étrusques reconnaissaient déjà à l’année marquant les chan­
gements de siècle. C’était au moins l’occasion rêvée pour les philosophes, les
éducateurs, les savants et les écrivains de faire le bilan du XIXe siècle, ainsi que
d’énoncer leurs prédictions pour le XXe.
Alfred Wallace, dans son Siècle merveilleux, essaya d’apprécier les succès et
les échecs du xix'siècle236. Les aspects positifs étaient réunis en un long cata­
logue de découvertes dans tous les domaines de la science, de la physique et de
l’astronomie aux sciences naturelles, y compris la théorie de la sélection natu­
relle, ainsi que des applications de ces sciences aux modes de transport, à la
transmission de la pensée, aux machines allégeant le travail humain, etc. Parmi
les aspects négatifs Wallace mentionnait la vaccination — une dangereuse illu­
sion — et son obligation légale — un crime —, le scandaleux délaissement de la
phrénologie, qui, prédisait-il, « sera certainement universellement acceptée au
XXe siècle » — il y joignait aussi l’hypnotisme et les recherches parapsycholo-
giques. Les trois grands fléaux du xix® siècle avaient été : « le démon de la cupi­
dité », « le pillage de la terre » et « le vampire de la guerre ». Le premier avait eu
pour effet d’accroître démesurément la somme de la misère sur cette terre, le
second faisait tort à la postérité et le troisième avait fait du monde « le terrain de
jeu de six grandes puissances », pour ne pas parler de l’extermination des peuples
autochtones. Dans cette perspective, le xxe siècle semblait s’ouvrir sous des aus­
pices assez sombres.

236. Alfred Russel Wallace, The Wonderful Century. Its Successes and Failures, Londres,
Sonnenschein, 1898, p. 221.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 351

La plupart de ces nouveaux prophètes voyaient l’avenir en fonction de leurs


propres intérêts. Buchner, auteur d’ouvrages de vulgarisation scientifique très
populaires, prévoyait que le xx' siècle réaliserait tout ce que le XIXe avait laissé
inachevé et qu’il opérerait la synthèse entre la science et la vie237. La Suédoise
Ellen Key, qui s’était distinguée dans la lutte pour les droits des femmes, annon­
çait que le xxe siècle prendrait conscience des droits des enfants et se préoccu­
perait d’assurer leur protection : il serait « le siècle de l’enfant »238. Le socialiste
Hertzka décrivait, dans un roman, le monde à venir sous la forme d’un paradis
socialiste bénéficiant de toutes sortes de progrès techniques, y compris les
voyages en avion239. Haeckel prophétisait la disparition des anciennes religions
reposant sur des croyances superstitieuses et l’apparition d’une religion nouvelle,
l’Êglise Moniste, fondée sur la science, mais célébrant des rites esthétiques sur le
modèle des anciennes cérémonies religieuses240. Les nouveaux temples ne
contiendraient ni croix, ni statues de saints, mais de beaux palmiers et des aqua­
riums avec des méduses, des coraux et des étoiles de mer. L’autel serait remplacé
par un globe céleste montrant les mouvements des étoiles et des planètes.
Les marxistes ne manquèrent pas de faire des pronostics à partir de leur ana­
lyse dialectique. Friedrich Engels écrivait que l’épée de Damoclès de la guerre
était suspendue sur l’humanité et que, dès que cette guerre aurait éclaté, tous les
traités et toutes les alliances seraient rompus. Ce serait une guerre de races avec
les peuples germaniques d’un côté, les peuples latins et slaves de l’autre. Cette
guerre engagerait quinze à vingt millions de combattants, et si elle n’avait pas
encore éclaté c’était uniquement parce qu’il était complètement impossible d’en
prévoir l’issue241.
H.G. Wells s’efforça de faire des prédictions rationnelles à partir d’une ana­
lyse approfondie des tendances sociales, politiques et scientifiques de la fin du
XIXe siècle242. Il prévoyait un développement extraordinaire de la science et de la
technologie ; la mort des chemins de fer, qui seraient remplacés par les automo­
biles (il estimait le trafic aérien impraticable) ; une expansion prodigieuse des
villes ; l’émergence d’une nouvelle classe moyenne composée surtout de tech­
niciens ; la disparition de la classe paysanne et des parasites sociaux, c’est-à-dire
à la fois des riches oisifs et des pauvres improductifs ; la disparition des « langues
secondaires », ne laissant subsister que l’anglais et le français ; de nouvelles
formes de guerres, « monstrueuses poussées et pressions d’un peuple contre un
autre », où les droits des civils seraient méprisés. Mais de ces troubles mêmes
surgirait un groupe d’« hommes cinétiques », porteurs d’une nouvelle philoso­
phie et d’une nouvelle moralité.

237. Ludwig Büchner, Am Sterbelager des Jahrunderts. Blicke eines freien Denkers aus
derZeit in die Zeit, Giessen, Emil Roth, 1898.
238. Ellen Key, The Century ofthe Child (1899). Trad. angl. revue par l’auteur, Londres et
New York, G.P. Putnam’s Sons, 1909.
239. Theodor Hertzka, Entrückt in die Zukunft. Sozialpolitischer Roman, Berlin, F. Dümm-
ler, 1895.
240. Ernst Haeckel, Die Weltratsel, Bonn, Emil Strauss, 1899.
241. Friedrich Engels, « Einleitung zu Der Bürgerkrieg in Frankreich von Karl Marx Aus-
gabe 1891 », in Karl Marx - Friedrich Engels Werke, Berlin, Dietz, 1962, XVII, p. 616.
242. H.G. Wells, Anticipations ofthe Reaction ofMechanical and Scientific Progress upon
Life and Thought, New York et Londres, Harper Bros, 1902.
352 Histoire de la découverte de l’inconscient

Les plus lus de tous ces ouvrages prophétiques furent peut-être les « romans du
xxe siècle » de l’écrivain français Albert Robida, illustrés de gravures fantaisistes
montrant des gens habillés à la mode de 1895 au milieu de machines fantastiques
et de constructions « modem style »243. Lui aussi prévoyait un développement
fabuleux de la science et de la technique ; il était convaincu que toutes les mani­
festations de la vie dépendraient de l’électricité. Les instituts météorologiques
feraient le temps ; les déserts seraient irrigués et toutes les terres non utilisées
seraient récupérées et peuplées. Des villes surgiraient partout. La population de
Paris atteindrait onze millions d’habitants. On assisterait à une circulation inces­
sante à travers des tunnels pneumatiques, ainsi que par avion. Il serait possible de
communiquer instantanément avec n’importe qui dans le monde entier, grâce au
« télé », c’est-à-dire un téléphone associé à une sorte de miroir permettant de voir
son interlocuteur. Les gens ne s’écriraient plus, mais s’enverraient des enregis­
trements. La plupart des livres seraient remplacés par des « phono-livres ». Ce
serait une ère de confusion linguistique et culturelle où l’on ne lirait plus les
anciens classiques que sous forme condensée. Les femmes n’auraient plus à faire
la cuisine : un institut d’alimentation strictement surveillé distribuerait les repas
par des tubes pneumatiques. La science permettrait de réentendre des voix du
passé, de faire revivre des espèces animales disparues, de produire artificielle­
ment un être humain vivant. La femme serait partout l’égale de l’homme. On ver­
rait surgir une nouvelle féodalité des affaires et des millions de travailleurs
connaîtraient un âge de fer. La vie entière serait agitée, harassante, constamment
sous pression. On verrait naître de nouvelles formes d’art et de nouveaux sports,
comme la chasse sous-marine. Il n’y aurait plus de vie privée parce que la science
inventerait des moyens d’espionnage illimités. On assisterait à des guerres ter­
ribles où l’on ne se battrait plus pour des idées démodées, mais pour la conquête
de marchés commerciaux. Le courage individuel n’aurait plus de sens dans ces
guerres où l’on aurait recours aux gaz toxiques et aux microbes. Quelques havres
de paix subsisteraient néanmoins. La Bretagne, par exemple, serait transformée
en réserve où les Bretons continueraient à vivre comme au xix® siècle, tandis que
l’Italie serait transformée en un gigantesque parc d’attractions pour touristes.
Un psychiatre au moins s’essaya à ce jeu. En conclusion d’une histoire des
grandes psychoses collectives du xvr au XIXe siècle, Regnard essaya d’esquisser
ce que serait la psychose collective du xxe siècle244. Compte tenu du déclin de la
famille, de l’aristocratie et de la religion, du déchaînement des luttes sociales, de
la propagation des idéologies révolutionnaires et de l’action pernicieuse de l’al­
coolisme, il annonçait : « J’ai peur que la maladie épidémique ne soit, au ving­
tième siècle, le délire du carnage, la folie du sang et de la destruction. »
En psychologie et en psychiatrie, comme partout ailleurs, on attendait de
l’avenir d’importants progrès et peut-être de grandes surprises. En 1892, Janet
écrivait : « Plus tard, au vingtième siècle peut-être, tous les malades, depuis le
simple rhumatisant jusqu’au paralytique général, auront leur psychologie minu­
tieusement étudiée dans tous ses détails » — affirmation qui apparaissait para­

243. Albert Robida, Voyage de fiançailles au XXe siècle, Paris, Conquet, 1892 ; Le Ving­
tième Siècle. La vie électrique, Paris, Librairie illustrée, 1895, Le Vingtième Siècle, Texte et
dessins, Paris, Montgrédien, n.d.
244. Paul Regnard, Les Maladies épidémiques de l’exprit, Paris, Plon, 1887, p. 423-429.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 353

doxale à cette époque245. Bergson déclarait en 1901 : « Explorer l’inconscient,


travailler dans le sous-sol de l’esprit avec des méthodes spécialement appro­
priées, telle sera la tâche principale de la psychologie dans le siècle qui s’ouvre.
Je ne doute pas que de belles découvertes ne l’y attendent, aussi importantes
peut-être que l’ont été dans les siècles précédents, celles des sciences physiques
et naturelles »246.
En même temps, un nouveau terme était devenu fort à la mode, celui de « psy­
chothérapie », d’abord utilisé par certains disciples de Bernheim247. Les écrivains
et le public ne tardèrent pas à l’adopter, et l’on s’efforça de conjecturer ce que
serait la psychothérapie dans l’avenir248. Van Eeden reconnaissait que l’hypnose
et la suggestion ne réussissaient qu’avec des patients des classes inférieures. « Il
est inadmissible », ajoutait-il, « qu’une thérapie ne convienne qu’aux seuls
malades hospitalisés »249. Il fallait mettre au point une psychothérapie pour gens
cultivés : ce serait une méthode non autoritaire, n’entravant en rien la liberté per­
sonnelle, se contentant d’expliquer au patient ce qui se passe dans son esprit et !
mettant en lumière que « toutes les méthodes employées n’agissent qu’à travers
la propre psyché du patient ».
Beaucoup d’hommes, en 1900, attendaient ainsi l’apparition d’une nouvelle
psychiatrie dynamique, mais peu, apparemment, se rendaient compte qu’elle
était déjà née.

245. Pierre Janet, « L’anesthésie hystérique », Archives de neurologie, XXTTT (1892),


p. 323-352.
246. Henri Bergson, « Le rêve », Bulletin de l'institut psychologique international, I
(1900-1901), p 97-122.
247. Frederik Van Eeden, dans son autobiographie Happy Humanity (New York, Double-
day, Page and Co., 1912), affirme avoir introduit le terme ; il ajoute, toutefois, que Hack Tuke
avait déjà utilisé le terme « psycho-thérapeutique ».
248. Maurice Barrés, Trois stations de psychothérapie, Paris, Perrin, 1891.
249. Frederik Van Eeden, « The Theory of Psycho-Therapeutics », The Medical Magazine,
I (1895), p. 230-257.
CHAPITRE VI

Pierre Janet et l’analyse psychologique

Pierre Janet fut le premier, chronologiquement, à proposer un nouveau sys­


tème de psychiatrie dynamique destiné à remplacer ceux du XIXe siècle — aussi
son œuvre se situe-t-elle au point de jonction entre la première psychiatrie dyna­
mique et les systèmes plus récents. Parmi les promoteurs de ces systèmes nou­
veaux, nul, mieux que lui, ne connaissait la première psychiatrie dynamique ou
ne lui emprunta davantage (du moins consciemment). Son œuvre ftit également
l’une des principales sources de Freud, d’Adler et de Jung qui, contrairement à
Janet, provenaient en ligne plus ou moins directe du Romantisme, tandis que
Janet suivait sa propre ligne de recherche. Dans le contraste entre Janet d’une
part, Freud, Adler et Jung d’autre part, nous pouvons voir une dernière manifes­
tation de l’opposition entre l’esprit des Lumières et celui du Romantisme.

Les grandes lignes de la vie de Pierre Janet

Pierre Janet naquit à Paris en 1859 et y mourut en 1947. Hormis sept années
d’enseignement en province et plusieurs voyages à l’étranger, il y passa toute sa
vie et il était parisien jusqu’au bout des ongles dans son allure, son langage et ses
habitudes.
A sa naissance, en 1859, l’empire de Napoléon III était à son apogée.
Quelques années plus tard, cependant, l’empereur s’engageait dans la fiineste
guerre du Mexique, le régime déclina et il fut finalement balayé par la défaite de
1870. A l’âge de 11 ans, Pierre Janet subit avec sa famille les bombardements et
la faim du siège de Paris. Strasbourg, ville natale de sa mère, fut occupé et annexé
par les Allemands. Son adolescence et sa jeunesse coïncidèrent avec le rapide
redressement de la France, son essor économique et intellectuel et la constitution
de son empire colonial. En 1886, quand Janet publia ses premiers articles scien­
tifiques, la France connaissait la fièvre du mouvement boulangiste qui réveilla
temporaireriient les sentiments patriotiques et le désir de libérer l’Alsace et la
Lorraine. Il publia ses premières œuvres importantes durant la période relative­
ment paisible s’étendant de 1889 à 1905. De 1905 à 1914, l’Europe connut des
tensions croissantes marquées par une série de crises de plus en plus graves qui
aboutirent à la Première Guerre mondiale en 1914. Janet avait 60 ans quand la
victoire des Alliés et le traité de Versailles mirent fin à la guerre. La France, épui­
sée par cette guerre, avait perdu son statut de grande puissance mondiale et tra­
versait une grave crise intellectuelle et morale. En 1925, Janet entreprit de réviser
ses théories et édifia un nouveau système qui passa presque inaperçu au milieu de
la confusion politique et morale qui sévissait alors. Quand Hitler prit le pouvoir
356 Histoire de la découverte de l’inconscient

en Allemagne, en 1933, Janet avait 73 ans. Il prit sa retraite deux ans plus tard,
mais continua à écrire. Quand éclata la Deuxième Guerre mondiale, il avait 80
ans. Il connut alors l’invasion allemande et l’occupation de la France, et, à la libé­
ration de Paris en 1944, il avait 84 ans. Il apparaissait comme une « figure d’un
autre âge » quand il mourut en 1947 à 87 ans.
Il était issu de la bourgeoisie moyenne, d’une famille qui avait produit plu­
sieurs hommes de lettres, juristes et ingénieurs. Il était membre d’associations
professionnelles et était en relation avec les savants français les plus éminents de
son temps. Il se proclamait agnostique et libéral, mais ne participa jamais à
aucune action politique. De 1907 à sa mort, il vécut rue de Varennes, dans un des
quartiers d’élection de la noblesse et du corps diplomatique. Toutefois, la plupart
des malades qu’il soigna et qui lui fournirent les matériaux de ses travaux psy­
chiatriques appartenaient aux classes les plus populaires.
Janet apparaît ainsi comme un représentant de la bourgeoisie française, qui
passa pratiquement toute sa vie (s’étendant sur toute la durée de la Troisième
République) à Paris.

Les antécédents et le cadre familial1

L’arrière-grand-père de Pierre Janet, Pierre-Étienne Janet (1746-1830), avait


ouvert et fait prospérer une librairie dans la rue Saint-Jacques, à Paris2. Il avait
inculqué à ses six fils le goût de la littérature et du théâtre. L’un d’eux, Pierre-
Honoré Janet, fut aussi libraire et se spécialisa dans les éditions musicales. Il
mourut prématurément en 1832, laissant deux fils et une fille, Jules, Paul et Féli­
cité. Le plus jeune fils, Paul (1823-1899), devint le célèbre philosophe et l’or­
gueil de sa famille. L’aîné, Jules (1813-1894), s’engagea dans une carrière
commerciale, bien que, d’après la tradition familiale, Paul l’eût encouragé à
entreprendre des études juridiques. Cependant, même s’il est désigné sur certains
documents comme avocat, il semble bien qu’il n’ait jamais plaidé et qu’il ait
gagné sa vie comme rédacteur juridique. Il se maria deux fois. Sa première
femme, une cousine, s’appelait Adélaïde-Antoinette Janet ; il l’épousa le 5 sep­
tembre 1832. En 1850, elle lui donna une fille, Berthe. Elle mourut peu après.
Quelques années plus tard, en visite chez son frère Paul, alors professeur à l’uni­
versité de Strasbourg, Jules fit la connaissance de Fanny Hummel, une jeune voi­
sine de Paul. Ils se marièrent le 10 avril 1858 et eurent trois enfants, Pierre, Mar­
guerite et Jules3.
Nous savons peu de chose sur la famille Hummel. Le père de Fanny, François-
Jacques Hummel, était entrepreneur à Strasbourg. Il eut cinq enfants, dont Fanny
l’aînée, née le 4 septembre 1836. Les Hummel étaient de fervents catholiques et

1. L’auteur est particulièrement redevable à madame Hélène Pichon-Janet et à mademoi­


selle Fanny Janet de nombreux renseignements sur la vie de leur père et l’histoire de la famille
Janet.
2. Ces détails sont empruntés à une biographie de l’oncle de Pierre Janet par Georges Picot,
Paul Janet, Notice historique, Paris, Hachette, 1903.
3. Les Archives du département de la Seine nous ont fourni des détails sur les noms et les
dates concernant la famille Janet.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 357

Fanny, la mère de Pierre Janet, resta toute sa vie très attachée à sa foi. Sa sœur
Marie, née le 2 mai 1838, entra chez les religieuses de l’Assomption et vécut
dans des couvents de cet ordre, d’abord en France, puis en Angleterre. (La fille de
Pierre Janet, madame Hélène Pichon-Janet, raconte une visite qu’elle fit un jour
à sa tante de Londres en compagnie de son père.) Les Hummel étaient de ces
Alsaciens ardents patriotes français, pour qui l’annexion de l’Alsace et de la Lor­
raine par l’Allemagne représenta un véritable drame familial4. Dans nombre de
ces familles, certains restèrent en Alsace, tandis que d’autres allèrent s’établir en
France. La tradition familiale rapporte qu’un des frères de Fanny passa en France
et rejoignit l’armée française où il devint officier (étant ainsi considéré comme
réfractaire par l’Allemagne). Il revint une fois à Strasbourg en habits civils, pour
une visite clandestine, accompagné de son jeune neveu Pierre.
Nous ne savons que fort peu de chose sur la personnalité du père de Pierre
Janet. Selon la tradition familiale, c’était un homme très aimable, bien que
timide, réservé et « psychasthénique ». Les rares détails qui nous sont parvenus à
son sujet ne sont pas faciles à interpréter. Pierre Janet rapporte un incident de son
enfance qui est resté gravé dans sa mémoire. Il marchait de long en large dans le
bureau de son père et donnait des coups de pied dans la porte, mais son père le
regardait faire calmement sans dire un mot. Lejeune Pierre finit par se lasser à ce
jeu et quitta la pièce. Est-ce à dire que son père était à ce point passif qu’il était
incapable de toute réaction ou, au contraire, son attitude relevait-elle d’une pro­
fonde sagesse, qui lui dictait que le spectacle de sa patience aurait raison de la
mauvaise humeur de son fils ?
On dit que la mère de Pierre Janet était une femme d’une grande sagesse, sen­
sible et affectueuse. Pierre lui resta profondément attaché et parla toujours d’elle
avec une vive affection. Il était le premier enfant d’une mère très jeune ; elle avait
21 ans à sa naissance, tandis que son père en avait 45, une génération de plus. La
demi-sœur de Pierre Janet et les frères et sœurs de sa mère se rattachaient à une
génération intermédiaire.
La sœur de Pierre, Marguerite, qui épousa un certain M. Vuitel, resta, comme
sa mère, une fervente catholique. Son frère Jules, né le 22 décembre 1861, devint
médecin : il fut un spécialiste réputé en urologie. Il s’intéressait beaucoup à la
psychologie et, pendant ses années d’internat, il collabora avec son frère dans ses
expériences sur l’hypnose. Sa thèse de médecine, consacrée aux troubles de la
miction d’origine névrotique, constitue un apport intéressant dans le domaine de
ce que nous appellerions aujourd’hui la médecine psychosomatique ; il en fut de
même d’une étude ultérieure sur l’anurie. Pierre et Jules restèrent toujours très
attachés à leur famille5.
Son oncle Paul exerça une influence prépondérante sur Pierre Janet. Non seu­
lement il aida Pierre dans sa carrière, mais le jeune homme semble l’avoir pris
comme modèle. On peut trouver un certain nombre de traits parallèles dans la vie
de ces deux hommes. Tous deux étaient des garçons timides et renfermés qui pas­
sèrent par une période de dépression pubertaire pour s’engager ensuite dans une

4. Philippe Dollinger, directeur des Archives de Strasbourg, a aimablement communiqué à


l’auteur des photocopies des registres d’état-civil concernant la famille Hummel.
5. Jules Janet, Les Troubles psychopathiques de la miction. Essai de psycho-physiologie
normale et pathologique, Thèse méd. (1889-1890), n° 216, Paris, Lefrançois, 1890.
358 Histoire de la découverte de l’inconscient

brillante carrière. Ils fréquentèrent tous deux le lycée Louis-le-Grand, entrèrent à


l’École normale supérieure, passèrent l’agrégation de philosophie et enseignè­
rent cette matière dans un lycée avant de devenir professeurs à l’université et
membres de l’institut de France.
Paul Janet était aussi l’auteur de manuels de philosophie qui furent des clas­
siques en France pendant deux ou trois générations, et il publia de nombreuses
études sur l’histoire de la philosophie. Le fils du philosophe, qui s’appelait éga­
lement Paul Janet, devint un éminent ingénieur électricien qui fonda l’institut
électronique de Grenoble, puis l’École supérieure d’électricité à Paris. D s’inté­
ressait aussi à la philosophie et publia des études sur la philosophie de la science
et la psychologie des découvertes scientifiques6. Par sa nombreuse parenté, Pierre
Janet avait diverses autres relations dans le monde de l’université, de l’industrie,
de l’administration.

Les principaux événements de la vie de Pierre Janet

Pierre Janet naquit à Paris le 30 mai 1859, au 46 de la rue Madame, une petite
rue près du jardin du Luxembourg ; peu après ses parents déménagèrent à Bourg-
la-Reine où ils avaient acheté une maison. Aujourd’hui faubourg de Paris,
Bourg-la-Reine était une petite ville indépendante à cette époque. C’était une
vieille maison qui, à la différence des maisons du quartier, était de style Renais­
sance avec un toit d’ardoise fortement incliné et des murs roses. La tradition
familiale veut que cette maison ait été le dernier vestige d’une résidence offerte
par le galant Henri IV à sa célèbre maîtresse, Gabrielle d’Estrées. La rue porte
effectivement le nom d’« impasse Gabrielle d’Estrées ». Pierre Janet garda tou­
jours un souvenir très agréable de cette maison et de son jardin.
Il fréquenta le collège Sainte-Barbe-des-Champs à Fontenay-aux-Roses, la
ville voisine. On dit qu’il était un garçon très timide qui se liait difficilement avec
ses camarades de classe. Quelques années plus tard, il entra au collège Sainte-
Barbe de Paris, qui était plus important. C’est une des plus anciennes et des plus
célèbres écoles de France. Peu d’écoles peuvent se glorifier d’avoir vu passer tant
de grands hommes : saint Ignace de Loyola, saint François Xavier et Calvin, ainsi
que de nombreux savants, écrivains, politiciens et militaires éminents. Le niveau
des études y était élevé, comme on était en droit de s’y attendre d’une institution
aussi vénérable. Quand Janet eut 11 ans, lors de la guerre franco-allemande de
1870, ses parents eurent la malencontreuse idée de quitter Bourg-la-Reine pour
s’installer provisoirement à Paris, pensant qu’ils y seraient plus en sûreté. Du
coup la famille Janet eut à subir le siège de Paris avec toutes ses conséquences.
Dès que la guerre fut terminée, les enfants furent envoyés dans la famille de leur
mère, à Strasbourg ; le jeune Pierre fut ainsi témoin de la souffrance et de l’an­
goisse de ces Alsaciens qui, comme la famille de sa mère, étaient de fervents
patriotes français et qui voyaient l’Alsace arrachée à la France et annexée à
l’Allemagne7.

6. Paul Janet, Notes et souvenirs, Paris, Gauthier-Villars, 1933.


7. Ces détails sont empruntés à l’article de madame Hélène Pichon-Janet, « Pierre Janet -
Quelques notes sur sa vie », L’Évolution psychiatrique, n” 3 (1950), p. 345-364.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 359

A l’âge de 1'5 ans, Pierre traversa une période de dépression accompagnée


d’une crise religieuse, ce qui l’obligea à interrompre ses études pendant plusieurs
mois. Il réussit cependant à surmonter cette épreuve et à retrouver un équilibre. A
partir de cette date, il fut un brillant élève et décida de s’orienter vers la
philosophie.
Ayant passé son baccalauréat avec succès le 10 juillet 1878, et après une année
préparatoire à Louis-le-Grand, Janet fut admis au difficile concours d’entrée à
l’École normale supérieure qui offrait trois années de formation intensive à des
étudiants particulièrement doués, se préparant à l’enseignement dans les lycées.
Cette école prépare aussi nombre de futurs professeurs d’université. L’enseigne­
ment y était de la plus haute qualité, mais les étudiants y disposaient aussi de
beaucoup de liberté et de loisirs leur permettant de se former une pensée person­
nelle et indépendante. Malgré sa propension au cynisme et à la controverse (ce
que l’on appelle l’esprit normalien, expression privilégiée de cette pensée indé­
pendante), ce milieu n’en reste pas moins favorable à la constitution d’amitiés
durables entre des hommes appelés à devenir les guides intellectuels de leur
génération8. Au concours de 1879 furent admis en même temps que Janet plu­
sieurs élèves qui devaient devenir célèbres dans leurs disciplines, en particulier
Durkheim (le futur sociologue) et Goblot (le logicien). Nous ne disposons que de
fort peu de détails sur les trois années que Janet passa à l’École9. Nous savons
qu’il obtint le titre de licencié ès Lettres le 3 août 1880, et que le directeur Ernest
Bersot10, philosophe et moraliste, qui mourut le 1er février de cette même année,
fut remplacé par l’historien Fustel de Coulanges. Janet consacra une partie de ses
loisirs à l’étude des sciences et obtint le diplôme du « baccalauréat restreint » en
sciences le 7 avril 188111. Le 7 septembre 1881, il fut reçu second au concours de
l’agrégation de philosophie (huit candidats seulement furent reçus, dont Durk­
heim, qui était le septième). En 1881, alors que Janet était encore à l’École nor­
male supérieure, l’Exposition internationale d’électricité se tint à Paris, apportant
la révélation d’un nouveau monde à venir où la vie serait dominée par la science,
la technique et l’électricité. Un autre événement fit sensation en 1882 : la
communication de Charcot à l’Académie des sciences, réhabilitant officiellement
l’hypnose qui acquit soudain un statut scientifique. Charcot fut vivement contesté
et, s’il faut en croire Parodi, Janet rêvait déjà de devenir médecin et de discuter
des théories de Charcot12. Bergson et Jaurès furent admis à l’agrégation un an
avant Janet. Bergson et Janet entretinrent des relations intellectuelles étroites tout
au long de leur vie.

8. Jules Lemaître, « L’esprit normalien », Le Centenaire de l’École normale supérieure,


1795-1895, Paris, Hachette, 1895, p. 566-571.
9. Le professeur Martin, de l’École normale supérieure, qui a bien voulu nous donner accès
aux archives de l’École et rechercher le dossier de Pierre Janet, n’y a trouvé que deux docu­
ments : la demande d’inscription de Janet, en date du 1er février 1879, et l’autorisation de son
père.
10. Bersot était aussi l’auteur d’un livre, Mesmer et le magnétisme animal (Paris, Hachette,
1852) qui venait juste d’être réédité (dans une édition augmentée) en 1879, et qui peut avoir
attiré l’attention du jeune Pierre Janet sur l’histoire du magnétisme animal.
11. Ces détails sont extraits du dossier de Pierre Janet aux archives de la faculté de méde­
cine de Paris.
12. Dominique Parodi, « Pierre Janet » (nécrologie), Association amicale de secours des
anciens élèves de l’École normale supérieure, 1948, p. 27-30.
360 Histoire de la découverte de l'inconscient

Sitôt agrégé, Janet entra dans la carrière professorale. A cette époque, les nor­
maliens étaient dispensés du service militaire : les dix années d’enseignement
dont ils prenaient l’engagement en tenaient lieu13.
Janet avait alors 22 ans. Par décision ministérielle, il fut nommé le 23 sep­
tembre 1882 professeur de philosophie au lycée de Châteauroux, dans la pro­
vince du Berry, où il prit ses fonctions le 4 octobre 1882. Chose assez curieuse,
il quitta ce lycée le 22 février 1883 pour le lycée du Havre14. Il n’était pas courant
qu’un professeur fût transféré d’un lycée à un autre au milieu d’une année sco­
laire : la seule explication plausible est qu’au Havre on avait un urgent besoin de
professeur, par suite de la vacance subite d’un poste. Le Havre représentait une
situation bien supérieure à Châteauroux. Peu avant son départ de Châteauroux, le
10 février 1883, Janet donna une conférence sur le fondement du droit de pro­
priété15. Il est intéressant de noter, dans cette première publication connue de
Pierre Janet, la logique du développement, la fermeté de la pensée et la clarté du
style dont il devait faire preuve dans tous ses écrits ultérieurs. La propriété pri­
vée, écrit-il, n’a pas toujours existé : elle ne répond ni à une nécessité métaphy­
sique, ni à une nécessité naturelle, mais elle a été inventée par l’homme pour des
raisons utilitaires. Elle aurait besoin d’être améliorée et elle devrait avoir pour fin
de réconcilier l’intérêt et la justice.
Pierre Janet passa les six années et demie suivantes (de février 1883 à juillet
1889) au Havre, ville maritime, industrielle et commerciale, qui comptait
105 000 habitants à cette époque. Elle était administrée par un maire progres­
siste, Jules Siegfried, issu d’une famille protestante alsacienne qui avait quitté
l’Alsace lors de son annexion par l’Allemagne. Siegfried était un administrateur
actif et énergique, très préoccupé de la prospérité de la ville. La lecture de deux
hebdomadaires locaux de l’époque, Le Passe-Temps du Havre et Le Carillon,
montre que Le Havre n’était certainement pas aine citadelle de l’esprit victorien
(que l’on dit avoir prédominé en Europe à cette époque), puisque ces deux jour­
naux abondent en railleries à l’adresse du maire qui cherchait à mettre un frein à
la prostitution et au vice dans la ville. Un autre aspect de la vie de cette ville était
sa passion politique : des vagues de nationalisme et de germanophobie s’empa­
raient périodiquement du Havre. Pour ce qui est des spectacles, il y avait, outre
de fréquentes représentations données par des troupes d’acteurs parisiens, de
tapageuses séances publiques d’hypnotisme. Ainsi, en mai 1883, les deux heb­
domadaires locaux rapportèrent qu’un professeur avait eu la malencontreuse idée
de vouloir démasquer les supercheries de Donato et avait dû quitter la scène sous
les huées de l’assistance. On attribuait à « l’hystérie » le fait que des femmes
tombent amoureuses de musiciens ou écrivent des lettres anonymes, et l’hystérie
elle-même était attribuée à une frustration sexuelle. Les journaux mentionnés
plus haut conseillaient ironiquement d’aller consulter Charcot. Nous ne savons

13. En 1888, une nouvelle loi imposa une année de service militaire obligatoire aux nor­
maliens. Voir André Lalande, « L’instruction militaire à l’école », Le Centenaire de l’École
normale supérieure, op. cit., p. 544-551.
14. L’auteur est redevable de ces détails à monsieur J. Dupré, proviseur du lycée Jean-
Giraudoux à Châteauroux.
15. Le Fondement du droit de propriété. Conférence de M. Pierre Janet, Ligue française de
l’enseignement, cercle de Châteauroux, Châteauroux, Imprimerie Gablin, 1883. La Biblio­
thèque nationale de Paris possède un des très rares exemplaires du texte de la conférence.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 361

pas jusqu’à quel point Janet participa à cette fièvre, nous ne savons même pas s’il
prenait une part quelconque à la vie mondaine de la ville. Pour lui, un des grands
avantages du Havre était la rapidité et la facilité des communications avec Paris,
ce qui lui permettait de faire de fréquentes visites à sa famille. A l’occasion de ses
séjours à Paris, il voyait aussi des malades avec son frère Jules, alors étudiant en
médecine, qui s’intéressait vivement aux névroses et à l’hypnotisme. C’est aussi
pendant son séjour au Havre que Pierre Janet perdit sa mère : elle mourut le 3
mars 1885 à l’âge de 49 ans.
Nous sommes peu renseignés sur les activités professionnelles de Janet. Ses
cours de philosophie étaient sans doute soigneusement préparés et assez origi­
naux, à en juger par le manuel qu’il publia ultérieurement. Dans les lycées fran­
çais, l’année scolaire se termine normalement par la cérémonie de la distribution
des prix, précédée d’un discours prononcé par l’un des plus jeunes professeurs du
corps enseignant sur un thème de son choix. C’est ainsi que, le 5 août 1884,
Pierre Janet parla de l’enseignement de la philosophie, sous la présidence du
maire Jules Siegfried16. Nous considérons comme allant de soi, dit Janet, que la
philosophie soit enseignée dans tous les lycées français, mais nous oublions les
luttes de nos prédécesseurs en vue de permettre l’enseignement d’une philoso­
phie indépendante dans nos écoles. Maintenant que nous bénéficions de tant de
libertés civiles et politiques, l’enseignement de la philosophie n’en est que plus
important, puisque le véritable but de la philosophie est d’apprendre à l’homme
à se défier de ses idées préconçues et à respecter les opinions d’autrui. Deux
années plus tard, en 1886, Janet édita une des œuvres philosophiques de Male-
branche, avec une introduction et des notes, à l’usage des établissements
secondaires17.
Au Havre, Janet partageait sa maison avec un ami. Elle était entourée d’un jar­
din où il pouvait s’adonner à son goût du jardinage. Pendant quelque temps,
l’autre occupant de la maison fut le mathématicien Gaston Milhaud, un collègue
de Janet et célibataire comme lui. On sait que Janet consacrait l’essentiel de ses
loisirs à travailler bénévolement à l’hôpital du Havre et à faire des recherches en
psychiatrie pour son propre compte.
Dans une note autobiographique, Janet dit qu’à son arrivée au Havre il était un
jeune professeur impatient de trouver un sujet convenant à sa thèse de doctorat ès
Lettres18. Il songeait à une thèse sur les hallucinations en rapport avec les méca­
nismes de la perception, et s’adressa au docteur Gibert, médecin bien connu du
Havre. Celui-ci n’avait pas de malade intéressant à lui proposer, mais il lui parla
d’un sujet remarquable, Léonie, susceptible d’être hypnotisée à distance. A la
requête du docteur Gibert, Léonie vint au Havre et se soumit aux expériences de
Janet, plusieurs années durant, à intervalles variables. Les premières expériences
de Janet avec Léonie s’étendirent du 24 septembre au 14 octobre 1885. Il put
ainsi constater par lui-même qu’il était effectivement facile d’hypnotiser Léonie,
non seulement directement, mais à distance, et de lui imposer des suggestions

16. Monsieur Alekan, proviseur du lycée du Havre, a communiqué à l’auteur une photo­
copie de ce discours qui a été publié dans le « palmarès » du lycée en 1884.
17. Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, édité par Pierre Janet, Paris, Alcan,
1886, livre IL
18. Pierre Janet, « Psychological Autobiography », in Cari Murchinson, A History of Psy-
chology in Autobiography, Worcester, Mass., Clark University Press, 1930,1, p. 123-133.
362 Histoire de la découverte de l'inconscient

« mentales » dont elle s’acquittait ensuite parfaitement. Il écrivit un article sur


ses premières expériences que son oncle Paul Janet se chargea de présenter à la
Société de psychologie physiologique de Paris, le 30 novembre 1885, sous la pré­
sidence de Charcot19. Nous ignorons si Pierre Janet assista à cette séance. Son
article fit en tout cas sensation, comme en témoigne la discussion qui suivit, telle
qu’elle fut rapportée par un des participants, le docteur Ochorowicz20. Janet avait
pris soin de présenter ses observations sans en tirer aucune conclusion, mais à la
suite de cette communication, plusieurs visiteurs éminents se déplacèrent au
Havre pour voir Léonie. Vinrent de Paris : Charles Richet, Julian Ochorowicz et
Marillier. D’Angleterre, la Societyfor Psychical Research envoya une délégation
composée de Frederick Myers, de son frère A. Myers, et de Sidgwick. Paul,
l’oncle de Pierre Janet, et Jules, son frère, se joignirent au groupe. Les expé­
riences préliminaires débutèrent le 13 avril, et les expériences décisives eurent
lieu du 21 au 24 avril. Les résultats semblaient confirmer l’existence du phéno­
mène de suggestion à distance. Cependant ces expériences furent apparemment
ignorées du grand public21. Elles eurent, en revanche, un grand retentissement
dans le monde scientifique et Janet fit ainsi la connaissance de Charcot, de
Richet, de Myers et d’autres. Mais « avec surprise et regret », Janet constata que
beaucoup le citaient par ouï-dire, au lieu de s’adresser directement à lui. Il esti­
mait que toutes les précautions n’avaient pas été prises pour éviter la suggestion
indirecte et que les rapports publiés n’étaient pas assez fidèles. Dès lors, il
éprouva une méfiance durable à l’égard des recherches parapsychologiques et
décida de se limiter, au moins pour l’instant, à l’exploration systématique des
phénomènes élémentaires de l’hypnose et de la suggestion.
En même temps, Janet participait régulièrement à des travaux cliniques à l’hô­
pital du Havre où le docteur Powilewicz lui donna accès à un petit service dans
lequel il pouvait examiner des femmes hystériques. On raconte que Janet, pour
plaisanter, appelait cette salle « Salle Saint-Charcot » (à cette époque de nom­
breuses salles d’hôpital en France portaient des noms de saints). Janet estimait
que le grand avantage qu’il y avait à travailler au Havre était d’y avoir des
malades frais et non blasés, parce qu’ils n’avaient pas été examinés des centaines
de fois par des médecins et des étudiants, comme c’était le cas à la Salpêtrière.
Mais Janet ne tarda pas à faire une découverte inattendue : Léonie avait déjà été
magnétisée dans le passé. Ses exploits actuels n’étaient que la répétition d’exer­
cices magnétiques auxquels elle s’était soumise antérieurement et que Janet
trouva décrits dans les écrits des magnétiseurs de la génération précédente. Tout
ce que Charcot et Bernheim présentaient comme d’étonnantes nouveautés était
déjà connu par ces hommes tombés dans l’oubli. C’était tout un monde de savoir
oublié que Janet redécouvrait ainsi et, remontant dans le passé de génération en
génération, il se rendit compte que même les magnétiseurs les plus anciens, Puy­
ségur et Bertrand, connaissaient déjà la plupart des phénomènes que ses contem­

19. Pierre Janet, « Note sur quelques phénomènes de somnambulisme », Bulletin de la


Société de psychologie physiologique, I (1885), p. 24-32.
20. J. Ochorowicz, De la suggestion mentale, Paris, Doin, 1887, p. 118.
21. Le Passe-Temps du Havre et Le Carillon ne font aucune allusion à ces expériences.
Monsieur A. Lecrocq, archiviste-chef du Havre, qui a été assez aimable pour parcourir les quo­
tidiens du Havre de l’époque, nous a fait savoir qu’il n’y avait trouvé aucune allusion à ces
expériences.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 363

porains croyaient avoir découverts. Janet entreprit de se documenter sur les tra­
vaux de ces anciens pionniers et il utilisa par la suite les connaissances qu’il en
retira dans la partie historique de son livre, Les Médications psychologiques.
Tirant les conclusions de ses propres expériences avec Léonie et de celles
entreprises par la délégation venue l’examiner au Havre, Janet s’imposa trois
règles méthodologiques : d’abord, toujours examiner ses malades lui-même, sans
témoins ; en second lieu, noter avec précision tout ce que les malades disaient ou
faisaient (ce qu’il appelait : la méthode du stylographe) ; enfin, explorer minu­
tieusement tous les antécédents des malades et les traitements dont ils avaient pu
être l’objet dans le passé. Ces principes nous apparaissent évidents aujourd’hui,
mais à l’époque ils représentaient une grande nouveauté. Les premiers résultats
de ces recherches furent publiés dans une suite d’articles de la Revue philoso­
phique, de 1886 à 1889, et furent le point de départ de la thèse principale de
Janet, L’Automatisme psychologique.
Le doctorat ès Lettres requérait la rédaction d’une thèse principale en français
et d’une autre, moins importante, en latin, sur un sujet différent. Janet choisit
pour sujet de sa thèse en latin Bacon et les Alchimistes22. La personnalité de Fran­
cis Bacon, qui était à la fois le fils spirituel des anciens alchimistes (héritant ainsi
d’un savoir maintenant dépassé), et le pionnier d’une nouvelle science expéri­
mentale, semble avoir fasciné Janet. On peut penser qu’il y trouvait comme un
écho de son propre problème. Il était, lui aussi, l’héritier d’une tradition séculaire
de psychologie philosophique, dont son oncle Paul était l’un des derniers repré­
sentants, en même temps qu’il se sentait appelé à participer à l’élaboration d’une
nouvelle psychologie expérimentale que Ribot était en train d’annoncer : sa thèse
principale, L’Automatisme psychologique, devait être un premier pas dans ce
sens.
Un portrait de 1889 montre Janet, alors âgé de 30 ans, assis au pied de son
arbre favori, dans son jardin du Havre, vers la fin de son séjour dans cette ville. Il
était sur le point de partir pour Paris où il allait affronter l’épreuve de la soute­
nance de thèse qui devait lui ouvrir une nouvelle carrière scientifique. Sa physio­
nomie exprime la force tranquille et la concentration de la pensée,'comme la plu­
part des autres photographies de l’époque.
La cérémonie de soutenance de thèse eut lieu à la Sorbonne, le 21 juin 1889,
sous la présidence du doyen Himly23. Le jury était composé des professeurs Bou-
troux, Marion, Séailles, Waddington et Paul Janet24. Les objections et contre-
arguments ne manquèrent pas, mais Janet impressionna le jury par la vivacité de
son esprit, la subtilité de ses arguments et son éloquence. Le jury le félicita et lui
sut gré de s’être maintenu strictement sur le plan philosophique et d’avoir soi­
gneusement évité d’empiéter sur le terrain de la médecine.

22. Pierre Janet, Baco Verulamius alchemicis philosophis quid debuerit, Angers, Impri­
merie Burdin, 1889.
23. Ces détails sont empruntés à un discours d’Edmond Faral prononcé au cours de la
séance commémorative de la Sorbonne, le 22 juin 1939. Voir Le Centenaire de Théodule Ribot
et Jubilé de la psychologie scientifique française, Agen, Imprimerie moderne, 1939.
24. Paul Janet a présenté ses objections et ses critiques à l’égard de L’Automatisme psycho­
logique dans ses Principes de métaphysique et de psychologie, Paris, Delagrave, 1897, II, p.
556-572.
364 Histoire de la découverte de l’inconscient

Janet, qui était déjà bien connu dans les milieux philosophiques et psycholo­
giques pour ses publications des trois années précédentes, jouit désormais de la
réputation d’un maître. Il alla s’établir à Paris où il avait été nommé à un nouveau
poste. Sa soutenance de thèse eut lieu pendant l’Exposition universelle de 1889,
au moment même où les savants du monde entier se rencontraient dans la Ville-
Lumière en des congrès scientifiques nombreux — jusqu’à trois simultané­
ment ! — et de qualité. Entre autres, le Congrès international d’hypnotisme
expérimental et thérapeutique se tint du 8 au 12 août25. Janet faisait partie de son
comité d’organisation avec Liébeault, Bernheim, Déjerine et Forel, et il eut
amplement l’occasion de faire connaissance avec les célébrités du monde psy­
chologique et psychiatrique. Parmi les 300 participants du congrès, on relève la
présence de Dessoir, de Myers, de William James et d’un neurologue viennois du
nom de Sigmund Freud.
Janet savait dès l’abord qu’il ne pourrait pas poursuivre ses recherches psycho­
pathologiques sans être docteur en médecine et il décida de commencer ses
études médicales tout en continuant à enseigner et à poursuivre ses propres
recherches. De 1889 à 1893, il fut entièrement absorbé dans ses travaux, menant
de firont ses études, ses recherches et son enseignement au lycée Louis-le-Grand
pendant l’année scolaire 1889-1890, puis au collège Rollin. La seule trace de ses
activités durant cette période est le discours qu’il prononça à l’occasion de la dis­
tribution des prix du 30 juillet 1892 ; il s’adressa alors à peu près en ces termes
aux élèves des classes terminales : « Qu’est-ce que vous avez acquis pendant ces
dix ans de collège ? Une instruction abondante, de la science, oui, mais beaucoup
plus, une véritable éducation. Cette éducation se fait par le développement insen­
sible des facultés, grâce aux exercices littéraires [...]. Plus encore, le but de l’en­
seignement secondaire est de nous faire acquérir une certaine compréhension des
hommes, de nous aider à connaître et à comprendre les problèmes sociaux. [...] Il
s’agit de devenir plus capables de se faire une opinion raisonnée et de bien
comprendre celles des autres »26.
Janet commença ses études médicales en novembre 188927 ; à cette époque, les
études médicales ne duraient que quatre ans, y compris une année préparatoire
consacrée à la physique, la chimie et les sciences naturelles, et il fallait prévoir
une cinquième année pour l’examen final et la thèse. Janet fut toutefois dispensé
de la première année. Ayant eu par ailleurs la chance d’être dispensé de maintes
obligations par un effet de la bienveillance de ses professeurs, il passa, à partir de
1890, une bonne partie de son temps dans le service de Charcot à la Salpêtrière,
à examiner des malades. Nous disposons aussi de rapports sur ses stages cli­
niques à l’hôpital Laënnec et à l’hôpital Saint-Antoine. Dans ce dernier, il exa­
mina le cas d’une jeune fille de 14 ans qui avait été hospitalisée pour des symp­
tômes d’apparence névrotique et qui ne tarda pas à mourir. L’autopsie révéla
qu’elle souffrait d’un kyste hydatique au cerveau. Janet publia un article sur le

25. Premier Congrès international de l'hypnotisme expérimental et thérapeutique, comptes


rendus publiés par Edgar Bérillon, Paris, Doin, 1890.
26. Discours de M. Pierre Janet à la distribution des prix du collège Rollin (30 juillet
1892), Paris, Chaix, 1892.
27. L’auteur exprime toute sa reconnaissance au Dr Hahn, conservateur de la bibliothèque
et archiviste de la faculté de médecine de Paris, pour lui avoir fourni la photocopie du dossier
complet de Pierre Janet.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 365

cas, marquant son étonnement qu’une lésion de cette importance ait donné si peu
de signes cliniques28. La malade, ajoutait-il, était issue d’une famille à l’hérédité
névrotique très chargée, ce qui expliquait peut-être que le kyste se soit localisé
dans le cerveau plutôt qu’en un autre organe. Janet passa ses examens le 31 mai
1893 et présenta sa thèse de médecine le 29 juillet de cette même année. Charcot
présidait le jury dont faisait également partie Charles Richet. Il fut reçu avec la
plus haute mention.
Entre-temps, Janet avait repris ses recherches cliniques, examinant, à la Sal­
pêtrière, madame D., Marcelle, Isabelle et Achille qui devaient jouer un rôle si
important dans l’élaboration de ses théories. S’appuyant sur ces observations, il
construisit sa théorie de l’hystérie qu’il exposa d’abord dans diverses revues, puis
dans sa thèse en 1893. Sa réputation avait déjà traversé la Manche, et au Congrès
international de psychologie expérimentale, à Londres, en juillet 1892, il pré­
senta une communication rendant compte de ses recherches sur les rapports entre
l’amnésie et les idées fixes subconscientes29.
De 1893 à 1902, Janet travailla assez librement à la Salpêtrière. Le successeur
de Charcot, le neurologue Fulgence Raymond, ne s’intéressait pas personnelle­
ment aux névroses, mais il maintint le laboratoire de psychologie de la Salpê­
trière et donna son approbation aux recherches de Janet. Dans la mesure où ils se
rapportaient à des malades de la Salpêtrière, la plupart des articles de Janet
publiés à cette époque parurent sous les signatures conjointes de Raymond et de
Janet. Ce fut aussi, pour Janet, une période de travail intense dans d’autres
domaines. Il continua à enseigner la philosophie au collège Rollin jusqu’en 1897
et, pendant l’année scolaire 1897-1898, au lycée Condorcet. On lui confia ensuite
l’enseignement de la psychologie expérimentale à la Sorbonne, d’abord comme
chargé de cours (1898-1899), puis comme maître de conférences (1898-1902).
Durant cette même période, Ribot lui demanda de le remplacer temporairement
au Collège de France, de décembre 1895 à août 189730. En 1894, Janet publia le
manuel de philosophie auquel il avait travaillé pendant douze ans et dont nous
reparlerons plus loin.
Charcot s’était longtemps vivement intéressé à la psychologie. Il avait fondé,
avec Charles Richet, la Société de psychologie physiologique. Désirant incor­
porer la psychologie expérimentale au grand service de recherche qu’il avait mis
sur pied à la Salpêtrière, il ouvrit un laboratoire à cette fin, et le confia à Pierre
Janet. Puisque Charcot avait besoin de Janet et que celui-ci avait besoin de Char­
cot pour accéder au riche matériel clinique fourni par la Salpêtrière, la collabo­
ration entre les deux hommes s’annonçait féconde. Mais le 17 août 1893, soit
trois semaines seulement après la soutenance de thèse de Janet sous la présidence
de Charcot, on apprenait la mort subite et inattendue du maître.
La vie privée de Janet avait, elle aussi, connu des changements. En 1894, il
épousa Marguerite Duchesne, la fille d’un commissaire-priseur du Havre qui

28. Pierre Janet, « Kyste parasitaire du cerveau », Archives générales de médecine, 7e série,
XXVni (1891) (II), p. 464-472.
29. Pierre Janet, « Étude sur quelques cas d'amnésie antérograde dans la maladie de la dés­
agrégation psychologique », International Congress ofExperimental Psychology, Second Ses­
sion, London, 1892, Londres, William and Norgate, 1892, p. 26-30.
30. Il n’a pas été possible, jusqu’ici, de trouver une liste des sujets traités par Janet à la Sor­
bonne et au Collège de France pendant ces années.
366 Histoire de la découverte de l’inconscient

était venue s’établir à Paris à la mort de son père. Le jeune couple s’installa
d’abord rue de Bellechasse, puis déménagea, en 1889, dans la rue Barbey-de-
Jouy, près du Quartier latin. Ils eurent trois enfants : Hélène (qui épousa le psy­
chanalyste Édouard Pichon), Fanny (qui devint professeur de français) et Michel
(qui eut une brève carrière d’ingénieur avant de mourir prématurément). Janet
menait la vie d’un universitaire, c’est-à-dire qu’il enseignait pendant neuf mois à
Paris et qu’il disposait de trois mois de vacances qu’il occupait à préparer ses
cours pour l’année universitaire suivante. Il passait habituellement ses vacances
à Fontainebleau où il faisait de longues promenades botaniques dans la forêt. Son
père mourut le 22 octobre 1894, à l’âge de 82 ans.
Durant toutes ces années, Janet s’intéressa aux domaines les plus variés, ainsi
qu’en témoignent ses comptes rendus d’ouvrages : de l’histologie cérébrale à la
psychologie expérimentale et à la criminologie. Le centre d’intérêt de ses
recherches cliniques se déplaça de l’exploration clinique de l’hystérie à celle de
la neurasthénie. Ses recherches furent à la fois très extensives, en ce qu’il voyait
beaucoup de malades en consultations externes et dans les services, et très inten­
sives, en ce qu’il choisissait un petit nombre de malades sur lesquels il entrepre­
nait des études minutieuses et prolongées s’étendant sur des années. Parmi ces
derniers, il y avait une femme, qu’il appelle « Madeleine », qui était entrée à la
Salpêtrière en proie à des extases religieuses délirantes et porteuse de stigmates,
en février 1896. Elle occupa une place centrale dans ses études pendant plusieurs
années. Il avait en outre sa clientèle privée qu’il recevait dans une maison de
santé à Vanves. Sa réputation d’éminent spécialiste des névroses était déjà bien
établie, et il recevait de nombreux visiteurs étrangers. En 1896, il fit une commu­
nication sur « l’influence somnambulique » au Congrès international de psycho­
logie à Munich : c’était une nouvelle formulation de l’ancien concept de rapport.
Pendant plusieurs années, Janet avait songé à fonder une nouvelle société psy­
chologique pour remplacer la Société de psychologie physiologique qui n’avait
pas survécu longtemps à la mort de Charcot. En 1900, fut fondé à Paris un Institut
psychique international grâce à l’aide de nombreux mécènes, dont Serge Yourie-
vitch, attaché à l’ambassade impériale de Russie. Il était parrainé par un comité
international qui comptait parmi ses membres William James, Frederick Myers,
Cesare Lombroso, Théodore Floumoy et Théodule Ribot31. Le but de cet Institut
ne semble pas avoir été clairement défini. H se proposait d’ouvrir une consulta­
tion psychopathologique, des laboratoires, une bibliothèque, mais aussi de
publier un bulletin. La plupart de ces ambitieux projets ne purent se réaliser, mais
l’institut vit vraiment le jour, ses quarante membres fondateurs se réunissant tous
les mois et publiant leurs comptes rendus dans son bulletin. Il comptait parmi ses
membres actifs Pierre Janet et l’un de ses collègues, plus jeune que lui, le docteur
Georges Dumas, qui fut nommé secrétaire de la nouvelle société. L’histoire de
l’institut psychologique n’a jamais été écrite. Il serait intéressant de savoir pour­
quoi il ne se développa pas davantage, mais disparut quelques années plus tard.
En 1902, Théodule Ribot quitta son poste de professeur titulaire de psycholo­
gie expérimentale au Collège de France. Il y avait deux candidats à sa succession,
Pierre Janet et Alfred Binet. A l’assemblée des professeurs, le 19 janvier 1902,

31. « Réunion constitutive de l’institut psychique », Bulletin de l’institut psychique inter­


national, I (1900), p. 13-21.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 367

Bergson soutint la candidature de Janet et le physiologiste Marey celle de


Binet32. Marey énuméra les nombreuses expériences menées à bien par Binet
dans les secteurs les plus divers de la psychologie et souligna sa compétence en
psychologie expérimentale. Bergson attira l’attention sur la façon méthodique et
réfléchie dont Janet conduisait ses expériences et sa recherche, et l’extrême
importance de ses découvertes dans le domaine du subconscient. La décision res­
tait aux mains du ministre de l’instruction publique, qui nomma Janet le 17
février 1902. Celui-ci avait déjà remplacé Ribot de décembre 1895 à août 1897,
puis à partir de novembre 1900. Dès lors, le Collège de France fut au centre de
ses activités. Ses cours étaient surtout suivis par des visiteurs étrangers, des non-
spécialistes et quelques rares étudiants. Il est de règle au Collège de France que
les cours aient lieu une fois par semaine et que le professeur change de sujet
chaque année, en annonçant son programme à l’avance. Entre 1902 et 1912,
Janet traita des émotions normales et pathologiques, de la conscience, de l’hys­
térie et de la psychasthénie, de la psychothérapie, de la psychologie des ten­
dances, de la perception et des tendances sociales. La substance de ces cours se
retrouve en partie dans ses ouvrages, en particulier dans Les Obsessions et la psy­
chasthénie et dans Les Médications psychologiques. En 1904, Janet fonda le
Journal de psychologie avec son ami Georges Dumas : dès lors il y publia la plu­
part de ses articles. En 1907, il déménagea dans un bel et vaste appartement où il
passa le reste de sa vie. Il était situé au 44 de la rue de Varenne, dans le quartier
dit du Faubourg Saint-Germain, le quartier aristocratique des romans de Marcel
Proust. L’appartement comportait sept grandes pièces, un hall splendide et un
balcon où Janet faisait pousser des fleurs et des cactus.
Raymond, successeur de Charcot à la Salpêtrière, mourut en 1910 et fut rem­
placé par Déjerine qui était hostile à Janet et à ses travaux. Par ailleurs, des
hommes comme Babinski, qui n’avaient retenu des enseignements de Charcot
que les aspects neurologiques, se montraient très méfiants à l’égard de Janet
qu’ils accusaient de perpétuer les erreurs de Charcot. Nous ignorons par quelles
intrigues Janet fut éloigné de son laboratoire et du service qu’avait dirigé Char­
cot. La Salpêtrière comportait toutefois des services dirigés par d’autres méde­
cins, entre autres le docteur Nageotte, neurologue s’intéressant presque exclusi­
vement à l’histologie cérébrale, qu’il enseignait au Collège de France. Nageotte
mit une salle de son service à la disposition de Janet, qui pouvait y héberger
quelques malades et les voir régulièrement. Ces conditions précaires ne permet­
taient cependant pas à Janet de donner un enseignement clinique, si bien qu’il fut
dans l’impossibilité de donner suite à des demandes émanant d’étudiants33.
La réputation de Janet continua cependant à s’étendre. Le 24 septembre 1904,
il traita de psychopathologie au Congrès international réuni à l’occasion de l’Ex-
position universelle de Saint Louis (Missouri), sous la présidence du docteur
Edward Cowles et avec le docteur Adolf Meyer comme secrétaire de la section34.

32. Nous avons pris ces détails dans le dossier de Pierre Janet aux archives du Collège de
France.
33. Tel fut le cas d’Ernest Jones, comme il le raconte lui-même dans son autobiographie
(Free Associations, Londres, Hogarth Press, 1959, p. 175).
34. « The Relationships of Abnormal Psychology », International Congress of Art and
Science, Universal Exposition, St. Louis (1904), V, Howard J. Rogers éd., Boston, 1906, p.
737-753.
368 Histoire de la découverte de l’inconscient

S’il faut en croire sa famille, Janet fut enthousiasmé par les États-Unis et par le
merveilleux accueil qui lui fut réservé à Saint Louis, à Boston, à Chicago et ail­
leurs. Il visita les Rocheuses et les chutes du Niagara. En juin 1906, il fit partie de
la délégation du Collège de France à Londres, à l’occasion des festivités organi­
sées par l’université de la ville. En octobre et novembre, il fut invité par l’uni­
versité Harvard, à Boston, aux États-Unis, où il donna une série de quinze confé­
rences sur l’hystérie35. Il participa aussi à plusieurs congrès internationaux à
Rome (1905), à Amsterdam (1907) et à Genève (1909).
En août 1913, se tint à Londres le Congrès international de médecine. Dans la
section psychiatrique, une séance avait été prévue pour discuter de la psychana­
lyse de Freud. Janet devait y présenter un point de vue critique, tandis que Jung
devait la défendre. La critique de Janet porta essentiellement sur deux points :
d’abord il affirma son antériorité dans la découverte de la cure cathartique des
névroses par l’élucidation de leurs origines subconscientes ; il estimait que la
psychanalyse n’était qu’un développement de cette idée fondamentale. Ensuite,
il critiqua sévèrement Freud pour son interprétation symbolique des rêves et pour
sa théorie de l’origine sexuelle des névroses. Il qualifia la psychanalyse de sys­
tème « métaphysique »36. Nous reviendrons plus loin sur cette séance mémorable
du 8 août 1913, avec le rapport de Jung sur la psychanalyse et la discussion qui
s’ensuivit. Dans cette circonstance, Janet semble s’être départi de l’attitude
conciliante qu’il adoptait le plus souvent dans les discussions scientifiques. Il
prenait d’ordinaire le plus grand soin à énumérer ses sources et à rendre à ses pré­
décesseurs ce qui leur était dû, jusque dans les plus petits détails. Mais il attendait
la même courtoisie des autres, et se sentit donc sans aucun doute lésé en enten­
dant Freud développer une idée, dont il revendiquait la paternité, sans faire véri­
tablement référence à ses travaux. Janet regretta d’avoir ainsi manifesté son irri­
tation, mais il resta convaincu toute sa vie que Freud avait commis une injustice
à son égard. Néanmoins, quand Freud fut violemment attaqué lors d’une réunion
de la Société de psychothérapie, le 16 juin 1914, Janet prit sa défense, acte d’au­
tant plus courageux que l’hostilité à l’égard de l’Allemagne était de plus en plus
vive en France. Son intervention fut publiée dans la Revue de psychothérapie en
1915, alors que la guerre faisait déjà rage37.
A partir de 1910, Janet développa sa théorie dans le sens d’un système plus
achevé des « fonctions hiérarchiques » de l’esprit. Son étude sur l’alcoolisme, en
1915, témoigne aussi de l’intérêt qu’il portait aux problèmes sociaux et natio­
naux. La vague de chauvinisme qui submergea la France aussi bien que l’Alle­
magne pendant la Première Guerre mondiale n’épargna que fort peu de savants.
Dans tous les écrits de Janet datant de ces années, on ne trouve pas la moindre

35. Ces leçons ont été publiées dans un volume intitulé The Major Symptoms ofHysteria,
Londres, Macmillan Co., 1907.
36. Dans l’esprit de Pierre Janet, ce terme faisait sans aucun doute référence à Auguste
Comte et à ses trois stades par lesquels aurait passé l’interprétation humaine de la nature : le
stade « théologique » où les phénomènes naturels étaient expliqués par l’intervention de dieux
ou d’esprits, le stade « métaphysique » où l’on recourait à des concepts abstraits fictifs, et le
stade « scientifique » où l’on s’appuie sur les seules données expérimentales pour aboutir à la
formulation de lois générales.
37. Pierre Janet, « Valeur de la psycho-analyse de Freud », Revue de psychothérapie et de
psychologie appliquée, XXIX (1915), p. 82-83.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 369

trace de ce chauvinisme, bien que sa mère fût alsacienne (ou peut-être pour cette
raison) et que certains de ses parents alsaciens servaient probablement dans l’ar­
mée allemande, tandis que des membres de la famille Janet servaient dans l’ar­
mée française.
La publication des Médications psychologiques, résultat de nombreuses
années de travail, fut retardée jusqu’en 1919. Traité de psychothérapie complet et
systématique de plus de 1 100 pages, cet ouvrage ne répondait toutefois plus, de
par son organisation et son style, à la façon de voir et de sentir de l’après-guerre.
Les mentalités avaient changé. Ce fut le dernier ouvrage de Janet à être traduit en
anglais.
Mais Janet avait entrepris de développer son système dans de nouvelles direc­
tions. En 1921 et 1922, il donna un cours sur l’évolution du comportement moral
et religieux. Un Américain qui avait assisté à ce cours, le pasteur W.M. Horton de
New York, en publia un résumé dans l’American Journal ofPsychology^. Janet,
qui avait été fasciné pendant vingt-cinq ans par le cas de Madeleine, en fit un
point de départ autour duquel il organisa les résultats des recherches psycholo­
giques qu’il exposa dans son livre De l’angoisse à l’extase. Les relations scien­
tifiques entre la France et les autres pays se normalisèrent progressivement, et, en
mai 1920, Janet donna trois conférences à l’université de Londres. En mai 1921,
il fut invité à assister aux cérémonies du centenaire de l’hôpital Bloomingdale,
près de New York, où il donna une conférence le 26 mai, après quoi il participa
à des congrès à Boston, Atlantic City et Niagara Falls. En mai 1922, il assista aux
cérémonies commémorant le centenaire de l’indépendance du Brésil, en tant que
délégué de l’institut de France et du Collège de France. Il participa aussi au
Congrès international de psychologie à Oxford (du 27 juillet au 2 août 1923). En
1925, le gouvernement français l’envoya à Mexico dans le cadre d’échanges de
professeurs : il y donna quinze conférences en français38 39. Il en donna aussi deux
à Puebla et une à Guadalajara. Avant de revenir en France, il visita une nouvelle
fois les États-Unis avec des étapes à Princeton, à New Jersey, à Philadelphie et à
l’université Columbia de New York.
A partir de 1925, Janet continua à construire son système de psychologie du
comportement. Ses cours donnés au Collège de France, de 1925 à 1930, ont été
publiés dans une version non revue par lui. Les années suivantes, il écrivit ses
cours et s’en servit plus tard pour la préparation de ses derniers ouvrages. Mais
malgré le travail énorme qu’il consacra à l’élaboration de ce nouveau système et
l’originalité de ses nouvelles théories, il semble que fort peu de gens étaient dis­
posés, en France, à suivre Janet dans ces orientations nouvelles. Son nom avait
apparemment été trop longtemps lié aux concepts d’automatisme psychologique
et de psychasthénie. Sa réputation restait cependant grande à l’étranger. En 1932,
il fut invité à donner une série de conférences à Buenos Aires et il traversa le pays
jusqu’aux chutes de l’Iguassu40. En 1933, il donna une nouvelle série de vingt

38. Walter M. Horton, « The Origin and Psychological Function of Religion according to
Pierre Janet », American Journal of Psychology, XXXV (1924), p. 16-52.
39. Ezequiel A. Chavez, Le Docteur Pierre Janet et son œuvre. Discours prononcé dans le
grand auditorium de l’Université nationale de Mexico, le 14 août 1925, Publicaciones de la
Secretarîa de Educaciôn publica, Mexico, D.F., Editorial Cultura, 1925.
40. Janet communiqua ses impressions sur l’Argentine dans le Journal des nations améri­
caines, nouvelle série, 1, n” 7 (18 juin 1933).
370 Histoire de la découverte de l’inconscient

conférences à Rio de Janeiro. En avril 1937, il alla à Vienne où il rendit visite à


Wagner von Jauregg. Freud, quant à lui, refusa de le recevoir41.
En février 1935, Janet se retira du Collège de France mais continua sa pratique
médicale privée. Il s’intéressait maintenant à de nouveaux secteurs de la psycho­
logie (comme la graphologie) et à de nouveaux types de malades. Il examina des
paranoïaques à l’hôpital Henri-Rousselle et fut ainsi amené à modifier et à
compléter sa théorie sur les délires de persécution42. Il examina également des
délinquantes et des criminelles à la prison de la Petite-Roquette43. Il est regret­
table, cependant, qu’il n’ait jamais rien écrit sur ses recherches criminologiques.
Entre 1935 et 1937, il publia ses trois derniers ouvrages et, en 1938, il rédigea un
condensé de tout son système psychologique sous la forme d’un article destiné à
Y Encyclopédie française44. En septembre 1936, il fut invité à participer aux céré­
monies du tricentenaire de Harvard où il donna également des conférences.
En 1939, Janet fêtait son 80e anniversaire. Son gendre, Édouard Pichon, édita
un ouvrage commémoratif en son honneur, contenant des articles écrits par les
membres de sa famille. Son frère Jules y rapporte ses souvenirs sur le cas Léonie
et sur les expériences du Havre45. Le 22 juin 1939, la Sorbonne célébra le cente­
naire de la naissance de Théodule Ribot, et les organisateurs décidèrent de fêter
Janet en même temps que son maître Ribot. Janet avait présenté sa thèse, L’Au­
tomatisme psychologique, exactement cinquante ans et un jour plus tôt. Piaget,
Minkowski et d’autres firent des discours en l’honneur de Janet, après que Janet
eut fait lui-même l’éloge de Ribot46.
Mais avant la fin de cette année éclata la Deuxième Guerre mondiale. Au début
de l’invasion de la France, Janet et son épouse quittèrent Paris et passèrent
quelque temps à Lédignan, dans le sud de la France, avec leurs amis le professeur
et madame Georges Dumas, puis ils choisirent de retourner à Paris. Outre les tri­
bulations subies par la France dans son ensemble, Janet souffrit de la perte de ses
parents et amis les plus proches. Il avait déjà perdu son gendre Édouard Pichon
en janvier 1940 ; sa sœur Marguerite et son frère Jules moururent en 1942, sa
femme en octobre 1943, peu avant le 50e anniversaire de leur mariage, son fils
Michel mourut en janvier 1944, sa belle-sœur en 1945.
Après la mort de sa femme, Janet continua à vivre dans son vaste appartement
de la rue de Varenne avec sa fille Fanny. En 1942, le docteur Jean Delay, l’un de
ses anciens étudiants, fut nommé professeur de psychiatrie et directeur de la Cli­
nique psychiatrique universitaire Sainte-Anne, à Paris. Il invita Janet à venir voir

41. Freud commenta cet incident dans une lettre à Marie Bonaparte dont on trouvera le texte
original dans l’édition allemande de Jones, Dos Leben und Werk von Sigmund Freud, Berne,
Huber, 1962, p. 111,254.
42. E. Minkowski, « A propos des dernières publications de Pierre Janet », Bulletin de psy­
chologie, XIV (novembre 1960), p. 121-127.
43. Cf. Janet, in « Perspectives d’application de la psychologie à l’industrie », Premier
Cycle d’étude de psychologie industrielle, fascicule n° 1, Psychologie et travail, Paris, Cégos,
1943, p. 3-8.
44. Pierre Janet, « La psychologie de la conduite », Encyclopédie française, Vm, La Vie
mentale (1938), 8” 08-11 à 8" 08-16.
45. Mélanges offerts à Monsieur Pierre Janet par safamille, ses amis et ses disciples à l'oc­
casion de ses quatre-vingts ans, Paris, D’Artrey, 1939.
46. Le Centenaire de Théodule Ribot et Jubilé de la psychologie scientifique française,
op. cit.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 371

quelques malades chaque semaine47. Janet fut pris d’un regain d’intérêt pour la
psychiatrie, et, durant l’année universitaire 1942-1943, à l’âge de 83 ans, ü suivit
régulièrement les cours du professeur Delay, sans jamais en manquer un seul, au
grand étonnement des étudiants. Ils ne furent pas peu surpris non plus de consta­
ter l’intérêt passionné dont témoignait le grand vieillard. On lui demanda aussi de
donner quelques conférences aux étudiants. En observateur perspicace, Janet
assistait à l’instauration d’une nouvelle psychiatrie, très différente de celle qu’il
avait apprise à la Salpêtrière. Il se réjouissait aussi de voir comment certaines de
ses propres idées avaient pris une forme nouvelle. La narco-analyse réalisait son
ancienne prédiction qu’une nouvelle sorte d’hypnose serait induite un jour par
des substances chimiques, et il nota la ressemblance entre le traitement narco-
analytique des traumatismes psychiques et ses anciennes expériences sur ses pre­
miers malades au Havre48. Il s’intéressa vivement à la thérapeutique par l’électro­
choc et constata avec étonnement qu’un malade déprimé, qui avait suivi sans
succès, pendant presque une année, une cure psychanalytique, se trouva guéri
après le troisième électrochoc49. En août 1946, Janet fut invité à Zurich et reçu à
l’hôpital psychiatrique du Burghôlzli par le professeur Manfred Bleuler, fils d’Eu-
gen Bleuler qu’il avait bien connu. Janet donna des causeries au Burghôlzli et à
la Société suisse de psychologie appliquée.
Il travaillait encore à un ouvrage sur la psychologie de la croyance, quand il
mourut dans la nuit du 23 au 24 février 1947, à l’âge de 87 ans. Ses fùnérailles
eurent lieu le 27 février, en l’église Sainte-Clotilde de Paris, et il fut inhumé dans
le tombeau familial du cimetière de Bourg-la-Reine, aux côtés de sa mère, de son
père, de sa femme, de son frère et de sa belle-sœur. Sa tombe porte cette simple
inscription :

PIERRE JANET f 1859-1947

La personnalité de Pierre Janet

Il n’est pas facile de porter un jugement objectif sur la personnalité de Pierre


Janet. Il établit toujours une distinction très nette entre sa vie publique et sa vie
privée et fuya toute publicité. C’est ainsi qu’il n’accorda jamais aucune interview
à des journalistes50. Même en causant librement avec ses amis intimes, il répu­
gnait à dévoiler ses propres sentiments.

47. Ces détails nous ont été aimablement communiqués par le professeur Jean Delay.
48. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, Paris, Alcan, 1919,1, p. 280.
49. On prête à Janet l’affirmation que s’il était possible de produire à volonté des crises
d’épilepsie, on pourrait traiter de cette façon certains malades. L’auteur n’en a pas retrouvé une
formulation aussi nette dans ses œuvres, mais l’idée est implicite dans Les Médications psy­
chologiques, op. cit., II, p. 124.
50. La seule interview donnée par Janet, à notre connaissance, a été publiée par Frédéric
Lefèvre ; elle est datée du 17 mars 1928 et a été reprise dans Frédéric Lefèvre, Une heure
avec..., 6' série, Paris, Flammarion, 1933, p. 48-57. Ce n’est pas à proprement parler une inter­
view, mais le compte rendu d’une discussion entre Janet et un certain Marcel Jousse à laquelle
avait assisté le journaliste.
372 Histoire de la découverte de l’inconscient

C’était un homme assez petit, maigre dans sa jeunesse, mais corpulent plus
tard. H avait les cheveux bruns, les yeux sombres, d’épais sourcils noirs et une
barbe bien soignée. Beaucoup gardent de lui le souvenir d’un homme très actif et
vivant, enjoué, intelligent et brillant causeur. D’autres le décrivent comme un
homme calme, écoutant avec une expression d’attention concentrée, mais
capable aussi de s’absorber dans sa méditation, souvent distrait et porté à la
dépression. Ces deux aspects semblent refléter les personnalités de ses deux
parents, sa mère active et enjouée, et son père « psychasthénique ». Les photo­
graphies de lui en portent trace. Celles où il pose le représentent habituellement
dans une attitude de tranquille attention. Quelques instantanés pris sans qu’il s’y
attende le montrent engagé dans une conversation vivante. Il avait une écriture
claire et lisible. Comme la plupart des enseignants de son époque, il entretenait
une active correspondance avec ses collègues. Il ne dicta jamais ses lettres, mais
les écrivit toujours lui-même, comme il dactylographia lui-même, plus tard, ses
manuscrits.
Janet rédigea par deux fois de courtes notices autobiographiques, la première
pour Histoire de la psychologie dans l’autobiographie de Cari Murchison51.
Dans la seconde, écrite un an avant sa mort et plus complète que la première, il
explique sa vocation psychologique comme une sorte de compromis entre son
attrait prononcé pour les sciences de la nature et les profonds sentiments reli­
gieux de son enfance et de son adolescence52. Il réfréna toujours ses dispositions
mystiques et rêva, comme Leibniz, d’une conciliation entre la science et la reli­
gion sous la forme d’une philosophie perfectionnée qui satisfît la raison et la foi.
« Je n’ai pas trouvé cette merveille, écrit-il, mais je suis resté philosophe. » Tour­
nant ses efforts vers la psychologie, Janet construisit un système extrêmement
vaste où presque tous les aspects de cette science trouvaient leur place. Il y a une
remarquable continuité entre ses premiers écrits philosophiques et ceux que la
mort ne lui permit pas d’achever. Il y eut évidemment bien des changements,
mais ceux-ci se présentaient plutôt comme de nouveaux développements, ne sup­
plantant que rarement ses théories antérieures. La même continuité se retrouve
aussi dans le déploiement de sa vie. Enfant, Janet apparaissait timide et réservé.
Puis ce fut la crise de sa dix-septième année avec la dépression et les préoccu­
pations religieuses qu’elle engendra. Il fut ensuite un brillant étudiant ; toute sa
vie il travailla avec acharnement. Malheureusement les témoignages sur les sept
années qu’il passa au Havre sont rares, mais ses publications de cette époque
révèlent non seulement un enseignant, mais un clinicien et un psychothérapeute
très habile. Ces qualités ne pouvaient que se développer bien davantage encore à
Paris, quand il eut élargi son expérience clinique à la Salpêtrière. Max Dessoir,
qui rendit visite à Janet à Paris, en 1894, parle de lui en ces termes : « C’était un
professeur réputé et un spécialiste des névroses recherché [...]. C’était un homme
enjoué, à la chevelure sombre, qui parlait le français avec l’accent parisien et qui
aimait entretenir ses interlocuteurs de ses expériences »53. Dessoir ajoute que
Janet, bien qu’il ait réussi d’intéressantes expériences de télépathie et de sugges­

51. Cari Murchison, A History of Psychology in Autobiography, op. cit., I,p. 123-133.
52. Pierre Janet, « Autobiographie psychologique », Les Études philosophiques, nouvelle
série, n° 2, avril-juin 1946, p. 81-87.
53. Max Dessoir, Buch der Erinnerungen, Stuttgart, Enke, 1946, p. 122.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 373

tion à distance, se montrait plutôt sceptique à l’égard de ces phénomènes. « Son


esprit critique avait la force d’un acide prêt à décaper le platine des faits. Mais il
restait toujours courtois dans ses manières ». A ce point, nous pouvons suggérer
une hypothèse : en 1893 Marcel Prévost publia un roman, L’Automne d’une
femme, dans lequel il dépeint plusieurs personnes névrosées, ainsi qu’un certain
docteur Daumier de la Salpêtrière qui entreprend des cures psychothérapiques
très habiles, selon des méthodes rappelant celles de Janet54. On ne peut s’empê­
cher de penser que ce docteur Daumier, ainsi décrit dans son comportement et
son langage, n’est autre que Janet lui-même.
Tout au long de sa carrière parisienne, Janet fut non seulement un médecin
actif et un rude travailleur et chercheur, mais il participa également beaucoup à la
vie sociale, donnant de belles réceptions dans son appartement. Il entretenait une
amitié étroite avec certains de ses collègues, français et étrangers, dont Morton
Prince et James Mark Baldwin. Tous les témoins s’accordent à reconnaître à
Janet une courtoisie raffinée, avec toutefois un penchant pour le paradoxe, si bien
que ceux qui ne le connaissaient pas bien se demandaient parfois s’il parlait
sérieusement ou non. C’est ainsi qu’il donnait à l’occasion l’impression de jouer
avec les idées plutôt que de chercher un échange sérieux.
Il semble qu’avec l’âge les composantes psychasthéniques de sa personnalité,
qui n’avaient jamais été complètement éliminées, devinrent plus manifestes. Il
avait sans doute été bien plus affecté qu’il ne voulait le laisser paraître par l’hos­
tilité de ses collègues de la Salpêtrière et par l’isolement relatif qui s’en était
suivi. Peut-être ce travailleur acharné avait-il préjugé de ses forces. On dit que
Janet passa de plus en plus souvent par des épisodes dépressifs et qu’il se révéla
de plus en plus distrait, manquant d’esprit pratique. Au témoignage de sa famille,
les jugements qu’il portait sur les gens rencontrés dans la vie quotidienne étaient
souvent superficiels, sauf lorsqu’il s’agissait de ses malades. Ces traits de carac­
tère s’accentuèrent les dernières années de sa vie, au milieu des sinistres événe­
ments mondiaux et des pertes personnelles qu’il eut à subir. Janet était également
porté à s’accrocher obstinément à d’anciennes habitudes et conceptions. Cepen­
dant, quand il en arrivait à accepter de nouvelles idées, il retrouvait sa vivacité
d’esprit. Madame Pichon-Janet rapporte qu’un jour il se convainquit qu’il devrait
aller au-delà de ses anciens auteurs favoris, tel Victor Hugo, et s’enthousiasma
alors pour Marcel Proust et Paul Valéry, au point de citer fréquemment le pre­
mier et d’apprendre par cœur Le Cimetière marin du second.
Janet était un homme d’habitudes, économe et ordonné ; il était aussi un col­
lectionneur passionné. Sa principale collection fut consacrée à ses malades : plus
de 5 000 observations, soigneusement écrites de sa main, occupaient toute une
pièce de son appartement. Une autre pièce était occupée par sa vaste biblio­
thèque, qui comportait une collection unique des œuvres des anciens magnéti­
seurs et hypnotiseurs, mais aussi de nombreux livres qui lui avaient été offerts
par leurs auteurs. Son herbier, de belle taille, composait une troisième collection ;
il comportait les plantes que le savant recueillit et classa tout au long de sa vie.

54. Marcel Prévost, L’Automne d’une femme, Paris, Calmann-Lévy, 1893. Madame Hélène
Pichon-Janet nous a confirmé que son père avait effectivement entretenu des relations occa­
sionnelles avec Marcel Prévost.
374 Histoire de la découverte de l’inconscient

Pierre Janet appartenait à cette génération de savants qui considéraient comme


leur devoir de donner beaucoup de leur temps et de leur activité aux organisa­
tions universitaires officielles et aux sociétés et revues scientifiques établies.
C’est ainsi qu’il fut un membre actif de la Société de neurologie, de la Société
médico-psychologique et surtout de la Société de psychologie, et qu’il remplit
diverses fonctions à l’Académie des sciences morales et politiques. Selon tous les
témoignages, Pierre Janet se montra toujours méticuleux dans ses rapports avec
ses collègues. A la Société de psychologie, il ne parlait pas très souvent, mais il
était fidèle aux réunions, écoutait attentivement les orateurs et parfois prenait des
notes. Quand il discutait les communications, il les « traduisait » pour ainsi dire
dans la langue de ses propres théories.
Aucune source ne nous permet d’évoquer le Janet professeur de lycée, mais il
est probable qu’il s’est acquitté de sa tâche comme, plus tard, il assurera ses
conférences au Collège de France et ailleurs. Tous ses auditeurs s’accordent à
reconnaître qu’il était un admirable conférencier. Le pasteur Walter Horton de
New York, qui assista à ses cours durant l’hiver 1921-1922, décrit ainsi
l’auditoire :
« [...] ils s’entassaient dans sa salle de cours défraîchie, jusqu’au maximum de
sa capacité, dès le premier cours, et ils supportaient allègrement tout l’hiver l’in­
confort de bancs sans dossier et d’une mauvaise ventilation sans que jamais leur
intérêt se relâchât ; la popularité du cours était évidemment due, dans une cer­
taine mesure, aux étincelles de son esprit voltairien (dont le texte imprimé est
incapable de donner réellement idée) mais son succès lui venait surtout, je crois,
de l’intérêt intrinsèque du sujet traité et de l’originalité des vues qu’il exposait. Je
suis persuadé que je ne suis pas le seul auditeur étranger à estimer que ces cours
valaient à eux seuls le voyage pour la France »55.
Janet avait une élocution claire et vivante, et son style était intermédiaire entre
l’écrit et l’oral. Nous pouvons nous faire une idée de sa façon de faire ses cours
d’après la publication des comptes rendus sténographiques de ses leçons de 1926
à 1929, puisqu’ils n’ont pas été revus par lui avant d’être édités et que, parfois, ils
conservent même des lapsus linguae, comme «Arnold Meyer» au lieu
d’« Adolf Meyer », ou l’une ou l’autre de ces petites histoires qu’un professeur
raconte parfois en cours, mais qu’il ne retiendra pas pour la publication. Il disait
par exemple que « l’amour est une hypothèse transformée en idée fixe »56. Par­
fois, en discutant d’une question qui lui tenait à cœur, Janet mettait plus de viva­
cité dans ses paroles et soulignait sa pensée avec des gestes de la main. Un
témoin rapporte qu’au Congrès international de psychologie à Paris, en 1937,
Janet fut prié de parler plus lentement pour que l’interprète puisse le suivre, mais
que quelques minutes après il avait oublié cette recommandation et se mit à par­
ler avec animation. L’interprète, dans sa loge d’où il ne pouvait voir Janet, fut
pris par la même animation et fit les mêmes gestes que Janet « comme par une
sorte de télépathie ».

55. Walter M. Horton, « The Origin and Psychological Fonction of Religion according to
Pierre Janet », American Journal of Psychology, XXXV (1924), p. 16-52.
56. Pierre Janet, L'Évolution psychologique de la personnalité, Paris, Chahine, 1929,
p. 332 : « L’amour n’est autre chose qu’une hypothèse transformée en idée fixe. »
Pierre Janet et l'analyse psychologique 375

Deux traits caractéristiques ressortent des relations de Janet avec ses malades.
D’abord sa perspicacité. Il était extrêmement habile à distinguer l’authentique du
factice. Il souligne avec insistance que le comportement de bien des malades
implique un élément de jeu (c’est-à-dire cette même « fonction ludique » que
Floumoy avait montrée à l’œuvre chez ses médiums), mais aussi un besoin de se
faire admirer. C’est surtout vrai, disait-il, des perversions sexuelles. Dans une
réunion de la Société de psychologie de 190857, Janet exprime des doutes sur la
sincérité de bon nombre de déviants sexuels et, dans sa préface à la traduction
française de Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing58, il n’hésite pas à dire
qu’une bonne partie du comportement sexuel anormal n’est que théâtre et jeu. Il
alla jusqu’à mettre en question la sincérité de bien des psychotiques, même gra­
vement atteints : « Le plus souvent, les aliénés jouent la comédie. Ne croyez pas
le quart de ce qu’ils racontent ; ils essayent de vous donner une impression sur
leur grandeur, leur culpabilité. Ils n’y croient qu’à moitié et souvent pas du
tout »59.
Une autre qualité de Janet fut son talent de psychothérapeute, « sa prodigieuse
ingéniosité », selon l’expression des éditeurs de VHommage à Janet6®. Bien que
de nombreux exemples de ce savoir-faire se retrouvent dans Les Médications
psychologiques, ils n’épuisent pas le sujet et il faudrait lire bon nombre de ses
articles pour se faire une idée de la variété presque illimitée des procédés théra­
peutiques auxquels il avait recours. Mais il semble qu’il n’existe aucun compte
rendu de cure entreprise par Janet, rédigé par l’ancien malade lui-même, bien que
l’un d’eux, Raymond Roussel, que Janet avait traité pendant plusieurs années
pour des idées mégalomaniaques et qui fut connu ultérieurement comme écrivain
surréaliste, ait reproduit dans l’un de ses ouvrages, sans aucun commentaire, ce
que Janet avait écrit à son sujet61. Fort peu d’étudiants apprirent la psychothéra­
pie de Janet, puisque, nous l’avons déjà signalé, les intrigues de la Salpêtrière lui
ôtèrent toute possibilité de dispenser un enseignement clinique valable. Le doc­
teur Ernest Hanns, qui rendit visite à Janet à la Salpêtrière, écrit :

« Quand je vins à Paris pour étudier les techniques de Janet, on me conseilla de


me familiariser avec les internés et avec leur cadre de vie. Venant de chez Krae­
pelin et de Zurich je fus stupéfait par l’organisation de la Salpêtrière. Je trouvais
entassés les uns sur les autres de nombreux malades atteints de délire de persé­
cution qui s’excitaient les uns les autres en se racontant des histoires fantastiques.
Quand j’interrogeai Janet sur son approche thérapeutique, il me fit cette réponse
étrange : “Je les crois, jusqu’à ce qu’on me prouve que ce qu’ils disent est faux.”
Je venais tout juste de rencontrer un jeune homme qui évitait soigneusement de
marcher sur une ombre quelconque, parce que dans toute ombre rôdait Napoléon
qui voulait le forcer à s’engager dans l’armée. A ses côtés, il y avait une femme
de 70 ans passés, qui se sentait persécutée par le maire de Paris qui voulait la for­

57. Journal de psychologie, V (1908), p. 516-526.


58. Richard Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis, op. cit. Trad. fr. : Paris, Payot, 1931,
p. 4-8.
59. Pierre Janet, L’Évolution psy hologique de la personnalité, op. cit., p. 328.
60. L’Évolution psychiatrique, n° 3,1950, p. 344.
61. Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, Paris, Lemerre, 1935,
p. 27,175-183.
376 Histoire de la découverte de l’inconscient

cer à l’aimer. Je n’arrivais à reconnaître aucune trace de vérités dans ces idées
fixes. Janet se rendit compte que ses paroles sibyllines me laissaient perplexe. Il
reprit : “Ces gens, voyez-vous, sont tourmentés par quelque chose, et il vous faut
entreprendre une enquête minutieuse pour en découvrir la racine.” Il voulait me
faire comprendre qu’il ne fallait pas écarter les délires de persécutions en n’y
voyant que des manifestations ridicules ou de simples symptômes ; il fallait, au
contraire, les prendre au sérieux et les analyser, jusqu’à en découvrir la cause
profonde. Je n’ai jamais oublié ces mots de Janet, pleins de sagesse, sur les idées
de persécution, pas plus que d’autres phrases de lui qui représentaient l’un des
éléments essentiels de ses relations avec ses étudiants. Il avait un talent socra­
tique que je n’ai jamais rencontré chez aucun maître éminent en psychiatrie.
Dans le cas de Janet, cette façon de faire était inséparable de sa conception de la
psychiatrie »62.

Un petit incident témoigne du respect dont Janet témoignait à l’égard de ses


malades hospitalisés et montre combien il veillait à les protéger contre toute
indiscrétion et curiosité inopportune. Au cours d’un des séjours de Madeleine à
la Salpêtrière, le président de la République vint visiter l’hôpital. L’interne, qui
n’était autre que Jean Charcot, le fils du grand neurologue, appela Madeleine
pour la montrer au président de la République. « Tout de suite », écrit Madeleine
à sa sœur, dans une lettre du 26 juin 1898, « monsieur Janet, qui connaît ma répu­
gnance, s’est avancé et a fait signe à monsieur Charcot de ne rien dire »63. Cer­
tains estimaient que Janet prenait trop de précautions pour cacher l’identité des
malades dont il publiait les observations. Quand il mourut, ses observations sur
plus de cinq mille malades furent détruites ainsi qu’il l’avait ordonné. On ne peut
s’empêcher de regretter la perte d’un matériel aussi riche et si bien classé (en par­
ticulier les observations sur des malades comme Léonie et Madeleine) mais on
est bien obligé aussi de rendre hommage à cet acte de respect du secret
professionnel.
Nous possédons quelques notes de madame Hélène Pichon-Janet sur la vie
familiale de Pierre. Ses parents étaient tous deux plutôt réservés dans l’expres­
sion de leurs sentiments, dit-elle, mais ils ne se quittèrent jamais l’un l’autre, et
étaient vraiment inséparables. Madame Janet accompagnait son mari dans tous
ses voyages et il ne pouvait se passer d’elle dans sa vie sociale ni pour régler les
questions pratiques. Elle ajoute qu’il était un père affectueux et tendre. Ainsi,
bien qu’il fût extrêmement absorbé par son travail, il trouvait toujours un
moment pour faire la lecture à ses enfants après le dîner.
Comme bien d’autres savants, Janet s’intéressa dans sa jeunesse aux domaines
les plus variés pour se limiter ensuite progressivement et se consacrer tout entier
à l’œuvre de sa vie. A l’époque où il étudia à l’École normale supérieure, l’en­
seignement du grec et du latin y était excellent et les étudiants en philosophie
étaient tout aussi familiarisés avec Cicéron et Virgile qu’avec les classiques fran­
çais. Janet semble avoir quelque peu perdu ce contact vivant avec les classiques,

62. Ernest Harms, « Pierre M.F. Janet », American Journal of Psychiatry, CXV (1959), p.
1036-1037.
63. Fr. Bruno de Jésus-Marie, « A propos de la Madeleine de Pierre Janet », Études car-
mélitaines, XVI, n° 1 (1931), p. 20-61.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 377

bien qu’il fît preuve, à l’occasion, de sa maîtrise du latin. S’il faut en croire la tra­
dition familiale, lors de sa première rencontre avec J.M. Baldwin, leur ignorance
réciproque de la langue de l’autre les contraignit à recourir au latin, la différence
dans la prononciation rendant le dialogue passablement laborieux. Janet avait
appris l’allemand à l’école, mais (peut-être sous l’influence des sentiments
patriotiques de sa mère) il semble avoir développé une sorte d’inhibition à
l’égard de cette langue. Sa connaissance médiocre de l’allemand lui fut un
sérieux handicap. Quant à l’anglais, il l’apprit plus tard et parvint à le maîtriser,
sans jamais parvenir à se débarrasser d’un très fort accent français.
Peut-être par manque de temps, Janet ne lisait guère que des écrits psycholo­
giques et psychiatriques. Par ailleurs, il ne s’intéressait guère à la musique, à l’art
ou à l’architecture. Mais rien ne serait plus éloigné de la vérité que de le présenter
comme un vieil érudit distrait ou un rat de bibliothèque. L’amour de la nature
était profondément enraciné en lui. L’herbier qu’il constitua patiemment pendant
de longues années n’était qu’une expression de son amour des fleurs. Dès l’en­
fance, il s’occupa de son petit jardin à lui et il aima toujours faire pousser toutes
sortes de plantes. Chaque fleur, disait-il, a sa propre individualité qu’il savait
décrire en termes poétiques. Il avait fait un peu d’équitation avec ses oncles
Hummel. Plus tard, il apprit à faire de la bicyclette, ce qui était alors un sport tout
nouveau. Mais il avait une nette préférence pour la marche. Même dans sa vieil­
lesse, il aimait parcourir les rues de Paris. Il se reposait en flânant et en herbori­
sant dans la forêt de Fontainebleau. Il considérait comme les plus beaux moments
de sa vie ses voyages dans les montagnes Rocheuses et au Yellowstone Park, à la
grande forêt brésilienne et aux chutes de l’Iguassu.
Avant de devenir psychologue et psychiatre, Janet avait été philosophe. Ses
manuels de philosophie lui permirent d’exprimer ses idées sur divers sujets. Il s’y
révèle préoccupé de justice sociale et de l’émancipation future des colonies. Il
écrit que l’idée de propriété privée a besoin d’être éclaircie, que la peine de mort
est un reste de la barbarie et que l’humanité aurait intérêt à créer et à utiliser une
langue internationale artificielle64. Bien qu’il ait pris le plus grand soin à ne
jamais introduire de concepts philosophiques dans ses théories psychologiques,
il est une idée métaphysique qui revient sans cesse dans ses écrits, comme une
sorte de leitmotiv : le passé de l’humanité, dans son ensemble, a été entièrement
préservé, d’une certaine manière65. Il alla jusqu’à prédire qu’un jour viendrait
« où l’homme saura se promener dans le passé comme il commence à se prome­
ner dans les airs ». « Tout ce qui a existé », disait-il, « existe et dure dans un

64. A l’occasion d’un congrès international à Amsterdam en 1907, sept participants signè­
rent une pétition en faveur de l’usage de l’espéranto dans les congrès internationaux. Pierre
Janet était l’un des signataires. Voir le Compte rendu des travaux du Ier Congrès international
de psychiatrie et de neurologie, tenu à Amsterdam en 1907, Amsterdam, J.H. de Bussy, 1908,
p. 908.
65. Pierre Janet, « La tension psychologique, ses degrés, ses oscillations », British Journal
ofPsychology, Medical Section, I (1920-1921), p. 164 ; « Les souvenirs irréels », Archives de
psychologie, XIX (1925), p. 17 ; L’Évolution de la mémoire et la notion du temps, Paris,
Maloine, 1928, p. 491 ; L’Évolution psychologique de la personnalité, op. cit., p. 579 ; Les
Débuts de l’intelligence, Paris, Flammarion, 1935, p. 166-168 ; « La psychologie de la
croyance et le mysticisme », Revue de métaphysique et de morale, XLIII (1936), p. 399 ;
« L’acte de la destruction », Revue générale des sciences, LI (1940-1941), p. 145-148.
378 Histoire de la découverte de l’inconscient

espace que nous ne comprenons pas, où nous ne pouvons pas aller ». H disait
aussi que si jamais le « paléoscope » était inventé, l’homme apprendrait des
quantités de choses dont il n’avait pas la moindre idée aujourd’hui.
A l’arrière-fond de toutes ses idées philosophiques, nous retrouvons non seu­
lement l’influence de la « philosophie spiritualiste » de son oncle Paul, mais les
sentiments religieux réfrénés depuis son enfance. Bien qu’on le présente habi­
tuellement comme athée, Janet a été, en fait, un agnostique qui n’a sans doute
jamais totalement rompu ses attaches religieuses. Sa femme, qui avait été élevée
dans un couvent, semble être allée plus loin que lui dans sa rupture avec la reli­
gion et s’être opposée ouvertement à l’Église catholique. Madame Hélène
Pichon-Janet rapporte que son père insistait pour que ses trois enfants fréquentent
l’instruction religieuse dans une des églises protestantes de Paris. Il pensait appa­
remment que ses enfants éprouveraient peut-être plus tard le besoin de la reli­
gion, et que, dans cette éventualité, il ne fallait pas les priver d’une instruction
religieuse élémentaire. A la mort de madame Janet, il insista pour qu’elle ait des
funérailles catholiques, comme ce devait être le cas pour lui-même quelques
années plus tard. Plus on étudie les œuvres de Janet, plus on a le sentiment que
son sourire socratique recelait une sagesse qu’il emporta avec lui dans la tombe.

Les contemporains de Pierre Janet

Aucun esprit créateur n’œuvre jamais seul. Les plus grands innovateurs ont eu
non seulement des maîtres et des disciples, mais aussi des compagnons de route,
des hommes de la même génération, amicaux, hostiles ou indifférents, mais qui
ont subi une évolution parallèle et dont les idées devaient nécessairement influer
les unes sur les autres.
Si nous jetons un coup d’œil sur la génération de Pierre Janet, c’est-à-dire sur
ceux qui sont nés sensiblement en même temps que lui, nous trouvons, en France,
une liste impressionnante de grands penseurs. Font partie de sa génération, entre
autres, les philosophes Henri Bergson (1859-1941), Émile Meyerson (1859-
1933), Edmond Goblot (1858-1935) et Maurice Blondel (1861-1949), les socio­
logues Émile Durkheim (1858-1917) et Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), le lea­
der socialiste Jean Jaurès (1859-1914), le mathématicien et philosophe Gaston
Milhaud (1858-1918) et le psychologue Alfred Binet (1857-1911).
Un rapide coup d’œil sur la biographie de Bergson révèle un certain parallé­
lisme entre sa vie et celle de Janet66. L’un et l’autre sont nés à Paris en 1859. L’un
et l’autre firent leurs études secondaires dans un lycée de Paris, Bergson au lycée
Condorcet, Janet au collège Sainte-Barbe. Ils furent tous deux reçus à l’École
normale supérieure, Bergson en 1878, Janet en 1879. Us ont tous deux
commencé par enseigner la philosophie dans un lycée de province : Bergson a
passé un an à Angers et cinq ans à Clermont-Ferrand, Janet six mois à Château-
roux et six ans et demi au Havre. Ces années en province furent pour eux une
période de maturation et de travail intense. Ils se sont tous deux intéressés à
l’hypnotisme. Le premier article de Bergson, en 1886, traitait de la simulation
inconsciente dans l’hypnose, et le premier article de Janet, publié la même année,

66. Jean Guitton, La Vocation de Bergson, Paris, Gallimard,1960.


Pierre Janet et l’analyse psychologique 379

rend compte de ses expériences avec Léonie67. Ces articles témoignent l’un et
l’autre du scepticisme de leurs auteurs à l’égard des interprétations parapsycho-
logiques. Tous deux publièrent des œuvres philosophiques et soutinrent leur
thèse en Sorbonne en 188968. Ils cherchèrent tous deux le fondement de la psy­
chologie dans les phénomènes psychiques les plus élémentaires : Bergson, dans
son Essai sur les données immédiates de la conscience, et Janet, dans son Auto­
matisme psychologique, abordèrent en fait le même sujet sous un angle différent.
Ils enseignèrent l’un et l’autre la philosophie dans un lycée de Paris : Janet fut le
successeur direct de Bergson au lycée Rollin. Tous deux enseignèrent à la Sor­
bonne, puis au Collège de France où Bergson entra avant Janet : il défendit
ensuite sa candidature devant l’assemblée des professeurs. Ils furent alors pen­
dant de longues années collègues au Collège de France, puis à F Académie des
sciences morales et politiques, et ils se fréquentèrent par ailleurs. Enfin, l’un et
l’autre, sur le tard, manifestèrent leurs profondes préoccupations religieuses.
Bergson exerça une grande influence sur Janet, ainsi que lui-même le recon­
naît. La notion bergsonienne d’« attention à la vie » ressemble fort à la « fonction
du réel » de Janet, comme les idées de Bergson sur la fine pointe de la vie, avant-
garde de l’évolution, sont proches du concept de « tension psychologique » de
Janet. Janet reconnaît aussi que s’il en est venu à décrire les faits psychologiques
en termes d’activité, ce fut probablement sous l’influence des premiers ouvrages
de Bergson69. Mais l’influence de Janet sur Bergson fut non moins importante.
Dans Matière et Mémoire, Bergson se réfère aux recherches de Janet sur les dis­
sociations de la personnalité et c’est aussi à Janet qu’il emprunta l’expression de
« fonction fabulatrice », concept qui n’est peut-être pas très éloigné de ce que
Frederick Myers appelait la fonction mythopoïétique de l’inconscient.
Les influences réciproques entre Janet et Binet sont tout aussi complexes.
Alfred Binet avait deux ans de plus que Janet : il était né à Nice, en 185770. Il
commença ses études au lycée de Nice et les termina au lycée Louis-le-Grand de
Paris où il fut condisciple de Babinski. Il s’intéressa d’abord au droit, puis à la
biologie, et enfin à la psychologie. Il entra alors en relation avec Ribot et avec
Charcot, qui lui permit d’examiner des malades de son service. L’un de ses pre­
miers travaux de chercheur portait sur «la vie psychique des micro-orga­
nismes »71. Comme Janet et Bergson, Binet s’intéressait également au problème
des formes les plus élémentaires de la vie psychologique, problème qu’il aborda
en étudiant les êtres vivants qu’il estimait au degré le plus bas de l’échelle de la
vie, c’est-à-dire les infusoires : il pensait avoir mis en évidence chez eux des
manifestations d’activité sensorielle, d’intelligence et même des rudiments
d’aide mutuelle. Son premier ouvrage, publié en 1886, fut La Psychologie du rai­
sonnement, où il choisit l’hypnotisme à titre de voie d’approche : il conclut à

67. Henri Bergson, « De la simulation inconsciente dans l’état d’hypnotisme », Revue phi­
losophique, XXII (1886) (II), p. 525-531.
68. Bergson publia une édition commentée d’extraits du De natura rerum de Lucrèce
(1883), et Janet une édition commentée du Livre II de la Recherche de la vérité de Male-
branche (1886).
69. Revue de métaphysique et de morale, XLin (1936), p. 531.
70. François-Louis Bertrand, Alfred Binet et son œuvre, Paris, Alcan, 1930.
71. Alfred Binet, « La vie psychique des micro-organismes », Revue philosophique, XXIV
(1887) (II), p. 449-489,582-611.
380 Histoire de la découverte de l’inconscient

l’existence d’un processus de raisonnement permanent et automatique, sous-


jacent à toute activité humaine psychique consciente72. Il consacre plusieurs
années à des recherches sur l’hypnose, l’hystérie et le dédoublement de la per­
sonnalité. Binet et Janet menaient ainsi des recherches parallèles, tantôt en
avance, tantôt en retard l’un sur l’autre suivant les moments. Quand Janet publia
L’Automatisme psychologique, Binet en fit le compte rendu détaillé pour la
Revue philosophique : il reconnut que Janet l’avait devancé sur certains points de
sa propre recherche, si bien qu’il ne valait plus la peine qu’il continue73. Comme
Janet, Binet s’intéressa aussi au magnétisme animal et écrivit un livre sur ce sujet
en collaboration avec Féré74. Dans ce domaine, il lui manquait cependant la
connaissance exhaustive qu’avait Janet. Les années suivantes, Janet et Binet se
sont sans doute rencontrés assez fréquemment. Ils se citent réciproquement dans
leurs ouvrages, et ils travaillèrent tous deux pendant un certain temps au labora­
toire de psychologie expérimentale de la Sorbonne. Ils semblent cependant s’être
éloignés l’un de l’autre pour une raison que nous ignorons. En 1893, Binet fonda
L’Année psychologique, annuaire très connu de psychologie dans lequel il publia
ses nombreux articles, mais où Janet ne publia jamais rien. Binet connut de
sérieux échecs dans sa carrière. Alors qu’il était candidat au Collège de France, il
dut céder la place à Janet, tandis qu’à la Sorbonne on donna la préférence à
Georges Dumas. Aussi Binet évita-t-il progressivement tout contact avec ses col­
lègues. Son laboratoire à la Sorbonne était situé dans une mansarde reculée dont
fort peu de gens trouvaient le chemin et, du fait de son extrême timidité, il n’as­
sista jamais à aucun congrès. Mais il fut un travailleur acharné qui innova dans
bien des secteurs de la psychologie. Dans son Étude expérimentale de l’intelli­
gence, il se livre à une exploration minutieuse des fonctions intellectuelles de ses
deux filles, Armande et Marguerite, exploration conduite à l’aide de tests psy­
chologiques : il montra ainsi qu’elles présentaient deux types caractériels diffé­
rents, ceux, précisément, que C.G. Jung, quelques années plus tard, devait appe­
ler le type intraverti et le type extraverti75. Binet fut le premier à proposer un test
destiné à mesurer l’intelligence d’enfants d’âge scolaire, le test de Binet et
Simon, en 1905. Il fit œuvre de pionnier dans la psychologie de l’enfant, dans la
pédagogie expérimentale et dans la psychologie sexuelle. IL décrivit le féti­
chisme : c’est lui qui forgea le terme. Il écrivit aussi des pièces de théâtre
lugubres, sous un pseudonyme, soit seul, soit en collaboration. C’était un écri­
vain infatigable, qui dispersa malheureusement son énergie dans de trop nom­
breuses directions et qui ne réussit jamais à créer la grande œuvre qui aurait
consigné les résultats du travail de toute sa vie. Quand il mourut prématurément
en 1911, il avait apparemment perdu tout contact avec Janet, alors que leurs tra­
vaux avaient été si proches pendant un certain temps.
On pourrait tracer d’autres parallèles, entre Janet et Durkheim, Janet et Lévy-
Bruhl ou d’autres de ses contemporains. Préciser les influences réciproques entre
ces hommes suppose un travail colossal. A distance, on dirait des statues se dres-

72. Alfred Binet, La Psychologie du raisonnement, Paris, Alcan, 1886.


73. Alfred Binet, in Revue philosophique, XXIX (1890) (I), p. 186-200.
74. Charles Féré et Alfred Binet, Le Magnétisme animal, Paris, Alcan, 1887.
75. Alfred Binet, L’Étude expérimentale de l'intelligence, Paris, Schleicher, 1903.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 381

sant dans leur splendide isolement ; de plus près, il devient manifeste qu’ils
étaient engagés dans un dialogue plus ou moins permanent.

L’œuvre de Pierre Janet


I — La philosophie

H n’est pas possible de comprendre pleinement le système psychologique de


Pierre Janet sans tenir compte de son soubassement philosophique. Janet avait
étudié la philosophie au lycée Louis-le-Grand, puis à l’École normale supérieure
où elle était enseignée par le moraliste Bersot, le logicien Rabier, le platonicien
Ollé-Laprune et le néo-kantien Boutroux. Janet était certainement aussi familier
des ouvrages de son oncle Paul Janet. Comme il l’écrit dans sa notice autobio­
graphique, il avait manifesté de profonds sentiments religieux dans sa jeunesse et
avait passé par une crise religieuse à l’âge de 17 ans. Il avait rêvé de construire
une philosophie qui réconcilierait la science et la religion. « Je n’ai pas trouvé
cette merveille », reconnut-il dans sa vieillesse, ajoutant que ses efforts pour
construire une nouvelle psychologie avaient été un substitut au rêve de sa jeu­
nesse. Nous avons cependant de bonnes raisons de croire que, pendant un certain
temps, Janet fit plus que rêver et qu’il chercha effectivement à édifier un tel sys­
tème philosophique. La seule façon d’aboutir à quelque clarté à ce sujet est
d’examiner les écrits philosophiques de Janet.
Dans son premier manuel, publié en 1894, il établit une distinction fondamen­
tale entre la philosophie scientifique et la philosophie morale76. La première par­
tie s’ouvre sur une définition de la science : les hommes ont cherché à se défendre
contre les forces naturelles, ils sont parvenus à les maîtriser, puis ils ont essayé de
transformer le monde. La science est née du désir brûlant de l’homme de conqué­
rir le monde, ce qui suppose d’abord qu’on le comprenne : pour le connaître, il
fallait une méthode appropriée fondée sur l’analyse et la synthèse. Janet présente
ensuite une classification des sciences et donne un bref aperçu des principales :
les mathématiques, les sciences de la nature, les sciences morales (qui incluent la
psychologie et la sociologie) et l’histoire. Puis vient un chapitre sur les grandes
hypothèses scientifiques, qui comporte une critique de la théorie darwinienne et
du culte exagéré du progrès : il est dangereux, écrit-il, de trop attendre du
progrès, parce que cette attitude conduit à mépriser le présent et à détruire le
passé. La seconde partie du manuel, consacrée à la philosophie morale, comporte
une analyse de problèmes tels que la liberté, la responsabilité, la conscience et la
justice, enfin l’existence de Dieu et la religion. Ce survol de la philosophie, inau­
guré dans une perspective baconienne, s’achève sur une citation d’Épictète : « Je
suis un être raisonnable, il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier et je le fais. »
Il est clair que Janet mit beaucoup de soin à rédiger ce manuel et qu’il fut le fruit
de longues méditations. On y retrouve presque textuellement la conférence qu’il
donna en 1882, à l’âge de 22 ans, à Châteauroux, sur la notion de propriété.
Chaque terme philosophique se trouve clairement défini. Sur chaque problème, il
expose de façon objective les principales théories. Il semble bien que, sous le

76. Pierre Janet, Manuel du baccalauréat de l'enseignement secondaire classique (philo­


sophie), Paris, Nony, 1894.
382 Histoire de la découverte de l’inconscient

couvert d’un manuel scolaire, Janet ait voulu présenter une esquisse de sa propre
philosophie. Deux années après, en 1896, pour la seconde édition, il le soumit à
une refonte complète. Le contenu était sensiblement le même, mais les questions
étaient maintenant abordées selon le programme officiel de l’enseignement de la
philosophie dans les lycées ; il en fut de même des éditions suivantes, souvent
augmentées.
Nous ne savons pas exactement à quel moment le centre d’intérêt de Janet se
déplaça de la philosophie à la psychologie, de même qu’il avait passé auparavant
de la religion à la philosophie. Son attitude ultérieure à l’égard de la philosophie
peut être déduite de ce qu’il écrivait dans l’introduction à son édition de Male-
branche : « La science n’est possible et ne fait de progrès que sous l’inspiration
de quelques idées générales qui lui fournissent une méthode et des moyens d’ex­
plication. Ces idées générales sont inventées par quelques grands philosophes
qui, pour les concevoir, ont besoin de tout un échafaudage métaphysique ou mys­
tique »77. A cet égard, il est intéressant de considérer ce que Janet retint de la phi­
losophie quand il se tourna vers la psychologie. Il tenait à aborder les phéno­
mènes psychologiques dans un esprit scientifique qui reposait, disait-il, sur la
curiosité et l’indépendance, à l’exclusion de tout principe d’autorité et de tradi­
tion. Janet définit la méthode scientifique comme un mélange harmonieux d’ana­
lyse et de synthèse. L’analyse consiste à dissocier un tout en ses éléments, à
condition que ces derniers soient les véritables éléments constitutifs. Un anato­
miste, par exemple, ne coupera pas le corps en quatre ou en cent morceaux, mais
il distinguera les muscles, les nerfs, les vaisseaux sanguins et les autres compo­
santes du corps. C’est sur ce modèle que Janet conçoit la psychologie scienti­
fique : elle doit commencer par l’analyse psychologique, c’est-à-dire par l’iden­
tification et l’étude séparée des fonctions psychologiques élémentaires. Cette
étape sera suivie ultérieurement par la synthèse psychologique, c’est-à-dire par la
reconstruction du tout à partir de ses éléments séparés.

L'œuvre de Pierre Janet


II—L’automatisme psychologique

Bien des philosophes avant Janet avaient essayé de reconstruire la psyché


humaine en recourant à l’analyse et à la synthèse. La plupart avaient fait de la
sensation l’élément fondamental et le point de départ. Condillac avait imaginé le
mythe philosophique d’une statue dotée progressivement, l’un après l’autre, de
tous les sens : il décrivit à partir de là le développement hypothétique de l’esprit
de la statue. Il s’agissait, malheureusement, d’une construction purement fictive.
Quand Janet s’engagea dans une recherche similaire, il resta sur le terrain solide
de la psychologie expérimentale. Sa thèse principale, L’Automatisme psycholo­
gique, porte ce sous-titre révélateur : « Essai de psychologie expérimentale sur
les formes inférieures de l’activité humaine ». Ainsi Janet ne part pas, comme
Condillac, de la « sensation pure », mais de l’« activité », ou plutôt il ne dissocie
jamais la conscience de l’activité.

77. Malebranche, De la recherche de la vérité, Pierre Janet éd., Paris, Alcan, 1886, p. 22.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 383

L’Automatisme psychologique est le fruit des recherches menées par Janet au


Havre de 1882 à 1888. Les articles qu’il publia régulièrement à cette époque dans
la Revue philosophique nous permettent de suivre le développement de cette
recherche. Après ses premières expériences d’hypnose à distance sur Léonie,
qu’il jugea non convaincantes, il examina Lucie, une jeune femme de 19 ans qui
était saisie d’accès de terreur, sans motivation apparente. Grâce à l’écriture auto­
matique, Janet découvrit et la cause et la signification de ces accès de terreur.
Alors qu’elle avait sept ans, deux hommes cachés derrière un rideau s’étaient
amusés à lui faire peur. Quand Lucie avait ses accès de terreur, une seconde per­
sonnalité surgissait en elle, Adrienne, qui revivait cet épisode initial. Janet décrit
comment il fit usage du « rapport » pour débarrasser la malade de ses symptômes
et comment la seconde personnalité finit par s’évanouir78. Lucie eut une rechute
huit mois plus tard, mais elle céda rapidement grâce à une thérapeutique combi­
nant l’hypnose et l’écriture automatique. Janet décrit de façon plus précise le
phénomène du rapport, en particulier son trait caractéristique, l’électivité, c’est-
à-dire l’état permanent de suggestibilité à l’égard d’une seule personne, Janet, à
l’exclusion de toute autre79.
De nouvelles expériences avec Léonie permirent à Janet de faire plusieurs
découvertes intéressantes80. Il montra que l’hypnose pouvait faire surgir deux
séries de manifestations psychologiques très différentes : d’une part les « rôles »
joués par le sujet en vue de plaire à l’hypnotiseur, d’autre part la personnalité
inconnue qui peut se manifester spontanément, en particulier sous la forme d’un
retour à l’enfance. Sous hypnose, Léonie parlait d’elle-même sous le surnom de
son enfance, Nichette. Mais sous cette personnalité hypnotique peut s’en cacher
une troisième, susceptible d’émerger à son tour comme expression de F hypnoti­
sation de la seconde personnalité. Le fait le plus remarquable, c’est que cette
seconde personnalité était une reviviscence, vingt ans après, d’une ancienne per­
sonnalité hypnotique que les magnétiseurs avaient fait apparaître en Léonie dans
le passé. Elle ne s’était plus jamais manifestée dans l’intervalle, mais elle réap­
paraissait à présent exactement comme elle s’était manifestée dans le passé.
L’Automatisme psychologique était dédié aux docteurs Gibert et Powilewicz,
qui avaient permis à Janet d’examiner leurs malades : 14 femmes hystériques, 5
hommes hystériques et 8 psychotiques et épileptiques. La plus grande partie de
son travail, cependant, reposait sur l’examen approfondi de 4 femmes : Rose,
Lucie, Marie et surtout la célèbre Léonie. Janet s’efforça de rester sur le terrain
solide des faits : aussi renonça-t-il à parler de ses expériences parapsycholo-
giques avec Léonie. Il lui fallait aussi éviter soigneusement de trop mettre en évi­
dence les implications thérapeutiques de ses recherches, d’une part parce que la
faculté des lettres était susceptible sur ce point, d’autre part pour ne pas susciter
la méfiance chez les médecins.
L’expression d’« automatisme psychologique » n’était pas nouvelle. Despine,
entre autres, en avait déjà parlé, le définissant comme « des actes fort

78. Pierre Janet, « Les actes inconscients et le dédoublement de la personnalité pendant le


somnambulisme provoqué », Revue philosophique, XXII (1886) (II), p. 577-592.
79. Pierre Janet, « L’anesthésie systématisée et la dissociation des phénomènes psycholo­
giques », Revue philosophique, XXIII (1887) (H), p. 449-472.
80. Pierre Janet, « Les actes inconscients et la mémoire pendant le somnambulisme »,
Revue philosophique, XXV (1888) (I), p. 238-279.
384 Histoire de la découverte de l’inconscient

compliqués, intelligents, atteignant un but parfaitement déterminé et varié selon


les circonstances, actes ressemblant exactement à ceux que le moi commande
dans d’autres occasions par les mêmes appareils »gl. Pour Despine, toutefois, l’au­
tomatisme psychologique est le fait d’une « machine vivante, sans personna­
lité », tandis que pour Janet il s’agit d’un phénomène psychologique autonome,
comportant toujours une conscience rudimentaire.
Janet classe les manifestations de l’automatisme psychologique en deux
groupes : l’automatisme total, processus s’étendant au sujet en son entier, et l’au­
tomatisme partiel, qui implique qu’une partie de la personnalité est exclue de la
conscience et suit dès lors un développement autonome, subconscient81 82. La
forme la plus rudimentaire de l’automatisme total, dit-il, est la catalepsie. L’état
de conscience d’un cataleptique peut se comparer à celui d’un malade qui se
remet d’une syncope : il existe une certaine conscience, mais sans conscience du
moi. Les recherches de Janet sur la catalepsie le conduisirent à trois constata­
tions : 1. Ces états de conscience ont tendance à subsister sans modification, à
moins que n’intervienne une stimulation extérieure. 2. Il n’y a pas de conscience
sans quelque forme de motilité. 3. Toute émotion surgie dans cet état tend à
déterminer un mouvement en rapport avec ce sentiment, à condition que ce sen­
timent ne contredise pas la personnalité du sujet.
Un état moins rudimentaire que la catalepsie, le somnambulisme artificiel,
c’est-à-dire l’état hypnotique, peut être, selon Janet, reconnu à trois critères :
1. oubli complet pendant la veille de ce qui s’est passé à l’état somnambulique ;
2. souvenir complet de ce qui s’est passé dans les états somnambuliques précé­
dents ; 3. souvenir complet pendant le somnambulisme de ce qui s’est passé à
l’état de veille.
Mais la réalité est plus complexe. Janet rend compte ici de ses expériences sur
Léonie et de ses trois états : Léonie I, Léonie II et Léonie III (alias Léonore) et
des relations que ces trois existences entretiennent les unes avec les autres. Janet
pensait avoir découvert des relations définies entre les divers états de l’oubli et de
la mémoire d’une part, et, d’autre part, les divers états de l’anesthésie et de la sen­
sibilité, interprétant ainsi le phénomène de l’oubli post-hypnotique comme une
modification des conditions de la sensibilité.
Plus complexes encore que l’état hypnotique sont les états que Janet appelle
existences successives (évitant ainsi l’expression de personnalités alternantes).
Janet analyse comment chacune de ces personnalités perçoit les autres : parfois
elle ne les perçoit absolument pas mais elle éprouve comme un sentiment
d’étrangeté ou de bizarrerie. Parfois elle les perçoit avec un sentiment d’hostilité
ou de mépris. Parfois l’autre personnalité se révèle plus infantile, adoptant le sur­
nom de son enfance.
Janet commence l’étude de l’automatisme partiel par ses formes les plus
simples, la catalepsie partielle et les distractions, c’est-à-dire des états particu­
liers d’absence d’esprit. Dans ces cas, l’attention du sujet est absorbée par
quelque chose d’autre et il pourra répondre, sans en avoir conscience, à une ques­

81. Prosper Despine, Psychologie naturelle, Paris, Savy, 1868,1, p. 490-491.


82. Pierre Janet a toujours revendiqué la paternité du mot subconscient. (L’auteur n’a pas
trouvé d’exemple d’utilisation de ce mot avant lui.) H l’avait apparemment créé pour indiquer
que son approche psychologique était absolument différente de la conception métaphysique de
l’inconscient de von Hartmann, qui était très à la mode à cette époque.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 385

tion murmurée par le médecin. Janet a montré qu’en faisant appel à des distrac­
tions on pouvait imposer au sujet des suggestions ou même des hallucinations,
aboutissant ainsi à de curieux mélanges et interférences entre les manifestations
conscientes et inconscientes. Le phénomène de l’écriture automatique, largement
utilisé par les spirites à partir de 1850, est très proche des distractions. En mettant
une plume dans la main d’un sujet et en attirant son attention ailleurs on peut le
voir écrire des choses dont il n’a pas conscience, faisant ainsi émerger de vastes
fragments de matériaux inconscients. Une autre manifestation de l’automatisme
partiel est la suggestion post-hypnotique, problème très controversé, que Janet
propose d’expliquer ainsi : le subconscient, qui a tenu l’avant de la scène pendant
l’hypnose et qui s’est maintenant retiré, n’en subsiste pas moins et veillera à
l’exécution ponctuelle des ordres reçus sous hypnose. Janet rend compte du dif­
ficile problème des existences simultanées dans le cadre de sa théorie générale de
la désagrégation psychologique, concept assez voisin de celui de dissolution psy­
chologique proposé d’abord par Moreau (de Tours), puis par Hughlings Jackson.
Le reste de l’ouvrage est consacré à la description et à l’interprétation de
diverses formes d’automatisme psychologique partiel : la baguette divinatoire, le
spiritisme et le médiumnisme, les impulsions morbides, les idées fixes et les
hallucinations des aliénés, enfin ce qu’il appelle la possession, c’est-à-dire l’état
dans lequel les attitudes, les actes et les sentiments du sujet sont sous l’emprise
d’une idée subconsciente — que le sujet ignore — comme dans le cas de
« Lucie ». « J’ai peur et je ne sais pas pourquoi », pouvait dire Lucie au début de
sa crise, quand elle avait les yeux hagards et faisait des gestes terrifiés. C’est que
l’inconscient a son rêve, il voit les hommes derrière les rideaux et met le corps
dans l’attitude de la terreur. « Je pleure et je ne sais pourquoi, disait Léonie, cela
me rend triste sans raison et c’est ridicule. » Nous devons supposer aussi qu’il y
a ici une idée subconsciente qui provoque directement les soupirs et indirecte­
ment la tristesse de la malheureuse. « Il faudrait passer en revue toute la patho­
logie mentale et peut-être même une partie importante de la pathologie physique
pour montrer tous les désordres psychologiques et corporels que peut produire
une pensée persistant ainsi en dehors de la conscience personnelle », conclut
Janet.
L'Automatisme psychologique, dont certaines parties étaient déjà connues par
la publication d’extraits dans la Revue philosophique, fut salué d’emblée comme
un classique des sciences psychologiques. Il contribuait à éclaircir bien des sujets
controversés, tout en suscitant à son tour de nouvelles questions. Rappelons-en
brièvement les éléments essentiels. 1. Travaillant avec des malades qui
n’avaient jamais été internés, Janet échappait à l’objection que les symptômes
étudiés étaient le résultat de la culture en serre chaude de la Salpêtrière et de sa
contagion mentale. Une de ses patientes, cependant, avait déjà eu affaire aux
anciens magnétiseurs, et, en enquêtant sur sa vie, Janet fut amené à découvrir
l’univers oublié d’un siècle de recherches effectuées par les magnétiseurs et les
hypnotiseurs83. 2. Dans son analyse psychologique, Janet sort du cadre concep­

83. Janet avait parfaitement conscience de la plasticité des phénomènes hystériques, n


signale que trois hystériques, qui présentaient des crises très différentes, finirent par avoir des
crises du même type après avoir été réunies dans un même service. Ce service avait ainsi donné
naissance à un nouveau type d’hystérie que l’on aurait pu étudier comme une forme naturelle
si on en avait ignoré l’origine (L’Automatismepsychologique, Paris, Alcan, 1889, p. 449).
386 Histoire de la découverte de l’inconscient

tuel de la psychologie classique avec sa distinction tranchée entre l’intellect, l’af­


fectivité et la volonté. Il affirme que même au niveau le plus rudimentaire de la
vie psychique, il n’est pas de sensation ou de sentiment sans mouvement, et il
admet, avec Fouillée, que toute idée a naturellement tendance à s’exprimer dans
un acte. 3. Janet use d’une approche dynamique en termes de force et de fai­
blesse psychologiques. 4. Il insiste sur la notion de « champ de consciengp » et
sur son rétrécissement chez les hystériques, conséquences leur faiblesse psy­
chologique. 5. Au niveau le plus inférieur de la vie mentale, Janet trouve les
deux degrés de sensation per se et de sensation en rapport avec le moi conscient.
Ceci l’amène à formuler la notion de fonction de synthèse (qui annonce déjà ses
concepts ultérieurs de hiérarchie des fonctions psychiques et de tension psycho­
logique). 6. Se tournant vers la notion de rapport, déjà vieille d’un siècle, il l’in­
terprète comme une forme particulière d’anesthésie, c’est-à-dire une distorsion
dans la perception du monde, en d’autres termes un mode particulier de percep­
tion du monde centré autour de la personne de l’hypnotiseur. 7. Janet affirme
que certains symptômes hystériques peuvent être rapportés à l’existence de frag­
ments détachés de la personnalité (les idées fixes subconscientes) dotés d’une vie
et d’un développement autonomes. Il montre qu’ils ontleiirongine dans des évé­
nements traumatisants du passé et suggère la possibilité de guérison des symp­
tômes hystériques par la découverte, puis la dissolution, de ces systèmes psycho­
logiques subconscients. A cet égard, l’histoire de la maladie et de la guérison
psychologique de Marie mérite une mention spéciale.

« Cette jeune fille fut amenée de la campagne à l’hôpital du Havre à l’âge de


19 ans, parce qu’on la considérait comme folle et que l’on désespérait presque de
sa guérison. En réalité, elle avait des périodes de crises convulsives et de délires
qui duraient des journées entières. Après quelque temps d’observation, il était
facile de constater que la maladie se composait d’accidents périodiques revenant
régulièrement au moment de ses époques et d’autres accidents moins graves se
prolongeant et survenant irrégulièrement dans les intervalles.
Considérons d’abord les premiers. A l’approche de ses règles, Marie changeait
de caractère, devenait sombre et violente, ce qui ne lui était pas habituel, et avait
des douleurs et des secousses nerveuses dans tous les membres. Cependant les
choses se passaient à peu près régulièrement pendant la première journée mais,
vingt heures à peine après le début, les règles s’arrêtaient subitement et un grand
frisson secouait tout le corps, puis une douleur vive remontait lentement du
ventre à la gorge et les grandes crises d’hystérie commençaient. Les convulsions,
quoique très violentes, ne duraient pas longtemps et n’avaient jamais l’aspect de
tremblements épileptoïdes : mais elles étaient remplacées par un délire des plus
longs et des plus forts. Tantôt elle poussait des cris de terreur, parlant sans cesse
de sang et d’incendie et fuyant pour échapper aux flammes ; tantôt elle jouait
comme une enfant, parlait à sa mère, grimpait sur le poêle ou sur les meubles, et
dérangeait tout dans la salle. Ce délire et ces convulsions alternaient, avec d’as­
sez courts instants de répit, pendant quarante-huit heures. La scène se terminait
par plusieurs vomissements de sang après lesquels tout rentrait à peu près dans
l’ordre. Après une ou deux journées de repos, Marie se calmait et ne se souvenait
de rien. Dans l’intervalle de ces grands accidents mensuels, elle conservait des
petites contractures tantôt aux bras ou à la poitrine, dans les muscles intercos­
Pierre Janet et l’analyse psychologique 387

taux, des anesthésies variées et très changeantes et surtout une cécité absolue et
continuelle de l’œil gauche [...]. En outre, elle avait de temps en temps des petites
crises sans grand délire, mais qui étaient caractérisées surtout par des poses de
terreur. Cette maladie, rattachée si évidemment aux époques menstruelles, sem­
blait uniquement physique et peu intéressante pour le psychologue. Aussi ne me
suis-je d’abord que fort peu occupé de cette personne. Tout au plus ai-je fait avec
elle quelques expériences d’hypnotisme et quelques études sur son anesthésie,
mais j’évitai tout ce qui aurait pu la troubler vers l’époque où approchaient les
grands accidents. Elle resta ainsi sept mois à l’hôpital sans que les diverses médi­
cations et l’hydrothérapie qui furent essayées eussent amené la moindre modifi­
cation. D’ailleurs les suggestions thérapeutiques, en particulier les suggestions
relatives aux règles, n’avaient que de mauvais effets et augmentaient le délire.
Vers la fin du huitième mois, elle se plaignait de son triste sort et disait avec
une sorte de désespoir qu’elle sentait bien que tout allait recommencer:
“Voyons, lui dis-je par curiosité, explique-moi une fois ce qui se passe quand tu
vas être malade. — Mais vous le savez bien,... tout s’arrête, j’ai un grand frisson
et je ne sais plus ce qui arrive.” Je voulus avoir des renseignements précis sur la
façon dont ses époques avaient commencé et comment elles avaient été interrom­
pues. Elle ne répondit pas clairement, car elle paraissait avoir oublié une grande
partie des choses qu’on lui demandait. Je songeai alors à la mettre dans un som­
nambulisme profond, capable, comme on l’a vu, de ramener des souvenirs en
apparence oubliés, et je pus ainsi retrouver la mémoire exacte d’une scène qui
n’avait jamais été connue que très incomplètement. A l’âge de 13 ans, elle avait
été réglée pour la première fois, mais par suite d’une idée enfantine et d’un pro­
pos entendu et mal compris, elle se mit en tête qu’il y avait à cela quelque honte
et chercha le moyen d’arrêter l’écoulement le plus tôt possible. Vingt heures à
peu près après le début, elle sortit en cachette et alla se plonger dans un grand
baquet d’eau froide. Le succès fut complet, les règles furent arrêtées subitement,
et, malgré un grand frisson qui survint, elle put rentrer chez elle. Elle fut malade
assez longtemps et eut plusieurs jours de délire. Cependant tout se calma et les
menstrues ne reparurent plus pendant cinq ans. Quand elles ont réapparu elles ont
amené les troubles que j’ai observés. Or, si l’on compare l’arrêt subit, le frisson,
les douleurs qu’elle décrit aujourd’hui en état de veille avec le récit qu’elle fait en
somnambulisme et qui, d’ailleurs, a été confirmé indirectement, on arrive à cette
conclusion : tous les mois, la scène du bain froid se répète, avec le même arrêt
des règles et un délire qui est, il est vrai, beaucoup plus fort qu’autrefois, jusqu’à
ce qu’une hémorragie supplémentaire ait lieu par l’estomac. Mais, dans sa
conscience normale, elle ne sait rien de tout cela et ne comprend même pas que
le frisson est amené par l’hallucination du froid ; il est donc vraisemblable que
cette scène se passe au-dessous de cette conscience et amène tous les autres
troubles par contrecoup.
Cette supposition vraie ou fausse étant faite, et après avoir pris l’avis du Dr
Powilewicz, j’ai essayé d’enlever de la conscience somnambulique cette idée
fixe et absurde que les règles s’arrêtaient par un bain froid. Je ne pus tout d’abord
y parvenir ; l’idée fixe persista et l’époque menstruelle qui arrivait deux jours
après fut à peu près comme les précédentes. Mais, disposant alors de plus de
temps, je recommençai ma tentative : je ne pus réussir à effacer cette idée que par
un singulier moyen. D fallut la ramener par suggestion à l’âge de 13 ans, la
388 Histoire de la découverte de l’inconscient

remettre dans les conditions initiales du délire, et alors la convaincre que les
règles avaient duré trois jours et n’avaient été interrompues par aucun accident
fâcheux. Eh bien, ceci fait, l’époque suivante arriva à sa date et se prolongea pen­
dant trois jours, sans amener aucune souffrance, aucune convulsion, ni aucun
délire.
Après avoir constaté ce résultat, il fallait étudier les autres accidents. Je passe
sur des détails de la recherche psychologique qui fut quelquefois difficile : les
crises de terreur étaient la répétition d’une émotion que cette jeune fille avait
éprouvée en voyant, quand elle avait 16 ans, une vieille femme se tuer en tom­
bant d’un escalier ; le sang dont elle parlait toujours dans ses crises était un sou­
venir de cette scène ; quant à l’image de l’incendie, elle survenait probablement
par association d’idées, car elle ne se rattache à rien de précis. Par le même pro­
cédé que tout à l’heure, en ramenant le sujet par suggestion à l’instant de l’acci­
dent, je parvins, non sans peine, à changer l’image, à lui montrer que la vieille
avait trébuché et ne s’était pas tuée, et à effacer la conviction terrifiante : les
crises de terreur ne se reproduisirent plus.
Enfin je voulais étudier la cécité de l’œil gauche, mais Marie s’y opposait lors­
qu’elle était éveillée, en disant qu’elle était ainsi depuis sa naissance. Il fut facile
de vérifier, au moyen du somnambulisme, qu’elle se trompait : si on la change en
petit enfant de 5 ans suivant les procédés connus, elle reprend la sensibilité
qu’elle avait à cet âge et l’on constate qu’elle y voit alors très bien des deux yeux.
C’est donc à l’âge de 6 ans que la cécité a commencé. A quelle occasion ? Marie
persiste à dire, quand elle est éveillée, qu’elle n’en sait rien. Pendant le somnam­
bulisme et grâce à des transformations successives pendant lesquelles je lui fais
jouer les scènes principales de sa vie à cette époque, je constate que la cécité
commence à un certain moment à propos d’un incident futile. On l’avait forcée,
malgré ses cris, à coucher avec un enfant de son âge qui avait de la gourme sur
tout le côté gauche de la face. Marie eut, quelque temps après, des plaques de
gourme qui paraissaient à peu près identiques et qui siégeaient à la même place ;
ces plaques réapparurent plusieurs années à la même époque, puis guérirent, mais
on ne fit pas attention qu’à partir de ce moment, elle est anesthésique de la face
du côté gauche et aveugle de l’œil gauche. Depuis, elle a toujours conservé cette
anesthésie, du moins, pour ne pas dépasser ce qui a pu être observé, à quelque
époque postérieure que je la transporte par suggestion, elle a toujours cette même
anesthésie, quoique le reste du corps reprenne à certaines époques sa sensibilité
complète. Même tentative que précédemment pour la guérison. Je la ramène avec
l’enfant dont elle a horreur, je lui fais croire que l’enfant est très gentil et n’a pas
la gourme, elle n’en est qu’à demi convaincue. Après deux répétitions de la
scène, j’obtiens gain de cause et elle caresse sans crainte l’enfant imaginaire. La
sensibilité du côté gauche réapparaît sans difficulté et, quand je la réveille, Marie
voit clair de l’œil gauche.
Voilà cinq mois que ces expériences ont été faites, Marie n’a plus présenté le
plus léger signe d’hystérie, elle se porte fort bien et surtout se renforcit beaucoup.
Son aspect physique a absolument changé. Je n’attache pas à cette guérison plus
d’importance qu’elle n’en mérite, et je ne sais pas combien de temps elle durera,
mais j’ai trouvé cette histoire intéressante pour montrer l’importance des idées
Pierre Janet et l'analyse psychologique 389

fixes subconscientes et le rôle qu’elles jouent dans certaines maladies physiques


aussi bien que dans les maladies morales »84.

L’œuvre de Pierre Janet


III—L'analyse psychologique

Dès qu’il eut commencé ses études médicales à Paris, fin 1889, Janet reprit ses
recherches psychologiques à la Salpêtrière où il pouvait examiner les malades
des services de Charcot, de Falret et de Séglas.
L’une des premières malades sur lesquelles il expérimenta sa méthode d’ana­
lyse et de synthèse psychologique fut Marcelle, jeune femme de 20 ans85. Elle
avait été hospitalisée dans le service du docteur Falret en raison de graves
troubles mentaux qui avaient débuté à l’âge de 14 ans et qui avaient progressi­
vement empiré. Elle éprouvait une grande difficulté à mouvoir ses jambes, bien
qu’elle ne fût pas paralysée, et elle souffrait également de graves troubles de la
mémoire et de la pensée. Comment pouvait-on aborder une telle malade, du point
de vue de la psychologie expérimentale ? Janet mettait en garde contre toute
espèce de mesure des fonctions psychologiques, méthode qui s’avérait stérile.
« La psychologie expérimentale », disait-il, « consiste avant tout à bien connaître
son sujet, dans sa vie, dans ses études, dans son caractère, dans ses idées, etc., et
à être convaincu qu’on ne le connaît jamais assez. Il faut ensuite mettre cette per­
sonne dans des circonstances simples et déterminées, et noter exactement ce
qu’elle fera et ce qu’elle dira. » L’observateur doit d’abord s’intéresser au
comportement du malade, en examinant ses actes et ses paroles, puis il doit exa­
miner en détail chaque fonction particulière. Le symptôme le plus apparent de
Marcelle était la difficulté des mouvements. Il se trouvait que les mouvements
automatiques étaient conservés, tandis que les actes volontaires étaient perdus.
Le courant de sa pensée était souvent interrompu par ce qu’elle appelait des
« nuages » : son esprit était alors envahi par toutes sortes d’idées confuses et
d’hallucinations. Elle se souvenait bien de tous les événements survenus avant
l’âge de 15 ans, elle n’avait que des souvenirs vagues de ceux qui se situaient
entre 15 et 19 ans, tandis qu’au-delà l’amnésie était totale. Elle était absolument
incapable de se représenter l’avenir et elle avait l’impression d’être devenue
étrangère à sa propre personnalité.
Janet entreprit alors de classer les symptômes selon leur profondeur. Au
niveau le plus superficiel, il y avait les « nuages », qu’il comparait aux effets des
suggestions post-hypnotiques. Il se demandait si leur contenu ne reflétait pas, au
moins en partie, les romans-feuilletons qu’elle avait lus avec passion pendant des
années. A un niveau intermédiaire, se situaient les impulsions que Janet attribuait
à l’action d’idées fixes subconscientes qui avaient leur source dans certains sou­
venirs traumatisants. En creusant encore, on aboutissait au « fond maladif »

84. Pierre Janet, L’Automatisme psychologique, op. cit., p. 436-440. Ce fut le second cas de
traitement cathartique publié par Janet, le premier étant celui de Lucie, publié en 1886.
85. Pierre Janet, « Étude sur un cas d’aboulie et d’idées fixes », Revue philosophique,
XXXI (1891) (I), p. 258-287, p. 382-407.
390 Histoire de la découverte de l’inconscient

constitué par l’hérédité, par les graves maladies physiques subies dans le passé et
par certains « événements sociaux » tels que la mort du père.
L’analyse psychologique devait être complétée par une synthèse psycholo­
gique, c’est-à-dire par une reconstruction de l’évolution de la maladie. Il y avait
d’abord la constitution innée, puis une grave fièvre typhoïde à l’âge de 14 ans qui
avait frappé un coup fatal en privant la malade de sa capacité d’adaptation. Il en
était résulté un cercle vicieux : incapable de s’adapter à de nouvelles situations,
Marcelle s’était réfugiée dans ses rêveries qui avaient aggravé son inadaptation,
et ainsi de suite. Elle subit un autre traumatisme un an plus tard. Son père, qui
souffrait de paraplégie depuis deux ans, mourut. Un amour malheureux fut le
dernier coup, engendrant des idées de suicide. C’est alors que la malade perdit
tout souvenir des événements récents.
Que pouvait-on faire pour cette malade ? Janet tenta d’abord, en vain, de déve­
lopper la fonction de synthèse par des exercices de lecture élémentaires. Puis il
essaya la suggestion pour combattre les idées fixes, mais un symptôme avait à
peine disparu qu’il était remplacé par un autre, tandis que la résistance de la
malade lors des séances d’hypnose ne faisait que s’accroître. Des essais d’écri­
ture automatique aboutirent à des crises d’hystérie classique. Janet ne tarda
cependant pas à s’apercevoir que ces diverses tentatives n’avaient pas été tota­
lement stériles. L’hypnose et l’écriture automatique engendraient des crises, il est
vrai, mais ensuite l’esprit était plus clair. Les crises s’aggravèrent de plus en plus
et les idées fixes qui émergeaient avaient une origine de plus en plus ancienne.
Toutes les idées de ce type que la maladie avait développées au cours de sa vie
réapparurent l’une après l’autre, en ordre inverse. « En enlevant la couche super­
ficielle du délire, je favorisais l’apparition de vieilles idées fixes anciennes et
tenaces qui se trouvaient toujours au fond de la conscience. Ces dernières dispa­
rurent à leur tour, amenant ainsi une nette amélioration. » Entre autres points dis­
cutés dans cette histoire, il y a l’affirmation, soulignée par Janet, que « dans l’es­
prit humain rien ne se perd » et que « les idées fixes subconscientes sont, d’une
part, le résultat d’une faiblesse mentale, et, d’autre part, la cause d’une faiblesse
mentale supplémentaire et plus grave ».
Bien que Janet prît soin de choisir des malades nouvellement arrivés à la Sal­
pêtrière pour éviter les effets morbides de la contagion mentale qui y sévissait, il
fit cependant une exception pour le cas d’une malade presque légendaire,
madame D., à propos de laquelle Charcot avait développé sa théorie de l’amnésie
dynamique. Le 28 août 1891, dans une ville de l’ouest de la France, on avait
trouvé cette couturière, âgée de 34 ans, dans un état d’anxiété intense. Un
inconnu, disait-elle, venait de l’appeler par son nom et lui avait annoncé que son
mari était mort. La nouvelle était fausse et cet incident ne fut jamais tiré au clair,
mais pendant trois jours la malade resta dans un état de léthargie et de délire hys­
tériques. Le 31 août, elle fut atteinte d’une amnésie rétrograde s’étendant sur six
semaines. Elle se souvenait parfaitement de toute sa vie jusqu’au 14 juillet 1891.
Ces six semaines avaient été marquées par certains événements, comme la céré­
monie de distribution des prix dans l’école que fréquentaient ses enfants et un
voyage à Royan, mais elle ne se souvenait absolument de rien. Elle souffrait aussi
d’une amnésie antérograde totale. Elle oubliait tout d’une minute à l’autre,
comme les malades atteints de la psychose de Korsakoff. Elle fut ainsi mordue
par un chien présumé enragé, cautérisée, conduite à l’institut Pasteur par son
Pierre Janet et l'analyse psychologique 391

mari, sans qu’elle se souvînt de quoi que ce fût. Avant de quitter Paris, son mari
l’amena chez Charcot à la Salpêtrière où on l’hospitalisa. On s’aperçut qu’elle
parlait la nuit dans ses rêves et qu’elle racontait ainsi des incidents apparemment
oubliés. Cela poussa Charcot à la faire hypnotiser par l’un de ses assistants. Au
cours de l’une des mémorables conférences cliniques de Charcot, le 22 décembre
1891, madame D. fut présentée à l’auditoire avant d’être hypnotisée. Charcot l’in­
terrogea sur la mort de son mari, Royan, la morsure du chien, la tour Eiffel, l’ins­
titut Pasteur et la Salpêtrière. Elle ne se souvenait absolument de rien. Au terme
de ce premier interrogatoire, on emmena la malade, on l’hypnotisa et on la
ramena devant l’auditoire. Cette fois-ci, quand Charcot posa les mêmes ques­
tions, elle y répondit parfaitement86. On confia la malade à Janet pour une psy­
chothérapie. Il nota qu’en dépit de cette amnésie continue les souvenirs récents
avaient bien dû laisser quelque trace, sinon la malade n’aurait pas pu s’adapter
aussi bien à la vie à l’hôpital. Janet entreprit dès lors d’explorer ces souvenirs
subconscients. Outre l’émergence des souvenirs oubliés dans les rêves et sous
hypnose, il parvint à les faire surgir au moyen de l’écriture automatique et des
distractions, et aussi par un nouveau procédé, la parole automatique, qui consis­
tait à laisser la malade parler au hasard, à voix haute, au lieu de la faire écrire
automatiquement87. Mais pourquoi la malade était-elle incapable de rappeler
elle-même ces souvenirs latents ? Janet attribua cette incapacité au traumatisme
psychique et entreprit de dissocier cette idée fixe. Sous hypnose, il évoqua pru­
demment l’image de l’homme qui l’avait effrayée et il suggéra à la malade une
modification de cette image. Puis il l’amena à reconstituer la scène : l’inconnu
étant remplacé par Janet lui-même qui lui demanda si elle pouvait le recevoir
dans sa maison. Les souvenirs affluèrent à nouveau à la conscience, mais la
malade avait maintenant de graves maux de tête et des poussées suicidaires, qui
finirent cependant par disparaître. Le traitement par l’hypnotisme fut complété
par un programme d’entraînement intellectuel établi spécialement pour elle. A
nouveau, Janet souligna les deux aspects de l’idée fixe, à la fois cause et résultat
de faiblesse mentale88. Charcot inclut l’histoire de madame D. dans son ouvrage,
Clinique des maladies du système nerveux, avec une note reconnaissant l’heu­
reuse issue de la cure entreprise par Janet89.
Parmi les premières malades de Janet à Paris, il y eut aussi Justine, femme
mariée de 40 ans, qui était venue à la consultation externe du docteur Séglas à la
Salpêtrière en octobre 1890. Depuis quelques années, elle souffrait d’une crainte
morbide du choléra, ne cessant de vociférer : « Le choléra, il me prend, au
secours ! », ce qui était l’annonce d’une crise hystérique. Enfant, elle avait déjà
une crainte morbide de la mort, probablement parce qu’elle avait souvent aidé sa

86. J.M. Charcot, « Sur un cas d’amnésie rétro-antérograde probablement d’origine hysté­
rique », Revue de médecine, XII (1892), p. 81-96. (Avec une suite par A. Souques, dans la
même revue, la même année et le même volume, p. 267-400,867-881.)
87. Pierre Janet, « Étude sur un cas d’amnésie antérograde dans la maladie de la désagré­
gation psychologique », International Congress of Experimental Psychology, London, 1892,
Londres, Williams and Norgate, 1892, p. 26-30.
88. Pierre Janet, « L’amnésie continue », Revue générale des sciences, IV (1893), p. 167-
179.
89. J.M. Charcot, Clinique des maladies du système nerveux, Georges Guinon éd., Paris,
Progrès médical et Alcan, 1893, n, p. 266-288.
392 Histoire de la découverte de l’inconscient

mère qui était garde-malade et qui assistait à la mort des malades. Elle avait été
impressionnée par la vue des cadavres de deux cholériques. Janet entreprit un
traitement ambulatoire, qui s’étendit sur trois ans et qui fut l’une de ses guérisons
les plus célèbres90. Là encore, il n’était pas question de dissocier analyse psycho­
logique et processus thérapeutique.
Janet commença par analyser le contenu des crises hystériques. Il était inutile
de chercher à faire parler Justine pendant ses crises. Elle semblait ne pas
entendre. Aussi Janet entra-t-il dans le drame intime de sa crise comme second
acteur ; quand la malade s’écriait : « Le choléra ! Il va me prendre ! » Janet
répondait : « Oui, il te tient par la jambe droite » et la malade retirait cette jambe.
Janet demandait alors : « Où donc est-il, ton choléra ? » et elle répondait, par
exemple : « Là, vous voyez bien, ce mort tout bleu, comme ça pue ! » Janet pou­
vait alors entrer en conversation avec elle et transformer progressivement la crise
en un état hypnotique ordinaire et élucider le contenu des crises. Elle voyait deux
cadavres qui se tenaient debout à ses côtés ; l’un, au premier plan, était un hor­
rible vieillard nu, vert et bleu, exhalant une odeur de putréfaction. En même
temps, on sonnait les morts et l’on criait : « Choléra, choléra ! » Une fois la crise
passée, Justine semblait avoir tout oublié, hormis l’idée de choléra constamment
présente à son esprit. Janet chercha comment utiliser l’hypnose dans un tel cas.
Les ordres donnés sous hypnose n’avaient que des effets limités. La dissociation
de l’image hallucinatoire était plus efficace, mais c’était un processus lent et qui
comportait lui aussi des limites. La méthode la plus efficace s’avéra être la subs­
titution : Janet suggérait une transformation progressive de l’image hallucina­
toire. Le cadavre nu fut pourvu de vêtements et identifié à un général chinois qui
avait impressionné Justine lors de l’Exposition universelle. Le général chinois
commença à se lever et à marcher, si bien que de terrifiante cette image devint
comique. Les crises hystériques se modifièrent : elles consistaient maintenant en
quelques cris, suivis d’accès de rire. Puis les cris disparurent et les visions de
choléra ne subsistèrent plus que dans ses rêves, jusqu’ à ce que Janet les en bannît
en suggérant des rêves inoffensifs. Ce résultat avait demandé une année de trai­
tement. Mais l’idée fixe du choléra subsistait à la fois au niveau conscient et au
niveau subconscient. On pouvait parfois surprendre Justine murmurer le mot
« choléra », tandis que son esprit était occupé par une autre activité. Des essais
d’écriture automatique n’aboutirent qu’à la répétition sans fin du mot « choléra,
choléra... ». Janet dirigea dès lors son attaque contre le mot lui-même, suggérant
que Cho-lé-ra- était le nom du général chinois. La syllabe cho se vit adjoindre
d’autres terminaisons jusqu’au jour où le mot « choléra » perdit sa résonance
maléfique.
Mais la maladie n’avait pas disparu. Une fois la principale idée fixe disparue,
des idées fixes secondaires s’étaient développées. Janet les classa en trois
groupes : les idées fixes par dérivation, résultant de l’association avec l’idée fixe
principale (par exemple la crainte morbide des cercueils et des cimetières) ; les
idées fixes stratifiées : quand on a enlevé une idée fixe, on est tout étonné d’en
voir surgir une autre qui n’a aucun rapport avec la première ; c’est une idée fixe
ancienne, antérieure à celle qui vient d’être traitée, et qui réapparaît ; une fois

90. Pierre Janet, « Histoire d’une idée fixe », Revue philosophique, XXXVII (1894) (I),
p. 121-168.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 393

celle-ci enlevée à son tour, on se trouve en présence d’une troisième, encore plus
ancienne, si bien qu’il faut traiter, dans l’ordre inverse de leur apparition, toutes
les idées fixes dont le malade a souffert au cours de sa vie ; les idées fixes acci­
dentelles, qui sont absolument nouvelles, et ont été provoquées par un incident
quelconque de la vie quotidienne : elles sont faciles à déraciner, à condition
d’agir immédiatement ; le fait qu’elles puissent naître si facilement montre que le
malade est dans un état de réceptivité, ce qui implique la nécessité d’un traite­
ment ultérieur ; la suggestion n’est d’aucun secours ici. La solution du problème
réside plutôt dans le développement de la capacité d’attention et de synthèse
mentale chez le sujet. A cet effet, Janet élabora un programme d’exercices sco­
laires élémentaires pour Justine, en commençant par quelques opérations arith­
métiques ou quelques lignes d’écriture. Pour ce faire, il s’assura la collaboration
de son mari, très compréhensif. Au terme d’une année d’exercices de ce genre,
c’est-à-dire vers la fin de la troisième année de traitement, Justine était apparem­
ment en bonne santé, mais Janet se gardait encore de parler de guérison totale.
Dans la reconstruction synthétique de la maladie de Justine, Janet prit en
considération l’hérédité et l’histoire de la malade. En étudiant cette histoire, il
discuta l’action réciproque des maladies physiques et des traumatismes psy­
chiques. A l’âge de 6 ou 7 ans, Justine avait été atteinte d’une grave maladie de
nature inconnue, peut-être d’une méningite. Plus tard, elle eut la fièvre typhoïde.
Janet fait remarquer que bien des malades ont été atteints de fièvre typhoïde ou
de grippe avant de tomber dans une névrose grave. Dans son enfance, Justine
avait plusieurs fois éprouvé de violentes craintes et des chocs émotifs qui avaient
culminé dans l’épisode des cadavres de malades morts du choléra. Reconstrui­
sant la généalogie de la malade sur cinq générations, Janet retrouva chez ses
ascendants plus éloignés des impulsions et des obsessions morbides, ainsi que
des alcooliques, et chez ses ascendants plus proches des épileptiques et des
débiles, exactement comme dans ces arbres généalogiques sur lesquels Morel
faisait reposer sa théorie de la dégénérescence mentale. Janet, toutefois, ne
croyait pas au caractère fatal de cette dégénérescence : il estimait que les mala­
dies familiales pouvaient rétrocéder, tout comme les maladies individuelles. L’es­
sentiel, disait-il, est de comprendre que la maladie s’étend au-delà de l’individu :
aussi, dans un cas de ce genre, ne faut-il jamais s’attendre à une guérison
complète. Mettant en garde contre une autre illusion, il soulignait que « plus la
guérison est en apparence facile, plus l’esprit est en réalité malade », parce
qu’une grande suggestibilité est la marque de cette faiblesse psychologique qui
engendre chez le tnalade un besoin de somnambulisme, « besoin qui peut aboutir
à une intoxication aussi dangereuse », selon Janet, que la morphinomanie. Ces
malades ont non seulement soif d’être hypnotisés, mais ils ont constamment
besoin de se confesser au médecin dont l’image ne quitte pas leur subconscient,
et de se faire réprimander et diriger par lui. Justine croyait souvent voir Janet et
entendre sa voix. Dans cet état hallucinatoire, il lui arrivait de demander son avis
et, en réponse, l’image de Janet lui donnait des conseils très judicieux qui, chose
curieuse, étaient autre chose qu’une simple répétition des paroles que Janet lui
avait effectivement dites. Le problème thérapeutique, conclut Janet, consiste
d’abord à prendre la direction de l’esprit du malade, puis à réduire cette direction
au strict nécessaire, en espaçant les séances avec le malade. Janet voyait d’abord
Justine plusieurs fois par semaine, puis une fois seulement, enfin, la troisième
394 Histoire de la découverte de l’inconscient

année, une fois par mois. Pendant combien de temps un tel traitement devait-il se
poursuivre ? Janet répond en citant l’histoire de Morel qui avait magnétisé une
aliénée et l’avait guérie. La malade quitta l’hôpital, mais elle revenait fréquem­
ment le voir. Or, quand Morel mourut, la malade fit une rechute et il fallut l’in­
terner, cette fois de façon définitive. « Nous espérons que pareil accident n’arri­
vera pas trop tôt à nos malades », concluait Janet.
Une autre guérison célèbre de Janet fut celle d’Achille. Cet homme de 33 ans
fut amené à la Salpêtrière fin 1890 avec des manifestations de possession démo­
niaque. H était issu d’un milieu très superstitieux et l’on racontait que son père
avait un jour rencontré le diable au pied d’un arbre. Achille était dans un état de
violente agitation, ne cessant de se frapper lui-même, proférant des blasphèmes
et faisant parfois alterner la voix du démon avec la sienne. Charcot demanda à
Janet de s’occuper d’Achille. L’histoire de la maladie n’apporta guère de
lumière. Environ six mois auparavant, le malade avait fait un petit voyage pour
ses affaires : à son retour, sa femme avait remarqué qu’il était préoccupé, morne
et taciturne. Les médecins qui l’examinèrent ne lui trouvèrent rien. Soudain il fut
pris d’un grand éclat de rire qui lui secoua le corps pendant deux heures : il
racontait qu’il voyait l’enfer, Satan et les démons. Puis, après s’être attaché les
pieds, il se jeta dans une mare d’où on le retira : il dit qu’il s’agissait d’une
épreuve pour savoir s’il était possédé ou non. Achille resta dans cet état de pos­
session démoniaque pendant plusieurs mois, et Janet nota qu’il portait tous les
signes traditionnels de la possession démoniaque. Mais Achille refusait de parler
et il fut impossible de F hypnotiser.
Janet eut alors l’idée d’utiliser les distractions du malade. Il lui mit un crayon
dans la main et lui murmura des questions dans le dos. Quand la main commença
à écrire, Janet demanda : « Qui donc es-tu ? » La main qui écrivait répondit :
« Le diable. » Janet répliqua : « Oh ! très bien, nous allons pouvoir causer. »
Alors Janet lui réclama, à titre de preuve, qu’il fasse lever le bras du malade sans
que celui-ci le sache, ce que le démon accomplit. Il lui demanda comme preuve
supplémentaire qu’il endorme le malade contre son gré, ce qui se produisit éga­
lement. Une fois hypnotisé, le malade accepta lui-même de répondre et raconta
son histoire. Durant son voyage de quelques jours, six mois auparavant, il avait
été infidèle à sa femme. Il avait essayé d’oublier cet incident mais il s’aperçut
qu’il devenait muet. Il commença à rêver abondamment du diable, puis il se
trouva soudain possédé.
Ainsi que l’explique Janet, le délire d’Achille n’était pas uniquement le déve­
loppement de ce rêve. « C’est le mélange, c’est la réaction de deux groupes de pen­
sées qui partagent ce pauvre esprit ; c’est l’action mutuelle du rêve qu’il a et de la
résistance de la personne normale. »
Aussi la suggestion ne saurait-elle suffire dans un tel cas. « Il faut rechercher
le fait fondamental, originaire du délire. [...] De même, la maladie de notre
homme n’est pas la pensée du démon ; cette pensée est un fait secondaire, c’est
une interprétation que lui ont fournie ses idées superstitieuses. La véritable mala­
die, c’est le remords. » Sous hypnose, Janet lui assura que sa femme lui accordait
son pardon. Le délire disparut à l’état de veille, mais persistait la nuit sous forme
de rêves, d’où il fallut, à son tour, l’éliminer. Quand il publia son observation en
décembre 1894, Janet dit que son malade était maintenant guéri depuis trois ans
et il en conclut : « L’homme, trop orgueilleux, se figure qu’il est le maître de ses
Pierre Janet et l’analyse psychologique 395

mouvements, de ses paroles, de ses idées, de lui-même. C’est peut-être à nous-


mêmes que nous commandons le plus difficilement. Il y a une foule de choses qui
s’exécutent en nous sans notre volonté »91. Janet ajoute que les humains ont ten­
dance à se consoler de la triste réalité en se racontant de belles histoires. Chez
certains, ces histoires prennent le dessus au point de devenir plus importantes que
la réalité92.
Un autre cas classique, un peu plus tard, fut celui d’Irène, qui avait été amenée
à la Salpêtrière à l’âge de 23 ans avec de graves troubles hystériques, des crises
de somnambulisme, des hallucinations et de l’amnésie93. La maladie avait débuté
après la mort de sa mère, deux ans plus tôt. Irène était l’enfant unique d’un
ouvrier alcoolique et d’une mère névrosée. Elle était très intelligente, obéissante
et travailleuse, mais anxieuse et extrêmement timide. A l’âge de 20 ans, il lui fal­
lut s’occuper de sa mère gravement atteinte de tuberculose, tout en étant obligée
de gagner la vie de toute la famille. Les deux derniers mois que vécut sa mère,
Irène la soigna jour et nuit sans même aller se coucher. A la mort de sa mère, en
juillet 1900, le comportement d’Irène changea du tout au tout. Elle éclata de rire
au cimetière et ne prit pas le deuil. Elle se mit aussi à fréquenter le théâtre. Elle
savait que sa mère était morte, mais elle parlait de sa mort comme d’un événe­
ment historique qui ne la touchait pas. Une amnésie profonde s’étendit sur les
trois ou quatre mois qui avaient précédé la mort de sa mère, et elle se souvenait
aussi difficilement des événements qui avaient suivi. Par moments, cependant,
elle avait des hallucinations en éclair où elle voyait l’image de sa mère et enten­
dait sa voix qui lui ordonnait de se suicider... Irène avait surtout des crises de
somnambulisme où elle jouait et racontait tous les détails de la mort de sa mère.
Ces scènes pouvaient durer plusieurs heures et constituaient, au dire de Janet, un
spectacle d’une intensité et d’une beauté remarquables : aucune artiste drama­
tique n’aurait été capable de jouer ces scènes lugubres avec une telle perfection.
Irène se mettait alors à dialoguer avec sa mère morte, et, sur son ordre, elle
s’étendait sur les rails du chemin de fer et manifestait sa terreur d’une façon
impressionnante lorsque le train était sur le point de l’écraser. Irène revivait aussi
d’autres expériences traumatiques : c’est ainsi qu’elle assistait au suicide d’un
homme qui s’était tué d’un coup de revolver.
Irène avait été isolée à l’hôpital pendant trois mois et avait été traitée par l’hy­
drothérapie et l’électricité, sans aucun résultat. Quand Janet essaya de l’hypno-
tiser, il se heurta à une très vive résistance. Elle ne retrouva la mémoire qu’au
prix d’un grand effort et après avoir été stimulée par le thérapeute. La réappari­
tion des souvenirs oubliés s’accompagnait de violents maux de tête, comme cela
avait été le cas pour madame D., et les souvenirs retrouvés avaient tôt fait d’être
engloutis de nouveau dans l’amnésie. Le principal agent thérapeutique fut la sti­
mulation de la mémoire : « Depuis le moment où Irène fut capable de penser

91. Pierre Janet, « Un cas de possession et l’exorcisme moderne », Bulletin de l’Université


de Lyon, Vin (1894), p. 41-57. Pierre Janet avait déjà résumé l’histoire de ce malade dans sa
thèse de médecine, Contribution à l’étude des accidents mentaux chez les hystériques, Paris,
Rueff, 1893, p. 252-257.
92. Dans sa préface à Névroses et idées fixes, Janet signale qu’Achille était toujours en
bonne santé sept ans après la guérison.
93. Pierre Janet, « L’amnésie et la dissociation des souvenirs », Journal de psychologie, I
(1904), p. 28-37.
396 Histoire de la découverte de l'inconscient

volontairement à sa mère, elle cessa d’y penser involontairement ; depuis qu’il


n’y avait plus d’amnésie, il n’y eut plus d’hypermnésie. Les crises hsytériques
cessèrent complètement, les hallucinations, toutes les terreurs subites d’origine
subconsciente, disparurent absolument. »
Janet fait remarquer que, dans le cas d’Irène, le processus thérapeutique avait
été exactement l’inverse de celui mis en œuvre par madame D., chez qui la dis­
sociation de l’idée fixe avait fait disparaître l’amnésie. Janet en conclut que, dans
ces cas d’hystérie, « la maladie consiste en deux choses simultanées : 1. L’inca­
pacité où est le sujet d’évoquer consciemment et volontairement les souvenirs ;
2. la reproduction automatique, irrésistible et inopportune de ces mêmes souve­
nirs ». On a donc affaire à l’émancipation de certains souvenirs que la conscience
ne gouverne plus et qui se développent indépendamment. Dans le cas d’Irène,
comme dans d’autres cas similaires, le traitement par l’hypnose et la suggestion
devait être complété par un traitement de stimulation mentale et de rééducation.
Progressivement, Janet étendit la notion d’idée fixe subconsciente au-delà du
domaine de l’hystérie classique, par exemple aux cas d’insomnie rebelle, rappe­
lant à cette occasion que Noizet et les anciens magnétiseurs avaient souligné le
rôle de la volonté et de la suggestion dans le sommeil. Janet montra qu’il existait
une variété d’insomnie par idée fixe subconsciente, en s’appuyant sur l’exemple
suivant.
Une femme de 37 ans qui avait perdu un enfant fut atteinte, quatre mois après,
d’une grave fièvre typhoïde, à la suite de quoi elle fut obsédée par la mort de son
enfant pendant un ou deux mois94. Quand cette obsession disparut, elle
commença à souffiL d’une insomnie rebelle qui, à l’époque, durait depuis trois
ans. Les soporifiques aggravaient les maux de tête et la confusion mentale, mais
ne la faisaient pas dormir. La malade fut hospitalisée à la Salpêtrière et on la sur­
veilla pendant la nuit. On ne la trouva jamais endormie. Quand Janet entreprit de
l’hypnotiser, elle s’assoupit d’abord pendant deux ou trois minutes, puis se
réveilla en sursaut avec terreur. Elle était donc capable de s’endormir, mais non
de continuer à dormir. Janet réussit à établir un rapport avec elle pendant ces
quelques minutes de sommeil spontané : en lui parlant doucement, il put même la
tenir endormie pendant deux heures consécutives. Elle lui parla alors, lui révélant
qu’elle faisait un rêve, toujours le même : elle voyait mourir son enfant, assistait
à son enterrement ; parfois son enfant était remplacé par son père ou son frère.
L’idée fixe avait ainsi été d’abord une idée obsédante consciente, puis elle était
devenue subconsciente, engendrant l’insomnie. Là encore, le traitement consista
à dissocier l’idée fixe, mais après la disparition de ses symptômes, la malade
continua à avoir besoin d’être dirigée constamment par Janet.
En étudiant huit malades souffrant de spasmes du tronc, Janet découvrit qu’ils
avaient tous subi un traumatisme psychique ou un choc affectif95. « La contrac­
ture persiste », disait Janet, « parce que l’émotion persiste ; c’est en quelque sorte
une émotion figée », et le sujet s’en rend mal compte. Le traitement par la sug­
gestion, ajoute-t-il, est insuffisant. Il faut traiter l’idée fixe subconsciente et

94. Pierre Janet, « L’insomnie par idée fixe subconsciente », Presse médicale, V (1897)
(H), p. 41-44.
95. Pierre Janet, « Note sur quelques spasmes des muscles du tronc chez les hystériques »,
La France médicale et Paris médical, XLII (1895), p. 769-776.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 397

compléter le traitement psychologique par des massages dont le résultat, selon


Janet, dépend beaucoup de l’influence personnelle exercée par le masseur sur le
malade.
Janet rapporte bien d’autres histoires détaillées de maladies guéries par la
découverte et la dissociation des « idées fixes subconscientes », à commencer par
les histoires de Lucie (1886), de Marie (1889) et de Marcelle (1891), d’où il
devait tirer la conclusion que « l’analyse psychologique peut aussi avoir une
valeur thérapeutique »96.
Résumons maintenant brièvement les principales acquisitions de l’« analyse
psychologique » de Janet.
1. Il y eut d’abord la découverte des « idées fixes subconscientes » et de leur
rôle pathogène. Ces idées ont habituellement leur origine dans un événement
traumatisant ou effrayant dont le souvenir est devenu subconscient et a été rem­
placé par des symptômes. Ce processus est lié, pense Janet, à un rétrécissement
du champ de la conscience.
2. Janet découvrit des niveaux intermédiaires d’idées subconscientes entre la
conscience claire et la structure constitutionnelle des malades étudiés. Mais les
choses sont encore plus complexes : autour de l’idée fixe primaire peuvent émer­
ger des idées fixes secondaires, par association ou substitution. Parfois on ren­
contre toute une succession d’idées fixes subconscientes, chacune trouvant son
origine à un moment donné de l’histoire du malade.
3. Ces idées fixes subconscientes, selon Janet, sont à la fois cause et effet de
faiblesse mentale, ce qui constitue un cercle vicieux pathologique. Elles
subissent des modifications lentes. Parfois elles se développent et s’amplifient
spontanément, parfois elles se métamorphosent à l’intérieur du subconscient.
4. Il n’est pas toujours facile d’identifier ces idées fixes subconscientes. Par­
fois le contenu de la crise est lui-même révélateur (comme dans les crises som­
nambuliques d’Irène qui lui faisaient revivre la mort de sa mère). Plus souvent,
les crises hystériques sont des manifestations déguisées des idées fixes subcons­
cientes. Janet fait parfois allusion au caractère symbolique des symptômes (dans
le cas de Marie, par exemple). L’idée fixe subconsciente doit être mise au jour en
recourant à des techniques d’investigation objectives. Parfois (comme dans le cas
de madame D.) une exploration des rêves du malade fournit quelques indica­
tions, mais Janet recourt surtout à l’hypnose grâce à laquelle le malade livre ses
souvenirs oubliés avec plus ou moins de résistance. L’hypnose peut souvent être
complétée par l’écriture automatique ou l’utilisation des distractions. Janet
employa aussi, à l’occasion, la méthode de la parole automatique (dans le cas de
madame D., par exemple) ou celle de la vision cristallomancique97.
5. Les idées fixes subconscientes sont caractéristiques de l’hystérie, par oppo­
sition aux névroses obsessionnelles où les idées fixes sont conscientes. Cepen­
dant Janet ne tarda pas à découvrir l’existence d’idées fixes subconscientes dans
d’autres états morbides, tels que l’insomnie grave et les spasmes musculaires.
Son article sur l’automatisme ambulatoire, publié en collaboration avec Ray­

96. L’analyse psychologique de Janet comportait dès le début des imp'ications thérapeu­
tiques, mais avant d’avoir entrepris ses études médicales Janet ne pouvait pas insister sur cet
aspect de son œuvre.
97. Pierre Janet, « Sur la divination par les miroirs et les hallucinations subconscientes »,
Bulletin de l'Universitéde Lyon, XI (juillet 1897), p. 261-274.
398 Histoire de la découverte de l’inconscient

mond, semble représenter le premier cas où les divers actes accomplis par un
malade durant les fugues sont expliqués comme les effets coordonnés d’une série
d’idées fixes subconscientes98.
6. Le thérapeute doit rechercher l’idée fixe subconsciente, mais Janet souligna
dès le début qu’il ne suffisait pas d’amener les idées subconscientes à la
conscience pour guérir le malade. Cette façon de faire aboutirait simplement à
transformer l’idée subconsciente en obsession consciente. Il faut détruire les
idées fixes en les dissociant ou en les transformant. Puisque l’idée fixe n’est elle-
même qu’un aspect de la maladie globale, il faut évidemment compléter ce trai­
tement dissociant par un traitement synthétique, sous la forme d’une réédu­
cation ou d’autres types d’exercices mentaux. L’électricité et le massage, pense
Janet, agissent, pour une grande part, comme des formes déguisées de psycho­
thérapie99.
7. Janet souligne le rôle du rapport dans le processus thérapeutique. Dans L'Au­
tomatisme psychologique, il avait déjà abordé le problème du rapport dans la
perspective d’un rétrécissement électif du champ de la conscience autour de la
personne de l’hypnotiseur. Janet reconnaît pleinement aux anciens magnétiseurs
le mérite d’avoir décrit et étudié le rapport et d’avoir montré qu’il s’étendait bien
au-delà de la séance hypnotique proprement dite (c’est « l’influence somnambu­
lique » de Janet). Dans son article de 1891 sur Marcelle, Janet définit les règles
qui permettent de manier cette « influence » au bénéfice du malade. Dans une
première période, il faut établir ce rapport ; dans une seconde étape, il faut pré­
venir son développement indu et le restreindre en espaçant les séances thérapeu­
tiques. En août 1896, au Congrès international de psychologie à Munich, Janet fit
une communication sur «L’influence somnambulique et le besoin de direc­
tion »100. Il notait que l’intervalle entre deux séances hypnotiques peut se diviser
en deux périodes. Les premiers jours, le malade se sent soulagé, plus heureux,
plus efficace, et ne pense guère à l’hypnotiseur. Ensuite il se sent déprimé, res­
sent le besoin de l’hypnose et ne cesse de penser à l’hypnotiseur. Son sentiment
à l’égard de l’hypnotiseur peut varier : amour passionné, crainte superstitieuse,
vénération ou jalousie. Certains malades acceptent cette influence, d’autres se
révoltent contre elle. Mais alors même que cette influence n’est pas aussi claire­
ment consciente, elle n’en existe pas moins en profondeur, se manifestant, par
exemple, dans les rêves, dans les images qui surgissent dans la boule de cristal ou
dans l’écriture automatique. Janet ne tarda pas à s’apercevoir que les malades
non hystériques présentaient un phénomène analogue. Mais tandis que chez les
hystériques il prend la forme d’un besoin d’hypnose, chez les obsessionnels ou

98. Raymond et Janet, « Les délires ambulatoires ou les fugues », Gazette des hôpitaux,
LXVIII (1895), p. 754-762.
99. Dans son article intitulé « L’anesthésie hystérique » (Archives de neurologie, XXTV,
1892, p. 29-55), Janet signale le phénomène « d’électrisation imaginaire » qu’il avait observé
en 1887 à F hôpital du Havre. En soumettant un malade atteint de paralysie hystérique à un trai­
tement électrique, il s’émerveillait de voir à quel point le malade réagissait favorablement au
contact de l’électrode, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive soudain qu’il avait oublié d’établir le
contact.
100. « L’influence somnambulique et le besoin de direction », III. Intemationaler
Congress fur Psychologie, vom 4. bis 7. August 1896, Munich, J.F. Lehmann, 1897, p. MS-
MS.
Pierre J'anet et l "analyse psychologique 399

les déprimés il prend celle d’un « besoin de direction ». Ces manifestations de


dépendance psychologique, pense Janet, pourraient représenter un bon point de
départ pour l’étude psychologique des sentiments sociaux et des relations
humaines en général. Janet devait développer ces idées plus en détail dans des
publications ultérieures101.
Lorsqu’il parlait d’analyse psychologique, Janet ne prétendait pas désigner
uniquement sa propre méthode. Il utilisait ce terme dans son sens le plus général,
comme les mathématiciens quand ils parlent d’analyse algébrique et les
chimistes d’analyse chimique. Il semble toutefois que quelques auteurs en
vinrent à identifier l’expression d’« analyse psychologique » avec la méthode
d’exploration des processus subconscients mise en œuvre par Janet102.

L’œuvre de Pierre Janet


IV — L’exploration des névroses

Janet commença ses recherches cliniques sur des hystériques, puis il passa à
d’autres névrosés, ayant à sa disposition de nombreux malades de la Salpêtrière,
puis aussi ses propres clients. Il s’efforça d’introduire un peu d’ordre dans ce
vaste domaine et élabora une théorie synthétique de la névrose, qu’il exposa dans
deux importants ouvrages, Névroses et idées fixes103, et Les Obsessions et la psy­
chasthénie104. Il en résuma plus tard les idées essentielles dans un petit livre, Les
névroses105.
Janet ne sépara jamais ses travaux théoriques de ses observations cliniques :
aussi, quelles que soient les modifications introduites plus tard dans la théorie des
névroses, les observations de Janet conservent toute leur valeur en ce qui
concerne la description des symptômes. Ce matériel clinique se trouve classé et
intégré dans une synthèse qui repose sur la distinction de deux névroses fonda­
mentales : Yhystérie et la psychasthénie. Janet écarta le terme de « neurasthé­
nie », qui impliquait une théorie neurophysiologique à l’appui de laquelle on ne
disposait pas de preuves convaincantes, et il forgea le terme de « psychasthénie »
pour désigner un groupe de névroses parmi lesquelles il comptait les obsessions,
les phobies et diverses autres manifestations névrotiques.
Les recherches de Janet sur l’hystérie furent publiées dans une série d’articles
de 1886 à 1893, çt rassemblées dans sa thèse de médecine (1893)106, qui fut sui­
vie quelques années plus tard par une contribution à la psychothérapie de l’hys­

101. Pierre Janet, « L’influence somnambulique et le besoin de direction », Revue philo­


sophique, XLIII (1897) (I), p. 113-143 ; Névroses et idées fixes, Paris, Alcan, 1898, II, p. 423-
480.
102. Ainsi dans un compte rendu de la thèse de médecine de Janet, in Mind, nouvelle série,
11(1893), p. 403.
103. Pierre Janet, Névroses et idées fixes, op. cit.
104. Pierre Janet, Les Obsessions et la psychasthénie, 2 vol., Paris, Alcan, 1903.
105. Pierre Janet, Les Névroses, Paris, Flammarion, 1909.
106. Pierre Janet, Contribution à l’étude des accidents mentaux chez les hystériques, op.
cit.
400 Histoire de la découverte de l’inconscient

térie107. Plus tard, il révisa certains points, ainsi qu’il apparaît dans son livre, Les
Névroses. La conception de l’hystérie de Janet repose essentiellement sur la dis-
/ tinction entre deux niveaux de symptômes : les « accidents » (symptômes acci-
Va’»* I dentels ou contingents) et les « stigmates » (symptômes permanents, fondamen-
! taux). Les « accidents » sont fonction de l’existence d’idées fixes subconscientes.
' Les « stigmates », que Janet appelle aussi symptômes négatifs, sont l’expression
\ d’un trouble fondamental qu’il appelle « le rétrécissement du champ de la
conscience ».
En 1893, Janet entreprit une revue générale et une critique des diverses théo­
ries de l’hystérie qui avaient été proposées jusque-là108. Il rejette à la fois la théo­
rie purement neurologique et celle selon laquelle les symptômes hystériques sont
simulés. Dans la ligne de Briquet et de Charcot, Janet voit dans l’hystérie une
maladie psychogène (bien qu’elle se développe sur le terrain d’une constitution
physiologique anormale). Janet accepte la théorie des « représentations mor- i
bides » défendue par Moebius et Strümpell, en ce qui concerne la pathogénie des
« accidents » hystériques. Il manifeste son accord avec la théorie de Binet qui
voit dans l’hystérie une forme de dédoublement de la personnalité : il reconnaît
chez les hystériques une existence subconsciente, qui se manifeste extérieure­
ment lors des crises et sous hypnose, et qui est la cause invisible des « acci­
dents ». Cependant, pour rendre pleinement compte de la nature de l’hystérie, il
/ faut faire appel à un mécanisme plus fondamental, le « rétrécissement du champ
X de la conscience ». Selon les termes mêmes de Janet, la personnalité hystérique
« ne peut pas percevoir tous les phénomènes ; elle en sacrifie définitivement
quelques-uns, c’est une sorte d’autotomie et ces phénomènes abandonnés se
développent isolément sans que le sujet ait connaissance de leur activité »109. Ce
« rétrécissement du champ de la conscience », s’explique à son tour par un
manque de force psychologique chez le malade.
Les descriptions et les études de Janet sur l’hystérie ne font aucune allusion à
la métalloscopie ni aux phénomènes de « transfert » auxquels s’intéressaient
vivement certains élèves de Charcot. Janet, certainement, n’y crut jamais, mais il
s’abstint de toute critique.
Janet rassembla aussi d’abondantes données sur la psychasthénie, données
qu’il systématisa en les intégrant dans un vaste cadre théorique. Sur ce point
Z aussi il distingue deux niveaux de symptômes. Il situe au niveau le plus superfi-
, j ciel les divers types de crises psychasthéniques, les accès d’angoisse et toutes
sortes de manifestations extérieures en rapport avec des idées fixes. Mais, à la
différence de ce qui se passe dans l’hystérie, ces idées fixes sont conscientes et se
\ présentent sous la forme d’obsessions et de phobies. Au niveau plus profond se
trouvent les « stigmates psychasthéniques » que Janet rapporte à une perturba-
tion fondamentale de la « fonction du réel ». Janet définit celle-ci comme « l’opé­
ration mentale la plus difficile puisque c’est elle qui disparaît le plus vite et le

107. Pierre Janet, « Traitement psychologique de l’hystérie », in Traité de thérapeutique


appliquée (dir. Albert Robin), fascicule XV, II' partie, Paris, Rueff, 1898, p. 140-216.
108. Pierre Janet, « Quelques définitions récentes de l’hystérie », Archives de neurologie,
XXV (1893), p. 417-438 ; XXVI, p. 1-29.
109. Ibid.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 401

plus souvent ». Il l’identifie à ce que Bergson avait appelé « l’attention à la vie


présente », mais Janet en donne une analyse plus détaillée110.
La manifestation la plus évidente de la fonction du réel est l’aptitude à agir sur
des objets extérieurs et à transformer la réalité matérielle. La difficulté s’accroît
quand il s’agit du milieu social, des activités plus complexes qu’implique une
profession, quand il faut s’adapter à des situations nouvelles et faire preuve de
liberté et de personnalité. La fonction du réel implique l’attention, qui est l’acte
de perception de la réalité extérieure comme de nos propres idées et pensées. Ces
deux opérations, l’action volontaire et l’attention, collaborent ensemble à une
opération synthétique, la présentification, c’est-à-dire la concentration de l’esprit K
sur le moment présent. La tendance naturelle de l’esprit est de vagabonder dans
le passé et dans l’avenir. D faut un certain effort pour maintenir son attention
fixée sur le présent et un effort plus grand pour la consacrer sur l’action présente.
« Le présent réel pour nous c’est un acte, un état d’une certaine complexité que
nous embrassons dans un seul état de conscience, malgré cette complexité et
malgré sa durée réelle qui peut être plus ou moins longue [...] La présentification
consiste à rendre présent un état d’esprit et un groupe de phénomènes »111. Les
opérations de l’esprit qui se situent à un niveau inférieur, Janet les qualifie d’ac­
tivités indifférentes (les actes habituels, indifférents et automatiques). A un \
niveau plus bas encore, on trouve les fonctions de l’imagination (la mémoire /
, représentative, l’imagination, le raisonnement abstrait, les rêveries). Il y a, enfin, y
deux niveaux encore plus bas, celui des réactions affectives et celui des mouve- \
ments musculaires inutiles.
On voit ainsi comment les conceptions de Janet ont évolué. Dans L’Automa- y
tisme psychologique il ne distinguait que deux niveaux, la fonction de synthèse et î
la fonction automatique. Plus tard, il conçoit un système hiérarchique de fonc- /
fions du réel qui culmine dans la présentification (c’est-à-dire la capacité maxi­
male de saisie de la réalité), et au niveau le plus bas se trouvent les décharges
motrices. Cette nouvelle conception permet d’attribuer à chaque opération de l’es­
prit un « coefficient de réalité », qui fournit une clé permettant de comprendre les
symptômes de la psychasthénie. « Si on considère l’ordre de fréquence et de rapi­
dité avec laquelle se perdent les fonctions psychologiques chez nos malades, on
constate qu’elles disparaissent d’autant plus vite que leur coefficient de réalité est
plus élevé et qu’elles persistent d’autant plus longtemps que leur coefficient de
réalité est plus bas. »
Janet en vint dès lors à penser qu’il ne suffit pas de concevoir l’énergie mentale
en termes de quantité, mais qu’il faut aussi tenir compte de la « tensioinpsÿcho-
logique » du sujet, c’est-à-dire de sa capacité à hausser cette énergie jusqu’à un
certain niveau dans la hiérarchie des fonctions. La tension psychologique, ainsi
que Janet la définit en 1903, résulte de la combinaison de deux données : l’acte
de concentration et d’unification des phénomènes psychologiques en une nou­
velle synthèse mentale ; le nombre de phénomènes psychologiques qui se
trouvent synthétisés de la sorte112. Le degré de tension psychologique d’un indi­
vidu se manifeste dans le niveau le plus élevé qu’il est capable d’atteindre dans

110. Henri Bergson, Matière et Mémoire, Paris, Alcan, 1896, p. 119.


111. Pierre Janet, Les Obsessions et la psychasthénie, op. cit., I, p. 491.
112. Ibid., I, p. 505.
402 Histoire de la découverte de l’inconscient

la hiérarchie des fonctions mentales. C’est ainsi que, dans Les Obsessions et la
psychasthénie, Janet esquisse la théorie dynamique qu’il devait développer par la
suite.
La conception des névroses selon Janet n’est ni purement organiciste ni pure­
ment psychogénique. Dans l’hystérie comme dans la psychasthénie, il distingue
un processus psychogénique qui a son origine dans des événements vécus et dans
les idées fixes, et un substratum organique, c’est-à-dire une prédisposition névro­
tique. Il attribue cette dernière à ces facteurs héréditaires et constitutionnels
qu’on réunissait, en France, à la fin du XIXe siècle, sous l’appellation impropre de
« dégénérescence mentale », terminologie héritée de Morel, qui avait perdu toute
signification, mais que l’on continuait néanmoins à utiliser par routine.
Ce dualisme, entre le rôle de la psychogenèse dans le modelage des symp­
tômes et celui des facteurs organiques dans le déclenchement de la maladie elle-
même, se trouve parfaitement illustré dans un article de 1906 : un malade était
entré à la Salpêtrière avec des délires de persécution qui avaient débuté plusieurs
années auparavant et qui pouvaient s’expliquer partiellement par certains évé­
nements vécus. Cependant un examen ultérieur révéla qu’il était atteint de para­
lysie générale; dans son délire paralytique, il était «tombé du côté où il
penchait »113.

L’œuvre de Pierre Janet


V — La théorie dynamique

La distinction établie par Janet entre deux névroses fondamentales, l’hystérie


et la psychasthénie, devait être reprise par C.G. Jung qui en fit les prototypes des
personnalités extravertie et introvertie (cette dernière se rapportant aussi à la
théorie de la schizophrénie de Bleuler). En même temps, au moins en France,
l’école neurologique qui avait succédé à Charcot mettait en question l’existence
d’une névrose hystérique et les hystériques disparurent progressivement des
hôpitaux français. On critiqua également la notion de psychasthénie : s’agissait-
il vraiment d’une entité nosologique ?
Janet reprit ses recherches sur les névroses et construisit une théorie dyna­
mique dont il avait présenté une première esquisse dans Les Obsessions et la psy­
chasthénie (1903). D expose ces nouveaux développements dans Les Médica­
tions psychologiques (1919), puis, bien plus tard encore, dans La Force et la
faiblesse psychologiques (1930). Avec le temps, il aboutit à une construction très
différenciée que nous résumerons aussi brièvement que la complexité du sujet le
permet.
A l’époque de Janet, bien des auteurs admettaient l’existence d’une hypothé­
tique énergie nerveuse ou mentale, dont l’insuffisance pouvait engendrer des
troubles neurasthéniques. Mais ils étaient embarrassés par certains faits : qu’un
individu, par exemple, qui semblait complètement épuisé, puisse soudain, sous

113. Pierre Janet, « Un cas de délire systématisé dans la paralysie générale », Journal de
psychologie, III (1906), p. 329-331. Cf. une étude semblable, S. Ferenzci et S. Hollos, Zur Psy­
choanalyse der paralytischen Geistesstôrung, Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer
Verlag, 1922.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 403

l’effet de certaines stimulations, trouver la force nécessaire pour accomplir des


actes très difficiles. Janet surmonta ces contradictions apparentes en construisant
un système dans lequel l’énergie psychologique est caractérisée par deux para­
mètres : Ça force èt la tension^
La forcë'psÿchblogique correspond à la quantité d’énergie psychique élémen­
taire, c’est-à-dire à la capacité d’accomplir des actes psychologiques nombreux,
prolongés et rapides ; elle existe sous deux formes : latente et manifeste. Mobi­
liser l’énergie signifie la faire passer de la forme latente à la forme manifeste.
La tension psychologique correspond à la capacité de l’individu à utiliser son
énergie psychique à un niveau plus ou moins élevé dans la hiérarchie des ten­
dances telle que la décrit Janet. Plus est grand le nombre d’opérations synthéti­
sées, plus est nouvelle cette synthèse, plus aussi sera élevée la tension psycholo­
gique correspondante114.
On a proposé des comparaisons avec des phénomènes physiques. C’est ainsi
qu’on a pu comparer les notions de force et de tension psychologiques à celles de
calories et de température dans le domaine de la chaleur, ou encore à celles d’in­
tensité et de voltage en électricité.
Les rapports s’établissant entre la force et la tension psychologiques se mani­
festent à travers divers phénomènes. L’agitation résulte d’une diminution de la
tension psychologique lorsque la quantité de force reste inchangée. Les crises
psycholeptiques et d’autres décharges nerveuses résultent d’un abaissement bru­
tal de la tension psychologique. D y a drainage quand l’énergie psychologique
d’un certain niveau est élevée pour être utilisée à un niveau supérieur. Normale­
ment il existe un équilibre entre la force et la tension. Mais cet équilibre est sou­
vent difficile à maintenir, d’où les oscillations qui, selon Janet, jouent un rôle
important en pathologie mentale.
En partant de ces concepts de force psychologique, de tension psychologique
et de leurs interrelations, Janet construit un nouveau modèle théorique destiné à
rendre compte des états névrotiques et de la psychothérapie.
« D est probable qu’un jour on saura établir le bilan et le budget d’un esprit,
comme on établit ceux d’une maison de commerce. A ce moment, le médecin
psychiatre sera capable de bien utiliser de faibles ressources en évitant les
dépenses inutiles et en dirigeant l’effort exactement au point nécessaire ; il fera
mieux : il apprendra à ses malades à augmenter leurs ressources, à enrichir leur
esprit »115. Tel est le principe que Janet développe dans les 1 100 pages de ses
Médications psychologiques. Son système fit l’objet d’élaborations ultérieures et
d’une codification de la part de son disciple suisse, Leonhard Schwartz116. Le

114. Il est à peine nécessaire de souligner que la « tension psychologique » dans le sens de
Janet n’a rien à voir avec ce que l’on appelle « tension » dans le langage courant, dans le sens
d’anxiété ou d’irritation qui, dans la terminologie de Janet, correspondraient au contraire à des
états inférieurs de « tension psychologique ».
115. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, op. cit., III, p. 469-470.
116. Leonhard Schwartz, Neurasthénie ; Entstehung, Erklarung und Behandlung der ner-
vôsen Zustânde, Bâle, Benno Schwabe, 1951.
404 Histoire de la découverte de l’inconscient

résumé que nous donnons ici s’appuie à la fois sur les principes de Janet et sur les
développements de Schwartz117.
En présence d’un névrosé, la première chose à faire consiste à évaluer sa force
et sa tension psychologiques. Il faut donc procéder à un interrogatoire minutieux
sur le genre de vie du sujet ainsi que sur ses relations avec son entourage. Cette
enquête systématique permettra au thérapeute de démêler la part respective des
deux syndromes fondamentaux des états névropathiques : le syndrome asthé­
nique et le syndrome hypotonique, lesquels d’ailleurs sont presque toujours asso­
ciés en proportions variables.
Le syndrome asthénique, défini comme une insuffisance de la force psycholo­
gique, se manifeste avant tout par une fatigue augmentant à l’effort et diminuant
au repos.
Les états asthéniques comportent une grande diversité. Janet en distingue trois
groupes principaux118. Dans les cas d’asthénie modérée, le malade est mécontent
de lui-même, incapable de jouir pleinement du bonheur ou du plaisir, et il devient
facilement anxieux ou déprimé. Étant très conscient de sa fatigabilité, il fuit les
efforts, l’initiative, les relations sociales, et on le considérera comme égoïste ou
ennuyeux. Il réduit autant que possible ses intérêts, ses sentiments et ses actes au
point de mener une sorte de vie ascétique (c’est le faux ascétisme des névrosés).
Il se montre méfiant à l’égard d’autrui, il est instable, il lui est difficile de s’adap­
ter à des situations nouvelles. Il est cachotier, mais, d’autre part, il est incapable
de garder un secret, et c’est généralement un grand menteur. Un des effets de son
asthénie est qu’il consacre de grands efforts et une grande attention à des choses
que la plupart des gens considèrent comme futiles.
Le groupe des asthénies intermédiaires, que Janet appelle aussi asthénies
sociales, comprend les malades qui souffrent d’un sentiment du vide : les choses,
les êtres humains et même leur propre personnalité leur semblent vides\ tout les
dégoûte lorsque l’asthénie est importante. Ils n’éprouvent pas d’amour pour les
autres et ne se sentent pas aimés, d’où leur impression d’isolement. Ils se mettant
souvent en quête d’une personne à laquelle ils pourraient se soumettre. Ils
consacrent une bonne partie de leur activité à chercher comment éviter au maxi­
mum les efforts. Bien des alcooliques appartiennent à ce groupe.
Le troisième groupe comprend les malades dont l’asthénie est si grave qu’ils
sont incapables de toute activité soutenue. Relèvent de ce groupe les états schi­
zophréniques graves, qu’à cette époque on appelait encore démence précoce.
Janet aimait à dire que « la démence précoce est une démence sociale ».
Le syndrome hypotonique, défini par une insuffisance de la tension psycholo­
gique, se caractérise par deux ordres de symptômes : les symptômes primaires,
dus à l’incapacité d’accomplir des actes de synthèse psychologique dès que celle-
ci atteint un certain niveau, et les symptômes secondaires (ou « dérivations »),
exprimant un gaspillage des surplus de force nerveuse qui n’ont pas pu être uti­
lisées au niveau psychologique souhaitable. Le symptôme subjectif fondamental

117. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure Schwartz a développé les principes de
Janet. Schwartz nous a dit qu’il était toujours resté en correspondance avec Janet et qu’il avait
discuté avec lui de ces problèmes.
118. Ils sont décrits en détail dans un cours polycopié ; Pierre Janet, Psychologie expéri­
mentale. Compte rendu du cours de M. Janet, Collège de France, Paris, Chahine, 1926, p. 223-
317.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 405

est le sentiment d’incomplétude, exprimant le fait que le sujet, incapable d’ac­


complir des actes achevés, complets, doit se contenter d’un niveau d’activité
inférieur. Les symptômes secondaires consistent dans l’immense gamme des
« agitations » si minutieusement décrites par Janet dans Les Obsessions et la psy­
chasthénie en 1903 : agitations motrices, tics, gesticulations, bavardage, anxiété,
obsessions, ruminations mentales, et même asthme, palpitations, migraines, etc.
Chose caractéristique, la fatigue augmente au repos et souvent diminue à l’effort.
Ce type de malade cherchera donc spontanément l’excitation, parce que la sti­
mulation est un phénomène complexe qui, d’une part, mobilise les forces
latentes, mais d’autre part fait monter celles-ci à un niveau supérieur de tension
psychologique.
Il est évident, dès lors, que ces deux syndromes nécessitent des traitements
tout différents, souvent même diamétralement opposés.
Le traitement du syndrome asthénique doit être fondé sur le fait que l’asthé­
nique est, psychologiquement, un « pauvre ». Le traitement peut se résumer en
trois points : augmenter les revenus ; diminuer les dépenses ; liquider les dettes.
Tout d’abord, augmenter les revenus. Nous ignorons la nature exacte des
forces psychologiques. Janet n’a jamais douté qu’elles étaient de nature physio­
logique et pensait sans doute qu’elles pourraient être mesurées un jour. Il estimait
que ces forces dépendaient, dans une large mesure, de l’état du cerveau et des
organes, et qu’elles étaient investies dans les diverses tendances. Chaque ten­
dance est dotée d’une certaine charge d’énergie psychique, différente d’un indi­
vidu à l’autre. Il est évident que ces forces sont capables de se reconstituer et de
se mettre en réserve. « Je ne sais pas où sont ces réserves, mais je sais qu’elles
existent », disait Janet. Le sommeil est l’une des sources essentielles de cette
reconstitution, d’où l’importance, pour le thérapeute, de savoir enseigner à son
malade la meilleure façon de se préparer au sommeil. Il en est de même des
diverses techniques de repos et de détente, de la répartition des moments libres
dans la journée, des jours libres dans le mois et des vacances dans l’année. Une
autre source de forces réside dans l’alimentation, non dans le sens de la méthode
de suralimentation de Weir Mitchell, mais pftitôt dans celui d’un régime quali­
tatif, utilisant l’action des vitamines et d’autres agents diététiques encore mal
connus.
Les stimulants sont habituellement peu utiles car ils ne font que mobiliser des
réserves souvent
* insuffisantes, et les gaspillent. Diverses formes de stimulation
semblent pourtant capables d’accroître effectivement l’énergie. Telles seraient
certaines hormones, ainsi que certaines méthodes physiothérapiques exerçant
une action sur la peau119.
Il faut, en second lieu, diminuer les dépenses ; c’est là ce que Janet appelait les
économies psychologiques. Sur ce point aussi, il faut toujours garder à l’esprit
que les forces psychologiques se confondent en grande partie avec les forces
physiologiques. On pensera aux déperditions d’énergie liées à certaines affec­
tions somatiques : infections chroniques, maladies des voies digestives, vices de
réfraction oculaire, etc. Puis, s’enquérant de la façon de vivre du sujet, on l’amè­
nera à supprimer certaines activités inutiles ou consommant trop d’énergie. Mais,

119. Pierre Janet, La Force et la faiblesse psychologiques, Paris, Maloine, 1930, p. 127-
128.
406 Histoire de la découverte de l’inconscient

ainsi que l’a souligné Leonhard Schwartz, les deux points faibles se situent habi­
tuellement dans les relations du malade avec son entourage et dans son activité
professionnelle.
Le thérapeute s’enquerra d’abord des personnes avec qui le malade est en
contact et des relations qu’il entretient avec chacune d’elles pour déterminer dans
quelle mesure elles lui procurent des forces ou lui en enlèvent. Les plus à craindre
sont les individus qui dévorent l’énergie (ceux qu’on pourrait appeler les « dyna-
mophages »), c’est-à-dire ces gens qui, par leur mauvaise humeur perpétuelle,
leurs scènes, leur jalousie, leur autoritarisme, épuisent ceux avec qui ils vivent.
Leur action est souvent suffisamment nuisible pour que le psychiatre puisse se
sentir autorisé à effectuer une « opération de chirurgie sociale », selon l’expres­
sion de Janet, c’est-à-dire à les éloigner, temporairement ou non. A une femme
asthénique, on déconseillera d’avoir des enfants. Si elle en a, on lui recomman­
dera de les confier pour un temps à une institution sociale. Dans les cas les plus
bénins, il pourra suffire de donner à la famille certains conseils ou éclaircisse­
ments sur la façon de se conduire avec le malade. D convient d’ajouter que le
névrosé est souvent lui-même un « dyriamophage » pour son entourage et qu’il a
généralement grand besoin de conseils quant à l’attitude à adopter à l’égard de
ceux qui vivent avec lui. Il importe essentiellement de parvenir, d’une façon ou
d’une autre, à liquider les conflits’20.
H est aussi très important de donner au malade des conseils efficaces quant à sa
vie professionnelle. Ce point avait été particulièrement développé par Léonhard
Schwartz, qui s’intéressait à la psychotechnique et à la psychologie du travail. D
avait étudié en détail les exigences imposées au travailleur par divers métiers
relativement à la force et à la tension psychologiques. Il est regrettable qu’il n’ait
jamais publié qu’un aperçu préliminaire de ses découvertes120 121. Bien des
névrosés, disait-il, pourraient être grandement aidés en changeant simplement de
métier ou encore en modifiant les horaires ou la durée de leur travail. D faut aussi
tenir compte de l’élément humain, des relations avec les supérieurs, les compa­
gnons de travail et les subordonnés. Les conceptions de Janet pourraient ainsi
trouver d’intéressantes applications dans l’hygiène et la psychologie
industrielles.
En troisième lieu, il faut liquider les dettes. Quand le malade, grâce aux trai­
tements que nous venons de mentionner, aura retrouvé un certain degré de force,
il deviendra possible d’entreprendre la liquidation des dettes psychologiques.
Dans certains cas, il faudra tenir compte de ce que Janet appelle le « moratoire » :
à la suite d’un surmenage physique ou émotif, un individu pourra paraître normal
pendant un certain temps, puis fl s’effondrera brusquement. C’est ce qui se pro­
duit lorsque le sujet a vécu pendant quelque temps sur ses réserves latentes et
qu’il les a épuisées. Le psyclüatre qui examine un individu pendant cette période
de latence qui suit le surmenage devrait savoir soupçonner l’épuisement réel sous
la santé apparente et traiter le sujet comme un asthénique vrai.

120. Notons qu’Emst Kreschmer, dans ses Psychotherapeutische Studien (Stuttgart,


Thieme, 1949, p. 198), soulignait que « la mise au jour et la liquidation pleine et entière des
conflits actuels est l’alpha et l’oméga de toute thérapie des névroses ».
121. Leonhard Schwartz, « Berufstatigkeit und Nervosi tat », Schweizerische Zeitschriftfur
Hygiene, n° 4 (1929).
Pierre Janet et l 'analyse psychologique 407

Nous retrouvons ici les idées fixes subconscientes ou réminiscences trauma­


tiques auxquelles Janet s’était tant intéressé dans le passé. Ultérieurement il en
était venu à n’y voir qu’une forme particulière d’un phénomène plus général,
celui des actes non liquidés. Tout événement, tout conflit, toute maladie, toute
étape même de notre vie devront être liquidés en leur temps, faute de quoi ils lais­
seront subsister des reliquats pathogènes entretenant une déperdition continue,
bien qu’invisible, d’énergie mentale. Le malade doit passer sa vie en revue avec
la collaboration du psychiatre et discuter avec lui l’interprétation de certains faits
ou l’opportunité de procéder à certains actes de renonciation et de liquidation.
Janet insiste sur l’extrême importance des « actes de terminaison ». Effective­
ment, lorsqu’on examine la biographie d’un névrosé ou d’un malade mental, on
est frappé de voir le nombre et l’importance de ces situations mal terminées,
incomplètement liquidées ; la maladie mentale elle-même peut compter au
nombre de celles-ci122.
Le traitement du syndrome hypotonique comprend deux ordres de mesures, en
proportions différentes suivant les cas. Les unes s’adressent aux dérivations, les
autres visent à rehausser la tension psychologique.
Il faut d’abord résorber les dérivations. On pourrait évidemment y parvenir en
affaiblissant le malade, en diminuant ses forces, ce qui se produit naturellement
au cours d’une affection fébrile. C’est, d’après Janet, de cette façon qu’agissent
sur ces malades les bromures et les sédatifs. On obtient ainsi une sorte de victoire
à la Pyrrhus.
Une méthode bien supérieure consiste à canaliser les agitations en les trans­
formant en activités utiles. On procède ainsi à la façon d’une mère avisée qui
assigne à ses enfants des jeux et des occupations bien définies. Au lieu de se dis­
puter et de tout saccager dans la maison, les enfants s’absorbent chacun dans sa
tâche. La méthode de thérapeutique systématisée par le travail, élaborée en Alle­
magne par Hermann Simon, repose sur le même principe123. En déterminant avec
précision le genre de travail susceptible de résorber l’agitation de chaque malade,
Simon avait ainsi réussi à faire disparaître tout bruit et agitation de son hôpital
psychiatrique à une époque où les méthodes de traitement physiologique n’exis­
taient pas encore et où il n’y avait presque aucun sédatif. En présence d’un
névrosé hypotonique, le psychiatre commettrait la plus grave des erreurs en le
traitant par le repos, comme s’il s’agissait d’un asthénique. Selon la force de l’in­
dividu et le degré de son agitation il faudra l’inciter à des occupations actives :
marche à pied, sports, chasse, travaux manuels ou autres. Le problème devient
plus ardu quand les dérivations ont pris un caractère d’organisation autonome,
comme c’est le cas dans les syndromes obsessifs-compulsifs. Les prescriptions
susdites doivent alors se compléter d’autres procédés destinés à dissocier ces
activités autonomes.

122. Qu’on nous permette ici une note personnelle : un malade très intelligent, à sa sortie
d’un épisode de schizophrénie aiguë, raconta à l’auteur l’histoire de sa maladie et ajouta :
«Docteur, vous ne devriez jamais congédier un malade sans lui expliquer sa maladie. » Bien
sûr, quand un malade quitte un hôpital psychiatrique, l’interne « terminera » son observation,
mais trop souvent personne ne songe à aider le malade à faire un acte de terminaison par rap­
port à la maladie qu’il a traversée.
123. Hermann Simon, Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt, Berlin et Leipzig,
t De Gruyter, 1929.
408 Histoire de la découverte de l’inconscient

En second lieu, il faut élever la tension psychologique. En faisant monter la


tension'psychologique à un niveau suffisant, les symptômes hypotoniques pri­
maires disparaîtront, de même que les symptômes secondaires issus des dériva­
tions. Selon les termes de Janet, le surplus d’énergie psychologique est ainsi
drainé, c’est-à-dire utilisé à un niveau supérieur.
Le premier moyen qui s’offre pour rehausser la tension psychologique est la
stimulation, procédé que le malade a une tendance naturelle à rechercher. La sti­
mulation est un phénomène complexe, d’une part mobilisation de forces latentes,
d’autre part élévation de ces forces à un niveau de tension psychologique supé­
rieure. Janet a décrit en détail les diverses formes de stimulation, soit chimiques
(l’alcool, le café, la strychnine), soit psychologiques (émotions stimulantes,
voyages, changements dans la façon de vivre, intrigues amoureuses) que les
malades recherchent spontanément. Mais l’excitation n’est qu’une transforma­
tion ou un déplacement d’énergie à caractère peu économique et temporaire : elle
ne saurait donc être qu’une méthode provisoire.
Un procédé infiniment meilleur, mais plus long et plus difficile, consiste dans
l’entraînement qui repose sur le principe suivant : l’exécution d’un acte achevé,
complet, détermine une élévation de la tension psychologique. Cette méthode,
telle qu’elle a été appliquée et perfectionnée par Schwartz, comporte quatre
étapes :
1. Déterminer le niveau auquel le malade est capable d’exécuter un « acte
complet ».
2. Lui faire exécuter un travail complet de ce genre, d’abord lentement et
minutieusement, puis plus rapidement, mais toujours parfaitement, jusqu’à ce
que ce travail ne présente plus de difficulté pour lui.
3. Passer alors à un autre genre de travail, plus difficile, de niveau un peu plus
élevé.
4. Multiplier, varier les « placements » ainsi effectués.
Cette méthode est d’ailleurs à la base de toutes les variétés d’éducation et de
rééducation dignes de ce nom.
Janet et Schwartz ont montré que des troubles exactement du même type que
ceux du syndrome hypnotique pouvaient se manifester chez des individus
contraints de travailler à un niveau de tension psychologique inférieur au leur
propre, par exemple chez les émigrés qui doivent se contenter d’un métier d’un
rang inférieur à celui de leur profession antérieure, à plus forte raison, évidem­
ment, chez les chômeurs.
La théorie de l’énergie psychologique de Janet va bien au-delà de l’interpré­
tation des états névrotiques énumérés ci-dessus. D existe d’innombrables situa­
tions intermédiaires entre les individus normaux, les névrosés et les psycho­
tiques. Janet n’a jamais construit de typologie à partir de sa conception de
l’énergie mentale, mais il serait facile d’en établir une en rassemblant diverses
observations dispersées dans ses œuvres.
Janet parle souvent des millionnaires psychologiques, c’est-à-dire de ceux qui
disposent d’une grande réserve de force psychologique en même temps que d’un
haut niveau de tension. Ces hommes sont capables d’une multitude d’actes hau­
tement synthétiques. On peut penser, par exemple, à Napoléon sur le champ de
bataille, combinant un grand nombre de données connues et supposées sur la
force et les mouvements de l’ennemi, obligé de se livrer à des conjectures, de
Pierre Janet et l'analyse psychologique 409

peser le pour et le contre et de prendre rapidement des décisions importantes, et


ce sur de longues périodes.
Un autre type auquel Janet se réfère souvent correspond à ces individus qui
sont sujets à des chutes brutales de la tension psychologique sous la forme d’une
décharge d’énergie : le sujet tombe à un niveau très bas d’où il remontera lente­
ment. Les crises psycholeptiques des psychasthéniques sont moins spectacu­
laires124. Il y a là une soudaine perte d’acuité dans la perception et les actes et un
abaissement du sentiment du réel ; la crise peut se terminer soit rapidement, soit
progressivement. Janet pense que, chez certains individus, les oscillations de la
tension psychologique ont un caractère cyclique : ces sujets peuvent vivre pen­
dant un certain laps de temps dans un état de parfait équilibre, puis, à la suite de
fatigue ou sous l’effet d’événements extérieurs, leur tension psychologique peut
tomber et rester à un niveau inférieur pendant un temps, certains donnant ainsi
l’impression de souffrir d’une psychose maniaque-dépressive.
Janet évoque souvent aussi le cas de l’individu dont la tension psychologique
reste en permanence au-dessous du niveau souhaitable, bien qu’il ne manque pas
de force psychologique. Cet état non seulement explique un grand nombre de cas
de psychasthénie sous les formes classiques de l’obsession, des phobies, ou
autres, mais permet aussi de comprendre divers troubles psychopathologiques.
Le besoin de stimulation peut conduire ces sujets à recourir à des moyens artifi­
ciels d’élévation de la tension psychologique. Telle serait essentiellement,
d’après Janet, la psychogénie de l’alcoolisme, et ce besoin de stimulation rend
également compte de bien des cas de toxicomanies, de perversions sexuelles et
de certaines formes de criminalité125. La relation entre la kleptomanie et la
dépression mentale est très bien illustrée par le cas d’une malade qui avait appris
accidentellement à soulager sa dépression en recourant à la stimulation procurée
par le vol à l’étalage126.
Les sujets qui ont des réserves d’énergie psychologique très limitées, à un
niveau inférieur, sont à l’opposé du millionnaire psychologique. Ces hommes se
rendent souvent compte de leur faiblesse et se créent habilement un milieu à leur
usage. Ils savent découvrir d’humbles fonctions, mal rémunérées mais tran­
quilles et sûres. Ils fréquentent peu de personnes, n’ont ni femme, ni enfants, ni
maîtresse, ne se mêlent d’aucune affaire. Janet conclut : « Le public les appelle
des égoïstes et des lâches, ce sont peut-être des sages »127.
A un niveau tout inférieur, se situent certains schizophrènes à propos desquels
Janet parlait de « démence asthénique ».
Tout en reconnaissant l’importance de l’hérédité, des facteurs congénitaux et
organiques, Janet fait une large place au dynamisme autonome de l’énergie psy­
chique. Si le psychiatre sait comprendre et utiliser les lois de ce dynamisme psy­
chologique, il est en droit d’espérer des résultats thérapeutiques appréciables.
Dans cette perspective, la loi fondamentale du dynamisme psychologique pour­

124. Pierre Janet, « The Psycholeptic Crises », Boston Medical and Surgical Journal, CLU
(1905), p. 93-100
125. Pierre Janet, « L’alcoolisme et la dépression mentale », Revue internationale de socio­
logie, XXIII (1915), p. 476-485.
126. Pierre Janet, « La kleptomanie et la dépression mentale », Journal de psychologie,
Vin (1911), p. 97-103.
127. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, op. cit., H, p. 97-98.
410 Histoire de la découverte de l’inconscient

rait se formuler ainsi : « L’acte achevé et complet élève la tension psychologique


du sujet, l’acte inachevé et incomplet l’abaisse. » Il en est, dit Janet, comme pour
les placements financiers. Un placement bien fait procure des bénéfices ; une suc­
cession de tels placements procure des gains croissants et une augmentation de la
fortune. Un placement mauvais entraîne une perte ; une succession de mauvais
placements aboutit aux dettes et à la ruine128. C’est exactement ce qui se produit
spontanément chez de nombreux individus. Laissons de côté les formes inter­
médiaires pour ne considérer que les deux cas extrêmes.
Nous aurons d’un côté l’individu qui, par une suite ininterrompue d’actes
achevés et bien faits, parvient à augmenter constamment sa tension psycholo­
gique. Janet cite le cas de certains timides qui, par suite des énormes efforts qu’ils
accomplissent pour apprendre les conduites sociales, se guérissent et se trans­
forment au point de pouvoir remporter des « triomphes sociaux ».
Le cas diamétralement opposé est celui de l’individu qui laisse tous ses actes
inachevés, incomplets, réduisant ainsi chaque fois sa tension psychologique et
devenant ainsi, chaque fois, moins capable d’adaptation. Il tombe dans un cercle
vicieux dont l’aboutissement logique sera un syndrome asthénique-hypotonique,
dont la schizophrénie hébéphrénique représente la manifestation extrême. Cette
conception est remarquablement proche de la théorie de la schizophrénie d’Adolf
Meyer qui y voit l’aboutissement d’une série de réactions inadéquates et de dété­
riorations des habitudes.
La conception de Janet permet aussi de verser quelque lumière sur le méca­
nisme, très discuté, de la thérapie par le travail. A la lumière des théories de Janet,
se distinguent deux types différents de thérapie par le travail. Le premier a pour
effet de canaliser les dérivations : c’est le type de thérapie que recommandent
certains ouvrages de vulgarisation écrits pour les névrosés, conseillant à ceux qui
se sentent nerveux d’être toujours occupés, d’avoir le maximum de passe-temps
et d’activités les plus variées129. En psychiatrie, c’est aussi ce principe
qu’Hermann Simon porta jusqu’à ses dernières conséquences en élaborant sa
méthode de thérapie active des maladies mentales.
La seconde méthode, très différente, est celle de l’entraînement, de l’exercice :
elle consiste à proposer au sujet une tâche manuelle ou intellectuelle qui requiert
qu’il travaille à un niveau aussi élevé que possible, en fonction de ses capacités.
Il apprendra d’abord à travailler lentement, complètement et parfaitement ; on
élèvera ensuite progressivement la vitesse et le niveau. Tel était le principe de
base de l’éducation classique, tel est aussi celui des écoles professionnelles, mais
on peut également l’utiliser avec les malades mentaux en leur apprenant un nou­
vel art, un nouveau métier ou une nouvelle langue. Les résultats de cette méthode
peuvent n’être pas aussi immédiatement apparents que ceux d’Hermann Simon,
mais à la longue elle sera plus profitable.
On peut se demander quelle est la place de l’hypnotisme dans le cadre de cette
théorie synthétique. Janet ne renonça jamais à cette méthode et y recourait habi­
tuellement avec les hystériques. Dans sa nouvelle perspective dynamique, l’hyp­

128. Ibid., III, p. 249-197, et La Force et la faiblesse psychologiques, op. cit., p. 179-180.
129. Voir, par exemple, M.B. Ray, How Never to Be Tired, Indianapolis et New York,
Bobbs Merrill Co., 1938. Les conseils donnés dans cet ouvrage sont bien indiqués pour les
névrosés hypotoniques, mais sont désastreux pour les asthéniques.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 411

nose était un moyen de régulation de l’énergie mentale chez les sujets souffrant
d’une répartition imparfaite130.
La vieille notion du rapport thérapeutique, que Janet avait étudiée en 1866
sous son aspect d’électivité, puis, en 1896, sous ses aspects plus généraux d’in­
fluence somnambulique et de besoin de direction, se voyait maintenant élargie
elle aussi, devenant l’« acte d’adoption ». Dans les relations entre le patient et le
« directeur », dit Janet, apparaîtra tôt ou tard, parfois subitement, un changement
remarquable. Le patient adoptera un comportement tout à fait particulier à
l’égard du thérapeute, comportement qu’il n’adoptera à l’égard d’aucune autre
personne. Il soutiendra que le thérapeute est un être exceptionnel et que lui, le
malade, a enfin trouvé quelqu’un capable de le comprendre et de le prendre au
sérieux. Ceci signifie en réalité que le sujet est maintenant capable de parler de
ses propres sentiments et de parler sérieusement de lui-même ; l’image irréelle
qu’il se fait de son « directeur » est un mélange de toutes sortes d’inclinations
plus ou moins analogues, éprouvées antérieurement pour d’autres personnes et
synthétisées maintenant sous une forme particulière. Ces opinions et ces attitudes
du sujet, qui s’expriment dans l’« acte d’adoption », et le renforcement de son
estime de soi lui permettent d’accomplir des actes dont il se sentait incapable jus­
qu’ici, et permettent au thérapeute de l’aider à se sortir de nombre de difficultés.
On pourrait développer bien davantage ces considérations sur la psychothéra­
pie de Janet. Ce que nous en avons dit devrait suffire à montrer qu’il s’agit d’une
méthode souple et englobante, qui peut s’adapter à toute maladie et à tout sujet.
Elle constitue moins une thérapeutique spécifique qu’une économie générale de
la psychothérapie.

L’œuvre de Pierre Janet


VI — La grande synthèse

Pour Janet, l’analyse psychologique restait toujours la première étape d’une


méthode dont la seconde phase devait être la synthèse psychologique. Dans L’Aw-
tomatisme psychologique, il distinguait le conscient et le subconscient, attribuant
au conscient une fonction de synthèse. Dans Les Obsessions et la psychasthénie,
il présentait une hiérarchie plus complexe de l’esprit avec ses cinq niveaux, la
notion de tension psychologique, et l’interprétation de la psychasthénie comme
abaissement de cette tension psychologique d’un niveau à l’autre. A partir de
1909, dans ses cours au Collège de France, Janet entreprit la construction d’une
synthèse plus ample et plus complète, dont la première esquisse parut en 1926,
dans le premier volume de son ouvrage, De l’angoisse à l’extase131. Janet avait
déclaré un jour que les psychologues de la fin du XIXe siècle avaient écrit trop de
monographies sur des sujets limités, introduisant ainsi une grande confusion. Le
besoin se faisait maintenant sentir de vastes systèmes d’ensemble qui permet­
traient aux psychologues d’ordonner, de classer et d’interpréter les faits observés,
et qui susciteraient la discussion conduisant ultérieurement au dépassement de
ces systèmes.

130. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, op. cit., III, p. 414-417.
131. Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase, Paris, Alcan, 1926,1, p. 210-234.
412 Histoire de la découverte de l'inconscient

Janet entreprit ainsi la construction d’une vaste synthèse s’appuyant non seu­
lement sur la psychologie et la psychopathologie de l’adulte, mais aussi sur les
données fournies par la psychologie de l’enfant, l’ethnologie et la psychologie
animale. Il n’est guère de phénomène de l’esprit qui ne se trouve éclairé d’une
façon ou d’une autre dans ce système. La perception, la mémoire, la croyance, la
personnalité se voient interprétées d’une façon nouvelle, de même que des mani­
festations anormales telles que les hallucinations et les délires.
Dans ce système achevé, Janet conserve ses notions antérieures d’énergie et de
tension psychologiques, mais il se concentre maintenant sur l’analyse psycholo­
gique des tendances (il préfère cette notion à celle d’instinct : les tendances sont
plus soupfës lF|reuvent s’associer les unes aux autres). Chaque tendance est
dotée d’une certaine charge d’énergie latente qui diffère d’un individu à un autre.
Chaque tendance, une fois activée par ses stimuli spécifiques, peut être amenée
plus ou moins près de son accomplissement complet. Chaque tendance a sa place
à l’un des niveaux de la hiérarchie des tendances, et c’est là ce qui nous permet
de comprendre bien des états pathologiques. Dans ce nouveau système de
repères, un acte du subconscient est défini comme « une action qui a conservé
une forme inférieure au milieu d’autres actions d’un niveau plus élevé ». En
d’autres termes, un acte d’un niveau quelconque peut devenir subconscient
quand l’individu accomplit consciemment des actes d’un niveau supérieur132.
La grande synthèse psychologique de Janet est un monument d’une telle
ampleur qu’il faudrait un volume d’au moins 400 à 500 pages pour en exposer les
éléments. Janet n’a jamais écrit ce livre133. C’est Leonhard Schwartz qui s’en est
le plus approché, mais son ouvrage posthume est resté inachevé (il y manque,
entre autres, les chapitres consacrés aux théories de Janet sur les hallucinations et
les délires)134.
Essayons de donner un aperçu succinct de la grande synthèse de Janet. Rap­
pelons que, dans son œuvre, elle représente une vingtaine de livres et un grand
nombre d’articles.
Janet répartit les neuf tendances en trois groupes :
I. Les tendances inférieures
1. Les tendances réflexes
2. Les tendances perceptives-suspensives
3. Les tendances socio-personnelles
4. Les tendances intellectuelles élémentaires
II. Les tendances intermédiaires
1. Les actions immédiates et les croyances asséritives
2. Les actions et croyances réfléchies
m. Les tendances supérieures
1. Les tendances rationnelles-ergétiques
2. Les tendances expérimentales
3. Les tendances progressives

132. Pierre Janet, Les Débuts de l’intelligence, op. cit., p. 44-45.


133. L’exposé le plus complet du système de Pierre Janet se trouve dans son article « La
psychologie de la conduite », in Encyclopédie française, VIII (1938), 8° 08-11 à 8° 08-16.
134. Leonhard Schwartz, Die Neurosen und die dynamische Psychologie von Pierre Janet,
Bâle, Benno Schwabe, 1950.1. Meyerson, « Janet et la théorie des tendances », Journal de psy­
chologie, XL (1947), p. 5-19.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 413

Essayons de résumer brièvement ce que Janet dit de chacune de ces tendances.


L1. Les tendances réflexes. Ce sont des actes explosifs qui commencent quand
la stimulation atteint un certain degré : leur structure est organisée et ils sont
accordés à un objet ou à une situation extérieurs. Il peut s’agir de réactions
d’écartement ou de rapprochement, d’excrétion ou d’introduction dans le corps.
Ce peuvent être aussi des actes plus complexes, des chaînes de réflexes, des
« mélodies cinétiques ». Ds ne sont pas soumis à une régulation psychologique
comme les émotions et, une fois commencé, l’acte explosif se déroule complè­
tement jusqu’à ce que la tendance soit totalement déchargée. La psychopatholo­
gie nous offre des exemples de telles tendances réflexes dans le comportement de
certains sujets atteints d’idiotie profonde. La crise épileptique représente une
régression passagère à ce niveau.
1.2. Les tendances perceptives-suspensives. Ce sont des tendances dont la
pleine activation requiert deux ou plusieurs stimulations distinctes. La première
stimulation éveille la tendance, elle est suivie d’une période d’éveil et il faut
ensuite une seconde stimulation pour conduire l’acte à son accomplissement.
Parfois la tendance est plus complexe, comportant toute une série d’actions. A la
différence des tendances purement explosives, les tendances perceptives-suspen­
sives, une fois déclenchées par un stimulus extérieur, visent à modifier quelque
chose dans le monde extérieur (ainsi l’action de la bête de proie sur sa victime) et
elles impliquent donc un certain degré d’adaptation. Les tendances perceptives-
suspensives sont le point de départ de toutes les formes d’action comprenant des
phases d’éveil ou de recherche. Sur elles reposent l’acte de perception et la
notion d’objet. La perception se situe à mi-chemin entre la première et la seconde
stimulation. L’objet est fondamentalement un schème perceptif (par exemple la
perception d’un fauteuil est un schème perceptif des mouvements que comporte
l’acte de s’y asseoir). Parmi tous les objets, il en est un qui se trouve dans une
situation privilégiée : c’est notre propre corps, parce qu’il manque d’extériorité et
parce que nous adoptons une attitude conservatrice à son égard.
Janet trouve une illustration psychopathologique de ce niveau dans l’histoire
du coureur de bicyclette qui s’engage dans la course dans un esprit de concur­
rence (tendance socio-personnelle), mais qui, sous l’effet de la fatigue croissante,
devient indifférent aux spectateurs, au paysage et à l’idée de gagner. Son champ
de perception se trouve rétréci, réduit à l’étape intermédiaire de la tendance per-
ceptive-suspensive. Le degré suivant dans la régression consisterait à s’endormir
et à continuer à rouler d’une façon purement réflexe135.
1.3. Les tendances socio-personnelles. Une différenciation s’est établie entre
deux groupes de conduites, celles qui concernent le socius et celles qui
concernent notre propre corps. Ces deux lignes de conduites comportent toute­
fois des interactions et des influences réciproques.
L’individu ajuste ses actions à celles d’autrui (socius). En conséquence, ces
actes sont toujours, en proportions variables, des actes combinés. Suivant l’ex­
pression de Janet, ce sont des actes doubles. Ces actes incluent l’imitation, la col­
laboration, le commandement et l’obéissance. Pour ce qui concerne l’imitation,
Janet souscrit à la définition de Durkheim : il y a imitation quand un acte a pour
antécédent immédiat la représentation d’un acte semblable extérieurement

135. Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase, op. cit., II, 1928, p. 262.
414 Histoire de la découverte de l’inconscient

accompli par autrui sans que, entre cette représentation et l’opération, s’intercale
aucune opération intellectuelle portant sur les caractères de l’acte. L’imitation, en
tant qu’« acte double », met enjeu une action non seulement de l’imitateur, mais
aussi de celui qu’il imite. L’imitation spontanée est affinée par l’imitation
consciente que les enfants apprennent par le jeu. Dans la collaboration, deux
socii participent à une action commune visant un résultat commun et engendrant
chez l’un et l’autre un sentiment de triomphe. Les actes de commandement et
d’obéissance peuvent être considérés comme un type particulier de collaboration
où les membres d’un groupe acceptent l’acte du chef comme une composante de
l’acte total, et où les autres rôles sont répartis entre les participants. Mais
comment les socii en arrivent-ils à cette distribution des rôles ? Par des actes de
valorisation sociale, en s’attribuant à eux-mêmes une certaine valeur et en ame­
nant les autres à l’accepter. Parmi les divers autres actes de ce niveau, Janet ana­
lyse la pitié, la rivalité, la lutte, le don et le vol, la dissimulation et l’exhibition, le
comportement sexuel, etc.
Mais l’individu ne se contente pas d’ajuster ses actes à ceux du socius, il pro­
cède à un ajustement semblable à l’égard de lui-même. En d’autres termes, il agit
envers lui-même de la même façon qu’envers les autres. Tel est le point de départ
de ce que Janet appelle l’acte du secret, forme de conduite à laquelle il accorde la
plus grande importance, puisque son terme ultime est la pensée intérieure136. Être
seul signifie n’être pas observé et n’avoir donc pas à se conformer aux exigences
du respect et des égards, d’où une simplification de la conduite et une moindre
dépense d’énergie.
Du point de vue de la psychologie sociale, les cérémonies relèvent du même
niveau. Dans ses études sur F intichiuma des Australiens, Durkheim souligne le
rôle de la stimulation que les participants exercent les uns sur les autres.
Selon Janet, c’est aussi à ce niveau que se rattachent les quatre émotions fon­
damentales. La plus grande partie des sentiments qui constituent la vie affective '
d’une personne résultent de la combinaison entre certaines conduites sociales et
les quatre émotions fondamentales — l’effort, la fatigue, la tristesse et la joie.
Ces quatre sentiments fondamentaux correspondent à des mécanismes de régu­
lation de Faction. A titre de comparaison, la physiologie connaît non seulement
les fonctions de la respiration et de la circulation du sang, mais aussi des méca­
nismes régulateurs qui renforcent ou diminuent la respiration et la circulation en
fonction des besoins du moment. D existe, de même, des régulations psycholo­
giques destinées à accroître ou à diminuer l’énergie nécessaire à l’activation
d’une tendance. Après avoir appris à réagir aux actes de ses socii, l’homme s’ap­
plique à lui-même ces mêmes conduites, apprenant ainsi à réagir à ses propres
actions. Dans certains états, ces mécanismes régulateurs défaillent et le sujet
éprouve alors un sentiment de vide. Janet compare les deux émotions élémen­
taires de l’effort et de la fatigue à l’accélérateur et aux freins d’une automobile.
Les névrosés obsessionnels sont des gens qui font toujours des efforts exagérés et
superflus, tandis que la paresse se caractérise par un penchant à fournir des efforts
insuffisants. Dans cette même perspective, la tristesse correspond à une peur de
Faction et à une réaction de perpétuel échec, tandis que la joie relève d’un sur­
plus d’énergie après l’heureux achèvement d’une action (la réaction du

136. Pierre Janet, La Pensée intérieure et ses troubles, Paris, Maloine, 1927.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 415

triomphe). Janet compare la tristesse au passage en marche arrière dans une voi­
ture. S’il en est ainsi, la joie pourrait être comparée à la libération d’un surplus
d’énergie après avoir fait grincer les freins. En fait, cependant, la théorie des
émotions de Janet est infiniment plus complexe. Dans son livre sur l’amour et la
haine, par exemple, il entreprend une analyse minutieuse des multiples manifes­
tations et des nuances de ces deux sentiments137.
Du point de vue de la psychopathologie, Janet s’est vivement intéressé à toutes
les formes de conduite sociale situées au-dessous du niveau du langage, telles
qu’on les observe, par exemple, chez les arriérés profonds. A un niveau plus
élevé, c’est la régression au niveau des tendances socio-personnelles qui fournit
la clé de nombreux troubles psychopathologiques. Les troubles de la valorisation
sociale se manifestent de deux façons différentes chez les timides et chez les
autoritaires. C’est une insuffisance de valorisation sociale qui conduit à la réac­
tion d’échec. Quant aux délires de persécution, ils s’expriment à travers un pro­
cessus d’objectivation sociale et intentionnelle. Un autre type de délire, le délire
d’influence dans lequel le sujet se croit constamment observé et a l’impression
que les autres lisent ses pensées, relève, selon Janet, de l’inaptitude du sujet à
accomplir l’« acte du secret ».
1.4. Les tendances intellectuelles élémentaires. Ce niveau est devenu l’un des
sujets d’étude favoris de Janet : il lui a consacré deux de ses derniers ouvrages138.
C’est le niveau de l’intelligence d’avant le langage et des débuts du langage, le
niveau de la mémoire, de la pensée symbolique, de la production et de
l’explication.
La conduite intellectuelle la plus élémentaire consiste, selon Janet, à combiner
deux conduites perceptives en un seul acte synthétique. A titre d’illustration,
Janet analyse la « conduite du panier de pommes ». Elle comprend deux sortes
d’actions qui n’appartiennent ni au panier, ni aux pommes : l’acte de remplir le
panier de pommes et l’acte de vider le panier. Janet étudie du même point de vue
les conduites relatives à l’outil élémentaire, au portrait, à la statue, au tiroir de l’ar­
moire, à la porte, au chemin, à la place publique. Dans chacune de ces analyses
subtiles, Janet montre qu’il y a association de deux actions mettant en jeu deux
objets.
C’est également le niveau des débuts du langage, qui est, lui aussi, une
conduite double : l’acte de parler et l’acte d’audition de la parole139. Janet pense
que le langage est né d’une modification des actes de commandement et d’obéis­
sance. Des actes vocaux, tel le cri de guerre, se substituèrent aux gestes de
commandement du chef. Une théorie analogue pourrait expliquer les débuts de la
mémoire. La mémoire est une transformation de l’action de telle manière qu’elle
puisse être'communiquée même à des absents (ainsi, par exemple, une sentinelle
donnera l’alarme à l’arrivée de l’ennemi et c’est le début du langage ; en l’ab­
sence de l’ennemi, elle fera un rapport au chef, et c’est le début de la mémoire).

137. Pierre Janet, L’Amour et la haine, Paris, Maloine, 1937.


138. Pierre Janet, Les Débuts de l’intelligence, op. cit. ; L’Intelligence avant le langage,
Paris, Flammarion, 1936.
139. Janet ignorait, semble-t-il, que cette théorie du langage avait déjà été proposée par
Heymann Steinthal, Einleitung in die Psychologie der Sprachwissenschaft, 2e éd., Berlin,
Dümmler, 1881, p. 372-374.
416 Histoire de la découverte de l'inconscient

Janet écrit ainsi : « La mémoire est le commandement aux absents avant d’être le
commandement des absents. »
C’est une autre sorte de conduite intellectuelle élémentaire qui explique l’ori­
gine de la production. Le potier associe, dans son esprit, deux représentations :
celle de l’acte auquel servira l’objet et celle de l’acte qu’il est en train d’accom­
plir. Il passe sans cesse d’une perspective à l’autre, inventant des actions capables
d’unir ces deux points de vue. L’origine de l’acte d’expliquer est très proche de
celle de la production : c’est la prise de conscience d’un acte de production
étranger.
Le niveau des tendances intellectuelles élémentaires a lui aussi des implica­
tions psychopathologiques. Certains idiots ou imbéciles profonds restés à un
niveau inférieur au langage sont capables d’effectuer certains actes d’intelligence
rudimentaire. D’autre part, des régressions à ce niveau peuvent survenir dans cer­
tains états de confusion mentale et d’onirisme.
n.l. Les actions immédiates et les croyances asséritives. Une fois né, le lan­
gage s’est développé démesurément et s’est étendu à tous les actes. Chaque
action corporelle s’accompagne maintenant d’une action verbale. Le langage, qui
n’était primitivement qu’un fragment de l’acte, s’est dissocié de l’action et les
hommes l’ont utilisé pour se parler à eux-mêmes tout autant qu’à leurs socii.
«L’homme est avant tout un animal bavard qui parle ses actes et agit ses
paroles. » La conduite humaine s’est dès lors dissociée en conduite corporelle et
en conduite verbale. Selon Janet, à ce stade, toute la conduite humaine devient
l’analyse des relations entre conduite corporelle et langage. La conduite corpo­
relle, la seule qui puisse immédiatement et directement transformer le monde, est
la seule efficace, mais elle est lente, lourde et épuisante. La conduite verbale est
facile, rapide et ne requiert qu’une dépense d’énergie minime, mais elle n’est pas
capable de transformer immédiatement le monde. Pour Janet, cette dualité de la
conduite humaine a été le point de départ de la distinction du corps et de l’âme
comme deux entités séparées.
A l’origine, le mot n’était que le début de l’action, mais la parole s’est éman­
cipée de la conduite corporelle. Puis, l’homme s’est mis à jouer avec le langage ;
il en est résulté ce que Janet appelle le langage inconsistant140. Le langage incon­
sistant peut s’observer chez les enfants de 3 à 6 ans qui parlent souvent entre eux
sans se préoccuper si les autres les écoutent ni de ce qu’ils disent, ainsi que le
décrit Piaget. De tels « monologues collectifs » se retrouvent aussi, ajoute Janet,
chez certains débiles, et même à l’occasion, chez des adultes normaux. Mais les
hommes ont éprouvé le besoin de faire des actes particuliers pour rétablir cette
union entre le langage et l’action. D’abord dans l’affirmation, que Janet identifie
à une promesse et où il voit l’origine de la croyance. Ensuite dans l’acte de
volonté, qui est une autre façon de créer un lien étroit entre le langage et l’action.
Enfin l’homme eut recours au langage pour se parler à lui-même sous la forme
du langage intérieur. Là réside l’origine de la pensée intérieure, à laquelle Janet a
consacré tout un cours141. Une des caractéristiques essentielles de ce stade est ce
que Janet appelle la croyance asséritive, c’est-à-dire un type de croyance relevant
plutôt des sentiments que des faits et qui, dès lors, est souvent contradictoire ou

140. Pierre Janet, « Le langage inconsistant », Theoria, III (1937), p. 57-71.


141. Pierre Janet, La Pensée intérieure et ses troubles, op. cit.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 417

absurde. A ce niveau, l’homme croit ce qu’il désire ou craint. Ce type de


croyance est habituel chez les'enfants, les débiles, il se retrouve dans le processus
de la suggestion et éventuellement chez les personnes normales. La représenta­
tion que l’homme se fait de l’univers prend la forme de ce que Janet appelle le
monde de la croyance asséritive : de même que la conduite perceptive a créé des
objets, la conduite affirmative crée des êtres ; ces êtres ne sont autres que des
objets dotés, par leur nom et par la croyance en leur existence, de permanence et
de stabilité.
La mémoire, à ce stade, subit un processus analogue à celui du langage : la
mémoire inconsistante s’émancipe de la mémoire liée à des actes. La mémoire
inconsistante ignore toute localisation précise dans le temps : elle est ainsi à l’ori­
gine des légendes et des mythes.
L’individu évolue dès lors vers le personnage, caractérisé par des attitudes et
des rôles. Le personnage est un individu qui agit conformément à l’image qu’il se
fait de lui-même et qu’il offre à autrui. D’où sa suggestibilité et sa plasticité. Il
attribue de même des rôles aux autres.
Du point de vue psychopathologique, c’est là le niveau non seulement du lan­
gage et de la mémoire inconsistants, mais aussi de la suggestibilité (qui est une
sorte de croyance inconsistante) et de la fabulation. Janet établit une distinction
très nette entre la fabulation et la mythomanie. Dans la mythomanie, l’individu a
conscience de son mensonge, tandis que la croyance asséritive se situe en deçà du
niveau plus complexe de la conduite du mensonge.
n.2. Les actions et les croyances réfléchies. La réflexion, selon Janet, a sa
source dans là discussion entre un individu et plusieurs socii. Cette conduite col­
lective s’est trouvée intériorisée sous la forme d’une discussion intérieure où l’on
peut distinguer plusieurs phases. C’est d’abord le doute, qui est une suspension
de l’affirmation, puis la délibération, qui est une lutte entre diverses tendances et
divers arguments, enfin c’est la conclusion qui aboutit à un acte de décision. La
lutte de ces tendances est appelée délibération quand elle aboutit soit à un acte de
volonté, soit à une croyance ; les actions et les croyances réfléchies se situent
encore en deçà du niveau logique. Elles impliquent néanmoins une connaissance
cohérente de l’objet extérieur et de soi-même.
A ce niveau, la représentation que l’homme se fait du monde prend la forme du
monde de la croyance réfléchie (que Janet appelle aussi le réel réfléchi) qui
comporte non seulement des êtres, mais des corps et des esprits. Dans le cadre de
cette synthèse, Janet propose une nouvelle théorie du réel plus complexe que
celle de 1903. C’est la partie de son système qui est la plus étroitement fiée à ses
théories des hallucinations et des délires. La réalité consciente, dit Janet, est
constituée par une structure complexe où interfèrent trois niveaux de réalité : le
réel complet, le presque réel et le demi-réel.
Le « réel complet » est le fruit d’une croyance liée à la possibilité d’une action
immédiate ou d’une permanence intangible. Il comprend les corps et les esprits.
Un corps est une réalité persistante à propos de laquelle on affirme avec réflexion
tous les actes de perception, c’est-à-dire qu’il a une place, une forme, un poids,
une couleur, etc., il est une réalité distincte et dépourvue d’intentions. Un esprit
est une réalité invisible, distincte de l’individu qui parle, distincte des autres
esprits, et douée d’intentions. Ces deux réalités distinctes (le corps et l’esprit)
418 Histoire de la découverte de l’inconscient

peuvent se réunir et se combiner dans l’homme, chez notre semblable comme en


nous-mêmes.
Le « presque réel » est lié à la conduite d’attente et au récit que nous nous fai­
sons à nous-mêmes ; il correspond à peu près à ce que Janet avait antérieurement
appelé la présentification. Il inclut les notions de l’instant présent, de l’action que
nous sommes en train d’accomplir et qui occupe immédiatement notre esprit,
ainsi que du récit que nous nous faisons à nous-mêmes, et il s’accompagne de la
conscience, qui est la régulation de nos actions présentes.
Le « demi-réel » correspond aux zones limitrophes de la réalité qui sont, par
ordre de proximité décroissante, la perception du futur prochain, du passé récent,
de l’idéal, du futur lointain, de l’imaginaire, enfin de l’idée abstraite.
L’état normal requiert une adéquation entre le réel et le sentiment que nous en
avons. Dans la maladie mentale surviennent des inadéquations, — soit sous la
forme de surréalisation, quand un événement du passé lointain est revêtu d’un
sentiment de certitude qui le situe dans le présent, soit sous forme de sous-réali­
sation, lorsque l’individu est incapable de percevoir la réalité des objets pré­
sents ; il en est ainsi quand les récits du malade ne correspondent plus aux idées
de ses socii à propos des mêmes événements ou objets. Ces notions fournissent à
Janet une clé pour la compréhension des délires, sujet qu’il exposa dans plusieurs
articles très détaillés.
A ce même niveau, appartiennent la mémoire consistante, les actes de volonté
conscients et un stade ultérieur du développement de l’individu, le moi réfléchi.
Comparé au personnage, le moi réfléchi comprend une organisation temporelle
de la personnalité et une biographie intégrée.
Ce niveau est particulièrement important, du point de vue psychopatholo­
gique. La régression à ce niveau ou des perturbations dans le processus de la
croyance réfléchie se manifestent chez les individus qui se plaignent d’une perte
du sentiment de la réalité et qui se mettent anxieusement en quête du réel. C’est
de ce niveau que relèvent aussi certains troubles de la volonté, comme l’aboulie
et la mythomanie déjà mentionnées. Ceux qui sont incapables de dépasser le
niveau de l’action et de la croyance réfléchie se reconnaissent à des caractéris­
tiques telles que la passion, l’égoïsme, la paresse et le mensonge.
III.1. Les tendances rationnelles-ergétiques. Le niveau rationnel-ergétique
correspond à la première des tendances supérieures. Une nouvelle fonction appa­
raît ici : la tendance au travail. Les animaux ne connaissent pas le travail, « la
labour du bœuf n’est pas le vrai travail » ; les peuples primitifs le connaissent à
peine. Il fait défaut chez certaines catégories de civilisés, tels les criminels et les
prostituées. Il s’altère dans une foule de névroses, il est absent dans les
aliénations.
Le travail exige une répartition particulière de l’énergie. L’homme puise cette
énergie non seulement dans ses tendances inférieures, mais dans une réserve spé­
ciale. C’est dire qu’un individu, à ce niveau, prend des décisions et fait des pro­
messes, même s’il n’en tire aucune satisfaction. Kant l’a exprimé en langage phi­
losophique avec sa notion d’« impératif catégorique ». Janet ajoute que « la
valeur d’un homme se mesure par sa capacité à faire des corvées »142. Le devoir
n’est qu’un cas particulier de ces corvées que l’homme supérieur est capable de

142. Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase, op.cit., I, p. 229.


Pierre Janet et l’analyse psychologique 419

s’imposer. Se situent aussi à ce niveau l’attention volontaire, la patience pour


supporter l’attente, l’ennui et la fatigue, l’initiative, la persévérance. La notion de
vérité appartient aussi à ce niveau. Elle implique que l’individu croit en une réa­
lité permanente s’étendant au-delà du champ de la connaissance humaine pré­
sente. C’est ici encore que se situent, d’après Janet, les règles de la logique :
avant qu’il y ait eu des concepts abstraits, il y avait des règles de conduite que
l’homme s’était imposées à lui-même. Relève enfin de ce niveau l’acte d’ensei­
gner, procédé qui, dans son sens le plus large, pénètre toute la civilisation. A ce
niveau, l’individualité continue à se développer, elle passe du moi à la personne.
La différence entre le moi et la personne est que la personne agit de façon cohé­
rente, connaît une unité de vie.
Bien que les tendances rationnelles-ergétiques appartiennent aux niveaux
supérieurs, elles ne sont pas totalement dépourvues d’implications psychopatho­
logiques. Une personne qui resterait à ce niveau court le risque de manquer d’es­
prit pratique et de devenir un esprit faux, un individu dogmatique et pédant dont
le jugement s’appuie sur des systèmes théoriques et des principes rigides plutôt
que sur l’expérience.
III.2. Les tendances expérimentales. A la différence des tendances ration­
nelles-ergétiques, la conduite expérimentale tient compte de l’expérience et se
soumet aux faits. Aussi cette conduite est-elle à l’origine de la science. Au sen­
timent de l’absolu se substitue la notion du possible. La nature est dès lors conçue
comme un système de lois naturelles. L’homme sent « le besoin de vérification
d’un appareil aussi bien que d’un récit » et de « critique des systèmes par leur
succès pratique ». Ces tendances incluent aussi ce que les moralistes appellent la
conduite vertueuse, en particulier l’humilité, la fermeté du caractère, la soumis­
sion à la vérité objective.
]H.3. Les tendances progressives. Ce que Janet appelle « tendances progres­
sives » correspond au plus haut développement des conduites individuelles et
originales, comprises et recherchées comme telles. A ce niveau, l’homme atteint
son individualité sans réplique, mais reconnaît aussi pleinement celle des autres,
s’engageant avec eux dans une relation d’intimité spirituelle. Cette recherche de
l’individualité s’étend aussi aux événements, notamment aux événements histo­
riques. Janet aborde ici l’une de ses idées favorites qu’il exprime en termes
voilés : « Nous nous bornons encore à pousser dans le temps comme des plantes
dans l’espace. » C’est dire que l’évolution de l’homme, même comme entité bio­
logique, n’est pas achevée. A cet égard, Janet semble rejoindre certaines pensées
exprimées par Bergson dans son Évolution créatrice™3. « L’évolution », conclut-
il, « n’est pas terminée et l’action humaine a été et sera encore une source de
merveilles ».

L’œuvre de Pierre Janet


VII—Psychologie de la religion
Janet ne se départit jamais du profond intérêt pour la religion qui avait marqué
sa jeunesse. Dans le cours de ses activités cliniques, il rencontra plusieurs cas

143. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, Alcan, 1907. Gardner Murphy a exprimé
des pensées semblables, dans Human Potentialities, New York, Basic Books, 1958.
420 Histoire de la découverte de l’inconscient

particulièrement instructifs du point de vue de la psychologie et de la psychopa­


thologie de la religion. Il édifia ultérieurement une théorie psychologique de la
religion qu’il exposa dans ses cours de 1921-1922. Janet ne rédigea jamais l’ou­
vrage qu’il avait projeté sur ce sujet, mais nous pouvons nous faire une idée de
ses théories grâce à une version condensée publiée par un de ses auditeurs, le pas­
teur Walter Horton, et grâce aux allusions qu’il fit dans plusieurs de ses publica­
tions ultérieures144. Il ne sera sans doute pas inutile de résumer brièvement cer­
taines observations cliniques de Janet. Ce fut d’abord la célèbre histoire
d’Achille, entré à la Salpêtrière en 1891 pour possession démoniaque et que Janet
réussit à guérir en mettant au jour et en dissociant ses idées fixes subconscientes.
Autre cas, celui de Meb, jeune femme de 26 ans, entrée à la Salpêtrière en raison
d’hallucinations hystériques à thèmes mystiques et érotiques145. La malade affir­
mait avoir eu des hallucinations de 8 à 12 ans. Elle avait reçu la visite d’anges ;
elle appelait l’un d’eux sainte Philomène. A l’âge de 17 ans, à la suite d’un choc
affectif, elle eut de nouveau des hallucinations. Sa mère et sa tante étaient de fer­
ventes spirites. L’une des manifestations qui se produisaient chez elles était celle
des « apports » : on trouvait des pierres brillantes dans les escaliers, des plumes
d’oiseaux tombaient sur la table durant les repas ; Meb trouvait sur la table de sa
chambre à coucher de petits morceaux de verre disposés en forme de croix : toute
la famille croyait que ces objets avaient été déposés là par les esprits. Sous hyp­
nose, Meb raconta à Janet qu’elle se souvenait avoir disposé la croix sur la table
pendant la nuit, dans un état de somnambulisme. Elle avait également placé les
pierres dans l’escalier, croyant l’avoir vu faire par sainte Philomène. Elle se rap­
pela aussi que, durant la journée, elle était tombée dans une sorte de transe ou
d’état somnambulique où elle se prenait elle-même pour sainte Philomène. Elle
reproduisit la scène comme elle s’était passée : elle était montée sur une table et
avait collé les plumes au plafond avec un mélange de farine et d’eau — elles
s’étaient ensuite décollées et étaient tombées sur la table pendant le repas. Janet
l’« exorcisa » comme il l’avait fait pour Achille.
La troisième malade, de loin la plus intéressante, fut Madeleine, objet d’une
abondante littérature de la part de Janet et de certains théologiens catholiques.
Cette femme, âgée de 42 ans, était entrée en février 1896 à la Salpêtrière où Janet
s’occupa d’elle du 10 mai 1896 au 2 décembre 1901, puis à nouveau du 2 janvier
1903 au 5 mars 1904. Après sa sortie de l’hôpital jusqu’à sa mort en 1918, elle
écrivit presque quotidiennement à Janet, si bien qu’il put la suivre pendant plus
de vingt ans. Madeleine avait eu dès l’abord une vie extraordinaire146. Elle était
née en 1853 dans une région de fortes traditions catholiques de l’ouest de la
France. Depuis sa plus tendre enfance, elle s’était montrée très dévote. A l’âge de
18 ans, elle partit pour l’Angleterre comme gouvernante, mais elle revint

144. Walter M. Horton, « The Origin and Psychological Function of Religion According to
Pierre Janet », American Journal of Psychology, XXV (1924), p. 16-52.
145. Pierre Janet, « Un cas du phénomène des apports », Bulletin de l’institut psycholo­
gique international, I (1900-1901), p. 329-335. Voir aussi la préface de Janet à J. Grasset, Le
Spiritisme devant la science, Montpellier et Paris, 1904, p. vn-xxix.
146. Janet prenait le plus grand soin à déguiser les noms et les lieux relatifs à la vie de
Madeleine quand il parlait d’elle. Les détails biographiques que nous donnons ici sont
empruntés au récit, sans doute plus exact, donné par Bruno de Jésus-Marie, « A propos de la
Madeleine de Pierre Janet », loc. cit.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 421

quelques mois plus tard et bouleversa sa famille en disant qu’elle voulait vivre
dans la pauvreté et l’anonymat les plus absolus. Elle resta en relations avec sa
famille par sa sœur. Elle passait la plus grande partie de son temps à s’occuper
des pauvres, à soigner une femme atteinte du cancer et elle avait purgé une peine
de prison pour avoir refusé de révéler sa véritable identité aux autorités. Made­
leine était entrée à la Salpêtrière en raison d’une contracture douloureuse des
muscles de la jambe la contraignant à marcher sur la pointe des pieds. On avait
attribué ces troubles moteurs à l’hystérie. Janet soupçonna la syringomyélie ou
quelque autre affection médullaire, mais le diagnostic définitif ne fut jamais éta­
bli. Madeleine avait aussi des délires mystiques à formes très différenciées : elle
se croyait l’objet de révélations divines et capable de lévitation.
Durant son séjour dans la salle Claude-Bernard (où Janet hébergeait ses
quelques malades), on observa que Madeleine présentait parfois des lésions cuta­
nées particulières sur le dos des mains, sur les pieds et sur le côté gauche. Ces
cinq plaies se mettaient à saigner toutes à la fois, à intervalles réguliers, plusieurs
fois par an : elles correspondaient manifestement aux stigmates de la Passion tels
qu’ils ont été décrits chez saint François d’Assise et plusieurs autres saints. Tout
le temps que Janet la suivit, Madeleine fut soumise à une double direction : celle
de son directeur spirituel et celle de son médecin, c’est-à-dire de Janet qu’elle
appela toujours « mon Père ». Les lettres de Madeleine et les publications d’au­
teurs catholiques à son sujet témoignent à l’évidence que Janet avait toujours
profondément respecté sa personnalité, même si, comme psychologue, il abor­
dait son cas avec la plus stricte objectivité. Janet observa de grandes oscillations
dans l’état de Madeleine et distingua cinq états anormaux qu’il appela les états de
consolation, d’extase, de tentation, de sécheresse et de torture, outre l’état d’équi­
libre, passager au début, mais qui finit par devenir prédominant les dernières
années de sa vie. Janet décrivit longuement ces divers états dans le premier
volume de son livre, De l’angoisse à l’extase. C’est en s’appuyant principale­
ment sur ces observations que Janet édifia sa théorie des émotions et certaines de
ses idées sur la psychologie religieuse.
La publication du livre de Janet, en 1926, suscita des controverses dans cer­
tains milieux catholiques. Janet fut vivement critiqué et stigmatisé comme athée.
Par ailleurs, un théologien catholique, le Père Bruno de Jésus-Marie, rédigea un
compte rendu sur le cas de Madeleine, qui complète de façon très intéressante les
publications de Janet. Pour ce théologien, Madeleine était indubitablement une
névrosée, mais elle était en même temps une personne remarquable et attachante
dont le mysticisme était un mélange de psychopathologie et de sentiments reli­
gieux authentiques.
Pour comprendre la psychologie de la religion telle que la concevait Janet, il
faut la replacer dans le cadre général de ses théories de l’énergie psychique et de
la hiérarchie des tendances. La conduite morale-religieuse, dit Janet, répond ori­
ginellement à une fonction de gouvernement, c’est-à-dire qu’elle a pour rôle d’ad­
ministrer le budget des forces mentales. L’instinct d’économie est la source de
toute moralité. L’homme l’applique d’abord à l’économie de ses ressources men­
tales et secondairement il appliquera les mêmes principes à l’économie de ses
ressources financières. L’économie financière n’est qu’un développement parti­
culier de l’administration du budget de l’esprit. La conduite morale correspond
essentiellement à une gestion exercée par l’individu sur toutes ses fonctions dans
422 Histoire de la découverte de l’inconscient

le but de ménager son énergie mentale. Mais au niveau socio-personnel, il fait un


pas de plus, car c’est ici que s’effectue la répartition de l’énergie psychologique
entre l’individu et les socii au cours du processus de l’imitation. L’énergie men­
tale est employée différemment par les imitateurs et par le chef. Pour l’imitateur,
l’imitation est une action moins onéreuse. Pour le chef, donner l’exemple est une
action onéreuse, mais il est largement rétribué par le sentiment de satisfaction
que lui vaut le fait d’être imité. Ainsi l’imitation a pour effet de ménager à la fois
l’énergie du chef qui donne l’exemple et celle de ses imitateurs. Au niveau des
tendances intellectuelles élémentaires, la division du travail social ne fait que s’ac­
croître; Le chef tend non seulement à continuer à assumer ses fonctions, mais à
les accroître et il tient à être obéi.
Au niveau asséritif, on assiste à la création des rites et des mythes. Les rites
sont des conduites complexes, où les moindres détails sont fixés de façon rigide,
que les hommes s’imposent les uns aux autres et qui ne sont susceptibles d’au­
cune justification, logique ou morale. Les mythes, dit Janet, sont moins primitifs
que les rites, ils correspondent habituellement à des réflexions auxquelles on se
livre sur les rites afin de les expliquer après coup. La fonction du rite est de sti­
muler les réserves mentales, de renforcer le contenu affectif de la conscience.
Poussés à l’extrême, les rites collectifs engendrent une sorte d’ivresse collective.
Il n’est pas étonnant que de nombreuses religions primitives aient cultivé des
rites orgiaques où l’ivresse alcoolique jouait un rôle essentiel. Même les céré­
monies de deuil ont pour effet de renforcer l’énergie des participants, ainsi que
l’a montré Durkheim.
Le niveau réfléchi est, selon Janet, celui où surgit l’idée de Dieu. Il n’y a pas,
dit-il, de véritable religion sans dieux. Un dieu (ou un esprit) possède les attributs
suivants : il est anthropomorphe, invisible, puissant, et il remplit une fonction
spéciale dont aucun être humain ordinaire ne serait capable. Cette fonction varie
avec les besoins du fidèle. Les caractéristiques des dieux se rapportent à la
conduite du croyant qui honore les dieux comme il flatterait les hommes. Il s’hu­
milie comme il ferait devant un chef, il prie pour obtenir des faveurs et rend grâce
pour son dieu. Le dieu répond au croyant, soit directement, soit par l’intermé­
diaire du prêtre, dont la fonction est précisément de « faire répondre le dieu ».
Pour expliquer comment ces croyances et ces pratiques ont pris naissance,
Janet se tourne vers l’analyse du phénomène de la pensée. La pensée est un lan­
gage intériorisé et cette intériorisation, ainsi que nous l’avons déjà indiqué,
engendre l’idée d’un double, ou esprit, responsable invisible des actions visibles
de l’individu. Telle fut aussi l’origine de l’animisme. L’animisme surgit sponta­
nément au moment où l’on apprend pour la première fois la nécessité de faire la
différence entre l’homme qui parle et agit comme s’il était votre ami, et l’ennemi
invisible et inaudible qui se cache derrière lui. La notion des dieux-esprits est née
aussi de la conduite vis-à-vis des absents, ainsi que des morts, qui constituent une
catégorie spéciale d’absents. Mais pourquoi les dieux-esprits en viennent-ils à
jouer un rôle aussi important ? Janet répond que toutes les religions ont contracté
des alliances (des pactes) avec un dieu, soit par crainte, soit pour y trouver un
appui moral, soit encore parce que l’homme aspire à être dirigé et aimé.
L’homme se cherche un guide et un ami invisible, tout-puissant et omniscient,
c’est-à-dire un dieu. Ainsi se révèle la fonction de la religion qui est de « faire
Pierre Janet et l'analyse psychologique 423

parler le dieu » et, d’après Janet, nous n’avons pas à supposer que la religion ait
pu subsister si les dieux n’avaient jamais parlé.
On peut faire parler les dieux de diverses façons. L’une d’elles est la prière, qui
est une conversation intérieure. Le croyant demande quelque chose au dieu et
quelque chose en lui répond et le réconforte au nom du dieu. Û y a là une part d’au­
tomatisme que l’on peut observer comme scus un verre grossissant dans certains
états pathologiques. Meb, par exemple, invoquait sainte Philomène dont, en état
de somnambulisme, elle jouait elle-même le rôle, répondant ainsi à ses propres
supplications. Madeleine joue aussi alternativement le rôle de l’humble sup­
pliante et celui du Christ qui lui répond et la réconforte. Janet suppose qu’il en va
de même dans la prière sans que le croyant en ait conscience. Le culte Tromba, à
Madagascar, est un peu plus complexe ; toute la tribu prie les esprits, puis cer­
tains des participants sont possédés par les esprits dont ils révèlent la réponse à la
communauté. H arrive aussi, cependant, que la réponse attendue fasse défaut,
comme dans Vacedia (état décrit comme fréquent dans les monastères du Moyen
Age). Vacedia peut s’expliquer comme un appauvrissement progressif en éner­
gie mentale. La « conversion » est l’inverse de Vacedia : elle comporte le retour
à la foi et un sentiment nouveau de force spirituelle et d’équilibre mental par suite
d’un processus de récupération d’énergie mentale et sous l’effet de certaines
stimulations.
C’est aussi à ce niveau qu’entrent enjeu le fanatisme et le prosélytisme. Pour
caractériser le fanatisme, il suffit de montrer ce qui distingue une discussion phi­
losophique d’une discussion religieuse. Dans la discussion philosophique,
chaque interlocuteur accepte l’éventualité d’une défaite ; elle suppose le respect
de l’adversaire et l’honnêteté intellectuelle. A l’opposé, la discussion religieuse
exclut la possibilité de se laisser convaincre, chacun méprise l’adversaire et
manque d’honnêteté intellectuelle, n’hésitant pas, par exemple, à citer les écrits
de l’adversaire en les déformant. Le zèle prosélytique est un autre trait caracté­
ristique de toute véritable religion. Selon les époques, on fera appel à la crainte
ou à la séduction et aux promesses pour faire entrer les convertis dans le bercail.
Parmi les arguments utilisés dans les discussions religieuses, les miracles
jouissent d’une très grande faveur ; Janet les définit comme des événements qui
suivent certains actes religieux et portent le cachet officiel de la religion. Le pro­
sélytisme poussé à l’extrême engendre la persécution religieuse, que Janet
explique comme un désir de dominer, de réaliser l’unité intellectuelle et de sou­
lager la dépression mentale.
Janet voit dans le phénomène de la possession démoniaque l’inverse de la
prière. Comme la prière, elle relève d’une conduite double où le sujet joue deux
rôles, mais tandis que dans la prière la seconde personnalité est bonne (un dieu ou
un saint), dans la possession elle est mauvaise (un diable ou un démon). Dans la
prière, le croyant reste maître du drame qui se joue en lui (il peut, à son gré,
réduire la divinité au silence) tandis que, dans la possession, le second rôle
échappe à la domination de la volonté et le premier rôle finit même par
disparaître.
En ce qui concerne l’extase, où les mystiques voient la forme la plus authen­
tique de communion avec le divin, Janet se réfère à ses observations sur Made­
leine. Durant l’extase, les mouvements sont réduits au minimum, seuls subsistent
les désirs extatiques, le tonus psychologique monte et une vague de béatitude
424 Histoire de la découverte de l’inconscient

calme et passive submerge le sujet. Il se sent illuminé et a la conviction absolue


que tout ce qui lui passe par l’esprit est vrai et extrêmement important. Cet état
n’est pas sans analogie avec le somnambulisme, mais il en diffère en ce que le
sujet garde le souvenir de son expérience et que ses effets continuent souvent à se
faire sentir toute sa vie. C’est une expérience que la religion loue grandement
tout en s’en méfiant, parce qu’il arrive souvent à l’extatique de recevoir des révé­
lations particulières qui se situent en marge du dogme de l’Église.
Janet aborde la question « les dieux existent-ils ? » du point de vue de l’ana­
lyse psychologique de la croyance. Les dieux ne sont ni des « choses », ni des
« faits », mais, selon la terminologie de Janet, des « êtres », c’est-à-dire des
entités religieuses. Les faits relèvent de la vérification expérimentale, tandis que
les entités religieuses se situent aux niveaux des tendances asséritives et réflé­
chies. Croire en une donnée scientifique ou croire en une réalité religieuse consti­
tuent deux démarches entièrement différentes. La croyance scientifique s’établit
graduellement, au moyen d’hypothèses et d’expériences, tandis que la foi reli­
gieuse s’installe tout d’un coup et ne saurait être infirmée par l’expérimentation.
Elle peut aussi disparaître tout aussi brusquement, et sa perte s’accompagnera
souvent d’un effondrement nerveux. Les vérités scientifiques ou philosophiques
n’engagent jamais notre fidélité comme le fait la foi religieuse pour laquelle on
peut mourir comme pour sa patrie.
L’influence de la religion, dit Janet, a été incommensurable. C’est la religion
qui a donné naissance à la morale dans le sens moderne du terme. Comparés aux
ordres ordinaires du chef, les commandements moraux jouissent d’une dignité
(caractère catégorique) et d’un caractère impératif (c’est-à-dire qu’il faut leur
obéir même en secret) ; par ailleurs, l’obéissance à ces commandements
engendre un sentiment de fierté. Cette différence provient, dit Janet, de ce que les
exigences morales sont dictées non par un chef, mais par les dieux. La morale
porte ainsi la marque de la religion dont elle est un développement particulier. La
morale religieuse a permis à l’homme d’accéder au moi, c’est-à-dire qu’elle lui a
appris à organiser et à surmonter ses désirs. La logique, ajoute Janet, qui corres­
pond à la morale de l’intelligence, porte, elle aussi, la marque de l’influence
religieuse.
Les niveaux rationnel-ergétique et expérimental ont fait entrer en jeu des
influences susceptibles de conduire à la destruction de la religion. Selon Janet,
quatre types de conduites apparaissent pour la première fois au niveau ergétique
ou au niveau expérimental : le travail, l’éducation, la philosophie et la science.
Toutes sont directement ou indirectement issues de la religion, mais toutes
tendent à exercer une influence destructrice sur elle. La religion est remise en
question par la philosophie et plus encore par la science, si bien qu’on peut s’in­
terroger sur ce qu’il adviendrait de l’humanité si la religion venait à disparaître.
A cause du rôle considérable que la religion a joué et joue encore dans la vie
humaine, le problème sera de lui trouver un substitut. A l’époque moderne, la
religion s’est peu à peu trouvée scindée en ses éléments constitutifs tels qu’ils
apparaissent dans les trois phases de la prière : l’interrogation (la recherche du
dieu), la réponse du dieu et la satisfaction provoquée par cette réponse. La phase
d’interrogation a été reprise par la philosophie qui, toutefois, ne sera jamais
capable de remplacer la religion. La phase de réponse a été reprise par le spiri­
Pierre Janet et l'analyse psychologique 425

tisme, mouvement auquel Janet s’est beaucoup intéressé147148 . Le spiritisme, qui


essaie d’entrer en communication avec les esprits désincarnés par l’intermédiaire
de « médiums », est un phénomène très ancien, mais le spiritisme moderne, qui
est apparu vers 1850, diffère de tous ceux qui l’ont précédé du fait de sa tendance
analytique et de l’atmosphère de curiosité scientifique qui entoure les séances.
C’est ainsi que, sans le vouloir, le spiritisme a fourni des données précieuses à la
psychologie scientifique (ainsi l’œuvre de Floumoy), mais pour la plupart de ses
adeptes, le spiritisme est devenu une sorte de métaphysique populaire, un suc­
cédané bon marché et peu satisfaisant de la religion. Quant à l’« élément de satis­
faction » inclus dans la religion, il s’est trouvé repris par le romantisme, mot
auquel Janet donne le sens de religion du sentiment. Le romantisme repose sur F af­
firmation fondamentale que tous les sentiments de joie, force et satisfaction
constituent des expériences immédiates du Divin. L’expression la plus classique
de cette théorie se trouve dans Les Variétés de l’expérience religieuse de William
James. Cependant, ainsi que le faisait remarquer Boutroux dans son introduction
à l’édition française, « rien ne prouve que l’enthousiasme et la joie aillent tou­
jours de pair avec la vérité ».
Cherchant s’il existerait des substituts plus satisfaisants à la religion, Janet en
envisage deux. Le premier, pense-t-il, est peut-être appelé à contribuer plus que
tout autre à surpasser la religion : il s’agit de la psychothérapie scientifique, qui
cherche à traiter scientifiquement ces états de l’esprit dont la religion est le
remède populaire, souverain mais imparfait. Un second substitut serait le culte du
progrès. Janet ne l’entend pas dans le sens d’un progrès matériel ou mécanique ;
il semble même le situer au-delà d’un simple progrès intellectuel et social. La
maxime qui lui tient le plus à cœur est celle de Guyau, ce philosophe qu’il admi­
rait tant : « Avoir confiance en nous-mêmes et en l’univers. »
C’est là un résumé extrêmement schématique du compte rendu des cours de
Janet de 1921-1922, écrit par le pasteur Horton. Le livre que Janet avait projeté
d’écrire sur la psychologie de la religion ne vit jamais le jour. Une des raisons en
est peut-être qu’entre-temps ses réflexions sur la religion avaient pris une direc­
tion nouvelle. C’est du moins ce que nous pouvons déduire d’un article qu’il
publia en 1937’48. Dans l’intervalle avait paru le livre de Bergson, Les Deux
Sources de la morale et de la religion, ainsi que d’autres études sur le mysti­
cisme. Apparemment, Janet avait cessé de considérer le mysticisme comme une
croyance purement asséritive. Il tendait maintenant à voir dans les mystiques des
penseurs progressistes qui cherchaient à aller au-delà des formes de croyances
que leur offraient la science et la logique de leur temps. Les mystiques ont ouvert
des voies nouvelles à l’humanité. « Beaucoup de notions aujourd’hui très répan­
dues ont commencé dans les ouvrages des mystiques comme de simples aspira­
tions à une connaissance meilleure. » Les mystiques furent les premiers à consi­
dérer la vérité « comme une vertu acquise par des pratiques ascétiques et méritée
par une conduite morale ». Les mystiques ont aussi ouvert la voie à une nouvelle
sorte de logique qui considère les sentiments humains, surtout l’amour, comme

147. Pierre Janet, « Le spiritisme contemporain », Revue philosophique (1892) (I), p. 413-
442.
148. Pierre Janet, « La psychologie de la croyance et le mysticisme », Revue de métaphy­
sique et de morale, XLIII (1936), p. 327-358,507-532 ; XLIV (1937), p. 369-410.
426 Histoire de la découverte de l’inconscient

ayant une valeur démonstrative. Dans le même ordre d’idées, Janet montre
comment la notion d’individualité s’est étendue jusqu’à la physique, comment
celle de valeur s’est imposée en sociologie et comment l’histoire, au XIXe siècle,
a été imprégnée des deux principes de « vérité historique » et de « progrès »,
c’est-à-dire de deux idées absolument étrangères aux sciences positives. L’his­
toire se comporte comme si le passé de l’humanité était conservé en son entier
dans un espace permanent qui pourrait un jour devenir accessible à l’investiga­
tion directe de l’homme. Parvenu à ce point, Janet reprend en conclusion sa pen­
sée prométhéenne favorite qui veut que l’évolution de l’humanité soit loin d’être
achevée et qu’elle pourrait un jour prendre une tournure insoupçonnée.

Les sources de Janet

La première source, et la plus immédiate, de tout penseur créateur est sa propre


personnalité. Bien que Janet ait soigneusement évité de parler de lui-même, il
n’en fournit pas moins quelques indications susceptibles de jeter un peu de
lumière sur certains aspects de son œuvre. Dans L’Automatisme psychologique il
signale en passant qu’il se rattache au type moteur :

« Quand je suis éveillé, je ne pense qu’en parlant tout haut ou en écrivant, et


ma pensée est toujours un geste à demi arrêté. La nuit, au contraire, je garde, ainsi
que je l’ai souvent constaté, l’immobilité la plus absolue, je suis simple specta­
teur et non plus acteur ; des images et des sons formant des tableaux et des scènes
passent devant moi, je me vois agir ou je m’entends parler, mais rarement, et je
garde toujours en même temps le sentiment vague de mon immobilité et de mon
impuissance. D’ailleurs, précisément à cause de cette grande différence entre
mes rêves et ma pensée à l’état de veille, j’ai très difficilement le souvenir de mes
rêves »149.

Plus loin dans le même ouvrage, Janet fait une curieuse digression sur le fait de
tomber amoureux : il y voit une sorte de maladie que ne connaîtrait pas une per­
sonne parfaitement saine ou équilibrée150. Dans ces deux passages, Janet nous
fournit une clé susceptible d’expliquer la direction générale de sa pensée. Janet,
manifestement, était de tempérament actif, non émotif. Tous ceux qui l’ont
connu soulignent sa prodigieuse activité, mais aussi sa parfaite égalité d’humeur.
Il n’est pas étonnant que Janet ait été amené à construire une théorie psycholo­
gique centrée sur la notion d’activité, et à considérer les émotions comme des
sortes de perturbateurs de l’action ou, au mieux, des régulateurs de l’action. Et
l’on ne saurait s’étonner que Jean Delay ait pu appeler Janet « le psychologue de
l’efficience ».
Deux autres traits de la personnalité de Janet méritent également d’être sou­
lignés. Le premier se rapporte à l’épisode dépressif qu’il traversa à l’âge de
15 ans et correspond à sa tendance à la psychasthénie qui ne se manifesta guère
dans ses années de maturité, mais qui se fit sentir de nouveau dans les dernières

149. Pierre Janet, L’Automatisme psychologique, op. cit., p. 118-119.


150. Ibid., p. 466-467.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 427

années de sa vie. On peut penser que ses analyses subtiles de la psychasthénie


étaient fondées en partie sur les observations qu’il avait faites lui-même. Le
second trait se rapporte à la crise religieuse par laquelle il passa à l’âge de 17 ans
et qui fut certainement un événement capital. Janet n’aurait peut-être pas suivi
aussi attentivement le cas de Madeleine pendant plus de vingt ans s’il n’avait pas
été lui-même continuellement préoccupé de la foi perdue de sa jeunesse.
Au sein même de sa famille, les idées de son oncle Paul furent l’une des prin­
cipales sources de sa pensée. Paul Janet était un représentant de l’école spiritua­
liste en philosophie, école dont le credo peut se résumer en trois points : croyance
en la liberté humaine fondée sur le témoignage direct de la conscience ; morale
fondée sur la notion de « bien absolu » ; le « devoir absolu » comme lien néces­
saire entre la liberté humaine et le bien absolu. Paul Janet exposa sa philosophie
dans de nombreux ouvrages dont le principal mérite, selon Fouillée, résidait dans
le grand nombre de questions secondaires, d’exemples et d’arguments qu’on ne
retrouve chez aucun autre auteur151. Bien que Pierre Janet, sous l’influence de l’es­
prit positiviste prévalant à cette époque, se soit éloigné de la vision spiritualiste
professée par son oncle, et qu’il ait glissé de la psychologie philosophique à la
psychologie scientifique, la pensée de Paul Janet n’en exerça pas moins une
influence durable sur l’œuvre de son neveu. Ce que Paul Janet exposait en détail
sous le nom de « morale », Pierre Janet l’incorporera dans sa hiérarchie des ten­
dances sous le nom de « conduites rationnelles-ergétiques », « expérimentales »
et « progressives ». Janet subit une influence plus personnelle de la part de Jean-
Marie Guyau, l’auteur de L’Irreligion de l’avenir, ouvrage qui marqua la pensée
de beaucoup de jeunes intellectuels français de sa génération152. La vision du
monde de Guyau était celle d’un homme profondément religieux, ne se ratta­
chant à aucune des religions établies et n’ayant jamais pu se résoudre à adopter ni
un credo religieux ni l’athéisme.
On ignore quels furent les philosophes que Janet étudia plus particulièrement
à F École normale supérieure et pendant ses années d’enseignement. Il semble
avoir eu une bonne connaissance générale de l’histoire de la philosophie153.
Parmi les philosophes qu’il cite le plus souvent, on trouve des hommes comme
Francis Bacon (sujet de sa thèse latine), Malebranche, Condillac, les représen­
tants de l’École des Idéologues, et surtout Maine de Biran. Ce dernier représente
une source à la fois directe et indirecte de la psychologie de Janet. Au xvnr
siècle, une des théories prédominantes considérait la sensation comme la matière
première du développement de la vie de l’esprit. Aux alentours de 1750, des phi­
losophes s’intéressèrent aux cas d’aveugles-nés guéris de leur cécité par des
interventions chirurgicales. Ils en vinrent alors à spéculer sur le rôle de la vision
et des autres perceptions sensorielles dans la vie de l’esprit. Là-dessus, Condillac
(1715-1780) publia son Traité des sensations (1754), très célèbre à l’époque,
dans lequel il imagina une statue dont la constitution physique serait celle d’un
être humain dépourvu de vie psychique, et qui ensuite se verrait dotée de chacune
des facultés sensorielles, l’une après l’autre. Condillac spéculait sur la façon dont

151. Alfred Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporaine, 4' éd., Paris, Alcan,
1883, p. 281-317.
152. Jean-Marie Guyau, L’Irreligion de l’avenir. Étude sociologique, Paris, Alcan, 1887.
153. Dans le Manuel du baccalauréat de Pierre Janet, Henri Piéron et Charles Lalo, le cha­
pitre sur l’histoire de la philosophie (p. 329-367) est de Pierre Janet (Paris, Vuibert, 1925).
428 Histoire de la découverte de l’inconscient

cette statue deviendrait animée, comment elle passerait des sensations aux
images puis aux idées, aux pensées, aux jugements et finalement à l’édification
de la science. Maine de Biran (1766-1824) échafauda une nouvelle construction
théorique destinée à rendre compte de l’esprit humain, dans laquelle la donnée
fondamentale était celle de l’effort154. La conscience, d’après lui, est la percep­
tion de l’effort. Le principe de Descartes, « Je pense, donc je suis », est remplacé
par « Je veux, donc je suis ». L’effort volontaire engendre la conscience et élève
l’esprit de la sensation à la perception, puis aux opérations mentales supérieures,
en même temps qu’il fournit les notions de force, de causalité, d’unité, d’identité
et de liberté. Sous-jacente à cette vie proprement humaine, caractérisée par l’ef­
fort conscient, se déploie une vie animale, règne des habitudes, des émotions élé­
mentaires et des instincts, vie qui subsiste en permanence en deçà du niveau de la
conscience et qui se manifeste dans le sommeil et le somnambulisme. Plus tard,
Maine de Biran en vint à affirmer l’existence d’une troisième vie, la vie spiri­
tuelle et religieuse, au-delà de la vie proprement humaine de l’effort conscient.
L’influence de Maine de Biran sur la psychologie de Janet fut à la fois directe
(il avait lu ses œuvres) et indirecte, en raison de la grande influence exercée par
Maine de Biran sur les aliénistes français du milieu du XIXe siècle. Henri Dela­
croix a très bien montré comment les théories de Baillarger et de Moreau (de
Tours) dérivaient de l’enseignement de Maine de Biran155. Dans sa théorie des
hallucinations, Baillarger attribue les hallucinations et les délires à l’émancipa­
tion de la mémoire et de l’imagination par rapport à la personnalité consciente.
Moreau (de Tours) exprime la même idée de façon plus systématique dans sa
théorie de la désagrégation (nous parlerions aujourd’hui de régression). D’après
lui, les hallucinations et les délires dérivent d’un affaiblissement progressif de la
volonté libre, de cette faculté qui nous permet de relier et de coordonner nos
idées. C’est pour cette raison que Moreau (de Tours) voyait dans le rêve une clé
pour la connaissance de la maladie mentale. Janet se réfère constamment à ce
qu’il appelle la loi fondamentale de la vie psychologique de Moreau (de Tours).
Parmi les psychologues, le grand maître de Janet fut indubitablement Théo-
dule Ribot, à qui il témoignait une affection et un respect personnels des plus pro­
fonds. Tandis qu’en Allemagne, à cette époque, sous l’influence de Wundt, la
psychologie expérimentale se présentait comme la science de la mesure des fonc­
tions psychologiques, l’École française, avec Taine et Ribot, préférait l’approche
psychopathologique. Ribot avait emprunté à Claude Bernard l’idée que la mala­
die est une expérience instituée par la nature. Il appliqua cette idée à la psycho­
logie. Pour étudier les fonctions normales de la mémoire, de la volonté, de la per­
sonnalité, Ribot explorait les perturbations de ces fonctions, consacrant une
monographie à chacune d’elles. Cependant, n’étant pas lui-même médecin, Ribot
devait se fier aux descriptions des psychiatres, tandis que Janet entreprit des
études médicales et passa son doctorat pour pouvoir s’adonner directement à des
études cliniques. Ribot avait aussi introduit en France le principe jacksonien de

154. Voir Paul Janet, Les Maîtres de la pensée moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1888, p.
363-403. André Cresson, Maine de Biran, sa vie, son œuvre, Paris, PUF, 1950. Et le numéro
spécial du Bulletin de la Sociétéfrançaise de philosophie, vol. XXIV (1924) consacré à Maine
de Biran.
155. Henri Delacroix, « Maine de Biran et l’École médico-psychologique », Bulletin de la
Sociétéfrançaise de philosophie, XXIV (1924), p. 51-63.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 429

l’évolution et de la dissolution ainsi que la distinction entre symptômes positifs


et négatifs dans la maladie nerveuse. Il appliqua ce principe à la psychopatholo­
gie de la mémoire (on a appelé « loi de Ribot » le fait que dans l’amnésie sénile
les souvenirs les plus récents disparaissent avant les plus anciens), puis à celle de
la volonté (dans les maladies de la volonté, dit Ribot, les activités volontaires dis­
paraissent avant les activités automatiques : ces idées sont à l’origine de la théo­
rie de la psychasthénie de Janet).
Du point de vue clinique, on considère habituellement Janet comme un dis­
ciple de Charcot. On oublie souvent qu’avant d’entrer à la Salpêtrière en 1889,
Janet bénéficiait déjà de six ou sept ans d’expérience clinique des névroses et des
maladies mentales grâce à ses travaux au Havre, avec les docteurs Gibert et
Powilewicz : il entra ainsi à la Salpêtrière non comme un étudiant, mais comme
un collaborateur déjà expérimenté. Quant à l’étude des psychoses, c’est surtout
dans les services des docteurs Séglas et Falret à la Salpêtrière que Janet y fut
initié.
La première psychiatrie dynamique fut une autre source fondamentale de
l’œuvre de Janet. Rappelons que, pendant son séjour au Havre, il avait découvert
l’œuvre du docteur Perrier et du petit groupe de magnétiseurs de Caen, et qu’à la
suite de cette découverte il entreprit d’explorer tout ce monde de connaissances
oubliées, c’est-à-dire l’œuvre d’hommes tels que Puységur, Deleuze, Bertrand,
Noizet, Teste, Gauthier, Charpignon, les deux Despine, du Potet et une longue
suite de pionniers dont Janet ne manqua jamais de signaler les découvertes et les
mérites.
Les théories de Janet sur l’énergie psychologique présentent bien des points
communs avec les idées exprimées par George Beard et S. Weir Mitchell, par
William James surtout. L’article de William James, «Les énergies de
l’homme », aborde les problèmes de notre budget énergétique, du taux de mobi­
lisation de l’énergie et des différents procédés pour mobiliser celle-ci156. William
James cite, parmi les facteurs dynamogènes, l’effort, la prière et la conversion
religieuse. On retrouve ainsi préfigurée la notion de tension psychologique chère
à Janet.
Les théories ultérieures de Janet sur la hiérarchie des tendances, son béhavio­
risme élargi s’inspirèrent aussi assez largement des œuvres de Josiah Royce et de
James Mark Baldwin. Josiah Royce soutenait que « la distinction entre le soi et
le non-soi a une origine essentiellement sociale ». Notre conscience empirique
de nous-mêmes, ajoute-t-il, dépend d’une série d’effets de contraste qui trouvent
leur origine psychologique dans la vie sociale. Le moi de l’enfant se développe et
se forme par imitation. « Originellement le moi empirique est secondaire à nos
expériences sociales. Dans la vie proprement sociale, le moi est toujours connu
en contraste à l’autre. » L’enfant, dit Royce, idéalise (c’est-à-dire intériorise) ses
relations sociales, si bien que le contraste entre moi et autrui « peut s’affiner en
contraste conscient entre le moi présent et le moi passé, le moi supérieur et le moi
inférieur, ou entre ma conscience et mes instincts. Ma vie réfléchie, telle qu’em-
piriquement elle entre en jeu de temps en temps, est une sorte d’abrégé ou de

156. William James, « The Energies of Man », The American Magazine (1907). Réédité
dans Mémoires and Studies, New York et Londres, Longmans Green and Co., 1911, p. 229-
264.
430 Histoire de la découverte de l’inconscient

résumé de toute ma vie sociale »157. Royce tira aussi les conséquences psycho­
pathologiques de ces théories158. Le moi social a ses maladies, il peut être
déprimé, exalté ou se faire illusion. Les délires d’influence, de persécution et de
grandeur sont des variations pathologiques de l’aspect social de la conscience de
soi, qui, à l’état normal, signifierait que nous sommes conscients de notre posi­
tion sociale, de notre dignité, de notre place dans le monde et de notre caractère.
Les théories de J.M. Baldwin sont proches de celles de Royce, mais elles
mettent davantage l’accent sur l’aspect génétique de ce développement. Baldwin
distingue trois étapes dans la genèse du moi et de l’autre159. Il y a d’abord le stade
projectif où l’enfant « projette » (en d’autres termes, sent) la personnalité des
autres avant d’avoir le sentiment de la sienne propre. Après le septième mois, il
passe au stade subjectif où l’imitation lui permet de « passer de mon expérience
de ce que tu es à une interprétation de ce que je suis ». Puis vient le stade « éjec-
tif » — où le processus se trouve renversé, c’est-à-dire « qu’à partir de ce senti­
ment plus complet de moi-même je reviens à une connaissance plus complète de
ce que tu es ». Ce qui signifie aussi que le moi et l’autre sont nés ensemble.
« Mon sentiment de moi-même se développe par imitation de ce que tu es et le
sentiment que j’ai de toi se développe en fonction de mon sentiment de moi-
même. L’Ego et V aller sont ainsi l’un et l’autre essentiellement sociaux : chacun
d’eux est un Socius, et chacun d’eux est une création par imitation. »
Janet n’a jamais caché que bon nombre des idées qu’il développa si longue­
ment dans sa grande synthèse lui furent inspirées par Royce et Baldwin. Même le
terme de socius qu’il affectionnait tant était repris de Baldwin.
Il n’est pas facile de dire avec précision l’influence que la psychologie alle­
mande exerça sur l’œuvre de Janet. Bien que Janet n’ait pas eu directement accès
aux œuvres des psychologues allemands, il les connaissait cependant à travers
Ribot et d’autres. On peut, en particulier, s’interroger sur l’influence de la psy­
chologie de Herbart. Une des idées favorites de Janet, « le rétrécissement du
champ de la conscience », semble avoir été inconnue des psychologues français
avant lui, mais on peut en remonter le fil jusqu’à Herbart. Dans la théorie de Her­
bart, le refoulement et l’étroitesse du champ de conscience correspondent à deux
aspects du même phénomène. Du fait du rétrécissement du champ de conscience,
les représentations susceptibles d’occuper simultanément l’avant de la scène sont
en nombre limité, d’où la lutte entre ces diverses représentations et le refoule­
ment des plus faibles par les plus fortes160.
H n’est guère possible de passer en revue toutes les sources contemporaines de
Janet. Comme nous l’avons déjà indiqué à propos de Bergson, de Durkheim et de
Binet, il s’agit plutôt d’ailleurs d’influences réciproques s’exerçant davantage à
travers le dialogue et le contact personnel qu’à travers les écrits.

157. Josiah Royce, The World and the Individual, New York, Macmillan, 1901, p. 245-
266.
158. Josiah Royce, Studies of Good and Evil, New York, Appleton, 1898, p. 169-197.
159. James Mark Baldwin, Mental Development in the Child and the Race, Methods and
Processes, New York, Macmillan, 1895, p. 334-338.
160. Il est possible que Janet ait eu connaissance de cet aspect des théories de Herbart par
un article de Straszewski, « Herbart, sa vie et sa philosophie », Revue philosophique, VII
(1879) (I), p. 504-526,645-673.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 431

Les analogies entre les théories de Janet et celles de certains de ses contem­
porains étrangers posent un autre problème. W. Drabovitch a attiré l’attention sur
la « convergence doctrinale » entre Janet et Pavlov161. L’un et l’autre proclament
l’importance de la force ou de l’énergie dans l’activité psychique, bien que Pav­
lov l’exprime en termes physiologiques tandis que Janet le fait en termes psycho­
logiques. Selon Drabovitch, les concepts de tension psychologique, de « drai­
nage », de suggestion, d’hypnose, tels que les présente Janet, sont parallèles aux
concepts pavloviens. Pavlov a d’ailleurs commenté à l’occasion les théories de
Janet162.
Kerris a souligné les analogies entre les théories de Janet et celles de
McDougall163. L’un et l’autre décrivent le processus du développement et de la
construction de la personnalité à partir des tendances. McDougall, cependant, ne
présente pas un tableau aussi détaillé de la hiérarchie des tendances : il décrit plu­
tôt la rivalité et la lutte entre les tendances et insiste sur la fonction intégratrice du
système nerveux. Janet, par ailleurs, reste plus proche de l’expérience clinique.
Les analogies entre les théories ultérieures de Janet et celles de George Herbert
Mead sont particulièrement frappantes. Le système de Mead se présente aussi
comme un béhaviorisme social dont le point de départ est l’activité sociale de l’in­
dividu et la coopération de plusieurs individus autour d’un objet social164. La
conscience, selon Mead, correspond à une intériorisation de l’action des autres et
le raisonnement est l’intériorisation symbolique de la discussion entre indivi­
dus165. Mead voit aussi dans l’émotion la réponse de l’organisme humain à nos
propres attitudes. Il interprète la perception comme une étape intermédiaire se
développant à partir de la tendance à la manipulation (conduite suspensive-per-
ceptive de Janet). A l’intérieur de la personnalité consciente, Mead distingue le Je
(I), le Moi (Me) et le Soi (Self) qui correspondent assez bien à l’individu, au per­
sonnage et au moi de Janet. Le moi, l’équivalent du « personnage » de Janet, cor­
respond à un ensemble de rôles intériorisés. On pourrait relever bien d’autres
analogies qui nous conduisent inévitablement à nous poser la question : qui, de
Mead ou de Janet, a influencé l’autre ? Le problème est rendu particulièrement dif­
ficile, du fait que les écrits de Mead n’ont été publiés qu’après sa mort, en 1934,
bien que de son vivant ils aient paru de façon fragmentaire, dans des articles dis­
persés dans diverses revues peu répandues en Europe. Par ailleurs, la première
publication importante de Janet exposant son système ultérieur parut en 1926,
dans son ouvrage De l’angoisse à l’extase, bien que lui aussi ait déjà enseigné ces
théories depuis une quinzaine d’années dans ses cours au Collège de France.

161. W. Drabovitch, Fragilité de la liberté et séduction des dictatures. Essai de psycholo­


gie sociale, Paris, Mercure de France, 1934.
162. Ivan Pavlov, « Lettre ouverte à Janet. Les sentiments d’emprise et la phase ultra-para­
doxale », Journal de psychologie, XXX (1933), p. 849-854.
163. Félicitas Kerris, Intégration und Désintégration der Personlichkeit bei Janet und
McDougall, Phil. Diss., Bonn-Würzburg, Richard Mayr,1938.
164. Voir C.W. Morris, dans son introduction à G.H. Mead, Mind, Self and Society,
Chicago, University of Chicago Press, 1934. Trad. franç. : L’Esprit, le Soi et la Société, Paris,
PUF, 1963.
165. David Victoroff, G.H. Mead, sociologue et philosophe, Paris, PUF, 1953, p. 62-63.
Victoroff montre que les théories de la pensée réfléchie de Mead et de Janet sont identiques et
exprimées dans des termes comparables.
432 Histoire de la découverte de l’inconscient

Rien ne nous permet d’affirmer que Janet et Mead se soient connus personnelle­
ment. Les analogies entre leurs systèmes psychologiques pourraient s’expliquer
par le fait qu’ils puisèrent à la même source : les œuvres de Josiah Royce et de
James Mark Baldwin.

L’influence de Janet

Janet se tient au seuil de toute la psychiatrie dynamique moderne. Ses idées se


sont à ce point répandues que l’on méconnaît souvent leur véritable origine, les
attribuant à d’autres. Peu de gens se souviennent, par exemple, que c’est Janet
qui a créé le mot « subconscient ».
La conception de la schizophrénie de Bleuler, fondée sur la distinction entre
symptômes primaires, qui résultent d’une baisse de la tension des associations, et
symptômes secondaires, qui dérivent des premiers, n’est dans une grande mesure
qu’une transposition du concept de psychasthénie de Janet avec sa baisse de la
tension psychologique. Bleuler dit lui-même que « le mot autisme désigne essen­
tiellement du côté positif de ce que Pierre Janet, du côté négatif, appelle la perte
du sens du réel »166.
C.G. Jung se réfère assez souvent à Janet (dont il avait suivi les cours à Paris
durant le semestre d’hiver 1902-1903). L’influence de L’Automatisme psycho­
logique est nette dans la conception jungienne de l’esprit humain fondée sur la
pluralité de sous-personnalités (les « existences psychologiques simultanées » de
Janet). Ce que Jung appelle le « complexe » s’identifie originellement à l’« idée
fixe subconsciente de Janet ».
L’œuvre de Janet exerça une grande influence sur la psychologie individuelle
d’Adler. Adler lui-même a déclaré expressément que ses travaux sur le sentiment
d’infériorité constituaient un développement des observations de Janet sur le sen­
timent d’incomplétude167.
L’influence de Janet sur Freud est un sujet à controverses sur lequel nous
reviendrons dans le prochain chapitre. Nous nous contenterons ici de quelques
brefs aperçus. Dans leur « Communication préliminaire » (1893) et leurs Études
sur l’hystérie (1895), Breuer et Freud se référaient à l’œuvre de Janet. Les cas de
Lucie (1886), de Marie (1889), de Marcelle (1891), de madame D. (1892),
d’Achille (1893), ainsi que d’autres, qui furent l’objet de publications plus brèves
entre 1886 et 1893, offraient des exemples de malades hystériques guéris par la
prise de conscience des idées fixes et leur transformation. Jones a noté dans un de
ses premiers écrits168 l’étroite parenté entre le concept de transfert (Freud) d’une
part, l’influence somnambulique et le besoin de direction (Janet) d’autre part.
Dans Formulation du double principe de la vie psychique, Freud se réfère à la
fonction du réel de Janet en définissant son principe de réalité. La fonction de

166. Eugen Bleuler, Dementia Praecox oder Gruppe der Schizophrenien (1911), in G.
Aschaffenburg, Handbuch der Psychiatrie, Spezieller Teil, 4 Abt., I Hâlfte, p. 52.
167. Alfred Adler, Über den nervôsen Charakter, Wiesbaden, J.F. Bergmann, 1912, p. 3.
Trad. franç. : Le Tempérament nerveux, Paris, Payot, 1926.
168. Ernest Jones, « The Action of Suggestion in Psychotherapy », Journal of Abnormal
Psychology, V (1911), p. 217-288.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 433

synthèse de Janet, qu’il élargit ultérieurement dans sa psychologie des tendances


et dans sa théorie de la construction de la personnalité, annonce le glissement de
la psychanalyse freudienne d’une psychologie de l’inconscient à une psychologie
du moi.
L’influence de Janet a été considérable sur la psychiatrie française et sur ses
trois principaux représentants contemporains, Henri Baruk, Henri Ey et Jean
Delay. A l’occasion du centenaire de la naissance de Janet, Henri Baruk saluait
en lui l’homme qui avait fourni une base clinique au développement de la psy­
chophysiologie moderne et proclamait que l’œuvre de Janet conduirait dans
l’avenir à de nouvelles découvertes en neurophysiologie169. La psychologie orga-
nodynamique d’Henri Ey et sa théorie de la structure des états de conscience
sont, dans une grande mesure, des développements de la pensée de Janet170. Jean
Delay estime que les découvertes modernes en neurophysiologie confirment le
concept de tension psychologique de Janet. Les fonctions de vigilance, mais
aussi la présentification de Janet, ont leur substratum dans certaines structures du
diencéphale. La psychopharmacologie, ajoute Delay, confirme aussi certaines
idées de Janet : aussi Delay classe-t-il les drogues psychotropes en « psycholep-
tiques », « psychoanaleptiques » et « psychodysleptiques », classification qui
s’appuie sur les théories de Janet171.
L’exemple de Pierre Janet montre de façon remarquable combien la renom­
mée et l’oubli sont distribués inégalement entre les savants. Aux alentours de
1900, ses contemporains avaient l’impression qu’il ne tarderait pas à fonder une
importante école. Cependant, malgré le développement constant de son œuvre,
tout se passa comme s’il s’était lentement mis à l’écart de l’évolution générale
des idées. Bien des psychiatres et des psychologues, mais aussi le public cultivé,
ne voyaient toujours en lui que l’auteur de L’Automatisme psychologique et le
clinicien qui avait fourni des descriptions minutieuses de la névrose obsession­
nelle. Relativement peu de gens semblent s’être aperçus qu’il construisait une
synthèse de portée considérable.
H est tentant, dès lors, de spéculer sur les raisons qui ont valu à Janet les
faveurs de Lesmosyne, la déesse de l’oubli, plutôt que celles de Mnémosyne, la
déesse de la mémoire. On peut en trouver l’explication du côté des ennemis de
Janet, de Janet lui-même et dans les fluctuations de l’esprit du temps.
Au cours de sa carrière, Janet se heurta au moins par trois fois à de violentes
résistances ou à d’implacables inimitiés. La première fois ce fut après la mort de
Charcot : nous avons déjà raconté ailleurs la violente réaction que suscitèrent les
théories de Charcot sur l’hystérie et l’hypnotisme. Bien que Janet se fût soigneu­
sement tenu à l’écart des spéculations aventureuses sur la métallothérapie et le
transfert, on ne lui en attribua pas moins les théories de Charcot, tout simplement
parce qu’il était le seul, à la Salpêtrière, à continuer à utiliser l’hypnose et à croire
que l’hystérie était autre chose qu’une mise en scène. La réaction contre Charcot
fut si vive qu’elle suscita un esprit farouchement organiciste et anti-psycholo­
gique parmi les neurologues français. Des hommes comme Babinski et Déjerine

169. Revue philosophique, CL (1960), p. 283-288.


170. Henri Ey, « La psychopathologie de Pierre Janet et la conception dynamique de la psy­
chiatrie», Mélanges offerts à Monsieur Pierre Janet..., op. cit., p. 87-100.
171. Jean Delay, « Pierre Janet et la tension psychologique », Psychologie française, V
(1960), p. 93-110.
434 Histoire de la découverte de l’inconscient

se montrèrent ouvertement hostiles à Janet et parvinrent à mettre un terme à son


influence à la Salpêtrière. Janet fut également critiqué par l’École de Nancy parce
qu’il maintenait la distinction entre hypnotisme et suggestion. Puis il fut l’objet
d’une seconde vague d’attaques de la part d’un certain nombre de théologiens et
de laïcs catholiques à la suite de la publication de son ouvrage, De l’angoisse à
l’extase. Les attaques les plus féroces lui vinrent cependant des psychanalystes.
Bien que Freud ait sommairement reconnu les recherches antérieures de Janet en
1893 et 1895, il se montra de plus en plus critique à son égard. Le rapport de
Janet sur la psychanalyse, au Congrès de Londres, en 1913, par lequel il reven­
diquait la paternité de la découverte des idées fixes subconscientes et de la thé­
rapie cathartique, fut le signal de vives attaques contre Janet de la part de certains
psychanalystes. Ernest Jones l’accusa publiquement et expressément de malhon­
nêteté, affirmant que les découvertes de Freud ne devaient rien à Janet172. En
1945, la psychanalyste française Madeleine Cavé, au mépris de la chronologie,
accusa Janet d’avoir plagié à la hâte l’article de Breuer et Freud de 1893173. Janet,
dit-elle, avait publié en 1889 le cas de Marie sans comprendre comment ni pour­
quoi la malade avait été guérie, mais, éclairé par la publication de Breuer et de
Freud, il s’était hâté d’appliquer cette thérapie et de publier d’autres cas, présen­
tant Breuer et Freud comme ses imitateurs. Janet, alors âgé de 86 ans, n’eut peut-
être pas connaissance de cette attaque, à laquelle en tout cas il ne répondit pas,
mais elle contribua sans doute à entretenir l’hostilité à son égard dans la jeune
génération de psychanalystes.
On pourrait trouver d’autres raisons au manque de popularité de Janet dans sa
propre personnalité. Il se montra toujours farouchement indépendant : en fait, il
n’eut pas de maître, même pas Charcot ou Ribot. Il ne se rattacha jamais à aucun
groupe. Il n’eut pas de disciples et ne fonda pas d’école ; toute forme de prosé­
lytisme lui était absolument étrangère. Pour avoir des étudiants, Janet aurait eu
besoin soit d’un poste à la Sorbonne, où il aurait pu enseigner la psychologie, soit
d’un service à lui à la Salpêtrière, où il aurait pu donner une formation clinique à
des étudiants en médecine. Mais il n’eut rien de tout cela : son activité d’ensei­
gnant se limitait au Collège de France, établissement d’enseignement supérieur
indépendant de toute université et, de ce fait, fréquenté surtout par des spécia­
listes, des visiteurs étrangers et le public cultivé, plutôt que par les étudiants.
Quelques-uns des auditeurs de Janet furent des partisans enthôusiastes de son
enseignement et cherchèrent à le diffuser. Ce fut le cas du pasteur Horton, qui
publia un compte rendu condensé des leçons de Janet sur la psychologie de la
religion, du docteur Benjamin Subercaseaux174, qui exposa en espagnol la théorie
de la hiérarchie des tendances de Janet, et du docteur Leonhard Schwartz, de
Bâle, dont le livre sur la psychologie de Janet, malheureusement inachevé, fut
publié à titre posthume175.

172. Ernest Jones, « Professer Janet on Psychoanalysis : A Rejoinder », Journal ofAbnor­


mal Psychology, IX (1914-1915), p. 400-410.
173. Madeleine Cavé, L’Œuvre paradoxale de Freud. Essai sur la théorie des névroses,
Paris, PUF, 1945.
174. Benjamin Subercaseaux, Apuntes de Psicologia Comparada, Santiago de Chili, Bardi,
1927.
175. Leonhard Schwartz, Die Neurosen und die dynamische Psychologie von Pierre Janet,
Bâle, Benno Schwabe, 1950.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 435

La troisième raison qui pourrait expliquer que la renommée de Janet ne se soit


pas imposée et étendue comme on aurait pu s’y attendre doit être cherchée dans
l’esprit du temps. Janet avait donné ses cours sur la psychothérapie en 1909, et,
en 1910, il s’était tourné vers la psychologie des tendances. Mais il lui fallut plu­
sieurs années pour rédiger Les Médications psychologiques, dont la publication
fut retardée par la guerre. Quand cet ouvrage paru enfin, en 1919, le public eut l’im­
pression que la pensée de Janet n’avait guère évolué depuis dix ans et peu de gens
se rendirent compte qu’à cette époque ses recherches avaient déjà pris une orien­
tation nouvelle. Par ailleurs, la période d’après-guerre fut marquée par de pro­
fonds bouleversements et une sorte d’iconoclasme généralisé, dans le domaine
des idées comme dans celui de la politique et des mœurs, et, à mesure que le
temps passait, le fossé se creusait de plus en plus entre Janet et les préoccupations
des jeunes psychiatres.
Il semblerait presque qu’un destin mystérieux avait décidé d’effacer la
mémoire de Janet. Quand il mourut, le 24 février 1947, aucun journal ne parais­
sait à Paris par suite d’une grève des imprimeurs. Sa mort passa presque inaper­
çue. Quand les journaux reparurent, le 18 mars, ils lui consacrèrent deux
Ûgnes176. Dans les salles de cinéma, les actualités annoncèrent sa mort, mais
comme aucun film n’avait jamais été réalisé sur lui, on dut se contenter de son
portrait à l’écran. Le seul enregistrement connu de sa voix semble avoir disparu.
En 1956, on célébra le centième anniversaire de la naissance de Freud à la Sal­
pêtrière où l’on érigea un mémorial en son honneur, en souvenir de sa visite à la
clinique de Charcot en 1885-1886. Mais à l’occasion du centième anniversaire de
Janet, en 1959, personne ne songea à ériger un mémorial en son honneur à la Sal­
pêtrière, bien qu’il y eût réalisé ses célèbres études sur madame D., Marcelle,
Justine, Achille, Irène, la fameuse Madeleine et tant d’autres. En 1960, lors de la
célébration de la fondation du collège Sainte-Barbe, on publia un livre qui conte­
nait une longue liste d’hommes illustres qui y avaient fait leurs études ; le nom de
Pierre Janet n’y figurait pas. Plus terrible encore : les œuvres de Janet n’ont
jamais été rééditées : elles sont devenues de plus en plus rares et inaccessibles177.
Ainsi, à l’instar de Pompéi, l’œuvre de Janet ressemble à une vaste cité enfouie
sous les cendres. Et le sort d’une cité engloutie a toujours quelque chose d’incer­
tain. Elle peut être ensevelie pour toujours, elle peut rester cachée tout en étant
pillée par des maraudeurs, mais il se peut aussi qu’elle soit un jour déterrée et
ramenée à la lumière.
Quoi qu’il en soit, tandis que le voile de Lesmosyne s’abaissait sur Janet, le
voile de Mnémosyne se levait pour illuminer son grand rival, Sigmund Freud.

176. Le Monde, 18 mars 1947.


177. Un des éditeurs de Janet, avec qui l’auteur souleva cette question, déclara avec
emphase : « Non, monsieur, les œuvres de Janet ne seront jamais rééditées. »
CHAPITRE VU

Sigmund Freud et la psychanalyse

Sigmund Freud marque un tournant décisif dans l’histoire de la psychiatrie


dynamique. Tandis que des hommes comme Pierre Janet déployaient leur acti­
vité dans le cadre des organisations scientifiques traditionnelles, de l’université,
des sociétés savantes, sans jamais songer à fonder une école, Freud rompit ouver­
tement avec la médecine officielle. Il inaugura l’ère des écoles dynamiques
modernes, avec leur doctrine, leur organisation rigide, leurs revues spécialisées,
leurs sociétés fermées et la longue initiation imposée à leurs membres. La nais­
sance de cette nouvelle forme de psychiatrie dynamique s’accompagna d’une
révolution culturelle de portée comparable à celle qu’avait suscitée Darwin.

Le cadre de vie de Sigmund Freud

Sigmund Freud naquit à Freiberg, en Moravie, en 1856, et mourut à Londres


en 1939. A l’exception des quatre premières années de sa vie et de la dernière, il
vécut habituellement à Vienne.
En 1856, l’Empire autrichien était encore sous le choc de la révolution de 1848
qui avait été réprimée par l’armée. L’empereur François-Joseph, alors âgé de
26 ans, s’efforçait de contenir les militaires et d’asseoir son pouvoir personnel
*.
La guerre de Crimée avait fait de l’Autriche la principale puissance d’Europe
centrale. En 1857, le jeune empereur décida de faire de Vienne la capitale
moderne d’un grand empire. On rasa les anciens remparts pour faire place au
« Ring », large boulevard faisant le tour de la ville centrale ; sur ses deux côtés
surgirent, au cours des décennies suivantes, des bâtiments et des palais splen­
dides. L’Empire connut un développement industriel et économique sans précé­
dent, bien qu’il eût aussi à affronter des tourmentes politiques. En 1859, l’Au­
triche, battue en Italie par les Piémontais et les Français, perdit la Lombardie. En
1866, elle subit une défaite rapide et humiliante face à la Prusse, à Sadowa, et
perdit la Vénétie. L’Empire autrichien dut ainsi renoncer à ses ambitions en Alle­
magne et en Italie. Il se tourna alors du côté de la Péninsule balkanique pour pro­
mouvoir son expansion politique et économique, mais s’y heurta à la rivalité
grandissante de la Russie. En 1867, l’Empire autrichien devint la double monar­
chie austro-hongroise. En 1875, les provinces voisines de Bosnie et d’Herzégo­
vine se soulevèrent contre les Turcs, provoquant la guerre russo-turque de 1877-
1878. Ce conflit fut réglé par le Congrès de Berlin qui confia à l’Autriche-Hon-

1. Nous suivons ici la chronologie donnée par Alfred Kasamas, Oesterreichische Chronik,
Vienne, Hollinak, 1848.
438 Histoire de la découverte de l'inconscient

grie la protection et l’administration de ces deux provinces. En 1890, on rattacha


à la capitale la banlieue de Vienne qui compta ainsi plus d’un million d’habitants
et qui était devenue l’une des plus belles villes du monde.
L’assassinat du roi Alexandre de Serbie et de son épouse, en 1903, ouvrit une
période d’hostilité ouverte de ce pays contre l’Autriche-Hongrie. En 1908, ce fut
la révolution des Jeunes Turcs, et F Autriche-Hongrie annexa la Bosnie et l’Her-
zégovine. La double monarchie se heurta à des conflits ethniques et à des pro­
blèmes de langues administratives officielles de plus en plus complexes. L’opi­
nion publique s’inquiéta vivement des guerres balkaniques en 1912 et 1913.
En juin 1914, l’assassinat, à Sarajevo, de l’archiduc François-Ferdinand, héritier
de la couronne, et de son épouse, provoqua la Première Guerre mondiale qui abou­
tit à la défaite et à l’effondrement de F Autriche-Hongrie en novembre 1918. La
petite république autrichienne, issue des ruines de l’Empire, fut secouée de
troubles sociaux et politiques. En 1926, la situation économique et politique
s’améliora temporairement, mais bien vite, ce furent les émeutes de 1927, l’insur­
rection socialiste, l’assassinat du chancelier Dollfuss, enfin l’occupation de Vienne
par les nazis en février 1938. Freud ne dut son salut qu’à l’intervention d’amis
influents. H partit pour l’Angleterre et mourut à Londres le 23 septembre 1939, à
l’âge de 83 ans, trois semaines après le début de la Deuxième Guerre mondiale.
La vie de Sigmund Freud offre l’exemple d’une ascension sociale progressive
depuis la classe moyenne inférieure jusqu’à la haute bourgeoisie. Après les
années difficiles de Privat-Dozent, il devint l’un des médecins les plus célèbres
de Vienne, muni du titre enviable de professeur extraordinaire. Les patients sur
qui il entreprit ses études neurologiques appartenaient aux couches inférieures de
la population, mais sa clientèle privée, sur qui reposait sa psychanalyse, était
composée de malades des plus hautes classes sociales. Au début de la cinquan­
taine, il se trouva à la tête d’un mouvement dont l’influence ne cessa de s’étendre
sur toute la vie culturelle du monde civilisé, si bien qu’à la fin de la soixantaine il
jouissait d’une réputation mondiale. Quand il mourut en exil en Angleterre, on se
plut à saluer en lui un symbole du combat de la liberté contre l’oppression
fasciste.

Les antécédentsfamiliaux

Nous ignorons encore beaucoup de choses sur les antécédents familiaux de


Sigmund Freud. Le peu que nous en savons, pour être intelligible, doit être
replacé dans le cadre plus large des conditions de vie des Juifs en Autriche-Hon­
grie au xixe siècle2. Avant l’émancipation, ils formaient plusieurs groupes aux
conditions de vie politiques, économiques et sociales assez différentes.
A Vienne, il y avait d’abord ce qu’on appelait les « familles tolérées »3. Bien
que les Juifs eussent été bannis de Vienne en 1421, puis en 1670, une « troisième
communauté » s’était reconstituée dans la seconde motié du xvnT siècle autour

2. Gerson Wolf, Die Juden, in Die Vôlker Ôsterreich-Ungams. Ethnographische und Kul-
turhistorische Schilderung, Vienne et Teschen, Karl Prochaska, 1883, vol. VII.
3. Hans Tietze, Die Juden Wiens. Geschichte-Wirtschaft-Kultur, Leipzig et Vienne, E.P.
Tal, 1933.
Sigmund Freud et la psychanalyse 439

de quelques familles riches et influentes. Dans la période dite du Vormàrz (de


1790 à 1848), leur nombre s’accrut et, en dépit des lois restrictives, ils jouèrent
un rôle important dans la vie économique, ayant notamment entre leurs mains les
marchés des textiles et des céréales.
Un autre groupe juif de Vienne, la communauté dite « turque-israélite », ras­
semblait des Juifs Sefardim, venus de Constantinople et de Salonique, qui béné­
ficièrent longtemps de la protection du Sultan4. Ils parlaient un dialecte judéo-
espagnol et prononçaient l’hébreu un peu autrement que les Juifs de langue
allemande. On disait qu’ils étaient jalousés par les autres Juifs et qu’ils rejetaient
dédaigneusement ceux qui cherchaient à se joindre à leur communauté.
Il y avait aussi les Juifs des ghettos de certaines villes. Sigmund Mayer, riche
marchand qui était né et avait été élevé à Pressburg, a décrit le mode de vie des
Juifs de cette ville5. Pressburg, ville de 40 000 habitants à cette époque, comptait
5 000 Juifs qui vivaient tous dans une seule rue, longue et étroite, fermée aux
deux bouts par des portails que les policiers verrouillaient chaque soir. Un côté
de cette rue appartenait à la ville, l’autre dépendait du domaine du comte Palffy,
magnat hongrois, et ceux qui habitaient de ce côté étaient soumis à des restric­
tions moins draconiennes que les autres. Nul, cependant, n’avait le droit de
construire une maison ou d’acquérir une propriété. Les deux côtés de la rue
étaient bordés de boutiques et de maisons dont les habitants s’entassaient tant
bien que mal. Certains étaient artisans, la majorité boutiquiers. Quelques-uns
avaient des entreprises assez importantes, surtout dans les textiles. Les Juifs
étaient les seuls marchands de la ville, la rue du ghetto était envahie toute la jour­
née par les clients. Les Juifs subissaient la pression de la concurrence et travail­
laient fiévreusement six jours par semaine, commençant très tôt le matin et ne
s’arrêtant que fort tard dans la soirée. Ils consacraient le reste de leur temps à
leurs activités religieuses. Deux fois par jour ils allaient prier à la synagogue, ils
célébraient le sabbat et les fêtes juives selon la plus stricte orthodoxie. Les
enfants fréquentaient l’école de la synagogue où ils consacraient le plus clair de
leur temps à lire les Livres sacrés en hébreu, sans en comprendre le sens, ce qui
était affreusement ennuyeux pour la plupart d’entre eux. La vie familiale était
strictement patriarcale, l’homme représentant l’autorité indiscutée. La discipline
était très rigoureuse, mais les parents faisaient tout leur possible pour assurer à
leurs enfants un avenir meilleur. Dans ce milieu très fermé, où chacun était au
courant des faits et gestes de son voisin, s’était créée une mentalité très particu­
lière faite de refoulement intense des instincts, d’honnêteté forcée, d’esprit vif et
caustique (ainsi qu’en témoignent des écrivains comme Heinrich Heine et Lud­
wig Borne qui avaient grandi dans un ghetto). Dès l’enfance, cette population
vivait sous l’emprise de la peur : peur des parents, du maître, de l’époux, des rab­
bins, de Dieu et surtout des Gentils. « A Pressburg aucun Juif n’aurait jamais osé
rendre un coup à un chrétien ; même nous, les enfants, n’osons pas nous battre
contre les enfants chrétiens qui nous avaient attaqués », écrit Sigmund Mayer.
Enfin, au sein même du ghetto s’établissait une hiérarchie sociale en fonction de

4. Adolf Zemlinsky, Geschichte der Türkisch-Israelitischen Gemeinde zu Wien, Vienne,


M. Papo, 1888.
5. Sigmund Mayer, Ein Jüdischer Kaufmann, 1831 bis 1911. Lebenserinnerungen von Sig­
mund Mayer, Leipzig, Duncker und Humblot, 1911.
440 Histoire de la découverte de l'inconscient

la réussite ou de l’échec, de la richesse ou de la pauvreté, dominée par une sorte


d’aristocratie composée de quelques familles riches — tels les Gomperz, les
Todesco, les Ulmann, les Pappenheim — qui entretenaient un vaste réseau d’af­
faires et de relations sociales en dehors du ghetto.
D’autres groupes juifs étaient dispersés en divers lieux où les conditions de vie
étaient très variées. La petite ville de Kittsee, par exemple, entre Vienne et Pres-
sburg, dominée par le château du comte Batthyaniy, abritait une communauté
active et prospère. Les Juifs y étaient marchands de céréales, avaient leurs entre­
pôts et leurs maisons, jouissaient d’une relative liberté et entretenaient un
commerce actif avec Vienne et Budapest.
La grande majorité des Juifs d’Autriche vivaient dans de petites villes et des
villages de Galicie ; ils entretenaient des relations si étroites avec les paysans
polonais qu’ils se tutoyaient souvent entre eux. La mentalité de ces Juifs était très
différente de celle de leurs congénères des ghettos. Certains étaient marchands
ambulants. Les plus pauvres allaient à pied, leur marchandise sur le dos, les
autres disposaient de charrettes tirées par des chevaux. Il y avait aussi des négo­
ciants, des artisans, des aubergistes et de petits fermiers. Ber de Bolechow (1723-
1805), marchand juif qui s’intéressait vivement à la vie culturelle de sa commu­
nauté, a dépeint sous une forme très vivante la vie de ces communautés juives de
Galicie à la fin du xvine siècle6. Il décrit leurs métiers, les règles présidant aux
affaires, aux transactions commerciales, à la valeur et à la circulation de la mon­
naie, au crédit et aux prix, les relations étroites entretenues par certains avec des
centres commerciaux étrangers, les longs voyages à cheval, leur connaissance
des langues et leurs relations amicales avec les Gentils. Ber décrit aussi l’auto­
nomie de ces communautés juives sous l’administration du Kahal, dont les attri­
butions incluaient la justice, les activités économiques et les institutions de bien­
faisance, et qui étaient également responsables de la perception des impôts. Le
Kahal disposait de sa propre administration et entretenait des forces de police.
Outre le Kahal, il y avait le rabbin, chef religieux, et le Dayan (juge). Un des
traits les plus frappants dans la description que fait Ber est la richesse de la vie
culturelle. Outre la considération générale dont jouissait l’étude et la vénération
pour les rabbins pleins de sagesse, on pouvait assister à des controverses animées
entre les Juifs orthodoxes et les partisans du hassidisme ou de la haskalah. Ber
parle avec ironie de son éducation talmudique et du pilpul, c’est-à-dire des dis­
cussions passionnées sur des points obscurs du Talmud entre érudits rivalisant
d’arguments plus subtils les uns que les autres, de distinctions spécieuses et d’af­
firmations audacieuses à partir d’arrangements ingénieux du texte. Ces Juifs de
Galicie avaient fait revivre la langue et la littérature hébraïques dans la première
moitié du xvni' siècle. Il n’est pas surprenant, dès lors, que Jacob Freud (le père
de Sigmund), qui venait de Tysmienica, écrivît couramment l’hébreu.
En Moravie, les Juifs n’étaient pas autorisés à s’installer à titre définitif. Là
plupart d’entre eux étaient des immigrants de Galicie, disposant d’une autorisa­
tion de séjour limitée à six mois qu’il fallait renouveler. Par ailleurs, ils devaient
habiter dans des hôtelleries spéciales, appelées stadtische Bestandhaüser, pro­
priétés de la ville qui les concédaient à des hôteliers. On pouvait être autorisé à

6. M. Vishnitzer, The Memoirs ofBer of Bolechow (1723-1805), Londres, Oxford Univer­


sity Press, 1922.
Sigmund Freud et la psychanalyse 441

habiter dans des maisons privées moyennant paiement d’une taxe spéciale. Cette
législation draconienne n’empêchait pas certains Juifs de Moravie de s’adonner à
des activités commerciales sous l’œil bienveillant des autorités locales tant que
ces activités restaient avantageuses pour l’ensemble de la population.
Telle était la situation des Juifs avant l’émancipation. L’échec de la révolution
de 1848 engendra une réaction brève, mais violente, qui frappa aussi les Juifs,
mais 1852 marqua le début d’une politique libérale. En 1867, les Juifs se virent
reconnaître officiellement l’égalité des droits politiques, dont ils bénéficiaient en
fait depuis une dizaine d’années. Les Juifs affluèrent alors à Vienne, venant des
diverses parties de la monarchie ; ils affluèrent aussi en Autriche-Hongrie, venant
des régions voisines relevant de l’Empire russe.
L’émancipation et l’abolition des ghettos transformèrent profondément la vie
des Juifs. Non seulement beaucoup quittèrent la campagne pour les villes et les
provinces pour Vienne, mais la plupart connurent un changement radical de leur
mode de vie. Beaucoup, en particulier dans les villes, cherchèrent à « s’assimi­
ler » en adoptant les coutumes, le comportement, l’habillement et le mode de vie
de leurs compatriotes non juifs, et ceux qui parlaient le yiddish (dialecte alle­
mand du XIVe siècle entremêlé de mots hébreux) adoptèrent l’allemand courant
moderne. Bon nombre de ces Juifs « assimilés » se rallièrent au « judaïsme libé­
ral » ; d’autres, aux sentiments religieux plus faibles ou inexistants, se contentè­
rent de rester attachés à la communauté. Certains, allant plus loin, rompirent avec
la religion de leurs ancêtres, et, puisqu’il était obligatoire de se rattacher à une
religion, se firent inscrire comme catholiques ou protestants. Quelques commu­
nautés de Juifs orthodoxes maintinrent rigoureusement leurs croyances, leurs
rites et leurs coutumes. En lisant certaines descriptions de la vie du ghetto,
comme celles de Sigmund Mayer7 ou de H. Steinthal8, on devine, entre les lignes,
une curieuse nostalgie de cette époque où la vie religieuse et la discipline morale
s’imposaient avec rigueur.
Il est clair qu’une révolution sociale, politique, économique et culturelle d’une
telle portée engendrait de graves difficultés pour les familles ou les individus
concernés. La situation était un peu celle des immigrants européens aux États-
Unis, contraints, eux aussi, d’embrasser une autre culture. Pour bien des jeunes,
l’émancipation fut une expérience bouleversante, qui leur ouvrit un monde de
possibilités insoupçonnées. Josef Breuer parle de son père, Léopold Breuer, en
ces termes :

« Il appartenait à cette génération de Juifs qui furent les premiers à faire le saut
du ghetto spirituel à l’air vivifiant du monde occidental [...]. Il nous est difficile
d’estimer à sa juste valeur l’énergie spirituelle dont fit preuve cette génération. Il
lui fallut abandonner son jargon pour l’allemand classique, l’étroitesse du ghetto
pour le mode de vie du monde occidental, accéder à la littérature, à la poésie et à
la philosophie de la nation germanique [...] »9.

7. Sigmund Mayer, Ein Jüdischer Kaufmann, 1831 bis 1911. Lebenserinnerungen von Sig­
mund Mayer, op. cit.
8. Heymann Steinthal, Über Juden und Judentum. Vortrdge und Aufsàtze, G. Karpeles éd.,
Berlin, M. Poppelauer, 1906.
9. Josef Breuer, Curriculum Vitae, in Hans Mayer, Dr. Josef Breuer, 1842-1925, Nachruf,
23. Juni 1925 (nd), p. 9-24.
442 Histoire de la découverte de l’inconscient

D’innombrables conflits surgirent par ailleurs entre les parents orthodoxes et


leurs enfants qui leur échappaient, incapables de se représenter combien avaient
été rudes les conditions de vie de leurs parents. Freud rapporte qu’un jour (il avait
alors 10 ou 12 ans) son père lui raconta comment, tandis qu’il marchait dans la
rue, dans sa jeunesse, un chrétien passant à ses côtés envoya son bonnet dans la
boue en criant : « Juif, descends du trottoir ! » Sigmund demanda à son père ce
qu’il avait fait et Jacob lui répondit : « Je suis descendu dans la rue et je l’ai
ramassé »10. Lejeune garçon se montra scandalisé de ce qu’il estimait lâcheté de
la part de son père. Semblable anecdote illustre bien le gouffre qui s’était creusé
entre la jeune génération et ses aînés, et peut nous aider à mieux comprendre la
génèse de la notion du complexe d’Œdipe.
Autre conséquence de l’émancipation, les Juifs durent s’inscrire au même état
civil que les autres citoyens. Beaucoup adoptèrent un nouveau nom ou surnom et
se donnèrent des dates de naissance fictives : ils étaient ainsi inscrits dans la
communauté juive sous un prénom hébreu et sur le registre de l’état civil sous un
autre, si bien qu’ils avaient en quelque sorte une double identité. En Autriche, les
registres d’état civil étaient souvent assez mal tenus. En établissant les certificats
de mariage ou de décès, l’employé de l’état civil se fiait, pour les dates de nais­
sance, aux renseignements oraux que lui donnaient les gens et il arrivait aussi
qu’un document officiel confondît le lieu de naissance avec un lieu de séjour.
Aussi les historiens doivent-ils se montrer très prudents dans l’utilisation des
documents officiels autrichiens de cette époque, surtout quand il s’agit de Juifs.
Cette tendance à l’assimilation se trouva grandement facilitée par le fait que
l’Autriche ignora à peu près complètement l’antisémitisme pendant deux ou trois
décennies. A Vienne, la population juive augmentait continuellement : elle passa
de quelques centaines au début du XIXe siècle à 72 000 en 1880, 118 000 en
1890, et 147 000 en 190011. Les Juifs comptaient bon nombre de juristes, de
médecins, de savants. Parmi les professeurs juifs de la faculté de médecine de
Vienne, Max Grünwald cite l’oculiste Mauthner, le physiologiste Fleischl von
Marxow, l’anatomiste Zuckerkandl, les dermatologues Kaposi et Zeissl, les
laryngologistes Stoerk et Johann Schnitzler, l’hydrologiste Wintemitz, le
pédiatre Kassowitz, l’otologiste Politzer, le spécialiste en pathologie expérimen­
tale Stricker, et le neurologue Moritz Benedikt’2. Il y avait aussi Josef Breuer,
deux prix Nobel, Fried et Barany, et bien d’autres. Il semble que les premiers
signes d’antisémitisme remontent à la panique boursière de 1873, pour s’étendre
ensuite lentement dans les années 1880 et 1890, quoique certains Juifs éminents
vivant à Vienne à cette époque affirment n’en avoir rien perçu (ou du moins fort
peu)13. Cependant, même pendant ces deux ou trois décennies où l’antisémitisme
fut à peu près inexistant à Vienne, bien des Juifs n’en furent pas moins sensibles
à la moindre manifestation d’hostilité. Josef Breuer critiquait cette attitude, en

10. Sigmund Freud, Traumdeutung, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1900, p. 135. Trad. fr. :
L’Interprétation des rêves, nouvelle édition augmentée et révisée par Denise Berger, Paris,
PUF, 1971, p. 175.
11. Hans Tietze, Die Juden Wiens. Geschichte-Wirtschaft-Kultur, op. cit., p. 231.
12. Max Grünwald, Vienna, Philadelphie, Jewish Publication Society of America, 1936, p.
518-523.
13. Ce fut le cas, par exemple, de Stefan Zweig, Die Welt von Gestem (1944), Stockholm,
Fischer, 1958, et d’Otto Lubarsch, Ein bewegtes Gelehrtenleben, Berlin, J. Springer, 1931.
Sigmund Freud et la psychanalyse 443

1894, dans une réponse à une enquête de la Kadimah, association estudiantine


juive :

« Notre épiderme est devenu par trop sensible et je souhaiterais que nous,
Juifs, ayons une ferme conscience de notre propre valeur, sans trop nous préoc­
cuper du jugement des autres, plutôt que d’entretenir ce point d’honneur hésitant,
facilement offensé et hypersensible. Mais quoi qu’il en soit, ce point d’honneur
est certainement un produit de 1’“assimilation” »14.

Parmi les Juifs qui vivaient à Vienne dans la seconde moitié du XIXe siècle, un
observateur pouvait déceler facilement des différences notables, fonction du
milieu d’origine. Selon qu’ils étaient issus des « familles tolérées » de Vienne, de
la communauté « hispano-turque », d’autres communautés privilégiées, du
ghetto ou de quelque obscur district de Galicie, leur comportement était très dif­
férent. Il n’est pas hors de propos de noter que le père de Josef Breuer faisait par­
tie, dans sa jeunesse, lors de l’émancipation, d’une communauté aux liens très
serrés et d’esprit rigide, que le grand-père de Bertha Pappenheim était une per­
sonnalité dans le ghetto de Pressburg, que le père d’Adler provenait de la floris­
sante communauté juive de Kittsee, que Moreno était issu d’une famille judéo-
espagnole et que les ancêtres de Freud avaient vécu en Galicie et en Russie.
Ce qui précède devrait nous aider à saisir la complexité des antécédents fami­
liaux de Freud. Nous disposons d’assez peu de données positives et objectives
sur les ancêtres de Freud, y compris sur ses parents. Comme beaucoup de leurs
contemporains, ils se montraient très discrets sur leur passé. A peu près toutes les
données qui nous sont parvenues sur la vie et la personnalité de Jacob Freud sont
obscures. Ce n’est qu’au cours des dernières années que les patientes recherches
de Renée Gicklhorn et de J. Sajner ont apporté quelque lumière15.
Le plus ancien document que nous possédions sur l’histoire de la famille de
Freud est une lettre datée du 24 juillet 1844, écrite par un marchand juif, Abra­
ham Siskind Hoffman, qui vivait dans la petite ville de Klogsdorf, près de Frei-
berg, en Moravie. Il informait les autorités que, du fait de son âge (69 ans), il
avait pris pour associé son petit-fils Jacob Kelemen (Kallamon) Freud, de Tys-
mienica, en Galicie. Abraham Hoffman rappelle aux autorités qu’il achète du
drap à Freiberg et dans les environs, et qu’après l’avoir teint et apprêté il l’envoie
en Galicie, d’où il rapporte des produits régionaux à Freiberg. Il ajoute que le
gouvernement de Lemberg lui a accordé un passeport de voyage, à lui ainsi qu’à
son petit-fils, valable jusqu’en mai 1848. II demande aux autorités l’autorisation
de résider avec lui à Freiberg pour cette période.
Sur avis favorable de la corporation des drapiers, la requête d’Abraham Hoff­
man fut acceptée. Jacob Freud avait alors 29 ans. D’autres documents nous
apprennent qu’il était le fils de Salomon Freud, marchand, et de Pepi Hoffman,

14. Lettre au président de la Kadimah, signée Josef Breuer, stirpe Judaeus, natione Ger-
manus (Josef Breuer, juif d’origine, allemand de nationalité). L’auteur est très obligé à
madame Kathe Breuer qui lui a montré cette lettre et lui a permis de la citer.
15. Renée Gicklhorn, F. Kalivoda, J. Sajner, « Nové archlvl nâlezy o dêtstvl Sigmunda
Freuda v. Prïbore », Ceskoslovenskâ Psychiatria, LXIII (1967), p. 131-136. R. Gicklhorn et
J. Sajner, « The Freiberg Period of the Freud Family », Journal ofthe History ofMedicine,
XXIV (1969), p. 37-43.
444 Histoire de la découverte de l’inconscient

de Tysmienica. Sa femme, Saly Kanner, était restée à Tysmienica avec ses deux
enfants. Abraham Hoffman et Jacob Freud se rattachaient tous deux au groupe
des Wanderjuden (Juifs itinérants) qui étaient continuellement sur les routes
entre la Galicie et Freiberg. Ils appartenaient tous à des familles de Tysmienica,
de Stanislau et de Lemberg. Les registres de la ville de Freiberg et le passeport de
Jacob Freud nous apprennent qu’au cours des années suivantes il passa six mois
par an à Klogsdorf et voyagea le reste du temps en Galicie, à Budapest, à Dresde
et à Vienne.
En février 1848, la ville de Freiberg décida d’imposer une taxe spéciale au
groupe des huit marchands juifs de Galicie. Cette décision impliquait une
enquête sur les activités de chacun d’eux. La corporation des drapiers déclara
qu’Abraham Hoffman et Jacob Freud étaient connus pour être d’honnêtes mar­
chands et que leur présence était profitable à l’ensemble de la population. Cela se
passait peu avant la révolution de 1848, qui octroya aux Juifs la liberté de rési­
dence. Les documents révèlent que les affaires de Jacob Freud atteignirent leur
apogée en 1852. Cette même année, sa seconde femme, Rebecca, vint habiter à
Freiberg avec les deux fils de sa première femme, Emanuel, âgé de 21 ans, et Phi-
lipp, 16 ans. Emanuel était marié et avait un enfant. Rebecca Freud mourut entre
1852 et 1855. Jacob Freud se maria une troisième fois, le 29 juillet 1855, à
Vienne, avec Amalia Nathanson16.
Nous ne savons pas quand Jacob reprit à son compte l’affaire de son grand-
père. Nous ne savons pas davantage pourquoi il la laissa à son fis Emanuel en
1858. En 1859, il demanda aux autorités un certificat de bonne vie et mœurs et,
peu de temps après, quitta Freiberg. C’était, soit dit en passant, l’année même où
toutes les restrictions légales concernant les Juifs furent officiellement abolies en
Autriche.
En dehors de ces quelques renseignements fournis par des documents officiels,
nous ne savons que fort peu de choses sur Jacob Freud ; la date de sa naissance
est elle-même incertaine17. Nous ne savons rien de son enfance, de sa jeunesse,
de sa première femme, de son premier mariage ; nous ne savons pas où il avait
vécu jusqu’en 1844 ; nous ignorons tout de sa seconde femme, quand et
comment il rencontra la troisième, ce qu’il faisait à Leipzig en 1859, comment il
vécut à Vienne et quelle était sa situation financière.
On désigne habituellement Jacob Freud, à Vienne, comme « marchand de
laine », mais même cela n’est pas absolument sûr. Renée Gicklhom déclare
qu’elle n’a pas trouvé trace de son nom dans le registre commercial de Vienne
(Gewerberegister), ni dans celui des taxes commerciales (Gewerbesteuerkatas-
ter), ce qui semblerait exclure qu’il se soit livré à un commerce quelconque à
Vienne18. Selon Jones, la situation financière de Jacob Freud fut toujours assez

16. L’article de Willy Aron, « Notes on Sigmund Freud’s Ancestry and Jewish Contacts »,
Yivo Annual of Jewish Social Sciences, XI (1956-1957), p. 286-295, reproduit le certificat de
mariage des parents de Freud.
17. La chronologie de la vie de Jacob Freud est incertaine. Il est censé avoir eu 29 ans en
1844 et s’être marié à 17. Il serait donc né en 1815 et se serait marié une première fois en 1832.
Mais on dit qu’Emanuel avait 21 ans en 1852, ce qui situerait sa naissance en 1831. Dans ce
cas, son père aurait eu 16 ans à sa naissance.
18. Renée Gicklhom, «Eine Episode aus Freuds Mittelschulzeit », Unsere Heimat,
XXXVI (1965), p. 18-24 (voir note p. 23).
Sigmund Freud et la psychanalyse 445

précaire, si bien qu’il dut souvent accepter l’aide de la famille de sa femme19.


Cependant, ainsi que le fait remarquer Siegfried Bemfeld :

« [...] Jacob Freud a toujours réussi, en fait, à nourrir et à vêtir convenablement


sa famille et à lui offrir un appartement spacieux. Tous les enfants purent pour­
suivre leurs études et ils jouissaient même d’un certain luxe. Il y avait de l’argent
pour des livres, des billets de théâtre, un piano, des leçons de musique, pour un
portrait, peint à l’huile, de Sigmund à l’âge de neuf ans et de tous les enfants
quelques années après, pour un éclairage moderne au pétrole — le premier de ce
type à Vienne — et même pour des vacances d’été dans une ville d’eaux en
Moravie »20.

Renée Gicklhorn ajoute que, selon les archives de l’école, Jacob Freud paya
toujours intégralement les études de son fils au gymnase, bien que le garçon eût
pu bénéficier d’une exemption puisqu’il était toujours le premier de sa classe.
(Mais cette exemption impliquait une enquête sur la situation financière de la
famille.)
La personnalité des frères de Jacob Freud est encore plus obscure, celle en par­
ticulier de l’oncle Josef, qui eut des démêlés avec la justice.
La troisième femme de Jacob, Amalia Nathanson — à en croire l’acte de
mariage — était « de Brody » (ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elle y
était née) ; elle avait alors 19 ans (elle serait née en 1836) et son père, Jacob
Nathanson, était « agent commercial » (Handelsagent) à Vienne. Elle avait passé
une partie de son enfance à Odessa, dans le sud de la Russie, mais nous ignorons
quand ses parents avaient quitté cette ville pour Vienne. Les témoignages à son
sujet concordent sur trois points : sa beauté, son caractère autoritaire et l’admi­
ration sans bornes qu’elle vouait à son premier fils, Sigmund. Elle mourut en
1931, à l’âge de 95 ans.
Jones souligne la composition assez particulière de la famille Freud : les deux
demi-frères de Sigmund, Emanuel et Philipp, avaient à peu près l’âge de sa mère,
et son neveu John avait un an de plus que lui21. Seule sa sœur Anna était née à
Freiberg, ses quatre autres sœurs, Rosa, Marie, Adolfine et Paula, et son frère
Alexander étaient nés à Vienne. Jacob et Amalia Freud avaient eu ces sept
enfants en l’espace de dix ans.
La famille Freud suivait manifestement la tendance à l’assimilation qui était
celle de la plupart des Juifs de Vienne. Quelle qu’ait été la langue maternelle de
Jacob Freud et d’Amalia Nathanson, ils semblent n’avoir parlé qu’allemand à la
maison et avoir adopté le mode de vie de la classe moyenne de Vienne. Quant à
la religion, ils ne se rattachaient pas au groupe orthodoxe, mais, l’instruction reli­
gieuse étant obligatoire, Sigmund suivit des cours de religion juive.
Bien que n’ayant pas été élevé selon l’orthodoxie juive et ne sachant pas lire
l’hébreu, Freud n’en garda pas moins un profond attachement pour le judaïsme,
qui semble s’être développé sous l’effet de l’antisémitisme croissant et qui devait

19. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF, 1970,1, p. 19,67.
20. Siegfried Bemfeld, « Sigmund Freud, M.D., 1882-1885 », International Journal of
Psychoanalysis, XXXII (1951), p. 207.
21. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, 8-9.
446 Histoire de la découverte de l’inconscient

se refléter plus tard dans la fascination qu’exerça sur lui la figure de Moïse. La
personnalité de Freud avait été profondément marquée par les traditions de sa
communauté22. Il en adopta l’idéologie patriarcale, l’attachement à la famille
élargie et les mœurs très puritaines. Il témoigna toujours d’un profond respect à
ses maîtres, donnant leurs noms à certains de ses enfants. Autre trait typique : son
esprit prompt et sarcastique, sa prédilection pour les histoires juives.
Comme d’autres Juifs autrichiens, Freud se montrait extrêmement sensible à
toute forme (vraie ou supposée) d’antisémitisme, très discret sur sa famille et sur
lui-même, ne révélant rien, alors même qu’il semblait en parler beaucoup. Il attri­
buait à ses origines juives son aptitude à ne pas se laisser influencer par les opi­
nions de la majorité ; il aurait pu ajouter sa tendance à se croire rejeté.

Les principaux événements de la vie de Sigmund Freud

Écrire une biographie objective de Freud est une tâche extrêmement difficile et
ingrate, en raison de l’abondante littérature dont il a été l’objet et de la légende
qui s’est créée autour de lui. Malgré cet amoncellement de matériaux, authen­
tiques ou légendaires, subsistent encore de vastes lacunes dans notre connais­
sance de sa vie et de sa personnalité. Par ailleurs, certaines sources connues sont
inaccessibles, celles en particulier des archives Freud déposées à la Bibliothèque
du Congrès à Washington. Les sources accessibles se répartissent, sommaire­
ment, en quatre groupes :

1. Outre une esquisse autobiographique, Freud fournit maints détails sur sa vie
dans ses ouvrages, en particulier dans L’Interprétation des rêves23. Une fraction
minime de son énorme correspondance a été publiée : une partie de ses lettres à
Fliess24, à Pfister25, à Abraham26, à Lou Andreas-Salomé27, ainsi qu’un choix de

22. Ernest Simon, Sigmund Freud, the Jew, Léo Baeck Institute Year-Book, Il (1957), p.
270-305.
23. Sigmund Freud, « Selbstdarstellung », dans L.R. Grote, Die Medizin der Gegenwart in
Selbstdarstellung, Leipzig, Meiner, 1925, IV, p. 1-52. (Avec un post-scriptum dans la seconde
édition de 1935.) Trad. franç. : Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1950. (Trad. angl. :
Standard Edition, XX, p. 7-74. Toutes les références à la Standard Edition sont données selon
James Strachey, trad., The Standard Edition ofthe Complété Psychological Works of Sigmund
Freud, Londres, Hogarth Press, 1953.)
24. Sigmund Freud-Wilhelm Fliess, Aus den Anfangen der Psychoanalyse ; Briefe an Wil­
helm Fliess, Abhandlungen und Notizen aus den Jahren 1887-1902, Londres, Imago, 1954.
Trad. franç. : La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956.
25. Sigmund Freud-Ernst Pfister, Briefe (1909-1939), Francfort-sur-le-Main, S. Fischer,
1963. Trad. franç. : Correspondance avec le pasteur Pfister (1909-1939), Paris, Gallimard,
1966.
26. Sigmund Freud-Karl Abraham, Briefe (1907-1926), Francfort-sur-le-Main, S. Fischer,
1965. Trad. franç. : Paris, Gallimard, 1969.
27. Sigmund Freud-Lou Andreas-Salomé, Briefwechsel, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer,
1966. Trad. franç. : Paris, Gallimard, 1970.
Sigmund Freud et la psychanalyse 447

lettres diverses28. De ses neuf cents lettres à sa fiancée, quelques-unes seulement


ont été publiées, mais Jones a pu en utiliser beaucoup d’autres.
2. Des souvenirs sur Freud ont été publiés par son fils Jean Martin et par de
nombreux disciples, collègues, visiteurs et interviewera29. La plupart de ces
publications se rapportent surtout aux dernières années de sa vie.
3. Siegfried Bemfeld s’est livré à une enquête approfondie sur la vie de Freud,
à partir de documents d’archives, dont il a consigné les résultats dans ses articles
sur l’enfance de Freud30, sur ses études médicales31, ses premières recherches32,
ses recherches sur la cocaïne33 et ses premières années d’exercice de la méde­
cine34. Les recherches documentaires de Josef et de Renée Gicklhom sur la car­
rière universitaire de Freud35, complétées par les éclaircissements fournis par
Renée Gicklhom sur certains épisodes de sa vie, et par son livre sur « Le Procès
Wagner-Jauregg »36, sont absolument fondamentales. K.R. Eissler a mis au jour
d’autres documents37. Maria Dorer38 a inauguré l’étude objective des sources de
Freud, et Ola Andersson39 a cherché à reconstituer le développement des théories
de Freud en se fondant sur les sources primaires.
4. Wittels40, Puner41 et Sachs42 ont publié des esquisses biographiques sur
Freud. La biographie la plus importante, et pour ainsi dire officielle, de Freud,
celle d’Ernest Jones43, est inappréciable parce que cet auteur avait accès à des
documents qui étaient, et resteront sans doute longtemps, inaccessibles à d’autres
chercheurs. Elle n’est cependant pas exempte d’inexactitudes. En définitive,
nous sommes loin de connaître aussi parfaitement et exactement la vie de Freud
qu’on l’imagine habituellement. Mais même une reconstitution complète de sa

28. Sigmund Freud, Briefe (1873-1939), Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1960. Trad.


franç. : Correspondance (1873-1939), Paris, Gallimard, 1966.
29. Martin Freud, Glory Reflected, Londres, August L. Robertson, 1957.
30. Siegfried et Suzanne Bemfeld, « Freud’s Early Childhood », Bulletin ofMenninger Cli-
nic, VIII (1944), p. 107-114.
31. Siegfried Bemfeld, « Sigmund Freud, M.D. », International Journal ofPsychoanalysis,
XXXII (1951), p. 204-217.
32. Siegfried Bemfeld, « Freud’s Scientific Beginnings », American Imago, VI (1949),
p. 165-196.
33. Siegfried Bemfeld, «Freud’s Studies on Cocaïne, 1884-1887», Journal of the
American Psychoanalytic Association, I (1953), p. 581-613.
34. Siegfried et Suzanne Bemfeld, « Freud’s First Year in Practice, 1886-1887 », Bulletin
ofthe Menninger Clinic, XVI (1952), p. 37-49.
35. Josef et Renée Gicklhom, Sigmund Freud’s akademische Laufbahn im Lichte der
Dokumente, Vienne, Urban und Schwarzenberg, 1960.
36. Renée Gicklhom, Der Wagner-Jauregg « Prozess » (inédit).
37. K.R. Eissler, Sigmund Freud und die Wiener Universitât, Berne et Stuttgart, Hans
Huber, 1966.
38. Maria Dorer, Historische Grundlagen der Psychoanalyse, Leipzig, F. Meiner, 1932.
39. Ola Andersson, Studies in the Prehistory of Psychoanalysis, Stockholm, Svenka Bok-
fôrlaget, 1962.
40. Fritz Wittels, Sigmund Freud. Der Mann, die Lehre, die Schule, Leipzig, E.P. Tal,
1924.
41. Helen Walker Puner, Freud : His Life and His Mind, New York, Howell and Soskin,
1947.
42. Hanns Sachs, Freud, Master and Friend, Cambridge, Harvard University Press, 1945.
43. Emest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, 3 vol., Paris, PUF, 1958, 1961,
1969.
448 Histoire de là découverte de l’inconscient

vie et du développement de sa pensée ne suffirait pas à nous en donner une image


suffisante, parce qu’il nous faut situer tout cela dans le contexte des événements
contemporains et qu’il est impossible d’apprécier l’originalité de son œuvre sans
connaître les idées préexistantes et contemporaines.

Il serait vain de prétendre écrire ici une nouvelle biographie de Freud. Nous
voudrions simplement en rappeler le cadre chronologique, essayant de faire la
part du certain et de l’incertain, des données historiques et de la légende, et de
replacer les apports personnels de Freud dans leur contexte historique.
Sigmund Freud est né à Freiberg (en tchèque : Pribor), en Moravie. Dans la
bible de famille de Jacob Freud, sa naissance est notée sous son nom juif de
Schlomo44, le mardi Rosch Hodesch lyar 5616 du calendrier juif, c’est-à-dire le
6 mai 185645. En 1931, quand le conseil municipal de Freiberg décida d’apposer
une plaque commémorative sur sa maison natale, on crut s’apercevoir que,
d’après le registre d’état civil local, Freud serait né, en fait, le 6 mars 1856. Jones
attribuait cette date à une erreur de copie d’un fonctionnaire. Mais Renée Gickl-
hom et Sajner ont démontré que la date authentique était indiscutablement le
6 mai 185646.
Freud passa à Freiberg les trois premières années de sa vie. C’était, à cette
époque, une petite ville de 5 000 habitants environ, entourée d’un paysage pit­
toresque de prairies et de forêts, à l’écart de la voie ferrée. Les Juifs, qui parlaient
allemand, étaient nettement en minorité dans la ville. La maison natale de Freud
appartenait à la famille du serrurier Zajié et portait le numéro 117. Il y avait deux
pièces au rez-de-chaussée pour l’atelier et deux pièces au premier étage, l’une
occupée par la famille du propriétaire, l’autre par la famille de Jacob et d’Amalia.
Emanuel Freud et sa famille vivaient dans une autre maison et employaient
comme domestique Monica Zajié, chargée de surveiller les enfants des deux
familles Freud ; elle est probablement la « nounou » des premiers souvenirs de
Freud. L’allégation que Jacob Freud possédait une fabrique de tissage relève de
la légende, tout comme l’histoire qu’il aurait dû quitter Freiberg à cause d’une
vague d’antisémitisme.
Nous ne disposons que de données tout aussi fragmentaires sur l’année sui­
vante, à Leipzig, et sur le déménagement de Leipzig à Vienne où Jacob Freud
s’établit probablement en février 1860.
Nous ne savons à peu près rien non plus de la première enfance de Freud à
Vienne. Le seul point certain est que Jacob Freud changea plusieurs fois d’ap­
partement entre 1860 et 1865, pour s’installer finalement dans la Pfeffergasse,
dans le quartier à prédominance juive de Leopoldstadt47. Nous ne savons pas non
plus si Sigmund reçut sa première instruction de son père, à la maison, ou s’il fré­

44. On ignore pourquoi son prénom fut changé en celui de Sigmund.


45. Willy Aron, « Notes on Sigmund Freud’s Ancestry and Jewish Contacts », Yivo Annual
ofJewish Social Sciences, XI (1956-1957), p. 286-295.
46. Le mot Mai était écrit selon l’ancienne orthographe May, au lieu de Mai, si bien qu’il
était facile de le confondre avec Mdrz (mars).
47. Renée Gicklhom nous a signalé que, selon les registres de la ville, Jacob Freud habitait
en 1860 au 114 de la Weissgârbergasse, en 1864, au 5 de la Pillersdorfgasse, en 1865 au 1 de
la Pfeffergasse, en 1872 au 5 de la Pfeffergasse. Nous ignorons à quelle date il déménagea dans
la Kaiser-Josefstrasse.
Sigmund Freud et la psychanalyse 449

quenta une des écoles élémentaires juives du voisinage. Mais il fréquenta l’école
secondaire, de 1866 à 1873. Cette école, premier gymnase communal de Leo-
poldstadt, appelé couramment Sperlgymnasium ou Sperlaeum, était d’assez haut
niveau. Il comptait parmi ses professeurs le naturaliste Alois Pokomy, l’historien
Annaka et le futur politicien Victor von Kraus. Les recherches des Bemfeld et de
Renée Gicklhom ont apporté des informations précises sur les programmes de
l’école et sur les résultats scolaires de Freud. L’affirmation de Freud, selon
laquelle il avait toujours été premier de sa classe, a été confirmée par les archives
de l’école. Freud rapporte aussi qu’à l’âge de 15 ans ses condisciples le choisi­
rent par acclamation comme porte-parole pour protester contre un professeur
ignorant et impopulaire48. Les archives de l’école, parfaitement conservées, ne
mentionnent pas cet incident, mais les recherches de Gicklhom49 ont mis au jour
un autre épisode. En juin 1869 — Freud avait alors 13 ans — le corps professoral
fut choqué d’apprendre que plusieurs élèves s’étaient rendus dans des mauvais
lieux. On mena une enquête, le directeur et les professeurs de l’école se réunirent
pour décider des sanctions à prendre contre les coupables. Sigmund Freud n’en
était pas, et son nom figure seulement parmi ceux des élèves qui témoignèrent de
ce qu’ils avaient entendu sur l’affaire.
Nous savons peu de chose sur la vie que menait le jeûné Sigmund pendant ces
années. Nous pouvons nous en faire une idée à travers la description du ménage
de Jacob Freud par Judith Bemays-Heller, qui passa une année chez ses grands-
parents en 1892-189350. A cette époque, Jacob Freud ne travaillait plus et Judith
se demandait « qui subvenait aux frais ». Jacob Freud passait son temps à lire le
Talmud et d’autres livres en hébreu et en allemand, courant les cafés ou se pro­
menant dans les parcs. Il vivait quelque peu à l’écart des autres membres de la
famille et ne participait guère à la conversation pendant les repas. Judith Ber-
nays-Heller dépeint au contraire la grand-mère Amalia comme une femme tyran­
nique, égoïste et sujette à de brusques emportements. A cette époque, Sigmund
avait quitté la maison depuis pas mal de temps, mais tous les détails dont nous
avons connaissance confirment qu’il jouissait d’une position privilégiée dans sa
famille.
Les biographes de Freud ont été intrigués par sa connaissance de l’espagnol,
langue peu enseignée en Autriche à cette époque. La communauté sépharade, qui
n’était pas très nombreuse, parlait un dialecte judéo-espagnol. Le prestige dont
jouissait cette communauté aurait-il incité le jeune Sigmund à apprendre leur
langue ? D’autre part, on sait que Freud avait appris l’espagnol avec un condis­
ciple du nom d’Eduard Silberstein. Les deux adolescents avaient fondé à eux
deux une sorte d’« académie espagnole », imprégnée d’une « mythologie » de
leur cru. Plus tard, Silberstein étudia le droit et s’établit en Roumanie. Pendant
dix ans, ils échangèrent des lettres : celles de Freud à Silberstein ont été décou­

48. Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, op. cit., p. 187. Standard Edition, IV,
p. 211-212.
49. Renée Gicklhom, «Eine Episode aus S. Freuds Mittelschulzeit », Unsere Heirnat,
XXXVI (1965), p. 18-24.
50. Judith Bemays-Heller, «Freud’s Mother and Father», Commentary, XXI (1956),
p. 418-421.
450 Histoire de la découverte de l’inconscient

vertes récemment. Si elles sont publiées un jour, elles nous fourniront certaine­
ment des informations intéressantes sur la vie de Freud entre 16 et 26 ans51.
Sigmund quitta le gymnase à l’été 1873. Vienne vécut cette année-là des évé­
nements dramatiques. Une exposition internationale venait d’ouvrir quand éclata
une épidémie de choléra qui provoqua la fuite panique des visiteurs étrangers. Le
marché des valeurs s’effondra, entraînant des banqueroutes, des suicides et une
grave récession économique. Nous ignorons dans quelle mesure les affaires de
Jacob Freud en furent affectées. Il ne semble pas, en tout cas, que cette crise ait
détourné Sigmund de ses études. Freud raconte lui-même comment il fut
influencé dans le choix de sa profession par une conférence publique du zoolo­
giste Cari Brühl, qui lut un poème intitulé Nature, attribué à Goethe52. Pour beau­
coup de jeunes de cette époque, l’étude de la médecine était la seule façon de
satisfaire une vocation pour les sciences naturelles. August Forel et Adolf Meyer
se tournèrent vers la médecine pour la même raison.
A cette époque, les études médicales, en Autriche, comportaient au minimum
dix semestres (cinq ans). L’année universitaire était partagée en deux semestres,
un d’hiver, d’octobre à mars, l’autre d’été, d’avril à juillet. L’étudiant pouvait
commencer ses études par l’un ou l’autre semestre. En médecine, comme ail­
leurs, l’étudiant jouissait de ce qu’on appelait la « liberté académique », c’est-à-
dire qu’il était absolument libre de travailler ou de ne pas travailler. Il n’y avait ni
contrôle d’assiduité, ni travaux imposés, ni examens avant la fin des études.
L’étudiant pouvait choisir tous les cours qu’il lui plaisait, à condition de s’y ins­
crire et de payer les droits. II y avait néanmoins un certain nombre de cours obli­
gatoires. Quelques étudiants s’en contentaient, mais la plupart s’inscrivaient
aussi à d’autres cours, en rapport avec leur intérêt personnel ou leur spécialisa­
tion future. Assez souvent, un étudiant suivait un ou deux cours dans une autre
faculté, surtout ceux d’un professeur éminent. La plupart des étudiants n’abu­
saient pas de cette « liberté académique » : ils savaient qu’ils auraient à passer un
examen terminal extrêmement rigoureux. Les étudiants en médecine devaient
passer avec succès les trois rigorosa, les deux premiers au cours de leurs cinq
années d’études, le troisième à la fin ; ils pouvaient aussi choisir de passer tous
leurs examens ensemble à la fin. Bien des étudiants faisaient aussi du travail sup­
plémentaire, en particulier durant les vacances universitaires, s’engageant
comme famuli dans les hôpitaux ou les laboratoires, c’est-à-dire accomplissant
des tâches de subalternes pour être progressivement autorisés à se livrer à des
activités plus importantes, éventuellement rémunérées, s’ils donnaient toute
satisfaction. Beaucoup d’étudiants consacraient une partie de leur temps libre
aux associations d’étudiants.
Freud commença ses études médicales à la rentrée d’hiver de 1873 et obtint
son diplôme le 31 mars 1881. Ce chiffre de huit années d’études a intrigué ses

51. Heinz Stanescu, «Unbekannte Briefe des jungen Sigmund Freud an einen
Rumanischen Freund », Neue Literatur, Zeitschrift des Schriftstellerverbandes der RVD, XVI,
n° 3 (juin 1965), p. 123-129.
52. Ce poème célèbre, imitation d’un hymne orphique, fut inclus dans les œuvres complètes
de Goethe ; on y voyait une œuvre de jeunesse. Des recherches récentes ont cependant montré
que son véritable auteur était Georg Christoph Tobler (1757-1812), jeune poète suisse qui
l’avait envoyé à Goethe. Voir Rudolph Pestalozzi, « Sigmund Freuds Berufswahl », Neue Zür-
cher Zeitung, Femausgabe 179 (1er juillet 1956).
Sigmund Freud et la psychanalyse 451

biographes, et d’autant plus que l’on raconte que sa famille était pauvre. Sieg­
fried Bemfeld a publié une liste des cours suivis par Freud, en s’appuyant sur les
archives de l’université de Vienne53. Les trois premiers semestres, Freud suivit
les mêmes cours que les autres étudiants, plus quelques cours supplémentaires. A
partir du quatrième semestre il s’engagea dans une étude approfondie des
sciences naturelles, en particulier de la zoologie. A la fin de son cinquième
semestre, il commença à travailler régulièrement dans le laboratoire du profes­
seur d’anatomie comparée Cari Claus. Il en fut ainsi pendant deux semestres,
avec deux séjours à la station de zoologie marine de Trieste : ce fut l’occasion,
pour Freud, de sa première publication scientifique. Il semble avoir été déçu par
Claus et, au terme de ces deux semestres, quitta son laboratoire pour celui de
Brücke, qui enseignait la physiologie et l’« anatomie supérieure » (c’est ainsi
qu’il appelait l’histologie). Freud appréciait fort Ernst Brücke (1819-1892), dont
il fit son maître vénéré, et il trouva dans son laboratoire la place qui lui conve­
nait ; il y travailla les six années suivantes. Benedikt, dans ses mémoires, a laissé
un curieux portrait de ce Prussien rigide et autoritaire, qui ne se sentit jamais à
l’aise à Vienne et que les Viennois considérèrent toujours comme un étranger,
avec sa chevelure rousse, son visage dur et son sourire méphistophélique54. Son
enseignement était d’un niveau scientifique bien trop élevé pour ses étudiants et
il ne daigna jamais se mettre à leur portée. Il était le plus craint de tous les exa­
minateurs : il ne posait qu’une seule question, et si le candidat ne savait y
répondre, il ne lui donnait aucune chance de se rattraper. Brücke attendait dans le
silence impassible que les quinze minutes prévues soient passées. « Que ses étu­
diants n’aient jamais fait une émeute contre lui, c’est ce qui montre bien l’im­
mense respect qu’il leur inspirait », ajoute Benedikt. L’histoire de son inimitié
durable et féroce avec l’anatomiste Hyrtl devint légendaire dans le monde
scientifique de Vienne55. Brücke avait été l’élève de Johannes von Müller, le
grand physiologiste et zoologiste allemand qui détermina le passage de la philo­
sophie de la nature à la vision nouvelle, mécaniciste et organiciste, inspirée par le
positivisme56. C’est dire qu’avec Helmholtz, Dubois-Reymond, Cari Ludwig et
quelques autres, Brücke répudiait toute forme de vitalisme ou de finalisme en
science, cherchant à réduire les processus psychologiques à des lois physiolo­
giques et les processus physiologiques à des lois physiques et chimiques57.
Brücke s’intéressait à bien des disciplines : il publia des articles sur les principes
scientifiques des beaux-arts, sur les fondements physiologiques de la poésie alle­
mande, et il inventa la Pasigraphie, écriture universelle qui devait permettre de
transcrire toutes les langues de la terre.

53. Siegfried Bemfeld, « Sigmund Freud, M.D. », International Journal ofPsychoanalysis,


XXXII (1951), p. 204-217. (La liste complète des cours auxquels fut inscrit Freud figure
p. 216-217.)
54. Moritz Benedikt, Aus meinem Leben. Erinnerungen und Erorterungen, Vienne, Cari
Konegen, 1906, p. 60-62.
55. Voir chap. v, p. 293.
56. Il n’y eut jamais d’« école de Helmholtz » dans le sens où l’entend Siegfried Bemfeld.
Il est regrettable que cette conception erronée ait été acceptée sans critique par tant
d’historiens.
57. K.E. Rotschuh, Geschichte der Physiologie, Berlin, Springer-Verlag, 1953, p. 139-141.
452 Histoire de la découverte de l’inconscient

A l’institut de Brücke, Freud fit connaissance avec deux assistants plus âgés,
le physiologiste Sigmund Exner et le très doué Fleischl von Marxow. H y rencon­
tra également le docteur Josef Breuer qui y poursuivait des recherches. Freud
trouva en Breuer un collègue stimulant, un ami aux sentiments paternels à son
égard, qui, plus tard, l’aida en lui avançant des sommes assez considérables et qui
aiguisa sa curiosité avec l’histoire de la maladie extraordinaire et de la guérison
d’une jeune femme hystérique qui devint plus tard célèbre sous le pseudonyme
d’Anna O.

Josef Breuer (1842-1925) était né à Vienne où son père Léopold enseignait la


religion juive58. Dans une brève note autobiographique, Breuer raconte qu’il
avait perdu sa mère très jeune et que son enfance et sa jeunesse n’avaient été « ni
misérables ni luxueuses »59. Il avait la plus grande estime pour son père, éduca­
teur dévoué, toujours prêt à aider les membres de la communauté (son père repré­
sentait manifestement pour lui le modèle qu’il chercha à imiter tout au long de sa
vie). Léopold Breuer avait composé un manuel d’instruction religieuse que les
écoles juives de Vienne utilisèrent pendant de longues années60. Josef Breuer
rompit pourtant avec le judaïsme orthodoxe61 pour adopter les vues du judaïsme
libéral. Il étudia la médecine, mais suivit aussi des cours dans bien d’autres dis­
ciplines scientifiques. Il s’intéressait passionnément aux sciences expérimentales
où, d’ailleurs, il faisait preuve de grands talents : nous lui devons deux décou­
vertes expérimentales remarquables, l’une sur le mécanisme de l’autorégulation
respiratoire, l’autre sur le mécanisme de la perception des mouvements et des
positions du corps au niveau du labyrinthe. Au dire de ses biographes, Breuer
avait commencé une brillante carrière scientifique, mais renonça à ses fonctions
de Privat-Dozent et refusa le titre de professeur extraordinaire. Une des explica­
tions courantes est qu’il était si entièrement dévoué à ses malades qu’il lui répu­
gnait de les sacrifier à une carrière scientifique ; selon d’autres, il aurait renoncé
à son poste de Privat-Dozent à la suite d’intrigues de la part de ses collègues. Il
est certain qu’il n’était pas d’humeur belliqueuse. Tous ceux qui l’ont connu s’ac­
cordent à reconnaître qu’il était « l’homme le plus simple qui se puisse imagi­
ner ». Remarquable clinicien, il savait associer la perspicacité scientifique à la
plus grande humanité. Il traitait gratuitement deux catégories de malades : d’une
part ses collègues et leurs familles, d’autre part les indigents — ceux-ci lui expri­
mèrent souvent leur gratitude de façon touchante62. En tant que médecin réputé à
Vienne, il disposait de revenus importants, ce qui lui permettait de vivre sur un
train élevé et de faire régulièrement des voyages en Italie. Homme d’une culture
exceptionnelle, il était fin connaisseur en musique, en peinture et en littérature, et
sa conversation était très intéressante. Parmi ses relations personnelles figuraient
le compositeur Hugo Wolf, l’écrivain Schnitzler, le philosophe Brentano, et il

58. Ema Lesky, Die Wiener medizinische Schule im 19. Jahrhundert, Graz, Verlag Bôhlau,
1965, p. 535-537.
59. Josef Breuer, Curriculum Vitae, in Hans Mayer, Dr. Josef Breuer, 1842-1925, op. cit.
60. Léopold Breuer, Leitfaden beim Religionsunterrichte der Israelitischen Jugend, 2.
umgearbeitete Auflage, Vienne, Klopfsen und Eurich, 1855.
61. D’après sa lettre à la Kadimah (1894). (Avec l’aimable autorisation de madame Kathe
Breuer.)
62. Ces détails nous ont été communiqués par madame Kathe Breuer.
Sigmund Freud et la psychanalyse 453

correspondait avec la poétesse Maria Ebner-Eschenbach63. Selon certains


témoins, il était désintéressé et confiant à l’excès64. Le physiologiste de Kleyn,
qui lui rendit visite dans sa vieillesse, admirait « sa parfaite vigueur mentale, sa
connaissance des publications médicales les plus récentes, la sûreté de jugement
de ce presque octogénaire ». Il notait aussi « son extrême simplicité et sa chaleur
personnelle », ainsi que son esprit critique « qui restait remarquablement perspi­
cace, bien que toujours bienveillant »65. Il avait tant d’amis et d’admirateurs
dévoués à Vienne que lorsque Sigmund Exner ouvrit, en 1912, une souscription
en l’honneur de son 70e anniversaire, nombreuses furent les personnalités les
plus connues de Vienne qui y répondirent immédiatement. C’est ainsi que naquit
la Breuer-Stifiung, destinée à récompenser les travaux de recherche scientifique
les plus méritoires ou à inviter des chercheurs éminents à donner des conférences
à Vienne66.
Freud n’avait pas encore achevé ses études médicales lorsque arriva pour lui le
moment de faire une année de service militaire (1879-1880). Sa principale occu­
pation pendant cette année fut la traduction d’un volume des Collected Works de
John Stuart Mill67. Il comprit qu’il lui fallait se concentrer sur l’obtention de son
diplôme. Dans L’Interprétation des rêves, il note qu’il était en train de se faire
une réputation d’étemel étudiant. Tout en continuant à travailler dans le labora­
toire de Brücke, il passa ses deux premiers rigorosa en juin 1880 et le troisième
le 30 mars 1881 : il obtint donc son diplôme d’études médicales le 31 mars 1881.
Il obtint à titre temporaire un poste de « préparateur » (sorte d’assistant) dans le
laboratoire de Brücke, avec un salaire assez minime, et il poursuivit ses
recherches histologiques. Il travailla aussi pendant deux semestres dans le labo­
ratoire de chimie du professeur Ludwig, mais la chimie, manifestement, n’était
pas son fort.

Sur ces entrefaites, un changement remarquable s’opéra dans la vie de Freud.


Jusqu’ici il semblait avoir choisi une carrière scientifique. Or, voici qu’en juin
1882 il quitta subitement le laboratoire de Brücke où il avait travaillé pendant six
ans, tout en maintenant d’excellentes relations avec lui, pour se tourner vers une
carrière de médecin praticien, visiblement sans grand enthousiasme.
Il y avait, à cette époque, trois voies d’entrée dans la carrière médicale. La pre­
mière impliquait cinq années de travail acharné, en mettant l’accent sur l’ensei­
gnement clinique, ainsi que des activités de famulus dans les hôpitaux pendant
les vacances, après quoi on pouvait mettre une plaque sur sa porte et attendre les

63. Une copie de cette correspondance est en possession de madame Kathe Breuer qui a
bien voulu nous en permettre la lecture.
64. Rudolf Steiner, Mein Lebensgang, Domach, Philos. Anthropos. Verlag, 1925, p. 134-
135.
65. A. de Kleyn, « Josef Breuer (1842-1925) », Acta Otolaryngologica, X (1926), p. 167-
171.
66. Voir chapitre 10, p. 000. L’auteur remercie madame Kathe Breuer de lui avoir montré
les documents de la Breuer-Stiftung, et le petit-fils de Josef Breuer, George Bryant, de Van­
couver, qui lui a communiqué d’autres détails.
67. John Stuart Mill, Gesammelte Werke, Autorisierte Übersetzung unter Redaktion von
Prof. Dr. Theodor Gompertz, XII. Übersetzung von Siegmund (sic) Freud, Leipzig, Fües’s
Verlag, 1880.
454 Histoire de la découverte de l’inconscient

clients. La seconde consistait à compléter ses études régulières par deux ou trois
années d’internat bénévole pour acquérir plus d’expérience ou pour se spéciali­
ser. La troisième, la plus dure, consistait, après l’achèvement de ses études, à
concourir pour les grades successifs de la carrière universitaire dans une des
branches de la médecine théorique ou clinique. Il fallait de deux à cinq ans pour
devenir Privat-Dozent et cinq à dix ans de dure compétition pour accéder au
poste de professeur extraordinaire. Quelques-uns seulement pouvaient prétendre
au rang de professeur ordinaire qui comportait des avantages substantiels et béné­
ficiait d’un haut statut social. Freud, en 1882, semblait s’orienter vers la seconde
solution, celle de la pratique médicale spécialisée, mais il ne renonça pas à ses
travaux d’histologie cérébrale — où il voyait peut-être la possibilité d’une future
carrière scientifique. On a proposé deux explications à ce changement d’orien­
tation : Freud lui-même explique que Brücke l’avait incité à chercher une autre
voie dans la mesure où ses deux assistants, Exner et Fleischl, avaient dix années
d’ancienneté — ce qui signifiait que Freud devrait se contenter pendant de
longues années de fonctions subalternes et mal rémunérées. Siegfried Bemfeld et
Jones ont pensé que la véritable raison de ce revirement résidait peut-être dans les
projets de mariage de Freud et dans son intention de fonder une famille.
Freud avait rencontré Martha Bemays en juin 1882, en était tombé amoureux,
et ils s’étaient fiancés. Jones rapporte qu’elle était issue d’une famille juive bien
connue de Hambourg68 et que son père, marchand, était venu à Vienne plusieurs
années auparavant et était mort en 1879. Ceux qui l’ont connue la dépeignent
comme très attirante et douée d’un caractère énergique. Sous ces deux aspects,
elle ressemblait à la mère de Freud. Comme elle, elle vécut très longtemps (née
le 26 juillet 1861, elle mourut le 2 novembre 1951, à F âge de 90 ans). L’usage de
cette époque voulait qu’on ne se mariât pas avant d’être assuré d’une situation
financière convenable. Les longues fiançailles, impliquant de longues sépara­
tions et une correspondance assidue, étaient fréquentes. Les liens entre Freud et
Bemays se trouvèrent renforcés par le mariage du frère de Martha, Eli, avec la
sœur de Freud, Anna.
A cette date, la situation de Freud était loin d’être aisée. Il avait à faire trois
années d’hôpital, avec un maigre salaire. Il avait quatre ans de retard par rapport
à ceux qui avaient choisi d’emblée la médecine clinique. Il avait de belles pers­
pectives d’avenir, mais devait dans l’immédiat faire preuve de patience et d’ab­
négation. La seule façon d’abréger cette attente eût été de faire une brillante
découverte qui aurait assuré rapidement sa réputation (tel était le secret espoir de
bien des jeunes médecins).
Le vieil Hôpital général de Vienne, avec ses quatre à cinq mille malades, était
un des centres d’enseignement les plus réputés au monde : presque tous les chefs
de service étaient des célébrités médicales. Le corps médical était le théâtre d’une
grande émulation et d’une vive compétition pour des postes très convoités, bien
qu’assez mal rémunérés69. Sigmund Freud passa d’abord deux mois dans le ser­
vice de chirurgie, puis il travailla, avec le titre d’aspirant, sous les ordres du grand
interniste Nothnagel, d’octobre 1882 à avril 1883. Le 1er mai 1883, il fut nommé

68. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., chap. 7.
69. Aucune enquête documentaire n’a été menée jusqu’ici dans les archives de l’Hôpital
général de Vienne. Nous suivons Jones qui s’appuie sur les lettres de Freud à sa fiancée.
Sigmund Freud et la psychanalyse 455

Sekundararzt au service de psychiatrie dirigé par l’illustre Theodor Meynert.


Freud avait déjà entrepris des recherches histologiques sur la moelle épinière
dans le laboratoire de Meynert, où il travailla de 1883 à 1886 : en lui, il semblait
avoir trouvé un nouveau maître.
Theodor Meynert était une personnalité éminente de Vienne, mais il avait
aussi ce que les Allemands appellent une « nature problématique »70. Bernard
Sachs, qui travailla dans son laboratoire en même temps que Freud, lui attribua
« un extérieur assez frappant, une énorme tête juchée sur un petit corps, une che­
velure ébouriffée qui avait la fâcheuse habitude de lui tomber sur le front et qu’il
devait sans cesse repousser en arrière »71. Avec Flechsig, Meynert était considéré
comme le plus grand anatomiste du cerveau en Europe. Malheureusement il était
tombé progressivement dans la « mythologie cérébrale », c’est-à-dire dans la ten­
dance, alors très répandue, à décrire les phénomènes psychologiques et psycho­
pathologiques en termes de structures cérébrales réelles ou hypothétiques.
Auguste Forel raconte combien il fut déçu quand il vint travailler avec Meynert :
il se rendit compte, en effet, qu’un certain nombre de structures cérébrales que
Meynert prétendait avoir découvertes n’étaient que les produits de son imagina­
tion72. Meynert avait la réputation d’être un bon clinicien, mais un professeur
ennuyeux, et il n’avait que fort peu de contacts avec ses étudiants. Il était aussi
poète73, amateur de musique et d’art, et il était en relation mondaine avec l’élite
intellectuelle de Vienne, en dépit de sa personnalité difficile et de ses violentes
inimitiés74.
Après avoir passé cinq mois dans le service de Meynert, Freud, en septembre
1883, passa dans la quatrième division médicale dirigée par le docteur Scholtz. Il
y acquit une certaine expérience clinique auprès des malades nerveux.
En décembre 1883, un article du docteur Aschenbrandt attirait l’attention sur
l’intérêt de la cocaïne, l’alcaloïde du coca75. Freud se livra sur lui-même et sur
d’autres à des expériences fondées sur cette substance supposée inoffensive : il
trouva qu’elle était efficace contre la fatigue et les symptômes de la neurasthénie.
En juillet 1884, il publia un article célébrant les vertus de ce nouveau produit76.
Il affirmait que la cocaïne pouvait être utilisée comme stimulant, comme aphro­
disiaque, contre les troubles gastriques, la cachexie, l’asthme et contre les symp­
tômes douloureux accompagnant le sevrage chez les morphinomanes. Il l’utilisa
effectivement en ce sens pour traiter son ami Fleischl qui, à la suite de violentes
névralgies, était devenu morphinomane. Mais Fleischl ne fit qu’échanger une
toxicomanie contre une autre : il devint cocaïnomane.

70. Ema Lesky, Die Wiener Medizinische Schule im 19. Jahrhundert, Graz et Cologne,
Verlag Hermann Bohlaus, 1965, p. 373-379.
71. Bernard Sachs, Bamay Sachs (1858-1944), New York, édition privée, 1949, p. 55.
72. Auguste Forel, Rückblick aufmein Leben, Zurich, Europa-Verlag, 1935, p. 64.
73. Theodor Meynert, Gedichte, Vienne et Leipzig, Braumüller, 1905.
74. Dora Stockert-Meynert, Theodor Meynert und seine Zeit, Vienne et Leipzig, Osterrei-
chischer Bundesverlag, 1930.
75. Theodor Aschenbrandt, « Die physiologische Wirkung und Bedeutung des Cocain ins-
besondere auf den menschlichen Organismus », Deutsche medizinische Wochenschrift, IX
(1883), p. 730-732.
76. Sigmund Freud, «Über Coca», Centralblatt fur die Gesamte Thérapie, Il (1884),
p. 289-314.
456 Histoire de la découverte de l’inconscient

En parlant de la cocaïne avec ses collègues Léopold Konigstein (Privat-


Dozent, de six ans son aîné) et Karl Koller (un an de moins que lui), Freud men­
tionna que la cocaïne provoquait un engourdissement de la langue. Koller était
précisément en train de chercher un produit susceptible d’anesthésier l’œil. Pen­
dant une absence de Freud, qui était parti rendre visite à sa fiancée à Wandsbek
(faubourg de Hambourg), en août 1884, Koller se rendit au laboratoire de Stric-
ker pour y expérimenter les effets de la cocaïne sur l’œil des animaux, et il ne
tarda pas à découvrir ses propriétés anesthésiantes. Comme faisaient souvent les
chercheurs désirant s’assurer la priorité d’une découverte, il n’en parla pas, mais
se hâta d’envoyer un rapport préliminaire destiné à être lu par un de ses amis, le
docteur Brettauer, au Congrès d’ophtalmologie de Heidelberg, le 15 septembre77.
Cette communication fit sensation. Kônigstein s’empressa de répéter les expé­
riences et d’appliquer sa découverte à la chirurgie humaine. Avec Koller, il pré­
senta cette découverte à la Société des médecins de Vienne le 17 octobre 1884.
Quand Freud revint de Wandsbek, il retrouva un Koller heureux, vainqueur,
devenu brusquement célèbre, situation d’autant plus vexante pour lui que c’était
son allusion qui avait conduit Koller à sa découverte. Mais Freud n’abandonna
pas pour autant ses études sur la cocaïne78. Il expérimenta ses effets sur la force
musculaire et continua à défendre l’usage médical de cette nouvelle substance.
C’était peu avant qu’Albrecht Erlenmeyer publiât un article sur les dangers de la
cocaïnomanie, qui suscita une tempête de protestations contre Freud79.
Entre-temps, le 21 janvier 1885, Freud avait posé sa candidature pour le poste
de Privat-Dozent en neuropathologie, et, en mars, il demanda à l’université de
Vienne une bourse de voyage de six mois. Il travailla dans le service d’ophtal­
mologie de mars à fin mai, puis dans celui de dermatologie en juin. Son article
sur l’origine et les rapports du nerf auditif parut également en juin et reçut un
accueil favorable. Ce même mois, il passa l’examen oral pour le poste de Privat-
Dozent et donna sa leçon d’épreuve80. Il fut nommé le 18 juillet et il apprit en
même temps que, sur l’intervention de Brücke et de Meynert, la bourse de
voyage lui avait été accordée de préférence à deux autres candidats : il décida
d’en profiter pour aller étudier à Paris chez Charcot.
C’est ainsi que, le 1er août 1885, Freud quitta l’Hôpital général de Vienne où il
avait passé ses trois dernières années. Il prit six semaines de vacances à Wands­
bek auprès de sa fiancée, et, le 11 octobre, partit pour Paris. Il voyait manifeste­
ment dans ce séjour à Paris la grande chance de sa vie81.
Pour un jeune chercheur aussi sérieux et aussi peu mondain que Freud, ce dut
être une expérience extraordinaire de se trouver subitement plongé dans l’atmos-

Tl. Karl Koller, « Vorlâufige Mitteilung über locale Anâsthesierung am Auge », Klinische
MonatsblütterfürAugenheilkunde, XXII (1884), p. 60-63.
78. Sigmund Freud, « Beitrag zur Kenntnis der Cocawirkung », Wiener medizinische
Wochenschrift, XXXV (1885), p. 129-133.
79. Albrecht Erlenmeyer, « Uber die Wirkung des Cocain bei Morphiumentziehung », Zen-
tralblattfür Nervenheilkinde, VIII (1885), p. 289-299.
80. Sigmund Freud, « Über den Ursprung des Nervus acusticus », Monatsschriftfür Ohren-
heilkunde, Neue Folge, XX (1886), p. 245-251,277-282.
81. Dans L'Interprétation des rêves, Freud dit que Paris fut pendant plusieurs années le but
d’un de ses rêves et que la joie qu’il éprouva en mettant le pied sur le pavé de Paris lui parut
une garantie de la réalisation d’autres vœux, (op. cit., p. 173 ; Standard Edition, IV, p. 195).
Sigmund Freud et la psychanalyse 457

phère enfiévrée de la capitale française. Il observa avec un vif intérêt la vie quo­
tidienne à Paris, visita les musées et Notre-Dame, alla au théâtre où il vit jouer les
plus grands acteurs. Mais au début il ne pouvait que se sentir un peu perdu à la
Salpêtrière. Malgré la lettre d’introduction de Benedikt, Freud n’était pour Char­
cot qu’un de ces innombrables visiteurs étrangers reçus à la Salpêtrière. Il entre­
prit des recherches au laboratoire d’anatomie pathologique avec le neurologue
russe Darkschewitch et fut manifestement déçu des conditions de travail. Freud
offrit alors ses services à Charcot pour traduire certains de ses ouvrages en alle­
mand. Le grand homme invita Freud à ses réceptions fastueuses. Dès l’abord,
Freud fut fasciné par Charcot qui l’impressionna non seulement par la hardiesse
de ses idées sur l’hypnotisme, l’hystérie et les névroses traumatiques, mais aussi
par son immense prestige et sa vie somptueuse de prince de la Science. Freud ne
se rendit pas compte que Charcot était entouré d’ennemis acharnés, et son séjour
ne fut pas suffisamment long pour qu’il puisse s’apercevoir (comme le fit Del-
bœuf à la même époque) quelle masse de suggestion était administrée à certains
malades hystériques de Charcot.
Freud aimait à raconter qu’il avait été l’élève de Charcot à Paris en 1885 et
1886. Certains ont conclu qu’il avait passé un long moment à la Salpêtrière. Mais
Jones a montré, en se fondant sur les lettres de Freud à sa fiancée, qu’il rencontra
Charcot pour la première fois le 20 octobre 1885, qu’il prit congé de lui le
23 février 1886, et que de ces quatre mois il fallait soustraire une semaine que
Freud passa avec sa fiancée en Allemagne à Noël et deux semaines pendant les­
quelles Charcot fut malade82. On est en droit de supposer que la relation de Freud
avec Charcot fut une sorte de « rencontre » existentielle plutôt qu’une relation
classique entre disciple et maître. Freud quitta Paris le 28 février 1886, avec l’im­
pression d’avoir rencontré un grand homme qui lui avait fait découvrir tout un
monde d’idées nouvelles et avec qui il resterait en contact pour la traduction de
ses ouvrages.
Après avoir passé le mois de mars à Berlin à étudier la pédiatrie avec
Baginsky, Freud revint à Vienne le 4 avril 1886. Il loua un appartement dans la
Rathausstrasse et ouvrit son cabinet médical à la fin d’avril 1886. Ce fut l’une des
périodes les plus actives de sa vie, occupée par la préparation de son mariage et
le souci de ses travaux scientifiques. Il rédigea un rapport sur son voyage pour le
Collège des professeurs de la faculté83 et en mai il lut sa communication sur
l’hypnotisme devant les membres du Club de physiologie et ceux de la Société de
psychiatrie84. Ce même mois parut un second article d’Erlenmeyer mettant en
garde contre les dangers de la cocaïne et critiquant Freud à cet égard85. Ne dis­
posant pas encore d’une clientèle payante bien importante, Freud occupa ses loi­

82. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, p. 228 ss.
83. Ce document a été publié dans le livre de Josef et Renée Gicklhom, Sigmund Freuds
akademische Laufbahn im Lichte der Dokumente, Vienne-Innsbruck, Urban et Schwarzen-
berg, 1960, p. 82-89.
84. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, p. 253.
85. Albrecht Erlenmeyer, « Über Cocainsucht », Deutsche Medizinalzeitung, VII (1886),
p. 672-675.
458 Histoire de la découverte de l’inconscient

sirs forcés à traduire un volume des leçons de Charcot. Cette traduction parut
avec une préface de Freud datée du 18 juillet 188686.
Du 11 août au 9 septembre, Freud accomplit une période de service militaire,
avec le grade de médecin de bataillon, dans un régiment de langue allemande en
manœuvres à Olmütz. Il est assez curieux de comparer la lettre de Freud à
Breuer87, où il donne libre cours à son ressentiment contre l’armée, avec le rap­
port élogieux rédigé par les supérieurs de Freud à la fin de cette même période88.
Le 13 octobre 1886, Sigmund Freud épousa Martha Bemays à Wandsbek et ils
passèrent le reste du mois en voyage de noces sur les côtes de la mer Baltique.
Après leur retour à Vienne, Freud transféra son cabinet dans le Kaiserliches
Stiftungshaus, vaste immeuble résidentiel, construit à l’instigation de l’empereur
François-Joseph sur l’emplacement où le Ring-Theater avait brûlé le 8 décembre
1881, faisant environ 400 victimes. Freud n’était pas encore en état d’assumer
son enseignement de Privat-Dozent, mais il commença à travailler à l’institut
Kassowitz : c’était un hôpital pédiatrique privé, où il était affecté au service de
neurologie89 et pouvait disposer d’un riche matériel pour effectuer des études
cliniques.
Freud était revenu de Paris enthousiasmé de ce qu’il avait appris à la Salpê­
trière et désireux de le faire connaître à Vienne. La conférence qu’il prononça à
la Société des médecins de Vienne fut pour lui une profonde déception, et cet
incident a donné naissance à une légende tenace. Dans l’impossibilité de discuter
les innombrables épisodes de la vie de Freud dans le cadre limité de cet ouvrage,
nous choisirons cet épisode particulier à titre d’exemple.

Le récit classique de cet événement peut être résumé comme suit. Freud parla
sur l’hystérie masculine devant la Société des médecins, le 15 octobre 1886 ; ses
révélations furent reçues avec incrédulité et hostilité. Il fut mis au défi de présen­
ter un cas d’hystérie masculine à la Société, et bien qu’il l’eût fait le 26 novembre
de cette même année, l’hostilité contre lui persista et sa brouille avec ses col­
lègues de Vienne devint irrémédiable.
Une étude critique de cet événement doit pouvoir élucider les points suivants :
Quel genre de corps scientifique était la Société des médecins de Vienne ? Quel
était à cette date l’état de la question de l’hystérie masculine ? Que se passa-t-il
exactement pendant la séance du 15 octobre 1886 ? Comment peut-on expliquer
les événements de cette séance ? Qtielles en furent les suites immédiates et
lointaines ?
La Société impériale des médecins de Vienne (Kaiserliche Gesellschaft der
Aertzte zu Wien) était une des plus célèbres société médicales d’Europe90. Ses

86. Jean Martin Charcot, Neue Vorlesungen über die Krankheiten des Nervensystems, ins-
besondere der Hystérie, Übers. von Sigmund Freud, Leipzig et Vienne, Tœplitz und Keuticke,
1886.
87. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, p. 213-214.
88. Voir chap. vn, p. 483.
89. Renée Gicklhom, « Das erste ôffentliche Kinder-Krankem-Institut in Wien », Unsere
Heimat, XXX (1959), p. 146-157.
90. Ema Lesky, Die Wiener medizinische Schule im 19 Jahrhundert, Graz, Bôhlau, 1965,
passim. Erich Menninger-Lerchenthal, « Jubilaum der Gesellschaft der Aerzte in Wien »,
Osterreichische Aerziezeitung (1964).
Sigmund Freud et la psychanalyse 459

origines remontaient à un groupe de praticiens qui, aux environs de 1800, avaient


pris l’habitude de se rencontrer une fois par semaine pour discuter de problèmes
de médecine et d’hygiène publique. Après diverses vicissitudes, la Société reçut
sa consécration officielle et de nouveaux statuts en 1837. Elle conserva son inté­
rêt particulier pour les problèmes d’hygiène publique, mais elle cherchait aussi à
maintenir dans chaque branche de la médecine le niveau scientifique le plus
élevé. Plusieurs découvertes importantes furent annoncées pour la première fois
devant la Société. En 1858, Czermak y fit la démonstration du laryngoscope
inventé par Türck. Le 15 mai 1850, Semmelweiss y proclama sa découverte que
l’infection puerpérale à la maternité de l’hôpital provenait des salles d’autopsie.
En 1879, Nitze et Leiter y démontrèrent leur cystoscope. En octobre 1884, soit
deux ans avant la conférence de Freud, Kônigstein et Koller y annoncèrent la
découverte, de l’anesthésie locale à la cocaïne en chirurgie oculaire. Une autre
particularité de la Société était que tout médecin avait le droit d’y faire une
communication, pourvu qu’elle offrît quelque chose d’original. Mais bien que les
membres de la Société gardassent toujours des manières dignes et courtoises, les
contributions étaient exposées à des critiques impitoyables. Le chirurgien Breit-
ner rapporte dans son autobiographie qu’il présenta une fois une communication
qui n’était pas tout à fait au point, sur quoi Wagner-Jauregg « l’écrasa contre le
mur comme une mouche »91. Les séances avaient lieu tous les vendredis soir et se
tenaient à cette époque dans le bâtiment de l’Académie des sciences. Tout se pas­
sait d’une façon assez formaliste. Les discussions étaient enregistrées par un
secrétaire et publiées dans le bulletin bimensuel de la société. Y assistaient aussi
des journalistes médicaux qui envoyaient des comptes rendus à leurs périodiques
respectifs.
Il est impossible de comprendre ce qui se passa à la réunion du 15 octobre
1886, si l’on ne définit pas exactement ce que le terme « hystérie masculine » signi­
fiait à cette époque. En fait, ce terme avait deux significations distinctes. D’autre
part, la discussion du 15 octobre 1886 n’était qu’un épisode d’une controverse
beaucoup plus vaste dans laquelle les milieux neurologiques s’étaient engagés
depuis plusieurs années. Pour rendre la chose plus claire, nous sommes obligés
de remonter assez haut. Au cours des dernières décennies, on avait assisté à un
accroissement considérable de la circulation ferroviaire, des accidents de chemin
de fer (plus fréquents à cette époque qu’aujourd’hui), et de conflits avec les
compagnies d’assurances. Une nouvelle branche de la médecine avait surgi. Des
pionniers, des médecins britanniques, s’étaient appliqués à distinguer le nervous
shock du traumatic shock et le railway spine du railway brain. Les auteurs fran­
çais et allemands avaient adopté ces termes anglais. Un éminent spécialiste bri­
tannique, le docteur Page, assurait qu’une proportion notable de railway spines
ne résultait pas de lésions du système nerveux, mais de troubles fonctionnels,
qu’il qualifiait d’« hystériques ». La preuve, disait-il, était qu’il avait trouvé chez
ces patients des hémianesthésies, ainsi que d’autres symptômes généralement
considérés comme des stigmates de l’hystérie92. Les assertions du docteur Page
suscitèrent de vives discussions autour de deux points : d’une part quant à la fré­

91. Burghard Breitner, Hand an zwei Plügen, Innsbruck, Inn.-Verlag, (n.d.), p. 222-224.
92. Herbert Page, Injuries of the Spine and Spinal Chord without Apparent Mechanical
Lésions, and Nervous Shock, Londres, Churchill, 1882.
460 Histoire de la découverte de l'inconscient

quence comparée des troubles « organiques » et des troubles « dynamiques »


(c’est-à-dire « fonctionnels » en langage moderne), et, d’autre part, quant à l’iden­
tification des troubles « dynamiques » avec l’hystérie. Ces deux points étaient
d’une importance pratique considérable pour les compagnies d’assurances, pour
les experts médicaux qui avaient à se prononcer sur ces cas, et, naturellement,
pour les accidentés eux-mêmes. L’opinion du docteur Page prévalait en Angle­
terre et aux États-Unis, elle était défendue par Walton93, Putnam94 et d’autres,
tandis qu’en Allemagne elle rencontrait une forte opposition. Deux neurologues
éminents, Thomsen et Oppenheim, objectaient que l’hémianesthésie n’était pas
une preuve d’hystérie (car on la rencontrait dans beaucoup d’autres maladies) ;
d’autre part, ils avaient trouvé dans les cas de railway spine que l’hémianesthésie
était bien plus grave que chez les hystériques, la dépression plus profonde et la
maladie plus rebelle au traitement95. Thomsen et Oppenheim considéraient les
cas non organiques de railway spine comme une « névrose traumatique » spéci­
fique, distincte de l’hystérie.
En France, Charcot n’acceptait pas l’existence de la « névrose traumatique »
de Thomsen et d’Oppenheim, tout en admettant que les cas non organiques de
railway spine possédaient les particularités décrites par les Allemands (hémi­
anesthésie accentuée, forte dépression mentale, absence de réponse au traite­
ment) ; il s’agissait bien d’hystérie, affirmait Charcot, et il croyait en avoir trouvé
une preuve irréfutable : les paralysies traumatiques présentaient une symptoma­
tologie identique à celle des paralysies produites expérimentalement sous hyp­
nose. D en résultait une autre conséquence. Puisque beaucoup d’accidentés
étaient des hommes, le diagnostic d’« hystérie masculine », autrefois réservé aux
hommes qui présentaient des symptômes classiques de l’hystérie, était
maintenant étendu aux hommes atteints de troubles fonctionnels post-trauma­
tiques. C’est ainsi que la fréquence de l’« hystérie masculine » avait augmenté en
France, du moins en tant que diagnostic, et qu’il y avait maintenant à Paris deux
espèces d’hystérie masculine : la forme « classique » (dans laquelle l’hérédité
était considérée comme le facteur étiologique principal), et la forme « post-trau­
matique » (où l’hérédité jouait un rôle moindre ou nul). A Vienne, l’existence de
l’hystérie masculine « classique » n’était mise en doute par personne, et il est
complètement inexact que Meynert en ait nié l’existence. Juste un mois avant la
réunion du 15 octobre 1886, un de ses élèves, Luzenberger, avait publié dans un
journal médical viennois un cas d’hystérie masculine classique provenant du ser­
vice de Meynert, non qu’il considérât l’hystérie masculine comme exception­
nelle, mais parce que le patient présentait un symptôme hystérique rare. Mais les
neurologues de Vienne refusaient de suivre Charcot dans son assimilation de la
paralysie post-traumatique chez l’homme avec l’hystérie masculine.

93. G.L. Walton, «Case of Typical Hysterical Hemianesthesia in a Man Following


Injury », Archives of Medicine, X (1883), p. 88-95 ; « Case of Hysterical Hemianaesthesia.
Convulsions and Motor Paralysis Brought on by a Fall », Boston Medical and Surgical Jour­
nal, CXI(1884), p. 558-559.
94. James J. Putnam, « Recent Investigations into the Pathology of Socalled Concussion of
the Spine », Boston Medical and Surgical Journal, CIX (1883), p. 217-220.
95. R. Thomsen et H. Oppenheim, « Über das Vorkommen und die Bedeutung der Senso-
rischen Anâsthesie bei Erkrankungen des Zentralen Nervensystems », Archiv fur Psychiatrie,
XV (1884), p. 559-583 ; 633-680 ; 656-667.
Sigmund Freud et la psychanalyse 461

Pour comprendre la discussion qui suivit la communication de Freud, il faut


donc tenir compte de deux faits. Le terme d’« hystérie masculine » signifiait
deux choses différentes, à savoir, d’une part, l’hystérie masculine « classique »,
dont l’existence était admise universellement, à Vienne comme ailleurs — et
d’autre part l’hystérie masculine « post-traumatique » de Charcot, laquelle était
l’objet d’une vive controverse parmi les neurologues. Enfin, les discussions sur
l’hystérie masculine « post-traumatique » constituaient un des aspects d’une
controverse plus vaste touchant les conséquences des accidents de chemin de fer,
controverse dans laquelle les intérêts des compagnies d’assurances et ceux des
accidentés étaient directement impliqués.
La meilleure façon de reconstituer ce qui se passa au cours de la séance du
5 octobre 1886 est de nous fonder sur les rapports publiés immédiatement après.
Nous ne possédons pas le texte de la communication de Freud, mais nous dispo­
sons d’un résumé, et ce texte était sans doute assez proche du rapport qu’il avait
envoyé au Professoren-Collegium96. Le numéro suivant du bulletin de la Société
des médecins donna un bref compte rendu de la discussion qui suivit l’exposé de
Freud97 et cinq autres revues médicales en donnèrent un compte rendu plus
détaillé98.
La séance fut ouverte par le président, le professeur Bamberger, qui donna
d’abord la parole au docteur Grossmann, laryngologiste, pour une démonstration
clinique d’un cas de lupus du larynx et du palais. Après ce court prélude, ce fut le
tour de Freud, dont la communication semble avoir occupé la plus grande partie
de la séance. Freud expliqua qu’il avait passé plusieurs mois à Paris chez Char­
cot, dont il exposa les théories sur l’hystérie. Charcot, dit-il, distingue une grande
hystérie (caractérisée par un type spécifique de convulsions, une hémianesthésie,
plus divers autres stigmates) et une petite hystérie. Charcot, ajouta Freud, avait
eu le mérite de montrer que les hystériques n’étaient pas des simulateurs, que
l’hystérie ne provenait pas d’une maladie des organes génitaux, et que l’hystérie
masculine était plus fréquente qu’on ne le croyait généralement. Freud résuma
ensuite un cas d’hystérie masculine qu’il avait eu l’occasion d’observer dans le
service de Charcot. Il s’agissait d’un jeune homme qui, à la suite d’un accident de
travail, avait été affligé d’une paralysie d’un bras, ainsi que d’une série de stig­
mates. En s’appuyant sur ce cas et sur d’autres semblables, Charcot assimilait à
l’hystérie masculine la plupart des cas de railway spine et de railway brain.
La discussion fut ouverte par le professeur Rosenthal, neurologue. L’hystérie
masculine, dit-il, n’était pas une rareté. Déjà seize ans auparavant, lui-même en
avait publié deux cas.
Le professeur Meynert déclara qu’il avait observé souvent des cas de convul­
sions épileptiques avec perturbations de la conscience à la suite de traumatismes,
et qu’il serait intéressant de vérifier si ces malades présentaient toujours les
symptômes décrits par Freud.

96. Josef et Renée Gicklhom, Sigmund Freud’s akademische Laufbahn, op. cit., p. 82-89.
97. Anzeiger der K.K. Gesellsschaft der Aerzte in Wien (1886), n° 25, p. 149-152.
98. Allgemeine Wiener Medizinische Zeitung, XXXI (1886), p. 505-507. Wiener
Medizinische Wochenschrift, XXXVI (1886), p. 1445-1447. Münchner Medizinische
Wochenschrift, XXXHI (1886), p. 1445-1447. Wiener Medizinische Presse, XXVII (1886),
p. 1407-1409 (compte rendu détaillé par Arthur Schnitzler). Wiener Medizinische Blatter, IX
(1886), p. 1292-1293.
462 Histoire de la découverte de l’inconscient

Le professeur Bamberger, président de la Société, tout en rendant hommage à


Charcot, dit qu’il ne voyait rien de nouveau dans « l’intéressante communica­
tion » de Freud. Il mettait en doute la distinction faite par Charcot entre
« grande » et « petite » hystérie, car beaucoup de cas d’hystérie grave n’appar­
tenaient pas à la « grande hystérie ». Quant à l’hystérie masculine, il s’agissait
d’une affection bien connue. En se fondant sur ses propres observations, Bam­
berger n’acceptait pas l’assimilation du railway spine avec l’hystérie masculine
vraie, en dépit de certaines ressemblances dans le tableau clinique.
Le professeur Leidesdorf mentionna qu’il avait souvent examiné des patients
qui, à la suite d’un traumatisme ferroviaire ou autre, avaient présenté des symp­
tômes organiques qui n’avaient rien de commun avec l’hystérie. D ne niait pas
qu’il y eût des cas où le traumatisme avait été suivi par des symptômes hysté­
riques, mais, disait-il, il ne fallait pas se hâter de conclure que l’hystérie était une
conséquence du traumatisme, car à ce stade, il n’était pas encore possible d’éva­
luer l’importance des lésions.
Après la communication de Freud vint celle du professeur Latschenberger sur
la présence de pigments biliaires dans les tissus et les humeurs au cours de cer­
taines maladies graves chez l’animal. Le professeur Bamberger émit de vives cri­
tiques contre les assertions de Latschenberger et leva la séance. (L’atmosphère de
la Société était manifestement assez froide et Latschenberger ne fut pas mieux
traité que Freud, malgré son titre de professeur.)
A lire les récits légendaires de cette soirée, on pourrait croire que des décou­
vertes sensationnelles, dont personne n’avait encore idée à Vienne, avaient été
révélées à Freud à Paris (comme l’existence même de l’hystérie masculine), et
que Freud, se présentant comme le missionnaire de Charcot auprès des
« pontes » viennois, s’était vu ridiculiser et rejeter ignominieusement. En réalité,
les faits étaient tout autres. Freud était revenu de Paris avec une image idéalisée
de Charcot. Certaines idées dont il attribuait la paternité à ce dernier étaient bien
plus anciennes. Quant à l’hystérie masculine, elle était connue depuis longtemps
à Vienne, où Benedikt", Rosenthal99 100 et d’autres en avaient publié des observa­
tions. Charcot était connu et admiré à Vienne. Benedikt lui rendait visite une fois
par an. Meynert101 entretenait des relations amicales avec lui, Leidesdorf l’avait
en haute estime102. Mais le monde médical de langue allemande s’inquiétait de la
nouvelle tournure prise par les recherches de Charcot depuis 1882. D est signifi­
catif que le Neurologisches Zentralblatt publia un compte rendu détaillé de la tra­
duction des leçons de Charcot par Freud, louant Freud comme traducteur, tout en
critiquant poliment, mais fermement, la nouvelle orientation de Charcot103.
Il est clair que, pour les membres de la Société, il ne s’agissait pas de décider
si l’hystérie masculine existait ou non, mais de contester l’assimilation de la

99. Moritz Benedikt, Elektrotherapie, Vienne, Tendler und Co., 1868, p. 413-445.
100. Moriz Rosenthal, Klinik der Nervenkrankheiten (1870), 2. Aufl., Stuttgart, Enke,
1875, p. 466-467.
101. Dora Stockert-Meynert, Theodor Meynert und seine Zeit, Vienne et Leipzig, Osterrei-
chischer Bundêsverlag, 1930 (reproduit une lettre très flatteuse de Charcot à Meynert et
évoque une visite de Meynert à Charcot en 1892).
102. Paul Richer, Études cliniques sur l’hystéro-épilepsie ou grande hystérie, Paris, Dela-
haye et Lecrosnier, 1881, p. 258.
103. Laquer, in Neurologisches Zentralblatt, VI (1887), p. 429-432.
Sigmund Freud et la psychanalyse 463

névrose traumatique à l’hystérie masculine. Il est certain, nous l’avons dit, que
personne à Vienne à cette époque ne contestait l’existence de l’hystérie mascu­
line « classique ». Sur les quatre spécialistes qui prirent la parole, deux, Rosen-
thal et Bamberger, affirmèrent expressément que l’hystérie masculine était une
affection bien connue. Un troisième, Leidesdorf, en parla comme d’une notion
courante. Quant à Meynert, il partageait nécessairement la même opinion,
puisque, comme nous l’avons déjà mentionné, un cas d’hystérie masculine dans
son service venait d’être publié un mois auparavant, et sous ses auspices104.
Les neurologues viennois pouvaient donc trouver trois motifs d’irritation dans
la communication de Freud. Tout d’abord, Freud enfreignait l’une des traditions
de la Société, celle de la nouveauté des sujets présentés. Tel était le sens de la
remarque de Bamberger : « Tout cela est fort intéressant, mais je n’y vois rien de
nouveau. » Freud aurait sans doute été mieux accueilli s’il avait rapporté une
observation personnelle au lieu d’en emprunter une à Charcot. En second lieu,
Freud intervenait sur la seule autorité de Charcot dans une controverse dont il ne
semblait avoir saisi ni la complexité, ni les implications pratiques. En fait, les
Viennois étaient beaucoup plus prudents que leurs collègues anglais et français
lorsqu’il s’agissait de prononcer un diagnostic de troubles fonctionnels (« hysté­
riques ») plutôt qu’organiques, et cette prudence ne pouvait être qu’à l’avantage
de leurs malades. (Tel est le sens de la remarque de Leidesdorf.) Freud, enfin,
attribuait à Charcot d’avoir découvert que l’hystérie n’était ni une simulation, ni
une maladie des organes génitaux, deux points connus à Vienne depuis long­
temps, de sorte que Freud semblait prendre les neurologues de la Société pour
des ignorants.
On peut se demander comment Freud ne s’est pas rendu compte qu’il froissait
ces hommes, qui, par ailleurs, étaient bien disposés à son égard105. Une des rai­
sons est probablement que Freud, homme aux prompts et vifs enthousiasmes,
était alors sous le charme de Charcot. D’autre part, Freud semble avoir été hanté
par l’idée de la grande découverte qui assurerait sa renommée. Il était encore
sous le coup de la déception que lui avait valu l’épisode de la cocaïne, et il pen­
sait apparemment que la « révélation » rapportée de la Salpêtrière pourrait être le
point de départ de nouvelles découvertes. C’est pourquoi l’accueil assez froid
réservé à sa communication dut lui être d’autant plus pénible.
Il n’existe aucune preuve documentaire que Freud ait été mis au défi de pré­
senter un cas d’hystérie masculine à la Société. Quoi qu’il en soit, Freud s’y sen­
tit obligé. Il en trouva un cas une semaine après la réunion ; il demanda au doc­
teur Kônigstein de procéder à l’examen ophtalmologique le 24 octobre, et il
présenta le cas le 26 novembre ; il commença par dire qu’il avait accepté l’invi­
tation (Aufforderung) du professeur Meynert de présenter à la Société un cas

104. A.V. Luzenberger (Assistent an der Psychiatrischen Klinik des Hofrathes, Professer
Meynert in Wien),« Über einen Fall von Dyschromatopsie bei einem hysterischen Manne »,
Wiener Medizinische Blatter, IX (16 septembre 1886), p. 1113-1126.
105. Bamberger avait été un des quatre membres du jury qui avaient accordé à Freud cette
allocation d’études qui devait lui permettre d’aller à Paris. Freud avait travaillé trois ans dans
le laboratoire de Meynert. L’année précédente, il avait remplacé pendant trois semaines un
médecin de la clinique de Leidesdorf.
464 Histoire de la découverte de l’inconscient

d’hystérie masculine affecté des stigmates décrits par Charcot106. Le patient était
un ouvrier de 29 ans qui, ayant été renversé par une voiture à l’âge de 8 ans, avait
perdu un tympan et avait eu pendant deux ans des convulsions de nature mal
déterminée. Maintenant, à la suite d’un choc émotionnel subi trois ans aupara­
vant, il souffrait de troubles hystériques. Il présentait une hémianesthésie grave,
ainsi que d’autres stigmates tels que ceux.décrits par Charcot. En fait, le patient
trouvé par Freud avait subi deux traumatismes, l’un de nature physique dans son
enfance, l’autre de nature émotive trois ans avant la séance. Il s’agissait donc
d’un cas ambigu qui pouvait être aussi bien diagnostiqué « hystérie masculine
classique » qu’« hystérie traumatique » à la Charcot. En réalité, la communica­
tion de Freud ne se rapportait pas au point qui avait été critiqué pendant la séance
du 15 octobre, à savoir l’assimilation du railway spine à l’hystérie masculine. La
présentation ne fut suivie d’aucune discussion, probablement à cause du pro­
gramme chargé de la séance. Notons encore que le rôle des représentations
inconscientes dans l’hystérie ne fut l’objet d’aucune discussion, ni le 15 octobre,
ni le 26 novembre, si l’on s’en rapporte aux procès-verbaux des séances.
La légende affirme que Freud, en raison du mauvais accueil qu’il aurait reçu de
la part de la Société des médecins, « se retira », autrement dit cessa de venir aux
séances (ou démissionna) et finit bientôt par rompre toutes les relations avec le
monde médical viennois. En réalité, des recherches faites dans les archives de la
Société ont révélé que, peu après la séance du 15 octobre, il posa sa candidature,
laquelle fut appuyée par sept membres éminents de la Société le 16 février 1887,
et sa nomination comme membre de la Société fut annoncée le 18 mars 1887.
Tant qu’il vécut à Vienne, il ne cessa d’en faire partie107.
Trois mois après la séance du 15 octobre 1886, dans un compte rendu de la tra­
duction de l’ouvrage de Charcot par Freud108, Arthur Schnitzler fit allusion à
cette soirée en parlant de la « fantaisie de l’ingénieux médecin » (die Phantasie
des geistreichen Artztes), c’est-à-dire de Charcot, et il note combien sa notion
d’hystérie masculine traumatique avait été accueillie avec réserve109. On le vit
bien « quand, récemment, le docteur Freud aborda ce sujet devant la Société
impériale-royale des médecins de Vienne, suscitant une vive discussion ». La
controverse sur la névrose traumatique par opposition à l’hystérie masculine se
prolongea en Europe pendant quelques années encore, jusqu’aux environs de
1900 ; alors le monde se désintéressa de l’hystérie, cessa de croire à l’existence
des stigmates de Charcot, et la maladie elle-même devint beaucoup moins
fréquente110.

106. Sigmund Freud, « Beitrage zur Kasuistik der Hystérie. L Beobachtung einer hochgra-
digen Hemianaesthesie bei einem hysterischen Manne », Wiener Medizinische Wochenschrift,
XXXVI (1886), p. 1633-1638. Standard Edition, I, p. 25-31.
107. C’est ce qu’a montré K. Sablik en s’appuyant sur ses recherches dans les archives de
la Société, « Sigmund Freud und die Gesellschaft der Aerzte in Wien », Wiener Klinische
Wochenschrift, LXXX (1968).
108. Arthur Schnitzler, analyse du livre de Charcot sur les maladies du système nerveux,
traduit par Freud, Internationale Klinische Rundschau, I (1887), 19-20.
109. L’adjectif geistreich, qui signifie littéralement « plein d’esprit », peut comporter par­
fois une nuance ironique quand il est appliqué à un homme de science, indiquant qu’il a plus
d’imagination que de sens critique.
110. Voir Georges Gilles de La Tourette, Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie
d’après l’enseignement de la Salpêtrière, Paris, Plon, 1901, p. 76-88.
Sigmund Freud et la psychanalyse 465

Au cours des dix années suivantes, Freud lutta pour subvenir aux besoins de sa
famille, se faire une clientèle, effectuer ses recherches en neurologie et créer une
nouvelle psychologie. Il avait débuté en 1886, jeune médecin dépourvu de for­
tune et chargé de dettes. Sa clientèle privée fut lente à venir, et Freud avait des
difficultés pour trouver des cas à présenter dans son enseignement de Privat-
Dozent. Quelques faits montrent qu’il dut être l’objet de critiques pendant cette
période. Il fut accusé d’avoir déchaîné sur l’humanité ce « troisième fléau », la
cocaïnomanie (les deux autres étant l’alcoolisme et la morphinomanie). Dans son
dernier article sur la cocaïne, en juillet 1887, Freud chercha à se justifier : la
cocaïne, écrivait-il, n’est dangereuse que pour les morphinomanes, mais on peut
obtenir de merveilleux résultats en traitant les morphinomanes à la cocaïne lors
du sevrage111. Il ^joutait : « Il n’est peut-être pas superflu de faire remarquer qu’il
ne s’agit pas là d’une expérience personnelle, mais d’un conseil donné à quel­
qu’un d’autre. » Une revue médicale qui avait publié une brève analyse par Freud
d’un ouvrage de Weir Mitchell en publia peu après une bien plus longue par un
autre auteur112. Freud avait rompu avec Meynert et une vive querelle surgit entre
eux en 1889. Dans un article sur les névroses traumatiques, Meynert critiquait les
théories de Charcot sur les paralysies traumatiques, ajoutant, dans une note, que
les opinions de Freud étaient plus dogmatiques que scientifiques et qu’elles
contredisaient l’enseignement de Charcot113. Freud répondit à Meynert en l’ac­
cusant de prévention. Ces épisodes illustrent l’atmosphère d’isolement et de
méfiance dans laquelle débuta la carrière de Freud.
Mais Freud avait aussi des atouts. Son vieil ami, Josef Breuer, qui jouissait
d’une des plus riches clientèles de Vienne, lui envoyait des malades. De plus,
Freud avait été chargé, à son retour de Paris, du service de neurologie de l’institut
Kassowitz
* 14. Travailleur acharné, il se créa progressivement une position sociale
enviable et une réputation de spécialiste.
Tous les témoignages concordent à reconnaître que son mariage avec Martha
fut heureux. Ils eurent six enfants : Mathilde, le 16 octobre 1887, Jean-Martin, le
7 décembre 1889, Oliver, le 19 février 1891, Ernst, le 6 avril 1892, Sophie, le 12
avril 1893, et Anna, le 3 décembre 1895115. La maisonnée de Freud comprenait
en outre sa belle-sœur, Minna Bemays, et deux ou trois domestiques. A l’été
1891, ils déménagèrent dans l’appartement du 19 Berggasse, que Freud ne devait
quitter qu’en 1938.
L’appartement de Freud était situé dans un quartier résidentiel, près de la
Innere Stadt ou ancienne ville, à proximité immédiate de l’université, des
musées, de l’opéra, du Burgtheater, des grands bâtiments du gouvernement,
enfin de la Cour impériale. Celle-ci comprenait le Palais impérial (Hofburg), ses
jardins, ses galeries d’art, sa bibliothèque, son trésor de la couronne (Schatzkam-

111. Sigmund Freud, « Bemerkungen über Cocainsucht und Cocainfurcht », Wiener Medi-
zinische Wochenschrift, XXXVII (1887), p. 929-932.
112. Wiener Medizinische Wochenschrift, XXXVII (1887), p. 138,200-201.
113. Theodor Meynert, « Beitrag zum Verstandnis der traumatischen Neurose », Wiener
Klinische Wochenschrift (1889), p. 489-502.
114. Renée Gicklhorn, « Das erste ôffentliche Kinder-Kranken-Institut in Wien », Unsere
Heimat, XXX (1959), p. 146-157.
115. Nous suivons les dates et l’orthographe des noms telles qu’elles figurent dans la Hei-
mat-Rolle de Vienne.
466 Histoire de la découverte de l’inconscient

mer) et le Manège espagnol impérial. La famille de Freud vivait ainsi au cœur


même du grand Empire. Là, il n’était pas rare de voir l’empereur passer dans son
carrosse. La vie était alors, à maints égards, bien différente de ce qu’elle est
aujourd’hui. Les membres des professions libérales recevaient leurs clients dans
leur appartement, si bien qu’il leur était facile de s’occuper de leur famille. Les
enfants pouvaient entrevoir ce qu’était le travail de leur père qui jouissait d’un
énorme prestige à leurs yeux, n n’était pas exceptionnel de commencer à travail­
ler très tôt le matin pour ne s’arrêter que tard dans la nuit, et cela six jours par
semaine, mais les membres des professions libérales et les gens aisés prenaient
trois mois de vacances d’été qu’ils passaient soit à la campagne, soit à voyager,
le Baedecker à la main.
Au cours de ces dix aimées, lés intérêts scientifiques de Freud subirent une
grande évolution. En 1886, jeune neurologue, il acceptait intégralement les idées
de Charcot sur les névroses. En 1896, il ne s’intéressait plus guère à la neurolo­
gie, il avait abandonné les idées de Charcot et de Bernheim, et élaborait lente­
ment son propre système.
Le premier pas fut un intérêt croissant pour Bernheim, dont il traduisit le
manuel ; puis, en juillet 1889, il alla lui rendre visite à Nancy (ainsi qu’à Lié-
beault), avant de participer au Congrès international de psychologie à Paris116.
En 1891, parut le travail de Freud sur les paralysies cérébrales unilatérales
chez les enfants, réalisé en collaboration avec Oscar Rie, ainsi que son étude cri­
tique des théories de l’aphasie, et, en 1892, Freud publia la traduction d’un
ouvrage de Bernheim117. Au cours des deux conférences qu’il donna le 27 avril
et le 4 mai 1892 au Club médical viennois, il exposa une conception de la sug­
gestion pratiquement identique à celle de Bernheim118. Mais d’autre part, Freud
traduisit un autre volume des leçons de Charcot et y ajouta de nombreuses notes,
pour expliquer les idées de Charcot, pour présenter sa propre conception de
l’hystérie ou pour critiquer Meynert119.
En 1893, parut une brève esquisse biographique de Freud dans Das geistige
Wien, sorte de Bottin des célébrités viennoises120. Freud publia plusieurs articles
sur l’hystérie, en particulier sa « Communication préliminaire », en collaboration
avec Josef Breuer, intitulée « Le mécanisme psychique des phénomènes hysté­
riques ». D étendait la conception de Charcot sur les mécanismes de la névrose
traumatique à l’hystérie en général, et proposait une méthode de thérapeutique
fondée sur les notions de catharsis et d’abréaction. En 1894, dans son article
« Névro-psychoses de défense », Freud passa de l’hystérie aux phobies. Il pressa

116. Hippolyte Bernheim, Die Suggestion und ihre Heilwirkung, Übersertzung von Sig­
mund Freud,'Leipzig et Vienne, Deuticke, 1889.
117. Hippolyte Bernheim, Neue Studien über Hypnotismus, Suggestion und Psychothéra­
pie, Übersetzung von Sigmund Freud, Vienne et Leipzig, Deuticke, 1892.
1'18. Sigmund Freud, « Über Hypnose und Suggestion » (Originalbericht), Internationale
Klinische Rundschau, VI (1892), p. 814-818.
119. Cette traduction existe sous deux formes. Le texte est identique, la seule différence
réside dans les titres et les dates : Poliklinische Vortrage von Prof. J.M. Charcot, übersetzt von
Sigmund Freud. Mit Zahlreichen Holzschnittent im Text, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1892 ;
Poliklinische Vortrage von Prof. J.M. Charcot, übersetzt von Sigmund Freud, I Band. Schul-
jahr 1887/88. Mit 99 Holzschnitten, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1894.
120. Ludwig Eisenberg, « Das geistige Wien. Künster- und Schriftsellerlexikon », II, Medi-
zinisch-naturwisenschaftlicher Teil, Vienne, Daberkow, 1893, p. 132-133.
Sigmund Freud et la psychanalyse 467

Breuer d’achever les Études sur l’hystérie, qui furent publiées en 1895. C’était
un ouvrage bien construit, débutant par une courte préface où les auteurs disaient
qu’ils ne présentaient pas autant d’études de cas qu’ils l’auraient souhaité, à
cause du secret professionnel, après quoi on retrouvait le texte de la « Commu­
nication préliminaire » de 1893. Venait ensuite le cas « Anna O », pris comme
exemple type d’une cure cathartique. Suivaient quatre cas observés par Freud,
dont celui d’Emmy von N., la première malade de Freud traitée par la catharsis.
Le livre s’achevait sur un chapitre de Breuer traitant de la notion d’hystérie, et un
autre de Freud sur la psychothérapie de cette névrose. Nous reviendrons plus loin
sur les réactions provoquées par ce livre. A cette époque, la situation profession­
nelle et financière de Freud s’était améliorée au point qu’il pouvait s’offrir des
voyages de vacances en Italie et commencer une collection d’objets d’art. En
1896, il sentit que sa théorie et sa méthode thérapeutique étaient suffisamment
originales pour qu’il puisse leur donner un nom nouveau et spécifique, celui de
psychanalyse. Mais la naissance de cette nouvelle science devait s’effectuer à tra­
vers un processus peu ordinaire qui était déjà engagé.

Au cours d’une période d’environ six ans (1894-1899), quatre événements s’en­
tremêlent inextricablement dans la vie de Freud : ses relations très intimes avec
Wilhelm Fliess, ses troubles névrotiques, son auto-analyse, et son élaboration des
principes fondamentaux de la psychanalyse. Nous résumerons d’abord les faits
connus avant d’en proposer une interprétation. Les deux principales sources dont
nous disposions sont L’Interprétation des rêves, qui contient l’analyse faite par
Freud de plusieurs douzaines de ses rêves de cette époque, et la partie de sa cor­
respondance avec Fliess qui a été publiée. (La publication complète de ces lettres
modifiera probablement quelque peu l’image que nous pouvons nous faire de
cette période.)
C’est en 1887 que Freud fit la connaissance de Wilhelm Fliess, un oto-rhino-
laryngologiste de Berlin. Fliess était l’auteur de théories dont les trois points
essentiels étaient la correspondance entre la muqueuse nasale et les organes géni­
taux, la bisexualité de l’être humain, et l’existence en tout individu d’une double
périodicité : une périodicité féminine de vingt-huit jours et une périodicité mas­
culine de trente-trois jours121. La première lettre de Freud à Fliess, datée du 24
novembre 1887, concerne le diagnostic d’un malade. Une amitié naquit entre
eux, marquée en juin 1892 par l’adoption du tutoiement. Cette amitié prit rapi­
dement un caractère plus intime. Pour Freud, Fliess était un correspondant scien­
tifique, son médecin personnel et un confident qui le stimulait dans ses propres
recherches et en qui il avait une confiance illimitée.
Au début de 1894, Freud souffrit de symptômes cardiaques. Sur le conseil de
Fliess, il cessa de fumer et, malgré les difficultés, s’en tint à sa décision. A cette
époque se situe un épisode qui nous a été révélé par Max Schur122. Freud soignait
une femme, Emma, souffrant d’une hystérie et il demanda à Fliess de déterminer
s’il n’y avait pas une relation entre ses symptômes et une éventuelle maladie du

121. Voir chap. vn, p. 584.


122. Max Schur, « Some additional “Day Residues” of “The Specimen Dream of Psychoa-
nalysis” », in Rudolf M. Loewenstein et al., Psychoanalysis, a General Psychology. Essays in
Honor ofHeinz Hartmann, New York, International Universities Press, 1966, p. 45-85.
468 Histoire de la découverte de l’inconscient

nez. Fliess opéra les fosses nasales d’Emma et retourna à Berlin. Mais la malade
souffrit de graves complications post-opératoires et un autre spécialiste découvrit
que Fliess avait accidentellement oublié de retirer de la cavité nasale un morceau
de gaze iodoformée. Quelques semaines plus tard, la patiente fut atteinte d’une
hémorragie si grave que son état resta assez longtemps critique. D’après Schur,
Freud assura Fliess de toute sa confiance dans des lettres restées inédites : Fliess
restait pour Freud le guérisseur « aux mains duquel on s’en remet en toute
confiance ». Freud était alors entièrement absorbé par sa recherche d’une nou­
velle psychologie. En juin 1895, il écrivit à Fliess qu’il avait recommencé à
fumer après une interruption de quatorze mois. C’est durant la nuit du 23 au 24
juillet 1895 que Freud fit son célèbre rêve sur l’injection faite à Irma, le premier
rêve dont il entreprit une analyse complète selon sa nouvelle technique des asso­
ciations libres. Cette étude devait devenir le prototype de toute analyse des rêves,
non seulement dans l’ouvrage inaugural de Freud, mais aux yeux de tous les psy­
chanalystes. Max Schur a montré que les éléments essentiels de ce rêve étaient
présents dans l’histoire d’Emma et qu’on pouvait l’interpréter comme un essai de
justification de Fliess de la part du rêveur. Freud éprouva la certitude d’avoir élu­
cidé le mystère des rêves et d’avoir découvert une clé pour les interpréter, clé
qu’il pourrait désormais utiliser dans l’analyse et le traitement de ses malades.
Durant la période s’étendant de juillet 1895 à la mort de son père, le 23 octobre
1896, Freud publia, en collaboration avec Breuer, les Études sur l’hystérie, puis
il rompit avec Breuer et écrivit « Esquisse d’une psychologie scientifique », qu’il
abandonna bientôt et laissa inédit. Les souffrances de Freud ne faisaient qu’em­
pirer. Lors d’une excursion en montagne, il se sentit très essoufflé et fut obligé de
revenir sur ses pas. Une fois de plus il cessa de fumer, mais recommença bientôt.
Jacob Freud, qui avait été gravement malade pendant plusieurs mois, mourut le
23 octobre 1896. La nuit qui suivit les funérailles, Sigmund rêva qu’il lisait une
affiche : « On est prié de fermer les yeux »123. Ce rêve était nuancé de remords.
Freud se rendait compte de tout ce que son père avait représenté pour lui. Très
probablement il ressentait un sentiment de culpabilité en raison de l’hostilité
qu’il avait souvent éprouvée contre lui. A partir de ce moment, l’auto-analyse, à
laquelle Freud semblait s’être livré de façon intermittente jusque-là, devint sys­
tématique, en particulier l’analyse des rêves ; elle l’absorba de plus en plus. Edith
Buxbaum124 dans un article, et Didier Anzieu dans un livre125, ont essayé de
reconstituer l’auto-analyse de Freud en classant ses rêves dans l’ordre chronolo­
gique et en les confrontant avec la correspondance avec Fliess.
Pendant une année environ après la mort de son père, les souffrances de Freud
empirèrent, ainsi qu’en témoignent ses lettres à Fliess. Il méditait nuit et jour sur
la structure de l’appareil psychologique et sur l’origine des névroses. Il portait
une attention accrue aux fantasmes qui masquent certains souvenirs. D se sentait
sur le point de découvrir de grands secrets, croyait les avoir découverts, puis
retombait dans un doute torturant. D parlait de sa névrose, de sa « petite hysté­

123. C’est ainsi qu’il le raconte à Fliess peu après. Dans L’Interprétation des rêves, le texte
dit : « On vous demande de fermer les yeux ou un œil. »
124. Edith Buxbaum, « Freud’s Dream Interprétation in the Light of His Letters to Fliess »,
Bulletin of the Menninger Clinic, XV (1951), p. 197-212.
125. Didier Anzieu, L’Auto-analyse. Son rôle dans la découverte de la psycho-analyse par
Freud. Sa fonction en psychanalyse, Paris, PUF, 1959.
Sigmund Freud et la psychanalyse 469

rie ». Il se proclamait indifférent aux intrigues qui pouvaient être nouées à l’uni­
versité. Le 14 août 1897, il écrivait à Fliess : « Mon principal malade, celui qui
m’occupe le plus, c’est moi-même. » Son analyse, ajoutait-il, était plus ardue que
celle de quiconque.
Le 21 septembre 1897, Freud écrivit à Fliess une terrible confidence : les his­
toires de séduction par le père que lui racontaient toutes ses malades hystériques
n’étaient que le fruit de leur imagination, si bien que toute sa théorie de l’hystérie
s’en trouvait ébranlée. L’absence de résultats thérapeutiques, le fait que tant de
séductions par le père n’auraient pas dû passer inaperçues, l’impossibilité de faire
la différence, dans l’inconscient, entre un souvenir authentique et la fiction, telles
étaient les principales raisons qui lui faisaient perdre tout espoir de jamais éluci­
der le mystère de la névrose. C’en était fait de l’espérance d’une grande décou­
verte qui assurerait sa réputation et sa fortune. Néanmoins le ton de cette lettre
demeurait optimiste. D restait à Freud sa méthode d’interprétation des rêves et sa
« métapsychologie » naissante, c’est-à-dire sa conception de l’appareil psycho­
logique. À partir de ce moment, son auto-analyse connut une phase féconde. Les
souvenirs de son enfance affluèrent La « nounou » vieille et laide qui lui parlait
de Dieu et de l’enfer, il voyait maintenant en elle la source de ses premières expé­
riences sexuelles, tandis que la libido à l’égard de sa mère s’était éveillée à l’âge
de 2 ans et demi. Le type de relations qu’il entretenait avec son neveu, d’un an
son aîné, avait déterminé l’aspect névrotique de ses amitiés ultérieures. D se rap­
pela sa jalousie à l’égard de son petit frère et les sentiments de culpabilité qu’il en
éprouva après sa mort. A la recherche de souvenirs relatifs à sa « nounou », il
découvrit un exemple de ce qu’il devait appeler plus tard un souvenir-écran. Il
supposa que les sentiments amoureux du petit garçon pour sa mère et sa jalousie
envers son père représentaient un phénomène universel. Il invoqua les noms
d’Œdipe et d’Hamlet. Il accorda de plus en plus d’importance à la résistance, où
il voyait maintenant la persistance de caractéristiques infantiles. Il reformula ses
idées sur l’origine de l’hystérie et des obsessions. Au cours de ce processus, que
traversait Freud, F auto-analyse et l’analyse de ses malades s’entremêlaient très
étroitement, et Freud écrivait à Fliess : « Il m’est impossible de te faire sentir la
beauté intellectuelle de ce travail. »
En novembre 1897, Freud écrivit que son auto-analyse était de nouveau au
point mort. D’autres souvenirs de son enfance émergeaient lentement. Il était
préoccupé par les phases infantiles du développement sexuel, notamment par des
souvenirs ou imaginations concernant la zone anale. Il établissait des comparai­
sons entre les rêves, les imaginations, les symptômes névrotiques, les mots d’es­
prit, et les créations artistiques. Il sentit sa névrose s’améliorer, il s’émancipa de
l’influence de Brücke et de Charcot et s’identifia à Goethe. Ses lettres à Fliess se
firent plus rares, plus brèves et manifestèrent un certain glissement de la dépen­
dance à la rivalité. Au début de 1898, il entreprit d’écrire un livre sur les rêves.
Ce travail fut interrompu par les vacances d’été, puis, en automne, par une nou­
velle phase de dépression et d’inhibition, mais il le reprit et le compléta en sep­
tembre 1899.
La publication de L’Interprétation des rêves marqua la fin de sa névrose. Mais
Freud n’arrêta jamais son auto-analyse, et, à partir de cette époque, il lui consacra
un moment chaque jour, n sortit de cette expérience profondément transformé. Il
se libéra de la dépendance dans laquelle il avait vécu par rapport à Fliess, et leur
470 Histoire de la découverte de l'inconscient

étroite amitié prit fin au début de 1902. Freud fut capable de surmonter une
étrange inhibition qui l’avait empêché jusque-là de visiter Rome, si bien qu’en
septembre 1901 il passa douze jours dans la ville de ses rêves. Il entreprit finale­
ment des démarches pour hâter sa nomination de professeur, et il se sentit dé­
sonnais prêt à réunir autour de lui un petit cercles d’adeptes.
L’étrange maladie que traversa Sigmund Freud entre 1894 et 1900, ainsi que
son auto-analyse, a donné lieu à diverses interprétations. Certains de ses adver­
saires prétendent qu’il était gravement malade et que la psychanalyse ne fut
qu’un sous-produit de sa maladie. Ses disciples, comme Jones, déclarent que son
auto-analyse fut un exploit héroïque sans précédent, jamais tenté avant lui, qui
révéla pour la première fois à l’humanité les abîmes de l’inconscient. Notre
hypothèse est que l’auto-analyse de Freud n’était qu’un aspect d’un processus
plus complexe qui engageait ses relations avec Fliess, sa névrose et l’élaboration
de la psychanalyse, et que ce processus nous offre un exemple de ce qu’on peut
appeler une « maladie créatrice ».
Ceci nous conduit à définir la maladie créatrice et à en dégager les caractéris­
tiques essentielles126. On la retrouve, sous différents aspects, chez les chamans,
chez les mystiques de diverses religions, chez certains philosophes et écrivains
créateurs. Nous avons déjà mentionné l’exemple de Fechner127 et nous décrirons
dans un chapitre ultérieur la maladie créatrice de C.G. Jung128. Une maladie créa­
trice succède généralement à une période de travail intellectuel intense, à de
longues réflexions, à des méditations, à la recherche d’une certaine vérité. Vue du
dehors, c’est un état polymorphe qui peut prendre la forme d’une dépression,
d’une névrose, d’une affection psychosomatique, voire d’une psychose. Quels
qu’en soient les symptômes, ils sont toujours pénibles et présentent des phases
d’apaisement relatif et d’aggravation. Tout au long de sa maladie, le sujet est
obsédé par une préoccupation dominante, qu’il laisse parfois apparaître mais
qu’il cache souvent, et par la recherche d’une chose ou d’une idée qui lui
importent par-dessus tout et qu’il ne perd jamais de vue.
La maladie créatrice est souvent compatible avec une activité professionnelle
et une vie familiale normales. Mais même si le sujet poursuit ses activités
sociales, il est presque entièrement absorbé en lui-même. Il souffre d’un senti­
ment d’isolement extrême, même s’il a un mentor qui lui sert de guide pour tra­
verser cette épreuve (comme l’apprenti chaman qui se laisse conduire par son
maître). La terminaison est souvent rapide, marquée par une phase d’exaltation et
de joie de vivre. Une fois guérie, la maladie est suivie d’une transformation
durable de la personnalité. Le sujet a la conviction d’avoir fait une découverte
intellectuelle ou spirituelle, d’avoir découvert un monde nouveau que le reste de
sa vie suffirait à peine à explorer.
Nous retrouvons tous ces traits dans le cas de Freud. Depuis sa visite à Charcot
en 1885 et 1886, il avait été préoccupé par le problème de l’origine de la névrose,

126. H.F. Ellenberger, «La maladie créatrice», Dialogue, Canadian Philosophical


Review, ni (1964), p. 25-41.
127. Voir chap. iv, p. 247.
128. Voir chap. rx, p. 688-690.
Sigmund Freud et la psychanalyse 471

problème qui finit par occuper toute sa pensée. A partir de 1894, les souffrances
de Freud, telles qu’il les décrit dans ses lettres à Fliess, pourraient manifestement
être qualifiées de névrotiques et, parfois, de psychosomatiques. Mais, à la diffé­
rence de la névrose, sa concentration sur une idée fixe n’était pas seulement obsé­
dante, mais aussi créatrice. Ses spéculations intellectuelles, son auto-analyse et
son activité thérapeutique prenaient la forme d’une recherche désespérée d’une
vérité qui lui échappait sans cesse. A plusieurs reprises, il avait eu l’impression
d’être sur le point de découvrir un grand secret, voire de le posséder déjà — puis
il avait été repris par ses doutes. Le sentiment caractéristique de solitude extrême
est un des leitmotive de ses lettres à Fliess. Rien ne nous permet de penser que
Freud se soit trouvé effectivement isolé, ni qu’il ait été l’objet d’attaques de la
part de ses collègues pendant ces années.
Ses trois conférences devant le Doktorenkollegiutn furent très bien accueillies
malgré l’étrangeté de ses théories. Une autre conférence sur les rêves, devant le
B’nai B’rith, fut accueillie avec enthousiasme, au témoignage de Freud lui-
même. On peut même parler d’un véritable respect et d’une grande tolérance
envers Freud de la part de ses collègues. Le 2 mai 1896, quand Freud donna une
conférence à la Société de psychiatrie et de neurologie, exposant sa théorie de la
séduction dans la prime enfance comme origine de l’hystérie, Krafft-Ebing, pré­
sident de rassemblée, se contenta de faire remarquer que cet exposé avait tout
l’air d’un conte de fées scientifique, mais n’en proposa pas moins, l’année sui­
vante, d’accorder à Freud le titre d’Extraordinarius129. Quant aux auditeurs, qui
oserait leur reprocher leur scepticisme puisque Freud lui-même, quelques mois
plus tard, découvrait qu’il s’était trompé ? La névrose suscite assez souvent des
jugements péjoratifs : c’est ainsi que, dans ses lettres, Freud exprime des juge­
ments assez durs à l’égard de ses collègues. Dès août 1888, il dit que ses attaques
contre Meynert avaient été telles que ses collègues avaient dû lui conseiller la
modération. Dans son livre sur l’aphasie, il s’en prend à plusieurs d’entre eux, et
surtout à « l’idole siégeant sur son trône élevé », Meynert. Même le débonnaire
Breuer se vit traiter avec mépris. Ces lettres témoignent aussi d’une extrême sus­
ceptibilité envers toute critique. Freud qualifiait de « vile » (niedertrachtig) la
recension des Études sur l’hystérie par Strümpell, qui reconnaissait les mérites de
l’ouvrage, tout en exprimant certaines réserves130. Quand C.S. Freund publia un
article sur les paralysies psychiques131, Freud le qualifia de « quasi-plagiat »132,
alors même que cet article exposait une théorie entièrement différente de la
sienne. L’auteur, d’ailleurs, citait Freud. Freud était très pointilleux en ce
domaine : il avait toujours peur d’être devancé, par exemple par Moebius ou

129. Sigmund Freud, Aus den Anfangen der Psychoanalyse, op. cit, p. 178. The Origins of
Psychoanalysis, op. cit, p. 167. Trad. franç. : La Naissance de la psychanalyse, op. cit, p. 148.
130. Sigmund Freud, Aus den Anfangen der Psychoanalyse, op. cit, p. 167. The Origins of
Psychoanalysis, op. cit, p. 156.
131. C.S. Freund, « Über psychische Lahmungen », Neurologisches Zentralblatt, XIV
(1895), p. 938-946.
132. Sigmund Freud, Aus den Anfangen der Psychoanalyse, op. cit, p. 145. La Naissance
de la psychanalyse, op. cit, p. 120. En fait, rien dans l’article de C.S. Freund ne justifie une
telle accusation.
472 Histoire de la découverte de l’inconscient

Janet. Dans ses lettres, son attitude à l’égard de ses collègues apparaît faite sur­
tout de méfiance, et parfois de provocation133.
Les relations de Freud avec Fliess, qui ont tant intrigué certains psychana­
lystes, se comprennent aisément dans le cadre de la maladie créatrice. L’homme
qui traverse une telle crise a le sentiment de se frayer un chemin dans un monde
inconnu, et cela dans la solitude la plus complète. Il cherche désespérément un
guide capable de l’aider dans cette épreuve. Freud s’était détaché des figures
paternelles qu’avaient représentées pour lui Brücke, Meynert, Breuer et Charcot ;
aussi se tourna-t-il vers un homme de la même génération que lui. Dans son ado­
lescence, Freud avait connu une amitié étroite avec l’un de ses condisciples,
Eduard Silberstein, avec qui il passait une bonne partie de ses loisirs. Les deux
amis avaient appris l’espagnol pour avoir entre eux une sorte de langage secret,
ils avaient pris des noms espagnols et fondé une « Académie castillane » ; il cor­
respondirent pendant une dizaine d’années. C’est un peu sur ce modèle que
Freud et Fliess contractèrent une étroite amitié. Ils échangeaient des idées, en
particulier de nouvelles intuitions et découvertes sur lesquelles ils gardaient
encore le secret, à l’écart des autres. Cependant une lecture attentive des lettres
de Freud à Fliess révèle que la relation initiale entre deux amis se situant à un
niveau d’égalité se transforma progressivement en une subordination intellec­
tuelle de Freud à Fliess, jusqu’à ce que Freud finît par retrouver sa position anté­
rieure d’égal à égal. Ainsi, durant la phase cruciale de la maladie créatrice de
Freud, Fliess joua involontairement et inconsciemment le rôle du maître chaman
à l’égard de l’apprenti chaman, ou du directeur spirituel pour le mystique.
La maladie créatrice a pour caractéristique de guérir spontanément et subite­
ment, engendrant alors un sentiment d’exaltation. Rappelons-nous comment
Fechner passa par une brève phase hypomaniaque où il se croyait en état de
déchiffrer toutes les énigmes de l’univers. Un sentiment analogue s’exprime dans
une phrase comme celle-ci : « Quiconque a des yeux pour voir et des oreilles
pour entendre sait parfaitement que les mortels sont incapables de garder un
secret. Celui-là même dont les lèvres restent silencieuses bavarde avec ses doigts
et la trahison sort par tous les pores de sa peau »134. Les années de vives souf­
frances étaient derrière lui, mais subsistait le sentiment d’avoir passé par une
longue période de terrible isolement dans un monde hostile. La maladie créatrice
une fois terminée, l’attention du sujet cesse progressivement d’être fixée sur son
seul monde intérieur, d’où un intérêt renouvelé pour le monde extérieur. Ainsi,
pendant la maladie, Freud avait écrit à Fliess qu’il ne se souciait guère de sa
nomination et qu’il envisageait même de rompre complètement avec l’univer­
sité ; or, maintenant, il intervenait activement auprès du ministère pour hâter son
avancement.
Le cas de Robert Bunsen, tel que l’a dépeint von Uexküll135, illustre à quel
point la personnalité d’un chercheur peut être modifiée par sa découverte. Quand

133. C’est ce que montrent certaines expressions comme « meinen Kollegen zum Trotz »
(au mépris de mes collègues), dans une lettre du 30 mai 1896, ou quand il se vante de s’être
montré « rude » (frech) à leur égard.
134. Sigmund Freud, « BruchstUck einer Hystérie-Analyse », Monatsschriftfur Neurologie
und Psychiatrie, XVIII (1906), p. 436. (Rappelons que cet article fut écrit en 1901 et publié
cinq ans plus tard.) Standard Edition, VII, p. 130-243.
135. J. von Uexküll, Niegeschaute Welten, Berlin, S. Fischer, 1936, p. 133-145.
Sigmund Freud et la psychanalyse 473

Bunsen découvrit l’analyse spectrale, sa vision du monde et sa personnalité se


transformèrent. Il se conduisit désormais « comme un roi voyageant incognito ».
Paul Valéry a montré également comment la personnalité d’un écrivain créateur
pouvait être remodelée à l’image même de son œuvre136. Dans le cas de la mala­
die créatrice, la métamorphose de la personnalité est encore plus profonde. C’est
comme si celui qui passe par cette crise avait entendu l’appel de saint Augustin :
« Ne cherche pas au-dehors, rentre en toi-même, car c’est dans l’homme intérieur
qu’habite la vérité »137. C’est pour cette raison aussi que cette métamorphose de
la personnalité est indissolublement liée à la conviction d’avoir découvert une
vérité grandiose qu’il convient de proclamer à la face de l’humanité. Dans le cas
de Freud, c’était la découverte de la méthode psychanalytique et d’une nouvelle
théorie de l’esprit dont le premier témoignage se trouvait dans son Interprétation
des rêves.

Freud a toujours considéré L'Interprétation des rêves comme son ouvrage


capital, et il est certain que c’est un livre extraordinaire. Chaque année parais­
saient des publications sur les rêves, mais le problème de leur interprétation
n’avait guère été renouvelé depuis Schemer en 1855. En outre, ce livre non seu­
lement présentait une théorie originale des rêves, mais posait les jalons d’une
psychologie nouvelle. Enfin, il était lié, à un degré inconnu jusque-là, à la vie et
à la personnalité de son auteur. Hervey de Saint-Denys et d’autres avaient rempli
des livres entiers avec le récit de leurs propres rêves et de leurs interprétations,
mais aucun n’avait analysé des rêves apparus au cours d’une maladie créatrice.
Aujourd’hui L’Interprétation des rêves est devenu un classique et nous
sommes tellement familiarisés avec cet ouvrage qu’il nous est difficile de nous
représenter l’impression qu’il produisit en 1900. L’opinion la plus courante de
nos jours veut que Freud ait été à cette époque un obscur neurologue, « banni »
par ses collègues, et que ce livre, qui contenait des innovations si importantes, ne
rencontra que mépris ou silence mortel. Un examen objectif des faits nous révèle
une tout autre image. Pendant ses années de maladie créatrice, Freud avait vu sa
réputation grandir peu à peu à Vienne et au-dehors. Au Congrès international de
psychologie à Munich, en août 1896, le nom de Freud était cité comme une des
autorités les plus compétentes dans le domaine de l’hystérie138. Van Renterghem,
en 1897, cite Freud parmi les représentants les plus significatifs de l’École de
Nancy139. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, une esquisse biographique sur
Freud parut en 1901 dans une sorte de Bottin des célébrités médicales140. Par ail­
leurs, un gynécologue de Lyon, le docteur César Tournier, s’intéressa profondé­

136. Paul Valéry, Autres Rhumbs, in Œuvres, éd. Pléiade, Paris, Gallimard, 1960, II, p. 673.
137. « Noli foras ire, in te ipsum redi ; in interiore homine habitat veritas », De vera reli-
gione, chap. 39, par. 72.
138. III. Intemationaler Kongress fur Psychologie in München vom 4-7. August 1896,
Munich, J.F. Lehmann, 1897, p. 369.
139. A.W. Van Renterghem, Liébeault en zijne School, Amsterdam, Van Rossen, 1898, p.
133.
140. Julius Léopold Pagel, Biographisches Lexikon hervorragender Aerzte des neunzehn-
ten Jahrhunderts, Berlin, Urban, 1901, p. 545.
474 Histoire de la découverte de l’inconscient

ment, dès 1895, aux idées de Freud sur la sexualité infantile141. L’affirmation qui
voudrait que Freud ait été l’objet d’un véritable ostracisme à Vienne ne repose
sur aucun fondement réel. Freud fit toujours partie de la Société impériale-royale
des médecins142, et, en 1899-1900, il exerça les fonctions d’assesseur de l’Asso­
ciation pour la psychiatrie et la neurologie143 (celle-là même qui avait écouté
avec incrédulité ses conférences sur l’hystérie en 1896). Un certificat officiel,
daté du 4 octobre 1897, atteste que « Freud mène manifestement une vie aisée, a
trois domestiques à son service et jouit d’une clientèle lucrative, quoique peu
étendue » — et il est clair qu’entre-temps sa situation n’avait fait que
s’améliorer144.
Malgré son renom, L’Interprétation des rêves est un des livres de Freud les
moins bien compris aujourd’hui, et ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord
parce que le texte a subi des modifications, des additions et des coupures d’une
édition à l’autre, si bien que le texte que nous avons aujourd’hui entre les mains
est assez différent, dans sa forme et dans son contenu, de l’original. En second
lieu, ce livre est particulièrement difficile à traduire, si bien que les meilleures
traductions laissent nécessairement échapper bien des nuances de l’original145.
La seule façon d’accéder à une connaissance valable de son contenu est de lire
l’édition originale allemande qui est malheureusement très difficile à trouver. En
troisième lieu, L’Interprétation des rêves abonde en allusions à des événements
et à des coutumes, familiers au lecteur de cette époque, mais presque incompré­
hensibles aujourd’hui sans commentaire146. Il abonde en détails humoristiques
sur la Vienne fin de siècle.
Par ailleurs, ce livre pourrait être qualifié d’autobiographie déguisée. Freud y
parle de sa naissance et de la prédiction d’une vieille paysanne, de l’éducation un
peu rude qu’il reçut d’une vieille nourrice, du curieux mélange d’amitié et d’hos­
tilité qui le liait à son neveu John, d’un an son aîné, de l’émigration de ses demi-
frères en Angleterre, d’un cauchemar de son enfance où il voyait sa mère entou­
rée de personnages portant des becs d’oiseaux, de sa place de premier à l’école,
de la « conspiration contre le professeur impopulaire », de ses premiers soupçons
sur l’antisémitisme de ses condisciples, et de bien d’autres détails de sa vie.
Freud y fait aussi allusion à des événements politiques : le gouvernement libéral
de 1866 qui comprenait deux ministres juifs, la guerre hispano-américaine de
1898, les attentats anarchistes à Paris. Il nous parle de ses travaux antérieurs, de

141. C. Tournier, « Essai de classification étiologique des névroses », Archives d’anthro­


pologie criminelle, XV (1900), p. 28-29. Tout au long de sa vie, Tournier rassembla une
grande quantité de matériaux, mais ne publia que fort peu.
142. Voir chap. vn, p. 464.
143. Jahrbuch fur Psychiatrie und Neurologie, XX (1901), p. 391.
144. Joseph et Renée Gicklhorn, Sigmund Freuds Akademische Laufbahn, op. cit., p. 99.
145. C’est ce qu’a bien montré Erik H. Erikson, « The Dream Specimen of Psychoanaly-
sis », Journal of the American Psychoanalytic Association, Il (1954), p. 5-56.
146. Pour donner un exemple, Freud raconte qu’il se rendait deux fois par jour dans une
maison pour se faire soigner et qu’il lui arrivait de cracher dans l’escalier, au grand méconten­
tement de la concierge, à qui il répondait que c’était de sa faute parce qu’elle n’avait pas dis­
posé de crachoir. (L'Interprétation des rêves, op. cit., p. 209-210.) Ce détail apparaîtra plutôt
grossier au lecteur moderne, mais à cette époque les gens avaient l’habitude de cracher, per­
sonne n’y trouvait à redire, et les crachoirs étaient presque aussi nombreux que les cendriers de
nos jours : ce comportement n’avait donc rien de choquant.
Sigmund Freud et la psychanalyse 475

sa déception dans l’affaire de la cocaïne, de son exaltation quand il foula le pavé


de Paris en 1885, et de son ami Fliess. Il fait allusion à ses découvertes sur les
souvenirs-écrans, la sexualité infantile et le complexe d’Œdipe. Il prend soin de
dissimuler tout ce qui concerne sa vie amoureuse, mais il nous parle de ses
enfants et nous donne des exemples de leurs rêves. Il ne cache pas ses sentiments
athées ni son incrédulité relativement à l’immortalité.
D’autre part, Freud recourt au même stratagème que Dante qui confinait en
enfer ceux qu’il n’aimait pas. Ainsi l’oncle Josef, la brebis galeuse de la famille, ’
dont Freud dit qu’il « ne l’a évidemment jamais aimé ». Ainsi la vieille nourrice
qui le traitait durement quand il était enfant et le stupide professeur du gymnase
contre qui les élèves se révoltèrent. Le trop sévère Brücke oblige Freud, dans un
rêve, à disséquer sa propre jambe et son pelvis. Freud raconte que Meynert avait
été traité dans une maison de santé pour morphinomanie. D fait allusion au
violent conflit entre Meynert et lui-même, et prétend que, peu avant sa mort,
Meynert lui confia qu’il était atteint d’hystérie masculine, chose qu’il avait soi­
gneusement cachée pendant toute sa vie147. Ses souvenirs relatifs à son père sont
plus caractéristiques encore : quand Sigmund avait 6 ans, son père lui donna,
ainsi qu’à sa sœur, un livre d’images à mettre en morceaux, « ce qui ne se justi­
fiait guère d’un point de vue pédagogique ». Peu après, Sigmund avait uriné dans
la chambre à coucher de ses parents et son père lui avait dit qu’il n’arriverait
jamais à rien. Il y avait aussi l’incident du chrétien qui avait insulté Jacob et de la
conduite lâche de ce dernier. Dans un rêve, Freud voit son père ivre et arrêté par
la police. Viennent encore les symptômes pénibles qui affligèrent Jacob et sa
famille dans ses derniers jours. Freud n’insiste guère sur les aspects positifs de
son père, si bien qu’on peut se demander s’il n’avait pas des raisons plus
sérieuses pour adopter cette attitude à son égard, que la seule rivalité infantile
pour sa mère.
Une des caractéristiques de cet ouvrage est la provocation à peine voilée. A
cette époque, le mot Traumdeutung désignait l’interprétation populaire des rêves
par des diseuses de bonne aventure. Ainsi le philosophe Gomperz avait publié
une brochure intitulée Traumdeutung und Zauberei (Interprétation des rêves et
magie)148. Pour les savants contemporains, le titre même de Traumdeutung avait
donc quelque chose de déplacé et de choquant149. Freud mit en exergue de son
livre cette devise empruntée à Virgile (Énéide) :

147. Cette histoire ne paraît pas pleinement convaincante. Meynert ne niait pas l’existence
de l’hystérie masculine, ainsi que le montre la publication de l’article de Luzenberger (voir
chap. VU, p. 463). L’hystérie est la maladie par excellence que l’on ne dissimule pas. Les
enquêtes de l’auteur auprès des spécialistes autrichiens de l’histoire de la médecine ont révélé
leur scepticisme quant à la prétendue « hystérie masculine » de Meynert. En supposant même
que Meynert ait pu cacher qu’il souffrait d’hystérie masculine, est-il vraisemblable qu’après
tant d’années de violentes polémiques avec Freud il ait convoqué celui-ci à son lit de mort pour
lui faire un tel aveu ?
148. Theodor Gomperz, Traumdeutung und Zauberei, ein Blick auf das Wesen des Aber-
glaubens, Vienne, Karl Gerold’s Sohn, 1866.
149. H existait plusieurs synonymes adéquats : Traumauslegung, Interprétation des
Traumes, Deutung des Traumes, etc. Traumdeutung faisait penser spontanément à Stemdeu-
terei (astrologie).
476 Histoire de la découverte de l’inconscient

Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo !


(Si je ne puis fléchir les cieux, je réveillerai les enfers !)150.

Ce sont les mots de Junon quand Jupiter refusa de prévenir Énée de l’arrivée’
du roi du Latium. Elle manda alors, des Enfers, la furie Allecto qui attaqua les
Troyens avec une troupe de femmes en fureur. Ces vers peuvent s’interpréter
comme une allusion au sort des instincts refoulés, mais aussi comme une allusion
au refus de l’université de reconnaître Freud et à la révolution qu’il introduisait
dans les sciences de l’esprit. Dans une lettre à Fliess, datée du 9 février 1898, il
écrit qu’il se réjouit « en pensant à tous les hochements de tête que provoqueront
les indiscrétions et les impudences » de son livre151.
Ces caractères insolites de la Traumdeutung, son titre provocateur et son épi­
graphe, sa haute qualité littéraire, ses relations étroites avec la vie privée et la per­
sonnalité de Freud, ses allusions humoristiques à la vie viennoise de l’époque,
tout cela concourut à l’effet que le livre produisit. Certains critiquèrent ce qui
leur paraissait un manque de rigueur scientifique. Pour d’autres, le livre fut une
révélation bouleversante qui imprima un cours nouveau à leur vie. Le psychiatre
allemand Blüher152 rapporte dans son autobiographie qu’il ne s’était guère inté­
ressé aux travaux de Freud jusqu’au jour où un ami lui prêta L'Interprétation des
rêves ; il ne put fermer le livre avant de l’avoir achevé, et cette lecture décida de
l’orientation de sa carrière. Ce sont des expériences semblables qui firent de Ste-
kel, d’Adler et de Ferenczi des disciples de Freud. Quant à la légende selon
laquelle ce livre fut accueilli dans un silence réprobateur ou méchamment cri­
tiqué, elle a été déjà réfutée par Use Bry et Alfred Rifkin153.
Un des points qui restent obscurs dans la vie de Freud est la raison de sa nomi­
nation si tardive au poste de professeur extraordinaire. Traditionnellement, on
évoque l’antisémitisme, le scandale provoqué par ses théories sexuelles, la mes­
quinerie de ses collègues, jaloux de sa supériorité. Il obtint enfin cette nomina­
tion, ajoute la légende, quand une de ses riches malades soudoya le ministre de
l’Éducation en faisant don d’un tableau de Bôcklin à la galerie d’art qu’il patron­
nait. La découverte, par Josef et Renée Gicklhom, d’une série de quarante docu­
ments sur la carrière universitaire de Freud dans les archives de l’université de
Vienne et les archives de l’État autrichien, a rendu enfin possible une étude
objective des faits154. K.R. Eissler y a ajouté ultérieurement deux autres docu­
ments155. Nous savons ainsi qu’en janvier 1897 les professeurs Nothnagel et
Krafft-Ebing demandèrent à l’assemblée des professeurs de proposer Freud pour

150. Virgile, Énéide, VII, v. 312 (Paris, Garnier-Flammarion, 1965).


151. Sigmund Freud, Aus den Anfângen der Psychoanalyse, op. cit., p. 260. La Naissance
de la psychanalyse, op. cit., p. 217. (Dans la traduction anglaise officielle, The Origins ofPsy-
choanalysis, op. cit., p. 244, les termes utilisés par Freud sont atténués.)
152. Hans Blüher, Werke und Tage. Geschichte eines Denkers, Munich, Paul List, 1953, p.
253.
153. lise Bry et Alfred H. Rifkin, « Freud and the History of Ideas : Primary Sources, 1886-
1910 », Science and Psychoanalysis, V (1962), p. 6-36. Voir aussi chap. x, p. 799-800.
154. Josef et Renée Gicklhom, Sigmund Freuds akademische Laufbahn im Lichte der
Dokumente, Vienne, Urban und Schwarzenberg, 1960.
155. K.R. Eissler, « Zwei bisher übersehene Dokumente zur akademischen Laufbahn Sig­
mund Freuds », Wiener klinische Wochenschrift, LXXVIII (1966), p. 16-19.
Sigmund Freud et la psychanalyse 477

le titre de professeur extraordinaire. Lors de sa réunion du 13 février 1897, l’as­


semblée chargea un comité de six professeurs de rédiger un rapport à ce sujet. Le
12 juin 1897, après avoir écouté un rapport favorable lu par Krafft-Ebing, l’as­
semblée recommanda au ministre la nomination de Freud. Mais c’est seulement
le 27 février 1902 que le ministre de l’Éducation publique, Freiherr W. von Har-
tel, proposa cette nomination qui fut signée par l’empereur François-Joseph le 5
mars 1902. Les documents dont nous disposons ne nous fournissent pas suffi­
samment de renseignements sur ce qui se passa pendant ces cinq années. Dans
une lettre à Fliess, datée du 11 mars 1902, Freud rapporte comment, à son retour
de Rome, il se rendit compte qu’il lui fallait agir lui-même s’il voulait jamais
obtenir cette nomination tant retardée, comment, au ministère, Sigmund Exner
lui fit comprendre que des « influences » jouaient contre lui et qu’il ferait bien de
chercher « des contre-influences », comment il les trouva en la personne d’une de
ses anciennes malades, Frau Elise Gomperz, et comment il pria Nothnagel et
Krafft-Ebing de renouveler leur requête en sa faveur. Enfin, grâce à l’interven­
tion d’une autre de ses anciennes malades, la baronne von Ferstel, le titre de pro­
fesseur extraordinaire lui fut accordé.
Il est certain que le renouvellement de la requête par Nothnagel et Krafft-
Ebing, le 5 décembre 1901, aboutit à la nomination de Freud, mais ceci n’ex­
plique pas pourquoi la première requête de l’assemblée des professeurs fut enter­
rée pendant plus de quatre ans. Les Gicklhom ont proposé l’explication
suivante : le 28 mai 1898, le ministre de l’Éducation décida, par un décret secret
(Geheimerlass), de réduire le nombre des nominations de professeur extraordi­
naire en stipulant que ceux qui seraient nommés devraient être capables de rem­
placer le professeur titulaire, et estimant aussi qu’il fallait favoriser ceux des Pri­
vât-Dozenten qui avaient une longue pratique de l’enseignement. Selon les
Gicklhom, Freud ne remplissait pas ces conditions : il avait le titre de Privat-
Dozent en neurologie, mais non en psychiatrie (comme c’était le cas de Wagner-
Jauregg). Par ailleurs, il s’était davantage préoccupé de sa clientèle privée, plus
lucrative, que de ses fonctions d’enseignant. K.R. Eissler156 a contesté point par
point ces conclusions des Gicklhom. Il est certain que des candidats dont les
noms avaient été proposés en même temps que celui de Freud ou même après lui
obtinrent leur nomination avant lui. Le ministère avait évidemment subi des
changements répétés et le nouveau ministre, Wilhelm von Hartel, homme extrê­
mement actif, responsable de tout le système scolaire autrichien ainsi que des
affaires religieuses et culturelles, ne pouvait évidemment pas connaître les détails
de chaque candidature individuelle157. Mais il subissait toutes sortes de pressions
politiques et bien des nominations de professeurs furent indépendantes des
mérites scientifiques des candidats. C’est pourquoi von Hartel fut la cible d’at­
taques véhémentes de la part de Karl Kraus158. Von Hartel fut aussi attaqué par
les antisémites parce qu’il avait fait obtenir un prix littéraire à Arthur Schnitzler,
et parce qu’il avait publiquement condamné l’antisémitisme devant le Parlement

156. K.R. Eissler, Sigmund Freud und die Wiener Universitat, Berne, Verlag Hans Huber,
1966.
157. A. Engelbrecht, « Wilhelm Ritter von Hartel », Jahresbericht über die Fortschritte
der klassischen Altertumswissenschaft, CXLI (1908), p. 75-107.
158. Karl Kraus, « Die Fakultat in Liquidation », Die Fackel, V (October 17,1903), n° 144,
p. 4-8.
478 Histoire de la découverte de l’inconscient

autrichien. Que Freud n’ait pas été nommé plus tôt ne saurait, dès lors, être attri­
bué à l’antisémitisme. Quant à la légende qui voudrait que la nomination de
Freud ait été obtenue par Frau von Ferstel en échange d’un tableau de Bôcklin
(Die Burgruine), Renée Gicklhom a montré que ce tableau resta en possession de
ses propriétaires, la famille Thorsch, jusqu’en 1948 et que la Galerie moderne
avait déjà acquis un autre Bôcklin159. A cela, K.R. Eissler répliqua que la Galerie
moderne avait reçu de la baronne Marie von Ferstel, en 1902, un tableau d’Emile
Orlik160 intitulé « Église à Auscha ». Toutefois, le peu de valeur de ce tableau ne
peut que confirmer l’invraisemblance de la légende d’après laquelle la nomina­
tion de Freud aurait été obtenue par corruption161. Il est possible que le don de ce
tableau n’ait été qu’un témoignage de gratitude de la baronne au ministre. Nous
pouvons donc en conclure, semble-t-il, que ce retard dans la nomination de Freud
a surtout été l’effet de la force d’inertie bureaucratique d’un système où l’on
accordait toujours la priorité aux candidats recommandés ; or, Freud lui-même
avait été longtemps trop absorbé par son auto-analyse pour s’occuper activement
de sa carrière professorale.
En 1902, Freud vit se réaliser ainsi une de ses ambitions. Le titre de professeur
extraordinaire signifiait une reconnaissance de ses travaux scientifiques et lui
permettait, en même temps, de demander des honoraires plus élevés. Freud
connut ensuite une période de productivité intense. En automne 1902, il réunit un
petit groupe d’intéressés qui se rencontraient chez lui chaque mercredi soir pour
discuter de psychanalyse. Les premiers adeptes de la Société psychanalytique du
mercredi furent Kahane, Reitler, Adler et Stekel. Tel fut le modeste point de
départ du mouvement psychanalytique qui devait atteindre des dimensions
mondiales.

A partir de cette date, le récit de la vie de Freud s’identifie assez largement


avec l’histoire du mouvement psychanalytique. En 1904, il publia Psychopatho­
logie de la vie quotidienne. En dépit d’une polémique déplaisante avec Fliess, il
se fit de plus en plus reconnaître dans divers secteurs. En septembre, il engagea
une correspondance suivie avec Eugen Bleuler. En 1905, parurent trois de ses
œuvres les plus connues : Trois Essais sur la théorie de la sexualité, Le Mot d’es­
prit et ses rapports avec l’inconscient et l’analyse de Dora. Vue du dehors, la
psychanalyse apparut alors sous un nouveau jour. Alors qu’aux environs de 1900
on voyait Freud comme un explorateur de l’inconscient et un interprète des rêves,
il fut avant tout considéré maintenant comme le promoteur d’une théorie
sexuelle. Le récit traditionnel veut que ces nouvelles théories aient soulevé une
tempête d’indignation et d’injures. Mais ici encore, un examen objectif des faits
nous révèle une image différente. Bry et Rifkin, en étudiant les recensions des
ouvrages de Freud à cette époque, en arrivent à la conclusion que « la connais­
sance et l’appréciation des travaux de Freud s’étendirent largement et rapide­

159. Renée Gicklhom, « Eine mysteriôse Bildaffdre », Wiener Geschichtsblatter, XHI


(1958), p. 14-17.
160. K.R. Eissler, « Kritische Bemerkungen zum Renée Gicklhoms Beitrag : “Eine mys-
teriôse Bildaffare” », Wiener Geschichtsblatter, XIII (1958), p. 55-60.
161. Grâce à l’amabilité de madame le professeur Ebenstein, directrice de
l’Oesterreichische Galerie, nous avons pu voir ce tableau d’Orlik dans les dépôts du musée.
C’est une peinture à l’huile, mesurant 55 sur 37 cm, estimée à environ 100 dollars.
Sigmund Freud et la psychanalyse 479

ment » et que, « pendant la période où Freud est censé avoir été ignoré, on trouve
de nombreux signes de reconnaissance et d’extraordinaire respect pour ses
travaux »162.
Freud était devenu une célébrité et un thérapeute recherché. En 1906, à l’oc­
casion de son cinquantième anniversaire, ses disciples lui offrirent un médaillon
frappé à son effigie. Si l’on fait abstraction d’une polémique avec Fliess, dont l’an­
cienne amitié s’était muée en haine, Freud recevait d’un peu partout des témoi­
gnages de reconnaissance et de dévouement.
En mars 1907, C.G. Jung et Ludwig Binswanger vinrent rendre visite à Freud,
et à leur retour à Zurich ils fondèrent un petit groupe psychanalytique. En 1908,
le mouvement prit un caractère international avec le premier Congrès internatio­
nal de psychanalyse à Salzbourg, et, en 1909, fut créée la première revue de psy­
chanalyse. Freud fut invité à donner des cours à la Clark University de Worces-
ter, et il fit ce voyage en Amérique avec Jung et Ferenczi. Ce grand moment de la
vie de Freud marqua, selon sa propre expression, « la fin de son isolement ».

Ceci nous conduit à examiner la signification de cet isolement, dont Freud se


plaignit tant. Dans son autobiographie, il parle de « dix ans ou même plus d’iso­
lement », sans préciser à quelles dates il en situe le début et la fin. Ce prétendu
isolement ne concernait certainement pas le cercle de ses connaissances immé­
diates : il était heureux dans sa vie familiale et Jones parle de son cercle de rela­
tions « étonnamment étendu »163. Il ne semble pas qu’en général ses collègues se
soient montrés envieux ou mesquins à son égard. Pour ceux chez qui l’animosité
prit le pas sur l’amitié (comme ce fut le cas de Meynert, de Breuer et de Fliess),
il est difficile de décider à qui en incombait la faute. Pour autant que l’on sache,
aucun article de Freud ne fut jamais refusé par une revue, ni aucun de ses
ouvrages par un éditeur. Contrairement à ce que l’on prétend habituellement, ses
publications ne se heurtèrent pas à un silence glacial ni à une critique hostile. En
fait, l’accueil fut généralement favorable, bien qu’il s’accompagnât parfois d’un
mélange de surprise et de perplexité. Ce fut rarement un rejet proprement dit, et,
à cet égard, d’autres n’eurent pas un meilleur sort que lui. Il se peut que le senti­
ment d’extrême et amer isolement, caractéristique de la névrose créatrice, ait per­
sisté chez Freud et se soit trouvé renforcé par le fait que, pendant toutes ces
années, il s’était nettement tenu à l’écart du monde médical viennois.
L’année 1910 marqua un sommet dans la vie de Freud et dans l’histoire de la
psychanalyse. La Société psychanalytique du mercredi, devenue en 1908 la
Société viennoise de psychanalyse, ne pouvait plus se réunir dans l’appartement
de Freud en raison du nombre croissant de ses membres. Au second Congrès
international, à Nuremberg, fut créée l’Association internationale de psychana­
lyse (IPA), ainsi qu’une deuxième revue psychanalytique. Freud publia Un sou­
venir d’enfance de Léonard de Vinci. Mais le fait même que la psychanalyse se
fût proclamée un « mouvement » (et non pas simplement une nouvelle branche
de la science) ne pouvait que susciter de l’opposition dans les milieux psychia­
triques ainsi que des crises au sein du groupe initial : c’est ainsi qu’une opposi­

162. lise Bry et Alfred H. Rifkin, « Freud and the History of Ideas: Primary Sources, 1886-
1910 », Science and Psychoanalysis, V (1962), p. 6-36.
163. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, p. 365.
480 Histoire de la découverte de l’inconscient

tion contre la psychanalyse se manifesta dans les milieux psychiatriques164. En


juin 1911, Alfred Adler quitta Freud et fonda une société dissidente. En octobre
1912, Stekel le quitta à son tour. Pendant un certain temps, les nouveaux adhé­
rents comblèrent largement le vide laissé par les dissidences. La grande crise
éclata en septembre 1913 quand Freud et Jung rompirent leurs relations et que le
groupe suisse s’en trouva désorganisé. Cette même année, Freud publiait une
autre de ses œuvres maîtresses, Totem et tabou.
A la fin de juillet 1914 éclata la Première Guerre mondiale. Freud, dont les
deux fils, Jean-Martin et Ernst, furent mobilisés dans l’armée autrichienne, fut
emporté par l’enthousiasme patriotique. Sa clientèle se trouva sérieusement
réduite. Il rédigea ses considérations sur la guerre et la mort. Les derniers cours
qu’il avait donnés à l’université furent publiés sous le titre de Cours d’introduc­
tion à la psychanalyse. Les névroses de guerre ravivèrent l’intérêt porté à la psy­
chanalyse, et un congrès se réunit à cet effet à Budapest en septembre 1918. Mais
peu après, ce fut la défaite, puis la désagrégation de l’Autriche-Hongrie entraî­
nant la faillite économique et la famine. Freud fut officiellement nommé profes­
seur ordinaire en janvier 1920, et, le mois suivant, il prit part à ce que l’on a
appelé improprement le procès Wagner-Jauregg.
Les relations internationales se renouèrent progressivement. Les clients étran­
gers affluèrent à nouveau chez Freud. Il exposa ses théories révisées dans Au-
delà du principe du plaisir et dans Psychologie collective et analyse du moi.
L’année 1923 fut une année critique et inquiétante pour Freud165. En février,
Freud se découvrit une plaque de leucoplasie au niveau du palais et de la
mâchoire. En avril, il consulta un spécialiste qui l’opéra et découvrit qu’il s’agis­
sait d’un cancer. Ce fut la première d’une série d’environ trente opérations. Freud
venait juste de perdre sa fille Sophie ; son petit-fils, Heinerle Halberstadt, à qui
Freud était particulièrement attaché et qui vivait avec lui et les siens, mourut le
19 juin 1923. Selon Jones, ce fut pour Freud le plus grand chagrin de sa vie. Les
4 et 11 octobre de cette même année, Freud subit une grave opération au cours de
laquelle il subit l’ablation d’une partie du palais et de la mâchoire, remplacés par
une prothèse. Au cours de cette année, il écrivit « Le moi et le ça ». Dès lors, jus­
qu’à sa mort seize ans plus tard, Freud fut auréolé d’une réputation mondiale ;
mais sa vie fut aussi une longue suite de souffrances, qu’il supporta avec un cou­
rage stoïque. Le mouvement psychanalytique s’étendit rapidement. En 1925,
Freud écrit Inhibition, symptôme et angoisse, ainsi qu’une esquisse autobiogra­
phique. Dans son article, « L’analyse pratiquée par les non-médecins », publié en
1926, il plaide vigoureusement en faveur de la pratique de la psychanalyse par les
non-médecins. La psychanalyse devint extrêmement populaire en Angleterre et
plus encore aux États-Unis, à la grande surprise de Freud.
En 1927, Freud publia L’Avenir d’une illusion, une des plus pénétrantes cri­
tiques de la religion qui ait jamais été publiée, et en 1929 ce fut Malaise dans la
civilisation. En août 1930, il se vit attribuer le Prix Goethe et, en octobre 1931,
fut organisée une cérémonie dans sa ville natale, Freiberg (qui s’appelait
maintenant Przibor). En 1932, Freud procéda à la révision d’une partie de ses

164. Voir chap. x, p. 821-822.


165. Nous suivons ici Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., ni, p. 101
ss.
Sigmund Freud et la psychanalyse 481

idées, révision qu’il rédigea sous forme de conférences devant un public imagi­
naire : Nouvelle Introduction à la psychanalyse.
En 1933, quand Hitler prit le pouvoir, l’avenir paraissait bien sombre pour F Eu­
rope. En 1934, les ouvrages de Freud furent brûlés à Berlin et, en 1936, tout le
stock des Éditions internationales de psychanalyse de Leipzig fut confisqué.
Cette même année, Thomas Mann prononça un discours à l’occasion du 80e anni­
versaire de Freud166. Le mois suivant, survenait une nouvelle récidive du cancer.
Ses amis et disciples tentèrent de le persuader d’émigrer, mais il refusa. Le
12 mars 1938 les nazis entrèrent à Vienne et Freud se résigna à émigrer, mais la
chose était devenue difficile avec la présence des nazis. La princesse Marie
Bonaparte et d’autres amis influents et dévoués s’engagèrent dans des négocia­
tions ardues pour lui permettre de fuir. Son fils Ernst lui avait déjà procuré un
refuge à Londres. Il quitta Vienne le 4 juin 1938. A son passage à Paris, l’ambas­
sadeur des États-Unis, Bullitt, vint le saluer à la gare.
Freud fut reçu à Londres avec tous les honneurs. Malgré son âge et ses souf­
frances, il gardait l’esprit vif. Après avoir quelque peu hésité, il publia Moïse et
le monothéisme qui fut sans doute, de toutes ses œuvres, la plus critiquée. Il reçut
la visite et l’hommage de nombreux admirateurs fervents et fut nommé membre
de la Société royale de médecine. Par dérogation spéciale, une délégation vint lui
apporter à domicile l’acte de sa nomination. Depuis sa première opération en
avril 1923, Freud en avait subi trente-deux autres, ainsi que des traitements aux
rayons X et au radium. Il avait la cavité buccale pleine de cicatrices, et, pendant
des années, il fut obligé de porter une prothèse embarrassante. Il y eut des
périodes où il ne pouvait plus parler, avalait difficilement et n’entendait plus
guère. Mais il ne manifestait ni impatience ni irritation et ne s’apitoya jamais sur
lui-même. Il refusa tout analgésique afin de garder sa pleine vivacité d’esprit.
Sigmund Freud mourut à Londres, dans l’appartement de son fils, le 23 sep­
tembre 1939, à l’âge de 83 ans. Il fut incinéré au cimetière de Golders Green. Il
n’y eut aucune cérémonie religieuse, mais les derniers hommages lui furent ren­
dus par le docteur Ernest Jones au nom de l’Association internationale de psy­
chanalyse, par le docteur P. Neumann au nom du Comité des Autrichiens en
Angleterre et par un autre réfugié éminent, l’écrivain Stefan Zweig167.

La personnalité de Sigmund Freud

Freud fut au nombre de ces quelques rares hommes dont la vie et la person­
nalité furent exposées aux feux de la rampe et devinrent un objet de curiosité
publique. Il essaya de se protéger derrière une barrière de secrets, mais les
légendes s’en trouvèrent multipliées d’autant, et il suscita les jugements les plus
contradictoires.
Une des raisons de ces contradictions est sans doute à chercher dans les trans­
formations que sa personnalité subit au cours de sa vie. Les témoignages sur son
enfance le dépeignent comme le fils aîné d’une mère très jeune qui lui prodiguait

166. Thomas Mann, Freud und die Zukunft, Vienne, Bermann-Fischer Verlag, 1936.
167. Stefan Zweig, « Worte am Sarge Sigmund Freuds », Erbe und Zukunft, II (1947),
p. 101-102.
482 Histoire de la découverte de l’inconscient

amour et encouragement. C’est sans doute à elle qu’il devait cette ambition qui
ne fit que s’accentuer tout au long de sa vie. Dans les souvenirs de sa sœur Anna,
Sigmund apparaît comme le fils aîné privilégié et comme un jeune tyran familial
qui lui interdisait de lire Balzac et Dumas ; lui seul parmi les enfants disposait
d’une chambre à lui et d’une lampe à pétrole168. Parce qu’il prétendait que le
piano le dérangeait, ses parents le vendirent, privant ainsi ses sœurs de la forma­
tion musicale qui était habituelle à Vienne. A l’école, il se montra un élève bril­
lant, toujours en tête de sa classe. Les archives de l’école attestent ses succès sco­
laires et révèlent que, lors d’un scandale, il ne figurait pas parmi les délinquants,
mais coopéra au contraire avec les autorités en leur fournissant certains rensei­
gnements169. A la faculté de médecine, Sigmund apparaît toujours ambitieux et
travailleur, mais ses études prolongées et son choix de cours hors programme
semblent dénoter un certain manque de sens pratique.
Sa correspondance avec sa fiancée, entre 27 et 30 ans, reflète toujours son
ambition et son travail acharné. Freud s’y révèle comme l’homme des amours et
des antipathies violentes, amoureux fervent et attentionné, bien que possessif et
jaloux à l’occasion.
Nous savons peu de chose sur les relations entre Freud et Martha après leur
mariage. Quelques disciples ou visiteurs de Freud parlent d’elle comme d’une
bonne ménagère et d’une bonne mère, peu au courant des travaux scientifiques
de son mari. On lui prête ces mots : « La psychanalyse s’arrête à la porte de la
chambre des enfants », et une allusion de Freud dans une lettre à Fliess, en date
du 8 février 1897, semble confirmer cette attitude. Laforgue rapporte que, lors
d’une promenade avec madame Freud dans les bois de Vienne, elle lui fit cette
allusion énigmatique : « Il a été pourvu à ce que les arbres ne montent pas jus­
qu’au ciel »170. Son fils, Jean-Martin, dépeint Freud comme un bon éducateur et
un père affectueux qui savait trouver du temps pour sa famille le dimanche et
pendant les vacances d’été171. Il mentionne aussi l’attachement assez rigide de
Freud aux conventions de la vie professionnelle et son peu d’empressement à
accepter des innovations comme la bicyclette, le téléphone et la machine à écrire.
Le premier document qui nous fournisse une description substantielle du
caractère de Freud est un rapport sur ses « qualifications » en tant que médecin
militaire, rédigé au terme d’une période de service militaire dans l’armée autri­
chienne, du 11 août au 9 septembre 1886. En voici les données essentielles172 :

168. Anna Freud Bemays, « My Brother, Sigmund Freud », American Mercury, LI (1940),
p. 335-342.
169. Renée Gicklhom, « Eine Episode aus Sigmund Freuds Mittelschulzeit », Unsere Hei-
mat, XXXVI (1965), p. 18-24.
170. René Laforgue, « Ein Bild von Freud », Zeitschrift fur Psychothérapie und
Medizinische Psychologie, IV (1954), p. 210-217.
171. Martin Freud, Glory Reflected. Sigmund Freud. Man and Father, Londres, Angus and
Robertson, 1957.
172. Ce document a été découvert dans les archives du ministère autrichien de la Guerre par
madame le professeur Renée Gicklhom qui a bien voulu nous en communiquer une photocopie
et nous permettre de l’utiliser ici.
Sigmund Freud et la psychanalyse 483

Rapport sur les qualifications

Nom : Docteur Sigmund Freud.


Grade : K.K. Oberarzt depuis le 13 juin 1882.
Promotion militaire : Du 11 août au 9 septembre 1886, pendant les manœuvres,
médecin-chef de bataillon, et pendant le séjour en caserne du régiment, du 31
août au 6 septembre, médecin-chef du régiment.
Connaissance des langues : Connaissance parfaite de l’allemand parlé et écrit,
bonne connaissance du français et de l’anglais, assez bonne connaissance de
l’italien et de l’espagnol.
Aptitudes professionnelles et connaissance des exigences du service sanitaire :
Très habile dans sa profession, connaît parfaitement les prescriptions sanitaires et
les normes du service de santé.
A-t-il la confiance des militaires et des civils ? : Les militaires et les civils ont
une grande confiance en lui.
Qualités d’esprit et de caractère : Caractère honnête et ferme, gai.
Zèle, discipline et régularité dans le service : Très zélé par sentiment du devoir,
ordonné ; on peut lui faire confiance dans les affaires de service.
Est-il en possession de l’uniforme réglementaire et du nécessaire pour panse­
ments ? : Il est en possession de l’uniforme réglementaire et du nécessaire pour
pansements.

Conduite dans le service :


1. Face à l’ennemi : N’en a pas eu l’occasion.
2. A l’égard de ses supérieurs : Obéissant et ouvert, par ailleurs modeste.
3. A l’égard de ses égaux : Amical.
4. A l’égard de ses subordonnés: Bienveillant et exerçant une bonne
influence.
5. A l’égard des malades : Plein de sollicitude et humain.
Conduite en dehors du service: Très décent, modeste, avec des manières
agréables.
État de santé : Délicat, mais en parfaite santé.
Aptitude au service de guerre : Apte au service de guerre.
Qualifications en vue de promotions : Conformes aux exigences de son grade.

Ces appréciations confirment d’autres témoignages qui dépeignent Freud


comme un homme au caractère solide et animé d’un vif sentiment du devoir.
Notons en passant le mot « gai » (heiter) qui ne figure pas toujours dans les des­
criptions classiques de son caractère173.
Les lettres à Fliess, écrites pendant la période suivante de sa vie, reflètent son
ambition, son désir de réaliser une grande œuvre, son amitié passionnée pour
Fliess ; il s’y plaint également de ses périodes de dépression, se montre critique à

173. J’ai montré ce document à un ami viennois d’un certain âge, familier des recherches
dans les archives, et qui, dans sa jeunesse, avait servi dans l’armée austro-hongroise. Après
l’avoir lu attentivement, il me le rendit avec un sourire, disant : « Ceci prouve que Freud était
en bons termes avec l’officier qui a rédigé ce rapport. »
484 Histoire de la découverte de l’inconscient

l’égard de bien des personnes et donne libre cours à son sentiment d’isolement
dans un monde hostilé.
A partir de 1900, la personnalité de Freud se révèle sous un jour nouveau. Son
auto-analyse a transformé le jeune praticien hésitant en un homme sûr de lui, fon­
dateur d’une nouvelle doctrine et d’une nouvelle école, convaincu d’avoir fait
une grande découverte qu’il se sent appelé à faire connaître au monde. Malheu­
reusement nous ne disposons guère de témoignages relatifs à cette période de sa
vie. La plupart ont été écrits plus tard, après 1923.
A cette époque, la personnalité de Freud avait subi une métamorphose due à sa
réputation mondiale et aux souffrances physiques résultant d’une maladie incu­
rable. Ses lettres, comme les témoignages de ses disciples, le font apparaître
comme un bon mari, bon père, bon fils, bon ami et bon médecin, comme un
homme au cœur d’or, plein de tact dans sa correspondance, attentif à choisir des
cadeaux, dépourvu de toute pose ou attitude théâtrale, comme un homme capable
de diriger un mouvement dans les circonstances les plus difficiles, alors qu’il
affrontait, avec le plus grand courage, les souffrances physiques et la perspective
d’une mort imminente. Freud offrait ainsi à ses proches l’image exceptionnelle
d’un sage et d’un héros.
Voici maintenant quelques exemples des impressions faites par Freud sur les
personnes qui eurent l’occasion de l’interviewer.
La première interview connue fut donnée par Freud, pendant son voyage en
Amérique, à un journaliste de Boston, qui le décrit de la façon suivante :

« On s’aperçoit du premier coup que l’on a affaire à un homme d’un grand raf­
finement, d’une haute intelligence, d’une culture très diversifiée. Son regard
pénétrant et cependant aimable dénote tout de suite le médecin. Son front élevé,
avec les larges bosses de l’observation, ses mains belles et énergiques, sont très
frappants »174.

Cette interview est séparée des suivantes par un long intervalle de temps :
celles-ci se situent après 1923, alors que la personnalité de Freud avait déjà été
profondément transformée par sa réputation mondiale et par la maladie qui faisait
de sa vie un véritable martyre. C’est surtout pendant cette période qu’il reçut des
visites et que l’on écrivit sur lui.
Recouly, un journaliste français, trouvait que l’appartement de Freud ressem­
blait à un musée et que Freud lui-même avait l’allure d’un vieux rabbin :

« Nous avons affaire à un juif au type très accentué (on dirait un vieux rabbin
arrivant directement de Palestine), au visage fin et émacié d’un vieil homme qui
aurait passé des jours et des nuits à discuter avec ses sectateurs des subtilités de
la Loi. On sent en lui une intense activité cérébrale et la capacité de jouer avec les
idées à la façon dont les Orientaux jouent avec les grains d’ambre de leurs cha­

174. Adelbert Albrecht, « Prof. Sigmund Freud. The Eminent Vienna Psycho-Therapeutist
Now in America », Boston Evening Transcript (11 septembre 1909), p. 3.
Sigmund Freud et la psychanalyse 485

pelets. Quand il parle de sa doctrine, de ses disciples, il le fait avec un mélange


de fierté et de détachement. Mais c’est la fierté qui domine »175.

Max Eastman, en 1926, fut stupéfait par les préjugés outrageusement défavo­
rables que Freud nourrissait à l’égard des États-Unis et par la franchise choquante
avec laquelle il les exprimait devant des visiteurs américains176.
André Breton rapporte que « le plus grand psychologue de ce temps habite une
maison de médiocre apparence dans un quartier perdu de Vienne »177. Il trouva
peu jolie la servante qui ouvrit la porte et banal le salon d’attente. Une porte capi­
tonnée s’entrouvrit. « Je me trouve, dit-il, en présence d’un petit vieillard sans
allure, qui reçoit dans son pauvre cabinet de médecin de quartier. »
Le dramaturge Lenormand trouva que le bureau de Freud « ressemblait à n’im­
porte quel cabinet de consultation d’un professeur d’université »178. Freud lui
montra les œuvres de Shakespeare et des tragiques grecs sur les rayons de la
bibliothèque et lui dit : « Voilà mes maîtres. Voilà mes répondants. » Freud lui
assura que les thèmes essentiels de sa doctrine avaient pour fondement l’intuition
des poètes.
Le psychiatre allemand Schultz décrit Freud comme un homme à la taille légè­
rement supérieure à la moyenne, un peu voûté, de forte carrure, professeur à n’en
pas douter ; il lui rappela de façon frappante Paul Ehrlich179. Il avait une courte
barbe, des lunettes, un regard pénétrant. Freud associait une attitude strictement
objective et scientifique à un esprit pétillant et une amabilité typiquement autri­
chienne ; il s’exprimait dans une langue classique et châtiée. Schultz voyait en
Freud un homme particulièrement doué, à la personnalité harmonieuse. « Vous
ne croyez pas réellement que vous êtes capable de guérir ? lui demanda Freud.
— En aucune façon, mais je peux, comme le fait un jardinier, écarter les obs­
tacles qui entravent la croissance personnelle. — Dans ce cas, nous nous enten­
drons », lui répondit Freud.
Viktor von Weizsâcker décrit Freud comme « un homme du monde savant, et
d’une haute culture bourgeoise »180. Son bureau s’ornait d’une longue rangée de
statuettes antiques en bronze et en terre cuite, représentant des satyres et des
déesses, ainsi que d’autres curiosités. « Il n’y avait pas trace en lui de pédanterie
universitaire et sa conversation passait aisément des thèmes les plus sérieux et les
plus difficiles à la causerie la plus détendue et la plus charmante. Mais on sentait
toujours la présence de l’homme éminent. » Von Weizsâcker nota que Freud
souffrait physiquement, mais ne le laissait pas paraître.

175. Raymond Recouly, « A Visit to Freud », Outlook, New York, CXXXV (5 septembre
1923), p. 27-29.
176. Max Eastman, Heroes I Hâve Known. Twelve Who Lived Great Lives, New York,
Simon and Schuster, 1942, p. 261-273.
177. André Breton, Les Pas perdus, Paris, Gallimard, 1924, p. 116-117.
178. H.R. Lenormand, Les Confessions d’un auteur dramatique, 2 vol., Paris, Albin
Michel, 1949,1, p. 270-271.
179. J.H. Schultz, Psychothérapie, Leben und Werk grosser Aerzte, Stuttgart, Hippokrates-
Verlag, 1952.
180. V. von Weizsàcker, Erinnerungen eines Arztes. Natur und Geist, Gottingen, Vanden-
hoeck et Ruprecht, 1954, p. 173-174.
486 Histoire de la découverte de l’inconscient

Emil Ludwig raconte sa visite à Freud au printemps 1927 et dit qu’il trouva
fantasmagoriques ses interprétations de la vie de Goethe, de Napoléon et de Léo­
nard de Vinci181.
Unejournaliste française, Odette Pannetier, qui s ’ était fait une réputation de mys­
tificatrice littéraire, réussit à extorquer une interview à Freud182. Sachant que l’oc­
togénaire, physiquement souffrant, ne recevait aucun journaliste, elle se présenta
comme une malade affligée d’une phobie des chiens et montra à Freud une lettre
de recommandation d’un psychiatre français. L’interview, telle qu’elle la rap­
porte, loin de ridiculiser Freud, le présente comme un vieillard sympathique, fai­
sant preuve de bonne humeur et peut-être pas entièrement convaincu de l’exis­
tence de cette phobie. Il demanda à voir son mari, lui expliqua le coût et les
difficultés du traitement. « Je lui tendis une enveloppe. Ses manières semblaient
plus amicales que professionnelles. Il prit néanmoins l’enveloppe. »
Les témoignages de personnes analysées par Freud datent pour la plupart des
dernières années de son activité. Roy Grinker dépeint Freud comme une fontaine
de sagesse183. Hilda Doolittle184 décrit en termes hautement poétiques les inspi­
rations qu’elle retira de son analyse avec lui. Joseph Wortis, qui se soumit, en
1934, à une analyse didactique de quatre mois avec Freud, tint un journal de ses
séances et en fit un livre185. Son récit révèle certains aspects de la technique de
Freud et rapporte les opinions qu’il exprimait sur les sujets les plus divers : l’ar­
gent, le socialisme, la vieillesse, les femmes américaines, la question juive, etc. Il
lançait aussi des remarques sarcastiques sur certains de ses collègues.
Pour conclure, nous mentionnerons les entrevues que Bruno Goetz eut avec
Freud en 1904 et 1905, et qu’il rapporta de mémoire presque un demi-siècle plus
tard186. Goetz était alors un étudiant pauvre et famélique, qui souffrait de vio­
lentes névralgies faciales. Un de ses professeurs lui conseilla d’aller consulter
Freud, à qui il avait montré certains des poèmes de Goetz. Celui-ci fut impres­
sionné par la façon attentive dont Freud le regarda, le fixant de « ses yeux mer­
veilleusement bienveillants, chaleureux, et chargés d’un mélancolique savoir ».
Freud lui dit qu’il trouvait ses poèmes très bons, mais, dit-il, « vous vous cachez
derrière vos mots, au lieu de vous laisser porter par eux ». Freud lui demanda
pourquoi la mer revenait si souvent dans ses poèmes ; s’agissait-il pour lui d’un
symbole ou d’une réalité ? Goetz lui raconta sa vie ; son père avait été capitaine
de marine, il avait passé son enfance avec les marins, et il lui rapporta bien
d’autres détails. Freud lui dit qu’il n’avait pas besoin d’analyse et lui prescrivit
des médicaments pour traiter sa névralgie. Il s’enquit de la situation financière de
Goetz et apprit ainsi qu’il avait mangé son dernier bifteck quatre semaines avant

181. Emil Ludwig, Der entzauberte Freud, Zurich, Karl Posen Verlag, 1946, p. 177-180.
182. Odette Pannetier, « Visite au professeur Freud. Je me fais psychanalyser », Candide,
XIII, n’645 (23 juillet 1936).
183. Roy R. Grinker, « Réminiscences of a Personal Contact with Freud », American Jour­
nal of Orthopsychiatry, X (1940), p. 850-854.
184. Hilda Doolittle, « Writings on the Wall », Life and Letters To-day, XLV (1945), p. 67-
98,137-154 ; XLVI, p. 72-89,136-151 ; XLVHI, p. 33-45.
185. Joseph Wortis, Fragments ofan Analysis with Freud, New York, Simon and Schuster,
1954.
186. Bruno Goetz, « Erinnerungen an Sigmund Freud », Neue Schweizer Rundschau, XX,
mai 1952, p. 3-11.
Sigmund Freud et la psychanalyse 487

cette entrevue. En s’excusant de jouer le rôle d’un père, Freud lui tendit une
enveloppe avec « un petit honoraire pour le plaisir que vous m’avez donné avec
vos vers et le récit de votre jeunesse ». L’enveloppe contenait 200 couronnes. Un
mois après, Goetz, dont la névralgie avait disparu entre-temps, rendit visite à
Freud pour la seconde fois : celui-ci le mit en garde contre son enthousiasme
pour la Bhagavad-gîta et lui fit part de ses idées sur la poésie. Plusieurs mois plus
tard, avant de retourner à Munich, Goetz vint prendre congé de Freud qui critiqua
certains de ses articles qu’il avait lus entre-temps, et ajouta : « Il est bon que nous
ne nous voyions pas pendant un certain temps et que nous n’ayons pas l’occasion
de parler ensemble » — et il demanda à Goetz de ne pas lui écrire.

Freud était de stature moyenne (certains le trouvaient petit), svelte dans sa jeu­
nesse, plus arrondi à mesure qu’il avançait en âge. Il avait les yeux bruns, des
cheveux brun sombre, sa barbe parfaitement entretenue était plus longue dans ses
jeunes années que par la suite. Il était un travailleur acharné et continua de tra­
vailler dans les pires moments de sa maladie. Il ne pratiquait d’autre sport que les
excursions à pied pendant les vacances d’été. Il fut un grand fumeur de cigares au
point de mettre sa vie en danger, mais ses efforts pour arrêter de fumer lui étaient
si pénibles qu’il recommençait toujours. Les témoignages que nous possédons
sur Freud permettent d’en peindre deux tableaux assez différents. Certains
étaient impressionnés par ce qu’ils appelaient la froideur de Freud, et C.G. Jung
assurait même que son principal trait de caractère était l’amertume : « Chacun de
ses mots en était chargé [...] toute son attitude exprimait l’amertume de quel­
qu’un qui se sent entièrement incompris, et tout en lui semblait dire : S’ils ne
comprennent pas, qu’ils s’en aillent au diable »187. Freud était manifestement de
ceux qui « ne peuvent supporter les imbéciles ». Il pouvait aller très loin dans la
rancune et dans le ressentiment contre ceux dont il croyait, à tort ou à raison,
qu’ils l’avaient offensé188. Beaucoup d’autres témoins le dépeignent comme un
homme extrêmement aimable et courtois, plein d’esprit et d’humour et parfaite­
ment charmant. C’était comme si la froide réserve de sa mère et le caractère
enjoué de son père s’étaient trouvés unis en lui.
Un des traits essentiels de Freud était son énergie indomptable. Il alliait une
capacité de travail quasi illimitée à la faculté de se concentrer intensément sur un
sujet. Il alliait également le courage physique au courage moral dont témoigne
son attitude stoïque les six dernières années de sa vie. Il était tellement convaincu
du bien-fondé de ses théories, qu’il ne supportait pas la contradiction. Ses adver­
saires appelaient cela « intolérance » et ses disciples « passion de la vérité ».
D’une honnêteté scrupuleuse et d’une grande dignité professionnelle, il rejetait
dédaigneusement toute sollicitation impliquant une exploitation commerciale de
son nom. Il était extrêmement ponctuel, exact aux rendez-vous, et organisait
toutes ses activités selon un emploi du temps rigoureux établi par heures, jours,
semaines, mois et années. Il n’était pas moins soigneux dans sa mise. Avec le

187. C.G. Jung, Notes on the Seminar in Analytical Psychology Conducted by


Dr C.G. Jung, (Zurich, March 23-July 6,1925), arranged by members of the class (dactylo­
graphié), Zurich, 1926.
188. Ainsi, en 1936, il refusa de rencontrer Janet à Vienne, croyant (tout à fait à tort) que
celui-ci l’avait insulté en 1913. Autre exemple : son commentaire quand il apprit la mort d’Ad­
ler (voir chap. vm, p. 674).
488 Histoire de la découverte de l’inconscient

recul, certains des traits de son caractère qui ont été qualifiés d’obsessionnels
paraissent parfaitement normaux une fois replacés dans le contexte de
l’époque’89. On exigeait des hommes de son niveau social une très grande dignité
et un véritable décorum. Dire de Freud « qu’il n’était pas viennois » témoigne
d’une confusion entre le stéréotype de l’opérette viennoise et la réalité
190.
historique189
Du fait de cette difficulté à comprendre la personnalité de Freud dans toute sa
complexité, certains se sont mis à la recherche d’une notion fondamentale qui la
rendrait intelligible. On a ainsi essayé d’interpréter la personnalité de Freud en
fonction de ses origines juives, du monde médical viennois de cette époque, du
Romantisme, ou encore on a voulu voir en lui un homme de lettres, un névrosé
ou un génie.
Freud écrivait en 1930 qu’il s’était entièrement libéré de la religion de ses
ancêtres (comme de toute autre d’ailleurs) et qu’il ne pouvait se rallier à l’idée
nationaliste juive, mais qu’il n’avait jamais renié son appartenance à son peuple,
qu’il avait conscience de sa singularité comme juif et qu’il ne désirait pas qu’il en
fût autrement191. Si quelqu’un s’avisait de lui demander ce qu’il y avait encore de
juif en lui, il répondait : « Pas grand-chose, mais probablement l’essentiel »192.
Ses sentiments à l’égard de son identité juive semblent avoir connu la même évo­
lution que ceux de nombre de ses contemporains autrichiens. A l’époque de sa
naissance, l’antisémitisme avait à peu près disparu en Autriche. Il commença à se
réveiller un peu, dans certaines associations d’étudiants, au cours de sa jeunesse.
Pendant les vingt dernières années du XIXe siècle, l’antisémitisme s’accrut, mais
il ne pouvait guère entraver la carrière professionnelle d’un homme comme
Freud. A mesure que l’antisémitisme se développait, surtout après la Première
Guerre mondiale, le sentiment de l’identité juive se raviva, et bien des Juifs qui
avaient été portés jusque-là à la renier l’assumèrent à nouveau. C’est sans doute
Hyman qui a proposé la meilleure interprétation de la personnalité de Freud en
tant que juif :

« Voici un garçon qui grandit dans une famille juive appartenant à la classe
moyenne, famille qui se disait issue de célèbres érudits juifs et faisait remonter
son histoire légendaire jusqu’à la destruction du Temple. Il était le premier-né et
le préféré de sa mère, le brillant “savant” gâté par son père qui mettait sa fierté en

189. Ernest Jones a parlé de « phobie des voyages » parce que Freud arrivait à la gare une
heure avant le départ du train. En fait, c’était ce qu’il y avait de mieux à faire à cette époque où
l’on ne pouvait pas réserver sa place.
190. Les Viennois qui n’aimaient pas Vienne émigraient ; ceux qui l’aimaient prétendaient
la haïr, mais restaient sur place. « Le Viennois est un homme qui est mécontent de lui-même,
qui hait les Viennois, mais ne peut pas vivre sans eux », disait Hermann Bahr, Wien, Stuttgart,
Krabbe, 1906, p. 9. Martin Freud (Glory Reflected, op. cit., p. 48) exprime de sérieux doutes
sur la prétendue antipathie de son père pour Vienne.
191. Sigmund Freud, préface à la traduction en hébreu de Totem und Tabu, Gesammelte
Schriften, XII (1934), p. 385. Standard Edition, XIII, p. 15.
192. Freud n’a jamais témoigné d’aucune sympathie pour le mouvement sioniste et il n’a
pas eu de contacts personnels avec Theodor Herzl, bien qu’ils aient vécu tous deux à Vienne et
qu’ils aient eu un certain nombre de relations communes. Le nom de Freud n’apparaît pas dans
les 1 800 pages imprimées du journal de Herzl (Theodor Herzl, Tagebücher, 3 vol., Berlin,
Jüdischer Verlag, 1922-1923).
Sigmund Freud et la psychanalyse 489

lui, l’élève favori de ses professeurs. Nous savons que jeune, il se montra un peu
intransigeant, mais qu’il se rassit avec l’âge pour devenir un bon époux et un père
aimant et indulgent, un joueur de cartes passionné et un grand parleur quand il
était avec ses amis. Il témoigne d’une certaine ambivalence à l’égard de ses ori­
gines juives comme une centaine de semi-intellectuels de notre connaissance. Il
n’aime guère le christianisme sans se rattacher pour autant à aucune autre nou­
velle croyance, la plupart de ses amis sont juifs, il est fasciné par les rites juifs
tout en les raillant comme des superstitions, il joue avec l’idée d’une conversion,
mais jamais sérieusement, il est dévoré d’ambition, il a soif de réussite et de
renommée, il méprise les Goyim sans ambition, il ne croit pas qu’un écrivain
chrétien (il s’agit de George Eliot) puisse écrire sur les juifs et connaître les
choses “dont nous ne parlons qu’entre nous”, il est affligé de “rêveries de schnor-
reri’(c’estletermemêmedeFreud)oùl ’onhéritedes richesses imméritées,ils’iden-
tifie à l’héroïsme juif de l’histoire et de la légende (“J’ai souvent eu le sentiment
d’avoir hérité de toute la passion de nos ancêtres quand ils défendaient leur Tem­
ple”). Nous pouvons être sûrs que ce gaillard finira au B’nai B’rith — et c’est
bien ce qui arriva. Si l’on nous avait dit que ce docteur Freud s’était assuré une
vie confortable comme praticien généraliste, avait donné une excellente éduca­
tion à ses enfants et n’avait jamais fait parler de lui en dehors de son voisinage
immédiat, nous n’aurions pas été surpris.193 »
Il y eut évidemment bien des contemporains juifs de Freud dont la vie et la car­
rière évoluèrent de la même façon (la réputation mondiale en moins). Une
comparaison entre Freud et Breuer pourrait être instructive : Breuer, qui avait été
victime d’intrigues et qui renonça à une brillante carrière universitaire, n’attribua
jamais aucune de ses déconvenues à l’antisémitisme et se déclarait parfaitement
satisfait de la vie qu’il avait eue. Freud, par contre, se plaignit à maintes reprises
de l’attitude hostile de ses collègues ou de personnalités antisémites. Parlant de
son père, Breuer soulignait combien un homme de sa génération avait trouvé
merveilleux d’être libéré du ghetto et de pouvoir s’intégrer dans un monde plus
large, tandis que la seule allusion que fit Freud à la jeunesse de son père concerne
l’affront que celui-ci subit un jour de la part d’un chrétien. Breuer consacra la
moitié de son autobiographie à un panégyrique de son père, tandis que Freud
n’avait aucun scrupule à exprimer ses sentiments d’hostilité à l’égard du sien.
Breuer critiquait l’hypersensibilité des Juifs à la moindre note d’antisémitisme,
l’attribuant à une assimilation imparfaite, tandis que Freud se sentit d’emblée
membre d’une minorité persécutée et attribua en partie sa créativité au fait qu’il
avait été contraint de penser autrement que la majorité. Benedikt, dans son auto­
biographie, se plaignait longuement de nombre de ses contemporains, sans pour­
tant jamais les accuser d’antisémitisme. Ainsi donc, le fait d’être juif à Vienne
pouvait engendrer des attitudes très différentes à l’égard du judaïsme et de l’uni­
vers des gentils, et rien n’empêchait un Juif de se sentir en même temps parfai­
tement viennois.
On peut aussi essayer de comprendre Freud en voyant en lui un représentant
typique du monde intellectuel viennois de la fin du xtxe siècle. U n’était pas
exceptionnel à Vienne, creuset ethnique et social, qu’un homme doué, sorti des

193. Stanley Edgar Hyman, « Freud and Boas : Secular Rabbis ? », Commentary, vol. XVII
(1954).
490 Histoire de la découverte de l’inconscient

classes inférieures, parvienne à s’élever dans l’échelle sociale, atteignant vers le


milieu de sa vie un niveau social et économique des plus enviables, à condition
d’avoir fréquenté l’école secondaire et l’université. Josef Breuer en est un
exemple : fils d’un modeste instituteur, il était devenu l’un des médecins viennois
les plus en vue et il aurait certainement pu monter plus haut s’il l’avait voulu. Il
fallait, évidemment, faire preuve de grandes capacités, travailler dur et se mon­
trer ambitieux : Freud avait bien tout cela. Pour celui qui se destinait à la carrière
médicale, cela signifiait qu’il fallait passer par une période d’activités hospita­
lières chichement rétribuées, par les fonctions de Privat-Dozent, qu’il fallait se
soumettre à une âpre compétition et persévérer pendant de longues années dans
des travaux scientifiques peu rémunérés. Freud fut un de ceux qui surmontèrent
avec succès ces épreuves. A partir de l’âge de 35 ans, il fut à même de mener la
vie d’un riche bourgeois viennois, disposant d’un vaste appartement, avec plu­
sieurs domestiques à son service, dans le plus beau quartier résidentiel de
Vienne, pouvant s’offrir trois mois de vacances d’été en Autriche et à l’étranger.
H lisait la Neue Freie Presse et se conformait strictement aux obligations de sa
profession. Freud avait aussi les gestes et les manières de la haute bourgeoisie
viennoise de son temps, sa culture raffinée et multiforme, son exquise urbanité,
son humour de bon aloi et son art de la conversation. L’Interprétation des rêves,
Psychopathologie de la vie quotidienne, et Le Mot d’esprit et ses rapports avec
l’inconscient foisonnent en allusions à la vie viennoise et aux événements locaux
contemporains. Freud était viennois jusqu’au bout des ongles (y compris dans
son affectation caractéristique de détester Vienne).
Freud partageait également les valeurs de sa classe sociale. David Riesman,
dans son essai de reconstitution de la vision du monde de Freud à partir de ses
écrits, met l’accent sur ses idées relatives au travail et au jeu194. Freud voyait dans
le monde du travail le seul monde authentique, il le retrouvait jusque dans l’in­
conscient sous la forme du « travail du rêve » et du « travail de deuil ». C’était un
monde qu’il opposait au monde du plaisir, qui est le monde de l’enfant, de l’être
immature, du névrosé, de la femme et de l’aristocrate. La capacité de travailler et
d’éprouver du plaisir est, suivant Freud, le critère même de la santé mentale.
Dans cette formule, Freud se fait l’écho de l’idéal du bourgeois viennois indus­
trieux qui se conforme parfaitement aux exigences de sa position, mais qui reven­
dique sa part des plaisirs de la grande ville. Pour Freud, la société était naturel­
lement et nécessairement autoritaire et la famille paternaliste. De même qu’il
avait respecté ses maîtres, il attendait de ses disciples qu’ils le respectent. Freud,
il est vrai, ne se conforma pas jusque dans les moindres détails au Viennois type
des classes supérieures. Il ne fréquentait guère le théâtre ou l’opéra et n’eut pas
de liaisons avec des actrices. Mais un comportement puritain et monogame
comme celui de Freud n’était pas aussi exceptionnel que la légende voudrait le
faire croire. Ceux qui prétendent que Freud n’avait rien d’un Viennois n’ont rien
compris ni au caractère de Freud ni à celui de Vienne.
On peut encore essayer d’expliquer la personnalité de Freud à partir du
Romantisme. Wittels a dit que Freud, bien que contemporain de l’Allemagne de

194. David Riesman, Individualism Reconsidered and Other Essays, New York, The Free
Press, 1954, p. 305-408.
Sigmund Freud et la psychanalyse 491

Bismarck, se rattachait spirituellement à l’Allemagne de Goethe195. Son style de


vie était imprégné de Romantisme. Ses lettres à sa fiancée font preuve de la
même exaltation que celle que nous retrouvons, par exemple, dans les lettres de
Herzen à sa bien-aimée. L’amitié passionnée qui lia Freud à Fliess, si éloignée de
nos usages contemporains, rappelle celles qu’entretenaient souvent les jeunes
romantiques. Freud semble s’être identifié au héros solitaire de Byron luttant dés­
espérément contre un monde hostile. Les poètes, les jeunes savants et les étu­
diants romantiques avaient coutume de se retrouver une fois par semaine, entre
amis, dans des cénacles. Vers 1900, en revanche, les savants se retrouvaient dans
les réunions des sociétés officielles. Le groupe du mercredi soir, rassemblé
autour de Freud, aurait été mieux en harmonie avec le milieu des poètes néo­
romantiques ou, un siècle plus tôt, dans celui des savants romantiques. La consti­
tution d’un groupe secret de six disciples choisis, prêtant serment d’allégeance
pour la défense de la psychanalyse, chacun d’eux recevant un anneau de Freud,
était une idée éminemment romantique. Que Freud ait soudain éprouvé des sen­
timents de patriotisme autrichien après une longue indifférence politique, lorsque
éclata la guerre, voilà qui rappelle encore la ferveur patriotique des jeunes
romantiques allemands en 1806. Enfin, bien des aspects de la psychanalyse font
penser à une reviviscence des idées de la philosophie de la nature et de la méde­
cine romantique.
Wittels pense avoir trouvé la clé de la personnalité de Freud dans son identi­
fication à Goethe, rappelant que Freud avait choisi sa voie après avoir entendu le
poème de Goethe Sur la nature. On peut retrouver chez Freud et l’idée de beauté
de Goethe et l’intérêt qu’il portait à l’art et à l’archéologie, ainsi que sa concep­
tion de la science fondée sur la recherche de modèles archétypiques. Le style de
Freud est modelé sur celui de Goethe : cette influence se retrouve jusque dans la
prédilection pour certains mots, comme « international » (dans le sens de
supranational).
On peut encore comprendre Freud comme un homme de lettres. Il avait toutes
les qualités qui font les grands écrivains : le don de la langue et des mots, l’amour
de sa langue maternelle, une grande richesse de vocabulaire, le Sprachgefiihl (le
sens de la langue) qui lui faisait infailliblement choisir le mot le plus juste196.
Même ses premiers articles sur l’histologie sont écrits dans un style magnifique.
Comme le dit Wittels :

« Pour ses lecteurs qui ne se sont pas intéressés directement au côté profes­
sionnel, ce qu’il dit est souvent moins important que la façon captivante dont il le
dit. Les traductions de ses écrits sont incapables de rendre l’esprit profondément
germanique dont sont imprégnées ses œuvres. La magie de son style ne saurait
passer dans une autre langue. Si l’on veut vraiment comprendre la psychanalyse
de Freud, il faut lire ses livres dans leur version originale... »

D’autre part, Freud était animé de cette curiosité intellectuelle qui pousse un
écrivain à observer ses semblables pour essayer de pénétrer dans leurs vies, leurs

195. Fritz Wittels, Freud and His Time, New York, Grosset and Dunlap, 1931, p. 3-46.
196. Parmi les diverses études sur Freud écrivain, voir en particulier celle de Walter
Muschg, « Freud als Schriftsteller », Die Psycho-analytische Bewegung, II (1930), p. 167-509.
492 Histoire de la découverte de l’inconscient

amours, leurs attitudes les plus intimes. (Cette curiosité passionnée a été très bien
décrite par Flaubert et Dostoïevski.) En troisième lieu, Freud aimait écrire ; qu’il
s’agisse de lettres, de journal intime, d’essais ou de livres : Nulla dies sine linea.
Pour un homme de lettres, mettre par écrit ses pensées et ses impressions est plus
important que de toujours vérifier leur exactitude. Tel est le principe de la
méthode de Borne : mettre par écrit ses impressions immédiates sur toutes choses
en cherchant avant tout la sincérité. C’est également de cette façon que Popper-
Lynkeus rédigeait ses essais. Les essais de Freud sur Michel-Ange et Léonard de
Vinci peuvent être considérés comme des exercices écrits à la manière de Borne.
Enfin, Freud possédait une des qualités les plus rares chez un grand écrivain,
celle que Paul Bourget appelait la crédibilité. Un écrivain médiocre fera appa­
raître artificielle une histoire vraie, tandis qu’un grand écrivain sera capable de
donner l’apparence de la vérité à l’histoire la plus invraisemblable. Un historien
juif commentant son essai Moïse et le monothéisme dressa une longue liste des
inexactitudes et des invraisemblances qu’il contient, mais ajouta que Freud,
grâce à son génie, avait réussi à rendre plausible ce tissu d’invraisemblances197.
Freud affirma à maintes reprises que les poètes et les grands écrivains avaient
précédé les psychologues dans l’exploration de l’esprit humain. Il citait souvent
les tragiques grecs, Shakespeare, Goethe, Schiller, Heine et bien d’autres
classiques.
Freud aurait pu, sans aucun doute, devenir un des écrivains les plus célèbres de
la littérature universelle, mais au lieu d’utiliser sa connaissance profonde et intui­
tive de l’âme humaine pour créer des œuvres littéraires, il l’utilisa pour formuler
et systématiser ses intuitions.
On a essayé d’interpréter la personnalité de Freud à la manière des « pathogra­
phies » rendues célèbres par Moebius, et développées ultérieurement par les psy­
chanalystes198. Maylan essaya ainsi d’expliquer l’œuvre et la personnalité de
Freud à partir de son complexe paternel199. Natenberg recueillit pièce à pièce,
dans les écrits de Freud et dans le matériel biographique dont nous disposons à
son sujet, tous les signes de névrose, et composa le portrait d’un individu profon­
dément perturbé, souffrant d’idées délirantes200. Erich Fromm, dans sa pathogra­
phie, dépeint Freud comme un fanatique de la vérité, présentant divers traits
névrotiques, et convaincu qu’il avait pour mission de prendre la tête d’une révo­
lution intellectuelle qui transformerait le monde par le mouvement psychanaly­
tique201. Percival Bailey interprète Freud comme une sorte de génie excentrique
et maladroit, qui invoquait l’antisémitisme et l’hostilité de ses collègues comme
excuses à ses échecs, et qui s’égara à construire des théories fantastiques202.
Maryse Choisy interprète sa personnalité et son œuvre comme l’expression de la

197. Ludwig Koehler, Neue Zürcher Zeitung, n° 667 (16 avril 1939).
198. P.J. Moebius, Ausgewâhlte Werke, vol. N, Nietzsche, Leipzig, Barth, 1904.
199. Charles E. Maylan, Freuds tragischer Komplex. Eine Analyse der Psychoanalyse,
Munich, Ernst Reinhardt, 1929.
200. Maurice Natenberg, The Case History of Sigmund Freud. A Psychobiography,
Chicago, Regent House, 1955.
201. Erich Fromm, Sigmund Freud ’s Mission. An Analysis ofhis Personality and Influence,
New York, Grove Press, 1963.
202. Percival Bailey, Sigmund the Unserene. A Tragedy in Three Acts, Springfield, 111.,
Charles C. Thomas, 1965.
Sigmund Freud et la psychanalyse 493

faiblesse de sa libido : la théorie de Freud ne se réduirait-elle pas à une rationa­


lisation de sa propre inhibition sexuelle203 ? D’après Alexander, Freud souffrait
d’un conflit non résolu entre la nécessité de rester dans l’opposition et la soif de
se sentir entièrement reconnu204.
On a attiré l’attention sur bien d’autres traits de caractère de Freud que l’on a
qualifiés de névrotiques. On dit que Freud se montra extrêmement crédule dans
certains domaines (il croyait, par exemple, à la propagande de guerre des empires
centraux), qu’il commit des erreurs de jugement sur certaines personnes, qu’il
cultiva une rancune injustifiée à l’égard d’autres personnes et des préjugés contre
la civilisation américaine, qu’il se montra intolérant, qu’il commit des indiscré­
tions en parlant de certains de ses malades, qu’il était préoccupé à l’excès des
questions d’antériorité tout en prétendant ne pas s’en soucier, qu’il s’attribua le
mérite de bien des idées exprimées avant lui205 et qu’il fut esclave du tabac.
Même son comportement puritain et sa stricte monogamie ont été qualifiés
d’anormaux : la poétesse Anna de Noailles, après lui avoir rendu visite, se mon­
tra scandalisée de ce qu’un homme qui avait tant écrit sur la sexualité n’ait jamais
été infidèle à sa femme206. Marthe Robert essaie de trouver une excuse à son style
de vie puritain : à l’époque, dit-elle, où il acquit ses connaissances sur la sexua­
lité, il était trop âgé pour changer de conduite207. En fait, rien de tout cela ne per­
met de porter le diagnostic de névrose. Il est bien plus difficile d’expliquer
comment son hypersensibilité et son sentiment subjectif d’isolement ont pu
engendrer chez lui la conviction qu’il était rejeté et banni, alors que tous les
documents dont nous disposons semblent bien indiquer que tout cela n’était nul­
lement justifié208.
A notre connaissance, K.R. Eissler est le seul à avoir entrepris une étude sys­
tématique de Freud, homme de génie209. Dans un livre antérieur sur Goethe, Eiss­
ler définit l’homme de génie comme « celui qui est capable de re-créer l’univers
humain, du moins en partie, d’une manière qui soit compréhensible pour les
autres hommes et qui mette en évidence un aspect nouveau de la réalité qui
n’avait pas été perçu jusque-là ». Le génie est le résultat d’une combinaison
extraordinaire de facteurs et de circonstances. A la source, il y a un facteur inné,
de nature biologique : chez Goethe210 c’était l’intensité et la qualité de la fonction
du rêve qu’il mit au service de son œuvre créatrice ; chez Freud ce fut une par­

203. Maryse Choisy, Sigmund Freud : A New Appraisal, New York, Philosophical Library,
1963, p. 48.
204. Franz Alexander, « The Neurosis of Freud », Saturday Review of Literature
(2 novembre 1957), p. 18-19.
205. Robert Merton, « Résistance to the Systematic Study of Multiple Discoveries in
Science », Archives européennes de sociologie, IV (1963), p. 237-282.
206. Maryse Choisy, Sigmund Freud : A New Appraisal, op. cit., p. 48-49.
207. Marthe Robert, La Révolution psychanalytique, Paris, Payot, 1964,1, p. 93-94.
208. Un exemple parmi bien d’autres : Freud croyait que L’Interprétation des rêves ne
s’était heurtée qu’au silence et à des critiques destructrices, dors qu’en fait elle fut l’objet d’un
assez grand nombre de recensions positives ou enthousiastes. Voir aussi chap. x, p. 799- 800.
209. K.R. Eissler, Freud : Versuch einer Persônlichkeits Analyse (texte dactylographié).
L’auteur remercie le docteur K.R. Eissler de lui avoir prêté son étude et de l’avoir autorisé à
l’utiliser ici.
210. K.R. Eissler, Goethe: A Psychoanalytic Study, 1775-1786, 2 vol., Detroit, Wayne
State University Press, 1963.
494 Histoire de la découverte de l’inconscient

faite maîtrise du langage. Mais l’apparition du génie exige aussi un ensemble de


facteurs liés à l’environnement. Premier-né préféré d’une jeune mère, elle-même
la troisième femme d’un homme bien plus âgé du nom de Jacob, Freud était pré­
destiné à s’identifier très tôt au personnage biblique de Joseph, l’interprète des
rêves qui en vint à surpasser son père et ses frères. Lejeune Sigmund avait investi
sa libido dans ses travaux et ses ambitions scientifiques ; sa rencontre avec Mar-
tha Bemays l’amena à reporter une partie de sa libido sur Martha et sur le monde
extérieur ; mais les quatre années de ses fiançailles engendrèrent une grave frus­
tration, d’où un degré supérieur de sublimation. Dans l’intérêt de Martha, Freud
renonça à ses rêves d’ambition scientifique, s’orientant vers la clinique, et c’est
ce renoncement qui lui permit de faire ses découvertes dans le domaine des
névroses. Sa correspondance quotidienne avec Martha aiguisa ses capacités d’ob­
servation psychologique et d’introspection. Eissler pense que ces quatre années
de fiançailles permirent à Freud de restructurer sa personnalité, restructuration
qui lui ouvrit le chemin de son auto-analyse, et permit ainsi l’émergence pro­
gressive d’une nouvelle vision du monde, c’est-à-dire de la psychanalyse.
Mais le temps n’est pas encore venu où nous pourrons nous faire une image
réellement satisfaisante de la personnalité de Freud. Les données dont nous dis­
posons sont encore insuffisantes (jusqu’ici nous savons moins de choses sur son
enfance que nous n’en savions sur son auto-analyse avant la publication de sa
correspondance avec Fliess). Et puis, il n’est pas impossible qu’il devienne de
plus en plus difficile, à mesure que le temps passera, de le comprendre. Freud fai­
sait partie d’un groupe d’hommes bâtis selon le même modèle, tels que Kraepe­
lin, Forel et Bleuler, qui avaient subi un long entraînement à la discipline intel­
lectuelle et affective ; c’étaient des hommes de grande culture, aux mœurs
puritaines, d’une indomptable énergie, aux convictions fermes qu’ils n’hésitaient
pas à affirmer avec vigueur. En dépit de toutes leurs divergences personnelles ou
doctrinales, ces hommes étaient capables de se comprendre immédiatement entre
eux, alors que leur tendance ascétique-idéaliste est devenue de plus en plus étran­
gère à notre génération hédoniste-utilitariste.

Les contemporains de Freud

La personnalité de Freud, pas plus que celle de quiconque, ne saurait se


comprendre pleinement en dehors du contexte de ses contemporains, de leurs
parallélismes, de leurs divergences et de leurs relations mutuelles. Parmi tous ces
hommes, nous choisirons Wagner-Jauregg qui, tout en suivant la voie tradition­
nelle, fit des découvertes d’une grande importance en psychiatrie, et Arthur
Schnitzler, qui fut d’abord neuropsychiatre avant de devenir un des plus grands
écrivains autrichiens.
Julius Wagner-Jauregg, fils d’un fonctionnaire, naquit le 7 mars 1857, une
année après Freud211. D’après son autobiographie, il choisit la médecine sans
vocation particulière et s’inscrivit à l’école de médecine de Vienne en octobre

211. E. Menninger-Lerchenthal, « Julius Wagner-Jauregg », Die Furche (20 avril 1957).


Sigmund Freud et la psychanalyse 495

1874 (un an après Freud)212. A la différence de Freud, il termina ses études médi­
cales en un minimum de temps, quoique se livrant lui aussi à des travaux extra­
scolaires dans des laboratoires, à partir de la troisième année. Son grand maître
fut le professeur de pathologie expérimentale Salomon Stricker. Comme Freud,
il publia ses premiers travaux scientifiques dans les Comptes rendus de l’Acadé­
mie impériale-royale des sciences, tandis qu’il était en quatrième année. Il obtint
son diplôme de docteur en médecine le 14 juillet 1880 et resta dans le laboratoire
de Stricker où il rencontra Freud qu’il finit par tutoyer familièrement. Se rendant
compte qu’il n’y avait pas d’avenir pour lui chez Stricker, Wagner-Jauregg se
tourna vers la médecine clinique, caressa pendant quelque temps l’idée d’émigrer
en Égypte, étudia avec Bamberger et Leidesdorf et fut même, un moment, inté­
ressé par les recherches sur les propriétés anesthésiantes de la cocaïne. En 1885,
il fut nommé Privat-Dozent en neuropathologie grâce à son maître Leidesdorf,
qui réussit à surmonter la forte opposition de Meynert. Trois années plus tard, ses
fonctions de Privat-Dozent furent étendues à la psychiatrie. Cette démarche, que
Freud n’avait pas faite, lui ouvrait la possibilité d’une nomination ultérieure de
professeur titulaire. En 1889, il fut nommé professeur extraordinaire de psychia­
trie à Graz, et, en 1893 (alors que Freud et Breuer venaient juste de publier leur
« Communication préliminaire »), il fut nommé professeur titulaire de psychia­
trie à Vienne.
L’œuvre psychiatrique de Wagner-Jauregg se distingue par trois réalisations
de premier ordre. Tout d’abord, tenant compte du fait que le crétinisme était dû à
un manque d’iode et qu’il pouvait être évité par l’ingestion régulière de sel
d’iode, il lutta pour l’application à large échelle de ce moyen prophylactique, si
bien que le crétinisme disparut presque entièrement dans certaines parties de l’Eu­
rope. Puis ce fut sa découverte du traitement de la paralysie générale (maladie
considérée jusque-là comme incurable) par la malariathérapie. Cette découverte
fut le résultat d’expériences systématiques menées pendant de nombreuses
années. Enfin, il proposa et réussit à faire accepter une réforme de la législation
autrichienne relative aux malades mentaux. De nombreux titres honorifiques
vinrent couronner les travaux de Wagner-Jauregg, y compris, en 1927, le prix
Nobel. Il fut le premier psychiatre à se voir décerner ce prix.
Wagner-Jauregg pratiquait activement l’alpinisme et l’équitation, et il avait
reçu une éducation très diversifiée. Son style était clair et concis, évitant toute
comparaison et toute imagerie littéraire. Ses cours étaient considérés comme
bons, mais sans éloquence. Son attitude envers ses étudiants passait pour autori­
taire mais bienveillante. Outre son enseignement, ses recherches, ses responsa­
bilités hospitalières et sa clientèle privée, il participait activement aux sociétés
scientifiques et remplissait avec zèle des fonctions universitaires.
Les personnalités de Freud et de Wagner-Jauregg étaient si différentes qu’ils
ne pouvaient guère se comprendre. Wagner-Jauregg reconnaissait à leur juste
valeur les travaux neurologiques de Freud et peut-être aussi ses premières études
sur les névroses, mais il ne put accepter la validité scientifique de ses théories
ultérieures, de son interprétation des rêves et de sa conception de la libido. On a
beaucoup épilogué sur l’hostilité de Wagner-Jauregg à l’égard de Freud.

212. Julius Wagner-Jauregg, Lebenserinnerungen, L. Schonbauer et M. Jentsch ed.,


Vienne, Springer-Verlag, 1950.
496 Histoire de la découverte de l’inconscient

Wagner-Jauregg assure dans son autobiographie qu’il n’a jamais exprimé aucune
animosité à l’égard de Freud, sinon quelques mots sous forme de plaisanterie
dans des réunions privées. Cependant, un de ses élèves, Emil Raimann, devint un
adversaire acharné de Freud, et celui-ci en rendit responsable Wagner-Jauregg
lui-même. Wagner-Jauregg répondit que Freud, qui était l’homme le plus into­
lérant qu’il eût jamais vu, ne pouvait pas comprendre qu’un maître puisse per­
mettre à ses élèves d’avoir leurs propres opinions. Toutefois, à la demande de
Freud, il pria Raimann de cesser ses critiques contre Freud, et Raimann obéit.
Quand Freud obtint enfin le titre de professeur ordinaire en 1920, ce fut Wagner-
Jauregg qui rédigea le rapport proposant sa nomination. Des freudiens ont fait
remarquer qu’à la fin de ce rapport Wagner-Jauregg fit un lapsus, proposant la
nomination de Freud comme professeur « extraordinaire », puis rayant le préfixe
« extra ». Il faudrait en conclure que Wagner-Jauregg était réticent, mais soutint
la candidature de Freud par solidarité professionnelle.
Le prétendu procès de Wagner-Jauregg, en 1920, événement sur lequel nous
reviendrons213, a suscité des jugements contradictoires. Bien que le rapport
d’expert de Freud à cette occasion fût modéré dans les termes, il est clair qu’à son
tour Freud se montrait réticent. Cette réticence se manifesta plus ouvertement
lors des discussions et Wagner-Jauregg en garda du ressentiment, ainsi qu’en
témoigne son autobiographie. Mais dans leur vieillesse, alors qu’ils avaient tous
deux acquis une réputation mondiale, ces deux hommes se félicitèrent mutuelle­
ment pour leur 80e anniversaire, dans un style quasi monarchique. Ainsi que
l’écrit K.R. Eissler :

« Étant donné la différence énorme de leurs personnalités et de leurs tempé­


raments, on aurait pu s’attendre à voir se développer une inimitié personnelle
entre Freud et Wagner. Cependant l’amitié qui les avait liés dans leur jeunesse
triompha de toutes les vicissitudes de leurs vies. Leur respect mutuel et leur
estime amicale ne furent pas altérés par leurs divergences scientifiques, et c’est là
un épisode vraiment exemplaire que nous offre la biographie de ces deux
chercheurs »214.

A plusieurs reprises, des parallèles ont été faits entre Sigmund Freud et Arthur
Schnitzler. Dans une lettre à Schnitzler, à l’occasion de son 60e anniversaire,
Freud écrit : « J’aimerais vous faire une confidence... Je pense que je vous ai
évité par une sorte de crainte de retrouver mon propre double (Doppelganger-
Scheu) »215. Comme Freud, Schnitzler était issu d’une famille juive qui avait
coupé ses liens avec la religion de ses ancêtres. Il était né à Vienne le 15 mai
1862 (donc six ans après Freud). Son père, laryngologiste réputé et professeur à
l’université de Vienne, éditait une revue médicale et comptait dans sa clientèle
des actrices et des chanteurs d’opéra. Arthur étudia la médecine à Vienne de
1879 à 1885 et obtint son doctorat trois ans après Freud. Comme Freud, il passa
trois ans à l’hôpital général de Vienne, fut l’élève de Meynert et s’intéressa aux

213. Voir chap. x, p. 860-862.


214. K.R. Eissler, «Julius Wagner-Jaureggs, Gutachten über Sigmund Freud und seine
Studien zur Psycho-analyse », Wiener Klinische Wochenschrift, LXX (1958), p. 401-407.
215. Henry Schnitzler, « Freuds Briefe an Arthur Schnitzler », Die Neue Rundschau, LXVI
(1955).
Sigmund Freud et la psychanalyse 497

discussions de l’époque, sur l’hystérie et l’hypnotisme. Son premier article trai­


tait de six malades qu’il avait guéris d’une aphonie hystérique en une ou deux
séances hypnotiques. Il préféra parler d’aphonie fonctionnelle parce qu’il avait
quelques doutes sur le diagnostic et la notion d’hystérie216.
Emboîtant le pas à son père, Schnitzler se lança dans une carrière de journa­
lisme médical. Il se fit le reporter, dans la Wiener Medizinische Presse, des réu­
nions de la Société impériale-royale de médecine et c’est ainsi qu’il fut amené à
rendre compte de la séance du 15 octobre 1886 où Freud parla de l’hystérie mas­
culine217. Dans un article ultérieur, rappelant cette vive discussion, il exprima des
craintes de voir présentés dans les séances futures bien des cas de prétendue hys­
térie masculine. Mais, ajoutait-il, un zèle excessif est sans doute plus profitable à
la science qu’une attitude négative218. Schnitzler rédigea aussi de nombreux
comptes rendus d’ouvrages médicaux dans l’Internationale Klinische Runds­
chau, avec une prédilection pour ceux qui traitaient de l’hystérie, des névroses et
de l’hypnotisme. Commentant les traductions des livres de Charcot et de Bern­
heim faites par Freud, il loua son habileté de traducteur, tout en faisant des
réserves sur le contenu. A propos du livre de Bernheim, Schnitzler parlait de la
« pose » et de la tendance à « jouer un rôle » chez l’individu hypnotisé, et il invo­
quait sa propre expérience219. De même, Schnitzler reconnaissait tout le mérite
de Liébeault, mais déplorait les « ingénieuses fantaisies » (geistvolle Phantaste-
reien) auxquelles il s’était abandonné. Le 14 octobre 1895, quand Freud présenta
au Doctorencollegium sa célèbre communication où il proposait sa classification
des névroses en quatre formes fondamentales, ayant chacune son origine sexuelle
spécifique, c’est Schnitzler qui en donna le compte rendu le plus complet et le
plus objectif220.
Sur ces entrefaites, l’intérêt de Schnitzler et son temps étaient de plus en plus
absorbés par la littérature et le théâtre, et sa clientèle se réduisait progressive­
ment. Des liaisons orageuses avec des actrices le firent souffrir, mais lui permi­
rent d’alimenter ses pièces de théâtre. Aux environs de 1890, il réunit un groupe
de jeunes poètes et dramaturges autrichiens particulièrement doués, qui s’intitu­
lèrent Jung-Wien (« Jeune Vienne »)221. Anatol, l’histoire d’un jeune viveur de
l’époque, assura la réputation littéraire de Schnitzler222. Un épisode de cette pièce
traite de l’hypnotisme : Max félicite Anatol pour la façon dont il hypnotise sa
jeune maîtresse, lui faisant ainsi jouer divers rôles. Max propose à Anatol de
chercher à découvrir, à la faveur de l’hypnose, si sa maîtresse lui est fidèle. Ana­
tol hypnotise Cora qui lui révèle qu’elle a 21 ans et non 19 comme elle voulait le
lui faire croire, mais lui confirme qu’elle l’aime. Anatol a peur de l’interroger

216. Arthur Schnitzler, « Über fiinktionelle Aphonie und deren Behandlung durch Hypnose
und Suggestion », Internationale Klinische Rundschau, HI (1889), p. 405-408.
217. Wiener Medizinische Presse, XXVII (1886), p. 1407-1409.
218. Internationale Klinische Rundschau, 1(1887), p. 19-20.
219. Internationale Klinische Rundschau, HI (1889), p. 891-893.
220. Arthur Schnitzler, Wiener Klinische Rundschau, IX ( 1895), p. 662-663,679-680,696-
697.
221. Voir Olga Schnitzler, Spiegelbild der Freundschaft, Salzbourg, Residenz Verlag,
1962.
222. Arthur Schnitzler, « Anatol » (1889), in Gesammelte Werke. I. Abt. Die Theaterstücke,
Berlin, S. Fischer, 1912,1, p. 9-107.
498 Histoire de la découverte de l’inconscient

plus avant et la réveille. Max conclut : « Une chose me paraît claire, les femmes
mentent même sous hypnose. »
Une des pièces suivantes de Schnitzler, Paracelse, tourne également autour de
l’hypnotisme223. Dans la Bâle du XVIe siècle, Paracelse se voit rejeté par les auto­
rités comme un charlatan, mais attire les foules et effectue des guérisons mira­
culeuses. B hypnotise Justina, la femme d’un riche citoyen de la ville, prétendant
qu’il peut à volonté donner un rêve et l’effacer. Justina fait dès lors des révéla­
tions surprenantes. Personne ne sait dans quelle mesure ce qu’elle dit est vrai. On
ne sait pas exactement à quel moment elle s’éveille de son état hypnotique. La
morale de cette pièce est la relativité et l’incertitude, non seulement de l’hypnose
mais de la vie mentale tout entière. Paracelse prétend que si un homme pouvait
voir défiler les images de ses années passées, il les reconnaîtrait difficilement
« parce que la mémoire nous trompe presque autant que l’espoir » et que nous
jouons toujours un rôle, même dans les domaines les plus sérieux, et que « la
sagesse consiste à en prendre conscience ». Le Paracelsus de Schnitzler nous
offre ainsi une image de l’hypnotisme et de la vie mentale très différente de celle
qui ressort des études sur l’hystérie de Breuer et de Freud. Ceux-ci semblent
avoir pris à la lettre les révélations de leurs sujets hypnotisés et avoir construit
leurs théories sur cette base, tandis que Schnitzler a toujours fait ressortir les
aspects artificiels et théâtraux de l’hypnose et de l’hystérie.
Il ne faudrait pas exagérer les ressemblances entre Schnitzler et Freud. Si
Freud a introduit la méthode des associations libres en psychothérapie, Schnitzler
fut un des premiers à écrire tout un roman dans le style du «courant de
conscience »224. Schnitzler et Freud se sont intéressés l’un et l’autre aux rêves.
On dit que Schnitzler mettait par écrit ses propres rêves et il fait largement appel
au motif du rêve dans ses œuvres. Dans ses romans, ses personnages font des
rêves où les événements récents, les souvenirs du passé et les préoccupations du
moment se déforment et s’enchevêtrent sous les formes les plus variées. Mais on
n’y trouve pas trace des « symboles freudiens », et, malgré leur beauté et leur
richesse artistiques, ces rêves ne fournissent guère matière à interprétations psy­
chanalytiques. La même indépendance à l’égard de la psychanalyse de Freud se
manifeste dans le roman de Schnitzler, Frau Beate, qui rapporte l’histoire d’un
inceste entre un jeune homme et sa mère, veuve225. Aucune référence, ici, au
complexe d’Œdipe ou aux situations de l’enfance ; c’est un extraordinaire
concours de circonstances qui a rendu ce dénouement presque inévitable.
La Première Guerre mondiale conduisit beaucoup d’hommes à réfléchir sur la
tragédie dans laquelle ils étaient engagés. Freud conclut ses « Considérations
actuelles sur la guerre et sur la mort » en affirmant que les instincts d’agressivité
sont plus puissants que l’homme civilisé moderne le pensait : pour lui, le pro­
blème essentiel était celui de la maîtrise et de la canalisation de cette agressi­
vité226. Schnitzler, quant à lui, contestait le rôle de la haine : ni les soldats, ni les
officiers, ni les diplomates, ni les hommes d’État ne haïssent vraiment l’en­

223. Arthur Schnitzler, « Paracelsus » (1892), in ibid., II, p. 957.


224. Arthur Schnitzler, Leutnant Gustl, Berlin, S. Fischer, 1901.
225. Arthur Schnitzler, Frau Beate und ihr Sohn (Novella), Berlin, S. Fischer, 1913.
226. Sigmund Freud, « Zeitgemasses über Krieg und Tod», Imago, IV (1915), p. 1-21.
Standard Edition, XIV, p. 275-300. Trad. franç. : « Considérations actuelles sur la guerre et sur
la mort », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1970.
Sigmund Freud et la psychanalyse 499

nemi227. La haine est insufflée artificiellement dans l’opinion publique par la


presse. Les véritables causes de la guerre sont les intentions perfides d’un petit
nombre d’individus qui tirent profit de la guerre, la stupidité de quelques hommes
au pouvoir qui recourent à la guerre pour résoudre des problèmes qui pourraient
fort bien trouver une autre solution, et surtout l’incapacité des masses à se faire
une image exacte de la guerre. Enfin, on impose au peuple une idéologie de la
guerre en recourant à des arguments pseudo-philosophiques et pseudo-scienti­
fiques, ainsi qu’à de faux impératifs politiques, et en se servant d’un vocabulaire
affectivement très chargé. La prévention de la guerre, écrit Schnitzler, ne sera
possible que si on élimine toute possibilité pour quiconque d’en tirer profit, si
l’on institue un parlement permanent des nations, chargé de résoudre les pro­
blèmes conduisant habituellement à la guerre, si l’on démasque l’idéologie de la
guerre et si l’on réduit au silence les bellicistes.
Après la Première Guerre mondiale, la jeune génération autrichienne mani­
festa son mépris à l’égard de Schnitzler en qui elle voyait le prototype de « l’es­
prit corrompu de la monarchie décadente » et de « la vie frivole de la classe
oisive de Vienne ». En 1927, il publia un opuscule, L'Esprit dans le travail et l'es­
prit dans l’action, curieux essai de typologie d’hommes aussi divers que le poète,
le philosophe, le prêtre, le journaliste, le héros, l’organisateur, le dictateur, etc.228.
Un autre recueil de pensées et de fragments n’aurait besoin que d’être un peu plus
systématisé pour constituer l’ébauche d’une philosophie229. Schnitzler s’y révèle
bien moins sceptique que ne le laissaient supposer ses premières œuvres litté­
raires. Il prend position contre la théorie du déterminisme universel. Il voit dans
la liberté de la volonté non seulement le fondement de toute morale, mais aussi
celui de l’esthétique. Il y exprime sa foi en l’existence de Dieu, bien qu’en termes
voilés.
Freud et Schnitzler eurent tous deux à supporter des souffrances physiques
vers la fin de leur vie, Freud du fait de son cancer, et Schnitzler par suite d’otos­
clérose. C’est au cours de ces années de souffrance que Schnitzler écrivit le
roman que l’on considère habituellement comme son chef-d’œuvre, La Fuite
dans les ténèbres. L’expérience subjective d’un schizophrène est décrite avec
une telle acuité que l’auteur rend intelligible le développement de la maladie
aboutissant au meurtre du frère du patient, un médecin230.
Freud croyait voir des analogies entre sa pensée et celle de Schnitzler, tandis
que ce dernier, malgré toute son admiration pour les écrits de Freud, manifestait
son désaccord avec les principes essentiels de la psychanalyse231. Les deux
hommes ont en fait exploré, chacun à sa façon, le même domaine, mais ils ont
abouti à des conclusions différentes.
Il est facile d’imaginer quel type de psychologie des profondeurs Schnitzler
aurait pu inventer. Il aurait insisté sur l’aspect théâtral et l’élément trompeur dans

227. Arthur Schnitzler, Über Krieg und Frieden, Stockholm, Bermann-Fischer Verlag,
1939.
228. Arthur Schnitzler, Der Geist im Wort und der Geist in der Tat, Berlin, S. Fischer,
1927.
229. Arthur Schnitzler, Buch der Sprüche und Bedenken. Aphorismen und Fragmente,
Vienne, Phaidon-Verlag, 1927.
230. Arthur Schnitzler, Flucht in die Finstemis, Berlin, S. Fischer, 1931.
231. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., III, p. 95.
500 Histoire de la découverte de l’inconscient

l’hypnose et dans l’hystérie, le manque de fidélité de la mémoire, la fonction


mythopoïétique de l’inconscient, la composante thématique plutôt que symbo­
lique des rêves, et sur la composante d’illusion volontaire à l’origine de la guerre.
Il aurait également écrit des essais philosophiques d’une inspiration moins pes­
simiste que ceux de Freud. Libre à nous de spéculer sur ce qu’aurait écrit Freud
s’il avait abandonné la médecine pour développer ses grands talents d’écrivain.
Emmy von N., Elisabeth von R. et la jeune Dora seraient devenues les héroïnes
de nouvelles à la Schnitzler. Les obsessions de l’homme aux loups auraient
donné naissance à un roman cauchemardesque à la Hoffmann et un roman sur
Léonard de Vinci aurait éclipsé les fictions historiques d’un Merejovski. Un
roman de Freud traitant du vieux père cruel et de la horde primitive aurait conduit
à sa perfection le genre littéraire des romans préhistoriques que les frères Rosny
avaient rendu populaire en France, bien que Freud l’aurait sans doute conçu plu­
tôt dans le style du Faiseur de pluie de Hesse232. L’histoire de Moïse aurait pu
faire un roman comparable aux romans bibliques de Schalom Asch et de Thomas
Mann. Il serait alors revenu aux disciples de Schnitzler d’analyser ces écrits et
d’essayer de reconstruire le système psychologique qu’ils impliquent. Mais
Freud a choisi de se consacrer à la psychologie en se fixant pour but de constituer
en science les intuitions et les connaissances psychologiques dont font preuve les
grands écrivains.

L’œuvre de Freud
I — De l’anatomie microscopique à la neurologie théorique

Il existe déjà tant d’exposés sur l’œuvre de Freud que nous nous contenterons
ici d’un bref survol, en nous attachant plus particulièrement à ses sources, à ses
rapports avec la science contemporaine et surtout à la ligne générale de son
évolution.
Les premiers historiens de la psychanalyse divisèrent la carrière scientifique de
Freud en une période prépsychanalytique et une période psychanalytique. Ils
voyaient en Freud un neurologue qui abandonna son orientation première pour
fonder une nouvelle psychologie. On reconnut par la suite qu’une bonne connais­
sance de la première période était nécessaire pour bien comprendre les origines
de la psychanalyse. Un examen encore plus attentif des faits révèle, à l’intérieur
même de la période prépsychanalytique, une ligne d’évolution bien distincte.
Quand l’étudiant Sigmund Freud, alors âgé de 19 ans, commença ses
recherches à l’institut d’anatomie comparée du professeur Claus, il s’engageait
dans une carrière particulièrement exigeante. Le travail au microscope était une
école d’ascétisme et d’abnégation scientifiques. Agassiz a parfaitement décrit le
long et pénible entraînement des yeux, de la main et de l’intelligence par lequel
il faut d’abord passer avant de travailler efficacement avec un microscope ou un
télescope :

232. Hermann Hesse, Der Regenmacher in Das Glasperlenspiel, Zurich, Fretz und Was-
muth, 1943, II, p. 261-328.
Sigmund Freud et la psychanalyse 501

« En général, les gens ne se rendent pas compte, je crois, des difficultés de l’ob­
servation au microscope ni de la longue et pénible préparation qu’exige la simple
adaptation des organes de la vue et du toucher à ce genre de travail [...]. Quoi de
plus facile, pense-t-on, que de s’asseoir devant une table et de regarder des objets
à travers des lentilles grossissantes ; mais certains domaines de la recherche
microscopique sont si obscurs que le chercheur doit se soumettre à un régime
spécial avant d’entreprendre ses investigations, afin que la fermeté de son regard
ne soit pas troublée par le battement de ses artères et afin que son système ner­
veux soit à ce point calme que son corps tout entier se soumette strictement, pen­
dant des heures, à la fixité et à la concentration du regard »233.

Il faut souvent des années d’entraînement pour que le jeune chercheur puisse
faire sa première découverte et, comme le fait remarquer Agassiz, une vie entière
de recherche se résume parfois en une seule phrase234. Mais même ceux qui sont
passés maîtres dans cette technique ne sont pas à l’abri d’illusions : Haeckel
décrivit et dessina des configurations imaginaires qui confirmaient ses théories et
qui le firent accuser de fraude, Meynert décrivit des faisceaux illusoires à travers
la substance cérébrale et plusieurs générations d’astronomes virent et fixèrent sur
leurs cartes les « canaux » de Mars.
On confiait habituellement au jeune étudiant un sujet de recherche très limité,
autant pour éprouver ses capacités que pour les résultats eux-mêmes. C’est ainsi
que les premières recherches de Freud portèrent sur la structure des gonades de
l’anguille. Jones raconte comment Freud disséqua environ quatre cents anguilles
sans parvenir à une conclusion décisive. Claus fut néanmoins satisfait du travail
de Freud et présenta son mémoire à l’Académie des sciences, mais Freud lui-
même en resta mécontent235. (Lejeune homme ambitieux n’avait apparemment
pas encore compris la philosophie de la recherche microscopique.)
Pendant les six années qu’il passa dans le laboratoire de Brücke, Freud fit d’ex­
cellentes recherches sur des sujets limités. A cette époque, l’anatomie du cerveau
était un domaine assez nouveau où tout chercheur zélé pouvait faire des décou­
vertes. On avait le choix entre trois méthodes : l’examen habituel de cas nou­
veaux avec les techniques courantes ; la mise au point d’une nouvelle technique
(un microtome ou un agent colorant, par exemple) pour ouvrir de nouvelles pers­
pectives d’études ; enfin l’élaboration d’une théorie (comme le firent ceux qui
proposèrent la théorie du neurone). Freud essaya successivement chacune de ces
trois méthodes. Il commença par une étude consacrée à certaines cellules du cor­

233. Louis Agassiz, Methods ofStudy in Natural History, 4' éd., Boston, Houghton, Mifflin
andCo., 1882, p. 296-298.
234. Agassiz dit : « J’ai montré qu’il y avait une correspondance entre la succession des
poissons dans les époques géologiques et les différentes étapes de leur développement dans
l’œuf - c’est tout. » Quant à Emst von Baer, l’œuvre de sa vie se résume en cette phrase :
« Tous les animaux naissent d’œufs et ces œufs sont identiques au début. »
235. Sigmund Freud, « Beobachtungen über Gestaltung und feineren Bau der als Hoden
beschriebenen Lappenorgane des Aals », Sitzungsberichte der Kaiserlichen Akademie der
Wissenschaften, LXXV, I, Abt. (1877), p. 417-431.
502 Histoire de la découverte de l’inconscient

don médullaire d’un poisson, le Petromyzon236. Là encore le maître se montra


plus satisfait des résultats que l’élève. Le style dans lequel est rédigé cet article
technique est remarquable. Freud se tourna ensuite vers les régions moins
connues du système nerveux avec ses travaux sur le corpus restiforme et le noyau
du nerf auditif. C’est grâce à des travaux de ce genre que des savants comme
Auguste Forel et Constantin Monakow se firent connaître dans le monde des neu­
rologues. Quant à la seconde méthode, Freud introduisit un procédé de coloration
au chlorure d’or dont les résultats n’étaient toutefois pas uniformes, si bien qu’il
resta peu utilisé237. Dans le domaine théorique, Freud rédigea un article « Sur la
structure des éléments du système nerveux » où certains historiens voient une pré­
figuration de la théorie du neurone238.
Durant les trois années d’internat passées à l’hôpital général de Vienne, Freud
entra pour la première fois en contact avec des malades et il changea l’orientation
de ses recherches en conséquence. Ce fut la période de ses expériences avec la
cocaïne, mais il utilisa aussi la méthode anatomo-clinique qui consiste à vérifier
les diagnostics cliniques en les comparant aux résultats des autopsies. Freud se
révéla très habile en cet art et publia trois des cas qu’il avait diagnostiqués en
188423’.
Au cours de la période suivante, après avoir quitté l’hôpital général et le labo­
ratoire de Meynert, Freud se consacra à la neurologie purement clinique. A cette
époque, les neurologues ne pouvaient guère voir de patients en dehors des hôpi­
taux ou d’autres établissements sanitaires. Freud fut chargé du service de neuro­
logie à l’institut Kassowicz où il examina tant d’enfants atteints de paralysie
cérébrale qu’il devint un spécialiste de cette affection. En 1891, il publia, en col­
laboration avec Oscar Rie, une étude de 35 cas d’hémiplégie chez des enfants
souffrant de cette infirmité240. Cette étude mettait en évidence l’existence de deux
types extrêmes : dans l’un la paralysie s’installe brutalement, dans l’autre elle
apparaît progressivement avec des symptômes choréiques, et il existe tous les
intermédiaires entre ces deux formes extrêmes. C’est un exemple de ce que Freud
appellera plus tard les séries complémentaires.
En 1891, Freud publiait un ouvrage sur l’aphasie dédié à Josef Breuer241. Les
psychanalystes négligèrent longtemps cet ouvrage. Plus tard, ils lui prodiguèrent

236. « Über den Ursprung der hinteren Nervenwurzeln im hinteren Rückenmark Atnmo-
coetes (Petromyzon Planeri) », Sitzungsberichte der Mainematisch-Naturwissenschaftlichen
Klasse der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaften, LXXV, III, Abteilung (1877), p. 15-27.
237. Sigmund Freud, « Eine neue Méthode zum Studium des Faserverlaufes im Central-
nerven-system », Archiv fur Anatomie und Physiologie, Anatomische Abt. (1884), p. 453-460.
238. Sigmund Freud, « Die Struktur der Elemente des Nervensystems », Jahrbücher fur
Psychiatrie, V (1884), p. 221-229.
239. Sigmund Freud, « Ein Fall von Himblutung mit indirekten basalen Herdsymptomen
bei Skorbut », Wiener Medizinische Wochenschrift, XXXIV (1884), p. 244-246, 276-279 ;
« Ein Fall von Muskelatrophie mit ausgebreiteten Sensibilifâtsstôrungen (Syringomyelie) »,
Wiener Medizinische Wochenschrift, XXXVI (1886), p. 168-172 ; « Akute multiple Neuritis
der Spinalen und Himnerven », Wiener Medizinische Wochenschrift, XXXVI (1886), p. 168-
172.
240. Sigmund Freud et Oscar Rie, Klinische Studie über die halbseitige Cerebrallahmung
der Kinder, Vienne, Deuticke, 1891.
241. Sigmund Freud, Zur Auffassung der Aphasien. Eine kritische Studie, Leipzig et
Vienne, Deuticke, 1891.
Sigmund Freud et la psychanalyse 503

leurs éloges, y voyant une étape décisive dans l’histoire de l’étude de l’aphasie et
une préfiguration de certaines théories psychanalytiques ultérieures. En fait, il est
plus facile de définir la place de cet ouvrage dans l’évolution de la pensée de
Freud que dans l’histoire de l’aphasie. A cette époque, on publiait énormément
d’ouvrages sur l’aphasie. Aujourd’hui ces écrits sont presque introuvables ; la
plupart d’entre eux reposent sur la mythologie cérébrale qui était alors en hon­
neur. Les principales théories sur l’aphasie, comme celles de Wemicke et de
Lichtheim, s’appuyaient sur l’hypothèse que les images sensorielles sont emma­
gasinées dans certains centres cérébraux, l’aphasie étant due à des lésions dans
ces régions. En 1881, Heymann Steinthal242 proposa ce que nous appellerions
aujourd’hui une théorie dynamique de l’aphasie, mais comme il était linguiste,
les neuropathologistes l’ignorèrent243. Les historiens de l’aphasie244 font remar­
quer que, de Bastian à Déjerine, on reconnut de plus en plus que des facteurs
dynamiques étaient à l’origine de l’aphasie. Dans sa monographie, Freud annon­
çait déjà les conceptions de Déjerine. Il fut probablement le premier, en Europe
continentale, à citer les travaux de Hughlings Jackson, et ce fut lui qui introduisit
et définit le terme d’« agnosie ». Freud, apparemment, ne voyait pas dans ce tra­
vail une contribution majeure au problème de l’aphasie. Il s’agissait d’une dis­
cussion théorique sans observations cliniques nouvelles ni découvertes anatomo­
pathologiques originales. Prétendre, comme bn le fait généralement, que
l’ouvrage de Freud sur l’aphasie n’eut absolument aucun succès et ne fut jamais
mentionné par la suite, est pour le moins exagéré245.
En 1892, un élève de Freud, Rosenthal, publia dans sa thèse de médecine 53
observations d’enfants atteints de paralysie cérébrale à forme diplégique ; ces
observations provenaient du service de Freud246. En 1893, Freud exposa sa
conception de la diplégie cérébrale infantile247. Un critique anonyme objecta que
Freud avait décrit l’anatomie pathologique de cet état, non à partir de ses propres
observations, mais en compilant les découvertes d’autres auteurs, et que ses
interprétations physiopathologiques n’étaient pas convaincantes, puisque les rap­

242. H. Steinthal, Einleitung in die Psychologie der Sprachwissenschaft, 2. Auflage, Ber­


lin, Dümmler, 1881.
243. L’importance de la théorie de Steinthal a été soulignée par Henri Delacroix, « Lin­
guistique et psychologie », Journal de psychologie, XX (1923), p. 798-825 ; Le Langage et la
pensée, Paris, Alcan, 1924, p. 493-494. Voir aussi Otto Marx, « Aphasia Studies and Lan-
guage Theory in the 19th Century », Bulletin ofthe History ofMedicine, XL (1966), p. 328-
349.
244. André Ombredane, L’Aphasie et l’élaboration de la pensée explicite, Paris, PUF,
1951, p. 107-109.
245. Jones dit que les bibliothèques de Grande-Bretagne ne possèdent aucun exemplaire de
l’ouvrage de Freud sur l’aphasie et que Head ne le mentionne pas dans son livre sur l’aphasie
(op. cit., I, p. 238). L’auteur a cherché à vérifier cette assertion dans deux bibliothèques de
Londres, celle du British Muséum et celle du Welcome Historical Muséum ; l’une et l’autre
possédaient un exemplaire de l’édition originale allemande. Henri Head (Aphasia and Kindred
Disorders of Speech, Cambridge, Cambridge University Press., 1926,1, p 105) reconnaît la
notion d’agnosie nouvellement introduite par Freud. L’ouvrage de Freud est cité, entre autres,
par Henri Bergson dans Matière et Mémoire (Paris, Alcan, 1896, p. 131).
246. Emil Rosenthal, Contribution à l’étude des diplégies cérébrales de l’enfance, Thèse
méd., Lyon, n’ 761 (1892-1893).
247. Sigmund Freud, Zur Kenntniss der zerebralen Diplegien des Kinderalters, Leipzig et
Vienne, Deuticke, 1893.
504 Histoire de la découverte de l’inconscient

ports qu’il décrivait entre certains groupes de symptômes et certains facteurs


étiologiques manquaient de preuves expérimentales248. En revanche, Pierre
Marie loua hautement l’étude de Freud et celui-ci écrivit un article en français sur
le même sujet pour la Revue neurologique249.
La réputation de Freud comme spécialiste des paralysies cérébrales était si
bien établie que Nothnagel lui demanda de rédiger une monographie sur ce sujet.
Celle-ci ne parut qu’en 1897250. Brissaud et Raymond en France apprécièrent fort
cet ouvrage251. En Belgique, la théorie de Freud sur la paralysie cérébrale et la clas­
sification de ses différentes formes furent l’objet de sérieuses critiques de la part
de Van Gehuchten qui estimait que la conception de Freud était artificielle et
dénuée de tout fondement anatomo-pathologique sérieux252. Ces divergences
d’appréciations sont intéressantes parce qu’elles montrent que, déjà dans sa
période neurologique, Freud fut à la fois l’objet de louanges et de critiques,
contrairement aux affirmations suivant lesquelles il n’aurait reçu que des éloges
tant qu’il resta neurologue et que des injures dès qu’il se mit à étudier les
névroses. Dès le début, Freud fut porté à faire des généralisations audacieuses qui
l’exposaient à la critique.
Nous voyons donc que, pendant les vingt années de sa période prépsychana­
lytique, Freud connut une longue évolution, passant de l’anatomie microsco­
pique à la neurologie anatomo-clinique, puis à la neurologie clinique proprement
dite et enfin à cette variété de neurologie théorique extra-clinique qui constitue la
base de son livre sur l’aphasie. Il devait pousser cette dernière tendance à l’ex­
trême dans son « Esquisse d’une psychologie scientifique » dont nous allons
maintenant traiter brièvement.

L’œuvre de Freud
II—A la recherche d’un modèle psychologique

Il existe deux façons de construire une théorie psychologique. La première


consiste à rassembler des faits et à en dégager les facteurs communs d’où l’on
pourra tirer des lois et des généralisations. La seconde consiste à construire un
modèle théorique, puis à vérifier dans quelle mesure il rend compte des faits
observés pour modifier ensuite le modèle s’il y a lieu. Suivant une tendance fré­
quente à son époque, Freud préféra la seconde voie. Parmi ceux qui cherchaient
à établir une relation entre les fonctions psychologiques et la structure du cer­
veau, Meynert se signala tout particulièrement — malheureusement il glissa sou­
vent vers la mythologie cérébrale. D’autres savants, s’inspirant de la psychophy­
sique de Fechner, postulaient l’existence d’une énergie nerveuse sur le modèle de

248. Internationale Klinische Rundschau, VII (1893), p. 1209.


249. Sigmund Freud, « Les diplégies cérébrales infantiles », Revue neurologique, I (1893),
p. 177-183.
250. Sigmund Freud, « Die infantile Zerebrallahmung », in Hermann Nothnagel, Spezielle
Pathologie und Thérapie, IX, Band, II, Teil, II, Abt., Vienne, Alfred Hôlder, 1897.
251. Cité par Van Gehuchten, dans l’article suivant.
252. Van Gehuchten, « Contribution à l’étude du faisceau pyramidal », Journal de neuro­
logie et d’hypnologie, I (1897), p. 336-345.
Sigmund Freud et la psychanalyse 505

l’énergie physique et essayaient d’interpréter les phénomènes mentaux en fonc­


tion de cette énergie nerveuse hypothétique. Certains s’engagèrent dans des voies
plus audacieuses encore en essayant d’interpréter les phénomènes psychiques à
la fois en termes d’anatomie cérébrale et d’énergie nerveuse.
Freud consacra beaucoup de temps et d’efforts à édifier un modèle théorique
de ce genre. Sa correspondance avec Fliess nous a conservé l’ébauche de 1895
connue sous le nom d’« Esquisse d’une psychologie scientifique »253. Les spécia­
listes de l’histoire de la psychanalyse s’accordent sur deux faits : que ce modèle
était extrêmement artificiel ; et qu’il peut nous aider à comprendre l’origine de
certains concepts psychanalytiques.
L’idée essentielle de l’« Esquisse » est qu’il existe une corrélation entre cer­
tains processus psychologiques d’une part, et d’autre part la circulation et la dis­
tribution de quantités d’énergie à travers certains éléments matériels, à savoir les
hypothétiques structures cérébrales.
L’énergie — que Freud appelle « quantité » — est assimilée aux sommes d’ex­
citations provenant soit du monde extérieur et transmises par les organes des
sens, soit du monde intérieur, c’est-à-dire du corps. La « quantité » est régie par
deux principes : le principe d’inertie qui est la tendance à la décharge complète
de l’énergie, et le principe de constance qui est la tendance à maintenir inchangée
la somme des excitations.
Les éléments matériels auxquels Freud fait allusion sont les neurones, dont il
postule qu’il existe trois types : les neurones phi reçoivent des quantités d’exci­
tation du monde extérieur, mais ils ne les maintiennent pas en circulation parce
qu’ils sont régis par le principe d’inertie. Les neurones psy perçoivent des quan­
tités d’excitation soit du corps, soit des neurones phi, mais parce qu’ils sont régis
par le principe de constance, ils conservent des traces de toutes les stimulations
reçues — ils représentent donc le substratum de la mémoire. Les neurones oméga
reçoivent des quantités de stimulation provenant à la fois du corps et des neu­
rones phi, et ils ont la propriété de transformer la quantité en qualité, grâce au
caractère périodique qu’ils impriment au mouvement. Ces neurones sont le subs­
tratum de la perception. Le principe de plaisir-déplaisir correspond à une éléva­
tion du niveau de quantité, tandis que le plaisir correspond à une décharge.
Le moi est un ensemble de neurones dotés d’une réserve constante de « quan­
tité » et capables de s’opposer à l’excitation afférente. C’est précisément cette
constance qui nous procure un critère de la réalité : la vérification de la réalité se
ramène à une inhibition par le moi.
Freud distinguait un processus primaire et un processus secondaire. Dans le
processus primaire, une quantité d’excitation stimule les images mémorisées
dans les neurones oméga, engendrant ainsi l’hallucination ; dans ce processus,
l’énergie est libre et mobile. Dans le processus secondaire, l’énergie est tonique
et liée, et les hallucinations sont empêchées par l’action inhibitrice du moi.
Tels sont quelques-uns des principes fondamentaux de 1895. Freud les déve­
loppa en un système extrêmement complexe dans lequel presque toutes les fonc-

253. D’abord publié comme Entwurf einer Psychologie, dans Sigmund Freud, Aus den
Anfangen der Psychoanalyse, Londres, Imago Publishing Co., 1950, p. 371-466. Trad. franç.
dans La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2' éd., Paris, 1969, p. 313-396.
506 Histoire de la découverte de l’inconscient

tiens psychologiques et de nombreuses manifestations psychopathologiques


trouvaient leur explication.
Pour comprendre cette « Esquisse » il faut la replacer dans son cadre histo­
rique, c’est-à-dire dans le long procesus d’évolution qui commença avec Herbart.
Pendant tout le XIXe siècle, l’anatomie et la physiologie du cerveau furent édifiées
sur des bases scientifiques et expérimentales, mais on retrouve aussi, parallèle­
ment, un courant spéculatif d’anatomo-physiologie du cerveau, que l’on nom­
mera vers la fin du siècle Him-mythologie (mythologie cérébrale). Chose
curieuse, ce furent souvent les mêmes hommes qui posèrent les jalons de l’ana-
tomo-pathologie scientifique du cerveau et qui, d’autre part, tombèrent dans les
pièges de la mythologie cérébrale, tout en se considérant comme des « positi­
vistes » et n’ayant que mépris pour la philosophie de la nature. L’« Esquisse » de
Freud fut le dernier-né d’une longue suite de spéculations de ce genre. Sa philo­
sophie dynamique-spéculative originelle remonte à Herbart, et la majeure partie
de son énergétique à Fechner254. Les principes d’inertie et de constance pro­
viennent de Fechner. C’est également Fechner qui avait rattaché le principe de
plaisir-déplaisir à la notion d’un rapprochement ou d’un éloignement par rapport
à une stabilité relative, et qui avait expliqué le caractère qualitatif de la percep­
tion par la périodicité d’un mouvement stable. Ces principes posés par Fechner
furent complétés ultérieurement par Heinrich Sachs avec sa prétendue loi de la
quantité constante d’énergie psychique : « La somme des tensions de toutes les
ondes moléculaires présentes est, à l’intérieur de certaines limites de temps chez
le même individu, approximativement constante »255. Brücke, Meynert et Exner
constituent les trois autres sources principales de l’« Esquisse », comme l’a
montré une étude de Peter Amacher256.
Brücke était un de ceux qui réduisaient la psychologie à la neurologie et il
expliquait le fonctionnement tout entier du système nerveux comme une combi­
naison de réflexes257. La stimulation des organes des sens produit des « quantités
d’excitation » qui se propagent à travers tout le système nerveux, sont « transfé­
rées » d’une cellule à une autre et souvent s’accumulent dans certains centres jus­
qu’à ce qu’elles puissent se décharger sous forme de mouvements. Brücke, tout
comme Meynert et Exner, décrivait indifféremment les processus mentaux en
termes physiques ou psychologiques.
Meynert décrivait également les processus psychologiques en termes de quan­
tités d’excitation et de neurologie des réflexes, mais d’une façon plus détaillée
que Brücke258. Il emprunta à Herbart et aux empiristes anglais la doctrine de l’as­
sociationnisme, mais il l’adapta à une neurologie des réflexes semblable à celle
de Brücke ainsi qu’à ses propres conceptions de la structure et du fonctionnement

254. H.F. Ellenberger, «Fechner and Freud», Bulletin of the Menninger Clinic, XX
(1956), p. 201-214.
255. Heinrich Sachs, Vortrage über Bau und Tatigkeit des Grosshims und die Lehre von
der Aphasie und Seelenblindheit fur Aerzte und Studierende, Breslau, Preuss und Jünger,
1893, p. 110.
256. Peter Amacher, Freud’s Neurological Education and its Influence on Psychoanalytic
Theory, IV, n” 4 de Psychological Issues, New York, International Universities Press, 1965.
257. E. Brücke, Vorlesungen über Physiologie, 2 vol., Vienne, Braumüller, 1876.
258. Théodore Meynert, Klinische Vorlesungen über Psychiatrie, Vienne, Braumüller,
1890.
Sigmund Freud et la psychanalyse 507

du cerveau, n distinguait deux types de réponses réflexes : les congénitales, qui


suivent des trajets sous-corticaux, et les acquises, qui suivent des trajets corti­
caux. Il existerait des faisceaux d’association entre les centres corticaux, et lors­
qu’un influx d’excitation arrive simultanément à deux centres, une voie corticale
serait ouverte, d’où l’apparition d’un phénomène d’induction qui serait le subs­
tratum physique d’une association d’idées ou d’une opération logique élémen­
taire. Des événements de ce genre, qui débutent dès la naissance, créent progres­
sivement un réseau de voies corticales (donc un système d’associations) qui
constituent le moi primaire, c’est-à-dire le noyau de la personnalité. Plus tard se
constituera un moi secondaire qui a pour fonction de dominer le moi primaire et
qui représente l’infrastructure des processus de pensée ordonnée. En tant que cli­
nicien, Meynert décrivit l’amenda, état psychopathologique caractérisé par des
hallucinations et des idées délirantes, incohérentes, état reproduisant le stade de
confusion infantile qui régnait avant que s’établisse la prédominance du moi.
Meynert identifiait l’activité corticale onirique et l’activité corticale productrice
de l’amentia.
Exner, le troisième maître de Freud en neurologie, publia son Entwurf en
1894 : cet ouvrage peut être considéré comme une synthèse des systèmes de
Briicke et de Meynert259. Entre-temps, cependant, la théorie des neurones était
née et Exner cherchait à expliquer de quelle manière les « quantités d’excita­
tion » étaient transférées aux jonctions entre neurones, lieu où, pensait-il, s’effec­
tuaient des sommations d’excitations. Exner supposait aussi que ces jonctions
pouvaient être modifiées au cours de la vie de l’individu par l’excitation simul­
tanée de deux cellules. Exner appela Bahnung (frayage de route) le processus par
lequel l’excitation simultanée de deux cellules corticales ouvre une nouvelle voie
nerveuse entre elles, ce qui a pour effet de transmettre l’excitation de l’une à
l’autre dès que l’une d’elles est à nouveau soumise à une excitation ; Exner parle
aussi des centres de l’émotion, en particulier du centre de la douleur ou du déplai­
sir. Sous le nom d’instinct, il décrit des associations entre les centres des idées et
les centres des émotions. Exner exposait en détail cette psychologie neurolo­
gique, expliquant ainsi la perception, le jugement, la mémoire, la pensée et bien
d’autres processus mentaux.
L’« Esquisse » de Freud peut être considérée comme un développement
logique des théories de ses prédécesseurs, en particulier de ses maîtres Briicke,
Meynert et Exner. Il est l’aboutissement et l’héritage d’un siècle de mythologie
cérébrale.
C’est probablement la raison pour laquelle Freud abandonna son « Esquisse »
dès qu’il en eut achevé l’ébauche. Mais beaucoup des idées qu’il y avait formu­
lées devaient se retrouver plus tard, sous diverses formes nouvelles, dans ses
théories psychanalytiques.

L’œuvre de Freud
III—La théorie des névroses
Les circonstances qui amenèrent Freud à proposer une nouvelle théorie des
névroses appartiennent à la fois à l’esprit de son époque et à des expériences per­

259. Sigmund Exner, Entwurf zu einer physiologischen Erklarung der psychischen Ers-
cheinungen, Vienne, Deuticke, 1894.
508 Histoire de la découverte de l’inconscient

sonnelles. En passant de l’anatomie du système nerveux à l’anatomopathologie


clinique, et de celle-ci à une conception dynamique des névroses, Freud suivait
une évolution déjà illustrée avant lui par Charcot et Forel, et que devait suivre
plus tard Adolf Meyer. La « médecine des nerfs » (parfaitement distincte de la
psychiatrie à cette époque) commençait à devenir une spécialité à la mode. Deux
événements orientèrent Freud dans cette voie : sa visite à Charcot et l’histoire de
la malade de Breuer, « Anna O. ».
Freud considérait le cas Anna O. comme le point de départ de la psychanalyse.
Jusqu’à ce jour, l’exposé le plus élémentaire sur la psychanalyse commence tou­
jours par l’histoire de cette jeune femme dont, assure-t-on, « les nombreux symp­
tômes hystériques disparurent l’un après l’autre à mesure que Breuer lui faisait
évoquer les circonstances de leur apparition ». Mais ici encore, la recherche
objective a commencé à dissiper les brumes de légende qui entourent cette
histoire.
Ernest Jones a révélé le véritable nom de la malade : Bertha Pappenheim
(1860-1936). Nous disposons à son sujet d’une brève notice biographique
publiée après sa mort260 et d’une courte biographie par Dora Edinger261. Bertha
Pappenheim était issue d’une vieille et respectable famille juive. Son grand-père,
Wolf Pappenheim, un personnage important du ghetto de Pressburg, avait hérité
d’une grosse fortune. Son père, Siegmund Pappenheim, était un riche marchand
de Vienne. On sait peu de chose de son enfance et de sa jeunesse. Elle parlait
anglais parfaitement, lisait le français et l’italien. D’après son propre récit, elle
menait la vie habituelle d’une jeune femme de la haute société viennoise, prati­
quait quelques exercices de plein air tels que l’équitation, et s’adonnait à de nom­
breux travaux d’aiguille. On ajoute qu’après la mort de son père en 1881, elle
quitta Vienne avec sa mère pour s’établir à Francfort-sur-le-Main. Vers la fin des
années 1880, Bertha s’intéressa de plus en plus à l’action humanitaire. Pendant
environ douze ans, elle fut la directrice d’un orphelinat juif à Francfort. Elle
voyagea dans les Balkans, le Proche-Orient et la Russie, pour faire une enquête
sur la prostitution et la traite des blanches. En 1904, elle fonda le Jüdischer
Frauenbund (Ligue des femmes juives) et, en 1907, un établissement d’ensei­
gnement affilié à cette organisaiton. Ses écrits comprennent des comptes rendus
de voyages, des études sur la condition des femmes juives et la criminalité des
Juifs, ainsi qu’un certain nombre de nouvelles et de pièces de théâtre (plus remar­
quables par leur idéal moral que par leur talent littéraire). Vers la fin de sa vie,
elle réédita d’anciens ouvrages religieux juifs sous une forme modernisée et elle
écrivit l’histoire d’une de ses illustres ancêtres. On la décrit à cette époque
comme une personne profondément pieuse, stricte et autoritaire, parfaitement
désintéressée et vouée à son œuvre, qui avait gardé de son éducation viennoise un
vif sens de l’humour, le goût de la bonne chère, l’amour du beau, et qui possédait
une remarquable collection de broderies, de porcelaine et de verrerie. Lorsque
Hitler saisit le pouvoir et commença à persécuter les Juifs, elle se prononça

260. Blàtter des Jüdischen Fraenbundes, vol. XII, nos 7-8 (juillet-août 1936), numéro spé­
cial consacré à Bertha Pappenheim.
261. Dora Edinger, Bertha Pappenheim, Leben und Schriften, Francfort-sur-le-Main, Ner-
Tamid-Verlag, 1963.
Sigmund Freud et la psychanalyse 509

contre leur émigration vers la Palestine et d’autres pays. Elle mourut en 1936,
trop tôt peut-être pour se rendre compte qu’elle avait fait fausse route à cet égard.
Après la Deuxième Guerre mondiale, on se souvint d’elle comme d’une figure
presque légendaire dans le domaine du travail social, à tel point que le gouver­
nement de la République fédérale allemande honora sa mémoire par un timbre-
poste à son effigie en 1954.
Le contraste est saisissant entre le portrait de Bertha Pappenheim, philanthrope
et promoteur du travail social, et celui d’Anna O. la mystérieuse hystérique de
Breuer. Rien, dans la biographie de Bertha Pappenheim, ne laisse entendre
qu’elle était Anna O., et rien dans l’histoire d’Anna O. ne permet de deviner qu’il
s’agit de Bertha Pappenheim. Si Jones n’avait pas dévoilé l’identité de ces deux
personnages, il est possible que personne ne l’aurait découverte262.
L’histoire d’Anna O. connaît aujourd’hui deux versions, celle donnée par
Breuer en 1895263 et celle donnée par Jones en 1953264. Mais deux documents
nouvellement découverts ont permis de verser une nouvelle lumière sur ce cas
étrange.
Au dire de Breuer, Fraülein Anna O. était une jeune femme séduisante et intel­
ligente, douée d’une forte volonté et d’une grande imagination. Elle était aimable
et charitable, elle souffrait d’une certaine instabilité affective. Elle avait été éle­
vée dans une famille extrêmement puritaine et il y avait un contraste saisissant
entre l’instruction qu’elle avait reçue et la vie monotone qu’elle menait chez elle.
D’où son évasion dans des rêvasseries qu’elle appelait son théâtre privé.
Sa maladie, telle que Breuer la décrivit en 1895, s’était déroulée en quatre
périodes chronologiquement bien délimitées.

1. La période d’incubation latente (de juillet 1880 au 10 décembre 1880)


commença à la suite d’une grave maladie physique de son père bien-aimé. Bertha
se consacra intensément à le soigner, restant debout pendant la nuit et se reposant
l’après-midi. Elle s’épuisa ainsi à tel point qu’il fallut la garder éloignée de son
père. Là-dessus, elle commença à souffrir d’une toux rebelle, d’accès de som­
nolence et d’agitation au cours de l’après-midi. S’il faut en croire Breuer, Anna
O. eut à cette époque toutes sortes de symptômes cachés que ni sa famille ni elle-
même ne soupçonnaient. Mais Breuer ne la vit pas pendant cette période : sa des­
cription de ces symptômes fut une reconstruction ultérieure.
2. La période de psychose manifeste (de décembre 1880 à avril 1881). Anna
O., traitée par Breuer, resta au lit du 11 décembre 1880 au 1er avril 1881. Une
multitude de symptômes apparurent en peu de temps : troubles oculaires, para­
lysies, contractures, avec des zones d’anesthésie cutanée. Elle parlait un jargon
agrammatique composé de plusieurs langues. Sa personnalité s’était scindée en
une personnalité « normale », consciente et triste, et une personnalité « malade »,
grossière, agitée, qui avait des hallucinations où elle voyait des serpents noirs. Il

262. L’identité de Bertha Pappenheim et d’Anna O. a été mentionnée par Dora Edinger
dans sa biographie. Elle a été confirmée à l’auteur par des communications personnelles de
membres des familles Breuer et Pappenheim.
263. Josef Breuer et Sigmund Freud, Studien über Hystérie, Leipzig et Vienne, Deuticke,
1895, p. 15-37. Standard Edition, n, p. 21-47. Trad. franç. : Études sur l’hystérie, Paris, PUF,
1956, p. 14-35.
264. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, p. 246-249.
510 Histoire de la découverte de l’inconscient

advint qu’elle resta complètement muette pendant deux semaines, mais Breuer
savait que ce mutisme avait débuté à la suite d’un accident pénible et, après être
parvenu à l’amener à parler de cet incident, le mutisme disparut. Mais
maintenant, elle ne parlait plus qu’en anglais, tout en continuant à comprendre ce
qu’on lui disait en allemand. Vers la fin de l’après-midi survenaient ce qu’elle
appelait ses nuages (« clouds »), c’est-à-dire un état de somnolence dans lequel
on pouvait facilement l’hypnotiser. Breuer avait coutume de lui faire sa visite à
ces moments-là ; elle lui racontait alors ses rêveries qui étaient généralement des
histoires de jeune fille anxieuse en présence de personnes malades. Au cours du
mois de mars, son état s’améliora et elle quitta son lit pour la première fois le 1er
avril 1881.
3. La période de « somnambulisme continu alternant avec des états plus nor­
maux » (du 5 avril à décembre 1881). La mort de son père, le 5 avril 1881, déter­
mina chez elle deux jours de stupeur intense. Elle manifestait un « instinct néga­
tif » contre ses proches et ne reconnaissait personne sauf Breuer. Elle ne parlait
plus qu’anglais et semblait incapable de comprendre l’allemand.
Environ dix jours après la mort de son père, on appela un consultant. Elle se
conduisit comme si elle ne percevait pas sa présence. Le consultant essaya de for­
cer son attention en soufflant un peu de fumée dans la direction de son visage.
Cette tentative fut suivie par un terrible accès de colère et d’anxiété. Le même
soir, Breuer dut partir en voyage. Quand il revint, il trouva que l’état d’Anna O.
avait beaucoup empiré. Pendant son absence, elle avait refiisé de manger, elle
avait eu des crises d’angoisse et des hallucinations lugubres. Breuer recommença
à l’hypnotiser tous les soirs ; elle lui racontait ses hallucinations récentes, sur
quoi elle se trouvait soulagée. Le dédoublement se faisait maintenant entre l’es­
prit troublé dans la journée et l’esprit clair dans la nuit.
Anna O. ayant manifesté des impulsions suicidaires, elle fut transportée,
contre son gré, dans une maison de campagne près de Vienne, le 7 juin 1881.
Après trois jours de grande agitation, elle se calma. Breuer lui rendait visite tous
les trois ou quatre jours. Ses symptômes se manifestaient maintenant selon un
cycle régulier, et ils étaient soulagés par les séances hypnotiques de Breuer. Dans
l’intervalle des visites de Breuer, il fallait lui administrer des doses assez élevées
de chloral.
Breuer était le seul à pouvoir effectuer ce qu’elle appelait maintenant sa tal-
king cure ou son chimney sweeping. L’état d’Anna O. s’améliora lentement. Elle
jouait avec un chien terre-neuve et allait visiter des pauvres dans le voisinage. A
l’automne, elle revint à Vienne dans une autre maison où sa mère avait emmé­
nagé. Mais son état empira en décembre 1881, de sorte qu’il fallut la ramener à
la maison de campagne.
4. La quatrième période (de décembre 1881 à juin 1882) fut marquée par
deux remarquables changements. Comme précédemment, il y avait bien une per­
sonnalité « normale » et une personnalité « malade », mais maintenant la person­
nalité malade vivait avec un décalage de 365 jours sur la personnalité normale.
Grâce au journal que sa mère avait tenu de sa maladie, Breuer put s’assurer que
les événements qu’elle hallucinait s’étaient effectivement produits, jour pour
jour, exactement une année auparavant. Elle passait parfois spontanément et
brusquement d’une personnalité à l’autre et Breuer pouvait provoquer à volonté
ce passage en lui montrant une orange. Le second changement se rapportait à la
Sigmund Freud et la psychanalyse 511

« cure par la parole ». Un jour, sous l’hypnose, elle raconta à Breuer que sa répu­
gnance à boire de l’eau avait commencé après qu’elle eut vu un chien boire dans
un verre d’eau. Ce récit terminé, le symptôme disparut. Dès lors, elle commença
à raconter à Breuer, dans l’ordre chronologique inversé, toutes les manifestations
successives d’un certain symptôme avec les dates exactes, jusqu’à ce qu’elle en
eût atteint la première apparition, ainsi que l’événement qui en avait été la cause,
et alors le symptôme disparaissait définitivement. Par exemple, Breuer trouva
sept sous-formes du symptôme « états passagers de surdité » ; chacun des sept
constituait une des « séries » que Breuer devait traiter séparément. Ainsi, la pre­
mière sous-forme, « ne pas entendre quelqu’un entrer », était apparue 108 fois, et
la malade eut à décrire chacune des 108 manifestations du symptôme dans
l’ordre chronologique inversé, jusqu’à ce que Breuer eût atteint la première appa­
rition : un jour elle n’avait pas entendu entrer son père. Mais les six autres sous-
formes du symptôme « ne pas entendre », de même que chacun des autres symp­
tômes, durent être traitées à tour de rôle de la même façon. C’est par ce procédé
fastidieux que Breuer parvint à extirper tous les symptômes. Le dernier symp­
tôme put être rapporté à un incident particulier : un jour qu’elle soignait son père
malade, elle avait vu en hallucination un serpent noir ; bouleversée, elle murmura
une prière en anglais — la première qui lui était venue à l’esprit. Dès qu’Anna O.
eut retrouvé ce souvenir, la paralysie quitta son bras et elle fut de nouveau
capable de parler allemand.
La malade avait annoncé à F avance qu’elle serait guérie en juin 1882, pour l’an­
niversaire de son transfert à la maison de campagne et à temps pour les vacances
d’été. Breuer conclut son récit par ces mots : « Elle quitta Vienne pour faire un
voyage, mais il lui fallut beaucoup de temps pour retrouver son équilibre psy­
chique. Depuis lors, elle jouit d’une tout à fait bonne santé. »

Les récits habituels de la maladie d’Anna O. n’en font pas ressortir les traits
insolites, tels que, pendant la quatrième période, la forme singulière prise par le
dédoublement de la personnalité (une personnalité vivant dans le présent et
l’autre 365 jours plus tôt). Et surtout il est absolument inexact qu’il « suffisait de
rappeler les circonstances dans lesquelles le symptôme était apparu pour le voir
disparaître » (ainsi qu’on le raconte toujours). Breuer déclare expressément
qu’Anna O. devait rappeler chacun des cas isolés où le symptôme était apparu,
quel qu’en fût le nombre, et dans l’ordre chronologique inversé. La maladie d’An­
na O. n’était donc nullement « un cas classique d’hystérie », mais un cas unique
dont, à notre connaissance, aucun autre exemple n’a été signalé ni avant, ni après
elle.
Dans un séminaire donné à Zurich en 1925, Jung révéla que Freud lui avait dit
que la malade, en réalité, n’avait pas été guérie265. Jung déclara que ce « fameux
cas initial », dont on parlait si souvent comme d’un exemple de brillant succès
thérapeutique, n’en était pas un. Il n’y eut pas guérison dans le sens où on l’avait
dit. Pourtant, ajoutait Jung, « le cas était si intéressant qu’il était inutile de pré­
tendre à son sujet quelque chose qui ne s’était pas produit ».
En 1953, Jones publia une version de l’histoire, qui, sur bien des points, diffère
de celle de Breuer. Malheureusement, nous ignorons jusqu’à quel point Jones se

265. Notes on the Seminar in Analytical Psychology Conducted by Dr C.G. Jung, op. cit.
512 Histoire de la découverte de l’inconscient

documenta dans la correspondance inédite de Freud ou rapporta simplement de


mémoire des détails qu’il avait entendus de nombreuses années auparavant. Au
témoignage de Jones, Freud lui avait dit que Breuer avait contracté un solide
« contre-transfert » envers sa malade, de sorte que madame Breuer devint jalouse
et que Breuer décida de terminer le traitement. Mais le soir même, il fut appelé
chez la malade et la trouva dans les affres d’un accouchement hystérique, termi­
naison logique d’une grossesse nerveuse qui s’était développée lentement sans
que Breuer s’en fût aperçu. Il l’hypnotisa et « s’enfuit de la maison, couvert
d’une sueur froide ». Le lendemain, il quittait Vienne avec sa femme pour aller
passer à Venise une seconde lune de miel d’où résulta la conception d’une fille,
Dora266. Bertha fut placée dans une maison de santé à Gross Enzersdorf et resta
très malade pendant plusieurs années.
Mais la version de Jones se concilie difficilement avec les faits, tels qu’ils res­
sortent de recherches objectives. Tout d’abord, le dernier enfant de Breuer, Dora,
naquit le 11 mars 1882 (comme nous l’avons constaté dans les archives de l’état
civil à Vienne). Il est donc impossible qu’elle ait été conçue à la suite du prétendu
incident final de juin 1882. La date approximative de la conception de Dora (juin
1881) coïnciderait plutôt avec celle du transfert de Bertha à la maison de cam­
pagne, mais c’était là précisément le début de la période où Breuer allait la visiter
tous les trois ou quatre jours, alors que ses symptômes prenaient la forme d’un
cycle régulier. En second lieu, il n’y eut jamais de maison de santé à Gross
Enzersdorf. Monsieur Schramm, qui écrivit une histoire de cette localité, nous a
expliqué qu’il dut y avoir confusion avec Inzersdorf où il y avait une maison de
santé mondaine. Nous apprîmes alors que cette maison de santé avait été fermée
et ses archives médicales remises à l’hôpital psychiatrique de Vienne, où l’on ne
put trouver aucun dossier sur Bertha Pappenheim267.
Dans la biographie de Bertha Pappenheim écrite par Dora Edinger, se trouvait
une photographie de Bertha, portant la date 1882, montrantune jeune femmed’ap-
parence bien portante, en habit d’amazone. Il nous a été possible d’examiner la
photo originale qui, suivant la coutume de l’époque, était collée sur un morceau
de carton. La date 1882 avait été gravée en relief par le photographe. Le nom et
l’adresse de celui-ci ne pouvaient plus être déchiffrés, mais, lorsque la photo fut
examinée au laboratoire sous lumière spéciale, le nom de la ville, Konstanz,
apparut avec une partie de l’adresse. Cette constatation amenait à supposer que
Bertha était peut-être en traitement dans une des maisons de santé de la région,
telles que le Sanatorium Bellevue à Kreuzlingen268. Effectivement, le directeur
actuel, le docteur Wolfgang Binswanger, nous informa que Bertha Pappenheim
y avait été traitée du 12 juillet au 29 octobre 1882. Le dossier de la malade conte-

266. Jones écrit que Dora Breuer'se suicida à New York en 1942. En réalité, des documents
qui se trouvent aux archives de la communauté juive de Vienne indiquent qu’elle se suicida à
Vienne pour échapper au massacre des nazis.
267. L’auteur remercie ceux qui l’ont aidé dans ses recherches : monsieur Schramm, de
Gross Enzersdorf, monsieur Karl Neumayer, maire d’Inzersdorf, et le docteur W. Podhajsky,
directeur de l’hôpital psychiatrique de Vienne (Psychiatrisches Krankenhaus der Stadt Wien).
268. Madame Dora Edinger nous a fait savoir que, selon un document récemment décou­
vert dans les archives municipales de Francfort, Bertha Pappenheim et sa mère vinrent s’établir
en cette ville, en novembre 1888. Il n’a pas été possible jusqu’ici de déterminer où elles avaient
vécu de 1882 à 1888.
Sigmund Freud et la psychanalyse 513

naît une copie d’un rapport inédit rédigé par Breuer lui-même en 1882, ainsi
qu’une observation écrite par un des médecins du Sanatorium Bellevue. Voici
tout d’abord un court résumé du rapport de Breuer.

Breuer désigne la malade par son nom véritable et donne une image plus
complète de la situation familiale : difficultés avec sa « très sérieuse mère », que­
relles avec son frère, plusieurs mentions de « son amour passionné pour son père
qui la choyait ». Breuer déclare que Bertha n’avait jamais été amoureuse, « dans
la mesure où sa relation avec son père ne le remplaçait pas, ou plutôt n’était pas
remplacé par cela ». Breuer souligne son opposition puérile aux prescriptions du
médecin et son irréligion totale.
Quant à la « première période de sa maladie », Breuer confirme qu’il ne vit pas
Bertha pendant cette période, et que ni sa famille, ni elle-même ne soupçonnaient
les nombreux symptômes qui l’affligeaient et qu’il n’apprit que par les révéla­
tions que Bertha lui fit plus tard sous hypnose.
La deuxième période commença peu de temps après la première visite de
Breuer. Breuer raconte cette période avec force détails et insiste davantage sur
« son amour véritablement passionné pour son père ». Quant aux deux semaines
où elle resta muette (en 1882, Breuer appelait cela une « aphasie »), il mentionne
que tout commença après un incident où elle avait été blessée moralement par
son père. A cette époque, Breuer pensait au diagnostic d’un tubercule dans la
fosse de Sylvius gauche avec une méningite chronique à extension lente, mais,
voyant combien elle se tranquillisait lorsqu’il l’écoutait parler le soir, il inclina à
penser plutôt à une « affection purement fonctionnelle ».
Le rapport de Breuer de 1882 nous apprend que, pendant les deux mois pré­
cédant la mort de son père, on lui avait refusé la permission de le voir, et on lui
avait menti continuellement à son sujet269. Le 5 avril, au moment où le père était
mourant, on continuait à la rassurer. Lorsqu’elle apprit que son père était mort,
elle s’indigna : on lui avait « volé » son dernier regard et ses dernières paroles et
une aggravation marquée survint dans son état. La seule personne qu’elle recon­
naissait immédiatement était Breuer. Son attitude envers sa mère et son frère était
fortement « négative ». Nous apprenons que le psychiatre consultant qui fut
appelé environ dix jours après la mort de son père n’était autre que Krafft-Ebing.
Malheureusement, aucune mention n’est faite de son diagnostic ni de ses
recommandations.
Vu la difficulté de garder Bertha à la maison, on la transféra à Inzersdorf, dans
une villa proche de la maison de santé des docteurs Fries et Breslauer, lesquels la
traitaient dans l’intervalle des visites faites par Breuer tous les quelques jours.
Breuer raconte qu’après une absence de cinq semaines il trouva Bertha dans un
état pitoyable, « le moral très bas, indisciplinée, capricieuse, méchante, pares­
seuse ». Son imagination semblait épuisée. Elle donnait des récits déformés des
choses qui l’avaient irritée pendant les jours précédents. Breuer s’aperçut que
certains de ses « caprices » disparaissaient lorsqu’on les ramenait aux « incita­
tions psychiques » qui en avaient été le point de départ (comme cela avait déjà

269. La date donnée par Breuer pour la mort du père d’Anna O. correspond toutefois à celle
de la mort de Siegmund Pappenheim, ainsi que l’atteste la Heimat-Rolle de Vienne, à savoir le
5 avril 1881.
514 Histoire de la découverte de l’inconscient

été le cas pour son « aphasie »). C’est ainsi qu’elle se couchait en gardant ses
bas ; parfois elle s’éveillait la nuit et se plaignait qu’on l’eut laissée aller au lit
avec ses bas. Un soir, elle raconta à Breuer qu’à l’époque où on lui interdisait de
voir son père malade, elle se levait pendant la nuit, mettait ses bas et allait écouter
à sa porte jusqu’à ce qu’elle fût une fois surprise par son frère. Après qu’elle eut
raconté cet incident à Breuer, le « caprice » disparut. L’événement qui suivit fut
l’histoire du petit chien (décrite comme le premier incident dans les Études sur
l’hystérie). Breuer s’aperçut que certains « caprices » pouvaient être ramenés
simplement Ji une « pensée fantastique » imaginée par la malade. L’étape sui­
vante fut la constatation, faite par Breuer, que non seulement les « caprices »,
mais aussi des symptômes d’apparence neurologique pouvaient être amenés à
disparaître par le même moyen.
La fin du rapport de 1882 est décevante. Breuer dit en quelques lignes que Ber-
tha revint chez sa mère à Vienne au début de novembre 1881, de sorte qu’il put
lui donner sa talking cure, tous les soirs, mais, « pour des raisons inexplicables »,
l’état de la patiente empira en décembre. Pendant la période des fêtes juives cor­
respondant à Noël, elle était agitée et racontait tous les soirs à Breuer les histoires
fantastiques qu’elle avait imaginées à la même époque de l’année précédente :
c’étaient, jour pour jour, les mêmes histoires. Le rapport ne contient rien sur la
« quatrième période » de la maladie, et s’achève sur cette phrase énigmatique :
« Après terminaison des séries, grand soulagement. »
Notons encore que ce rapport ne contient aucune mention d’une grossesse hys­
térique et que le mot de catharsis n’y apparaît nulle part.

L’observation écrite d’un des médecins du Sanatorium Bellevue, où la malade


séjourna du 12 juillet au 29 octobre 1882, est instructive mais décevante270.
Elle consiste surtout dans une longue énumération de médicaments prescrits à
la malade en raison d’une névralgie faciale grave. Nous apprenons que cette
névralgie avait été exacerbée pendant les six mois précédents (c’est-à-dire pen­
dant la « quatrième période » de sa maladie) et que, pendant ce temps, on lui
avait administré de fortes doses de chloral et de morphine. A son entrée au Sana­
torium, la dose de morphine avait été abaissée à 7 ou 8 cg mais les douleurs
étaient si intolérables qu’on était souvent obligé de remonter à 10 cg. A son
départ de Bellevue, elle confinait à recevoir un total de 7 à 10 cg par jour. L’ob­
servation mentionne les « traits hystériques » de la malade, sa « déplaisante irri­
tation contre sa famille», ses «jugements dénigrants sur l’inefficacité de la
science à l’égard de ses souffrances » et son « incompréhension quant à la gravité
de son état ». Elle passait souvent des heures entières sous le portrait de son père
et parlait d’aller visiter sa tombe à Pressburg. Le soir, elle perdait régulièrement
l’usage de la langue allemande dès qu’elle avait posé la tête sur l’oreiller ; il lui
arrivait même de terminer en anglais une phrase commencée en allemand.
Malheureusement, le mystère subsiste entier quant à la « quatrième période »
de la maladie de Bertha. Le rapport de Breuer de 1882 passe complètement sous
silence cette période, et l’observation du Sanatorium Bellevue n’en fait non plus

270. Les deux documents ont été publiés par Albrecht Hirschmüller en 1978, p. 339-375 de
l’édition française (voir le complément bibliographique en fin de volume). Le deuxième docu­
ment porte la signature du docteur Laupus, médecin de la clinique de Kreuzlingen. (N.d.E.)
Sigmund Freud et la psychanalyse 515

aucune mention ; elle parle simplement d’un cas neurologique, difficile chez une
malade passablement désagréable, traitée avec de fortes doses de morphine. Les
deux documents nouvellement découverts confirment donc ce que Freud, au dire
de Jung, lui avait révélé : la malade n’avait pas été guérie. Le « prototype d’une
guérison cathartique » ne fut ni une guérison ni une catharsis. Anna O. était deve­
nue une morphinomane grave qui avait conservé une partie de ses symptômes les
plus manifestes.

Les deux documents que nous venons de résumer montrent l’histoire d’Anna
O. sous un jour quelque peu différent de celui de la légende. La situation fami­
liale apparaît plus clairement dominée par la rivalité entre la malade et sa mère,
et la personnalité de la malade plus complexe, avec son goût pour le théâtre, son
opposition aux médecins et son irréligion. Le caractère problématique de la
« première période » ressort davantage : Breuer confirme que sa maladie était
passée complètement inaperçue de sa famille et qu’elle-même n’en savait que ce
que Breuer avait appris d’elle sous hypnose et lui en avait redit. On peut s’éton­
ner que Breuer ait ajouté foi sans l’ombre d’un doute aux révélations de la
malade hypnotisée, tandis qu’il note expressément qu’au niveau conscient elle
« donnait des récits déformés des choses qui l’avaient irritée pendant les jours
précédents ». L’évolution de la maladie de Bertha semble avoir été plus drama­
tique qu’il n’apparaît dans le récit de 1895. D’autre part, l’histoire de la grossesse
hystérique rapportée par Jones ne trouve aucune confirmation et ne cadre pas
avec la chronologie du cas.
L’origine et le développement de ce qui fut nommé plus tard le « traitement
cathartique » apparaît plus clairement. Au début et pendant quelque temps, le
« ramonage » signifiait simplement que Bertha déchargeait son esprit des his­
toires qu’elle avait imaginées pendant les jours précédents. En août 1881, arriva
le moment où son imagination fut épuisée et alors elle parla des événements qui
avaient marqué le début de ses « caprices », lesquels avaient été tout à fait
conscients et volontaires. Plus tard, dans une troisième phase, elle appliqua un
procédé semblable pour indiquer l’origine de ses symptômes plus graves d’ap­
parence neurologique271.
C’est Juan Dahna272 qui a indiqué la relation entre la cure d’Anna O. et l’in­
térêt général pour la catharsis qui avait suivi la publication, en 1880, d’un livre
sur la notion aristotélicienne de la catharsis par Jacob Bemays273 (l’oncle de la
future femme de Freud). Pendant quelque temps la catharsis fut un des sujets les
plus discutés parmi les érudits et un des thèmes de conversation dans les salons

271. Après la publication anglaise du présent ouvrage, H.F. Ellenberger a rédigé un article
sur le cas Anna O. à partir duquel il a ensuite modifié l’édition française. Voir « L’histoire d’An­
na O. Étude critique avec des documents nouveaux », L’Évolution psychiatrique, 37,4 (1972),
p. 693-717. Repris dans Les Mouvements de libération mythique, op. cit., et dans Beyond the
Unconscious, Princeton University Press, 1993. (N.d.E.)
272. Juan Dalma, « La Catarsis en Aristoteles, Bemays y Freud », Revista de Psiquiatria y
Psicologia Medical, VI (1963), p. 253-269 ; « Reminiscencias Culturales Clasicas en Algunas
Corientes de Psicologia Modema », Revista de la Facultad de Medicina de Tucuman, V
(1964), p. 310-332.
273. Jacob Bemays, Zwei Abhandlungen über die Aristotelische Théorie des Drama, Ber­
lin, Wilhelm Hertz, 1880.
516 Histoire de la découverte de l’inconscient

blasés de Vienne. Un historien de la littérature, Wilhelm Wetz, se plaignit qu’à la


suite de l’ouvrage de Bemays il y avait eu un tel engouement pour le thème de la
catharsis que peu de gens continuaient à s’intéresser à l’histoire du drame274. Le
temps était venu où la catharsis pouvait devenir une méthode psychothérapique.

La seconde expérience personnelle qui orienta Freud vers sa nouvelle théorie


des névroses fut sa visite à Charcot qu’il vit présenter ses paralysies traumatiques
et les reproduire sous hypnose. L’opinion qui prévaut de nos jours veut que ces
expériences sur des malades hystériques n’aient eu aucune valeur scientifique,
parce que, avec des sujets aussi suggestibles et mythomaniaques, n’importe qui
pouvait démontrer n’importe quoi. Avec l’histoire d’Anna O. ce furent pourtant
ces mots qui conduisirent Freud à concevoir les premiers éléments de sa
psychanalyse.
Nous pouvons suivre le développement des nouvelles théories de Freud sur les
névroses, de 1886 à 1896, à travers ses publications et ses lettres à Fliess275.
En 1886 et 1887, Freud était plein de respect pour Charcot, il se proclamait son
disciple fervent et présentait les théories du maître telles qu’il les comprenait. En
1888, une encyclopédie médicale publia un article anonyme sur l’hystérie, écrit
très probablement par Freud276. L’auteur mentionne la théorie de Charcot, se bor­
nant à mettre en doute la localisation cérébrale de l’hystérie, et il mentionne la
méthode thérapeutique de Breuer.
En juillet 1899, Freud, qui venait de traduire un des manuels de Bernheim, ren­
dit visite à celui-ci et à Liébeault, à Nancy, avant de se rendre au Congrès inter­
national de psychologie à Paris. Il y rencontra probablement Janet, bien qu’aucun
document n’en fasse mention. Que Freud ait déjà connu Janet ou non, il avait
probablement pris connaissance de L’Automatisme psychologique, avec l’his­
toire de Marie et de sa cure cathartique. A peu près à la même époque, Freud
expérimenta une méthode semblable sur sa malade Emmy von N.277. Selon
l’usage, Freud modifia certains détails pour préserver l’anonymat de sa malade
dont l’identité fut établie ultérieurement par Ola Andersson278. Le compte rendu
de Freud pourrait faire croire que ce traitement se situe avant son voyage à Paris,
mais les recherches d’Andersson ont établi que cette cure occupa en fait deux
périodes, avant et après le voyage de Freud. Leibbrand pense que la publication
du livre de Janet raviva l’intérêt qu’il portait au cas d’Anna O. C’est ce qui pour­
rait expliquer pourquoi Freud attendit de 1882 à 1889 avant d’appliquer une
méthode semblable279. En fait, la chronologie du cas d’Emmy von N. est si obs­

274. Wilhelm Wetz, Shakespeare vom Standpunkte der vergleichenden Literaturges-


chischte, Hambourg, Haendke, Lehmkübe, 1897, p. 30.
275. Ola Andersson, Studies in the Prehistory of Psychoanalysis, op. cit.
276. Albert Villaret, article « Hystérie », Handwôrterbuch der gesamten Medizin, Stuttgart,
1888,1, p. 886-892.
277. Josef Breuer et Sigmund Freud, Studien über Hystérie, Leipzig et Vienne, Deuticke,
1895, p. 37-89. Standard Edition, II, p. 48-105. Études sur l’hystérie, op. cit., p. 36-82.
278. Ola Andersson, « A Supplément to Freud’s Case History of Frau Emmy v. N. »
(inédit).
279. Wemer Leibbrand, « Sigmund Freud », Neue Deutsche Biographie, Berlin, Duncker
und Humblot, 1961, v. p. 407-409.
Sigmund Freud et la psychanalyse 517

cure280 qu’il n’est guère possible de tirer des conclusions des données dont nous
disposons281. Ce cas représente la première tentative de Freud pour appliquer la
méthode de Breuer, à cette différence près que le patient de Freud n’avait besoin
de se rappeler que l’événement traumatique initial, et qu’une fois cet événement
évoqué le médecin suggérait au patient que le symptôme avait disparu. Ce pro­
cédé reprenait donc celui que Janet avait appliqué pour la première fois en 1886.
En 1892 et 1893, Freud semble osciller entre l’École de Nancy, sa fidélité à
Charcot et la méthode cathartique de Breuer. Dans une conférence donnée le
27 avril 1892 devant le Club médical viennois, Freud adopta ouvertement la
conception de l’hypnose de Bernheim, en recommanda l’application et conseilla
à ses confrères d’aller à Nancy pour se familiariser avec cette méthode282. En
1893, il publia l’histoire d’une femme qui ne pouvait donner le sein à son enfant
en raison de divers symptômes hystériques : deux séances de suggestion hypno­
tique avaient suffi à faire disparaître tous ses symptômes, et il en fut de même
après la naissance d’un autre enfant un an après283. Il n’était pas question de
catharsis : c’était un traitement dans le style de Bernheim. Le 24 mai 1893,
devant ce même Club médical viennois, Freud donna une conférence sur les
paralysies hystériques284, qu’il rédigea ensuite en français pour les Archives de
neurologie de Charcot285. Dans cet article, il se réfère constamment à Charcot, ne
modifiant que fort peu sa théorie (au lieu d’envisager des lésions dynamiques des
centres moteurs cérébraux, il suppose que la représentation du bras est dissociée
d’autres représentations). Se référant à Janet, Freud souligne que les paralysies
hystériques ne correspondent pas à la répartition des nerfs, comme si l’hystérie
ignorait l’anatomie. Mais quatre mois auparavant, le 11 janvier 1893, Freud avait
déjà révélé au même auditoire la nouvelle théorie de l’hystérie qu’il était en train
d’édifier avec Breuer286. Ce fut le point de départ de la « Communication préli­
minaire » que l’on peut considérer comme la première pierre de l’édifice de la
psychanalyse.

280. « The Chronology of the Case of Frau Emmy von N. », appendice à la traduction
anglaise de Breuer et Freud, Studies in Hysteria, in Sigmund Freud, Complété Works, Standard
Edition, II, p. 307-3009.
281. La présentation par Freud du cas d’Emrny von N. ne contient qu’une seule indication
chronologique précise : la patiente fut effrayée après avoir lu, le 8 mai 1889, dans la Frankfur­
ter Zeitung,- l’histoire d’un mauvais traitement infligé à un apprenti. Le département des
archives de ce journal a répondu à notre enquête qu’on n’avait pu trouver aucun article de ce
genre dans la Frankfurter Zeitung pendant le mois de mai 1889. Ceci confirmerait l’hypothèse
formulée par les éditeurs de la Standard Edition que Freud modifia non seulement les noms et
les lieux, mais aussi la chronologie de cette histoire.
282. Un compte rendu de cette conférence a été publié dans Internationale Klinische
Rundschau, VI (1892), p. 814-818, 853-856.
283. Sigmund Freud, « Ein Fall von hypnotischer Heilung nebst Bemerkungen über die
Entstehung hysterischer Symptôme durch den Gegenwillen », Zeitschrift fur Hypnotismus, I
(1893), p 102-107,123-129. Standard Edition, I, p. 117-128.
284. Recensé par le docteur Em. Mandl, Internationale Klinische Rundschau, VII (1893),
p. 107-110.
285. Sigmund Freud, « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies
motrices et hystériques », Archives de neurologie, XXVI (1893), p. 29-43. Standard Edition, I,
p. 160-172.
286. Recensé par le docteur Em. Mandl, Internationale Klinische Rundschau, VII, (1893),
p. 868-869.
518 Histoire de la découverte de l’inconscient

Les auteurs étendaient à l’hystérie en général la conception que Charcot avait


de l’hystérie traumatique. Les symptômes hystériques, disaient-ils, se rapportent,
parfois clairement, parfois sous une forme déguisée et symbolique, à' un trauma­
tisme psychique précis. Ce traumatisme peut s’être produit dans un état de légère
auto-hypnose ou bien son caractère pénible a eu pour effet de l’éliminer de la
conscience. Dans l’un et l’autre cas, il n’a pas donné lieu à une réaction suffisante
(comme des cris ou des actes de vengeance) et il a disparu de la conscience. La
psychothérapie guérit les symptômes hystériques (mais non, toùtefois, la prédis­
position hystérique) en ramenant ce traumatisme à la conscience et en permettant
une décharge psychique par des manifestations émotionnelles, des mots ou des
associations rectificatrices. Cette théorie peut être considérée comme un amal­
game entre la conception du secret pathogène selon Benedikt et la thérapie de
Janet consistant à ramener à la conscience des « idées fixes subconscientes ».
Pour ce qui est de Janet, les auteurs rappellent, dans une note, son cas d’une jeune
femme hystérique guérie « par une méthode analogue à la nôtre ». Une autre note
précise que « la conception la plus voisine de nos exposés théoriques et de notre
thérapeutique se trouve dans les remarques de Benedikt, publiées occasionnelle­
ment, sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement ». (On ne trouve cependant
aucune autre référence à Benedikt)287.

Cet article de Breuer et Freud suscita un vif intérêt et fut l’objet de recensions
favorables dans plusieurs revues neurologiques288.
La même année, Freud publia un panégyrique de Charcot ; il lui attribuait le
mérite d’une théorie de l’hystérie, qui, en fait, provenait dans une large mesure
de ses prédécesseurs ; il y exprimait par ailleurs quelques critiques respec­
tueuses289. Il se demandait ce que Charcot aurait découvert s’il était parti de
l’idée que l’attaque d’hystérie était une décharge d’émotions violentes. Il aurait
alors pu chercher dans les antécédents du malade l’existence d’un traumatisme
dont ce dernier avait perdu conscience. C’est là ce qui aurait expliqué ces émo­
tions. Chose curieuse, cette hypothèse ne s’éloigne pas beaucoup de la théorie de
Charcot sur la grande hystérie, telle qu’elle était exprimée dans la thèse de son
disciple Richer290.
En 1894, une notion réellement nouvelle apparaît dans les écrits de Freud,
celle de défense (Abwehr)291. Ce terme venait de Meynert qui distinguait deux
attitudes fondamentales de l’organisme, l’attaque et la défense, attitudes qui se
reflétaient dans les thèmes des idées délirantes. Freud donnait au mot « défense »
la signification d’« oubli » de souvenirs ou d’idées pénibles, tout en soulignant
quatre points essentiels : ce n’est pas le traumatisme lui-même qui est pathogène,

287. Josef Breuer et Sigmund Freud, « Über den psychischen Mechanismus hysterischer
Phânomene (Vorlaufge Mitteilung) », Neurologisches Zentralblatt, XH (1893), p. 4-10,43-47.
Standard Edition, II, p. 13-17.
288. Voir chap. x, p. 783.
289. Sigmund Freud, «Charcot», Wiener Medizinische Wochenschrift, XLIII (1893),
p. 1513-1520. Standard Edition, HI, p. 11-23.
290. Paul Richer, Études cliniques sur l’hystéro-épilepsie ou Grande Hystérie, Paris, Dela-
haye et Lecrosnier, 1881, p. 103,116,122.
291. Sigmund Freud, « Die Abwehr-Neuro-Psychosen », Neurologisches Zentralblatt, XHI
(1894), p. 362-364,402-409. Standard Edition, HI, p. 90-115.
Sigmund Freud et la psychanalyse 519

mais sa représentation ou son idée ; cette défense est dirigée contre des idées V
sexuelles ; cette défense est un trait commun des névroses et a été retrouvée dans '\
un cas de psychose ; la théorie de la dégénérescence est fausse.
En 1895, Freud publia un article sur la névrose d’angoisse, c’est-à-dire sur les
malades qui souffrent constamment d’anxiété diffuse et qui subissent de temps à
autre des attaques d’angoisse aiguës, sans qu’on puisse en déterminer la cause292.
Hecker293 avait déjà décrit cette névrose comme une variété de neurasthénie,
Krishaber294 comme une entité spécifique, et Kowalewsky295 comme une intoxi­
cation de l’organisme consécutive à une stimulation et à un épuisement succes­
sifs de certains centres cérébraux. L’hypothèse que des frustrations sexuelles
seraient à l’origine des symptômes d’angoisse était déjà assez largement répan­
due, et l’innovation de Freud consista plutôt à décrire la névrose d’angoisse
comme une entité clinique spécifique liée à une théorie étiologique de frustration
sexuelle.
L’année 1895 vit aussi la publication des Études sur l’hystérie de Breuer et
Freud296. Cet ouvrage reprenait d’abord la « Communication préliminaire ». Puis
suivait un récit par Breuer du cas d’Anna O., présenté comme le prototype de la
cure cathartique, puis quatre observations de Freud, d’abord celle d’Emmy von
N. (première cure cathartique de Freud en 1889), suivie des cas de Lucie R., de
Katharina et d’Elisabeth von R. (toutes trois de la fin de 1892). Le livre se ter­
minait sur un chapitre où Breuer exposait sa théorie de l’hystérie et un autre où
Freud traitait de la psychothérapie de cette névrose. Freud y exprimait ouverte­
ment ses divergences avec la théorie de Breuer : il n’y avait pour lui qu’une ori­
gine possible à l’hystérie, VAbwehr. Dans l’histoire d’Elisabeth von R., il décrit
sa nouvelle méthode des « associations libres », qui lui avait été suggérée par la
malade elle-même. Les quatre cas rapportés par Freud rappelaient beaucoup ceux
de Benedikt. Par ailleurs, l’influence de Janet était manifeste dans la façon dont
Freud utilisait les expressions d’« idées fixes », d’« analyse psychologique » et <
de « misère pyschologique ». '
Au début de 1896, Freud esquissa sa nouvelle classification des névroses297. Il
invoquait encore le grand nom de Charcot, mais s’éloignait ostensiblement de
Janet. Ainsi Freud ne parlait plus d’analyse psychologique, mais appelait sa
propre méthode psychanalyse. Il divisait les névroses en névroses proprement
dites, ayant leur source dans la vie sexuelle présente du malade, et en psychoné­
vroses dont l’origine remonte à sa vie sexuelle passée. Il subdivisait les névroses
proprement dites en neurasthénie, dont l’origine spécifique est la masturbation, et

292. Sigmund Freud, « Über die Berechtigung von der Neurasthénie einen bestimmten
Symptomkomplex als Angstneurose abzutrennen », Neurologisches Zentralblatt, XIV (1895),
p. 50-66. Standard Edition, IH, p. 90-115.
293. Ewald Hecker, « Über larvierte und abortive Angstzustânde bei Neurasthénie », Zen­
tralblatt für Nervenheilkunde, XVI (1893), p. 565-572.
294. Maurice Krishaber, De la névropathie cérébro-cardiaque, Paris, Masson, 1873.
295. P.J. Kowalewsky, « Die Lehre vom Wesen der Neurasthénie », Zentralblatt ftir Ner­
venheilkunde, XHI (1890), p. 241-244,294-319.
296. Josef Breuer et Sigmund Freud, Studien über Hystérie, op. cit. Standard Edition,
vol. II. Trad. franç. : Études sur l’hystérie, op. cit.
297. Sigmund Freud, « L’hérédité et l’étiologie des névroses », Revue neurologique, IV
(1896), p. 161-168 ; « Weitere Bemerkungen über die Abwehr-Neuropsychosen », Neurolo­
gisches Zentralblatt, XV (1896), p. 434-448. Standard Edition, IH, p. 143-156, 162-185.
520 Histoire de la découverte de l’inconscient

en névrose d’angoisse, dont l’origine spécifique est une stimulation sexuelle frus­
trée, sous la forme, en particulier, du coitus interruptus. Les psychonévroses
comprenaient l’hystérie et les obsessions. La cause spécifique de l’hystérie était
le viol commis par un adulte sur un enfant qui le subissait passivement. Souvent
un traumatisme de ce genre ne perturbe guère le sujet en apparence, et il peut
sembler oublié, du moins jusqu’à la puberté ; il suffira alors d’une cause minime
pour réveiller l’impression antérieure qui agit alors avec les apparences d’un
traumatisme original. L’origine spécifique des névroses obsessionnelles était la
même que celle de l’hystérie, à cette différence près que l’enfant y jouait un rôle
plus actif, et en avait éprouvé du plaisir. Les idées obsessionnelles ne sont qu’une
auto-condamnation sous une forme masquée. Freud expliquait ainsi la plus
grande fréquence de l’hystérie chez les femmes et des obsessions chez les
hommes.
La même année, l’article de Freud « Sur l’étiologie de l’hystérie » marqua
l’aboutissement de dix années de réflexion sur la théorie de l’hystérie298. La
pierre angulaire de cette théorie restait l’hypothèse de Breuer suivant laquelle des
expériences traumatisantes seraient à l’origine de l’hystérie, expériences dont le
souvenir réapparaît inconsciemment sous forme symbolique dans les symptômes
de la maladie299300
, la guérison pouvant être obtenue par la prise de conscience de
ce souvenir390. Tout en s’appuyant sur cette conception, Freud montrait qu’en fait
la situation était plus complexe.
Le traumatisme, selon Freud, doit avoir à la fois une « qualité déterminante »
(une relation logique de cause à effet) et un « pouvoir traumatisant » (il doit être
capable d’engendrer une réaction intense). La difficulté est qu’en cherchant à
I découvrir le traumatisme on trouve souvent des événements qui n’ ont aucun rap-
/ port avec les symptômes ou qui sont inoffensifs. Cette difficulté serait liée, pen­
sait Breuer, au fait que le traumatisme s’était produit dans un état hypnoïde, mais
j Freud rejetait cette théorie et supposait que les thèmes remémorés par le malade
ne sont que les maillons d’une longue chaîne et que derrière eux se cachent des
traumatismes plus élémentaires. En fait, disait Freud, à mesure qu’émergent des
chaînes de souvenirs, celles-ci divergent et convergent en des points nodaux,
pour aboutir en fin de compte à des événements de nature sexuelle survenus lors
de la puberté. Une nouvelle difficulté surgit alors, car ces événements pubertaires
présentent souvent un caractère extrêmement banal et ne paraissent guère sus­
ceptibles d’engendrer l’hystérie. Freud suppose donc que ces événements puber-
î taires ne sont que des causes déclenchantes, ravivant des souvenirs inconscients
i de traumatismes bien plus anciens, remontant à l’enfance, et qui sont toujours
i eux aussi de nature sexuelle. Freud dit avoir trouvé, dans dix-huit cas analysés en
détail, que le patient avait été la victime d’une tentative de séduction sexuelle de
la part d’un adulte de son entourage immédiat, séduction souvent suivie d’expé­
riences sexuelles avec des enfants de son âge. Ces expériences, ajoute Freud, ne
l’avaient en apparence guère impressionné sur le moment. Lors de la puberté, des

298. Sigmund Freud, « Zur Etiologie der Hystérie », Wiener Klinische Rundschau, X
(1896), p. 379-381, 395-397,413-415,432-433,450-452. Standard Edition, m, p. 191-221.
299. Ceci était déjà implicitement contenu dans la théorie de la grande hystérie de Charcot,
telle que l’avait développée Paul Richer, Études cliniques sur l’hystéroépilepsie ou grande
hystérie, Paris, Delahaye et Lecrosnier, 1881.
300. Telle était la procédure thérapeutique de Janet ; voir chap. vi, p. 397-399.
Sigmund Freud et la psychanalyse 521

événements de caractère en apparence banal avaient ravivé l’effet traumatique de


ces expériences de l’enfance, bien qu’elles fussent sorties de la mémoire
consciente.
Freud présentait cette théorie comme une grande découverte, comparable,
dans le domaine de la neuro-pathologie, à celle des sources du Nil. Contraire­
ment à la « Communication préliminaire » de 1893, il assurait maintenant être en
mesure de guérir non seulement les symptômes de l’hystérie, mais l’hystérie elle-
même. En fait, à peine une année plus tard, Freud devait reconnaître, dans une
lettre à Fliess, qu’il s’était laissé induire en erreur par des confessions imagi­
naires de ses malades301. Cette prise de conscience devait marquer un tournant
décisif dans l’évolution de la psychanalyse : Freud se rendait compte que dans
l’inconscient il était impossible de faire la distinction entre l’imagination et le
souvenir authentique, et dès lors il s’attacha moins à la reconstruction d’événe­
ments passés par la redécouverte de souvenirs oubliés qu’à l’exploration des
fantasmes.
Les sources de cette nouvelle théorie de l’hystérie de Freud sont multiples et
variées. Il y eut d’abord la théorie de l’hystérie de Breuer, fondée sur une inter­
prétation erronée du cas d’Anna O., puis les conceptions de Charcot et de Richer
sur la grande hystérie, ainsi que les expériences de Charcot sur ses malades de la
Salpêtrière. Une autre source fut Janet, qui avait expliqué, surtout à propos du cas
de Marcelle en 1891, que dans l’exploration et le traitement des hystériques il fal­
lait remonter toute une chaîne d’idées fixes subconscientes. Ce fut ensuite la psy­
chologie associationniste de Herbart : le manuel de Lindner, que Freud avait uti­
lisé au gymnase, expliquait comment des chaînes d’associations pouvaient
diverger et converger en des points nodaux. Une autre source essentielle fut l’en­
seignement de Benedikt sur l’extrême importance de la vie imaginaire et secrète
chez le sujet normal et chez le névrosé, et la fréquence des traumatismes d’ordre
sexuel à l’origine de l’hystérie. Enfin, on s’intéressait beaucoup à cette époque à
la sexualité infantile (Freud cite à ce sujet un article de Stekel). En 1894, Dalle-
magne soutenait que bien des déviations sexuelles apparaissant à l’adolescence
remontaient à des expériences sexuelles infantiles ravivées par la puberté. L’ori­
ginalité de Freud consiste à avoir mis en évidence le rôle des mécanismes de
défense (Abwehr) et à avoir synthétisé avec audace tous ces éléments pour en
faire une théorie générale de l’hystérie.
En raison de son extrême importance, nous proposons ici une illustration gra­
phique de cette théorie. (Dans ce schéma, qui n’existe pas chez Freud, nous nous
efforçons d’être aussi fidèle que possible à sa pensée.)

301. Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 190-193 (lettre à Fliess
du 21 septembre 1897).
522 Histoire de la découverte de l’inconscient

Evénement actuel

Chaînes de souvenirs

Trauma (souvent banal)

Expérience
sexuelle précoce

L’œuvre de Freud
IV— La psychologie des profondeurs

D pouvait sembler, en 1896, que Freud avait désormais atteint son but :
construire une nouvelle théorie des névroses expliquant leurs symptômes et leurs
origines jusque dans leurs moindres détails. Certains, comme Krafft-Ebing,
accueillirent cette théorie avec un scepticisme bienveillant, d’autres, comme
Lôwenfeld, lui témoignèrent de l’intérêt ; nulle trace d’hostilité en tout cas dans
les écrits de cette époque. Pour Freud, cependant, ce n’était là que le point de
départ de ce que l’on appela un peu plus tard la « psychologie des profon­
deurs »302. La psychologie des profondeurs affirmait fournir une clé pour explo­
rer l’inconscient, renouveler la connaissance du conscient, mieux comprendre
l’art, la littérature, la religion et la culture.
La première psychiatrie dynamique avait été, pour l’essentiel, la systématisa­
tion d’observations entreprises sur des patients hypnotisés. La méthode des asso­
ciations libres de Freud ouvrit une nouvelle voie d’approche. Le patient devait
s’étendre en se relaxant sur un divan, et on lui imposait comme règle fondamen­
tale de dire tout ce qui lui venait à l’esprit, quelque futile, absurde, embarrassant
ou même offensant que cela puisse lui paraître. En agissant ainsi, le patient res­
sentait à certains moments une inhibition ou d’autres difficultés intérieures que

302. On attribue habituellement à Eugen Bleuler la création du terme Tiefenpsychologie


(psychologie des profondeurs) qui fut très populaire à l’époque où la psychanalyse s’identifiait
à la psychologie de l’inconscient.
Sigmund Freud et la psychanalyse 523

Freud appela « résistances ». A mesure que les séances se multipliaient, le patient


en venait à manifester des sentiments irrationnels d’amour ou d’hostilité à
l’égard du thérapeute : Freud les appela « transfert ».
En fait, la résistance et le transfert étaient bien connus des magnétiseurs et des
hypnotiseurs. Les hypnotiseurs savaient que leurs sujets manifestaient souvent
une résistance à se laisser tomber dans le sommeil hypnotique et que, même hyp­
notisés, ils résistaient à certains ordres ou accomplissaient les actes suggérés sous
une forme déformée ou incomplète. Forel avait décrit comment, en essayant,
sous hypnose, de faire resurgir des événements oubliés, ce procédé devenait de
plus en plus difficile à appliquer à mesure qu’il approchait des points critiques
qui étaient pénibles pour le patient303. Quant au transfert, ce n’était qu’une redé­
couverte de ce qui avait été connu pendant un siècle sous le nom de « rapport »
et sur quoi Janet avait à nouveau attiré l’attention sous le nom d’influence som­
nambulique304. L’innovation de Freud ne consista pas à introduire les notions de
résistance et de transfert, mais à avoir l’idée de les analyser pour en faire les ins­
truments fondamentaux de sa thérapeutique.
La psychologie des profondeurs peut se comprendre comme le résultat de l’au­
to-analyse de Freud et de l’analyse de ses malades. Dans son esprit, ces décou­
vertes se confirmaient l’une F autre, et confirmaient en même temps sa théorie des
névroses ainsi que le modèle de l’esprit humain qu’il avait proposé auparavant.
Les deux premières généralisations du modèle théorique que Freud avait édifié
pour expliquer l’hystérie furent sa théorie des rêves et celle des actes manqués.
Freud élabora simultanément ces deux théories et les présenta dans deux de ses
ouvrages les plus célèbres : L'Interprétation des rêves de 1900 et Psychopatho­
logie de la vie quotidienne de 1904.
La théorie des rêves de Freud a été si souvent présentée qu’elle est entrée dans
le domaine des connaissances générales. Considérée dans la ligne du dévelop­
pement de la psychanalyse, elle se conforme presque entièrement au modèle édi­
fié pour la théorie de l’hystérie en 1896. Ce parallélisme devient manifeste quand
la théorie du rêve est, elle aussi, illustrée graphiquement et que l’on compare les
deux schémas.

Au sommet du tableau, nous avons le contenu manifeste, c’est-à-dire le rêve


lui-même, dans la mesure où nous sommes capables de nous en souvenir. Des
psychologues expérimentaux avaient essayé de trouver des relations entre ce
contenu manifeste et les stimulations sensorielles ou motrices du moment, subies
pendant le sommeil. Freud estime qu’elles ne jouent qu’un rôle accessoire. L’es­
sentiel, pour lui, est le rapport entre le contenu manifeste et le contenu latent, rap­
port semblable à celui qu’il avait trouvé chez ses malades entre le symptôme hys­
térique et les souvenirs pathogènes. Pour les détecter et les distinguer, il usa de la
même méthode, c’est-à-dire des associations libres. Entre le symptôme hysté­
rique et le souvenir pathogène, se déploie tout un réseau d’associations diver­
gentes et convergentes. De même, entre le contenu manifeste et le contenu latent,
Freud décrit le travail du rêve avec ses mécanismes de déplacement et de conden-

303. Voirchap. ni, p. 155.


304. Voirchap.ni,p. 184-188.
524 Histoire de la découverte de l’inconscient

Stimuli sensoriells CONTENU MANIFESTE CONSCIENT

sation, où se retrouve aussi le processus de symbolisation. De même que le symp­


tôme hystérique était l’expression symbolique du traumatisme, de même, dans le
rêve, le contenu latent tend à s’exprime; en symboles oniriques. Pourquoi le tra­
vail du rêve transforme-t-il ainsi le contenu latent en contenu manifeste ? Parce
que, de même qu’il existe un conflit dynamique entre le traumatisme et le symp­
tôme hystérique, on trouve ici un facteur dynamique, la censure, qui s’efforce de
maintenir le contenu latent dans l’inconscient. La censure ne permet au contenu
latent de retrouver son expression dans le rêve que sous une forme modifiée,
grâce aux processus de déplacement, de condensation et de symbolisation.
Mais la théorie du rêve de Freud, comme sa théorie de l’hystérie, se présente
comme un édifice à deux étages. L’étage supérieur est le rêve lui-même avec ses
contenus latent et manifeste. Dans le contenu latent, Freud trouve, à titre d’élé­
ment constant, le résidu diurne, c’est-à-dire tel événement plus ou moins insigni­
fiant, vécu le jour précédent. Et de même qu’il avait établi une relation entre le
traumatisme de la puberté et une expérience sexuelle ancienne oubliée, Freud
trouva qu’il existait également une relation entre le résidu diurne et les souvenirs
d’enfance. Parmi les nombreux événements sans signification particulière de la
journée, le rêve choisit celui qui présente une relation quelconque avec un sou­
venir d’enfance — ainsi, selon l’expression de Freud, le rêve a un pied dans le
Sigmund Freud et la psychanalyse 525

présent et un pied dans l’enfance. Du contenu latent, nous sommes donc ramenés
plus en arrière encore, jusqu’à un souvenir d’enfance, expression d’un désir insa­
tisfait de cette période reculée du passé. Freud introduit ici la notion de complexe
d’Œdipe, découverte à travers son auto-analyse et celle de ses patients : le petit
garçon voudrait posséder sa mère, il voudrait supplanter et éliminer son père,
mais il a peur de ce rival menaçant, peur aussi que la castration ne vienne punir
ses sentiments incestueux à l’égard de sa mère. Tel est, dit Freud, le terrible
secret que tout homme recèle au plus profond de son cœur, secret refoulé et
oublié, mais qui n’en réapparaît pas moins, chaque nuit, sous le voile du rêve.
Pour compléter ce tableau, il faudrait y adjoindre l’« élaboration secondaire »,
c’est-à-dire les modifications subies par le contenu manifeste quand le rêveur se
réveille. On pourrait comparer ce processus à la mise en forme que certaines
revues font subir aux articles envoyés par les auteurs. L’article peut quelquefois
acquérir ainsi une forme plus organisée et plus agréable, mais l’auteur estimera
peut-être que sa pensée a été tronquée ou déformée.
Freud considérait comme sa découverte capitale le fait que le rêve est l’accom­
plissement d’un désir ou, plus exactement, l’accomplissement vicariant d’un
désir sexuel refoulé, parce qu’inacceptable comme tel : c’est pourquoi il faut
qu’intervienne la censure pour le maintenir dans l’inconscient ou pour ne per­
mettre sa manifestation que sous forme déguisée. Freud définit aussi le rêve
comme le gardien du sommeil : des sentiments qui seraient susceptibles d’éveil­
ler le rêveur sont déguisés de façon à ne pas le perturber. Si ce mécanisme
échoue, le rêveur fait un cauchemar et se réveille. Le rêve correspond donc, selon
Freud, à un processus de régression qui se manifeste simultanément sous trois
formes : régression topique du conscient à l’inconscient, régression temporelle
du présent à l’enfance et régression formelle du niveau du langage à celui des
représentations imagées et symboliques.
Les sources de la théorie freudienne du rêve sont nombreuses. Tout d’abord
Freud était lui-même un bon rêveur qui se souvenait de ses rêves ; quelques
années auparavant, il les avait notés régulièrement pendant un certain temps. Le
rêve de l’injection faite à Irma (24 juin 1896) lui servit de prototype à l’analyse
des rêves et lui fit prendre conscience que l’essence du rêve était l’accomplisse­
ment d’un désir. Comme les grands explorateurs du rêve qui l’avaient précédé,
Schemer, Maury et Hervey de Saint-Denys, Freud n’hésita pas à utiliser beau­
coup de ses expériences intimes, telles que reflétées dans ses rêves, pour étoffer
son livre. Hervey de Saint-Denys, il est vrai, nous révèle beaucoup de choses sur
sa vie amoureuse, quand Freud parle essentiellement de son enfance, de sa
famille et de ses ambitions.
La seconde source de Freud fut l’abondante littérature sur les rêves parue au
XIXe siècle305. Il ne faudrait pas prendre trop à la lettre ses plaintes à Fliess au
sujet de la futilité de ces écrits, puisqu’il les utilisa largement. Il ne réussit pour­
tant pas à se procurer un exemplaire de l’ouvrage de Hervey de Saint-Denys, et il
ne semble avoir connu Schemer qu’à travers les comptes rendus de Volkelt, si

305. Voir chap. v, p. 334-342.


526 Histoire de la découverte de l’inconscient

bien qu’il sous-estima son originalité306. Il revient à Schemer d’avoir posé que
les rêves étaient passibles d’une interprétation scientifique selon des règles inhé­
rentes à leur nature et que certains symboles oniriques avaient une valeur univer­
selle. Schemer décrivait, entre autres, des symboles sexuels oniriques qui, dans
l’ensemble, étaient assez proches de ceux décrits plus tard par Freud307. Plusieurs
auteurs avaient déjà décrit les mécanismes du déplacement et de la condensation
sous des noms différents. Robert avait utilisé l’expression de « travail du rêve »
(Traumarbeit). La théorie de Freud se retrouve déjà en bonne partie chez Maury,
Strümpell, Volkelt, et surtout chez Delage. Celui-ci faisait appel au concept
d’énergie dynamique impliquant que les représentations chargées d’énergie psy­
chique se refoulent ou s’inhibent les unes les autres, ou encore peuvent fusion­
ner ; il reconnaissait aussi dans les rêves des chaînes d’associations qu’il était
parfois possible de reconstituer en partie, et il pensait que les rêves pouvaient
faire surgir des souvenirs anciens associés à des images récentes.
L’originalité de Freud consiste en quatre innovations. La première fut son
modèle du rêve, avec sa distinction entre contenu manifeste et contenu latent et
sa caractéristique d’être vécu simultanément dans le présent et dans un passé
éloigné. Sa seconde innovation fut d’affirmer que le contenu manifeste est une
distorsion du contenu latent, résultant du refoulement par la censure. Popper-
Lynkeus, il est vrai, avait exprimé l’idée, peu de temps auparavant, que l’absur­
dité et l’absence de signification des rêves dérivaient de tendances secrètes et
impures chez le rêveur308, mais ce n’est certainement pas de lui que Freud a pu
tirer sa théorie309.
La troisième innovation de Freud consista à appliquer à l’analyse des rêves la
méthode des associations libres, et sa quatrième innovation, enfin, fut l’utilisa­
tion d’une interprétation systématique 3ës rêves comme instrument
psychothérapique.
Chose curieuse, Freud attribuait à Liébeault l’idée que le rêve était le gardien
du sommeil, alors que rien de semblable ne se trouve dans les œuvres de celui-
ci310. Dans les éditions ultérieures, Freud donna d’autres exemples de rêves et
développa la section consacrée aux symboles oniriques, en partie, sans doute,
sous l’influence d’Abraham, de Ferenczi, de Rank et de Stekel. Il incorpora aussi
à sa théorie les découvertes de Silberer sur la dramatisation dans les rêves hyp-

306. Le jugement de Freud, selon lequel le livre de Schemer « est écrit dans un style si
ampoulé qu’il rebute le lecteur », ne s’applique qu’à la préface, non au corps de l’ouvrage, dont
le style reste concis et concret, sinon vivant
307. Karl Albert Schemer, Dos Leben des Traumes (1861), op. cit., p. 203.
308. Lynkeus (pseudonyme de Josef Popper), Phantasien eines Realisten, Dresde, Karl
Reissner, 1899, K, p. 149-163.
309. Notons que Philon d’Alexandrie écrivait déjà : « Les visions qu’ils ont dans leur som­
meil sont nécessairement plus claires et plus pures chez ceux qui estiment que la beauté morale
est digne d’être recherchée pour elle-même, de même que les actions qu’ils accomplissent pen­
dant la journée sont nécessairement plus dignes d’appréciation. » Trad. franç. : Philon
d’Alexandrie, Les Œuvres, t. XIX, « De Somniis », trad. de P. Savinel, Paris, Le Cerf, 1962.
310. Le docteur André Cuvelier, de Nancy, qui a spécialement étudié l’œuvre de Liébeault,
nous a fait observer que l’idée du « rêve gardien du sommeil » est en contradiction manifeste
avec la doctrine de Liébeault. (Pour Liébeault c’est la fixation sur l’idée de repos qui est la gar­
dienne du sommeil, tandis que le rêve est un élément perturbateur.) Il semble que Freud, en se
référant à Liébeault, l’ait confondu avec un autre auteur, non encore identifié.
Sigmund Freud et la psychanalyse 527

nagogiques. D traita plus en détail de certains types particuliers de rêves, comme


ceux où le rêveur se voit en train de passer des examens, se trouve nu ou assiste
à la mort d’êtres aimés.
Après sa théorie de l’hystérie et sa théorie des rêves, la troisième grande
contribution de Freud à la psychologie des profondeurs fut sa « psychopathologie
de la vie quotidienne », qu’il élabora également au cours de son auto-analyse et à
partir de celle-ci. Cette théorie parut d’abord sous forme d’extraits dans une
revue psychiatrique, de 1898 à 1903311, puis fut reprise en grande partie dans son
livre de 1904312.
Dans son premier article, daté de 1898, Freud traite du cas de quelqu’un qui
oublie subitement un nom, qui ne parvient pas à s’en souvenir malgré tous ses
efforts, mais qui le reconnaît pourtant dès qu’il l’entend prononcer. Les efforts
faits pour retrouver ce nom oublié n’aboutissent qu’à faire venir d’autres noms à
l’esprit. Freud trouva que ces noms ne surgissaient pas au hasard, mais qu’ils for­
maient des chaînes d’associations divergeant et convergeant vers des points
nodaux, et que ces associations se rapportaient à du matériel refoulé. L’oubli est
ainsi l’aboutissement d’un conflit entre le conscient et l’inconscient, plutôt que le
simple effet d’un affaiblissement de la représentation.
En 1889, Freud publia son article sur les « souvenirs-écrans » (Deckerinnerun-
gen). Parmi nos plus anciens souvenirs, certains sont apparemment dénués de
toute signification, bien qu’ils restent remarquablement vivaces. Freud distingue
deux types de souvenirs-écrans. Dans la forme la plus simple, le souvenir qui
subsiste n’est qu’une partie d’un tout plus significatif qui s’est trouvé refoulé. Un
homme se souvient, par exemple, d’une image datant de sa quatrième année : une
table avec un bassin plein de glace ; cette image était liée à un événement bou­
leversant, la mort de sa grand-mère, et seule cette image fragmentaire avait
échappé au refoulement. Dans le second type, plus complexe, le souvenir, tel
qu’il se présente à l’esprit, est une véritable construction associant certains évé­
nements de la première enfance à des événements refoulés de l’adolescence. Le
souvenir le plus ancien n’est pas nécessairement faux, mais il n’est que le subs­
titut inoffensif d’une représentation ultérieure inacceptable comme telle. A titre
d’exemple, Freud rapporte l’analyse d’un souvenir-écran qu’il attribue à un de
ses malades et dont Siegfried Bemfeld a montré qu’il s’agissait d’un témoignage
autobiographique légèrement modifié.

Le narrateur rapporte comment, alors qu’il avait 3 ans, sa famille dut renoncer
à une vie heureuse à la campagne pour une vie plus dure en ville. Il se revoyait
jouant, à l’âge de 2 ans et demi, dans une prairie pleine de pissenlits, avec un cou­
sin et une cousine de son âge. Avec son cousin, il arracha à la fillette le bouquet
de pissenlits qu’elle avait cueilli. Pour la consoler, une paysanne lui donna un

311. Sigmund Freud, «Zum psychischen Mechanismus der Vergesslichkeit », Monats-


schrift fur Psychiatrie und Neurologie, IV (1898), p. 436-443 ; « Über Deckerinnerungen »,
ibid., VI (1899), p. 215-230 ; « Zur Psychopathologie des Alltaglebens (Vergessen, Verspre-
chen, Vergreifen) nebst Bemerkungen über eine Wurzel des Aberglaubens », ibid., X (1901),
p. 1-32.
312. Sigmund Freud, Zur Psychopathologie des Alltaglebens, Berlin, Karger, 1904. Stan­
dard Edition, vol. VI. Trad. fr. : Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Biblio­
thèque Payot, 1967.
528 Histoire de la découverte de l’inconscient

morceau de pain noir. Les garçons aussi reçurent des morceaux de ce pain déli­
cieux. Ce souvenir se présenta à l’esprit du narrateur quand, à 17 ans, il retourna
dans son village natal où il tomba amoureux d’une jeune fille de 15 ans en robe
jaune. A l’âge de 20 ans, le narrateur alla rendre visite à un oncle aisé et il y
retrouva la cousine de son souvenir d’enfance. Les deux jeunes gens ne tombè­
rent pas amoureux et ne se marièrent pas, comme leurs parents l’auraient sou­
haité ; un tel mariage aurait assuré la sécurité économique du narrateur. La signi­
fication du souvenir-écran était ainsi de substituer au désir de l’adolescent une
innocente « défloration » infantile. On y retrouvait aussi le désir de goûter au
pain de la sécurité économique. Cet exemple montre que la relation entre le sou­
venir plus récent, datant de la jeunesse, et le souvenir plus ancien, remontant à
l’enfance, ressemble fort à celle qui s’établit entre le « résidu diurne » et les évé­
nements de l’enfance dans la théorie freudienne du rêve313.

La suite de Psychopathologie de la vie quotidienne reprend d’autres articles


sur les lapsus linguae, les lapsus calarni et autres actes groupés sous le nom
d’actes manqués. Bien que ces études reposent essentiellement sur l’auto-analyse
de Freud et sur les observations faites sur ses malades, ces recherches n’étaient
pas entièrement nouvelles. Schopenhauer et von Hartmann avaient déjà men­
tionné des faits de ce genre comme étant des manifestations de l’inconscient314.
Goethe, qui avait l’habitude de dicter ses œuvres, analysa un jour les erreurs
commises par ses secrétaires315. Il s’était rendu compte que certaines erreurs
étaient de sa propre faute, que d’autres étaient dues au manque de familiarité du
secrétaire avec des mots difficiles ou étrangers, mais que d’autres encore déri­
vaient de la vie affective du secrétaire qui croyait, par exemple, avoir entendu le
nom de la personne qu’il aimait et l’avait écrit à la place de ce qui avait été dicté.
A l’époque de Freud, la psychologie avait déjà commencé à explorer ce pro­
blème. En 1895, Meringer et Mayer avaient publié une étude sur les lapsus lin­
guae, mais ils s’intéressaient davantage à la prononciation qu’à la significa­
tion316. D’autres études annonçaient davantage celles de Freud : ainsi celles de
Hanns Gross, le célèbre criminologue de Graz, le père de la psychologie judi­
ciaire317. Dans les années 1880, Gross avait systématiquement passé au crible les
dépositions des témoins et des accusés, il avait noté des lapsus linguae signifi­
catifs et d’autres manifestations analogues, il avait publié des observations per­
tinentes à ce sujet dans ses articles et ses manuels. Gross rapporte le cas d’un
homme qui s’était substitué au véritable témoin pour porter un faux témoignage,
d’abord verbalement, puis par écrit, et qui s’était trahi au dernier moment en
signant sa déposition de son véritable nom. Gross estimait que les faux témoins

313. Siegfried Bemfeld, « An Unknown Autobiographical Fragment, by Freud », Ameri­


can Imago, IV (1946), p. 3-19.
314. Schopenhauer avait noté que ceux qui font une erreur involontaire en rendant la mon­
naie la font souvent à leur avantage.
315. Wolfgang von Goethe, Hor-, Schreib- und Druckfehler, in Goethes Werke, Stuttgart et
Tübingen, J.G. Cotta, 1833, XLV, p. 158-164.
316. Rudolph Meringer et Karl Mayer, Versprechen und Verlesen, Berlin, Behrs Verlag,
1895.
317. Hanns Gross, Handbuchftir Untersuchungsrichter, 2e éd. augm., Graz, Leuschner und
Lubensky, 1894, p. 90-93.
Sigmund Freud et la psychanalyse 529

se trahissaient inévitablement, fût-ce par un seul mot, mais aussi bien par toute
leur attitude, leur physionomie ou leur gestes.
De son côté, Theodor Vischer avait publié un roman humoristique créant et
popularisant l’expression « la malice des objets » (Tücke des Objekts) pour
décrire les mésaventures dont certaines gens étaient perpétuellement victimes,
comme si quelque malin génie manœuvrait les objets pour les cacher ou pour leur
en substituer d’autres318.
La notion d’actes manqués, sinon leur théorie, était parfaitement connue de
certains contemporains de Freud. Karl Kraus, dans son journal Die Fackel, avait
l’habitude de reproduire des fautes d’impression amusantes montrant que le
typographe avait involontairement deviné et trahi la véritable pensée de l’auteur.
Certains auteurs recouraient couramment aux actes manqués comme à un pro­
cédé si transparent qu’il était inutile de l’expliquer au lecteur.

Dans son Voyage au centre de la terre319, Jules Verne décrit un vieux profes­
seur allemand cherchant à déchiffrer un cryptogramme avec l’aide de son neveu,
lequel est secrètement amoureux de la fille du professeur, Grûuben. Le jeune
homme pense avoir trouvé la clé de l’énigme, et à son grand étonnement, il abou­
tit à ces mots : « Je suis amoureux de Grauben. » Dans Vingt mille Lieues sous
ces mers320, le même Jules Verne raconte comment le professeur Arronax se met
à la recherche de perles géantes au fond de la mer. D omet d’informer ses compa­
gnons que l’endroit est infesté de requins, mais venant à parler d’une huître
géante il dit qu’elle ne contient « pas moins de 150 requins ». Devant l’étonne­
ment de ses compagnons il s’empresse d’ajouter : « Ai-je dit requins ? Je voulais
évidemment parler de 150 perles ! Requins n’aurait aucun sens. »

Psychopathologie de la vie quotidienne fut accueillie favorablement, connut


de nombreuses rééditions, revues et augmentées, fut traduite en plusieurs
langues, et d’autres psychanalystes se mirent à publier leurs propres collections
d’actes manqués321.
La quatrième grande contribution de Freud à la psychologie des profondeurs
fut son ouvrage sur Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, sujet
auquel il s’était intéressé dès 1897322. La psychologie des mots d’esprit, du
comique et de l’humour avait donné lieu à de nombreuses théories. Les
recherches de Freud avaient été stimulées par l’ouvrage de Theodor Lipps,
Komik und Humor, mais son véritable point de départ fut la constatation de cer­
taines ressemblances entre les mécanismes à l’œuvre dans les mots d’esprit et
dans les rêves323.

318. Friedrich Theodor Vischer, Auch Einer, Eine Reisebekanntschaft, Berlin, Machler,
1879.
319. Jules Verne, Voyage au centre de la terre, Paris, Hetzel, 1864.
320. Jules Verne, Vingt mille Lieues sous les mers, Paris, Hetzel, 1869.
321. Par exemple Herbert Silberer, Der Zufall und die Koboldstreiche des Unbewussten,
Berne, Bircher, 1921.
322. Sigmund Freud, Der Witz und seine Beziehungen zum Unbewussten, Leipzig et
Vienne, Deuticke, 1905. Trad. franç. : Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris,
Gallimard, Idées, 1969.
323. Theodor Lipps, Komik und Humor, Hambourg, L. Voss, 1898.
530 Histoire de la découverte de l’inconscient

Freud distinguait dans les mots d’esprit une certaine technique et une certaine
tendance (en d’autres termes, une forme et un contenu). D retrouvait les tech­
niques de condensation, de déplacement, d’expression d’une idée par son
contraire, etc., techniques analogues à celles mises en œuvre dans le travail du
rêve. Pour ce qui est des tendances, Freud distinguait les mots d’esprit inoffen­
sifs, dont l’agrément est le fait de la seule technique, et les mots d’esprit tendan­
cieux dont les mobiles essentiels sont soit l’agressivité, soit l’obscénité, soit les
deux. Les mots d’esprit obscènes requièrent la présence d’au moins trois per­
sonnes : l’auteur de la plaisanterie, celle à qui elle s’adresse et un spectateur.
Elles expriment mentalement le désir de dénuder ou de séduire. Les mots d’esprit
nous égaient et par leurs tendances et par leurs techniques. Les mots d’esprit ten­
dancieux nous aident également à supporter des désirs refoulés en leur fournis­
sant un mode d’expression socialement acceptable. Freud reconnaît deux diffé­
rences essentielles entre les rêves et les mots d’esprit : les rêves sont l’expression
de l’accomplissement d’un désir, tandis que les mots d’esprit tirent leur agrément
de notre tendance au jeu ; les rêves représentent une régression du niveau du lan­
gage à celui de la pensée imagée, tandis que les mots d’esprit se caractérisent par
une régression du langage logique à celui du jeu (la fonction ludique du langage,
source de tant de plaisir pour les jeunes enfants).
Le livre de Freud sur les mots d’esprit est un de ses ouvrages les moins lus. D
abonde en calembours amusants, mais intraduisibles, et suppose chez le lecteur la
connaissance des classiques allemands, en particulier de Heine et de Lichten­
berg. Ses « histoires juives » étaient plus drôles pour les lecteurs de son temps
que pour nos contemporains. C’est l’œuvre d’un homme qui prenait grand plaisir
aux anecdotes de son temps, mais la plupart d’entre elles auraient besoin d’un
commentaire de nos jours. Bien plus que L’Interprétation des rêves, ce livre est
un reflet de la vie viennoise à cette époque. En publiant cet ouvrage Freud a élevé
un petit monument à la mémoire de l’esprit de la Vienne de la double
monarchie324.

Nous avons résumé jusqu’ici les théories de la psychologie des profondeurs en


ce qui concerne l’hystérie, les rêves, les actes manqués et les mots d’esprit. Nous
voudrions maintenant essayer de définir les deux modèles sous-jacents à ces
théories. L’un est extrêmement simple, l’autre bien plus complexe.
Le modèle le plus simple peut s’exprimer schématiquement par deux lignes
parallèles, la ligne supérieure représentant le niveau de la conscience et ses mani­
festations apparentes, la ligne inférieure le niveau de l’inconscient et de ses mani­
festations cachées, lesquelles sont à l’origine des manifestations conscientes. La
vie psychique se joue simultanément à ces deux niveaux, qui peuvent être très
différents l’un de l’autre et même entrer en conflit. Ce modèle est celui qu’ont
suivi Breuer et Freud dans leurs Études sur l’hystérie. Sur la ligne supérieure,
nous indiquons les symptômes hystériques, sur la ligne inférieure les motivations
inconscientes que Breuer et Freud, à la suite de Janet et de Charcot, qualifient de
représentations inconscientes (ou, dans le langage de cette époque, de réminis­
cences traumatiques). Prenons le symptôme S sur la ligne supérieure et la rémi-

324. Témoignage de plus contre la légende qui voudrait que Freud ait « haï Vienne tout au
long de sa vie ». (Voir chap. vu, p. 490.)
Sigmund Freud et la psychanalyse 531

T Refoulement (S) S S-Acte


^|| - Conscient

Enfance \ 1

»
A
t
I
Amnésie infantile X_—-,__i____ __J„___ __________ ___ Inconscient
T T T

niscence traumatique T sur la ligne inférieure : un triple rapport s’établit entre S


et T. D’abord un rapport herméneutique : le symptôme est comme le chiffre,
emprunté à un langage connu, qui nous aide à déchiffrer le texte écrit en un lan­
gage inconnu. Il y a, par ailleurs, une relation de cause à effet, et enfin une rela­
tion thérapeutique. S peut être supprimé en agissant d’une certaine façon sur T,
en l’amenant à la conscience et en permettant une abréaction. Ainsi l’interpréta­
tion clinique, la compréhension scientifique et l’élimination thérapeutique du
symptôme coïncident presque.
C’est là un développement des découvertes de Janet et de Breuer. L’innova­
tion de Freud consista à comprendre en termes dynamiques les relations entre S
et T. T a tendance à s’exprimer au niveau de la conscience, mais il se voit arrêté
et maintenu dans l’inconscient par une force agissante, le refoulement. Ce conflit
intérieur consomme de l’énergie psychique susceptible d’être libérée quand le
patient est guéri de ses symptômes.
Le refoulement réussit plus ou moins bien. S’il est extrêmement puissant, les
réminiscences traumatiques peuvent demeurer latentes et le symptôme dispa­
raître, au moins temporairement. Si le refoulement s’avère trop faible, T peut
émerger directement à la surface et s’exprimer sans déguisement. S et T seront
alors si semblables que tout déchiffrement est superflu. Nous avons affaire à un
acte symptomatique. Dans les cas intermédiaires, quand le refoulement ne par­
vient pas à maintenir T complètement dans l’inconscient, il s’établit une sorte
d’équilibre ou de compromis entre les deux forces, et ceci sous la forme d’un
symptôme. S est alors une expression déguisée de T et requiert un déchiffrement.
Le même modèle s’applique à la psychologie des rêves, à cette différence près
qu’au lieu du symptôme S nous avons le contenu manifeste, au lieu du trauma­
tisme T le contenu latent et que les forces de refoulement s’appellent la censure,
aboutissant aux mécanismes de déplacement et de condensation. Nous trouvons,
là aussi, trois types de rêves. Les premiers sont irrémédiablement perdus dès que
le rêveur se réveille, comme ces symptômes latents, objets d’un refoulement si
énergique que rien n’apparaît à la surface. A l’autre extrême, nous avons les
rêves lucides, infantiles, comparables aux actes symptomatiques : le refoulement
est si faible que le contenu latent s’exprime directement, sans déguisement, dans
le contenu manifeste. La plupart des rêves, enfin, appartiennent au type intermé­
diaire, c’est-à-dire qu’ils sont le résultat d’un compromis entre les forces incons­
532 Histoire de la découverte de l’inconscient

cientes qui cherchent à s’exprimer au niveau de la conscience et les forces du


refoulement.
Le même schéma s’applique encore aux actes manqués. Dans le cas de l’oubli
symptomatique, par exemple, S correspond à cette perte de mémoire, tandis que
T est la représentation latente perturbatrice ; entre les deux, nous retrouvons le
refoulement. Nous pouvons là encore, avec Dalbiez325, distinguer trois types.
Nous avons d’abord les actes inhibés, où le refoulement est parfaitement effi­
cace : ainsi quand nous oublions quelque chose d’important dont nous avions
parfaitement connaissance. A l’autre opposé, nous avons les actes symptoma­
tiques, accomplis sous l’influence d’une impulsion inconsciente, où le sujet
ignore pourquoi il agit. Entre les deux, nous trouvons un groupe d’actes perturbés
où le refoulement est incomplet. Relèvent de ce groupe la plupart des lapsus lin-
guae et des lapsus calami.
On peut enfin appliquer ce modèle aux mots d’esprit, en identifiant le jeu de
mots lui-même à S et la pensée sous-jacente à T, la technique du trait d’esprit fai­
sant fonction de refoulement.
Tel est le modèle le plus simple de la psychologie des profondeurs, mais il
existe aussi un modèle bien plus complexe comportant deux étages. Dans l’hys­
térie, nous trouvons à l’étage supérieur les symptômes, reliés par des chaînes de
souvenirs à une réminiscence traumatique remontant à la puberté et de là à un
souvenir infantile à l’étage inférieur. Dans le rêve, l’étage supérieur correspond
au contenu manifeste, dérivant, par l’intermédiaire du travail du rêve et de la cen­
sure, du contenu latent. Celui-ci est en rapport avec l’étage inférieur, lieu des dé­
sirs infantiles refoulés. Dans Psychopathologie de la vie quotidienne, un modèle
tout aussi complexe s’applique à ces souvenirs-écrans où un événement de l’ado­
lescence s’interpose entre le souvenir actuel et l’événement de l’enfance, nous
fournissant ainsi la clé de l’interprétation. Enfin ce modèle à deux étages s’ap­
plique à ces mots d’esprit où la « technique » (comparable au travail du rêve)
rend compte du plaisir primaire, mais où, à un niveau plus profond, un plaisir
malicieux ou sexuel trouve à se satisfaire.
Mais ce n’est pas tout, puisque la psychologie des profondeurs contient en
germe un modèle encore plus complexe. De même qu’il retrouve chez l’adulte l’in­
fluence du monde oublié de l’enfance, Freud descend à un niveau encore plus
profond, commun à toute l’humanité, dont relèvent la plupart des symboles
sexuels universels trouvés dans les rêves. Freud allait bientôt déduire du carac­
tère universel du complexe d’Œdipe l’idée du meurtre du « Père primitif » par
ses fils.
Ces diverses conceptions de la psychologie des profondeurs peuvent appa­
raître bien théoriques et abstraites, mais elles deviennent réalité vivante lors­
qu’on les illustre par des cas cliniques. Telle est l’histoire classique de Dora, trai­
tée par Freud en 1900, mais qu’il ne publia qu’en 1905326. Cette histoire est
remarquable par sa valeur littéraire et l’habileté de l’auteur à tenir le lecteur en
haleine jusqu’au bout. Freud prend d’abord la peine d’expliquer longuement

325. Roland Dalbiez, La Méthode psychanalytique et la doctrinefreudienne, Paris, Desclée


de Brouwer, 1936,1, p. 7-37.
326. Sigmund Freud, « Bruchstück einer Hysterie-Analyse », Monatsschrift fur Psycholo­
gie und Neurologie, XVIII (1905), p. 285-310. Standard Edition, VII, p. 7-22.
Sigmund Freud et la psychanalyse 533

qu’il n’y a aucun mal à débattre de questions sexuelles d’un point de vue scien­
tifique. Cette précaution peut paraître étrange, si l’on tient compte du flot ininter­
rompu de publications sur la pathologie sexuelle qui inondait l’Europe depuis
Krafft-Ebing. L’histoire de Dora peut être envisagée aussi comme une
manifestation de la « littérature démasquante » de l’époque. Comme chez Ibsen,
on nous présente d’abord une situation apparemment innocente ; mais à mesure
que l’histoire se déroule, nous découvrons des relations très complexes entre les
personnages et des secrets pesants sont dévoilés.

Dora, jeune fille de 18 ans, affligée de quelques symptômes classiques de la


petite hystérie, vit avec son père, riche industriel, sa mère, entièrement absorbée
par des tâches ménagères, et un frère plus âgé qu’elle. Comme dans beaucoup de
familles, la fille est attachée à son père et le fils à sa mère. Les parents de Dora
sont très amis de monsieur et madame K., avec qui ils passent souvent leurs
vacances, et Dora prodigue toute son affection à deux enfants en bas âge.
A peine commence-t-on à approfondir les choses, que se révèle une situation
trouble. Le père de Dora, qui est souvent malade, est soigné par madame K., et
Dora en est choquée. Monsieur K. comble Dora de cadeaux et de fleurs, ce qui la
contrarie fort. D’un air indigné, Dora révèle à sa mère que monsieur K. lui a fait
des propositions, mais son père refuse d’y croire. Monsieur K. nie tout et
rétorque qu’il a appris par sa femme que Dora aurait lu les écrits semi-pornogra­
phiques de Mantegazza327. Dora fait progressivement des révélations de plus en
plus surprenantes à son analyste. Elle est parfaitement consciente des relations
adultérines entre son père et madame K. Quatre ans auparavant, monsieur K.
l’avait embrassée, et elle en avait éprouvé une forte répugnance pour lui. Elle se
sent elle-même livrée à monsieur K. par son père pour qu’il ferme les yeux sur
ses relations avec madame K. D’autre part, il devient évident que Dora encou­
rage les agissements de son père. On apprend qu’une gouvernante qui l’avait ins­
truite en matière sexuelle et qui lui avait révélé la nature des relations de son père
avec madame K. est elle-même amoureuse du père de Dora : aussi prodigue-t-
elle tous ses soins à la jeune fille. Lorsque Dora s’est aperçue de cet état de
choses, elle a obtenu que ses parents renvoient la gouvernante. Réciproquement
il s’avère que si Dora est si profondément attachée aux enfants des K., c’est parce
qu’elle est elle-même très amoureuse de monsieur K., bien qu’elle affirme le
contraire. Néanmoins Dora est encore plus attachée à son père et il apparaît que
sa névrose hystérique vise secrètement à toucher le cœur de son père et à le déta­
cher de madame K.
Mais ce n’est pas tout. Par des illusions voilées, Dora laisse entendre qu’elle
sait son père sexuellement impuissant et que ses relations avec madame K. ne
sauraient donc être qu’anormales. Dora semble évidemment bien mieux infor­
mée des questions sexuelles qu’il n’apparaissait de prime abord. C’est ici que
l’analyste trouve la clé lui permettant de comprendre la toux hystérique de Dora.
Mais Dora n’est pas seulement amoureuse de son père et de monsieur K., elle
éprouve aussi un attachement romantique pour madame K. Dans le passé, Dora
avait partagé sa chambre avec elle, et elle parle encore de son « adorable corps
blanc », et c’est madame K. qui, avant la gouvernante, l’avait instruite des choses

327. Voir chap. v, p. 328.


534 Histoire de la découverte de l’inconscient

sexuelles et lui avait prêté les livres de Mantegazza. Mais dès l’instant où Dora
comprit que madame K. s’intéressait à elle parce qu’elle aimait son père, elle la
rejeta comme elle allait rejeter la gouvernante.
Arrivée en ce point, la psychanalyse se révèle capable d’aller bien plus loin
que toute « littérature démasquante ». Freud se propose de montrer comment l’in­
terprétation des rêves peut aider au traitement en comblant les lacunes de la
mémoire et en fournissant une explication des symptômes. Les deux rêves de
Dora et leur interprétation sont bien trop complexes pour que nous puissions les
résumer ici. Disons simplement que le premier rêve exprime son désir que son
père l’aide à se défendre contre la tentation de monsieur K., qu’il révèle son vieil
amour incestueux à l’égard de son père ; il révèle aussi que, dans son enfance,
elle s’était adonnée à la masturbation, qu’elle savait que son père avait contracté
la syphilis et qu’il l’avait transmise à sa mère, et qu’elle avait surpris des inti­
mités sexuelles entre ses parents. Le second rêve conduit le lecteur encore plus
avant dans le domaine des désirs secrets de Dora et dans le symbolisme d’une
sorte de « géographie sexuelle ».
Ce bref résumé ne saurait évidemment rendre compte de toute la complexité
de l’histoire de Dora, de l’intrication des relations interpersonnelles et de leurs
reflets comme symptômes névrotiques. Nous apprenons ainsi que la mère de
Dora tombe régulièrement malade la veille du retour de son mari, tandis que
Dora est souffrante dès que monsieur K. est absent et qu’elle guérit dès qu’il
revient. Nous apprenons aussi comment les gens empruntent, pour ainsi dire, les
uns aux autres les symptômes névrotiques, comment, dans d’autres circons­
tances, des symptômes somatiques sont l’expression de sentiments cachés ou
inconscients, comment une dénégation peut être l’équivalent d’une confession, et
comment des accusations peuvent masquer des auto-accusations. L’importance
herméneutique et thérapeutique du transfert est, elle aussi, mise en lumière.

De nos jours, les psychanalystes estimeraient bien trop court le traitement de


Dora, qui n’avait duré que trois mois, et jugeraient la technique mise en œuvre
inadéquate à maints égards. Mais outre son intérêt intrinsèque, le cas de Dora
montre précisément où en était la psychanalyse dans les toutes premières années
du siècle. Freud avait lui-même proclamé que l’inconscient ne faisait aucune dif­
férence entre les faits et les fictions. Certains lecteurs estimèrent que cette dis­
tinction n’était pas suffisamment nette dans le cas de Dora et ne furent pas
convaincus par cette histoire. C’est à cette lumière qu’il faut juger les premières
controverses auxquelles donna lieu la psychanalyse.

L’œuvre de Freud
V — La théorie de la libido

En 1905, Freud publia ses Trois Essais sur la théorie de la sexualité323. Cet
opuscule fait l’effet d’un abrégé tiré d’un ouvrage plus volumineux, plutôt que328

328. Sigmund Freud, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, Leipzig et Vienne, Deuticke,
1905. Standard Edition, VII, p. 130-243. Trad. franç. Trois Essais sur la théorie de la sexua­
lité, Paris, Gallimard, 1962.
Sigmund Freud et la psychanalyse 535

d’un livre dans son état originel. Là encore, les éditions ultérieures se sont trou­
vées considérablement augmentées, et pour comprendre la théorie originale, il
faut se rapporter à l’édition de 1905.
Le premier essai donne une classification des déviations sexuelles d’après leur
objet et leur but. C’est dans le premier groupe que se trouve l’« inversion » (l’ho­
mosexualité) : en traitant de son étiologie, Freud souligne la bisexualité fonda­
mentale de l’être humain et l’absence de frontière nette entre la perversion et les
diverses expressions normales de la sexualité. Freud assigne à la sexualité des
névrosés trois traits caractéristiques : le refoulement énergique d’une impulsion
sexuelle puissante, une sexualité de nature perverse (« la névrose est l’envers de
la perversion »), et ses caractéristiques infantiles (pulsions partielles, non encore
unifiées, localisées aux zones érogènes).
Le second essai traite de la sexualité infantile. « Pourquoi ce phénomène est-il
resté presque inconnu ? » demande Freud. Non seulement à cause de nos idées
conventionnelles sur l'innocence de l’enfant, mais en raison aussi d’une amnésie
particulière, semblable à celle qu’engendre le refoulement chez les névrosés,
amnésie qui efface de notre mémoire les six ou huit premières années de notre
vie. « Cette amnésie tient lieu, pour chacun de nous, de préhistoire. » La
« période de latence » qui suit ne résulte pas seulement de facteurs culturels, mais
aussi de facteurs organiques ; elle rend possible la sublimation des instincts
sexuels pour le bien de la société. Freud décrit ensuite les phases successives du
développement de la sexualité infantile, n y a d’abord une phase auto-érotique où
n’importe quelle partie du corps peut devenir zone érogène, mais son lieu habi­
tuel est la bouche et elle trouve son assouvissement dans la succion. Après cette
« phase orale », c’est l’anus qui devient la principale zone érogène et c’est la
rétention des matières qui devient source de plaisir. Cette zone est remplacée,
dans une troisième phase, par les organes génitaux, d’où la fréquence de la mas­
turbation infantile. Tout au long de ces trois phases l’enfant est un « pervers poly­
morphe », c’est-à-dire que sont présentes en puissance toutes les perversions sus­
ceptibles de se développer chez l’adulte sous l’effet de circonstances
particulières. Freud énumère aussi les sources de stimulation sexuelle (y compris
les mouvements rythmiques, l’activité musculaire, les émotions violentes, le tra­
vail intellectuel intense), et il note qu’un élément constitutionnel est responsable,
au moins en partie, des diversités individuelles dans le domaine de la sexualité.
Dans les éditions ultérieures, Freud ajoutera à ce second essai des détails sur les
théories sexuelles infantiles et sur les effets de la « scène primitive » (quand l’en­
fant assiste en spectateur aux relations sexuelles de ses parents).
Le troisième essai est intitulé : « Les transformations lors de la puberté. » Le
bouleversement biologique de la puberté provoque le passage de l’auto-érotisme
aux objets sexuels, des pulsions partielles à leur unification, conférant la pri­
mauté à la zone génitale, et du plaisir individuel au service de la procréation. A
ce stade, le plaisir sexuel tel que le connaissait l’enfant survit sous forme de
« plaisir préliminaire » incitant à une satisfaction plus complète. Freud compare
ce mécanisme à celui des mots d’esprit où la technique engendre un plaisir pré­
liminaire et appelle une satisfaction plus profonde en libérant des sentiments
agressifs ou érotiques. Freud traite ensuite de la différenciation psychosexuelle
entre l’homme et la femme. La libido, d’après Freud, est fondamentalement mas­
culine, que ce soit chez l’homme ou chez la femme, et quel que soit son objet.
536 Histoire de la découverte de l’inconscient

Mais en même temps, Freud emprunte à Fliess son idée de la bisexualité fonda­
mentale de l’être humain. Freud décrit alors le développement de la psycho-
sexualité chez l’homme, où elle est relativement simple, et chez la femme, où elle
est plus complexe, d’où la plus grande prédisposition de la femme à l’hystérie. Le
reste de l’essai traite du problème de la découverte de l’objet d’amour. Le tout
premier objet de la sexualité de l’enfant c’est son propre corps et le sein de sa
mère. Après le sevrage, la sexualité devient entièrement auto-érotique et c’est
plus tard seulement qu’il lui faudra à nouveau se diriger vers un objet. Le premier
objet, la mère, quand elle embrasse et caresse son enfant, éveille sa sexualité
infantile, ce qui conduira à la situation œdipienne — ce point devait être consi­
dérablement développé dans les écrits psychanalytiques ultérieurs. Freud indique
l’importance de cette toute première éducation pour le choix futur de son objet
d’amour et pour la destinée de l’individu. En conclusion, Freud revient sur le rôle
de l’élément constitutionnel, et, à cet égard, il mentionne la fréquence d’une
hérédité syphilitique chez les névrosés.
En dépit de leur brièveté, les Trois Essais constituent une synthèse d’une
ampleur et d’une portée considérables, que Freud lui-même et des générations de
psychanalystes devaient longuement développer. Nous ne nous attarderons pas
sur ces développements que tant d’auteurs ont déjà exposés en détail. Nous
essaierons seulement de situer les théories de Freud dans le contexte de la patho­
logie sexuelle de son époque.
Les théories sexuelles de Freud tournent autour de plusieurs thèmes. Tout
d’abord vient la notion de libido, c’est-à-dire l’instinct sexuel avec son embryo­
genèse, ses phases successives d’évolution et ses métamorphoses. En second
lieu, Freud met l’accent sur les vicissitudes du choix de l’objet d’amour, insistant
en particulier sur le complexe d’Œdipe. Troisièmement, s’appuyant sur ce qui
précède, il propose une interprétation de certains types de caractères (en parti­
culier le type oral et le type anal), des névroses et des déviations sexuelles. En
quatrième lieu, il propose un système de symbolisme sexuel. Enfin, il explore les
tout premiers événements intéressant la vie sexuelle, les tout premiers fantasmes
sexuels et le rôle qu’ils joueront dans la vie affective ultérieure.
Lors de la parution des Trois Essais, en 1905, on s’intéressait beaucoup aux
problèmes sexuels329. Les mœurs de cette époque n’avaient plus grand-chose à
voir avec les attitudes subsumées sous l’expression de « puritanisme victorien ».
Auguste Forel, dans ses Mémoires, donne une description vivante de la liberté
des mœurs sexuelles à Vienne, et il ajoute qu’il n’en allait pas mieux à Paris330.
Zilboorg signale que des « ligues d’amour libre » prospéraient un peu partout
dans l’empire du tsar, parmi les étudiants et les adolescents, et déclare qu’il
s’agissait là d’un « phénomène sociologique » nullement limité à la Russie. On
discutait partout très librement des problèmes posés par les maladies véné­
riennes, la contraception et l’éducation sexuelle des enfants. Tous les aspects
possibles de la vie sexuelle étaient traités « avec une franchise aveuglante »
(selon les termes de Zilboorg331) dans les œuvres de Maupassant, de Schnitzler,

329. Voir chap. v, p. 320-334.


330. Auguste Forel, Rückblick aufmein Leben, Zurich, Europa-Verlag, 1935, p. 64-65.
331. Gregory Zilboorg, Sigmund Freud. His Exploration ofthe Mind, New York, Charles
Scribners’s Sons, 1951, p. 73-75.
Sigmund Freud et la psychanalyse 537

de Wedekind et de bien d’autres ; on en discutait parfois sur un ton véhément


dans certains journaux, comme Die Fakel de Karl Kraus. Schopenhauer avait
déjà accordé à la métaphysique du sexe une place centrale dans sa philosophie.
Weininger venait d’élaborer une doctrine de mysticisme sexuel dans un livre qui
avait eu un énorme succès332. Rozanov et Winthuis333 devaient développer des
systèmes analogues. Mais surtout, la nouvelle science de la pathologie sexuelle,
qui s’était lentement développée tout au long du XIXe siècle, avait reçu son impul­
sion décisive trente ans plus tôt avec la publication de la Psychopathia sexualis
de Krafft-Ebing. Depuis 1886, les publications sur ce sujet n’avaient cessé de se
multiplier et il devenait de plus en plus difficile d’en faire le tour. En 1899,
Magnus Hirschfeld avait entrepris la publication d’un annuaire qui contenait de
nombreux articles originaux et des comptes rendus de livres334. Le premier
volume comprenait 282 pages, le 4e (en 1902) en comptait 980, le 5e (en 1903)
1 368, le 6e (en 1904) 744, et celui de 1905,1 084. Rien d’étonnant si l’on trouve
peu de chose dans les Trois Essais que l’on ne puisse reconnaître dans les faits,
les théories et les spéculations contenus dans ce déluge de littérature.
Les sources de la théorie de la libido sont multiples. Rappelons que les termes
d'auto-érotisme, de zones érogènes et de libido étaient déjà utilisés avant
Freud335. Les premiers à avoir élaboré une théorie unifiée de l’instinct sexuel
furent les philosophes, à commencer par Platon. Platon et Freud affirment l’un et
l’autre la bisexualité originelle de l’être humain et la possibilité d’une sublima­
tion de l’instinct sexuel. Georgiades souligne que Freud considérait la libido
comme essentiellement masculine, tandis que Platon attachait plus de prix à
l’amour homosexuel qu’à l’amour hétérosexuel et voyait dans la sublimation
d’un amour homosexuel la source de tous les sentiments supérieurs336. Nous
avons déjà signalé les analogies profondes entre la théorie de la libido de Freud
et la philosophie de Schopenhauer337, mais aussi entre les idées de Freud et la
théorie élargie de l’instinct sexuel chez Arréat338. Des biologistes emboîtèrent le
pas aux philosophes. Gley, en 1884, énonçait l’idée que la bisexualité anato­
mique originelle pourrait bien avoir laissé des traces dans la physiologie
humaine, ce qui pourrait expliquer l’homosexualité339. Des cliniciens exposèrent
des théories semblables. Dessoir340 en 1894 et Moll341 en 1898 décrivaient deux
étapes dans l’évolution de l’instinct sexuel, une étape indifférenciée suivie d’une
étape différenciée. Certains sujets, disaient-ils, en restent au moins partiellement
à l’étape indifférenciée, d’où l’homosexualité ou autres perversions. En 1903,

332. Voir chap. v, p. 322 ; chap. x, p. 805-807.


333. Voir chap. vn, p. 585-586.
334. Jahrbuch fur sexuelle Zwischenstufen unter besonderer Berücksichtigung der
Homosexualitat, I, Leipzig, Max Spohr, 1899.
335. Voir chap. v, p. 327-334.
336. Patrice Georgiades, De Freud à Platon, Paris, Fasquelle, 1934.
337. Voir chap. rv, p. 239.
338. Voir chap. v, p. 333.
339. E. Gley, « Les aberrations de l’instinct sexuel », Revue philosophique, XVII (1884),
p. 66-92.
340. Max Dessoir, « Zur Psychologie der Vita sexualis », Allgemeine Zeitschrift fur Psy­
chiatrie, L (1894), p. 941-975.
341. Albert Moll, Untersuchungen über die Libido sexualis, Berlin, H. Komfeld, 1898,
vol. I.
538 Histoire de la découverte de l’inconscient

deux ouvrages proposèrent une théorie fondée sur le concept de bisexualité fon­
damentale de l’homme. Le premier était le célèbre Sexe et Caractère de Weinin-
ger auquel nous avons déjà fait allusion, l’autre — écrit d’un point de vue moins
philosophique mais plus clinique — était le Libido et Manie de Herman342.
Toutes les déviations sexuelles, écrit Herman, sont le résultat du jeu combiné de
la bisexualité humaine et de perturbations lors des étapes par lesquelles passe
l’évolution de la libido (dans le sens donné à ce terme par Moll). Les anomalies
sexuelles se répartissent en trois groupes : d’abord les différentes formes
d’« asexualisme » (infantilisme sexuel, auto-érotisme, etc.) ; puis celles qui déri­
vent du « bisexualisme » ; enfin, celles qui relèvent du « suprasexualisme »
(principalement la sexualité sénile anormale). La grande masse des déviations
sexuelles appartient au second groupe que Herman répartit en couples : ura­
nisme-saphisme, sadisme-masochisme, etc. Que cette libido indifférenciée se
dirige finalement vers un homme ou une femme dépend en grande partie du
hasard : l’auteur se réfère à Meynert à cet égard343. Freud connaissait certaine­
ment Libido et Manie de Herman, puisqu’il le cite dans ses Trois Essais.
Les notions de sexualité infantile et de phases précoces du développement
sexuel n’étaient pas entièrement nouvelles. Erasmus Darwin avait déjà exprimé
l’idée que le plaisir pris par l’enfant à téter le sein de sa mère trouvera plus tard
une transposition dans le plaisir esthétique344. Le premier à explorer l’érotisme
oral chez l’enfant fut le pédiatre hongrois Lindner qui décrivit plusieurs variétés
de succion du pouce, simple ou combinée, et qui vit dans ces actes l’expression
d’une insatisfaction érotique infantile345. Cet article avait attiré l’attention de
Krafft-Ebing et d’autres qui pensaient que l’allaitement procurait aussi à cer­
taines femmes une satisfaction érotique.
La conception freudienne de l’érotisme anal semble plus originale, bien que
certains de ses aspects aient déjà été signalés avant Freud. Charles Fourier, le
socialiste utopique français, voyait dans le goût naturel de jouer dans la boue et
l’ordure une caractéristique de l’enfance, donc un des instincts humains fonda­
mentaux346. Fourier proposait même de socialiser cette tendance : il suffirait d’or­
ganiser les enfants qui en étaient à ce stade en « petites hordes » de ramasseurs
d’ordures, pour leur propre plaisir et pour le bien de la société. A un niveau plus
spéculatif, un représentant de la médecine romantique, K.R. Hoffmann, avait
proposé une théorie affirmant que la défécation n’était pas seulement une fonc­
tion organique, mais un « instinct vital fondamental » (Grundtrieb des Lebens)
susceptible de se retourner éventuellement contre l’individu347. On peut aussi

342. G. Herman, « Genesis », Das Gesetz derZeugung, vol. V, Libido und Manie, Leipzig,
Strauch, 1903.
343. Voir chap. v, p. 329.
344. Erasmus Darwin, Zoonomia, or the Laws of Organic Life, I, Londres, J. Jonhson,
1801, p. 200-201.
345. S. Lindner, « Das Saugen an den Fingem, Lippen, etc., bei den Kindem (Ludeln) »,
Jahrbuch fur Kinderheilkunde und Physische Erziehung, Neue Folge, XIV (1879), p. 68-69.
346. Charles Fourier, Pages choisies, Charles Gide éd., Paris, Sirey, 1932, p. 174-182. Voir
aussi Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France, Paris, Gallimard, 1950, p. 246-
292.
347. K.R. Hoffmann, Die Bedeutung der Excrétion im thierischen Organismus (1823). Cité
par Friedrich von Muller, Spekulation und Mystik in der Heilkunde. Ein Überblick über die lei-
tenden Ideen derMedizin im letzen Jahrhundert, Munich, Lindauer, 1914.
Sigmund Freud et la psychanalyse 539

établir une corrélation entre la théorie freudienne de l’érotisme anal et l’esprit de


son époque. C’est une tendance assez générale.de l’esprit humain de ne pas s’in­
téresser à ce qui paraît trop évident et de ne prêter attention à un phénomène que
lorsqu’il est en voie de disparition. C’est ainsi que les chercheurs ignoraient ou
méprisaient le folklore des paysans européens jusqu’au moment où il se mit à
décliner ; et alors seulement surgirent des folkloristes pour l’étudier et l’enregis­
trer. De façon analogue, la vue et l’odeur des excréments furent considérées
comme un chose naturelle pendant des millénaires, mais quand, vers la fin du
xix® siècle, les installations sanitaires se multiplièrent, quand les hommes
commencèrent à vivre dans un monde édulcoré et désodorisé, alors on
commença à s’intéresser à ces réalités. Cette nouvelle orientation fut exprimée
dans une compilation de 600 pages, œuvre de Krauss et d’Ihm, passant en revue
les rôles joués par les excréments chez divers peuples. Ce livre s’ouvrait sur une
préface très élogieuse de Freud qui faisait allusion aux manifestations copro-
philes chez les enfants, à leur refoulement et aux rapports qu’elles entretiennent
avec l’instinct sexuel348.
Ce que Freud dit du stade phallique de la libido est le reflet d’une préoccupa­
tion générale de cette époque. Les éducateurs, les pédiatres, les spécialistes en
pathologie sexuelle reconnaissaient tous la fréquence de la masturbation chez les
nourrissons et les jeunes enfants, ainsi que les possibilités de séduction d’enfants
par des domestiques ou d’autres adultes349. Beaucoup ignoraient, il est vrai, jus­
qu’à l’existence d’une sexualité infantile ou n’y voyaient qu’un phénomène rare
et anormal, mais d’autres étaient mieux avertis. Les ouvrages populaires de
Michelet, Nos Fils et La Femme, méritent une mention particulière — Freud
connaissait au moins le deuxième, puisqu’il le cite en une autre occasion350.
Le terme et la notion de sublimation étaient bien connus, et Freud n’a jamais
prétendu les avoir inventés. Un roman publié en 1785 s’y réfère comme à une
idée courante, et l’idée se retrouve plus tard chez Novalis, Schopenhauer et sur­
tout Nietzsche351.
Freud systématisa l’idée que les premières phases du développement sexuel se
situent dans l’enfance, suivies d’une période de latence, son irruption apparente
à la puberté n’étant en fait qu’une reviviscence et une réorganisation. Dalle-
magne, puis Ribot avaient observé et décrit des faits analogues, mais ils y
voyaient plutôt une exception352.
L’idée que l’instinct sexuel pouvait se diriger vers le sujet lui-même au lieu de
se tourner vers un objet extérieur était assez largement répandue. Le concept
d’amour narcissique, après avoir été abondamment développé par les poètes et
les écrivains, avait acquis droit de cité chez les psychiatres353. Havelock Ellis
avait décrit diverses formes d’« auto-érotisme » et Naecke avait introduit le
terme de « narcissisme ».

348. Friedrich Krauss et H. Ihm, Der Unrat in Sitte, Brauch, Glauben und Gewohnheits-
recht der Vôlker von John Gregory Bourke, Leipzig, Ethnologischer Verlag, 1913.
349. Voir chap. v, p. 325.
350. Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, op. cit., p. 86.
351. Heinrich Jung-Stilling, Theobald oder die Schwàrmer, eine wahre Geschichte, Franc­
fort et Leipzig, 1785.
352. Voir chap. v, p. 330.
353. Voir chap. v, p. 307.
540 Histoire de la découverte de l’inconscient

Divers auteurs avaient montré l’importance des images de la mère et du père


pour la vie amoureuse ultérieure de l’individu, et Nietzsche n’était pas le seul à
penser que « chacun de nous porte en soi l’image de sa mère et que son attitude
future à l’égard des femmes dépendra de la qualité de cette image ». Dans un
roman célèbre de Laclos, le super-séducteur Valmont explique qu’il est impos­
sible de séduire une jeune femme innocente et honnête sans avoir d’abord détruit
en elle le respect qu’elle portait à sa mère354. Jules Laforgue attribuait au manque
de respect pour sa mère la brutalité d’Hamlet à l’égard d’Ophélie355. L’innova­
tion de Freud consista à introduire les notions d’image du père et de la mère en
psychiatrie, et à les systématiser.
Bien des éducateurs savaient qu’un attachement érotique pouvait survenir
entre l’enfant et sa mère. Stendhal avait parlé de son amour incestueux infantile
pour sa mère356. Michelet avait popularisé cette idée. L’innovation de Freud fut
d’affirmer qu’à l’intérieur de certaines limites cet attachement est parfaitement
naturel et normal, ajoutant que l’enfant nourrit des désirs de mort à l’égard de son
père et qu’il a peur d’être châtié et castré par lui. La notion complète du complexe
d’Œdipe, telle que Freud devait la systématiser ultérieurement, comporte en effet
ces trois éléments : désir incestueux à l’égard de la mère, désir de tuer le père, et
image d’un père cruel, castrateur.
En fait, le modèle mythologique de ce complexe se retrouve davantage dans le
mythe de Saturne et de Jupiter que dans le drame d’Œdipe. Saturne était menacé
de mort par son père Uranus, premier dieu de l’univers, mais il fut sauvé par sa
mère. Saturne châtra ensuite son père. Plus tard, Saturne mangea ses propres
enfants, à l’exception du plus jeune, Jupiter, qui fut, lui aussi, sauvé par sa mère.
Jupiter finit par supplanter son père. Le même mythe se retrouve en Inde et chez
les Hittites357. Pour Georges Dumézil, ce mythe reflète des situations qui ont
existé jadis358. Dans les anciennes dynasties de l’Inde, on identifiait le pouvoir
politique et le pouvoir sexuel, et le roi n’était qu’un mâle puissant et tyrannique
qui craignait toujours d’être détrôné et émasculé par ses fils. D’autre part, les phi­
losophes de l’Inde expliquaient le processus de la renaissance en attribuant à
ceux qui se réincarnaient des sentiments semblables à ceux du complexe
d’Œdipe. Vasubandhu les décrit ainsi :

« L’être intermédiaire [...] possède l’œil divin. Il voit le lieu de sa naissance,


même lointain. Il y voit son père et sa mère unis. Son esprit est troublé par l’effet
de la complaisance et de l’hostilité. Quand il est mâle, il est pris d’un désir mâle
à l’égard de la mère ; quand il est femelle, il est pris d’un désir de femelle à

354. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782), éd. Pléiade, Paris, Gallimard,
1959, p. 263.
355. Jules Laforgue, « Hamletoules suites de la piété filiale », La Vogue, III (1886), réédité
dans Œuvres complètes, Paris, Mercure de France, 1901, II, p. 17-72.
356. Stendhal, Vie de Henry Brulard (1836), Paris, Union générale d’édition, 1964, chap.
m, p. 49-59.
357. Hans Gustav Guterbock, Kumarbi, Mythen von churristischen Kronos, Zurich,
Europa-Verlag, 1946.
358. Georges Dumézil, « Religion et mythologie préhistoriques des Indo-Européens », in
Histoire générale des religions, Maxime Gorce et Raoul Mortier éd., Paris, Quillet, 1948,1,
p. 448-450.
Sigmund Freud et la psychanalyse 541

l’égard du père ; et inversement, il hait, soit le père, soit la mère, qu’il regarde
comme un rival, comme une rivale. Comme il est dit dans le Prajnâpti : “Alors se
produit dans le Gandharva, soit une pensée de concupiscence, soit une pensée de
haine.” L’esprit ainsi troublé par les deux pensées erronées, par désir d’amour, il
s’attache au lieu où sont joints les deux organes, s’imaginant que c’est lui qui
s’unit. [...]. L’être intermédiaire, goûtant le plaisir, s’y installe »359.

Un des aspects de la psychanalyse qui devait devenir des plus populaires est
celui des symboles sexuels (les « symboles freudiens »). A cet égard on peut
répartir les prédécesseurs de Freud en quatre groupes :
1. Des ethnologues s’étaient attachés à inventorier et à décrire les symboles
obscènes traditionnels tels qu’ils apparaissaient dans les poésies priapiques et
dans les kryptadia de tous les peuples. C’est ainsi qu’on demanda à Freud une
interprétation psychanalytique d’un recueil de ce genre publié par le folkloriste
Oppenheim360.
2. L’intérêt porté aux symboles oniriques attira aussi l’attention sur ceux qui
avaient une signification sexuelle. D’après Laignel-Lavastine et Vinchon, un
livre des songes de la Renaissance, celui de Pierus, décrivait des rêves de ser­
pents, d’arbres, de fleurs, de jardins, de dents, de colonnes et de grottes, en leur
donnant le même sens que dans la symbolique de Freud361. La première étude
objective du symbolisme des rêves fut celle de Schemer, et les symboles aux­
quels il trouva une signification sexuelle étaient les mêmes que ceux que Freud
décrivit, trente-neuf ans plus tard, dans son Interprétation des rêves362.
3. Tout au long du XIXe siècle, on avait assez largement exploré le symbo­
lisme sexuel dans les cultes, les mythes et les religions. L’instigateur de ces
études, Jacques-Antoine Dulaure, soutenait que, dans les premières civilisations
où l’on adorait le soleil, on symbolisa sa force régénératrice dans l’image du
phallus363. Dulaure décrit longuement le culte du phallus et son symbolisme à
partir d’innombrables exemples empruntés aux anciennes civilisations. Son livre
connut un très grand succès et popularisa l’idée d’un culte universel du phallus.
Nombreux furent les archéologues amateurs à se passionner pour la recherche
des vestiges de ce culte. Pour nous borner à un seul exemple : dans Bouvard et
Pécuchet, de Flaubert, les deux héros, passionnés d’archéologie celtique, consi­
dèrent comme une chose évidente que « le tumulus symbolise l’organe femelle
comme la pierre levée est l’organe mâle », que les tours, les pyramides, les
cierges, les bornes des routes et même les arbres sont des symboles phalliques. Ils
ouvrirent un « compartiment des phallus » dans leur musée. A la même époque,

359. Vasubandhu, L’Abhidharmakosa de Vasubandhu, traduction et notes de Louis de La


Vallée Poussin, Paris, Geuthner, 1923-1926, H, p. 50-51. On trouve une croyance semblable
dans le Livre des morts tibétain.
360. Sigmund Freud, « Traüme im Folklore », in Sigmund Freud et D.E. Oppenheim,
Dreatns in Folklore, New York, International Universities Press, 1958, p. 69-111.
361. Laignel-Lavastine et Vinchon, Les Maladies de l’esprit et leurs médecins du xvr au
XIX' siècle, Paris, Maloine, 1930, p. 108.
362. Voir chap. v, p. 334.
363. Jacque-Antoine Dulaure, Histoire abrégée des différents cultes, 2' éd., Paris, Guil­
laume, 1825, vol. I, Des cultes qui ont précédé et amené l’idolâtrie, vol. n, Des divinités géné­
ratrices chez les anciens et chez les modernes.
542 Histoire de la découverte de l’inconscient

un érudit sérieux, Adalbert Kuhn, voyait dans l’allumage rituel du feu un sym­
bole de la génération humaine364. Au beau milieu de l’ère victorienne en Angle­
terre, George Cox expliquait le symbolisme sexuel des religions anciennes : la
baguette, l’arbre, la houlette du berger, le sceptre, le serpent, le taureau étaient
des symboles mâles ; l’arche, le bateau, la coupe (y compris le Saint Graal), le
puits, le panier, la lampe, le lotus étaient des symboles féminins. Puisque les
« pensées suscitées par la distinction de la différence entre les hommes et les
femmes sont de celles qui émeuvent le plus le cœur humain », Cox estimait
qu’«une philosophie se proposant de concilier les impulsions naturelles des
fidèles avec leur sens de la justice et du devoir exercerait une fascination étrange
et quasi irrésistible »365. En Allemagne, Nagele interprétait le culte du serpent
dans l’antiquité comme un culte phallique366. En Italie, Gubematis développa
une théorie systématique des symboles sexuels universels empruntés à la bota­
nique367 et à la zoologie368.
4. L’expérience clinique, enfin, avait, elle aussi, fourni un certain nombre de
données sur le symbolisme sexuel. La psychiatrie romantique avait insisté sur le
rôle des pulsions et des frustrations sexuelles dans les psychoses369. Neumann,
puis Santlus et, à un moindre degré Griesinger, avaient décrit les manifestations
déguisées de l’instinct sexuel chez leurs malades. Les romanciers, les psychiatres
et les auteurs religieux étaient conscients que bien des formes de mysticisme
pathologique étaient le résultat d’un refoulement sexuel370. Le criminologue
Hanns Gross avait également entrepris une recherche systématique sur les formes
déguisées sous lesquelles s’exprimait une sexualité frustrée et sur leur rôle dans
la criminalité.
Les recherches de Freud s’étendirent aussi sur les variétés et les vicissitudes
des fantasmes sexuels et leur rôle ultérieur dans la vie affective. Freud pensait
que le spectacle des relations sexuelles entre leurs parents (de ce qu’il appelait la
scène primitive) avait une influence profondément perturbatrice sur de jeunes
enfants, surtout s’ils l’interprétaient comme un acte sadique. Il attribuait égale­
ment une grande importance aux théories imaginées par les jeunes enfants pour
répondre à leurs propres questions sur l’origine des nouveau-nés et sur les rela­
tions sexuelles de leurs parents. Il y voyait un argument de plus en faveur de la
tendance contemporaine à donner une initiation sexuelle aux enfants. Un autre
fantasme était celui du roman familial qui conduisait certains enfants à s’imagi­

364. Adalbert Kuhn, Die Herabkunft des Feuers und des Gôttertranks, Berlin, Dünunler,
1859.
365. George W. Cox, The Mythology ofthe Aryan Nations, Londres, Longmans, Green and
Co., 1870, fl, p. 112-130.
366. Anton Nagele, « Der Schlangen-Kultus », Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie und
Sprachwissenschaft, Lazarus und Steinthal (1887), XVII, p. 264-289.
367. Angelo de Gubematis, La Mythologie des plantes ou les légendes du règne végétal, 2
vol., Paris, C. Reinwald, 1878.
368. Angelo de Gubematis, Zoological Mythology or the Legends of Animais, 2 vol.,
Londres, Trübner and Co., 1872.
369. Voir chap. iv, p. 243-246.
370. Le philosophe Léon Brunschvicg fit remarquer, plus tard, que l’interprétation mys­
tique du Cantique des Cantiques par de dignes hommes d’Église était l’exacte contrepartie des
commentaires freudiens sur les auteurs mystiques, « l’un et l’autre avec le même air d’infail­
libilité » (in Mélanges offerts à Monsieur Pierre Janet, Paris, D’Artrey, 1939, p. 31-38).
Sigmund Freud et la psychanalyse 543

ner que leurs parents véritables étaient d’un rang social bien plus élevé que les
parents avec qui ils vivaient. Ce point fut considérablement développé par Otto
Rank371. Nous retrouvons, là encore, le reflet psychanalytique d’un thème popu- ’
laire contemporain. A cette époque, alors que la plupart des pays européens
avaient un roi ou un empereur, les malades mentaux se prétendaient souvent les
descendants des familles régnantes, voire même le monarque légitime. Krafft-
Ebing décrivit une variété de ces délires sous le nom iïOriginare Paranoïa (ce
terme a souvent été interprété à tort comme « délire sur son origine familiale » ;
en fait, il désigne une forme de paranoïa dont l’« origine » remonte à l’âge des
premiers souvenirs). En France, une malade célèbre, Hersilie Rouy, qui se pré­
tendait de naissance royale, fut internée dans un hôpital psychiatrique, puis fut
relâchée avec une indemnité substantielle en raison d’un vice de forme dans la
procédure d’internement. Elle publia deux « autobiographies » : dans l’une, elle
passait sous silence une bonne partie de son délire, tandis que, dans l’autre, elle
lui donnait libre cours372. L’originalité de Freud consista à montrer que le roman
familial ne prenait pas toujours ces formes paranoïaques extrêmes, mais qu’il se
retrouvait souvent chez les enfants sous une forme simplifiée et qu’il était appa­
renté à certains thèmes du folklore et de la mythologie.
Les récits habituels de la vie de Freud racontent que la publication de ses théo­
ries sexuelles suscita la colère contre lui à cause de leur nouveauté inouïe dans
une société « victorienne ». Les documents dont nous disposons contredisent
nettement cette assertion. Les Trois Essais de Freud parurent au milieu d’un flot
d’écrits contemporains sur la sexologie et reçurent un accueil favorable373. L’ori­
ginalité de Freud fut essentiellement de synthétiser un certain nombre d’idées et
de notions, dont la plupart existaient déjà à l’état isolé ou partiellement organisés,
et de les appliquer directement à la psychothérapie. A titre d’illustration clinique,
il présenta le cas du petit Hans qui fut pour la théorie de la libido ce que le cas
Dora avait été pour la psychologie des profondeurs.
Cette histoire présente des qualités littéraires moindres que celle de Dora et sa
lecture est moins captivante. Elle fut racontée par le père du petit Hans avec les
commentaires de Freud.

Hans était le fils aîné d’un psychanalyste parmi les disciples les plus fervents
de Freud. Sa mère lui prodiguait toute sa tendresse. Elle le prenait souvent avec
elle dans son lit et même, ainsi qu’il apparut plus tard, le prenait souvent avec elle
lorsqu’elle allait aux toilettes. A l’âge de 3 ans Hans s’intéressa beaucoup à son
« fait-pipi ». Quand il demanda à sa mère si elle en avait un elle aussi, elle lui
répondit que oui. Quand il eut 3 ans et demi, sa mère découvrit qu’il se mastur­
bait et le menaça de la castration. A peu près à la même époque naquit une petite
sœur. On dit à Hans qu’elle avait été apportée par la cigogne, mais il fut impres­
sionné par la trousse du médecin et les bassines pleines d’eau et de sang dans la
chambre de sa mère. Il se montra très préoccupé de savoir si les autres gens et les

371. Otto Rank, Der Mythus von der Geburt des Helden : Versuch einer psychologischen
Mythendeutung, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1909.
372. On trouvera des données sur le cas de cette patiente, objet de tant de publications, dans
Paul Sérieux et Joseph Capgras, Les Folies raisonnantes ; le délire d’interprétation, Paris,
Alcan, 1909, p. 386-387.
373. Voir chap. x, p. 810-811.
544 Histoire de la découverte de l’inconscient

animaux avaient eux aussi un « fait-pipi » et il semblait particulièrement inté­


ressé par le volume impressionnant de celui des chevaux. Il en arriva à la conclu­
sion que cet organe distinguait les êtres animés des êtres inanimés ; il remarqua
cependant que sa petite sœur n’en avait pas, mais il pensait qu’il pousserait.
Avant même l’âge de 4 ans, Hans manifestait des tendances « polygames ». Il
tomba amoureux de plusieurs fillettes de 7 à 11 ans, mais il serrait aussi tendre­
ment dans ses bras un petit cousin de 5 ans.
A l’âge de 4 ans trois quarts, Hans (on ne le découvrit que plus tard) vit s’ef­
fondrer un cheval qui tirait une voiture lourdement chargée. Peu de temps après,
il se révéla de plus en plus anxieux, s’accrocha de plus en plus à sa mère et n’osa
plus sortir dans' la rue de peur qu’un cheval le morde. Freud conseilla au père de
dire à Hans que sa peur des chevaux provenait de ce qu’il s’intéressait tellement
à leur « fait-pipi » et d’entreprendre progressivement son initiation sexuelle. Ce
fut là le point de départ d’un processus qui s’étendit sur quatre mois (de janvier à
mai 1908). Le père de Hans nota et communiqua à Freud les dires, les rêves, les
jeux spontanés du petit garçon. Après une visite au jardin zoologique de Schôn-
brunn, sa phobie s’étendit aux girafes, aux éléphants et aux pélicans. Un matin,
Hans raconta qu’il y avait deux girafes dans sa chambre, une grande et une toute
recroquevillée. La grande poussait des cris parce que Hans empoignait celle qui
était toute recroquevillée. Le père y vit la transposition d’une petite scène fami­
liale. Hans avait l’habitude de venir dans la chambre de ses parents au petit
matin, son père aurait dit à sa mère qu’elle ne devrait pas le prendre dans son lit
et elle lui aurait répondu que cela n’avait aucune importance si elle le prenait un
petit moment, ce qu’elle avait fait. La grande girafe représentait, pensait-il, le
grand pénis de son père, tandis que la girafe toute recroquevillée symbolisait les
organes génitaux de sa mère.
Le 30 mars 1908, son père emmena Hans chez Freud pour un bref entretien
dans son bureau. Freud expliqua au garçon qu’il avait peur de son père parce
qu’il aimait trop sa mère. Une nette amélioration suivit cette visite, mais la pho­
bie s’étendit bientôt à de nouveaux objets, en particulier aux lourds chevaux de
trait tirant des charges énormes, aux voitures de déménagement, aux véhicules
rapides. Hans parla de chevaux qui s’effondraient et qui ruaient. Puis il manifesta
sa répugnance à la vue de culottes de dame de couleur jaune, s’intéressa aux
excréments, aux baignoires, aux charrettes chargées et aux coffres, etc. Un matin,
Hans s’imagina que, pendant qu’il prenait son bain, le plombier avait dévissé la
baignoire et lui avait perforé l’estomac avec un foret. Le père donna l’interpré­
tation suivante : tandis que Hans était dans le lit de sa mère, son père l’avait
chassé avec son grand pénis. Une interprétation ultérieure allait dans le sens d’un
fantasme de génération : le père l’avait introduit dans le ventre de sa mère avec
son grand pénis. L’aversion de Hans pour les bains était liée à son désir que sa
mère ôte sa main de dessous sa petite sœur tandis qu’elle la baignait, de façon à
ce qu’elle se noie. Le fantasme du cheval tombant fut interprété comme le désir
(en même temps que la crainte) que son père tombe et meure, et aussi comme un
fantasme de sa mère en train d’accoucher. On découvrit, en fait, que Hans n’avait
pas cru à l’histoire de la cigogne et qu’il avait compris beaucoup de choses rela­
tives à la grossesse de sa mère.
La phobie de Hans provenait ainsi de son désir de posséder sa mère et de voir
mourir son père et sa petite sœur, de son complexe de castration, de l’influence de
Sigmund Freud et la psychanalyse 545

théories sexuelles infantiles et de son ressentiment contre ses parents qui lui
avaient raconté l’histoire fausse de la cigogne.
Le 25 avril 1908, Hans qui avait juste 5 ans répondit à quelques questions de
son père. Dans un climat de confiance et de paix, il reconnut qu’il aurait aimé le
voir mourir et épouser sa mère. Ce fut le point culminant du processus thérapeu­
tique et, à partir de ce jour, les vestiges de sa phobie disparurent progressivement.
Il avait surmonté le complexe d’Œdipe374.

L’histoire du petit Hans ne fut pas aussi facilement acceptée que les publica­
tions antérieures de Freud, mais on a souvent mal interprété la signification de ce
scepticisme. Il s’explique moins par le fait qu’on avait trouvé cette histoire
immorale que parce que certains lecteurs avaient estimé que cet enfant, avant sa
phobie, avait fait preuve d’une précocité sexuelle assez inhabituelle; on se
demandait en outre si la phobie elle-même n’avait pas été la conséquence de l’at­
titude inquisitrice du père et de ses questions suggestives. La psychologie du
témoignage, nouvelle branche de la psychologie très à la mode en 1909, apportait
de nombreux exemples d’enfants auteurs de faux témoignages, lesquels se révé­
laient n’être qu’une réponse à des suggestions inconscientes (les enfants sont en
effet extraordinairement habiles à deviner les réponses que les adultes attendent
d’eux). Pour les psychanalystes, l’histoire du petit Hans apportait à la théorie
freudienne de la sexualité infantile la première confirmation obtenue par l’obser­
vation directe d’un enfant. C’était aussi le premier exemple d’une psychanalyse
d’enfant (méthode qui devait se développer par la suite selon des lignes diffé­
rentes), et c’était aussi la première analyse de contrôle.
Le pasteur Oskar Pfister375 commenta les changements qui s’étaient opérés
dans le développement de la psychanalyse. Originellement Freud attribuait les
symptômes névrotiques au refoulement de souvenirs pénibles, surtout d’ordre
sexuel (le terme de « sexualité » étant entendu en son sens habituel), et la guéri­
son s’accomplissait par le moyen de l’abréaction. En 1913, la psychanalyse par­
lait de refoulement des fantasmes tout autant que de refoulement des souvenirs et
faisait remonter les symptômes névrotiques au complexe d’Œdipe. La guérison
s’opérait par l’analyse du transfert et de la résistance : la notion de sexualité était
désormais élargie de façon à englober, sous le nom de « psychosexualité », tout
ce qui était inclus dans le mot Liebe (amour). Cette extension aurait dû faire un
sort à l’accusation de pansexualisme portée contre la psychanalyse. Mais certains
critiques estimèrent que cette notion de psychosexualité rendait les théories de la
libido et de la sublimation plus difficiles à comprendre.

L’œuvre de Freud
VI — De la métapsychologie à la psychanalyse du moi
Vers 1913, on pouvait penser que la théorie psychanalytique avait atteint son
développement final. Cependant, à la surprise des disciples de Freud, elle devait

374. Sigmund Freud, « Analyse der Phobie eines 5-jahringen Knaben », Jahrbuch furpsy-
choanalytische und psychopathologische Forschungen, VI (1909), p. 1-109. Trad. franç. in
Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 4e éd., 1970, p. 93-198.
375. Oskar Pfister, Die psychanalytische Méthode, Leipzig et Berlin, Klinkhardt, 1913,
p. 59-60.
546 Histoire de la découverte de l’inconscient

encore connaître une importante métamorphose. Cette fois-ci, ces nouveaux pro­
longements ne furent plus consignés dans un seul ouvrage (comme L’Interpré­
tation des rêves et les Trois Essais), mais dans une série d’articles et de brèves
monographies s’étendant sur une dizaine d’années.
En 1914, dans « Pour introduire le narcissisme », Freud présenta ses idées
nouvelles comme une hypothèse qu’il serait prêt à retirer ou à modifier si les
vents venaient à la contredire376. Jusqu’ici, la notion de conflit entre le conscient
et l’inconscient, celle de dualisme entre les pulsions de la libido et celles du moi
avaient été la base de la psychanalyse. Dans les Trois Essais, Freud avait déjà
parlé d’un premier stade d’auto-érotisme précédant l’investissement de la libido
sur le premier objet, la mère. Entre-temps, Jung avait expliqué la schizophrénie
par une « introversion de la libido » et Adler avait souligné l’importance de l’es­
time de soi-même. Havelock Ellis en Angleterre et Naecke en Allemagne avaient
décrit le narcissisme comme une variété particulière de déviation sexuelle où le
sujet est amoureux de lui-même. La théorie freudienne du narcissisme semble
avoir eu pour but de synthétiser ces données nouvelles.
Cette théorie entraîna une nouvelle systématisation de la théorie des instincts.
L’ancienne distinction de Freud entre instincts (non sexuels) du moi et libido
(sexuelle) se trouva en effet modifiée par le nouveau concept de libido du moi, et
l’on eut dès lors deux types d’instincts du moi : les instincts libidinaux et les ins­
tincts non libidinaux. Freud conserva la notion d’un premier stade d’auto-éro­
tisme, mais il ajouta qu’à mesure que le moi se différencie la libido, jusqu’ici dif­
fuse, se concentre sur lui : c’est le narcissisme primaire. Au stade suivant, une
partie de ce narcissisme primaire subsiste, mais la libido est très largement inves­
tie sur la mère, puis sur d’autres objets. La libido objectale peut se retirer et se
réinvestir sur le moi ; c’est ce que Freud appellera ultérieurement le « narcis­
sisme secondaire ».
L’analyse de sujets normaux, à plus forte raison de névrosés, d’homosexuels
ou d’autres, peut mettre en évidence des résidus du narcissisme primaire. Le
retrait de la libido objectale explique certains états pathologiques tels que les
délires de grandeur, l’hypocondrie, la schizophrénie et la paraphrénie.
Normalement le sentiment amoureux procède directement de la libido objec­
tale ; c’est l’amour anaclitique. Si la libido est totalement investie sur une autre
personne et qu’il n’en subsiste plus suffisamment pour le moi, c’est l’amour fou.
Quand le narcissisme primaire se prolonge indûment, on aboutit à un amour de
type narcissique : le sujet ne voit alors dans l’objet que ce qu’il est lui-même, ce
qu’il a été et ce qu’il voudrait être.
Cette théorie du narcissisme devait ouvrir la voie à une restructuration
I complète du système théorique de la psychanalyse. En 1915, Freud annonça qu’il
travaillait à un ouvrage intitulé Métapsychologie, comprenant douze essais ; en
V s fait, il n’en publia que cinq. Freud sentait la nécessité de reconstruire un cadre
conceptuel suffisamment large pour rendre compte de toutes les données et des
multiples aspects de la psychanalyse. Il définissait la métapsychologie comme un
système décrivant les faits psychologiques d’un point de vue topographique,

376. Sigmund Freud, « Zur Einführung des Narzissmus », Jahrbuch fur psychoanalytische
undpsychopathologische Forschungen, VI (1914), p. 1-24. Standard Edition, XTV, p. 73-102.
Sigmund Freud et la psychanalyse 547

dynamique et économique. Le point de vue topographique (reprenant un terme


de Fechner) se rapportait à la distinction du conscient, du préconscient et de l’in­
conscient. Le point de vue dynamique se référait aux énergies psychiques en
conflit les unes avec les autres. Le point de vue économique, enfin, se rapportait
à la régulation des énergies psychiques par le principe du plaisir-déplaisir.
Dans « Pulsions et destins des pulsions », Freud définit les pulsions comme
« les représentants psychiques de source de stimulation endosomatiques perma­
nentes », à l’opposé des stimuli sensoriels qui ont leur source dans des excita­
tions externes spécifiques377. Freud définit ensuite les caractères généraux des
pulsions, leur force, leur but, leur source et leurs vicissitudes : leur inversion en
leur contraire, leur retournement contre le sujet lui-même, leur refoulement et
leur sublimation. Freud fait aussi allusion au processus de l’introjection (l’enfant
« introjecte » le plaisir et « projette » le déplaisir). Enfin Freud aborde la genèse
de l’amour et de la haine : bien que ces deux sentiments forment un couple de
contraires, la haine, dit-il, prend son origine dans un stade plus primitif de la vie
psychique que l’amour. Ce dernier point, qui contredisait la théorie originelle de
la libido, annonçait des modifications ultérieures.
L’article sur le refoulement surprit les psychanalystes qui y voyaient l’unique
concept explicatif de la pathogenèse378. Le refoulement se divisait en refoule­
ment primaire, empêchant toute manifestation consciente des représentations
psychiques des pulsions, et en refoulement secondaire qui précipite des représen­
tations conscientes dans l’inconscient par association avec l’une des représenta­
tions qui sont l’objet du refoulement primaire. Quand des idées chargées d’affec­
tivité se trouvent refoulées, l’idée et l’émotion n’ont pas nécessairement le même
sort : les idées refoulées s’organisent en fantasmes et les émotions se muent en
angoisse.
Dans son troisième essai de métapsychologie, Freud souligne que l’incons­
cient ne contient pas seulement du matériel refoulé, et énonce une nouvelle fois
les caractéristiques essentielles de l’inconscient (qualifié auparavant de proces­
sus primaire)379. L’inconscient n’a aucun rapport avec la réalité. Le principe de
contradiction comme le cadre temporel lui sont étrangers. L’énergie de l’incons­
cient est mobile et non liée. Freud souligne aussi l’importance des fantasmes
inconscients, précisant que les représentations inconscientes doivent passer par
un stade de verbalisation au niveau préconscient avant de devenir conscientes.
Dans un quatrième essai, Freud retouche certains aspects de la théorie des
rêves dans la perspective de la métapsychologie380. Dans le cinquième, « Deuil et

377. Sigmund Freud, « Triebe und Triebschicksale », Internationale Zeitschrift fiir Psy­
choanalyse, III (1915), p. 84-100. Standard Edition, XIV, p. 117-140. Trad. franç. : « Pulsions
et destins des pulsions », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
378. Sigmund Freud, « Die Verdrangung », Internationale Zeitschrift fiir Psychoanalyse,
III (1915), p. 128-129. Standard Edition, XIV, p. 146-158. Trad. franç. : « Le refoulement »,
ibid.
379. Sigmund Freud, « Das Unbewusste », Internationale Zeitschriftfiir Psychoanalyse, III
(1915), p. 189-203, 257-260. Standard Edition, XIV, p. 166-204. Trad. franç. : « L’incons­
cient », ibid.
380. Sigmund Freud, « Metapsychologische Ergànzung zur Traumlehre », Internationale
Zeitschrift fiir Psychoanalyse, TV (1916-1917), p. 277-287. Standard Edition, XIV, p. 222-
235. Trad. franç. : « Complément métapsychologique à la théorie du rêve », ibid.
548 Histoire de la découverte de l’inconscient

mélancolie », il propose une interprétation de la dépression mélancolique dans le


cadre de sa nouvelle métapsychologie, en la comparant à la réaction normale de
deuil lors de la mort d’une personne aimée381. Le travail du deuil a pour effet de
dissoudre lentement et progressivement nos liens affectifs à l’objet perdu, et d’ef­
fectuer l’incorporation de son image idéalisée par le sujet. Dans la mélancolie,
tout se passe comme si le patient avait inconsciemment perdu un objet à l’égard
duquel il entretenait des sentiments ambivalents d’amour et de haine. En consé­
quence de l’incorporation, « l’ombre de l’objet est tombée sur le moi », d’où les
tendances mélancoliques de haine de soi et d’autodestruction.
En 1920, Freud surprit ses disciples, une nouvelle fois, avec la publication
d’« Au-delà du principe de plaisir », qui semblait vouloir donner sa forme défi­
nitive à la métapsychologie382. Si le titre évoquait Nietzsche, le contenu s’inspi­
rait délibérément de Fechner. L’une des trois composantes de la méta­
psychologie, l’aspect économique, s’était trouvée identifiée jusqu’ici avec le
principe de plaisir-déplaisir emprunté à Fechner. Avant Fechner, le principe de
plaisir signifiait simplement que l’individu recherchait le plaisir en tâchant d’évi­
ter le déplaisir. Fechner l’avait mis en relation avec le principe de stabilité et
Freud, à sa suite, avait rapporté le déplaisir à un accroissement de tension et le
plaisir à une retombée de cette tension jusqu’au niveau optimum. La loi fonda­
mentale de la vie devenait ainsi la régulation de la quantité de stimulation grâce
au mécanisme mis en œuvre par le principe de plaisir-déplaisir. Freud avait déjà
reconnu, cependant, certaines limites à ce principe de plaisir-déplaisir : il y avait
d’une part le principe de réalité, dont il fallait tenir compte dans le développe­
ment psychologique, et, d’autre part, des pulsions originellement agréables per­
daient cette qualité une fois qu’elles se trouvaient refoulées. Or, voici que Freud
affirme que ces limitations vont « au-delà du principe de plaisir ». Il voit
maintenant dans un autre principe, plus ancien, celui de « l’impulsion à la répé­
tition », la seule explication possible de certains faits cliniques. Dans les rêves
stéréotypés des névroses traumatiques, dans les crises d’hystérie, dans certains
jeux d’enfants se trouvent répétés des événements déplaisants. Le transfert, au
cours de l’analyse, se présente comme la reviviscence de situations vécues dans
l’enfance. Dans les états névrotiques, comme dans la vie normale, certains indi­
vidus se retrouvent sans cesse dans des situations identiques, ce qui en conduit
quelques-uns à croire à la prédestination. Freud établit une profonde différence
entre le plaisir-déplaisir, bénéfique pour l’organisme, et le caractère « démo­
niaque de la contrainte de répétition ». Il est ainsi conduit à une digression
philosophique.
Après diverses considérations sur le Reivschutz (la tendance de l’organisme à
se protéger contre une stimulation excessive), Freud propose une nouvelle défi­
nition des pulsions. Celles-ci ne sont pas promoteurs de progrès, elles ne favori­
sent pas le développement de l’individu et de l’espèce mais ont une visée pure­
ment conservatrice, tendant à rétablir les conditions antérieures. Dans une ligne

381. Sigmund Freud, « Trauer und Mélancolie », Internationale Zeitschrift fur Psychoa­
nalyse, IV (1916-1917), p. 288-301. Standard Edition, XIV, p. 243-258. Trad. franç. : « Deuil
et mélancolie », ibid.
382. Sigmund Freud, Jenseits des Lustprinzips, Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer
Verlag, 1920. Standard Edition, XIV, p. 7-64. Trad. franç. : « Au-delà du principe du plaisir »,
in Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 7-85.
Sigmund Freud et la psychanalyse 549

très fechnérienne, Freud va jusqu’à dire que l’évolution des organismes est le
reflet de l’histoire évolutive de la terre et de ses rapports avec le soleil. Il propose
maintenant, à titre d’hypothèse, une nouvelle classification dualiste des pul­
sions : Eros (regroupant toutes les formes de pulsions libidinales) et la pulsion de
mort (que les disciples de Freud appelleront bientôt Thanatos). En présentant ce
système dualiste, Freud semble postuler que la pulsion de mort est la plus fon­
damentale. Comme Schopenhauer, Freud proclame maintenant que « le but de la
vie, c’est la mort », que l’instinct de conservation lui-même n’est qu’un aspect de
l’instinct de mort parce qu’il protège contre la mort accidentelle, extérieure, pour
conduire l’individu à la mort due à des causes internes. Eros est maintenant bien
plus qu’un instinct sexuel, il se retrouve dans chaque cellule vivante, poussant la
substance vivante à se constituer en organismes de plus en plus complexes, ce qui
revient à retarder la mort par une fuite en avant. La pulsion de mort correspond à
la tendance de la substance vivante à se dissoudre et à retourner à l’état de
matière inanimée. Ces deux pulsions sont inséparables et la vie n’est qu’un
compromis entre Eros et Thanatos, jusqu’à ce que ce dernier finisse par l’empor­
ter. Freud exprime l’espoir que le progrès de la biologie permettra un jour de for­
muler ces spéculations en termes rigoureusement scientifiques. En attendant, il
lui faut reformuler une bonne partie de ses conceptions cliniques. Pendant des
années, il avait proclamé le primat de la libido, et, en 1908, il avait rejeté l’idée
adlérienne d’un instinct d’agressivité autonome. Dans son premier article de
métapsychologie, en 1915, il avait pourtant attribué l’origine de la haine à des
pulsions non libidinales du moi, lui accordant même la priorité sur l’amour.
Maintenant ses nouvelles théories l’obligent à admettre un masochisme primaire,
qui n’est pas seulement le sadisme tourné contre soi-même, et dans ses écrits
ultérieurs il attribuera de plus en plus d’importance aux pulsions agressives et
destructrices. Il semble maintenant mettre l’accent sur ces pulsions comme il
l’avait mis auparavant sur la libido.

Les théories exprimées dans « Au-delà du principe de plaisir » n’étaient pas


toutes aussi nouvelles que semblaient le croire certains disciples de Freud. Il
revenait à son goût pour la spéculation, goût qu’il avait satisfait en 1895 en rédi­
geant son « Esquisse d’une psychologie scientifique », et il revenait aussi à Fech­
ner qui avait inspiré ses premières spéculations. Au début d’« Au-delà du prin­
cipe de plaisir », Freud établit une relation entre le principe de plaisir-déplaisir et
le principe de constance de Fechner383. Ainsi qu’il le fait remarquer « le principe
de constance n’est qu’un cas particulier d’un principe plus général de Fechner,
celui de la tendance à la stabilité ». Fechner distinguait trois formes de stabilité :
la stabilité absolue (impliquant l’immobilité permanente des parties d’un tout), la
stabilité complète (les parties du tout sont animées de mouvements tellement
réguliers que chaque partie du tout revient à la même place à intervalles régu­
liers) et la « stabilité approximative » (tendance plus ou moins imparfaite à
retrouver la même place à intervalles réguliers, comme c’est le cas des mouve­
ments du cœur et d’autres activités physiologiques rythmiques). Il semble bien

383. Le principe freudien du plaisir-déplaisir et de sa fonction économique est « fondamen­


talement identique » au concept de Fechner, déclare Ludwig Binswanger (Erinnemngen an
Sigmund Freud, Berne, Francke, 1956).
550 Histoire de la découverte de l’inconscient

que cette systématisation de Fechner inspira à Freud un cadre semblable pour y


insérer ses idées. Au principe de plaisir-déplaisir il adjoignit la pulsion de mort
(retour à la stabilité complète de Fechner), et la contrainte de répétition, à titre
d’intermédiaire entre la stabilité approximative et la stabilité absolue.
La notion de contrainte de répétition représentait, du point de vue clinique, l’ap­
port le plus original d’« Au-delà du principe de plaisir », bien qu’elle ait déjà été
exprimée par d’autres auteurs. Tarde avait décrit la propension du criminel à
revivre son crime en imagination, à revenir sur le lieu de son crime et à le répéter,
comme exemple particulier d’une tendance plus générale à répéter, consciem­
ment ou non, des actes et des situations faisant partie de notre propre histoire384.
La notion freudienne de pulsion de mort avait eu, elle aussi, bien des précur­
seurs. Parmi les romantiques, von Schubert l’avait clairement exprimée, essen­
tiellement sous la forme du désir de mourir qui survient normalement dans la der­
nière partie de la vie385386
. Plus proche de l’idée de Freud, Novalis proclamait que
« la vie est faite pour la mort » et que « la maladie se caractérise par l’instinct
d’autodestruction »38<s. Il voyait le contraire de l’instinct de mort dans l’instinct
d’organisation dont les expressions les plus hautes étaient le langage humain, la
culture et la philosophie. A la fin du XIXe siècle, le psychiatre russe Tokarsky
avait composé Un essai philosophique sur la mort où, à la façon des anciens stoï­
ciens, il purifiait l’idée de mort des divers sentiments et images qui s’y trouvaient
associés, jusqu’à ce qu’elle n’ait plus rien d’effrayant387. Il citait un centenaire
disant qu’en arrivant à un certain âge l’homme éprouvait un besoin de mourir,
tout aussi naturel que le besoin de dormir. Un autre Russe, Metchnikoff, affirmait
l’existence d’une sorte d’instinct de mourir388. Allant plus loin, il soupçonnait le
désir de mort d’être un sentiment particulièrement agréable dont la plupart des
hommes toutefois ne faisaient pas l’expérience, soit parce qu’ils mouraient pré­
cocement, soit en raison des maladies de la vieillesse. Ces deux auteurs russes ne
voyaient toutefois dans l’instinct de mort qu’un simple désir de mourir, tandis
que l’idée d’instincts destructeurs et autodestructeurs était bien plus répandue au
XIXe siècle. Elle s’insérait dans une tradition remontant à Hobbes et popularisée
par Darwin, les darwiniens sociaux, Lombroso et Nietzsche. Fechner avait publié
un curieux petit essai dans lequel il exprimait le paradoxe que le principe de des­
truction était plus fondamental que celui de création389. Au commencement était
la destruction ; puis la destruction se mit à se détruire elle-même, et ce fut la créa­
tion. Les psychanalystes eux-mêmes avaient à l’occasion exprimé l’idée d’un
principe de mort. Sabina Spielrein avait écrit un article sur « La destruction

384. Gabriel Tarde, Philosophie pénale, Lyon, Storck, 1890.


385. Voir chap. iv, p. 235-236.
386. Novalis, Fragmente über Ethisches, Philosophisches und Wissenschaftliches, in
Sammtliche Werke, éd. par Karl Meissner, m (1898), p. 292,168,219.
387. A. Tokarsky, Voprosi Filosofii i Psychologii, Vin, Moskva (1897), p. 931-978. L’au­
teur remercie le professeur Schipkowensky, de Sofia, d’avoir bien voulu lire ce texte et de lui
en avoir envoyé un résumé.
388. Elie Metchnikoff, Études sur la nature humaine. Essai de philosophie optimiste, 3'
éd., Paris, Masson, 1905, p. 343-373.
389. G.T. Fechner, « Vier Paradoxa », in Kleine Schriften von Dr. Mises, Leipzig, Breit-
kopf und Hartel, 1875.
Sigmund Freud et la psychanalyse 551

comme cause du devenir »390. Moxon voyait dans la théorie de Rank, qui veut
que tout homme aspire à retourner dans le sein de sa mère, une anticipation du
concept freudien de pulsion de mort391.
Les couples classiques de contraires étaient Eros-Neikos (Amour-Discorde) et
Bios-Thanatos (Vie-Mort), et non Eros-Thanatos, bien qu’un écrivain autrichien,
Schaukal, ait publié une série de cinq nouvelles de caractère passablement
lugubre sous ce titre392. Freud présenta d’abord ces idées à titre d’hypothèses,
mais ses écrits ultérieurs montrèrent qu’il y croyait fermement. Tout processus
psychologique associe, selon lui, deux processus opposés, Eros, qui est la ten­
dance à constituer une unité plus vaste, et la pulsion de mort qui agit en sens
contraire. Cette dernière conception était très proche de la définition de l’évolu­
tion et de la dissolution donnée par Spencer. Freud fut ainsi conduit une fois de
plus à réinterpréter ses théories concernant les différents états cliniques. C’est
ainsi, par exemple, qu’il interprétait maintenant la mélancolie comme une dés-
intrication entre la libido et la pulsion de mort.
Le concept freudien de pulsion de mort se heurta à des résistances, même de la
part des psychanalystes les plus fidèles. Brun, en Suisse, objecta que la notion de
pulsion de mort n’avait aucun support biologique. La mort, dit-il, est la finis (la
cessation), mais non le telos (le but final) de la vie. Les psychanalystes qui, tel
Karl Menninger, recourent au dualisme pulsionnel, se situent dans une perspec­
tive empirique et clinique plutôt que biologique393. En fait, ainsi que l’a montré
Mechler, le concept freudien de pulsion de mort se comprend mieux sur l’arrière-
fond des réflexions sur la mort de plusieurs de ses contemporains les plus émi­
nents : biologistes, psychologues et philosophes existentialistes394.
Alors que les idées exprimées dans « Au-delà du principe de plaisir » furent
accueillies par les psychanalystes avec des sentiments mêlés, celles qui furent
présentées trois ans plus tard dans « Le moi et le ça » connurent un vif succès,
bien qu’elles aient impliqué de profondes modifications dans la théorie psycha­
nalytique395. Pendant des années, la psychanalyse s’était définie comme une psy­
chologie des profondeurs, centrée essentiellement sur l’inconscient et son
influence sur la vie consciente. Freud avait distingué trois niveaux dans la vie
psychique : le conscient, le préconscient et l’inconscient, le premier se trouvant
implicitement identifié au moi. Mais Freud se rendit compte que son cadre
conceptuel était devenu inadéquat. Il considéra maintenant la vie mentale comme
résultant de l’interaction de trois « instances » psychiques, le moi, le ça et le sur-
moi. Le moi se définissait comme « l’organisation coordonnée des processus
mentaux chez un individu ». Il comportait un élément conscient et un élément

390. Sabina Spielrein, « Die Destruktion als Ursache des Werdens », Jahrbuch fur psy-
choanalystische undpsychopathologische Forschungen, IV (1912), p. 464-503.
391. Cavendish Moxon, « Freud’s Death Instinct and Ranks Libido Theory », Psychoana-
lytic Review, XIH (1926), p. 294-303.
392. Richard Schaukal, Eros Thanatos, Novellen, Vienne et Leipzig, Wiener Verlag, 1906.
393. Karl Menninger, Man Against Himself, New York, Harcourt and Brace, 1938.
394. Achim Mechler, « Der Tod als Thema der neueren medizinischen Literatur », Jahr­
buch fur Psychologie und Psychothérapie, III, n’ 4 (1955), p. 371-382.
395. Sigmund Freud, Das Ich und das Es, Vienne, Intemationaler psychoanalytischer Ver­
lag, 1923. Standard Edition, XIX, p. 12-66. Trad. franç. : « Le moi et le ça », in Essais de
psychanalyse, op. cit., p. 177-234.
552 Histoire de la découverte de l’inconscient

inconscient. Relevaient du moi conscient la perception et les mouvements volon­


taires, du moi inconscient la censure des rêves et le processus du refoulement. Le
langage était une fonction du moi ; le contenu de l’inconscient devenait précons­
cient par l’intermédiaire du langage.
Le ça n’était pas très différent de ce que Freud avait initialement décrit sous le
nom d’inconscient : c’était le lieu des matériaux refoulés et des pulsions, aux­
quels s’étaient ajoutés les fantasmes inconscients et les sentiments inconscients,
en particulier les sentiments de culpabilité. Le mot « inconscient », utilisé dé­
sormais comme adjectif, qualifiait non seulement le ça mais aussi certains aspects
du moi et du surmoi. Le terme « ça » (das Es) se trouvait déjà chez Nietzsche,
mais Freud reconnaît l’avoir emprunté au Livre du Ça de Georg Groddeck396,
admirateur de la psychanalyse.
La partie la plus neuve, dans « Le moi et le ça », est celle qui est consacrée à
la troisième instance, le surmoi, bien que Freud ait déjà traité de certains de ses
aspects sous le nom d’idéal du moi. Le surmoi est l’instance vigilante qui juge et
qui punit, à l’origine des sentiments sociaux et religieux. Il a lui-même sa source
dans les configurations antérieures du moi de l’individu, configurations dépas­
sées depuis lors. Il provient surtout de l’introjection de l’image du père qui est un
des aspects de la résolution du complexe d’Œdipe.
L’édification du surmoi chez un individu dépend ainsi de la façon dont il a
résolu son complexe d’Œdipe. Par ailleurs, l’énergie du surmoi lui vient du ça,
d’où son caractère souvent cruel, sadique. Cette nouvelle conception rend
compte du rôle des sentiments de culpabilité névrotiques dans les obsessions, la
mélancolie, l’hystérie et la criminalité. La psychanalyse et la criminologie déve­
loppèrent ultérieurement les idées d’autopunition et de criminalité par sentiments
de culpabilité.
Freud conclut que « le ça est parfaitement amoral, le moi tend à être moral,
tandis que le surmoi peut se montrer hypermoral et cruel comme seul peut l’être
le ça ».
Il résulte de ces nouvelles théories que le moi passe désormais au premier plan
en psychanalyse, en particulier en tant que siège de l’angoisse : angoisse de la
réalité, c’est-à-dire peur en face de la réalité, angoisse instinctuelle issue des
pressions du ça, et angoisse de culpabilité issue des pressions du surmoi. Freud
conclut son étude par une description de l’état pitoyable du moi, soumis aux pres­
sions de ses trois maîtres. Il est clair que le souci fondamental de la psychothé­
rapie sera désormais de soulager le moi en réduisant ces pressions et en l’aidant
à revenir plus rigoureux.
Bon nombre de contemporains de Freud restèrent perplexes devant cette théo­
rie de la structure psychologique fondée sur ces trois entités, le moi, le ça et le
surmoi, bien que cette théorie n’ait rien eu de révolutionnaire. Ainsi que nous
l’avons indiqué, la notion de ça se trouvait déjà chez les romantiques, et le surmoi
remonte manifestement à Nietzsche, en particulier dans sa Généalogie de la
morale. Définir le moi comme l’organisation coordinatrice des processus men­
taux n’est pas sans rappeler la fonction de synthèse de Janet, et la force du moi ne
diffère pas beaucoup de sa tension psychologique. Le moi n’est qu’un ancien

396. Georg Groddeck, Das Buch vom Es, Psychoanalytische Briefe an eine Freundin,
Vienne, Internationale Psychoanalytischer Verlag, 1923.
Sigmund Freud et la psychanalyse 553

concept philosophique habillé d’un revêtement psychologique nouveau. La défi­


nition du moi de Nacht, comme « l’entité qui permet à l’individu de prendre
conscience de sa propre existence et de celle du monde extérieur », est presque
identique à celle que Fichte avait formulée en termes philosophiques397.
En 1926, Freud publia Inhibition, symptôme et angoisse, le plus
difficile de ses ouvrages, de l’avis de certains psychanalystes. Freud y redéfinit
l’inhibition comme une limitation des fonctions du moi, l’angoisse comme un
état émotionnel pénible accompagné de processus de décharge (l’un et l’autre
étant perçus par l’individu). L’angoisse n’est plus un symptôme, mais une condi­
tion nécessaire pour que puissent apparaître les symptômes. Ainsi qu’il l’avait
déjà indiqué dans « Le moi et le ça », le moi seul est le siège de l’angoisse. L’an­
goisse peut naître en deux circonstances : soit quand les barrières protectrices du
moi sont débordées, soit à titre de signal d’alarme face à un danger en prove­
nance des instincts contre lequel le moi réagira en recourant à diverses formes de
défense (Abwehr). Le refoulement n’est plus maintenant que l’un de ces moyens
de défense, les autres étant la formation réactionnelle, l’isolation et l’annulation
rétrospective. Le refoulement est caractéristique de l’hystérie, les trois autres des
névroses obsessionnelles-compulsives. Dans cette nouvelle théorie, le refoule­
ment n’est plus source d’angoisse : c’est au contraire l’angoisse qui suscite le
refoulement et les autres mécanismes de défense.
Inhibition, symptôme et angoisse marqua un nouveau tournant dans les théo­
ries de Freud, et une évolution de la métapsychologie à la psychanalyse du moi.
On peut voir dans cet opuscule, au moins en partie, une réfutation de la théorie de
Rank qui voulait que toute angoisse ait sa source dans le traumatisme de la nais­
sance. En accordant une importance accrue au moi, Freud se rapproche de Janet
(ainsi, par exemple, sa notion de mécanisme d’isolation dans les névroses
compulsives) et d’Adler (la formation réactionnelle comme forme de compen­
sation). Les nouvelles théories de l’angoisse de Freud présentent aussi des ana­
logies avec celles proposées par Heinrich Neumann en 1859398.
Conséquence de ces nouvelles théories, le centre de gravité de la thérapie freu­
dienne passa de l’analyse des forces instinctuelles à celle du moi, du refoulé au
refoulant. L’analyse des défenses devait nécessairement faire apparaître l’an­
goisse, et la tâche de l’analyse devait être, désormais, de dissiper l’angoisse tout
en affermissant le moi pour qu’il puisse affronter la réalité et surmonter la
contrainte des instincts et du surmoi.
Anna Freud fera un pas de plus vers la psychanalyse du moi avec son livre, Le
Moi et les mécanismes de défense, où elle décrit divers mécanismes de défense
d’un point de vue théorique et pratique399. Freud lui-même avait redéfini le moi
comme un système de fonctions (affrontement de la réalité, maîtrise des instincts
et intégration des trois « instances » de la personnalité) ; ce système agissait de
par sa propre énergie, une libido désexualisée. Dans ses derniers ouvrages, Freud
allait insister sur les aspects biologiques du moi, en lui attribuant des caractéris­

397. Sacha Nacht, cité de mémoire. A la demande de l’auteur, le docteur Nacht répondit
qu’il se rappelait avoir donné cette définition, mais n’en trouvait pas lui-même la référence.
398. Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 2' éd. revue, 1968.
399. Anna Freud, Le Moi et les mécanismes de défense, Paris, PUF.
554 Histoire de la découverte de l’inconscient

tiques innées et en faisant de l’instinct de conservation une de ses fonctions


essentielles400.
Le dernier pas vers la psychanalyse moderne du moi devait être franchi avec la
célèbre monographie de Heinz Hartmann, en 1939, qui met au premier plan l’au­
tonomie du moi et sa fonction d’adaptation. Ce travail devait inspirer toute une
génération de psychanalystes. L’œuvre de Freud était achevée401.

L’œuvre de Freud
VII — La technique psychanalytique

La mise au point, par Freud, d’une nouvelle méthode psychothérapique est


l’aboutissement d’un long processus qui parcourut une série de métamorphoses,
depuis ses premiers essais jusqu’à la fin de sa vie, et fut prolongé par ses disciples
après sa mort.
Nous ne savons pas de façon certaine comment Freud traita ses premiers
névrosés. Il se peut qu’il ait fait appel à cette approche non systématique et intui­
tive dont usaient traditionnellement les médecins qui savaient comprendre les
problèmes de leurs malades et les aider de leur soutien et de leurs conseils. Freud
avait probablement bénéficié des enseignements de Moritz Benedikt sur l’impor­
tance de la « seconde vie » (rêveries diurnes, désirs étouffés, ambitions) et du
secret pathogène ; on sait aussi qu’il appliqua la technique de la suggestion hyp­
notique de Bernheim.
La première description d’une psychothérapie effectuée par Freud remonte à
sa contribution aux Études sur l’hystérie, en 1895. A ce stade, il s’agissait d’une
adaptation du traitement cathartique de Breuer, très proche de la façon de pro­
céder de Janet. S’inspirant probablement de la méthode de Weir Mitchell, Freud
recourait à titre d’adjuvant à la relaxation physique (ce qui devait aboutir au
divan psychanalytique). Étant donné la difficulté qu’il rencontrait à hypnotiser
ses propres malades, et se souvenant que Bernheim était capable, dans l’état d’am­
nésie post-hypnotique, d’amener le sujet à se rappeler ce qui s’était passé sous
hypnose, il demanda à ses malades de fermer les yeux et de se concentrer. Tout
en posant sa main sur le front de ses malades, il leur assurait que le souvenir
oublié allait revenir. Parfois ce souvenir apparaissait directement, d’autres fois il
surgissait à travers des chaînes d’associations. Freud nota aussi la recrudescence
des symptômes névrotiques à mesure qu’on se rapprochait du noyau pathogène.
C’est à cette époque que Freud définit pour la première fois les notions de
« résistance » et de « transfert ». Freud notait dans certains cas un ralentissement
ou un arrêt des libres associations. Il appela ce phénomène résistance et s’attacha

400. Heinz Hartmann, « The Development of the Ego Concept in Freud’s Work », Inter­
national Journal of Psychoanalysis, XXXVII (1956), p. 425-438.
401. Heinz Hartmann, « Ich-Psychologie und Anpassungsproblem », Internationale Zeits­
chrift fur Psychoanalyse, XXIV (1939), p. 62-135.
Sigmund Freud et la psychanalyse 555

à l’analyser402. Il voyait dans la résistance l’effet soit de causes intérieures (dues


à la nature du matériel qui surgissait à la mémoire), soit de causes externes qui sé
rapportaient sous une forme ou sous une autre au thérapeute. Parfois le malade se
sentait négligé par son médecin et une simple explication pouvait suffire à réta­
blir le courant. D’autres fois, le patient avait peur de tomber sous la domination
du médecin. Parfois aussi, il transférait des souvenirs pénibles sur le médecin : la
tâche de ce dernier consistait alors à lui faire prendre conscience de cette résis­
tance et à en découvrir l’origine dans l’histoire de sa vie.
Cinq années plus tard, en 1900, L'Interprétation des rêves fournit une méthode
pratique d’interprétation des rêves utilisable en psychothérapie.
Un exposé de la méthode psychanalytique de Freud, rédigé en 1904 à la
demande de Lowenfeld, montre les transformations qu’elle avait subies dans les
dix années précédentes403. Le patient était toujours étendu sur un divan, mais le
thérapeute était maintenant assis en dehors de son champ de vision. Le malade ne
fermait plus les yeux et Freud ne lui posait plus la main sur le front. La méthode
des associations libres obéissait à une règle fondamentale : le malade devait dire
tout ce qui lui passait par l’esprit, quelque absurde, immoral ou pénible que cela
puisse lui paraître. Freud expliquait comment il analysait la résistance à travers
les lacunes et les distorsions repérées dans le matériel obtenu. La nouvelle tech­
nique d’interprétation utilisait comme matériel non seulement les associations
libres et la résistance, mais les actes manqués, les actes symptomatiques et les
rêves. Freud rejetait maintenant le recours à l’hypnose et disait que la technique
psychanalytique était plus simple que ce que le lecteur pourrait croire sur la foi
d’une description écrite.
L’année suivante, en 1905, Freud montra, à propos du cas de Dora, comment
l’interprétation des rêves pouvait être utilisée dans un but psychothérapique. Il
redéfinissait le transfert comme une reviviscence inconsciente d’événements
vécus où le thérapeute prend la place d’un des participants. Le transfert, autrefois
le plus grand obstacle à la cure, devenait maintenant l’instrument thérapeutique
le plus puissant aux mains d’un thérapeute habile.
En 1910, Freud attira l’attention sur le contre-transfert, c’est-à-dire sur les sen­
timents irrationnels du thérapeute à l’égard de son patient404. Dans sa brochure
sur « L’analyse sauvage », Freud se départit de l’opinion exprimée en 1904, affir­
mant maintenant que l’étude de la psychanalyse était extrêmement difficile, et
qu’en raison des dangers présentés par « l’analyse sauvage », il fallait instituer

402. Le ralentissement ou l’arrêt des associations pourraient s’expliquer de bien des façons.
Les attribuer à la résistance intérieure du patient et attribuer à son tour cette résistance au refou­
lement, telle est la double hypothèse de Freud, ainsi que l’a montré Rudolf Allers. (This Suc-
cessful Error; A Critical Study of Freudian Psychoanalysis, New York, Sheed and Ward,
1940, chap. L)
403. Sigmund Freud, « Die Freudsche psychoanalytische Méthode », in Loewenfeld, Die
psychischen Zwangsercheinungen, Wiesbaden, Bergmann, 1904, p. 545-551. Standard Edi­
tion, VII, p. 249-254.
404. Sigmund Freud, « Die zukünftigen Chancen der psychoanalytischen Thérapie », Zen­
tralblatt fiir Psychoanalyse, I (1910), p. 1-9. Standard Edition, XI, p. 141-152.
556 Histoire de la découverte de l’inconscient

une organisation destinée à enseigner l’analyse et à juger des qualifications des


analystes405.
En 1912, Freud spécifia qu’il n’était pas nécessaire d’interpréter tous les rêves
du patient. Beaucoup ne requièrent pas une interprétation complète et souvent
point n’est besoin d’interprétation406. Dans un article ultérieur, Freud distingue
un transfert négatif et un transfert positif, ajoutant qu’il existe également des
formes mixtes (ambivalentes) çt que le transfert représente un phénomène géné­
ral de la vie humaine407. Dans un troisième article, il introduit le principe de l’at­
tention librement flottante : l’analyste, au lieu de trop se concentrer sur les propos
du patient, devrait plutôt se fier à sa « mémoire inconsciente ». Inutile de prendre
des notes abondantes : qu’il se contente d’enregistrer les dates, les faits impor­
tants et les textes des rêves408. Qu’il s’abstienne de spéculer sur les causes et la
structure du cas avant que l’analyse ne soit suffisamment avancée : « Qu’il aille
de l’avant sans intention définie», conseille-t-il. L’analyste devrait prendre
modèle sur le chirurgien pour ce qui est de la froideur affective à l’égard du
patient. Il doit chercher à agir comme un miroir, réfléchissant au malade ce que
celui-ci apporte à l’analyste ; il faut donc que l’analyste demeure opaque pour le
patient. L’analyste devrait s’abstenir d’exiger du patient un effort intellectuel
particulier (comme de se concentrer sur une certaine période de sa vie) ou de
chercher à diriger son processus de sublimation. Freud proclamait la nécessité
pour le psychanalyste d’avoir passé par une analyse didactique.
En 1914, Freud expliquait que, dans la situation de transfert, tous les symp­
tômes voient leur signification antérieure remplacée par une signification nou­
velle dans le cadre de la névrose de transfert qui, elle, est susceptible d’être gué­
rie409. La névrose de transfert est une maladie artificielle, intermédiaire entre la
maladie et la vie réelle, une transition entre la névrose et la santé. Il convient ainsi
d’analyser non seulement les propos du patient, mais aussi son comportement, et,
une fois leur interprétation proposée au patient, on peut espérer qu’il utilisera
cette nouvelle conscience qu’il aura prise de lui-même. Freud ajouta en 1915
qu’en présence d’une femme manifestant un amour de transfert, le rôle de l’ana­
lyste consistait à lui faire prendre conscience que ce prétendu amour n’était
qu’une forme de résistance410.
En 1919, Frçud mit en garde les analystes contre le danger de faire fausse
route411. Il désavouait l’innovation de Ferenczi prescrivant un rôle actif à l’ana­

405. Sigmund Freud, « Über wilde Psychoanalyse », Zentralblatt fiir Psychoanalyse, I


(1910), p. 91-95. Standard Edition, XI, p. 221-227.
406. Sigmund Freud, « Die Handhabung der Traumdeutung in der Psychoanalyse », Zen­
tralblattfiir Psychoanalyse, Il (1911), p. 109-113. Standard Edition, XII, p. 91-96.
407. Sigmund Freud, « Zur Dynamik der Übertragung », Zentralblattfiir Psychoanalyse, Il
(1912), p. 167-173. Standard Edition, XII, p. 99-108.
408. Sigmund Freud, « Ratschlâge für den Arzt bei der psychoanalytischen Behandlung »,
Zentralblattfiir Psychoanalyse, Il (1912), p. 483-489. Standard Edition, XII, p. 111-120.
409. Sigmund Freud, « Erinnem, Wiederholen und Durcharbeiten », Internationale Zeits­
chrift fiir Psychoanalyse, Il (1914), p. 485-491. Standard Edition, XII, p. 147-156.
410. Sigmund Freud, « Bemerkungen über die Übertragunsliebe », Internationale
Zeitschrift fiir Psychoanalyse, in (1915), p. 1-11. Standard Edition, XII, p. 159-171.
411. Sigmund Freud, « Wege der psychoanalytischen Thérapie », Internationale Zeitschrift
fiir Psychoanalyse, V (1919), p. 61-68. Standard Edition, XVII, p. 159-168.
Sigmund Freud et la psychanalyse 557

lyste, et il s’élevait aussi contre l’idée que l’analyste pourrait satisfaire les
besoins affectifs du patient : l’analyse doit se dérouler dans une atmosphère
d’austérité. Freud n’admet pas non plus qu’une psychanalyse doive être complé­
tée par une psychosynthèse, ni qu’elle doive s’occuper de religion ou de philo­
sophie et entreprendre l’éducation du patient. Freud se souciait néanmoins de F ap­
plication ultérieure de la psychanalyse aux plus défavorisés : dans cette
éventualité, il pensait que la psychanalyse devrait recourir, à titre complémen­
taire, à l’hypnose.
Dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud réinterpréta la signification du
transfert, y voyant maintenant la manifestation de la contrainte de répétition. La
notion d’instinct de mort et les nouvelles théories qui devaient bientôt suivre
entraînaient de profondes transformations dans les techniques psychanalytiques,
et les promoteurs de la psychanalyse du moi en introduisirent encore d’autres. Le
travail analytique ne se concentrait plus sur l’exploration directe de l’inconscient,
mais sur celle des défenses du moi. Le moi ressent les pulsions inconscientes
comme des menaces, d’où l’angoisse et l’établissement par le moi de tout un sys­
tème de défenses destiné à le protéger. La tâche de l’analyste consiste dès lors à
mettre prudemment ces défenses à nu et à dissiper, au moins en partie, l’angoisse
sous-jacente (Freud reconnaît maintenant que l’angoisse ne peut être extirpée
complètement). Le thérapeute analyse le caractère anachronique ou inapproprié
de ces défenses, ainsi que leurs relations avec les symptômes névrotiques. Il
enseigne au patient à recourir à des défenses plus adéquates permettant un meil­
leur ajustement.
Dans les dernières publications de Freud, on remarque un ton presque pessi­
miste. Il prévoyait que l’avenir accorderait plus d’importance à la psychanalyse
comme science que comme méthode thérapeutique. Dans « Analyse terminée et
analyse interminable », Freud reconnaît que certaines cures psychanalytiques
doivent être reprises après quelques années, et qu’elles pourront même se pour­
suivre, bien que de façon intermittente, toute la vie412. Les espoirs thérapeutiques
sont limités par des facteurs biologiques, par la force constitutionnelle des ins­
tincts, par la faiblesse du moi, et tout particulièrement par l’instinct de mort. Les
cas les moins accessibles à la psychanalyse sont ceux où domine, chez la femme,
le désir du pénis, et ceux où l’homme adopte une attitude féminine à l’égard de
son propre sexe. Dans son ouvrage posthume, Abrégé de psychanalyse, Freud
ajoute à ces facteurs négatifs l’inertie psychique, la « viscosité » de la libido et la
faible capacité de sublimation413. Il estimait que le résultat final du traitement
dépendait de la proportion existant entre la somme des forces que l’analyste et le
patient se montraient capables de mobiliser à leur profit, et la somme des forces
négatives qui travaillaient contre eux.

412. Sigmund Freud, « Die endliche und die unendliche Analyse », Internationale Zeits­
chrift fur Psychoanalyse, XXIII (1937), p. 209-240. Standard Edition, XXIII, p. 216-253.
Trad. franç. « Analyse terminée et analyse interminable », Théraplix 1970 (non
commercialisé).
413. Sigmund Freud « Abriss der Psychoanalyse », Internationale Zeitschriftfur Psychoa­
nalyse, XXV (1940), p. 7-67. Standard Edition, XXIII, p. 144-207. Abrégé de psychanalyse,
Paris, PUF, 6e éd., 1970.
558 Histoire de la découverte de l’inconscient

La meilleure façon d’apprécier la nouveauté et l’originalité des méthodes psy­


chanalytiques de Freud consiste à faire ressortir les différences qu’elles entretien­
nent avec les méthodes antérieures dont il était parti.
Freud ne fut pas le premier thérapeute à consacrer un temps considérable à ses
malades, à leur permettre de s’exprimer dans un climat de confiance, à écouter
leurs doléances, à enregistrer toute l’histoire de leur vie et à prendre en considé­
ration les causes affectives de la maladie. Janet, Bleuler et bien d’autres avant
eux l’avaient déjà fait : c’était une condition à la recherche de toute nouvelle
méthode thérapeutique. Mais la psychanalyse peut être considérée comme étant,
à l’origine, une modification des techniques de l’hypnotisme qui existaient avant
elle.
L’hypnotiseur, assis sur une chaise, faisait face au sujet, assis sur une autre
chaise, et lui enseignait comment parvenir au sommeil hypnotique. Le patient
manifestait plus ou moins de résistance, mais, dans les cas favorables, tombait
dans l’hypnose. Ces séances se répétaient, souvent quotidiennement, jusqu’à ce
que le patient apprenne à tomber rapidement dans le sommeil hypnotique. La
cure hypnotique proprement dite pouvait alors durer des semaines ou des mois.
L’hypnose faisait surgir des capacités insoupçonnées et des souvenirs depuis
longtemps enfouis ; le sujet en arrivait à jouer de nouveaux rôles et l’hypnotiseur
pouvait faire régresser le patient à des périodes antérieures de sa vie. Mais le sujet
opposait souvent une résistance aux interventions de l’hypnotiseur. Au cours du
traitement hypnotique, un rapport singulier s’établissait entre le sujet et son hyp­
notiseur. Bien des auteurs avaient mis en garde contre la composante fortement
érotique de ce rapport et contre le danger que le patient tombe dans un état tel
qu’il ferait de la terminaison de la cure hypnotique une entreprise délicate.
Dans la technique psychanalytique, le sujet s’étend sur un divan et le théra­
peute s’assied derrière lui de façon à voir le patient sans être vu de lui. L’analyste
lui explique la règle fondamentale qui consiste à dire tout ce qui lui traverse l’es­
prit. Cette règle est évidemment difficile à observer et le patient aura à surmonter
des résistances qui, même dans les cas les plus favorables, ne disparaîtront jamais
complètement. Au bout de quelques semaines, cependant, le patient apprend à
surmonter sa résistance, et il prend même plaisir à parler ainsi au hasard du fil de
ses pensées. Bientôt commence un relâchement des associations, et, au lieu de
suivre un enchaînement d’idées, le sujet passe sans transition d’une idée à une
autre. A mesure que l’analyse progresse, surgit un nombre croissant de souvenirs
remontant à la plus lointaine enfance, entrecoupés de souvenirs de rêves et de
fantasmes ; en même temps, le sujet se fait une image étrangement déformée de
l’analyste. L’analyste propose des interprétations que le sujet peut accepter ou
non. Tandis que dans l’hypnose la résistance est considérée comme un obstacle
gênant, dans la psychanalyse elle devient un phénomène central, susceptible
d’être analysé. Ce que l’hypnotiseur appelait « rapport », l’analyste le qualifie de
« transfert », et il y voit une reviviscence d’attitudes anciennes à l’égard des
parents, attitudes appelant elles-mêmes une analyse. Le lent développement de la
névrose de transfert et sa résolution ultérieure représentent les instruments essen­
tiels de la technique psychanalytique.
Ces différences peuvent se résumer ainsi :
Sigmund Freud et la psychanalyse 559

Hypnotisme Psychanalyse

Disposition : Le patient est assis face à Le patient est étendu. L’analyste est
l’hypnotiseur. assis derrière le patient, voyant sans
être vu.

Instructions préliminaires : Comment La règle fondamentale de la


faire pour parvenir à l’hypnose. psychanalyse.

Première semaine : Le sujet apprend à Le patient surmonte son aversion à


se laisser hypnotiser. l’égard de la règle fondamentale.
Semaines ou mois suivants : Émer­ ... ou années : Relâchement du proces­
gence de capacités insoupçonnées, de sus d’association, souvenirs et fan­
nouveaux rôles, de souvenirs latents. tasmes fragmentaires, image déformée
de l’analyste.
Régression hypnotique. Régression psychanalytique aux
stades préœdipiens.
Suggestions hypnotiques (primitive­ Interprétations proposées au sujet qui
ment « marchandage », du temps des est libre de les accepter ou non.
magnétiseurs).
Résistance, élément perturbateur. Résistance, élément à analyser
thérapeutiquement.
Rapport, souvent utilisé comme ins­ Transfert, utilisé et analysé comme
trument thérapeutique. instrument thérapeutique.
Risque de dépendance hypnotique ren­ Cure achevée par la résolution de la
dant difficile l’achèvement de la cure. névrose de transfert.

Certains aspects de la technique psychanalytique se comprennent peut-être


mieux dans le cadre de ce que les neurologues écrivaient à la fin du XIXe siècle sur
« l’ingéniosité diabolique » des hystériques, habiles à tromper leur thérapeute et
à le faire entrer dans leur jeu. On dirait que toutes les règles de la technique freu­
dienne visent à déjouer les ruses de ces patients. La disposition particulière (le
psychanalyste voyant sans être vu) prive le patient d’un auditoire et de la satis­
faction d’observer les réactions du thérapeute. La règle fondamentale, jointe à
l’attitude neutre de l’analyste, empêche le patient de déformer les dires de l’ana­
lyste et met celui-ci dans la position de parents avisés qui ne prennent pas garde
aux sottises proférées par un petit enfant. La règle qui veut que tous les rendez-
vous soient payés à l’avance, que le malade soit venu ou non, empêche le patient
de « punir » le thérapeute par son absence ou le non-paiement des honoraires.
L’analyse du transfert tel qu’il se présente déjoue la visée cachée, mais toujours
présente, de l’hystérique : séduire le thérapeute. Pour la même raison, toute
liberté est accordée à la verbalisation, mais tout passage à l’acte est interdit, de
même que tout contact avec le thérapeute en dehors des séances. En raison de la
tendance hystérique à « venir à bout » du thérapeute par tous les moyens, y
560 Histoire de la découverte de l’inconscient

compris la persistance dans la maladie, on ne promet jamais la guérison et l’on


avertit le patient qu’elle dépendra de ses propres efforts.
Les techniques psychanalytiques peuvent donc être considérées comme une
modification des anciennes techniques des hypnotiseurs, visant en particulier à
déjouer la malice des hystériques et leurs efforts constants en vue de mystifier le
thérapeute. Il semble cependant que la résistance, toujours présente chez les
sujets analysés, ait hérité ce trait de l’hystérie.
La psychanalyse incorpora aussi les principes d’autres techniques psychothé­
rapiques connues avant elle. La libération d’un pénible secret pathogène par la
confession joue manifestement un rôle dans certaines cures psychanalytiques.
L’exploration de la vie intérieure, des désirs frustrés, des ambitions et des fan­
tasmes, telle que la pratiquait Benedikt, fait partie intégrante de la psychanalyse.
Le soulagement de certains symptômes par la prise de conscience d’influences
inconscientes n’était pas inconnu. Dans une lettre à son ami Chanut, Descartes
parle de sa propension à tomber amoureux de femmes qui louchent414. En y réflé­
chissant, il se souvint qu’enfant il avait aimé une jeune femme atteinte de cette
anomalie. Dès qu’il eut reconnu et compris son origine, cette prédilection dispa­
rut. Dans cette lettre nous trouvons ainsi la théorie du complexe (détermination
d’un acte conscient par un souvenir inconscient ou semi-conscient) et l’idée de
son traitement par la prise de conscience et l’interprétation415. L’utilisation thé­
rapeutique de la névrose de transfert peut se comparer à l’évocation d’une pos­
session latente dans l’exorcisme ou aux techniques de Mesmer consistant à sus­
citer des crises pour les maîtriser progressivement416. La notion de transfert
elle-même n’était que l’ultime métamorphose du « rapport », dont nous avons
décrit la longue évolution dans les chapitres précédents, ainsi que son utilisation
thérapeutique par Janet417.
Certains écrivains ou philosophes faisaient appel à la pensée spontanée
comme à un moyen de favoriser l’œuvre créatrice. Le poète et physicien roman­
tique Johann Wilhelm Ritter avait coutume de jeter sur le papier toute pensée qui
se présentait à lui, parfois sous une forme extrêmement incomplète et fort peu
claire, mais du sein de ce fouillis pouvaient émerger de brillants aphorismes ou
des idées d’expériences scientifiques418. Ludwig Borne usait d’une technique
quelque peu différente. Dans un essai intitulé L’Art de devenir un écrivain ori­
ginal en trois jours, Borne recommande de s’isoler pendant trois jours avec une
provision de papier pour écrire « sans mensonge et sans hypocrisie » sur le pre­
mier sujet qui vous vient à l’esprit419. Borne estimait que les hommes étouffaient
sous le fardeau des idées conventionnelles et qu’ils n’avaient pas le courage de
penser par eux-mêmes. Il se proposait de libérer l’esprit de toutes ces pensées fre­

414. René Descartes, lettre du 6 juin 1647, in Œuvres et Lettres, Paris, éd. Pléiade, Galli­
mard, 1958, p. 1272-1278.
415. Un des éditeurs de Descartes dit que des histoires assez semblables ont été racontées
par Stendhal et Baudelaire. Samuel de Sacy, Descartes par lui-même, Paris, Seuil, 1956,
p. 119.
416. Chap. n, p. 94.
417. Chap. in, p. 184-188 ; chap. VI, p. 399.
418. R. Haym, Die romantische Schule, Berlin, R. Gaertner, 1870, p. 617.
419. Ludwig Borne, Gesammelte Schriften, Milwaukee, Bickler and Co„ 1858, II, p. 116-
117.
Sigmund Freud et la psychanalyse 561

latées. « La sincérité est la source de toute espèce de génie », proclamait-il420.


Dans un autre essai, Borne écrivait : « Ce qui est dangereux, c’est le mot refoulé ;
ce qui a été méprisé cherche à prendre sa revanche, mais ce qui a été exprimé n’a
pas été dit en vain »421. Les hommes de sa génération, et Freud lui-même,
tenaient l’œuvre de Borne en haute estime.
D’autres techniques de spontanéité étaient fondées sur l’automatisme psy­
chique. Dès les débuts du magnétisme, on savait que, sous l’effet de la transe
hypnotique, un sujet pouvait être amené à dessiner, à peindre, à écrire, etc., sans
qu’il se souvienne de rien une fois revenu à l’état de veille. Plus tard, Charles
Richet introduisit en psychologie l’écriture automatique (où le sujet est conscient
qu’il écrit, mais non de ce qu’il écrit), et Janet y eut recours comme moyen thé­
rapeutique. La voyance à l’aide de la boule de cristal fut aussi l’objet d’études
systématiques : le sujet observait une surface réfléchissante, il y voyait des sortes
de nuages qui peu à peu prenaient une forme précise, qui se trouvait être la pro­
jection visuelle de pensées inconscientes. Le dessin automatique fut aussi à la
mode dans les années 1880, et nous avons vu que Janet utilisa la parole automa­
tique avec sa malade, madame D., en 1892. C’était l’approche la plus voisine de
la technique des associations libres de Freud.
Au psychanalyste écoutant les associations libres de ses malades, Freud
conseillait d’adopter une attention « librement flottante », et sur ce point encore
il avait eu un prédécesseur. Galton rapporte dans son autobiographie qu’à une
époque de sa vie il s’était intéressé au mesmérisme et qu’il avait magnétisé envi­
ron 80 personnes. Cela lui permit de faire une observation inattendue :

« On m’avait assuré que le succès dépendait de la force de volonté du magné­


tiseur, si bien qu’au début je mettais en œuvre toute la puissance de volonté dont
je disposais, ce qui était exténuant. Puis, à titre d’expérience, je relâchais un peu
mon attention, continuant à regarder dans la même direction qu’auparavant, et je
m’aperçus que c’était tout aussi efficace. Aussi je relâchais de plus en plus mon
attention, et réussis en fin de compte à laisser mon esprit divaguer à l’aventure
tout en gardant le même maintien de hibou. Cette façon de faire réussit tout aussi
bien »422.

Tous ces procédés techniques, et peut-être bien d’autres, se reconnaissent aisé­


ment dans la méthode thérapeutique de Freud. Mais cela ne rend pas compte de
sa caractéristique véritablement unique, celle d’avoir sa source dans l’auto-ana­
lyse de Freud. L’analyse de Freud fut une application à d’autres personnes de l’au­
to-traitement qu’il avait imaginé lors de sa névrose créatrice. Ceci n’exclut pas
qu’il ait pu recourir auparavant déjà à certaines de ses techniques (par exemple la
libre association) et qu’il ait pu mener de front sa propre analyse et celle de ses
patients. La psychanalyse diffère essentiellement de toutes les autres méthodes
psychothérapiques en ce que le patient refait l’expérience de la propre maladie
créatrice de Freud, quoique sous une forme atténuée et sous le contrôle d’un

420. Aufrichtigkeit ist die Quelle aller Genialitat (La sincérité est la source de tout génie).
C’est devenu une expression proverbiale en allemand.
421. Ludwig Borne, Lichtstrahlen aus seinen Werken, Leipzig, Brockhaus, 1870, p. 150.
422. Francis Galton, Memories ofmy Life, 2e éd., Londres, Methuen, 1908, p. 80.
562 Histoire de la découverte de l’inconscient

guide qualifié. Faire l’expérience d’une analyse réussie revient donc à entre­
prendre un voyage à travers l’inconscient, voyage dont on sortira avec une per­
sonnalité modifiée. Mais cette constatation conduit à son tour à un dilemme. Les
psychanalystes proclament que leur méthode est supérieure à toute autre
méthode thérapeutique, parce qu’elle seule est capable de restructurer la person­
nalité. Mais, d’autre part, Freud et ses successeurs ont énuméré un nombre crois­
sant de limitations, de contre-indications et de dangers. Faut-il en conclure que la
psychanalyse, comme thérapie, en viendra à être remplacée par des thérapies
moins onéreuses et plus efficaces, tandis que quelques privilégiés pourront se
permettre de faire cette expérience unique, capable de changer leur conception
du monde, de leurs semblables et d’eux-mêmes ?

L’œuvre de Freud
VIII—La philosophie de la religion, de la culture et de la littérature

Après avoir conçu sa théorie psychanalytique, Freud ne tarda pas à étendre le


champ de sa réflexion à la religion, à la sociologie, à l’histoire de la culture, à l’art
et à la littérature. Cette partie de son œuvre a donné naissance aux opinions les
plus contradictoires. Certains critiques ont voulu y voir des essais dans le style de
Borne, c’est-à-dire des réflexions jetées sur le papier pour éclaircir sa propre pen­
sée en se débarrassant de toutes les idées purement conventionnelles, et en met­
tant par écrit, en toute sincérité, tous ses sentiments sur un sujet. Mais certains
freudiens, et aussi des non-freudiens, y ont vu une extension légitime de la
recherche psychanalytique aux domaines de la philosophie, de la sociologie, de
l’esthétique et de la culture.
Bien que Freud ait proclamé son mépris pour la philosophie, il a exprimé des
idées philosophiques imprégnées d’idéologie matérialiste et athée. Sa philoso­
phie est une variante extrême du positivisme : il estime la religion dangereuse et
la métaphysique superflue. En 1907, Freud compara les symptômes obsession­
nels et compulsifs des névrosés aux croyances et aux rites religieux, et il en
conclut que la religion n’était qu’une névrose obsessionnelle universelle et l’ob­
session une religion individuelle423. Vingt ans plus tard, dans L’Avenir d’une illu­
sion, il définit la religion comme une illusion inspirée par la croyance infantile en
la toute-puissance de la pensée, une névrose universelle, une sorte de narcotique
entravant le libre exercice de l’intelligence, donc une chose nuisible dont
l’homme devrait se libérer424. Des psychanalystes restés attachés à la religion
objectèrent que Freud avait outrepassé les frontières de la psychanalyse pour
exprimer ses opinions philosophiques personnelles. Mais Freud croyait ferme­
ment que la psychanalyse était capable de démasquer la religion comme n’im­
porte quel symptôme névrotique.

423. Sigmund Freud, « Zwangshandlungen und Religionsübung », Zeitschrift für Religion


Psychologie, I (1970), p. 4-12. Standard Edition, IX p. 117-127.
424. Sigmund Freud, Die Zukunft einer Illusion, Vienne, Intemationaler Psychoanalytis-
cher Verlag, 1927. Standard Edition, XXI, p. 5-56. Trad. franç. : L’Avenir d'une illusion,
Paris, PUF, 1971.
Sigmund Freud et la psychanalyse 563

Avec Totem et tabou, Freud entreprit de retracer les origines, non seulement de
la religion, mais de la culture humaine tout entière et d’établir une relation entre
le complexe d’Œdipe individuel et la préhistoire de l’humanité425. En lisant les
ouvrages de Tylor, de Lang, de Frazer et d’autres ethnologues, Freud retrouve
chez les populations primitives la même horreur de l’inceste que chez les
névrosés. Il retrouve le même caractère irrationnel dans le tabou des peuples pri­
mitifs et dans les phobies des névrosés, la même toute-puissance de la pensée
dans les procédés magiques et dans les fantasmes névrotiques. Freud propose dès
lors une théorie générale, fournissant une base commune pour expliquer les
symptômes névrotiques, certains phénomènes sociaux et culturels chez les
peuples primitifs, et l’origine même de la civilisation. Freud trouve un dénomi­
nateur commun dans l’histoire du meurtre du père primitif, élargissement de la
notion du complexe d’Œdipe. Tout petit garçon, avait dit Freud, doit surmonter
son secret désir de tuer son père et d’épouser sa mère. S’il parvient à surmonter
heureusement cette épreuve, l’enfant incorporera l’image de son père dans sa
propre personnalité : il aura ainsi construit son surmoi et sera prêt pour une matu­
rité et une vie adulte normales. S’il échoue, il sera condamné à la névrose. Tel est
le destin de tout homme, mais ce destin individuel est lui-même le reflet d’un
événement décisif se situant dans la préhistoire de l’humanité. A une époque
reculée, les hommes vivaient en hordes, soumis au despotisme d’un vieux père
cruel qui gardait toutes les femmes pour lui et bannissait ses fils dès qu’ils par­
venaient à l’âge adulte. Ces fils bannis se regroupaient dans une communauté
unie par des sentiments et un comportement homosexuels. Un jour, ces fils tuè­
rent et mangèrent le père, assouvissant ainsi leur haine, et de cet acte naquit le
totémisme. Les fils se mirent à révérer un animal totémique comme un ancêtre
bienveillant (comme celui que le père aurait dû être), mais à intervalles réguliers,
ils le tuaient et le dévoraient. Après avoir tué le père, ils n’osèrent pas s’appro­
prier ses femmes, tant par l’effet d’une obéissance posthume, que parce que la
nouvelle organisation aurait été menacée si les mâles s’étaient querellés au sujet
des femelles. Telle fut l’origine des deux premiers commandements de l’huma­
nité, la prohibition du parricide et celle de l’inceste ; tel fut le commencement de
la culture, de la morale et de la religion, et en même temps le prototype du
complexe d’Œdipe.
L’idée que l’humanité primitive vivait en hordes sous la conduite d’un mâle
tyrannique avait déjà été présentée à titre d’hypothèse par Darwin. JJ. Atkinson
développa la description de Darwin : par suite du bannissement par le père de ses
fils rivaux, se constituèrent deux groupes vivant en proximité. L’un était la
« famille cyclopéenne », qui comprenait le chef mâle, les femelles capturées, sa
propre descendance femelle adulte, ainsi qu’une troupe d’enfants des deux
sexes ; l’autre groupe comprenait les fils bannis « qui vivaient très probablement
dans un état de polyandrie », dans une « pacifique union »426. Quand une bande
de mâles se sentait plus forte que le père, elle l’attaquait et le tuait, et le jeune

425. Sigmund Freud, « Totem und Tabu, Über einige Übereinstimmungen im Seelenleben
derWildenundNeurotiker », Zmago, 1(1912),p. 17-33,213-227,301-333 ;ü(1913),p. 1-21,
357-409. Standard Edition, XHI, p. 1-161. Éd. franç. : Totem et tabou, Paris, Petite Biblio­
thèque Payot, 1967.
426. James Atkinson, Primai Law, pubhé comme 2e partie de Andrew Lang, Social Ori-
gins, Londres, Longmans, Green and Co., 1903, p. 209-294.
564 Histoire de la découverte de l’inconscient

mâle le plus fort prenait sa succession. Cet état de luttes aurait pu se perpétuer indé­
finiment, mais Atkinson supposait qu’à une certaine époque une femme avait
réussi à persuader le patriarche de garder avec lui un de ses fils qui pourrait dès
lors prendre sa succession, à condition de ne pas toucher aux femmes du vieil
homme : telle aurait été l’origine de la prohibition de l’inceste. Freud s’inspira
aussi de la théorie de William Robertson Smith sur l’origine des cultes sémi­
tiques : à l’époque où les hommes vivaient en petits clans, conformément aux
croyances et aux rites du totémisme, ils avaient coutume de sacrifier, à intervalles
réguliers, l’animal totémique et de le consommer dans un banquet rituel427.
Il est probable que les Métamorphoses de l’âme et ses symboles de C.G. Jung
avaient attiré l’attention de Freud sur l’histoire de la culture, mais les ethnologues
contemporains s’intéressaient aussi vivement au totémisme. Un peu partout sur­
gissaient de nombreuses théories, pour la plupart oubliées aujourd’hui428. Durk­
heim voyait dans le totémisme la racine commune de toutes les religions de l’hu­
manité. Frazer énonça successivement trois théories, dont la troisième était
exposée dans son livre Totem et Exogamie, qui fut l’une des principales sources
de Freud. En 1912, Wundt chercha à reconstituer les étapes successives de la
culture humaine, l’une d’elles étant le totémisme.
En fait, il n’est pas impossible que l’inspiration de Totem et tabou soit venue
d’événements contemporains plutôt que d’une préhistoire perdue dans la nuit des
temps. A l’époque où écrivait Freud, la Turquie, empire anachronique, voisin de
l’Autriche, était gouvernée par le « sultan rouge », Abdül-Hamid IL Ce despote
avait pouvoir de vie et de mort sur ses sujets ; il tenait enfermées des centaines de
femmes dans un harem gardé par des eunuques, et il faisait massacrer de temps à
autre des populations entières de son empire. En 1908, « les fils s’unirent contre
le vieux père cruel », les Jeunes-Turcs se rebellèrent et renversèrent le sultan pour
instituer une communauté nationale où la civilisation et les arts pourraient fleurir.
En Autriche, plus qu’ailleurs, on suivait ces événements avec un vif intérêt.
Quoi que puissent penser les ethnologues du meurtre du père primitif, ce récit
garde sa valeur à titre de mythe philosophique, symétrique au mythe de Hobbes
sur l’origine de la société429. Hobbes décrit la situation originelle de l’humanité
comme la « guerre de tous contre tous ». Un jour, un certain nombre d’hommes
s’unirent et déléguèrent leurs droits à un souverain qui devait user de ce pouvoir
pour promouvoir le bien commun, prenant les décisions qu’il estimait les plus
opportunes. Telle fut l’origine de la monarchie absolue qui, pendant de longs
siècles, resta la forme de gouvernement dominante, pour le meilleur comme pour
le pire. De même que Hobbes avait forgé un mythe pour expliquer l’origine de la
monarchie absolue, Freud en créa un pour expliquer sa dissolution.
Dans « Psychologie collective et analyse du moi », en 1921, Freud proposa les
rudiments d’une sociologie qui rejetait l’idée d’un instinct social autonome et se

427. William Robertson Smith, Lectures on the Religion ofthe Semites, 1" série, The Fon­
damental Institutions, Londres, A. Black, 1894.
428. Arnold Van Gennep (L'État actuel du problème totémique, Paris, Leroux, 1920)
contient un exposé détaillé et une critique de ces théories.
429. Thomas Hobbes, Leviathan (1651), in Great Books of the Westem-World, XXIII, part
n,chap.XVH,p. 99-101.
Sigmund Freud et la psychanalyse 565

fondait sur la théorie de la libido430. Il y discutait les théories de Le Bon, de Mc


Dougall et de Trotter. La théorie des foules de Le Bon, dit-il, ne rend pas compte
du mystère du pouvoir du chef, pouvoir qui réside dans « Bros, qui unit toutes
choses dans le monde ». La libido attache l’individu au chef et l’invite à aban­
donner son individualité. Outre les groupes transitoires, inorganisés, il existe
aussi des « groupes durables et artificiels », tels que l’Église et l’armée, où l’in­
dividu est uni au chef par un lien d’amour, renforcé par l’illusion que le chef
l’aime également. Les individus s’identifient au chef et sont liés entre eux par
cette commune identification. Par ailleurs, toutes ces manifestations de la libido
recouvrent une réalité plus fondamentale : les instincts d’agressivité. Quand un
groupe s’effondre, cette agressivité est libérée sous la forme d’explosions de vio­
lence, ou encore la perte de la sécurité engendre l’angoisse qui s’exprime sous
forme de panique. Ce qui lie, en fait, les individus les uns aux autres, ce sont les
sentiments élémentaires d’envie et d’agressivité. Quand un chanteur populaire
attire une foule de jeunes femmes, seule leur commune admiration pour lui les
empêche d’en venir aux mains. « Le sentiment social consiste dans la transfor­
mation de sentiments originellement hostiles en attachement positif reposant sur
l’identification [...] tous les individus voudraient être égaux, mais aussi être gou­
vernés par une personne » — affirmation assez proche de la théorie de Hobbes
sur l’origine de la société. Freud conclut en indiquant la ressemblance entre ces
groupes d’égaux sous l’autorité de leur chef et la horde primitive.
« Psychologie collective et analyse du moi » fut manifestement inspiré à Freud
par l’effondrement de l’Empire des Habsbourg en 1918, et la panique et la misère
qui s’ensuivirent. Mais elle s’inscrit aussi dans un courant préexistant de « psy­
chologie des foules », dont les origines et l’histoire semblent peu connues. Ainsi
que l’a montré Dupréel, après l’insurrection de la Commune à Paris, en 1871, une
« vague de pessimisme antidémocratique » s’étendit sur l’Europe occidentale,
état d’esprit entretenu par l’agitation socialiste, les grèves et les émeutes san­
glantes si fréquentes à cette époque431. Le philosophe Taine entreprit d’écrire une
histoire de la Révolution française s’intéressant tout spécialement aux émeutes et
aux meurtres collectifs et cherchant à analyser leurs causes sociales et psycholo­
giques. Tarde en France et Sighele en Italie développèrent et systématisèrent les
idées de Taine. Tarde postulait un processus interpsychologique fondamental
qu’il appelait « imitation »432. L’imitation peut être consciente ou inconsciente,
elle peut affecter des individus ou des groupes. Pour Tarde, le père est le premier
Seigneur, prêtre et modèle pour son fils ; l’imitation du père par le fils est le phé­
nomène primordial, à l’origine de la société. Cette imitation ne repose ni sur la
force, ni sur la ruse, mais sur le prestige, phénomène comparable à l’hypnotisme.
Plus tard, Tarde expliqua que le prestige ne dépendait ni de la supériorité intel­
lectuelle, ni de la volonté, mais d’une « action physique inanalysable », dont « il

430. Sigmund Freud, Massenpsychologie und Ich-Analyse, Vienne, Internationale! Psy-


choanalytischer Verlag, 1921. Standard Edition XVIII, p. 69-143. Trad. franç. : « Psychologie
collective et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, op. cit., p. 83-175.
431. E. Dupréel, « Y a-t-il une foule diffuse ? », in Centre international de synthèse ; 4*
semaine internationale : la Foule, Georges Bohn éd., Paris, Alcan, 1934, p. 109-130.
432. Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation, Paris, Alcan, 1890.
566 Histoire de la découverte de l'inconscient

se peut qu’elle se rattache par un invisible lien à la sexualité »433. Tarde montrait
le rôle de l’inconscient en psychologie sociale. Il distinguait les foules unies par
l’amour des foules unies par la haine. Quant à Sighele, il affirmait qu’on ne sau­
rait comprendre un phénomène collectif si l’on ne connaît pas exactement son
contexte historique et social, ainsi que la composition particulière des foules en
question434.
Ces idées de Taine, de Tarde et de Sighele furent reprises, simplifiées, modi­
fiées et popularisées par Le Bon dans sa Psychologie des foules435. Tout homme
placé dans une foule, dit Le Bon, perd momentanément son individualité et par­
ticipe à « l’âme des foules ». « L’âme des foules » est inférieure, intellectuelle­
ment, à l’âme individuelle et animée d’une sorte de malignité essentielle. Cela ne
peut s’expliquer que par une sorte de régression hypnotique à un stade mental
préhistorique de l’humanité. Le Bon appliqua ces conceptions sur l’âme des
foules à la psychologie des groupes sociaux et aux vicissitudes de l’histoire. Son
livre eut un succès énorme. Beaucoup prirent sa théorie pour une vérité scienti­
fique indiscutable. On peut s’étonner que Freud en ait fait le point de départ de sa
propre théorie. Reiwald a montré que si les théories de Freud s’écartent des idées
de Le Bon, elles présentent de notables similitudes avec celles de Tarde436. Là où
Tarde avait parlé d’imitation, Freud parlait d’identification, et à maints égards les
idées de Freud se présentent comme une reformulation de celles de Tarde en lan­
gage psychanalytique.
En 1930, dans Malaise dans la civilisation, Freud compléta ses idées sur les
origines de la civilisation437. Un certain nombre d’hommes s’aperçurent que s’ils
fixaient certaines limites à la satisfaction de leurs pulsions, ils seraient en état de
construire une communauté forte et unie. Cette situation, cependant, devait
conduire inévitablement à un conflit insoluble entre les pulsions et les exigences
de la société. Ces exigences allèrent s’amplifiant avec le progrès de la civilisa­
tion, creusant ainsi ce fossé, et Freud se demande si les exigences de la société
civilisée contemporaine ne dépassent pas les possibilités individuelles de refou­
lement des pulsions, engendrant ainsi une névrose de civilisation. Les idées
exposées dans cet essai rappellent parfois celles de Hobbes, mais elles procèdent
surtout directement de la Généalogie de la morale de Nietzsche, et par son inter­
médiaire, du Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot438.
Dans le même essai, Freud propose une nouvelle hypothèse sur la domestica­
tion du feu. Quand un homme primitif avait à affronter le feu, il l’éteignait en uri­
nant. En raison de la forme phallique des flammes, il éprouvait un sentiment éro­
tique de combat homosexuel. Le premier homme qui renonça à cette jouissance

433. Gabriel Tarde, « Les crimes des foules », in Actes du IIP Congrès d'anthropologie cri­
minelle (Bruxelles, août 1892), Bruxelles, Hayez, 1894, p. 73-90.
434. Scipio Sighele, La Foule criminelle. Essai de psychologie collective. Trad. franç. :
Paris, Alcan, 1892.
435. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895.
436. Paul Reiwald, Vom Geist der Massen, Zurich, Pan-Verlag, 1946, p. 131-142.
437. Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Vienne, Intemationaler Psychoanaly-
tischer Verlag, 1930. Standard Edition, XXI, p. 64-145. Trad. franç. : « Malaise dans la civi­
lisation », Revue française de psychanalyse, t. VII, n” 4 (1934), p. 692, réédité dans la même
revue, t. XXXIV (janvier 1970), p. 9-80.
438. Chap. tv, p. 212 ; chap. v, p. 305.
Sigmund Freud et la psychanalyse 567

érotique devint capable d’utiliser le feu pour un usage pratique. « Cette grande
conquête de la culture fut ainsi la récompense d’un renoncement instinctuel. » La
femme fut constituée gardienne du foyer parce que son anatomie ne lui permet­
tait pas d’éteindre le feu à la façon de l’homme. Ailleurs, Freud énonce l’idée que
la femme a inventé le vêtement pour cacher la honte de son absence de pénis ; les
poils pubiens inspirèrent le tissage439.
Tandis qu’il estimait la religion nuisible et la philosophie superflue, Freud
jugeait l’art utile pour l’homme. Mais quelle est l’essence de l’art ? Freud le défi­
nit comme une combinaison du principe de plaisir et du principe de réalité (un
peu comme Nietzsche y voyait la fusion des principes dionysiaque et apolli­
nien)440. Dans son enfance, l’individu vit entièrement selon le principe de plaisir,
mais celui-ci cède progressivement le pas au principe de réalité, qui régira sa vie
adulte. L’artiste reste davantage sous la mouvance du principe de plaisir que les
autres, mais il transige avec le principe de réalité en créant des œuvres d’art qui
satisferont le principe de plaisir chez les autres. Dans un autre article, se référant
plus au poète qu’à l’artiste, Freud met l’accent sur le rôle de l’imagination : pré­
dominante chez l’enfant, elle rétrocède progressivement, mais l’écrivain créateur
est capable de l’utiliser largement et de la convertir en œuvre littéraire par cer­
tains procédés, en s’assurant surtout le plaisir préliminaire grâce à des éléments
formels441. Autre contribution de Freud à l’esthétique : son analyse de
l’« inquiétante étrangeté », ce sentiment particulier de frissonnement d’horreur
qui traverse les œuvres d’un écrivain comme E.T.A. Hoffmann442. Ce sentiment
a parfois sa source dans le retour inexplicable de certains événements, inoffensifs
en eux-mêmes ; d’autres fois il s’exprime dans la croyance en un double ou dans
la crainte des esprits ou d’autres êtres malveillants. Ce sentiment surgit, estime
Freud, dans des situations qui ravivent des matériaux refoulés ou des attitudes
animistes de l’enfance.
Le seul essai de critique d’art que nous possédions de Freud est son article sur
le Moïse de Michel-Ange qui parut d’abord sans nom d’auteur443. Binswanger
note que la méthode utilisée par Freud dans cette étude appartient à la psycholo­
gie de l’expression, laquelle correspond aussi à l’une des premières étapes de la
méthodologie psychanalytique444. Quant à la critique littéraire, Freud consacra

439. Sigmund Freud, Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse,
Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer Verlag, 1933. Standard Edition, XXII, p. 132. Éd.
franç. : Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1971, p. 174.
440. Sigmund Freud, « Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Gesche-
hens », Jahrbuch fur psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, ni (1911),
p. 1-8, Standard Edition, XII, p. 218-226.
441. Sigmund Freud, «Der Dichter und das Phantasieren», Neue Revue, 1 (1908),
p. 716-724. Trad. franç. : « La création littéraire et le rêve éveillé », in Essais de psychanalyse
appliquée, Paris, Gallimard, 1971, p. 69-81.
442. Sigmund Freud, « Das Unheimliche », Imago, NI (1919), p. 297-324. Trad. franç. :
« L’inquiétante étrangeté », in ibid., p. 163-210.
443. Anonyme (Sigmund Freud), « Der Moses des Michelangelo », Imago, HI (1914),
p. 15-36. Standard Edition, XIII, p. 211-236. Trad. franç. : Le Moïse de Michel-Ange, Théra-
plix, 1970 (non commercialisé).
444. Ludwig Binswanger, « Erfahren, Versehen, Deuten », in Ausgewahlte Vortage und
Aufsatze, H, Berne, Francke, 1955, p. 40-66.
568 Histoire de la découverte de l’inconscient

une monographie de 81 pages à un court roman de Wilhelm Jensen, Gradiva445.


Freud montre que les hallucinations et les rêves du héros de cette histoire sont
passibles d’une interprétation psychanalytique, mais il ne poursuivit pas ses
interprétations jusqu’à la personnalité de l’auteur.
Sous le nom de « pathographies », Moebius avait publié une série de mono­
graphies se proposant d’éclairer la pensée d’un auteur en fonction de son héré­
dité, de sa constitution et de l’histoire de sa vie. Les disciples de Freud ne tardè­
rent pas à publier des monographies semblables, en s’appuyant sur les théories
psychanalytiques. Freud lui-même fournit le modèle classique de ces études dans
son essai intitulé : Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.

Léonard de, Vinci est habituellement considéré comme un génie universel


méconnu par ses contemporains. Freud attire l’attention sur trois traits de sa per­
sonnalité. Tout d’abord, sa soif de savoir lui fit négliger ses dons extraordinaires,
de sorte qu’il s’intéressa de plus en plus à la recherche scientifique. En second
lieu, comme il travaillait lentement, il laissa d’innombrables esquisses et
n’acheva pas la plupart de ses œuvres. Enfin, « son froid rejet de la sexualité » le
fit soupçonner d’homosexualité. Freud trouve la racine commune de ces trois
traits de caractère dans la sexualité infantile de Léonard. Enfant illégitime, il
passa les trois ou quatre premières années de sa vie avec sa mère abandonnée,
jusqu’à ce que son père, qui s’était marié, l’adoptât. Une mère, en de telles cir­
constances, a tendance à reporter sa libido sur son enfant, suscitant ainsi chez lui
un attachement incestueux où la psychanalyse voit une cause possible d’homo­
sexualité ultérieure. En fait, nous ne disposons d’aucun document objectif sur la
première enfance de Léonard, mais l’artiste rapporte un souvenir de cette
période : tandis qu’il reposait dans son berceau, un oiseau (appelé nibbio en Ita­
lien) vola vers lui, lui ouvrit la bouche et y introduisit sa queue. Ce fantasme
pourrait avoir la signification d’une perversion sexuelle de type passif ou encore
renvoyer au geste de téter sa mère. Le texte allemand utilisé par Freud traduisait
nibbio par « vautour », et Freud commente qu’en Égypte le vautour était le signe
hiéroglyphique désignant la mère, que la déesse Mut à tête de vautour (dont le
nom rappelle l’allemand Mutter, mère) était de structure androgyne, avec un
organe mâle. Il rappelle, en outre, qu’au Moyen Age on croyait que les vautours
étaient une espèce uniquement féminine, fécondée par le vent. Tout cela, dit
Freud, rappelle les théories de la sexualité infantile. La curiosité sexuelle infan­
tile de Léonard était stimulée de façon inhabituelle du fait de sa situation fami­
liale et fut à l’origine du caractère insatiable de sa curiosité. Sa fixation incons­
ciente à l’image de sa mère se révèle, ajoute Freud, dans ses chefs-d’œuvre
artistiques. Freud suppose que l’incident du vautour est un souvenir symbolique
des baisers passionnés dont le gratifiait sa mère, que le sourire de Mona Lisa évo­
quait pour Léonard le sourire énigmatique de sa mère : aussi se retrouve-t-il dans
la Joconde et dans plusieurs autres de ses peintures. Dans le tableau de sainte
Anne, de la Vierge et de l’enfant, Anne paraît aussi jeune que Marie et l’une et
l’autre sourient. Freud voit dans ce tableau une synthèse de l’enfance de Léonard,
partagée entre sa véritable mère et sa mère adoptive. Enfin, la révolte de l’artiste

445. Wilhelm Jensen, Gradiva, ein pompeianisches Phantasiestück, Dresde et Leipzig,


Reissner, 1903.
Sigmund Freud et la psychanalyse 569

contre son père détermine également sa recherche scientifique et son rejet de la


foi chrétienne446.

Cet essai de Freud sur Léonard de Vinci suscita des réactions contradictoires.
Le pasteur Oskar Pfister, d’habitude mieux inspiré, crut reconnaître un vautour
caché à la façon d’un dessin-devinette dans lé tableau de sainte Anne, de la
Vierge et de l’Enfant. Meyer Schapiro recueillit les critiques énoncées par des
historiens de l’art447. Le mot nibbio, traduit inexactement par « vautour », signi­
fiait en fait : milan. Le fantasme du milan introduisant sa queue dans la bouche de
l’enfant était un présage d’inspiration (ainsi que le montrent des parallèles dans
le folklore). D’autres artistes, avant Léonard de Vinci, avaient déjà peint sainte
Anne et Marie en leur faisant paraître le même âge. Le motif du visage souriant
appartenait à l’école de Verrocchio, le maître de Léonard. Nous n’avons aucune
preuve que Léonard ait passé ses premières années seul avec sa mère. En fait,
certaines données laisseraient plutôt supposer qu’il fut recueilli par son père dès
sa naissance. Certains de ces arguments ont été contestés par K.R. Eissler448. L’es­
sai de Freud sur Léonard de Vinci a suscité l’admiration générale pour la beauté
de son style et pour son charme indéfinissable. On l’a comparé au sourire énig­
matique de la Joconde. Il est possible que certaines interprétations de Freud à
propos de Léonard s’appliquent à ce que son auto-analyse lui avait révélé sur sa
propre enfance...
On peut ranger parmi les pathographies l’étude que- Freud consacra à un
magistrat allemand, Daniel Paul Schreber449. Homme d’une intelligence et d’une
habileté exceptionnelles, Schreber passa dix ans dans des établissements psy­
chiatriques en raison d’une grave maladie mentale. Quand il en sortit, il publia,
en 1903, un long récit de ses hallucinations et délires, accompagné du texte des
expertises psychiatriques établies à son sujet. Malgré son grand intérêt descriptif,
cet ouvrage était un point de départ un peu étroit pour une pathographie : il ne
fournissait aucune donnée sur la famille de Schreber, sur son enfance et sur sa vie
avant son internement. La maladie elle-même n’était pas décrite selon son évo­
lution chronologique, mais seulement dans la forme qu’elle avait prise après de
longues années d’évolution450. Par ailleurs, les éditeurs avaient retranché des
Mémoires de Schreber les données qui auraient été les plus importantes d’un
point de vue psychanalytique. Il restait, néanmoins, une masse inextricable

446. Sigmund Freud, Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci, Leipzig et Vienne,
Deuticke, 1910. Standard Edition, XI, p. 63-137. Trad. franç. : Un souvenir d'enfance de Léo­
nard de Vinci, Paris, Gallimard, 1952.
447. Meyer Schapiro, « Leonardo and Freud : An Art Historical Study », Journal of the
History of Ideas, VII (1956), p. 147-178.
448. K.R. Eissler, Leonardo da Vinci ; Psychoanalytic Notes in the Enigma, Londres,
Hogarth, 1962.
449. Sigmund Freud, « Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch bes-
chriebenen Fall von Paranoïa (Dementia Paranoides) », Jahrbuch fur psychoanalytische und
psychopathologische Forschungen, vol. III (1911). Standard Edition, XII. Trad. franç.:
« Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Dementia para­
noides) », in Cinq Psychanalyses, op. cit., p. 263-324.
450. Certains détails concernant les antécédents familiaux et personnels de Schreber, ainsi
que des fragments d’observations hospitalières, ont été rassemblés par Franz Baumeyer, « The
Schreber Case », International Journal ofPsychoanalysis, XXXVII (1956), p. 61-74.
570 Histoire de la découverte de l’inconscient

d’idées délirantes de tout genre. Schreber rapporte comment il conversait avec le


soleil, les arbres, les oiseaux (qui étaient des fragments d’âmes de personnes
mortes), comment Dieu lui parlait dans un allemand très majestueux, comment
presque tous les organes de son corps avaient été altérés, comment se présenterait
la fin du monde, comment Dieu l’avait choisi pour sauver l’humanité, etc. Parmi
toutes ces idées délirantes, Freud en choisit deux qu’il estimait fondamentales :
tout d’abord Schreber affirmait qu’il était en voie de se métamorphoser en
femme, et ensuite il se plaignait d’avoir subi des assauts homosexuels de la part
de son premier médecin, le neurologue Flechsig. Freud supposa que le délire
paranoïde de Schreber avait sa source dans son homosexualité refoulée. L’objet
de l’amour homosexuel de Schreber avait d’abord été son père, puis Flechsig,
puis Dieu ou le soleil. Freud expliquait que dans le cas de l’homosexualité refou­
lée la phrase « Je l’aime » pouvait être déniée de diverses façons, chacune engen­
drant un type de délire particulier (délire de la persécution, érotomanie, délire de
jalousie ou de grandeur). Dans les délires de persécution, le mécanisme essentiel
était celui de la projection. La phrase « Je l’aime » est niée et remplacée par « Je
ne l’aime pas », « Je le hais »... « parce qu’il me hait et me persécute ».
Bien des psychanalystes adoptèrent la théorie de Freud sur l’origine homo­
sexuelle de la paranoïa, tandis que d’autres estimaient qu’elle ne valait que pour
une forme particulière de cette maladie. Certains critiques firent remarquer que la
déviation de Schreber était la transsexualité plutôt que l’homosexualité, et sa
maladie mentale, la schizophrénie et non la paranoïa. Même s’il était prouvé,
ajoutaient-ils, qu’il y avait chez lui une homosexualité refoulée, ceci n’explique­
rait pas le pourquoi de sa maladie, mais seulement son tableau symptomatique.
Macalpine et Hunter proposèrent une autre interprétation psychanalytique du cas
de Schreber : une régression profonde à un stade primitif de libido indifférenciée
aurait déterminé une réactivation des fantasmes infantiles de procréation451.
Freud analysa aussi le cas de Christoph Haizmann, peintre du xviF siècle, qui
signa, dit-on, deux pactes avec le Diable, l’un avec de l’encre, l’autre avec son
propre sang, mais qui réussit à se libérer et à arracher ces deux pactes au
Diable452. En s’appuyant sur les documents disponibles (y compris ses peintures
et des fragments de son journal), Freud en conclut que Haizmann, comme Schre­
ber, avait été victime d’un complexe du père extrêmement puissant. Le Diable
n’était qu’une projection de son hostilité contre son père, et l’on retrouvait chez
lui aussi un conflit entre l’homosexualité et l’angoisse de castration. Macalpine et
Hunter réinterprétèrent le cas de Haizmann comme ils l’avaient fait pour Schre­
ber, à la lumière des notions de confusion du rôle sexuel et de fantasmes relatifs
à la procréation453. Vandendriessche découvrit sur Haizmann des documents

451. Ida Macalpine et Richard A. Hunter, « The Schreber Base », Psychoanalytic Quar-
terly, XXII (1953), p. 328-371.
452. Sigmund Freud, « Eine Teufelsneurose im siebzehnten Jahrhundert », Imago, IX
(1923), p. 1-34. Standard Edition, XXI, p. 177-194. Trad. franç. : « Une névrose démoniaque
au XVIIe siècle », in Essais de psychanalyse appliquée, op. cit., p. 211-251.
453. Ida Macalpine et Richard A. Hunter, Schizophrenia 1677 : A Psychiatrie Study of an
Illustrated Autobiographical Record ofDemoniacal Possession, Londres, Dawson and Sons,
1956.
Sigmund Freud et la psychanalyse 571

nouveaux, mais qui ne changent rien à notre connaissance du cas454. Aucun cri­
tique, jusqu’ici, ne semble s’être demandé si les délires de Schreber et de Haiz-
mann ne pourraient pas s’expliquer, en partie du moins, par l’exagération ou la
mythomanie.
Freud esquissa un jugement psychanalytique sur Dostoïevski dans une préface
à la publication d’ébauches des Frères Karamazov, inédites jusque-là455. Freud
déclare que Dostoïevski avait été capable de composer un récit inoubliable d’un
parricide parce qu’il souffrait lui-même, à un degré destructeur, d’un complexe
du père. Lors de ses crises épileptiques où il paraissait comme mort, Dostoïevski
s’identifiait à son père tel qu’il aurait souhaité le voir (c’est-à-dire mort), et ces
crises représentaient en même temps un châtiment de ce désir. Sa passion pour le
jeu avait sa source dans ses tendances autodestructrices, elles-mêmes liées à son
complexe du père. « La destinée elle-même n’est rien d’autre, en fin de compte,
qu’une projection tardive du père », conclut Freud.
Moïse et le monothéisme qui parut d’abord, chapitre par chapitre, dans Imago,
en 1937 et 1938, n’est ni une pathographie, ni une œuvre d’érudit, ni un roman456.
Tout en reconnaissant qu’elle reposait sur une grande part d’hypothèses, Freud
estimait sa théorie suffisamment plausible pour justifier une publication. En voici
un bref résumé :

Freud part de l’hypothèse que Moïse n’était pas un Hébreu, mais un Égyptien
de haut rang et de statut important. Le roi d’Égypte Akhenaton avait établi une
religion monothéiste, mais, après sa mort, une contre-révolution fomentée par les
prêtres avait rétabli les cultes païens. Ayant refusé de renoncer au monothéisme,
Moïse se vit rejeté par les Égyptiens et choisit de s’intégrer au peuple hébreu.
Avec l’aide de ses disciples, les lévites, Moïse transmit le monothéisme aux Juifs
et les fit sortir d’Égypte, dans la péninsule du Sinaï, où ils s’unirent à la tribu des
Madianites qui adoraient une petite divinité locale appelée Yahwé. Moïse fut vic­
time d’une rébellion et son peuple le tua. Mais soixante ans plus tard, environ, les
deux populations s’unirent à nouveau sous un autre chef, appelé lui aussi Moïse
(plus tard on confondit ces deux personnages en un seul), qui établit un compro­
mis entre le monothéisme et le culte de Yahwé. Cette dualité de la nation et de la
religion hébraïques contenait en germe les sécessions et les vicissitudes poli­
tiques ultérieures. Les prophètes ravivèrent le souvenir du premier Moïse, et le
désir de voir revenir ce Moïse qui avait été tué aboutit à la foi au retour du Mes­
sie. L’histoire de Jésus-Christ ne fut qu’une réactualisation de celle du premier
Moïse.

Moïse et le monothéisme déconcerta bien des disciples de Freud et suscita des


protestations indignées dans les milieux juifs. Les historiens des religions signa­

454. Gaston Vandendriessche, The Parapraxis in the Haizmann Case of Sigmund Freud,
Louvain, Publications universitaires, 1965.
455. Sigmund Freud, «Dostojewski und die Vatertôtung », in F.M. Dostoïevski, Die
Urgestalt der Brader Karamazoff. Dostojewskis Quellen, Entwürfe und Fragmente. Erlautert
von W. Komarowitsch, Munich, Piper, 1928, p. xni-xxxvi. Standard Edition, XXI, p. 177-194.
456. Sigmund Freud, Der Mann Moses und die monotheistiche Religion, Amsterdam,
Albert de Lange, 1939. Standard Edition, XXIII, p. 7-137. Trad. franç. : Moïse et le mono­
théisme, Paris, Gallimard, 1967.
572 Histoire de la découverte de l’inconscient

lèrent ses erreurs et ses contradictions historiques. On rappela aussi que Moïse
avait été l’objet d’innombrables légendes, depuis plusieurs siècles avant Jésus-
Christ jusqu’à notre époque. L’idée que Moïse avait été un Égyptien avait déjà
été soutenue à plusieurs reprises, entre autres par Eduard Meyer, dont Freud
connaissait les ouvrages457. Une partie des idées de Freud se trouvent aussi chez
Schiller458 et chez Karl Abraham459. S’il faut en croire David Bakan, Freud avait
pour dessein de prévenir l’antisémitisme en dépouillant l’image des Juifs des
caractéristiques mosaïques (le fardeau du surmoi historique), ce que seul un Juif
pouvait faire460. Freud aurait ainsi joué le rôle d’un « nouveau Moïse descendant
avec une nouvelle loi destinée à assurer la liberté psychologique de l’individu ».
Une autre interprétation, tout aussi plausible que les autres, voudrait que Freud se
soit identifié au premier Moïse, ses disciples fidèles se trouvant identifiés aux
lévites, qu’il ait assimilé son départ de Vienne à la fuite de Moïse hors d’Égypte,
et qu’il ait vu dans la psychanalyse contemporaine un mélange entre sa propre
doctrine et d’« impurs » enseignements pseudo-analytiques. Freud était effecti­
vement préoccupé de la tournure que prenait le mouvement et il craignait des dis­
torsions dans le monde anglo-saxon. Il prévoyait de longues luttes au sein du
mouvement psychanalytique, mais pensait que des prophètes surgiraient pour le
rétablir dans sa pureté originelle.
Malgré son rejet de la philosophie et le peu d’intérêt qu’il portait à la politique,
Freud ne put s’empêcher d’exprimer ses opinions sur des sujets d’intérêt général.
Il nous faut mentionner brièvement ses opinions sur la guerre et la paix et sur les
phénomènes parapsychologiques.
Dans une lettre à Einstein, datée de septembre 1932, Freud disait que le plus
grand obstacle à un organisme central destiné à assurer la paix résidait dans les
pulsions agressives et destructrices de l’homme461. La pulsion de mort peut se
tourner soit vers l’intérieur, soit vers l’extérieur. Assez fréquemment, elle se
tourne vers l’extérieur pour préserver l’individu. Et ce sont les diverses formes de
la libido qui peuvent être mobilisées pour la neutraliser, jusqu’à un certain point.
Cependant Eros et Thanatos sont toujours intriqués. Une autre solution serait la
création d’une classe supérieure d’intellectuels indépendants et courageux,
capables de guider les masses sur les sentiers de la raison.
Pendant longtemps, Freud était resté sceptique à l’égard des phénomènes para­
psychologiques ; mais en 1911, il devint membre de la Société de recherches
psychiques462. En septembre 1913, il raconta à Lou Andreas-Salomé463 qu’il
avait eu connaissance de cas étranges de transmission de pensée, mais il ne les

457. Eduard Meyer, Geschichte des Altertums, I. Band, II. Hàlfte, 5. Aufl., Stuttgart, 1926,
p. 679.
458. Friedrich Schiller, Die Sendung Moses, in Samtliche Werke, Stuttgart und Tübingen,
Cotta, 1836, X, p. 468-500.
459. Karl Abraham, « Amenhotep IV (Ichnaton) », Imago, I (1912), p. 334-360.
460. David Bakan, Sigmund Freud and the Jewish Mystical Tradition, Princeton, Van Nos-
trand Co., 1958.
461. La correspondance entre Einstein et Freud a été reproduite dans Einstein on Peace,
Otto Nathan and Heiz Norden eds., New York, Simon and Schuster, 1960.
462. Emilio Servadio, « Freud’s Occult Fascinations », To-morrow, VI (hiver 1958), p. 9-
16.
463. Lou Andreas-Salomé, In der Schule bei Freud, Zurich, Max Niehans, 1958, p. 191-
193.
Sigmund Freud et la psychanalyse 573

publia que beaucoup plus tard464, avec d’autres cas analogues. Freud estimait que
le transfert ouvrait une nouvelle voie d’approche pour l’exploration de la télé­
pathie et des phénomènes apparentés. Il garda cependant une attitude prudente à
l’égard de la parapsychologie, ainsi qu’en témoigne une interview qu’il accorda
à Tabori en 1935465. Il comparait les discussions sur les phénomènes dits occultes
à celles qui portent sur la composition de l’intérieur de la terre. Nous n’en savons
rien de certain, mais nous supposons qu’il s’agit de métaux lourds à de très hautes
températures. Une théorie qui prétendrait que le centre de la terre se compose
d’eau saturée en acide carbonique n’apparaîtrait guère logique, mais n’en méri­
terait pas moins d’être discutée. Si quelqu’un, toutefois, prétendait qu’il est fait
de marmelade, cette théorie ne mériterait aucune attention scientifique.
Une note jetée sur le papier en 1938, peut-être la dernière pensée de Freud, a
la simplicité énigmatique d’un oracle de Delphes : « Le mysticisme — l’obscure
perception intime du domaine extérieur au moi, “le ça” »466.

Les sources de Freud

Les sources de la psychanalyse de Freud sont multiples et encore imparfaite­


ment connues. Homme de grande culture scientifique et littéraire, lecteur omni­
vore, capable de saisir rapidement l’intérêt d’idées nouvelles, de les adopter et de
leur conférer une forme originale, Freud élabora une puissante synthèse où il
devient presque impossible de séparer ce qu’il avait emprunté de ses apports per­
sonnels. Freud emprunta à ses maîtres, à ses collègues, à ses rivaux, à ses asso­
ciés, à ses malades et à ses disciples. « Un bon écrivain, disait Nietzsche, a non
seulement son propre esprit, mais encore les esprits de ses amis »467. Une grande
partie du présent ouvrage est consacrée à des auteurs et à des systèmes de pensée
qui, suivant le point de vue où l’on se place, pourraient être considérés comme
des « sources » ou comme des « précurseurs » de Freud. Nous voudrions ici dres­
ser une liste succincte de ces sources, dans la mesure où nous pouvons les
connaître aujourd’hui.
La première et principale source de tout penseur original réside dans sa propre
personnalité. Freud était doué de cette forme particulière d’ascétisme qui carac­
térise le chercheur scientifique et de cette maîtrise supérieure de la langue qui
(associée à un vif intérêt pour la vie cachée des gens et à une profonde intuition
psychologique) caractérise le grand écrivain. Il était aussi un excellent rêveur, ce
qui lui permit d’illustrer L’Interprétation des rêves &vec ses propres rêves. Mais
c’est surtout, croyons-nous, de sa maladie créatrice que procèdent les principes
essentiels de la psychanalyse : les notions de sexualité infantile, de libido, avec

464. Sigmund Freud, « Psychoanalyse und Telepathie », Gesammelte Werke (1941), XVII,
p. 27-44 ; « Traum und Telepathie », Imago, VIH (1922), p. 1-22. Standard Edition, XVHI, p.
177-193, 197-220 ; XXII, p. 31-56 ; Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psy­
choanalyse, Vienne, Intemationaler Psychoanalyscher Verlag, 1933, chap. xxx.
465. Cornélius Tabori, My Occult Diary, Londres, Rider and Co., 1951, p. 213-219.
466. Sigmund Freud, Gesammelte Werke (1941), XVH, p. 152. Standard Edition, XXIH, p.
300.
467. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Alzumenschliches, 1, n° 180, in Friedrich
Nietzsches Werke, Taschen-Ausgabe, Leipzig, Naumann, 1906, Hl, p. 181.
574 Histoire de la découverte de l’inconscient

ses étapes successives, ses fixations et sa transformation possible en angoisse, la


situation œdipienne, le roman familial, la théorie des rêves, des actes manqués et
des souvenirs-écrans, la conception des symptômes comme substituts des désirs,
l’idée que les fantasmes jouent un rôle essentiel dans les névroses et dans la créa­
tion poétique, et que les tout premiers fantasmes, comme les premières expé­
riences sexuelles authentiques, exercent une influence primordiale sur la destinée
de l’individu468.
Les maîtres directs de Freud, Brücke, Meynert et Exner, avaient été les pro­
moteurs d’une approche positiviste, strictement scientifique dans l’étude de la
neuropsychiatrie. Cependant, nous l’avons vu, ces hommes se laissèrent porter
par la tendance contemporaine à la mythologie cérébrale. Ils échafaudèrent de
vastes constructions spéculatives qui, apparemment à leur insu, n’étaient qu’une
reviviscence tardive de la philosophie de la nature. Telle était la source du
« modèle de la vie psychique » imaginé par Freud en 1895, et dont on peut suivre
les traces dans ses constructions métapsychologiques ultérieures. Déjà Maria
Dorer avait démontré l’influence exercée par Meynert sur les théories de
Freud469. Le postulat fondamental de Meynert était que les parties du cerveau les
plus anciennes du point de vue phylogénétique étaient à l’origine des mouve­
ments involontaires, sous le contrôle du cortex, apparu à une étape plus récente
de l’évolution et siège des fonctions qui constituent le moi. Meynert distinguait
entre un moi primaire résultant du fonctionnement immédiat des centres corti­
caux, et un moi secondaire, résultant de l’activité des faisceaux d’association.
Quand l’activité de centres plus récents se trouve perturbée, pensait-il, les centres
plus anciens, du point de vue phylogénétique, manifestent une activité accrue.
Meynert expliquait ainsi l’origine des délires de grandeur et de persécution. Il y
décelait l’activité de deux instincts fondamentaux, l’attaque et la défense, pro­
mus au premier plan par la maladie. Le concept freudien de régression suit un
modèle analogue. Nous avons vu que Meynert et Freud étaient en désaccord au
sujet de l’hypnose. Meynert mettait en doute son efficacité et en réprouvait
l’usage à cause de sa nature érotique. Freud refusa ces arguments, mais, plus tard,
il exprima une opinion analogue. Il adopta aussi les idées de Meynert sur la psy­
chogenèse des perversions sexuelles, en particulier de l’homosexualité470.
Freud eut aussi pour maîtres directs Moritz Benedikt, et surtout Josef Breuer.
L’influence de Breuer fut telle que certains le considéraient parfois comme le co­
fondateur de la psychanalyse. Nous avons vu comment l’interprétation erronée
du cas d’Anna O. conduisit Freud à se mettre à la recherche d’une nouvelle théo­
rie et d’un nouveau traitement des névroses. Il semble que Breuer ait aussi trans­
mis à Freud quelque chose de sa mythologie cérébrale. On a généralement
méconnu le rôle de Benedikt aux origines de la psychanalyse, bien qu’une note
de la « Communication préliminaire » de Breuer et Freud aurait dû attirer l’atten­

468. Voir chap. vn, p. 467-473.


469. Maria Dorer, Historische Grundlagen der Psychoanalyse, Leipzig, Félix Meiner,
1932, p. 128-143.
470. Voir chap. v, p. 329.
Sigmund Freud et la psychanalyse 575

tion471. Nous avons vu comment Benedikt472 proclamait l’importance de la vie


secrète, des rêves éveillés, des fantasmes, des désirs et ambitions étouffés, l’im­
portance de l’élément sexuel dans l’hystérie et les autres névroses, et comment il
accomplissait de brillantes guérisons en libérant les malades de leurs secrets
pathogènes473.
Maria Dorer a montré que l’une des principales sources de la psychanalyse
avait été la psychologie de Herbart, très en vogue en Autriche à l’époque de la
jeunesse de Freud474. Herbart enseignait la conception dynamique d’un seuil
fluctuant entre le conscient et l’inconscient, de conflits entre les représentations
qui luttent entre elles pour forcer l’accès au conscient, qui sont refoulées par les
représentations les plus fortes, mais qui n’en reviennent pas moins à la charge, ou
encore sont susceptibles d’exercer une influence indirecte sur le conscient. Her­
bart prônait aussi la notion de chaînes d’associations se croisant aux points
nodaux, comme celle d’« associations surgissant spontanément à la
conscience », ainsi que l’idée d’une tendance à l’équilibre régissant l’ensemble
des processus pyschiques. On retrouve tout cela dans la psychanalyse, bien que
parfois sous une forme modifiée. Nous ignorons si Freud avait lu Herbart, mais il
est certain qu’il avait été initié à la psychologie de Herbart au Sperlâum, par l’in­
termédiaire du manuel de Lindner475. La psychologie de Griesinger et de Mey­
nert était également largement redevable à Herbart. Freud se réfère également à
l’idée de Griesinger que, dans certaines psychoses hallucinatoires, le malade nie
l’événement qui a suscité la maladie mentale476.
Un problème plus obscur est celui de l’influence éventuelle de la psychiatrie
romantique sur Freud477. Reil enseignait, nous l’avons vu, que bon nombre de
maladies mentales relevaient d’une cause psychogène et étaient justiciables
d’une psychothérapie. Ideler voyait dans les passions les principales causes de
psychoses (en particulier dans l’amour sexuel frustré). Il parlait de la fuite dans
la maladie, affirmait que l’origine des délires remontait à l’enfance et croyait en
la possibilité d’une psychothérapie des psychoses. Quant à Heinroth, il décrivait
l’effet nuisible des sentiments de culpabilité et recourait à une psychothérapie
très différenciée. Neumann avait montré une relation entre l’angoisse et les ins­
tincts frustrés : il avait mis en lumière la signification sexuelle cachée de divers
thèmes d’idées délirantes et de variétés de comportement psychotique. On peut
se demander jusqu’à quel point ces auteurs étaient tombés dans l’oubli en Europe
centrale vers la fin du XIXe siècle. Il est probable que tout au long du siècle sub­
sista un courant souterrain de psychiatrie romantique qui devait remonter à la

471. L’auteur est redevable à madame le professeur Ema Lesky, directrice de l’institut
d’histoire de la médecine de l’université de Vienne, d’avoir attiré son attention sur l’œuvre de
Moritz Benedikt et sur son influence sur la psychiatrie dynamique.
472. Voir chap. v, p. 330.
473. Moritz Benedikt, « Aus der Pariser Kongresszeit. Erinnerungen und Betrachtungen »,
Internationale Klinische Rundschau, m (1989), p. 1611-1614,1657-1659.
474. Maria Dorer, Historische Grundlagen der Psychoanalyse, op. cit., p. 71-106.
475. Gustav Adolf Lindner, Lehrbuch der empirischen Psychologie nach genetischer
Méthode, Graz, Wiesner, 1858.
476. Sigmund Freud, « Formulierung über die zwei Prinzipen des psychischen Gesche-
hens », loc. cit.
477. Voir chap. iv, p. 241-246.
576 Histoire de la découverte de l’inconscient

surface dans les années 1890. Bien des idées qui, rétrospectivement, nous appa­
raissent comme des nouveautés étonnantes dans les théories de la psychose pré­
sentées par des hommes comme Bleuler, Freud et Jung, devaient apparaître à
leurs contemporains comme un retour à des conceptions psychiatriques
surannées.
Les origines de la psychanalyse ne sauraient se comprendre sans tenir compte
de divers courants scientifiques des dernières décennies du xixe siècle. Nous en
avons décrit trois dans les chapitres précédents : la nouvelle science de la patho­
logie sexuelle, à laquelle Krafft-Ebing avait donné une impulsion décisive47?,
l’étude psychologique des rêves478479, et l’exploration de l’inconscient480.
Une autre source importante de la pensée freudienne, « la tendance démas­
quante », mérite un examen un peu plus détaillé, parce qu’elle est généralement
passée sous silence. Il s’agit du dépistage systématique de la tromperie et de l’il­
lusion volontaire en vue de démasquer la vérité sous-jacente, bref de tout ce qui
est appelé aujourd’hui « démystification ». Cette tendance semble remonter aux
moralistes français du xviT siècle. La Rochefoucauld, dans ses Maximes, démas­
quait sous des attitudes et des actes apparemment vertueux les manifestations
déguisées de l’« amour-propre » (en langage d’aujourd’hui : du narcissisme).
Schopenhauer voyait dans l’amour une mystification de l’individu par le Génie
de l’Espèce, estimant que les qualités que nous attribuons à l’être aimé ne sont
que des illusions engendrées par la volonté inconsciente de l’Espèce. Karl Marx
affirme que les opinions d’un individu sont déterminées, sans qu’il en ait
conscience, par sa classe sociale, laquelle est également un produit de facteurs
économiques. La guerre et la religion ne sont que des « mystifications » à travers
lesquelles les classes dirigeantes trompent les classes inférieures et se trompent
elles-mêmes. Nietzsche, admirateur à la fois des moralistes français et de Scho­
penhauer, fit également sienne cette tendance démasquante : il dévoile inlassa­
blement les manifestations de la « volonté de puissance » sous ses innombrables
déguisements, ainsi que celles du ressentiment sous le couvert de l’idéalisme et
de l’amour de l’humanité. Il proclame que l’homme ne peut se passer de « fic­
tions ». Dans la littérature contemporaine, cette volonté de démasquer était deve­
nue un thème dont on usait et abusait. Dans les pièces d’Ibsen, par exemple, cer­
tains personnages sont parfaitement conscients des turpitudes qui se cachent
derrière la façade de leur vie, jusqu’à ce que la vérité soit progressivement ou
brutalement révélée. L’effondrement de leurs illusions se solde alors par des
catastrophes comme dans Rosmersholm et dans Le Canard sauvage. Dans Les
Revenants (1881), Ibsen met en scène l’idée qu’une partie des actes que nous
croyons libres et volontaires n’est que la répétition inconsciente d’actes de nos
parents : « Nous vivons dans un monde de revenants... »
Dans L’Interprétation des rêves, Freud fait allusion, à plusieurs reprises, à
cette notion des « revenants » d’Ibsen, notion que l’on peut aussi retrouver dans
celle du transfert psychanalytique. L’essayiste Max Nordau dénonçait dans ses
écrits « les mensonges conventionnels de la civilisation ». L’économiste Vil-
fredo Pareto démontrait l’importance des illusions volontaires dans les phéno­

478. Voir chap. v, p. 320-334.


479. Voir chap. v, p. 334-342.
480. Voir chap. v,p. 342-350.
Sigmund Freud et la psychanalyse 577

mènes sociaux et économiques481. Hanns Gross, l’initiateur de la psychologie


judiciaire, avait entrepris d’analyser les actes manqués et les manifestations
déguisées de sentiments sexuels dissimulés ou refoulés482.
La première psychiatrie dynamique fut une autre source essentielle de la psy­
chanalyse, qui lui emprunta bien plus qu’on ne l’imagine habituellement. Qu’il
suffise de rappeler ici ses cinq caractéristiques principales483. D’abord l’hypnose,
la principale voie d’approche, fut utilisée pendant quelque temps par Freud et la
technique psychanalytique naquit d’une modification progressive de l’hyp­
nose484. En deuxième lieu, la première psychiatrie dynamique s’intéressait tout
particulièrement à certains tableaux cliniques, surtout à l’hystérie : or, c’est sur
des malades hystériques que Freud fit ses premières recherches décisives. En
troisième lieu, la première psychiatrie dynamique avait construit deux modèles
de l’esprit humain : le premier reposant sur la coexistence d’une psyché
consciente et d’une psyché inconsciente, l’autre se présentant sous la forme d’un
agglomérat de sous-personnalités. Freud élabora d’abord un modèle du premier
type, puis il adopta le modèle de type agglomérat avec le moi, le ça et le surmoi.
Quatrième caractéristique, la première psychiatrie dynamique s’appuyait, dans
ses théories pathogéniques de la maladie nerveuse, sur les notions de fluide indé­
terminé, d’énergie mentale et d’activité autonome de fragments isolés de la per­
sonnalité. On reconnaîtra sans peine le lien entre ces notions et celles de la libido
et des complexes inconscients. Enfin, l’instrument thérapeutique essentiel des
magnétiseurs et des hypnotiseurs était le « rapport » : or nous avons vu que le
transfert psychanalytique fut l’aboutissement d’une longue suite de transforma­
tions du rapport.
Dans les années 1880, la première psychiatrie dynamique se vit enfin recon­
naître officiellement par Charcot, dont Freud s’enorgueillissait d’avoir été le dis­
ciple, et par Bernheim, à qui Freud alla rendre visite à Nancy. Il n’est pas facile
d’apprécier l’influence de Charcot sur Freud. Comme nous l’avons indiqué, il
semble s’agir essentiellement d’une influence de nature personnelle. Freud s’était
fait une image idéalisée du maître français, et il ne resta pas assez longtemps à la
Salpêtrière pour se rendre compte que les expériences de Charcot sur les hysté­
riques hypnotisées n’avaient aucune valeur scientifique. Freud exagérait l’impor­
tance attribuée par Charcot à l’hérédité dissemblable (« dégénérescence », dans
le jargon médical de l’époque) dans l’étiologie de l’hystérie. Il n’avait apparem­
ment pas lu l’ouvrage de Richer qui montrait que beaucoup de crises hystériques
étaient les réactualisations d’un traumatisme psychique, le plus souvent de nature
sexuelle (idée que Freud devait développer ultérieurement comme sa découverte
personnelle). Tout ceci montre une fois de plus que l’influence d’un maître
s’exerce souvent moins à travers son enseignement réel qu’à travers la perception
déformée qu’en ont ses disciples. Il en est de même pour l’influence de l’École de
Nancy sur Freud. Freud attribue ainsi à Liébeault l’idée que « le rêve est le gar­
dien du sommeil », affirmation en contradiction flagrante avec la théorie du som­
meil de celui-ci. Le fait que le sujet qui accomplit un commandement post-hyp­

481. Vilfredo Pareto, Le Mythe vertuiste et la vertu immorale, Paris, Rivière, 1911 ;
G.-H. Bousquet, Vilfredo Pareto, sa vie et son œuvre, Paris, Payot, 1928, p. 144.
482. Voir chap. v, p. 331 ; chap. vn, p. 528.
483. Voir chap. m, p. 139-140.
484. Voir chap. vn, p. 557-558.
578 Histoire de la découverte de l’inconscient

notique essaie de donner une explication rationnelle à son obéissance était


parfaitement connu, et Freud n’avait pas besoin d’aller à Nancy pour l’apprendre
de Bernheim. Le procédé dont usait Bernheim pour amener ses malades à se sou­
venir de ce qui s’était passé sous hypnose n’avait pas la signification que lui attri­
buait Freud, puisque, dans les expériences de Bernheim, cette remémoration était
effectuée immédiatement après une hypnose brève et légère. Ce fut le mérite de
Freud d’en avoir tiré l’idée d’amener ses malades à retrouver des souvenirs
oubliés depuis longtemps, et ceci à l’état de veille. Nous avons là un autre
exemple de découverte due à une interprétation erronée des faits.
L’influence de Janet sur Freud reste un sujet très controversé qui n’a jamais été
étudié objectivement. Dans ses premiers écrits, Freud reconnaissait la priorité de
Janet dans la découverte du rôle des « idées fixes subconscientes » (suivant l’ex­
pression de Janet) dans l’étiologie des symptômes hystériques et de la guérison
par la « catharsis » (suivant l’expression de Breuer et Freud). Quand Breuer et
Freud publièrent leur « Communication préliminaire » en 1893, il y avait sept
ans que Janet avait publié sa première observation, et il en avait paru six ou sept
autres entre-temps485. Pour ceux de leurs contemporains qui étaient familiarisés à
la fois avec les publications psychiatriques françaises et allemandes, l’antériorité
de Janet était indiscutable, ainsi que la ressemblance entre sa méthode et celle de
Breuer et de Freud. Janet avait également devancé Freud en montrant, dès le
début, que le simple fait de retrouver le souvenir traumatique ne suffisait pas et
qu’il fallait encore « dissocier » le « système psychologique » (le « complexe »,
en terminologie psychanalytique). L’influence de Janet sur Freud est manifeste
dans les Études sur l’hystérie, jusque dans le vocabulaire. Freud utilise les
expressions de Janet : « idée fixe », « misère psychologique », « analyse psycho­
logique ». En 1896, Freud appela son système « psychanalyse » pour le distin­
guer de l’« analyse psychologique » de Janet, et il insista dès lors sur les diffé­
rences entre ses idées et celles de Janet. Ce faisant, Freud présentait une image
déformée des conceptions de Janet en affirmant que la théorie de ce dernier sur
l’hystérie reposait sur la notion de « dégénérescence ». En fait, Janet enseignait
que l’hystérie résultait de l’action réciproque, en proportions variables, de fac­
teurs constitutionnels et de traumatismes psychiques, ce qui correspondait exac­
tement à ce que Freud appela plus tard « série complémentaire ». Freud insistait
sur le rôle du refoulement dans la pathogenèse des symptômes hystériques, mais
ne porta aucune attention à ce que Janet nommait le « rétrécissement du champ
de la conscience ». Janet disait que « Freud appelle refoulement ce que j’appelle
rétrécissement du champ de conscience »486 ; il est intéressant de noter que ces
deux notions existaient déjà chez Herbart487, qui y voyait deux aspects d’un
même phénomène. Freud critique aussi l’idée de Janet qui attribuait l’hystérie à
un affaiblissement de la « fonction de synthèse ». Cependant la psychanalyse
adopta plus tard une notion analogue, sous le nom de « faiblesse du moi ». Le
passage progressif de Janet de l’étude des phénomènes « subconscients » à celle
de la « tension psychologique » annonçait celui que la psychanalyse allait effec­
tuer de la « psychologie des profondeurs » à la « psychologie du moi ». La psy­

485. Voir chap. VI, p. 384-389.


486. XVIIth International Congress of Medicine, London, 1913, Sec. XII, Part. I, p. 13-64.
487. Voir chap. vi, p. 430.
Sigmund Freud et la psychanalyse 579

chanalyse adopta également la « fonction du réel » de Janet sous le nom de


« principe de réalité ». Quant à la technique psychanalytique, on note une cer­
taine analogie entre la « parole automatique » utilisée par Janet dans le cas de
madame D. et la méthode des associations spontanées de Freud488. Une ressem-’
blance plus remarquable encore existe entre le « transfert » des psychanalystes et
l’usage systématique que faisait Janet de ces variétés du rapport entre le théra­
peute et le patient qu’il appelait l’« influence somnambulique » et le « besoin de
direction »489, similitude reconnue par Jones490. Pour conclure, il est difficile
d’étudier les débuts de l’analyse psychologique de Janet et ceux de la psychana­
lyse de Freud sans en arriver à la conclusion, exprimée par Régis et Hesnard, que
« la méthode et la conception de Freud sont calquées sur celles de Janet, dont il
paraît s’être constamment inspiré »491 — jusqu’au jour où leurs chemins en
vinrent à diverger.
Freud reconnut toujours les grands écrivains comme ses maîtres : les tragiques
grecs, Shakespeare, Goethe et Schiller. Il est certain qu’il s’inspira beaucoup
d’eux, mais il ne faudrait pas négliger l’influence d’écrivains moins éminents,
tels que Heine, Borne492 et Lichtenberg493. La psychanalyse naissante présente
une nette analogie avec certains courants littéraires de son temps, tels le cercle
Jeune Vienne, le Néo-Romantisme et, comme nous l’avons déjà indiqué, la façon
dont Ibsen s’attachait à démasquer les mensonges conventionnels et l’incons­
cience de l’individu face à ses propres actes.
Les sources philosophiques de Freud sont multiples, mais malgré de nom­
breuses recherches, elles demeurent insuffisamment connues494. Bien que Freud
ait exprimé à maintes reprises son mépris pour la philosophie et qu’il n’ait jamais
accepté l’idée de faire de la psychanalyse une philosophie, sa pensée se détache
sur un arrière-plan philosophique bien précis qui se révèle dans sa vision du
monde, mais aussi dans la façon dont il transposa en termes psychologiques cer­
taines notions philosophiques.

Depuis sa jeunesse, Freud avait été soumis à l’influence d’un courant de pen­
sée prédominant en Europe après 1850, qui rejetait toute forme de métaphysique
et se proposait d’étudier l’univers d’un point de vue purement scientifique. En
fait, ce rejet de la philosophie équivalait à une philosophie particulière : le scien­
tisme, doctrine suivant laquelle seule la science est capable de nous conduire à la
connaissance du monde. Mais puisque la connaissance scientifique a des limites,
une importante partie de la réalité (la plus grande peut-être) restera nécessaire­
ment inconnaissable. Logiquement, le positivisme devrait impliquer l’agnosti­

488. Voir chap. vi, p. 390-391.


489. Voir chap. vi, p. 398.
490. Ernest Jones, « The Action of Suggestion in Psychotherapy », Journal of Abnormal
Psychology, V (1911), p. 217-254.
491. Emmanuel Régis et Angelo Hesnard, La Psychanalyse des névroses et des psychoses,
2e éd., Paris, Alcan, 1922, p. 352.
492. Voirchap. vu, p. 560-561.
493. E. Krapf, « Lichtenberg und Freud », Acta Psychotherapeutica, Psychosomatica et
Orthopaedagogica, I (1954), p. 241-255.
494. John A. Sours, « Freud and the Philosophers », Bulletin of the History of Medicine,
XXXV (1961), p. 326-345.
580 Histoire de la découverte de l’inconscient

cisme, puisque l’existence de Dieu ne peut être ni prouvée ni infirmée par la


science. Cependant Freud, comme bien d’autres hommes de science de son
époque, se proclamait résolument athée. C’est ce mélange de positivisme, de
scientisme et d’athéisme qui se révèle dans L’Avenir d’une illusion.
Chose curieuse, cette pensée positiviste extrême conduisit, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, à un retour à la philosophie de la nature, sous une forme
déguisée. Les adeptes du positivisme, dans leur zèle à purifier la science de tout
vestige métaphysique, bannirent l’âme de la psychologie, le vitalisme de la bio­
logie, et le finalisme de l’évolution. Les neurophysiologistes croyaient pouvoir
expliquer les processus mentaux en termes de structures cérébrales, existantes ou
hypothétiques (ce fut la « mythologie cérébrale » à laquelle nous avons déjà fait
allusion à plusieurs reprises), ou même exclusivement en termes de processus
physiques et chimiques. Ces physiologistes ignoraient la maxime de Bichat :
« Dire que la physiologie est la physique des animaux, c’est en donner une idée
extrêmement inexacte ; j’aimerais autant dire que l’astronomie est la physiologie
des astres »495. Les principes de la conservation et de la transformation de l’éner­
gie furent transposés à la physiologie et à la psychologie et pris comme fonde­
ments de constructions spéculatives que l’on pourrait qualifier de « Mythologie
de l’énergétique ». L’hypothèse de Darwin selon laquelle l’évolution des espèces
s’expliquait par la transmission héréditaire de modifications dues au hasard et la
sélection opérée à travers la lutte pour la vie et l’élimination des inaptes, était
devenue un dogme scientifique. Il ne resta plus à Haeckel qu’à transformer le
darwinisme en une pseudo-religion, le monisme. Freud vivait dans ce climat phi­
losophique. Nous avons vu comment la mythologie cérébrale de Meynert, la
mythologie de l’énergétique de Brücke et la combinaison des deux par Exner
avaient conduit Freud à son « Esquisse d’une psychologie scientifique » de 1895.
Nous avons déjà traité de l’influence de Darwin sur Freud496. Rappelons que
Darwin avait été l’instigateur d’une psychologie centrée sur les instincts, en par­
ticulier sur ceux d’agressivité et d’amour. Entre autres preuves de la théorie de
l’évolution, Darwin avait invoqué le phénomène de la « réversion » que Freud
transposa en psychologie sous le nom de « régression ». Darwin avait ainsi
esquissé une théorie biologique de l’origine de la société et de la morale. Freud
lui emprunta sa représentation de l’homme primitif comme une sorte de brute
grossière qui vivait en bandes sous la tyrannie d’un vieux mâle (le père cruel de
Totem et tabou). Lombroso pensait lui aussi que l’homme préhistorique était une
brute impulsive et sanguinaire. Il voyait dans le « criminel-né » une résurgence
de cet homme primitif, et l’inconscient de l’homme civilisé, tel que le dépeint
Freud, ne diffère guère du portrait de l’homme primitif de Lombroso. Haeckel
avait ajouté à la doctrine darwinienne sa prétendue loi biogénétique fondamen­
tale497, que Freud semble avoir acceptée comme évidente. Nous avons vu aussi
comment plusieurs schèmes de pensée de Karl Marx avaient été incorporés par la
psychanalyse498.

495. Xavier Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris, Brosson, Gabon
et Cie, 1796, p. 84.
496. Voir chap. rv, p. 269-270.
497. Voir chap. rv, p. 266-267.
498. Voir chap. rv, p. 270-271.
Sigmund Freud et la psychanalyse 581

Le seul philosophe dont Freud ait suivi les cours, Franz Brentano, était le pro­
moteur d’une philosophie entièrement différente. Brentano était issu d’une
famille illustre qui comptait entre autres le poète Clemens Brentano, et il était le
frère de l’éminent économiste Lujo Brentano. Il avait été prêtre dominicain et
professeur de philosophie à Würzburg, mais, n’ayant pu accepter le dogme de l’in­
faillibilité du pape, il avait quitté l’Eglise pour venir enseigner la philosophie à
Vienne comme Privat-Dozent (exemple unique d’une carrière universitaire à
rebours). Brentano enseignait une psychologie nouvelle reposant sur le concept
d’intentionnalité qu’il avait emprunté, en lui donnant une vie nouvelle, à la phi­
losophie scolastique médiévale. Rudolf Steiner, qui fut l’un de ses auditeurs, rap­
porte que Brentano était un logicien rigoureux pour lequel chaque notion devait
être parfaitement claire et s’inscrire avec précision dans une argumentation dia­
lectique, mais, ajoute-t-il, il donnait parfois l’impression que sa pensée était un
univers autonome, étranger à la réalité. Brentano était un brillant orateur, et les
dames de la haute société de Vienne affluaient à ses cours. Il compta parmi ses
auditeurs des hommes aux orientations aussi variées qu’Edmund Husserl, Tho­
mas Masaryk, Rudolf Steiner et Sigmund Freud. Brentano était une personnalité
éminente de la société viennoise. Dora Stockeit-Meynert dit qu’il ressemblait à
un Christ byzantin, qu’il parlait avec douceur, ponctuant son éloquence de gestes
d’une grâce inimitable, « une figure de prophète avec l’esprit d’un homme du
monde »499. Brentano était doué d’un prodigieux sens de la langue et, outre sa
réputation d’érudit et de philosophe original, il était connu pour sa facilité à
improviser des calembours très sophistiqués. Il inventa un nouveau type de devi­
nettes, qu’il appelait les dal-dal-dal, qui firent fureur dans les salons de Vienne et
donnèrent lieu à de nombreuses imitations. Freud y fait allusion dans une note de
son ouvrage sur Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. C’est la seule
mention de Brentano dans ses écrits. Pour déceler une influence de Brentano sur
Freud, il faudrait analyser les écrits de ce dernier et voir si l’on n’y trouve pas des
idées qui appartiennent en propre à Brentano. James Ralph Barclay a entrepris
cette étude, et il en conclut que plusieurs concepts de Freud pourraient remonter
à Brentano500. La notion d’intentionnalité apparaît chez Freud sous la forme modi­
fiée d’énergie psychique canalisée dans le sens des fins instinctuelles et de l’ac­
complissement du désir. L’« existence intentionnelle » de Brentano devint
l’« investissement » de Freud. Pour Freud, comme pour Brentano, la perception
ne se réduit pas à un processus passif, mais relève d’une activité dotée d’énergie
psychique. L’évolution du processus secondaire, telle que la décrit Freud, pour­
rait aussi avoir sa source chez Brentano.
On ne peut pas non plus mettre clairement en évidence l’influence de la phi­
losophie romantique sur Freud, bien qu’elle soit incontestable. Nous avons
indiqué, dans un chapitre précédent, les analogies que certains concepts freu­
diens présentent avec la pensée romantique de Goethe et de von Schubert501.
Cependant l’essentiel de l’influence exercée sur Freud par la philosophie de la

499. Dora Stockert-Meynert, Theodor Meynert und seine Zeit, Vienne et Leipzig,
Osterreichischer Bundsverlag, 1930, p. 149-156.
500. James Ralph Barclay, Franz Brentano and Sigmund Freud: An Unexplored Influence
Relationship, Idaho State College, 17 octobre 1961 (polycopié).
501. Voirchap. iv, p. 235-236.
582 Histoire de la découverte de l'inconscient

nature lui venait de ses deux épigones, Bachofen et Fechner502. On peut tracer un
parallélisme étroit entre les phases de l’évolution de la société humaine selon
Bachofen et les stades de la libido chez Freud. Freud, cependant, ne cite jamais
Bachofen. Quant à Fechner, rappelons que Freud le mentionne à maintes reprises
et qu’il lui a emprunté sa conception topographique de l’esprit, la notion d’éner­
gie mentale, les principes de plaisir-déplaisir, de constance, de répétition, et,
peut-être, l’idée de la primauté de l’instinct de destruction sur Eros. Ainsi, les
principaux concepts de la métapsychologie de Freud dérivent de Fechner.
Mais l’attitude la plus voisine de la psychanalyse est incontestablement celle
des philosophes de l’inconscient, Carus, von Hartmann, et surtout Schopenhauer
et Nietzsche. Pour ceux qui sont familiarisés avec la pensée de ces deux derniers
philosophes, il ne saurait faire le moindre doute que la pensée de Freud leur fait
écho. Thomas Mann503 a dit que les concepts psychanalytiques n’étaient qu’une
« transposition des idées de Schopenhauer de la métaphysique à la psycholo­
gie ». F.W. Foerster504 va jusqu’à dire que personne ne devrait aborder la psy­
chanalyse sans avoir d’abord sérieusement étudié Schopenhauer. Une telle étude
révélerait la véritable nature de la psychanalyse, davantage même que le croient
les psychanalystes eux-mêmes. C’est encore plus vrai pour Nietzsche, dont les
idées pénètrent toute la psychanalyse et dont l’influence est manifeste jusque
dans le style de Freud. Ce fait, d’ailleurs, n’a pas échappé à certains psychana­
lystes. Wittels, par exemple, parle de la « distinction de Nietzsche entre diony­
siaque et apollinien qui recouvre presque parfaitement celle de processus pri­
maire et processus secondaire »505506. Dans son célèbre article sur « Les criminels
par sentiment de culpabilité », Freud note que Nietzsche avait déjà décrit les
mêmes individus sous le nom de « criminels pâles »ÎOâ. Sont encore typiquement
nietzschéens le concept de mystification du conscient par l’inconscient et la pen­
sée affective, les vicissitudes des instincts (leurs associations, conflits, déplace­
ments, sublimations, régressions et leur capacité à se retourner contre eux-
mêmes), la charge énergétique des représentations, les instincts d’auto­
destruction, l’origine de la conscience et de la morale par l’intériorisation des ins­
tincts agressifs, le ressentiment et les sentiments de culpabilité névrotiques,
l’origine de la civilisation dans le refoulement des instincts, sans parler des
attaques contre les mœurs contemporaines et la religion507.
L’énumération des sources de Freud devrait aussi inclure ses malades et ses
disciples. Dans des chapitres antérieurs nous avons donné des exemples illustrant
le rôle joué par les malades dans l’histoire de la psychiatrie dynamique. Freud, lui
aussi, apprit beaucoup de quelques-uns de ses malades. Ce fut l’une d’elles, Eli­
sabeth von R., qui lui suggéra la méthode des associations spontanées. Nous
ignorons comment d’autres idées lui vinrent de ses patients. Mais un homme, au

502. Voir chap. rv, p. 246-255.


503. Voir chap. iv, p. 240.
504. Friedrich Wilhelm Foerster, Erlebte Weltgeschiste, 1869-1953, Memoiren, Nurem­
berg, Glok und Lutz, 1953, p. 98.
505. Fritz Wittels, Freud and his Time, New York, Grosset and Dunlap, 1931.
506. Sigmund Freud, «Die Verbrecher aus Schuldbewusstsein», Imago, IV (1916),
p. 334-336. Standard Edition, XIV, p. 332-333.
507. Voir chap. v, p. 303-304. C. Dimitrov et A. Jablenski, « Nietzsche und Freud », Zeits­
chrift fur Psychosomatische Medizin und Psychoanalyse, XHI (1967), p. 282-298.
Sigmund Freud et la psychanalyse 583

moins, joua un rôle capital et fut un « cas exemplaire » de qui Freud apprit énor­
mément (comme Janet de Madeleine). Ce malade devint célèbre sous le nom de
« l’homme aux loups ».

Cet homme, alors âgé de 33 ans, arriva à Vienne au début de 1910 et entra en
analyse chez Freud. Fils d’un riche propriétaire terrien russe, c’était un homme
intelligent, clairvoyant, qui avait bon cœur, mais il souffrait d’une aboulie
extrême qui l’empêchait de faire quoi que ce soit dans la vie. En fait, ce cas dut
paraître moins étrange en Russie que dans le reste de l’Europe. C’était exacte­
ment le tableau de ce que les Russes appelaient oblomovshtchina50*, état qui
n’était pas exceptionnel chez les fils de riches propriétaires terriens qui menaient
une vie d’oisiveté et de paresse. Ce patient fut appelé « l’homme aux loups », en
raison d’un rêve terrifiant qu’il avait fait à l’âge de 3 ans et demi et où apparais­
saient des loups. Étant donné son attitude anormalement passive dans la situation
analytique, comme dans sa vie quotidienne, il n’y eut aucun progrès durant
quatre ans, jusqu’à ce que Freud fixât un terme au traitement, disant qu’il l’arrê­
terait en juin 1914. Cette décision fut suivie d’une amélioration rapide, et le
patient put retourner en Russie. Ce cas se révéla extrêmement intéressant pour
Freud en raison de la masse de matériaux qui émergèrent, dont certains confir­
maient les théories de Freud et contredisaient celles de Jung et d’Adler. Mais
d’autres matériaux étaient entièrement nouveaux et parurent presque incroyables
à Freud. En 1918, il fit paraître un résumé de ce cas, qu’il développa dans une
publication ultérieure, mais sans jamais publier l’histoire complète508 509. Quand
l’homme aux loups vint se réfugier à Vienne après avoir perdu toute sa fortune
lors de la révolution russe, Freud l’analysa gratuitement pendant quelques mois
et ouvrit une souscription en sa faveur, ce qui lui permit de vivre à Vienne avec
sa femme et de compléter ultérieurement son traitement psychanalytique avec
madame Ruth Mack Brunswick510. L’homme aux loups devint un personnage
très connu dans les milieux de la psychanalyse et une sorte d’expert en problèmes
psychanalytiques. Il joua sans aucun doute un grand rôle dans l’évolution de
Freud vers la « métapsychologie », et il l’aida aussi à comprendre le phénomène
du contre-transfert.

Un autre problème qui est encore loin d’être parfaitement éclairci est celui de
l’influence des disciples de Freud sur la pensée de leur maître. Il est certain que
Freud emprunta un certain nombre d’idées à Stekel, Ferenczi, Abraham, Rank,
Silberer, Pfister, Jung et d’autres. Les partisans de la psychologie individuelle
rappellent qu’en 1908 Adler avait proposé la théorie selon laquelle existait un
instinct d’agressivité primaire, ce que Freud nia à l’époque, mais adopta sous une
autre forme en 1920. Freud puisa aussi chez Adler la notion d’intrication des ins­

508. Ce mot a été créé d’après le nom du héros d’un roman d’Ivan Gontcharov, Oblomov
(1859).
509. Sigmund Freud, « Aus der Geschichte einer infantilen Neurose », Sammlung kleiner
Schriften zur Neurosenlehre, IV (1918), p. 578-717 ; V (1922), p. 1-140. Standard Edition,
XVII, p. 7-122. Trad. franç. : « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’Homme aux
loups) », in Cinq Psychanalystes, op. cit., p. 325-420.
510. Ruth Mack Brunswick, « A Supplément to Freud’s History of an Infantile Neurosis »,
International Journal of Psychoanalysis, IX (1928), p. 439-476.
584 Histoire de la découverte de l’inconscient

tincts (qui remontait à Nietzsche). Jung introduisit en psychanalyse les termes de


« complexe » et d’« imago », insista sur l’identification du petit garçon à son
père, encouragea Freud à s’intéresser à l’étude des mythes, et proposa d’instituer
l’analyse didactique obligatoire pour le futur psychanalyste. En fait, il est prati­
quement impossible de discerner le rôle joué par les disciples dans l’élaboration
des idées du maître. Non seulement ils furent à l’origine de nouveaux dévelop­
pements, mais les directions prises par leurs intérêts, leurs questions, leurs
contradictions exercèrent une influence dont il est impossible d’apprécier la por­
tée exacte.
Il est tout à fait possible que l’on découvre un jour d’autres sources de Freud,
encore inconnues. David Bakan a dirigé ses recherches dans ce sens, et il croit
avoir découvert des affinités entre Freud et la tradition cabalistique511. Tout Juif,
dit Bakan, qu’il ait appris l’hébreu ou non, assimile inévitablement certains
aspects de la tradition mystique juive, et ceci est vrai, à plus forte raison, pour un
Juif originaire de Galicie, comme Freud, dont les parents et les ancêtres avaient
longtemps vécu dans l’atmosphère du hassidisme. Dans l’histoire tourmentée du
mysticisme juif, la psychanalyse freudienne prendrait place parmi ses innom­
brables avatars. La pensée cabalistique est imprégnée d’un sentiment de mystère
et de puissance, elle cherche à tirer de l’Écriture des significations cachées et
enseigne une sorte de métaphysique sexuelle. Selon Bakan, l’antisémitisme
conduisit Freud à cacher son identité juive, si bien qu’il présenta dans ses écrits
un dérivé du mysticisme juif sous une forme voilée. Un examen objectif des faits
montre toutefois que Bakan a considérablement exagéré l’importance de l’anti­
sémitisme à Vienne à l’époque de la jeunesse et de la maturité de Freud, et ses
interprétations des œuvres de Freud sont souvent fort discutables. Certaines ana­
logies qu’il établit entre des concepts psychanalytiques (ceux, en particulier, se
rapportant à la sexualité) et les doctrines cabalistiques sont assez frappantes, mais
les choses sont en fait bien plus complexes. Nous n’avons aucune preuve que
Freud ait jamais eu connaissance des écrits mystiques juifs. Par ailleurs, la méta­
physique cabalistique du sexe ne représente qu’un épisode d’un courant de mys­
ticisme sexuel plus large dont l’histoire est assez mal connue. C’est un vaste
champ dont nous pouvons retrouver des représentants majeurs et mineurs avant
Freud et à son époque.
Sans remonter jusqu’aux grands systèmes de mysticisme sexuel des Indes,
rappelons que la philosophie de Schopenhauer était dans une large mesure une
variété de mysticisme sexuel. Deux représentants ultérieurs de cette tendance
furent en relation avec Freud : Wilhelm Fliess et Otto Weininger. Wilhelm Fliess
associait au mysticisme sexuel un mysticisme des nombres. Fliess, nous l’avons
vu, affirmait avoir découvert une corrélation entre la muqueuse nasale et les
organes génitaux, et avoir démontré la bisexualité fondamentale des humains512.
Pendant de longues années, Freud et Fliess se témoignèrent de l’enthousiasme
pour leurs théories respectives. Fliess devait compléter ultérieurement et para­
chever sa propre théorie. Des querelles acrimonieuses surgirent entre Fliess et

511. David Bakan, Sigmund Freud an the Jewish Mystical Tradition, Princeton, D. Van
Nostrand Co.,1958.
512. Wilhelm Fliess, Die Beziehungen zwischen Nase und weiblichen Geschlechtsorganen,
in ihrer biologischen Bedeutung dargestellt, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1897. Freud est sou­
vent cité, notamment aux pages 12,99,192,197-198,218.
Sigmund Freud et la psychanalyse 585

Weininger, chacun revendiquant la paternité de la bisexualité fondamentale.


L’un et l’autre se faisaient en fait illusion, car cette théorie était loin d’être nou­
velle. Il est assez caractéristique de l’esprit de cette époque que Fliess se vit cri­
tiquer pour sa théorie nasale-génitale et ses spéculations numériques, mais non-
pour son pansexualisme513. Quant à Otto Weininger, son célèbre Sexe et Carac­
tère était l’esquisse d’un système métaphysique, centré sur le concept de la
bisexualité fondamentale des êtres vivants514. A la lumière de ce principe fonda­
mental, Weininger cherchait des réponses à des problèmes philosophiques
demeurés sans réponse. Le mysticisme sexuel qui caractérisait l’atmosphère
intellectuelle de Vienne à la fin du XIXe siècle et au début du XXe pénétra jusque
dans la nouvelle science de la pathologie sexuelle. Nous avons vu que certains
auteurs avaient une vision romantique des perversions sexuelles, invoquant les
souffrances inouïes des déviants sexuels515. Rien n’est plus éloigné de la vérité
que l’opinion habituelle qui voudrait que Freud ait été le premier à introduire de
nouvelles théories sexuelles à une époque où tout ce qui appartenait à la sexualité
aurait été « tabou ». Il est intéressant de noter que d’autres systèmes de mysti­
cisme sexuel complètement indépendants se développèrent à l’époque de Freud.
En Russie, Vassili Rozanov, le promoteur d’un « transcendantalisme sexuel »,
enseignait la sainteté du sexe, qu’il identifiait avec Dieu516.

L’acte sexuel, déclare Rozanov, est au centre de l’existence ; en lui l’homme


devient un dieu. Le sexe est la source métaphysique de l’esprit, de l’âme et de la
religion. Rozanov appelait religions du soleil les anciennes religions orientales et
la religion hébraïque primitive, parce qu’elles étaient terrestres et séculières,
qu’elles exaltaient la procréation et la fécondité, la continuité de la famille et la
perpétuation de l’espèce. La civilisation égyptienne ancienne était « une sorte de
lyrisme phallique ». Le christianisme, qui prône l’ascétisme, la chasteté et la vir­
ginité, est une religion de mort. La vie c’est le foyer familial. Ce foyer doit être
chaud, agréable et rond comme une matrice. La civilisation grecque fut celle d’ho­
mosexuels, lesquels furent les plus grands génies. La prostitution est « le phéno­
mène social par excellence, et jusqu’à un certain point le prototype de toute
société [...] Les premiers États sont nés des instincts qui poussent les femmes à la
prostitution ». Rozanov interprète les écrivains en fonction de leur vie intime
(leurs « sous-vêtements », selon son expression) ; son vaste symbolisme sexuel
le porta à retrouver le phallus partout dans la nature517.

Un autre système de mysticisme sexuel qui suscita de vives discussions fut


celui de Winthuis.

513. Voir, par exemple, les critiques sarcastiques de Moritz Benedikt, « Die Nasen-Mes-
siade von Fliess », Wiener Medizinische Wochenschrift (1901), LI, p. 361-365.
514. Voir chap. v, p. 322 ; chap. x, p. 805-806.
515. Voir chap. v, p. 326-328.
516. Renato Poggioli, Rozanov, New York, Hillary House, 1962. V.V. Rozanov, Solitaria,
avec un récit abrégé de la vie de l’auteur, par E. Gollerbach, trad. de S.S. Koteliansky, Londres,
Wishart and Co., 1927.
517. V.V. Rozanov, Izbrannoe, Vstupilelnaya Statya i Readaktiya lu, New York, Izda-
telstvo hneni Chekhova, 1956.
586 Histoire de la découverte de l’inconscient

Le missionnaire catholique Joseph Winthuis518, qui exerça son ministère dans


la tribu Gunantuna de Nouvelle-Guinée, surprit les milieux ethnologiques avec la
publication de son livre, L’Être bisexué519. Il y écrit que la langue Gunantuna
contient un grand nombre de mots et d’expressions à double sens, que ce peuple
possède aussi un langage de signes, dont chaque geste a une signification
sexuelle, et un langage de symboles pictographiques basé sur deux lignes fon­
damentales, la droite (le phallus) et la courbe (le vagin). Winthuis enregistra
trente chansons apparemment inoffensives, et pour vingt-neuf d’entre elles il
trouva une signification cachée si obscène qu’il les traduisit en latin plutôt qu’en
allemand. IL en conclut que l’esprit primitif est puissamment imprégné de sexua­
lité. Il exposa ensuite une théorie de la religion primitive qu’il interpréta comme
un culte à un dieu bisexué, et il étendit progressivement sa théorie à toutes les
populations primitives, aux hommes préhistoriques et à l’histoire de la religion
en général520. L’essence de cette religion était la croyance en un dieu bisexué
auquel on rendait un culte. Dans cette religion, la sexualité est sacrée puisque
l’acte sexuel est une répétition de l’événement primordial de la création du
monde par ce dieu bisexué — il est ainsi la perpétuation de l’acte divin de créa­
tion, au nom de Dieu et sur son ordre. Ces théories suscitèrent de vives polé­
miques, et Winthuis défendit son point de vue avec une conviction quasi
fanatique.

On peut s’étonner des ressemblances et s’interroger sur d’éventuelles affinités


entre le mysticisme cabalistique, la métaphysique du sexe de Schopenhauer, les
systèmes de Fliess et de Weininger, le transcendantalisme sexuel de Rozanov et
la prétendue découverte par Winthuis d’un culte universel rendu à un dieu
bisexué. Malheureusement, le mysticisme sexuel représente l’un des courants les
moins explorés de l’histoire des idées, et il serait prématuré de prétendre appré­
cier le rôle qu’il a pu jouer dans l’atmosphère culturelle qui a vu se développer la
psychanalyse.
Cette énumération incomplète des sources de Freud montre qu’on peut les
répartir en trois périodes distinctes d’inégale longueur. Dans une première
période, Freud emprunta directement ou indirectement ses idées à ses maîtres et
aux nombreux auteurs qu’il lisait. Dans une seconde période, relativement brève,
celle de son auto-analyse, Freud apprit surtout de ce qu’il trouva en lui-même.
Dans la troisième période enfin, qui s’étend de 1902 à sa mort, il apprit surtout de
quelques patients d’intérêt exceptionnel et de ses disciples.

L’influence de Freud
Il est extrêmement difficile d’apprécier objectivement l’influence de Freud. II

518. Karl Laufer, « Dr Joseph Winthuis zum Gedàchtnis », Anthropos, L1 (1956), p. 1080-
1082.
519. J. Winthuis, Das Zweigesschlechterwesen bei den Zentralaustraliem und anderen
Vôlkem, Leipzig, Hirschfeld, 1928.
520. J. Winthuis, Einfiihrung in die Vorstellungswelt primitiver Vôlker. Neue Wege der
Ethnologie, Leipzig, Hirschfeld, 1931 ; Mythos und Kutlgeheimnisse, Stuttgart, Strecker und
Schrôder, Rôder, 1935 ; Mythos und Religionswissenschaft, Moosburg, Selbst-Verlag des Ver-
fassers, 1936.
Sigmund Freud et la psychanalyse 587

s’agit d’une histoire trop récente, déformée par des légendes et dont toutes les
données n’ont pas encore été éclaircies.
L’opinion générale est que Freud a exercé une puissante influence, non seule­
ment sur la psychologie et la psychiatrie, mais sur tous les domaines de la culture,
et que cette influence a été profonde au point de transformer notre façon de vivre
et nos conceptions sur l’homme. La question devient plus complexe et plus
controversée dès qu’on cherche à établir jusqu’à quel point cette influence a été
favorable ou non. Nous avons d’un côté ceux qui voient en Freud l’un des libé­
rateurs de l’esprit humain et qui estiment même que l’avenir de l’humanité
dépendra de son acceptation et de son refus des enseignements de la psychana­
lyse521. A l’opposé se trouvent ceux qui affirment que les effets de la psychana­
lyse ont été désastreux. La Piere, par exemple, prétend que le freudisme a ruiné
l’éthique de l’individualisme, la discipline de soi et le sens des responsabilités
qui régissait le monde occidental522.
Toute tentative de répondre objectivement à ces deux questions — la portée et
la nature de l’influence de la psychanalyse — se heurte à trois grandes
difficultés :
La première, comme dans le cas de Darwin, provient du fait que l’importance
historique d’une théorie ne se réduit pas à sa signification originelle (celle de son
auteur), mais inclut aussi les amplifications, les prolongements, les interpréta­
tions et les déformations de cette théorie523. Aussi, pour apprécier l’influence de
Freud, faudrait-il commencer par un historique de l’École freudienne et des
divers courants auxquels elle a donné naissance : les freudiens orthodoxes, les
continuateurs plus originaux (par exemple les promoteurs de la psychanalyse du
moi), les écoles dissidentes proprement dites avec leurs propres schismes et dis­
sensions intérieures, et enfin les écoles (celles d’Adler et de Jung) qui reposent
sur des principes radicalement différents, tout en s’étant constituées en réponse à
la psychanalyse. Il faudrait encore tenir compte — et c’est au moins aussi impor­
tant — des déformations et des idées pseudo-freudiennes largement répandues
dans le public par les journaux, les revues et les ouvrages de vulgarisation.
La seconde difficulté, plus grave encore, vient de ce que la psychanalyse, dès
ses origines, s’est développée dans une atmosphère de légende, si bien qu’une
appréciation objective ne sera guère possible avant que l’on ait pu dégager les
données authentiquement historiques de cette brume de légendes. Il serait d’un
intérêt inestimable de découvrir le point de départ de la légende freudienne et
d’analyser les facteurs qui ont permis son développement. Malheureusement
l’étude scientifique des légendes, de leur structure thématique, de leur dévelop­
pement et de leurs causes reste l’une des provinces les moins explorées de la
science524, et jusqu’à ce jour rien n’a été publié sur Freud qui soit comparable à
l’étude d’Étiemble sur la légende qui se développa autour du poète Rimbaud525.

521. K.R. Eissler, Medical Orthodoxy and the Future of Psychanalysis, New York, Inter­
national Universifies Press, 1965.
522. Richard La Piere, The Freudian Ethic, New York, Duell, Sloane and Pierce, 1959.
523. Voir chap. rv, p. 264-266.
524. Un des premiers pionniers de cette étude fut l’ethnologue français Arnold Van Gen-
nep. Son livre, La Formation des légendes (Paris, Flammarion, 1929), est maintenant dépassé,
mais il a eu le mérite d’ouvrir la voie.
525. René Étietnble, Le Mythe de Rimbaud, Paris, Gallimard, 1961.
588 Histoire de la découverte de l’inconscient

Un coup d’œil rapide sur la légende freudienne révèle deux traits essentiels. Le
premier est le thème du héros solitaire, en butte à une armée d’ennemis, subis­
sant, comme Hamlet, les « coups d’un destin outrageant », mais finissant par en
triompher. La légende exagère considérablement la portée et le rôle de l’antisé­
mitisme, de l’hostilité des milieux universitaires et des prétendus préjugés vic­
toriens. En second lieu, la légende freudienne passe à peu près complètement
sous silence le milieu scientifique et culturel dans lequel s’est développée la psy­
chanalyse, d’où le thème de l’originalité absolue de tout ce qu’elle a apporté : on
attribue ainsi au héros le mérite des contributions de ses prédécesseurs, de ses
associés, de ses disciples, de ses rivaux et de ses contemporains en général.
La légende une fois dissipée, les faits nous apparaîtront dans une lumière assez
différente. La carrière de Freud correspondra alors à la carrière habituelle d’un
universitaire d’Europe centrale, carrière dont les débuts n’avaient été que légè­
rement entravés par l’antisémitisme, et sans plus de déconvenues que celles de
bien d’autres. Il vivait à une époque où les polémiques scientifiques avaient un
ton plus véhément que de nos jours, et il ne s’est jamais heurté à une hostilité
aussi violente qu’un Pasteur ou un Ehrlich526. La légende attribue d’autre part à
Freud une bonne partie des découvertes d’autres savants, en particulier de Her-
bart, de Fechner, de Nietzsche, de Meynert, de Benedikt et de Janet, et elle sous-
estime considérablement les travaux des explorateurs de l’inconscient, des rêves
et de la pathologie sexuelle antérieurs à Freud. Une bonne partie des idées dont
on attribue le mérite à Freud étaient des idées courantes, existant à l’état diffus ;
son rôle consista essentiellement à cristalliser ces idées et à leur conférer une
forme originale.
Nous en arrivons ainsi à la troisième grande difficulté à laquelle se heurte une
appréciation de la portée et de la nature de l’influence exercée par la psychana­
lyse. De nombreux auteurs ont essayé de dresser un inventaire de l’influence des
idées freudiennes sur la psychologie normale et pathologique, la sociologie,
l’ethnologie, la criminologie, l’art, le théâtre et le cinéma, comme aussi sur la
philosophie, la religion, l’éducation et les mœurs. Nous n’avons pas l’intention
de reprendre ici ces considérations, ni même de les résumer, mais nous voudrions,
attirer l’attention sur un fait qui a été souvent passé sous silence : la psychanalyse
s’est greffée, dès le début, sur d’autres courants de pensée préexistants ou
contemporains de portée plus générale. Aux environs de 1895, la profession de
neuropsychiatre était devenue très à la mode, on se mettait partout activement à
la recherche de nouvelles méthodes psychothérapiques, et des hommes comme
Bleuler et Moebius s’efforçaient de « re-psychologiser » la psychiatrie ; les pre­
mières publications de Freud se présentaient comme des expressions de cette
nouvelle tendance. A la même période, la psychopathologie sexuelle connaissait
un puissant développement : la théorie de la libido de Freud prenait sa place
parmi d’innombrables autres innovations dans ce domaine. Nous avons déjà
indiqué les affinités entre la psychanalyse à ses débuts et les œuvres littéraires
d’Ibsen, de Schnitzler, du groupe Jeune Vienne et des néo-romantiques ; il fau­
drait y ajouter les mouvements d’avant-garde qui surgirent plus tard, tels que les
futuristes, les dadaïstes et les surréalistes527. La profession d’athéisme de Freud

526. Voir chap. v, p. 293.


527. Voirchap. x, p. 823, 849, 857.
Sigmund Freud et la psychanalyse 589

rejoignait l’attitude de bon nombre de savants contemporains et lui valut l’appro­


bation du Monisten-Bund de Haeckel528. Son système fut jugé suffisamment
matérialiste pour être adopté par les psychologues soviétiques russes avant que
ne le supplantât la psychiatrie de Pavlov529. La Première Guerre mondiale suscita
d’amères réflexions sur « le déclin de l’Occident », et les « Considérations
actuelles sur la guerre et sur la mort » de Freud n’en sont qu’une des nombreuses
manifestations530. Les désastres dont fut responsable la Première Guerre mon­
diale et la catastrophe imminente de la seconde incitèrent les penseurs à chercher
des moyens pour sauver le monde531. La psychothérapie avait désormais pour
tâche de permettre à l’individu de supporter les tensions et les angoisses, d’où le
glissement de la psychanalyse de la psychologie des profondeurs à la psychana­
lyse du moi532.
Mais ce n’est pas tout, car, dans l’intervalle, les progrès de la technologie
avaient donné naissance à la société d’abondance. A un système fondé sur le dur
labeur et la concurrence sans merci, auquel le darwinisme social avait fourni son
idéologie, succéda un système fondé sur la consommation de masse, soutenu par
une philosophie hédoniste et utilitariste. Telle fut la société qui adopta avec
enthousiasme la psychanalyse de Freud, souvent dans sa forme la plus déformée.
Les faits mis en lumière par La Piere dans son livre, The Freudian Ethic, sont
peut-être exacts, mais il n’est pas juste d’en rendre Freud responsable, pas plus
que Darwin ne saurait être tenu pour responsable de la façon dont les militaristes,
les colonialistes, d’autres groupes de prédateurs, et finalement Hitler et les nazis,
se servirent de théories pseudo-darwiniennes. Freud connut ainsi le même sort
que Darwin et bien d’autres avant eux : ces hommes ont pu donner l’impression
d’avoir déclenché une révolution qui bouleversa toute la culture, alors qu’en fait
ils étaient eux-mêmes portés par une vague de fond issue de transformations
socio-économiques. Pour revenir à Freud, il nous faudra sans doute attendre
longtemps avant de pouvoir déterminer exactement ce que l’on peut attribuer à
l’effet direct de ses enseignements, et dans quelle mesure des courants sociaux,
économiques et culturels diffus se sont prévalus des concepts freudiens ou
pseudo-freudiens pour parvenir à leurs propres fins.
Nous pouvons peut-être essayer maintenant de répondre à cette question déli­
cate : qu’est-ce qui appartient en propre à Freud et constitue l’originalité la plus
profonde de son œuvre ? Nous pouvons distinguer trois grandes contributions : la
théorie psychanalytique, la méthode psychanalytique et l’organisation
psychanalytique.
Quelles que soient l’abondance de ses sources et la complexité de son insertion
dans le contexte socio-culturel, tout le monde s’accorde à reconnaître à la théorie
psychanalytique une puissance et une originalité qui ont suscité d’innombrables
recherches et découvertes dans le domaine de la psychologie normale et patho­
logique. Toutefois le problème de son statut scientifique n’est pas encore éclairci.
A cet égard, la situation de la psychanalyse offre des ressemblances frappantes
avec celle du magnétisme animal en 1818, quand le médecin Virey se demandait

528. Voir chap. x, p. 831-832.


529. Voir chap. x, p. 871, 875.
530. Voir chap. x, p. 852.
531. Voir chap. x, p. 880.
532. Voir chap. vu, p. 552-554 ; chap. x, p. 886.
590 Histoire de la découverte de l’inconscient

pourquoi les découvertes faites dans le domaine de la physique à l’époque de


Mesmer étaient désormais incorporées dans le patrimoine commun de la science,
tandis que la validité des idées de Mesmer continuait à être l’objet de discussions
passionnées533. De même, les découvertes de l’époque de Freud en endocrinolo­
gie, en bactériologie, etc., sont aujourd’hui, sans équivoque, intégrées à la
science, tandis que la validité des théories psychanalytiques reste contestée par
bon nombre de psychologues expérimentaux et d’épistémologistes534. Ce para­
doxe a conduit maints freudiens à voir dans la psychanalyse une discipline étran­
gère au champ des sciences expérimentales et plus proche de la philosophie, de
l’histoire, de la linguistique535 ou encore à y voir une forme d’herméneutique536.
Plus encore que le cadre conceptuel de la psychanalyse, la méthode psycha­
nalytique est une authentique création de Freud et constitue l’originalité la plus
intime de son œuvre. Freud a inventé une nouvelle voie d’approche de l’incons­
cient, la situation psychanalytique avec sa règle fondamentale, les associations
spontanées, et l’analyse des résistances et du transfert.
Mais l’innovation la plus frappante de Freud fut probablement la fondation
d’une « école », selon un modèle sans exemple à l’époque moderne, mais qui se
présente comme une reviviscence des écoles philosophiques de l’antiquité gréco-
latine537. Presque dès le début, Freud a fait de la psychanalyse un mouvement,
avec sa propre organisation, sa maison d’édition, la réglementation très stricte
imposée à ses membres et sa doctrine officielle, la théorie psychanalytique. La
similarité entre l’école psychanalytique et les écoles philosophiques gréco-
romaines s’est trouvée encore renforcée par l’imposition d’une initiation sous la
forme de l’analyse didactique. Celle-ci exige du candidat non seulement un lourd
sacrifice financier, mais aussi qu’il livre sa vie intime et toute sa personnalité. Le
psychanalyste se voit ainsi intégré dans la société de façon plus indissoluble
encore qu’un pythagoricien, un stoïcien ou un épicurien pouvaient l’être dans
leurs propres organisations. Jung et quelques autres représentants de la psychia­
trie dynamique devaient suivre l’exemple de Freud à cet égard. Nous sommes
ainsi conduits à voir dans la résurrection des écoles philosophiques gréco-
romaines la réalisation la plus frappante de Freud et ceci représente, sans aucun
doute, un événement notable dans l’histoire de la culture moderne.

533. Voir chap. iv, p. 219, note 11.


534. Voir, par exemple, Critical Essays on Psychoanalysis, Stanley Rachman ed., New
York, Macmillan, 1963.
535. Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.
536. Ludwig Binswanger, « Erfahren, Verstehen, Deuten » (1926), réédité dans Ausge-
wahlte Vortrage undAufsatze, Berne, Francke, 1955, II, p. 67-80. Paul Ricœur, De l’interpré­
tation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965.
537. Voir chap. 1, p. 74-75.
CHAPITRE VIE

Alfred Adler et la psychologie individuelle

Contrairement à une opinion courante, ni Adler ni Jung ne sont des « dissi­


dents de la psychanalyse », et leurs systèmes ne sont pas de simples déformations
de la pensée psychanalytique. L’un et l’autre avaient leurs propres idées avant de
rencontrer Freud, ils collaborèrent avec lui tout en gardant leur indépendance, et
après leur séparation ils construisirent des systèmes entièrement différents de la
psychanalyse et entièrement différents l’un de l’autre.
La différence fondamentale entre la psychologie individuelle d’Adler et la
psychanalyse de Freud peut se résumer ainsi : tandis que Freud cherche à intégrer
à la psychologie scientifique les composantes secrètes de la psyché humaine sai­
sies intuitivement par les tragiques grecs, Shakespeare, Goethe et d’autres grands
écrivains, Adler s’attache à la Menschenkenntnis, c’est-à-dire à la connaissance
concrète et pratique de l’homme. L’intérêt de la psychologie individuelle est
qu’elle représente, à notre connaissance, le premier système unifié et complet de
Menschenkenntnis, un système suffisamment vaste pour embrasser également le
champ des névroses, des psychoses et des conduites criminelles. Aussi, en abor­
dant Adler, le lecteur devra-t-il mettre entre parenthèses tout ce qu’il sait de la
psychanalyse et adopter une façon de penser complètement différente.

Le cadre de vie d’Alfred Adler

Alfred Adler naquit dans un faubourg de Vienne en 1870 et mourut à Aber­


deen, en Écosse, en 1937. Il passa la plus grande partie de sa vie à Vienne. Les
événements de sa vie, comme ceux de la vie de Freud, se détachent sur l’arrière-
plan des vicissitudes de l’histoire de l’Autriche, mais, ayant quatorze ans de
moins que Freud, Adler les vécut un peu différemment. Son enfance et sa jeu­
nesse correspondent aux années les plus prospères de la double monarchie. Lors
de la Première Guerre mondiale, Adler, alors âgé de 44 ans, était encore assez
jeune pour y participer comme médecin militaire, ce qui lui valut une expérience
directe des névroses de guerre. La catastrophe de 1918 affecta aussi Adler, âgé de
48 ans, autrement que Freud, qui en avait alors 62. C’est ainsi que l’avènement
d’un nouveau régime politique lui permit de réaliser ses projets et de créer ses
institutions. Ces années, de 1920 à 1932, en dépit des vicissitudes politiques,
furent celles des plus grandes réalisations d’Adler. Mais il n’attendit pas que Hit­
ler prît le pouvoir, et émigra aux États-Unis dès 1932. De noirs nuages s’amon­
celaient sur l’Europe quand il mourut subitement en 1937, deux ans et demi avant
la catastrophe qu’il avait prévue.
592 Histoire de la découverte de l’inconscient

Freud et Adler, tous deux fils de marchands juifs, se rattachaient par leurs ori­
gines à la petite bourgeoisie : le père d’Adler était marchand en grains, tandis que
celui de Freud faisait le commerce de la laine. L’un et l’autre grandirent dans les
faubourgs de Vienne, furent viennois jusqu’au bout des ongles, fondèrent de nou­
velles écoles et jouirent d’une renommée mondiale. Ils suivirent cependant des
voies différentes. Freud, engagé dans une carrière universitaire, connut le succès
après des débuts difficiles. D vivait dans un quartier résidentiel et avait une clien­
tèle choisie. La carrière universitaire d’Adler fut compromise d’emblée. Il débuta
comme médecin généraliste dans, un quartier non résidentiel et lutta pour l’ins­
tauration d’une médecine sociale. Après son association avec Freud, le groupe
qu’il fonda eut, bien plus que la psychanalyse, les allures d’un mouvement à
connotation politique. La plupart de ses malades étaient issus des classes infé­
rieures ou moyennes, et les problèmes sociaux restèrent au centre de ses
préoccupations.
La carrière d’Alfred Adler offre ainsi l’exemple de l’ascension sociale d’un
homme qui resta affectivement attaché aux classes populaires au milieu
desquelles il avait passé son enfance. L’effondrement de la monarchie austro-
hongroise permit à sa doctrine de sortir de la position marginale qu’elle occupait
pour se muer en un mouvement social et éthique de portée mondiale.

Les antécédents familiaux

Derrière les analogies superficielles entre Freud et Adler, il y a des différences


profondes. Nous avons vu que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’attitude et
la mentalité des Juifs autrichiens dépendaient, pour une grande part, du groupe
auquel se rattachaient leurs parents ou leurs grands-parents avant l’émancipa­
tion1. Les parents de Freud restaient marqués par le ressentiment accumulé au
cours des siècles par les Juifs de Galicie et du sud de la Russie. Les parents d’Ad­
ler, en revanche, étaient issus de la communauté relativement privilégiée de Kitt-
see, dans la province du Burgenland.
Le Burgenland est une contrée pittoresque avec des lacs bordés de roseaux, des
champs, des bocages, des vignobles, des châteaux au sommet des collines, et de
petits villages respirant le charme d’un monde révolu. Il est connu pour sa
richesse en oiseaux les plus variés ; presque chaque toit s’ornait d’un nid de
cigognes. Le Burgenland s’enorgueillit de son passé historique et de ses grands
hommes, parmi lesquels figurent les compositeurs Haydn et Liszt. Au fil des
siècles, le Burgenland forma une sorte d’État tampon entre l’Autriche et la Hon­
grie. Il relevait en fait de la Hongrie, mais les magnats, propriétaires d’une bonne
partie de la région, entretenaient des relations amicales avec l’Autriche (ce qui
était une exception dans la noblesse hongroise). A cette époque, le Burgenland
comptait environ 300 000 habitants. La plupart étaient de langue allemande, mais
il y avait aussi des Hongrois, des immigrants croates, des Tziganes, ainsi que des

1. Voir chap. vn, p. 443.


Alfred Adler et la psychologie individuelle 593

communautés juives prospères. Les Juifs du Burgenland jouissaient d’un statut


plus libéral que la plupart de leurs coreligionnaires de l’Empire. Beaucoup
étaient des commerçants et jouaient à ce titre un rôle d’intermédiaires entre les
Juifs du ghetto de Pressburg et les centres commerciaux de Vienne.
Cette situation particulière peut expliquer certains traits caractéristiques des
Juifs originaires du Burgenland. Ils n’avaient surtout pas le sentiment d’apparte­
nir à une minorité persécutée. Moritz Benedikt, issu de la killé (communauté
juive) d’Eisenstadt, qui, dans son autobiographie, se plaint d’avoir été la victime
d’innombrables injustices, n’attribue jamais aucune de ses souffrances à l’anti­
sémitisme. Il en va de même d’Adler dans les écrits duquel le mot antisémitisme
ne se trouve pas. Ces hommes pouvaient rester fidèles à leur religion (comme
Benedikt, qui resta un membre actif de la synagogue), mais s’ils venaient à
perdre la foi, la tradition juive en perdait, du même coup, toute signification pour
eux. Ne se sentant pas liés sentimentalement au judaïsme, ils pouvaient passer au
protestantisme ou au catholicisme sans avoir l’impression de trahir leurs ancêtres
ou d’être infidèles à leurs compagnons de vie juifs. Alfred Adler passa ainsi au
protestantisme, tandis que deux de ses frères (Max et Richard) se convertirent au
catholicisme, et que l’aîné, Sigmund, quitta la communauté juive konfessionslos
(sans se rattacher à aucune confession religieuse).
Nous ne savons pas grand-chose sur l’éducation d’Alfred Adler. Dans une
brève note autobiographique2, il rapporte qu’il était le préféré de son père, mais
qu’il se sentit longtemps rejeté par sa mère, qu’il blessa un jour un autre garçon,
que dans son jeune âge il souffrait de rachitisme et d’accès de spasmes de la
glotte, qu’il fût très impressionné par la mort d’un frère plus jeune, et qu’il
échappa lui-même de justesse à la mort à la suite d’une grave pneumonie. Ces
deux événements furent, dit-il, à l’origine de sa vocation médicale. D’autres sou­
venirs d’enfance, recueillis par Phyllis Bottome, indiquent que l’on était fidèle, à
la maison, aux rites juifs et qu’Alfred fréquentait la synagogue avec ses parents3.
Un jour, à F âge de 5 ans, à la synagogue pendant la prière, il tira sur un vêtement
qui dépassait d’une armoire mal fermée, si bien que l’armoire tomba avec fracas.
Un soir de Pâque à la maison, il se glissa au rez-de-chaussée, remplaça le pain
azyme par du pain levé ordinaire, et passa le reste de la nuit caché dans une
armoire pour voir si l’ange, à supposer qu’il vienne, remarquerait la différence.
Si ces deux souvenirs d’enfance sont authentiques, on pourrait, selon la propre
méthode d’Adler, en conclure à une attitude négative à l’égard de sa religion.
Cette différence dans les antécédents judaïques d’Adler et de Freud pourrait
expliquer aussi pourquoi la psychologie individuelle d’Adler, à la différence de
la psychanalyse de Freud, ne contient aucun élément qui puisse être attribué avec
quelque vraisemblance à la tradition juive.
Nous ne disposons que de données fragmentaires sur la généalogie et la
famille d’Alfred Adler. Celles dont font habituellement état ses biographies sont

2. Alfred Adler, « Something About Myself », Childhood and Character, VII (April 1930),
p. 6-8.
3. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle of Freedom, Londres, Faber and Faber, 1939,
p. 34-35.
594 Histoire de la découverte de l’inconscient

souvent erronées. La seule recherche systématique qui ait été entreprise jusqu’à
ce jour est celle de Hans Beckh-Widmanstetter que nous suivrons ici4.
Le grand-père d’Alfred Adler, Simon Adler, était maître fourreur (Kürschner-
meister) à Kittsee. Nous ne savons rien de lui sinon que sa femme s’appelait
Katharina Lampl et qu’il était mort en 1862, lors du mariage de son fils David.
Nous ne savons pas non plus s’il avait d’autres enfants que David (l’oncle d’Al­
fred) et Léopold (son père). David se maria à l’âge de 31 ans, à Vienne, le 29 juin
1862. Il travaillait comme tailleur dans le faubourg juif de Leopoldstadt.
Léopold Adler (Leb Nathan de son nom juif) était né à Kittsee le 26 janvier
1835. Nous ne savons rien des trente premières années de sa vie. Quand il se
maria à Vienne, le 17 juin 1866, l’adresse portée sur le certificat de mariage était
celle de son beau-père, à Penzing : il faut en conclure qu’il vécut quelque temps
dans la maison de ce dernier, travaillant sans doute avec lui.
Les grands-parents d’Alfred Adler du côté de sa mère étaient originaires de la
petite ville de Trebitsch, en Moravie. Nous ignorons combien de temps ils y
vécurent, mais quand ils allèrent s’établir à Penzing, en 1858 ou 1859, ils avaient
au moins cinq enfants : Ignaz (né avant 1839), Moriz (né en avril 1843), Pauline
(la mère d’Alfred, née en janvier 1845), Salomon (né en juillet 1849), et Albert
(né en 1858). Deux autres enfants naquirent à Penzing : Ludwig (en décembre
1859) et Julius (en décembre 1861). Le grand-père d’Alfred, Hermann Beer,
avait créé la firme Hermann Beer et Fils qui faisait commerce d’avoine, de blé et
de son. Son fils Salomon reprit plus tard l’affaire à son compte. C’était un
commerce rentable à l’époque, mais le développement des transports par voie
ferrée lui fut fatal.
Deux ans après son arrivée à Penzing, le 10 octobre 1861, Hermann Beer
acheta une maison au 22 de la Poststrasse. Alfred Adler y séjourna vraisembla­
blement à plusieurs reprises pendant son enfance. Cette maison existe encore :
c’est le 20 de la Linzerstrasse, près de l’angle de la Nobilegasse. Malgré la
modernisation des nouveaux immeubles qui l’entourent, sa disposition générale
n’a guère changé. Le rez-de-chaussée est occupé par une boutique et on accède à
l’appartement, au premier étage, par l’arrière, à partir de la cour intérieure sur
laquelle donne un large portail. La cour intérieure est assez vaste pour recevoir
une douzaine de voitures. La partie gauche est occupée par l’atelier d’un méca­
nicien-garagiste et les écuries ont été transformées en garages. Un large escalier
de pierre mène à l’appartement du premier étage où la famille Beer vécut de
nombreuses années.
Hermann Beer et sa femme, Élisabeth (appelée aussi Libussa) Pinsker, eurent
au moins sept enfants qui devaient avoir à leur tour des familles nombreuses, si
bien qu’Alfred Adler avait une nombreuse parenté du côté de sa mère. L’un de
ses oncles, Julius Beer, n’avait que huit ans de plus que lui.
Nous ignorons presque tout de la vie, des occupations et de la situation finan­
cière de Léopold Adler. De 1866 à 1877, il vécut dans les villages voisins de Pen­
zing et de Rudolfsheim, changeant plusieurs fois d’adresse. Dans l’annuaire, on

4. Ces données concernant les ancêtres et la famille d’Adler sont le résultat des enquêtes
minutieuses du docteur Hans Beckh-Widmanstetter dans les archives de la communauté juive
et d’autres archives de Vienne. L’auteur exprime toute sa reconnaissance au docteur Hans
Beckh-Widmanstetter pour l’aide qu’il lui a apportée dans ses propres recherches.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 595

le dit « marchand ». Pour des raisons que nous ignorons, il alla ensuite s’établir à
Leopoldstadt, le faubourg juif du nord-est de Vienne, où il vécut de 1877 à 1881,
mais là encore il changea d’adresse chaque année. Puis il vécut pendant deux ans
à Hemals (en dehors de Vienne à cette époque), où il loua une maison au 25 de la
Hauptstrasse, avec un local commercial attenant, au 23. Ces deux maisons étaient
des dépendances de la Grossmeierei (sorte de grosse entreprise laitière), pro­
priété du comte Palffy, un des magnats hongrois du Burgenland. Il est très pro­
bable- que Léopold Adler revendait les produits agricoles de l’entreprise du
comte.
Hermann Beer mourut le 5 février 1881 et sa femme le 15 janvier 1882. Leur
propriété fut partagée entre leurs sept enfants vivants, mais Pauline revendit sa
part à l’un de ses frères et peu de temps après, le 27 juillet 1883, elle acheta, avec
Léopold, une propriété à Wâhring, quartier encore très peu habité à cette époque,
en dehors des limites de la ville de Vienne5, fait de maisons d’un étage et de jar­
dins. La maison, située au 57-59 de la Hauptstrasse (aujourd’hui Wahringer-
strasse 129-131), existe encore. C’est une maison commerciale typique de cette
époque. Elle comprenait des locaux commerciaux, un appartement au premier
étage, avec deux grandes pièces et deux plus petites, ainsi qu’une cuisine et des
écuries en dessous6. Elle était située presque en face du cimetière où reposaient
Beethoven et Schubert (aujourd’hui le Schubert Park). Selon Phyllis Bottome, la
famille élevait non seulement des chevaux, mais aussi des vaches, des chèvres,
des poulets et des lapins ; il serait toutefois exagéré d’en conclure que le jeune
Alfred avait grandi dans une sorte d’Éden en miniature, comme on l’a parfois
présenté. Cette propriété, bien commun de Léopold et de Pauline, resta entre
leurs mains de juillet 1883 à juillet 1891. Mais les affaires de Léopold péricli­
taient et, à ce que raconte la tradition familiale, les Adler furent en butte à des dif­
ficultés financières croissantes. Cette allégation est confirmée par le fait que la
propriété fut de plus en plus lourdement hypothéquée, et que la famille Adler finit
par la vendre à perte en 1891.
Ils retournèrent à Leopoldstadt où ils connurent de nouveau des
difficultés matérielles, jusqu’à ce que Sigmund, l’aîné, montât une affaire pros­
père, permettant ainsi à toute sa famille de retrouver une situation plus
confortable.
Puisque Alfred Adler a toujours affirmé, tout comme Freud, l’importance de la
constellation familiale dans la genèse de la personnalité, il serait intéressant de
savoir ce qu’il en était de la sienne propre. Mais sur ce point aussi nous ne dis­
posons que de données incomplètes. Nous savons peu de choses sur la person­
nalité de son père, Léopold Adler, et ces rares données émanent de gens qui l’ont
connu dans sa vieillesse. Phyllis Bottome écrit qu’il était de tempérament insou­
ciant et heureux, plein d’humour et très fier, que c’était un bel homme qui prenait
grand soin de son aspect extérieur, qui brossait lui-même méticuleusement ses
habits, qui cirait soigneusement ses chaussures et qui était toujours habillé

5. Ces renseignements proviennent des recherches du docteur Hans Beckh-Widmanstetter


dans les registres du cadastre de Vienne.
6. H.A. Beckh-Widmanstetter, « Alfred Adler und Wahring », Unser Wühring, I (1966),
p. 38-42 (avec deux photographies de la maison).
596 Histoire de la découverte de l’inconscient

comme pour une réception7. Son petit-fils Walter Fried, qui, dans son enfance,
vécut plusieurs années avec lui, écrit :
« C’était un homme d’aspect imposant, toujours élégant et distingué, habitué à
bien vivre. J’éprouvais un respect extraordinaire pour lui, bien qu’il se soit tou­
jours montré très affectueux à mon égard. Je le vois encore me caressant la tête et
me donnant des pièces de monnaie neuves en bronze, ce dont j’étais démesuré­
ment fier »8.
Un autre petit-fils, Ferdinand Ray, écrit :
« Grand-père Léopold Adler était un gentleman assez élégant et de belle appa­
rence : il se tenait très droit et soignait sa mise... Les dernières années, il prenait
son déjeuner dans le Rathauskeller, toujours accompagné d’un verre de vin, puis,
à 5 heures, il prenait un sandwich au jambon et à 6 heures il allait se coucher »9.
Les relations entre Alfred et son père semblent avoir été excellentes. Selon
Phyllis Bottome, Alfred était le préféré de Léopold qui ne lui ménageait pas ses
encouragements (nous savons que l’encouragement devait devenir l’un des leit-
motive du système d’éducation d’Adler). Le même auteur rapporte également
que Léopold répétait souvent à Alfred : « Ne crois jamais ce que les gens te
racontent », ce qui voulait dire probablement qu’il faut juger les gens sur leurs
actes plutôt que sur leurs paroles. (Ce sera un axiome fondamental de la psycho­
logie individuelle.)
Pauline Adler ne jouissait certainement pas d’une aussi bonne santé que son
mari, qui avait près de 87 ans quand il mourut. Selon tous les témoignages, elle
était usée par la maladie et le surmenage quand elle décéda à l’âge de 61 ans.
Phyllis Bottome la dépeint comme « nerveuse et morne », sans le moindre sens
de l’humour. S’il faut en croire la tradition familiale, elle se sacrifia à l’excès
pour certains de ses enfants. L’un de ses petits-fils la décrit comme « une femme
douce et délicate, qui faisait marcher la maison et qui était bien occupée avec son
mari, ses enfants, le ménage et le chien ». Son fils Alfred et elle ne réussirent pas
à se comprendre, et l’on dit qu’elle joua dans sa vie le rôle de ce qu’il appela plus
tard le Gegenspieler (l’adversaire du jeu), c’est-à-dire la personne contre qui on
mesure et exerce sa force.
Tandis que Freud met l’accent sur l’importance des relations de l’enfant avec
ses parents, et ensuite seulement avec ses frères et sœurs, Alfred Adler attribue
plus d’importance à la position de l’enfant parmi ses frères et sœurs qu’à ses rela­
tions avec ses parents : il nous faut donc essayer de cerner de plus près la constel­
lation fraternelle vécue par Alfred.
Il était le second d’une famille de six enfants, sans compter deux morts en bas
âge10. Ses relations avec son frère aîné Sigmund sont particulièrement
intéressantes.
Sigmund Adler (Simon de son nom juif) était né le 11 août 1868 à Rudolfs-
heim. Tous les témoignages s’accordent à voir en lui un homme très intelligent et
très doué, si bien que, pour reprendre les termes de Phyllis Bottome, « Alfred

7. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle ofFreedom, op. cit., p. 28-30.


8. Lettre de Walter Fried, de Vienne.
9. Lettre de Ferdinand Ray, de Bentley (Australie).
10. S’il faut en croire la tradition familiale, il y eut avant Sigmund un premier enfant,
Albert, qui mourut en bas âge. Son existence n’est pas confirmée par les archives de la commu­
nauté juive de Vienne, ni par la Heimat-Rolle.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 597

Adler avait l’impression de vivre à l’ombre d’un frère aîné modèle, d’un authen­
tique “premier-né”, qui semblait se mouvoir dans une sphère bien au-dessus d’Al­
fred et que ce dernier, quelque effort qu’il fît, n’aurait jamais pu atteindre. Même
à la fin de sa vie, Alfred n’avait pas entièrement surmonté ce sentiment ». La
réussite de Sigmund fut d’autant plus remarquable qu’il avait connu une vie dif­
ficile. Il avait dû quitter l’école avant d’avoir son diplôme à cause de la situation
financière de ses parents et il s’était mis au travail, d’abord dans le commerce de
son père, puis seul. Pendant quelque temps, il fut un agent commercial des Mino­
teries hongroises, puis il s’établit à son propre compte comme courtier en
immeubles. Ses affaires prospérèrent, et il finit par acquérir une certaine fortune
qu’il perdit toutefois du fait de l’inflation qui suivit la guerre. L’un de ses fils rap­
porte qu’en raison de sa nationalité magyare il servit un an dans l’armée hon­
groise, qu’il se maria en 1900, qu’il eut trois enfants et qu’en raison de la situa­
tion politique il finit par émigrer aux États-Unis où il resta jusqu’à sa mort11. Un
autre de ses fils le dépeint ainsi :
« Sigmund était vraiment un self-made-man, il avait une importante biblio­
thèque et était fier de ses amis (des gens de la classe moyenne, supérieurs, des
médecins, des juristes, etc.) [...]. Par lui et par notre mère, nous [les enfants]
avons appris à apprécier les bienfaits de la vie, la bonne musique, les bons livres,
les voyages, etc. Il jouait bien aux échecs et il nous apprit à y jouer, mais il était
presque toujours trop occupé pour jouer avec nous.
Quant à ses relations avec Alfred, il avait la plus haute estime pour lui, et
comme médecin et comme psychologue, et il faisait souvent appel à lui quand
l’un de nous était malade. Plus tard, quand la réputation d’Alfred s’étendit, il
parla toujours de lui avec admiration et grand respect »12.

Tous les témoignages s’accordent à reconnaître en Sigmund Adler un homme


extrêmement loyal, d’un rare désintéressement, qui subvenait non seulement aux
besoins de sa propre famille, mais aussi de son vieux père Léopold, ainsi que de
plusieurs autres personnes de sa parenté.
La rivalité avec son frère Sigmund, qui réussissait si bien, semble avoir joué un
très grand rôle dans la vie d’Alfred. Comme tous les garçons, il leur arrivait de se
battre et ils finirent, d’après la tradition familiale, par être de force égale. On a dit
aussi que si Alfred abandonna la médecine générale pour se spécialiser en neu­
ropsychiatrie, ce fut pour suivre l’exemple de son frère qui, d’agent commercial,
avait passé à l’activité plus lucrative d’agent immobilier. Quoi qu’il en soit, ils
restèrent toujours très liés, et c’est grâce à Sigmund qu’Alfred trouva et acheta sa
belle maison de campagne à Salmannsdorf. Les deux frères émigrèrent en Amé­
rique et moururent dans des circonstances analogues : Alfred d’une attaque dans
une rue d’Aberdeen en 1937, et Sigmund dans une rue de New York, vingt ans
plus tard, le 25 février 1957, à l’âge de 89 ans13.
Après Sigmund et Alfred venait une fille, Hermine, née à Rudolfsheim le
24 octobre 1871. Phyllis Bottome dit qu’elle était la sœur préférée d’Alfred et
que, de son côté, elle l’admirait fort. Son fils écrit à son sujet :

11. Lettre du docteur Ernst T. Adler, de Berlin.


12. Extrait d’une lettre de Kurt F. Adler, de Kew Gardens, New York.
13. Ce détail nous a été communiqué par Kurt F. Adler.
598 Histoire de la découverte de l’inconscient

« Hermine, ma mère, jouait très bien du piano et déchiffrait la musique sans


peine. Elle avait une voix agréable, mais manquait d’entraînement. Elle jouait
volontiers avec Alfred qui faisait également du piano : ils jouaient ensemble à
quatre mains. Ils s’entendaient parfaitement et tous ses enfants, avant de se
marier, présentèrent leurs partenaires à Alfred pour lui demander son avis »14.
Après Hermine venait un petit frère, Rudolf, né à Penzing le 12 mai 1873, qui
mourut de la diphtérie le 31 janvier 187415. Ainsi que nous le verrons, cette nais­
sance et cette mort prématurée furent des événements importants dans l’enfance
d’Alfred.
L’enfant suivant, Irma, était née à Penzing le 23 novembre 1874. Elle devait
subir une mort,tragique dans un camp d’extermination en Pologne, en 1941. Elle
épousa l’imprimeur Franz Fried et^eut un fils, Walter.
Après Irma venait Max, né à Leopoldstadt le 17 mars 187716. Malgré la situa­
tion difficile de la famille, il put achever ses études secondaires au Sperlaiim où
il passa son diplôme en septembre 1896. Piiis il étudia l’histoire, la langue et la
littérature allemandes à l’université de Vienne, pendant neuf semestres. Il pré­
senta sa thèse17 en octobre 1903 et fut reçu docteur en Philosophie le 23 juin
190418. Max Adler semble s’être consacré essentiellement au journalisme, rédi­
geant des articles philosophiques, économiques et politiques. Il vécut de longues
années à Dresde, puis s’établit à Rome où il mourut le 5 novembre 1968, à l’âge
de 91 ans. Au dire de Phyllis Bottome, « il enviait et jalousait vivement Alfred
pour sa popularité et ne revint jamais sur cet état d’esprit. Alfred l’aimait bien,
mais ne réussit jamais à gagner son affection ». Il convient de garder présents à
l’esprit ces détails en abordant le tableau fait par Alfred Adler de la personnalité
du second enfant dans une grande famille : toujours sous tension, mettant tous
ses efforts à rivaliser avec son frère aîné, et suivi lui-même de près par un frère
plus jeune, tout aussi compétitif.
Le dernier enfant, Richard, était né à Wahring, le 21 octobre 1884. Durant son
enfance, la situation économique de la famille fut des plus mauvaises et son édu­
cation semble avoir été sacrifiée. Par ailleurs, il semble avoir été le préféré de sa
mère. H portait une grande admiration à Alfred qui, de son côté, l’aida de son
mieux. Professeur de piano, il chercha à appliquer les principes de la psychologie
individuelle à l’enseignement de la musique. Il habita quelque temps la maison
de campagne d’Alfred à Salmannsdorf. Pendant la Deuxième Guerre mondiale,
il cultiva le vaste jardin d’Alfred à Dôbling, qui était resté propriété de la
famille19. Il réussit à échapper à la persécution des nazis et à survivre avec sa
femme Justine. Il mourut en janvier 1954 sans laisser d’enfants.
La différence entre les antécédents sociaux et familiaux d’Alfred Adler et de
Sigmund Freud n’à pas été sans conséquence sur leurs systèmes respectifs. La
tradition juive marquait puissamment ceux dont les familles étaient originaires

14. Extrait d’une lettre de Ferdinand Ray.


15. Ces données proviennent des archives de la communauté juive de Vienne.
16. Il ne faut pas confondre ce frère d’Alfred Adler avec le célèbre économiste Max Adler.
17. Sa thèse était intitulée : Die Anfcinge der merkantilischen Gewerbepolitik in ôsterreich
(Les débuts de la politique commerciale mercantile en Autriche).
18. Ces données ont été découvertes par H. Beckh-Widmanstetter dans les archives de
l’université de Vienne.
19. Extrait d’une lettre de madame Justine Adler, de Vienne.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 599

de Galicie, même s’ils avaient eux-mêmes perdu la foi. Bien que Freiberg restât
pour lui le paradis perdu de sa première enfance, Freud était citoyen autrichien à
part entière, avec tous les droits que cela impliquait. Mais il grandit à Leopold-
stadt, faubourg populeux de Vienne où s’étaient établis les Juifs les plus pauvres
de la partie orientale de l’Empire, quartier où pùllulaient les enfants et les men­
diants, si bien qu’il se considéra toujours comme membre d’un groupe minori­
taire. Parce qu’il avait toujours été soumis à la surveillance vigilante de ses
parents et maîtres, il fut porté à insister sur ses relations avec ses parents plus que
sur celles qu’il entretenait avec ses frères, ses sœurs et ses condisciples. Par ail­
leurs, il était le premier-né et le préféré de sa mère et ressentait une certaine ani­
mosité à l’égard de son père, si bien que la situation œdipienne lui sembla toute
naturelle.
La situation d’Adler était tout à fait différente. Les traditions juives n’avaient
pas le même poids pour les Juifs issus des communautés privilégiées du Burgen­
land. Parce qu’il était né à Vienne, le Burgenland ne lui apparaissait pas comme
un paradis perdu : au contraire, cette origine représentait plutôt un handicap pour
lui. Il n’était pas officiellement autrichien, mais hongrois, ce qui le rendait sujet
d’un pays dont il ne parlait pas la langue, et il ne jouissait pas de certains droits
dont jouissaient les seuls Autrichiens à Vienne. (Il acquit tardivement la citoyen­
neté autrichienne, en 1911.) A la différence de Freud, Adler passa la plus grande
partie de son enfance aux abords (Vororte) de Vienne20, à Rudolfsheim, Penzing,
Hemals et Wahring qui n’avaient pas complètement perdu leur caractère rural.
La population n’y était pas aussi dense. Des spéculateurs y avaient acheté de
vastes terrains qu’ils laissaient à l’abandon en attendant que les prix montent
pour pouvoir en tirer un bénéfice substantiel. On les appelait communément les
Gstatten, et les gamins des rues en faisaient leurs terrains de jeux. Adler passa
ainsi la plus grande partie de son enfance à l’extérieur de Vienne, à jouer ou à se
battre avec des enfants non juifs, issus en grande partie des classes inférieures.
Ses parents le surveillaient manifestement moins que ceux de Freud. Toutes les
biographies d’Adler parlent de ses escapades et de ses bagarres avec les autres
gamins. Tout ceci devait nécessairement le conduire à insister plus que Freud sur
le rôle des camarades et des frères et sœurs dans la formation de la personnalité.
La constellation familiale où ils grandirent était aussi très différente. Adler,
second enfant, se sentait rejeté par sa mère et protégé par son père : ayant ainsi
fait l’expérience d’une situation opposée à celle de Freud, il ne put jamais accep­
ter l’idée du complexe d’Œdipe, n est remarquable qu’Adler, bien que juif et
étranger dans son pays, n’ait jamais eu l’impression d’appartenir à une minorité :
il se sentait engagé à fond dans la vie populaire de la capitale, et sa parfaite
connaissance de l’idiome viennois lui permettait de s’exprimer publiquement
comme un homme du peuple. On comprendra dès lors que la notion de sentiment
communautaire ait été au centre de sa doctrine.

20. Beckh-Widmanstetter nous a fait remarquer que les Viennois faisaient une distinction
très nette entre l’« intérieur de la ville » (innere Stadt), qui correspondait à l’ancienne ville his­
torique, entourée de remparts démolis en 1856, les « faubourgs » (Vorstadte), de caractère
urbain et protégés par une enceinte fortifiée, et la « banlieue » (Vororte), à prédominance
rurale, incorporée dans la Stadt en 1890. Cela faisait une grande différence, pour un enfant, de
grandir dans un Vorort ou une Vorstadt.
600 Histoire de la découverte de l’inconscient

Les événements marquants de la vie d'Adler

Tandis que pour Freud on est embarrassé par la surabondance de matériaux


biographiques, pour Adler, comme pour Janet, la difficulté est exactement
inverse. Nous possédons quelques brèves notices autobiographiques d’Adler qui
s’ajoutent aux données recueillies par Phyllis Bottome. Nous disposons, à ce
jour, de quatre biographies d’Adler: celles de Mânes Sperber21, de Hertha
Ogler22, de Phyllis Bottome23 et de Cari Furtmüller, qui n’est connue que dans sa
traduction anglaise24. Phyllis Bottome fournit aussi des détails sur Adler dans un
ouvrage d’essais psychologiques et dans le second volume de sa propre autobio­
graphie25. Quel que soit le mérite de ces publications, elles s’appuient essentiel­
lement sur des souvenirs et des on-dit, et contiennent beaucoup d’inexactitudes.
De l’abondante correspondance d’Adler, une demi-douzaine de lettres à peine
ont été publiées26. Il n’y a pas eu d’archives adlériennes pour recueillir docu­
ments et témoignages sur lui, il n’a jamais été filmé et nous ne connaissons aucun
enregistrement de sa voix. Le docteur Hans Beckh-Widmanstetter, de Vienne, a
récemment entrepris une enquête systématique sur la base de documents d’ar­
chives, mais seule une partie des matériaux qu’il a réunis est parue à ce jour. Son
court récit de l’enfance et de la jeunesse d’Adler est resté inédit27. L’esquisse de
la vie d’Alfred Adler que nous présentons ici s’appuie essentiellement sur les
recherches de Beckh-Widmanstetter, complétées par des renseignements fournis
par des membres de la famille Adler28.
Alfred Adler naquit à Rudolfsheim, le 7 février 1870. Sa maison natale était
située sur la Hauptstrasse, à l’angle de la Zollemspergasse. C’était, à cette
époque, un immeuble assez important, partagé en quinze petits appartements (l’im­
meuble qui l’a remplacé porte aujourd’hui le n° 208 de la Mariahilferstrasse)29.
En face, il y avait une grande place de marché (Zentral-Markt Platz). A proximité
s’étendait un vaste terrain en friche (Gstatte) — devenu le Gustav Jager Platz,
avec le Musée technique —, où les enfants du voisinage pouvaient jouer à leur
guise. Durant les sept premières aimées de l’enfance d’Alfred Adler, sa famille
habita (à diverses adresses) à Rudolfsheim et dans la localité voisine de Penzing.
Pendant ces années, le jeune Alfred Adler allait souvent jouer avec les autres

21. Mânes Sperber, Alfred Adler, der Mensch und seine Lehre, Munich, Bergmann, 1926.
22. Hertha Ogler, Alfred Adler, the Man and His Work, Londres, The C.W. Daniel Co.,
1939.
23. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle ofFreedom, op. cit.
24. Cari Furtmüller, « Alfred Adler, a Biographical Essay », in Heinz et Rowena Ansba-
cher, Superiority and Social Interest, Evanston, Northwestern University Press, 1964, p. 330-
376.
25. Phyllis Bottome, « Some Aspects of Adler’s Life and Work », in Not in Our Stars,
Londres, Faber and Faber, n.d., p. 147-155 ; The Goal, New York, Vanguard Press, 1962.
26. Voir Alfred Adler, « Two letters to a Patient », Journal oflndividual Psychology, XXII
(1966), p. 112-116.
27. Hans Beckh-Widmanstetter, Kindheit und Jugend Alfred Adlers bis zum Kontakt mit
Sigmund Freud 1902, dactylographié, inédit.
28. L’auteur est très reconnaissant au docteur Beckh-Widmanstetter pour l’avoir aidé dans
ses recherches et avoir mis généreusement à sa disposition ses propres découvertes.
29. Ce détail, et la plupart de ceux qui suivent, sont dus à Beckh-Widmanstetter, à partir de
recherches d’archives.
Ambroise Liébeault (1823-1904) Paul Dubois (1848-1918)

Hippolyte Bernheim (1840-1919) Auguste Forel (1848-1931)

Quatre des principaux psychothérapeutes entre 1880 et 1910. (Lesphotos de Liébeault,


Bernheim et Forelproviennent de la collection de l'institut dhistoire de la médecine de Zurich. La
photo de Dubois provient de la collection de l'institut dhistoire de la médecine de Berne.)
Eugen Bleuler (1857-1939) fut l'un des pre­
miers, au début des années 1890, à aborder
la psychose d'un point de vue psycholo­
gique. Bleuler était aussi remarquable par
son dévouement sans bornes pour ses
malades que par ses réalisations scienti­
fiques. (Portrait aimablement communiqué par le
professeur Manfred Bleuler.)

Comme Eugen Bleuler, Adolf Meyer (1866-


1950) avait été un disciple de Forci au
Burghôlzli et, comme lui encore, il fut le
promoteur d'une nouvelle conception psy­
chologique relative à l'étude et au traite­
ment des psychoses. (Collection de l'institut
d'histoire de la médecine de Zurich.)
La famille de Pierre Janet

Jules Janet, son père. Fanny, née Hummel, sa mère.

Pierre, sa sœur Marguerite Pierre Janet à lage de 17 ans.


et son frère Jules.
Pierre Janet (1859-1947), assis au pied de son arbre favori dans son jardin du Havre.
Il est alors sur le point de partir à Paris pour soutenir sa thèse de doctorat ès lettres
puis commencer ses études de médecine et ses recherches à la Salpêtrière.
(Photographie aimablement communiquée par madame Hélène Pichon-Janet.)
Pierre Janet au faîte de sa gloire : professeur réputé,
psychothérapeute recherché et homme du monde.
(Photographie aimablement communiquée par madame Hélène Pichon-Janet.)
immer angchôren mag, nach Wien zu berufen, damit er hier ir En 1912, un groupe d'amis et d'admirateurs
einer oder in mchreren Vorlesungen über die Methodcn und Re
sulfate seiner eigenen Forschung berichtet, oder jene Korporatior
de Josef Breuer organisèrent une souscrip­
soll jeweilig einen Preis fur eine wissenschaftliche Arbeit verlcihcn tion en son honneur et créèrent la
die sich auf ein bcgrenztes, von Dir nàher zu bestimmendcs Facl Fondation Breuer destinée à promouvoir la
bezieht. Und so soll der Name desjenigen, der sein ganzes Lebei
lang an jedem Fortschritte unserer Erkenntnis den regsten Antci recherche et l'enseignement scientifiques.
nahm, auch noch fur spatere Generationen mit der Wissenschaf Nous reproduisons ici le microfilm d'une
und ihrem Streben verknüpft bleiben.
page du document original. (Document aima­
Wien, den 15. Jànner 1912. blement prêté par M. George Bryant, Vancouver.'}

Anliegend der Ausweis über K 58.125.—.

In Treue und F.rgebenheit


Sigmund Exner
îm cigcncn Namen und iin Namen von:
Karolinc Adam Otto und Mina v. Fleischl
Marie Auspitz Paul und Cécile v. Fleischl
Hedwig Benedikt Gcrtrud Fleischinann
Elise Bettelheim Karl und Mathilde Fleischmnnn
Else Billroth Artur und Helcne Foges
Artur und Marie v. Bosçhan Betty Frankel
Eugen und Fricda v. Boschan Heinrich Friedjung
Hermann BreBlauer Anton und Marie v. Frisch
Theodor und Milly v. Brücke Hugo und Margarethe Fürth
Josefinc Brüll Robert Gcrsuny
Marie Brüll Anita Goldschmidt
Marie v. Ebncr«Eschenbach Harry Gomperz
Vikfor und Adele v. EbnenRofcnstein Theodor und Elise Gompcrz
Ignaz Eisenschitz Karl und Hilde Grünbcrg
Wilhelm Englmann Anna v, Hacklünder
Vlktor v. Eplmissi Albert und Léontine Hmnmcrschlag
Konstanze Exner Emil und Marie H.immcrschlag
Alfons Feldmann Berlha Hartmann

28. October 1886. Nr. 25.

' Anzeiger der

11 fallscM to Aerzte in lien.


Inbatt: Protokollder Sitzung vom 15. October 1886. — Stunmarisoher Bericht dei
Sitzung vom 22. October 1886. — Programm der Sitzung am 89. October 1886.

Protokoll der Sitzung vom 15. October 1886.


Vorsitzender ; Herr Hofr. Prof. v. Bamberger.
Schriftführer : Herr Doc. Dr. Bergmeister.
Herr Dr, Grossmann atellt eînen Fall von Lupus des
Larynx vor.
Herr Doc. Dr. Freud hait seinen angekftndigten Vortrag:
Ueber mfinnliche Hystérie.
Herr Prof. Rosenthal bemerkt, dasg die Hyateria virîlis in
ihrem Symptomenbilde mit der in der Neuzeit besser gezeichneten
vulgâren Hystérie übereinatimme. Die mànniiehe Hystérie wird
bereits von Romberg erwàhnt. Sie fand aich noter 1000 von
Briquet gesammolten Fàllen von Hystérie fiinfzigmal ; der Mann
wSre demnach zwanzigmal weniger zur Hystérie disponirt als das Weib.
Redner erwâhnt ferner, dass er bereits îm Jahra 1870 in soinem
Handbucbe der Nervenkrankbeiten einen Fall von Knabenbysterie
besebrieb (mit Streekkrâmpfen, Aphonie und Riilpsen, Lfthmnng des
M. transversns und spastiseben Bewegungen des Oesophagus). Bei
einem anderen lôjflhrigen Manne waren auch Gemüthsbewegungen,
Gliederzittern, Zuckungen und Anâsthesie an der Vorderseite der
La première page du numéro du 28 octobre Untereitremitliten erweislîcb. Am Oberkorper allenthalben normale
Senaibilitât, Aebnlicbe Formée wurden wiederhoit beobachtet. Auch
1886 du Bulletin de la Société ùtipéiiale-royale der Traumatismns von Charcot wirke nur als psychischer Shok,
des médecins de Vienne rend compte de la dis­ die brtliehe Verletzung sei meist eine gertngfügîge.
Noch gestattet sich Redner znr Charakteristik der wenig
cussion qui suivit la communication de gôwflrdigten bysterischen Convulsionen etniges beizufügen. Bei
initiaten, sich langsamer entwickelnden bysterischen Krftmpfen
Ercud sur l'hystérie masculine. (Collection de konnte R. beobachteu, wie letztcre von den Gesicbts-, Hais-,
Kiefer- und Nackenmuskeln sich über die oberen >i”d unteren
l'institut dhistoire de la médecine. Vienne.)
Sigmund Freud en 1891, âgé de 35 ans.
(Ernest Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, t. 1, Paris, PUF, 1970.)
En dépit de tout, et notamment de ses nombreuses activités professionnelles, Freud
trouvait le temps de se promener dans les rues de Vienne où peu de choses
échappaient à son regard. (Photographie aimablement communiquée par le Dr Emil
Obcrholzer. )
Alfred Adler ( 1870-1938). (le pastel de Horowiez souligne le mélange
singulier d'attention et de profonde réflexion qui caractérisait Alfred
Adler. {Portrait aimablement communiqué par madame Corndia A’. Michel.)
Alfred Adler avec deux de ses frères. A gauche, l'aîné, Sigmund, qui réussit
brillamment dans les allaires et qui inspira longtemps à Alfred des sentiments
d'infériorité et de rivalité. Adroite, le plus jeune, Richard. l'artiste de la famille, qui
vouait une grande admiration à Alfred. {Poitrails aimablement armnuim<[uésparM. Karl
. \dlcr. de Ken- Gardeas. XY. madame le Dr.. \le\andra. \dler. de Ara York. et madameJudinc
. \dlcr. de I ïenne.)
C. G.Jung, le grand-père du psychiatre (1794-1864), personnalité quasi légendaire,
fut le modèle auquel son petit-fils s'identifia plus ou moins consciemment.
(Collection de. la bibliothèque de l'université de Bâle.}
Cari Gustav Jung (1875-1961). Le pragmatisme de Jung se reflète dans sa
psychothérapie, qui vise en premier lieu à rendre le malade conscient de sa situation
dans ht vie réelle. (Photo reproduite grâce à l'amabilité de XL Frangjungl)
Un des traits les plus fascinants de Jung était son aptitude à passer sans transition
des considérations les plus prosaïques aux spéculations abstraites les plus élevées.
(Photographie aimablement communiquée par M. Franzjungl)
Le pasteur Oskar Pllster, ministre protes­
tant à Zurich, fit œuvre de pionnier en
appliquant la psychanalyse à leducation et à
la «cure dames» religieuse. (Photographie
aimablement communiquée par le pasteur Oskar
Pjislerl)

Le docteur Alphonse Maeder. Après son


association avec Freud et Jung, il mit au
point une méthode de psychothérapie
brève. (Photographie aimablement communiquée
par le. docteur Alphonse Maeder.')
Hermann Rorschach (1884-1922) est photographié ici le jour de Noël 1917, alors
qu'il commençait à mettre au point son test des taches d'encre. (Photographie
reproduite grâce à l'amabilité de madame Olga Rorschach.}
Ludwig Binswanger (1881-1966), le fondateur de l'analyse existentielle et l'un des
premiers adeptes de la psychanalyse, ne rompit jamais les relations personnelles qui
l'unissaient à Freud. (Photographie reproduite grâce à l'amabilité du docteur Wolfgang
Binswanger.)
Alfred Adler et la psychologie individuelle 601

gamins ; il allait, dit-on, jusqu’à dérober des fleurs dans les jardins du château
impérial de Schônbrunn qui était situé à proximité de Penzing. Alfred croyait se
souvenir d’avoir fréquenté l’école publique de Penzing, mais ni son nom, ni celui
de son frère Sigmund ne figurent dans les archives de cette école. Il est possible
qu’il ait fréquenté une école privée dont les archives n’ont pas été conservées. Un
des événements les plus importants pour lui durant cette période fut la naissance
de son frère Rudolf, puis sa mort quelques jours avant le quatrième anniversaire
d’Alfred. S’il faut en croire ses plus anciens souvenirs d’enfance, cet événement,
suivi d’une grave maladie infantile quelque temps après, fut à l’origine de son
orientation ultérieure vers la médecine.
Alfred avait sept ans lorsque sa famille alla s’installer dans le faubourg juif de
Leopoldstadt où ils passèrent quatre ans. Il est significatif qu’aucun des bio­
graphes d’Adler ne signale qu’il ait vécu à Leopoldstadt. Il gardait probablement
un souvenir pénible de ces années et n’avait aucune envie d’en parler. En 1879,
Alfred, à l’âge de 9 ans, entra au Real-und Obergymnasium de la Sperlgasse, plus
connu sous le nom de Sperlgymnasium ou Sperldum, le même établissement dans
lequel Freud était entré quatorze ans plus tôt, au même âge. Entre-temps, cepen­
dant, le règlement de l’école avait changé, fixant à 10 ans l’âge minimal d’ad­
mission. Beckh-Widmanstetter a découvert que dans le Klassenbuch (le registre
de l’école) une main inconnue avait corrigé la date de naissance d’Alfred Adler,
de 1870 en 1869. Les archives de l’école nous apprennent que le jeune Alfred
rata cette première année et dut la redoubler.
Au cours de l’été 1881, la famille quitta Leopoldstadt et alla s’établir à Ber­
nais, où Alfred fréquenta le Hemalser Gymnasium, dans la rue du même norti. Il
continua à fréquenter cette école quand sa famille déménagea de nouveau pour le
Vorort voisin de Wâhring. A18 ans, il obtint son diplôme. Malheureusement, les
archives de l’école ont été détruites lors de l’occupation de Vienne par les Alliés,
au terme de la Deuxième Guerre mondiale. Il nous est donc impossible de nous
faire une idée du comportement scolaire d’Adler. Il est certain qu’il y reçut une
excellente formation, et étudia le latin, le grec et les classiques allemands tels
qu’ils étaient enseignés à cette époque.
Nous ne savons presque rien de l’adolescence d’Alfred en dehors de l’école.
Selon ses biographes, il était passionné de musique, de chant et de théâtre, et était
très doué pour l’art dramatique.
Dès qu’il eut terminé ses études secondaires, il s’inscrivit à la faculté de méde­
cine de Vienne, pour le semestre d’hiver de 1888-1889. Hans Beckh-Widmans-
tetter a retrouvé le dossier complet de ses résultats universitaires dans les
archives de la faculté de médecine. Il nous apprend qu’Adler acheva ses études
médicales dans des délais moyens, ne suivit que les cours obligatoires sans les­
quels on ne pouvait se présenter aux examens, et obtint aux trois Rigorosa la note
genügend (suffisant), minimum requis pour être admis. Puisqu’à cette époque la
psychiatrie ne faisait pas encore partie des cours obligatoires, il ne reçut aucun
enseignement psychiatrique. Il ne suivit pas non plus les cours du Privat-Dozent
Sigmund Freud sur l’hystérie. Toutefois, pendant le cinquième semestre, il suivit
les cours de Krafft-Ebing sur « les principales maladies du système nerveux ».
Le dossier universitaire d’Alfred Adler montre que ses cinquième, sixième et
septième semestres furent particulièrement chargés. Pendant ces trois semestres,
il suivit, entre autres, un cours de chirurgie occupant dix heures par semaine, un
602 Histoire de la découverte de l’inconscient

autre de médecine, de dix heures hebdomadaires également : ce dernier était


donné par le professeur Nothnagel et comportait également quelques leçons sur
les maladies organiques du système nerveux. A la fin de son septième semestre,
Adler passa son premier Rigorosum, le 24 mars 1892, puis il accomplit les six
premiers mois de son année de service militaire obligatoire, dans le premier et le
quatrième Tyroler-Kaiserjdger-Regiment, du 1" avril au 1er octobre 1892.
Les semestres suivants furent aussi laborieux. Durant le neuvième semestre, il
suivit notamment un cours d’anatomo-pathologie du système nerveux donné par
Salomon Stricker. Au dixième semestre, il ne suivit qu’un cours de chirurgie de
dix heures hebdomadaires. Là-dessus, il passa son second Rigorosum, le 22 mai
1894, puis attendit presque un an et demi avant de se présenter au dernier.
Il est probable qu’Adler consacra ce temps à se perfectionner en médecine cli­
nique. A cette époque, un jeune médecin, même s’il ne pensait pas à la carrière
universitaire ou à une spécialisation, passait habituellement deux ou trois ans,
soit à l’hôpital général, soit à la Poliklinik, pour acquérir une expérience pratique.
Beckh-Widmanstetter n’a pas trouvé trace, dans les archives de l’hôpital géné­
ral, d’un poste occupé par Alfred Adler. Les emplois rémunérés étant réservés
aux citoyens autrichiens et Adler étant hongrois, il ne pouvait y travailler que
bénévolement. On trouve, cependant, son nom sur la liste des jeunes médecins
travaillant à la Poliklinik en 1895 et 1896. La Poliklinik de Vienne, institution de
bienfaisance, avait été fondée en 1871, à l’initiative surtout de Moritz Benedikt,
pour assurer des soins médicaux gratuits aux classes laborieuses à une époque où
il n’y avait pas de sécurité sociale. Les jeunes médecins y travaillaient bénévo­
lement mais c’était pour eux l’occasion d’acquérir une bonne expérience clinique
et éventuellement de trouver de futurs clients. Alfred Adler travailla en 1895
dans le service d’ophtalmologie de la Poliklinik, avec le professeur von Reuss. Il
y rencontra probablement Moritz Benedikt, chargé de F électrothérapie des
malades de ce service.
Il passa son troisième Rigorosum le 12 novembre 1895 et obtint son diplôme
de médecine le 22 novembre. En 1896, il travailla à nouveau à la Poliklinik, mais
pour peu de temps, puisqu’il dut accomplir son deuxième semestre de service
militaire du 1er avril au 30 septembre 1896, au 18e hôpital militaire de Pressburg,
dans une unité hongroise, sous son nom magyar d’Aladar Adler.
On a affirmé qu’après son diplôme Adler entreprit d’autres études, notamment
en anatomo-pathologie, mais il n’a pas été possible d’en retrouver la confirma­
tion documentaire30. S’il a jamais travaillé à l’hôpital général, ce fut à titre
bénévole.
Nous sommes loin d’être bien renseignés sur les activités d’Adler entre 1896
et 1902. Ses biographies passent rapidement sur ces années, sur lesquelles elles
apportent des données souvent contradictoires, fondées sur de simples ouï-dire.
Nous ignorons même la date à laquelle il commença sa pratique médicale. Au
dire de Cari Furtmüller, Adler s’était vivement intéressé au socialisme pendant

30. Beckh-Widmanstetter suppose qu’Adler a travaillé pendant quelque temps dans le labo­
ratoire de pathologie expérimentale du professeur Salomon Stricker, qui disposait de plusieurs
postes pour jeunes assistants, et avec qui avaient également travaillé Wagner-Jauregg et Freud.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 603

ses années d’études. Il avait assisté à des meetings sans toutefois y participer acti­
vement, et c’est là qu’il aurait rencontré sa future femme, Raïssa Timofeyevna
Epstein, venue à Vienne pour y faire ses études, puisque à cette époque les uni­
versités russes n’étaient pas ouvertes aux femmes. En fait, les documents dont
nous disposons montrent qu’elle passa trois semestres à l’université de Zurich, en
1895 et 189631, mais qu’elle ne fat jamais inscrite à l’université de Vienne, bien
qu’elle vînt y vivre en 189732.
Alfred Adler épousa Raïssa Epstein le 23 décembre 1897. Selon les registres
de la communauté juive de Vienne, elle était née à Moscou le 9 novembre 1873
et était la fille d’un marchand juif. Le mariage fat célébré dans la communauté
juive de Smolensk. Après leur mariage, ils allèrent habiter dans l’appartement
des parents d’Adler, au 22 de laEisengasse (aujourd’hui Wilhelm-Exnerstrasse),
tandis que ses parents s’installaient ailleurs.
L’année 1898 fut marquée par deux événements importants pour Adler : la
naissance de son premier enfant, une fille, Valentine Dina, née le 5 août 1898, et
la publication de son premier ouvrage, le Livre de santé pour le métier de
tailleur33.
En 1899, Adler ouvrit un nouveau cabinet au 7 de la Czemingasse. Jeune pra­
ticien, il dut probablement rencontrer des difficultés dans la Eisengasse, à proxi­
mité du quartier où exerçaient bon nombre de spécialistes distingués. Il avait plus
de chances de réussir dans une rue populaire, non loin du Prater.
De 1899 à 1902, nous n’avons d’autre renseignement que la naissance de sa
fille Alexandra le 24 septembre 1901. Du 12 août au 15 septembre 1902, Adler
s’acquitta d’une période de trente-cinq jours de service militaire dans le 18e régi­
ment d’infanterie du Honved, l’armée de réserve hongroise. Ce régiment se
composait de soldats de langue allemande et tenait garnison dans le Burgenland,
à Oedenburg34.
Cette même année vit le début de la collaboration d’Adler avec Heinrich Grün,
éditeur d’un nouveau journal médical, la Aerztliche Standeszeitung. Nous igno­
rons quel genre de contrat liait les deux hommes, mais la lecture de ce journal
révèle que Heinrich Grün considérait manifestement Adler comme son principal
collaborateur.
C’est en cette année cruciale de 1902 qu’Adler fit la connaissance de Freud.
On raconte que la Neue Freie Presse avait publié un compte rendu qui dénigrait
L'Interprétation des rêves de Freud et qu’Adler envoya une lettre de protestation
au journal, qui la publia. Cette lettre lui aurait valu l’attention de Freud, qui lui
aurait envoyé une carte de remerciement l’invitant à lui rendre visite. En réalité,
la Neue Freie Presse ne publia jamais de compte rendu de L’Interprétation des

31. Selon les archives de l’université de Zurich, Raïssa Epstein y fut inscrite du 17 mai
1895 au 2 octobre 1896, et y suivit des cours de zoologie, de botanique et de microscopie.
32. Renseignements provenant des archives de l’université de Vienne.
33. Voir p. 620-622.
34. En 1919, après la dislocation de la monarchie austro-hongroise, le Burgenland, pro­
vince hongroise de langue allemande, fut attribué à l’Autriche, mais la partie sud resta hon­
groise avec la ville d’Oedenburg, aujourd’hui Sopron.
604 Histoire de la découverte de l’inconscient

rêves, ni aucun article contre Freud, et nous ignorons dans quelles circonstances
les deux hommes se rencontrèrent35.
En 1904, Alfred Adler se convertit au protestantisme. Au dire de Phyllis Bot-
tome, Adler reprochait à la religion juive de ne s’adresser qu’à un seul groupe
ethnique et il préféra « partager une divinité commune avec l’ensemble des
hommes »36. Il fut baptisé le 17 octobre 1904, en même temps que ses filles
Valentine et Alexandra, mais sans Raïssa, dans l’église protestante de la
Dorotheergasse37.
De 1902 à 1911, Adler participa au cercle psychanalytique dont il avait été
l’un des quatre premiers membres, et qui s’agrandit progressivement autour de
Freud. Jusqu’en 1904, il continua à collaborer au journal de Heinrich Grün. Mais,
à partir de 1905, il se mit à rédiger divers articles à orientation psychanalytique
pour des revues médicales ou pédagogiques. Ses activités dans le cadre des ren­
contres du mercredi soir organisées par Freud nous sont connues par les procès-
verbaux de la Société psychanalytique de Vienne qui résument ses interventions.
Il semble avoir été le membre le plus actif du cercle et avoir joui de l’entière
estime de Freud pendant ces premières années38. En 1907, parurent ses Études
sur les infériorités organiques où l’on pouvait voir un complément psycholo­
gique à la théorie psychanalytique ; ce livre fut bien accueilli par Freud. A la pre­
mière rencontre internationale de psychanalyse, à Salzbourg, le 26 avril 1908,
Adler lut une communication sur « le sadisme dans la vie et dans la névrose ». Il
présida et participa activement aux discussions que la Société consacra au suicide
des enfants, en avril 1910 : ces discussions furent ensuite publiées. En octobre
1910, après l’installation de la Société dans ses nouveaux locaux, Adler fut élu
président, et Stekel vice-président.
Entre-temps, des changements étaient survenus dans la vie d’Adler. Sa famille
s’était agrandie avec la naissance de Kurt, le 25 février 1905, et celle de Comelia
(Nelly), le 18 octobre 1909. Il quitta la Czemingasse pour un quartier plus rési­
dentiel, et s’installa dans un vaste appartement au 10 de la Dominikanerbastei39.
Il exerçait maintenant sa spécialité de neuropsychiatre, bien que pendant quelque
temps encore il semble avoir été appelé assez souvent pour des consultations de
médecine générale. En 1911, il acquit la citoyenneté autrichienne40.
A cette même époque commençaient à se préciser les divergences entre les
idées d’Adler et celles de Freud relativement aux névroses. Les écrits d’Adler ne
pouvaient plus passer pour de simples compléments apportés à la psychanalyse,
puisqu’ils contredisaient les principes essentiels enseignés par Freud. Néan­
moins, quand se posa la question de l’organisation de la Société viennoise de

35. Une enquête des plus minutieuses ne nous a pas permis de trouver trace dans aucun
journal viennois d’un article dépréciatif sur Freud, suivi d’une réplique d’Adler. La Neue Freie
Presse, qui était le quotidien de Freud, publia à plusieurs reprises des recensions d’ouvrages ou
des notices sous la plume de Freud.
36. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle ofFreedom, op. cit., p. 65.
37. Ces renseignements proviennent de la Heimat-Rolle.
38. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., p. 137-138.
39. D’après la tradition familiale, les Adler allèrent s’établir dans la Dominikanerbastei en
octobre ou novembre 1908. Selon la Heimat-Rolle, ils habitaient encore la Czemingasse en
1910.
40. Renseignement fourni par Beckh-Wildmanstetter,
Alfred Adler et la psychologie individuelle 605

psychanalyse, Freud recommanda Adler pour la présidence ainsi que pour le


Comité du Zentralblatt qui venait d’être créé : Adler et Stekel en devinrent les
coéditeurs. Mais bientôt les divergences entre Adler et Freud prirent de telles
proportions qu’il fallut consacrer plusieurs séances à leur éclaircissement. Le
4 janvier et le 1er février 1911, Adler fit deux communications, l’une sur « les
problèmes de la psychanalyse », l’autre sur « la protestation virile » (ou reven­
dication masculine). Le 8 et le 22 février, les discussions furent très animées,
c’est le moins qu’on puisse dire, et Stekel fut seul à soutenir qu’il n’y avait
aucune contradiction entre les vues de Freud et celles d’Adler. Mais, fin février,
Adler et Stekel démissionnèrent de leurs fonctions respectives de président et de
vice-président de la Société. Après avoir vainement tenté une réconciliation,
Adler quitta la société avec son ami Furtmüller et quelques autres membres.
Avec eux, Adler fonda un nouveau groupe, la Société de psychanalyse libre,
qui ne tarda pas à prendre le nom de Société de psychologie individuelle.
Il semble que ces longues discussions avec le groupe psychanalytique aient
permis à Adler de prendre davantage conscience de l’originalité de ses idées. A
cette époque parut justement l’ouvrage célèbre de Hans Vaihinger, La Philoso­
phie du Comme-Si, qui impressionna vivement Adler et lui inspira un nouveau
cadre conceptuel pour son propre système.
Tandis que Freud réunissait ses disciples autour de lui dans son appartement,
puis dans les locaux d’une association médicale, Adler préférait rencontrer les
siens dans un café viennois. Quelques-uns de ses adversaires jugeaient de tels
lieux peu dignes de réunions scientifiques, même si ces discussions étaient plus
sérieuses que les causeries habituelles dans les cafés de Vienne. Pendant ce
temps, Adler révisait son système et organisait sa propre école. En 1912, il publia
son second ouvrage, Le Tempérament nerveux, et entreprit la publication d’une
série de monographies. En 1913 et 1914 parurent de nombreux articles sur les
névroses et d’autres sujets voisins. Avec Cari Furtmüller, il fonda la Zeitschrift
fur Individual Psychologie (Revue de psychologie individuelle). Un volume col­
lectif, Heilen und Bilden (Guérir et éduquer), reprit plusieurs de ses anciens
articles auxquels s’ajoutaient de nouveaux chapitres rédigés par lui ou par ses
disciples : l’ouvrage était composé de façon à constituer une sorte de manuel de
psychologie individuelle. La clientèle d’Adler, désormais, ne venait plus seule­
ment des classes inférieures et moyennes, mais aussi des classes supérieures. Il
comptait parmi ses malades le révolutionnaire russe Yoffé, un ami de Trotski
(Trotski vécut à Vienne de 1907 à juillet 1914 ; sa femme était une amie de
Raïssa Adler)41.
En juillet 1912, Adler avait posé sa candidature pour le titre de Privat-Dozent
à l’université. La réponse ne lui parvint qu’en janvier 1915. Nous ignorons pour­
quoi le délai fut d’une longueur inhabituelle. Le rapport sur sa candidature avait
été rédigé par Wagner-Jauregg (qui, soit dit en passant, avait présidé au troisième
Rigorosum d’Adler et à la cérémonie de remise du diplôme).

41. Léon Trotski, Ma vie, trad. franç. par Maurice Parijanine, Paris, Gallimard, 1953,
p. 230-231,285.1. Deutscher, The Prophet Armed, Trotzki : 1879-1921, Londres, Oxford Uni-
versity Press, 1954, p. 193.
606 Histoire de la découverte de l’inconscient

Dans ce rapport, le paragraphe consacré à la formation universitaire et clinique


d’Adler est étonnamment bref : « Selon lui, pendant les quatre années qui sui­
virent l’obtention de son diplôme, il travailla à l’hôpital général de Vienne et à la
Poliklinik dans les services de psychiatrie, de médecine interne et d’ophtalmo­
logie, sans préciser dans quel cadre ni dans quelle fonction. » Cette façon un peu
cavalière de s’exprimer semble indiquer que Wagner-Jauregg n’était pas entiè­
rement convaincu de la réalité des affirmations d’Adler. Là-dessus, Wagner-Jau­
regg fait remarquer que les deux ouvrages d’Adler et ses nombreux articles dif­
fèrent des travaux scientifiques de tous les autres candidats, sans exception, sur
un point important : les autres candidats font tous état de leurs recherches en his­
tologie, en anatomie ou en physiologie expérimentale du système nerveux, ou
encore de recherches cliniques sur les symptômes et l’étiologie des affections
nerveuses, tandis que les travaux d’Adler ne comportent rien de tel. Il se contente
d’« explications de nature purement spéculative ». Adler, qui faisait partie de
l’école psychanalytique, était resté fidèle à sa méthode, sinon à sa doctrine. C’est
la première fois qu’un adepte de cette école posait sa candidature pour le poste de
Privat-Dozent, aussi était-il particulièrement important que le Professorenkolle-
gium prenne position.
Wagner-Jauregg estime « intéressante et raisonnable » (ansprechend und ver-
nünftig) la théorie d’Adler sur les infériorités organiques, notamment quant à la
compensation fonctionnelle et éventuellement la névrose, mais il juge la notion
adlérienne d’organe bien trop générale : elle inclut des systèmes entiers et
manque ainsi de précision.
Passant au Tempérament nerveux, Wagner-Jauregg critique Adler pour sa défi­
nition trop large de la névrose et sa conception purement psychogène de son étio­
logie. Quant aux notions de « buts fictifs » et de « protestation virile », Adler les
illustre par des observations qu’il interprète à l’aide des théories que ces obser­
vations sont censées prouver. Wagner-Jauregg ne prend guère au sérieux la
méthode psychanalytique, et il étend sa critique sur d’autres théories, jugeant cer­
taines d’entre elles « aussi grotesques que celles de Freud ».
« Les écrits d’Adler peuvent-ils être qualifiés de scientifiques ? » demande
Wagner-Jauregg. Adler s’appuie essentiellement sur l’intuition et n’apporte
d’autre preuve que ses propres convictions. Ses théories sont « ingénieuses »
(geistreich), mais pour un homme de science il est dangereux de n’être qu’ingé­
nieux. L’imagination devrait être contenue par l’esprit critique. Dès lors se pose
la question : « Est-il souhaitable que soit enseigné dans une faculté de médecine
ce que propose Adler ? » On peut s’attendre, en effet, qu’il n’enseigne jamais
autre chose. « Aussi ma réponse ne peut-elle être qu’un non catégorique »,
conclut Wagner-Jauregg42.
A la suite de ce rapport, le Professorenkollegium rejeta la candidature d’Adler
par 25 voix sur 25.
En Usant le rapport de Wagner-Jauregg, on ne peut s’empêcher de penser que
sa critique d’Adler visait essentieUement Freud à qui il faisait aUusion à plusieurs
reprises. Pour Adler, ce fut une grande déception. On a voulu attribuer ce rejet à

42. Ce document a été découvert dans les archives de l’École de médecine de Vienne et
publié par Hans Beckh-Widmanstetter, « Zur Geschichte der Individualpsychologie », Unsere
Heimat, XXXVI (1965), p. 182-188.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 607

ses opinions socialistes, mais cela est peu probable : le rapport de Wagner-Jau-
regg ne fait aucune mention de l’opuscule d’Adler sur le métier de tailleur, ni de
ses publications antérieures sur la médecine sociale.
Entre-ter'.ps avait éclaté la Première Guerre mondiale. Au milieu de la tragédie
universelle, Adler avait aussi des soucis de famille. Sa femme était partie pour un
séjour en Russie avec leurs quatre enfants, et quand il lui envoya un télégramme
la pressant de revenir à Vienne, elle ne comprit pas combien la situation était
grave, retarda son retour et fut bloquée par les hostilités. Il fallut plusieurs mois
de démarches ardues pour lui permettre de quitter la Russie et de retourner à
Vienne, en passant par la Suède et l’Allemagne. Adler, qui avait 44 ans, n’avait
pas été mobilisé : il avait été libéré d’obligations militaires ultérieures en
décembre 1912. Mais, en 1916, la situation militaire était devenue plus grave en
Autriche-Hongrie : on révisa les réglementations et on mobilisa beaucoup
d’hommes qui, en vertu des lois précédentes, avaient été libérés de toute obliga­
tion militaire. C’est ainsi qu’Adler fut affecté comme médecin militaire au ser­
vice de neuropsychiatrie de l’hôpital militaire de Semmering. Dans son autobio­
graphie, Stekel raconte qu’il succéda à Adler dans ce service : il précise qu’Adler
y avait fait un excellent travail, que ses examens cliniques étaient très minutieux,
ses observations parfaites et qu’il s’était montré un médecin modèle43. Adler fut
ensuite transféré au service neuropsychiatrique de l’hôpital de garnison n° 15 à
Cracovie. Ce transfert d’un médecin militaire sans grade dans un hôpital de gar­
nison d’une ville universitaire était passablement insolite et l’on a supposé
qu’Adler avait bénéficié de puissants appuis44. Nous ne savons rien de ce séjour
à Cracovie, sinon qu’Adler y donna une conférence sur les névroses de guerre
devant un auditoire de médecins militaires en novembre 191645.
Nous ignorons la durée exacte du séjour d’Adler à Cracovie. En novembre
1917, il fut transféré à l’hôpital militaire de Grinzing où il fut chargé, pendant
quelque temps, des malades atteints du typhus. Une carte postale révèle qu’Adler
fit un voyage en Suisse avant la fin de la guerre : on a supposé qu’il y accompa­
gna un convoi de prisonniers blessés ou malades.
La défaite austro-hongroise fut suivie d’une longue période d’extrême misère
à Vienne. On y souffrait de la famine, d’épidémie, du manque de médicaments,
de combustibles et de lumière. La plupart des gens étaient ruinés, riches et
pauvres avaient perdu leurs économies, les familles étaient disloquées, des mil­
liers d’hommes étaient retenus prisonniers au loin et sans possibilité de corres­
pondance. La propagande révolutionnaire faisait rage parmi les soldats démobi­
lisés et les ouvriers. La délinquance juvénile s’étendait de jour en jour. C’était
aussi un sentiment humiliant pour les Viennois d’avoir été à la tête d’un puissant
empire et de se voir déchus, réduits maintenant à n’être plus que le centre hyper­
trophié d’une petite république besogneuse.

43. Wilhelm Stekel, The Autobiography of Wilhelm Stekel : The Life History of a Pioneer
Psychoanalyst, Emil A. Gutheil éd., Introduction de Hilda Stekel, New York, Liveright Publi-
shing Co., 1950, p. 158.
44. Beckh-Widmanstetter fait remarquer qu’Adler avait dans sa clientèle la femme d’un
général appartenant aux milieux les plus élevés de l’armée.
45. Alfred Adler, « Die neuen Gesichtpunkte in der Frage der Kriegsneurose », Medizi­
nische Klinik, XIV (1918), p. 66-70.
608 Histoire de la découverte de l’inconscient

Cette situation de misère et de dépressions généralisées raviva les convictions


socialistes d’Adler, bien que sous une forme renouvelée et originale. C’est ce que
révèlent trois publications parues en 1918 et 1919.
Trois mois avant l’effondrement de l’Autriche, en juillet 1918, la revue suisse
Internationale Rundschau publia une brève notice intitulée « Un psychiatre sur
les névroses de guerre », sous la signature A. A., certainement Alfred Adler.

L’auteur s’étonne du fait suivant : les hommes partent à la guerre avec un tel
débordement d’enthousiasme qu’ils sont prêts à supporter les pires souffrances
pour une cause qui n’est réellement pas la leur. On peut expliquer ce paradoxe en
disant que ces hommes agissent ainsi pour échapper au sentiment angoissant de
leur insignifiance46.

En décembre 1918, la même revue publia un article intitulé « Bolchevisme et


psychologie », cette fois sous la signature explicite d’Alfred Adler.

« Nous avons dû renoncer à dominer d’autres peuples et nous voyons sans


envie ni rancune les Tchèques, les Slaves du Sud, les Hongrois, les Polonais, les
Ruthènes prendre force et conscience et s’orienter vers une nouvelle vie indépen­
dante [...]. Nous n’avons jamais été plus misérables que quand nous étions à
l’apogée de notre puissance [...]. Nous sommes plus proches de cette vérité que
les vainqueurs. » L’auteur ajoute que jusqu’ici les socialistes ont été les seuls à
proclamer qu’une vie paisible en commun était le but suprême de la société.
Maintenant les bolcheviks ont pris le pouvoir et proclament qu’ils en useront
pour le bien de l’humanité. L’idéologie communiste semble se confondre avec
celle du socialisme, mais une différence essentielle les sépare : le communisme,
en effet, fonde et appuie son pouvoir sur la violence. Or, la violence engendre la
contre-violence : « D’autres se préparent déjà à étendre leur offensive contre le
bolchevisme pour aboutir, sous une avalanche de slogans moralistes, à la
conquête et à l’asservissement de l’Europe »47.

La troisième publication est un petit opuscule, L’Autre Côté, dans lequel Adler
retrace brièvement les événements des cinq années précédentes pour en tirer la
leçon.

Avant la guerre, la population avait été intoxiquée par les exercices et la pro­
pagande militaristes, si bien que quand la guerre éclata les gens se laissèrent
conduire aveuglément, par l’effet de cette intoxication de l’esprit. Les soulève­
ments attendus ne se produisirent pas, mais un nombre croissant d’hommes cher­
chèrent à échapper à leurs obligations militaires, si bien que des conflits surgirent
entre les médecins militaires et les commissions de révision des congés. La
police militaire réprima durement les tentatives de désertion en masse lors de l’of­
fensive russe. Il ne restait plus, dès lors, que la résistance passive secrète, et,

46. A. A., «Ein Psychiater über die Kriegspsychose», Internationale Rundschau, IV


(1918), p. 362.
47. Alfred Adler, « Bolchevismus und Seelenkunde », Internationale Rundschau, TV
(1918), p. 597-600.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 609

quand l’Empire s’effondra, le peuple se réjouit d’avoir conquis sa liberté,


comprenant que son véritable ennemi, la classe dirigeante, avait été défait. Le
moment était venu pour les dirigeants, les profiteurs, les juges et les médecins
sadiqùes, les journalistes, les écrivains, et même certains hommes de science, de
rendre compte de leurs actes. Mais que penser de l’enthousiasme des masses au
début de la guerre et du grand nombre des volontaires ? Parmi ces derniers, beau­
coup étaient partis à la guerre parce qu’ils étaient mécontents de leur situation
sociale ou de leur vie familiale. Ils furent souvent les premiers à déchanter. Mais
il ne faudrait pas faire porter à ces hommes la responsabilité de leur attitude ini­
tiale : ils n’avaient aucune possibilité de juger la situation, car leurs dirigeants
avaient tout fait pour les tromper. Adler explique encore que, puisqu’il n’y avait
pas d’autre issue, la seule solution possible consistait pour eux à combattre sous
la bannière de l’oppresseur c’est-à-dire de la classe dirigeante. Remarquons, en
passant, que c’est là ce que les psychanalystes appelèrent plus tard
« identification à l’ennemi »48.

Après la défaite de l’Autriche et les bouleversements sociaux qui suivirent, les


sociaux-démocrates avaient pris le pouvoir à Vienne. Malgré les difficultés éco­
nomiques ils s’efforcèrent de réaliser un programme d’institutions d’utilité
publique : la construction de logements à bon marché pour les travailleurs, l’ou­
verture de dispensaires médicaux et la réforme scolaire furent au centre de leurs
préoccupations. Le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Otto Glôckel,
ancien enseignant, entreprit d’instituer un nouveau système d’éducation fondé
sur des principes démocratiques et le respect des besoins individuels des
enfants49. Un certain nombre d’écoles expérimentales appliquèrent de nouvelles
méthodes, souvent audacieuses, si bien que, pendant une douzaine d’années,
Vienne fut une sorte de Mecque pour les éducateurs aux idées nouvelles50. Cette
situation offrait à Adler l’occasion rêvée de mettre en pratique ses propres idées.
En 1920, il entreprit de fonder et de développer progressivement ces institutions
(groupes de travail pour les instituteurs, consultations médico-pédagogiques, jar­
dins d’enfants, écoles expérimentales) dont nous reparlerons plus en détail51.
Dans son second article de FInternationale Rundschau, Adler faisait allusion
à ses anciens amis maintenant au pouvoir (il s’agissait manifestement de Trotski
et de Yoffé). Mais il refusa de s’engager lui-même dans une activité politique
militante. Au dire de Furtmüller, Adler n’assista qu’une seule fois à un meeting
communiste. Bien qu’il écrivît encore à l’occasion un article pour VArbeiterZei-
tung, il s’était retiré depuis longtemps du Parti social-démocrate — suscitant l’ir­
ritation de certains de ses anciens associés — et proclamait que le besoin le plus
urgent de l’humanité était la réforme et la diffusion de l’éducation, dans l’esprit
de la psychologie individuelle. En 1920, Adler organisa ses premières consulta­

48. Alfred Adler, Die andere Seite : eine massenpsychologische Studie über die Schuld des
Volkes, Vienne, Léopold Heidrich, 1919.
49. Ses idées sur la réforme de l’école sont résumées dans un opuscule : Otto Glôckel,
Drillschule, Lemschule, Arbeitsschule, Vienne, Verlag der Organisation Wien der sozial-
demokratischen Partei, 1928.
50. Voir Robert Dottrens, The New Education in Austria, Paul L. Dengler éd., New York,
John Day, 1930.
51. Voir p. 644-645.
610 Histoire de la découverte de l’inconscient

tions pour instituteurs. Ils devaient se retrouver avec lui ou ses associés pour dis­
cuter sur des problèmes posés par les enfants difficiles.
A partir de cette date, la vie d’Adler se confondit de plus en plus avec le déve­
loppement et l’histoire de la psychologie individuelle.
La Zeitschrift fiir Individualpsychologie, dont la parution avait été interrom­
pue pendant la guerre, reparut en 1923 sous le nom & Internationale Zeitschrift
fur Individualpsychologie (Revue internationale de psychologie individuelle) :
elle publiait maintenant des articles émanant de divers groupes adlériens d’Eu­
rope et d’Amérique du Nord. La même année, Adler donna des conférences en
Angleterre et présenta une communication au Congrès international de psycho­
logie, à Oxford. En 1924, il fut nommé professeur à l’institut pédagogique de la
ville de Vienne, et de nombreux enseignants assistèrent à ses cours. En 1926
parut, sous la direction d’Erwin Wexberg, un important traité de 864 pages expo­
sant les divers aspects de la psychologie individuelle52.
L’année 1926 fut pour Adler une année très active : il publia plusieurs articles
et entreprit la publication d’une série de monographies rédigées par certains de
ses disciples53. Il consacra de plus en plus de temps à des tournées de conférences
qui s’étendaient maintenant jusqu’aux États-Unis. Il exprimait parfois aussi ses
idées dans des interviews données aux journalistes54.
La situation économique et sociale de l’Autriche s’était améliorée notablement
et Adler avait retrouvé une certaine prospérité. Le 9 septembre 1927, il acheta
une maison de campagne à Salmannsdorf, bourgade située à l’extrême nord-
ouest de la ville. C’était une grande maison avec un beau jardin et un verger, d’où
l’on avait une vue magnifique sur la forêt de Vienne. En été, Adler venait souvent
y passer les dimanches et jours fériés : il y recevait volontiers ses amis, qui
venaient nombreux. Du 19 au 23 octobre de cette même année, il participa à un
symposium au Wittenberg College, à Springfield (Ohio), qui rassemblait un
grand nombre d’éminents psychologues américains et européens. C’est cette
année encore que parut son troisième ouvrage important, Connaissance de
l’homme, exposé très clair de la forme la plus récente prise par ses idées.
Progressivement, Adler en vint à passer la plus grande partie de son temps aux
États-Unis. Il passait l’été avec sa famille à Vienne, où il poursuivait ses activités
habituelles, puis il retournait en Amérique pour le reste de l’année, non sans avoir
donné des conférences dans d’autres pays européens. En 1929, il fut nommé
directeur médical du Mariahilfe Ambulatorium de Vienne, clinique ambulatoire
pour le traitement des névroses. Il donna aussi des cours populaires à l’université
Columbia de New York, pendant la session de printemps 1929 et celle de l’hiver
1930-1931.
Par décision du conseil municipal de Vienne en date du 11 juillet 1930, Alfred
Adler se vit octroyer le titre de citoyen de Vienne « en reconnaissance des grands
mérites qu’il s’est acquis par ses recherches scientifiques et à l’occasion de son

52. Erwin Wexberg, Handbuch der Individual-Psychologie, Munich, Bergmann, 1926.


53. Alfred Adler, L. Seif, O. Kaus éd., Individuum und Gemeinschaft : Schriften fur Indi­
vidualpsychologie, Munich, Bergmann, n.d.
54. Interviews publiées dansle New York Times du 20 décembre 1925, p. 12, et du 26
décembre 1926, p. 3 ; surtout : « A Doctor Remakes Education », Graphie Survey, LVIII (1“
septembre 1927), p. 490-495.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 611

soixantième anniversaire »55. Une cérémonie eut lieu sous la présidence du maire
de Vienne, Karl Seitz5657 . Phyllis Bottome rapporte que le maire salua en Adler un
disciple méritant de Freud, maladresse qu’Adler ressentit douloureusement.
Selon le même biographe, un autre incident pénible eut lieu cette même année à
New York : à l’insu d’Adler, un de ses admirateurs avait proposé de le nommer
professeur titulaire à l’université Columbia, nomination que les autorités univer­
sitaires jugèrent prématurée. Adler eut connaissance de cet incident, s’en irrita et
donna sa démission. En 1932, il commença à enseigner au Long Island Medical
College. A cette époque, il avait de nouveaux soucis parce que certains de ses
disciples, aux opinions politiques de gauche, persistaient à affirmer que la psy­
chologie individuelle était une émanation du marxisme.
En 1934, le Parti social-démocrate fut interdit en Autriche. La menace nazie se
faisait de plus en plus inquiétante. Adler avait prévu la catastrophe qui devait
bientôt submerger l’Europe, et pensait que l’avenir de la psychologie indivi­
duelle dépendait de son implantation en Amérique du Nord. Il fonda le Journal
for Individual Psychology, première revue de ce genre en langue anglaise. Pen­
dant son séjour aux États-Unis, il tomba gravement malade. Quand on crut qu’il
était sur le point de mourir, sa femme accourut de Vienne avec leur fille Alexan­
dra pour le soigner. Il recouvra cependant la santé et s’installa définitivement aux
États-Unis avec sa famille.
Au terme de longues négociations, il vendit sa maison de Sahnannsdorf le
24 février 1937î7. Une tournée de cours et de conférences avait été organisée en
Angleterre, du 24 mai au 2 août 1937. Pendant tout ce temps, Adler fut angoissé
au sujet de sa fille aînée, Valentine, qui avait disparu en Russie. En route pour
l’Angleterre, il donna une conférence à La Haye devant les membres de l’Asso­
ciation pour l’étude de l’enfant. Ce même soir, il téléphona de l’hôtel à son ami,
le docteur Joost Meerloo, lui disant qu’il souffrait très probablement d’angine de
poitrine. Le docteur Meerloo vint le voir, accompagné d’un cardiologue. La dou­
leur avait disparu, mais le spécialiste conseilla un examen cardiologique complet
et une période de repos58. Adler partit toutefois le lendemain pour l’Angleterre.
Le quatrième jour de sa tournée, il s’effondra à Aberdeen, dans l’Union Street, le
matin du vendredi 28 mai 1937 : il mourut dans l’ambulance de la police qui le
conduisait à l’hôpital. Sur la proposition de l’université d’Aberdeen, on célébra
un service funèbre dans la chapelle du King’s College, le 1er juin, en présence de
plusieurs membres de sa famille, ainsi que de représentants du conseil municipal,
des universités et des sociétés scientifiques. On transporta sa dépouille à Édim-
bourg, au cimetière de Warriston, où il fut incinéré. On célébra un service reli­

55. Le titre conféré à Adler ne fut pas citoyen honoraire de Vienne, ainsi que le rapporte, par
erreur, Phyllis Bottome, mais bien citoyen de Vienne. Ce titre était honorifique, n’avait aucune
connotation politique, et ne conférait pas d’autres droits.
56. Renseignement fourni par les archives de la ville de Vienne. H n’a pas été possible de
retrouver le texte de l’allocution du maire, qui ne semble pas avoir été officiellement
enregistrée.
57. Les données relatives à l’achat et à la vente de la maison de Salmannsdorf nous ont été
aimablement communiquées par son propriétaire actuel, Manfred Reiffenstein.
58. Communication personnelle du docteur Joost Meerloo.
612 Histoire de la découverte de l’inconscient

gieux, et le docteur Ronge, du groupe de psychologie individuelle néerlandais,


prononça une oraison funèbre en allemand59.

La personnalité d’Alfred Adler

D est difficile de se faire une idée exacte de la personnalité d’Alfred Adler, en


raison d’une part des témoignages contradictoires de ses contemporains, et
d’autre part des transformations qu’elle subit au cours de sa vie.
Les premières données dont nous disposions à son sujet le dépeignent comme
un enfant souffreteux, inhibé par son frère aîné plus brillant, puis comme un étu­
diant peu remarquable. Plus tard encore, il apparaît comme un ardent socialiste et
un jeune praticien habile, s’intéressant à la médecine sociale. Les témoignages
sur Adler pendant sa période de collaboration avec Freud le présentent comme un
homme actif, mais pointilleux et querelleur. Le docteur Alphonse Maeder, qui le
rencontra à Nuremberg en mars 1910, écrit :
« Après la lecture de mon rapport, Adler vint à moi, et saisissant chacun des
boutons de mon gilet l’un après l’autre, il entreprit de m’expliquer ses idées. Il
voulait à tout prix me gagner à ses théories [...]. Ses manières avaient quelque
chose de déplaisant [...]. Il avait un extérieur assez particulier, il n’était pas spé­
cialement beau et n’avait rien de séduisant »60.
Il semble que les événements de la guerre provoquèrent en lui une remar­
quable métamorphose, que Jones caractérise ainsi :
« Adler me donnait l’impression d’être un personnage morose et revêche dont
l’humeur était tantôt batailleuse, tantôt maussade. C’était évidemment un ambi­
tieux, toujours en train de revendiquer la priorité de ses idées. Toutefois, quand
j’eus l’occasion, quelques années plus tard, de le rencontrer, je constatai que le
succès lui avait conféré une certaine affabilité dont il ne montrait guère d’indices
auparavant »61.
Adler s’était fait de plus en plus l’apôtre d’un idéal dans lequel il voyait la
seule possibilité de sauver le monde, et pour la propagation duquel il se surmena
jusqu’à la mort.
Les adeptes de la psychologie individuelle ont souvent essayé de comprendre
Adler en recourant à sa propre méthode, c’est-à-dire en interprétant ses plus
anciens souvenirs et en analysant sa situation dans la constellation familiale.
« Dans un de mes plus anciens souvenirs, je suis assis sur un banc, entravé de
bandages en raison de mon rachitisme, tandis que mon frère aîné est assis en face
de moi. Il pouvait courir, sauter, aller et venir sans effort, tandis que pour moi le
moindre mouvement exigeait contrainte et effort. Chacun s’efforçait de son
mieux de me venir en aide, et mon père et ma mère faisaient tout ce qui était en
leur pouvoir. A l’époque à laquelle remonte ce souvenir, je devais avoir environ
deux ans »62.

59. Ces renseignements nous ont été aimablement communiqués par Marcus K. Milne,
bibliothécaire de la ville d’Aberdeen, et C.S. Minto, bibliothécaire d’Édimbourg.
60. Communication personnelle du docteur Alphonse Maeder.
61. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., U, p. 138.
62. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle of Freedom, op. cit., p. 30.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 613

Ce premier souvenir est évidemment caractéristique. Le rachitisme lui avait


permis de faire personnellement l’expérience d’une infériorité organique, notion
dont il devait faire plus tard, au moins pendant quelque temps, le centre de son
système psychologique. L’image de l’enfant immobilisé, réduit à l’impuissance,
illustre le besoin fondamental de mouvement, notion qui joue un rôle important
dans la doctrine adlérienne. La rivalité intense avec son frère aîné apparaît ici
comme une première formulation de l’idée de situation dans la constellation des
frères et des sœurs. L’image de l’enfant entouré par d’autres personnes cherchant
à l’aider constitue comme une première version de la notion de « style de vie » du
névrosé.
Un autre souvenir de sa première enfance se rapporte à la naissance et à la mort
d’un jeune frère : celui-ci avait détourné sur lui une partie de l’attention mater­
nelle dont Alfred jouissait en sa qualité d’enfant maladif. Cette prise de
conscience précoce de la réalité de la mort se renforça un an plus tard, quand
Alfred lui-même faillit succomber à une pneumonie, et s’il faut l’en croire, c’est
cette raison qui le décida à se faire médecin, c’est-à-dire à devenir un homme qui
défie la mort.
Un incident scolaire, survenu alors qu’Adler avait 8 ou 10 ans, est devenu une
anecdote classique. Alfred était nul en mathématiques. Un jour le maître posa un
problème que personne ne fut capable de résoudre. Le jeune Alfred avait l’im­
pression d’avoir trouvé la solution, et il eut le courage d’aller au tableau noir pour
l’exposer, à la surprise générale. A partir de ce jour, il se sentit aussi capable
qu’un autre de réussir en mathématiques et il excella dans cette matière. (Dans la
version de Phyllis Bottome, le maître lui-même ne trouvait pas la solution, et,
après son exploit, Alfred devint un « prodige mathématique » !)
Pour ce qui est de la constellation familiale, nous avons déjà indiqué que les
relations d’Alfred avec ses parents étaient à l’opposé de la « situation œdi­
pienne » de Freud. Sa mère était l’antagoniste contre laquelle il éprouvait ses
forces, situation qui n’est pas sans présenter d’analogies avec sa rivalité ulté­
rieure à l’égard de sa femme. Quant à sa position de second entre un frère aîné
brillant et un frère plus jeune animé d’un vif esprit de compétition, ne devait-il
pas la revivre plus tard lorsqu’il se trouva entre Sigmund Freud et Cari Gustav
Jung ?
Alfred Adler était un homme de petite taille, d’aspect vigoureux, qui n’avait
rien de très séduisant. Il avait une grande tête ronde, un front massif et une large
bouche. Il ne portait pas la barbe, mais laissa pousser dans sa jeunesse une grande
moustache noire qu’il tailla ultérieurement. Plusieurs personnes ont exprimé leur
fascination pour ses yeux à l’expression changeante, tantôt voilée et absente, tan­
tôt perçante. Adler était un homme aux émotions fortes, d’une grande activité et
d’une grande vivacité d’esprit. Il savait, en général, maîtriser ses émotions, mais
pouvait aussi se montrer hypersensible : le rejet de sa candidature au poste de
Privat-Dozent le blessa à vie, comme plus tard l’incident à l’université de
Columbia et la maladresse du maire de Vienne.
Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, Adler avait reçu une formation classique,
comprenant l’étude des auteurs grecs, latins et allemands. Il avait beaucoup lu,
mais méprisait tout étalage d’érudition. Ses auteurs favoris étaient, parmi les
classiques, Homère, Shakespeare, Goethe, Schiller, Heine, ainsi que les poètes
autrichiens Grillparzer et Nestroy, et, parmi les modernes, Dostoïevski et
614 Histoire de la découverte de l’inconscient

d’autres romanciers russes63. D affectionnait particulièrement le roman de Vis-


cher, Auch Einer, dont le genre d’humour ressemblait assez au sien.
Dans sa jeunesse, ses sports favoris étaient la nage, la marche et l’alpinisme,
mais plus tard il dut y renoncer à cause de sa maladie de cœur. Il avait près de
soixante ans quand il apprit à conduire, et il ne fut jamais un bon conducteur. Il
était très doué pour la musique et le théâtre, et chantait remarquablement bien.
Adolescent et jeune adulte, il allait souvent assister à des concerts et à des pièces
de théâtre. Plus tard, pendant ses années de solitude à New York, sa principale
distraction fut le cinéma.
Sans être un brillant causeur, Adler excellait dans la conversation familière,
entrecoupée de bons mots dont il raffolait. Par ailleurs, ses auditeurs s’accordent
en général à reconnaître en lui un excellent conférencier, aux réparties rapides et
spirituelles. En revanche, ses écrits ne se distinguent ni par leur style ni par leur
composition. Adler n’avait rien d’un linguiste. Bien qu’il fût très à l’aise dans son
allemand maternel (y compris le dialecte viennois), il avait des difficultés avec
les langues étrangères. Il n’arriva jamais à apprendre le français, et il ne savait
que quelques mots de hongrois, de russe et d’autres langues européennes. Il réus­
sit, quoique tardivement, à apprendre l’anglais qu’il parla et écrivit couramment,
mais il garda un fort accent étranger.
Certains de ses visiteurs exprimaient leur surprise devant sa manière de vivre.
A la différence de Freud, il n’avait pas de collection d’œuvres d’art ; il menait
une vie de petit-bourgeois. Un de ses anciens voisins, un homme âgé que nous
avons eu l’occasion d’interviewer en août 1963, parlait de lui en ces termes :
« Rien en lui n’attirait le regard. Il était d’apparence modeste et ne faisait
aucune impression particulière. Vous l’auriez pris pour un tailleur. Bien qu’il eût
sa maison de campagne, il ne donnait pas l’impression d’avoir de grands revenus.
Son épouse était une femme d’intérieur honnête et sans prétentions. Ils n’avaient
qu’une domestique à leur service. Bien qu’il voyageât beaucoup et reçût de nom­
breux visiteurs, j’ignorais qu’il fût un homme célèbre jusqu’au jour où une
grande cérémonie fut organisée en son honneur. »
Le docteur Eugène Minkowski, qui lui rendit visite à Vienne, le trouva char­
mant et sans prétentions64 : « Il ne jouait pas du tout au grand maître. »
Phyllis Bottome raconte dans son autobiographie sa déception lors de sa pre­
mière rencontre avec Adler dans l’été 1927 :
« Je m’étais attendue à rencontrer un génie socratique qui nous plongerait tous
dans les profondeurs de la psychologie. Je trouvai un homme sympathique et pré­
venant qui n’abordait aucun sujet particulier et qui tenait à chacun des propos
assez généraux »65.
Ceux qui ont connu Adler s’accordent à lui reconnaître qu’il possédait à un
suprême degré le don de la Menschenkenntnis (la compréhension pratique et
intuitive des humains). Ce don se manifestait surtout dans son activité clinique.
En présence d’un nouveau malade dont il ignorait tout, il le regardait un moment,
lui posait quelques questions, après quoi il était capable de tracer un tableau
complet de ses difficultés, de ses troubles cliniques et des problèmes qui se

63. Renseignement fourni par madame Alexandra Adler.


64. Communication personnelle du docteur Eugène Minkowski.
65. Phyllis Bottome, The Goal, op. cit., p. 138.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 615

posaient dans sa vie. Après avoir entendu un rapport sur l’histoire d’un nouveau
malade, il pouvait deviner comment il se comporterait et ce qu’il dirait quand il
se trouverait en présence de l’équipe des psychologues. Il finit par acquérir le don
de deviner presque instantanément la position du premier venu dans la constel­
lation de ses frères et sœurs.
Adler était également célèbre pour la facilité avec laquelle il entrait en contact
avec tout un chacun, y compris avec les enfants difficiles, les psychotiques et les
criminels. Il s’intéressait sincèrement à chaque être humain et compatissait à ses
souffrances, mais, comme Janet, il savait discerner immédiatement la part de jeu
et de mensonge qui pouvait entrer dans le comportement de ses patients.
Adler faisait preuve de la même clairvoyance en politique. C’est ainsi qu’il
prédit, dès 1918, que le recours à la violence de la part des bolcheviks susciterait
une contre-violence qui chercherait à conquérir l’Europe. C’était bien avant que
Hitler n’ait fondé son parti et n’ait tenté son premier putsch. Plus tard, Adler pré­
dit clairement la catastrophe de l’expansion nazie et de la Deuxième Guerre
mondiale.
Contrastant avec sa perspicacité psychologique, son manque de sens pratique
eut des conséquences désastreuses pour son mouvement. Les premières années,
il commit une grave erreur en tenant aussi assidûment des réunions sans façon
dans les cafés de Vienne et en y invitant aussi facilement des névrosés. C’est
ainsi qu’il se fit une réputation de superficialité66. Avec les années, ce défaut
devint encore plus manifeste. Bien des difficultés provenaient de son horreur du
compromis, qui était souvent interprétée comme un manque de souplesse et de
sens diplomatique. Quand Adler émigra aux États-Unis, ces difficultés atteigni­
rent un point critique. Il se trouva seul, à l’âge de 60 ans, dans un pays nouveau
dont la langue et les habitudes ne lui étaient plus familières. Phyllis Bottome
pense qu’une bonne secrétaire lui aurait prolongé sa vie de dix ans, mais il ne
savait pas choisir ses collaborateurs ; des articles qu’on lui envoyait se perdaient
et des lettres importantes restaient sans réponse67.
Phyllis Bottome nous a fait connaître l’histoire de l’amour d’Alfred Adler pour
Raïssa Epstein et de leur mariage68. Raïssa Epstein avait reçu une éducation libé­
rale. A cette époque, les étudiantes russes étaient nombreuses à fréquenter les
universités d’Europe centrale, et plusieurs d’entre elles épousèrent des condis­
ciples ou des professeurs. On pourrait dresser une assez longue liste d’universi­
taires français, allemands et autrichiens ayant ainsi épousé des étudiantes russes.
Il serait intéressant d’analyser l’influence exercée par ces épouses russes sur la
pensée et l’œuvre de leurs maris. Dans le cas d’Adler, cette influence semble
avoir été considérable. Raïssa Epstein était une socialiste convaincue, et Furt-
müller dit qu’Adler et elle assistèrent souvent à des meetings socialistes avant
leur mariage. Raïssa avait un caractère très indépendant et une forte volonté ;
après une période initiale de bonheur sans mélange, les difficultés surgirent. Sui­
vant l’expression de Phyllis Bottome, « lutter pour l’émancipation des femmes et

66. Un témoin de cette époque héroïque nous a confirmé que ce fut Karl Novotny qui attira
l’attention d’Adler sur le danger qu’il y avait à faire des cafés viennois le centre du mouvement
de la psychologie individuelle.
67. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle of Freedom, op. cit., p. 266.
68. Ibid., p. 50-57,129-130.
616 Histoire de la découverte de l’inconscient

vivre avec une femme qui s’est émancipée sont deux choses entièrement diffé­
rentes »69. Les sujets de discorde ne manquèrent pas entre eux. Adler appartenait
à la petite bourgeoisie autrichienne qui attendait essentiellement de la femme
qu’elle joue son rôle de maîtresse de maison et se conforme aux règles tradition­
nelles de la bienséance, tandis que Raïssa était issue des cercles de l’intelligentsia
qui estimait ces règles assez secondaires. Par ailleurs, Raïssa, qui eut toujours des
convictions d’extrême gauche, ne comprenait pas qu’Adler ait pu leur préférer sa
psychologie individuelle. En 1914, leurs sympathies allèrent à leurs pays respec­
tifs qui étaient en guerre l’un contre l’autre.
Phyllis Bottome fait remarquer que ces difficultés conjugales inspirèrent beau­
coup de choses décrites par Adler dans son livre, Le Tempérament nerveux,
notamment la notion de « protestation virile ». Mais Alfred Adler passa paisible­
ment ses dernières années dans son foyer reconstitué en Amérique, où Raïssa vint
le rejoindre en 1934.
Les préoccupations philosophiques d’Alfred Adler subirent certaines modifi­
cations au cours de sa vie. Pendant sa jeunesse, il fut vivement attiré par le
marxisme et devint membre, pendant quelque temps, du Parti social-démocrate.
H ne perdit jamais son intérêt pour la politique et ne cacha jamais ses opinions.
Mais, peu à peu, il en vint à accorder la priorité aux problèmes de l’éducation et
à la propagation de sa psychologie individuelle.
On ignore à quel moment précis Adler se détacha de la religion juive. Ses
remarques sur certains névrosés qui fuient leurs tâches vitales en se réfugiant
dans la religion pourraient faire conclure à une attitude sceptique à l’égard de la
religion en général. Toutefois, on ne trouve dans ses écrits aucune idée franche­
ment antireligieuse. Il est remarquable que, lorsqu’il quitta la synagogue en
1904, il se rallia à l’Église protestante. Au dire de Phyllis Bottome, il était gêné
par la limitation ethnique de la religion juive et il préféra se rattacher à une reli­
gion universelle. Nous verrons plus loin qu’il eut, avec un ministre protestant, le
pasteur Jahn, une discussion sur les rapports entre la religion et la psychologie
individuelle : Adler reconnaissait que les idéaux qu’ils poursuivaient l’un et
l’autre présentaient des points communs, bien que l’un se situât dans le domaine
de la science et l’autre dans celui de la foi70.
Il est intéressant de comparer la vision du monde d’Adler avec celle de
Freud71. Freud, dans la tradition du scepticisme de Schopenhauer, voyait dans le
névrosé la victime d’une grandiose et tragique illusion de l’humanité. Adler, dans
la lignée d’un Leibniz, considérait le névrosé comme un pitoyable individu
recourant à des ruses transparentes pour fuir les obligations de sa vie. Adler en
arriva à voir dans la tendance à se perfectionner soi-même l’essence de l’homme.
L’organisation même de leurs mouvements respectifs manifeste la différence qui
sépare Adler de Freud. Tandis que la Société psychanalytique s’était donné une
organisation minutieuse et structurée, très hiérarchisée avec, au sommet, le
comité central et une « coterie » secrète autour de Freud, la Société de psycho­
logie individuelle d’Adler était très souple. De nombreux malades participaient

69. Ibid., p. 57.


70. Voir p. 647-648.
71. Ces considérations s’inspirent pour une grande part d’une conversation avec le profes­
seur Viktor Frankl, de Vienne.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 617

aux réunions, parce que Adler attendait d’eux qu’ils se joignent au mouvement et
qu’ils en deviennent les porte-drapeau (Bannertrâger). Dans une perspective
quasi messianique, Adler espérait que son mouvement conquerrait et transfor­
merait le monde par l’éducation, l’enseignement et la psychothérapie.

Les contemporains d’Alfred Adler

On ne saurait comprendre l’évolution d’un penseur ou d’un chercheur si l’on


fait abstraction du réseau de ses relations personnelles et scientifiques avec ses
contemporains. Ainsi que nous l’avons fait pour Janet et Freud, nous essaierons
de jeter un coup d’œil dans cette structure microsociologique complexe, en pre­
nant appui sur les relations d’Adler avec un de ses contemporains, Wilhelm Ste­
kel72. La vie de celui-ci nous est connue surtout par la version anglaise de son
autobiographie.
Wilhelm Stekel passa son enfance et sa jeunesse à Czemowitz, dans la pro­
vince de Bukovine. Il était issu d’une famille de Juifs orthodoxes de langue alle­
mande. Au terme de ses études secondaires, il alla étudier la médecine à Vienne,
puis s’installa immédiatement comme praticien en médecine générale, tout en
continuant à étudier. Il écrivait facilement et abondamment, collaborait à des
quotidiens et envoyait des articles à des revues médicales. Son article sur les
expériences sexuelles précoces chez les enfants, à partir de trois cas cliniques,
attira l’attention de Freud qui le cita73. Il rédigea une recension enthousiaste de
L’Interprétation des rêves de Freud dans le Neues Wiener Tagblatt, en date des
29 et 30 janvier 1902. A partir de ce moment, il devint un fervent disciple de
Freud et, s’il faut en croire son récit, c’est lui qui suggéra à Freud les réunions du
mercredi soir dans son appartement. Stekel participa à tous les événements qui
marquèrent les débuts de la psychanalyse. En 1908, son livre, Les États d’an­
goisse nerveux et leur traitement, parut avec une préface de Freud74. En 1911, il
publia un manuel d’interprétation des rêves75 et, en 1912, une étude sur les rêves
des poètes76. Sa production littéraire semblait inépuisable. Progressivement, ses
idées divergèrent de celles de Freud. Il expliquait, par exemple, l’angoisse
comme une réaction de l’instinct de vie contre l’instinct de mort ; il insistait sur
l’importance des tendances agressives et voyait dans la crise épileptique l’effet
d’impulsions criminelles se retournant contre le sujet lui-même. Il estimait aussi
que la névrose trouvait souvent son origine dans le refoulement de la religion ou
de la morale.
Quand Adler et son petit groupe firent sécession, Stekel resta fidèle à Freud
pendant quelque temps, mais les attaques dont il fut l’objet de la part des autres
membres du groupe l’amenèrent à quitter à son tour la Société psychanalytique.

72. Wilhelm Stekel, The Autobiography of Wilhelm Stekel : The Life History of a Pioneer
Psychoanalyst, op. cit.
73. Wilhelm Stekel, « Über Coitus im Kindesalter, eine Hygienische Studie », Wiener
Medizinische Blàtter, XVIII (1895), p. 247-249.
74. Wilhelm Stekel, Nervôse Angstzustande und ihre Behandlung, Vorwort von Prof. Dr.
Sigmund Freud, Berlin et Vienne, Urban und Schwarzenberg, 1908.
75. Wilhelm Stekel, Die Sprache des Traumes, Munich, Bergmann, 1911.
76. Wilhelm Stekel, Die Traüme der Dichter, Munich, Bergmann, 1912.
618 Histoire de la découverte de l’inconscient

Stekel resta un auteur prolifique dans plusieurs domaines. Outre des pièces de
musique et des chansons pour enfants, il composa des pièces de théâtre en vers et
en prose, et publia des recueils d’historiettes humoristiques, sous son propre nom
ou sous le pseudonyme de Sérenus. Certains personnages de ses pièces et de ses
récits humoristiques paraissent plus réels que les malades sur lesquels il accu­
mulait les observations dans ses publications psychanalytiques.
Pendant la Première Guerre mondiale, Stekel servit comme médecin militaire
et eut à traiter de nombreux cas de névroses traumatiques. Il trouva néanmoins le
temps d’envoyer assez souvent des articles aux journaux et aux revues médi­
cales. Après la guerre, il réunit autour de lui un groupe de disciples. Il continuait
à s’intituler psychanalyste et à se réclamer de Freud comme de son grand maître,
mais ses traitements étaient bien plus brefs et comportaient un élément de réé­
ducation. Sa production littéraire était toujours aussi abondante.
Au fil des années, son école prit de l’importance. Il voyagea et donna des
conférences à l’étranger. Il se mit à rédiger une série de vastes monographies
remplies d’observations cliniques. Quand les nazis envahirent l’Autriche, il réus­
sit au dernier moment à fuir en Suisse ; de là il gagna l’Angleterre où il s’établit.
Pendant la période la plus sombre de la Seconde Guerre mondiale, il se suicida.
Adler et Stekel étaient tous deux fils de marchands juifs et ils estimaient l’un
et l’autre avoir eu une enfance malheureuse. Tous deux avaient joué avec les
gamins des rues, tous deux étaient doués pour la musique, le chant et le théâtre.
Ils firent tous les deux leurs études médicales à Vienne et fondèrent une clientèle
de médecine générale. Ils se sentirent en même temps attirés par les idées de
Freud et furent parmi les quatre premiers membres des rencontres du mercredi
soir, dont ils furent les participants les plus actifs pendant plusieurs années. Ils
publièrent presque en même temps leur première monographie, Adler en 1907 et
Stekel en 1908. Ils y décrivaient ce que l’un appelait le «jargon des organes »
(Adler), l’autre le « langage des organes » (Stekel), nouveauté dont chacun,
ensuite, revendiqua la paternité. Au moment de l’organisation du mouvement
psychanalytique, ils devinrent respectivement président et vice-président de la
Société viennoise et coéditeurs du Zentralblatt. Puis Adler et Stekel quittèrent
l’un et l’autre la Société psychanalytique pour suivre leur propre voie. Pendant la
Première Guerre mondiale, ils travaillèrent successivement dans le même hôpital
militaire, et, plus tard, ils achetèrent l’un et l’autre une maison à Salmannsdorf77.
Nous ignorons pourquoi, au terme d’une si longue amitié, ils se brouillèrent au
point de ne plus s’adresser la parole et de ne plus se saluer dans la rue. Le destin
voulut qu’ils fussent contraints l’un et l’autre à quitter le pays et à finir leurs jours
en Grande-Bretagne.
Au début, Stekel était un adepte convaincu de la psychanalyse, au point que
Freud adopta plusieurs de ses idées sur le symbolisme des rêves et sur la signifi­
cation des symptômes névrotiques. Quant à Adler, il se montra d’emblée plus
indépendant à l’égard des idées fondamentales de Freud. Ultérieurement, Stekel
n’hésita pas à reprendre bon nombre des idées d’Adler, et son système devint un
amalgame entre les idées de Freud, celles d’Adler et les siennes propres.

77. La maison d’Adler était sise au 16 Am Dreimarkstein, celle de Stekel (appelée Linden-
hof) au 2 Am Dreimarkstein, à l’angle de la Salmannsdorfstrasse.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 619

Dans son livre sur l’infériorité des organes, en 1907, Adler parle de la signifi­
cation symbolique des symptômes physiques, ce qu’il appelle le «jargon des
organes ». En 1908, Stekel, dans Les États d’angoisse, fait état d’une série
impressionnante d’observations et explique les symptômes les .plus divers
comme un langage des organes exprimant symboliquement des sentiments
inconscients. En 1908, Adler proclama, contre Freud, l’existence et l’importance
des instincts primaires d’agressivité ; Stekel alla plus loin en attribuant aux ins­
tincts criminels un rôle important dans la genèse des névroses78, de la mélancolie,
de l’épilepsie, de même que dans le choix d’une profession79. Quand Adler déve­
loppa sa conception de la « protestation virile », Stekel lui emboîta le pas en
décrivant « la guerre des sexes », et ce qu’Adler avait nommé « hermaphrodisme
psychique », Stekel l’appela « bipolarité sexuelle ».
Quand Freud parle de refoulement, Adler et Stekel soulignent l’un et l’autre
que ce qui est censément refoulé, c’est en fait ce que le névrosé ne veut pas voir
en lui-même. L’insistance de Stekel sur la part du jeu dans le comportement de
tout névrosé rappelle ce qu’Adler disait du « style de vie » d’un patient. La
conviction d’être appelé à une mission importante, telle que Stekel la décrit chez
le névrosé, correspond, dans le langage d’Adler, au « désir d’être semblable à
Dieu ». Quand Freud expliqua que la perversion était l’envers de la névrose, Ste­
kel et Adler ne le suivirent pas : pour eux, la perversion n’était qu’une forme par­
ticulière de névrose.
Au début des années vingt, les éléments adlériens devinrent encore plus appa­
rents dans l’œuvre de Stekel. Dans son opuscule sur les rêves télépathiques, Ste­
kel écrit : « Les rêves cherchent toujours à explorer l’avenir, ils mettent en
lumière nos attitudes à l’égard de la vie, nos façons de vivre et nos buts
vitaux »80. Dans ses Lettres à une mère* 1, il signale l’importance des premiers
souvenirs et proclame que l’éducation ne devrait jamais user de violence contre
l’enfant, de peur de susciter en lui une contre-tendance de même nature82. Ail­
leurs, Stekel traite des « buts vitaux » (Lebensziele) : l’enfant se propose un but
impossible à atteindre auquel il renoncera progressivement au fur et à mesure
qu’il grandira83. Le névrosé est un homme qui n’a pas été capable de ce renon­
cement et sa maladie sera l’expression de cette ambition brisée. Le problème cen­
tral de l’auto-éducation est le « courage à l’égard de soi-même » (Mut zu sich
selbst). Ce sont là des idées typiques d’Adler exprimées avec ses propres mots.
Ces ressemblances entre Stekel et Adler ne devraient pas nous faire mécon­
naître la grande différence qui sépare ces deux hommes et leurs œuvres. Stekel

78. Voir Emil Gutheil, « Stekel’s Contributions to the Problem of Criminality », Journalof
Criminal Psychopathology, vol. Il (1940-1941).
79. Wilhelm Stekel, « Berufswahl und Kriminalitat », Archiv Fur Kriminal-Anthropologie
und Kriminalistik, XLI (1911), p. 268-280.
80. Wilhelm Stekel, Der telepathische Traum. Meine Erfahrungen über die Phanomene
des Hellsehens im Wachen und im Traume, Berlin, Johannes Baum, 1920.
81. Wilhelm Stekel, Briefe an eine Mutter, Zurich et Leipzig, Wendepunkt-Verlag, 1927,
vol. I.
82. La formule de Stekel, « Zwang erzeugt Gegenzwang » (la contrainte engendre la contre-
contrainte), est presque identique à celle d’Adler : « Druck erzeugt Gegendruck » (la pression
engendre la contre-pression).
83. Wilhelm Stekel, Das Liebe Ich. Grundriss einer neuen Diatetik der Seele, 3. Aufl., Ber­
lin, Otto Salle, 1927.
620 Histoire de la découverte de l’inconscient

commença comme un disciple de Freud, et même après avoir rompu avec lui il
prétendit qu’il était resté psychanalyste. Effectivement, il conserva l’élément cli­
nique et empirique de la psychanalyse tout en s’éloignant de son système théo­
rique. Le cas d’Adler est tout à fait différent. Quand il rencontra Freud, il avait
déjà certaines idées originales qu’il continua à développer pendant ses années de
collaboration avec Freud. Quand il le quitta, il construisit un système théorique
fondamentalement différent de la psychanalyse.
Les écrits de Stekel montrent ce que la psychanalyse aurait pu devenir si elle
s’était bornée à n’être qu’une méthode empirique et pratique, sans préoccupa­
tions théoriques. Mais en même temps, la psychanalyse « dissidente » de Stekel
montre exactement ce que la psychologie individuelle n’est pas : en d’autres
termes, elle montre ce que la doctrine d’Adler aurait pu devenir si Adler n’avait
pas rompu radicalement avec la psychanalyse pour édifier son propre système
conceptuel.

L’œuvre d’Adler
I—La médecine sociale

Avant d’entrer dans le groupe de Freud, Adler avait conçu et exprimé des idées
originales en matière de médecine sociale. La psychologie individuelle qu’il éla­
bora ultérieurement ne peut être comprise si l’on fait abstraction des conceptions
formulées dans sa période pré-psychanalytique.
En 1898, le docteur G. Golebiewski de Berlin, spécialiste des maladies profes­
sionnelles, accepta de publier, comme cinquième volume d’une série de mono­
graphies consacrées à ce sujet, le travail d’un auteur inconnu, Alfred Adler, sous
le titre Livre de santé pour le métier de tailleur
.
** Cet opuscule de 31 pages est
devenu introuvable, à tel point que certains adeptes de la psychologie indivi­
duelle sont allés jusqu’à mettre en doute son existence84 85. Dans l’avant-propos,
l’auteur explique qu’il se propose de mettre en lumière les rapports existant entre
la situation économique et la maladie dans une profession donnée, ainsi que leurs
conséquences préjudiciables pour la santé publique. Cette analyse devait démon­
trer que la maladie peut être un produit de la société, ajoutant ainsi une nouvelle
cause de maladie à celles communément reconnues par les médecins.
Dans la première partie de sa monographie, Adler esquisse un tableau de la
situation sociale et économique du métier de tailleur en Autriche et en Alle­
magne, avec les transformations que ce métier avait subies au cours des dernières
décennies. Jadis, les tailleurs travaillaient indépendamment pour leur clientèle
privée, ils étaient unis et protégés par leurs corporations. L’avènement de la
confection et du prêt-à-porter provoque le déclin des petits tailleurs. Dans les
entreprises industrielles, les travailleurs bénéficient de conditions plus favorables

84. Alfred Adler, Gesundheitsbuch für das Schneidergewerbe, n° 5 des séries : Wegweiser
der Gewerbehygiene, G. Golebiewski éd., Berlin, Karl Heymanns, 1898.
85. Il ne semble exister aucun exemplaire de cet opuscule en Autriche, en Suisse, en France
ou en Amérique du Nord. Après de longues recherches, nous en avons trouvé un exemplaire
dans la bibliothèque municipale de Mônchengladbach, en Allemagne : l’auteur la remercie de
le lui avoir prêté.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 621

en raison du contrôle exercé par l’État, et il leur est plus facile de s’unir pour la
défense de leurs intérêts communs. Les grandes entreprises ont l’avantage de
pouvoir utiliser toute une machinerie et de travailler pour un vaste marché, tant
national qu’international.
En contraste avec la situation favorable de la grosse industrie, l’auteur fait une
sombre peinture des conditions déplorables où vivent les maîtres-tailleurs et leurs
employés. Le progrès technique, qui assure de tels avantages aux grandes entre­
prises, est bien moins avantageux pour les maîtres-tailleurs : ils ne disposent que
de machines à coudre, ils ne travaillent que poùr un marché local restreint, ils
sont bien plus exposés aux fluctuations économiques. Le handicap le plus grave
est la répartition inégale du travail au cours de l’année : il y a cinq ou six mois de
surmenage intense pendant lesquels le tailleur travaille seize, dix-huit heures,
sinon plus, par jour, aidé de sa femme et de ses enfants. Le reste de l’année, il n’a
presque pas de travail, ce qui l’oblige à diminuer les salaires de ses employés,
sinon à les renvoyer. Et pourtant, en dépit de cette situation économique précaire,
on ne compte pas moins de 200 000 petits tailleurs en Allemagne et à peu près
autant en Autriche-Hongrie. Le petit tailleur doit affronter non seulement la
concurrence de la grosse entreprise de confection, mais aussi celle du Sitzgeselle
qui emporte chez lui du travail à la pièce et qui n’hésite pas à réaliser des cos­
tumes entiers pour des clients. Les conditions de vie du petit tailleur sont à tous
-égards misérables. Son logement et son atelier, qui ne font qu’un, sont habituel­
lement situés dans les quartiers les moins chers et les plus insalubres de la ville,
dans des maisons humides, sombres, sans air et surpeuplées qui favorisent la
contagion des maladies infectieuses. En cas d’épidémie, cette situation peut être
dangereuse pour le client lui-même. Les soucis matériels minent la santé du tail­
leur et il n’est pas suffisamment protégé par la législation du travail.
La deuxième partie de cette monographie est consacrée à la description des
maladies dont souffrent le plus fréquemment les petits tailleurs. Viennent en tête
les affections pulmonaires : rien d’étonnant, puisqu’ils travaillent assis et
penchés en avant, respirant la poussière des tissus. La tuberculose pulmonaire est
deux fois plus fréquente chez eux que dans les autres métiers. Cette position
assise et penchée en avant entraîne aussi des troubles circulatoires, tels que les
varices et les hémorroïdes, ainsi que des troubles gastro-intestinaux dont plus de
30 % des tailleurs sont atteints. Cette position est également cause de scoliose, de
cyphose, d’arthrite du bras droit, de callosités des chevilles, etc. Le tailleur
souffre souvent de crampes des mains ou des bras. Les maladies de la peau sont
fréquentes : 25 % des tailleurs souffrent de la gale. Du fait des piqûres d’ai­
guilles, ils souffrent souvent d’abcès aux doigts, et la pression entraîne souvent la
luxation du pouce droit. Leur habitude de mettre les fils dans la bouche occa­
sionne souvent l’infection des gencives et diverses affections de la bouche et de
l’estomac. La minutie de leur travail entraîne myopie et crampes oculaires. Ils
sont victimes d’un lent empoisonnement par les teintures toxiques, et de mala­
dies infectieuses transmises par les habits usagés qu’on leur demande de remettre
en état. Les accidents de travail sont peu fréquents, encore qu’ils soient moins
rares qu’on ne serait tenté de le croire. Les statistiques montrent que la maladie
frappe bien plus souvent les tailleurs que les autres travailleurs, et que leur espé­
rance de vie moyenne est la plus basse de toutes.
622 Histoire de la découverte de l’inconscient

Analysant les causes de cette morbidité élevée, Adler insiste sur la sous-ali­
mentation, l’insalubrité du logement, le surmenage, le manque de protection
sociale des travailleurs et le fait que beaucoup choisissent ce métier parce qu’ils
sont physiquement incapables de faire un autre travail, ce qui aboutit à une
« sélection des plus faibles ».
Dans la troisième partie de sa monographie, l’auteur propose un programme
de mesures destinées à mettre fin à cette situation. Il faut avant tout créer une
nouvelle législation du travail, n faut renforcer les réglementations existantes
(comme la caisse de maladie), généraliser F assurance-accident qui n’est obliga­
toire que dans les ateliers employant au moins vingt travailleurs. Les inspecteurs
devraient contrôler les conditions de travail partout, et pas seulement dans les
entreprises importantes, n faudrait rendre obligatoire F assurance-vieillesse et
F assurance-chômage, la loi devrait imposer un nombre maximal d’heures de tra­
vail, l’atelier devrait obligatoirement être distinct de l’appartement, et il faudrait
interdire le travail à la pièce. Le programme préconise encore la construction de
logements convenables et de cantines pour les travailleurs.
Le fil conducteur de cette monographie est la dénonciation de la médecine uni­
versitaire contemporaine qui ignore jusqu’à l’existence des maladies sociales. De
même que dans le passé on a découvert que seule une hygiène publique efficace
pouvait avoir raison des maladies contagieuses, de même les maladies profes­
sionnelles comme celles des tailleurs exigent l’instauration d’une nouvelle méde­
cine sociale, dont la médecine contemporaine n’a pas conscience.
Nous ignorons les circonstances qui conduisirent Adler à rédiger cette mono­
graphie. Comme sources d’information, il cite divers travaux sur les maladies
professionnelles, ainsi que des statistiques commerciales et sanitaires. Les idées
d’Adler relatives à la supériorité de la grosse entreprise sur les petits ateliers
semblent refléter la théorie dont on parlait beaucoup à l’époque de Schulze-Gae-
vemitz, qui soutenait que les conditions de vie de la classe laborieuse ne s’amé­
lioreraient pas en l’absence d’une florissante industrie lourde86. La description du
métier de tailleur telle que la présente Adler semble indiquer qu’il en avait plus
qu’une connaissance simplement théorique, peut-être grâce à son oncle David
qui était tailleur. Adler était manifestement un socialiste convaincu à la recherche
d’une synthèse entre la médecine et le socialisme.
Quatre années s’écoulèrent entre cette première monographie d’Adler et sa
publication suivante. Au dire de sa famille, Adler écrivit pendant cet intervalle,
sous divers pseudonymes, des articles pour YArbeiter-Zeitung, le journal vien­
nois social-démocrate. H n’a pas été possible jusqu’à ce jour d’identifier ces
articles.
Le 15 juillet 1902, un certain docteur Heinrich Grün lança une nouvelle revue
médicale, VAerztliche Standeszeitung. Elle devait paraître deux fois par mois,
avec un tirage de 10 000 exemplaires : le premier numéro fut envoyé gratuite­
ment à tous les médecins autrichiens. La moitié inférieure des trois premières

86. Gerhart von Schulze-Gaevemitz, Der Grossbetrieb, ein wirschaftlicher und sozialer
Fortschritt, Eine Studie aufdem Gebiete der Baumwollindustrie, Leipzig, Duncker und Hum-
boldt, 1892.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 623

pages était occupée par un article d’Adler (qui se voulait clairement un mani­
feste) intitulé « L’irruption des forces sociales dans la médecine »87.

La médecine a toujours été ouverte à l’influence de toutes sortes de courants


philosophiques scientifiques, voire pseudo-scientifiques. La physique, la chimie
et l’ethnologie ont aidé à déterminer l’étiologie de bon nombre de maladies. Mais
de toutes les sciences, c’est l’optique qui a contribué le plus aux progrès de la
médecine : le microscope a permis à Virchow de fournir à la pathologie une nou­
velle base scientifique avec sa « théorie cellulaire », il a permis l’essor de la bac­
tériologie, laquelle a permis à son tour de vaincre les maladies infectieuses par
des mesures d’hygiène publique. Entre-temps, l’État lui-même en était venu à
reconnaître que la médecine l’intéressait de très près, puisqu’il faut une popula­
tion saine pour fournir au pays de bons soldats et de bons travailleurs, et pour ne
pas surcharger les finances publiques du fardeau des malades indigents. La solu­
tion qu’on a trouvée jusqu’ici a été de faire soigner les pauvres à bas prix par les
médecins. Aujourd’hui, l’ascension des classes laborieuses oblige à reconsidérer
le problème en termes d’assurance-maladie et d’institutions similaires. La pro­
fession médicale a atteint le point où elle doit affronter la question de la médecine
sociale et prendre position. Mais les médecins eux-mêmes ont été moins
conscients de ce problème que les administrateurs et les techniciens : ceux-ci ont
pris l’habitude de résoudre des problèmes d’ordre médical sans consulter les
médecins. La profession médicale va-t-elle continuer à traîner à la remorque des
autorités officielles, ou va-t-elle prendre la tête du mouvement ? Va-t-elle enfin
passer de cette politique du moindre effort à une politique orientée vers une pré­
vention consciente et efficace ?

Dans le numéro du 15 octobre 1902 parut un article sous le pseudonyme


d’Aladdin, très vraisemblablement rédigé par Adler (rappelons que son prénom
hongrois était Aladar)88. L’auteur écrit que le problème le plus urgent de la méde­
cine actuelle consiste à rendre accessibles aux pauvres des soins médicaux
valables. Jusqu’ici, à toute demande de ce genre, les autorités se sont contentées
de répondre : « Nous n’avons pas d’argent. » Pour venir à bout de ce problème,
Adler estime qu’il faut instituer un organisme reconnu par l’État et jouissant
d’une autorité scientifique : une chaire d’enseignement et un séminaire chargé
d’explorer les problèmes posés par l’hygiène sociale et de leur trouver une
solution.
En septembre et octobre 1903, un article d’Adler intitulé « Ville et cam­
pagne » mettait en doute l’affirmation courante d’après laquelle la vie était bien
meilleure à la campagne qu’à la ville89. En fait, c’est le contraire, dit-il. L’hy­
giène a fait de plus grands progrès dans les villes : celles-ci ont bénéficié d’une
plus grande attention de la part des autorités publiques, du fait que leur popula­
tion croissante représente un grand nombre d’électeurs. Adler estime néanmoins

87. Alfred Adler, « Das Eindringen sozialer Triebkrafte in die Medizin », Aertzliche Stan-
deszeitung, I, n° 1 (1902), p. 1-3.
88. Aladdin, « Eine Lehrkanzel fur Soziale Medizin », Aerztliche Standeszeitung, I, n° 7
(1902), p. 1-2.
89. Alfred Adler, « Stadt und Land », Aerztliche Standeszeitung, n, n” 18 (1903), p. 1-3 ;
n’ 19, p. 1-2 ; n° 20, p. 1-2.
624 Histoire de la découverte de l’inconscient

que cette carence de l’hygiène rurale finira par être préjudiciable aux villes elles-
mêmes.
En novembre 1903, un article d’Adler intitulé « Être aidé par l’État ou s’aider
soi-même ? » déplorait une nouvelle fois le gouffre qui séparait les aspects scien­
tifiques et les aspects sociaux de la médecine90. Adler pensait que la science
médicale faisait des progrès rapides mais qu’elle avancerait plus rapidement
encore si elle n’était constamment freinée par les autorités. Étant donné l’impor­
tance primordiale de la recherche, il estimait qu’il faudrait créer des postes
appropriés, permanents et bien payés, ouverts aux chercheurs et aux enseignants
dans les divers secteurs de la médecine (y compris la médecine sociale).
En juillet et août 1904 parut un long article : « Le médecin comme éduca­
teur », dans lequel Adler découvrait un nouvel aspect de sa pensée.
Le rôle social du médecin ne se réduit pas aux aspects mis en lumière dans les
articles précédents : il lui revient encore d’assumer une fonction d’éducateur.
Cette fonction éducatrice doit être remplie dans la lutte contre l’alcoolisme, les
maladies infectieuses et vénériennes, la tuberculose, la mortalité infantile, et dans
l’hygiène scolaire, mais elle doit aller plus loin encore : le médecin devrait être
capable de donner des conseils sur l’éducation des enfants. En présence d’enfants
fragiles et maladifs, il ne suffit pas de prescrire un régime, de l’exercice et autres
mesures physiques. Ces enfants perdent facilement leur meilleur soutien : leur
confiance en leurs propres capacités. Le premier souci du médecin devrait être de
leur rendre confiance en eux-mêmes et de les encourager, en prescrivant de façon
appropriée l’exercice, les jeux et les sports.
Suit un résumé de ce que devrait être l’éducation de l’enfant. Elle devrait
commencer par celle des parents, avant même la naissance de l’enfant. L’agent
d’éducation le plus puissant est l’amour, à condition qu’il soit équitablement
réparti entre les enfants et qu’il ne soit pas excessif. Parmi les erreurs le plus fré­
quemment commises dans l’éducation, une des plus graves consiste à gâter les
enfants, ce qui ruine leur confiance en eux-mêmes et les prive de courage. Mais
il n’est pas moins dangereux de recourir à des châtiments sévères, de les frapper,
de les enfermer et de les réprimander sans cesse. Il devrait suffire de les éloigner
un moment de la table familiale, de leur adresser quelques mots de réprimande,
de prendre un air sévère. Il faut être prudent quand il s’agit de confier un enfant à
des domestiques. Adler traite ensuite de quelques cas d’enfants difficiles : l’en­
fant têtu, le jeune menteur, le poltron, le masturbateur, l’anxieux. La meilleure
façon de prévenir le mensonge est de développer le courage, la poltronnerie étant
le plus dangereux de tous les défauts. « S’il était nécessaire, j’entreprendrais de
faire du garçon le plus cruel un boucher, un chasseur, un collectionneur d’in­
sectes ou un chirurgien compétent, tandis que le lâche restera toujours à un
niveau culturel inférieur. » Adler conclut par cette affirmation : « La confiance en
soi et le courage personnel sont, pour un enfant, les plus grands de tous les
biens. »91

90. Alfred Adler, « Staatshilfe oder Selbsthilfe », Aerztliche Standeszeitung, n, n" 21


(1903), p. 1-3 ; n’ 22, p. 1-2.
91. Alfred Adler, « Der Arzt als Erzieher », Aerztliche Standeszeitung, III, n’ 13 (1904),
p. 4-6 ; n° 14, p. 3-4 ; n° 15, p. 4-5.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 625

Cet article d’Adler montre que, dès 1904, il avait édifié une théorie complète
de l’éducation, et nous y trouvons la première ébauche de plusieurs de ses idées
favorites : le rôle des infériorités organiques, le portrait de l’enfant gâté, la valeur
thérapeutique de la confiance en soi et du courage.
Adler cite les psychologues de l’enfant contemporains, Preyer et Karl Groos,
il mentionne aussi pour la première fois Freud comme l’homme qui a démontré
l’importance primordiale des premières impressions du jeune enfant et qui a éta­
bli l’existence de la sexualité infantile.
En septembre et octobre 1904, Adler, en rendant compte d’un livre de Max
Gruber intitulé Hygiène de la vie sexuelle, expose ses propres idées sur le sujet.

Adler est en désaccord avec Max Gruber sur ce sujet très discuté à cette
époque. Il estime en effet que l’abstinence sexuelle est susceptible de perturber
l’équilibre affectif, à de rares exceptions près. Quant aux excès sexuels, il estime
que Max Gruber a exagéré leurs effets nocifs et que rien ne prouve qu’ils puissent
être la cause de la neurasthénie. Il ajoute que les dangers de la prévention des
naissances ont été surévalués. (Notons au passage que l’opinion d’Adler contre­
dit celle de Freud à cet égard.) Quant à F homosexualité, Adler reconnaît avec F au­
teur qu’il ne s’agit pas d’une anomalie congénitale et qu’elle ne devrait être punie
que dans les cas où elle cause un préjudice au partenaire, ou bien quand il s’agit
de protéger des mineurs. Adler voit les dangers de la masturbation dans une autre
perspective que Gruber : ces dangers se rapportent moins à la santé physique
qu’à l’équilibre du développement affectif92.

Bien que Aertzliche Standeszeitung ait continué à paraître pendant plusieurs


années, cet article fut la dernière contribution d’Adler, n est clair que, quand il
rejoignit le petit groupe de Freud, Adler avait déjà des idées précises sur la méde­
cine sociale, sur l’éducation, sur le rôle des infériorités organiques et des erreurs
d’éducation dans la genèse des troubles affectifs. Au cours des années suivantes,
les idées d’Adler devaient prendre une nouvelle direction, dans le cadre du mou­
vement psychanalytique.

L’œuvre d’Adler
Il—La théorie des infériorités organiques

Adler fut très fidèle aux réunions du mercredi soir chez Freud : il y participa
aux discussions et y présenta des communications personnelles93. Lors de la dis­
cussion d’une communication sur La Généalogie de la morale de Nietzsche,
Adler exprima sa vive admiration pour les intuitions psychologiques du philo­
sophe. En 1909, il attribua à Karl Marx d’importantes découvertes psycholo­
giques. En avril 1910, il présida un symposium sur le suicide des écoliers : le
compte rendu parut avec un avant-propos d’Adler et une conclusion de Freud.

92. Alfred Adler, « Hygiene des Geschlechtslebens »,Aerztliche Standeszeitung, IH, n° 18


(1904), p. 1-2 ; n" 19, p. 1-3.
93. Voir Minutes of the Vienna Psychoanalysis Society 1:1906-1908, Herman Nunberg,
Ernst Fedem éd., M. Nunberg trad., New York, International Universities Press, 1962.
626 Histoire de la découverte de l’inconscient

Parmi les nombreux articles qu’Adler publia à cette époque, deux, parus en
1905, sont fortement marqués par la psychanalyse. Le premier cherche, à la
manière de Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud, à élucider la signi­
fication de l’obsession des chiffres chez trois malades94. L’autre, relatif aux pro­
blèmes sexuels dans l’éducation, traite de la sexualité infantile à la façon des
Trois Essais95.
Le principal travail d’Adler durant sa période psychanalytique est un petit
ouvrage de 92 pages sur les infériorités organiques96. Cette idée n’était pas nou­
velle. Les cliniciens parlaient du Locus minoris resistentiae, c’est-à-dire de l’or­
gane de moindre résistance qui risquait de devenir le siège de complications lors
d’une maladie infectieuse. A cet égard, Adler se référait à ses prédécesseurs,
mais son originalité fut d’édifier une théorie systématique des infériorités
organiques.
Adler part du fait qu’il existe beaucoup d’états morbides dont nous connais­
sons les symptômes, mais non les causes. Parmi les causes connues, il en est de
générales (infections ou intoxications) et de locales (troubles fonctionnels d’un
organe). Mais pour nombre de maladies, on ne trouve aucune explication satis­
faisante, et Adler pense que la théorie des infériorités organiques pourrait éclair­
cir de tels cas.
L’infériorité d’un organe peut se manifester de diverses façons. La plupart du
temps, les anomalies microscopiques ne sont guère décelables, mais parfois elles
se manifestent par des signes extérieurs tels que les prétendus stigmates de la
dégénérescence ou l’existence d’un nævus à proximité de l’organe en question.
Puisque l’infériorité d’un organe dérive d’une perturbation du développement
fœtal, elle affecte un segment embryonnaire tout entier. Dans d’autres cas, il
s’agit d’une infériorité fonctionnelle (insuffisance sécrétoire, par exemple) ou
même d’une simple anomalie d’un réflexe (lequel peut être exagéré, diminué ou
absent). Dans un troisième groupe de cas, l’existence d’une infériorité organique
peut être déduite de l’anamnèse qui révèle un fonctionnement défectueux de l’or­
gane en question au cours de l’enfance (comme exemple, Adler parle de malades
ayant souffert de troubles intestinaux précoces, et qui plus tard devinrent diabé­
tiques). La fréquence des maladies affectant un organe constitue un autre signe
de son infériorité.
L’infériorité d’un organe peut être absolue ou relative. Son évolution peut être
favorable grâce aux mécanismes de compensation. Cette compensation peut s’ef­
fectuer à divers niveaux : soit dans l’organe lui-même, soit dans un autre organe,
soit par l’intermédiaire des centres nerveux. Dans ce dernier cas, l’infériorité
organique détermine un processus de compensation d’ordre général. Une telle
compensation peut se produire lorsque le malade fixe son attention sur le fonc­
tionnement de l’organe atteint d’infériorité. Cela revient à un entraînement qui

94. Alfred Adler, « Drei Psycho-Analysen von Zahleneinfallen und obsedierenden Zah-
len », Psychiatrische-Neurologische Wochenschrift, VII (1905), p. 263-266.
95. Alfred Adler, « Das Sexuelle Problem in der Erziehung, Die Neue Gesellschaft, Vin
(1905), p. 360-362.
96. Alfred Adler, Studie über Minderwertigkeit von Organen, Vienne, Urban und Schwar-
zenberg, 1907. Trad. franç. : La Compensation psychique de l’état d’infériorité des organes,
Paris, Payot, Bibliothèque scientifique, 1956.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 627

aboutit à un niveau d’adaptation satisfaisant, ou même supérieur, de l’organe


inférieur.
Sans nier que telles ou telles maladies puissent être héréditaires, Adler semble
attribuer un rôle plus important à l’hérédité des infériorités organiques. C’est
ainsi que dans certaines familles, la même infériorité organique peut se manifes­
ter sous diverses formes. Chez l’un, ce sera une grave maladie de l’organe en
question, chez un autre ce sera un trouble purement fonctionnel, chez un troi­
sième une prédisposition à des affections passagères du même organe, chez un
autre encore on verra apparaître une supériorité par un processus de compensa­
tion. Adler cite des exemples de musiciens dans les familles desquels on trouve
des maladies d’oreilles ou qui eux-mêmes en étaient atteints, des peintres dans
les familles desquels on trouve des maladies des yeux ou qui eux-mêmes en
étaient atteints.
D’après Adler, le rôle du hasard dans la localisation de la maladie est moins
grand qu’on ne le croit habituellement. C’est ainsi qu’un garçon de huit ans reçut
accidentellement un léger coup de plume dans l’œil de la part d’un de ses cama­
rades de classe ; deux mois après, il reçut une poussière de charbon dans le même
œil : trois mois plus tard, l’accident avec la plume se reproduisit de la même
manière, touchant le même œil. Ces trois accidents étaient-ils simplement l’effet
du hasard ? Adler apprit que le grand-père maternel du malade souffrait d’une iri-
tis diabétique, sa mère de strabisme, son jeune frère de strabisme, d’hypermétro­
pie et d’une diminution de l’acuité visuelle. Le frère de sa mère était également
atteint de strabisme et sujet à de fréquentes conjonctivites. Le jeune malade lui-
même présentait une absence totale de réflexes conjonctivaux dans les deux
yeux. Cette absence de réflexes, qui entraînait une protection insuffisante des
yeux, pouvait expliquer ces accidents successifs.
La théorie adlérienne des infériorités organiques et des processus compensa­
toires paraît située en dehors du champ de la psychanalyse : elle la compléterait
plutôt qu’elle ne s’y opposerait. Freud avait toujours affirmé que la névrose se
développait sur un terrain prédisposé : Adler apportait précisément une théorie
plausible du substratum de la névrose. Deux passages de son livre indiquent le
lien de ses idées avec la psychanalyse. La compensation, d’après Adler, résulte
de ce que le malade concentre toute son attention sur l’organe en état d’infério­
rité, ainsi que sur la partie adjacente de la surface du corps ; si celle-ci est une
zone érogène, il en résultera nécessairement une surstimulation qui sera le point
de départ d’un processus névrotique. Adler estime, par ailleurs, qu’il n’existe
« pas d’infériorité organique sans infériorité sexuelle », surtout dans les cas d’in­
fériorités organiques multiples.
La théorie des infériorités organiques fut bien reçue par le groupe psychana­
lytique. Freud lui-même semble y avoir vu un intéressant complément à la théo­
rie des névroses.
Dès 1908, Adler manifestait son désaccord à l’égard d’une des idées fonda­
mentales de Freud, à savoir que la libido constituait la principale source du dyna­
misme de la vie psychique. Adler affirmait l’existence d’un instinct d’agressivité
628 Histoire de la découverte de l’inconscient

qui ne saurait s’expliquer par la simple frustration de la libido et qui jouerait un


rôle aussi important que la libido dans la vie normale comme dans la névrose97.
En 1910, Adler esquissait une théorie de l’hermaphrodisme psychologique98.
L’expérience, disait-il, lui avait montré la grande fréquence, chez les névrosés,
des caractéristiques sexuelles secondaires du sexe opposé. Le malade en éprouve
un sentiment subjectif d’infériorité qui le pousse à chercher une compensation
sous la forme d’une protestation virile. Le jeune garçon identifiera masculinité et
agression, féminité et passivité.-Cette protestation virile peut aboutir à l’exhibi­
tionnisme et au fétichisme. Elle peut aussi conduire le sujet à essayer de surpas­
ser son père, et secondairement à diriger ses désirs imaginaires sur sa mère. C’est
de cette façon qu’Adler explique le « thème d’Œdipe » (Oedipusmotiv).

L’œuvre d’Alfred Adler


III — La théorie de la névrose

Après sa séparation d’avec Freud, en 1911, Adler formula sa théorie de la


névrose. Cette reformulation était pour une bonne part un retour à ses idées anté­
rieures sur la pathogénie sociale et sur le rôle des infériorités organiques. Tout en
rejetant une grande partie des théories de Freud, Adler n’en maintenait pas moins
l’importance des situations de la première enfance, y ajoutant ses idées person­
nelles sur les instincts d’agressivité et sur l’hermaphrodisme psychique. La Phi-
\ losophie du Comme-Si de Vaihinger parut à point pour lui fournir un nouveau
cadre conceptuel._
ÎLe Tempérament nerveux^ Adler parut en 1912 avec, en exergue, ces mots de
Senëquë":"CTnma ex opïruone suspensa sunt (Toutes choses dépendent de l’opi­
nion), allusion à la théorie des « fictions » de Vaihinger99. Le livre se compose
d’une partie théorique et d’une partie pratique, mais cette division est suivie
moins strictement qu’elle n’est annoncée, et il n’est pas toujours facile de saisir
toute la portée de la pensée d’Adler.
( La notion fondamentale est celle d’« individualité » ; elle exprime le caractère
' à la fois unique et indivisible de l’être humain. C’est ce qu’illustre au mieux un
passage de Virchow cité dans la préface : « L’individu représente un ensemble uni­
fié dont toutes les parties coopèrent en vue d’un but commun. » Il en résulte que
chaque trait psychologique isolé présenté par l’individu reflète sa personnalité
tout entière.
' L’individu est également considéré dans sa dimension temporelle. A tout ins­
tant, chaque symptôme porte la marque du passé, du présent et de l’avenir. La vie
psychique est orientée vers l’avenir, elle est téléologique, c’est-à-dire qu’elle
tend vers un but. Ce but n’est pas fixé une fois pour toutes : il est susceptible de
modifications.

97. Alfred Adler, « Der Aggressionstrieb im Leben und in der Neurose », Fortschritte der
Medizin, XXVI (1908), p. 577-584.
98. Alfred Adler, « Der Psychische Hermaphroditismus im Leben und in der Neurose »,
Fortschritte der Medizin, XXVIII (1910), p. 486-493.
99. Alfred Adler, Über den Nervôsen Charakter : Grundziige einer vergleichenden Indivi-
dual-Psychologie und Psychothérapie, Wiesbaden, Bergmann, 1912.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 629

C’est ici qu’Adler recourt au concept de « fiction » de Vaihinger. Tout se passe


comme si l’activité humaine était soumise à une norme idéale qu’Adler appelle la
« vérité absolue » ou la « logique absolue » de la vie sociale, c’est-à-dire la
conformité parfaite aux exigences de la société et même du cosmos. Ce qui est
anormal, d’après Adler, c’est toute déviation, à un degré quelconque, de l’indi­
vidu par rapport à cette norme fictive. Les névroses ne sont que des variétés de
cette déviation.
A l’origine des névroses se trouvent, d’après Adler, les sentiments déterminés
par les infériorités organiques ; Adler se réfère ici à son ouvrage de 1907. Outre
la compensation purement physiologique, l’infériorité organique déclenche un
processus psychologique complexe d’auto-affirmation, lequel devient un facteur
permanent de développement psychique. Ainsi qu’il l’avait esquissé dans son
livre sur les infériorités organiques, ce processus psychologique implique une
observation constante et un entraînement de la fonction organique supposée infé­
rieure. Mais à ces phénomènes déjà décrits, Adler adjoint maintenant l’idée que
les sentiments d’infériorité peuvent aussi procéder de facteurs purement sociaux,
comme la rivalité entre frères et sœurs ou la position de l’enfant dans la fratrie.
Même quand existe une infériorité organique, c’est la réaction psychologique qui
devient l’élément déterminant.
Quelles que soient les formes de névrose, on retrouve partout un processus
d’entraînement commun, qui résulte d’une attention accrue du malade, portée sur
lui-même et sur ses relations avec les autres, un abaissement du seuil d’excitabi­
lité et une plus grande aptitude à prévoir certains événements. Le patient ressent
tout cela, subjectivement, comme une lutte pour affirmer sa supériorité et une
crainte de se voir surclasser. Par ailleurs, le névrosé recourt à des procédés auxi­
liaires, tels qu’une fiction à laquelle il conformera sa vie, ou une technique de vie
névrotique. A la longue, ces procédés finissent par devenir une fin en soi.
Le névrosé vit dans un monde fictif organisé autour de couples de concepts
antagonistes. Le plus important de ces couples consiste dans l’opposition entre le
sentiment d’infériorité profondément ancré dans l’individu et le sentiment exalté
de sa personnalité. Cette opposition est assimilée à celle qui existe entre les
notions de « haut » et de « bas », « masculin » et « féminin », « triomphe » et
« défaite ». L’opposition haut-bas joue un grand rôle dans les fantaisies imagi­
natives, les rêves et les façons de parler des gens normaux ; elle acquiert une
importance accrue chez le névrosé qui confond l’idée de supériorité avec celle de
hauteur, et celle d’infériorité avec celle de ce qui est bas. Il en est de même pour
les idées de triomphe et de défaite : chez le névrosé, le moindre succès ou le plus
petit revers prennent une importance démesurée. Le Tempérament nerveux traite
longuement de l’opposition masculin-féminin. Adler semble attribuer moins d’im­
portance qu’il ne l’avait fait auparavant aux symptômes biologiques de l’inter-
sexualité. La seule chose qui compte réellement, c’est l’impression subjective
persistante chez le malade. Parce que la société estime la femme inférieure à
l’homme, la protestation virile peut se développer chez l’homme aussi bien que
chez la femme. Chez la femme, la protestation virile est une réaction presque nor-
male au rôle que lui impose un monde dominé par l’homme. Chez l’homme, elle
résulte de doutes sur son rôle sexuel ou de craintes de n’être pas à la hauteur, et
elle renforce en même temps ses préjugés contre la femme. Partant de là, Adler
décrit diverses formes de névroses chez l’homme et chez la femme et, à nouveau,
630 Histoire de la découverte de l’inconscient

ses idées s’écartent nettement de ceDes de Freud : loin de voir dans la libido la
racine des névroses et des déviations sexuelles, Adler attire l’attention sur le
caractère symbolique du comportement sexuel.
A la différence de Freud, Adler insiste sur le rôle du facteur social à l’origine
de la névrose et de ses conséquences sociales défavorables. Certains névrosés,
par exemple, fuient la société en restreignant leur champ d’activité au cercle
familial. Parfois même ils donnent la prééminence à leur famille d’origine (celle
où ils sont nés) plutôt qu’à leur propre famille (celle qu’ils ont fondée).
Adler compare la progression de la névrose à l’évolution des fictions telle que
la décrivait Vaihinger. Certains savants ont présenté leurs théories sous la forme
de modèles fictifs, à la réalité desquels ils ne croyaient pas. Le modèle fictif a été
ensuite, par erreur, considéré comme une hypothèse et celle-ci s’est transformée
en dogme. Le névrosé, de même, joue avec ses fantasmes, puis il en vient à y
croire. C’est ce qu’Adler appelle la « substantiation ». La situation devient dan­
gereuse dès que la fiction ainsi substantifiée est appelée à affronter la réalité. Ce
schéma général d’évolution avec ses phases de fiction, de substantiation et de
confrontation critique à la réalité se retrouve dans toutes les formes de névroses.
Adler rejette la nosologie classique des névroses (hystérie, phobie et obsessions)
que Freud avait retenue. Il va jusqu’à inclure les déviations sexuelles dans les
névroses.
Le Tempérament nerveux ne brille ni par son style, ni par sa composition, mais
il est riche en idées neuves et en observations cliniques. Adler cite un grand
nombre d’auteurs : des médecins, des pédiatres, des psychiatres d’université
comme Kraepelin et Wemicke et, parmi les représentants d’écoles plus récentes,
Janet, Bleuler, Freud et plusieurs psychanalystes. Parmi les philosophes, il se
réfère le plus souvent à Nietzsche et à Vaihinger et, parmi les écrivains, à Goethe,
Schiller, Shakespeare, Tolstoï, Dostoïevski, Gogol et Ibsen.

L’œuvre d’Alfred Adler


IV—La psychologie individuelle

Après la Première Guerre mondiale, Adler repensa et reformula son système


psychologique. L’idée de sentiment communautaire (Gemeinschaftsgefühl),
implicitement présente dans sa théorie antérieure de la névrose, était maintenant
explicite et passait au premier plan. Adler exposa ce nouveau système en 1927
dans le plus clair et le plus systématique de ses ouvrages,l Connaissance de
.l’homme1!0. Nous voudrions esquisser ici les grandes lignes de la psychologie
individuelle d’Adler en nous fondant essentiellement sur ce livre, le complétant
à l’occasion par d’autres écrits de la même période.
La psychologie d’Adler ne se rattache ni à la psychologie universitaire tradi­
tionnelle, ni à la psychologie expérimentale, et elle diffère radicalement de la
psychanalyse de Freud. Ce serait une injustice envers Adler que de juger sa psy­
chologie selon les normes de la psychologie universitaire, expérimentale ou freu­

100. Alfred Adler, Menschenkenntnis, Leipzig, Hirzel, 1927. Trad. angl. : Understanding
Human Nature, New York, Greenberg, 1927. Trad. franç. : Connaissance de l’homme, Paris,
Petite Bibliothèque Payot, 1966.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 631

dienne. Le terme Menschenkenntnis définit bien la spécificité de sa psychologie


individuelle. Ce type de psychologie pragmatique, parfois appelé psychologie
concrète, ne prétend pas atteindre le fond des choses, mais simplement fournir
des principes et des méthodes susceptibles de nous procurer une connaissance
pratique de nous-mêmes et des autres. Telle était aussi l’intention de Kant dans
son Anthropologie10'. Notons, en passant, que dans la préface à cet ouvrage, Kant
utilise deux fois les mots Kenntnis des Menschen (connaissance de l’homme) et
une fois le terme Menschenkenntnis dont Adler devait faire presque un synonyme
de psychologie individuelle. Henri Lefebvre a montré qu’on pouvait également
déduire du marxisme un système de connaissance pratique de l’homme dans sa
nature générale comme dans sa vie quotidienne101 102. Il serait encore plus facile de
tirer un autre système de psychologie pragmatique des œuvres de Nietzsche103.
La « connaissance de l’homme » d’Adler est cependant beaucoup plus systé­
matique et plus vaste que celle de Kant, de Marx ou de Nietzsche. Le point de
départ du système d’Adler pourrait s’exprimer ainsi : « Dans la vie mentale, tout
se passe comme si... certains axiomes fondamentaux étaient vrais. » Quels sont
ces axiomes ?
Tout d’abord le principe de l’unité : un être humain est un et indivisible aussi
bien dans les relations entre le corps et l’esprit que dans les diverses activités et
fonctions mentales. La psychologie individuelle d’Adler diffère ainsi profondé­
ment de la psychanalyse de Freud qui insiste sur l’ambivalence fondamentale de
l’esprit humain et sur les conflits entre le conscient et l’inconscient, le moi, le ça
et le surmoi.
En second lieu, le principe du dynamisme : tout ce qui vit se meut. Mais tandis
que Freud insiste davantage sur la cause, Adler met l’accent sur le but et l’inten­
tionnalité des processus psychiques (ce qu’il appelle Zielstrebigkeit, le fait de
« tendre vers un but »). « Aucun homme ne peut penser, sentir, vouloir, ou même
rêver, sans que tout cela soit déterminé, conditionné, imité, dirigé par un but
placé devant lui. » Une telle intentionnalité implique nécessairement le libre-
arbitre. L’homme est libre dans le sens qu’il peut choisir un but ou en changer,
mais, dès qu’il a fait un choix, il est déterminé : il doit obéir à la loi qu’il s’est
imposée à lui-même.
Alexander Neuer considère comme fondamentale, dans la psychologie indi­
viduelle, l’idée que l’homme se trouve constamment dans des situations d’infé­
riorité et qu’il dépend de lui qu’il les surmonte ou non104. Pour surmonter ces
situations, la clairvoyance ne suffit pas : il faut agir et cette action requiert du
courage (comme dans l’anecdote de l’enfant qui était nul en mathématiques jus­
qu’au jour où, étant le seul élève de sa classe à voir la solution d’un problème, il
eut le courage d’aller au tableau noir et de l’exposer). Ainsi un acte de courage
permettra à un homme de changer de « style de vie » s’il donne un autre but à sa

101. Immanuel Kant, Anthropologie in Pragmatischer Hinsicht (1798), in Kants Werke,


Berlin, Georg Reimer, 1791, VII, p. 117-333.
102. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Introduction, Paris, Bernard Grasset,
1947.
103. C’est ce qu’a montré notamment Ludwig Klages, Die psychologischen Errungen-
schaften Nietzsches, Leipzig, A. Barthes, 1926. Voir chap. V, p. 230-236.
104. Alexander Neuer, Mut und Entmutigung. Die Prinzipen der Psychologie Alfred
Adlers, Munich, Bergmann, 1926, p. 12.
632 Histoire de la découverte de l’inconscient

vie. Selon Neuer, Adler appelle courage (A/»r) cette forme d’énergie psychique
supérieure, le fameux thymos où les anciens Grecs voyaient l’essence même de
l’âme. Donner du thymos à un enfant devrait être le souci premier de l’éducateur,
mais aussi du psychothérapeute, que son malade soit un enfant ou un adulte.
Troisième axiome, le principe de l’influence cosmique : l’individu ne saurait
se concevoir isolé du cosmos dont il subit les influences sous des formes mul­
tiples. Mais, outre ces influences universelles, chaque individu a sa propre façon
de percevoir le cosmos. Le sentiment communautaire (Gemeinschaftsgefühl) est
un reflet de cette interdépendance générale du cosmos qui vit en nous, auquel
nous ne pouvons pas nous arracher totalement et qui nous rend capables de res­
sentir ce que sentent les autres êtres. Le sentiment communautaire consiste avant
tout dans l’acceptation spontanée de vivre conformément aux exigences natu­
relles et légitimes de la communauté humaine.
Il n’est peut-être pas superflu d’écarter quelques interprétations erronées. Le
sentiment communautaire ne se réduit pas à la simple aptitude à nous mêler aux
autres, et il est bien plus que la fidélité à l’égard d’un groupe ou d’une cause. Il
ne faudrait pas le confondre non plus avec l’abdication de la personnalité indi­
viduelle entre les mains d’une collectivité. La notion adlérienne de communauté
inclut la structure des liens familiaux et sociaux, des activités créatrices (c’est la
communauté qui crée la logique, la langue, les proverbes et le folklore), ainsi
qu’une fonction éthique (la justice est une émanation de la communauté). Ainsi
le sentiment communautaire est la perception par l’individu des principes qui
régissent les relations des hommes entre eux.
Le sentiment communautaire est plus ou moins développé selon les individus :
parfois il se limite à la famille ou au groupe dont l’individu est issu, mais il peut
aussi s’étendre à la nation, à l’humanité dans son ensemble, et, par-delà l’huma­
nité, aux animaux, aux plantes, aux êtres inanimés et à l’univers entier.
Quatrièmement, le principe de la structuration spontanée des parties à l’inté­
rieur d’un tout : toutes les composantes de l’esprit s’organisent spontanément et
s’équilibrent en fonction du but que l’individu se fixe à lui-même. Les sensations,
les perceptions, les images, les souvenirs, les fantasmes, les rêves convergent
tous vers la ligne directrice de l’individu. De même, quand nous considérons l’hu­
manité comme un tout, nous retrouvons cette structuration spontanée sous la
forme de la division du travail. Pour l’individu comme pour l’humanité, cette
structuration spontanée est une manifestation du principe de l’adaptation à notre
loi propre.
Cinquième axiome fondamental : le principe de l’action et de la réaction entre
l’individu et son milieu. Il faut, d’abord, que l’individu s’adapte et se réadapte
sans cesse à son milieu. Quand il se trouve dans une position d’infériorité, il
cherche spontanément à surmonter celle-ci, directement ou indirectement. La
chose est vraie pour l’individu comme pour l’espèce. A l’instar de Marx, Adler
considère l’aptitude à modifier son milieu comme la marque distinctive de l’es­
pèce humaine. Mais, comme dans la mécanique des fluides, toute action entraîne
une réaction, et ceci est particulièrement vrai pour l’individu à l’intérieur de son
groupe social. « Nul ne peut se dresser au sein de la communauté et étendre son
pouvoir sur les autres, sans que s’éveillent immédiatement des forces qui ten­
dront à enrayer son expansion. »
Alfred Adler et la psychologie individuelle 633

En conséquence, la psychologie d’Adler est essentiellement une dynamique


des relations interpersonnelles. Adler ne voit jamais l’individu à l’état isolé et
statique ; il l’envisage toujours dans la perspective de ses actions et des réactions
de son entourage.
Le sixième axiome est ce qu’Adler appelle la « loi de la vérité absolue ». Il
s’agit d’une norme fictive destinée à régir la conduite de l’individu en assurant un
équilibre optimal entre les exigences de la communauté et celles de l’individu, en
d’autres termes entre le sentiment communautaire et la légitime affirmation de
soi. L’individu qui conforme sa conduite à cet idéal est dans la « vérité’absolue »,
c’est-à-dire qu’il se conforme à la logique de la vie en société, qu’il accepte, pour
ainsi dire, la règle du jeu. Les contrariétés, les échecs, les névroses, les psy­
choses, les perversions, la criminalité constituent des degrés croissants de dévia­
tion par rapport à cette règle fondamentale.
De ces prémisses, il est possible de déduire une dialectique rendant compte des
relations entre l’humanité et la nature, entre les divers groupes sociaux à l’inté­
rieur de l’humanité, entre l’individu et la communauté générale ou les petits
groupes auxquels il appartient, et enfin des relations entre individus isolés.
Les relations entre l’espèce humaine et la nature sont mentionnées par Adler
en passant. Parce que l’homme est le plus faible des animaux supérieurs, il s’est
constitué un organe psychique doué de la faculté de prévoyance, et il a inventé la
division du travail. Il est ainsi en état de surcompenser son infériorité naturelle et
de conquérir la nature. Adler aurait pu aborder le problème des ravages causés
par l’homme dans la nature et de leurs répercussions désastreuses sur l’humanité,
mais il n’a pas développé sa dialectique dans cette direction.
La dialectique des relations entre groupes sociaux avait été longuement déve­
loppée par Marx et Engels dans leur théorie de la lutte des classes. Adler aurait
aisément pu développer ce point, mais, pour une raison ou une autre, il semble
avoir évité de s’engager dans cette voie. Il fait toutefois remarquer que l’envie est
une conséquence naturelle de l’inégalité sociale, s’opposant ainsi à l’envie patho­
logique qui a sa source dans les instincts d’agressivité. Il est cependant un point,
commun à la sociologie et à la biologie, auquel Adler accorde une grande atten­
tion : les rôles respectifs de l’homme et de la femme. La différenciation physio­
logique ne suffit pas à expliquer la différence de leurs rôles psychologiques et
sociologiques. Toutes nos institutions publiques et privées reposent sur le pré­
jugé de la supériorité du mâle. A la suite de Bachofen et de Bebel, Adler suppose
que cette attitude de supériorité de l’homme à l’égard de la femme a ses origines
historiques dans une réaction contre une période antérieure de matriarcat. Cette
attitude est perpétuée et renforcée, chez le garçon comme chez la fille, par l’édu­
cation et par des suggestions subtiles, souvent inconscientes. C’est une des
causes principales des névroses et du phénomène de la protestation virile qu’Ad­
ler avait si minutieusement décrit dans Le Tempérament nerveux.
Adler a traité de la dialectique des relations entre groupes humains dans
d’autres publications. Rappelons qu’en 1918 et 1919 il chercha à élucider le phé­
nomène de la guerre, et l’expliqua par l’attitude criminellement irréfléchie des
hommes au pouvoir et par l’impuissance du peuple lorsque celui-ci s’est aperçu
qu’il avait été trompé105. La guerre peut être considérée comme une forme de

105. Voir chap. vm, p. 608-609.


634 Histoire de la découverte de l’inconscient

psychose collective suscitée par quelques hommes avides de pouvoir et soucieux


de leurs intérêts égoïstes106. Adler, cependant, ne considérait pas la lutte pour le
pouvoir personnel comme un instinct primaire de l’homme, mais comme le résul­
tat d’un idéal erroné auquel l’individu pouvait substituer le sentiment communau­
taire, d’où le rôle fondamental de l’éducation dans la prévention de la guerre107.
Le dialectique des relations entre l’individu et la communauté occupe une
large place dans le livre d’Adler Connaissance de l’homme et dans ses autres
écrits. L’équilibre entre le sentiment communautaire et la tendance à l’affirma­
tion de soi peut être perturbé très tôt. Comment Adler explique-t-il l’origine de ce
déséquilibre ? n la voit dans le sentiment d’infériorité qui peut marquer l’enfant
dès le plus jeune âge.
Une remarque d’ordre linguistique s’impose ici. L’expression « sentiment d’in­
fériorité », telle que l’emploie Adler, a en fait deux significations différentes.
L’une désigne la taille d’un enfant comparée à celle d’un adulte, ou encore l’in­
fériorité physique résultant d’une maladie. Mais les disciples d’Adler l’entendent
généralement comme un jugement de valeur, lequel est implicite dans le mot
allemand Minderwertigkeitsgefühl qui contient les radicaux minder (moindre) et
Wert (valeur). Il s’agit donc d’un jugement de « moindre valeur » prononcé par
un individu sur lui-même. Haberlin a attiré l’attention sur ce point d’interpréta­
tion sémantique108. C’est Alexander Neuer qui, en 1926, distingua les « positions
d’infériorité », qui sont nombreuses et diverses, et les « sentiments d’infério­
rité », qui résultent des « positions d’infériorité » quand l’individu ne les sur­
monte pas avec courage109. Brachfeld a, lui aussi, traité ce point en détail110. Plus
tard, Adler lui-même devait faire la différence entre le « sentiment » d’infériorité
naturel et lé « complexe » d’infériorité, qui est d’origine subjective111.

Adler distingue plusieurs causes aux sentiments d’infériorité. Les unes résul­
tent des infériorités organiques, telles qu’il les avait décrites dans sa monogra­
phie de 1907, mais Adler insiste désormais sur l’importance de la réaction de l’in­
dividu à cette infériorité plutôt que sur l’infériorité elle-même. Les erreurs
d’éducation sont une autre cause fréquente : exigences excessives imposées à F en­
fant, trop grande insistance sur sa faiblesse, tendance à en faire un jouet de notre
humeur, lui laisser entendre qu’il est un fardeau, le ridiculiser, lui mentir. Il existe
encore des causes sociales : ainsi l’infériorité économique et sociale des enfants
des classes pauvres.
Quelle qu’en soit la cause, un sentiment d’infériorité peut se développer selon
deux lignes différentes que l’on peut déjà reconnaître chez le jeune enfant. L’une
et l’autre tendent vers un but de supériorité, mais elles suivent une voie différente
pour l’atteindre.

106. Alfred Adler, « Zur Massenpsychologie », Internationale Zeitschrift fur Individual-


psychologie, XII (1934), p. 133-141.
107. Alfred Adler, « Psychologie der Macht », in Franz Kobler, Gewalt und Gewaltlôsig-
keit, Handbuch des aktiven Pazifismus, Zurich, Rotapfel-Verlag, 1928, p. 41-46.
108. Paul Haberlin, Minderwertigkeitsgefuhle, Zurich, Schweizer Spiegel Verlag, 1936.
109. Alexander Neuer, Mut und Entmutigung, op. cit., p. 13-14.
110. F. Oliver Brachfeld, Les Sentiments d'infériorité, Genève, Mont-Blanc, 1945.
111. Alfred Adler, « Der Komplexzwang als Teil der Persônlichkeit und Neurose », Inter­
nationale Zeitschriftfur Individualpsychologie, XIII (1935), p. 1-6.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 635

Dans le premier cas, l’individu cherche directement à affirmer sa supériorité


sur les autres. Sa ligne directrice vise ce but, avec toutes ses fonctions psycholo­
giques et son caractère. Il fera preuve d’ambition, d’arrogance, de jalousie et de
haine. La volonté de puissance de Nieztsche est une manifestation parmi d’autres
de ce complexe de supériorité et, ainsi que Nietzsche lui-même l’a montré, ces
sentiments agressifs peuvent se cacher sous de multiples masques.
Dans le second cas, l’individu cherchera à atteindre son but de supériorité en
recourant à des moyens indirects : il se retranchera derrière des barricades telles
que la faiblesse, la timidité, l’anxiété, ou encore il réduira le cercle de ses rela­
tions familiales et sociales, ce qui lui permettra d’exercer sa tyrannie et sa domi­
nation sur un groupe restreint. Là encore, les types de comportement peuvent être
extrêmement variés.
Adler estimait qu’en règle générale un individu choisit d’abord la première
ligne, la ligne directe, pour ne se rabattre sur la seconde qu’en cas d’échec. Ce
passage peut s’effectuer plus ou moins tôt, souvent dès la petite enfance. Dans
tous les cas, cependant, l’écart entre le but de supériorité et la capacité de l’at­
teindre conduira l’individu à l’échec. Il peut longtemps détourner l’échec en
recourant à l’artifice de la « distance »112. Le sujet battra subitement en retraite au
moment où il devrait se rapprocher de son but, ou bien il s’arrêtera net juste avant
de l’avoir atteint, ou bien il adoptera une attitude hésitante, ou encore il élèvera
habilement des obstacles artificiels qui empêcheront la réussite. Chaque fois que
ce recours ingénieux à la « distance » ne suffit pas, le sujet devra confronter son
rêve à la dure réalité, et, pour éviter la catastrophe, il recourra à ce qu’Adler
appelle (en français) Y arrangement. Ce pourra être une dépression, une angoisse,
une phobie, une amnésie ou toute autre forme de névrose ; parfois Varrangement
prendra la forme d’une maladie physique ou d’une psychose. Varrangement a
pour but de dissimuler aux yeux des autres comme à ceux du sujet l’échec immi­
nent de ses ambitions irréalisables.
A la lumière de ces conceptions, les divers types de névroses, les dépressions,
les perversions, les toxicomanies, la criminalité et même les psychoses ne sont
que diverses formes de perturbation des relations entre l’individu et la
communauté.
Les relations mutuelles des individus à l’intérieur d’un petit groupe intéres­
sent également la psychologie individuelle, qu’il s’agisse de groupes naturels ou
artificiels. Le professeur Biâsch, à Zurich, appliquait couramment les principes
adlériens dans le domaine de la psychologie de l’industrie et des entreprises.
Adler lui-même s’est intéressé surtout à la psychologie dans le cadre du groupe
familial.
Dans la vie d’un enfant, l’influence la plus puissante est celle de sa mère. C’est
elle qui lui communique (ou du moins qui devrait lui communiquer) le sentiment
communautaire. Le rôle du père est de lui enseigner la confiance en soi et le cou­
rage. Dans la situation œdipienne, dont Freud fait une étape normale et univer­
selle de la vie humaine, Adler ne voit que l’effet d’une éducation fautive chez un
enfant gâté. Les relations avec les parents ne se réduisent pas à l’amour et à la
haine, tels que les décrit Freud, mais chacun des parents peut jouer le rôle de

112. Alfred Adler, « Das Problem der Distanz. Über einen Grundcharakter der Neurose und
Psychose », Zeitschriftfiir Individual-Psychologie, 1 (1914), p. 8-16.
636 Histoire de la découverte de l’inconscient

Gegenspieler (l’« adversaire.de jeu », le partenaire contre qui l’enfant peut mesu­
rer sa force). Ce rôle peut aussi être joué par l’un des frères ou sœurs, en parti­
culier par l’aîné.
D’après Adler, chacun des enfants d’une famille naît et sé développe dans une
« perspective » qui dépend de sa position par rapport à ses frères et sœurs. Dès le
départ, l’aîné jouit d’une position plus favorable que celle de ses frères et sœurs
plus jeunes. On lui fait sentir qu’il est le plus fort, le plus sage, le plus chargé de
responsabilités. Aussi fait-il grand cas de l’autorité et de la tradition et devient-il
facilement conservateur. Le plus jeune, au contraire, risque toujours de resterl’en-
fant gâté et peureux de la famille. Tandis que l’aîné choisira volontiers la profes­
sion du père, le dernier-né deviendra souvent artiste ou alors, par l’effet d’une
surcompensation, il déploiera une ambition démesurée et s’efforcera de devenir
le sauveur de toute la famille. Le second enfant est soumis à une pression
constante de deux côtés ; il cherche à surpasser l’aîné et craint de se laisser dépas­
ser par celui qui vient après lui. Quant à l’enfant unique, il est encore plus exposé
à être choyé et gâté que le plus jeune. Les soucis de ses parents à propos de sa
santé peuvent susciter chez lui l’anxiété et la peur. Ces schémas sont sujets à des
modifications qui dépendent de la différence d’âge entre les enfants et de la pro­
portion de garçons et de filles, ainsi que de leurs positions d’âge respectives dans
la famille. Si le frère aîné est suivi de près par une sœur, le jour viendra où il
craindra de se voir dépassé par la fille qui mûrira plus vite que lui. Parmi les
autres situations possibles, relevons celle de l’unique fille dans une famille de
garçons et celle de l’unique garçon parmi des filles (situation particulièrement
défavorable, au dire d’Adler).
Adler traite aussi des relations entre deux individus. L’une d’elles est l’obéis­
sance normale guidée par le sentiment communautaire. Une autre est la déso­
béissance due à un manque de sentiment communautaire ou encore à la volonté
de puissance. Il y a aussi l’obéissance aveugle, qui est particulièrement dange­
reuse dans les groupes de délinquants. Adler voit dans l’hypnose une forme spé­
ciale de relation entre deux individus, « aussi dégradante pour l’hypnotisé que
pour l’hypnotiseur ». La suggestion, d’après Adler, est une façon de réagir à cer­
taines stimulations de l’extérieur ; certains individus sont portés à surestimer
l’opinion des autres et à sous-estimer la leur, tandis que d’autres sont enclins à
croire qu’ils ont toujours raison et à rejeter indistinctement les opinions des
autres. Quant à la relation immédiate qui s’établit spontanément entre deux indi­
vidus qui se rencontrent pour la première fois, Adler ne l’a jamais décrite claire­
ment, mais elle est implicite dans ses écrits.
Un des grands obstacles qui surgissent dans les relations entre êtres humains
est le manque de compréhension. La plupart des hommes se montrent fort peu
perspicaces, tant sur eux-mêmes que sur les autres. Pis encore, l’expérience ne
leur est d’aucun secours car ils l’interprètent à la lumière de leur perspective déjà
faussée. Ils n’ont d’ailleurs aucune envie d’être éclairés sur eux-mêmes. Néan­
moins, Adler était convaincu que si la connaissance de l’homme était plus répan­
due, les relations sociales en seraient grandement facilitées, car les hommes ne
pourraient se tromper les uns les autres aussi facilement. D’où la nécessité d’une
technique permettant un diagnostic psychologique pratique.
La technique d’Adler part du principe que la plupart des individus s’efforcent
d’atteindre un but caché dont ils n’ont pas conscience. La connaissance de ce but
Alfred Adler et la psychologie individuelle 637

nous fournirait une clé permettant de comprendre la personnalité d’un homme et,
à l’inverse, on pourrait déduire la nature de ce but d’une étude critique du
comportement d’un individu. Parce que ce but caché détermine à la fois la ligne
directrice et la perspective (ou la conception du monde) de l’individu, nous dis­
posons d’un certain nombre d’indices nous orientant vers le but secret. Le psy­
chologue individuel procédera un peu comme l’astronome qui se propose de tra­
cer la trajectoire d’une nouvelle étoile. Il détermine un certain nombre de
positions successives à partir desquelles il reconstruira la ligne et la direction sui­
vies par l’étoile. Ainsi le psychologue adlérien partira de deux points aussi
éloignés l’un de l’autre que possible : l’un pourra être un souvenir d’enfance,
l’autre un événement récent éclairant le comportement social de l’individu. Le
psychologue tiendra compte aussi, évidemment, de points intermédiaires : plus
ces points seront nombreux, plus la reconstruction de la ligne sera exacte. Parmi
les données ainsi utilisées par le psychologue figurent les premiers souvenirs, les
jeux spontanés de l’enfant, les projets de vie successifs de l’enfant et de l’adoles­
cent, ainsi que ses rêves.
Adler attribue aux premiers souvenirs une grande valeur diagnostique, qu’ils
se rapportent à des événements réels ou non. Ils sont le reflet du « projet de vie »
et du « style de vie » de l’individu, à condition de tenir compte de leurs rapports
avec d’autres indices psychologiques.
Adler pense que les rêves révèlent quelque chose du style de vie de l’individu,
en particulier les aspects de sa personnalité qu’il cherche à dissimuler aux yeux
d’autrui (parce que la censure de la contrainte sociale est temporairement levée).
Ils ont aussi une fonction prospective : ils expriment une tentative de solution aux
problèmes actuels du rêveur, ou plutôt une fuite de la véritable solution ration­
nelle, et représentent ainsi une illusion volontaire113.
Cette enquête sur les attitudes présentes, les premiers souvenirs, les activités
infantiles, les projets d’avenir de l’adolescent et les rêves dévoile en même temps
la « perspective » de l’individu, c’est-à-dire sa perception individuelle et sélec­
tive du monde, et son « style de vie ». Chaque individu a sa tactique particulière
pour atteindre son but et c’est elle qu’Adler appelle le « style de vie » (Lebens-
stil). L’un utilisera l’arrogance, l’autre une feinte modestie7Tüï”irôîsième cher­
chera à susciter la pitié et ainsi de suite, mais la plupart du temps on aura affaire
à un système complexe d’artifices. Pour diagnostiquer le « style de vie » d’un
individu, ses actes et son comportement sont bien plus révélateurs que ses
paroles. Il est'doncpossible de diagnostiquer aisément et rapidement le but secret
poursuivi par ceux avec qui nous sommes en relation et nous rendre compte de la
façon dont ils cherchent à nous influencer. Nous pouvons ainsi les voir à travers
leurs masques et déjouer leurs attaques. Chez les enfants, il est facile de décou­
vrir le secret des difficultés de caractère et des obstacles qui entravent
l’éducation.
Pour faire le bilan complet d’un caractère, il faut encore prendre en considé­
ration d’autres données. La vision du monde d’un individu sera différente suivant
qu’il appartient au type visuel, auditif ou moteur. Ce dernier, par exemple, a
besoin de plus de mouvement. Adler en viendra plus tard à attacher une grande

113. Alfred Adler, « On the Interprétation of Dreams », International Journal ofIndividual


Psychology, II, n” 1 (1936), p. 3-16.
638 Histoire de la découverte de l’inconscient

importance au degré d’énergie mentale et physique de l’individu, indépendam­


ment de son courage. Nous voyons ainsi que, pour établir l’inventaire complet de
la personnalité d’un homme, il est nécessaire de mettre au jour ses insuffisances
organiques, ses premières relations interpersonnelles et sa situation dans sa
famille, de déterminer s’il est de type sensoriel ou moteur, d’évaluer son énergie
naturelle physique et mentale, de découvrir ses options électives et de mesurer
son courage.
C’est à la lumière de toutes ces conceptions qu’Adler se représente le cours et
le développement de la vie humaine. L’individualité de l’homme se révèle très
tôt. D’après Adler, il est déjà possible d’évaluer le degré de sentiment commu­
nautaire d’un enfant de quelques mois, et au cours de la seconde année on peut le
déterminer par la manière dont il s’exprime verbalement. A mesure que l’enfant
se développe, sa façon de jouer devient caractéristique. Adler reconnaît, avec
Groos, que le jeu est une préparation spontanée de l’enfant à son avenir, mais
ajoute qu’il est aussi une expression de son activité créatrice, de son sentiment
communautaire et de sa volonté de puissance. La première enfance est aussi la
période où l’homme apprend de son entourage, par des voies nombreuses et sub­
tiles, quelles sont les opinions communément reçues sur les rôles respectifs de
l’homme et de la femme dans la société, et c’est aussi l’époque où il découvre son
identité. Adler attache une grande importance aux désirs que l’enfant exprime
successivement quant à sa profession future, et il pense que l’absence de toute
ambition de ce genre peut être le signe d’un grave trouble sous-jacent. L’âge
adulte est celui où l’individu doit s’acquitter des trois grandes tâches vitales, à
savoir : l’amour et la famille, la profession, les relations avec la communauté. La
façon dont un individu s’acquitte de ces trois tâches vitales donne la mesure de
son adaptation à la communauté. Les problèmes nouveaux qui surgiront ultérieu­
rement lors du vieillissement doivent également être considérés dans une pers­
pective semblable.
Connaissance de l’homme contient aussi une typologie, ainsi qu’un chapitre
que les anciens auraient nommé « traité des passions ». Tout en insistant sur le
caractère unique de chaque être humain, Adler propose une typologie empirique
reposant sur la distinction entre les traits de nature agressive et ceux de nature
non agressive. Parmi les agressifs, Adler classe non seulement ceux qui manifes­
tent des traits directs d’agressivité, mais aussi ceux dont l’agressivité est dégui­
sée. Cette caractérologie se relie étroitement à la description qu’Adler donne des
passions : il distingue celles qui séparent les hommes et celles qui les unissent.
Adler a développé ses idées sur les psychoses, les déviations sexuelles et la cri­
minalité dans divers autres écrits de la même période.
Sa théorie de la mélancolie a été publiée en 1920114. Pour Adler, l’épisode
dépressif n’est qu’une expression exacerbée de la façon caractéristique dont le
patient se tire d’affaire dans les situations qu’il doit affronter dans sa vie. Le
malade déprimé, dit Adler, est quelqu’un qui a toujours été affligé d’un sentiment
d’infériorité profondément ancré en lui. Mais ce qu’il y a de plus caractéristique
en lui est sa façon personnelle de faire face à ce sentiment d’infériorité. Depuis sa

114. Alfred Adler, Praxis und Théorie der Individualpsychologie, Vienne, Bergmann,
1920, p. 171-182. Trad. franç. : Pratique et théorie de la psychologie individuelle comparée,
Paris, Payot, 1961.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 639

plus tendre enfance, le sujet a manqué d’énergie et d’activité, a fui les difficultés,
les décisions et les responsabilités. Il se montre méfiant et critique à l’égard des
autres. Le monde lui paraît fondamentalement hostile, la vie une entreprise extra­
ordinairement difficile, ses compagnons de vie lui semblent froids et peu enga­
geants. Par ailleurs, il a toujours secrètement nourri l’idée de sa propre supério­
rité et le désir d’obtenir la plus grande somme possible d’avantages de la part des
autres. Pour atteindre ce but secret, il adopte une tactique bien définie : se faire
aussi petit et effacé que possible, limiter ses relations à un petit groupe de per­
sonnes qu’il peut dominer, en recourant surtout aux plaintes, aux larmes et à la
tristesse. La mélancolie surgit toujours sous l’effet d’une crise vitale, d’une situa­
tion où des difficultés accrues exigent que le sujet prenne une décision catégo­
rique, ou encore parce que l’entourage du malade se montre plus critique envers
lui et échappe à sa domination, ou encore, peut-être, parce qu’il commence à se
montrer plus critique envers lui-même. C’est à ce moment que débute la mélan­
colie et que s’établit un cercle vicieux : les insomnies, l’alimentation insuffisante
et d’autres facteurs de ce type altèrent l’équilibre physiologique du malade et
contribuent ainsi à renforcer sa fiction. L’issue de la maladie est fonction, dit
Adler, du succès ou de l’échec de la tactique du patient. Dans le premier cas, la
maladie régresse dès que le patient a atteint son but secret. Mais si la tactique
échoue, le sujet recourra à son ultima ratio, le suicide, lequel est à la fois la seule
façon honorable de sortir d’une situation désespérée et un acte de vengeance
contre l’entourage.
La paranoïa, d’après Adler, constitue le développement d’une autre manière
caractéristique, remontant elle aussi à la première enfance, de se tirer d’affaire
face aux difficultés de la vie115. Quand un individu a fait montre d’un manque de
sentiment communautaire dès l’enfance, quand il a toujours été insatisfait de la
vie, critique et hostile à l’égard des autres, il s’assigne un but secret très ambi­
tieux et s’efforce de l’atteindre en recourant à des actes de caractère belliqueux.
Pendant quelque temps, le sujet peut avancer dans cette direction, mais survient
un moment où il est obligé de s’arrêter à quelque distance du but qu’il s’est pro­
posé. Pour se justifier devant lui-même et devant les autres, il recourt alors à deux
stratagèmes : il érige des obstacles fictifs, de façon à épuiser son énergie en lut­
tant pour les surmonter, et il déplace la bataille dans un autre champ qu’il s’est
choisi.
La schizophrénie, selon Adler, affecte les individus qui ont manifesté de très
bonne heure une peur de vivre. La maladie se déclare au moment où le sujet doit
affronter ses grandes tâches vitales. La maladie elle-même est l’expression du
découragement le plus extrême.
Quant à l’alcoolisme, Adler et ses disciples lui attribuent une pluralité de
causes possibles. Les infériorités organiques peuvent jouer un rôle116. L’inges­
tion d’alcool peut être une façon d’apaiser des sentiments d’infériorité, une mani­
festation de protestation virile, ou une façon de renforcer une attitude hostile à
l’égard des autres. L’ivresse est une façon de s’exclure soi-même de la commu­

115. Adler présente dans le même article sa théorie de la paranoïa et celle de la mélancolie.
Voir aussi Georges Verdeaux, La Paranoïa de compensation, Paris, Le François, 1943.
116. Vera Strasser-Eppelbaum, Zur Psychologie des Alkoholismus. Ergebnisse experimen-
teller und individualpsychologischer Untersuchungen, Munich, Reinhardt, 1914.
640 Histoire de la découverte de l'inconscient

nauté. L’alcoolisme est un procédé pour échapper aux responsabilités et aux


grandes tâches vitales117.
D’une façon générale, Adler considère que les perversions sexuelles expri­
ment l’accroissement de la distance psychologique qui sépare l’homme et la
femme, ainsi qu’une rébellion du sujet contre son rôle sexuel normal, et une atti­
tude dévalorisante et hostile à l’égard d’un partenaire sexuel118.
Adler a consacré à l’homosexualité une étude de 75 pages en 1917119, et une
monographie plus développée en 1930120. Adler rejette la théorie qui attribue l’ho­
mosexualité à une constitution physique particulière. H reconnaît que certains
homosexuels peuvent présenter quelques caractères sexuels secondaires de
l’autre sexe, mais il en est de même pour nombre d’individus parfaitement nor­
maux. Il n’y a pas de déterminisme biologique, et tout dépend de la façon subjec­
tive dont l’individu éprouve son identité sexuelle et de l’usage qu’il en fait. Le
point de départ de l’homosexualité est essentiellement la crainte éprouvée devant
les personnes du sexe opposé et l’hostilité à leur égard, mais aussi le fait que la
distance psychologique est moindre avec les personnes du même sexe. L’enfant
qui n’a pas été suffisamment préparé à assumer son rôle social évite les personnes
de l’autre sexe, et compense cette fuite en renforçant d’autant ses relations avec
des personnes du même sexe. Dès lors, chaque fois qu’il est obligé de faire face
à des situations où il a affaire à des personnes du sexe opposé, il réagit par le
découragement et la fuite. Dans sa seconde monographie sur l’homosexualité,
Adler met en lumière le rôle de l’entraînement : se pervertir est généralement un
processus peu facile, mais un homosexuel, en s’illusionnant volontairement, par­
vient à se persuader qu’aussi loin qu’il puisse remonter dans ses souvenirs il s’est
toujours senti attiré par les enfants du même sexe.
Parmi les grands pionniers de la psychiatrie dynamique, Janet et Adler ont été
les seuls à avoir eu une expérience clinique des criminels, et Adler a été le seul à
écrire sur ce sujet en se fondant sur son expérience personnelle121. A l’origine de
la criminalité, comme de la névrose, de la psychose et des déviations sexuelles,
Adler constate un manque de sentiment communautaire. Mais le criminel se dis­
tingue en ce qu’il ne se contente pas de réclamer l’aide des autres et d’être un far­
deau pour eux, il agit comme si le monde entier était dressé contre lui. On recon­
naît l’enfant délinquant à sa façon particulière d’arriver à ses fins au détriment
des autres. Adler distingue trois types de criminels : d’abord ceux qui ont été des
enfants gâtés, habitués à toujours recevoir sans jamais donner et qui persistent
dans ce type de conduite ; ensuite les enfants moralement abandonnés qui ont fait

117. P. Nussbaum, « Alkoholismus als individualpsychologisches Problem », in Stavros


Zurukzoglu, Die Alkoholfrage in der Schweiz, Bâle, B. Schwabe, 1935, p. 603-618.
118. Adler a exposé ses conceptions sur la vie sexuelle normale et anormale dans plusieurs
articles d’une encyclopédie médic-’e : A. Bethe éd., Handbuch der normalen undpathologi-
schen Physiologie, XIV, n° 1, Berlin, Springer-Verlag, 1926.
119. Alfred Adler, Das Problem der Homosexualitat, Munich, Reinhardt, 1917. Trad.
franç. : « Le problème de l’homosexualité », publié à la suite de La Compensation psychique
de l’état d’infériorité des organes, op. cit.
120. Alfred Adler, Das Problem der Homosexualitat, Erotisches Training und Erotischer
Rückzug, Leipzig, S. Hirzel Verlag, 1930.
121. Alfred Adler, « The Individual Criminal and His Cure », National Committee on Pri­
sons and Prison Labour, New York, Annual Meeting, 1930. Voir aussi Phyllis Bottome,
Alfred Adler, Apostle ofFreedom, op. cit., p. 228-235.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 641

l’expérience d’un monde hostile ; enfin, un groupe plus restreint qui comprend
des enfants affligés de difformités. Mais quelle qu’ait été leur situation originelle,
les criminels sont tous animés de la même soif de supériorité. Pour Adler, le cri­
minel est essentiellement et toujours un lâche. Il ne s’engage jamais dans une
lutte loyale : il ne commet ses crimes que quand il se sent en position de force (il
volera une victime inattentive ou sans défense, il tuera si sa victime est incapable
de se défendre, etc.). Son sentiment de supériorité se trouve renforcé par le fait
qu’avant de se faire prendre, il a généralement commis plusieurs délits sans être
découvert. Une intelligence médiocre et un manque de préparation profession­
nelle favorisent également la criminalité. Au dire de Phyllis Bottome, Adler esti­
mait que les cambrioleurs étaient plus faciles à guérir que les autres criminels
parce qu’ils sont en moyenne plus intelligents et parce que leur « savoir-faire »
leur permettra plus facilement de trouver un travail honorable et de s’y adapter.
A la différence de Freud, Adler ne s’est guère étendu sur les domaines de l’art,
de la littérature, de l’ethnologie et de l’histoire de la culture. Un article écrit occa­
sionnellement pour le quotidien social-démocrate de Vienne montre comment la
psychologie individuelle pourrait être utilisée pour interpréter un événement his­
torique, en l’occurrence la Révolution française de 1789.

Le rapide développement économique de la France, marqué par l’urbanisation,


la poussée d’un prolétariat industriel, l’exploitation des paysans, avait jeté le
pays dans le chaos. Les hommes les plus capables, exclus de la plupart des fonc­
tions publiques, étaient exaspérés. Voltaire et Rousseau avaient exprimé les sen­
timents des masses et les avaient aidées à créer une « ligne révolutionnaire ».
Une situation critique survint au moment où les premières tentatives de réforme
furent contrecarrées par le gouvernement. Cette résistance souleva la marée révo­
lutionnaire et prépara le chemin à ses grands chefs.
Marat, qui était un homme pauvre, famélique, persécuté par la police, se fit
l’apôtre du soulèvement des pauvres contre les riches. Il s’offrit lui-même en vic­
time, d’autant plus que sa santé était ruinée. Étant peu éloquent, sa tactique
consistait à écrire des lettres et des articles enflammés, ainsi qu’à recevoir de
nombreux visiteurs prêts à écouter ses idées. C’était un homme désintéressé et
sincère, mais il ne s’était pas rendu compte que la plupart de ses partisans étaient
des criminels.
Danton, homme d’une ambition démesurée, avait révélé de bonne heure ce
que serait son style de vie, le jour où, encore écolier, il fit une fugue pour assister
au couronnement du roi. Pendant la Révolution, il sut prévoir la tournure que
prendraient les événements et ne jamais manquer les grandes occasions. C’était
un homme courageux, résolu, et un brillant orateur. Sa tactique consistait à entre­
tenir d’excellentes relations avec les riches et les puissants, tout en faisant sem­
blant de servir le peuple, et à utiliser le peuple pour promouvoir ses desseins
égoïstes.
Robespierre avait été « un élève modèle », toujours en tête de sa classe. Son
trait de caractère dominant était la suffisance. A un peuple affamé il prêchait
l’idéal abstrait de la « Vertu » et le culte de l’Être Suprême (qu’il concevait à sa
propre image). Il choisit de rester le plus possible dans les coulisses, de préparer
lentement et méthodiquement des attaques foudroyantes contre ses ennemis, de
les manœuvrer si bien qu’ils en arrivèrent à se détruire les uns les autres. Mais il
642 Histoire de la découverte de l’inconscient

manquait de souplesse, et lorsqu’il lui fallut affronter son dernier ennemi, il s’ef­
fondra soudain122.

On peut se demander dans quelle mesure ces analyses étaient fondées sur la
psychologie individuelle ou sur la connaissance personnelle qu’avait Adler des
révolutionnaires russes.

L'œuvre d’Alfred Adler


V —Psychothérapie et éducation

On ne sait pas exactement quand Adler s’orienta vers l’étude et la pratique de


la psychothérapie. Il est probable qu’il en apprit les rudiments chez Moritz Bene­
dikt, à la Poliklinik. La dernière décennie du XIXe siècle avait mis à la mode le
Nervenarzt (médecin des nerfs) qui s’occupait des nombreux malades n’appar­
tenant ni à la neurologie organique ni à la psychiatrie hospitalière. Cette nouvelle
branche de la médecine ne faisant pas l’objet d’un enseignement institué, ceux
qui la pratiquaient devaient tout inventer. Il semble qu’Adler, lors de ses années
de pratique médicale, ait eu parmi ses clients un nombre croissant de malades
nerveux, mais nous ignorons s’il les traitait selon ses propres méthodes ou selon
celles qu’il avait apprises de Benedikt, et plus tard de Freud et du groupe psycha­
nalytique. Les écrits d’Adler montrent que, durant sa période psychanalytique, il
s’occupa activement du traitement des névroses. Le Tempérament nerveux est
manifestement l’œuvre d’un homme qui avait plusieurs années d’expérience de
la psychothérapie derrière lui et qui maîtrisait parfaitement sa technique.
Malheureusement, Adler, à la différence de Freud, n’a jamais exposé en détail
sa technique psychothérapique, et l’on doit se contenter d’éléments dispersés
dans ses écrits et ceux de ses disciples123. Une des grandes différences entre
Adler et Freud consiste dans la répartition de leurs patients selon l’âge. Les
méthodes de Freud étaient réservées aux seuls adultes ; sa fille Anna fut la pre­
mière à les adapter au traitement des enfants ; Pfister et Aichhom les étendirent à
l’éducation thérapeutique ; et d’autres, plus tard, à la thérapie de groupe. Adler,
en revanche, a mis au point lui-même toute une gamme de méthodes destinées à
l’adulte, à l’enfant et à l’éducation thérapeutique.
Les différences entre les méthodes de Freud et celles d’Adler sont évidentes.
Chez Adler, le malade ne s’étend pas sur un divan, le médecin assis derrière lui.
Le thérapeute adlérien et son malade sont assis face à face, et Adler indiquait que
leurs sièges devaient avoir la même hauteur, la même forme et la même dimen­
sion. Les séances sont moins fréquentes et le traitement est moins long que dans
l’analyse freudienne. Habituellement les séances d’une heure se répètent trois
fois par semaine au début et leur fréquence est réduite progressivement à deux,

122. Alfred Adler, « Danton, Marat, Robespierre. Eine Charakterstudie », Arbeiter-Zei-


tung, n° 352 (25 décembre 1923), p. 17-18.
123. Nous suivons surtout ici la systématisation présentée par madame le docteur Alexan­
dra Adler, « Individualpsychologie (Alfred Adler) », in Handbuch der Neurosenlehre und
Psychothérapie, Frankl, Gebsattel et Schultz éd., Munich, Urban und Schwarzenberg, 1959,
m, p. 221-268.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 643

puis à une fois par semaine. Les adlériens font souvent abstraction des règles
rigides caractéristiques de la psychanalyse freudienne. Le thérapeute n’hésitera
pas à s’entretenir avec des membres de la famille ou des amis du malade, en sa
présence (et avec son assentiment), s’il le juge nécessaire. Les adeptes de la psy­
chologie individuelle n’ont jamais remarqué que les résultats soient différents
selon que le traitement est gratuit ou payant, et ils ne pensent pas non plus qu’il
soit absolument nécessaire de faire payer une séance manquée, quelle que soit la
cause de l’absence du patient.
La psychothérapie individuelle comporte trois étapes d’inégale longueur. La
première doit permettre au thérapeute de comprendre son malade et ses pro­
blèmes, ce qui, suivant l’expérience et la perspicacité du thérapeute, peut prendre
d’un jour à deux semaines au plus (Adler était connu pour la rapidité de son dia­
gnostic). Le malade raconte sa vie et expose ses difficultés. Le thérapeute l’inter­
roge sur ses premiers souvenirs, les situations vécues dans sa première enfance,
ses rêves et autres caractéristiques de sa personnalité, afin de discerner le but
secret et le style de vie de son patient. Une des questions favorites d’Adler était :
« A supposer que vous ne soyez pas atteint de cette maladie, que feriez-vous ? w'
La réponse du malade révélait ce qu’il cherchait, en réalité, à ne pas faire.
Dans une deuxième étape, le thérapeute amène le patient à prendre progressi­
vement conscience de son but fictif et de son style de vie. Il est évident qu’il ne
s’agit pas de jeter brutalement ces révélations à la face du malade. Il faut y venir
progressivement en discutant avec lui des causes de ses échecs et de son compor­
tement de névrosé. On lui montre comment son but fictif et son style de vie sont
en contradiction avec les exigences de la vie et avec les normes du sentiment
communautaire.
Une fois que le patient a ainsi acquis et accepté une image claire et objective
de lui-même, on aborde la troisième étape : c’est alors au patient de décider s’il
veut changer sa ligne directrice et son style de vie. Il faut l’aider dans ses efforts
de réadaptation à la réalité nouvellement découverte, ce qui peut prendre
quelques mois de plus. Cependant un traitement par les méthodes de la psycho­
logie individuelle exige rarement plus d’une année. Tandis que Freud considérait
le patient comme guéri lorsqu’il retrouvait la capacité de jouir et de travailler,
pour Adler, le critère consistait dans la capacité de s’acquitter des trois tâches
principales de la vie : la profession, l’amour et la famille, la communauté. Quant
aux manifestations de la « résistance » et du « transfert », qui jouent un rôle si
essentiel dans la psychanalyse freudienne, les adlériens n’y voient guère que des
artefacts. Adler assimile la résistance à une forme de protestation virile, dont il
faut montrer immédiatement au patient le caractère nocif. Dans le transfert, Adler
voit un désir névrotique qu’il faut éradiquer.
A la différence de Freud, Adler n’a jamais publié d’observations détaillées
comparables à celles de l’Homme aux loups ou du petit Hans. Mais nous possé­
dons deux fragments assez importants connus sous les noms de « cas de made­
moiselle R. »124 et de « cas de madame A. »125, bien qu’il ne s’agisse pas à pro­

124. Alfred Adler, « Die Technik der Individualpsychologie », Die Kunst eines Lebens und
Krankengeschichte zu lesen, Munich, Bergmann, 1928, vol. I. Trad. angl. : The Case ofMiss
R. ; The Interprétation ofa Life Story, New York, Greenberg, 1929.
125. Alfred Adler, « The Case of Mrs. A... », Individual Psychology Pamphlets, vol. I
(1931).
644 Histoire de la découverte de l’inconscient

prement parler d’observations cliniques. Le premier cas consiste dans une brève
autobiographie de la malade, le second dans un bref compte rendu écrit par le
médecin sur son malade. L’un et l’autre furent lus à Adler (qui ne connaissait pas
les malades) qui commenta le récit, phrase par phrase. Le but d’Adler était de
montrer comment tout document clinique peut être interprété de manière à révé­
ler le but fictif et le style de vie du sujet.
La technique de psychothérapie qu’Adler appliquait aux enfants diffère à
maints égards de celle qu’il appliquait aux adultes. Elle pouvait varier suivant le
caractère de l’enfant, son âge, ses difficultés. Adler ne traitait jamais un enfant
sans avoir eu des entretiens avec ses parents, et une partie au moins des séances
thérapeutiques se faisait en présence de l’un des parents ou d’une personne res­
ponsable de l’enfant.
La méthode qu’employait Adler pour traiter l’individu isolé ne constitue qu’un
élément dans l’ensemble de son activité de psychothérapeute. Il conçut aussi et
organisa à Vienne des institutions chargées de l’éducation thérapeutique126.
En 1920, Adler se rendit compte que l’effort principal, dans l’éducation thé­
rapeutique, devait porter sur les instituteurs plutôt que sur la famille ; aussi
ouvrit-il des consultations pour les enseignants. Ceux-ci devaient, à intervalles
réguliers, rencontrer Adler ou ses associés pour discuter en commun des pro­
blèmes posés par les enfants difficiles. On invitait les enseignants à comprendre
ces problèmes à la lumière de la psychologie individuelle. Bientôt se fit sentir la
nécessité de consultations auxquelles pourraient également participer les
parents : ces consultations avaient lieu deux fois par semaine, gratuitement, dans
une salle de classe. L’instituteur préparait un dossier sur l’enfant avant la consul­
tation ; Adler, ou l’un de ses remplaçants, s’entretenait toujours d’abord avec la
‘ mère, puis avec l’enfant, enfin avec l’instituteur. Plusieurs autres instituteurs
étaient également présents, et un des assistants d’Adler prenait des notes. Adler
attribuait beaucoup d’importance à la présence de plusieurs instituteurs et édu­
cateurs, non seulement pour que leurs collègues puissent se familiariser avec ses
méthodes, mais aussi pour donner à l’enfant le sentiment qu’il était confié à un
groupe de personnes qui cherchaient à l’aider. Premier pas vers ce qu’on devait
appeler plus tard la thérapeutique multiple. Adler ne recourait pas aux tests psy­
chologiques. Un de ses principes était de traiter l’enfant sans l’éloigner de sa
famille, pour lui apprendre à s’adapter aux difficultés provenant de son entou­
rage. C’est seulement dans les cas extrêmes qu’il le faisait entrer dans une insti­
tution. Il envoyait certains enfants après les heures de classe dans un Hort, lieu
surveillé où ils faisaient leurs devoirs avant de jouer.
Adler ne cherchait jamais à s’imposer et attendait qu’on l’appelle avant d’en­
treprendre un travail dans une nouvelle école. Au témoignage de Madelaine
Ganz, il s’occupait de 26 écoles en 1929. Vienne fut ainsi la première ville au
monde où tous les enfants d’âge scolaire pouvaient bénéficier de consultations
psycho-éducatives gratuites s’ils en avaient besoin.
L’expérience avait appris à Adler que cette thérapie éducative était d’autant
plus efficace qu’elle était commencée plus tôt. Cette constatation le conduisit à

126. Adler lui-même a peu écrit sur le sujet. A notre connaissance, la description la plus
complète est celle de Madelaine Ganz, La Psychologie d’Alfred Adler et le développement de
l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, n.d.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 645

créer des jardins d’enfants organisés selon les principes de la psychologie indi­
viduelle. Leur but était d’aider le tout jeune enfant à devenir indépendant et
capable de s’adapter. Madelaine Ganz, qui visita un de ces jardins d’enfants en
1932, notait que les enfants y semblaient moins disciplinés que dans ceux de la
méthode Montessori ; ils se livraient librement à leurs activités, soit en petits
groupes, soit seuls. La seule règle imposée à l’enfant était de mener à son terme
toute tâche entreprise. On cherchait à stimuler le sentiment communautaire, non
seulement par des exercices de gymnastique rythmique, mais aussi en consacrant
une heure à un entretien présidé par l’enseignant. A dix heures, les enfants se réu­
nissaient autour d’une table commune avec leurs petites provisions personnelles
et ils les échangeaient spontanément.
Une autre réalisation dans le domaine de l’éducation fut l’École expérimen­
tale, ouverte en septembre 1931, après dix années de préparation et de pourpar­
lers avec les autorités scolaires. Cette école était dirigée par trois des disciples les
plus expérimentés d’Adler : Oskar Spiel, Bimbaum et Scharmer. Leur tâche était
loin d’être facile, car la Commission des écoles avait décidé que les programmes
et les règlements seraient exactement les mêmes que dans les autres Hauptschu-
len de Vienne. Cette école était située dans l’un des quartiers les plus pauvres de
Vienne, avec des classes de 30 à 40 élèves. A cette époque se faisaient déjà sentir
les effets de la grande crise économique, beaucoup de parents étaient réduits au
chômage, si bien que les élèves étaient souvent sous-alimentés. Madelaine Ganz
exprimait son admiration pour le dévouement de ces éducateurs et pour les résul­
tats remarquables qu’ils obtinrent en dépit de toutes sortes d’obstacles. Les
classes étaient divisées en groupes de travail de 5 à 7 élèves, avec un président
assisté de deux moniteurs. L’esprit communautaire était assuré par un « groupe
d’échanges » auquel participait toute la classe, une fois par semaine. On encou­
rageait systématiquement l’entraide. Un élève qui réussissait bien en mathéma­
tiques, par exemple, était placé à côté d’un autre qui était faible dans cette
branche, de façon à ce qu’il puisse l’aider. Les maîtres accordaient des entretiens
individuels aux élèves qui en ressentaient le besoin, et une rencontre mensuelle
réunissait parents et professeurs (de telles réunions étaient tout à fait inhabi­
tuelles à l’époque).
Ces organisations furent abolies en 1934, lorsque le Parti social-démocrate
perdit sa dernière citadelle, la « Vienne rouge ». Mais les idées d’Adler restèrent
vivantes et son inspiration se retrouve dans maintes réalisations de ses disciples.
Le docteur Joshua Bierer, qui avait été personnellement formé par Adler et avait
reçu son enseignement avant d’émigrer en Angleterre, proclamait que toute psy­
chiatrie qui se veut sociale doit s’adresser à la communauté dans son ensemble.
C’est cette idée qui inspira Bierer127 lorsqu’il fonda le premier club social théra­
peutique autonome pour les malades, aigus et chroniques, de l’hôpital Runwell
(1938-1939), les premiers clubs destinés aux malades rentrés chez eux et à ceux
des consultations externes à East Ham et Southend en 1939, ainsi que le Centre
de psychothérapie sociale (appelé aujourd’hui hôpital de jour), en 1946128. La

127. Renseignement aimablement fourni par le docteur Joshua Bierer.


128. Le docteur D. Ewen Cameron a également ouvert un hôpital de jour à Montréal en
1946. Mais il est fondé sur des principes assez différents.
646 Histoire de la découverte de l’inconscient

thérapeutique de groupe et la psychiatrie communautaire peuvent légitimement


se réclamer de la pensée et de l’œuvre d’Alfred Adler.

L’œuvre d’Alfred Adler


VI—Développements ultérieurs

Dans son ouvrage Connaissance de l’homme, en 1927, Adler avait donné l’ex­
posé le plus systématique de sa doctrine. Dans les années suivantes, surtout après
1933, il lui fit subir certaines modifications. Les unes reposaient sur des concep­
tions psychologiques nouvelles, les autres revenaient à accentuer l’aspect philo­
sophique de ses idées. Ces modifications apparaissaient dans son livre Le Sens de
la vie129 et dans divers articles ultérieurs130.
Dans ces écrits, Adler attache une importance accrue à la capacité de créer et
au degré d’activité de l’individu. Il voit maintenant dans la capacité de créer l’un
des facteurs essentiels à la construction du « plan de vie » et duTstyle de vie ».
Il en résulte que ceux-ci ne peuvent plus être considérés comme de simples reflets
de situations de la première enfance. La capacité de créer se retrouve dans la
façon dont le névrosé fabrique sa névrose. Autre innovation importante : le
concept de « degré d’activité » chez les enfants difficiles. La différence dans le
degré d’activité détermine des différences dans la forme que prendront plus tard
les troubles psÿchopathologiques chez l’adulte, d’où la nécessité d’appliquer des
méthodes d’éducation différentes. Une troisième innovation consiste dans l’ac­
cent mis par Adler sur le désir de supériorité : Adler estime maintenant qu’il
s’agit d’une tendance essentielle et normale, et non plus d’une tendance opposée
au sentiment communautaire. Celui-ci représente un idéal normatif qui dirige la
tendance vers la supériorité. Adler ne considère donc plus les sentiments d’infé­
riorité comme la tendance primaire dont la tendance à la supériorité serait une
compensation. Ce sont, au contraire, les sentiments d’infériorité qui sont secon­
daires par rapport au besoin de supériorité. La tendance opposée au sentiment
communautaire est maintenant « l’intelligence privée ».
Dans sa description de la névrose et de la délinquance, Adler emploie
maintenant des termes nouveaux. Le névrosé et le délinquant, qui suivent leur
« intelligence privée » au lieu delà logique de la vie en société, consacrent leur
activité au « côté inutile de la vie ». Dès qu’un homme s’écarte de l’idéal
communautaire, il s’ensuit nécessairement un rétrécissement de son champ d’ac­
tivité. L’homosexuel, par exemple, se retranche du sexe opposé, c’est-à-dire de la
moitié de l’humanité. Chez le criminel invétéré, ce retranchement est encore bien
plus prononcé. La différence entre le névrosé et le criminel est que le premier n’a
pas perdu tout sentiment communautaire ; sa réponse aux exigences de la
communauté est « oui, mais », tandis que celle du criminel est « non ». Dans un
autre de ses écrits, Adler aborde le problème de la mort : une personne mentale­

129. Alfred Adler, Der Sinn des Lebens, Vienne, Passer, 1933. Trad. franç. : Le Sens de la
vie, Paris, Petite Bibliothèque Payot, rééd. 1972.
130. La plupart de ces derniers écrits ont été réunis dans le volume édité par Heinz et
Rowena Ansbacher, Superiority and Social Interest, Evanston, Northwestern University Press,
1964.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 647

ment saine ne laissera pas la pensée de la mort la détourner de son adaptation


active aux problèmes de la vie ; le névrosé, en revanche, se créera diverses
formes obsédantes de désir de la mort ou de crainte de la mort, suivant son style
de vie131.
Adler semble avoir hésité entre diverses typologies. Il en a proposé plusieurs,
qui, toutefois, ne s’excluent pas les unes les autres. Il avait d’abord distingué
quatre catégories d’individus : ceux qui se conforment à la logique du sentiment
communautaire, ceux qui manifestent directement leur agressivité, ceux qui la
manifestent indirectement et ceux qui se réfugient dans la toxicomanie ou dans la
psychose. Plus tard, Adler insista sur l’importance des types moteurs et senso­
riels : le type moteur a besoin d’une grande activité, les types sensoriels peuvent
être visuels ou auditifs. Adler parle même d’un style « gustatif » à propos de cer­
tains alcooliques. Dans Le Sens de la vie, il distingue trois types d’hommes : ceux
qui sont dominés par l’intellect (on y trouve les névrosés obsessionnels et la plu­
part des psychotiques) ; ceux qui sont dominés par l’affectivité (entrent dans
cette catégorie la grande masse des névrosés et des alcooliques) ; ceux qui sont
dominés par le besoin d’activité (parmi eux les criminels et les suicidaires).
Adler, cependant, n’attribue pas une importance excessive à ces typologies, et,
dans ses derniers écrits, il affirme plus vigoureusement encore le caractère unique
de l’individu, comme l’avaient fait les romantiques et devaient le faire après lui
les existentialistes.
Il semble qu’Adler n’ait pas grandement modifié sa technique thérapeutique.
Pour ce qui est du diagnostic, Adler pensait que chaque thérapeute devait s’en­
traîner au diagnostic rapide vérifié après coup. Dans la manière dont on dévoile
au patient ses fictions névrotiques, il faut, dit-il, procéder en l’amenant à se lais­
ser prendre au « piège » (notons en passant que c’est là l’ancienne méthode dia­
lectique utilisée par Socrate dans ses discussions avec les sophistes)132.
Avec le temps, le système d’Adler prit une orientation de plus en plus philo­
sophique. Le sentiment d’infériorité, loin d’être un attribut de la névrose, devint
le trait le plus caractéristique de l’homme. Dans Le Sens de la vie, Adler énonce
sa définition si souvent citée : « Être un homme signifie souffrir d’un sentiment
d’infériorité qui le pousse constamment à le surmonter »133. Adler met l’accent
sur la tendance de l’homme à passer d’un état d’infériorité à un état de supério­
rité. C’est le même processus qui est à l’œuvre dans la nature vivante tout entière,
de la première cellule à l’humanité et au monde actuel : un effort pour défier et
vaincre la mort elle-même. On notera combien ces conceptions s’apparentent à
celles de Leibniz et de Bergson.
L’attitude d’Adler envers la religion, qui avait été hostile ou du moins indif­
férente, subit elle aussi une nette évolution, ainsi qu’en témoignent sa rencontre
et sa discussion avec le pasteur Jahn en 1932.
Le docteur Ernst Jahn, pasteur luthérien à Steglitz, près de Berlin, s’était vive­
ment intéressé aux nouvelles écoles psychothérapiques et à la contribution

131. Alfred Adler, « Das Todesproblem in der Neurose », Internationale Zeitschrift fur
Individualpsychologie, XIV (1936), p. 1-6.
132. Alfred Adler, « Case Interprétation », Individual Psychology Bulletin, Il (1941), p. 1-
9. Réimprimé dans H. et R. Ansbacher éd., Superiority and Social Interest, op. cit., p. 143-158.
133. « Menschsein heisst, ein Minderwertigkeitsgefühl zu besitzen, das standig nach seiner
Überwindung drangt » (Der Sinn des Lebens, op. cit., p. 48).
648 Histoire de la découverte de l’inconscient

qu’elles pourraient apporter à la « cure d’âmes » religieuse traditionnelle (Seel-


sorge)134. Il avait publié un ouvrage sur la psychanalyse135.; il avait été en corres­
pondance avec Jung, Pfister et Künkel ; il avait publié ensuite une étude critique
sur la psychologie individuelle136. Quand Adler vint à Berlin en 1932, il y fit la
connaissance de Jahn et les deux hommes décidèrent d’écrire ensemble un livre
où ils confronteraient la cure d’âmes et la psychologie individuelle. Cet ouvrage
parut en 1933, mais l’édition entière fut presque immédiatement saisie par les
nazis et détruite137.
Dans la perspective d’Adler, l’homme est essentiellement lié à la terre ; la reli­
gion est une expression du sentiment communautaire ; la cure d’âmes est une
anticipation de la psychothérapie, Dieu est la personnification de l’idée de per­
fection et la plus haute des idées qu’il nous soit donné de concevoir ; l’homme
n’est ni bon ni mauvais, tout dépend du développement de son sentiment
communautaire ; le mal est une erreur dans le style de vie ; la grâce consiste à
prendre conscience de cette erreur et à la corriger « dans les limites de l’imma­
nence » (c’est-à-dire en ne comptant que sur la seule aide de l’homme). Pour le
pasteur Jahn, l’homme est concrètement en relation non seulement avec la terre,
mais avec Dieu, lequel est une réalité vivante, supracosmique ; le mal n’est pas
seulement une erreur, il est un péché qui attire la colère de Dieu ; mais le péché
est pardonné par la grâce qui est un don de Dieu ; pour toutes ces raisons, la cure
d’âmes qui réconcilie l’homme avec Dieu ne saurait être confondue avec la psy­
chothérapie. Jahn reconnaît cependant les mérites de la psychothérapie, en par­
ticulier de celle d’Adler. Jahn note qu’Adler a redécouvert une des affirmations
essentielles de Luther, à savoir que l’amour égocentrique est l’attitude fonda­
mentale de l’homme (mais Adler ne voit dans cet amour de soi qu’une erreur
dans le style de vie, tandis que la religion y voit un péché contre Dieu).
Tout au long de cette controverse, Adler et le pasteur Jahn manifestèrent un
grand respect l’un pour l’autre. En réponse à notre enquête, le pasteur Jahn nous
décrit Adler comme un homme sans prétention, un empiriste convaincu et un
psychologue expérimenté, pénétré d’un grand idéalisme et convaincu de la vérité
de ses observations. Peut-être était-il positiviste, mais il faisait un effort
consciencieux pour mettre en regard sa doctrine et le christianisme. Et le pasteur
Jahn conclut par ces mots : « Aujourd’hui j’ai la conviction qu’Adler n’était pas
un athée. »

134. L’auteur est profondément reconnaissant au pasteur Ernst Jahn de lui avoir aimable­
ment prêté ses propres exemplaires de ces ouvrages (il semble qu’ils soient uniques) et pour lui
avoir communiqué beaucoup de renseignements sur Alfred Adler et plusieurs de ses
contemporains.
135. Ernst Jahn, Wesen und Grenzen der Psychanalyse, Schwerin i. M., Bahn, 1927.
136. Ernst Jahn, Machtwille und Minderwertigkeitsgefühl, Berlin, Martin Wameck, 1931.
137. Ernst Jahn et Alfred Adler, Religion und Individualpsychologie. Eine prinzipielle
Auseinandersetzung über Menschenführung, Vienne et Leipzig, Passer, 1933. Trad. franç. :
Religion et psychologie individuelle comparée, Paris, Payot. Voir aussi la nouvelle préface
d’Ernst Jahn in Heinz et Rowena Ansbacher, Superiority and Social Interest, op. cit.,
p. 272-274.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 649

Les sources d’Adler

La source première de tout créateur, c’est sa propre personnalité. Si nous nous


référons à la distinction entre types visuel, auditif et moteur, Adler était grande­
ment favorisé puisqu’il appartenait à ces trois types à la fois : il avait un grand
besoin de mouvement et d’activité, il était bon musicien et aimait la musique, son
sens de l’observation, toujours en éveil, lui permettait de poser un diagnostic
rapide. Sa théorie des infériorités organiques n’était pas seulement le fruit de son
expérience clinique : il avait fait personnellement l’expérience de cet état dans sa
prime enfance, quand la maladie faisait obstacle à son besoin de mouvement. Il
avait également vécu la situation du deuxième enfant entre un frère plus âgé et un
frère plus jeune, situation qu’il décrivit si bien plus tard. Quant aux tableaux psy­
chologiques de l’aîné et du dernier-né, ils étaient manifestement empruntés à sa
propre famille. S ’il faut en croire Phyllis Bottome, les difficultés conjugales d’Ad­
ler furent une des sources de sa théorie de la protestation virile. Sa réaction per­
sonnelle à la Première Guerre mondiale et ses expériences de médecin militaire
pourraient lui avoir inspiré la notion de sentiment communautaire.
Une source souvent négligée de toute théorie des névroses est à chercher dans
le genre de malades auxquels avait affaire le psychothérapeute. Izydor Wasser­
mann explique la différence entre la psychanalyse freudienne et la psychologie
individuelle d’Adler en faisant remarquer que, d’après ses calculs, la plupart des
malades de Freud appartenaient aux classes supérieures les plus riches (74 %),
tandis que la plupart des clients d’Adler provenaient des classes moyenne et infé­
rieure (74 %)13S. A cela, Ansbacher a répondu que ce sont les personnalités
mêmes de Freud et d’Adler qui ont déterminé à la fois leurs théories psycholo­
giques et le choix de leurs malades138139. Au dire de Wassermann, 26 % des malades
d’Adler appartenaient à la classe supérieure, 38 % à la classe moyenne et 36 %
aux classes inférieures ; sa clientèle se répartissait donc assez équitablement
entre les différentes classes sociales. Par ailleurs, Freud avait passé de la neuro­
logie au traitement des névroses, tandis qu’Adler avait commencé par la méde­
cine générale, ce qui pourrait expliquer l’insistance de Freud sur un modèle
conceptuel emprunté à la physiologie cérébrale et l’intérêt porté par Adler aux
relations entre le corps et l’âme. En outre, les premières études de Freud sur les
névroses avaient pour objet des malades hystériques, mais, vers 1900, l’hystérie
avait passé de mode et les observations d’Adler portèrent surtout sur des
névroses obsessionnelles-compulsives.
On admet généralement qu’Adler ignorait tout des névroses et de la psycho­
thérapie avant de rencontrer Freud. En réalité, la situation était plus complexe.
Dans son autobiographie, Hellpach raconte qu’en 1899 le « médecin des nerfs »
(Nervenartzt) était devenu à la mode, comme l’avait été, une génération plus tôt,

138. Izydor Wassermann, « Letter to the Editer », American Journal ofPsychotherapy, XII
(1958), p. 623-627 ; « Ist eine Differenzielle Psychothérapie moglich ? », Zeistschriftfiir Psy­
chothérapie und Medizinische Psychologie, IX (1959), p. 187-193.
139. Heinz Ansbacher, « The Significance of the Socio-Economic Status of the Patients of
Freud and of Adler », American Journal of Psychotherapy, Xm (1959), p. 376-382.
650 Histoire de la découverte de l’inconscient

l’ophtalmologiste140. La difficulté principale consistait à trouver l’endroit appro­


prié pour s’y initier. Les cours de Krafft-Ebing en avaient probablement fourni
quelques rudiments à Adler. Il semble toutefois que son premier maître dans
l’étude des névroses fut Moritz Benedikt, à la Poliklinik de Vienne. L’aversion
de Benedikt pour l’hypnose, sa psychothérapie démasquante à l’état conscient, sa
notion de « seconde vie » faite de fantasmes secrets sont prises en compte dans la
méthode d’Adler et dans sa théorie de la fiction directrice. Le rôle joué par l’en­
tourage dans la genèse des névroses est une notion qui remonte également à la
période pré-psychanalytique d’Adler.
Il n’est pas facile de mesurer exactement quelle fut l’influence de Freud sur la
psychologie individuelle d’Adler ; tout en affirmant qu’il n’avait jamais accepté
les notions de libido et de complexe d’Œdipe, Adler reconnaissait qu’il devait à
Freud plusieurs de ses idées fondamentales : l’influence persistante des pre­
mières situations interpersonnelles de l’enfant, la signification profonde des
symptômes et des actes manqués, ainsi que la possibilité d’interpréter les rêves.
On prétend parfois, à tort, qu’Adler rejetait la notion d’inconscient. Adler pensait
que les situations et les événements de la première enfance déterminent incons­
ciemment le style de vie de l’adulte ; il parlait de « fictions » et de « projets de
vie » inconscients. Il n’est pas vrai non plus que l’orientation d’Adler ait été uni­
quement téléologique et celle de Freud exclusivement causale. Pour Adler, les
situations de la première enfance étaient la cause réelle (et non pas simplement
fictive) de la névrose, et Freud enseignait que les symptômes névrotiques avaient
aussi un but.
Il est sûr que Freud exerça, pour ainsi dire, une influence négative sur Adler :
c’est en s’affrontant à lui lors des discussions du mercredi soir qu’Adler trouva sa
propre voie. On peut schématiser certaines de ces oppositions :

Freud Adler

Pessimisme philosophique. Optimisme philosophique.


L’individu est divisé en plusieurs « ins­ L’individu constitue une unité essen­
tances » antagonistes. tiellement indivisible.
Orientation principalement causale. Orientation principalement
téléologique.
Le moi est opprimé par le surmoi et L’individu est porté à commettre des
menacé par la civilisation. actes agressifs contre la communauté.
Les défenses du moi. H peut y avoir Les styles d’agression de l’individu
passage à l’acte (ou acting ouf) quand contre autrui. L’individu se retranche
les défenses ne sont pas assez fortes. derrière des « barricades » quand
l’agression active a échoué.
L’enfant a un sentiment de toute-puis­ L’enfant a un sentiment d’infériorité
sance (accomplissement hallucinatoire (relation du nain au géant).
du désir).

140. Willy Hellpach, Wirken und Wirren. Lebenserinnerungen. Eine Rechenschaft über
Wert und Gluck, Schuld und meiner Génération, I, Hambourg, Christian Wegner, 1948,
p. 413.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 651

Importance fondamentale de la libido, Une bonne partie du comportement


de ses fixations et de ses régressions. sexuel de l’homme a une signification
symbolique en rapport avec la tendance
à la supériorité.
Insistance sur les relations objectables Notion de « l’antagoniste »
sous forme d’investissement de la (Gegenspieler).
libido et de sentiments agressifs.
Insistance sur les relations avec le père Insistance sur les relations à l’intérieur
et la mère et sur le complexe d’Œdipe. de la fratrie et sur la situation dans la
série des frères et sœurs.
La femme souffre d’un sentiment d’in­ L’homme souffre d’un sentiment d’in­
fériorité parce qu’elle n’a pas de pénis fériorité parce que sa puissance
(« envie du pénis »). sexuelle est plus limitée que celle de la
femme.
La névrose est une conséquence inéluc­ La névrose est une ruse de l’individu
table de la civilisation et presque inhé­ pour échapper à ses obligations à
rente à la condition humaine. l’égard de la communauté.
Après la Première Guerre mondiale, Après la Première Guerre mondiale,
Freud développe le concept d’instinct Adler développe le concept de senti­
de mort. ment communautaire.
Dans la cure psychanalytique, le Dans la psychothérapie adlérienne, le
patient est étendu sur un divan. malade et le thérapeute sont assis face à
face.

Dans tout groupe « socratique » il est très difficile de dire qui influence qui. n
en fut ainsi pour Adler et son groupe de disciples. Pour donner un exemple : la
distinction entre le sentiment d’infériorité réel et celui qui relève de la névrose
(autrement dit entre le sentiment d’infériorité et le complexe d’infériorité)
semble avoir été inspirée par Alexander Neuer. Mais même lorsqu’un auteur
rejette les objections faites à sa théorie, ces objections peuvent faire leur chemin
dans son esprit, peut-être sous forme de cryptomnésie. C’est ce qui se passa pour
Freud qui, après avoir rejeté l’idée d’un instinct d’agressivité autonome (avancée
par Adler en 1908), finit par l’adopter en 1920. De façon analogue, Hans Kunz
publia une critique impitoyable de la psychologie individuelle, en 1928, affir­
mant que la tendance à la supériorité n’était pas une compensation aux senti­
ments d’infériorité, mais bien une tendance autonome ; or, cette même idée fut
introduite par Adler dans ses dernières révisions de la psychologie
individuelle141.
Divers courants philosophiques apportèrent une contribution essentielle à la
psychologie individuelle. S’il faut en croire Phyllis Bottome, Adler avait étudié
Aristote et l’admirait beaucoup142. Mais l’influence d’Aristote n’est guère appa­
rente dans la psychologie individuelle, à moins de remonter à la définition aris­
totélicienne de l’homme comme « animal politique ». La psychologie indivi­

141. Hans Kunz, « Zur grundsatzlichen Kritik der Individualpsychologie Adlers », Zeit­
schrift fiir die gesamte Neurologie und Psychiatrie, CXVI (1928), p. 700-766.
142. Phyllis Bottome, Alfred Adler. Apostle of Freedom, op. cit., p. 17.
652 Histoire de la découverte de l’inconscient

duelle s’apparenterait davantage au stoïcisme qui proclamait l’unité de l’homme


avec l’univers, la communauté humaine, qui définissait la sagesse comme la
conformité aux lois universelles et la vertu comme un effort constant pour
atteindre cet idéal (cette vertu fondamentale ressemble beaucoup à ce qu’Adler
appelle « courage »).
La philosophie qui prédomine dans la pensée d’Adler est celle des Lumières
(de façon moins exclusive toutefois que chez Janet). Tandis que la perspective
philosophique de Freud s’apparente à celle de Schopenhauer, Adler se situe plu­
tôt dans la ligne de Leibniz et de Kant. Comme Leibniz, Adler voit dans l’être
humain une entité indivisible, une monade reflétant l’univers. Chaque partie est
ordonnée à la totalité, et l’homme, comme les autres monades, est toujours tendu
vers une plus haute perfection.
Adler présente bien des affinités avec Kant. Ce qu’il appelle la « vérité abso­
lue », c’est-à-dire la règle qui exige que l’homme adapte parfaitement sa vie et
ses actions aux exigences de la communauté, n’est pas très éloigné de l’impératif
catégorique de Kant. Dans un pamphlet ironique à l’adresse de Swedenborg,
Kant écrivait que le grand mystique suédois avait édifié une sorte d’univers méta­
physique privé; à son usage personnel, distinct de celui dans lequel vivent les
autres hommes143. Dans son Anthropologie, Kant note que « le seul trait commun
à tous les troubles mentaux est la perte du sens commun (sensus commuais) et le
développement compensateur d’un sens privé (sensus privatus), particulier, du
raisonnement »144. Ce sens privé de Kant ressemble fort à ce qu’Adler nommera
intelligence privée145.
La psychologie individuelle d’Adler appartient au genre de psychologie inau­
gurée par Kant avec son anthropologie pragmatique. Kant déclarait que vouloir
fonder l’étude de la mémoire sur l’exploration de son fondement physiologique
cérébral constituait une spéculation théorique, tandis que l’examen des facteurs
qui favorisent ou défavorisent la mémoire, en vue de la développer, de l’amélio­
rer, constitue une application de l’anthropologie pragmatique. Il pensait aussi
que l’homme pouvait surmonter beaucoup de maladies psychiques et physiques
par le seul pouvoir de sa volonté : Adler, lui, parlait de « courage »146...
Adler se rattache sans conteste à la philosophie des Lumières quand il pro­
clame que l’homme est un être rationnel et social, doué d’une volonté libre et
capable de décisions conscientes. Cependant il partage plusieurs de ses idées fon­
damentales avec la philosophie romantique : le caractère absolument unique de
l’individu et de sa vision du monde (la « perspective » adlérienne), la commu­
nauté considérée comme un tout organique et créateur (idée très éloignée de celle
de « contrat social », chère aux Lumières). Un autre élément romantique remonte
à Bachofen147. Celui-ci affirmait que l’humanité avait vécu jadis un stade de
matriarcat et que la domination actuelle de l’homme sur la femme ne s’était

143. Immanuel Kant, « Traume eines Geistessehers, in Immanuel Kants Werke, Ernst Cas-
sirer éd., Berlin, Bruno Cassirer, 1912, II, p. 329-390.
144. Immanuel Kant, « Anthropologie in pragmatischer Hinsicht », in Immanuel Kants
Werke, Ernst Cassirer éd., Berlin, Bruno Cassirer, 1922, VIII, p. 3-228.
145. C’est Heinz Ansbacher, « Sensus Privatus versus Sensus Communis », Journal of
Individual Psychology, XXI (1965), p. 48-50, qui a attiré l’attention sur cette ressemblance.
146. Voir chap. iv, p. 226-227.
147. Voir chap. iv, p. 255.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 653

imposée qu’au terme d’une lutte prolongée. Bebel combina cette théorie avec le
marxisme148. La femme a été réduite en esclavage par l’homme comme la classe
prolétarienne l’a été par la bourgeoisie ; le socialisme reconnaîtra à l’homme et à
la femme des droits égaux. La théorie de Bebel inspira en partie à Adler sa notion
de la « protestation virile » (processus qui contre chez la femme les sentiments
liés à son statut d’infériorité), et celle de la « crainte de la femme » chez l’homme
névrosé. Adler suppose que l’homme a renversé le matriarcat et l’a remplacé par
la domination masculine pour compenser le sentiment d’infériorité qu’il éprouve
à l’égard de la femme : la puissance sexuelle de l’homme est, en effet, plus limi­
tée que celle de la femme149.
Adler mûrit dans un climat intellectuel dominé par le darwinisme150, et se
forma contre lui. En premier lieu, il voit dans les infériorités organiques, non une
cause de défaite et d’élimination, mais, grâce au processus de compensation, un
stimulant pour atteindre la supériorité. En second lieu, il considère que la ten­
dance la plus fondamentale de l’homme n’est pas l’instinct de lutte, mais le sen­
timent communautaire.
L’intérêt passionné qu’Adler porta dans sa jeunesse aux problèmes sociaux et
au socialisme devait nécessairement le conduire à Karl Marx. Nous ignorons si
Adler lut les œuvres de Marx, mais il est clair qu’il était imprégné d’idéologie
marxiste. Bien qu’Adler ait refusé toute affiliation de son mouvement au socia­
lisme ou au communisme, l’influence du marxisme se repère dans plusieurs
thèses fondamentales de la psychologie individuelle. Rappelons d’abord que le
premier écrit d’Adler avait été une brochure sur le métier de tailleur, montrant
que certaines maladies étaient causées non par des microbes ou des poisons, mais
par l’ordre social. Adler a toujours insisté sur le rôle des facteurs sociaux et de
renvironnementdansl’étiologiedesnévroses.Ensuite,lanotionmarxistede« mys­
tifications » n’est pas très éloignée de ces tromperies inconscientes et de ces illu­
sions volontaires qui devaient jouer un si grand rôle dans la théorie adlérienne de
la névrose151. Réciproquement, les moyens proposés pour dévoiler ces mystifi­
cations sont remarquablement semblables dans le marxisme et dans la psycho­
logie individuelle152.
Comme tous les hommes de sa génération, Adler subit la puissante influence
de Nietzsche153. Mais la nature de cette influence a souvent été mal comprise.
Adler ne s’est pas contenté, dans son système, de « remplacer la libido de Freud
par la volonté de puissance de Nietzsche », comme on le dit souvent. Pour lui, la
volonté de puissance n’est qu’une forme de la lutte pour la supériorité, et, dans
ses derniers exposés sur la psychologie individuelle, il fait dériver la lutte pour la
supériorité de la capacité créatrice de l’individu. Crookshank a relevé de nom­
breuses similitudes entre Adler et Nietzsche, et il en existe probablement bien

148. August Bebel, Die Frau und der Sozialismus, Stuttgart, Dietz, 1879.
149. Sofie Lazarsfeld, Wie die Frau den Mann erlebt, Leipzig et Vienne, Verlag für Sexual-
wissenschaft, 1931, p. 79-82.
150. Voir chap. rv, p. 268-269.
151. Henri Lefebvre, La Conscience mystifiée, Paris, Nouvelle Revue française, 1936.
152. Henri Lefebvre, Pour connaître la pensée de Karl Marx, Paris, Bordas, 1947, p. 42-43.
153. Voir chap. v, p. 298-306.
654 Histoire de la découverte de l’inconscient

d’autres154. Toutefois la notion de sentiment communautaire est absolument


étrangère à Nietzsche.
Adler cite souvent le philosophe néo-kantien Hans Vaihinger et sa Philosophie
du Comme-Silss. Les fictions juridiques étaient connues depuis longtemps. Bent­
ham avait montré qu’il existait des fictions dans d’autres domaines156. Nietzsche
avait insisté sur le rôle des fictions psychologiques et morales qu’il proclamait
essentielles à l’homme. Il était devenu de bon ton de parler des « mensonges
conventionnels de la civilisation ». L’apport original de Vaihinger fut d’établir le
rôle joué par les fictions dans la science et de définir les différences entre fiction
et hypothèse.

Hypothèse et fiction sont toutes deux indispensables au progrès de la science,


mais il faut se garder de les confondre, leurs natures étant entièrement diffé­
rentes. En formulant une hypothèse, le chercheur s’efforce de rendre compte de
la réalité : il la propose quand il l’estime logique et possible, et alors il entreprend
de la vérifier. Si l’expérience la confirme, l’hypothèse devient vérité scientifique,
si elle l’infirme, l’hypothèse est rejetée. Une fiction, en revanche, n’a pas besoin
d’être vraie, ni même vraisemblable. Elle n’est pas soumise à l’épreuve de l’ex­
périence, c’est une façon de parler que l’on maintient aussi longtemps qu’elle se
montre utile, et que l’on rejette quand elle devient inutile ou quand on peut la
remplacer par une fiction meilleure. Il n’est pas toujours facile de déterminer si
une proposition est une fiction ou une hypothèse, une même proposition pouvant
d’ailleurs être successivement l’une et l’autre. L’idée d’atome, par exemple, était
une fiction à l’époque de Démocrite, parce qu’il n’y avait aucune possibilité de
vérifier si elle était vraie ou fausse, mais avec l’avènement de la physique
moderne elle devint une hypothèse. Quand les anciens astronomes grecs propo­
sèrent un modèle de l’univers supposant la terre fixe, au centre, entourée d’une
succession de sphères transparentes concentriques auxquelles étaient fixés res­
pectivement le soleil, la lune, les planètes et les étoiles, cette fiction servait par­
faitement leur but qui était de prédire les mouvements des corps célestes. Mais,
au Moyen Age, on oublia le caractère fictif de ce modèle et l’on en fit un dogme.
Les psychologues modernes ont considéré l’inconscient tantôt comme une
hypothèse, tantôt comme une fiction. Freud le considérait implicitement comme
une hypothèse que ses recherches auraient confirmée, tandis que Janet y voyait
une « façon de parler », indiquant ainsi clairement qu’il s’agissait pour lui d’une
fiction scientifique.
Adler utilisa la notion de « fiction » de deux façons. En premier lieu, comme
un concept général, méthodologique. A la différence de la psychanalyse, la psy­
chologie individuelle ne se présente pas comme un ensemble d’hypothèses à véri­
fier, mais comme un système de fictions. Tout se passe « comme si » l’activité

154. F.G. Crookshank, Individual Psychology and Nietzsche, Individual Psychology Pam­
phlets, n° 10, Londres, C.W. Daniel Co., 1993.
155. Hans Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob. System der theoretischen, praktischen
und religiosen Fiktionen der Menschheit auf Grund eines idealistischen Positivismus, Berlin,
Reutherund Reichard, 1911.
156. Bentham donna sa définition des fictions dans son ouvrage : Logical Arrangements, or
Instruments of Invention and Discovery, The Works of Jeremy Bentham, Hohn Bowring éd.,
Édimbourg, William Tait, 1843, ni, p. 286.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 655

humaine était régie par l’idéal normatif de l’adaptation de l’individu à la commu­


nauté et au cosmos, et « comme si » les diverses formes de comportement anor­
mal représentaient des déviations par rapport à cette norme. En second lieu,
Adler emploie le terme de « fiction » pour rendre intelligible le comportement du
névrosé : tout se passe « comme si » le névrosé avait en vue un but fictif auquel
il confirmait sa manière de vivre.
Aussitôt qu’un psychiatre emprunte un concept philosophique, il est à prévoir
qu'un philosophe s’apprête à se lever pour lui démontrer qu’il n’en a pas saisi la
véritable signification. C’est ainsi que Wandeler a objecté que le « but fictif » du
névrosé, tel que le décrit Adler, n’est pas une « fiction » au sens de Vaihinger,
c’est-à-dire un instrument pragmatique qui nous aide à explorer la réalité et sera
abandonné dès qu’il aura perdu son utilité157. L’échec du névrosé, loin de le
détourner de son erreur, ne fait que l’y enfoncer davantage. Il s’agit, en fait, non
d’une fiction mais d’une illusion. Au dire de Wandeler, quand Adler parle de fic­
tion, il ne s’agit souvent que d’illusions de ce genre, ou, au contraire, d’hypo­
thèses, ou même de faits dûment établis (le projet de vie, par exemple).
Plus tard, probablement en 1926, Adler eut connaissance de la philosophie
holiste de Jans Christiaan Smuts. Il y trouva confirmation de ses propres idées et
un fondement philosophique pour la psychologie individuelle. Smuts était né
dans une ferme isolée d’Afrique du Sud en 1870158. Il acquit une célébrité mon­
diale comme chef militaire et homme d’État ; mais il s’intéressait aussi vivement
aux sciences naturelles et à la philosophie. En 1924, après la défaite électorale de
son parti, il se retira dans sa ferme et écrivit son ouvrage, Holisme et évolution.

Smuts appelle Holos un principe universel à l’origine des « totalités »


(wholes). Les « totalités » sont des facteurs actifs dans et à travers la matière, la
vie et l’esprit. Smuts explique l’évolution comme l’apparition de séries mon­
tantes de totalités, depuis les électrons et les atomes jusqu’aux colloïdes, aux
plantes et aux animaux, aux esprits et aux personnalités. Une totalité est plus que
F ensemble de ses parties : la totalité influence les parties, les parties influencent
la totalité, les parties s’influencent entre elles et chaque totalité influence son
environnement. Smuts décèle dans l’univers « une poussée vers l’intégralité »
(Wholeness) qui s’exprime dans chaque individu par une capacité de développe­
ment, de croissance et d’évolution agissant de l’intérieur et exerçant spontané­
ment un effet sur son propre environnement. Des totalités inférieures donnent
naissance à des totalités supérieures, et sont incorporées par elles. Chaque totalité
est un laboratoire où le temps est transmuté en éternité. Smuts trouve la psycho­
logie contemporaine peu satisfaisante. Il y a lieu, dit-il, de créer une nouvelle
science de la personnalité qui, « en tant que science synthétique de la nature
humaine, constituera le couronnement de toutes les sciences et deviendra à son
tour le fondement d’une Éthique et d’une Métaphysique nouvelles ». Smuts pro­
pose comme voie d’approche vers cette nouvelle science une étude comparative

157. Joseph Wandeler, Die Individualpsychologie Alfred Adlers in ihrer Beziehung zur
Philosophie des Als Ob Hans Vaihingers, Ph. D. Diss. (Fribourg, Suisse, 1932), Lachen, Buch-
druckerei Gutenberg, 1932.
158. Sarah Gertrude Millin, General Smuts, 2 vol., Londres, Faber and Faber, 1936.
656 Histoire de la découverte de l’inconscient

de biographies soigneusement documentées, étude qui permettrait à l’homme de


formuler les lois de l’évolution personnelle159.

S’il faut en croire les biographes de Smuts et d’Adler, les deux hommes échan­
gèrent des lettres (dont rien n’a été publié jusqu’ici). Il est possible qu’Adler ait
considéré que sa psychologie individuelle constituait justement cette future science
de la personnalité esquissée par Smuts. L’influence du holisme de Smuts est per­
ceptible dans Connaissance de l’homme d’Adler et dans ses écrits ultérieurs.

Nous voudrions maintenant passer brièvement en revue les sources de


quelques-unes des idées forces d’Adler : sentiment d’infériorité, tendance à la
supériorité, fictions névrotiques, diagnostic de caractère, loi de l’intérêt social et
sentiment communautaire.
Pour ce qui est du sentiment d’infériorité, Oliver Brachfeld a dressé une
longue liste d’auteurs qui avaient annoncé cette notion160. Adler lui-même écrit :
« Ce qu’il [Janet] dit du “sentiment d’incomplétude” du névrotique s’accorde si
bien avec mes propres observations que je ne crois pas exagérer en disant que
mes travaux se bornent à développer, à généraliser ce fait capital de la vie psy­
chique du névrotique »161. Deux écrivains méritent une mention particulière :
Stendhal en France et Ralph Waldo Emerson aux États-Unis.
Stendhal incarne l’exemple parfait d’une vie dominée par un complexe d’in­
fériorité162. Il souffrait profondément de sa laideur, de sa gaucherie et de sa mala­
dresse naturelles, et il cherchait une compensation dans l’arrogance, en affectant
les manières d’un dandy et en fréquentant les milieux à la mode. Dans son jour­
nal, il notait soigneusement ses rencontres mondaines, précisant qui, de lui ou de
son interlocuteur, s’en était tiré à son avantage. Dans ses romans, il s’attachait à
dépeindre des individus qui cherchent à surmonter un sentiment d’infériorité pro­
fondément enraciné. Tel apparaît notamment Julien Sorel, le héros de son roman
Le Rouge et le Noir163. Les théories psychologiques de Stendhal annoncent sou­
vent celles d’Adler. Stendhal considère l’admiration comme une position d’in­
fériorité et une humiliation pour celui qui s’y livre. Dans une affaire de cœur,
c’est une situation intolérable d’être quitté par l’autre et que la chose soit connue,
parce que celui qui est quitté apparaît ainsi comme inférieur. Dans une réunion
mondaine, chacun des participants se préoccupe essentiellement de ne pas
paraître inférieur. La théorie de Stendhal sur le comique pourrait facilement être
incorporé à la psychologie individuelle164. Le sentiment du comique naît de la
prise de conscience subite de notre supériorité sur autrui. Plus nous respectons

159. Jan Christiaan Smuts, Holism and Evolution, Londres et New York, Macmillan, 1926.
160. F. Oliver Brachfeld, Les Sentiments d’infériorité, op. cit.
161. Alfred Adler, Über den Nervôsen Charakter, Wiesbaden, Bergmann, 1912. Trad.
franç. Le Tempérament nerveux, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1926.
162. C’est ce qu’a bien montré Georges Blin, Stendhal et les problèmes de la personnalité,
Paris, Corti, 1958,1, p. 169-217.
163. Stendhal mentionne expressément le « sentiment continuel de son infériorité » chez
Julien Sorel, Le Rouge et le Noir, chap. 40. Cf. Stendhal, Romans et nouvelles, éd. Pléiade,
Paris, Gallimard, 1952,1, p. 507.
164. Stendhal, Du rire. Mélanges d'art et de littérature, Paris, Calmann-Lévy, 1924, p. 1-
30.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 657

quelqu’un, plus nous sommes prêts à rire de lui. Le comique est augmenté par le
spectacle de la confusion de celui qui est couvert de ridicule. Mais celui qui se
moque de sa victime est, lui aussi, à la merci des autres personnes présentes qui
se feront les juges de son esprit. Le comique est annulé par l’indignation et la
pitié (en termes adlériens, par le sentiment communautaire).
Ralph Waldo Emerson ne définit pas le sentiment d’infériorité avec autant de
précision que Stendhal, mais cette notion est implicite dans ses œuvres, en par­
ticulier dans ses Essais et dans The Conduct of Life 165. Dans l’essai intitulé
« Self-Confidence », Emerson décrit ce qu’Adler appellera « courage et encou­
ragement». On trouve, dispersés dans ses œuvres, bien des pensées et des
conseils qui s’intégreraient admirablement dans la psychologie individuelle.
L’idée que la tendance fondamentale de la nature humaine consiste dans l’as­
piration à la supériorité a été exprimée souvent et sous bien des formes. Hobbes
proclamait que la condition naturelle de l’homme était la lutte de tous contre
tous. Helvétius voyait le mobile essentiel des actions humaines dans le désir d’at­
teindre à la plus grande puissance possible de façon à pouvoir dominer les autres
et jouir de la satisfaction de ses passions166. Pour Nietzsche, la volonté de puis­
sance est l’instinct fondamental et la puissance constitue une fin en elle-même.
Pour Adler, la volonté de puissance n’est que l’une des déviations possibles
d’une tendance plus fondamentale vers la supériorité. Sur ce point aussi, Adler
avait eu des précurseurs. Un psychologue français, Prosper Despine, avait décrit
l’« ascendant des personnes animées de sentiments puissants sur celles dont les
sentiments ont une puissance moindre »167.
L’idée que la tendance à la supériorité soit innée et qu’elle soit le mobile le
plus puissant dans les relations entre les hommes est entrée dans le domaine des
vérités courantes depuis les progrès de la psychologie animale. Nous ignorons si
Adler avait eu connaissance des études pionnières de Schjeldreup-Ebbe sur la
« hiérarchie sociale » chez les gallinacés.

Quand deux de ces volatiles se rencontrent pour la première fois, ils s’enga­
gent dans une épreuve de force en recourant soit à la menace, soit à la lutte
directe. Les deux animaux décident ainsi lequel des deux dominera l’autre. Si
plusieurs animaux vivent ensemble, il s’établira très rapidement entre eux une
hiérarchie de supériorité. Au sommet, on trouve l’animal alpha, auquel tous les
autres ont à se soumettre, puis l’animal bêta, qui ne se soumet qu’à alpha et qui
domine tous les autres, puis tous les intermédiaires jusqu’au dernier, l’animal
oméga, soumis à tous les autres, sans avoir personne à dominer. Plus un animal
est haut placé dans la « hiérarchie sociale », plus il s’arroge de privilèges : une
plus grande quantité de nourriture, une meilleure place dans le poulailler, un plus
grand nombre de femelles. Les animaux les plus jeunes sont soumis aux plus
vieux, et à travers leurs jeux ils établissent progressivement leur propre hiérar­
chie. A mesure qu’ils prennent de la force, ils défient les plus vieux et finissent

165. Ralph Waldo Emerson, The Complété Works. Centenary Edition, Boston et New
York, Houghton Mifflin and Co., 1903-1912, vol. II-HI, VI.
166. Helvétius, De l’esprit, Paris, Durand, 1758.
167. Prosper Despine, Psychologie naturelle. Étude sur les facultés intellectuelles et
morales dans leur état normal et dans leurs manifestations anormales chez les aliénés et chez
les criminels, Paris, Savy, 1868,1, p. 291-292.
658 Histoire de la découverte de l’inconscient

par les vaincre. Tous se soumettent sans protestation à cette hiérarchie sociale,
mais dès que surgit une occasion de rivalité, pour la nourriture ou pour quelque
autre raison, les becs entrent en action et la distribution des coups de bec se
conforme à la hiérarchie sociale établie : l’animal alpha donne des coups de bec
à tous les autres sans en recevoir en retour, l’animal bêta ne reçoit de coups de
bec que de l’animal alpha tandis qu’il en donne à tous les autres, et ainsi de suite
jusqu’au derûier, l’animal oméga, qui reçoit des coups de bec de tous les autres
sans pouvoir en donner à aucun. La situation peut toutefois devenir plus
complexe, car des relations triangulaires peuvent s’établir où l’animal alpha
domine bêta qui domine gamma qui, paradoxalement, domine alpha. Il peut aussi
arriver qu’un animal de rang inférieur mette au défi un animal de rang plus élevé
et lui ravisse sa position hiérarchique168.

Des constatations semblables à celles de Schjeldreup-Ebbe ont été faites chez


de nombreuses espèces d’oiseaux et de mammifères, et David Katz avait montré
d’emblée qu’elles pouvaient s’étendre à l’espèce humaine et expliquaient cer­
tains faits psychologiques et sociaux169. Chose curieuse, alors que les savants
avaient si longtemps négligé ces faits, quelques écrivains les avaient bien
remarqués. Emerson écrivait, par exemple :
« Quand un nouveau arrive dans une école, quand un homme voyage et ren­
contre chaque jour des étrangers, quand un club admet un nouveau membre, les
choses se passent exactement comme lorsqu’un bœuf étranger arrive dans un
enclos ou un pâturage où vivent d’autres bestiaux : on assiste immédiatement à
une épreuve de force entre l’animal le plus vigoureux et le nouveau venu,
épreuve dont l’issue déterminera lequel des deux dominera l’autre. Désormais,
chaque fois que ces deux hommes se rencontreront, ils mesureront leurs forces de
façon courtoise, mais décisive. Chacun lit son destin dans les yeux de l’autre.
Les hommes se mesurent les uns aux autres lors de leur première rencontre et
à chacune de leurs rencontres ultérieures. Comment en arrivent-ils à une estima­
tion aussi rapide de leur puissance et de leur valorisation réciproques, avant
même d’avoir échangé une parole ? On pourrait dire que le caractère persuasif de
leurs paroles ne leur vient pas de leur contenu, ou que les hommes ne se convain­
quent pas les uns les autres par leurs arguments, mais par leur personnalité, par ce
qu’ils sont, par ce qu’ils ont dit et ont fait jusque-là »170.

Ces choses étaient connues des écrivains depuis longtemps. On peut en trouver
un exemple classique dans le roman de Samuel Butler, Ainsi va toute chair, où
nous voyons un jeune couple arriver à l’hôtel quelques heures après la cérémonie
du mariage. Le mari demande à sa femme de descendre et de commander le
dîner. Elle est fatiguée et peu disposée à le faire, mais le mari insiste et obtient
gain de cause, imposant sa domination une fois pour toutes.

168. Thorleif Schjeldnip-Ebbe, « Beitrâge zur Sozialpsychologie des Haushuhns », Zeit­


schriftfur Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane, LXXXVIII (1922), p. 225-253.
169. David Katz, « Tierpsychologie und Soziologie des Menschen », Zeitschrift fur Psy­
chologie und Physiologie der Sinnesorgane, LXXXVIII (1922), p. 253-264.
170. Ralph Waldo Emerson, The Conduct ofLife, in Centenary Edition, op. cit., vol. VI,
p. 59,190.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 659

Tous ces faits s’accordent d’une façon frappante avec plusieurs des principes
fondamentaux de la psychologie individuelle, mais il ne faudrait pas oublier que
la réalité est plus complexe. Les relations entre deux individus ne sont pas seu­
lement régies par la force comparée de leur auto-affirmation, mais aussi par leur
style de vie et par leur fiction directrice ainsi que par les relations qu’ils entre­
tiennent avec les groupes qui les entourent ou qu’ils réunissent autour d’eux. Ces
idées ont été développées en France par un auteur dont Adler n’avait sans doute
jamais entendu parler, le baron Ernest Seillière171.
A la suite de Nietzsche, Seillière voit dans la volonté de puissance, qu’il
appelle « impérialisme », le moteur essentiel des actions des hommes : cet impé­
rialisme peut rester sain et rationnel, ou devenir pathologique. Dans ce dernier
cas, il s’appuie souvent sur le « mysticisme », c’est-à-dire sur une croyance irra­
tionnelle. Seillière distingue trois types d’impérialisme : l’impérialisme indivi­
duel qu’un homme peut satisfaire en se dominant lui-même ou en dominant ceux
qui l’entourent ; l’impérialisme collectif, où l’individu s’identifie à un groupe
revendicateur dont il se fait le champion hautain ; enfin l’impérialisme humain,
qui consiste dans la domination de l’homme sur la nature. Seillière publia un
grand nombre de monographies, en particulier sur Jean-Jacques Rousseau, sur les
romantiques, les néo-romantiques et Nietzsche. Chose curieuse, dans le volume
consacré à Freud et à Adler, Seillière ne fait aucune allùsion à l’analogie frap­
pante entre ses notions d’impérialisme et de mysticisme, et les notions adlé-
riennes de tendance à la supériorité et de fiction directrice172. Dans d’autres
ouvrages, Seillière fait un pas de plus qu’Adler : quand il professe que la véri­
table nature des relations humaines apparaît plus clairement dans les relations
internationales, parce que les relations interpersonnelles sont plus ou moins
tenues en échec par la contrainte sociale.
Les écrivains ont souvent exprimé l’idée que les hommes conduisent leur vie
selon une opinion fictive, qu’ils se font sur eux-mêmes et sur les autres. Des per­
sonnages comme Don Quichotte ou Tartarin de Tarascon sont des illustrations
extrêmes de ce thème. Quant aux personnages de la vie quotidienne, nul n’a
montré avec plus de pénétration que Flaubert l’écart entre ce que les hommes
sont effectivement et ce qu’ils croient être, et comment la fiction qui commande
leur vie les induit en erreur et peut parfois (comme dans le cas de Madame
Bovary) les conduire à leur perte. Parfois la fiction a valeur d’écran protecteur
dont la disparition brutale peut conduire à une catastrophe, comme dans la
célèbre pièce d’Ibsen, Le Canard sauvage. Un auteur français, Jules de Gaultier,
systématisa, sous le nom de « bovarysme » l’idée que nombre d’individus se for­
gent une image fictive d’eux-mêmes et n’accordent pas leurs actions à leur véri­
table personnalité, mais à cette image irréelle173. Plus récemment, cette notion a
été appliquée aux biographies. N.B. Fagin a cherché à montrer, par exemple,
qu’Edgar Allan Poe avait créé pour lui-même et joué le rôle du grand génie
mélancolique et incompris, rôle qui lui réussit parfaitement174. Joseph Dorfman a

171. Voir Louis Estève, Une nouvelle psychologie de l’impérialisme, Paris, Alcan, 1913.
172. Ernest Seillière, Le Néoromantisme en Allemagne, I, Psychanalysefreudienne ou psy­
chologie impérialiste, Paris, Alcan, 1928.
173. Jules de Gaultier, Le Bovarysme, Paris, Mercure de France, n.d.
174. N. Bryllion Fagin, The Histrionic Mr. Poe, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1949.
660 Histoire de la découverte de l’inconscient

proposé une interprétation comparable de la personnalité du sociologue Thor-


stein Veblen175.
Ces faits posent nécessairement le problème de la méthode à employer pour
évaluer le véritable caractère de l’homme, et, sur ce point encore, Adler a eu des
précurseurs. Goethe écrivait : « C’est en vain que nous nous efforçons de décrire
le caractère d’un homme ; si, par contre, nous mettons ensemble ses agissements,
ses actes, un tableau de son caractère surgira devant nous »176. F.J. Gall a exprimé
cette même idée sous une forme plus explicite :
« Voulez-vous épier le caractère d’une personne, sans courir aucun risque de
vous tromper, fût-elle même prévenue et sur ses gardes ? Faites-la causer sur son
enfance et sa première jeunesse ; faites-lui raconter ses tours d’écolier, sa
conduite envers ses parents, ses frères et sœurs, ses camarades, ses délations,
l’émulation dont elle était animée ; faites-lui faire l’histoire de ses liaisons d’ami­
tié avec certains enfants, et de l’inimitié qu’elle ressentait pour d’autres ; ques-
tionnez-la sur ses jeux, etc. Rarement on croit qu’il vaille la peine de dissimuler
à cet égard ; l’on ne se doute pas que l’on a à faire avec un homme qui sait par­
faitement que le fond du caractère reste le même ; que les objets seuls qui nous
intéressent changent avec l’âge et les relations sociales »177.
Il serait difficile de trouver plus claire anticipation de la méthode diagnostique
d’Adler.
Il nous reste à examiner les sources des concepts adlériens de communauté et
de sentiment communautaire. Il est impossible de déterminer dans quelle mesure
Adler a pu s’inspirer des stoïciens, des romantiques allemands, des socialistes et
de bien d’autres, mais il convient d’insister sur deux sources probables.
Adler avait très vraisemblablement entendu parler de Josef Popper-Lynkeus et
de son projet grandiose pour une solution radicale des problèmes sociaux178. Pop­
per-Lynkeus proposait l’institution d’une sorte d’armée de travailleurs dans
laquelle tous les hommes et toutes les femmes seraient mobilisés pendant plu­
sieurs années. Une telle institution assurerait à chaque membre de la société un
minimum acceptable de moyens vitaux, tant matériels que culturels. Libéré ainsi
du fardeau intolérable de ses soucis matériels, l’homme retrouverait sa dignité
originelle. Popper-Lynkeus était inspiré par un idéal de communauté humaine
qui n’est pas sans analogie avec le sentiment communautaire d’Adler. Par ail­
leurs, Popper-Lynkeus, tout comme Adler, proclamait l’importance de l’éduca­
tion qui devait inculquer à chaque enfant, aussi tôt que possible, une idée juste de
la valeur et de la dignité de tout être humain, de ses devoirs envers l’humanité.
Une autre source très probable de la notion adlérienne de sentiment commu­
nautaire est à chercher du côté de Kropotkine et de l’idéologie de ces penseurs
russes qui voyaient dans le peuple la source la plus authentique de la culture
nationale. C’est le peuple, disaient-ils, qui a créé la langue, les arts, la poésie

175. Joseph Dorfman, Thorstein Veblen and His America, New York, Viking Press, 1934,
p. 313-319.
176. J. W. von Goethe, Zur Farbenlehre (1810), in Samtliche Werke, Stuttgart, Cotta, 1833,
LII, XI.
177. Franz Josef Gall, Sur les fonctions du cerveau et sur celles de ses parties, Paris, Bail­
lière, 1825,111, p. 181-182.
178. Josef Popper-Lynkeus, Die allgemeine Nàhrpflicht als Losung der Sozialen Frage,
Dresde, Karl Reissner, 1912.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 661

épique et lyrique du pays, et les classes supérieures, en s’élevant au-dessus des


masses, se sont appauvries elles-mêmes. La véritable vocation des jeunes
hommes et des jeunes femmes des classes supérieures serait d’aller au peuple,
non pour l’instruire mais pour se mettre à son école. (Cette idée était étrangère à
la pensée de l’Europe occidentale, à l’exception, peut-être, de quelques roman­
tiques allemands.) Ces opinions avaient été professées par certains groupes de
révolutionnaires, les Narodniki (les populistes) ; plus tard elles imprégnèrent
l’œuvre de Tolstoï et de Dostoïevski. Chez Maxime Gorki, cette idée prend la
forme d’un mythe philosophique, exposé dans son essai, Le Déclin de la
personnalité.

Au commencement était le peuple, et le peuple était la source de toute valeur


matérielle et spirituelle. C’est le peuple qui créa la langue, les mythes, la religion,
la poésie épique, mais aussi les images des héros. La croissance des commu­
nautés et leurs luttes contre d’autres groupes rendirent nécessaire l’institution de
chefs et de prêtres. Certains individus furent ainsi investis des attributs des héros
épiques. Telle fut l’origine du moi. Au début, ces individus privilégiés étaient
comme des organes de la communauté, mais ils s’émancipèrent pour mener une
vie indépendante en marge de la communauté, et ensuite pour s’élever au-dessus
d’elle. Ils participaient encore à la communauté dans la mesure où ils étaient l’in­
carnation des héros épiques, qui étaient eux-mêmes des émanations du peuple.
Mais il advint un jour que ces individus, ayant pris goût au pouvoir qu’ils exer­
çaient sur les autres, se mirent à désirer le pouvoir lui-même. Il s’ensuivit une
période de luttes entre la communauté et ces individus qui cherchaient à s’élever
au-dessus des masses. La propriété privée fut un des stratagèmes inventés par ces
hommes dans le but d’assurer leur pouvoir, et dès lors la communauté ne put que
décliner. Avec le temps, ces hommes devinrent de plus en plus forts et de plus en
plus agressifs, et l’on aboutit à une période de lutte de tous contre tous, d’où
résulta le déclin de l’individu lui-même179.

En termes adlériens, l’individu est incité, par son aspiration à la supériorité, à


s’élever au-dessus de la communauté, au détriment de ses compagnons de vie et
de sa propre personnalité. C’est ainsi que Gorki a formulé le mythe qui est à la
psychologie individuelle ce que le mythe du meurtre du père primitif est à la
psychanalyse.

L’influence d’Adler

Pour juger de l’influence exercée par Alfred Adler, il ne faut pas perdre de vue
que la psychologie individuelle ne constitue nullement une « déviation » de la
psychanalyse, mais qu’elle en diffère radicalement. En tant que théorie psycho­
logique, elle se présente comme un système de psychologie pragmatique (ou
concrète) qui analyse le comportement humain en fonction de deux tendances

179. Maxime Gorki, « Razrushenye Lichnosti », in Ocherki Filosofiy Kollektivizma, I,


p. 351-403, Saint-Pétersbourg, 1909. Trad. allem. : Die Zerstorung der Persônlichkeit, inAuf-
satze, Dresde, Kaemmerer, 1923, p. 17-86.
662 Histoire de la découverte de l’inconscient

opposées : le sentiment communautaire et une aspiration déviée à la supériorité.


Les névroses, les psychoses et les psychopathies sont des manifestations diverses
d’une déviation par rapport à la loi de l’intérêt social. La théorie d’Adler
enseigne aussi le caractère unique, F autoconsistance et la créativité de l’individu
et de son style de vie, les notions d’infériorités organiques, de sentiments d’in­
fériorité, de compensation, de protestation virile, de but fictif, d’entraînement
névrotique, d’« arrangement » ; elle insiste sur la signification des premiers sou­
venirs et sur l’influence de la situation de l’enfant dans la fratrie. En tant que
méthode thérapeutique, la psychologie individuelle fait appel, d’une part, à des
techniques de thérapie individuelle rationnelle cherchant à démasquer les buts
fictifs et le style de vie, à rendre courage et à entraîner le patient dans le sens de
l’orientation communautaire ; elle préconise, d’autre part, diverses techniques de
guidage de l’enfant, de thérapie de groupe et de psychiatrie communautaire. La
psychologie individuelle proclame que son centre d’intérêt ne se réduit pas à
quelques privilégiés, aux malades les plus riches, mais à une fraction importante
de la population. Étant donné ces traits si caractéristiques, on pourrait penser que
la psychologie individuelle ne saurait être confondue avec les autres écoles dyna­
miques, ni son influence avec les leurs. Et pourtant, chose paradoxale, il est très
difficile de préciser l’influence exercée par l’œuvre de la pensée d’Adler sur le
monde contemporain.
Pour ce qui est du mouvement même de psychologie individuelle, on peut
résumer rapidement son histoire. Les premières années, il eut un caractère assez
imprécis, et, par la suite, sa structure et son organisation furent beaucoup moins
rigides que celles de l’association psychanalytique. Le mouvement adlérien souf­
frit davantage que l’association freudienne de l’oppression nationale-socialiste,
parce qu’il n’avait pas de racines aussi solides en dehors de l’Europe centrale. Il
reprit vie après la Deuxième Guerre mondiale, avec ses centres de formation, ses
périodiques et ses congrès internationaux. Néanmoins, il ne soutient pas la
comparaison avec le mouvement psychanalytique pour ce qui est du nombre des
adhérents, de la rigidité de l’organisation et de la popularité.
Ainsi qu’il arrive dans tous les mouvements, certains se séparèrent d’Adler
pour fonder leur propre école. Ces écoles s’organisèrent soit autour de la psycho­
logie individuelle (légèrement modifiée), soit autour d’une doctrine nouvelle,
comme l’analyse existentielle de Victor Frankl.
Cependant, paradoxalement, c’est sur la psychanalyse que l’influence de la
psychologie individuelle s’est fait le plus vivement sentir. L’influence d’Adler
s’est d’ailleurs exercée sur Freud lui-même, sur certains courants à l’intérieur du
mouvement (ceux que l’on appelle néo-freudiens), et enfin sur la psychanalyse
dans son ensemble, sous la forme d’une assimilation presque imperceptible des
idées de la psychologie individuelle.
Pendant les années où Adler fut associé avec Freud, celui-ci adopta, soit
immédiatement, soit un peu plus tard, quelques-unes des idées proposées par
Adler. En 1908, Adler affirmait l’existence d’un instinct d’agressivité autonome
que Freud niait ; en 1920, toutefois, on l’a dit, Freud vint à parler d’un instinct de
destruction primaire180. Dans le même article de 1908, Adler utilisait les notions

180. Alfred Adler, « Der Aggressionstrieb im Leben und in der Neurose », Fortschritte der
Medizin, XXVI (1928), p. 577-584.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 663

de « confluence des instincts », de retournement d’un instinct contre lui-même,


de déplacement sur un autre instinct puissant, et de transformation en son
contraire. Ces idées (qui remontaient en fait à Nietzsche) s’introduisirent dans la
pensée de Freud à diverses époques181. Une autre « vicissitude » des instincts
consiste dans l’intériorisation de certaines actions exercées de l’extérieur, inté­
riorisation décrite par Furtmüller et par Adler, puis reprise par Freud en 1921 et
développée ultérieurement par Anna Freud sous le nom d’« identification à
l’agresseur ». Le glissement de la psychanalyse vers une psychologie du moi fut,
dans une large mesure, une adaptation des anciens concepts adlériens, si bien que
certains psychanalystes saluèrent en Adler « un précurseur des développements
ultérieurs de la psychanalyse ».
Chose plus remarquable encore, plusieurs groupes psychanalytiques adoptè­
rent de façon massive des idées très semblables à celles de la psychologie indi­
viduelle, tout en restant, dans l’ensemble, fidèles à la terminologie psychanaly­
tique. Citons, parmi ces néo-psychanalystes, Edward Kempf, Harry Stack
Sullivan, Karen Homey, Erich Fromm et Clara Thompson aux États-Unis, ainsi
que Harald Schultz-Hencke en Allemagne.
Les néo-psychanalystes ne constituent pas une école. Chacun a sa propre théo­
rie, mais tous rejettent certaines idées fondamentales de Freud, pour les rempla­
cer par d’autres, très proches de celles d’Adler (sans toutefois se référer explici­
tement à lui). La plupart des néo-psychanalystes partagent les idées suivantes : ils
rejettent la notion de libido avec ses stades successifs, et quand ils parlent du
complexe d’Œdipe, ils l’interprètent autrement. Ils minimisent le rôle de la
sexualité et en font un moyen d’expression d’autres comportements. Ils attri­
buent, à l’inverse, une importance accrue aux instincts d’auto-affirmation et aux
tendances à la compétition. Ils accordent moins de place à l’analyse des rêves et
des symboles. La thérapie, tout en continuant à s’intituler psychanalyse, s’écarte
notablement des règles posées par Freud : elle se concentre sur le présent plus
que sur le passé, sur les relations interpersonnelles plutôt qu’intrapersonnelles, et
elle n’estime pas que les associations libres, l’analyse des rêves et l’usage du
divan soient des choses essentielles.
Edward J. Kempf fut l’auteur d’un volumineux manuel de psychiatrie d’ins­
piration psychanalytique, abondamment illustré de reproductions d’œuvres d’art
et de photographies de ses malades182.

Bien que l’auteur se déclare psychanalyste, le mot libido ne figure nulle part.
Le nom d’Adler est cité une seule fois en 762 pages, mais son esprit imprègne
tout l’ouvrage. L’auteur insiste sur les concepts d’infériorités organiques, de sen­
timents d’infériorité, ainsi que sur les diverses formes de compensation, saines
ou morbides. Parmi les défenses contre les sentiments d’infériorité, Kempf décrit
la « fuite de la compétition », dont la forme extrême est la « crainte généralisée
de tout contact personnel », caractéristiques de l’hébéphrénie. Kempf signale
même la situation particulière du deuxième enfant dans sa famille.

181. Heinz et Rowena Ansbacher, The Individual Psychology ofAlfred Adler, New York,
Basic Books, 1956, p. 31, 32, 37, 39,458,459.
182. Edward J. Kempf, Psychopathology, Saint Louis, C.V. Mosby Co., 1920.
664 Histoire de la découverte de l’inconscient

La psychiatrie interpersonnelle de Harry Stack Sullivan s’apparente étroite­


ment aux idées adlériennes, bien qu’on ne trouve aucune mention d’Adler dans
les quatre volumes réunissant les cours de Sullivan, publiés après sa mort.

Sullivan définit la psychiatrie comme l’étude des relations interpersonnelles, et


va même plus loin qu’Adler en proclamant que la personnalité n’a pas d’exis­
tence en dehors des relations que l’individu entretient avec ses semblables. Sul­
livan enseigne que la personnalité consiste dans un schéma répétitif de situations
personnelles. Son self-system est une organisation stable de processus interper­
sonnels (un peu comme le « style de vie » d’Adler). Comme Adler encore, Sul­
livan estime'que le concept de selfest conditionné par les « jugements réfléchis »,
c’est-à-dire par les reflets que les jugements de ses parents et de ses proches ont
exercés sur le sujet au cours de sa petite enfance. Sullivan appelle « personnifi­
cations » les images déformées que l’individu se fait de lui-même et des autres, à
la façon des fictions d’Adler. La notion adlérienne de « perspective », avec les
distorsions de la perception, de la mémoire et de la logique qu’elle comporte, se
retrouve, sous une terminologie différente, dans la psychologie de Sullivan. Ce
que Sullivan appelle « inattention sélective » est un aspect de ces distorsions de
la perception en fonction du style de vie de l’individu. Et ce que Sullivan appelle
« mode de pensée parataxique » correspond, dans la terminologie adlérienne, aux
distorsions individuelles de la logique. Dans sa psychothérapie, Sullivan renon­
çait souvent au divan, faisant asseoir son patient en face de lui sur une chaise ; il
ne faisait que modérément usage des associations libres et de l’interprétation des
rêves ; il n’hésitait pas à intervenir activement (en particulier avec les obsédés et
les schizoïdes) ; il cherchait d’abord à faire prendre conscience à ses malades de
leurs déformations parataxiques et autres. Bref, Sullivan semble avoir pratiqué
une sorte de psychothérapie adlérienne tout en continuant à s’intituler psycha­
nalyste. Sullivan diffère surtout d’Adler en ce qu’il fournit des descriptions
détaillées des stades du développement de l’individu et qu’il considère, plus
qu’Adler, la société comme une cause de troubles affectifs183.

L’œuvre de Karen Homey présente des analogies non moins remarquables


avec les idées d’Adler. Après quinze années de psychanalyse orthodoxe, elle
rompit avec l’école de Freud pour fonder sa propre association. Dès 1926, Karen
Homey avait mis en doute la notion freudienne d’« envie du pénis »184. Son
article de 1927 sur « Le complexe de virilité des femmes » rappelait manifeste­
ment la « protestation virile » d’Adler185.

183. Harry Stack Sullivan, Conceptions ofModem Psychiatry, Washington, William Alan-
son White Psychiatrie Foundation, 1947 ; The Interpersonal Theôry ofPsychiatry, New York,
Norton, 1953 ; The Psychiatrie Interview, New York, Norton, 1954 ; Clinical Studies in Psy­
chiatry, New York, Norton, 1956.
184. Karen Homey, «Flucht aus der Weiblichkeit », Internationale Zeitschrift fur Psy­
choanalyse, XII (1926), p. 360-374.
185. Karen Homey, « Der Mânnlichkeitskomplex der Frau »,ArchivfUrFrauenkunde, XIII
(1927), p. 141-154.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 665

Quelques aimées après, un autre de ses articles s’intitulait « La peur de la


femme », expression typiquement adlérienne186. Ayant émigré aux États-Unis en
1932, elle fut frappée par les différences entre les malades européens et améri­
cains, différences qu’elle ne pouvait attribuer qu’à des facteurs culturels. Karen
Homey a exposé ses idées dans quatre livres principaux.

Karen Homey critique l’insistance excessive mise par Freud sur la biologie et
sa méconnaissance des facteurs culturels. Elle rejette ainsi résolument la théorie
de la libido ainsi que la théorie freudienne de la névrose. Elle voit à la racine de
la névrose une tentative pour se protéger contre l’angoisse. (Adler aurait parlé de
manque de courage.) Comme Adler, elle rejette aussi la classification classique
des névroses qu’acceptait encore Freud. Elle ne reconnaît qu’une seule névrose
générale, avec plusieurs types de développements possibles : la docilité (ou la
résignation), l’agressivité guidée par la volonté de puissance, et le retrait. Ces
types de développements névrotiques peuvent être mis en corrélation avec des
situations particulières vécues dans l’enfance. Quant au complexe d’Œdipe,
Karen Homey, exactement comme Adler, reconnaît qu’il peut parfois exister,
mais elle l’explique comme typique du développement d’un enfant initialement
gâté. Dans le narcissisme, elle voit non un amour de soi, comme Freud, mais une
admiration pour une image de soi idéalisée. Dans ses derniers ouvrages, Karen
Homey en vint à considérer la tendance à l’auto-réalisation comme la plus fon­
damentale de l’homme, tendance entravée, dit-elle, par l’image idéalisée que l’in­
dividu se fait de sa personne. Ici encore, nous reconnaissons l’importance qu’Ad­
ler, dans ses derniers écrits, attribua à l’instinct créateur et au rôle joué par
l’image fictive que l’individu se fait de lui-même187.

La théorie d’Erich Fromrn, telle qu’elle s’exprime dans plusieurs de ses


ouvrages bien connus, est une autre variante de néo-psychanalyse influencée par
la sociologie et par une idéologie philosophique.

Fromrn critique, lui aussi, la théorie des instincts de Freud, mais il le fait du
point de vue de la différence entre l’instinct chez l’être humain et chez l’animal.
Comparé à celui de l’animal, le développement de l’être humain prend une forme
tout à fait différente, et même spécifique (qui correspond, soit dit en passant, à ce
que Jung appelle l’individuation), et dont l’objectif est la liberté. Fromm n’ac­
cepte plus la validité des entités névrotiques traditionnelles, il considère les
divers types de mécanismes névrotiques : la tendance à la soumission désintéres­
sée à l’autorité, la recherche avide du pouvoir (le caractère autoritaire), la ten­
dance à la destruction, et le besoin de se conformer à la manière d’un automate.
Quant aux facteurs étiologiques de ces mécanismes névrotiques, Fromm les
cherche dans le domaine social et culturel, c’est-à-dire dans le système capita­
liste. Mais d’autre part, il parle d’un « caractère productif », qui rappelle ce

186. Karen Homey, « Die Angst vor der Frau », Internationale Zeitschrift fiir Psychoana­
lyse, XVIII (1932), p. 5-18.
187. Karen Homey, The Neurotic Personality of Our Time, New York, W.W. Norton,
1937 ; New Ways in Psychoanalysis, New York, W.W. Norton, 1939 ; Ourlnner Conflicts : A
Constructive Theory of Neurosis, New York, W.W. Norton, 1945 ; Neurosis and Human
Growth : The Struggle towards Self-Realization, New York, W.W. Norton, 1950.
666 Histoire de la découverte de l’inconscient

qu’Adler disait de l’homme guidé par le sentiment communautaire et qui se tient


sur le «côté utile de la vie». Fromm ne nie pas l’existence du complexe
d’Œdipe, mais il y voit la rébellion du jeune garçon contre l’ordre patriarcal et
autoritaire incarné dans la personne de son père. Nous voyons que le marxisme a
exercé une influence plus forte encore sur Fromm que sur Adler. De tous les néo­
psychanalystes, Fromm est le seul chez qui nous puissions trouver quelque chose
qui ressemble au sentiment communautaire d’Adler188.

La pensée néo-psychanalytique se retrouve aussi chez des auteurs comme


Thomas French, Sandor Rado, Théodor Reik et Abram Kardiner. En Europe,
Harald Schultz-Hencke fut le seul à s’intituler néo-psychanalyste. Il a exposé ses
idées dans plusieurs ouvrages et a fondé sa propre école en Allemagne. Sa pensée
est un mélange original d’idées freudiennes et adlériennes.

A la racine de toutes les névroses et psychoses, Schultz-Hencke découvre un


trouble fondamental : l’inhibition (Hemmung), qui joue, dans son système, le
rôle du «manque de courage» dans la psychologie individuelle d’Adler.
Schultz-Hencke distingue quatre instincts fondamentaux. L’instinct « captatif »
et l’instinct de « rétention » correspondent assez bien aux tendances orales et
anales de Freud. L’instinct d’agression et d’autovalorisation s’apparente à la ten­
dance à la supériorité d’Adler. Le quatrième est l’instinct sexuel, où Schultz-
Hencke voit essentiellement un besoin de tendresse ; il n’emploie jamais le terme
libido. L’inhibition peut être mise en corrélation avec les effets exercés par l’en­
tourage sur le petit enfant : c’est cette action qui détermine les attitudes perma­
nentes qui régiront le comportement de l’individu tout au long de sa vie. Schultz-
Hencke propose une théorie fondée sur des infériorités des fonctions psychiques
et sur leurs manifestations sous forme de structures névrotiques. Il emploie aussi
souvent qu’Adler les termes de « compensation » et de « surcompensation ».
Dans son système, l’inconscient n’a qu’une importance secondaire ; il en est de
même pour le transfert dans sa technique thérapeutique189.

Après avoir montré l’influence exercée par la psychologie individuelle sur les
néo-psychanalystes (qu’il vaudrait mieux appeler néo-adlériens), il nous faut
maintenant parler de l’influence plus subtile et plus diffuse qu’elle a exercée sur
le monde des psychanalystes en général. Cette influence est difficile à circons­
crire parce qu’elle emprunte des formes plus ou moins déguisées. Certains psy­
chanalystes s’affirment résolument freudiens dans les théories qu’ils professent
consciemment, mais adoptent un mode de pensée adlérien dans les choses de la
vie quotidienne. Un psychanalyste suisse déclarait un jour publiquement que les
théories d’Adler étaient absurdes et ne méritaient pas la moindre attention ; un
moment après, parlant d’une connaissance commune, dans une conversation pri­
vée, il déclarait : « Cet homme souffre d’un grave sentiment d’infériorité, qu’il

188. Erich Fromm, Escape from Freedom, New York, Farrar, Strauss and Giroux, Inc.,
1941 ; ManforHimself, New York, Reinhart, 1947 ; The Sane Society, New York, Reinhart,
1955.
189. Ses deux principaux ouvrages sont : Der gehemmte Mensch, Berlin, Springer-Verlag,
1940, et Lehrbuch der analytischen Psychothérapie, Berlin, Springer-Verlag, 1950.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 667

compense par des manières arrogantes ». Officiellement on méprise Adler, mais,


sans même s’en rendre compte, on est crypto-adlérien. C’est aussi pour cette rai­
son qu’une lecture attentive des revues de psychanalyse révélera un nombre sur­
prenant d’articles illustrant une notion adlérienne classique sans référence à
Adler ou, parfois, avec une brève note précisant que la présente étude n’a aucun
rapport avec son œuvre. Cette attitude à l’égard de l’œuvre d’Adler n’est d’ail­
leurs nullement limitée aux seuls psychanalystes, et nous sommes là en présence
d’un des faits les plus paradoxaux de l’histoire de la psychiatrie dynamique.
Joseph Wilder écrivait en 1959 : « Je me rends compte que la plupart des
observations et des idées d’Alfred Adler se sont insinuées subtilement et sans
bruit dans la pensée psychologique contemporaine, à tel point que la véritable
question n’est pas de savoir si l’on est adlérien ou non, mais dans quelle mesure
on l’est »190.
Il est facile d’en faire la preuve pour ce qui est, par exemple, de la psychiatrie
existentielle191. Victor Frankl a d’abord été disciple d’Adler et ne l’a jamais nié.
Dans une comparaison qu’il établit entre Frankl et Adler, Bimbaum assure que
l’attitude «para-religieuse» de Frankl face à ses malades avait trouvé son
modèle dans le « sentiment cosmique » décrit par Adler dans ses derniers écrits.
L’influence d’Adler sur l’analyse existentielle de Binswanger est non moins
manifeste, bien que Binswanger ne cite jamais Adler. Les modèles duel, plural et
singulier de l’être-avec-les-autres ne diffèrent guère des descriptions du senti­
ment communautaire, de la tendance active à la supériorité, et du retrait derrière
les barricades, telles que nous les trouvons décrits par Adler. Les descriptions de
la « dimension verticale » de Binswanger apparaissent comme un développe­
ment de ce qu’Adler avait écrit sur la dialectique de l’« au-dessus » et de l’« au-
dessous »192.
Quand Jean-Paul Sartre esquissa sa psychanalyse existentielle, dans le cadre
de son existentialisme philosophique, les psychanalystes furent unanimes à lui
répondre qu’elle n’avait aucun rapport avec la psychanalyse193. La psychanalyse
existentielle repose sur le principe fondamental que l’homme est une totalité et
qu’il s’exprime donc entièrement dans toutes ses actions, même les plus insigni­
fiantes et les plus superficielles. Sa méthode consiste à déchiffrer les divers types
de comportement des individus. A cette fin, on comparera les diverses tendances
empiriques pour déterminer le projet fondamental sous-jacent à chacun de ces
types de comportement. La psychanalyse existentielle de Sartre rejette la notion
d’inconscient : elle ne cherche pas à découvrir des complexes, mais s’efforce de
définir le choix original de l’individu. Ce choix est au début une décision libre et
consciente de l’individu, et, comme tel, il est pleinement vécu par lui, bien que la
chose ne soit pas toujours claire pour lui. La psychothérapie doit faire prendre

190. Joseph Wilder, « Introduction » à Kurt A. Adler et Danica Deutsch éd., Essays in Indi-
vidual Psychology, New York, Grove Press, 1959, p. xv.
191. Ceci a été souligné à plusieurs reprises. Voir, par exemple, Ernest L. Johnson, « Exis-
tential Trends toward Individual Psychology », Journal of Individual Psychology, XXII
(1966), p. 33-42.
192. Ferdinand Bimbaum, « Victor E. Frankls Existentialpsychologie individualpsycholo-
gisch gesehen », Internationale Zeitschriftfiir Individualpsychologie, XVI (1947), p. 145-152.
193. J.-P. Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard,
1943, p. 643-663.
668 Histoire de la découverte de l’inconscient

conscience au sujet de son projet fondamental. Les formes de comportement


explorées par cette méthode ne se réduisent pas (comme dans l’analyse freu­
dienne) aux rêves, aux actes manqués et aux névroses, mais comprennent surtout
les pensées conscientes, les actes réussis et adaptés, et le style de l’individu.
Sartre conclut sur cette affirmation surprenante : « Cette psychanalyse n’a pas
encore trouvé son Freud ! » Comment Sartre a-t-il pu ne pas se rendre compte
que cette méthode existait déjà et qu’elle avait Alfred Adler pour auteur ?
Ceux qui ont suivi les cours de psychiatrie du professeur Klaesi à Berne n’ont
pu s’empêcher de remarquer des analogies frappantes entre nombre de ses idées
et celles d’Adler (bien qu’il ne se référât jamais à lui). Son interprétation du
complexe d’Œdipe rejoint celle d’Adler. Pour Klaesi, la névrose résulte d’un
conflit entre les instincts « cratophores », c’est-à-dire les instincts de domination
égoïste, et les instincts « aristophores », c’est-à-dire les instincts sociaux194.
La tendance holiste de la psychologie individuelle a été développée, sous le
nom d’autoconsistance, par Prescott Lecky, psychologue américain qui avait
suivi l’enseignement d’Adler à Vienne en 1927 et 1928.

L’exigence première d’un organisme, dit Lecky, est d’assurer l’unité et l’in­
tégralité de son organisation mentale. La personnalité est un ensemble organisé
de valeurs que l’on perçoit comme mutuellement compatibles. Le comportement
est l’expression de nos efforts en vue d’atteindre la cohérence et l’unité, dans l’or­
ganisation et dans l’action. L’individu est un système unifié qui doit faire face à
deux séries de problèmes : assurer sa propre harmonie interne et rester en har­
monie avec l’environnement, en particulier avec l’environnement social. Il lui
faut constamment ajuster sa perception, ses souvenirs et ses oublis, ses senti­
ments, sa pensée, son imagination, etc., afin de garantir son autoconsistance. La
notion centrale du système est F auto-évaluation de l’individu. Toute valeur
compatible avec son auto-appréciation est susceptible d’assimilation ; à l’in­
verse, toute valeur incompatible se heurte à une forte résistance, pour être fina­
lement rejetée, à moins d’une réorganisation générale. En tant que psychothéra­
peute, Lecky voyait dans les symptômes l’expression d’attitudes dont il avait
entrepris l’inventaire. Il montrait ensuite au patient que ses attitudes étaient inop­
portunes et désuètes, et l’amenait ainsi à leur en substituer de meilleures. Pour
Lecky, la résistance ne consistait pas dans une persévération névrotique, mais
dans un stratagème naturel pour éviter de faire l’effort d’une réorganisation195.

Plusieurs auteurs, en particulier Wilhelm Keller, ont exposé l’idée que


l’homme est animé d’une tendance fondamentale à F autoperfectionnement, idée
particulièrement chère à Adler dans sa dernière période196. Au dire de Keller,
l’homme se caractérise par une tendance fondamentale à Fauto-estime qui s’ex­
prime de diverses manières. Bien qu’il ne cite Adler qu’occasionnellement, son
livre constitue manifestement un développement de ses idées.

194. Jakob Klaesi, Vont Seelischen Kranksein. Vorbeugung und Heilen, Berne, Paul Haupt,
1937.
195. Prescott Lecky, Self-Consistency. A theory ofpersonality, New York, Highland Press,
1945.
196. Wilhelm Keller, Das Selbstwertstreben : Wesen. Formen und Schichsale, Munich,
Reinhardt, 1963.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 669

Les idées d’Adler sur le rôle du rang de l’enfant à l’intérieur de la fratrie ont
donné lieu à des développements originaux et inattendus. Walter Toman a
énoncé une théorie fondée sur l’observation de plusieurs centaines d’individus,
dont le rang de naissance avait été soigneusement relevé197. Dans son analyse des
constellations familiales, Toman tient compte du nombre d’enfants, de la répar­
tition des garçons et des filles, de l’intervalle entre les enfants et des décès sur­
venus parmi eux. Il étend son analyse à la constellation familiale des sujets étu­
diés, de leurs enfants et de leurs conjoints. Pour chacune des innombrables
combinaisons possibles, Toman décrit brièvement les principaux traits de carac­
tère auxquels on est en droit de s’attendre.
Martensen-Larsen a adopté un point de départ différent dans son analyse de la
constellation familiale198. S’occupant d’alcooliques, il a entrepris des recherches
généalogiques qui lui ont permis d’attribuer une influence déterminante dans
l’étiologie de l’alcoolisme non à l’hérédité, mais à la position occupée dans la
constellation familiale élargie jusqu’à la génération des grands-parents. Plus tard,
il a étendu ses recherches à l’homosexualité masculine.
Quant au style de vie, nous avons déjà vu que beaucoup d’auteurs ont écrit à
ce sujet, avec ou sans référence à Adler. Mais ni Adler ni ses disciples ne
semblent avoir approfondi les diverses interactions possibles entre deux styles de
vie différents. Il existe au moins une tentative en ce sens, celle du docteur Eric
Berne : son livre à succès, Games People Play, montre combien il vaudrait la
peine d’entreprendre une exploration systématique et scientifique de ce domaine
peu connu199.
La notion de sentiment d’infériorité s’est trouvée si rapidement adoptée par le
public qu’un homme comme Paul Hâberlin a pu en faire le sujet d’un livre, décri­
vant les innombrables formes, variétés, compensations et causes des sentiments
d’infériorité, sans citer une seule fois le nom d’Adler200. Pour donner un exemple
encore, parmi bien d’autres : un psychanalyste a publié l’histoire d’un névrosé
dont la phobie se reflétait dans son plus ancien souvenir (il avait été effrayé par
une souris) ; petit garçon, il jouait à la poupée201. Quand son sentiment d’infério­
rité empira, il chercha une compensation dans des rêveries grandioses où il
s’imaginait être un surhomme. Ce malade fut guéri par une méthode que l’auteur
n’hésite pas à appeler psychanalyse.
Nous pourrions donner de nombreux autres exemples de la pénétration lente et
continue des idées adlériennes dans la pensée psychologique contemporaine.
Ainsi des notions de sentiment d’infériorité, de style de vie, de rôle de l’infério­
rité organique, ainsi de l’application du « comme-si » de Vaihinger à la théorie

197. Walter Toman, Family Constellation, New York, Springer Publishing Co. 1961. Éd.
allemande augmentée, Familienkonstellationen. Ihr Einfluss aufMenschen und seine Hand-
lungen, Munich, C.H. Beck, 1965.
198. La technique d’analyse utilisée pour cette recherche est décrite dans O. Martensen-
Larsen, « Family Constellation Analysis and Male Alcoholism », Acta Psychiatrica Scandi-
navica, Supp., vol. CVI (1956), p. 241-247.
199. Eric Berne, Games People Play, New York, Grave Press, 1964. Trad. franç. : Des jeux
et des hommes, Paris, Stock, 1966.
200. Paul Hâberlin, Minderwertigkeitsgefühle, Zurich, Schweizer Spiegel-Verlag, 1936.
201. Gustav Hans Graber, « Untermensch-Übermensch. Ein Problem zur Psychologie der
Überkompensation », Acta Psychotherapeutica, IV (1956), p. 217-224.
670 Histoire de la découverte de l'inconscient

de la névrose, ainsi du rôle de la protestation virile et de la peur de la femme dans


l’étiologie de l’homosexualité et d’autres déviations sexuelles.
Nous pourrions énumérer au moins une douzaine d’auteurs qui, récemment,
ont redécouvert la signification symbolique des premiers souvenirs. S’écartant
des vues traditionnelles qui attribuent les bouleversements de l’adolescence à
une intensification de la libido, quelques psychanalystes admettent maintenant
que le moi de l’adolescent est le jouet d’énergies puissantes qui ne dérivent ni
directement ni exclusivement de la libido. On a pu relever des analogies entre
.certains passages du livre de Margaret Mead, La Famille, et de celui d’Adler, Le
Sens de la vie202. La théorie des « impératifs sociaux » de Walter Goldschmidt
présente des analogies avec la Conception adlérienne du sentiment communau­
taire ; l’homme est livré à la vie sociale et chaque individu, à mesure qu’il prend
de l’âge, doit subordonner ses projets personnels aux exigences de la vie sociale :
« La société doit être organisée de façon à faire contrepoids à la poussée de
l’égoïsme individuel, qui s’oppose aux exigences de l’harmonie sociale »203.
Certains traits de la psychothérapie adlérienne se reconnaissent également dans
les méthodes plus récentes, comme la thérapie rationnelle d’Ellis et la thérapie de
réalité de Glasser.
L’influence de la psychologie individuelle s’avéra probablement la plus
féconde en criminologie et dans le domaine de l’éducation thérapeutique. Le trai­
tement par la chirurgie plastique de quelques criminels affligés de difformités
physiques est une application d’une idée d’Adler204. La technique rééducatrice,
dite de « restitution créatrice » bien qu’elle se soit développée indépendamment
de la psychologie individuelle, se rattache à la théorie adlérienne, ainsi que l’a
montré Ernst Papanek205. Le Père Noël Mailloux, le psychologue bien connu de
Montréal, estime que les théories psychanalytiques habituelles destinées à rendre
compte de la délinquance juvénile (faiblesse ou distorsion du surmoi, complexe
d’Œdipe non résolu, identification à un modèle criminel) ne sont pas confirmées
par l’expérience206. Il est conduit à expliquer la délinquance juvénile comme le
résultat d’un processus spécifique de dissocialisation, c’est-à-dire une distorsion
du processus normal de socialisation. La socialisation, dit le Père Mailloux, suit
sa propre ligne d’évolution, parallèle à celle de la sexualité, avec ses propres
vicissitudes, ses points critiques et un conflit initial comparable au conflit œdi­
pien (auquel pourtant il ne s’identifie nullement). Des attitudes erronées, exagé­
rément critiques, des parents conduisent l’enfant à se considérer comme un paria,
proscrit de la famille et de la société. S’estimant mauvais, l’enfant se sent
condamné à commettre de mauvaises actions. Ce comportement, à son tour, lui

202. Margaret Mead et K. Heyman, Family, New York, Macmillan, 165. Voir Danica
Deutsch,'« Alfred Adler and Margaret Mead, a Juxtaposition », Journal ofIndividual Psycho­
logy, XXII (1966), p. 228-233.
203. Walter Goldschmidt, Man’s Way, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1959, p.
220.
204. Alfred Adler, Introduction à Maxwell Maltz, New Faces, New Futures, New York,
Richard K. Smith, 1936, p. vn.
205. Albert Eglash et Ernst Papanek, « Creative Restitution : A Correctional Technique and
a Theory », Journal of Individual Psychology, XV (1959), p. 226-232.
206. Noël Mailloux, O.P., « Genèse et signification de la conduite antisociale », Revue
canadienne de criminologie, IV (1962), p. 103-111.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 671

vaut la réprobation de son entourage. Il se considère dès lors comme une victime
de la haine et nourrit des sentiments de vengeance : aussi commettra-t-il des
délits plus graves et cherchera-t-il un refuge dans le gang. Le traitement des
délinquants juvéniles implique une rencontre avec des éducateurs thérapeutes et
un traitement collectif dans le cadre du groupe de délinquants. Notons combien il
est facile de formuler ces théories et méthodes en termes de psychologie indivi­
duelle : parce que l’enfant moralement dévalorisé se sent en position d’infério­
rité, il adopte un style de vie qui s’accorde avec l’image dépréciative qu’il se fait
de lui-même, d’où une réaction punitive de l’entourage (la pression engendre la
contre-pression). Le traitement s’appliquera à ranimer et à restaurer le sentiment
communautaire distordu.
Toute tentative d’appréciation de l’influence de l’œuvre d’Adler se heurte à un
paradoxe. L’influence de la psychologie individuelle sur la psychologie contem­
poraine ne fait aucun doute. Hans Hoff a déclaré qu’Adler avait inauguré la
médecine psychosomatique moderne, qu’il avait été le précurseur de la psycho­
logie sociale et de l’approche sociale de l’hygiène mentale, le fondateur de la
psychothérapie de groupe, que sa conception du soi créateur en fait le père de la
psychologie du moi207, n aurait pu ajouter qu’Adler est, à notre connaissance, l’au­
teur du premier système unifié de psychologie concrète.-
Mais d’autre part, nous nous heurtons à ce fait difficile à comprendre : le renie­
ment collectif de l’œuvre d’Adler et l’attribution systématique de toutes ses
découvertes et intuitions à d’autres auteurs. Nous connaissons de nombreux
exemples de psychanalystes qui reprennent l’une ou l’autre des découvertes les
plus originales d’Adler en prétendant qu’elles sont « implicitement contenues
dans les écrits de Freud » ou qu’elles correspondent à des « aspects négligés de
sa pensée » ; si Adler est cité, c’est pour préciser qu’en dépit des analogies appa­
rentes avec ses idées, il s’agit de conceptions fondamentalement différentes. On
retrouve la même attitude chez des psychologues non freudiens, avec parfois un
rejet encore plus catégorique d’Adler. Le ton de vertueuse indignation qu’ils
arborent pour nier l’influence d’Adler est caractéristique. Même les psycho­
logues qui reconnaissent avoir rencontré personnellement Adler et avoir lu de ses
œuvres, n’en proclament pas moins énergiquement que leurs idées n’ont rien à
voir avec celles d’Adler.
H serait difficile de trouver un autre auteur à qui on ait autant emprunté sans le
reconnaître. Son œuvre est devenue, pour ainsi dire, une carrière publique, c’est-
à-dire que n’importe qui peut venir y puiser sans scrupule. Un auteur notera soi­
gneusement la source de toute phrase prise ailleurs, mais il ne lui vient pas à
l’idée d’en faire autant lorsqu’il s’agit de la psychologie individuelle ; c’est
comme si rien d’original ne pouvait jamais venir d’Adler. Cette attitude s’étend
même au grand public. Le Times de Londres écrivait à l’occasion de la mort de
Freud : « Certaines de ses expressions sont passées dans le langage courant, le
complexe d’infériorité par exemple »208. Vingt-deux ans après, quand Jung mou-
rat, le New York Times imprima en gros caractères : « Le Dr Karl Jung est mort

207. Hans Hoff, « Opening address to the Eighth International Congress of Individual Psy-
chology, Vienna, August 28,1960 », Journal of Individual Psychology, XVII (1961), p. 212.
208. The Times (Londres), 25 septembre, 1939, p. 10.
672 Histoire de la découverte de l'inconscient

[...] il a introduit les notions d’introversions, d’extraversion et de complexe


d’infériorité »209.
Comment expliquer ces contradictions troublantes : importance des travaux,
rejet massif de la personne et de l’œuvre, tranquille plagiat à grande échelle ?
Plusieurs réponses sont possibles.
Il faudrait d’abord s’entendre sur les critères du génie. La nature du génie a
donné lieu à des théories contradictoires. D’après Lange-Eichbaum, le problème
serait d’ordre psychosociologique, c’est-à-dire qu’il s’agirait de définir les carac­
téristiques qui autorisent à qualifier une œuvre de géniale210. L’association d’un
contenu plus ou moins marqué par la psychose et d’uhe forme parfaite offrirait le
maximum de chances de se voir étiqueter « œuvre de génie ». (Par « psycho­
tique » l’auteur entend, en fait : étrange, paradoxal, déconcertant.) Dans cette
perspective, la pensée d’Adler est trop rationnelle, son style trop imparfait pour
qu’il mérite la qualification de génie.
Bernard Grasset a proposé une théorie opposée, suivant laquelle le génie est la
capacité de créer une nouvelle évidence211. C’est dire que le génie est l’aptitude
à découvrir et à formuler ce qui a toujours existé, mais que personne n’avait
remarqué jusque-là. Dès que cette réalité se trouve formulée par un génie, elle
apparaît si évidente qu’elle s’intégre rapidement au domaine public du savoir et
qu’on en vient à oublier qu’elle n’a été découverte que récemment. (On rapporte,
de cette façon, que Franz Schubert entendit un jour des lavandières chanter ses
propres lieder : quand il leur demanda où elles les avaient appris, elles lui répon­
dirent que c’étaient de vieux chants populaires que l’on avait toujours chantés
dans la région.) La théorie de Bernard Grasset pourrait s’appliquer à Adler et à la
rapide assimilation de ses concepts, en particulier du sentiment d’infériorité.
Une troisième théorie voit dans le génie un phénomène microsociologique et
une construction délibérée. Un homme isolé ne pourrait jamais prétendre à la qua­
lification de génie, n est absolument nécessaire qu’il soit entouré par un groupe
de disciples qui non seulement propagent ses idées, mais lui fabriquent une répu­
tation (sinon une véritable légende). Leur succès est en grande partie une affaire
d’organisation et de méthode. A cet égard, Freud fut plus favorisé qu’Adler : ses
disciples étaient nombreux et bien organisés. Adler n’avait qu’un petit nombre de
disciples, il ne fut jamais un bon organisateur, et il ne se souciait guère de laisser
des documents sur sa vie et ses travaux. Les disciples de Freud propagèrent à son
sujet l’image archétypique positive du génie : une œuvre d’une nouveauté inouïe
menée à bien en dépit d’une opposition universelle, d’épreuves terribles et de
violentes persécutions. Quant à Adler, quelques-uns de ses disciples eurent beau
l’appeler le Confucius de l’Occident et voir en lui un sauveur de l’humanité, ils
ne réussirent pas à imposer une image positive convaincante, ni à empêcher une
image négative de prévaloir : celle d’un petit-bourgeois, disciple jaloux de son
grand maître, qui le trahit pour enseigner une caricature de la psychanalyse, une
psychologie pour maîtres d’école et un appendice psychologique ennuyeux de la
doctrine socialiste.

209. New York Times, 7 juin 1961.


210. G. Lange-Eichbaum, Genie, Irrsinn und Ruhm, Munich, Reinhardt, 1927.
211. Bernard Grasset, Remarques sur l’action, Paris, Gallimard, 1928.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 673

Le problème devient dès lors : pourquoi cette image négative a-t-elle prévalu ?
On pourrait peut-être en trouver une explication dans la victimologie, cette
branche récente de la criminologie qui analyse la personnalité des victimes
latentes de crimes212. Dans la personnalité d’Adler, on retrouve les caractéris­
tiques d’un type particulier de victime latente, caractérisé par le syndrome
d’Abel. C’est le cas de l’homme dont la supériorité dans un domaine suscite l’en­
vie,- mais qui ne sait pas ou ne veut pas se défendre. Il s’agit d’un cas fréquent.
Dans une étude sur Jean-Jacques Rousseau, Cocteau explique ainsi les malheurs
et les persécutions incessantes dont fut l’objet le grand écrivain. Quand certains
hommes reçoivent une gifle, on colportera partout qu’ils l’ont donnée ; que les
autres giflent, on colportera qu’ils l’ont reçue213 (étant sous-entendu que Rous­
seau appartient au deuxième groupe). Sans aller aussi loin, que de fois n’arrive-
t-il pas dans une réunion mondaine qu’un homme jouissant d’un certain prestige
puisse raconter n’importe quelle banalité et n’en continuer pas moins à intéresser
son auditoire, tandis qu’un autre pourra dire les choses les plus judicieuses et les
plus spirituelles et passer inaperçu (ou alors ce qu’il dit sera recueilli en silence et
redit ailleurs avec le plus grand succès) ?
On comprendra à quel point cela s’applique à Adler en comparant sa person­
nalité à celle de Freud.

Freud Adler

Élégant, imposant, une barbe bien Pas particulièrement beau, sans préten­
entretenue. tion, une petite moustache et un pince-
nez.
Il vivait dans le plus riche quartier rési­ Il vivait dans un quartier petit-bour­
dentiel, avait une collection d’œuvres geois, dans un appartement à l’ameuble­
d’art et employait plusieurs domes­ ment banal, avec un seul domestique.
tiques.
Il acquit des titres universitaires. D se vit refuser un titre universitaire.
Il donnait des cours à l’université et était H s’adressait surtout à des maîtres
entouré d’un cercle de disciples en­ d’école et participait à des réunions sans
thousiastes. façon dans les cafés.
Il avait une maîtrise parfaite de la prose Œuvres écrites dans un style très ordi-
allemande, était un écrivain supérieur naire, mal composées et sans images
qui savait utiliser des images frappantes, frappantes.
Fondateur de la psychologie des profon- Promoteur d’une psychologie ration-
deurs, science se proposant de dévoiler nelle, relevant du sens commun, aux
les mystères de l’âme humaine. applications pratiques immédiates.

212. Voir Hans von Hentig, The Criminal and His Victim, New Haven, Yale University
Press, 1948 ; Das Verbrechen, Berlin, Springer, 1962, II, p. 364-515. H.F. Ellenberger, « Psy-
chological Relationships between Criminal and Victim », Archives of Criminal Psychodyna-
mics, I, n’ 2 (1955), p. 257-290.
213. Jean Cocteau, « Rousseau », in Œuvres complètes, Paris, Marguerat, 1950, IX, p.
365-373.
674 Histoire de la découverte de l’inconscient

On pourrait poursuivre cette comparaison et trouver des parallèles dans


d’autres domaines de l’histoire de la science, celui de Champollion et de Grote-
fend, par exemple214. La vie de Freud, embellie par la légende, ne manque pas de
traits romantiques ; son style de vie était celui d’un aristocrate de l’esprit qui
s’était identifié à Charcot et à Goethe ; Adler vivait en petit-bourgeois et avait
associé sa cause à celle du peuple. Quand Freud apprit la mort d’Adler, il écrivit
à Arnold Zweig : « Pour un garçon juif sorti d’un faubourg de Vienne, mourir à
Aberdeen est en soi une carrière inouïe, qui montre combien il était allé loin »215.
Freud avait-il oublié qu’il avait été lui-même un garçon juif des faubourgs de
Vienne ?
On peut encore trouver une autre explication à ce paradoxe. Le succès d’un
homme dépend en grande partie de son aptitude à se faire le porte-parole des cou­
rants culturels et sociaux contemporains. Si Schopenhauer ne connut aucun
succès pendant une trentaine d’années et si sa renommée fut tardive, ce ne fut pas
en vertu d’une conspiration du silence, mais parce que sa philosophie était
incompatible avec l’esprit des années 1820-1840, tandis que la nouvelle généra­
tion d’après 1848 était mieux préparée à la comprendre216.
Mais les courants contemporains sont souvent eux-mêmes des résurgences de
mouvements antérieurs. Dans l’opposition entre la psychologie individuelle et la
psychanalyse, nous pouvons voir une reviviscence de l’ancienne opposition entre
les Lumières et le Romantisme. Nous avons vu, dans un chapitre antérieur,
comment les vicissitudes de la psychiatrie dynamique au XIXe siècle pouvaient
être considérées comme des manifestations de l’antagonisme entre les Lumières
et le Romantisme — Janet et, à un moindre degré, Adler, se présentant comme
des épigones tardifs des Lumières, Freud, et à plus forte raison Jung, quant à eux,
apparaissant comme des représentants tardifs du Romantisme217. Remontant plus
loin encore dans le passé, nous voyons les mondes hellénistique et romain par­
tagés entre le stoïcisme et l’épicurisme, et nous pouvons retrouver aujourd’hui
certains traits du stoïcisme dans les écoles adlérienne et existentialiste, tandis que
R. de Saussure ajustement comparé la psychanalyse freudienne à la philosophie
d’Épicure218. Enfin, l’humanité a toujours connu deux voies différentes pour la
guérison psychique : l’une faisant appel à des techniques rationnelles, l’autre
mobilisant des forces irrationnelles. Ainsi le parallèle entre Adler et Freud se
ramène-t-il, en dernière analyse, à une illustration parmi bien d’autres d’une loi
fondamentale de l’histoire de la culture, celle d’une oscillation permanente entre
deux attitudes fondamentales de l’esprit humain.

214. Voir chap. v, p. 297-298.


215. Emest Jones, The Life and Work of Sigmund Freud, New York, Basic Books, 1955,
m, p. 208. Trad. franç. : La Vie et l'œuvre de Sigmund Freud, op. cit., in, p. 238.
216. Voir chap. rv, p. 239, note 65.
217. Voir chap. rv, p. 229.
218. Voir chap. I, p. 75-76.
CHAPITRE IX

Cari Gustav Jung


et la psychologie analytique

Pas plus qu’Alfred Adler, Cari Gustav Jung n’est un dissident de la psycha­
nalyse de Freud. Il ne convient donc pas de considérer la psychologie analytique
en fonction de la psychanalyse freudienne, pas plus qu’il ne conviendrait déjuger
de cette dernière selon les critères de la psychologie analytique, n faut les
comprendre l’une et l’autre en fonction de leur philosophie respective.
Les différences essentielles entre le système de Jung et celui de Freud peuvent
se résumer ainsi.
Tout d’abord, leurs fondements philosophiques sont entièrement différents. La
psychologie analytique de Jung, comme la psychanalyse de Freud, est un rejeton
tardif du Romantisme, mais la psychanalyse est en même temps l’héritière du
positivisme, du scientisme et du darwinisme. La psychologie analytique, au
contraire, rejette cet héritage pour retrouver les sources inaltérées du Roman­
tisme psychiatrique et de la philosophie de la nature.
En second lieu, tandis queTreïïïsê’f0f8pôSë d’explorer cette partie du psy­
chisme humain dont les grands écrivains avaient une connaissance intuitive, Jung
cherche à aborder objectivement et à annexer à la science un domaine de l’âme
intermédiaire entre la religion et la psychologie.

Le cadre de vie de Cari Gustav Jung

Né en 1875 dans un petit village de Thurgovie (Suisse), Cari Gustav Jung


mourut en 1961 à Küsnacht sur les bords du lac de Zurich. A part un certain
nombre de voyages en France, en Angleterre, en Italie, en Amérique du Nord, en
Afrique et aux Indes, il passa toute sa vie dans sa Suisse natale. A la naissance de
Jung, Freud avait 19 ans, Janet 16 et Adler 5. Jung était donc le plus jeune des
grands pionniers de la nouvelle psychiatrie dynamique, auxquels d’ailleurs il sur­
vécut. La neutralité de la Suisse lui évita les vicissitudes qui marquèrent les vies
de Freud et d’Adler.
La première moitié de la vie de Jung, de 1875 à 1914, c’est-à-dire ses années
de jeunesse, son entrée dans la carrière psychiatrique, son association avec Freud
et leur séparation ultérieure, correspond à la période de la « paix armée » en
Europe. Après la Première Guerre mondiale, il fonda sa propre école et exposa
ses idées dans de nombreux ouvrages. Pendant et après la Deuxième Guerre
mondiale, il desserra ses liens avec son école et exprima ses pensées d’une façon
de plus en plus personnelle. Ses patients furent d’abord des malades mentaux
676 Histoire de la découverte de l’inconscient

internés, appartenant aux couches sociales défavorisées, puis ce furent surtout


des névrosés des classes supérieures.
La vie de Cari Gustav Jung offre un exemple typique d’ascension sociale. Issu
d’une famille appauvrie de la classe moyenne, il fut un étudiant besogneux,
commença sa carrière comme médecin d’hôpital psychiatrique et comme psy­
chiatre universitaire, pour finir en psychothérapeute de réputation mondiale, fon­
dateur et chef d’école. Vers la fin de sa vie, il était devenu une figure presque
légendaire, le « vieux sage de Küsnacht », auprès de qui affluaient des visiteurs
du monde entier.

Le milieu familial

On ne saurait comprendre la personnalité de Cari Gustav Jung sans tenir


compte de ses origines familiales et du fait qu’il était suisse.
La Suisse est un état multinational, comme l’avait été l’Autriche-Hongrie,
avec cette différence qu’il n’y a que trois langues et ethnies principales en Suisse
et que cette nation avait réalisé son unité politique avant l’ère des nationalismes
exacerbés. Les problèmes que la monarchie austro-hongroise s’efforçait déses­
pérément de résoudre avaient déjà trouvé leur solution en Suisse grâce au fédé­
ralisme. Bien que les trois principaux groupes ethniques parlent les langues des
pays voisins (Allemagne, France et Italie), l’identité nationale suisse est extrê­
mement forte parce que ses institutions politiques sont très différentes de celles
des autres pays européens.
Pour un Suisse, fédéralisme et démocratie sont presque synonymes. Tout
citoyen suisse exerce ses droits politiques à trois niveaux : la commune, le canton
et la fédération. Chaque commune jouit d’une large autonomie et les citoyens
sont constamment et activement engagés dans les affaires de la commune.
Chaque citoyen suisse est membre d’une commune d’origine, privilège qu’il
transmet à ses descendants, quel que soit leur lieu de résidence. Un étranger sol­
licitant la citoyenneté suisse doit d’abord se faire accepter par une commune pour
devenir ensuite citoyen du canton et, par voie de conséquence, de la fédération
suisse. L’autonomie communale et cantonale est poussée jusqu’aux limites
extrêmes compatibles avec l’unité nationale. Rien n’apparaîtrait plus odieux,
plus antidémocratique à un Suisse que l’idée d’imposer une langue commune à
tout le pays. L’allemand, le français et l’italien sont considérés comme les trois
langues nationales, chacune étant la langue officielle de la partie du pays où elle
est parlée. Par ailleurs, dans la conversation courante, les Suisses de langue alle­
mande utilisent divers dialectes, tandis que le Schriftdeutsch (allemand écrit)
reste la langue officielle administrative et universitaire.
Un autre trait caractéristique de la Suisse, par rapport aux autres pays, est
l’organisation de son armée. Chaque citoyen suisse, tant qu’il fait partie de l’ar­
mée active, conserve chez lui son uniforme militaire et ses armes, reste soumis
aux ordres du chef de section de sa commune et voit son équipement régulière­
ment inspecté. A la différence des autres armées européennes qui imposent un
service militaire durant un an, deux ans ou même davantage, les jeunes recrues
suisses ne subissent que quelques semaines d’instruction et d’exercices militaires
intensifs. Ils sont ensuite soumis chaque année à une brève période d’entraîne­
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 677

ment. Ceux qui désirent devenir officiers sont soumis à un entraînement pério­
dique spécial. Ainsi tout citoyen suisse est à la fois un civil et un militaire, soldat
ou officier. Le personnel militaire permanent est réduit au minimum.
Le Suisse est fortement intégré dans la vie de sa commune, de son canton et de
son pays. La politique locale et la vie militaire le touchent de près, et il s’intéresse
vivement à la généalogie et à l’histoire de sa famille : non seulement la noblesse,
mais (dans un esprit authentiquement démocratique) presque toutes les familles
ont leurs armoiries. Par suite de l’importance attachée à la commune d’origine, il
est facile pour un Suisse d’établir sa généalogie en consultant les registres de la
commune.
Ainsi s’expliquent la stabilité générale de la population suisse, son attache­
ment à la tradition, son respect pour les usages locaux et les dialectes, mais aussi
les grandes différences d’une localité à l’autre. Cet état de chose constitue
l’aboutissement d’une longue et laborieuse évolution historique, entrecoupée de
maintes guerres civiles. Les vicissitudes de l’histoire ont ainsi progressivement
fait de la Suisse un État fédéral composé de vingt-deux cantons, dont trois sont
subdivisés en demi-cantons, formant ainsi vingt-cinq unités politiques auto­
nomes. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, la Suisse était devenue une
sorte de laboratoire expérimental pour les institutions démocratiques. Elle pos­
sède aujourd’hui des institutions inconnues ailleurs, comme le droit d’initiative
des citoyens et le référendum1.
De nos jours, la Suisse donne l’image d’un pays qui a joui d’une longue
période de paix à l’abri des bouleversements de l’histoire européenne. En fait, à
la naissance de Cari Gustav Jung, en 1875, ses parents et grands-parents n’au­
raient certainement pas partagé cette opinion. A l’époque où ses grands-parents
étaient jeunes, la Suisse avait été entraînée dans les remous de la Révolution fran­
çaise et les guerres de l’Empire. Puis, entre 1815 et 1830, le pays avait souffert
de luttes intestines, en particulier quand les partis des paysans cherchèrent, dans
plusieurs cantons, à abolir les privilèges du patriciat urbain. Dans le canton de
Bâle, on en arriva à des conflits armés entre la campagne et la ville, conflits qui
aboutirent, en 1833, à la scission du canton en deux unités politiques : Bâle-Ville
et Bâle-Campagne. En 1838, la Suisse connut la mobilisation et fut sur le point
d’entrer en guerre avec la France. En 1845, les sept cantons catholiques se consti­
tuèrent en une ligue séparatiste, le Sonderbund, provoquant ainsi une guerre
civile qui aboutit à la victoire de la Fédération et à la réunification du pays en
1847. En 1857, la Suisse mobilisa, de nouveau, cette fois-ci contre la Prusse,
mais des négociations permirent de régler le conflit. La Suisse avait également
connu de nombreux affrontements d’ordre religieux.
La personnalité de Cari Gustav Jung reflète puissamment non seulement les
traits caractéristiques de la mentalité suisse, mais aussi l’esprit de sa ville natale,
Bâle, celui de ses ancêtres et de sa famille. Bâle est non seulement une ville, mais
un exemple presque unique d’une unité politique autonome ayant son gouver­
nement, ses assemblées, ses ministères et son administration. Centre industriel et
commercial international, située au carrefour de la Suisse, de la France et de
l’Allemagne, Bâle était encore une ville de taille suffisamment modeste pour que

1. Pour une présentation du système démocratique suisse, voir André Siegfried, La Suisse,
démocratie-témoin, édition revue et augmentée, Neuchâtel, La Baconnière, 1956.
678 Histoire de la découverte de l’inconscient

ses habitants puissent se connaître les uns les autres. En 1875, l’année de la nais­
sance de Jung, la ville comptait 50 000 habitants. Depuis la Renaissance, Bâle
demeurait un des centres de la culture européenne. Jung enfant pouvait rencon­
trer, en se promenant dans les rues, l’historien-philosophe Jacob Burckardt ou le
vieux Bachofen ; partout il entendait parler de Nietzsche que tant de gens avaient
connu ; il était lui-même immanquablement reconnu, comme le « petit-fils du
célèbre Cari Gustav Jung ».
Son grand-père, Cari Gustav Jung (1794-1862)2, était une figure légendaire à
Bâle3. Fils d’un médecin allemand, il avait étudié la médecine à Heidelberg où il
avait connu les poètes romantiques, et il avait lui-même écrit des poèmes et des
chansons d’étudiants4, n avait été converti au protestantisme par Schleiermacher.
Un groupe de professeurs d’université organisa une fête religieuse et patriotique
au château de la Wartburg, en Saxe, le 17 octobre 1817, avec l’autorisation du
gouvernement. Bien que les participants se fussent soigneusement abstenus de
toute manifestation politique, les autorités prirent prétexte d’un incident futile
pour intervenir et s’en prendre ultérieurement à toutes les organisations étu­
diantes d’Allemagne. Cari Gustav Jung, avec de nombreux autres jeunes gens,
fut jeté en prison sans jugement ; quand il fut relâché, treize mois plus tard, sa
carrière était brisée et il émigra en France. A Paris, il rencontra Alexander von
Humboldt qui, sachant que l’université de Bâle cherchait un homme jeune et
énergique pour réorganiser son école de médecine, le recommanda, et c’est ainsi
que Cari Gustav Jung l’aîné devint citoyen suisse et l’une des personnalités les
plus en vue de Bâle. Tous les témoignages de ce temps s’accordent à le présenter
comme un homme au charme irrésistible qui gagnait le cœur de tous ceux qui
avaient affaire à lui. Un de ses fils, cependant, le dépeint comme un père despo­
tique, bien qu’il participât quelquefois aux amusements et aux espiègleries de ses
enfants5. La tradition familiale rapporte qu’à la mort de sa première femme, qui
lui avait donné trois enfants, il se rendit chez le maire de Bâle pour lui demander
la main de sa fille, Sophie Frey. Le maire refusa ; sur ce, Cari Gustav Jung se ren­
dit immédiatement dans une taverne et demanda à la serveuse si elle voulait
l’épouser. Elle accepta sur-le-champ et le mariage fut conclu à la consternation
de toute la ville. Elle mourut trois ans plus tard, après lui avoir donné deux
enfants. Il décida de se remarier, et cette fois-ci le maire consentit à lui donner sa
fille. En tout, il eut treize enfants dont plusieurs lui causèrent bien des déboires
pendant la dernière période de sa vie. En 1857, il fonda un établissement pour
enfants arriérés, auquel il finit par consacrer la plus grande partie de son temps.
Cari Gustav Jung l’aîné eut une carrière étonnamment brillante : médecin très
en vogue à Bâle, il fut élu recteur de l’université, devint grand maître de la franc-
maçonnerie suisse, et publia des traités scientifiques ainsi que des pièces de
théâtre, sous divers pseudonymes. La rumeur publique en faisait un fils illégitime
de Goethe. Les deux hommes présentaient, en effet, une certaine ressemblance
physique. Cari Gustav Jung l’aîné ne fit jamais allusion à cette rumeur, mais il est

2. Nous donnons sa date de naissance la plus probable. Certains documents portent 1793,
d’autres 1795, mais la plupart la situent en 1794.
3. Eduard His, Basler Gelehrte des 19 Jahrhunderts, Bâle, Benno Schwabe, 1941, p. 69-76.
4. H. Haupt, Ein vergessener Dichter aus der Frühzeit der Burschenschaft, Karl Gustav
Jung (1794-1864), s.Ln.d.
5. Ernst Jung éd., Aus den Tagebüchem meines Vaters, s.l.n.d.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 679

peut-être significatif que dans une page de son journal il juge sévèrement le
manque de sens moral des deux pièces de Goethe et que dans un traité anato­
mique sur les os surnuméraires il ne cite pas l’étude classique de Goethe sur l’os
intermaxillaire6. Ce prétendu lien de parenté avec Goethe contribua à faire de
Cari Gustav Jung une figure légendaire de son vivant. Tel était l’homme fasci­
nant que le psychiatre Cari Gustav Jung ne connut jamais, mais dont il portait le
nom et dont l’image exerça sans aucun doute une grande influence sur sa
destinée7.
Les grands-parents maternels de Cari Gustav Jung étaient non moins remar­
quables. Samuel Preiswerk (1799-1871), théologien et hébraïsant éminent,
connut bien des difficultés, jusqu’à ce qu’il devienne antistes de l’église de Bâle,
c’est-à-dire président de l’assemblée des pasteurs. Il laissa le souvenir d’un
homme pieux et érudit, qui avait composé de nombreux poèmes et hymnes reli­
gieux et publié une grammaire hébraïque. Il était convaincu que la Palestine
devait être rendue aux Juifs et défendit activement cette idée, si bien qu’aujour-
d’hui on le considère comme un précurseur du sionisme. Il se maria deux fois : sa
première femme ne lui donna qu’un enfant, mais la seconde, Augusta Faber, lui
en donna treize. S’il faut en croire la tradition familiale, il avait des visions et
était en relation avec le monde des esprits : dans son cabinet de travail, un siège
spécial était réservé à l’esprit de sa première femme qui venait lui rendre visite
chaque semaine, au grand chagrin de sa seconde femme. On raconte aussi qu’en
écrivant ses sermons il demandait à sa fille Émilie de s’asseoir derrière lui pour
que les esprits ne puissent pas lire par-dessus ses épaules. On dit que sa seconde
femme (la grand-mère de C.G. Jung) avait le don de seconde vue et que plusieurs
membres de sa famille avaient des aptitudes parapsychologiques8.
Les parents de C.G. Jung étaient l’un et l’autre les derniers-nés de familles
nombreuses et faisaient pour ainsi dire partie de la « génération sacrifiée »,
puisque à leur naissance leurs pères respectifs étaient appauvris. Paul Achille
Jung (1842-1896) s’intéressait vivement aux langues classiques et à l’hébreu,
mais il devint un modeste pasteur de campagne. Il épousa Émilie Preiswerk, la
fille cadette de son professeur d’hébreu. Jung avait l’impression que leur mariage
n’avait pas été particulièrement heureux. Qu’on nous permette toutefois d’ajou­
ter que nous avons eu l’occasion de rencontrer une vieille dame qui, dans sa jeu­
nesse, avait bien connu le pasteur Paul Jung. Elle le dépeignait comme un
homme calme, sans prétention, débordant de bonté, qui savait admirablement
prêcher aux paysans et que tous ses paroissiens aimaient et respectaient. Selon
une autre source digne de foi, ses collègues le considéraient comme un homme
assez ennuyeux.
Au terme de ses études de théologie, le pasteur Paul Jung fut affecté à la
paroisse de Kesswil, sur le lac de Constance, puis, pour trois ans, à celle de Lau-
fen, près de Schaffhouse. En 1879, il fut nommé définitivement à Klein-Hünin-

6. C.G. Jung, Animadversiones quaedam de ossibus generatim et in specie de ossibus


raphogeminantibus, quae vulgo ossa suturarum dicuntur, Basileae, 1827.
7. Selon le registre d’état civil de Bâle, le prénom du psychiatre s’écrivait « Karl », mais il
utilisa toujours l’orthographe plus ancienne « Cari », qui avait été celle de son grand-père.
8. Ces détails sont empruntés à une étude d’Aniela Jaffé sur la famille de Jung, à partir de
documents familiaux. Trad. franç. : Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, recueillis par Aniela
Jaffé, Paris, Gallimard, 1966.
680 Histoire de la découverte de l’inconscient

gen, petit village relevant de Bâle-Ville. Il devint l’aumônier protestant de l’hô­


pital psychiatrique de la Friedmatt, à Bâle9. Nous connaissons trop peu la
personnalité du pasteur Paul Jung pour expliquer le ressentiment intense que son
fils éprouvait à son égard. Il ne l’accusait certainement pas de s’être montré
tyrannique. Apparemment, il ressentait péniblement la prétendue immaturité de
son père, le fait qu’il n’ait pas cherché à se développer intellectuellement malgré
sa grande instruction, et qu’il se soit dispersé en activités généreuses, mais
futiles. C.G. Jung était aussi persuadé que son père souffrait de doutes religieux
sans oser se l’avouer.
Nous sommes encore moins bien renseignés sur la personnalité de la mère de
Cari Gustav Jung, Émilie Preiswerk. La même vieille dame, qui nous a parlé de
l’enfance de Jung et de son père, dépeignait madame Paul Jung comme une
femme obèse, laide, autoritaire et hautaine. Son fils parlait d’elle comme d’une
femme au caractère difficile, ayant une double personnalité. Parfois, dit-il, elle
faisait montre d’une très grande sensibilité, au point de manifester des dons para-
psychologiques, tandis qu’à d’autres moments elle semblait terre à terre et
banale. Le pasteur et madame Paul Jung eurent trois enfants. L’aîné, Paul, né en
août 1873, ne vécut que quelques jours. Puis ce fut Cari Gustav, le futur psy­
chiatre, et, après un intervalle de neuf ans, Johanna Gertrud, née le 17 juillet
1884. Elle ne se maria jamais, n’exerça, semble-t-il, aucune profession ; elle
vécut à l’ombre de son frère qu’elle admirait beaucoup et mourut à Zurich le 30
mai 1935.
Cette situation familiale peut expliquer certains aspects de la pensée de C.G.
Jung et ses divergences avec Freud. Celui-ci était le fils aîné et le préféré d’une
jeune mère très belle, tandis que Jung gardait le souvenir d’une mère assez laide
et ambivalente. L’idée que tout petit garçon soit amoureux de sa mère et jaloux
de son père lui semblait absurde. D’autre part, Jung insiste moins sur l’hostilité
du fils à l’égard de son père que sur son identification inconsciente à ce dernier et
aux ancêtres paternels. Jung s’identifia sans aucun doute moins à son père qu’à
son brillant grand-père, romantique et heureux dans ses entreprises. Jung avait
l’habitude de sourire lorsqu’il désavouait les rumeurs qui faisaient de son grand-
père un fils illégitime de Goethe. Mais cette légende a peut-être contribué à la
réputation de vieux sage qu’on lui fit à la fin de sa vie.
Jung passa son enfance et sa jeunesse dans un presbytère de campagne. Le
presbytère (Pfarrhaus) a été décrit comme « une des cellules germinales de la
culture allemande »10. Dans une maison tranquille et spacieuse, généralement
entourée d’un grand jardin, le ministre s’acquittait de ses obligations ecclésias­
tiques, pratiquait la cure d’âmes, donnait l’exemple des vertus domestiques, éle­
vait sa famille et réservait un certain temps à la contemplation et à l’étude. Bien
des fils de pasteurs devinrent des hommes éminents, même si certains se rebel­
lèrent contre l’orthodoxie religieuse de leur père (sinon contre la religion elle-

9. Le professeur P. Kielholz, directeur de l’hôpital psychiatrique de la Friedmatt, nous a fait


savoir que le nom du pasteur Paul Jung apparaît pour la première fois dans les rapports annuels
de cette institution en 1888 et qu’il en fiit l’aumônier jusqu’à sa mort en 1896. Les comptes
rendus annuels de cette période apprécient fort son caractère et les services qu’il rendait aux
malades.
10. Pierre Berteaux, La Vie quotidienne en Allemagne au temps de Guillaume II, Paris,
Hachette, 1962, p. 27.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 681

même, comme Nietzsche). Quant à Jung, sa curiosité philosophique et religieuse


semble avoir eu ample occasion de s’éveiller, mais, faute de recevoir de son père
des réponses satisfaisantes, il se tourna vers des problèmes qui débordaient le
cadre de la religion traditionnelle.

Les principaux événements de la vie de Cari Gustav Jung

Notre connaissance de la vie de Cari Gustav Jung est encore assez imparfaite.
Les comptes rendus biographiques restent sommaires et comportent d’impor­
tantes lacunes11. Son ami de toujours, Albert Oeri, a rapporté quelques souvenirs
sur son enfance et sa jeunesse12. Il n’existe pas encore, sur la vie de Jung, d’ou­
vrage fondé sur des recherches comparables à celles des Bemfeld et des Gickl-
hom pour Freud, ou de Beckh-Widmanstetter pour Adler, si ce n’est l’étude de
Gustav Steiner sur l’activité de Jung dans son association d’étudiants, écrite à
partir des archives de cette association13. Jung avait toujours décliné la sugges­
tion de ses amis d’écrire l’histoire de sa vie. Vers la fin de 1957, alors qu’il avait
82 ans, il changea d’avis et rédigea ce qui devait devenir les premiers chapitres
de son autobiographie ; le reste, il le raconta à sa secrétaire qui devait plus tard
rédiger et publier ces souvenirs14. Mais là aussi subsistent d’importantes lacunes
ainsi que des contradictions entre certaines affirmations de Jung et des versions
issues d’autres sources15. On peut s’étonner aussi que ce vieillard de 82 ans ait pu
rapporter avec tant de précision ses premiers souvenirs. Seule une faible partie de
l’énorme correspondance de Jung a été publiée, et nombre de ses écrits restent
inédits16.
Selon les registres d’état civil de Bâle, Jung naquit le 26 juillet 1875 à Kesswil,
dans le canton de Thurgovie, sur les bords du lac de Constance17. Six mois après,
sa famille déménagea à Laufen, près de Schaffhouse, où ils restèrent trois ans. Le
presbytère était très proche de la chute du Rhin. C’était un site fort pittoresque,
mais assez effrayant pour le jeune enfant, si l’on en croit les premiers souvenirs
de Jung tels qu’il les rapporte dans son autobiographie.
En 1879, alors que Cari allait sur ses quatre ans, la famille déménagea à Klein-
Hüningen qui était à cette époque un petit village de paysans et de pêcheurs, situé

11. Le livre d’E. A. Bennet, C.G. Jung (Londres, Barris and Rockliff, 1961), s’appuie
essentiellement sur des interviews données par Jung dans sa vieillesse.
12. Albert Oeri, « Ein paar Jugenderinnerungen », in Die Kulturelle Bedeutung der kom-
plexen Psychologie, Berlin, Springer, 1935, p. 524-528.
13. Gustav Steiner, « Erinnerungen an Cari Gustav Jung. Zur Entstehung der Autobiogra­
phie », Basler Stadtbuch (1965), p. 117-163.
14. L’essentiel de cette autobiographie parut d’abord dans l’hebdomadaire Die Weltwoche
(Zurich), du 31 août 1962 au 1er février 1963, puis en livre : C.G. Jung, Erinnerungen, Traume,
Gedanken, recueillis par Aniela Jaffé, Zurich, Rascher, 1962. Trad. franç. : cf. note 8.
15. Un seul exemple : Albert Oeri dit que Jung avait décidé très jeune de se faire médecin ;
dans son autobiographie, Jung raconte que cette décision lui est venue subitement, sous l’effet
de deux rêves, peu avant de s’inscrire à l’université.
16. Une édition de la correspondance de C.G. Jung est actuellement en préparation sous la
direction du docteur Gerhard Adler.
17. Toutes les données relatives aux noms, aux dates et aux lieux de naissance des membres
de la famille Jung sont extraites des registres de la ville de Bâle.
682 Histoire de la découverte de l’inconscient

au bord du Rhin18. Aujourd’hui, Klein-Hüningen est un faubourg industriel de


Bâle (il a été rattaché à la ville en 1908). La population rurale autochtone a fait
place à des travailleurs venus d’autres régions, employés dans les usines de pro­
duits chimiques et au port de Bâle. Mais, en 1879, Klein-Hüningen était encore
un petit village patriarcal et Cari Gustav alla à l’école avec les enfants des
familles paysannes. Le presbytère était une grande maison ancienne avec un jar­
din et des écuries : il avait été la maison de campagne de la famille Iselin, riche
famille patricienne dont l’écusson à trois roses figure encore au-dessus d’une
porte. Le style aristocratique de la maison contrastait avec les modestes moyens
d’un pasteur de campagne à cette époque.
Nous ne savons pas grand-chose de l’enfance de Cari Gustav Jung. Albert Oeri
rapporte simplement quelques mauvais tours qu’il joua à d’autres enfants. Dans
son autobiographie, Jung parle surtout des histoires qu’il imaginait, des rêves et
des angoisses de son enfance. Il fréquenta l’école du village avec les enfants des
paysans du lieu, mais il se sentait différent d’eux. Quand il eut six ans, son père
commença à lui enseigner le latin. Il acquit ultérieurement une bonne connais­
sance de cette langue, mais ne semble pas l’avoir maîtrisée aussi bien que son
père.
Au printemps 1886, à l’âge de 11 ans, Jung commença ses études secondaires
au gymnase de Bâle. D’après son autobiographie, ce fut le début d’une période
pénible : ses relations avec ses condisciples n’étaient pas des plus faciles. Il réus­
sissait bien en latin, mais il était faible en mathématiques. Un épisode de cette
époque rappelle étrangement un événement de la vie d’André Gide. Un condis­
ciple l’avait traîtreusement jeté à terre ; Cari Gustav s’évanouit un court instant,
mais simula une inconscience prolongée pour effrayer le coupable. A partir de ce
moment, il perdit conscience chaque fois qu’il voulait éviter d’aller à l’école ou
même de faire ses devoirs. Pendant six mois, il fit l’école buissonnière, errant par
la campagne et donnant libre cours à son imagination. Les médecins étaient per­
plexes ; l’un d’eux parlait d’épilepsie. Sur ces entrefaites, Cari Gustav surprit un
jour une conversation de son père avec un ami en visite, exprimant ses inquié­
tudes au sujet de l’avenir de son.fils. Lejeune garçon prit subitement conscience
du fait que la vie était chose sérieuse et qu’il devait se préparer à assurer son exis­
tence. A partir de ce jour, il s’efforça de réprimer ses évanouissements et reprit
son travail scolaire. Cet épisode révèle non seulement comment une névrose
infantile peut s’installer mais aussi comment elle peut guérir spontanément, à la
différence d’André Gide dont toute l’enfance fut gâchée par une névrose ana­
logue19. Cette expérience préfigurait aussi un des principes fondamentaux de la
psychothérapie jungienne : ramener le malade à la réalité.
Il semble avoir dès lors poursuivi ses études secondaires sans difficultés par­
ticulières. Dans son autobiographie, Jung ne dit presque rien de ses études et de
ses maîtres, tandis qu’il s’arrête sur les événements de sa vie intérieure, ses rêves,
ses rêveries, les histoires qu’il imaginait et ses intuitions. A la vue d’une vieille
voiture du xvnT siècle, il eut soudain l’impression d’avoir vécu à cette époque,
et les souvenirs de sa vie antérieure affluèrent. Il lui semblait avoir deux person­
nalités : celle du garçon nerveux et difficile, tel qu’il apparaissait à son entourage,

18. Justin Gehrig, Aus Kleinhilningens vergangenen Tagen, Bâle, 1941.


19. Jean Delay, La Jeunesse d’André Gide, Paris, Gallimard, 1956,1, p. 193-199.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 683

et celle, ignorée de tous les autres, d’un personnage éminent du XVIIIe siècle20.
D’autre part, le jeune Cari Gustav lisait énormément. Il fut impressionné par
Schopenhauer dont la philosophie pessimiste était alors à l’apogée de sa popu­
larité, et par Goethe, car il voyait dans son Faust une explication du problème du
mal. Entre 15 et 18 ans, il passa aussi par une crise religieuse, qui donna lieu à de
longues discussions fastidieuses et stériles avec son père, ainsi qu’en témoigne
clairement son autobiographie. Il en vint ainsi, vis-à-vis de la religion, à l’attitude
qu’il exprima plus tard dans une de ses affirmations favorites : « Je ne peux pas
croire à ce que je ne connais pas, et ce que je connais, je n’ai pas besoin d’y
croire »21.
Cari Gustav Jung passa ses examens de fin d’études secondaires, la matura, au
printemps 189522. Si l’on en croit Oeri, Jung eut la chance que les règlements de
cette époque n’aient tenu compte que de la moyenne, ce qui lui permit de racheter
sa faiblesse en mathématiques. Quand vint le moment de choisir une orientation,
il opta pour la médecine.
Son père avait obtenu pour lui une bourse d’études à l’université de Bâle. (Les
bourses étaient très rares à cette époque et n’étaient accordées qu’aux étudiants
ne disposant vraiment que de faibles ressources.) Il était déjà gravement malade
et devait mourir un an plus tard. Cari Gustav Jung s’inscrivit à la faculté de méde­
cine de l’université de Bâle le 18 avril 1895 et il y fit toutes ses études médicales,
du semestre d’été 1895 au semestre d’hiver 1900-190123. Son père mourut le 28
janvier 1896, pendant sa première année de médecine. Jung vécut dès lors avec
sa mère et sa sœur, et assuma le rôle de chef de famille. Ils s’étaient établis dans
une petite maison du village de Binnigen d’où il se rendait chaque jour à pied à
la faculté. Il termina ses études en cinq ans, ce qui était relativement rapide,
même à cette époque ; on peut en conclure qu’il s’y adonnait de toutes ses forces.
Il consacrait néanmoins un certain temps à des activités estudiantines. Le 18
mai 1895, il fut admis à la section bâloise de la Zofingia, société suisse d’étu­
diants. Gustav Steiner rapporte que la section de Bâle comptait à cette époque
environ 120 membres provenant des quatre facultés (théologie, philosophie,
droit, médecine) et que les réunions hebdomadaires rassemblaient en moyenne
80 membres24. Albert Oeri, qui faisait partie de la même société, écrit que Jung
ne s’intéressait ni aux bals mondains ni aux divertissements, mais qu’il partici­
pait activement aux soirées de discussion, surtout quand il était question de phi­
losophie, de psychologie ou d’occultisme. Gustav Steiner raconte comment Jung
parvenait à captiver ses auditeurs. Il s’intéressait passionnément à des auteurs tels
que Swedenborg, Mesmer, Jung-Stilling, Justinus Kemer, Lombroso et surtout

20. Bien que Jung ne l’ait jamais nommée, cette seconde personnalité fut très probablement
celle de Goethe, comme reflet de la légende de son grand-père.
21. « Ich kann nicht glauben an was ich nicht kenne, und an was ich kenne brauche ich
nicht zu glauben. »
22. Renseignements communiqués par monsieur Hans Gutzwiller, recteur du Gymnase des
humanités de Bâle.
23. Renseignement provenant des archives d’État du canton de Bâle-Ville.
24. Gustav Steiner, « Erinnerungen an Cari Gustav Jung. Zur Entstehung der Autobiogra­
phie », loc. cit.
684 Histoire de la découverte de l’inconscient

Schopenhauer. Ainsi que nous le verrons, les exposés de Jung et sa participation


aux discussions ont été consignés dans les archives de la société, ce qui nous per­
met de faire remonter à cette période reculée l’origine de plusieurs des concepts
fondamentaux de la psychologie analytique. Gustav Steiner évoque aussi l’as­
cendant qu’avait Jung sur ses compagnons d’étude, et rapporte comment il se
vanta un jour d’être un descendant de Goethe. « Ce n’était pas la légende qui me
laissa perplexe », ajoute Steiner, « mais le fait qu’il nous en eût parlé ».
Dans son autobiographie, Jung note qu’il considère sa découverte du Zara­
thoustra de Nietzsche comme un événement capital de cette période : ce livre
exerça une fascination extraordinaire sur lui, comme d’ailleurs sur tant d’autres
jeunes hommes de sa génération. Il évoque aussi un jour d’été où il travaillait
dans sa chambre, tandis que sa mère tricotait, assise près de la fenêtre, dans la
salle à manger voisine. Ils entendirent un bruit violent, semblable à une explo­
sion. Sa mère en fut tout effrayée : une table ronde en noyer était presque fendue
en deux. Deux semaines plus tard, il y eut une nouvelle explosion, cette fois dans
une armoire. La lame d’un couteau à pain avait « explosé » en quatre morceaux,
comme si on l’avait coupée. Peu après, Cari Gustav apprit qu’une cousine du
côté de sa mère, Hélène Preiswerk, s’adonnait à des expériences de spiritisme et
était sujette à des accès de somnambulisme médiumnique. Ce fut l’origine d’un
épisode important dans la vie de Jung.
Cari Gustav, qui avait alors 23 ans, se joignit au groupe qui effectuait des
expériences sur le jeune médium, Hélène Preiswerk25. Les notes qu’il réunit sur
ces expériences devaient lui servir ultérieurement de point de départ pour sa
thèse de médecine. En attendant, il dévorait tous les écrits accessibles sur le spi­
ritisme et la parapsychologie, il en discutait lors des rencontres de la Zofingia, se
faisant le défenseur du spiritisme et présentant Zollner et Crookes comme des
martyrs de la science. Vers la fin de ses études médicales, son centre d’intérêt
avait évolué vers la psychiatrie. D’après son autobiographie, ce fut l’effet d’une
impulsion subite, ressentie en lisant le Lehrbuch der Psychiatrie de Krafft-Ebing.
Mais cette orientation était-elle effectivement aussi nouvelle pour lui qu’il le pré­
tendait ? D’après les archives de l’université de Bâle, il avait suivi les cours de
psychiatrie du professeur Wille durant le semestre d’hiver de 1898 à 1899 et le
semestre d’été de 1900 ; d’autre part, son grand-père, Cari Gustav Jung, s’était
beaucoup intéressé aux enfants déficients mentaux, et son père avait été aumô­
nier de l’hôpital psychiatrique de la Friedmatt. En Suisse, à cette époque, la seule
façon de devenir psychiatre était de s’enrôler dans l’équipe d’un hôpital psychia­
trique universitaire en tant qu’assistant (interne), et de s’élever ainsi progressi­
vement dans la hiérarchie médicale. Jung préféra quitter Bâle où il se sentait trop
identifié aux familles de ses parents, et il sollicita un poste à l’hôpital psychia­
trique du Burghôlzli, à Zurich.
Entre-temps, il avait passé son examen de fin d’études médicales, probable­
ment en octobre 1899, et terminé sa première période de service militaire dans

25. L’identité du jeune médium n’est plus un secret. Elle était le onzième enfant de Rudolph
Preiswerk, oncle maternel de C.G. Jung. On trouvera d’autres détails dans le livre d’Emst
Schopf-Preiswerk, Die Basler Familie Preiswerk, Bâle, Friedrich Reinhardt, n.d., p. 122.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 685

l’infanterie, à Aarau26. Puis il entra en fonctions au Burghôlzli, le 11 décembre


190027.
En arrivant au Burghôlzli, tout nouvel interne était introduit dans une salle d’at­
tente où, après quelques instants, le professeur Eugen Bleuler venait le saluer en
lui adressant quelques mots de bienvenue. Puis, malgré les protestations du jeune
médecin, le professeur se saisissait de sa valise et la portait lui-même jusque dans
la chambre de l’interne. Là-bas, le jeune Cari Gustav allait vivre dans une sorte
de monastère psychiatrique. Bleuler était la personnification du travail et du
devoir28. Il était exigeant pour lui-même comme pour son équipe. Il réclamait un
travail acharné et un dévouement illimité à l’égard des malades. Les internes
devaient faire une première visite dans leurs services avant la réunion quoti­
dienne de l’équipe, fixée à huit heures et demie, où ils devaient présenter un rap­
port sur leurs malades. Deux ou trois fois par semaine, à dix heures, avait lieu une
réunion appelée la Gemeinsame (discussion en commun sur les cas des nouveaux
malades) sous la direction de Bleuler. Il fallait faire la visite du soir entre cinq et
sept heures. Il n’y avait pas de secrétaires, et les internes devaient dactylogra­
phier eux-mêmes leurs observations, travaillant souvent jusqu’à dix ou onze
heures du soir. On fermait les portes de l’hôpital à dix heures. Les jeunes internes
n’avaient pas de clé : s’ils voulaient rentrer après dix heures, il leur fallait en
emprunter une à un interne plus ancien. Bleuler déployait un dévouement absolu
à l’égard de ses malades ; il passait rapidement dans les services jusqu’à quatre
ou six fois par jour. Le docteur Alphonse Maeder, qui faisait partie de l’équipe du
Burghôlzli en ces temps héroïques, raconte :
«Le véritable centre d’intérêt, c’était le malade. L’étudiant apprenait
comment il fallait lui parler. Le Burghôlzli était à cette époque une sorte d’usine
où il fallait travailler très dur pour une rémunération modique. Chaque membre
de l’équipe, du professeur au plus jeune interne, était totalement absorbé par son
travail. Les boissons alcooliques étaient prohibées. Bleuler se montrait aimable à
l’égard de chacun et ne jouait jamais au chef »29.
Le professeur Jakob Wyrsch ajoute :
« Bleuler ne blâmait jamais un interne. Si un travail n’avait pas été fait, il se
contentait de s’enquérir des raisons de l’omission. Il n’avait rien de dictatorial. Il
venait souvent dans la salle des internes après le repas pour prendre le café avec
eux. Puis il posait des questions sur les dernières nouveautés en médecine et en
chirurgie, non pour éprouver le savoir des internes, mais pour se tenir lui-même
au courant »30.
Jung raconte qu’il passa les six premiers mois complètement coupé du monde
extérieur et sans grand contact avec ses collègues : il mit à profit ses loisirs pour
lire les cinquante volumes de VAllgemeine Zeitschriftjur Psychiatrie. Il est sur­
prenant de constater que le nom de Bleuler n’apparaît pas une seule fois dans son
autobiographie, et Jung prétend que, lorsqu’il arriva au Burghôlzli, les psy-

26. Franz Jung, fils de C.G. Jung, nous a aimablement fourni des détails sur les périodes de
service militaire de son père.
27. Nous devons ce renseignement au professeur Manfred Bleuler, directeur de l’hôpital
psychiatrique du Burghôlzli, à Zurich.
28. Voir chap. v, p. 314-317.
29. Communication personnelle du docteur Alphonse Maeder.
30. Communication personnelle du professeur Jakob Wyrsch.
686 Histoire de la découverte de l’inconscient

chiatres de l’endroit n’avaient d’autre souci que de décrire des symptômes et de


mettre une étiquette sur les malades : « On ne tenait aucun compte de la psycho­
logie du malade mental. » Tous ceux qui ont travaillé avec Bleuler s’inscrivent
en faux contre cette affirmation. Au cours de cette première année, Jung accom­
plit aussi sa période d’entraînement pour officiers, à Bâle, d’où il sortit avec le
grade de lieutenant de l’armée suisse. Sa thèse de médecine, consacrée aux expé­
riences de spiritisme qu’il avait effectuées sur sa jeune cousine, parut en 1902.
Il prit ensuite un congé pour aller étudier chez Janet, à Paris, pendant le
semestre d’hiver de 1902 à 1903. Chose curieuse, cette période de sa vie n’est pas
non plus mentionnée dans son autobiographie. Selon des sources bien informées
des milieux jungiens, il ne se montra pas un étudiant particulièrement assidu et
passa une bonne partie de son temps à visiter les curiosités de la capitale
française.
A son retour de Paris, il reprit son travail au Burghôlzli et épousa, le 14 février
1903, Emma Rauschenbach, la fille d’un riche industriel de Schaffhouse. Bleu­
ler, qui venait d’introduire l’usage de tests psychologiques au Burghôlzli,
demanda à Jung d’entreprendre des expériences sur le test des associations ver­
bales : ses recherches devaient plus tard se révéler très fructueuses.
Ceux qui connaissaient Jung à cette époque avaient l’impression qu’il était
promis à une carrière extrêmement brillante de psychiatre universitaire. L’année
1905 fut particulièrement heureuse pour lui. Il fut d’abord nommé premier Ober-
arzt, titre correspondant à celui d’adjoint au chef de service, c’est-à-dire qu’il
venait immédiatement après Bleuler dans la hiérarchie hospitalière. En second
lieu, on lui confia la responsabilité des consultations externes, où l’hypnotisme
faisait progressivement place à d’autres formes de psychothérapie. Enfin, il
obtint le titre envié de Privat-Dozent à l’université. Il commença son enseigne­
ment au semestre d’hiver 1905-1906, avec un cours sur la psychiatrie, complété
par des présentations de malades. Pendant le semestre d’été 1906, il donna un
cours sur la psychothérapie, faisant à nouveau une large place à la clinique. Pen­
dant plusieurs années, il donna un cours sur l’hystérie pendant le semestre d’hi­
ver, et un autre, pendant l’été, sur la psychothérapie31.
En 1906, Jung publia le premier volume rendant compte des études qu’il avait
menées avec plusieurs collaborateurs à partir du test des associations verbales. Il
échangea ses premières lettres avec Freud et se montra gagné à la cause de la psy­
chanalyse. En novembre 1906, il publia une réponse assez vive à une critique for­
mulée sur un ton modéré par Aschaffenburg à propos de la théorie freudienne de
l’hystérie. En février 1907, il alla rendre visite à Freud, à Vienne. En 1907, il par­
ticipa au Congrès international de psychiatrie d’Amsterdam où il se fit le porte-
parole de Freud dans les discussions sur l’hystérie. Le 26 novembre de cette
même année, il donna une conférence consacrée à la psychanalyse devant les
membres de la Société médicale de Zurich : une vive discussion s’ensuivit, au
cours de laquelle Bleuler appuya Jung32. Cette même année parut encore sa Psy­
chologie de la démence précoce, la première monographie consacrée à l’étude

31. Le professeur Erwin Ackerknecht a bien voulu relever pour nous, dans les archives de
l’université de Zurich, la liste des cours donnés par Jung en tant que Privat-Dozent.
32. C.G. Jung, « Über die Bedeutung der Lehre Freuds für Neurologie und Psychiatrie »,
Korrespondenz-BlattfiirSchweizerAerzte, XXXVIU(19O8), p. 218-222.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 687

d’un malade psychotique par la « psychologie des profondeurs ». Toute l’équipe


du Burghôlzli se passionnait pour les idées de Freud et cherchait à déterminer
dans quelle mesure elles pouvaient faciliter la compréhension de la maladie
mentale.
En 1908, Jung se fit bâtir, d’après ses propres plans, une belle maison spa­
cieuse, à Küsnacht, au bord du lac, près de Zurich'. Il commençait à être connu sur
le plan international, et, en 1909, il fut invité à participer aux cérémonies du ving­
tième anniversaire de la fondation de l’université Clark à Worcester (Massachu­
setts). Freud, nous l’avons vu, était au nombre des invités, et ils donnèrent tous
deux des conférences en septembre 1909.
Vers la même époque, Jung quitta le Burghôlzli pour s’installer dans sa maison
de Küsnacht où il devait passer le reste de sa vie. On a proposé diverses expli­
cations à ce changement d’orientation, mais un conflit aigu avait certainement
surgi entre lui et Bleuler. Jung semblait engagé dans la psychanalyse au point de
négliger ses obligations hospitalières, et des divergences d’opinion opposaient
fréquemment les deux hommes33. Jung se consacra désormais à sa clientèle pri­
vée, qui ne cessait de s’accroître, et il joua un rôle de premier plan dans le mou­
vement psychanalytique de 1909 à 1913. Il fut le premier président de l’Associa­
tion psychanalytique internationale et le rédacteur en chef du Jahrbuch, la plus
ancienne revue de psychanalyse. A partir de 1910, Jung donna chaque été, à
l’université de Zurich, un cours intitulé : « Introduction à la psychanalyse ».
Pendant longtemps, l’histoire des relations entre Freud et Jung n’a été connue
qu’à travers les témoignages de Freud et de ses disciples. Jung présenta sa propre
version en 1925, dans un séminaire destiné à un groupe restreint d’étudiants,
puis, en 1962, à un public plus vaste, dans son autobiographie. Jung ne cacha
jamais son admiration pour Freud et ses découvertes. Freud incarnait aussi pour
lui la figure paternelle qu’il n’avait pu trouver ni en Floumoy ni en Janet. Freud
cherchait un disciple digne de lui succéder et pensait l’avoir trouvé en Jung. Il y
eut ainsi une période d’enthousiasme réciproque, renforcé par le fait que non seu­
lement Jung, mais son maître Bleuler prenaient publiquement la défense de
Freud. Mais, dès le début, leurs relations furent entachées d’un malentendu fon­
damental. Freud exigeait de ses disciples qu’ils acceptent sa pensée sans réserve.
Bleuler et Jung envisageaient leurs relations avec Freud comme une collabora­
tion où chacun conserverait son entière liberté. Au début, les relations entre
Freud et Jung se trouvèrent facilitées par une bonne volonté réciproque. Jung
avait le tempérament avenant et souple de son grand-père ; Freud était disposé à
se montrer patient et à faire certaines concessions, tout en restant intraitable sur
sa théorie du complexe d’Œdipe et de la libido. Mais c’étaient là précisément des
idées que Jung n’accepta jamais : il était donc inévitable que Freud en vînt à
reprocher à Jung son opportunisme et que Jung, de son côté, en vînt à se séparer
de Freud en lui reprochant son dogmatisme autoritaire. Il est probable que la
lumière ne sera faite sur leurs relations que le jour où leur correspondance sera
publiée.
La psychanalyse n’était pas encore le système unifié qu’elle allait devenir ulté­
rieurement. Comme l’a expliqué Maeder, les membres du groupe psychanaly­

33. Alphonse Maeder nous a assuré avoir assisté à des incidents au cours desquels Jung
aurait publiquement ridiculisé Bleuler.
688 Histoire de la découverte de l’inconscient

tique de Zurich n’étaient pas soumis au contrôle rigoureux de Freud, comme


l’étaient ceux de Vienne34. Ils se sentaient libres de développer leurs idées à leur
façon, si bien que les divergences purent passer plus longtemps inaperçues. Les
premières mésintelligences se révélèrent en 1911, dans Métamorphoses de l’âme
et ses symboles de Jung. Puis, de décembre 1911 à février 1912, Zurich fut le lieu
d’une vive polémique où Jung se fit le champion de Freud35. En novembre 1912,
Jung fut invité à New York pour y donner des conférences sur la psychanalyse ;
il présenta sa propre version de la psychanalyse comme un développement des
idées fondamentales de Freud. Freud se montrait de plus en plus méfiant à l’égard
de ces divergences. Il confia néanmoins à Jung la mission de défendre la psycha­
nalyse contre Janet au Congrès international de médecine de Londres, en août
1913. Mais la communication de Jung sur la psychanalyse présentait essentiel­
lement ses propres idées sur la question36. Lors de la rencontre de l’Association
psychanalytique internationale à Munich, le mois suivant, le conflit entre Jung et
le groupe psychanalytique prit une tournure plus violente37. En octobre 1913,
Jung se démit de la présidence de l’Association psychanalytique et de la rédac­
tion du Jahrbuch. Il démissionna aussi de son poste de Privat-Dozent : il donna
une dernière série de conférences pendant le semestre d’hiver de l’année univer­
sitaire 1913-1914, puis rompit ses liens avec l’université de Zurich, comme il
l’avait fait avec le Burgholzli en 1909 et avec l’Association psychanalytique en
191338. Ces événements marquèrent le début d’une période intermédiaire de six
années (fin 1913 à 1919) qui resta longtemps la plus obscure de la vie de Jung et
dont la pleine signification a été révélée par son autobiographie.
On savait tout de même qu’après sa rupture avec Freud et sa démission de
l’université de Zurich, Jung s’était consacré à sa clientèle privée. Pendant la Pre­
mière Guerre mondiale, il fut mobilisé par intermittence, quelques mois par an, et
de 1914 à 1919 il publia fort peu. En 1925, dans le cadre d’un séminaire, Jung
exposa les étapes de sa confrontation avec l’inconscient pendant ces années39.
Ces faits, qui n’étaient connus que d’un petit cercle d’adhérents, ont maintenant
été révélés au public par son autobiographie. Ils nous aident à comprendre la doc­
trine de Jung et en éclairent les origines.
Ayant affaire, au Burgholzli, à des malades atteints de psychoses graves, Jung
avait été frappé par l’apparition fréquente de symboles universels (plus tard
nommés archétypes)jdans les délires et les hallucinations de ces malades. Ces
constatatiônsTë"cohduisirent à penser qu’il existait dans l’inconscient une autre
sphère que cellp des représentations refoulées, qui était l’objet des explorations
de Freud. Jung avait maintenant l’âge qui, selon ses propres théories, marque le
« tournant de la vie » (de 35 à 38 ans). Il fit une croisière de quatre jours sur le lac
de Zurich avec Albert Oeri et trois amis plus jeunes. Albert Oeri lisait à haute
voix, devant les autres, l’épisode de la Nekyia de Y Odyssée d’Homère (le voyage

34. Communication personnelle d’Alphonse Maeder.


35. Voir chap. x, p. 830-834.
36. Voir chap. x, p. 839.
37. Voir chap. x, p. 840-841.
38. Au dire d’Alphonse Maeder, Jung donna sa démission parce que l’université de Zurich
avait refusé de lui octroyer le titre de professeur.
39. Notes on the Seminar in Analytical Psychology, Conducted by C.G. Jung (Zurich, 23
mars - 6 juillet 1925), Arranged by Members ofthe class (dactylographié), Zurich, 1926.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 689

d’Ulysse au séjour des morts) dans la traduction allemande classique de Voss40.


C’était là un agréable prélude au voyage à travers l’inconscient que Jung allait
entreprendre et auquel il se réfère souvent comme à sa propre Nekyia. Entre 1910
et 1913, Jung semble avoir essayé à plusieurs reprises de sonder cette sphère
inconnue en laissant le matériel inconscient émerger dans ses rêves et ses ima­
ginations. Puis vint le moment du pas décisif où il se lança dans cette entreprise
solitaire et dangereuse.
Cette nouvelle expérience était analogue à l’« auto-analyse » de Freud, dont
Jung n’avait très probablement pas eu connaissance, encore que sa méthode ait
été entièrement différente. Tandis que Freud avait eu recours aux associations
libres, Jung fit appel à deux procédés destinés à faire émerger les images de l’in­
conscient et les amener dans le conscient : d’une part, il s’imposait de dessiner
ses rêves tous les matins, d’autre part il se racontait des histoires et s’obligeait à
les prolonger en écrivant tout ce que lui dictait son imagination débridée. Selon
ses propres dires, c’est le 12 décembre 1913 qu’il commença ces exercices. Il
dirigea d’abord ses rêveries en s’imaginant en train de s’enfoncer sous terre, dans
des galeries et des grottes souterraines où il rencontrait toutes sortes d’êtres mys­
térieux. Le 18 décembre, les archétypes commencèrent à se manifester plus
directement. Jung rêva qu’il se trouvait en compagnie d’un jeune sauvage sur une
montagne déserte et qu’ils y tuaient ensemble l’antique héros germanique Sieg­
fried. Pour Jung, ce rêve signifiait qu’il lui fallait tuer en lui une secrète identifi­
cation avec une figure héroïque qu’il devait surmonter41. Dans le monde souter­
rain où le conduisait maintenant son imagination, il rencontra d’abord un
vieillard nommé Élias, accompagné d’une jeune femme aveugle, Salomé, puis le
sage et érudit Philémon. En conversant avec Philémon, Jung apprit que l’homme
pouvait s’enseigner à lui-même des choses qu’il ne connaissait pas.
Mais le monde des archétypes menaçait de le submerger, et Jung prit
conscience du danger de ce genre d’exercices. Aussi s’imposa-t-il plusieurs
règles. En tout premier lieu, il lui fallait maintenir des liens solides avec la réalité.
Heureusement pour lui, il avait une maison, une famille, une profession et une
clientèle et il s’obligea à s’acquitter scrupuleusement de ses obligations à leur
égard.
En second lieu, il lui fallait examiner soigneusement chaque image issue de l’in­
conscient et la traduire autant que possible dans le langage du conscient. Enfin, il
lui fallait déterminer dans quelle mesure les révélations de l’inconscient étaient
susceptibles de se traduire en actes et de s’incorporer à la vie quotidienne. Grâce
à ces règles, dit Jung, il fut capable de mener à bien sa descente dans l’Hadès et
de sortir victorieux d’une expérience périlleuse. Jung pensait que Nietzsche avait
vécu une expérience similaire. Son Zarathoustra représentait une formidable
éruption de matériel archétypique, mais parce qu’il n’était pas assez solidement
ancré dans la réalité, vivant seul, sans famille et sans profession, Nietzsche en
avait été submergé.
Un des épisodes les plus singuliers de cette expérience de Jung est celui où il
se posa un jour cette question : « Ce que je suis en train de faire, est-ce réellement

40. C.G. Jung, Erinnerungen, Trâume, Gedanken, op. cit., p. 103-104.


41. Alphonse Maeder nous a dit que les psychanalystes viennois qui n’aimaient pas Jung
l’avaient surnommé « Le Blond Siegfried ».
690 Histoire de la découverte de l’inconscient

de la science ? » n entendit alors une voix de femme lui répondre : « C’est de


l’art ! » Il nia cette affirmation, mais la voix insista qu’il s’agissait bien d’art, et
ils conversèrent ensemble un moment. Il comprit alors qu’il recelait en lui une
sous-personnalité féminine autonome qu’il appela son anima. L’anima emprun­
tait la voix d’une femme qui avait à cette époque une certaine influence sur lui.
Jung se rendait compte que les dires de l’anima n’étaient pas vrais et une longue
confrontation avec elle lui apprit que son influence pouvait être aussi bien faste
que néfaste. L’essentiel était d’établir des relations appropriées avec elle.
Jung fit un autre pas en avant quand il sentit la nécessité de donner une suite à
ces messages issus de l’inconscient. D’après son autobiographie, un dimanche de
1916 il entendit retentir la sonnette de la porte d’entrée sans que personne ne se
présente. Puis il eut l’impression qu’une foule d’esprits envahissaient la maison.
Jung se demanda : « Que peut bien signifier tout ceci ? », et il lui fut répondu
comme en chœur : « Nous sommes les âmes des défunts qui revenons de Jéru­
salem sans avoir trouvé ce que nous cherchions. » Cette réponse lui fournit la
première phrase de ses Septem Sermones ad Mortuos (Sept sermons aux morts)
qu’il composa en trois soirées et qu’il publia en édition privée, les attribuant à
Basilide d’Alexandrie42. Il composa plus tard deux autres ouvrages, probable­
ment dans cette même ligne néo-gnostique, le Livre noir et le Livre rouge, qui
sont restés inédits.
Peu à peu, Jung eut l’impression qu’il sortait d’une longue nuit, et il fit en
même temps une autre découverte importante : le processus dans lequel il s’était
engagé avait une fin ; il conduisait l’individu à la découverte des éléments les
plus intimes de sa personnalité, le « soi » (Selbst)43. Jung appela individuation
cette progression de l’inconscient au conscient et du moi au soi. Vêrsîafindëlâ™
Première Guerre mondiale, il découvrit qu’un progrès décisif dans l’individua­
tion était souvent marqué par l’apparition, dans ses rêves, d’une figure quadra­
tique, plus ou moins proche des mandalas de l’Inde et du Tibet. Au début de
1919, Jung termina son expérience et il en sortit comme un homme nouveau,
avec des idées nouvelles. Désormais il consacrerait le reste de sa vie à l’applica­
tion et à la propagation de ses découvertes.
Cette période intermédiaire, de 1913 à 1919, fut donc celle d’une maladie
créatrice. Elle présentait les mêmes caractéristiques que celles que nous avons
déjà dégagées à propos de Freud. Chez l’un et l’autre, la maladie créatrice suc­
céda à une période d’intense préoccupation pour les mystères de l’âme humaine.
Freud et Jung rompirent, ou du moins réduisirent au minimum, leurs liens avec
l’université et les associations professionnelles ou scientifiques. L’un et l’autre
présentèrent des symptômes de souffrances affectives : Freud parlait de sa « neu­
rasthénie » ou de son « hystérie » ; Jung passa de longs moments à rêvasser près
du lac ou à empiler des pierres pour construire de petits châteaux. Ils se soumirent
tous deux volontairement à des exercices psychiques déterminés, chacun selon sa
propre méthode : Freud eut recours aux associations spontanées, en cherchant à
retrouver les souvenirs perdus de sa première enfance ; Jung mit en œuvre son

42. Les Septem Sermones ad Mortuos ont été réimprimés dans l’édition originale allemande
de son autobiographie, p. 389-398.
43. Le terme « soi » ne rend qu’incomplètement la signification du mot Selbst que nous
définirons plus loin.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 691

imagination et s’efforça de dessiner ses rêves. Chez l’un et l’autre, ces exercices
agirent comme une autothérapie, bien qu’au début leurs souffrances s’en fussent
trouvées accrues. Ces expériences n’étaient certainement pas sans danger.
L’amitié paradoxale qui lia Freud à Fliess peut être comprise surtout comme un
moyen de maintenir ses liens avec la réalité. Quant à Jung, nous ne savons pas
exactement quel rôle jouèrent les relations humaines pendant ces années, mais il
s’attacha, de propos délibéré, à remplir ses obligations familiales, profession­
nelles et civiques.
Ce voyage que fit Jung à travers l’inconscient ne nous est connu que par les
descriptions qu’il en donna dans ses séminaires de 1925, puis dans son autobio­
graphie. Malheureusement, nous ne disposons pas à ce sujet de documents
contemporains comparables aux lettres de Freud à Fliess et nous ne savons que
fort peu de choses sur son activité professionnelle pendant cette période. Jung dit
qu’il s’était trouvé complètement isolé et abandonné de tous ses amis. Il y a là
une exagération manifeste, puisqu’il avait gardé quelques disciples et qu’un petit
groupe jungien s’était constitué à Zurich en 1916, sous le nom de Psychologis-
cher Club44.
La maladie créatrice prend souvent fin très rapidement et fait place à une
courte phase d’euphorie, marquée par une intense joie de vivre et un grand besoin
d’activité. Dans ses séminaires, Jung fait souvent allusion à ce qu’éprouve l’in­
dividu qui a surmonté une introversion extrême et qui progresse dans le sens de
l’extraversion, ainsi qu’à « l’impression de soulagement et de liberté » que res­
sent l’homme débarrassé du fardeau des conventions sociales.
Quand l’issue d’une telle expérience est favorable, elle s’exprime dans une
métamorphose définitive de la personnalité. Jung, comme autrefois Freud, était
maintenant en état de fonder et de diriger sa propre école. Mais, à la différence de
Freud, il sortit de sa maladie créatrice avec une prédisposition accrue à subir des
intuitions, des expériences parapsychologiques et des rêves significatifs. Les
hommes qui ont vécu une telle aventure spirituelle sont portés à attribuer une
valeur universelle à leur propre expérience. Ceux qui ont connu Jung se sou­
viennent du ton de conviction absolue qu’il avait en parlant de l’anima, du soi,
des archétypes et de l’inconscient collectif. C’étaient pour lui des réalités psy­
chologiques dont l’existence était aussi certaine que celle du monde matériel
environnant.
Après la Première Guerre mondiale, Jung était donc sorti de son expérience
psychologique profondément métamorphosé. Devenu le chef d’une école psy­
chologique, il était maintenant un psychothérapeute très estimé qui attirait de
nombreux malades venus d’Angleterre et d’Amérique. Il vivait dans sa belle
maison patricienne de Küsnacht avec sa famille qui comptait maintenant cinq
enfants : Agathe (née le 26 décembre 1904), Anna (née le 8 février 1906), Franz
(né le 28 novembre 1908), Marianne (née le 20 septembre 1910) et Emma (née le
18 mars 1914). Son épouse, une femme exceptionnelle, était une mère et une
maîtresse de maison accomplie ; elle s’intéressait vivement aux travaux de son
mari, devint sa collaboratrice et appliqua ses méthodes psychothérapiques. Jung
avait ramené de son « voyage à travers l’inconscient » une telle abondance d’ar­

44. Alphonse Maeder nous a fait savoir qu’il était resté très proche de Jung et se considérait
comme son disciple pendant toute cette période, et jusqu’en 1928.
692 Histoire de la découverte de l’inconscient

chétypes et de symboles qu’il allait pouvoir passer une vingtaine d’années à tra­
vailler sur ce matériel, l’utiliser dans sa thérapie, ses séminaires et ses
publications.
Certains disciples de Jung rapportent que, pendant ces vingt années, sa vie fut
exclusivement consacrée à la psychothérapie, à l’enseignement et à la rédaction
de ses ouvrages. Jung lui-même prétendait que sa vie avait été « singulièrement
pauvre en événements extérieurs » pendant cette période. Il y a là une exagéra­
tion manifeste, car Jung voyagea beaucoup et rencontra beaucoup de personna­
lités éminentes.
En 1919, il se rendit en Angleterre où il donna des conférences sur la croyance
aux esprits devant la Societyfor Psychical Research. D’après Jung, les « esprits »
n’étaient que la projection de fragments détachés de l’inconscient. Il retourna en
Angleterre l’année suivante, cette fois pour un séjour plus long : selon son propre
témoignage, il y fit une expérience curieuse qui se termina par la brève vision
d’un fantôme ; il apprit par la suite que la maison où il avait logé passait pour être
. En 1920, il fit aussi un voyage à Alger, à Tunis et dans certaines régions
hantée4546
du Sahara, observant avec le plus vif intérêt la vie et la mentalité de civilisations
non européennes.
En 1921, parut l’un des ouvrages les plus connus de Jung, Les Types psycho­
logique^6. Cet imposant ouvrage de 700 pages exposait non seulement sa théorie
de l’introversion, de l’extraversion, ainsi que son système typologique, mais don­
nait aussi une vue d’ensemble de ses nouvelles théories de l’inconscient. Ses
œuvres ultérieures ne firent souvent que développer les idées esquissées ici.
A la même époque, Jung fit la connaissance du célèbre sinologue Richard Wil­
helm. En 1923, il l’invita à donner des conférences au Club psychologique de
Zurich. Mais avant même que Wilhelm eût publié sa traduction allemande du Yi-
king, Jung s’était passionnément intéressé à cette méthode divinatoire chinoise et
l’avait expérimentée, apparemment avec quelque succès. Il s’abstint toutefois
d’en parler pendant longtemps au cours des années suivantes. Jung participa
aussi à des expériences médiumniques à Zurich, avec Eugen Bleuler et von
Schrenck-Notzing, sur le médium autrichien Rudi Schneider, alors très connu.
Jung refusa toutefois de tirer de ces expériences une conclusion quelconque : il
n’y fait même aucune allusion à cette époque. En 1923, Jung acheta un terrain à
Bollingen, à l’autre extrémité du lac de Zurich : il y fit construire une tour où il
devait passer ses fins de semaine et ses vacances.
Arrivé en ce point de ses recherches, Jung semble avoir jugé utile, pour appro­
fondir sa connaissance de l’inconscient, de faire l’expérience d’un contact direct
avec des hommes appartenant à des sociétés primitives. Aussi, quand il alla aux
États-Unis, en 1924 et 1925, se joignit-il à un groupe d’amis américains pour
aller visiter les Indiens Pueblo du Nouveau-Mexique. Jung fut frappé par l’at­
mosphère de mystère qui régnait parmi ces Indiens Pueblo et par le portrait peu
flatteur du Blanc que lui avait tracé un indigène intelligent. L’année suivante, il
alla vivre plusieurs mois dans une tribu africaine du mont Elgon, au Kenya. Jung,

45. Fanny Moser éd., Spuk : Irrglaube oder Wahrglaube ?, Baden bei Zurich, Gyr, 1950, p.
250-261.
46. C.G. Jung, Psychologische Typen, Zurich, Rascher, 1921. Trad. franç. : Les Types psy­
chologiques, Genève, Librairie de l’université, Paris, Buchet-Chastel, 3e éd., 1967.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 693

rapporte-t-on, vivait dans une petite hutte à proximité immédiate du village, si


bien qu’il pouvait observer la vie quotidienne des indigènes et s’entretenir avec
eux sans s’immiscer dans leurs affaires. Il eut d’intéressantes conversations avec
certains d’entre eux, en particulier avec le guérisseur, et nota soigneusement ses
observations dans son journal47.
Dans les années trente, la réputation de Jung continua à s’étendre. En 1930, il
fut nommé président honoraire de la Société allemande de psychothérapie. Le 25
novembre 1932, le conseil municipal de Zurich lui décerna le prix de littérature
de la ville, qui s’élevait à 8 000 francs suisses48. La cérémonie eut lieu à l’hôtel
de ville de Zurich, le 18 décembre. Des louanges furent prodiguées à Jung pour
avoir surmonté la « psychologie sans âme » du XIXe siècle, ainsi que les concep­
tions unilatérales de Freud, pour l’influence exercée par ses idées sur la littéra­
ture, et pour ses propres commentaires d’œuvres littéraires49.
Jung s’intéressa à nouveau à des expériences médiumniques. Il était
maintenant convaincu de la réalité de ces phénomènes qui lui semblaient inex­
plicables. Mais il s’abstint d’en parler en public. Il portait aussi un vif intérêt aux
écrits des alchimistes, en qui il voyait les précurseurs de la psychologie de
l’inconscient.
En janvier 1933, Hitler prit le pouvoir en Allemagne. La Société allemande de
psychothérapie fut réorganisée conformément aux principes du national-socia­
lisme, et son président Ernst Kretschmer démissionna. Une Société internatio­
nale se constitua, dont Jung fut le président ; cette société était ce qu’on appelait
une Dachorganisation (« organisation de couverture »), intégrant les sociétés
nationales (dont l’allemande) et des membres individuels. Jung expliqua plus
tard qu’il s’agissait là d’un subterfuge destiné à permettre aux psychothérapeutes
juifs exclus de la Société allemande de rester organisés malgré tout.
D’octobre 1933 à février 1934, Jung donna à l’École polytechnique suisse de
Zurich un cours sur l’histoire de la psychologie : il y passait en revue les concep­
tions psychologiques des philosophes depuis Descartes, avec une insistance par­
ticulière sur Fechner, C.G. Carus et Schopenhauer. Mais la plus grande partie du
cours était consacrée à Justinus Kemer et à la voyante de Prevorst. Il reconnais­
sait aussi les mérites de Floumoy pour son étude du cas d’Hélène Smith.
En février 1934, Gustav Bally exprima sa surprise de voir Jung continuer à
exercer ses fonctions à la Société de psychothérapie, ainsi que celles de rédacteur
en chef du Zentralblatt fiir Psychothérapie50. Jung répliqua que Bally s’était
mépris sur ses intentions. Il lui aurait été facile de tout abandonner, mais il avait
préféré aider ses collègues allemands au risque d’être mal compris51. Il expliquait
qu’il n’avait pas pris la place de Kretschmer dans l’ancienne Société allemande
de psychothérapie, mais qu’il avait été élu président de la Société internationale

47. Nous avons demandé un jour à Jung pourquoi il ne publiait pas ses observations sur les
Elgoni. fl nous répondit qu’étant psychologue il ne voulait pas empiéter sur le terrain des eth­
nologues. On trouvera un bref récit de ce voyage (et d’autres) dans son autobiographie.
48. Renseignement fourni par Paul Guyer, archiviste de la ville de Zurich.
49. Neue Zürcher Zeitung, 26 novembre 1932, n° 2202, et 27 novembre 1932, n° 2210.
50. Gustav Bally, « Deutschstammige Psychothérapie », Neue Zürcher Zeitung, 27 février
1934, n’ 343.
51. C.G. Jung, « Zeitgenossisches », Neue Zürcher Zeitung, 13 mars 1934, n° 437 ; 14 mars
1934, n” 443 ; « Ein Nachtrag », Neue Zürcher Zeitung, 15 mars 1934, n” 457.
694 Histoire de la découverte de l’inconscient

de psychothérapie nouvellement créée. Il protestait contre l’accusation de sym­


pathies nazies et d’antisémitisme. Bally ne répondit pas, mais quelques années
après il publia un article d’une rare impartialité sur la psychologie jungienne,
témoignant d’une grande sympathie pour Jung52.
En 1935,- Jung fut nommé professeur titulaire de psychologie à l’École poly­
technique suisse de Zurich. Cette même année, il fonda la Société suisse de psy­
chologie pratique. En 1936, il participa à la célébration du tricentenaire de l’uni­
versité de Harvard ; il présenta une communication et on lui conféra un doctorat
ès sciences honoris causa.
Fin 1937, Jung fut invité à prendre part à la célébration du 25e anniversaire de
l’université de Calcutta, ce qui lui permit de visiter l’Inde et Ceylan53. Cepen­
dant, s’il faut en croire son autobiographie, Jung était plus préoccupé de trouver
sa propre vérité que de se mettre à l’école des sages de l’Inde. Ce voyage fut
néanmoins extrêmement stimulant pour lui54. Jung se vit aussi décerner un doc­
torat honorifique de l’université d’Oxford, en 1938, puis il fut élu membre hono­
raire de la Société royale de médecine de Londres, le 15 mai 1939.
A mesure que la situation internationale se dégradait, Jung, qui ne s’était
jamais beaucoup préoccupé de la politique mondiale, s’y intéressa de plus en
plus. Des interviews qu’il accorda à divers magazines montrent qu’il cherchait à
analyser la psychologie des chefs d’État, et en particulier celle des dictateurs. Le
28 septembre 1937, il se trouvait à Berlin lors de la rencontre historique entre
Hitler et Mussolini et il eut l’occasion de les observer de près, pendant trois
quarts d’heure, lors de la parade. Désormais les problèmes relatifs aux psychoses
collectives et aux dangers menaçant l’existence de l’humanité furent au centre de
ses préoccupations.
Le 15 octobre 1943, l’université de Bâle nomma Jung professeur de psycho­
logie médicale. Il ne donna que deux ou trois cours et démissionna en raison de
sa santé précaire. Ses mérites furent ainsi reconnus tardivement par l’université
de sa ville natale, honneur qui .ne lui avait pas été accordé vingt ans plus tôt à
Zurich.
La fin de la Seconde Guerre mondiale marqua un nouveau tournant dans la vie
de Jung. Son autobiographie a versé quelque lumière sur certains aspects de cette
évolution ultérieure, qui avaient été ignorés jusque-là. Au début de 1944, rap­
porte Jung, il se fractura un pied, puis fut frappé d’un infarctus : il en perdit
connaissance et fut comme mort. Dans cet état, il eut une vision cosmique : il
perçut notre planète comme s’il en était immensément éloigné ; sa personnalité
semblait n’être rien de plus que la somme de tout ce qu’il avait dit et fait pendant
sa vie.
Puis, à l’instant où il allait pénétrer dans une sorte de temple, il vit venir à lui
son médecin : celui-ci avait pris les traits d’un roi de l’île de Cos (la patrie d’Hip­
pocrate) pour le ramener sur terre, et Jung eut l’impression que la vie du médecin
était en danger, tandis que lui-même était sauvé (le médecin mourut effective­

52. Gustav Bally, « C.G. Jung », Neue Ziircher Zeitung, 23 décembre, 1942, n° 2218, p. 2.
53. Selon l’archiviste de l’université de Calcutta, Jung se vit conférer le titre honorifique de
docteur en Droit, le 7 janvier 1938, mais ne put pas assister à la cérémonie parce qu’il était
malade.
54. Jung publia ses impressions sur l’Inde dans deux articles : « The Dreamlike World of
India », et « What India Can Teach Us », dans Asia, XXXIX (1939), p. 5-8 et p. 97-98.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 695

ment, de façon inattendue, quelques semaines plus tard). Jung déclare qu’il se
sentit d’abord amèrement déçu en revenant à la vie. Quelque chose avait effec­
tivement changé en lui, sa pensée avait pris une nouvelle direction, ainsi qu’en
témoignent ses œuvres ultérieures. Il était maintenant le « vieux sage de Küs-
nacht ». Il devait, par la suite, écrire des ouvrages qui stupéfièrent ses disciples
(comme sa Réponse à Job), accorder des interviews à des visiteurs du monde
entier, recevoir bien des honneurs, mais souffrir aussi bien des indignités.
Au terme de la Deuxième Guerre mondiale, Jung fut l’objet d’une campagne
l’accusant d’avoir été pro-hitlérien et antisémite de 1933 à 194055. Il fut accusé
d’être devenu président de l’Association allemande nazie de psychothérapie
après l’exclusion des Juifs et la démission de Kretschmer. L’accusation d’anti­
sémitisme reposait sur quelques citations d’un article où Jung parlait d’une psy­
chothérapie juive et d’une psychothérapie aryenne56. Les amis de Jung répondi­
rent à ces accusations. D’abord, dirent-ils, Jung n’avait jamais pris la succession
de Kretschmer dans l’Association allemande, mais avait accepté la présidence de
l’Association internationale pour aider, dans la mesure du possible, les Juifs57. A
cette époque, c’est-à-dire en 1934, on croyait encore qu’il était possible de négo­
cier avec les nazis et, en 1936, Jones lui-même eut des entretiens, à Bâle, avec le
docteur Goering et d’autres représentants du mouvement nazi58. Quant à la
seconde accusation, les amis de Jung répondaient que les phrases incriminées
n’avaient pas la signification antisémite que ses accusateurs voulaient y trouver.
Jung était d’avis qu’il n’existait pas de méthode psychothérapique universelle, et
que le zen ou le yoga, qui pouvaient être efficaces au Japon ou en Inde, ne
l’étaient pas nécessairement en Europe. De façon analogue, les Suisses, profon­
dément enracinés depuis des générations dans les institutions de leur culture spé­
cifique (famille commune, canton et fédération), pouvaient avoir besoin d’une
autre forme de psychothérapie que les Juifs, déracinés et contraints d’assimiler la
culture d’une patrie d’adoption59. En fait, les réflexions de Jung sur l’absence
d’identité culturelle juive ne différaient guère des proclamations de Theodor
Herzl et des sionistes. Il reste que Jung, comme bon nombre de ses contempo­
rains, avait sous-estimé, au début, la force de pénétration du fléau nazi. Il est pos­
sible qu’il ait été influencé par le souvenir de son grand-père qui avait participé
au mouvement nationaliste et démocratique allemand. Peut-être que Jung avait
fait inconsciemment un rapprochement entre le mouvement nazi à ses débuts et
la poussée patriotique et créatrice de la jeunesse allemande de 1848 : son article

55. La campagne fut lancée depuis les milieux socialistes suisses, par Theodor Schwarz et
Alex von Murait ; puis elle s’étendit à certains périodiques juifs ; quelques années plus tard, un
petit groupe de psychanalystes la relancèrent.
56. Les phrases incriminées se trouvent dans un article de C.G. Jung, « Zur gegenwartigen
Lage der Psychothérapie », Zentralblatt ftlr Psychothérapie, VH (1934), p. 1-16.
57. Si Jung avait effectivement remplacé Kretschmer dans l’Association allemande,
comme le prétend Jones, il est évident que Kretschmer l’aurait dit dans son autobiographie. Or,
Kretschmer, au contraire, fait un portrait très sympathique de Jung. Voir Ernst Kretschmer,
Gestalten und Gedanken, Stuttgart, Thieme, 1963, p. 133-136.
58. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF, 1958, Ht, p. 214.
59. Voir l’article de Ernest Harms, « Cari Gustav Jung — Defender of Freud and the
Jews », Psychiatrie Quarterly, XX (1946), p. 198-230.
696 Histoire de la découverte de l’inconscient

de 1945 montre en tout cas quels furent ses sentiments quand il prit conscience
de la terrible réalité60.
Simultanément, et de divers côtés, on reconnaissait à leur juste valeur les
mérites de Jung et de son œuvre. Le 26 juillet 1945, l’université de Genève lui
conféra le titre de docteur honoris causa. Une Revue de psychologie analytique
fut fondée en Angleterre. Aux États-Unis, Paul et Mary Mellon, qui avaient per­
sonnellement connu Jung, créèrent la fondation Bollingen, destinée à subven­
tionner la publication de la traduction anglaise des œuvres complètes de Jung,
ainsi que d’autres ouvrages savants.
Le 24 avril 1948, s’ouvrit à Zurich l’institut C.G. Jung à l’initiative d’un
comité de personnalités suisses, anglaises et américaines. Cet Institut est essen­
tiellement destiné à enseigner les théories de Jung et ses méthodes de psycholo­
gie analytique. L’Institut donne des cours en allemand et en anglais, et pourvoit
aux analyses didactiques. Il dispose d’une bibliothèque bien fournie contenant
les séminaires et les cours inédits de Jung. Il s’efforce aussi d’encourager les
recherches inspirées par les théories jungiennes et assure la publication des tra­
vaux qui en résultent.
Toute sa vie, Jung s’était vivement intéressé au gnosticisme ; aussi la nouvelle
de la découverte, en 1945, d’une collection de manuscrits gnostiques dans le vil­
lage de Khenoboskion, en Haute-Égypte, l’émut-elle profondément. Il était loin
de se douter qu’un ami influent s’arrangerait pour acquérir un de ces manuscrits
et lui en faire cadeau. Jung entra en possession de ce manuscrit en novembre
1953, à Zurich. On lui donna le nom de Codex Jung. Jung le fit éditer et publier
par des spécialistes61.
En 1955, pour son 80e anniversaire, Jung fut grandement honoré et fêté. Un
Congrès international de psychiatrie se tint à Zurich sous la présidence du pro­
fesseur Manfred Bleuler, le fils d’Eugen Bleuler. On demanda à Jung de parler de
la psychologie de la schizophrénie, sujet qu’il avait commencé à explorer dès
1901. Mais son 80e anniversaire fut également marqué par une recrudescence de
la campagne qui cherchait à stigmatiser sa prétendue collaboration avec les nazis.
Jung, disait-on, avait soigneusement dissimulé ses sentiments antisémites pour
les révéler quand il avait cru que Hitler allait régner sur l’Europe. Il aurait trahi
Freud en 1913 et cherché à écraser la psychanalyse en 19336263 . Un groupe de dis­
ciples juifs de Jung publia une protestation dans l’Israelitisches Wochenblatf3.
Les amis de Jung continuaient à affirmer que ces accusations ne reposaient que
sur quelques phrases isolées de leur contexte, mal comprises et parfois mal tra­
duites, et soutenaient que Jung avait ouvertement pris position contre l’antisé­
mitisme, qu’il avait apporté une aide discrète et efficace à des réfugiés juifs en
Suisse, que son nom figurait sur la « liste noire » des nazis et que ses œuvres
avaient été détruites par ces derniers en Allemagne et dans les pays occupés. La
campagne contre Jung devait néanmoins suivre son cours, même après sa mort.

60. C.G. Jung, « Nach der Katastrophe », Neue Schweizer Rundschau, XIH (1945), p. 67-
88.
61. M. Malinine, H. Puech, G. Quispel éd., Evangelium Veritatis, Studien aus dem C.G.
Jung Institute, VI, Zurich, Rascher, 1957.
62. Ludwig Marcuse, « Der Fall C.G. Jung », Der Zeitgeist, n° 36 (1955), p. 13-15 (supplé­
ment mensuel à la revue DerAufbau, New York).
63. Israelitisches Wochenblatf, 2 mars 1956, p. 39-40.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 697

.A l’occasion de son 85e anniversaire, Jung se vit conférer la citoyenneté


d’honneur de la petite ville de Küsnacht où, en 1908, il avait acheté le terrain sur
lequel il avait construit sa maison, et où il avait vécu depuis juin 1909. Au cours
d’une petite cérémonie, le maire lui remit « la lettre et le sceau », et Jung répondit
par une allocution « au maire et aux conseillers » dans son dialecte natal de
Bâle64. Pour Jung, qui était très attaché aux coutumes et aux traditions suisses,
c’était un grand honneur, rarement accordé en Suisse. Mais au cours des der­
nières années de sa vie, la solitude s’épaissit autour de lui. Il avait perdu sa
femme le 27 novembre 1955, et la plupart de ses vieux amis étaient également
morts. Il devint la cible favorite des interviewers qui tiraient parfois des livres
entiers de ces conversations65. Après y avoir longtemps répugné, il rédigea les
trois premiers chapitres de son autobiographie et dicta la suite à sa secrétaire par­
ticulière, madame Aniéla Jaffé. Il accepta aussi de composer, en collaboration
avec quelques-uns de ses disciples, un ouvrage richement illustré qui devait être
sa dernière œuvre, L’Homme et ses symboles/66.
Cari Gustav Jung mourut dans sa maison de Küsnacht le 6 juin 1961. Ses funé­
railles eurent lieu dans l’église protestante de Küsnacht en présence d’une nom­
breuse assemblée. Le pasteur de Küsnacht, Wemer Meyer, loua en lui le prophète
qui avait endigué le flot du rationalisme et donné à l’homme le courage de retrou­
ver son âme. Deux autres disciples de Jung, le théologien Hans Schar et l’éco­
nomiste Eugen Bôhler, célébrèrent les mérites scientifiques et humains de leur
maître. Son corps fut incinéré et ses cendres furent déposées au cimetière de Küs­
nacht, dans le caveau familial, dessiné par Jung lui-même, décoré par ses soins
d’inscriptions en latin et des armoiries de sa famille, où reposaient déjà les restes
de son père, de sa mère, de sa sœur et de sa femme.

La personnalité de Cari Gustav Jung

Cari Gustav Jung avait coutume de parler de la vie comme d’une succession de
métamorphoses psychiques. Sa propre vie ne fait pas exception à cet égard, ce
qui explique peut-être qu’il ait fait l’objet de jugements contradictoires ; il rap­
porte dans son autobiographie que dès ses plus jeunes années il avait une vie inté­
rieure intense qui resta cachée aux yeux de son entourage, et que ses parents et
ses maîtres le considéraient comme un enfant nerveux. D’anciens condisciples de
Jung ont confié à Gustav Steiner qu’au gymnase il se montrait hypersensible et
irascible, qu’il ne cherchait pas la compagnie de ses camarades et qu’il se défiait
de ses maîtres67. Pendant ses années d’études, Steiner connut personnellement
Jung, et il parle de son impétuosité, de sa vitalité, de son éloquence et de son iné­

64. On trouvera des détails sur la cérémonie dans la Ztirichsee Zeitung du 28 juillet 1960.
65. Tels E.A. Bennet, C.G. Jung, Londres, Barrie and Rockliff, 1961 ; Richard I. Evans,
Conversations with Cari Jung and Reactions from Ernest Jones, Princeton, Van Nostrand Co.,
1964.
66. Cari Jung, M.L. von Franz, Joseph L. Henderson, Jolande Jacobi, Aniela Jaffé, Man and
His Symbols, Londres, Aldus Books, 1964. Édition franç. : L’Homme et ses symboles, Paris,
Robert Laffont, 1964.
67. Gustav Steiner, « Erinnerungen an Cari Gustav Jung », Basler Stadtbuch (1965),
p. 117-163.
698 Histoire de la découverte de l’inconscient

branlable assurance. Jung donnait l’impression de se sentir supérieur aux autres ;


il avait besoin d’un auditoire prêt à l’écouter et il savait capter son attention. Il
était exagérément sensible aux critiques des autres, bien qu’il ne se montrât pas
toujours très délicat lui-même. Personne n’aurait pu supposer à cette époque
qu’il se sentait aussi isolé qu’il le rapporte dans son autobiographie.
Ceux qui connurent Jung au Burghôlzli le dépeignent comme un psychiatre
exceptionnellement brillant qui exerçait une véritable fascination sur les plus
jeunes de l’équipe, même si, parfois, son comportement autoritaire et égocen­
trique les irritait. Quand Freud passa par Zurich, en 1909, avant de se rendre en
Amérique, Jung lui offrit l’hospitalité sans le présenter aux autres membres de
l’équipe, ce qui les blessa profondément68. Jean-Martin Freud, dans son récit de
la première visite de Jung à son père, à Vienne, rapporte que Jung accaparait
toute la conversation, ne s’adressant qu’à Freud, sans jamais essayer d’engager la
conversation de politesse avec madame Freud ou avec les enfants69. Nous dis­
posons d’affirmations contradictoires sur l’attitude de Jung durant sa période
psychanalytique de 1909 à 1913. Nous manquons surtout de renseignements sur
les années intermédiaires, de 1914 à 1919. Selon Maeder, Jung se montrait extrê­
mement réservé et quelque peu méfiant, même à l’égard de ses disciples les plus
fidèles70. Nul ne soupçonnait l’expérience intérieure qu’il était alors en train de
vivre.
Presque tous ceux qui ont essayé de cerner la personnalité de Jung se réfèrent
à la période d’après 1920, alors qu’il avait acquis la pleine maîtrise de son sys­
tème psychologique et de sa méthode thérapeutique et qu’il était à la tête d’une
école. C’est ce portrait que nous allons essayer maintenant de préciser.
Cari Gustav Jung était un homme de grande taille, aux larges épaules. Il avait
les yeux bruns, des pommettes saillantes, une forte mâchoire, un nez aquilin et il
portait une petite moustache. Tous ceux qui le rencontraient étaient frappés par sa
force physique et morale. Certains croyaient reconnaître en lui une ascendance
paysanne, bien qu’il fût issu, en fait, de familles très intellectuelles. Il aimait tra­
vailler la terre, la pierre et le bois et il prenait plaisir à bâtir et à construire. Il fai­
sait volontiers de la voile sur le lac de Zurich et pratiqua ce sport jusque dans sa
vieillesse.
Jung donnait l’impression d’être un homme pratique, solidement ancré dans la
réalité : aussi certains visiteurs manifestaient-ils leur surprise en l’entendant par­
ler, sur un ton d’absolue conviction, de l’anima, du soi, des archétypes, etc. Ce
sentiment aigu de la réalité inspirait toutefois sa psychothérapie, dont la première
étape consistait à ramener le malade à la perception du réel.
Jung n’avait rien d’un homme de cabinet. Il affectionnait les contacts humains
et les petits incidents de la vie quotidienne. Quand il était en voyage, il ne se
contentait pas de visiter les monuments et les musées, mais s’intéressait vivement
à tout ce qu’il voyait. Jean-Martin Freud rapporte qu’un jour, alors que sa sœur
Mathilde était à Vienne avec Jung et sa famille et qu’ils étaient tous en train de

68. Communication personnelle d’Alphonse Maeder qui faisait partie de l’équipe du Burg-
holzli à cette époque.
69. Martin Freud, Sigmund Freud, Man and Father, New York, Vanguard, 1958, p. 108-
109.
70. Communication personnelle.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 699

faire des emplettes, l’empereur vint à passer71. Jung s’excusa et courut rejoindre
la foule, « aussi enthousiaste qu’un jeune garçon ». Jung était aussi extrêmement
sociable. Ernst Kretschmer raconte qu’au cours des soirées qui prolongeaient les
rencontres de l’Association médicale de psychothérapie, Jung ôtait son veston
pour yodler et danser jusque tard dans la nuit et contribuait ainsi à la gaieté géné­
rale72. Il avait (in sens aigu de l’humour et était connu pour ses nombreuses
façons de rire sur tous les tons, depuis le rire discret et réservé jusqu’aux grands
éclats de rire homériques.
Ceux qui sont personnellement entrés en contact avec Jung, même de façon
très brève, s’accordent à reconnaître le brillant et la fascination de sa conversa­
tion. Les idées les plus subtiles, les plus profondes et parfois les plus paradoxales,
se succédaient à un rythme incomparable sur le ton de la plus grande aisance. On
retrouve dans ses séminaires inédits certaines qualités de sa conversation qui
contrastent avec le style souvent lourd et laborieux de ses ouvrages.
On a beaucoup parlé de la vaste érudition de Jung. Il s’était d’abord intéressé
à la psychologie et à l’archéologie. Puis, quand il entreprit d’étudier les sym­
boles, il se plongea dans l’histoire des mythes et des religions. Il s’intéressa plus
particulièrement au gnosticisme et à l’alchimie, puis aux philosophies de l’Inde,
du Tibet et de la Chine. Tout au long de sa vie, il s’intéressera fort à l’ethnologie.
Cette diversité d’intérêts se reflétait dans sa bibliothèque. Bien qu’il ne collec­
tionnât pas les livres pour leur rareté, il finit par être en possession d’une collec­
tion unique d’ouvrages anciens sur l’alchimie.
Jung était assez doué pour les langues. Outre l’allemand classique et le dialecte
de Bâle, dont il usait dans les conversations quotidiennes, il parlait très bien le
français. Il apprit l’anglais un peu plus tard et finit par le posséder assez bien,
encore qu’il ne parvînt jamais à se défaire de son accent suisse-allemand. Il
connaissait bien le latin et assez bien le grec, mais, à la différence de son père, il
ignorait l’hébreu. Avant de se rendre en Afrique orientale il avait pris des leçons
de souahéli à Zurich, mais il avait habituellement recours à un interprète dans ses
conversations avec les indigènes.
Beaucoup de gens admiraient son aptitude à converser avec des gens de tous
les milieux ; il était aussi à l’aise avec de simples paysans qu’avec les person­
nages les plus haut placés (ce qui est sans conteste un don précieux pour un psy­
chothérapeute). Jung pensait que quiconque voulait devenir un bon psychiatre ne
devait pas craindre de quitter le cabinet de consultation pour aller visiter les pri­
sons et les hospices, les tripots, les maisons closes et les tavernes, les salons mon­
dains, la Bourse, les meetings socialistes, les églises et les sectes. Même s’il y
avait là une part d’exagération, Jung insistait à juste titre sur la nécessité, pour le
psychothérapeute, de compléter sa formation professionnelle par une connais­
sance pratique de la vie. On disait, même dans les milieux jungiens, que Jung se
montrait rude et intolérant à l’égard de certains malades. Quant à son rapport à
l’argent, les affirmations les plus contradictoires ont été portées : selon des
sources dignes de foi, il demandait, au début des années vingt, 50 francs suisses
pour une heure de psychothérapie (honoraires très élevés en Suisse à cette
époque), mais d’autres témoins rapportent que, plusieurs années après, les gens

71. Martin Freud, Sigmund Freud, Man and Father, op. cit., p. 108-109.
72. Ernst Kretschmer, Gestalten und Gedanken, Stuttgart, Thieme, 1963, p. 135.
700 Histoire de la découverte de l’inconscient

se montraient surpris de la modicité de ses honoraires. Tous les témoins s’accor­


dent pour reconnaître que Jung était un psychothérapeute exceptionnellement
habile qui savait adapter le traitement à la personnalité et aux besoins de chacun
de ses patients.
Jung estimait que l’on ne pouvait être un homme normal si l’on ne remplissait
pas toutes ses obligations de citoyen. D se faisait un devoir de participer à tous les
votes, qu’il s’agisse de la commune, du canton ou de la fédération. Un témoin
digne de foi rapporte que, lorsqu’il était malade, il se faisait conduire aux urnes.
Comme bon nombre de ses compatriotes, Jung faisait grand cas de sa généalogie,
de ses armoiries et de l’histoire de ses ancêtres. Il était fier de faire partie de l’ar­
mée suisse et d’avoir atteint le grade de capitaine. Il aimait à rappeler les événe­
ments de son service militaire et parler de la rude vie de soldat qu’il avait menée
pendant ses périodes de services dans les montagnes. Il aimait jouer avec ses
enfants à des jeux militaires de son invention : construction, attaque et défense de
forteresses en pierre73.
Nous avons déjà dit quelques mots de la femme de Jung qui a laissé à tous
ceux qui l’ont connue le souvenir d’une personne remarquable. De tous les pion­
niers de la psychiatrie dynamique, Jung est le seul dont la femme soit devenue
son disciple, ait adopté ses idées et appliqué sa méthode psychothérapique.
Le trait le plus frappant de la personnalité de Jung était peut-être le contraste
entre, d’une part, sa claire notion de la réalité et, d’autre part, sa vie secrète faite
de méditations, de rêves et d’expériences parapsychologiques. Il se montrait des
plus sociables, mais il illustrait de mille manières l’aphorisme de Goethe : « Le
bien le plus précieux des enfants des hommes est leur personnalité. » Il allait jus­
qu’à dire que « la société n’existe pas, il n’y a que des individus ». Mais il affir­
mait aussi que l’individu ne saurait s’épanouir sans une certaine stabilité maté­
rielle, d’où l’importance, pour conserver la santé mentale, de posséder une
maison et un jardin.
Jung appliqua lui-même ces principes en se faisant construire une maison à
Küsnacht et en participant à la vie civique et politique de sa commune. C’était
une très belle et vaste maison, dont le style rappelait celui des demeures patri­
ciennes du XVIIIe siècle avec des inscriptions latines gravées sur la porte d’entrée,
dont cette devise :

Vocatus atque non vocatus, Deus aderit


(Invoqué ou non invoqué, Dieu sera présent)

La maison était entourée d’un beau jardin. Il avait aussi fait construire un han­
gar pour y abriter ses voiliers et un pavillon vitré avec une vue magnifique sur le
lac (en été, il y effectuait souvent ses traitements psychothérapiques). Ainsi que
nous l’avons dit, Jung acheta en 1923 un terrain à Bollingen à l’autre extrémité
du lac, où, aux environs de 1928, il fit constuire une tour. Il agrandit progressi­
vement la construction originelle, y adjoignant plusieurs pièces, une seconde tour
et une cour. Il allait y passer ses jours de congé et ses vacances, appliquant ainsi
un autre des principes qui lui étaient chers, à savoir qu’il faut essayer de vivre
aussi simplement que possible. La maison de Bollingen n’avait ni téléphone, ni

73. Renseignement fourni par monsieur Franz Jung.


Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 701

électricité, ni chauffage central. Il fallait puiser l’eau d’un puits et on faisait la


cuisine sur un fourneau à bois que Jung allumait lui-même. Il y avait dans la mai­
son une pièce où il n’admettait jamais personne et où il pouvait méditer sans être
dérangé. C’est comme si le passage de la maison de Küsnacht à la maison de Bol-
lingen avait symbolisé pour Jung le passage du moi au soi, en d’autres termes le
chemin de l’individuation.
Au cours de ses dernières années, Jung avait beaucoup perdu de sa force phy­
sique, mais il garda l’esprit vif. Il fascinait ses visiteurs par ses réflexions sur les
mystères de l’âme humaine et sur l’avenir de l’humanité. Il incarnait la figure
quasi légendaire du « vieux sage de Küsnacht ».

Les contemporains de Cari Gustav Jung

Pour mieux définir la place occupée par la psychologie analytique dans les
sciences de l’esprit, il peut être intéressant de comparer Jung à trois de ses
contemporains : le théologien Karl Barth (1886-1968), le philosophe Paul Hâber-
lin (1878-1960) et l’anthroposophe Rudolf Steiner (1861-1925).
Denis de Rougemont a écrit : « Il est possible que le plus grand théologien et
le plus grand psychologue de ce siècle, jusqu’ici, soient deux Suisses : Karl Barth
et C.G. Jung »74. Ces deux hommes, explique Denis de Rougemont, se sont
consacrés à la cure de l’âme et l’esprit et à l’édification d’un vaste système. Ils
étaient tous deux fils de pasteurs bâlois, de haute taille et de robuste carrure,
fumeurs de pipe et d’humeur malicieuse, et pas du tout « intellectuels », ni par
allure ni dans l’abord humain. Barth partageait aussi avec Jung la fierté d’être
citoyen suisse et avait, comme lui, un faible pour la vie militaire. Par ailleurs, tout
les opposait. Alors qu’il n’était encore qu’un pasteur de petit village, Barth
publia un commentaire sur l ’Épître aux Romains qui révolutionna la pensée théo­
logique. Il fut appelé à enseigner la théologie dans plusieurs universités alle­
mandes. Quand Hitler prit le pouvoir, Barth se mit à la tête de la résistance de
l’Église protestante contre les nazis, ce qui lui valut un procès et l’expulsion d’Al­
lemagne. A son retour en Suisse, il fut nommé professeur de théologie à l’uni­
versité de Bâle. Barth, qui avait écrit d’innombrables livres et articles, concentra
désormais ses efforts sur un traité de théologie, vaste et exhaustif, la Kirchliche
Dogmatik, qui a été comparée à la Somme de Thomas d’Aquin pour son ampleur
et sa profondeur. Barth est généralement considéré comme le plus grand théolo­
gien protestant depuis Luther et Calvin et jouit d’un prestige universel, non seu­
lement parmi les protestants, mais également parmi les catholiques.
Si Jung est, lui aussi, lu abondamment par les théologiens protestants, catho­
liques et orthodoxes, c’est pour des raisons toutes différentes. Tandis que Barth
appelle l’homme à une obéissance inconditionnelle au Dieu transcendant de la
révélation biblique, Jung déchiffre les valeurs religieuses cachées en l’homme,
en analysant notamment les symboles et les rites. Barth et Jung font preuve tous
les deux d’une érudition et de connaissances très étendues, mais tandis que Barth
tire ses conclusions de l’interprétation canonique de la Bible, Jung a une prédi­

74. Denis de Rougemont, « Le Suisse moyen et quelques autres », Revue de Paris, LXXII
(1965), p. 52-64.
702 Histoire de la découverte de l’inconscient

lection pour les évangiles apocryphes, les écrits gnostiques et les livres sacrés de
l’Orient. La dogmatique de Barth fait résolument abstraction de la psychologie ;
son Dieu est le « Tout Autre » qui parle à l’homme par l’intermédiaire de sa
Parole et de l’Église. Jung, au contraire, ne sort jamais des limites de la psycho­
logie. Ce qu’il appelle Dieu est une sorte de réalité psychique dont la source
demeure mystérieuse. Une synthèse entre les pensées de ces deux hommes n’est
même pas concevable, mais il leur arrive parfois d’avoir les mêmes convictions,
par exemple l’idée que l’essence de l’homme réside dans sa relation complémen­
taire à la femme, et réciproquement75.
Paul Hâberlin, généralement considéré comme le plus grand philosophe suisse
contemporain, a quelques traits en commun avec Jung, à commencer par le fait
qu’ils sont tous les deux nés dans la petite ville de Kesswill. Fils d’instituteur,
Hâberlin se sentit une vocation pour le ministère pastoral, étudia la théologie à
Bâle où il eut l’occasion de discuter avec Jung à la Zofingia et passa ses examens
en 1900. Puis il s’orienta vers la philosophie, passa son doctorat à Bâle en 1903,
puis occupa divers postes d’enseignement et se consacra à l’éducation des
enfants difficiles. Pendant plusieurs années, il en garda toujours deux ou trois
dans sa propre famille. De 1914 à 1922, il fut professeur titulaire de philosophie
à Berne. Ses cours attiraient un auditoire considérable et l’on a comparé son
succès à celui de Bergson au Collège de France. Il occupa ce même poste à l’uni­
versité de Bâle, de 1922 à sa retraite en 1944. Les écrits de Hâberlin, extrême­
ment nombreux, sont remarquables par la clarté de leur style, leurs qualités
didactiques, la rigueur de leur composition et leur étendue qui ne néglige aucun
détail. Son Anthropologie philosophique est considérée comme très remar­
quable76. L’ensemble de l’œuvre de Hâberlin couvre la métaphysique, la logique,
la philosophie de la nature, la religion, l’esthétique, la morale, la caractérologie,
la psychologie du mariage et l’éducation77. Certains se sont étonnés qu’en dépit
de sa brillante carrière universitaire, de la popularité de ses cours, de son univer­
salité et du nombre de ses écrits, Hâberlin ne jouisse pas d’une réputation compa­
rable à celle de Jung. La raison en est peut-être que sa vie et son œuvre sont
dépourvues de romantisme. Deux écrits de Hâberlin contrastent vivement avec le
reste de son œuvre : son esquisse autobiographique78 et un petit opuscule
consacré à ses aventures de chasse dans les montagnes suisses ; il y fait part, avec
beaucoup de simplicité, de ses réflexions sur la vie et les hommes79. Selon Hâber­
lin, la dépression résulte souvent d’une attitude arrogante à l’égard de la vie et
d’un manque d’humour, tandis que l’anxiété résulterait souvent du sentiment de
culpabilité. Quant à « l’angoisse de l’homme moderne », il n’y voit qu’une mode
passagère comparable à celle du « mal du siècle » des romantiques. Analysant les

75. Karl Barth, Die kirchliche Dogmatik, Zollikon, Evangelischer Verlag, 1951, vol. m/4,
lrc partie, § 54,1.
76. Paul Hâberlin, Der Mensch, eine Philosophische Anthropologie, Zurich, Schweizer
Spiegel-Verlag, 1941.
• 77. Parmi ses livres sur l’éducation, deux sont particulièrement connus : Wege undIrrwege
der Erziehung (Bâle, Kober, 1918), et Eltem und Kinder, Psychologische Bemerkungen zum
Konflikt der Generationen (Bâle, Kober, 1922).
78. Paul Hâberlin, Statt einer Autobiographie, Frauenfeld, Huber, 1959.
79. Paul Hâberlin, Aus meinem Hüttenbuch. Erlebnisse and Gedanken eines Gemsjagers,
Frauenfeld, Huber, 1956.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 703

différentes sortes de hâbleries dont sont coutumiers les chasseurs, Haberlin étend
la notion aux « hâbleries » des philosophes et des psychologues. Haberlin assure
que Jung lui aurait un jour avoué qu’il y avait un élément de ce genre dans son
œuvre, ajoutant : « mundus vult decipi » (le monde veut être trompé).
Le contraste entre Haberlin et Jung se révèle dans leurs attitudes respectives à
l’égard de Freud. Jung lui témoigna d’abord un intérêt et un enthousiasme pas­
sionnés, puis son appréciation devint de plus en plus défavorable et il finit par
rejeter tout ce que Freud lui avait enseigné. Hâberlin se montra toujours critique
à l’égard de Freud, tout en faisant preuve d’une vive curiosité pour ses idées : on
ne saurait toutefois le qualifier d’antifreudien. Dans les deux petits ouvrages que
nous avons signalés plus haut, Hâberlin raconte ses rencontres avec Freud80. Il
avait un grand respect pour l’homme, mais ne fut pas impressionné par ses idées.
Selon Hâberlin, la théorie freudienne des instincts n’était qu’un reflet d’événe­
ments vécus par Freud. La psychanalyse, remarquait Hâberlin, n’est pas une
théorie psychologique exhaustive, puisque Freud lui-même se reconnaît inca­
pable d’expliquer le mystère du génie artistique et poétique. Freud fut incapable
d’expliquer à Haberlin comment les pulsions pouvaient être refoulées par une
censure provenant des pulsions elles-mêmes (c’était avant l’introduction du
concept de surmoi). Au cours de cette conversation, Freud affirma que la reli­
gion, la philosophie et les sciences étaient des manifestations de sexualité subli­
mée. Hâberlin objecta que, dans ce cas, la psychologie elle-même devait être
aussi une forme de sexualité sublimée, à quoi Freud aurait répondu évasivement :
« Mais elle est socialement utile. » Haberlin emprunta à la psychanalyse tout ce
qui lui paraissait vrai. Quant aux idées qu’il rejetait, elles lui servirent parfois de
point de départ pour ses propres recherches : c’est ainsi que la théorie freudienne
des rêves, qu’il n’acceptait pas, l’incita à élaborer sa propre théorie des rêves81.
On a souvent comparé Cari Gustav Jung à Rudolf Steiner, le fondateur de l’an­
throposophie. Leurs doctrines respectives, a-t-on fait remarquer, ne sont que des
expressions différentes d’une même vision du monde, étrangère à la science
expérimentale. Nous connaissons la vie de Rudolph Steiner, principalement par
son autobiographie qui, à l’inverse de celle de Jung, rapporte essentiellement les
événements extérieurs de sa vie et s’étend fort peu sur son développement spiri­
tuel82. Fils d’un petit employé des chemins de fer autrichiens, Steiner manifesta
très tôt des dons remarquables pour les mathématiques et les sciences naturelles.
Il fit ses études secondaires et techniques à Vienne où il suivit les cours du phi­
losophe Franz Brentano. Dès l’âge de 7 ans, il avait fait l’expérience de certains
phénomènes parapsychologiques, à l’insu de sa famille. Il rencontra aussi des
hommes qui, tout en menant une vie très simple, appartenaient à un monde spi­
rituel mystérieux. De 23 à 29 ans, il fut chargé, dans une grande famille autri­
chienne, de l’éducation d’un enfant difficile avec qui il obtint des succès remar­
quables. Il fréquentait des personnalités de l’élite intellectuelle viennoise, aussi
connues que Josef Breuer, par exemple. Il travailla ensuite sept ans dans la

80. Ibid., p. 54 ; Statt einer Autobiographie, op. cit., p. 52-55.


81. Paul Hâberlin, « Zur Lehre vom Traum », Schweizer Archiv fiir Neurologie und Psy­
chiatrie, LXVII (1951), p. 19-46. Réimprimé in Zwischen Philosophie und Medezin, Zurich,
Schweizer-Spiegel-Verlag, 1964, p. 96-136.
82. Rudolf Steiner, Mein Lebensgang, Domach, Philosophisch-Anthroposophischer Ver-
lag, 1925.
704 Histoire de la découverte de l’inconscient

Goethe-Schiller-Archiv à Weimar, où on lui confia l’édition des ouvrages scien­


tifiques de Goethe. A cette époque, on considérait généralement cette partie de
l’œuvre du grand écrivain comme une variante démodée de la philosophie de la
nature. Steiner affirma cependant que l’attitude de Goethe pouvait servir de point
de départ à une étude authentiquement scientifique de la nature. Ce fut une
époque de profonde introversion pour Steiher. Il rapporte dans son autobiogra­
phie qu’il percevait le monde environnant comme dans un rêve, le monde inté­
rieur et spirituel étant la seule véritable réalité pour lui. C’est certainement pen­
dant ces années qu’il fit l’expérience de cette aventure spirituelle à laquelle
malheureusement il ne fait que quelques allusions dans ses écrits. En 1896, alors
qu’il avait 35 ans, une métamorphose psychologique extrêmement profonde
s’opéra en lui. Il acquit une perception aiguë et précise du monde matériel ; ses
relations avec les hommes devinrent « ouvertes ». Là-dessus, il vécut plusieurs
années dans le monde littéraire assez bohème de Berlin. A partir de 1902, il fut
un membre influent de la Société théosophique, mais il développa progressive­
ment ses propres idées jusqu’à fonder finalement son propre mouvement, la
Société anthroposophique, en février 1913. Il entreprit la même année la
construction du grand centre anthroposophique de Domach, en Suisse, non loin
de Bâle. Il l’appela le Goetheanum, en l’honneur de celui dont Steiner estimait
qu’il avait atteint la plus haute sagesse humaine possible.
Le mot « anthroposophie » avait été créé par le philosophe romantique suisse
Ignaz Troxler (1780-1866) pour désigner une méthode cognitive qui, partant de
la nature spirituelle de l’homme, se propose d’explorer la nature spirituelle de
l’univers (de même que les organes des sens appréhendent sa nature physique et
l’intelligence ses lois abstraites)83. Rudolf Steiner affirmait que tout homme était
capable, grâce à une méthode d’entraînement psychique, de prendre conscience
de certaines facultés latentes de l’esprit qui lui permettraient une connaissance
directe de mondes supérieurs purement spirituels. Rudolf Steiner a exposé sa
méthode d’entraînement psychique dans un petit livre84. Le disciple doit tout
d’abord être animé d’un profond respect pour la vérité et mener une vie effacée,
concentrer toute son attention sur la vie intérieure, cherchant à connaître ce qui
pourra être utile à l’homme et au monde plutôt qu’à satisfaire sa propre curiosité,
savoir distinguer clairement l’essentiel du non-essentiel et consacrer chaque jour
quelque temps à la méditation. Un des exercices fondamentaux consiste à per­
cevoir chaque être dans sa dimension temporelle, c’est-à-dire à se représenter
comment il était avant et comment il sera après. Il faut aussi s’entraîner à distin­
guer immédiatement les perceptions sensorielles issues du monde animé de
celles issues du monde inanimé. Quand ces façons de percevoir seront devenues
une seconde nature, l’individu sera en état d’appréhender certaines qualités des
choses qui échappent aux autres hommes. Un entraînement ultérieur lui confé­
rera la faculté de maîtriser non seulement ses sentiments et ses pensées, mais
aussi son sommeil et ses rêves jusqu’à l’acquisition de la continuité de la
conscience. Enfin le disciple aura à affronter de dures épreuves spirituelles, et
Steiner fait allusion à des rencontres avec de mystérieux êtres spirituels. Mais à

83. Voir chap. iv, p. 236-237.


84. Rudolf Steiner, Wie erlangt man Erkenntnisse der hoheren Welten ?, Berlin, Philoso-
phisch-Anthroposophischer Verlag, 1922.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 705

la différence de Jung, Steiner n’y voit pas de simples projections d’éléments


détachés de l’inconscient.
Bien que les adeptes de la méthode de Steiner aient été nombreux, aucun,
semble-t-il, n’a jamais réussi à aller aussi loin que le maître. Steiner disait que sa
connaissance du monde spirituel lui permettait d’énoncer de nombreuses vérités
sur la structure de l’homme, sur le corps éthéré et le corps astral, sur la réincar­
nation, etc. Les révélations de Steiner s’étendirent progressivement à divers
domaines de la science, de l’art, dé la vie politique et économique. Il préconisait
un nouveau style architectural, de nombreux principes de peinture, de déclama­
tion et d’art dramatique. Ses nouveaux principes d’éducation des enfants nor­
maux et anormaux suscitèrent un vif intérêt qui déborda les milieux
anthroposophiques.
On a souvent attiré l’attention sur les analogies entre Jung et Steiner. L’un et
l’autre firent des expériences parapsychologiques, l’un et l’autre inventèrent une
méthode d’auto-entraînement qui les conduisit à explorer les abîmes de l’incons­
cient et revinrent de leur odyssée spirituelle avec une nouvelle personnalité. Il
n’est donc pas étonnant qu’ils en vinrent l’un et l’autre à considérer la vie comme
une succession de métamorphoses dont la principale se produit au « tournant de
la vie », c’est-à-dire vers 35 ans85.
Les notions jungiennes de l’ombre et de la projection de sous-personnalités se
retrouvent chez Steiner. Dans son commentaire du Faust de Goethe, Steiner
explique que Wagner et Méphisto représentent différents aspects de la person­
nalité de Faust86. Chose curieuse, on recourt souvent à cet exemple pour illustrer
la pensée de Jung, qui, sur ce point, rejoint donc celle de Steiner. Cependant, là
où Jung voit des projections d’éléments inconscients, Steiner est plutôt porté à
voir des êtres spirituels autonomes87.
La différence essentielle entre Jung et Steiner se révèle dans l’usage qu’ils
firent de leur voyage à travers l’inconscient. L’un et l’autre, nous l’avons vu, ont
passé par ce que nous appellerions une maladie créatrice, vers le milieu de leur
vie (comme Fechner et Freud), et ont tiré de cette expérience les idées fondamen­
tales de leur doctrine. Mais Steiner assura avoir atteint une source spirituelle de
connaissance, qui lui permettait de faire des révélations, tandis que Jung (de
même que Freud) s’en tint strictement au genre d’activité que lui assurait sa pra­
tique de psychothérapeute.
Ces considérations pourront nous aider à saisir plus précisément la position de
Jung. Jung s’est vu qualifié de mystique, de métaphysicien, de néo-gnostique,
etc. Mais il s’est toujours défendu d’être un philosophe ; il se définissait lui-
même comme un esprit empirique qui se contentait de décrire les observations
qu’il faisait dans sa pratique de psychothérapeute. Cependant la source essen­
tielle de ses idées est à chercher dans sa Nekyia, c’est-à-dire dans son voyage à
travers l’inconscient. Cette expérience appartient à la même catégorie que l’auto­

85. Les idées de Rudolf Steiner sur le « tournant de la vie » sont dispersées dans ses œuvres.
Elles ont été résumées par Friedrich Husemann, Das Bild des Menschen als Grundlage der
Heilkunst, Stuttgart, Verlag Freies Geistesleben, 1956, II, p. 136.
86. Rudolf Steiner, Geisteswissenschaftliche Erlauterungen zu Goethes Faust, Domach,
Philosophisch-Anthroposophischer Verlag, 1931,1, p. 76.
87. Rudolf Steiner, Anthroposophie und Psychoanalyse, Domach, 10 novembre 1917, vol.
I. Réimprimé dans Anthroposophie, Stuttgart, vol. ni, IV (avril-septembre 1935).
706 Histoire de la découverte de l’inconscient

analyse de Freud, dans ce sens que, dans les deux cas, il s’agissait d’une maladie
créatrice aboutissant à un système de psychologie dynamique. C’est pourquoi,
bien que le cadre théorique de Jung diffère radicalement de celui de Freud, Jung
est infiniment plus proche de Freud que d’un théologien comme Barth, d’un phi­
losophe comme Haberlin, ou d’un anthroposophe comme Steiner.

L’œuvre de Cari Gustav Jung


I — La notion de réalité psychologique

La cellule germinale de la psychologie analytique de Jung peut se reconnaître


dans ses discussions à l’association d’étudiants de la Zofingia, et dans ses expé­
riences avec sa jeune cousine médium, Hélène Preiswerk.
On savait déjà par les souvenirs d’Albert Oeri que Jung engageait souvent des
discussions stimulantes avec ses condisciples. Jung, nous l’avons vu, était
membre de la section bâloise de la Zofingia et prenait une part active à ses réu­
nions hebdomadaires. Les exposés et les principaux arguments présentés par les
participants ayant été notés et conservés dans les archives de l’association, Gus­
tav Steiner a pu compléter ses souvenirs personnels par une recherche documen­
taire et reconstituer ainsi les traits essentiels de la pensée de Jung dans ces années
de formation88. Ainsi que le fait remarquer Steiner, « la Zofingia lui fournissait
l’occasion inappréciable de passer du monologue de ses rêves et ruminations à
des discussions passionnées et de mettre à l’épreuve l’orgueilleuse intransi­
geance de ses idées dans des joutes intellectuelles avec des partenaires
intelligents ».
Pendant les trois premiers semestres de ses études médicales, Jung garda le
silence pendant les discussions, même lorsqu’un étudiant en théologie, Altherr,
fit un exposé sur le spiritisme. Au cours du quatrième semestre, le 28 novembre
1896, Jung fit son premier exposé : « Sur les limites des sciences exactes ».
C’était une attaque véhémente contre la science matérialiste contemporaine et un
plaidoyer en faveur d’une étude objective de l’hypnotisme et du spiritisme. Au
cours de la discussion, Jung affirma qu’il était possible de conduire une recherche
selon les méthodes des sciences exactes dans le domaine de la métaphysique. Cet
exposé remporta un tel succès que l’assemblée décida à l’unanimité d’en recom­
mander la publication dans la revue nationale de l’association. Nous ignorons
pourquoi le comité de rédaction de Berne le refusa. Gustav Steiner note que le
succès de cet exposé contredit les dires de Jung qui prétend dans son autobiogra­
phie que, chaque fois qu’il parlait de spiritisme, ses condisciples réagissaient par
la moquerie, l’incrédulité ou une attitude de recul anxieux89.
Au cours du semestre d’été de 1897, Jung fit un exposé intitulé : « Quelques
réflexions sur la psychologie ». Il déplorait le manque général d’intérêt pour la
métaphysique. « Quand l’homme s’imagine que sa vie ne comporte aucun élé­
ment métaphysique, il oublie un événement métaphysique fondamental : celui de
sa mort. » La mort a toujours été le point de départ d’espérances transcendantes,

88. Gustav Steiner, « Erinnerungen an Cari Gustav Jung », Basler Stadtbuch (1965), p.
117-163.
89. C.G. Jung, Erinnerungen, Traurne, Gedanken, op. cit., p. 106.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 707

et ces espérances postulent l’existence de l’âme. Une psychologie rationnelle


aura pour tâche de montrer l’existence de l’âme. L’âme peut être conçue comme
une intelligence indépendante du temps et de l’espace. Le somnambulisme peut
servir de preuve contre les préjugés du matérialisme. Le débat fut extraordinai­
rement animé, et les auditeurs furent nombreux à participer à la discussion.
Au cours du semestre d’hiver de 1897 à 1898, Jung fut élu président de la
Zofingia de Bâle. Dans son discours inaugural, il déclara qu’un homme cultivé
devrait s’abstenir de participer activement à la vie politique. (C’était là une atti­
tude assez répandue parmi les intellectuels avant 1914.)
En janvier 1899, Jung — au grand étonnement des étudiants en théologie du
groupe — fit un exposé sur la théologie d’Albrecht Ritschl à qui il reprochait de
nier l’existence d’un élément mystique dans la religion. Cette année-là, Jung prit
une part active aux discussions. Lorsqu’un étudiant en médecine fit un exposé sur
le sommeil, Jung lui reprocha d’avoir négligé le phénomène des rêves, ajoutant
que, « dans les rêves, nous sommes notre propre désir, et en même temps plu­
sieurs acteurs différents ».
La dernière intervention de Jung à la Zofingia suivit l’exposé qu’un étudiant en
théologie, Lichtenhan, avait intitulé « Théologie et religion ». Jung critiqua
l’idée qu’une expérience de Dieu fût possible. Pour sa part, dit-il, il n’avait
jamais fait une telle expérience. Il nota encore que les expériences religieuses
s’accompagnaient souvent d’émotions érotiques. La psychiatrie contemporaine,
déclara-t-il, tend à reconnaître qu’il existe un lien organique entre la religion et
l’instinct sexuel90. Le fait que l’homme normal éprouve des impulsions reli­
gieuses ne prouve nullement que ces impulsions ne puissent être de nature mor­
bide, car elles peuvent procéder de l’inconscient. A un argument avancé par Paul
Haberlin, Jung répondit que la notion d’un « Dieu bon » était contradictoire dans
les termes. La discussion fut plus acharnée que d’habitude, mais en fin de compte
ce fut Lichtenhan qui l’emporta.
L’article de Steiner montre que les relations de Jung avec les étudiants en théo­
logie dénotaient déjà cette ambiguïté dont devaient témoigner celles qu’il eut
plus tard avec des prêtres et des pasteurs. Ceux-ci s’inquiétèrent en particulier de
ses critiques à l’égard de la religion traditionnelle, mais approuvèrent ses
attaques contre le matérialisme contemporain. Plusieurs autres points mérite­
raient d’être relevés. C’est ainsi que Jung se montre très tôt préoccupé par le pro­
blème du mal auquel il devait consacrer un de ses derniers ouvrages, Réponse à
Job. Bien qu’il ne fût nullement athée, Jung s’attaqua à plusieurs formes de reli­
giosité : la foi religieuse traditionnelle, le rationalisme (tel qu’il le voyait exprimé
dans la théologie de Ritschl) et l’intérêt porté aux « expériences religieuses » (à
la façon de William James). Ce qui est remarquable, c’est le ton d’absolue
conviction avec lequel Jung parle de Y âme (terme qui avait disparu de la psycho­
logie) et sa façon de la définir comme une réalité immatérielle, transcendante,
étrangère au temps et à l’espace, et néanmoins susceptible d’être étudiée scien­
tifiquement. Entre autres possibilités de connaissance de l’âme, il voit le som­
nambulisme, l’hypnose et les phénomènes du spiritisme. Ainsi, pour Jung, le spi­
ritisme ne se rattache pas à l’occultisme, mais à un processus psychique inconnu
dont l’étude scientifique exige des méthodes spécifiques.

90. Rappelons que cette idée était un lieu commun à l’époque.


708 Histoire de la découverte de l’inconscient

Avant d’entrer au Burghôlzli, Jung avait déjà fait les observations qui devaient
devenir l’objet de sa thèse en 190291. Là encore, nous retrouvons, à l’état
embryonnaire, plusieurs des idées fondamentales de Jung. Ces observations
avaient été faites sur un jeune médium, sa cousine Hélène Preiswerk.
Au dire de Jung, cette jeune personne avait d’abord participé à des séances de
tables tournantes en juillet 1899, puis, au début d’août, elle avait présenté les pre­
mières manifestations de somnambulisme médiumnique. Elle avait incarné
d’abord l’esprit de son grand-père, Samuel Preiswerk, et des témoins avaient pu
admirer la fidélité avec laquelle elle reproduisait son ton pastoral, bien qu’elle ne
l’eût jamais connu. Dès ce moment, Jung participa assidûment aux séances.
Hélène personnifiait aussi un certain nombre de ses connaissances ou membres
de sa famille décédés, et faisait preuve d’un remarquable talent d’actrice. Durant
ces séances, à la surprise des assistants, elle parlait un allemand littéraire très pur,
et non le dialecte de Bâle dont elle usait habituellement. Il n’était pas facile de
préciser dans quelle mesure elle se souvenait, la séance terminée, de ce qu’elle
avait dit dans son état somnambulique, mais elle soutenait toujours que c’étaient
vraiment les esprits des défunts qui parlaient par sa bouche. Elle suscitait le res­
pect et l’admiration de plusieurs de ses parents et amis qui n’hésitaient pas à lui
demander conseil. Environ un mois plus tard, elle commença à connaître des
états semi-somnambuliques, où, tout en gardant contact avec la réalité, elle
entrait en communication étroite avec les esprits. Dans cet état, elle disait s’ap­
peler Ivenes, elle parlait sur un ton posé et digne, et ne révélait rien de son carac­
tère, habituellement instable et étourdi.
En septembre, elle prit connaissance du livre de Justinus Kemer, La Voyante
de Prevorst, et ses manifestations se modifièrent92. Suivant l’exemple de Frie-
dericke Hauffe, elle se magnétisait elle-même vers la fin de la séance et se mettait
alors à parler une langue inconnue qui ressemblait vaguement à un mélange de
français et d’italien.
Ivenes racontait ses voyages sur la planète Mars dont elle avait vu les canaux
et les machines volantes : elle prétendait avoir visité les habitants des étoiles et le
monde des esprits. Elle recevait l’enseignement d’esprits lumineux et enseignait
à son tour à des esprits ténébreux. Son esprit-guide restait celui de son grand-
père, le pasteur Samuel Preiswerk, dont elle répétait les discours édifiants. Les
autres esprits se répartissaient en deux groupes, l’un sombre et taciturne, l’autre
de folle exubérance. Jung nota que ces caractéristiques correspondaient aux deux
aspects extrêmes de la personnalité d’Hélène, entre lesquels elle ne cessait d’os­
ciller. Ces personnifications firent progressivement place à des révélations. La
jeune fille fournit un nombre prodigieux de détails sur ses vies antérieures. Elle
avait été la voyante de Prevorst, après avoir été séduite par Goethe — ce qui
aurait fait d’elle la prétendue arrière-grand-mère de Jung. Au XVe siècle, elle
avait été la comtesse de Thierfelsenburg, au xiif elle avait été madame de
Valeurs, brûlée comme sorcière, et plus anciennement encore, à Rome, une mar­
tyre chrétienne du temps de Néron. Dans chacune de ses vies antérieures, elle

91. C.G. Jung, Zur Psychologie und Pathologie sogenannter occulter Phenomdne. Eine
Psychiatrische Studie, Leipzig, Oswald Mutze, 1902. Trad. angl. : On the Psychology and
Pathology ofSo-Called Occult Phenomenon, in C.G. Jung, Collected Works, New York, Pan­
théon Books, 1957,1, p. 3-88.
92. Voir chap. n, p. 113-114.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 709

avait eu des enfants et une nombreuse descendance. En l’espace de quelques


semaines, elle avait tissé un immense réseau de généalogies imaginaires, et pré­
tendait avoir été l’ancêtre de la plupart des gens qu’elle connaissait. Chaque per­
sonne nouvellement rencontrée se voyait immédiatement intégrée dans ce sys­
tème. Elle assura à Jung qu’une femme qu’il connaissait bien avait été une
célèbre empoisonneuse de Paris au XVIIIe siècle et avait commis toutes sortes de
crimes secrets dans sa vie présente.
En mars 1900, Hélène Preiswerk se mit à décrire la structure du monde mys­
tique sous la forme de sept cercles : la force originelle se trouvant dans le cercle
central, la matière dans le second, la lumière et l’obscurité dans le troisième, etc.
Une fois ces révélations épuisées, son inspiration sembla se tarir. Jung dit qu’il
cessa alors de participer aux séances et que, six mois plus tard, elle exhiba devant
l’assistance des « apports », c’est-à-dire des objets prétendument apportés par les
esprits. Mais là elle fiit prise en flagrant délit d’imposture, ce qui marqua la fin de
sa carrière médiumnique. Dans la discussion de ce cas, Jung définit et classa les
divers phénomènes médiumniques présentés par le sujet : le somnambulisme, le
semi-somnambulisme, l’écriture automatique et les hallucinations. Il essaya
aussi d’identifier les sources de ses productions médiumniques. C’était, d’une
part, l’histoire de la voyante de Prevorst de Kemer, d’autre part les conversations
qu’elle avait entendues à propos de la cosmogonie de Kant. Mais Jung passe sous
silence les traditions orales et écrites se rapportant aux anciennes familles de
Bâle. Seule une telle base pouvait pourtant permettre à la patiente d’édifier un
système de généalogies imaginaires d’une envergure aussi fantastique.
Deux particularités dans l’histoire de ce médium frappèrent Jung : d’abord les
prouesses qu’elle parvenait à réaliser dans son état médiumnique et dont elle était
absolument incapable à l’état conscient ; en second lieu, le contraste entre la per­
sonnalité d’Ivenes, sérieuse, posée et réfléchie, et la personnalité habituelle d’Hé­
lène, qui était peu équilibrée. Jung en conclut qu’en Ivenes se manifestait un
second moi, qu’Ivenes n’était autre que la future personnalité adulte en train de
s’élaborer. Des obstacles d’ordre psychologique et social s’opposaient au déve­
loppement normal de sa personnalité, et sa carrière médiumnique n’était qu’un
subterfuge choisi par l’inconscient pour surmonter ces obstacles. Nous trouvons
déjà ici en germe ce qui allait devenir la théorie jungienne de l’individuation. Les
romans qu’elle échaufaudait abondaient en histoires d’amour (connues ou
secrètes) et en naissances illégitimes, et Jung interpréta son désir d’avoir une
immense famille comme la manifestation d’un rêve de satisfaction sexuelle. Jung
semble ne s’être rendu compte que bien plus tard que sa jeune cousine avait été
amoureuse de lui et qu’elle avait multiplié ses révélations médiumniques pour lui
plaire.
Jung révéla la suite de l’histoire dans un séminaire donné en 192593. Hélène
Preiswerk quitta Bâle pour apprendre la couture à Montpellier et à Paris. En
1903, Jung lui rendit visite à Paris et constata avec surprise qu’elle disait avoir
oublié tout ce qui avait trait aux séances médiumniques. Elle revint à Bâle où elle
ouvrit une maison de couture avec une de ses sœurs, et Jung dit qu’elle créait des

93. Notes on the Seminar inAnalytical Psychology, Conducted by Dr. C.G. Jung (Zurich,
March 23-July 6,1925), Arrangée! by members of the class, 1926.
710 Histoire de la découverte de l’inconscient

vêtements d’une rare élégance94. Malheureusement, elle mourut prématurément


de la tuberculose en 1911.
La thèse de Jung fit l’objet d’une recension enthousiaste de Théodore Flour-
noy95. Cette histoire connut un épilogue curieux avec le peintre français Comil­
lier. Celui-ci découvrit en 1910 que Reine, son modèle âgé de 19 ans, était un
médium. Au cours des séances qu’ils eurent ensemble pendant deux ans, elle lui
fit des révélations sur les vies antérieures qu’elle avait eues et sur celles de per­
sonnes décédées, lui expliqua aussi la structure complexe de l’autre monde, ses
lois, sa morale et ses coutumes, ainsi que la hiérarchie des esprits96. L’auteur dra­
matique Lenormand comprit que le processus tout entier avait été déterminé par
la passion secrète du médium pour le peintre, et il cita Jung à ce propos97. Cette
histoire lui inspira sa pièce, L’Amour magicien9*.
Quand Jung entra au Burghôlzli en décembre 1900, il avait déjà une idée très
claire de ce que devait être la psychologie. Il la définissait comme l’étude scien­
tifique de l’âme humaine, prenant pour point de départ les manifestations de ce
qu’il appelait les réalités psychologiques. L’expérience lui avait appris que des
éléments détachés de l’inconscient pouvaient prendre l’apparence d’une person­
nalité humaine, soit en étant projetés à l’extérieur sous forme d’hallucinations,
soit en s’emparant de l’esprit conscient comme dans les séances médiumniques.
Suivant l’exemple de Myers, Janet, Binet et Floumoy, Jung s’était tourné vers
l’exploration de ces réalités psychologiques.

L’œuvre de Cari Gustav Jung


II—La période du Burghôlzli

Les neuf années que Jung passa au Burghôlzli furent une période de travail
intense et concentré. Après avoir rédigé sa thèse et publié quelques articles dont
la plupart portaient sur des cas cliniques, il se concentra sur des recherches effec­
tuées à l’aide du test des associations verbales.
Ce test consistait à prononcer devant le sujet une série de mots soigneusement
choisis ; le sujet devait à chaque fois répondre par le premier mot qui lui venait à
l’esprit : le temps de réaction était mesuré avec précision.
Jung lui-même écrivit un jour un récit complet de l’histoire du test99. Son
invention remonte à Galton qui avait montré comment on pouvait l’utiliser pour

94. Une dame qui a tenu pendant longtemps un magasin de confection à Bâle, fréquenté par
une clientèle distinguée, nous confirma que la cousine de Jung « travaillait bien, mais conce­
vait des vêtements sans originalité, copiés des magazines de mode ». S’agissait-il de rivalité
professionnelle ? Les psychiatres sont-ils nécessairement les meilleurs juges en matière de
mode ?
95. Archives de psychologie, Il (1903), p. 85-86.
96. P.-E. Comillier, La Survivance de l'âme et son évolution après la mort. Comptes rendus
d’expériences, Paris, Alcan, 1920.
97. H.-R. Lenormand, Les Confessions d’un auteur dramatique, Paris, Albin Michel, 1953,
H, p. 134-140.
98. H.-R. Lenormand, L’Amour magicien (1926), in Théâtre complet, Paris, Crès, 1930, VI,
p. 1-113.
99. C.G. Jung, « Die Psychopathologische Bedeutung des Assoziationsexperimentes »,
Archiv fur Kriminal-Anthropologie und Kriminalistik, XXII (1906), p. 145-162.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 711

explorer les replis les plus cachés de l’esprit. Wundt le reprit et s’en servit pour
chercher à établir expérimentalement les lois de l’association des idées. Puis
Aschaffenburg et Kraepelin introduisirent la distinction entre associations
internes et externes, les premières se rapportant à la signification, les autres aux
formes du discours et au son ; on pourrait donc parler d’associations sémantiques
et d’associations verbales. Kraepelin montra que la fatigue entraînait un accrois­
sement progressif du taux des associations verbales. La fièvre et l’état d’ébriété
alcoolique pouvaient avoir des effets analogues. Ces mêmes auteurs analysèrent
les résultats du test des associations verbales appliqué aux principales maladies
mentales. Ziehen fit un nouveau pas en avant en découvrant que le temps de réac­
tion était plus long quand le mot proposé comportait une connotation déplaisante
pour le sujet. Parfois, en rapprochant plusieurs réponses au temps de réaction
prolongé, on pouvait les rapporter à une représentation commune sous-jacente
que Ziehen appelait un gefühlsbetonter Vorstellungskomplex (complexe des
représentations émotivement chargées) ou simplement un « complexe ». Ziehen
constata qu’en donnant ces réponses le sujet n’avait habm^fiement pas
conscience de la relation existant entre les réponses et le complexe.
C’est alors que Bleuler introduisit le test au Burghôlzli pour compléter les exa­
mens cliniques. Puisque pour Bleuler le symptôme fondamental de la schizo­
phrénie était le relâchement de la tension des associations, il était logique de
chercher à vérifier cette hypothèse à l’aide du test des associations verbales, tra­
vail qu’il confia à Jung. Celui-ci se lança dans une expérimentation à grande
échelle avec quelques autres internes du Burghôlzli. Ces recherches, poursuivies
pendant plusieurs années, furent réunies dans un livre100. Jung perfectionna la
technique du test. Comparant les résultats chez des sujets instruits et des sujets
non instruits, il trouva un plus fort pourcentage d’associations sémantiques chez
les non-instruits. Un de ses collaborateurs constata que, statistiquement, on déce­
lait une similitude plus grande dans les tests de personnes appartenant à la même
famille, en particulier entre le père et le fils, la mère et la fille.
Mais l’objectif principal de Jung était la détection et l’analyse des complexes
(dans le sens originel que Ziehen avait donné à ce terme). Jung distinguait les
complexes normaux, accidentels et permanents. Il compara les complexes nor­
maux chez Fhomme et chez la femme. Chez les femmes, prédominaient les
complexes érotiques, ainsi que ceux qui se rapportaient à la famille, au logement,
à la grossesse, aux enfants et à la situation matrimoniale ; chez les femmes plus
âgées, on trouvait des complexes exprimant le regret vis-à-vis des amoureux de
jadis. Chez les hommes, les complexes touchant l’ambition, l’argent et la
recherche du succès passaient avant les complexes érotiques. Les complexes
accidentels se rapportaient à des événements spécifiques de la vie du patient. Les
complexes permanents s’avéraient particulièrement intéressants chez les sujets
atteints d’hystérie et de démence précoce.
Jung constata que, dans l’hystérie, les associations étaient submergées sous un
vaste complexe extrêmement tenace lié à une ancienne blessure secrète, mais que
l’individu pouvait être guéri si on l’amenait à vaincre et à assimiler son
complexe. Dans la démence précoce, Jung trouva un ou plusieurs complexes
fixés et devenus impossibles à surmonter.

100. C.G. Jung, DiagnostischeAssoziationsstudien, Leipzig, J.A. Barth, 1906,1909.


m Histoire de la découverte de l’inconscient

Ainsi s’ouvrait une nouvelle voie d’approche vers le problème de la démence


précoce, qui complétait les recherches menées par Bleuler au cours des quinze
années précédentes. Jung rassembla ses premières découvertes dans un volume
intitulé La Psychologie de la démence précoce101. Dans ce livre, Jung est encore
fortement sous l’influence de Janet et de Floumoy ; il y confirme les vues de
Bleuler et il exprime de sérieuses réserves à l’égard des théories de Freud. Le
terme de « complexe » avait pris maintenant une signification dépassant sa visée
originelle, si bien que Jung devait en distinguer plusieurs variétés : complexes
relatifs à un événement unique ou à une situation continue, complexes
conscients, partiellement conscients ou totalement inconscients, complexes à
charge émotive plus ou moins forte. Pour illustrer sa méthode, Jung présentait
une analyse assez détaillée du cas d’une malade de 60 ans qui avait passé presque
vingt ans au Burghôlzli et qui avait de nombreuses hallucinations et des idées
délirantes d’une grande incohérence. Jung la soumit à plusieurs reprises au test
des associations verbales et lui fit donner des associations libres à propos de ce
qui semblait être les mots clés de ses délires. Il parvint à identifier ainsi un grand
nombre de complexes qu’il classa en trois groupes : rêves de bonheur, plaintes
relatives à des injustices subies, complexes sexuels. Les propos apparemment
incohérents de la malade exprimaient donc, de façon systématique, la réalisation
imaginaire de ses désirs, en guise de compensation à une vie de dur labeur et de
privations. Jung voyait une analogie entre ces constatations et celles que Flour-
noy avait faites chez Hélène Smith : ses « romans de l’imagination subliminale »
devaient compenser la médiocrité de sa vie. Jung lui-même avait fait des consta­
tations semblables à Bâle avec la jeune Hélène Preiswerk, à cette différence près
que les romans subliminaux de cette dernière avaient pour objet de forcer les obs­
tacles qui entravaient son développement. La malade du Burghôlzli, en revanche,
était prisonnière de ses idées délirantes.
Mais pourquoi pouvait-on venir à bout des complexes dans l’hystérie et non
dans la démence précoce ? Jung émit l’hypothèse que, dans ce dernier cas, les
complexes déterminaient l’apparition d’une toxine exerçant une action nocive
sur le cerveau et rendant la maladie irréversible. Cette théorie était en désaccord
avec celle de Bleuler sur la démence précoce : Bleuler, en effet, voyait la cause
primaire de la maladie dans l’action d’une toxine hypothétique sur le cerveau ;
les complexes n’étaient pas à l’origine des symptômes, mais leur donnaient leur
forme. Dans une déclaration commune, Bleuler et Jung précisèrent leurs diver­
gences à cet égard102. La même année, Jung énonçait l’hypothèse que les idées
délirantes du malade mental étaient l’expression de ses efforts en vue de parvenir
à une nouvelle vision du monde103.
Entre-temps, Jung avait trouvé une nouvelle application du test des associa­
tions verbales. En 1905, un homme assez âgé vint le voir parce qu’on lui avait
volé de l’argent et qu’il soupçonnait son pupille, un garçon de 18 ans. Jung fit
subir au jeune homme un test d’associations verbales adapté à son cas. Lejeune
homme répondit de telle façon que Jung fut convaincu qu’il suffirait de lui dire

101. C.G. Jung, Über die Psychologie derDementia Praecox, Halle, C. Marhold, 1907.
102. Eugen Bleuler et C.G. Jung, « Komplexe und Krankheitsursachen bei Dementia Prae­
cox », Zentralblatt fur Nervenheilkunde und Psychiatrie, XXXI, n° 19 (1908), p. 220-227.
103. C.G. Jung, Der Inhalt der Psychose, Vienne et Leipzig, Deuticke, 1908.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 713

« c’est toi qui as volé » pour obtenir son aveu, ce qui arriva effectivement104. Il y
eut aussi l’histoire d’un vol d’argent dans un hôpital, vol qui ne pouvait avoir été
commis que par une des trois infirmières. Jung les soumit toutes les trois au test
et découvrit la coupable, laquelle, d’ailleurs, n’était pas celle sur qui pesaient les
soupçons les plus lourds105.
Jung pensa un moment avoir trouvé une nouvelle méthode de détection des
criminels, mais il ne tarda pas à se rendre compte que les choses n’étaient pas
aussi simples. Freud fit remarquer que le sujet ne réagissait pas au test en fonction
de sa culpabilité objective, mais en fonction de ses sentiments subjectifs de
culpabilité et d’angoisse106. Après avoir abondamment utilisé le test pendant plu­
sieurs années, Jung l’abandonna complètement. Il ne le désavoua jamais, et, à
l’institut C.G. Jung, on continua à y recourir pour sa valeur disciplinaire. Mais
Jung n’en proclama pas moins que « quiconque désire acquérir une connaissance
de l’esprit humain n’apprendra rien, ou presque rien, de la psychologie
expérimentale »107108
.

L’œuvre de Cari Gustav Jung


III—La période psychanalytique

Jung avait fait connaissance avec la psychanalyse dès le début de son séjour au
Burgholzli. Dans une interview accordée en 1957’08, Jung rapporte qu’en 1900109
Bleuler lui avait déjà demandé de parler de L’Interprétation des rêves de Freud
lors d’une soirée de rencontre entre médecins110. Jung cite Freud à quatre
reprises, en passant, dans sa thèse de 1902, et il le mentionne de temps en temps
dans ses articles de 1902 à 1905. Dans ses publications sur le test des associations
verbales, il se réfère à Freud comme à une autorité. Au commencement, l’intérêt
de Jung s’était surtout fixé sur les éléments détachés de l’inconscient (les « idées
fixes subconscientes » de Janet), il les avait ensuite assimilés aux « complexes de
représentation émotivement chargés » de Ziehen, et il les retrouvait maintenant

104. C.G. Jung, « Zur psychologischen Tatbestandsdiagnostik », Zentralblatt fur Nerven-


heilkunde und Psychiatrie, XXVIH (1905), p. 813-815.
105. C.G. Jung, « Le Nuove Vedute délia Psicologia Criminale », Rivista di Psicologia
Applicata, IV (1908), p. 287-304.
106. Sigmund Freud, « Tatbestandsdiagnostik und Psychoanalyse », Archivfür Kriminal-
Anthropologie und Kriminalistik (1906), XXXVI, p. 1-10.
107. C.G. Jung, Das Unbewusste im normalen und kranken Seelenleben, Zurich, Rascher,
1926.
108. Richard I. Evans, Conversations with Cari Jung, Princeton, Van Nostrand Co„ 1964.
109. Puisque Jung entra au Burgholzli le 11 décembre 1900, il est plus probable que Bleuler
lui ait confié ce travail en 1901.
110. Les médecins du Burgholzli avaient l’habitude de se réunir environ une fois par mois,
pour ce qu’ils appelaient le Referierabend, c’est-à-dire une soirée consacrée à un compte rendu
et des discussions sur un ouvrage psychiatrique récent d’intérêt général. Un des membres de
l’équipe était chargé du compte rendu, puis chacun posait des questions ou faisait des
remarques, et Bleuler faisait les commentaires de conclusion.
714 Histoire de la découverte de l’inconscient

dans les « réminiscences traumatiques » de Freud111. II porta dès lors un intérêt


passionné à l’œuvre de Freud. Il y trouvait la confirmation des découvertes qu’il
avait faites en utilisant le test des associations verbales, mais ces découvertes
elles-mêmes prirent une signification nouvelle à la lumière des idées de Freud.
Les écrits de Jung de cette époque expriment son enthousiasme pour Freud et son
attitude agressive à l’égard des adversaires de la psychanalyse, mais néanmoins
Jung n’hésite pas à énoncer ses divergences avec Freud. Dans la préface de sa
Psychologie de la démence précoce, datée de juillet 1906, Jung écrit qu’il ne par­
tage pas les idées de Freud sur l’importance du trauma sexuel infantile, qu’il n’ac­
corde pas une importance aussi fondamentale à la sexualité et qu’il considère la
psychothérapie de Freud comme étant « tout au plus une méthode possible ».
La période psychanalytique de Jung s’étend de 1909 (son départ du Burg­
hôlzli) à 1913 (sa démission de l’Association psychanalytique). Au cours de cette
période, ses propres conceptions se modifièrent progressivement : il se contenta
d’abord de proposer des variantes à certaines idées de Freud, mais bientôt ses
points de désaccord devinrent inacceptables pour ce dernier.
Jung n’accepta jamais la notion de complexe d’Œdipe. Dans un article de 1909
intitulé « La signification du père dans le destin de l’individu », il rappelle qu’en
pratiquant le test des associations verbales il avait été frappé par les analogies
dans les réponses données par les pères et les fils, les mères et les filles112. Les
garçons et les filles, disait-il, se conforment inconsciemment aux attitudes fami­
liales comme par une sorte de contagion psychique. Une fois fixées, ces attitudes
persisteront tout au long de la vie. Jung montre, au moyen de plusieurs observa­
tions impressionnantes, comment ces attitudes peuvent diriger inconsciemment
la vie de l’individu et constituer ainsi ce qu’on appelle la destinée. Bref, Jung
attribuait à cette assimilation précoce des attitudes familiales (appelée « identifi­
cation » dans la terminologie ultérieure) tous les effets que Freud imputait à la
résolution du complexe d’Œdipe. Dans une note au bas d’une page, Jung affir­
mait que la libido correspondait à ce que les psychiatres appelaient volonté et
effort.
L’année suivante, Freud publia son histoire du petit Hans. Peu après, dans la
même revue, Jung publiait une histoire assez parallèle : « Conflits psychiques
chez un enfant »113. De même que les phobies du garçon de 5 ans étaient appa­
rues après la naissance d’une petite sœur, de même la petite Anna de l’article de
Jung, âgée de 4 ans, eut des difficultés à la suite de la naissance d’un petit frère.
Cet événement suscita de nombreuses questions et des fantasmes dans l’esprit de
la petite fille, non seulement relatifs à l’origine des enfants, mais aussi à la vie
après la mort et avant la naissance. L’enfant avait même spontanément imaginé
la théorie de la réincarnation. Son père avait estimé qu’il valait mieux répondre à
toutes ses questions aussi simplement et franchement que possible. Ces éclaircis­
sements incluaient une explication du rôle du père et Anna finit par être complè­

111. Aussi est-il faux, comme le prétendent certains, que le test des associations verbales ait
été une « application de la psychanalyse à la méthode des tests ». Le test lui-même et la notion
de « complexe » étaient antérieurs à la fondation de la psychanalyse.
112. C.G. Jung, « Die Bedeutung des Vaters fiir das Schicksal des Einzelnen », Jahrbuch
fur Psychoanalytische und Psychopathologische Forschungen, I (1909), p. 155-173.
113. C.G. Jung, « Über Konflikte der kindlichen Seele », Jahrbuch fur Psychoanalytische
und Psychopathologische Forschungen, Il (1910), p. 33-58.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 715

tement rassurée. Plus tard, dans une réédition du même article, Jung notait que
l’enfant avait ensuite laissé de côté ces « éclaircissements » pour retourner à sa
théorie enfantine.
L’article de Jung, « Contribution à la psychologie des rumeurs », représentait
une première application de la psychanalyse à la psychologie sociale. Une éco­
lière de 13 ans avait raconté à ses compagnes un rêve qu’elle avait fait à propos
du maître. Cette histoire provoqua un scandale et l’enfant fut renvoyée de l’école.
La direction de l’école était néanmoins disposée à la reprendre après consultation
d’un psychiatre. Jung, à qui l’on avait demandé de rédiger le rapport, reproduisit
le rêve tel que l’avait raconté la fillette, ainsi que les versions rapportées par huit
de ses camarades qui l’avaient entendue raconter ce rêve. Le rêve, par lui-même,
n’avait rien de scandaleux, mais les témoins l’avaient enrichi d’un certain
nombre de détails scabreux. Jung en conclut que le rêve exprimait effectivement
les désirs inconscients de la fillette, mais que les témoins en avaient fourni de
nouvelles versions comme s’ils avaient interprété le rêve dans la ligne de la
psychanalyse"4.
Entre-temps, Jung s’était lancé dans la préparation d’une œuvre de grande
envergure. Avec l’encouragement de Freud, plusieurs psychanalystes avaient
entrepris l’étude des mythes, en particulier Abraham, Rank et Silberer, ainsi que
Riklin à Zurich. Jung, qui s’était longtemps intéressé à l’histoire des religions,
reprit ses anciennes études. Il rapporte, dans son autobiographie, qu’il avait lu les
œuvres de Creuzer avec un intérêt tout particulier"5. Mais il ne se contenta pas
d’interpréter les mythes à la lumière de la psychanalyse, il utilisa aussi sa
connaissance des mythes pour comprendre les rêves et les fantasmes de ses
malades. Il consacra plus de 400 pages à l’interprétation mythologique de
quelques rêves éveillés et fantasmes d’une personne qu’il n’avait jamais rencon­
trée. Ce travail fut publié en deux parties dans le Jahrbuch, en 1911 et 1912114 116.
115
En 1906, Floumoy avait publié quelques notes écrites par une jeune étudiante
américaine, Miss Frank Miller117. Cette jeune personne était très encline aux
expériences de suggestion et d’autosuggestion. Au cours d’un rêve éveillé, lors
d’une croisière en Méditerranée, elle entendit un poème de trois strophes,
« Gloire à Dieu ». Pendant une nuit en chemin de fer, elle composa un poème
hypnagogique de dix vers intitulé « La mite et le soleil ». Quelque temps plus
tard, après une soirée passée dans la tristesse et l’angoisse, elle imagina un drame
hypnagogique dont le personnage principal était un héros aztèque ou inca,
Chiwantopel. En consignant ces produits de son imagination, Miss Miller cher­
chait en même temps à en retrouver la source, soit dans les événements antérieurs

114. C.G. Jung, « Ein Beitrag zur Psychologie des Gerüchtes », Zentralblatt fiir Psychoa­
nalyse, 1(1911), p. 81-90.
115. Friedrich Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Viilker, besonders der
Griechen, 4 vol., Leipzig, Leske, 1810-1812.
116. C.G. Jung, « Wandlungen und Symbole der Libido. Beitrage zur Entwicklungsges-
chichte des Denkens », Jahrbuch fiir Psychoanalytische und Psychopathologische Forschun-
gen, ni, n’ 1 (1911), p. 120-227 ; IV (1912), p. 162-464. Édité en livre à Leipzig et Vienne,
Deuticke, 1912. Trad. franç. : Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Paris, Buchet-Chastel,
1953,2' éd., 1967.
117. Miss Frank Miller, « Quelques faits d’imagination créatrice subconsciente », Archives
de psychologie, V (1906), p. 36-51.
116 Histoire de la découverte de l’inconscient

de sa vie, soit dans ses lectures. C’est de ces données relativement minces que
Jung partit pour tenter une interprétation fondée sur la mythologie et l’histoire
des religions.
Cet ouvrage de Jung n’est pas de lecture facile. Dans sa version originale, il
abonde en citations latines, grecques, anglaises et françaises non traduites, et
reproduit de longues explications étymologiques copiées des dictionnaires. Le
lecteur est submergé sous une avalanche de citations savantes empruntées à la
Bible, aux Upanishads et à d’autres livres sacrés ; à VÉpopée de Gilgamesh et à
l’Odyssée, aux poètes et aux philosophes (en particulier à Goethe et à Nietzsche),
aux archéologues, aux linguistes et aux historiens des religions, à Creuzer, Stein­
thal et autres spécialistes en mythologie, sans parler des psychologues, psy­
chiatres et psychanalystes contemporains. Devant cette accumulation de maté­
riaux, le lecteur a toujours peur de perdre le fil conducteur, mais, de temps en
temps, il est ramené à Miss Miller. On a l’impression que l’auteur avait besoin de
se libérer d’une surabondance de matériaux accumulés pendant des années. Il
reproduit même un cantique composé par son grand-père, Samuel Preiswerk.
Mais il ne cite pas encore beaucoup les travaux des ethnologues (sauf Frobenius)
et ne se réfère presque pas aux gnostiques ni aux alchimistes.
Bien qu’il fût d’une lecture difficile, l’ouvrage de Jung suscita un vif intérêt. Il
apportait aux milieux de la psychanalyse trois points de vue nouveaux. Tout
d’abord, il s’éloignait de la notion freudienne originelle de libido : pour Jung, le
phénomène de la psychose ne saurait s’expliquer par le retrait de la libido du
monde extérieur. Il faudrait, pour cela, que la libido soit bien plus que la pulsion
sexuelle : aussi Jung identifie-t-il maintenant la libido à l’énergie psychique. En
second lieu, Jung affirmait que la libido, dans cette nouvelle acception, ne s’ex­
prime qu’à travers des symboles. Comme il l’exprima plus tard dans un de ses
séminaires, la libido apparaît toujours sous forme cristallisée, c’est-à-dire sous
forme des symboles universels que nous ont fait connaître les études de mytho­
logie comparée. Nous voyons ainsi ébauchées les notions jungiennes d’incons­
cient collectif et d’archétypes. En troisième lieu, parmi tous les mythes abordés
dans cette étude, il en est un qui émerge comme particulièrement important : le
mythe du héros. Rank avait déjà étudié le mythe de la naissance du héros. Jung
parle maintenant de la lutte du héros pour se délivrer de la mère et de la lutte
contre un animal monstrueux.
Dans sa version allemande originale, le livre se terminait sur une remarque
assez ambiguë, qui pouvait viser Freud aussi bien que ses adversaires : « J’estime
que l’affaire de la science n’est pas de chercher à avoir le dernier mot, mais plutôt
de travailler à l’accroissement et à l’approfondissement de la connaissance »118.
En septembre 1912, Jung donna à New York une série de neuf conférences sur
la psychanalyse, qui furent publiées en 1913119. Il souligne que la théorie psycha­
nalytique s’était modifiée au fil des années et que Freud avait renoncé à sa pre­
mière théorie qui attribuait l’origine de toutes les névroses à un traumatisme
sexuel subi dans l’enfance. Jung se propose, pour sa part, d’aller plus loin encore,

118. D faut souligner que ce livre subit tant de modifications dans ses éditions ultérieures
que la dernière (sur laquelle ont été faites les traductions) correspond presque à un nouveau
livre.
119. C.G. Jung, « Versuch einer Darstellung der Psychoanalytischen Théorie », Jahrbuch
fur Psychoanalytische und Psychopathologische Forschungen, V (1913), p. 307-441.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 717

et en particulier de réviser la théorie de la libido. Tout d’abord, l’identification de


la libido avec l’instinct sexuel lui paraît insoutenable. Pourquoi le plaisir que l’en­
fant prend à téter serait-il de nature sexuelle plutôt que la satisfaction de l’instinct
de nutrition ? La conception freudienne impliquerait que la faim est une manifes­
tation de la pulsion sexuelle ; mais on pourrait tout aussi bien, et avec autant de
raison, décrire les manifestations sexuelles proprement dites comme issues de
l’instinct de nutrition ! Freud, déplore Jung, après avoir identifié libido et désir
sexuel, élargit tellement la signification du terme « libido » que, selon la
remarque de Claparède, il lui donne finalement le sens d’« intérêt ». Toutes ces
difficultés seraient résolues, déclare Jung, si l’on donnait au mot « libido » le
sens d’« énergie psychique ». C’est cette énergie qui se manifeste dans les pro­
cessus vitaux et qui est perçue subjectivement comme pulsion et désir. Cette rec­
tification du concept de libido déterminerait en psychologie une révolution sem­
blable à celle que Robert Mayer provoqua en physique quand il proposa sa
théorie de la transformation de l’énergie. Cette mise au point, d’autre part, enlè­
verait aux adversaires de la psychanalyse une objection fondée, à savoir que la
libido est une notion mystique. Dans cette nouvelle acception, le terme de
« libido » deviendrait une notion abstraite (comme celle d’énergie en physique)
et prendrait le caractère d’une simple hypothèse120.
A la lumière de ces nouveaux principes, l’évolution de la libido doit être
comprise d’une façon différente. Jung distingue trois stades : le premier est pré­
sexuel et s’étend jusqu’à 3 ou 5 ans ; la libido, ou énergie psychique, est alors au
service de la croissance et de la nutrition. Il n’y a pas de sexualité infantile pro­
prement dite et Jung critique vigoureusement l’expression de « pervers poly­
morphe » que Freud applique à l’enfant. Le second stade s’étend jusqu’au début
de la puberté. Freud parle de « période de latence », mais, pour Jung, c’est au
contraire pendant cette période qu’apparaissent les germes de l’instinct sexuel,
lesquels se développeront au cours du troisième stade, celui de la maturité
sexuelle. Ayant passé en revue les implications de cette nouvelle théorie pour les
perversions et les psychoses, Jung s’étend sur ses conséquences sur la question
des névroses. Il refuse l’idée que l’origine des névroses remonterait à une très
lointaine enfance. (Cela revient, dit Jung, à attribuer les difficultés politiques de
l’Allemagne du xix® siècle aux conquêtes romaines de l’Antiquité.) Comment
expliquer, alors, les « complexes parentaux » ? Jung pense que l’évolution natu­
relle de la libido est freinée par des obstacles actuels, qui réactivent des conflits
passés. Jung rejette, par ailleurs, la conception freudienne du complexe d’Œdipe.
Il admet un attachement plus ou moins intense du petit garçon ou de la petite fille
à la mère, ce qui peut engendrer une certaine rivalité avec le père, mais il voit
dans la mère un personnage protecteur et nourricier et non l’objet de désirs inces­
tueux. Une véritable névrose infantile a bien plus de chances d’apparaître quand
l’enfant entre à l’école, et plus tard la névrose pourra également se déclarer
lorsque l’individu devra envisager son mariage ou qu’il lui faudra gagner sa vie.
En présence d’une névrose, la véritable question est celle-ci : « A quelle respon­
sabilité le malade cherche-t-il à échapper ? Quelle difficulté de sa vie cherche-t-

120. Dans la terminologie de Vaihinger, ce ne serait pas une hypothèse, mais une fiction
(voir chap. vm, p. 654).
718 Histoire de la découverte de l’inconscient

il à fuir ? » (Remarquons que cette conception de la névrose rappelle à la fois les


idées de Janet et celles d’Adler.)
En matière de psychothérapie, Jung rappelle que la confession d’un secret
pénible peut avoir un effet immensément favorable. Cette constatation séculaire
est toujours valable, bien que le processus de guérison soit entièrement différent
de celui de la psychanalyse. Quant à la technique psychanalytique proprement
dite, Jung souligne le rôle de l’interprétation des rêves. Il accepte l’idée de la
fonction téléologique du rêve, mise en lumière par Maeder, et il insiste sur l’aide
apportée par la mythologie comparée. Jung insiste aussi sur une idée tout à fait
nouvelle à cette époque : le psychanalyste doit avoir lui-même passé par l’ana­
lyse. Jung considère l’auto-analyse comme impossible. Il conclut que la psycha­
nalyse sera capable d’élaborer une phylogenèse de l’esprit.
On peut trouver une illustration de ces vues dans une conférence donnée par
Jung à Londres, en août 1913121. Il rapporte l’histoire d’un jeune névrosé qui
racontait le rêve suivant : « Je montais un escalier avec ma mère et ma sœur.
Quand nous arrivâmes en haut, on me dit que ma sœur attendait un enfant. » Du
point de vue de la psychanalyse orthodoxe, il s’agissait d’un rêve incestueux
typique ; mais Jung émet cette objection : « Si je dis que les escaliers symbolisent
l’acte sexuel, de quel droit considérerai-je la mère, la sœur et l’enfant comme des
réalités concrètes, et non comme des symboles ?» Il s’avéra, dans ce cas, que le
jeune homme souffrait d’un sentiment de culpabilité parce qu’il avait terminé ses
études plusieurs mois auparavant et ne pouvait se décider à exercer son métier. A
la lumière de ces données, le rêve du patient exprimait moins l’accomplissement
de désirs incestueux infantiles qu’un appel à assumer les responsabilités qu’il
avait cherché à fuir jusqu’ici.

L’œuvre de Cari Gustav Jung


IV—La période intermédiaire

En 1913, Jung rompit avec Freud et, peu après, remit sa démission à l’univer­
sité de Zurich. En 1921, son livre intitulé Les Types psychologiques présentait un
système de psychiatrie dynamique complet et nouveau122. Durant la période
intermédiaire (1914-1920), il ne publia guère, mais mena à bien trois grandes
tâches intimement liées les unes aux autres : l’exploration de l’inconscient,
l’étude des types psychologiques et l’étude du gnosticisme.
Nous avons vu qu’en décembre 1913 Jung entreprit s'àNekyia, expérimentant
sur lui-même une méthode d’imagination active associée à l’analyse des sym­
boles qui se présentaient. Il appliquait maintenant à ses propres fantasmes, à
mesure qu’ils se présentaient, la même méthode d’élucidation des symboles fon­
dée sur la mythologie comparée, celle qu’il avait appliquée jadis aux fantasmes
de Miss Miller. C’est de cette expérience que sortirent plusieurs concepts fon­
damentaux de la psychologie de Jung : l’anima, le soi, la fonction transcendante,
le processus d’individuation. Ces concepts correspondaient tous à des réalités

121. C.G. Jung, « Psycho-Analysis », Transactions of the Psycho-Medical Society, vol. IV,
Part tt (1913).
122. C.G. Jung, Les Types psychologiques, Paris, Buchet-Chastel, 1958.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 719

psychiques dont il avait personnellement fait l’expérience. Dans un article publié


en décembre 1916, Jung esquissait sa nouvelle conception de l’inconscient et
déclarait qu’il y avait plusieurs façons de l’affronter123. On pouvait chercher à le
refouler ou à l’évacuer par une analyse réductrice, mais ce sont là des entreprises
impossibles car l’inconscient ne peut jamais être réduit à l’inactivité. On pouvait
aussi se laisser submerger par l’inconscient, comme il arrive aux schizophrènes.
On pouvait encore essayer de s’identifier mystiquement à la psyché collective.
Une solution préférable consistait à s’engager dans une lutte dangereuse, mais
fructueuse, contre les éléments contenus dans l’inconscient, afin de s’en rendre
maître. Telle est la signification symbolique des mythes qui racontent la lutte
d’un héros contre un monstre : s’il parvient à le vaincre il entrera en possession
d’un trésor, d’une arme invincible ou d’un talisman. « C’est dans la victoire sur
la psyché collective que résident les véritables valeurs. » Cette phrase, qui fait
très probablement allusion à sa propre expérience, semble indiquer qu’avant
même la fin de 1916 Jung sentait qu’il avait déjà remporté l’essentiel de la vic­
toire dans son expérience sur lui-même.
Cette expérience lui permit de conférer une signification plus large à ses pre­
mières idées sur les types psychologiques. Il avait présenté une première
esquisse, très brève, de sa typologie, lors de la rencontre psychanalytique de
Munich des 7 et 8 septembre 1913, et il l’avait publiée dans la revue de Floumoy
en décembre de la même année124. Dans l’opposition entre le syndrome psycho­
logique de l’hystérie et celui de la schizophrénie, Jung retrouvait une forme
extrême de l’opposition entre l’extraversion et l’introversion. L’une et l’autre
peuvent subir des modifications chez un même individu. Elles induisent une
vision différente du monde, ce qui peut expliquer les incompréhensions entre
introvertis et extravertis (comme, par exemple, entre Freud et Adler). Son explo­
ration de l’inconscient conduisait maintenant Jung à comprendre que l’extraver-
sion et l’introversion ne sont pas simplement deux attitudes opposées ; ce sont
deux fonctions psychologiques complémentaires. Jung avait fait lui-même l’ex­
périence d’un état d’introversion croissante où la perception du monde extérieur
s’affaiblissait graduellement tandis que les visions et les fantasmes intérieurs
devenaient la réalité essentielle. Il avait fait ensuite l’expérience inverse du pas­
sage progressif d’une introversion extrême à une forte extraversion caractérisée
par une perception aiguë du monde et des autres hommes, et un besoin d’activité
et de plaisir.
Au cours de ces années, Jung, qui avait beaucoup lu sur l’histoire des religions,
fut pris d’un vif intérêt pour les gnostiques. Ces hérétiques, dont la secte florissait
au milieu du n® siècle ap. J.-C., prétendaient remplacer la foi pure par la connais­
sance. Ils considéraient leurs visions comme des réalités et les constituèrent en
systèmes cosmogoniques. Jung saluait en eux les précurseurs de la psychologie
de l’inconscient. Il supposait manifestement que ces hommes avaient puisé leur
« Gnose » à la source où il puisait lui-même sa connaissance de l’inconscient.

123. C.G. Jung, « La structure de l’inconscient », Archives de psychologie, XVI (1916), p.


152-179.
124. C.G. Jung, « Contribution à l’étude des types psychologiques », Archives de psycho­
logie, Xm (1913), p. 289-299.
720 Histoire de la découverte de l’inconscient

Si nous comparons les matériaux utilisés dans Métamorphoses de l’âme et ses


symboles (1911-1912) et dans Les Types psychologiques (1921), nous mesurons
combien Jung avait élargi ses connaissances : outre les gnostiques, il citait
maintenant les Pères de l’Église, les théologiens médiévaux, les poèmes clas­
siques de l’Inde ancienne, les philosophes chinois, ainsi qu’un grand nombre
d’études ethnologiques. Cette diversité dans les sources explique le caractère
quelque peu déroutant de l’ouvrage. Le lecteur qui ouvre ce volume de 700 pages
en espérant y trouver d’emblée une claire description des types psychologiques
est très vite déçu. La description clinique des types n’occupe que le dernier tiers
du livre, succédant à une longue revue des œuvres de théologiens, de philo­
sophes, de psychologues, de poètes et d’historiens des sciences. Mais on se
méprendrait en ne voyant dans ce passage en revue qu’un pur étalage d’érudition.
L’idée qu’il existe deux visions du monde, celle de l’introverti et celle de l’extra­
verti, peut nous aider à comprendre les divergences et les conflits d’opinion qui
opposèrent certains philosophes ou théologiens. Les querelles entre Tertullien et
Origène, entre saint Augustin et Pélage, entre les partisans et les adversaires du
dogme de la transsubstantiation, entre les réalistes et les nominalistes médiévaux,
entre Luther et Zwingli, eurent leurs racines dans l’opposition entre une vision
hautement introvertie et une vision hautement extravertie du monde. Il en fut de
même pour la distinction établie par Schiller entre une poésie « sentimentale » et
une poésie « naïve ». (En fait, Schiller décrivait la différence qu’il observait entre
lui-même, poète « sentimental » introverti, et Goethe, poète « naïf » extraverti.)
Nous retrouvons encore cette même opposition dans la distinction faite par
Nietzsche entre les attitudes apollinienne et dionysiaque, ou dans le contraste
entre les personnages de Prométhée et d’Épiméthée dans le poème de Spitteler,
« Le printemps olympique ». Wilhelm Ostwald avait récemment distingué deux
types de savants, les classiques et les romantiques : Jung les assimile aux types
introverti et extraverti125.
La plupart des comptes rendus des Types psychologiques de Jung simplifient
les choses à l’extrême. Pour saisir la théorie dans toute sa complexité, rien ne
vaut la lecture ardue du chapitre x du livre. La contribution de Jung dans la Fests-
chrift en l’honneur de Morton Prince peut valablement servir d’introduction126.
L’introversion et l’extraversion sont des attitudes, spontanées ou volontaires,
présentes à un degré variable dans chaque individu. L’introversion est l’attitude
de ceux qui trouvent essentiellement leurs motivations en eux-memes, c’est-à-
dire dans des facteurs intérieurs et subjectifs, tandis que l’extraversion est l’atti­
tude de ceux qui tirent essentiellement leurs motivations de î’extérieur, c’est-à-
dire de facteurs externes. Le même individu peut être plus ou moins introverti ou
extraverti et peut aussi passer d’une attitude à l’autre au cours de sa vie. Mais
l’une de ces attitudes peut se fixer de façon durable et c’est alors que l’on parlera
de « types » introverti ou extraverti. Il n’est pas toujours facile de classer un indi­
vidu, parce qu’il existe bien des types intermédiaires et que, selon l’expression de
Jung, « chaque individu représente une exception à la règle ». Une introversion
ou une extraversion marquées tendent à mettre en œuvre, dans l’inconscient, un

125. Wilhelm Ostwald, Grosse Mânner, Leipzig, Akademische Verlagsgesellschaft, 1909.


126. C.G. Jung, Psychological Types, in Problems ofPersonality : Studies Presented to Dr.
Morton Prince, New Yoik, Harcourt, Brace and Co., 1925, p. 289-302.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 721

processus compensateur de l’attitude refoulée. L’introversion et l’extraversion


induisent chacune une vision spécifique du monde. Cependant un individu intro­
verti peut avoir une vision du monde extravertie, et inversement. Un individu
puissamment introverti ou extraverti comprendra difficilement un individu du
type opposé, au moins intellectuellement. Mais puisque l’introverti et l’extraverti
sont complémentaires, les mariages entre eux sont fréquents, et souvent heureux.
A ces notions d’introversion et d’extraversion, Jung ajoute le système des
quatre fonctions fondamentales de la psyché consciente, réparties en deux
couples opposés : les deux fonctions rationnelles de la pensée et du sentiment, et
les deux fonctions irrationnelles de la sensation et de l’intuition. (Le mot « irra­
tionnel » ne signifie pas que ces fonctions soient antirationnelles, mais plutôt
qu’elles se situent en dehors de la sphère de la rationalité.) Ces quatre fonctions
sont présentes en chaque individu, mais l’une d’elles prédominera toujours, pla­
çant la fonction opposée en position d’infériorité. Quand, par exemple, la pensée
prédomine, le sentiment occupera une position inférieure. Mais là encore, on
peut assister à une sorte de retour du refoulé. Chez un individu à forte orientation
intellectuelle, on pourra assister à des élans de sentimentalité grotesque, tandis
qu’un individu très sentimental affichera des opinions intellectuelles très sottes.
La réalité est toutefois plus complexe encore, parce qu’il existe souvent une fonc­
tion auxiliaire à côté de la fonction principale.
Les notions d’introversion, d’extraversion et les quatre fonctions fondamen­
tales permirent à Jung de construire un système de huit types psychologiques,
dont quatre extravertis et quatre introvertis.

Le type penseur-extraverti dirige sa vie et celle de ses subordonnés selon des


règles fixes ; sa pensée est positive, synthétique, dogmatique. Le type sentimen­
tal-extraverti s’en tient aux valeurs qu’on lui a apprises, respecte les conventions
sociales, fait toujours ce qu’il convient de faire et se montre très émotif. Le type
sensitif-extraverti aime le plaisir, il est sociable et s’adapte aisément aux gens et
aux circonstances. Le type intuitif-extraverti fait montre de perspicacité dans la
vie, flaire les possibilités nouvelles et se sent attiré par elles ; il est doué pour les
affaires, la spéculation et la politique. Nous trouvons ensuite le type penseur-
introverti décrit longuement par Jung, qui semble avoir pris Nietzsche pour
modèle : en homme qui manque de sens pratique, il s’isole à la suite de contacts
défavorables avec ses semblables, il désire aller au fond des choses et témoigne
d’une grande hardiesse dans ses idées, mais il est souvent arrêté par des hésita­
tions et des scrupules. Le type sentimental-introverti est un individu sans préten­
tion, tranquille, hypersensible, que son entourage a peine à comprendre ; s’il
s’agit d’une femme, elle exercera un pouvoir mystérieux sur les hommes extra­
vertis. Le type sensitif-introverti est lui aussi de tempérament calme, il contemple
le monde avec un mélange de bienveillance et d’amusement et il est particuliè­
rement sensible à l’aspect esthétique des choses. Le type intuitif-introverti
s’adonne à de longues rêveries éveillées, il attache la plus grande importance au
déroulement intérieur de ses pensées et il passe souvent pour un original ou un
excentrique.
722 Histoire de la découverte de l’inconscient

Afin d’illustrer la typologie, Ania Teillard127 a imaginé l’histoire du dîner réu­


nissant les divers types psychologiques : la parfaite hôtesse (sentimentale-extra­
vertie) reçoit ses invités avec son époux, homme du monde un peu froid, collec­
tionneur d’objets d’art et grand connaisseur en tableaux anciens
(sensitif-introverti). Le premier invité est un avocat éminent (penseur-extraverti).
Puis arrive un grand industriel connu (sensitif-extraverti) avec sa femme, musi­
cienne silencieuse et quelque peu énigmatique (sentimentale-introvertie). Ils sont
suivis par un savant de laboratoire (penseur-introverti) qui vient sans sa femme,
une ancienne cuisinière (sentimentale-extravertie), et un brillant ingénieur aéro­
nautique (intuitif-extraverti). On attend en vain le dernier invité, un poète (intui­
tif-introverti), mais le pauvre diable a oublié l’invitation.

Les sources de la typologie de Jung sont nombreuses et variées. Il y eut


d’abord le souci, alors courant en psychiatrie, d’établir des corrélations entre les
entités cliniques et les types psychologiques : Janet, Bleuler, Kretschmer et Ror-
schach avaient adopté cette méthode128. Une autre source fondamentale des idées
de Jung fut son expérience personnelle et vécue du processus d’introversion
croissante et du retour à l’extraversion, lors de sa maladie créatrice. Il y eut enfin
les nombreuses recherches qu’il effectua à travers l’histoire de la philosophie, la
théologie et la littérature. Mais on pourrait trouver d’autres anticipations de la
typologie de Jung, outre celles qu’il indique dans son étude historique.
Le grand mystique Swedenborg (dont Jung avait dévoré les écrits dans sa jeu­
nesse) affirmait avoir visité le ciel et l’enfer129. Il avait découvert deux royaumes
célestes distincts et deux catégories d’anges : les « anges célestes », recevant la
vérité divine directement du Seigneur, la percevant à l’intérieur d’eux-mêmes et
la reconnaissant immédiatement comme telle ; les « anges spirituels », qui reçoi­
vent la vérité indirectement, par l’intermédiaire de leur intelligence, et qui en
examinent le bien-fondé avant de l’accepter. Il suffirait de lire « poète » au lieu
d’« ange » et « inspiration poétique » au lieu de « vérité divine » pour retrouver
la distinction de Schiller entre poésie et poètes « naïfs » et « sentimentaux »130.
Oliver Brachfeld131 a attiré l’attention sur l’analogie entre les types introverti
et extraverti de Jung, d’une part, et les deux types d’attitudes intellectuelles
décrits par Binet, d’autre part132.

Binet étudia pendant trois ans ses deux filles, Armande et Marguerite, les sou­
mettant à de nombreux tests psychologiques de son invention. Il qualifia
Armande de subjectiviste et Marguerite d’objectiviste. Leur demandant d’écrire
uif certain nombre de mots au hasard, Binet constata qu’Armande inscrivait
davantage de mots abstraits et se rapportant à ses imaginations et à ses anciens

127. Ania Teillard, L’Ame et l'écriture, Paris, Stock, 1948, p. 89-94.


128. Voir chap. x, p. 863.
129. Emanuel Swedenborg, trad. angl. Heaven and Hell, Londres, Dent Everyman’s
Library, 1909, p. 11-13.
130. Friedrich Schiller, « Über naive und sentimentalische Dichtung » (1795-1796), in
Sàmtliche Schriften, Stuttgart, Cotta, 1871, X, p. 425-523.
131. Oliver Brachfeld, « Gelenkte Tagtràume als Hilfsmittel der Psychothérapie », Zeits­
chrift fiir Psychothérapie, IV (1954), p. 79-93.
132. Alfred Binet, L’Étude expérimentale de l’intelligence, Paris, Schleicher, 1903.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 723

souvenirs ; Marguerite, en revanche, choisissait de préférence des mots concrets,


relatifs à des objets présents et à des souvenirs récents. Armande se laissait
davantage aller à son imagination spontanée, tandis que chez Marguerite l’idéa­
tion était remarquablement docile aux ordres de la volonté. Dans la description
d’un objet, Armande se montrait moins méthodique que Marguerite, laquelle
indiquait exactement la position de l’objet dans l’espace. Chez Armande domi­
nait l’attention spontanée, chez Marguerite l’attention active et volontaire.
Armande appréciait avec plus de précision des intervalles de temps, Marguerite
des dimensions spatiales. Binet en conclut à l’existence de deux attitudes et dis­
positions de l’esprit qu’il dénomma introspection et extemospection. L’intros­
pection, illustrée par Armande, est « la connaissance que nous avons de notre
monde intérieur, de nos pensées, de nos sentiments ». L’extemospection est
« l’orientation de notre connaissance vers le monde extérieur, opposée à la
connaissance de nous-mêmes ». Ainsi Armande décrivait plus exactement ses
états de conscience, mais se montrait moins précise dans ses descriptions du
monde extérieur, tandis que, pour Marguerite, c’était l’inverse. Binet notait que
la sociabilité et l’aptitude à vivre dans le monde extérieur n’étaient pas nécessai­
rement liées à l’une ou l’autre de ces attitudes. Cependant le type « introspec­
tion » est plus doué pour l’art, la poésie et le mysticisme, tandis que le type
« extemospection » réussit mieux en sciences133. Binet conclut que ces deux
types mentaux ont joué un rôle important dans l’histoire de la philosophie, leur
opposition expliquant, entre autres, la querelle médiévale entre les réalistes et les
nominalistes.

L’ouvrage de Binet ayant paru peu avant l’époque où Jung étudiait à Paris
auprès de Janet, il est fort possible qu’il l’ait lu, puis oublié : ce serait un exemple
de plus de ces cryptomnésies, si fréquentes dans l’histoire de la psychiatrie
dynamique.

Uœuvre de Cari Gustav Jung


V — La psychologie analytique

Après avoir rompu avec le mouvement psychanalytique, Jung cessa de se dire


psychanalyste et les freudiens ne le reconnurent plus comme tel. Dès ses tout pre­
miers débuts, il avait élaboré un certain nombre de concepts étrangers à ceux de
Freud. Il était désormais libre de suivre ses propres idées et de construire son sys­
tème, qu’il appela « psychologie analytique » ou « psychologie complexe ». Il
définit ses nouvelles conceptions en 1922, dans le dernier chapitre des Types psy­
chologiques. Il y exposait l’essentiel des idées qu’il devait développer par la suite
dans plus de vingt livres et dans de nombreux articles. Nous nous efforcerons,
dans les pages qui suivent, de donner un aperçu très succinct de la psychologie
analytique de Jung. Une vue d’ensemble complète de ce vaste système exigerait
un ouvrage d’au moins 500 pages, que Jung lui-même, malheureusement, n’a
jamais écrit. Nous devrons nous contenter d’une brève esquisse des données
essentielles de la psychologie analytique : l’énergétique psychique, l’inconscient

133. On raconte en fait qu’Armande est devenue peintre.


724 Histoire de la découverte de l’inconscient

et les archétypes, la structure de la psyché humaine, l’individuation, les rêves et


les théories de Jung sur les psychoses et les névroses.

L’énergétique psychique
Comme bon nombre de ses contemporains, Jung a élaboré un système d’éner­
gétique psychique. Ses idées à ce sujet sont exposées dans Métamorphoses de
l’âme et ses symboles, ainsi que dans un livre intitulé : De l’énergétique de
l’âme134. A la fin du XIXe siècle, le mot « libido » était souvent employé dans le
sens de « désir sexuel » ou « instinct sexuel ». Moll y adjoignit l’idée d’étapes
d’évolution de l’instinct sexuel, et Freud en étendit la signification à l’ensemble
des étapes d’évolution et des métamorphoses éventuelles de la pulsion sexuelle.
Ce que Freud avait fait par rapport à Moll, Jung le fit par rapport à Freud : il éten­
dit encore davantage la signification du terme, jusqu’à lui faire englober toute
l’énergie psychique. Plus tard, Jung abandonna le terme de libido pour ne plus
parler que d’énergie psychique.
Dès lors, devait surgir la question du rapport entre énergie psychique et éner­
gie physique. Comme Janet, Jung suppose que ce rapport existe bel et bien, mais
qu’il ne saurait être démontré et que, contrairement à l’énergie physique, l’éner­
gie psychique n’est pas susceptible d’être mesurée. On ne peut pas établir d’équi­
valences entre l’énergie physique et l’énergie psychique. Par ailleurs, Jung admet
que les principes régissant l’énergie physique ont leurs parallèles dans la sphère
de l’énergie psychique, notamment les principes de conservation, de transfor­
mation et de dégradation de l’énergie. Mais à la différence de l’énergie physique,
l’énergie psychique implique non seulement une cause, mais également un but.
L’énergie psychique a sa source dans les instincts et elle peut être transférée
d’un instinct à un autre (la sublimation n’étant qu’un processus parmi plusieurs).
A travers ces transformations, la quantité d’énergie demeure constante : l’appa­
rente disparition de l’énergie signifie simplement qu’elle a été mise en réserve
dans l’inconscient d’où elle pourra à nouveau être mobilisée. Bien que nous
n’ayons aucun moyen de mesurer l’énergie psychique, il est possible d’apprécier
des différences quantitatives d’énergie. Nous disposons d’indicateurs qui nous
permettent une estimation approximative de la quantité d’énergie dont est chargé
un complexe. Parmi ces indicateurs, figurent le nombre de mots qui s’organisent
en une constellation et la puissance des éléments perturbateurs dans le test des
associations verbales.
L’énergie psychique comporte également plusieurs niveaux. Jung, suivant
l’exemple de Janet, parle d’énergie psychique de niveau supérieur ou inférieur.
Même le principe de l’entropie peut s’appliquer à la psychologie, dans la mesure
où il existe des systèmes fermés d’ordre psychologique. Le vieux schizophrène
qui a perdu tout contact avec le monde extérieur, qui reste immobile et muet,
manifeste une dégradation extrême de l’énergie psychique et un accroissement
de l’entropie psychique.

134. C.G. Jung, Über die Energetik der Seele, Zurich, Rascher, 1928. Développé ultérieu­
rement sous le titre : Über Psychische Energetik und das Wesen der Traume, Zurich, Rascher,
1948. Trad. franç. : L’Énergétique psychique, Paris, Buchet-Chastel, 1956.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 725

Jung estime que l’énergie psychique est orientée, soit dans le sens de la pro­
gression, soit dans celui de la régression. La progression correspond à un proces­
sus continu d’adaptation aux exigences du monde extérieur. L’échec de cette
adaptation engendre des phénomènes de stagnation ou de régression, qui ont
pour effet de réactiver les contenus inconscients et les anciens conflits intérieurs.
Il ne faut toutefois pas confondre progression et évolution : un individu peut res­
ter parfaitement adapté aux exigences du monde extérieur, mais perdre tout
contact avec la réalité psychique intérieure ; dans ce cas, une régression tempo­
raire pourrait être bienfaisante dans la mesure où elle lui permettrait de s’adapter
aux exigences de l’inconscient.
Dans cette même perspective, les symboles deviennent des transformateurs
d’énergie. L’assimilation d’un symbole libère une certaine quantité d’énergie
psychique qui pourra dès lors être utilisée au niveau conscient. Les rites religieux
et magiques, comme ceux que les peuples primitifs accomplissent avant la chasse
ou la guerre, permettent de mobiliser l’énergie à des fins précises135.

L’inconscient collectif et les archétypes

Pendant plusieurs années, Jung s’était surtout intéressé à l’inconscient indivi­


duel, sans toutefois lui attribuer un caractère purement régressif. (Rappelons
comment, dans une des sous-personnalités inconscientes de son jeune médium,
Jung voyait la personnalité future cherchant à se frayer un chemin.) Plus tard, au
cours de ses expériences fondées sur le test des associations verbales, Jung se
heurta à des complexes d’une extrême variété, allant de petits groupes de repré­
sentations inconscientes à de véritables personnalités secondes. Deux faits le
frappèrent surtout : le développement autonome des complexes et leur tendance
à prendre la forme d’une personnalité (ainsi qu’il apparaît dans les rêves, le spi­
ritisme, le médiumnisme, la possession et les personnalités multiples).
Le pas suivant fut la notion d'imago. Freud avait démontré l’importance et l’in-
fluence persistante des relations unissant les enfants à leurs parents ; ce qui
comptait, ce n’était pas la façon dont le père et la mère se comportaient effecti­
vement, ce qu’ils étaient en réalité, mais la façon dont l’enfant les voyait subjec­
tivement. Jung proposa d’appeler cette représentation subjective imago, terme
inspiré du titre d’un roman de Cari Spitteler136. Freud fit remarquer que l’imago
orientait inconsciemment le choix de l’objet d’amour. Jung s’interrogea sur l’ori­
gine de ces divergences qui existaient entre la mère réelle et l’imago de la mère.
H en vint ainsi à admettre que la donnée essentielle était la préexistence en
l’homme d’une image inconsciente de la femme. La notion d'imago, qui était
extrêmement populaire dans les milieux psychanalytiques aux alentours de 1907,
perdit progressivement de son importance, mais ne fut jamais officiellement
reniée. Dans la psychologie de Jung, cette notion fait transition entre la notion de
complexe et celle d’archétype, cette dernière étant étroitement liée à la notion
jungienne de l’inconscient collectif137.

135. C’est ce qu’enseignait déjà Janet. Voir chap. VI, p. 420-421.


136. Voir chap. x, p. 812-813.
137. La traduction « inconscient racial » est impropre et doit être écartée.
726 Histoire de la découverte de l’inconscient

Le concept jungien d’inconscient diffère de celui de Freud sur trois points


essentiels : il évolue selon un processus de développement autonome ; il est
complémentaire du conscient ; il est le siège d’images universelles primordiales,
les archétypes. Jung rapporte que la notion d’archétype commença à lui appa­
raître à propos d’un vieux schizophrène du Burghôlzli qui avait de nombreuses
hallucinations, jour et nuit. Ce malade déclara un jour au médecin qui l’avait en
charge, le docteur Honegger, qu’il avait observé que le soleil avait un phallus
dont les mouvements produisaient le vent. L’origine de cette idée délirante
étrange resta inexpliquée, jusqu’à ce que Jung eût entre les mains un ouvrage
publié par l’historien des religions Dieterich138 sur la liturgie du culte de Mithra,
telle qu’elle est révélée par un papyrus grec inédit. Ce texte mentionnait que le
vent avait son origine dans un tube suspendu au soleil. Il était exclu que le malade
ait pu lire ce texte récemment découvert. Pour Jung139, la seule explication pos­
sible semblait être l’existence de symboles universels qui peuvent se manifester
dans les mythes religieux comme dans les idées délirantes des psychotiques140. Il
apparut à Jung que des coïncidences de ce genre n’étaient pas exceptionnelles,
même si elles n’étaient pas aussi frappantes que dans ce cas précis.
La théorie jungienne des archétypes a souvent été mal comprise. Il faut tout
d’abord distinguer entre les « archétypes » proprement dits, qui restent normale­
ment latents et inconscients, et les « images archétypiques », qui correspondent à
leurs manifestations au niveau de la conscièncèTÊeFâfchétypes ne sont pas le
fruit de l’expérience individuelle, ils sont « universels ». Cette universalité a été
diversement interprétée par les jungiens : soit comme résultant de la structure du
cerveau humain, soit comme la manifestation d’une sorte d’âme du monde néo­
platonicienne. Sans nier la possibilité de l’une ou l’autre explication, Jung, qui se
déclarait empiriste, disait qu’il lui fallait constater l’existence des archétypes
sans prétendre connaître leur nature intime. Les images archétypiques de Jung
rappellent l’idée de von Schubert d’un langage universel de symboles, langage
commun à toute l’humanité, se manifestant dans les rêves et dans les mythes de
tous les peuples. Toutefois, dans la conception de Jung, les archétypes sont plus
que cela : ils sont des centres d’énergie psychique ; ils ont une qualité « numi­
neuse » et quasi vivante ; ils sont susceptibles de se manifester lors de circons­
tances critiques, soit à la suite d’un événement extérieur, soit du fait de quelque
modification intérieure.
Nous pouvons citer, comme exemple d’une image archétypique libérée par un
événement extérieur, l’expérience vécue par William James lors du tremblement
de terre de San Francisco, en 1906141. Reposant éveillé dans son lit, un matin de
bonne heure, il se rendit immédiatement compte de ce qui se passait, ne ressentit
nulle peur, mais « purs délices et sentiments de bienvenue ». Pour reprendre les
termes de James :

138. Albrecht Dieterich, Eine Mithrasliturgie erlautert, Leipzig, Teubner, 1903, p. 7,62.
139. C.G. Jung, Wandlungen und Symbole der Libido, op. cit., p. 91.
140. En fait, le symbole du soleil phallique (Sonnenphallus) avait été mentionné par Frie­
drich Creuzer dans Symbolik und Mythologie der alten Vôlker (3' éd., Leipzig, Leske, 1841,
m, p. 335), ouvrage que Jung connaissait bien ; par ailleurs Dieterich avait déclaré que cette
conviction était largement répandue dans de nombreux pays.
141. William James, « On Some Mental Effects of the Earthquake » (1906), réimprimé
dans Memories and Studies, Londres, Longman’s, Green and Co., 1911, p. 209-226.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 727

« Je personnifiai le tremblement de terre, sous la forme d’une entité indivi­


duelle permanente [...] il venait, en outre, directement à moi. Il se glissa furtive­
ment derrière mon dos, et une fois dans la pièce, il m’eut tout entier à lui et put se
manifester avec toute sa puissance de conviction. Jamais âme et intention ne par­
ticipèrent davantage à une action humaine, jamais activité humaine ne mit plus
clairement en évidence qu’une cause vivante était sa source et son origine. »

James nota que certaines personnes avaient éprouvé dans le tremblement de


terre une intention maligne et portée à la destruction, tandis que d’autres parlaient
d’un pouvoir plus ou moins démoniaque. D’autres encore avaient pensé à la fin
du monde et au jugement dernier. Pour James il avait plutôt le caractère d’un être
individuel. William James conclut :

« Je me rends compte maintenant mieux que jamais combien étaient inévi­


tables les anciennes versions mythologiques de ces catastrophes et combien sont
artificielles, et à contre-courant de notre perception spontanée, les habitudes que
nous inculque la science. Il était tout simplement impossible pour des hommes
sans instruction de voir dans les tremblements de terre autre chose qu’un avertis­
sement ou un châtiment surnaturels. »

Cette description illustre à merveille la façon dont un homme peut éprouver le


surgissement d’une image archétypique. Dans le cas de William James, l’arché­
type avait été projeté dans la conscience sous l’effet d’un événement extérieur.
Mais il est plus fréquent de voir les archétypes surgir à l’occasion d’événements
de notre vie la plus intérieure. Les archétypes peuvent apparaître dans les rêves ;
ils peuvent aussi être suscités par la méthode des imaginations forcées ou des
dessins spontanés. Il existe une variété presque illimitée d’archétypes. Certains
semblent très éloignés de la conscience, d’autres sont plus immédiats et doivent
être décrits en rapport avec la structure de la psyché humaine.

Structure de la psyché humaine


Pour Jung, le moi conscient se situe à la jonction de deux mondes : le monde
extérieur ou spatial, et le monde intérieur ou psychique objectif. Selon l’expres­
sion de Baudouin : « Que l’inconscient déborde de toutes parts la conscience,
cela est simplement le pendant du fait que le monde extérieur déborde infiniment
notre champ visuel »142. Autour de notre moi gravitent un certain nombre de
sous-personnalités dont les relations avec le moi évoluent au cours de la vie. Il en
va ainsi de la persona, de l’ombre, de l’anima ou de l’animus, de l’archétype de
l’esprit et du soi. Vers l’extérieur, l’individu présente une sorte de façade ou de
masque social, la persona, mot latin désignant le masque du théâtre. La persona
est la somme de touteTles attitudes conventionnelles adoptées par un individu en
fonction de son appartenance à certains groupes : profession, classe sociale,

142. Charles Baudoin, « Position de C.G. Jung », Schweizerische Zeitschrift fur Psycholo­
gie, IV (1945), p. 263-275.
728 Histoire de la découverte de l’inconscient

caste, parti politique ou nation. Certains individus s’identifieront trop étroitement


à ces attitudes, au point de perdre le contact avec leur personnalité authentique.
Les manifestations extrêmes de la persona sont les préjugés raciaux, sociaux et
nationaux.
L'ombre est l’ensemble des traits de sa personnalité que l’individu cherche à
dissimuler aux yeux des autres et aux siens propres. Mais plus l’individu cherche
à se les cacher, plus l’ombre devient active et néfaste. Le « moine noir » qui
accompagnait le moine Médard dans le roman d’E.T.A. Hoffmann, Les Élixirs
du diable, nous en fournit une illustration littéraire. C’est un de ces cas où
l’ombre se libère du contrôle de la personnalité consciente pour commettre des
crimes à l’insu de celle-ci. Mais l’ombre peut également être projetée : l’individu
voit alors les traits mauvais de sa personnalité reflétés en quelqu’un d’autre dont
il pourra faire son bouc émissaire. Parfois aussi, sous l’influence de l’alcool ou de
quelque autre cause, l’ombre peut temporairement se rendre maîtresse d’un indi­
vidu qui sera tout étonné, par la suite, d’avoir été capable d’un comportement
aussi répréhensible.
Il ne faut pas confondre le concept jungien d’ombre et le concept freudien de
refoulé. L’ombre se rapporte au phénomène de l’« inconscience » (die Unbe-
wusstheit), par opposition à l’« inconscient » (das Unbewusste)143. C’est à
l’« inconscience » qu’appartiennent ces aspects du monde et de soi-même qu’un
individu ne voit pas, mais qu’il pourrait voir s’il le souhaitait sincèrement. Un
homme peut se croire bon époux et bon père, aimé de ses subordonnés et respecté
de ses concitoyens, alors qu’il est en fait un époux égoïste et un père tyrannique,
que ses subordonnés le haïssent et que son entourage le craint plus qu’il ne le res­
pecte. Les aspects négatifs dont cet homme est inconscient correspondent préci­
sément à ce que Jung appelle l’ombre.
Tandis que la persona et l’ombre correspondent aux aspects les plus extérieurs
d’un individu, les autres archétypes appartiennent à la réalité psychique et à l’in­
conscient collectif. Tels sont l’archétype de l’âme (anima ou animas), celui de
l’esprit (le vieux sage, la magna mater) et le plus central de tous les archétypes,
le soi (Selbst).
Comme tous les archétypes, celui de l’âme se révèle par des manifestations
extérieures lorsqu’il est projeté, notamment comme personnification caractéris­
tique de l’autre sexe. Ainsi chez l’homme, il prend la forme d’une figure fémi­
nine, Yanima, et chez la femme celle d’une figure masculine, Yanimus, ceci en
raison de la nature complémentaire de l’homme et de la femme, chacun d’eux
ayant dans son inconscient une représentation idéale de l’autre. Nous avons vu
comment Jung découvrit l’anima au cours de son auto-analyse ; plus tard, il
retrouva cet archétype dans les rêves et les idées délirantes de ses malades, et plus
tard encore il le retrouva sous diverses formes dans les religions, les mythes et la
littérature144.
L’existence de l’anima se révèle dans la façon dont un homme déforme la
représentation qu’il se fait des femmes réelles dans sa vie : sa mère, ses sœurs,
ses amies, les femmes qu’il aime, son épouse. L’anima est également personni­

143. L’allemand distingue die Unbewusstheit (unawareness — le fait de ne pas avoir


conscience) et das Unbewusste (the unconscious — l’inconscient).
144. C.G. Jung, Erinnerungen, Traume, Gedanken, op. cit., p. 188-191.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 729

fiée dans les rêves, les visions et les fantasmes, dans de nombreux mythes popu­
laires. Elle est toujours une source d’inspiration féconde pour les romanciers et
les poètes. Parfois l’anima se trouve projetée hors de l’inconscient d’une façon
spectaculaire : ainsi dans le « coup de foudre » ou dans certains engouements
inexplicables, avec les résultats désastreux que l’on sait. Mais l’anima n’a pas
que des effets négatifs. L’individu peut établir avec l’anima des relations telles
qu’elle devienne pour lui source de sagesse, d’inspiration et de créativité.
La notion jungienne de l’anima englobe plusieurs idées qui étaient l’objet de
vives discussions vers la fin du XIXe siècle. Il y avait d’abord la notion d'amour
narcissique, c’est-à-dire la projection d’un amour de soi plus ou moins incons­
cient sur une autre personne. Il y avait aussi le concept d’imago de la mère.
Nietzsche avait déjà dit : « Tout homme porte en soi une image de la femme éma­
nant de celle de sa mère, et en conformité avec cette image il sera porté à respec­
ter ou à mépriser les femmes. » Karl Neisser avait développé une idée assez sem­
blable : pour qu’un homme aime une femme, il faut qu’elle ressemble aux
femmes qui ont été ses ancêtres145. Dans un poème, « Mon rêve familier », Ver­
laine dépeint la femme idéale, aimante et très aimée, changeante bien que tou­
jours la même, et ressemblant aux femmes mortes de sa famille. Il y avait encore
le thème du premier amour reporté d’une femme sur une autre. Nous en trouvons
une illustration littéraire dans le roman de Thomas Hardy, The Well-Beloved (La
Très-Aimée) : au cours de sa vie, un homme tombe successivement amoureux de
trois femmes, dans sa jeunesse, à l’âge mûr et au seuil de la vieillesse146. Il les
aime en vain, elles épousent toutes d’autres hommes et la première sera la mère
de la seconde et celle-ci de la troisième. Il finit par se rendre compte qu’en fait il
a toujours été amoureux de la même femme. La notion d’anima inclut également
le phénomène de l’attraction résultant de la bisexualité physiologique de l’être
humain. Parce que en l’homme se trouve une composante féminine et dans la
femme une composante masculine, l’homme et la femme sont attirés l’un par
l’autre. La nature de l’anima est telle qu’un homme peut projeter l’image de
celle-ci sur la femme dont il est amoureux, et la voir, en conséquence, autre
qu’elle n’est en réalité. Il attribuera ainsi à sa bien-aimée des qualités qui lui sont
tout à fait étrangères. Mais ce n’est pas tout. Jung appelle Anima-Gestalt (figure
de l’anima) un type particulier de femme qui semble attirer sur elle la projection
de l’anima des hommes. A cet égard, Jung fait souvent allusion au roman de
Rider Haggard, She (Elle)147.

Un jeune Anglais d’origine grecque découvre, au cœur de l’Afrique orientale,


une cité inconnue appartenant à une reine blanche, Ayesha, qui ne se montre que
voilée. Cette femme énigmatique, fascinante, diabolique, est âgée de deux mille
ans ; elle reste jeune par magie. Elle porte encore le deuil du seul homme qu’elle
ait jamais aimé, le Grec Callicratès. Quand elle découvre que le visiteur en ques­
tion est un descendant de ce Callicratès, elle tombe amoureuse de lui et voudrait
lui conférer l’immortalité. Pour devenir immortel, le jeune homme doit traverser

145. Karl Neisser, Die Entstehung derLiebe, Vienne, Karl Koneggen, 1897.
146. Thomas Hardy, The Well-Beloved. A Sketch of a Tempérament, Londres, Mcllvaine
and Co., 1897.
147. H. Rider Haggard, She. A History ofAdventure, Londres, Longman’s, Green and Co.,
1886.
730 Histoire de la découverte de l’inconscient

une colonne de feu ; devant ses hésitations, Ayesha traverse le feu elle-même
pour donner l’exemple, mais, en le faisant, elle perd son immortalité et tombe en
cendres. Ce roman avait obtenu un vif succès à la fin du XIXe siècle, et l’on assure
qu’il avait été écrit sous l’effet d’une inspiration subite, dans une sorte de
transe148.

On pourrait extraire une longue liste de figures de l’anima de la littérature,


depuis la Circé d’Homère dans l’Odyssée jusqu’à l’Antinéa de Pierre Benoît dans
son roman L’Atlantide (que Jung cite aussi fréquemment).
Chez la femme, l’archétype de l’âme est l’animus. Jung et ses disciples l’ont
moins longuement décrit que l’anima149. Tandis que l’anima ne correspond habi­
tuellement qu’à une seule figure féminine, l’animus constitue souvent un
ensemble de figures masculines. Chez une femme très jeune, l’animus pourra se
manifester sous la forme d’un engouement pour un homme plus âgé ou une
figure paternelle ; chez une femme mûre, il pourra s’agir d’un champion de
sports ou, dans les cas plus défavorables, d’un séducteur, voire d’un criminel ;
une femme plus âgée s’attachera plutôt à un médecin, à un ecclésiastique ou à un
prétendu génie méconnu. La projection de l’animus sur un homme réel pourra
avoir des effets aussi désastreux que la projection, chez l’homme, de l’anima sur
une « figure de l’anima ». D’une façon plus générale, l’animus se manifestera
dans la perception déformée qu’une femme aura de son mari ou d’autres figures
masculines rencontrées dans sa vie. Il peut aussi être à l’origine d’idées fixes et
d’opinions tenaces et irrationnelles, elles-mêmes sources de discussions exaspé­
rantes. (On a souvent l’impression que Jung considère comme des manifestations
de l’animus la plupart des traits qu’Adler attribuait à la protestation virile.) Mais
quand une femme parvient à établir un rapport vrai avec son animus, celui-ci
cesse d’être un élément perturbateur pour devenir un élément d’équilibre intel­
lectuel. Cependant, l’animus ne semble pas avoir inspiré les romanciers aussi
souvent que l’anima150.
L’archétype de l’esprit vient immédiatement, quant à son importance, après
celui de l’âme (anima et animus). Il se présente habituellement à l’individu dans
les situations critiques de sa vie, quand il hésite sur une décision grave à prendre.
Dans les rêves, il apparaît sous forme de symboles multiples : le vent, les figures
ancestrales, les animaux secourables, les divinités et d’autres encore. Cet arché­
type a tendance à prendre les traits du vieux sage : tels sont les medicine-men des
peuples primitifs, les prêtres et les moines de toutes les religions, ou encore tout
homme de bon conseil que l’on a connu. Comme il en est pour tous les arché­
types, le vieux sage peut aussi prendre la forme d’un personnage malfaisant, tel
que le sorcier. Cet archétype peut également être projeté sur un être humain réel,
comme il advient dans le cours d’une psychothérapie. Le malade percevra alors
le thérapeute comme un magicien tout-puissant. S’identifier à cet archétype serait

148. Morton Cohen, Rider Haggard. His Life and Works, Londres, Hutchinson, 1960,
p. 102-114.
149. Emma Jung, « Ein Beitrag zum Problem des Animus », in C.G. Jung, Wirklichkeit der
Seele, Zurich, Rascher, 1934, p. 296-354.
150. Les milieux jungiens signalent des descriptions littéraires de l’animus dans Mary Hay,
The Evil Vineyard ; Ronald Frazier, The Flying Draper ; H.G. Wells, Christina Alberta’s
Father.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 731

un dangereux exemple de ce que Jung appelle l’« inflation psychique ». Dans la


littérature, le Zarathoustra de Nietzsche représente la personnification par excel­
lence du vieux sage. D’après Jung, Nietzsche s’était identifié lui-même au per­
sonnage de Zarathoustra. C’est ce qui expliquerait peut-être pourquoi il eut de
tels délires de grandeur lorsqu’il perdit la raison.
Jung semble avoir longtemps considéré l’archétype du vieux sage comme
caractéristique de la psychologie masculine, mais, plus tard, il le rencontra éga­
lement chez des femmes. Inversement, l’archétype de la magna mater, que Jung
croyait d’abord être typique de la femme, peut aussi se rencontrer chez l’homme.
Jung semble y voir une forme particulière de l’archétype de la mère, et, comme
tous les autres archétypes, celui-ci peut prendre plusieurs formes151. Il peut se
projeter sur la mère, la grand-mère ou la nourrice. Il peut prendre les traits d’un
ancêtre féminin, d’une sainte, de la Vierge, de la Sagesse divine, de l’Église, de
l’université (Y aima mater) ou de la mère patrie. Parmi les images négatives de
cet archétype figurent les divinités régissant la destinée humaine, les sorcières et
les dragons.
Le soi (Selbst) est le plus central de tous les archétypes. Le mot français
« soi », qui a reçu des acceptions si contradictoires, ne traduit que très imparfai­
tement la signification que Jung donnait au mot allemand Selbst (littéralement le
« soi-même »). Il désigne à la fois le centre le plus profond, invisible et incons­
cient, de la personnalité et une totalité psychique résultant de l’unification du
conscient et de l’inconscient. Il ne doit surtout pas être confondu avec le moi
conscient. Comme les autres archétypes, le soi est normalement inconscient,
mais il se manifeste sous forme de projection ou par l’émergence de figures
archétypiques dans les rêves et les fantasmes. La description du soi est insépa­
rable de celle du processus d’individuation.

L’individuation
Nous en venons ainsi à la notion la plus centrale du système psychologique et
de la thérapie de Jung. Jung appelle individuation le processus qui conduit nor­
malement un être humain vers l’unification de sa personnalité. Les théologiens
médiévaux employaient ce terme, mais lui donnaient un autre sens152. Le proces­
sus de l’individuation s’étend sur le cours tout entier de la vie humaine.
Freud avait formulé une nouvelle conception du déroulement de la vie
humaine : une série de stades du développement libidinal culminant dans la
situation œdipienne, puis une période de latence suivie d’un second réveil de
l’instinct sexuel, lors de la puberté, conduisant à la maturité, et enfin une longue
période sans changement significatif. Tout autre est la conception de Jung. Pour
lui, la vie humaine passe par une série de métamorphoses. Entre le moment où
l’enfant émerge de l’inconscient collectif et le moment où se parachève le soi, se
déroule une longue succession de métamorphoses.

151. C.G. Jung, «Die psychologischen Aspekte des Mutterarchetypus», Eranos-Jahr-


buch, VI (1938), p. 403-443.
152. Johannes Assenmacher, Die Geschichte des Individuations Prinzips in der Scholastik,
Leipzig, Meiner, 1926.
732 Histoire de la découverte de l’inconscient

En entrant dans la vie, l’être humain n’a pas encore un inconscient différen­
cié ; son moi conscient apparaît très lentement. Jung insiste sur la symbiose psy­
chologique dans laquelle vit le jeune enfant, non seulement avec sa mère, mais
avec toute la famille. On cite des cas de rêves parallèles chez la mère et l’enfant,
ou de réponses analogues chez les parents et les enfants dans le test des associa­
tions verbales. Aussi les névroses infantiles doivent-elles attirer l’attention sur le
comportement des parents. Quant au complexe d’Œdipe, Jung n’y a jamais vu un
trait universel et inéluctable de la nature humaine ; il y voit plutôt un symptôme
résultant d’attitudes mentales fautives des parents à l’égard de l’enfant.
L’individualité de l’enfant se dégage progressivement de celle de la famille.
L’entrée à l’école représente un événement important et un des premiers pas vers
l’individuation. Plus tard, l’adolescent devra renoncer aux attitudes infantiles et
le jeune homme laissera celles de l’adolescence. Jung a observé en Afrique orien­
tale comment le passage de l’enfance à l’âge adulte était facilité par les rites
d’initiation. Les jeunes gens échappent ainsi aux dangers d’une adolescence pro­
longée, si fréquente dans le monde occidental. L’âge adulte inspire des préoccu­
pations nouvelles liées aux responsabilités sociales et pose de nouveaux pro­
blèmes en rapport à l’anima et à l’animus.
Le « tournant de la vie » (Lebenswende) est marqué par l’une des principales
métamorphoses de la vie humaine. Entre 32 et 38 ans, l’être humain doit néces­
sairement subir un profond changement, lequel peut se faire progressivement ou
survenir brutalement. Ce changement est parfois annoncé par un rêve impres­
sionnant de nature archétypique. Les problèmes, les devoirs ou les besoins
négligés pendant la première partie de la vie se manifestent. Ainsi un homme qui
a toujours refoulé son besoin d’amour sera facilement la proie du démon de midi,
illustré par un des romans les plus connus de Paul Bourget153, et que Répond a
étudié dans une perspective psychanalytique154. Dans d’autres cas, la névrose
aura sa source dans des besoins intellectuels ou spirituels longtemps refoulés155.
Il faut voir dans une telle névrose un avertissement de l’inconscient : le sujet doit
changer de mode de vie s’il ne veut pas manquer la seconde moitié de sa vie. De
même qu’il importe, en atteignant la maturité, d’abandonner ce qui appartient à
l’enfance et à l’adolescence, de même l’individu doit se détacher de ce qui appar­
tient à la première moitié de sa vie quand il entre dans la seconde. La seconde
moitié de la vie est une période de confrontation avec les archétypes de l’esprit et
du soi. Jung déplore la pseudo-jeunesse des gens âgés dans la civilisation occi­
dentale, en l’opposant à la dignité des anciens chez les Elgoni d’Afrique orientale
et au respect qu’ils inspirent aux autres membres de la tribu.
Lorsque l’individuation est achevée, le moi n’est plus le centre de la person­
nalité, mais ressemble à une plante tournant autour d’un soleil invisible, le soi.
L’individu atteint la sérénité et ne craint plus la mort ; il s’est trouvé lui-même, et
il a appris en même temps à établir des rapports authentiques avec autrui. Jung
n’hésite pas à utiliser le mot quelque peu démodé de « sagesse » (pour lequel le

153. Paul Bourget, Le Démon de midi, Paris, Plon, 1914.


154. André Répond, « Le Démon de midi », L’Évolution psychiatrique (1939), n° 3, p. 87-
100.
155. Voir, par exemple, la description de cette névrose chez Velchaninov dans L’Étemel
Mari de Dostoïevski et chez Claude Lothaire dans Les Profondeurs de la mer d’Edmond
Jaloux.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 733

terme moderne de « maturité » n’est qu’un substitut insatisfaisant) et il déclare :


« la fin naturelle de la vie humaine n’est pas la sénilité, mais la sagesse »156.
L’individuation peut s’interrompre en cours de route, et il reviendra au psy­
chothérapeute d’aider le patient à écarter les obstacles qui pourraient entraver le
développement continu de sa personnalité. Nous reviendrons sur ce point à pro­
pos de la psychothérapie jungienne.
Un progrès dans l’individuation se révèle souvent à la conscience par l’émer­
gence d’une image archétypique du soi. Trois de ces images semblent apparaître
avec une fréquence particulière : la quatemité, le mandata et Y enfant divin. La
quatemité peut apparaître comme une figure géométrique de forme carrée ou
éventuellement rectangulaire, ou encore sous la forme d’une image impliquant le
chiffre quatre : quatre personnes, quatre arbres, etc. Il s’agit souvent de complé­
ter une figure triadique en y adjoignant un quatrième terme, et d’en faire ainsi une
quatemité. Dans une suite de 400 rêves publiés par Jung, ce symbole n’apparaît
pas moins de 71 fois157. Jung ne fut pas le premier à s’intéresser aux symboles de
la quatemité. En France, Fabre d’Olivet avait écrit sur ce sujet au début du xix®
siècle158. Mais Jung fut certainement le premier à rattacher aussi étroitement ce
symbole au processus de l’individuation. Le mandata est une figure circulaire,
ornée de symboles, généralement divisée en quatre secteurs. Il est très connu en
Inde et au Tibet où les ascètes et les mystiques l’utilisent depuis des siècles pour
favoriser la contemplation159.
Il ne faudrait pas confondre le processus continu de l’individuation avec les
processus épisodiques de progression et de régression. Ce que Jung appelle
régression correspond à un mouvement vers l’inconscient. La progression cor­
respond, au contraire, à un mouvement de l’inconscient vers le conscient, un pas­
sage de l’introversion à l’extraversion, l’individu s’attachant de plus en plus à la
réalité. Quand le processus d’individuation vient à s’arrêter, une régression sui­
vie d’une progression pourra le remettre en mouvement. C’est là précisément le
principe de l’individuation thérapeutique. Au moyen de l’analyse des rêves, de
l’imagination active, ou encore par la reproduction, peinte ou dessinée, des fan­
tasmes inconscients, le patient pourra s’engager dans la régression et entre­
prendre son exploration de l’inconscient. Ce type d’exploration, dont Jung a per­
sonnellement fait l’expérience de 1913 à 1918, constitue également le modèle de
sa thérapie synthétique-herméneutique. Jung estime que ce sont des expériences
analogues qui ont servi de modèles aux anciens récits de voyages au séjour des
morts. Une longue tradition, dont les origines remontent probablement aux
voyages des chamans dans le monde des esprits, a trouvé son expression dans
Y Épopée de Gilgamesh, dans Y Odyssée d’Homère, YÉnéide de Virgile, La

156. Cet aphorisme de Jung, qui circulait parmi ses disciples, ne semble pas se trouver dans
ses écrits.
157. C.G. Jung, Psychology and Religion, The Terry Lectures, New Haven, Yale Univer-
sity Press,1937.
158. Fabre d’Olivet, Les Vers dorés de Pythagore, Paris, Treuttel et Würtz, 1813. Voir
Léon Cellier, Fabre d’Olivet. La vraie maçonnerie et la céleste culture, Paris, 1952, p. 75-144.
159. Giuseppe Tucci, Teoria e practica del Mandata con particolare riguardo alla
modema psicologia del profonde, Rome, Astrolabio, 1949. Anagarika Govinda, Mandata.
Des heilige Kreis, Zurich, Origo-Verlag, 1960.
734 Histoire de la découverte de l’inconscient

Divine Comédie de Dante160. On la retrouve également, sous des formes nou­


velles, à l’époque moderne161.
Un trait caractéristique de tout voyage à travers l’inconscient est l’apparition
de ce que Jung a appelé l’énantiodromie. Ce terme, emprunté à Héraclite, signifie
« le retour à la chose opposée ». Certains processus mentaux se transforment, à
un moment donné, en leur contraire, comme par une sorte d’autorégulation. Cette
idée a également été illustrée symboliquement par les poètes. Dans La Divine
Comédie, nous voyons Dante et Virgile atteindre le point le plus profond des
enfers, et, de là, faire le premier pas vers le haut pour remonter, dans un mouve­
ment contraire, vers le purgatoire et le paradis ; ce phénomène mystérieux, ce
renversement spontané de la régression, se retrouve dans l’expérience de tous
ceux qui sont sortis vainqueurs d’une maladie créatrice : aussi Jung en a-t-il fait
un trait caractéristique de sa thérapie synthétique-herméneutique.

L’œuvre de Cari Gustav Jung


VI—La psychothérapie

La psychothérapie jungienne comporte plusieurs étapes dont chacune pourrait


constituer une méthode autonome. Nous examinerons successivement la thérapie
jungienne de prise de conscience, le traitement du secret pathogène, la méthode
réductrice-analytique,TàcBvatïon de l’individuation et la rééducation.
D’après Jung, le premier pas de toute psychothérapie devrait consister à rame­
ner le malade à la réalité et à lui faire prendre conscience de sa situation présente.
Quelques patients ont besoin d’être rendus conscients de certaines de leurs diffi­
cultés ; d’autres vivent dans un état d’inconscience généralisée. Jung aimait à
rappeler l’histoire de Tartarin, le héros du roman d’Alphonse Daudet, qui avait
pris à la lettre les plaisanteries racontées par un fanfaron ; celui-ci prétendait que
l’on avait aménagé dans les Alpes suisses des tunnels et des galeries pleins de
personnel, si bien qu’il n’y avait plus aucun danger à faire de la montagne162.
Tartarin entreprend alors, sans la moindre crainte, la dangereuse ascension de la
Jungfrau, mais il est saisi d’une panique mortelle lorsqu’il se rend compte de la
v vérité. De même, dit Jung, bien des gens vivent une « vie provisoire » ; certains
se réveillent très tôt, d’autres vers le milieu de leur vie, d’autres encore très tar­
divement, quelquefois même sur leur lit de mort. Parfois il arrive que l’individu
ait besoin qu’on lui ouvre les yeux sur un danger matériel précis qu’il ne voit

160. August Rüegg, Die Jenseitsvorstellungen vor Dante und die übrigen literarischen
Voraussetzungen der Divina Commedia, Einsiedeln, Benziger, 1944.
161. Le Voyage au centre de la terre de Jules Verne peut s’interpréter dans tous ses détails
comme un voyage à travers l’inconscient, marqué par la découverte d’archétypes de plus en
plus profonds, jusqu’à la rencontre d’un globe de feu (symbole de l’esprit), qui marque le
début de l’énantiodromie, c’est-à-dire l’inverse de la régression et le retour au monde.
162. Alphonse Daudet, Tartarin sur les Alpes, Paris, Calmann-Lévy, 1885.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 735

pas163. Plus souvent, il lui faut prendre conscience des implications morales de
ses actes. Comme exemple, Jung cite le cas d’un jeune homme en traitement psy­
chothérapeutique pour une névrose mal définie164. En fait, le patient vivait aux
dépens d’une pauvre vieille institutrice qui lui était très attachée. Le premier
souci du thérapeute devait être de lui faire comprendre que cette façon de vivre
était immorale et qu’il lui fallait la changer radicalement. Ce souci de la situation
actuelle et de la réalité reste toujours au premier plan dans toute psychothérapie
de Jung. Ainsi que nous le verrons, même quand il analyse les symboles les plus
obscurs en relation avec les archétypes, le patient est toujours confronté à la
question : comment mettre ces notions en pratique dans sa vie quotidienne.
Une seconde étape de la psychothérapie jungienne concerne les secrets patho­
gènes. Nous avons vu dans un chapitre antérieur que le maniement discret et
habile du secret pathogène était un moyen thérapeutique efficace pratiqué par
certains ministres protestants dans la cure d’âmes165. Nous avons vu aussi
comment la thérapeutique du secret pathogène s’était progressivement laïcisée
jusqu’à ce que Moritz Benedikt l’introduisît dans la psychiatrie. La question reste
ouverte de savoir si Jung avait entendu parler de cette forme de thérapie ou s’il
l’avait découverte lui-même. Dans son autobiographie, il relate sa première expé­
rience clinique avec cette forme de thérapie.

Alors qu’il était jeune interne au Burghôlzli, on lui confia une femme dont la
dépression était si grave qu’on avait diagnostiqué une démence précoce. Les
résultats du test des associations verbales et les rêves de la malade conduisirent
Jung à soupçonner l’existence d’un secret tragique que la patiente lui confia ulté­
rieurement. Elle avait été bouleversée en apprenant que l’homme qu’elle avait
souhaité épouser et qu’elle avait cru indifférent était en fait amoureux d’elle.
Mais il était trop tard : elle avait épousé un autre homme et avait deux enfants.
Elle laissa sa petite fille sucer une éponge imbibée d’eau polluée et elle en donna
même un verre à son petit garçon. Quand la fillette mourut de la fièvre typhoïde,
sa mère fut si bouleversée qu’il fallut l’interner. Jung lui expliqua que c’était son
secret qui la rendait malade, et quinze jours plus tard elle quitta l’hôpital, guérie.
Mais Jung jugea qu’il ne devait pas divulguer le secret à ses collègues. Il eut
d’autres occasions d’entreprendre de telles cures, et il en conclut qu’il fallait
envisager systématiquement la possibilité d’un secret pathogène166.

Il n’est peut-être pas superflu de souligner que cette thérapie exige du théra­
peute le respect le plus absolu du secret du malade. Il ne saurait être question de
le communiquer aux collègues ou aux supérieurs médicaux, de le consigner dans

163. On en trouverait un exemple dans le roman autobiographique de Gertrud Isolani, Stadt


ohne Manner (Zurich, Falken-Verlag, 1945). Une jeune femme juive se trouve dans le camp de
concentration de Gurs, dans les premières semaines qui suivent la défaite française. Elle et ses
compagnes ne s’occupent que de problèmes quotidiens et parfois frivoles, jusqu’à ce qu’une
religieuse catholique leur ouvre les yeux en leur faisant prendre conscience de l’immensité de
la catastrophe qui les attend.
164. C.G. Jung, Analytische Psychologie und Erziehung, Heidelberg, Kampmann, 1926.
Trad. franç. : Psychologie et éducation, Paris, Buchet-Chastel, 1963.
165. Voir chap. I, p. 80.
166. C.G. Jung, Erinnerungen, Trdume, Gedanken, op. cit., p. 121-124.
736 Histoire de la découverte de l’inconscient

une observation, moins encore de faire usage d’un magnétophone ou d’une pièce
d’où l’on puisse voir et entendre à l’insu du malade. Il s’agit, pour ainsi dire, de
la thérapeutique « du secret par le secret ».
Avant d’aller plus avant dans la psychothérapie, il faut examiner le problème
religieux. Jung affirme que, parmi tous ses patients entrés dans la seconde moitié
de leur vie, il n’y en avait pas un seul dont le problème essentiel ne fût pas lié à
son attitude envers la religion167. Il va sans dire qu’il ne revient pas au psycho­
thérapeute de s’immiscer dans les problèmes proprement religieux de son
patient, mais il doit lui faire comprendre que, s’il était croyant, il pourrait guérir
de sa névrose en se remettant simplement à pratiquer sérieusement sa religion.
Ceci s’applique surtout aux catholiques ; le cas des protestants est semble-t-il
plus difficile. Jung rapporte cependant comment certains de ses malades protes­
tants ont été guéris de leur névrose en se ralliant au groupe d’Oxford ou à un autre
mouvement de ce type.
La plupart des malades, cependant, ne sont pas accessibles à une cure aussi
simple et requièrent un traitement psychothérapique complet. Il faut, au préa­
lable, que le malade fournisse un récit détaillé de sa vie et de l’histoire de sa
maladie. Le thérapeute décidera, ensuite, s’il convient de le soumettre à une thé­
rapie analytique-réductrice (c’est-à-dire à une thérapie d’inspiration freudienne
ou adlenenne)ou aunethérapie s^thétique-herméneutique.
Certains malades, dit Jung, se distinguentessëntiéllemênt par une sorte d’hé­
donisme infantile et ne recherchent que la satisfaction de leurs instincts ; d’autres
sont constamment en quête de pouvoir et de supériorité. Les premiers relèvent
d’une thérapie à orientation psychanalytique, les seconds d’une thérapie d’ins­
piration adlérienne. Ce serait une erreur grossière, par exemple, d’appliquer la
méthode freudienne à un homme qui n’a pas réussi dans la vie et qui manifeste
un besoin infantile de supériorité, et il ne serait pas moins erroné d’appliquer la
méthode adlérienne à un homme qui a réussi socialement, mais qui possède une
mentalité fortement hédoniste. Les entretiens préliminaires suffisent habituelle­
ment à déterminer laquelle de ces deux thérapies sera la plus appropriée. Parfois,
quand il avait affaire à des malades plus cultivés, Jung leur faisait lire des
ouvrages de Freud et d’Adler, et, en règle générale, ils ne tardaient pas à décou­
vrir eux-mêmes lequel des deux leur convenait le mieux. Les méthodes réduc-
trices-analytiques donnent souvent de bons résultats, mais souvent aussi elles ne
sont pas entièrement satisfaisantes : soit on aboutit à une impasse, soit le malade
se met à faire des rêves de caractère archétypique. Il faut alors s’engager dans une
autre voie, c’est-à-dire recourir à la méthode synthétique-herméneutique. Cette
dernière est indiquée d’emblée chez les patients qui, généralement dans la
seconde moitié de leur vie, se posent des problèmes moraux, philosophiques ou
। religieux.
La méthode synthétique-herméneutique, habituellement considérée comme la
psychothérapie typiquement jungienne, diffère à maints égards de la psychana­
lyse freudienne. De même que dans la thérapie adlérienne, le patient n’est pas
étendu sur un divan, mais assis face au psychothérapeute. Les séances d’une
heure ont lieu deux fois par semaine au début, puis sont ramenées à une seule
séance hebdomadaire dès que cela devient possible. On demande au patient de

167. C.G. Jung, Die Beziehungen der Psychothérapie zw Seelsorge, Zurich, Rascher, 1932.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 737

s’acquitter de certaines tâches spécifiques et on lui impose souvent certaines lec­


tures. Bref, on lui demande de collaborer activement avec le thérapeute. D’après
Jung, cette méthode présente plusieurs avantages : elle évite à l’analysé de subir
une régression infantile, il n’est pas isolé de son entourage, le traitement est
moins coûteux et le psychothérapeute a le temps de s’occuper d’un plus grand
nombre de patients. L’accent est placé délibérément sur la vie présente de l’in­
dividu et sur l’utilisation immédiate et concrète des lumières que le processus
thérapeutique peut lui apporter. Jung conçoit le transfert tout autrement que
Freud. Il estime que les effets apparents, positifs ou négatifs, du transfert, tels
qu’ils se manifestent au cours de la psychanalyse, ne sont que des artefacts qui
prolongent inutilement le traitement ou même le font échouer. Ce que Freud
appelle névrose de transfert n’est pour Jung qu’une tentative désespérée du
patient pour compenser ses attitudes erronées envers la réalité et un effet du
manque d’habileté du thérapeute. Ce type de transfert est un asservissement
dégradant pour le patient, et un danger à la fois pour le patient et pour le théra­
peute, lequel risque de se laisser contaminer par la névrose du malade. Le trans­
fert ne consiste pas seulement en des sentiments érotiques, mais en un mélange
de tendances possessives et dominatrices, et de crainte168. D’après Jung, le seul
transfert acceptable doit être modéré, presque imperceptible, et consiste en une
collaboration entre le patient et le thérapeute, en une confrontation entre leurs
découvertes respectives. C’est de cette façon seulement que le processus théra­
peutique pourra progresser sous l’effet de ce que Jung appelle la « fonction
transcendante »169.
La fonction transcendante correspond à la synthèse progressive des données
conscientes et inconscientes conduisant à l’individuation. La vie consciente et la
vie inconsciente suivent rarement des voies parallèles et il est dangereux pour le
patient qu’un trop grand écart s’établisse entre elles, parce qu’un tel décalage
conduit à la formation de fortes contre-positions de l’inconscient et à de sérieux
troubles psychiques. La tâche du thérapeute est d’aider le patient à mettre en rap­
port le conscient et l’inconscient pour que la synthèse voulue puisse s’effectuer.
Chaque fois que les contenus de l’inconscient apparaîtront trop faibles ou
inhibés, le thérapeute aidera le patient à les renforcer et à les faire émerger ; puis
il l’aidera à les mettre en rapport avec le moi conscient et avec les situations de la
vie quotidienne.
Comment peut-on faire émerger les contenus de l’inconscient ? Il s’agit d’un
entraînement spécifique comportant essentiellement le recours aux rêves, à
l’imagination spontanée, au dessin ou à la peinture libres. Les chercheurs qui,
comme Hervey de Saint-Denys, se sont appliqués à l’étude des rêves, savaient
comment favoriser la fréquence et l’abondance de ceux-ci : il faut d’abord les
mettre par écrit dès le réveil, puis les illustrer par des dessins en noir et blanc ou
en couleurs170. La même méthode peut s’appliquer aux imaginations spontanées
à l’état de veille ; on peut aussi se mettre à dessiner ou à peindre sans s’être fixé

168. Remarquons que c’est exactement ce que Janet écrivait en 1896 dans son article « L’in­
fluence somnambulique et le besoin de direction » (voir chap. vi, p. 398).
169. C.G. Jung, « Die transzendente Funktion », in Geist und Werk, Zurich, Rhein Verlag,
1958, p. 3-33.
170. Voir chap. v,p. 337-339.
738 Histoire de la découverte de l’inconscient

au préalable de sujet précis. On peut encore faire appel au modelage ou à l’écri­


ture automatique.
Dans la psychothérapie jungienne, le rêve demeure cependant la principale
voie d’accès à l’inconscient. Alors que de nos jours certains psychanalystes freu­
diens n’analysent plus guère les rêves de leurs malades, une telle omission serait
inconcevable dans la thérapie jungienne. Les idées de Jung sur les rêves et leur
utilisation thérapeutique s’écartent de la théorie de Freud sur presque tous les
points. Tandis que pour Freud tout rêve correspond à une satisfaction vicariante
d’un désir refoulé, habituellement relatif à la sexualité infantile, Jung reconnaît
aux rêves des fonctions multiples et variées. Ils peuvent être l’expression de
craintes tout autant que de désirs ; ils peuvent refléter la situation présente du
rêveur ; il est des rêves prospectifs (tels que les ont décrits Adler et Maeder) ;
d’autres encore ont une fonction créatrice, un rôle d’avertissement ou de trans­
mission parapsychologique. Jung n’accepte pas la distinction faite par Freud
entre contenu manifeste et contenu latent des rêves : pour lui le contenu mani­
feste est le rêve lui-même. Les associations obtenues par la méthode de Freud
aboutissent à des complexes courants qui, d’après Jung, pourraient tout aussi
bien être découverts par des associations avec n’importe quel texte. Point n’est
besoin, pour comprendre les symboles oniriques, de recourir aux notions de
refoulement et de censure. Il est impossible d’interpréter les rêves si l’interprète
n’est pas au courant de la vie et de la situation actuelle du rêveur et s’il n’a pas
une bonne connaissance des symboles, et par conséquent de la mythologie et de
l’histoire des religions. Une des caractéristiques de l’interprétation jungienne du
rêve est l’importance attribuée aux séries oniriques : un rêve ne peut être compris
que dans le contexte de ceux qui le précèdent ou le suivent, parfois sur une
longue période. Là où Freud utilise la méthode des associations libres, Jung
recourt à celle de l’amplification : il s’agit d’examiner toutes les significations
possibles d’une image donnée ; certaines pourront être rattachées aux expé­
riences passées ou présentes du patient, tandis que d’autres permettront peut-être
d’élucider le sens d’un rêve archétypique. Jung accorde une grande importance
aux rêves archétypiques : il faut les étudier soigneusement dans l’ordre chrono­
logique, comme des pierres milliaires jalonnant le chemin de l’individuation.
Une méthode d’interprétation analogue peut s’appliquer aux autres données
provenant de l’inconscient, en particulier aux fantasmes, aux dessins et aux pein­
tures : il ne faut pas trop insister sur le contenu ni sur l’aspect formel (par
exemple, le malade ne devrait jamais en arriver à se prendre pour un artiste). Le
dessin et la peinture ne servent pas seulement à faire surgir les contenus de l’in­
conscient, mais aussi à les maîtriser. Quand un malade est obsédé par une repré­
sentation donnée, Jung s’efforce de la lui faire dessiner ou peindre : elle lui appa­
raîtra ainsi progressivement moins terrifiante et il arrivera pour finir à la maîtriser
parfaitement.
Nous voudrions maintenant esquisser brièvement les étapes successives de la
psychothérapie synthétique-herméneutique.
Rappelons d’abord que Jung ne fait appel à l’analyse de l’inconscient qu’après
avoir constaté l’échec de toutes les autres méthodes et avoir obtenu du malade
une anamnèse complète. Le premier rêve est souvent très révélateur et permet
parfois de pronostiquer l’issue du traitement. Dans une première étape, on s’oc­
cupe de la persona, et surtout de Y ombre. Le patient rêve d’un individu repous­
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 739

sant qui apparaît à chaque fois sous un aspect différent, mais conserve certains
traits constants et offre également certaines ressemblances avec le rêveur. Il
adviendra un moment où le patient comprendra que cet individu n’est autre que
lui-même, ou plutôt son ombre, ce qui lui permettra de prendre conscience des
aspects de sa personnalité qu’il se refusait à voir jusque-là. Ayant pris pleinement
conscience de son ombre, il lui faudra l’assimiler. Mais Jung ne prétend pas pour
autant que le patient doive faire ouvertement et consciemment ce que l’ombre lui
faisait faire jusqu’ici inconsciemment. Et s’il lui faut, bien sûr, accepter son
ombre, il doit, en même temps, la rendre inoffensive. Pour illustrer ce processus,
on évoque souvent, dans les milieux jungiens, l’histoire de saint François d’As­
sise et du loup de Gubbio171. Les habitants de Gubbio, harcelés par un loup,
demandèrent à saint François de leur venir en aide. Il alla à la rencontre du loup,
non pour le tuer, mais pour lui parler. Le loup accepta de suivre saint François
jusqu’à la ville où on lui donna asile et où il passa, paisible et inoffensif, le reste
de sa vie.
Dans une seconde étape du processus thérapeutique, apparaissent spontané­
ment les problèmes de l’anima et de l’animus. S’il s’agit d’un homme, il rêvera
souvent d’une femme se présentant sous des aspects divers et une humeur
variable. Elle peut être douce et charmante, étrange et fascinante, parfois mena­
çante. Le sujet se rend compte que toutes ces figures féminines ont des points
communs, et il finit par comprendre qu’elles ne sont autres que son anima. Les
discussions thérapeutiques se concentrent dès lors sur le problème de l’anima. Le
sujet doit prendre conscience qu’il projette toujours plus ou moins son anima sur
les femmes qu’il rencontre. Il lui faudra maintenant s’efforcer, dans la vie, de
voir les femmes telles qu’elles sont, sans l’interférence de cette projection de
l’anima. S’il s’agit d’une femme, les problèmes de l’animus seront traités de
façon analogue. Une fois résolus, les problèmes de l’anima et de l’animus ne per­
turberont plus la vie affective et les relations sociales ; pour reprendre les termes
de Jung, l’animus et l’anima deviennent alors des « fonctions psychologiques ».
Dans une troisième étape, ce sont les archétypes du vieux sage et de la magna
mater qui passent au premier plan. Là encore, les images archétypiques apparaî­
tront dans les rêves, comme dans les fantasmes et les dessins. Il faut aussi veiller
à éviter certains dangers : le patient est toujours susceptible de projeter sur son
thérapeute l’archétype du vieux sage, ou encore de s’identifier lui-même à cet
archétype, ce qui serait de l’inflation psychique.
La psychothérapie jungienne comporte ainsi trois étapes successives, relatives,
respectivement, à l’ombre, à l’anima et à l’animus, au vieux sage et à la magna
mater. La réalité, cependant, est souvent plus complexe, puisque de nombreux
autres archétypes peuvent apparaître à divers stades de la thérapie, chacun d’eux
requérant son propre traitement spécifique. Le thérapeute a pour tâche et de faci­
liter l’émergence des archétypes et d’éviter qu’ils ne submergent le sujet. Chaque
nouvel archétype doit être interprété et assimilé par l’esprit conscient, et il revient
au patient d’appliquer dans sa vie pratique ce qu’il a ainsi appris. Maeder a
indiqué que, dans certains cas, le processus de guérison s’accélère au moment où

171. H n’a pas été possible, jusqu’ici, de déterminer si l’on devait cette comparaison à Jung
lui-même ou à l’un de ses disciples.
740 Histoire de la découverte de l’inconscient

émerge l’archétype du sauveur, qui correspondrait à une variante de l’archétype


du vieux sage172.
En général, la thérapie jungienne dure en moyenne trois ans. L’expérience a
montré que le nombre et la fréquence des séances pouvaient être réduits, mais
non la durée totale du traitement. Comme nous l’avons déjà signalé, les progrès
de l’individuation peuvent être marqués par l’apparition d’images archétypiques
particulières, notamment le mandala ou des représentations de 1a quatemité, par­
fois aussi l’archétype de l’enfant divin. Le but du traitement est de favoriser et
d’achever l’individuation, ce qui signifie qu’une personne obéit à l’antique pré­
cepte : « Deviens ce que tu es », parfois attribué à Nietzsche, mais remontant en
fait au poète grec Pindare.
La thérapie synthétique-herméneutique de Jung n’est certes pas une entreprise
aisée. Parfois le sujet se sent submergé par le matériel émergeant de l’incons­
cient, et 1a mise en présence avec les archétypes peut se révéler effrayante. Un
effort incessant est nécessaire pour s’agripper fermement à 1a réalité. C’est pour­
quoi aussi une auto-analyse jungienne est une entreprise périlleuse contre
laquelle il convient de mettre en garde.
La rééducation fait également partie des méthodes thérapeutiques utilisées par
Jung. Tandis que Freud proclame que le psychanalyste ne doit pas entreprendre
de rééduquer son patient, Jung insiste sur 1a nécessité d’aider le patient tout au
long des étapes de ta thérapie, quelle qu’elle soit. Tout ce que le patient a pu
apprendre sur lui-même doit se traduire immédiatement par un comportement
plus rationnel dans ta vie de tous les jours. Un des points essentiels de cette réé­
ducation consiste à apprendre au malade à ne plus projeter ses problèmes sur son
entourage : Jung définit en effet 1a névrose comme « un système morbide de rela­
tions sociales », définition qui s’accorde parfaitement avec les idées de Janet et
avec celles d’Adler173. Du fait de cette projection, le névrosé manipule incons­
ciemment les personnes avec qui il vit (son conjoint, ses parents, ses enfants et
ses amis) et les oppose les unes aux autres, si bien qu’il ne tarde pas à être pris
dans un réseau d’intrigues dont lui-même et les autres sont les victimes. L’éclair­
cissement et ta résolution de ces difficultés représentent un des buts derniers de 1a
psychothérapie.
Une des caractéristiques essentielles de 1a psychothérapie de Jung est l’insis­
tance sur ce que l’on appelle aujourd’hui le contre-transfert. D’emblée Jung a
affirmé que nul homme ne saurait en mener un autre plus loin qu’il n’est allé lui-
même. On reconnaît généralement que c’est Jung qui a introduit le principe de
l’analyse didactique, et qu’il s’agit d’un apport déterminant à 1a psychanalyse.
Mais, même après son analyse didactique, le thérapeute devra toujours se tenir
sur ses gardes et surveiller son propre inconscient, notamment par l’analyse de
ses rêves.

172. Alphonse Maeder, La Personne du médecin, un agent psychothérapeutique, Neuchâ­


tel, Delachaux et Niestlé, 1953, p. 111-134.
173. C.G. Jung, « Was ist Psychothérapie ? », Schweizerische Aerztezeitung fiir Standes-
fragen (1935), XVI, p. 335-339.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 741

L’œuvre de Cari Gustav Jung


VII— Sagesse orientale et sagesse occidentale

Nous avons jusqu’ici présenté de façon extrêmement sommaire la psychologie


et la psychothérapie de Jung. Mais son œuvre a une portée beaucoup plus vaste.
Dès le début, Jung a étendu sa réflexion à l’histoire de l’humanité, à la psycho­
logie des peuples, aux problèmes contemporains, à l’art et à la littérature. A
mesure qu’il avançait dans la vie, il s’est tourné de plus en plus vers les doctrines
traditionnelles et les livres sacrés de l’Orient et de l’Occident, puis vers le prin­
cipe de la « synchronicité » et les problèmes religieux en général.
Nous avons vu comment, de 1914 à 1920, il s’était profondément intéressé au
gnosticisme. Il saluait dans les gnostiques des penseurs qui ne voulaient pas sim­
plement croire, mais savoir, et il s’instruisit en étudiant leur exploration de l’in­
conscient. Comme Jung, ils étaient préoccupés par le problème du mal. Plus tard,
en 1937, Jung interpréta, dans le cadre de sa propre théorie des archétypes, les
visions de Zosime de Panopolis, gnostique du ni' siècle de notre ère, qui fit la
transition entre le gnosticisme et l’alchimie174.
L’alchimie a toujours été une énigme pour les historiens de la culture. Depuis
l’antiquité grecque et romaine et jusqu’au XVIIIe siècle, un grand nombre
d’hommes savants ont consacré leur vie à des expériences pseudo-chimiques
portant sur les métamorphoses de certaines substances selon des règles définies.
Un historien de la science, Marcellin Berthelot, voyait dans l’alchimie un sys­
tème « demi-rationaliste, demi-mystique », reposant sur des interprétations erro­
nées de faits objectifs175. Silberer semble avoir été le premier à voir dans l’alchi­
mie une suite d’opérations symboliques justiciables d’une interprétation
psychologique. Dans un traité d’alchimie du xvnT siècle, Silberer trouva une
représentation symbolique du meurtre du père, de théories sexuelles infantiles et
d’autres données psychanalytiques176. Après lui, Jung vit dans la succession des
opérations accomplies par les alchimistes une projection du processus de l’indi­
viduation. Tout comme les malades de Jung concrétisaient leurs rêves et leurs
fantasmes sous forme de dessins et de peintures, les alchimistes concrétisaient
leurs propres processus d’individuation sous forme d’opérations pseudo­
chimiques. C’est aussi, ajoute Jung, la raison pour laquelle les écrits des alchi­
mistes contiennent souvent des relations de visions. Avec les années, Jung s’in­
téressa de plus en plus à l’alchimie et consacra beaucoup de temps et d’efforts à
déchiffrer et à interpréter psychologiquement les symboles des anciens traités
alchimiques177.

174. C.G. Jung, « Einige Bemerkungen zu den Visionen des Zosimos », Eranos Jahrbuch,
V (1937), p. 15-54.
175. M. Berthelot, Les Origines de l’alchimie, Paris, Steinheil, 1885.
176. Herbert Silberer, Problème der Mystik und ihrer Symbolik, Vienne, H. Heller, 1914.
177. C.G. Jung, « Die Erlôsungsvorstellungen in der Alchemie », Eranos Jahrbuch, IV
(1936), p. 13-111 ; Psychologie und Alchemie, Zurich, Rascher, 1944. Trad. franç. : Psycho­
logie et alchimie, Paris, Buchet-Chastel, 1970 ; Die psychologie der Übertragung, Zurich,
Rascher, 1946. Trad. franç. : La Psychologie du transfert, Buchet-Chastel ; Symbolik des
Geistes, Zurich, Rascher, 1948 ; Gestaltungen des Unbewussten, Zurich, Rascher, 1950 ; Mys-
terium Conjunctionis, 2 vol., Zurich, 1955-1956.
742 Histoire de la découverte de l'inconscient

Jung s’intéressa également à l’astrologie et aux symboles astrologiques. Il ne


croyait pas en une influence causale des astres sur la destinée individuelle, mais,
ainsi que nous le verrons, il n’excluait pas la possibilité de certaines relations en
termes de synchronicité.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il y eut en Suisse un renouveau d’in­
térêt pour le célèbre médecin et philosophe mystique Paracelse. Jung voyait en
lui un pionnier de la psychologie de l’inconscient et de la psychothérapie. Il s’in­
téressait apparemment tout autant à sa personnalité qu’à ses écrits obscurs. A son
propos, Jung notait que rien n’exerce une influence plus puissante sur les enfants
que la vie que leurs parents n’ont pas vécue. Paracelse, d’autre part, offrait une
bonne illustration du « tournant de la vie » : sa philosophie s’était profondément
modifiée après l’âge de 38 ans178.
L’intérêt que Jung avait toujours porté à l’histoire des religions l’amena à étu­
dier les livres sacrés de l’Orient. L’un d’eux, Le Livre des morts tibétain, fut tra­
duit en anglais en 1927179. Jung s’intéressa tout particulièrement à cet ouvrage et
rédigea une préface pour la traduction allemande.

Le Livre des morts tibétain décrit les expériences par lesquelles passera l’âme
entre l’instant de la mort et celui de sa prochaine réincarnation, en même temps
qu’il enseigne à l’âme comment parvenir à l’illumination ultime et échapper ainsi
à la réincarnation. Le voyage à travers le Bardo Thôdol, c’est-à-dire le séjour des
morts, comprend trois périodes. Dans une première, assez brève, l’âme est dans
un état de sommeil ou de transe, sans avoir conscience de la mort. Puis vient le
réveil avec les premières visions. Dans ce court moment, l’âme illuminée peut
passer directement dans un royaume céleste, mais si elle laisse passer cet instant,
elle continuera à éprouver des visions, des hallucinations, et en particulier l’illu­
sion d’avoir un corps de chair et de sang. Elle croira voir d’autres êtres humains,
ainsi que toutes sortes de dieux et de créatures fantastiques. Mais l’âme devrait
toujours garder conscience du fait que ces visions ne sont que les produits de son
propre esprit. Ces visions se modifient sans cesse, mais finissent par s’épuiser à
mesure que l’âme descend pas à pas vers des niveaux de conscience inférieurs.
Durant la troisième période, l’âme aperçoit des mâles et des femelles en train de
s’unir. Si elle doit naître mâle, l’âme se percevra elle-même comme mâle : elle
sera animée d’une haine intense contre le père, elle sera jalouse de la mère et se
sentira attirée par elle ; elle s’interposera entre les parents et c’est ainsi qu’elle se
réincarnera. Si elle doit naître femelle, elle connaîtra des sentiments inverses, elle
haïra la mère et aimera le père180.

Jung s’émerveillait du profond savoir psychologique des auteurs anonymes du


Livre des morts tibétain et de leur compréhension du phénomène de la projec­
tion. Il était frappé de constater que ce voyage à travers le Bardo Thôdol ressem­
blait fort au processus de l’individuation, mais inversé.

178. C.G. Jung, Paracelsica, Zurich, Rascher, 1942.


179. M.Y. Evans-Wentz, The Tibetan Book of the Dead, or the After Death Expériences on
the Bardo Plain, according to Lama Kazi Tawa Sandup’s English rendering, Londres, Oxford
University Press, 1927.
180. Das Tibetanische Totenbuch, trad. de Louise Gôpfert-March, avec un commentaire
psychologique de C.G. Jung, Zurich, Rascher, 1935.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 743

En 1929, Jung publia un commentaire psychologique en guise d’introduction


à la traduction allemande, réalisée par son ami le sinologue Richard Wilhelm,
d’un ancien livre chinois, Le Secret de la fleur d’or™1. Jung y trouvait l’équiva­
lent de sa description du soi, des analogies entre les symboles chinois et ceux qui
apparaissaient spontanément chez ses malades, ainsi qu’entre ces symboles et
ceux de certains mystiques chrétiens ou des alchimistes.
Richard Wilhelm traduisit en allemand un autre ouvrage chinois, le Yi-king ou
« Livre des mutations ». Ce livre décrit une méthode pour obtenir des oracles à
l’aide de petits bâtonnets ou d’une pièce de monnaie. Un tel oracle est censé s’ap­
pliquer personnellement à celui qui l’utilise et au moment où il l’utilise. Richard
Wilhelm avait appris cette technique auprès d’un maître chinois. Jung s’intéres­
sait au caractère symbolique des formules magiques et surtout au principe même
du Yi-king : il repose en effet sur l’hypothèse que tout événement se produisant à
un moment donné se trouve nécessairement revêtu de la qualité générale carac­
téristique de ce moment181182. Ce fut là pour Jung un des points de départ de son
concept de synchronicité.
Quant au bouddhisme Zen, Jung y trouva quelques expériences comparables à
celles de certains mystiques occidentaux, bien que le Zen diffère considérable­
ment de tout ce qui avait pu être conçu dans le monde occidental183. Autant Jung
mettait en garde contre la tentation de sous-estimer la sagesse de ces doctrines,
autant il déconseillait aux Occidentaux de pratiquer ces méthodes.
Jung s’intéressa aussi vivement au yoga et invita à plusieurs reprises les india­
nistes J.W. Hauer et Heinrich Zimmer à donner des séminaires sur le sujet à
Zurich, de 1931 à 1933184185. Bien qu’étant fort sceptique sur la pratique du yoga
par les Occidentaux, Jung sentait combien une comparaison entre le yoga et cer­
taines doctrines occidentales pourrait être fructueuse. Le riche symbolisme du
yoga tantrique apportait un important matériel comparatif pour l’étude des sym­
boles de l’inconscient collectif. Conçues comme des exercices d’entraînement,
certaines variantes du yoga pourraient présenter des analogies avec les exercices
de saint Ignace de Loyola, l’entraînement autogène de Schultz, ainsi que les
méthodes de psychothérapie dynamique de Freud et de Jung.
Dans plusieurs commentaires de doctrines orientales, en particulier dans son
étude sur le Yi-king, Jung annonçait un concept nouveau, qu’il ne devait dévelop­
per qu’en 1952 sous le nom de synchronicité™5. Jung définit la synchronicité
comme un principe de relation « acausale », et il est frappé par l’importance de
ce principe dans la pensée chinoise. Mais on peut aussi en retrouver quelque
chose dans la théorie de l’« harmonie préétablie » de Leibniz, dans certaines

181. Richard Wilhelm, Das Geheimnis der goldenen Blüte, avec un commentaire de C.G.
Jung, Munich, Dom, 1929.
182. Jung écrivit une préface pour la traduction anglaise de la version allemande de Richard
Wilhelm, The I Ching, or Book of Changes, trad. de Cany F. Baynes, New York, Panthéon
Books, 1950.
183. Jung écrivit une introduction au livre de T.D. Suzuki, Die grosse Befreiung, Leipzig,
CurtWeller, 1949, p. 7-37.
184. J.W. Hauer, The Kundalini Yoga, Bericht über das Seminar im psychologischen Klub
(Zurich, 3-8 octobre 1932), Zurich, 1933. Dactylographié.
185. C.G. Jung, « Synchronizitàt als ein Princip akausalerZuzammenhange », in C.G. Jung
et W. Pauli, Naturerkldrung und Psyché, Zurich, Rascher, 1952, p. 1-107.
744 Histoire de la découverte de l’inconscient

remarques de Schopenhauer, ainsi que dans les cas relevant de ce qu’on appelle
la « loi des séries ». L’attention de Jung avait été attirée par des cas de « coïnci­
dences significatives ». Un exemple était l’histoire d’une femme dont l’analyse
n’avançait pas, du fait que son animus était rationnel à l’excès. Elle avait rêvé
qu’on lui présentait un scarabée doré ; or, tandis que Jung analysait ce rêve avec
elle, un scarabée vivant vint s’écraser contre la vitre. Jung l’attrapa et le lui tendit.
Cet incident impressionna tellement la patiente que sa cuirasse de rationalité
tomba en morceaux. Jung rapprocha ces phénomènes des données expérimen­
tales recueillies par Rhine sur la perception extra-sensorielle. Tandis que Rhine
avait mis en évidence le rôle des facteurs émotionnels dans les cas de perception
extra-sensorielle, Jung trouva qu’un élément archétypique était impliqué dans ses
« coïncidences significatives ». Enfin, Jung en vint à se demander si la physique
moderne, en s’écartant du principe du déterminisme rigoureusement causal, ne
s’avançait pas un peu dans la direction du principe de synchronicité.
De tous les philosophes que Jung avait lus dans sa jeunesse, c’est Nietzsche
qui retint le plus son attention. Jung voyait en lui un homme en qui s’était consti­
tuée peu à peu une seconde personnalité inconsciente ; celle-ci avait fait irruption
soudain. C’était comme une sorte d’éruption volcanique qui avait amené au jour
une masse énorme de matériel archétypique. C’est précisément ce qui pourrait
expliquer la fascination que le Zarathoustra de Nietzsche exerça sur tant de lec­
teurs. Du printemps 1934 à l’hiver 1939, Jung consacra chaque semestre un
séminaire au Zarathoustra. Ces séminaires, conservés à l’institut C.G. Jung,
représentent dix volumes dactylographiés et constituent certainement le plus
vaste commentaire du chef-d’œuvre de Nietzsche186.
L’intérêt multiforme de Jung se porta aussi sur l’art et la littérature contem­
porains, bien qu’on n’en retrouve pas grand-chose dans ses œuvres publiées. A
l’occasion d’une exposition de Picasso à Zurich, Jung étudia les œuvres du
maître dans leur ordre chronologique et y décela une évolution psychologique
caractéristique187. La période bleue de Picasso avait marqué le début d’une
Nekyia, c’est-à-dire d’un « voyage au séjour des morts », marqué par une série de
«régressions », et Jung se demandait quel serait l’aboutissement de l’aventure
spirituelle du peintre.
Chose curieuse, lorsqu’on demanda à Jung de rédiger une introduction pour la
troisième édition de la traduction allemande de l’Ulysse de Joyce, il n’y reconnut
pas la réplique moderne de Y Odyssée, alors que l’œuvre évoquait même sa
Nekyia ! Jung resta perplexe devant l’apparente absurdité de ce livre. Il eut l’im­
pression d’une sorte d’interminable « ténia » et d’un roman que l’on pourrait
aussi bien lire à l’envers qu’à l’endroit. Ses commentaires furent publiés dans
une revue188 et irritèrent Joyce189. Il est regrettable, pour Jung, que cet article soit
la seule critique littéraire qu’il ait jamais publiée. Dans ses séminaires, il se réfé­

186. C.G. Jung, Psychological Analysis of Nietzsche’s Zarathustra. Notes on the Seminar
given by C.G. Jung, Zurich, 10 vol., 1934-1939 ; l’index a été réalisé par Mary Briner.
Dactylographié.
187. C.G. Jung, « Picasso », Neue Zürcher Zeitung, 3 novembre 1932, n” 2107. Réédité in
Wirklichkeit der Seele, Zurich, Rascher, 1934, p. 170-179.
188. C.G. Jung, « Ulysses, Ein Monolog », Europaische Revue, VUI (U) (1932), p. 547-
568.
189. Richard Ellmann, James Joyce, Londres, Oxford University Press, 1959, p. 641-693.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 745

rait souvent à des romans anglais, français ou allemands dans lesquels il décou­
vrait des illustrations inattendues de ses théories.
On pourrait mettre en évidence dans les articles de Jung, en particulier dans ses
séminaires, les éléments dispersés d’une philosophie de l’histoire centrée autour
de l’idée d’un lent processus d’individuation collective par lequel aurait passé
l’humanité. Jung expliquait les épidémies psychiques par la reviviscence d’un
archétype à l’échelle des masses. C’est ainsi qu’il voyait dans l’hitlérisme la
résurgence de l’archétype de Wotan, l’antique dieu germanique de l’orage, de la
guerre, de l’inspiration prophétique et des sciences occultes190. Il distinguait deux
types de dictateurs : le type « chef de clan » (tels Mussolini et Staline) et le type
« prophète » (tel Hitler). Ce type « prophète » est capable de percevoir les forces
obscures présentes dans l’inconscient de ses sectateurs et de les diriger comme
un Messie191. Dans un petit livre sur les « soucoupes volantes », Jung dit que ces
manifestations sont des « réalités psychologiques » pour ceux qui croient en leur
existence, qu’elles aient par ailleurs une réalité physique ou non. Ce sont des
symboles archétypiques d’une médiation entre deux mondes incommensurables.
Elles constituent un mythe qui a sa source dans la crainte d’une destruction col­
lective de l’humanité192. Le plus grand danger qui guette l’humanité, déclare
Jung, serait la substitution d’une mentalité de masse à l’authentique mentalité
démocratique qui repose sur l’éducation et l’accomplissement de l’individu.
Ceux qui ont rendu visite à Jung pendant la dernière partie de sa vie gardent de
sa conversation le souvenir d’un mélange unique de hautes idées psychologiques
et de sagesse pratique. Il soulignait la signification de la pleine conscience, non
seulement comme procédé thérapeutique, mais comme principe éthique. « L’in­
conscience est le péché suprême », telle était une de ses maximes favorites193.
Bien des névroses, disait-il, ont leur source dans l’inconscience, et bien d’autres
dans une fuite des tâches imposées par la vie. Tel est le cas du jeune enfant qui
fait l’école buissonnière, de l’adolescent prolongé, de l’étudiant étemel, de
l’homme qui n’accomplit pas ses devoirs de citoyen, du vieillard qui joue au
jeune homme. Le mariage représente un facteur de santé affective dans la mesure
où le mari et la femme ne projettent pas l’un sur l’autre leurs anima et animus res­
pectifs. L’une des fonctions du mariage doit être de promouvoir l’individuation
des deux époux. Un autre facteur de stabilité émotionnelle est l’intégration
sociale de l’individu : chacun devrait avoir sa propre maison et son jardin, être un
membre actif de sa communauté, vivre selon la ligne de sa tradition familiale et
de sa culture, obéir aux commandements de sa religion s’il est croyant. Bien que
le chemin conduisant à l’individuation puisse être différent en Orient et en Occi­
dent, il tend au même but : plus un individu est « devenu ce qu’il est », plus il
sera un homme véritablement social.

190. C.G. Jung, « Wotan », Neue Schweizer Rundschau, ni (1935-1936), p. 657-669.


191. C.G. Jung, «Psychology of Dictatorship», The Observer, 18 octobre 1936, p. 15 ;
« Diagnosing the Dictators », Hearst’s International Journal Cosmopolitan, CVI (January
1939), p. 22-23,116-120.
192. C.G. Jung, Ein modemerer Mythus. Von Dingen, die am Himmel gesehen werden,
Zurich, Rascher, 1958.
193. « Unbewusstheit ist die grôsste Sünde. »
746 Histoire de la découverte de l’inconscient

L’œuvre de Cari Gustav Jung


VIII—La psychologie de la religion

Depuis sa crise religieuse, Jung ne s’est jamais départi d’un profond intérêt
pour la religion, même si, dans ses premiers écrits, nous trouvons çà et là des
remarques empruntes de scepticisme envers la religion établie. Il semble néan­
moins avoir changé de point de vue à la suite de son voyage à travers l’incons­
cient, de 1913 à 1918. Il en vint ainsi à attribuer un caractère numineux aux
archétypes et à parler de la fonction naturelle de la religion.
Comme ce fut souvent le cas dans l’histoire de la psychiatrie dynamique, c’est
une publication contemporaine qui engagea Jung à donner une orientation nou­
velle à ses idées. Le Sacré de Rudolf Otto, paru en 1917, fut salué comme une
contribution importante à la psychologie de la religion194. Cherchant à mettre en
évidence une expérience fondamentale commune à toutes les religions, Otto
décrivit le « numineux » comme une expérience parfaitement définie, complexe,
rigoureusement spécifique. Le « numineux » inspire sans délai un « sentiment de
l’état de créature », c’est-à-dire un sentiment non pas simplement de dépendance,
mais du néant de la créature face à son Créateur. La créature expérimente la pré­
sence du Créateur comme un mysterium tremendum, c’est-à-dire avec un senti­
ment de crainte et de tremblement devant un Être inaccessible, qui est une éner­
gie vivante et un « Tout Autre ». Mais, faisant contraste avec le tremendum,
l’expérience du « numineux » est éprouvée simultanément comme fascination,
c’est-à-dire comme une réalité qui attire et remplit d’une félicité exaltante. Le
numineux est également ressenti comme une confrontation avec une Valeur
insurpassable, à laquelle un sentiment d’obligation intérieure nous pousse à
accorder obéissance et respect absolus.
Jung reprit à son compte le terme de numineux, mais en étendit la significa­
tion. Otto voyait dans le numineux une expérience exceptionnelle vécue par les
prophètes, les mystiques et les fondateurs de religions. Jung confère un caractère
numineux à l’expérience de l’archétype ; mais, dit-il, seuls certains traits de l’ex­
périence totale du numineux (telle que décrite par Otto) accompagnent la mani­
festation de l’archétype. Pour Jung, les archétypes sont à l’origine des expé­
riences religieuses dont sont issus les rites et les dogmes. A son avis, une grande
partie de cette expérience religieuse élémentaire échappe aux institutions reli­
gieuses établies.
Ceci explique une des affirmations favorites de Jung : l’homme est naturelle­
ment religieux. En l’homme, la « fonction religieuse » est aussi puissante,
affirme-t-il, que l’instinct sexuel ou l’instinct d’agressivité. C’est pourquoi aussi
certains individus guérissent de leur névrose en se remettant simplement à prati­
quer la religion en laquelle ils croient, c’est pourquoi encore, ajoute Jung, les per­
sonnes âgées qui ont une foi religieuse jouissent d’une meilleure santé mentale.
Notons à ce propos que le néo-psychanalyste Schultz-Hencke, tout à fait indé­

194. Rudolf Otto, Das Heilige, Breslau, Trewendt und Granier, 1917. Trad. franç. : Le
Sacré, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1969.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 747

pendamment de Jung, semble-t-il, affirme avoir rencontré des sentiments et des


attitudes religieux chez des non-croyants195.
Jung alla même plus loin, affirmant que, parmi tous ses patients entrés dans la
seconde moitié de leur vie, il n’y en avait pas un seul dont le problème essentiel
ne se rapportait pas à son attitude envers la religion. Il n’est toutefois pas facile
de déterminer avec précision quelle étendue Jung accordait au mot religion.
Ainsi, parmi ceux qu’il qualifie de « religieux », il en est qui sont croyants, qu’ils
pratiquent ou non leur religion, d’autres témoignent d’un esprit religieux sans le
savoir, il en est enfin qui, au niveau conscient, se montrent antireligieux, mais
qui, dans certaines circonstances, éprouvent une expérience religieuse
archétypique.
Parfois les archétypes religieux jaillissent sous la forme d’une « expérience
religieuse immédiate » qui transforme la vie d’un individu et peut même finir par
infléchir le cours de l’histoire. Telle fut la vision de Saül sur le chemin de Damas,
vision qui fit de lui un chrétien et le grand apôtre saint Paul. Une autre expérience
religieuse immédiate, à peine moins impressionnante, fut celle du mystique
suisse Klaus von der Flüe196. Citoyen riche et considéré, il quitta sa famille et les
préoccupations terrestres pour vivre en ermite à Stans. Les habitants de la région
venaient souvent lui demander conseil. Il eut un jour une vision de la Sainte Tri­
nité, si effrayante et si terrifiante que son apparence physique en fut transformée,
devenant elle-même terrifiante. Il médita longtemps sur cette vision, la peignant
sous différentes formes jusqu’à ce qu’il l’ait assimilée. A ce moment, en 1481,
les cantons suisses étaient au bord de la guerre civile, mais la Confédération fut
sauvée par l’intervention opportune du Frère Klaus von der Flüe à la diète de
Stans.
Il ne faudrait pas oublier, cependant, que l’émergence de tels archétypes repré­
sente une expérience non seulement terrifiante, mais dangereuse. Les mêmes
archétypes, dont les formes cristallisées sont à l’origine de l’expérience reli­
gieuse chez le sujet normal, peuvent aussi se manifester dans les délires religieux
des schizophrènes.
Parmi les archétypes, c’est celui du « soi » qui apparaît le plus étroitement lié
à la religion. Jung semble parfois y voir un maillon intermédiaire dans la ligne de
l’expérience religieuse de Dieu, au point qu’il l’appelle même l’archétype de
Dieu. Jung a cependant toujours proclamé qu’il était un empiriste : que l’homme
soit « naturellement religieux » ne prouve pas nécessairement la vérité de la reli­
gion, pas plus que l’existence de l’archétype de Dieu ne prouve l’existence de
Dieu.
L’attitude prudente et réservée de Jung a souvent été ressentie comme
ambiguë. Cette impression se renforça lors de la publication d'Aion en 1951197.
Dans cet ouvrage, Jung semble identifier le Christ avec l’archétype du « soi » et
supposer que l’humanité, considérée comme un tout, subit un processus d’indi­
viduation collective ; le Christ s’est manifesté à un moment prédéterminé, quand
le point vemal entra dans le signe zodiacal des poissons. En 1952, parut l’ou­

195. Harald Schultz-Hencke, « Das religiose Erleben des Atheisten », Psyché, IV (1950-
1951), p. 417-435.
196. C.G. Jung, « Brader Klaus », Neue Schweizer Rundschau, I (1933), p. 223-229.
197. C.G. Jung, Aion. Untersuchungen zur Symbolgeschichte, Zurich, Rascher, 1951.
748 Histoire de la découverte de l’inconscient

vrage le plus controversé de Jung, Réponse à Job'9*. H y revient au problème du


mal qui l’avait tant préoccupé dans sa jeunesse. Comme des milliers de penseurs
avant lui, Jung se demande comment un Dieu parfaitement bon et tout-puissant
peut permettre le mal, en particulier la souffrance des innocents et des justes.
Dieu serait-il à la fois bon et méchant ? Jung soumet à un examen critique les
réponses données dans le Livre de Job. La conduite de Dieu le révolte, de ce Dieu
qui a fait tomber Adam dans un piège au jardin d’Éden, qui a exigé d’Abraham
le sacrifice de son fils, et qui a permis à Satan de tourmenter Job. Parce que Job a
une plus haute conception de la justice que Dieu même, Dieu relève le défi par
l’incarnation de son Fils. Le sacrifice du Christ apparaît ainsi comme la répara­
tion, de la part de Dieu, d’une injustice commise à l’égard de l’homme. Dieu s’est
accompli lui-même en s’unissant à la Sagesse Divine, la « sophia », le pendant
féminin du Saint-Esprit, qui réapparaît dans la figure de la Vierge Marie. Aussi
Jung voit-il dans la proclamation du dogme de l’Assomption en 1950 « l’événe­
ment religieux le plus important depuis la Réforme ».
La Réponse à Job de Jung scandalisa certains de ses disciples et déchaîna des
controverses passionnées. Certains y cherchèrent une interprétation psycholo­
gique, supposant que Jung entendait seulement décrire l’évolution de l’image
que l’homme s’était faite de Dieu. D’autres y virent des spéculations sur les
métamorphoses de Dieu, à la manière des néo-gnostiques. On pourrait aussi
comprendre ce livre comme le cri d’angoisse existentielle d’un homme cherchant
désespérément une solution à la plus grande de toutes les énigmes philoso­
phiques, le problème du mal.
Jung ne répondait jamais directement quand on lui demandait si, oui ou non, il
croyait en l’existence de Dieu. Parfois il faisait allusion, à mots couverts, au
« Vieil Homme » comme si celui-ci désignait un être humain collectif auquel
chaque individu se trouverait relié par l’inconscient collectif et les archétypes198
199.
Il finit cependant par adopter une position plus explicite : il en arriva à voir la
main de Dieu dans ces événements étranges, inattendus, mais significatifs, qui
s’imposent à chaque individu au long de sa vie. Dans une des dernières inter­
views qu’il accorda à un journaliste, il déclara que Dieu était à la fois la voix de
la conscience parlant à l’intérieur de nous-mêmes et les événements décisifs
inexplicables : « Tout ce que j’ai appris m’a conduit pas à pas à la conviction iné­
branlable de l’existence de Dieu... Je ne reconnais pas son existence en vertu
d’une foi — je sais qu’il existe »200.
Jung se montrait encore plus discret en ce qui concerne le problème de l’exis­
tence après la mort. Il n’a dévoilé ses opinions sur ce sujet que dans son autobio­
graphie. Il disait qu’il était aussi difficile pour un penseur de divulguer les che­
minements les plus secrets de ses pensées que pour une honnête femme de parler
de sa vie érotique. Bien des penseurs ont brûlé leurs manuscrits inédits avant de
mourir ou, comme Bergson, en ont interdit la publication posthume. Jung ne pré­
tend évidemment pas fournir une réponse définitive ; il est certain, toutefois, que
la recherche d’une solution est une caractéristique de l’individu normal. Mais

198. C.G. Jung, Antwort auf Hiob, Zurich, Rascher, 1952. Trad. franç. : Réponse à Job,
Paris, Buchet-Chastel, 1964.
199. H.G. Wells, conversation avec Jung rapportée dans une lettre à la Neue Zürcher Zei-
tung, 18 novembre 1928, n° 2116, p. 9.
200. Interview avec Frédéric Sands, Daily Mail (Londres), 29 avril 1955.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 749

comment s’orienter dans un domaine aussi obscur ? Jung passe en revue plu­
sieurs hypothèses. L’idée d’un monde d’esprits bienheureux, indemnes de toute
souffrance, lui paraît improbable en raison de l’unité fondamentale de l’univers ;
il doit y avoir beaucoup d’angoisse et de souffrance dans l’autre monde ; ce doit
être un monde « grandiose et terrible », mais, comme sur la terre, il doit exister
là-bas une certaine forme d’évolution. Jung ne trouve guère d’arguments en
faveur de la réincarnation. Néanmoins notre vie individuelle n’est qu’un maillon
d’une chaîne bien plus longue, peut-être celle de la vie de nos ancêtres. Il se peut
que le sens de la vie sur terre soit d’apporter une réponse aux questions qu’ils se
sont posées, ou bien qu’elle soit l’accomplissement d’une tâche imposée du
dehors. Peut-être encore qu’une vie n’est rien d’autre que l’incarnation d’un
archétype (en d’autres termes, une projection temporaire d’un soi permanent).
Jung estime que la communication entre les vivants et les morts est une chose
probable. Une opinion, jadis énoncée par Fechner et défendue avec des argu­
ments intéressants par Frederik Van Eeden201, voudrait que l’apparition d’une
personne décédée, dans certains rêves accompagnés d’un sentiment d’absolue
réalité, corresponde effectivement à une apparition de cette personne. Mais en
analysant les rêves de ce genre qu’il lui a été donné de faire au cours de sa vie,
Jung leur trouve à tous une caractéristique commune : loin de nous révéler ou de
nous apprendre quoi que ce soit, ce sont les morts qui ont besoin de nous, et qui
nous posent des questions. Puisqu’ils vivent en dehors du temps et de l’espace, il
leur faut faire appel à l’aide de ceux qui participent encore à la vie spatio-tem­
porelle. Mais tout ceci n’est qu’une hypothèse. Le problème essentiel est de
savoir si l’on prend en considération l’infini202. Quiconque a atteint ce stade et
achevé son individuation est libéré de la crainte de la mort ; à plus forte raison ne
se laissera-t-il pas affecter par nombre de préoccupations terrestres.

Les sources de Cari Gustav Jung

Les sources les plus immédiates de Jung furent sa propre personnalité, sa


famille et ses antécédents ethno-culturels. Jung était un homme pratique, parfai­
tement adapté à la réalité matérielle, mais qui faisait montre également d’une
vive perspicacité psychique. Ce contraste trouve son expression tant dans ses
idées que dans sa psychothérapie. Son enracinement suisse lui avait conféré cette
orientation pratique qui l’incitait d’abord à amener ses malades à la pleine
conscience d’eux-mêmes, puis à les aider à se réadapter aussi bien que possible à
leur milieu social et traditionnel. D’autre part, le don exceptionnel de Jung pour
l’intuition psychologique et son aptitude aux expériences parapsychologiques
expliquent cette autre face de sa pensée et de sa thérapie : l’exploration de l’in­
conscient collectif et du monde des archétypes.
Étant le fils d’un ministre protestant et comptant dans sa famille plusieurs
membres du corps pastoral, Jung était informé des problèmes religieux, et la crise

201. Frederik Van Eeden, « A Study of Dreams », Proceedings ofthe Societyfor Psychical
Research, LXVII, n° 26 (1913), p. 413-461.
202. Bist du auf Unendliches bezogen ? Cette phrase signifie littéralement : Es-tu en rela­
tion avec un Infini ?
750 Histoire de la découverte de l’inconscient

de son adolescence le marqua pour le restant de sa vie. H devait à ses origines une
certaine familiarité avec la pensée des théologiens protestants (nous avons déjà
cité Albrecht Ritschl et Rudolf Otto) et probablement avec le principe de la
« cure d’âmes ». L’intérêt porté à la médecine, aux langues classiques et à l’his­
toire des religions dérivait également de la tradition familiale. Il fut également
influencé par la tradition humaniste de Bâle, patrie de penseurs qui unissaient
l’érudition à l’imagination (tels que Bachofen, avec qui Jung avait plus d’un
point en commun).
Comme tous les intellectuels de sa génération, Jung avait une bonne connais­
sance des classiques latins et grecs, si bien que, quand il entreprit son voyage
dans l’inconscient, il était naturel qu’il le comparât aux voyages d’Ulysse et
d’Énée au séjour des morts. Il était non moins naturel qu’il connût Goethe et,
comme Freud, il citait Faust à tout propos. Nous avons déjà vu comment Schiller
fut une des principales sources des Types psychologiques de Jung.
La formation psychiatrique de Jung date d’une époque où la psychiatrie subis­
sait de profondes transformations. Ses maîtres furent Bleuler, Janet, Binet et
Floumoy. Bleuler s’efforçait avant tout de comprendre ses malades et d’établir
une relation affective avec eux. Il cherchait à « re-psychologiser » la psychia­
trie203. Pierre Janet, auprès de qui Jung étudia pendant un semestre à Paris, exerça
une influence considérable sur lui. Jung lui doit les notions d’« automatisme psy­
chologique », de « dédoublement de la personnalité », de « force » et de « fai­
blesse psychologique », de « fonction de synthèse », d’« abaissement du niveau
mental » et d’« idées fixes subconscientes » (que Jung identifia ultérieurement
aux « complexes » de Ziehen et aux « réminiscences traumatiques » de Freud).
Jung apprit encore de Janet la distinction entre les deux névroses fondamentales :
l’hystérie et la psychasténie (à laquelle il substitua la distinction entre hystérie
extravertie et schizophrénie introvertie). Jung cite l’ouvrage de Binet sur les alté­
rations de la personnalité et, bien qu’il ne cite pas son livre sur les deux types d’in­
telligence204, il semble peu probable qu’il n’ait pas connu ce livre et ne s’en soit
pas inspiré dans sa description des types introverti et extraverti. Jung reconnais­
sait toute l’aide et l’inspiration dont il était redevable à Théodore Floumoy. Il
n’aurait pas pu comprendre aussi bien son jeune médium de Bâle sans l’étude de
Floumoy sur Hélène Smith. C’est aussi à Floumoy que Jung devait l’intérêt qu’il
portait au phénomène de la cryptomnésie.
Pour ce qui est de la psychanalyse, Jung accueillit avec enthousiasme la nou­
velle méthode d’exploration de l’inconscient préconisée par Freud, celle des
associations libres ainsi que l’affirmation selon laquelle les rêves peuvent être
interprétés et par conséquent utilisés en psychothérapie. Il accepta de même les
idées de Freud sur l’influence persistante de l’enfance et des premières relations
avec les figures parentales. Plus tard, Jung substitua, il est vrai, ses propres
méthodes et ses idées à ces trois grandes innovations de Freud, mais c’est à lui
qu’il dut l’impulsion décisive. En revanche, Jung n’accepta jamais les idées de
Freud sur le rôle de la sexualité dans les névroses, sur le symbolisme sexuel, ni
sur le complexe d’Œdipe.

203. Voir chap. v, p. 314-316.


204. Voir chap. VI, p. 380 ; chap. ix, p. 722-723.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 751

Jung reconnut à plusieurs reprises l’importance d’Adler ; il accepta son idée


selon laquelle la tendance à la supériorité peut être à la racine de certaines
névroses et pensait que certains rêves peuvent être interprétés selon les théories
d’Adler. Jung reconnaissait également que les névrosés ont tendance à manipuler
leur entourage. Comme Adler, Jung faisait asseoir son patient en face de lui. Les
idées de Jung sur l’« âge social » de l’individu et sur ses devoirs sociaux rap­
pellent la conception adlérienne des « trois grandes tâches de la vie ». Jung consi­
déra, également, la « rééducation thérapeutique » comme une partie intégrante de
sa propre psychothérapie.
Jung fit siennes les théories d’Alphonse Maeder sur la fonction téléologique
des rêves ; il les incorpora dans son système, et ne manqua pas de reconnaître que
c’est à Maeder qu’il les devait205. Herbert Silberer était également parvenu avant
Jung à la conclusion que certaines images oniriques correspondaient à des auto­
représentations symboliques du rêveur, et il fut le premier psychanalyste à s’in­
téresser à la signification symbolique de l’alchimie206.
Le « voyage dans l’inconscient » donna une impulsion décisive au système de
Jung. Nous savons par son autobiographie qu’il devait à cette auto-expérience
ses premières notions de l’anima, du soi et de l’individuation avec ses symboles.
Il fit ainsi personnellement l’expérience de l’inconscient collectif et des arché­
types, dont il avait auparavant pris conscience par ses contacts avec les malades
et à travers la littérature. Il systématisa sous forme de techniques thérapeutiques
les méthodes mêmes qu’il avait mises en œuvre dans son auto-expérience :
l’imagination active, l’amplification des rêves et les dessins ou peintures révéla­
teurs de l’inconscient.
Jung lut les œuvres des philosophes, des théologiens, des mystiques, des orien­
talistes, des ethnologues, des romanciers et des poètes. La plus importante de ses
sources est peut-être à chercher dans la philosophie romantique et dans la philo­
sophie de la nature. S’il faut en croire Leibbrand, le système de Jung serait incon­
cevable sans la philosophie de Schelling207. Rose Mehlich a mis en évidence des
parallèles entre la conception de l’âme de Fichte et certaines affirmations fonda­
mentales de Jung208. On pourrait trouver d’autres points communs entre la psy­
chologie de Jung et la philosophie de G.H. von Schubert209. Ce que ce dernier
énonçait en termes philosophiques, E.T.A. Hoffmann en avait fait l’arrière-fond
philosophique de ses romans210. A l’instar de von Schubert, Hoffmann décrit la
coexistence en chaque être humain d’une âme individuelle (le moi) et d’un autre
principe psychique en relation avec l’activité de l’âme du monde (le soi). L’in­

205. Alphonse Maeder, « Über die Funktion des Traumes », Jahrbuch fiir psychoanaly­
tische und psychopathologische Forschungen, IV (1912), p. 692-707 ; « Über das
Traumproblem », V (1913), p. 647-686.
206. Herbert Silberer, « Zur Symbolbildung », Jahrbuch fiir psychoanalytische und psy­
chopathologische Forschungen, IV (1912), p. 607.
207. W. Leibbrand, « Schellings Bedeutung fiir die moderne Medizin », Atti del XIVe
Congresso Internationale di Storia délia Medicina, vol. H, Rome, 1954.
208. Rose Mehlich, J.G., Fitches Seelenlehre und ihre Beziehung sur Gegenwart, Zurich,
Rascher, 1935.
209. Voir chap. rv, p. 235-236.
210. Ceci a été bien expliqué par Paul Sucher, Les Sources du merveilleux chez E.T.H.
Hoffmann (Paris : Alcan, 1912), p. 132-133.
752 Histoire de la découverte de l’inconscient

dividu peut parfois prendre conscience de l’âme du monde : von Schubert


appelle ces instants « moments cosmiques » et Hoffmann les qualifie d’« états
exaltés » (erhdhte Zustande). Il en va ainsi de certains rêves, certaines visions,
certaines crises somnambuliques et certaines hallucinations psychotiques.
On considère habituellement les grands philosophes de l’inconscient (Cari
Gustav Carus, Arthur Schopenhauer et Eduard von Hartmann) comme des pré­
décesseurs de Jung. Il convient cependant d’attirer l’attention sur un autre phi­
losophe romantique, Ignaz Paul Vital Troxler, redécouvert récemment après un
siècle d’oubli211. Troxler voyait le déroulement de la vie humaine comme une
série de métamorphoses. Le centre de la personnalité n’est pas le « moi », au sens
ordinaire de ce terme, mais ce que Troxler appelle le Gemüt ou le Ich selbst,
c’est-à-dire exactement ce que Jung appelle le « soi » (Selbst). Troxler y voit un
but à atteindre dans cette vie et un point de départ pour l’existence après la mort
et la communication avec Dieu. La vie onirique est une révélation de l’homme à
soi-même et un moyen de perfectionnement de soi. Le concept jungien de l’in­
dividuation se retrouve également chez Schleiermacher212. Schleiermacher met
l’accent sur le caractère absolument unique de l’individu et sur l’idée que celui-
ci est appelé à réaliser l’image primordiale qu’il a de lui-même, et que la liberté
authentique consiste à accomplir cette réalisation de soi.
Parmi les autres romantiques, Friedrich Creuzer mérite une mention spé­
ciale213 ; Jung lui-même mentionne qu’il avait dévoré ses œuvres avec un intérêt
passionné214. Il y avait trouvé une riche mine de mythes et de symboles avec leurs
interprétations, ainsi qu’une théorie personnelle : Creuzer n’examinait pas les
mythes et les symboles comme des documents historiques ou littéraires ; il y
voyait des réalités spécifiques intermédiaires entre l’abstraction et la vie. L’esprit
humain, disait-il, présente une double fonction symbolique : les peuples primitifs
expriment certaines de leurs expériences et connaissances sous forme de mythes,
que des esprits perspicaces seront capables de comprendre et d’interpréter.
Nous ne savons pas si Jung connaissait les psychiatres romantiques (tels que
Reil, Heinroth, Ideler et Neumann) qui enseignaient la psychogenèse de la mala­
die mentale, la signification symbolique de certains symptômes et la possibilité
d’une psychothérapie des psychoses215. Mais Jung connaissait certainement Jus-
tinus Kemer et l’histoire de sa fameuse « voyante », Friedericke Hauffe, qui, à
certains égards, servit de modèle aux activités médiumniques d’Hélène
Preiswerk216.
Bien que Jung ne semble pas avoir jamais cité Bachofen, il est peu probable
qu’il n’ait pas connu son œuvre. Bachofen fut un de ces rares esprits qui, à l’ins­
tar de Creuzer, enseignaient à déchiffrer la signification des symboles217. Bacho­
fen expliquait que le matriarcat avait été renversé et supplanté par le patriarcat et

211. Voir chap. rv, p. 236-237.


212. Voir chap. rv, p. 231.
213. Friedrich Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Vôlker, besonders der Grie-
chen, Leipzig et Darmstadt, Leske, 1910, vol. I ; Leipzig et Darmstadt, Heyer et Lecke, 1911-
1912, vol. n, ni, IV.
214. C.G. Jung, Erinnerungen, Traüme, Gedanken, op. cit., p. 166.
215. Voir chap. iv, p. 241-246.
216. Voir chap. n,p. 112-114.
217. Voir chap. rv, p. 250-255.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 753

montrait comment son souvenir refoulé s’exprimait sous des formes symbo­
liques. Transposées en termes psychologiques, ces idées correspondraient à
l’image jungienne de l’homme dont l’âme féminine est refoulée et aux symboles
de l’anima. Quant à Nietzsche, Jung le cite couramment, et il est possible qu’il lui
ait emprunté les concepts de l’ombre et du vieux sage.
Nous ignorons quelle contribution les mystiques et les occultistes ont apportée
à la pensée de Jung, ou s’ils ont simplement été pour lui des objets d’études. Les
philosophes romantiques, qui figurent parmi les sources directes de Jung, avaient
eu eux-mêmes une longue suite de précurseurs, depuis les gnostiques et les alchi­
mistes jusqu’à Paracelse, Boehme, Swedenborg, Saint-Martin, von Baader et
Fabre d’Olivet. En certains de ces hommes, Jung se plaisait à saluer les pionniers
de la psychologie de l’inconscient.
Jung semble avoir subi l’influence de l’œuvre de l’ethnologue allemand Adolf
Bastian, érudit, grand voyageur et écrivain prolifique, qui énonça une théorie des
« pensées élémentaires »218. Bastian soutenait que la théorie de la diffusion ne suf­
fisait pas à expliquer l’existence des mêmes rites, mythes et pensées à travers le
monde entier. Seule, disait-il, une théorie de la structure universelle de l’esprit
humain pouvait en rendre compte. Ces idées conduisirent un psychiatre italien,
Tanzi, à établir un parallèle entre les hallucinations et les délires de ses malades
paranoïdes et les rites et croyances de certains peuples primitifs219. Un autre eth­
nologue allemand, Léo Frobenius, édifia une théorie suivant laquelle l’humanité
avait passé par trois visions du monde successives. La plus ancienne était la
vision « animaliste » où l’homme adorait les animaux. Les débuts de l’agricul­
ture donnèrent naissance à une nouvelle vision du monde, centrée sur le pro­
blème de la mort et sur le culte des morts. Puis ce fut F « époque du Dieu-Soleil »,
dominée par le culte du Soleil. Les hommes croyaient que les âmes des défunts
suivaient le soleil dans le monde souterrain, et cette croyance donna naissance à
d’innombrables histoires de héros mythiques engloutis par un monstre à l’inté­
rieur duquel ils cheminaient avant de resurgir pour une nouvelle vie220. Jung
reconnut ce mythe fondamental dans les fantasmes subconscients de miss Miller,
et, pendant quelque temps, ses élèves et lui le retrouvèrent chez des malades du
Burghôlzli221. On peut se demander dans quelle mesure ce mythe a pu inspirer
certains traits de son propre « voyage à travers l’inconscient ». L’ouvrage d’Al-
brecht Dieterich, Mutter-Erde (La Terre-Mère)222, pourrait avoir en partie inspiré
à Jung l’idée de la magna mater et de son symbolisme.
Il est difficile de déterminer ce qui, dans la littérature asiatique, a servi de
source ou de stimulant à la pensée de Jung. Ses conversations avec des hommes
comme Richard Wilhelm et Heinrich Zimmer furent sans doute les plus
décisives.

218. Adolf Bastian, Ethnische Elementargedanken in der Lehre vom Menschen, Berlin,
1895.
219. Eugenio Tanzi, « Il Folk-Lore nella Patologia Mentale », Rivista di Filosofia Scienti-
fica, IX (1890), p. 385-419.
220. Léo Frobenius, Das Zeitalterdes Sonnengottes, Berlin, George Reiner, 1904.
221. Jan Nelken, « Analytische Beobachtungen über Phantasien eines Schizophrenen »,
Jahrbuch fiir psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, IV (1912), p. 504-
562.
222. Albrecht Dieterich, MutterErde. Ein Versuch über Volksreligion, Leipzig, 1905.
754 Histoire de la découverte de l’inconscient

Nous avons déjà mentionné que la pensée de Jung fut stimulée par des romans
comme Imago de Spitteler, Tartarin sur les Alpes d’Alphonse Daudet, Elle de
Rider Haggard et L’Atlantide de Pierre Benoît. Un autre romancier, Léon Dau­
det, énonça des idées qui présentent de remarquables parallèles avec les théories
psychologiques de Jung223.

Léon Daudet affirme que l’essence de la personnalité humaine est sa tendance


à se réaliser pleinement au cours de la vie et à échapper à la servitude héréditaire,
pour parvenir à la liberté intérieure. La personnalité humaine, dit Daudet, est faite
de deux entités, le « moi » et le « soi », et le drame intérieur de chaque homme
est le combat du moi et du soi. Le moi ne se réduit pas à la personnalité
consciente avec ses perceptions, ses souvenirs, ses états d’esprit et ses aspirations
vagues ; il comporte aussi une personnalité inconsciente munie d’un « instinct
génésique », des automatismes d’origine héréditaire et des « combinaisons de
débris héréditaires explosés ». Le soi, quant à lui, est l’essence de la personnalité
humaine, et constitue un être original et neuf. Les initiatives créatrices, le tonus
du vouloir, les actes de la raison et de la foi sont des éléments du soi.
Quand le moi prédomine, la personnalité perd son unité et se morcelle en un
certain nombre de « personnages » en lutte les uns contre les autres et qui ne sont
autres que les vestiges de nos ancêtres. Il peut arriver que la personnalité soit bri­
sée par l’émergence subite d’un ou de plusieurs « ancêtres » qui prennent pos­
session de l’individu, soit sous l’effet de causes extérieures, soit spontanément
par une sorte d’autofécondation. Au début, l’individu peut ressentir cette posses­
sion comme une influence secourable, mais à la longue elle devient maléfique.
Daudet appelle hérédo l’individu dominé par une ou plusieurs influences héré­
ditaires. L,’hérédo est tourmenté, nerveux, d’humeur changeante. Le « maître de
soi » est calme, pondéré, patient, perspicace et capable de courage moral. C’est
cette véritable maîtrise de soi qui permet à un homme d’être un héros ou un génie
créateur. Ainsi le but essentiel de la vie humaine est de surmonter le moi avec ses
impulsions ancestrales, de découvrir et d’actualiser son soi. Cela devrait devenir
l’objet d’une nouvelle science que Daudet appelle la « métapsychologie ».
Beaucoup de gens vivent en ignorant complètement leur soi, qui ne leur appa­
raît qu’à l’occasion d’une secousse, ou même seulement au moment de la mort.
Il est, dans la vie, des moments propices à la formation du soi, notamment entre
l’âge de 7 ans et la puberté, puis autour de la vingtième année ; de 35 à 40 ans,
l’être est orienté et complet, il peut faire un choix : être un hérédo ou un homme.
Daudet estime que la longévité dépend de la « tonification méthodique » du soi.
La réussite d’une relation conjugale est réalisée par la « conjonction de deux
soi ». Le soi est la composante éminemment sociable de la personnalité, tandis
que la domination du moi produit des êtres solitaires, rebelles, violents ou
instables.

223. Léon Daudet, L’Hérédo, essai sur le drame intérieur, Paris, Nouvelle Librairie natio­
nale, 1917.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 755

En lisant L’Hérédo et sa suite, Le Monde des images22*, on a l’impression


d’être confronté à l’abrégé d’un système complet de psychiatrie dynamique
auquel il ne manquerait que la justification d’un travail psychothérapique. Nous
ne savons pas jusqu’à quel point Jung s’est inspiré de ces ouvrages, mais il les
avait certainement lus, puisqu’il se réfère au moins une fois à L’Hérédo224
225.

L’influence de Cari Gustav Jung

L’influence de Jung s’est exercée à travers sa personnalité, ses idées, ses dis­
ciples, ses anciens malades, son école. Au début, elle se limita à la psychiatrie et
à la psychothérapie, mais, après 1920, elle s’étendit aux milieux religieux et à
l’histoire de la culture. Plus tard, son œuvre attira aussi l’attention des socio­
logues, des économistes et des spécialistes en sciences politiques.
Jung se fit d’abord connaître par ses recherches fondées sur le test des associa­
tions verbales, méthode qui existait déjà avant lui, mais dont il fit le premier test
projectif226. Celui-ci fut appliqué quotidiennement dans les hôpitaux psychia­
triques suisses et il contribua à la création du test de Rorschach. Bien que ses ten­
tatives d’appliquer le test en criminalistique aient échoué, ses recherches furent
reprises par d’autres expérimentateurs et aboutirent à l’invention du détecteur de
mensonges.
Vinrent ensuite les études de Jung sur la schizophrénie, dans la ligne de ce que
Bleuler avait entrepris pour comprendre ses malades et établir une relation avec
eux. Nous avons vu comment Jung découvrit d’abord des « complexes », puis
des « archétypes » à la racine des symptômes. Il contribua grandement à promou­
voir la psychothérapie de la schizophrénie et il devança les recherches des ana­
lystes existentiels contemporains dans leurs efforts pour comprendre et rendre
intelligible l’expérience subjective des schizophrènes. Un certain nombre de psy­
chiatres, tant jungiens que non jungiens, ont noté des analogies entre les mythes
universels et l’expérience subjective des schizophrènes227.
Plusieurs disciples de Freud ont dûment reconnu les contributions de Jung à la
psychanalyse228. Celui-ci a introduit les termes de « complexe » et d’« imago »,
et il fut l’instigateur de l’analyse didactique. S’il faut en croire Jung, ce fut lui qui
attira l’attention de Freud sur les Mémoires de Schreber. Les critiques de Jung sur
la façon dont Freud avait interprété le cas de Schreber amenèrent Freud à réviser
sa théorie de la libido et à introduire la notion de narcissisme. L’intérêt porté par
Jung aux mythes et ses Métamorphoses de l’âme et ses symboles encouragèrent

224. Léon Daudet, Le Monde des images. Suite de « L’Hérédo », Paris, Nouvelle Librairie
nationale, 1919.
225. C.G. Jung, The Interprétation of visions (séminaires inédits, hiver 1934, XI, p. 25).
226. Voir Bruno Klopfer et al., « C.G. Jung and Projective Techniques », Spécial issue of
the Journal of Projective Techniques, XIX, n° 3 (1955), p. 225-270.
227. Voir par exemple John Weir Perry, The Self in Psychotic Processes, Its Symbolization
in Schizophrenia, University of California Press, 1953 ; John Custance, Weisheit und Wahn,
Zurich, Rascher, 1954 ; John Staehelin, « Mythos und Psychose », SchweizerArchivfiir Neu­
rologie und Psychiatrie, LXVIJI, 1951, p. 408-414.
228. Sheldon T. Selesnick, « C.G. Jung’s Contributions to Psychoanalysis », American
Journal of Psychiatry, CXX (1963), p. 350-356.
756 Histoire de la découverte de l’inconscient

Freud à écrire Totem et tabou. Les psychanalystes d’enfants ont adopté les tech­
niques de la thérapie jungienne par le dessin et la peinture. Plus récemment, un
certain nombre d’analystes ont discrètement énoncé des idées présentant cer­
taines ressemblances avec celles de Jung. Erikson, par exemple, décrit le déve­
loppement de l’individu en huit étapes, dont les cinq premières correspondent
aux stades du développement libidinal selon Freud, mais dont les trois dernières
paraissent inspirées de la conception jungienne de l’individuation229.
Une des techniques de Jung dite de l’imagination active a inspiré à Desoille sa
méthode du rêve éveillé230. Desoille demande à son malade, étendu sur un divan,
d’imaginer qu’il est soulevé dans les airs et qu’il monte de plus en plus haut dans
le ciel ; le patient décrit alors au thérapeute toutes les images qui se présentent à
son esprit, ce qui permet à celui-ci d’explorer son inconscient.
De nombreux thérapeutes ont adopté, sous des formes différentes, la méthode
jungienne de peinture mettant en jeu l’inconscient ; les psychanalystes y
recourent aussi dans la psychothérapie des enfants et des malades mentaux. Un
des disciples de Jung, Hans Trüb, estime que l’unique facteur de guérison dans
toutes les psychothérapies consiste dans la rencontre entre le thérapeute et le
patient231. En développant cette théorie, il en vint à se séparer de Jung, tout en
maintenant avec lui des rapports de « loyal antagonisme » suivant ses propres
termes. H.K. Fierz a systématisé la thérapie jungienne de la maladie mentale232.
Vers 1909, Jung s’était intéressé à la médecine psychosomatique, et C.A. Meier
mit au point une approche jungienne dans ce domaine233. Hans Illing introduit
une variante de thérapeutique de groupe à partir de principes jungiens234.
Il convient aussi de signaler que l’association des Alcooliques anonymes doit
indirectement son existence à Jung.

Cette histoire, assez peu connue, s’est trouvée éclairée par la publication
récente d’un échange de lettres entre l’un des cofondateurs des A.A. et Jung235.
Aux environs de 1931, un malade alcoolique américain, Roland H. vint trouver
C.G. Jung qui lui administra un traitement psychothérapique pendant environ
une année, mais une rechute se produisit peu après. Il revint vers Jung qui lui dit
franchement qu’il n’y avait rien à espérer d’une reprise du traitement médical ou
psychiatrique. Roland H. lui demanda s’il existait quelque autre espoir, et Jung
lui répondit que la seule possibilité consistait dans une expérience spirituelle ou
religieuse susceptible de renouveler toutes ses motivations. Roland H. adhéra au
groupe d’Oxford où il fit l’expérience de la conversion, fut libéré de son impul­

229. Erik Erikson, Childhood and Society, New York, W.W. Norton, 1950, p. 219-234.
230. Robert Desoille, Exploration de l’affectivité subconsciente par la méthode du rêve
éveillé, Paris, D’Artrey, 1938.
231. Hans Trüb, Heilung aus der Begegnung, Stuttgart, Klett, 1951.
232. H.K. Fierz, Klinik und Analytische Psychologie, Zurich, Rascher, 1963.
233. C.A. Meier, « Psychosomatik in Jungscher Sicht », Psyché, IX (1962), p. 625-638.
234. Hans A. Illing, International Journal of Group Therapy, VH (1957), p. 392-397 ;
« C.G. Jung on the Présent Trends in Group Psychotherapy », Human Relations, X (1957),
p. 77-83.
235. « Bill W. - Cari Jung Letters », AA. Grapevine. The International Monthly Journal of
Alcoholics Anonymous, XIX, n° 8 (janvier 1963), p. 2-7. (L’auteur remercie Mrs. Paula Car-
penter de lui avoir procuré un exemplaire de ce numéro.)
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 757

sion à boire et consacra sa vie à aider d’autres alcooliques. Un de ceux-ci, Eddy,


suivit son exemple, entra dans le groupe d’Oxford et fut guéri de son alcoolisme.
En novembre 1934, Eddy rendit visite à son ami Bill, dont le cas était considéré
comme désespéré, et lui fit part de son expérience. Bill fit ensuite lui-même une
expérience religieuse, accompagnée de la vision d’une société d’alcooliques se
transmettant leur expérience les uns aux autres. C’est ainsi qu’Eddy et Bill fon­
dèrent la Société des alcooliques anonymes dont on connaît le développement
ultérieur236.

La typologie de Jung, sa distinction entre extraversion et introversion et les


quatre fonctions psychologiques, a été critiquée par des spécialistes en caracté­
rologie. Eysenck adopta toutefois la dichotomie extraversion-introversion
comme une des dimensions de la personnalité237. Un conseiller conjugal suisse,
Plattner, affirme que la plupart des individus tendent à choisir pour partenaire une
personne appartenant au type et à la fonction opposés aux leurs. Par exemple, un
rationnel extraverti choisira une affective introvertie, d’où l’existence de certains
types de mariage, comportant chacun des difficultés particulières et des sources
de conflit238. L’historien Toynbee estime que les grandes religions du monde sont
susceptibles d’être classées selon les types psychologiques de Jung239. D’une
façon générale, les concepts jungiens d’extraversion et d’introversion jouissent
d’une telle popularité qu’ils sont employés aujourd’hui dans le langage courant
(bien qu’on ne leur donne pas toujours le sens originel). Il arrive aussi aux idées
de Jung de se retrouver sous une autre terminologie. Il en va ainsi de la distinc­
tion de David Riesman entre individus « orientés vers l’intérieur » et individus
« orientés vers les autres »240.
Le vif intérêt porté aux mythes, aux symboles et aux archétypes est un des
traits essentiels de la psychologie de Jung. Il s’agissait d’abord d’appliquer la
psychologie des profondeurs à l’étude des mythes. Ensuite, Jung recourut aux
mythes pour comprendre les phénomènes psychologiques, appliquant sa
méthode d’amplification, méthode requérant de la part du thérapeute une excel­
lente connaissance de la mythologie et des multiples significations possibles des
symboles. Pour un analyste freudien, par exemple, le serpent n’est qu’un sym­
bole phallique. Pour un jungien, il peut avoir cette signification, mais il peut aussi
en avoir dix autres. Au cours d’une troisième période, des mythologues, d’une
part, et des psychologues jungiens, d’autre part, entreprirent des études compa­
ratives des mêmes mythes. L’ouvrage, publié conjointement par C.G. Jung et
Karl Kerenyi, mythologue hongrois vivant à Zurich, constitue le prototype de

236. Voir « Bill’s Story », dans Alcoholics Anonymous, New York, Works Publishing,
1939, p. 10-26.
237. HJ. Eysenck, Dimensions of Personality, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1947,
p. 10-14. Trad. franç. : Les Dimensions de la personnalité, Paris, PUF.
238. P. Plattner, Glilcklichere Ehen, Berne, Hans Huber, 1950.
239. Arnold J. Toynbee, A Study ofHistory, Londres, Oxford University Press, 1954, VII,
p. 722-736 ; 1954, X, p. 225-226.
240. David Riesman, The Lonely Crowd, New Haven, Yale University Press, 1950.
758 Histoire de la découverte de l’inconscient

telles études comparatives241. Les mythes de l’enfant divin et de la jeune fille


divine ont été analysés par Kerenyi et par Jung sous l’angle de leurs disciplines
particulières. D’autres études comparatives ont été présentées aux conférences
Eranos à Ascona, puis publiées dans les Eranos Jahrbücher.
La théorie de l’inconscient collectif a été appliquée à la psychologie des intui­
tions philosophiques et des découvertes scientifiques. Telle fut l’interprétation
jungienne de la découverte de la loi de conservation de l’énergie par Robert
Mayer. Le physicien Pauli a proposé une interprétation analogue des découvertes
de Kepler242. Étudiant la conception d’Anaximandre d’une matière primordiale
indéterminée, d’un univers illimité, sans commencement ni fin, F.M. Comford
note qu’une telle idée ne pouvait provenir ni de l’observation, ni d’une hypothèse
scientifique243. Elle était donc issue d’« un niveau de l’inconscient si profond que
nous ne le reconnaissons pas comme une partie de nous-mêmes », c’est-à-dire de
l’inconscient collectif de Jung. On pourrait expliquer ainsi la ressemblance entre
la conception d’Anaximandre et l’image primitive du mana polynésien. Com­
ford pense que « le développement de la philosophie et de la science consiste
essentiellement dans la différenciation, sous l’action d’une critique intellectuelle
consciente, de ces images primordiales qui avaient d’abord, par un processus dif­
férent, donné naissance aux diverses formes de représentations religieuses ».
Dans cette perspective, la philosophie, la science et la mythologie provien­
draient, par des voies différentes, de l’inconscient collectif.
Les idées de Jung sur la fonction naturelle de la religion et la présence d’ar­
chétypes religieux chez l’homme ont provoqué de vives discussions dans les
milieux religieux. Plusieurs théologiens pensèrent avoir trouvé en Jung un allié
contre l’athéisme, tandis que d’autres lui reprochaient son « psychologisme ».
Tandis que Freud, disent-ils, se proclame ouvertement athée et considère la reli­
gion comme une illusion issue d’une pensée fruit de l’autosuggestion, Jung voit
dans la religion la projection d’archétypes religieux dont il est impossible de
savoir à quelle réalité transcendante ils correspondent. Le théologien bâlois
Frischknecht qualifie le système de Jung de variante « aimable et compréhen­
sive » de l’athéisme244. Un autre théologien, Hans Schâr, de Berne, affirme que
quiconque s’intéresse aujourd’hui à la religion ne saurait se dispenser d’étudier
l’œuvre de Jung245. S’appuyant sur les idées de Jung, Hans Schar a composé un
traité de psychologie de la religion de 700 pages246.
Un autre théologien, Rochedieu, développant l’idée de Jung que l’homme est
naturellement religieux, estime qu’à l’insu des thérapeutes le transfert constitue

241. C.G. Jung et Karl Kerenyi, Eine Einfiihrung in das Wesen der Mythologie, Zurich,
Rascher, 1941. Trad. franç. : Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Petite Biblio­
thèque Payot, 1968.
242. W. Pauli, « Der Einfluss archetypischer Vorstellungen auf die Bildung naturwissens-
chaftlicher Theorien bei Kepler », in C.G. Jung et W. Pauli, Naturerkldrung und Psyché,
Zurich, Rascher, 1952.
243. F.M. Comford, The Unwritten Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press,
1950, p. 10-13.
244. Max Frischknecht, « Die Religion in der Psychologie C.G. Jungs », Religiôse Gegen-
wartsfragen, Heft 12, Berne, Haupt, 1945.
245. Hans Schar, Religion undSeele in der Psychologie C.G. Jungs, Zurich, Rascher, 1946.
246. Hans Schar, Erlosungsvorstellungen und ihre psychologischen Aspekte, Zurich, Ras­
cher, 1950.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 759

en partie un phénomène religieux247. Un autre théologien connu, Paul Tillich,


affirme que la doctrine jungienne des archétypes peut être d’un grand secours à
la théologie protestante, en particulier pour la théorie des symboles religieux248.
Les idées de Jung ont également suscité un vif intérêt parmi les théologiens
catholiques249. Au moins trois d’entre eux ont publié des études approfondies :
les Pères White250, Hostie251, et Goldbrunner252. Parmi les théologiens russes
orthodoxes, Paul Evdokimov a utilisé les concepts jungiens d’archétypes, d’ani-
mus et d’anima dans une étude d’anthropologie philosophique sur la femme253.
Dans son manuel de psychologie collective, Reiwald consacre un chapitre à
Jung, soulignant la grande importance de ses idées pour la compréhension des
psychoses collectives254. Jung avait affirmé que l’individu pris dans la foule
subissait une « inflation psychique ». Tandis que pour Freud c’est la foule qui
s’identifie au chef, Jung (comme Janet) affirme que le chef subit également l’in­
fluence de la foule. Jung explique les psychoses collectives par la réapparition
soudaine, dans une collectivité, d’archétypes latents.
Un des plus proches disciples de Jung, l’économiste suisse Eugen Bôhler255, a
attiré l’attention des hommes d’affaires sur la psychologie de Jung et a cherché,
dans de nombreuses publications, à appliquer les idées de Jung à la science éco­
nomique256, notamment quant aux rapports entre les mythes et la psychologie
collective257.

La vie économique, d’après Bôhler, est moins régie par les intérêts du pays que
par des impulsions collectives issues des fantasmes et des mythes. Ou, plus pré­
cisément, tandis que la production est le résultat d’un processus rationnel, la
consommation dépend d’impulsions irrationnelles analogues aux pulsions éro­
tiques. L’imagination est le véritable promoteur du progrès économique : le

247. Edmond Rochedieu, « Le transfert et le sentiment religieux », Acta - Psychotherapeu-


tica, Psychosomatica et Orthopaedagogica, ni, supplément (1956), p. 592-595.
248. Paul Tillich, in Cari Gustav Jung, 1875-1961, A Memorial Meeting, The Analytical
Psychology Club of New York (1962), p. 28-32.
249. Qu’on nous permette de rappeler ici un souvenir personnel : lors d’un voyage en
Angleterre peu après la Deuxième Guerre mondiale, nous avons eu l’occasion de visiter un
monastère bénédictin : dès que l’abbé eut été informé de la présence d’un psychiatre suisse, il
l’appela et l’interrogea sur Jung avec un vif intérêt.
250. Victor White, God and the Unconscious, with a foreword by C.G. Jung, Londres, Har-
ville Press, 1952.
251. Père Hostie, C.G. Jung und die Religion, Fribourg, Karl Alber, 1957.
252. Josef Goldbrunner, Individuation. Die Tiefenpsychologie von Cari Gustav Jung,
Krailling vor Munich, Erich Wewel, 1949.
253. Paul Evdokimov, La Femme et le salut du monde. Étude d’anthropologie chrétienne,
Tournai, Casterman, 1958.
254. Paul Reiwald, Vom Geist der Massen. Handbuch der Massenpsychologie, Zurich,
Pan-Verlag, 1946, p. 213-226.
255. Eugen Bôhler, « Die Grundgedanken der Psychologie von C.G. Jung », Industrielle
Organisation, XXIX (1960), p. 182-191.
256. Karl Schmid donne un bon résumé des idées de Bôhler dans « Über die wichtigsten
psychologischen Ideen Eugen Bôhlers », in Kultur und Wirtschaft. Festschrift zum 70.
Geburtstag von Eugen Bôhler, Zurich, Polygraphischer Verlag, n.d., p. 79-86.
257. Eugen Bôhler, « Der Mythus in der Wirtschaft », Industrielle Organisation, XXXI
(1962), p. 129-136.
760 Histoire de la découverte de l’inconscient

progrès des sciences et de la technique a eu pour effet un énorme accroissement


de la part dévolue à l’imagination dans la vie humaine. La littérature, les arts, les
journaux, le cinéma, la radio, la télévision sont des « fabriques de rêves » et il en
va de même des hôtels modernes et des agences de tourisme. « L’économie
moderne est une fabrique de rêves au même titre que Hollywood. » Elle repose
pour une petite part sur des besoins réels, pour la plus grande partie sur l’imagi­
nation et le mythe. D’où le rôle essentiel que joue la publicité dans l’économie
moderne. La science elle-même s’entoure de nos jours d’un halo mythique. Tout
en satisfaisant l’imagination humaine, la science crée aussi de nouveaux besoins
chez les consommateurs et fournit en même temps les moyens de satisfaire ces
besoins artificiellement créés. La mode signifie pour la femme une « libération
dionysiaque hors de la rationalité » et un rehaussement de sa personnalité. C’est
son absolue imprévisibilité qui lui confère le caractère mystérieux d’un oracle
dont il faut élucider le sens. La Bourse elle-même a une fonction mythique : elle
n’est pas le « cerveau », mais plutôt le « cœur » de la vie économique, elle offre
à Yhomo oeconomicus une compensation aux pressions qu’il subit dans sa course
incessante vers une organisation rationnelle, vers l’ordre, l’économie, et les exi­
gences tyranniques de la tenue des comptes, des calculs et des bilans. La Bourse
est la seule fenêtre par laquelle un peu de rêve puisse pénétrer dans la vie de cet
homme. En même temps, sont projetés et convergent sur la Bourse les croyances,
les espérances et les désirs de nombreux hommes. Loin de régir la vie écono­
mique, la Bourse est elle-même à la merci des fluctuations des fantasmes collec­
tifs. La dépression économique résulte d’un brusque effondrement de ce mythe
économique. Bôhler étend son examen critique à d’autres mythes économiques,
anciens ou actuels, tels que le libre-échange, le Grossraum et d’autres.
Ce frit Schindler qui, en 1931, appliqua pour la première fois des idées de Jung
à la philosophie politique, dans son étude sur la loi constitutionnelle et la struc­
ture sociale258. En 1954, Hans Fehr appliqua la notion d’archétype à la philoso­
phie du droit259. Puis Hans Marti proposa une interprétation jungienne de la
Constitution suisse260. Les études les plus systématiques dans ce domaine furent
toutefois celles d’Erich Fechner en 1956261 et de Max Imboden en 1959262.

Soumettant à un examen critique toutes les théories possibles de l’origine de la


notion de loi (théories biologiques, économiques, politiques, sociologiques, phi­
losophiques et théologiques), Erich Fechner en vient à proposer une théorie psy­
chologique reposant sur la notion jungienne d’archétype. L’instinct social,
déclare Erich Fechner, ne saurait expliquer l’origine d’une communauté régie par
des lois, ni celle de l’État. Le commandement « Tu ne tueras pas » ou l’institution
de la monogamie, par exemple, ont sans doute constitué des représentations

258. Dietrich Schindler, Verfassungsrecht und Soziale Struktur, Zurich, Schulthess, 1931.
259. Hans Fehr, «Primitives und germanisches Recht. Zur Lehre vom Archetypus»,
Archiv fiirRechts- und Sozialphilosophie, vol. XLI (1954-1955).
260. Hans Marti, Urbild und Verfassung, Berne, 1958.
261. Erich Fechner, Rechtsphilosophie. Soziologie und Metaphysik des Rechts, Tubingen,
J.C.B. Mohr, 1956.
262. Max Imboden, Die Staatsformen. Versuch einer psychologischen Deutung staats-
rechtlicher Dogmen, Bâle et Stuttgart, Helving und Lichtenhahn, 1959.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 761

inconscientes bien avant de devenir des institutions légales : il s’agissait donc


d’images primordiales ou archétypes.
Max Imboden voit dans la structure de l’État un reflet d’une réalité psychique.
Les trois formes classiques de gouvernement — la monarchie, l’aristocratie et la
démocratie — correspondent à différents niveaux de développement de la
conscience collective. L’État monarchique (ou autocratie) est celui dans lequel
un seul individu assume les prérogatives du moi et actualise les contenus de l’in­
conscient de tous les autres individus. Le dominateur et les dominés sont forte­
ment liés les uns aux autres par une relation de transfert qui entrave le dévelop­
pement des individus. L’État aristocratique, qui correspond à la domination d’un
groupe d’hommes choisis, permet un certain degré de croissance chez les indi­
vidus dominés. Mais cette forme d’État implique un réseau complexe de rela­
tions entre l’élite et les masses. Il existe plusieurs sortes d’État aristocratique, sui­
vant que le lien correspond davantage à un transfert inconscient ou à un mandat
conscient. Quant à la démocratie, elle devrait être la forme d’État choisie par les
citoyens lorsque tous ou presque tous ont atteint un degré suffisant d’individua­
tion, ont une claire notion de leurs relations mutuelles, et sont devenus capables
de créer une communauté authentique. Se référant à la théorie des trois pouvoirs
de Montesquieu (le législatif, l’exécutif et le judiciaire), Imboden note certaines
analogies entre cette théorie et le dogme de la Trinité : il pense que la démocratie
tire effectivement son origine de ce dogme par suite d’une montée de la
conscience collective au début des temps modernes.

C’est le sort de tous les innovateurs d’ignorer ce que deviendra leur œuvre
parce que sa diffusion dépend moins de sa valeur intrinsèque que de facteurs
matériels, de circonstances historiques et des fluctuations de la mentalité
collective.
Les systèmes de Freud et de Jung présentent une ressemblance fondamentale,
en ce sens qu’ils dérivent tous les deux d’une « maladie créatrice » ayant abouti
à une méthode psychothérapique. L’un et l’autre proposent un voyage dans l’in­
conscient sous la forme d’une analyse didactique ou thérapeutique. Mais les deux
voyages sont très différents. Ceux qui entreprennent une analyse freudienne ne
tarderont pas à contracter une intense névrose de transfert, feront des rêves freu­
diens et découvriront leur complexe d’Œdipe, leur sexualité infantile et leur
angoisse de castration. Ceux qui entreprennent une analyse jungienne auront des
rêves jungiens, affronteront leur ombre, leur anima, leurs archétypes et travail­
leront à leur individuation. Un psychanalyste freudien qui se soumettrait à une
analyse jungienne se sentirait tout aussi désorienté que Méphistophélès dans la
seconde partie du Faust, lorsqu’il découvre avec étonnement qu’il existe un autre
Enfer avec ses propres lois. (La différence entre l’inconscient freudien et l’in­
conscient jungien trouverait en effet une assez bonne illustration dans le
contraste entre la Nuit de Walpurgis sur le Blocksberg, avec ses démons et ses
sorcières, et la Nuit de Walpurgis classique, avec ses figures mythologiques.)
C’est également pour cette raison que l’attitude de la plupart des gens à l’égard
de Freud et de Jung dépend davantage de leurs convictions personnelles que d’un
examen objectif des faits. Certains auront l’impression que Freud s’appuie sur la
base solide des faits scientifiques, tandis que Jung se perd dans un mysticisme
nébuleux. D’autres estimeront que Freud prive l’âme humaine de son auréole de
762 Histoire de la découverte de l’inconscient

mystère263 et que Jung sauve ses valeurs spirituelles. Freud lui-même, diront-ils,
n’a-t-il pas choisi, comme épigraphe de son Interprétation des rêves, le vers de
Virgile : Flectere si nequeo Superos, Acheronta rnovebo (Si je ne puis fléchir les
cieux, je soulèverai les enfers), tandis que la devise de Jung pourrait être un autre
vers de Virgile264 : Carmina vel coelo possunt deducere lunam (Avec des incan­
tations on peut faire descendre la lune des cieux).
Ainsi, ceux-là mêmes qui voient en Freud le sorcier qui réduit l’homme à ses
instincts diaboliques, sont prêts à voir en Jung le magicien capable de faire mou­
voir la lune.
Avec le temps, l’œuvre de Jung subira probablement certaines transforma­
tions. D’abord pour une raison d’ordre général : c’est le sort de toute idéologie
que chaque génération soit portée à la voir dans une perspective nouvelle. Mais
dans le cas de Jung, il y a plus. Son œuvre est essentiellement connue aujourd’hui
par les livres, articles et conférences publiés de son vivant et réunis dans ses
Œuvres complètes. Quand la totalité de ses séminaires dactylographiés seront
édités, la personnalité et l’œuvre de Jung apparaîtront dans une perspective nou­
velle, et plus encore quand ses lettres seront publiées. Et lorsque paraîtront enfin
son Livre rouge, son Livre noir, et peut-être même son journal, il n’est pas impos­
sible qu’il nous apparaisse sous un jour nouveau et tout à fait inattendu. Non seu­
lement la vie d’un homme, mais aussi son image et son influence posthumes
peuvent subir une succession imprévisible de métamorphoses.

263. Ces sentiments sont très bien exprimés dans une lettre de Cari Burckardt à Hofinanns-
thal. Voir Hugo von Hofmannsthal-Carl Burckardt, Briefivechsel, Francfort-sur-le-Main, Fi­
scher, 1957, p. 161-163.
264. Virgile, VIIF Églogue.
CHAPITRE X

Naissance et essor
de la nouvelle psychiatrie dynamique

S’il est si difficile d’écrire l’histoire, c’est en partie parce que nous sommes
toujours portés à décrire les événements du passé en fonction de la signification
qu’ils ont acquise aujourd’hui. Mais les hommes d’autrefois ont vu les événe­
ments contemporains selon leur propre optique. Ils ont accordé de l’importance à
des faits qui sont maintenant oubliés ou jugés insignifiants, ils se sont engagés
dans des controverses véhémentes sur des sujets que nous avons peine à
comprendre aujourd’hui, tandis que des événements qui nous apparaissent
comme décisifs ont passé presque inaperçus au moment où ils se sont produits.
Les historiens doivent décrire les événements du passé dans la perspective de
l’époque correspondante, mais insister aussi sur ceux que nous considérons
aujourd’hui comme décisifs.
C’est pourquoi, après avoir étudié le cadre social, politique, culturel et médical
de la nouvelle psychiatrie dynamique et tenté de résumer les idées de ses quatre
grands représentants, Janet, Freud, Adler et Jung, il nous reste à esquisser les
relations complexes de ces grands systèmes entre eux, leurs rapports avec des
systèmes moins importants, dans le tableau général des événements de l’époque.
Nous prendrons pour point de départ la célèbre communication de Charcot sur
l’hypnotisme, présentée en février 1882, qui ouvre une ère nouvelle, et nous nous
arrêterons à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, parce que, après cette date,
nous manquons du recul nécessaire à une vision synthétique.

Rivalités entre l’École de la Salpêtrière et l’École de Nancy : 1882-


1893

Ces onze années, de 1882 à 1893, virent la résurrection du magnétisme animal


sous une forme modifiée, l’hypnotisme. Deux centres universitaires apportèrent
leur caution scientifique à ces pratiques : la Salpêtrière autour de Charcot, l’École
de Nancy autour de Bernheim. Toute cette période est dominée par les travaux de
ces deux écoles et leurs rivalités. On peut la diviser en trois sous-périodes.

Naissance et essor des Écoles de la Salpêtrière et de Nancy : 1882-


1885
Le 13 février 1882, l’illustre neurologue Jean Martin Charcot monta à la tri­
bune de F Académie des sciences de Paris pour lire une communication intitulée :
764 Histoire de la découverte de l’inconscient

« Sur les divers états nerveux déterminés par l’hypnotisation chez les hysté­
riques w1. Cette communication avait pour but de proposer une description rigou­
reusement objective des états hypnotiques en termes purement neurologiques.
Dans ses manifestations les plus complètes, telles qu’elles peuvent s’observer
chez les femmes hystériques. Charcot décrit ainsi l’hypnose :

Elle comprend trois états qui peuvent se suivre selon un ordre quelconque ou
se présenter isolément. Dans l'état cataleptique, le sujet conserve les attitudes
qu’on lui impose ; ses réflexes tendineux sont abolis ou très affaiblis, il a de
longues pauses respiratoires ; on peut provoquer chez lui des impulsions auto­
matiques variées. Dans l’état léthargique, les muscles sont flasques, la respira­
tion est profonde et précipitée, les réflexes tendineux sont « remarquablement
exaltés » ; on note une « hyperexcitabilité musculaire », c’est-à-dire une aptitude
des muscles à entrer en contraction sous l’influence d’une excitation mécanique
portée sur le tendon, sur le muscle lui-même ou le nerf dont il est tributaire. Dans
l’état somnambulique, les réflexes tendineux sont normaux, il n’y a pas d’exci­
tabilité neuromusculaire, mais certaines excitations cutanées légères peuvent
déterminer dans un membre un état de rigidité. On note habituellement une
« exaltation de certains modes encore peu étudiés de la sensibilité cutanée, du
sens musculaire et de quelques-uns des sens spéciaux ». Il est facile en général de
provoquer chez le sujet, par voie d’injonction, les actes automatiques les plus
compliqués et les plus variés. On peut amener un patient de l’état cataleptique ou
léthargique à l’état somnambulique par une friction légère sur le vertex. Une
légère compression des globes oculaires fait passer du somnambulisme à la
léthargie.

Rétrospectivement, on pourrait penser que cette communication de Charcot


opéra une révolution brutale. « Il ne faut pas oublier, dit Janet, que l’Académie
avait déjà condamné trois fois toutes les recherches sur le magnétisme animal et
que c’était un véritable tour de force que de lui faire accepter une longue descrip­
tion de phénomènes tout à fait analogues »2. De fait, les médecins de cette
époque n’avaient pas un sens bien net de l’histoire. Il est douteux que beaucoup
de membres de l’Académie des sciences aient lu les œuvres des anciens magné­
tiseurs et qu’il s’en soit trouvé un seul pour avoir l’impression que l’on ressus­
citait une chose du passé. Ces hommes partageaient une illusion, toujours bien
vivante aujourd’hui, qui leur faisait considérer comme des nouveautés tout ce
qu’ils avançaient.
Il serait exagéré de prétendre qu’à cette époque on ne voyait dans l’hypno­
tisme qu’une activité de charlatans. Un nombre croissant de médecins le prati­
quaient, soit seuls, soit dans de petites sociétés, mais la plupart y voyaient une
question obscure et sujette à controverses. Il est douteux toutefois que l’autorité
de Charcot eût suffi à faire revivre l’hypnotisme si le terrain n’avait pas été pré­

1. J.M. Charcot, « Sur les divers états nerveux déterminés par F hypnotisation chez les hys­
tériques », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, XCIV
(1882) (1), p. 403-405.
2. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, Paris, Alcan, 1919,1, p. 155.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 765

paré d’une façon assez inattendue par les hypnotiseurs de foire3. Hansen (en
Allemagne et en Autriche) et Donato (en Belgique, en France, en Suisse et en Ita­
lie) allaient de ville en ville, organisant des séances publiques d’hypnotisme, atti­
rant des foules nombreuses et provoquant souvent après leur départ des épidé­
mies psychiques. Maints neurologues et psychiatres eurent l’occasion d’assister
à ces séances et certains en conclurent « qu’il devait bien y avoir là quelque
chose ». Le physiologiste Charles Richet fut l’un des premiers à oser faire des
expériences dans ce domaine apparemment nouveau et à en publier les résultats
dans une revue scientifique4. C’est ce qui encouragea probablement Charcot à
entreprendre ses propres expériences, et, à mesure que ses recherches progres­
saient, d’autres savants se sentirent encouragés à utiliser l’hypnose.
Avant la communication de Charcot, un neurologue de Breslan, Heidenhain,
impressionné par les exploits de Hansen, avait adopté sa méthode et publié en
1880 un ouvrage sur l’hypnotisme5. En Autriche, Moritz Benedikt l’avait
essayée quelque temps et Josef Breuer suivit son exemple. L’hypnotisme avait
aussi ses partisans en Belgique, et à Nancy on parlait tellement des cures de Lié-
beault qu’en 1882 la Société médicale de cette ville consacra une de ses réunions
à l’hypnotisme. Bernheim rendit visite à Liébeault, fut favorablement impres­
sionné et décida d’adopter et de perfectionner la méthode6. L’attention du public
avait aussi été attirée sur ces phénomènes, et l’hypnotisme était un sujet couram­
ment traité dans les journaux7.
A partir de cette date, soit en vertu de la caution de Charcot, soit pour d’autres
raisons, « une barrière fut brisée » (selon l’expression de Janet) et le public fut
submergé sous un déluge de publications sur l’hypnotisme. Mais d’importantes
divergences ne tardèrent pas à apparaître entre les auteurs. En 1883, Bernheim lut
une communication devant la Société médicale de Nancy, définissant l’hypnose
comme un simple sommeil, produit par la suggestion et susceptible d’applica­
tions thérapeutiques. Cette conception équivalait à une déclaration de guerre
contre les idées de Charcot, puisqüe, pour lui, l’hypnose était un état physiolo­
gique très différent du sommeil, un état réservé aux individus prédisposés à
l’hystérie et sans possibilité d’utilisation thérapeutique.
L’année suivante, en 1884, la « guerre » entre les deux écoles changea de ter­
rain. Un juriste de Nancy, Liégeois, avait suggéré à des sujets hypnotisés de
commettre des crimes, leur fournissant à cet effet des armes inoffensives8. Il
amena ainsi les sujets à commettre des simulacres de meurtres. L’École de la Sal­

3. A. Jacquet, Ein halbes Jahrhundert Medizin, Bâle, Benno Schwabe, 1929, p. 169-171.
4. Charles Richet, « Du somnambulisme provoqué », Journal de l’anatomie et de la phy­
siologie normale et pathologique de l’homme et des animaux, n (1875), p. 348-377.
5. Rudolf Heidenhain, Der sog thierische Magnetismus. Physiologische Beobachtungen,
Leipzig, Breitkopf und Hartel, 1880.
6. Voir chap. n, p. 120.
7. Robert G. Hillman, « A Scientific Study of Mystery : The Rôle of the Medical and Popu-
lar Press in the Nancy-Salpêtrière Controversy on Hypnotisai », Bulletin of the History of
Medicine, XXXIX (1965), p. 163-182.
8. Jules Liégeois, « De la suggestion hypnotique dans ses rapports avec le droit civil et le
droit criminel », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, CXXII
(1884), p. 155.
766 Histoire de la découverte de l’inconscient

pêtrière n’accepta pas les conclusions que Liégeois tirait de ces expériences, et
l’opuscule de Bernheim sur la suggestion suscita de vives critiques à Paris9.
En 1885, alors que l’hypnotisme et l’hystérie étaient au centre de toutes les
préoccupations, Charcot fit ses cours sur les paralysies traumatiques, les accom­
pagnant de démonstrations cliniques dans lesquelles il reproduisait des paralysies
analogues en hypnotisant des individus prédisposés. Charcot et nombre de ses
auditeurs estimaient que ces démonstrations prouvaient scientifiquement la psy­
chogenèse des paralysies traumatiques. Nous avons vu que les expériences de
Charcot eurent une portée plus grande10. Croyant pouvoir assimiler le mécanisme
de ces paralysies traumatiques à celui des paralysies hystériques, Charcot ratta­
cha ces paralysies traumatiques à l’hystérie. Cette nouvelle terminologie suscita
une vive opposition, surtout en Allemagne, et ranima les controverses sur l’im­
portance relative des facteurs organiques et fonctionnels dans l’étiologie des
paralysies traumatiques. L’opposition aux nouvelles conceptions de Charcot sur
l’hystérie se renforça parmi les neurologues.
C’est alors, vers la fin de 1885, que Sigmund Freud obtint une bourse lui per­
mettant de passer quatre mois à Paris. Voilà un exemple typique de ces événe­
ments qui, rétrospectivement, s’avèrent décisifs, mais qui semblaient insigni­
fiants en leur temps. C’est ce qui apparaît plus clairement encore si nous situons
les faits dans le cadre de la vie à Paris et à la Salpêtrière pendant ces quatre mois.
La lecture des journaux parisiens d’octobre 1885 à février 1886 montre que
cette période fut troublée un peu partout dans le monde. On y parle beaucoup des
rivalités anglo-russe en Asie centrale, franco-anglaise en Afrique et hispano-alle­
mande en Océanie ; les Anglais envahissaient la Birmanie ; à Londres, un scan­
dale fit suite aux révélations de la Pall Mail Gazette sur la prostitution des
mineures. Les Italiens envahissaient l’Érythrée ; les Canadiens français de Mont­
réal étaient troublés par l’exécution du chef d’une rébellion indienne, Louis Riel.
La guerre civile faisait rage au Pérou ; les troupes des États-Unis supplantaient
les mormons à Sait Lake City ; plusieurs villes de France, de Belgique et des
États-Unis étaient secouées par l’agitation socialiste, des grèves et des émeutes
sanglantes. La guerre avait éclaté entre la Bulgarie et la Serbie, exacerbant dan­
gereusement la rivalité entre la Russie et l’Autriche-Hongrie. La statue de la
Liberté venait juste d’être érigée à New York. En France, le général Boulanger,
l’idole des nationalistes, fut nommé ministre de la Guerre en janvier 1886, ce qui
rendit l’espoir à ceux qui rêvaient de revanche après la défaite de 1870-1871. De
nombreuses protestations s’élevaient contre le déluge de littérature et de pièces
de théâtre obscènes, et un scandale éclata à propos des concours des hôpitaux
parisiens : on disait qu’un examinateur avait communiqué les sujets à certains
candidats, avant l’épreuve. L’opinion publique était enthousiasmée par les spec­
taculaires guérisons de la rage obtenues par Pasteur, et de tous les coins d’Europe
affluaient à Paris des gens qui avaient été mordus par des chiens enragés. Le
public semblait s’intéresser davantage à de nouvelles pièces comme la Sapho de
Daudet, à la visite incognito du roi de Bavière, Louis H, à Paris, et à l’exhibition
d’un groupe d’aborigènes australiens dans un parc zoologique. Le journal des

9. H. Bernheim, De la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille, Paris,


Doin, 1884.
10. Voir chap. n, p. 125-126 ; chap. vn, p. 460-465.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 767

frères Concourt nous apprend que Charcot avait déménagé, l’année précédente,
dans la splendide demeure qu’il s’était fait construire au faubourg Saint-Germain
et que, selon la rumeur publique, sa fille Jeanne était amoureuse du fils d’Al­
phonse Daudet, Léon, dont l’hésitation déplaisait fort à Charcot. Les revues
médicales rendaient fidèlement compte des cours de Charcot qui était alors à
l’apogée de sa gloire.
Sans aucun doute, la visite d’un jeune neurologue autrichien, à une époque où
tant d’hommes éminents venaient en pèlerinage à la Salpêtrière, « la Mecque de
la neurologie », dut apparaître comme franchement anecdotique. Et pourtant,
rétrospectivement, nous y voyons un des chaînons historiques reliant la nouvelle
psychiatrie dynamique à l’ancienne.
Sigmund Freud, qui venait d’obtenir le titre de Privat-Dozent à l’université de
Vienne, était l’auteur de plusieurs articles appréciés sur l’anatomie du système
nerveux, mais il avait connu des déboires dans ses recherches sur la cocaïne. Il
arriva à Paris en octobre 1885, après avoir rendu visite à sa fiancée à Wandsbek,
près de Hambourg. Jones rapporte que Freud vit Charcot pour la première fois le
20 octobre 1885 et prit congé de lui le 23 février 1886. Il nous faut encore exclure
de cette brève période la durée de la maladie de Charcot et les vacances de Noël
que Freud passa à Wandsbek ; mais les quelques rencontres qu’il eut avec Char­
cot suffirent pour lui laisser une impression inoubliable. Il est évident que Freud
n’était pas venu à la Salpêtrière pour observer d’un œil critique les expériences
que Charcot effectuait sur ses hystériques, comme cela avait été le cas de Del-
bœuf. Freud était fasciné par la personnalité du grand homme. Il admirait en
Charcot non seulement la renommée universelle du neurologue, les dons artis­
tiques, l’éloquence et les manières de l’homme du monde, mais aussi sa façon
d’aborder les hommes et les choses sans idées préconçues. Son séjour à Paris fut
cependant trop court pour lui permettre une connaissance approfondie de l’œuvre
du maître. Freud fut impressionné par les expériences que Charcot avait faites un
peu plus tôt sur les paralysies hystériques et par l’idée qu’une représentation
inconsciente pouvait être la cause de troubles moteurs11. Mais Freud se fit une
image inexacte et idéalisée de l’œuvre de Charcot. Ainsi, comme il apparaît clai­
rement dans la notice nécrologique qu’il rédigea plus tard, il lui attribuait une
grande partie des idées sur l’hystérie qui revenaient en fait à Briquet12. Il exagé­
rait l’importance accordée par Charcot à l’hérédité dissemblable (« dégénéres­
cence » dans le jargon médical de l’époque) ; il ne semblait pas avoir lu la des­
cription que Richer avait faite de la grande hystérie, dans laquelle ce dernier
expliquait que la crise hystérique reproduit souvent un traumatisme psychique,
notamment d’ordre sexuel13. S’il l’avait lue, Freud n’aurait pas été aussi surpris
d’entendre Charcot mentionner comme une chose évidente le rôle de la sexualité
dans les troubles névrotiques. Nous pouvons en conclure que les relations entre
Freud et Charcot n’étaient pas exactement celles qui unissent ordinairement le
disciple au maître : il s’agissait plutôt d’une « rencontre » existentielle. Charcot

11. Voirchap.n,p. 125-126.


12. Sigmund Freud, «Charcot», Wiener medizinische Wochenschrift, XLHI (1893), p.
1513-1520. Standard Edition, III, p. 11-23.
13. Paul Richer, Études cliniques sur l’hystérie-épilepsie ou grande hystérie, Paris,
Delahaye et Lecrosnier, 1881.
768 Histoire de la découverte de l’inconscient

fournit à Freud un modèle d’identification ainsi que le germe de l’idée d’un dyna­
misme psychique inconscient.
Nous ignorons si Freud rencontra ou non Janet durant son séjour à la Salpê­
trière. Freud protestait contre les bruits selon lesquels il aurait suivi les cours de
Janet à la Salpêtrière, ajoutant : « Pendant tout mon séjour à la Salpêtrière, le
nom même de Janet ne fut jamais prononcé »14. Il est vrai qu’à cette époque Janet
vivait au Havre où, en février 1883, il avait été nommé professeur de philosophie
au lycée15. Mais il lui arrivait de venir à Paris lors de ses congés, et il se rendait
alors à la Salpêtrière16. Le 30 novembre, à l’époque où Freud était à Paris, une
communication de Pierre Janet sur ses premières expériences avec Léonie fut
présentée par son oncle Paul Janet devant la Société de psychologie physiolo­
gique, sous la présidence de Charcot17. Cette communication suscita un vif inté­
rêt et des discussions passionnées, et il est peu vraisemblable que le nom de Janet
n’ait pas été prononcé à la Salpêtrière à cette occasion18. Mais nous n’avons
aucune preuve directe que Freud et Janet se soient rencontrés ou aient entendu
parler l’un de l’autre à cette époque.
Parmi les personnalités que Freud eut l’occasion de voir à Paris, figurait Léon
Daudet (le fils de l’écrivain Alphonse Daudet) qu’il rencontra au moins une fois
chez Charcot19. Bien qu’il fût encore étudiant en médecine, ce jeune homme très
doué était déjà connu dans les milieux mondains et on lui prédisait le plus brillant
avenir en politique, en littérature ou en médecine. Léon Daudet, qui était pourtant
un bon observateur et possédait une excellente mémoire des visages qu’il ren­
contrait, ne semble pas avoir remarqué le neurologue viennois, puisqu’il ne fit
jamais aucune allusion à cette rencontre, alors que Freud garda un souvenir
durable du jeune Daudet20. Qui aurait pu soupçonner à cette époque que l’hôte
autrichien allait acquérir une renommée mondiale tandis que Léon Daudet ne ter­
minerait pas ses études médicales, s’engagerait, à la tête du mouvement royaliste,
dans une carrière politique sans espoir, et qu’en dépit de dons littéraires remar­
quables il n’écrirait jamais le chef-d’œuvre qu’on eût été en droit d’attendre de
lui ? On pourrait trouver de curieuses analogies entre Freud et Léon Daudet qui
avaient tous deux subi profondément l’influence de la personnalité de Charcot.
Certains romans de Léon Daudet traitent de l’inceste et d’autres déviations
sexuelles, de la morphinomanie et de l’hérédité psychopathique. Il écrivit aussi
directement sur les rêves éveillés et la personnalité humaine, en particulier sur le
moi et le soi, qualifiant son propre système psychologique de métapsychologie21.

14. Sigmund Freud, « Selbstdarstellung in Grote », Die Medizin der Gegenwart (1925) IV,
p. 1-52 (citation p. 4). Standard Edition, XX, p. 7-74.
15. Communication personnelle de madame Hélène Pichon-Janet.
16. Communication personnelle de madame Hélène Pichon-Janet.
17. Voir chap. vi, p. 362.
18. Ernst Freud, qui a été assez aimable pour parcourir, à la demande de l’auteur, les lettres
de Freud à sa fiancée, dit n’avoir pas trouvé mention de cette rencontre.
19. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF, 1958,1, p. 206.
20. Ainsi qu’en témoignent deux lettres de Freud reproduites en traduction française dans
André Gaucher, L’Obsédé. Drame de la libido, avec lettres de Freud et de Pierre Janet, Paris,
André Delpech, 1925.
21. Léon Daudet, « Le moi et le soi », in L’Hérédo, Paris, Nouvelle Librairie nationale,
1917, p. 1-38.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 769

Les idées de Daudet diffèrent toutefois beaucoup de celles de Freud et se rappro­


cheraient plutôt de celles de Jung22.

La rivalité des deux écoles et les débuts de Pierre Janet : 1886-1889

De 1886 à 1889, l’histoire de la psychiatrie dynamique est fortement marquée


par les polémiques opposant l’École de la Salpêtrière et celle de Nancy. Pendant
ces quatre années, la littérature consacrée à l’hypnotisme et à la suggestion
devient de plus en plus abondante.
Aux yeux des contemporains, 1886 apparut comme une année de tension et de
tragédie politique. Après le triomphe du général Boulanger, la France fut en proie
à une fièvre de chauvinisme qui aggrava la tension avec l’Allemagne. En dépit du
succès de sa vaccination contre la rage, Pasteur fut l’objet des attaques haineuses
de Peter à l’Académie de médecine, d’une campagne de dénigrement dans les
revues médicales et d’insultes dans la presse quotidienne, au point qu’il fit une
dépression et dut aller se reposer en Italie. Le 13 juin, l’excentrique roi de
Bavière Louis II, qu’une commission médicale venait de déclarer atteint de para­
noïa et qui s’était vu reléguer dans son château de Berg, fut retrouvé noyé dans
un lac avec son psychiatre, le professeur Gudden. Aux États-Unis, une violente
agitation socialiste aboutit à l’affaire du Haymarket où quatre chefs syndicaux,
victimes d’un complot ourdi par des personnalités en place, furent condamnés à
mort et pendus à Chicago le 1er mai, date commémorée depuis lors chaque année
par les socialistes du monde entier.
Pendant ce temps, si Charcot était à son apogée, son œuvre n’en était pas
moins mise sérieusement en doute dans les milieux compétents, et les neuro­
logues de langue allemande rejetèrent dans l’ensemble son assimilation des para­
lysies traumatiques non organiques à l’hystérie masculine. L’accueil assez froid
que la Société des médecins de Vienne réserva à la communication de Freud, le
15 octobre, ne fut qu’une manifestation, parmi d’autres, de cette attitude23. En
Belgique, Delbœuf exprimait des réserves sur les expériences de Charcot24. A
Clermont-Ferrand, un jeune professeur de philosophie, Henri Bergson (qui ne
devait devenir célèbre que plus tard), publia un article sur la « Simulation incons­
ciente dans l’état d’hypnotisme », avertissement voilé à tous ceux qui s’enga­
geaient dans cette voie25.
Un autre jeune professeur de philosophie, Pierre Janet, qui enseignait au
Havre, après avoir assisté aux expériences effectuées sur Léonie par une commis­
sion, devint plus prudent et décida de s’abstenir de toute forme d’expérimenta­
tion parapsychologique. Il ne s’occupa plus que de malades n’ayant pas passé
entre d’autres mains et n’usa que de méthodes éprouvées : en cette année 1886, il

22. Voir chap. ix, p. 754.


23. Voir chap. vu, p. 461-464.
24. J. Delbœuf, « De l’influence de l’imitation et de l’éducation dans le somnambulisme
provoqué », Revue philosophique, XXII (1886) (II), p. 146-171.
25. Henri Bergson, « Simulation inconsciente dans l’état d’hypnotisme », Revue philoso­
phique, XXII (1886) (II), p. 525-531.
770 Histoire de la découverte de l’inconscient

publia les résultats de ses séances avec Lucie ; rétrospectivement, on peut les
considérer comme la première cure cathartique26.
A Nancy, Bernheim publia une édition augmentée, sous forme de manuel, de
son premier opuscule sur la suggestion27. Ce manuel fit de lui un chef d’école, et
ceux qui s’intéressaient à l’hypnotisme commencèrent à affluer à Nancy pour le
voir, ainsi que Liébeault. Ce dernier, qui avait mené une vie des plus obscures,
fut soudain placé sous les feux de la rampe. Bernheim se proclamait lui-même le
disciple de Liébeault, ne manquait jamais une occasion de reconnaître ce qu’il lui
devait, et l’on s’étonnait qu’un professeur d’université ait pu devenir le disciple
d’un médecin de campagne. Mais en Italie, il se passait une chose encore plus
extraordinaire. Enrico Morselli, professeur de psychiatrie à l’université de Turin,
réputé pour sa finesse et sa distinction, assista à une démonstration d’hypnotisme
par Donato, se fit lui-même hypnotiser par cet homme rude et vulgaire, eut de
longs entretiens avec lui et publia un livre sur l’hypnotisme, consacrant trente
pages à faire l’éloge de Donato et à attaquer ceux qui, prétendument, le
plagiaient28.
En Angleterre, l’intérêt porté à l’hypnotisme était lié aux problèmes de para­
psychologie. Myers, qui, en 1882, avait été l’un des fondateurs de la Society for
Psychical Research, entreprit une étude minutieuse de l’hypnotisme et de ce
qu’il appelait le moi subliminal, comme étape préliminaire aux études parapsy-
chologiques proprement dites. En 1886, il souligna l’analogie rapprochant l’état
hypnotique du génie, tout autant que de l’hystérie, et prédit que la poursuite des
recherches sur l’hypnotisme conduirait à des découvertes insoupçonnées sur la
nature humaine29. Cette même année, Edmund Gumey et Frederick Myers
publièrent Phantasms of the Living qui reste un classique de la
parapsychologie30.
En Autriche, l’événement le plus important de l’année fut probablement la
publication de Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing.

Dans la préface, Krafft-Ebing souligne « l’influence puissante qu’exerce la vie


sexuelle sur l’existence individuelle et sociale dans les sphères du sentiment, de
la pensée et de l’action ». Il évoque à ce sujet la philosophie de Schopenhauer et
de von Hartmann, ainsi que certains propos de Schiller et de Michelet. Il cite la
théorie de Maudsley suivant laquelle la sexualité est le principe du développe­
ment des sentiments sociaux, ajoutant que c’est elle qui donne son impulsion à
l’utilisation de l’énergie physique, à l’instinct d’acquisition, à l’éthique et contri­
bue à la formation des sentiments esthétiques et religieux. La sexualité est la
source des plus hautes vertus comme des vices. « Que seraient les beaux-arts
sans l’assise sexuelle ! [...] La sensualité reste la racine de toute éthique. » Le

26. Voir chap. vi, p. 383.


27. H. Bernheim, De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique, Paris, Doin,
1886.
28. Enrico Morselli, Il Magnetismo animale. La fascinazione e gli stati ipnotici, Turin,
Roux et Favale, 1886.
29. F.W.H. Myers, « Multiplex Personnality », The Nineteenth Century, XXX (1886), p.
648-666.
30. E. Gumey, F.W.H. Myers, F. Podmore, Phantasms of the Living, 2 vol., Londres,
Society for Psychical Research, 1886.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 771

chapitre suivant traite de la physiologie de la « libido sexualis ». L’essentiel de


l’ouvrage est consacré à un exposé de la « pathologie sexuelle générale » ; à cet
égard, Krafft-Ebing suit la classification des névroses retenue par les auteurs
français, distinguant les névroses sexuelles d’origine « périphérique », « spi­
nale » et « cérébrale ». H y ajoute un certain nombre d’anomalies sexuelles non
classées. Le livre se termine sur deux chapitres traitant des formes psychotiques
et criminelles des déviations sexuelles. Il contient quarante-cinq observations cli­
niques (dont onze concernant des malades qu’il avait étudiés lui-même)31.

En Russie, Tarnowsky publia également un ouvrage sur les déviations


sexuelles qui obtint un vif succès32. Ce fut toutefois le livre de Krafft-Ebing, du
fait de son orientation plus philosophique, peut-être aussi de son titre percutant,
qui fut le plus remarqué : il produisit le même effet dans le domaine de la patho­
logie sexuelle que la communication de Charcot de 1882 dans le domaine de
l’hypnotisme. « Les barrières furent brisées » et dès lors le nombre des publica­
tions traitant de pathologie sexuelle s’accrut d’année en année. Bien que Krafft-
Ebing eût pris soin de rédiger en latin certaines parties de son ouvrage, l’intérêt
qu’il suscita dépassa largement les milieux médicaux. Parmi les critiques, aucune
ne visait le sujet et le contenu de l’ouvrage ; on lui reprochait seulement de
n’avoir pas limité sa diffusion au seul monde médical. La première édition, qui
ne comptait que 110 pages, fut bientôt suivie d’éditions enrichies de nombreuses
observations cliniques et complètement refondues.
En 1887, l’intérêt du public se portait surtout sur les incidents diplomatiques
entre l’Allemagne et la France et sur les scandales politiques en France. Les
attaques incessantes contre Pasteur finirent par convaincre Charcot et Vulpian
d’intervenir à l’Académie de médecine, afin de réduire ses ennemis au silence.
Parmi les événements médicaux de cette année, quelques-uns nous apparaissent
plus importants rétrospectivement que ce que les contemporains en dirent. En
1887, Victor Horsley réussit pour la première fois une intervention chirurgicale
sur une tumeur comprimant la moelle épinière, et guérit ainsi son malade. En
Autriche, Wagner-Jauregg, qui avait noté l’effet favorable de la fièvre sur l’état
mental de certains aliénés, entreprit la longue série d’expériences qui devaient le
conduire, bien des années plus tard, à la découverte du traitement de la paralysie
générale par la malariathérapie33.
En Europe, on portait un vif intérêt aux problèmes des maladies mentales, des
névroses et de l’hypnotisme. A Zurich, August Forel conféra un grand prestige
au Burgholzli. Un jeune écrivain allemand, Gerhart Hauptmann, assista aux
démonstrations cliniques de Forel avec un intérêt passionné, et utilisa par la suite
dans son œuvre littéraire les connaissances ainsi acquises34. En Hollande, Van
Renterghem et Van Eeden, de retour de Nancy, ouvrirent à Amsterdam, le

31. Richard von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis. Eine Klinisch-Forensische Studie,


Stuttgart, Enke, 1886.
32. Benjamin Tarnowsky, Die krankhaften Erscheinungen des Gechlechtsinnes. Eine
forensisch-psychiatrische Studie, Berlin, Hirschwald, 1886.
33. Julius Wagner, « Über die Einwirkung fieberhafter Erkrankungen auf Psychosen »,
Jahrbuch fiir Psychologie und Neurologie, VII (1887), p. 94-130.
34. Gerhart Hauptmann, Das Abenteuer meiner Jugend, in Samtliche Werke, Propylaen-
Verlag, 1962. (Voir la description du Burgholzli de Forel, p. 1063-1067.)
772 Histoire de la découverte de l’inconscient

15 août 1887, une clinique pour le traitement hypnotique. A Berlin, Albert Moll
donna une conférence sur l’hypnothérapie devant un auditoire de médecins35.
L’accueil fut réservé, rapporte-t-il, mais une seconde conférence fut mieux
comprise. A Stockholm, Wetterstrand ouvrit un cabinet de traitement hypnotique
qui allait connaître un succès extraordinaire. A Paris, Bérillon, qui avait adopté
les idées de Bernheim, fut autorisé à donner une série de conférences sur l’appli­
cation thérapeutique de l’hypnotisme, à l’École de médecine même, c’est-à-dire
dans ce qui était considéré comme le fief de Charcot36.
L’année 1888 fut considérée à l’époque comme une année de bouleversements
mondiaux. En Allemagne, on l’appela l’année fatidique : l’empereur
Guillaume Ier mourut en mars à l’âge de 91 ans ; mais son successeur,
Frédéric III, de tendance libérale, dont on attendait qu’il corrigeât la politique
autoritaire de son père, mourut trois mois plus tard, remplacé par le fantasque
Guillaume II. En France, la fièvre boulangiste ne faisait que monter et les natio­
nalistes voyaient dans le général l’homme qui reprendrait l’Alsace-Lorraine. Les
Français, songeant maintenant à une alliance avec la Russie, souscrivaient avec
enthousiasme aux emprunts russes. Les puissances européennes se disputaient
âprement les dernières colonies disponibles ; les Européens considéraient la
colonisation comme une mission civilisatrice. Quand le Brésil abolit l’esclavage
en 1888, le reste du monde fut scandalisé d’apprendre qu’il avait existé jusqu’à
cette date.
Telle était l’atmosphère générale dans laquelle se développèrent la connais­
sance et la pratique de l’hypnotisme. Cette année-là, Max Dessoir publia une
Bibliographie de l'hypnotisme moderne, qui comptait 801 titres récents, mais ne
mentionnait ni les articles sur le sujet parus dans les journaux et les revues popu­
laires, ni les romans, nouvelles ou pièces de théâtre ayant pour thème l’hypno­
tisme ou le dédoublement de personnalité37. L’hypnotisme recrutait sans cesse de
nouveaux adhérents. Le Suisse August Forel se rendit à Nancy, revint à Zurich
enthousiasmé par l’hypnotisme et publia un ouvrage dans lequel il se déclarait
convaincu que des crimes pouvaient être commis sous hypnose, et traitait égale­
ment du phénomène de la résistance consciente et inconsciente sous hypnose38.
A Berlin, Preyer donna une série de conférences sur l’hypnotisme. En Belgique,
Masoin provoqua une discussion sur l’hypnotisme à l’Académie belge de méde­
cine. En France, Binet à Paris et Janet au Havre poursuivaient des recherches ori­
ginales et indépendantes sur le même sujet.
L’hypnotisme fit également l’objet de controverses judiciaires. Puisque
l’École de Nancy admettait la possibilité de crimes en état d’hypnose et que la
Salpêtrière la niait, les experts avaient d’excellents prétextes pour se livrer à des
joutes oratoires. Il en fut ainsi lors de la fameuse affaire Chambige39. En janvier
1888, dans une petite bourgade d’Algérie, on découvrit dans une villa le corps nu

35. Albert Moll, Ein Leben als Arzt der Seele, Erinnerungen, Dresde, Reissner, 1936, p. 31.
36. Docteur Crocq, L’Hypnotisme scientifique, 2e éd., Paris, Société d’éditions
scientifiques, 1900.
37. Max Dessoir, Bibliographie des modemen Hypnotismus, Berlin, Düncker, 1888.
38. August Forel, Der Hypnotismus und seine strafrechtiiche Bedeutung, Berlin et Leipzig,
Guttentag, 1888.
39. Anonyme, « L’affaire Chambige », Revue des grands procès contemporains, VII
(1889), p. 21-101.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 773

de madame Grille, sur un lit, avec, à ses côtés, un étudiant en droit âgé de 22 ans,
Henri Chambige, le visage ensanglanté par un coup de feu. Le mari de la victime
préféra croire que sa femme s’était laissé séduire sous hypnose. Chambige dit
qu’une violente passion les avait liés, qu’elle avait voulu clore cette affaire par un
double suicide et qu’à sa requête il l’avait tuée avant de se tirer lui-même une
balle dans la tête. L’accusation soutenait que Chambige l’avait hypnotisée, ou
qu’il avait peut-être eu recours à quelque drogue pour lui faire perdre conscience.
Chambige nia, mais n’en fut pas moins condamné à sept ans de travaux forcés.
Un peu partout régnait un vif intérêt pour l’hystérie. A la suite de Charcot et de
Strümpell, Moebius, en Allemagne, définit l’hystérie comme « des modifications
morbides produites dans le corps par des représentations »40.
L’année 1889 débuta par deux événements à sensation. Le 30 janvier, l’archi­
duc Rodolphe, héritier du trône de la monarchie austro-hongroise, fut retrouvé
mort, tué par un coup de feu, dans le pavillon de chasse de Mayerling, forêt vien­
noise, avec sa maîtresse, la jeune baronne Maria Vetsera. Le mystère entourant
cette double mort n’a jamais été éclairci. Ce fut un coup terrible pour l’empereur
François-Joseph et il s’ensuivit de graves problèmes de succession. Un autre évé­
nement sensationnel fut le succès triomphal de Boulanger aux élections géné­
rales en France. L’enthousiasme pour Boulanger était à son apogée, et l’on s’at­
tendait à ce qu’il prît le pouvoir, mais, lorsque vint le moment d’agir, il n’osa pas
faire le geste décisif et s’enfuit en Belgique ; alors, son mouvement s’effondra.
La tension politique se relâcha ainsi en France, créant une atmosphère plus favo­
rable pour l’Exposition universelle. Le gouvernement français l’avait organisée
pour célébrer le centenaire de la Révolution et pour montrer que, bien que vain­
cue par l’Allemagne en 1870-1871, la France n’en restait pas moins une grande
puissance.
Un troisième événement à sensation fut la nouvelle que Frédéric Nietzsche,
frappé de graves troubles mentaux à Turin, avait été interné dans une institution
psychiatrique. Il devait passer le restant de ses jours dans un état de démence pro­
fonde. Cette tragédie contribua à attirer l’attention sur l’œuvre de Nietzsche qui
devait, pendant une vingtaine d’années, exercer une influence extraordinaire sur
la jeunesse européenne.
L’Exposition universelle attira à Paris des foules énormes, désireuses notam­
ment de voir la tour Eiffel et le Moulin rouge. Elle donna lieu aussi à une suite
ininterrompue de congrès internationaux : parfois il s’en tenait simultanément
cinq ou six. Les visiteurs avaient l’impression que l’activité intellectuelle n’avait
jamais été aussi vive en France. Notons, parmi les succès de cette année : La Bête
humaine de Zola, Thaïs d’Anatole France, Un homme libre de Barrés et Le Dis­
ciple de Paul Bourget (inspiré par l’affaire Chambige). La thèse d’Henri Bergson
sur Les Données immédiates de la conscience assura la réputation du philo­
sophe41. Son collègue, Pierre Janet, qui avait brillamment soutenu sa propre
thèse, L’Automatisme psychologique, était devenu célèbre, lui aussi, dans les
milieux philosophiques et psychologiques42. Un autre événement suscita de

40. P.J. Moebius, « Über den Begriff der Hystérie », Zentralblatt fur Nervenheilkunde, XI
(1888), p. 66-71.
41. Henri Bergson, Les Données immédiates de la conscience, Paris, Alcan, 1889.
42. Voir chap. vi, p. 000-000.
774 Histoire de la découverte de l’inconscient

nombreux commentaires : la communication de Brown-Séquard, présentée le


1er juin devant la Société de biologie, sur les effets de rajeunissement dus aux
injections d’extraits testiculaires43. Il en avait fait lui-même l’expérience et ses
collègues le trouvèrent considérablement rajeuni. Ce fut l’une des premières
applications connues de l’endocrinologie.
Parmi les congrès réunis pendant l’Exposition, trois touchent plus particuliè­
rement notre sujet, à savoir, la psychologie physiologique, l’hypnotisme et le
magnétisme. Le Congrès international de psychologie physiologique se tint du 6
au 10 août44. Ce titre avait été choisi pour indiquer que la psychologie était dé­
sormais une science autonome, et non plus une branche de la philosophie. On
avait demandé à Charcot de présider le Congrès, mais il s’excusa et ce fut l’un
des vice-présidents, Ribot, qui ouvrit les séances. Ce congrès était subdivisé en
quatre sections. La première, sous la présidence de William James, s’occupa de
la sensibilité musculaire. La seconde discuta de l’hérédité psychologique ; c’est
Galton qui fit les interventions les plus importantes. La troisième traita des hal­
lucinations, en particulier de leur fréquence chez des sujets non aliénés, ce qui
permit à Frederick Myers et à William James de parler de certains phénomènes
parapsychologiques. Dans la quatrième section, consacrée à l’hypnotisme, trois
théories s’affrontèrent. Bernheim défendit la position de l’École de Nancy : n’im­
porte qui pouvait être hypnotisé, moyennant certaines prédispositions ; Janet
affirmait que seuls les hystériques et les sujets épuisés pouvaient l’être ; quant à
Ochorowicz, il disait que l’aptitude à être hypnotisé relevait de dispositions indi­
viduelles que l’on pouvait trouver aussi bien chez les sujets normaux que chez les
malades.
Le Congrès international sur l’hypnotisme se tint à l’Hôtel-Dieu de Paris, du 8
au 12 août45. Il avait fait l’objet d’une vaste publicité et, selon les comptes ren­
dus, attira des journalistes représentant 31 périodiques (ce qui était assez inhabi­
tuel à cette époque), y compris le Sphinx de Munich et le Sun de New York. Les
participants étaient si nombreux que l’amphithéâtre fut trop petit. Charcot figu­
rait parmi les présidents d’honneur, mais il s’était excusé. Au nombre des parti­
cipants il y avait Azam, Babinski, Binet, Delbœuf, Dessoir, Sigmund Freud, Wil­
liam James, Ladame, Lombroso, Myers, le colonel de Rochas, Van Eeden et Van
Renterghem, et un curieux mélange de philosophes, de neurologues, de psy­
chiatres et de praticiens de l’hypnotisme. Le Congrès fut ouvert par Dumontpal-
lier, un vétéran de l’étude de l’hypnotisme, qui évoqua le souvenir d’un nombre
impressionnant d’autres pionniers, et conclut : « L’hypnotisme est une science
expérimentale, sa marche en avant est fatale. » Puis Ladame, de Genève, pré­
senta une communication dirigée contre Delbœuf et recommanda l’interdiction
des séances publiques d’hypnotisme. Cette communication suscita une discus­
sion animée. Van Renterghem et Van Eeden décrivirent ensuite la Clinique de
psychothérapie suggestive qu’ils avaient ouverte à Amsterdam deux ans plus tôt.

43. E. Brown-Séquard, « Des effets produits chez l’homme par des injections sous-cuta­
nées d’un liquide retiré des testicules frais de cobaye et de chien », Comptes rendus hebdo­
madaires des séances et mémoires de la Société de biologie, 9e série, 1,1889, p. 415-419.
44. « Congrès international de psychologie physiologique », Revue philosophique, XXVHI
(1889) (II), p. 109-111,539-546.
45. Premier Congrès international de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique (Paris, 8-
12 août 1889), comptes rendus publiés par Edgar Bérillon, Paris, Doin, 1890.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 775

(Ce fut probablement la première fois que l’on entendit le mot « psychothéra­
pie » dans un congrès.)
Le lendemain, 9 août, ce fut au tour de Bernheim de discuter de la valeur
comparée des diverses techniques utilisées pour produire l’hypnose et accroître
la « suggestibilité », d’un point de vue thérapeutique. Il déclara : « On n’est pas
hypnotiseur quand on a hypnotisé deux ou trois sujets qui s’hypnotisent tout
seuls. On l’est quand, dans un service d’hôpital, où l’on a de l’autorité sur les
malades, on influence huit à neuf sujets sur dix. » La communication de Bern­
heim provoqua une discussion animée. Pierre Janet déclara « dangereuses » les
affirmations de Bernheim, parce qu’elles impliquaient « la suppression de toute
espèce de déterminisme », et il les jugea antipsychologiques, « car la psycholo­
gie, comme la physiologie, a des lois que la suggestion est incapable de faire flé­
chir ». A cela, Bernheim répondit qu’il y avait effectivement une loi fondamen­
tale : « Toute cellule cérébrale, actionnée par une idée, tend à réaliser cette
idée. »
Le troisième jour, le 10 août, fut consacré aux applications pratiques de l’hyp­
notisme, avec présentation de cas cliniques. Marcel Briand rapporta l’histoire
d’une dame qui, toutes les nuits à la même heure, se réveillait en poussant des
cris46. La suggestion : « Vous ne crierez plus ! », ne suffisait pas. Briand pria le
mari de l’interroger au moment de la crise. Il finit par comprendre que c’était un
cauchemar où elle se voyait enterrée vivante. Briand lui fit alors repasser sous les
yeux, sous hypnose, toute la scène de l’enterrement, lui affirmant qu’il l’arrache­
rait aux croque-morts avant la fin, et que ce serait la dernière scène de ce genre.
La malade fut guérie, mais Briand préféra renforcer l’effet de la cure en répétant
la séance cinq jours plus tard, puis au bout d’un mois. Ensuite, Bourru et Burot
rapportèrent le cas d’une femme de 45 ans qui, à la suite de diverses épreuves,
était devenue sujette à des troubles hystériques graves47. Elle demanda à être
hypnotisée, se disant certaine que cet état lui ferait revivre une phase de son exis­
tence remontant à deux ans. Sous hypnose, elle revécut effectivement des évé­
nements heureux et ses symptômes disparurent temporairement. A partir de là,
l’« événement heureux » fut utilisé systématiquement pour traiter la malade.
Finalement, elle connut une alternance d’état maladif et d’état heureux — ce que
les auteurs interprétèrent comme un dédoublement de la personnalité. On pen­
serait, au récit de cette histoire, que le traitement s’était soldé par un succès par­
tiel, ayant fait passer la malade d’un état de maladie permanente à un état de santé
intermittente. Mais la communication contient une affirmation remarquable :
« Ce n’est pas tout de combattre les phénomènes morbides un à un par la sugges­
tion. Ces phénomènes peuvent disparaître et la maladie persister. Ce n’est qu’une
thérapeutique de symptômes, ce n’est qu’un expédient. L’amélioration réelle et
durable ne s’est produite que lorsque l’observation attentive et logique nous a
conduits à l’origine même de la maladie. [...] Ce fut la constatation de ces crises
hallucinatoires qui nous donna l’idée de ramener la malade à cette époque de sa
vie par un changement provoqué de sa personnalité. »

46. Marcel Briand, Premier Congrès international de l’hypnotisme, op. cit., p. 182-187.
47. Bourru et Burot, Premier Congrès international de l'hypnotisme, op. cit., p. 228-240.
776 Histoire de la découverte de l’inconscient

Les auteurs attribuaient l’effet thérapeutique de cette méthode à un ébranle­


ment répété qui secouait la torpeur du cerveau et représentait des sortes de
décharges ou d’explosions.
Le 11 août, les participants visitèrent l’hôpital de Villejuif et, le 12 août, der­
nier jour du Congrès, fut consacré à la visite de la Salpêtrière. Chose caractéris­
tique, les congressistes ne visitèrent pas le service de Charcot, mais celui d’Au­
guste Voisin, psychiatre qui se disait capable d’hypnotiser un aliéné sur dix, et
d’améliorer la santé de nombre d’entre eux par cette méthode. Lors d’une séance,
la communication de Liégeois sur les « suggestions criminelles » suscita une dis­
cussion acrimonieuse et Delbœuf protesta contre les critiques que Ladame avait
émises le 8 août.
Il est remarquable de constater que ce Congrès fut dominé par Bernheim et
l’École de Nancy, et que, à l’exception de Georges Gilles de la Tourette et de
Pierre Janet, aucun représentant de l’École de la Salpêtrière ne participa aux
discussions.
Le Congrès international sur le magnétisme, qui se tint du 21 au 26 octobre,
sous la présidence du comte de Constantin, confirma qu’en dépit de la grande
popularité récente de l’hypnotisme le magnétisme n’était pas mort48. Le Congrès
réunit non seulement des profanes pratiquant le magnétisme à l’ombre de la
médecine officielle, mais aussi des médecins, et il put se glorifier de la sympathie
de personnalités illustres. Camille Flammarion envoya une lettre s’excusant de
ne pouvoir participer au Congrès car il était « en voyage sur le globe de Mars »,
c’est-à-dire qu’il achevait une étude géographique de cette planète. Les orateurs
proclamèrent que leur maître restait Mesmer, qu’il ne fallait pas confondre
magnétisme et hypnotisme, et que le sommeil magnétique ne faisait pas néces­
sairement partie du traitement magnétique d’un malade. Les travaux de Charcot
firent l’objet de commentaires acerbes. On préconisa la création d’une école de
magnétisme curatif pour la formation des futurs magnétiseurs.
L’année 1889 s’avéra particulièrement faste pour la psychiatrie dynamique.
Les revues médicales de Paris étaient remplies d’articles de Charcot et de
comptes rendus de ses leçons. Il avait manifestement adopté une attitude plus
réservée à l’égard de l’hypnotisme. Fait caractéristique, il donna une leçon sur les
accidents provoqués par l’hypnose49. Les études qu’Alfred Binet venait de
consacrer à l’hypnotisme et à l’hystérie, ainsi que la publication de la thèse de
Janet sur l’automatisme psychologique, manifestaient, aux yeux du public, la
nouvelle orientation prise par la pensée de Charcot. Il créa, dans son service de la
Salpêtrière, un laboratoire de psychologie que devait diriger Pierre Janet. Celui-
ci commençait ses études de médecine, examinait et traitait des hystériques, et
continuait à enseigner la philosophie au Lycée Louis-le-Grand.
Nous avons vu, toutefois, que l’École de Nancy ne cessait de gagner du terrain.
Liébeault profita de sa renommée tardive pour publier une édition révisée de son
livre50. Forel, à Zurich, ouvrit dans son hôpital une consultation externe pour
mettre en œuvre des traitements hypnotiques. A Berlin, Moll trouvait maintenant

48. Congrès international de 1889. Le magnétisme humain appliqué au soulagement et à la


guérison des malades, Rapport général, Paris, Georges Carré, 1890.
49. J.M. Charcot, Leçons du mardi à la Salpêtrière. Policlinique (1888-1889), Paris,
Progrès médical, 1889, p. 247-256.
50. A.A. Liébeault, Le Sommeil provoqué et les états analogues, Paris, Doin, 1889.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 777

des auditoires plus réceptifs et publiait un livre sur l’hypnotisme51. A Montpel­


lier, Grasset donna une série de leçons sur l’hypnotisme et commença à élaborer
sa propre théorie. Mais Meynert, à Vienne, mettait en évidence l’élément éro­
tique présent dans l’hypnose et un de ses élèves, Anton, publia des exemples
impressionnants illustrant les dangers de cette méthode52. Au nombre des parti­
sans de l’hypnotisme figurait Sigmund Freud. Lors de son voyage à Paris, il fit un
détour par Nancy pour s’instruire auprès de Bernheim et de Liébeault.
Dessoir53, en Allemagne, et Héricourt54, en France, tentèrent de dresser un
inventaire des connaissances acquises sur l’inconscient. Moritz Benedikt publia
des cas illustrant ses observations sûr la vie secrète des rêves éveillés et des émo­
tions refoulées (surtout de nature sexuelle) et sur leur rôle dans la pathogenèse de
l’hystérie et des névroses55.
La psychopathologie sexuelle suscitait, elle aussi, un intérêt croissant. Les
médecins ne se contentaient plus de décrire et de classer les diverses déviations
sexuelles ; ils étudiaient aussi les effets cachés des perturbations sexuelles sur
l’ensemble de la vie affective et organique. Relèvent de cette orientation les
publications d’Alexander Peyer, de Zurich, sur les effets néfastes du coïtus inter-
ruptus, en particulier les manifestations d’« asthme sexuel »56.

Le déclin de l’École de la Salpêtrière : 1890-1893

Le Congrès de l’hypnotisme laissait entrevoir que l’étoile de Charcot était sur


son déclin tandis que l’École de Nancy était en pleine ascension. De 1890 à 1893,
c’est-à-dire jusqu’à la mort de Charcot, l’École de la Salpêtrière fut en perte de
vitesse. Les ennemis de Charcot murmuraient qu’il ignorait tous les travaux sur
l’hypnotisme réalisés en dehors de la Salpêtrière. H est plus vraisemblable que
Charcot s’inquiétait du nombre croissant des publications de valeur douteuse
consacrées à la question.
L’année 1890 apparut aux contemporains comme une année de fortes tensions
politiques et sociales, et fut marquée par la violence des bombes lancées par des
anarchistes, mais dans les annales du monde médical elle resta l’année mémo­
rable de la découverte de la tuberculine. Robert Koch, qui avait découvert le
bacille de la tuberculose et qui était connu pour le soin qu’il apportait à ses expé­
riences, prépara la tuberculine à partir d’une culture de bacilles. Les premières
expériences conduisirent des médecins à penser que la tuberculine pouvait avoir
une action curative sur la tuberculose. Ces nouvelles suscitèrent un enthousiasme
sans précédent parmi les malades tuberculeux et leurs médecins. Des médecins
se précipitèrent à Berlin pour se procurer la tuberculine et leurs malades pleins

51. Albert Moll, Der Hypnotismus, Berlin, Komfeld, 1889.


52. G. Anton, « Hypnotische Heilmethode und mitgeteilte Neurose », Jahrbuch fiir Psy­
chiatrie, Vm (1889), p. 194-211.
53. Voir chap. m, p. 178.
54. Voir chap. v, p. 346.
55. Moritz Benedikt, « Aus der Pariser Kongreszeit. Erinnerungen und Betrachtungen »,
Internationale Klinische Rundschau, III (1889), p 1531-1533, 1573-1576, 1611-1614, 1657-
1659,1699-1703,1858-1860.
56. Voir chap. v, p. 331.
778 Histoire de la découverte de l'inconscient

d’espoir connurent une amélioration temporaire, si bien que les comptes rendus
hâtivement publiés renforcèrent encore cet espoir. Il ne fallut que quelques mois
pour qu’éclate la terrible vérité : les malades traités par cette nouvelle méthode
mouraient par centaines et par milliers57.
Dans le domaine de la psychologie, l’événement le plus important fut la publi­
cation des Principes de psychologie de William James58. Le célèbre psychologue
de Harvard avait travaillé pendant douze ans à ce livre qui fut la première œuvre
importante de ce genre à paraître aux États-Unis ; l’ouvrage remporta un succès
immédiat et durable des deux côtés de l’Atlantique. Ce manuel abordait non seu­
lement les divers aspects de la psychologie expérimentale, mais aussi les pro­
blèmes de l’hypnotisme, du dédoublement de la personnalité et des recherches
parapsychologiques.
Entre-temps, les publications sur l’hypnotisme s’étaient à ce point multipliées
qu’il devenait impossible de se tenir au courant. Max Dessoir ajouta 382 titres
aux 801 publications recensées dans sa bibliographie de l’hypnotisme moderne
publiée en 1888. Un bon nombre de ces publications nouvelles traitaient du pro­
blème du crime sous hypnose. H ne s’agissait pas là d’un problème purement aca­
démique ; il y eut des batailles d’experts, lors des procès, et des discussions pas­
sionnées dans les journaux.

C’est en 1890 qu’eut lieu le procès mémorable de Gabrielle Bompard59. En


juillet 1889, l’huissier Gouffé, à Paris, avait été assassiné. Quelques mois plus
tard, une jeune femme, Gabrielle Bompard, vint à Paris et avoua avoir commis le
meurtre avec son complice, Michel Eyraud. Elle prétendait avoir été hypnotisée
par son amant Eyraud à l’effet d’attirer Gouffé dans un appartement où elle lui
avait mis une corde autour du cou ; après quoi, Eyraud l’avait étranglé et volé. A
la suite de cette dénonciation, Eyraud fut arrêté à La Havane et extradé, mais il
nia avoir hypnotisé Gabrielle. Il fut condamné à mort et sa complice à vingt ans
de prison. Ce cas de crime sous hypnose et les arguments avancés par les experts
mirent le public en effervescence. Liégeois, porte-parole de l’École de Nancy,
soutenait la possibilité de crimes sous hypnose. Il était contredit par trois experts
connus, Brouardel, Motet et Ballet, qui invoquaient l’autorité de Charcot. Plu­
sieurs années plus tard, Bernheim continuait à affirmer que Gabrielle Bompard
avait agi sous l’effet de la suggestion, ajoutant toutefois qu’elle souffrait d’une
absence innée de sens moral60.

D’autres procès contribuèrent à discréditer la théorie du crime sous hypnose.


Grasset publia le cas d’une hystérique de 19 ans qui, se trouvant enceinte, préten­
dit avoir été hypnotisée par un colporteur61. Des experts l’hypnotisèrent à leur
tour et obtinrent ainsi des détails sur le prétendu viol. Malgré ses dénégations, le

57. Adolf Strümpell, Aus dem Leben eines deutschen Klinikers. Erinnerungen und
Beobachtungen, Leipzig, F.C.W. Vogel, 1925, p. 217-219.
58. William James, The Principles ofPsychology, 2 vol., New York, H. Holt, 1890.
59. Anonyme, « Michel Eyraud et Gabrielle Bompard », Revue des grands procès contem­
porains, IX (1891), p. 19-107.
60. H. Bernheim, De la suggestion, Paris, Albin Michel, n.d„ p. 170-171.
61. J. Grasset, «Le roman d’une hystérique. Histoire vraie pouvant servir à l’étude
médico-légale de l’hystérie et de l’hypnotisme », La Semaine médicale, X (1890), p. 57-58.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 779

colporteur fut arrêté. Or, un enfant à terme naquit deux mois avant la date prévue.
La jeune mère reconnut alors la fausseté de ses accusations contre le colporteur,
précisant que, lors de ses séances hypnotiques avec les experts, elle avait entiè­
rement simulé son comportement.
En 1891, Charcot défendit énergiquement ses positions contre les attaques de
l’École de Nancy. Son disciple, Georges Gilles de La Tourette, publia son grand
Traité de l’hystérie, synthèse de la doctrine de Charcot et réfutation des objec­
tions de ses adversaires62. Pendant ce temps, Pierre Janet, nouvelle célébrité de la
Salpêtrière, élaborait son analyse psychologique ; il publia cette année-là l’his­
toire de Marcelle, analysant en détail les relations entre symptômes, idées fixes
subconscientes et terrain constitutionnel63.
Le 25 mai eut lieu à Nancy une cérémonie en l’honneur de Liébeault, qui allait
prendre sa retraite, avec le banquet, les discours et les cadeaux habituels. A l’oc­
casion de cette fête, on put se rendre compte du nombre de partisans que l’École
de Nancy comptait à travers le monde64. Un prix Liébault fut créé pour récom­
penser la recherche sur l’hypnotisme.
A Vienne, Moritz Benedikt reformulait sa théorie de l’hystérie : cette névrose,
disait-il, reposait sur une vulnérabilité innée et acquise du système nerveux, mais
avait pour cause immédiate, soit un traumatisme psychique (qu’il s’agisse
d’hommes ou de femmes), soit un trouble fonctionnel du système génital ou de la
vie sexuelle sur lequel la femme préfère garder le secret, même vis-à-vis de ses
proches parents et de son médecin de famille65. Benedikt proclamait l’inefficacité
du traitement hypnotique de l’hystérie et la nécessité d’une psychothérapie au
niveau conscient. Le criminologue Hanns Gross, de Graz, publia en 1891 son
Manuel de l’enquêteur judiciaire qui contenait des observations perspicaces sur
les effets néfastes d’une frustration de l’instinct sexuel et les divers masques
qu’elle pouvait prendre66. A cette époque, Sigmund Freud s’intéressait encore
principalement à la neurologie ; il publia des articles sur les paralysies cérébrales
des enfants et son livre sur l’aphasie.
L’année 1892 apparut comme particulièrement violente : de nombreux atten­
tats criminels furent commis par les anarchistes en Europe et en Amérique.
A Paris, l’étoile de Charcot avait vraiment terni, et, pour la première fois, il
essuya un sérieux échec. Il avait voulu voir Babinski élevé au rang de professeur
(il voyait probablement en lui son successeur), mais Bouchard contrecarra ses
projets. Babinski ne fut jamais nommé professeur et sa carrière universitaire fut
brisée. Charcot cherchait manifestement de nouvelles voies. Il avait été vivement
impressionné en voyant certains de ses malades revenir de Lourdes guéris de
leurs symptômes et il en était venu à la conclusion qu’il existait de puissants fac­
teurs de guérison encore inconnus, que la médecine de l’avenir devrait apprendre

62. Georges Gilles de La Tourette, Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie d’après


l’enseignement de la Salpêtrière, Paris, Plon, 1891.
63. Voir chap. vi, p. 389-390.
64. « La manifestation en l’honneur du Dr Liébeault le 25 mai 1891 », Revue de l'hypno­
tisme, V (1890-1891), p. 353-359.
65. Moritz Benedikt, « Über Neuralgien und neuralgische Affektionen und deren
Behandlung », Klinische Zeit- und Streitfragen, VI, n° 3 (1892), p. 67-106.
66. Voir chap. v, p. 331.
780 Histoire de la découverte de l’inconscient

à maîtriser67. Charcot essayait aussi d’étendre à d’autres domaines sa distinction


entre paralysies organiques et dynamiques. Une malade célèbre, connue sous le
nom de madame D., lui servit de prototype pour illustrer sa distinction entre
amnésie organique et amnésie dynamique68. Cette même malade fut confiée à
Janet pour une psychothérapie et devint un des cas les plus célèbres du traitement
par l’analyse psychologique69.
Janet poursuivait activement ses recherches à la Salpêtrière, tout à fait indé­
pendamment de l’équipe neurologique. Ses leçons sur l’amnésie et l’anesthésie
hystériques, son article sur le spiritisme proposant une interprétation psycholo­
gique dynamique des phénomènes médiumniques attirèrent l’attention des spé­
cialistes70. Ses analyses psychologiques de quelques cas choisis définissaient un
modèle pour des recherches et des traitements futurs. S’il avait publié à cette
époque un ouvrage rapportant les cas de Lucie, de Marie, de Marcelle, de
madame D. et de quelques autres malades qu’il avait déjà traités avec succès, per­
sonne n’aurait jamais mis en doute son antériorité dans la découverte de ce qu’on
devait appeler plus tard la thérapeutique cathartique. Janet inspira aussi d’autres
chercheurs, comme le montre la thèse de médecine de Laurent sur les variations
pathologiques du champ de conscience71.
Pendant ce temps, l’École de Nancy voyait son influence s’étendre en Europe.
Ce fut manifeste lors du second Congrès international de psychologie expéri­
mentale qui se tint à Londres du 1er au 4 août72. Le premier Congrès, trois ans
plus tôt, s’était intitulé Congrès de psychologie physiologique, mais, à la
demande de certains membres, on avait décidé de remplacer le mot « physiolo­
gique » par « expérimentale ». Sidgwick fut le président, et F.W.H. Myers le
secrétaire général de ce second Congrès. Une des premières communications,
celle de Pierre Janet, fut consacrée à « l’amnésie continue », avec trois observa­
tions cliniques, la plus longue étant celle de madame D. Janet montra comment
cette malade, apparemment incapable d’enregistrer de nouveaux souvenirs et
oubliant tout au fur et à mesure, conservait néanmoins une mémoire subcons­
ciente intacte sous cette apparente amnésie. Janet avait recouru à trois tech­
niques, l’hypnose, l’écriture automatique et la parole automatique (technique
nouvelle consistant à laisser le malade parler au hasard). Il réussit ainsi, non seu­
lement à dévoiler les idées fixes et les rêves subconscients, mais encore à les modi­
fier et à faire retrouver à la malade la plupart de ses souvenirs lors du retour à
l’état conscient.
Frederik Van Eeden, le jeune médecin et poète hollandais qui, avec Van Ren-
terghem, avait ouvert une clinique de thérapeutique suggestive à Amsterdam, fit

67. J.M. Charcot, « La foi qui guérit », Revue hebdomadaire, I (1892) ; Archives de neu-
rologia, XXV (1893), p. 72-87.
68. J.M. Charcot, « Sur un cas d’amnésie rétro-antérograde probablement d’origine hysté-
risque », Revue de médecine, XII (1892), p. 81-96. (Avec une suite d’A. Souques, même revue,
même année et même volume, p. 267-400, 867-881.)
69. Voir chap. vi, p. 391.
70. Voir chap. vi, p. 425.
71. Louis-Henri-Charles Laurent, Des états seconds. Variations pathologiques du champ
de la conscience, thèse méd. (Bordeaux, 1891-1892), n° 13, Bordeaux, Cadoret, 1892.
72. International Congress on Experimental Psychology. Second session, Londres, Wil­
liams and Norgate, 1892.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 781

un exposé sur « la théorie de la psychothérapeutique ». Ce terme, introduit par


Hack Tuke, désignait « la guérison du corps par l’intermédiaire des fonctions
psychiques du patient ». Van Eeden définissait maintenant la « psychothérapie »
comme « la guérison du corps par l’esprit, aidée par l’action d’un esprit sur un
autre ». « La centralisation des fonctions psychiques doit être la première
maxime de la psychothérapie », déclarait Van Eeden, « ce centre étant représenté
par l’intellect et la volition consciente ». La psychothérapie doit guider et ins­
truire, et non pas commander, et la meilleure méthode à cet effet consiste dans
l’entraînement. L’objection qui voudrait que la « psychothérapie ne guérisse pas
complètement et durablement » est ridicule. Plus encore qu’au premier Congrès,
ce fut le triomphe de l’École de Nancy.
A travers l’Europe, se faisait sentir le besoin d’une nouvelle psychologie,
dépassant le cadre tracé par l’hypnotisme et la suggestion. Nous en trouvons un
autre exemple dans la leçon inaugurale de Strümpell, « Sur l’origine et la guéri­
son des maladies par des représentations mentales, qu’il donna, le 4 novembre
1892, quand il fut élu vice-recteur de l’université d’Erlangen.

Strümpell rappelle que le rôle des facteurs psychologiques dans l’étiologie des
maladies physiques a été connu de tout temps, bien que certaines personnes
soient plus sensibles que d’autres à ces influences. Si des facteurs psycholo­
giques peuvent être à l’origine d’une maladie, ils peuvent aussi la guérir. Bien
des guérisons s’expliquent moins par les agents médicamenteux eux-mêmes que
par la foi des malades en leur efficacité. La mode est aujourd’hui à l’hypnotisme
et à la suggestion. En fait, l’hypnose est efficace dans la mesure où le patient croit
en son pouvoir et en ignore la véritable nature. Un homme normal, sachant exac­
tement ce qu’est l’hypnose, ne voudra guère se laisser hypnotiser, sans parler du
fait que l’hypnose est une forme grave d’hystérie artificielle. L’hypnose n’amène
aucune guérison que n’auraient pu obtenir d’autres méthodes. L’hypnotisme ne
se serait pas répandu à ce point si les jeunes médecins avaient reçu une meilleure
formation psychologique. Strümpell conclut son allocution en exprimant l’espoir
que l’enseignement de la psychologie sera rendu obligatoire dans les écoles de
médecine, au même titre que celui de la physiologie73.

L’intérêt porté par le public aux nouvelles formes de psychothérapie s’ex­


prime dans le roman de Marcel Prévost, L'Automne d'une femme, qui parut fin
1892, et qui porte en exergue ce vers de Vigny : « Il rêvera partout à la chaleur du
sein. »

Un jeune homme, Maurice, que sa mère avait gâté d’une façon exceptionnelle
et qui s’était extraordinairement attaché à elle dans son enfance, recherche des
femmes au tempérament maternel. Il tombe amoureux d’une femme frustrée qui
se sent vieillir ; cet amour a un caractère tragique à cause du manque de maturité
de Maurice et parce que sa maîtresse, madame Surgère, est une femme pieuse
tourmentée par des sentiments de culpabilité. Par ailleurs, sa fille adoptive,
Claire, est profondément amoureuse de Maurice, lequel songe à l’épouser après

73. Adolf Strümpell, Über die Entstehung und die Heilung von Krankheiten durch Vorstel-
lungen, Erlangen, F. Junge, 1892.
782 Histoire de la découverte de l’inconscient

un flirt sans conséquence, lorsqu’il sera fatigué de son aventure actuelle. Entre­
temps, la famille a arrangé des fiançailles entre Claire et un homme assez âgé,
qu’elle respecte, mais n’aime pas. Claire souffre d’une grave dépression causée
par son secret qu’elle n’ose révéler à personne. Son état s’aggrave et elle est réel­
lement sur le point de mourir, lorsque quelqu’un devine son secret et en obtient
l’aveu : il s’agit du docteur Daumier, un jeune neurologue de la Salpêtrière. En
psychothérapeute d’une habileté peu commune, le docteur Daumier démêle la
situation, en faisant prendre conscience à chacun des personnages de la cause
profonde de ses troubles. Il fait comprendre à Maurice quelle est en réalité la
situation et fait appel, avec succès, à son sens des responsabilités. Maurice met
fin à son aventure avec madame Surgère et décide d’épouser Claire qui, dès ce
moment, retrouve la santé. Pour madame Surgère, le docteur Daumier l’aide à
surmonter le choc de la rupture avec Maurice et la renvoie à son confesseur qui
la réconciliera avec la religion. Quant à l’homme auquel on avait fiancé Claire, le
docteur Daumier l’aide à prendre conscience de sa véritable vocation, la
prêtrise74.

Ce roman présente un double intérêt. C’est une analyse psychologique de plu­


sieurs personnages : Maurice, à qui avait manqué l’autorité d’un père et qui avait
été gâté par sa mère, est un jeune homme sans maturité ni sens des responsabi­
lités, à la recherche d’aventures passagères ou de l’amour de femmes maternelles
plus âgées que lui. La maladie de Claire débute sous la forme d’une dépression
ordinaire, pour prendre progressivement des proportions alarmantes, aboutissant
à une hémorragie qui la conduit au bord de la tombe. Elle retrouve rapidement la
santé dès que son secret pathogène est découvert et qu’il devient possible de
satisfaire son désir. (Nous parlerions aujourd’hui à son sujet de maladie psycho­
somatique.) L’autre aspect intéressant de ce roman est le portrait du psychothé­
rapeute, le docteur Daumier, avec son sens aigu de l’observation, son habileté à
démêler une situation compliquée et le tact qu’il déploie dans ses entretiens avec
chacun des personnages. Pour ceux qui sont familiarisés avec la personnalité et la
psychothérapie de Pierre Janet, il n’y a guère de doute qu’il a servi de modèle à
l’écrivain. Les méthodes psychothérapiques de ce docteur Daumier rappellent
aussi celles de Benedikt à Vienne : exploration des problèmes secrets du malade
à l’état conscient permettant ensuite de le guérir en l’aidant à résoudre ces
problèmes.
Nous voyons ainsi qu’en 1892 on disposait de tout un choix de psychothéra­
pies allant de la suggestion et de la catharsis hypnotiques à un mélange de thé­
rapie directive, de soutien et d’expression. Telle était la situation au début de l’an­
née cruciale 1893.
L’année 1893 fut encore marquée par des tensions politiques et sociales à tra­
vers le monde. Une flottille russe, en visite à Toulon, reçut un accueil triomphal
de la part de la population française. Cette visite préluda à l’alliance militaire
franco-russe. Les Français se sentirent ainsi soulagés face à la menace de la puis­
sance allemande, parce que cette alliance rétablissait un certain équilibre des
forces (l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie d’un côté, la France et la Rus­
sie de l’autre). En même temps, la France cherchait à étendre encore son vaste

74. Marcel Prévost, L’Automne d’une femme, Paris, Lemerre, 1893.


Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 783

empire colonial. Les anarchistes furent plus actifs que jamais et, le 9 décembre,
Vaillant jeta une bombe à la Chambre des députés. Cet incident fut suivi par la
déclaration mémorable du président : « Messieurs, la séance continue. »
A la Salpêtrière se manifestaient lentement de nouvelles tendances. Tandis que
Janet poursuivait son analyse psychologique de l’hystérie, Babinski était à la
recherche de critères neurologiques précis pour définir les symptômes hysté­
riques et les distinguer des symptômes organiques (ce qui devait le conduire à la
découverte du réflexe cutané-plantaire, ainsi que du « signe de Babinski »).
A Vienne, les controverses pour'ou contre l’hypnotisme étaient plus vives que
jamais. Krafft-Ebing publia une série de recherches sur l’hypnose qui se heurtè­
rent à de véhémentes critiques de Benedikt, non seulement dans les réunions de
médecins, mais dans la presse quotidienne75. Sigmund Freud, dont la réputation
de neurologue était déjà solidement établie, commençait à se faire connaître en
neuropsychiatrie. Nous avons vu qu’en 1893 Freud traitait encore ses malades
selon la méthode de Bernheim, mais il n’en rendait pas moins hommage à Char­
cot dans un article consacré aux différences entre paralysies organiques et para­
lysies hystériques76. Freud, apparemment, ne se rendait pas bien compte de l’évo­
lution qui se faisait sentir à Paris ; son article correspondait à la doctrine
professée à la Salpêtrière en 1886, mais, vu la nouvelle direction prise avec
Babinski, il apparaissait légèrement suranné en 1893. Cependant Freud rédigea
aussi, en collaboration avec Breuer, un article sur « le mécanisme psychique des
phénomènes hystériques », proposant une nouvelle théorie qui combinait les
idées de Janet avec celles de Benedikt. Cet article fut accueilli favorablement. Il
donna lieu à un compte rendu objectif dans la Revue neurologique le même mois,
et à plusieurs analyses dans des revues allemandes77. Obersteiner cite cet article
dans son ouvrage sur l’hypnotisme comme une « application très intéressante de
la suggestion hypnotique »78. En Angleterre, Myers y vit une confirmation de sa
propre conception du moi subliminal79. Michell Clarke, dans Brain, lui consacra
un commentaire détaillé et favorable80. En Belgique, Dallemagne donna un bon
résumé de la théorie Breuer-Freud, tout en exprimant quelques réserves81. Janet
écrivait : « Nous sommes heureux que plusieurs auteurs et en particulier
MM. Breuer et Freund (sic) aient confirmé récemment notre interprétation déjà
ancienne des idées fixes subconscientes chez les hystériques »82. Benedikt qui,
comme Janet, était cité dans une note, critiqua l’article, disant que Breuer et
Freud avaient eu vraiment de la chance de tomber sur une série aussi extraordi­
naire de cas cliniques favorables83.

75. Richard von Krafft-Ebing, Hypnotische Expérimente, Stuttgart, Enke, 1893.


76. Voir chap. vn, p. 517.
77. Revue neurologique, I (1893), p. 36.
78. Heinrich Obersteiner, Die Lehre vom Hypnotismus, Vienne, Breitenstein, 1893, p. 44.
79. F.W.H. Myers, « The Subliminal Consciousness », Proceedings ofthe Societyfor Psy-
chical Research, IX (1893-1894), p. 3-25.
80. J. Michell Clarke, « Critical Digest, Hysteria and Neurasthenia », Brain, XVII (1894),
p. 119-178,263-321.
81. J. Dallemagne, Dégénérés et déséquilibrés, Bruxelles, Lamertin, 1894, p. 436,445-446.
82. Pierre Janet, Contribution à l’étude des accidents mentaux chez les hystériques, thèse
méd. (Paris, 1892-1893), n° 432, Paris, Rueff, 1893, p. 252-257.
83. Moritz Benedikt, Hypnotismus und Suggestion. Eine Klinisch-psychologische Studie,
Leipzig et Vienne, Breitenstein, 1894, p. 64-65.
784 Histoire de la découverte de l’inconscient

La mort subite de Charcot, le 16 août 1893, fut un choc pour la France et pour
le monde scientifique en général. Charcot, ainsi que nous l’avons déjà noté, était
harcelé par une meute d’ennemis prêts à exploiter contre lui le moindre inci­
dent84. On avait critiqué son attitude dans l’affaire Valroff : le valet de chambre
Valroff, après avoir essayé de tuer la maîtresse de maison et sa femme de
chambre, avait déclaré qu’il avait agi pendant un accès de somnambulisme, en
état d’inconscience absolue85. Charcot, appelé à donner son avis, s’était contenté
de décrire ce qu’était le somnambulisme mais, faute d’avoir vu Valroff, n’avait
pu se prononcer sur son cas. Pendant ce temps, la campagne pour les élections
générales s’ouvrait dans une atmosphère de passions déchaînées. L’opinion
publique était bouleversée par des scandales financiers. En juin, à la Chambre des
députés, plusieurs hommes politiques furent accusés de s’être laissés soudoyer
par les Anglais, par l’intermédiaire du financier Cornélius Hertz. Les documents
présentés furent reconnus comme des faux, mais Hertz, accusé de détournements
de fonds, s’enfuit en Angleterre. Les Anglais refusèrent de le livrer aux autorités
françaises parce qu’il était gravement malade. Les Français envoyèrent Charcot
avec un autre expert médical en Angleterre pour se rendre compte de l’état de
Hertz. On reprocha à Charcot d’avoir prédit que, dans quinze jours, cet homme
serait mort (en fait, c’est Hertz qui survécut à Charcot). Le mois de juillet débuta
avec des manifestations d’étudiants à Paris, et un jeune homme fut accidentelle­
ment tué dans un café. Ce fut le signal de violentes émeutes étudiantes, appuyées
par des ouvriers. Pendant quatre jours, le Quartier latin fut couvert de barricades.
La chaleur était suffocante, rendant plus pénible encore la tension qui régnait à
l’École de médecine en cette période de soutenance de thèses. Le 29 juillet, Janet
soutint brillamment sa thèse de médecine sous la présidence de Charcot. Les pré­
paratifs des élections générales furent l’occasion de polémiques passionnées qui
dégénérèrent à plusieurs reprises dans la violence.
C’est dans ces circonstances troublées que Charcot quitta Paris, un peu avant
le 15 août, pour aller prendre des vacances dans le Morvan, avec deux de ses dis­
ciples préférés, Debove et Strauss. Le médecin russe Lyubimov raconte qu’il
était allé chercher Charcot chez lui, pour aller rendre visite à un malade, ignorant
son départ imminent, et qu’il avait été frappé par l’expression douloureuse de son
visage86. Charcot accepta cependant d’aller voir le malade de Lyubimov, et c’est
ainsi qu’il vit son dernier patient en se rendant de chez lui à la gare. Le lende­
main, l’état de Charcot parut s’améliorer, mais, vers la fin de la soirée, il eut un
malaise et appela ses compagnons. Ils lui firent une injection de morphine et le
laissèrent dormir. Le lendemain matin 16 août, ils le trouvèrent mort87. On fit à
Charcot des funérailles nationales. Une cérémonie imposante eut lieu dans la
chapelle de la Salpêtrière, en présence de représentants du gouvernement, des
administrations publiques, des corps scientifiques et de nombreuses personna­
lités. Plusieurs revues médicales parurent bordées de noir et les journaux donnè­
rent une foule de détails, exacts ou inexacts, sur la carrière et la mort de Charcot.

84. Voir chap. n, p. 131.


85. Auguste Motet, L’Affaire Valroff. Double tentative de meurtre. Somnambulisme
allégué, Paris, Baillière, 1893.
86. A. Lyubimov, Professor Sharko, Nautshno-biografitshesky etiud, Saint-Pétersbourg,
Tip. Suborina, 1894.
87. Voir chap. n, p. 134.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 785

On raconta que le matin de sa mort une délégation d’hystériques profondément


bouleversées étaient venues trouver le directeur de l’hôpital, lui demandant si
quelque chose était arrivé à Charcot, parce qu’elles avaient rêvé qu’il était mort.
Certaines notices nécrologiques avaient un ton assez ambigu : Le Figaro du
17 août soulignait le génie et les grandes réalisations scientifiques de Charcot,
mais reprenait aussi les vieilles accusations contre son orgueil démesuré, son pro­
fond égoïsme et sa vanité frisant le cabotinage. On faisait l’éloge du docteur
Antoine Émile Blanche, mort le même jour, comme d’un médecin de l’ancienne
école, capable de rédiger des expertises intelligibles, humain, compatissant,
voyant dans ses malades des êtres humains et non des cas.
Plusieurs notices nécrologiques parurent dans des revues médicales en France
et à l’étranger. Une des premières fut celle de la Wiener Medizinische Wochens­
chrift du 9 septembre 1893, sous la signature du docteur Sigmund Freud88. L’au­
teur, qui était fier de pouvoir rapporter des souvenirs personnels, comparait Char­
cot à Adam (qui avait donné leurs noms aux animaux dans le jardin d’Éden), et à
Pinel (qui avait libéré les aliénés de leurs chaînes). Charcot, de même, avait
donné un nom à des maladies inconnues et avait libéré les hystériques des
chaînes des préjugés. Freud reconnaissait pleinement la valeur de l’œuvre neu­
rologique de Charcot ; il lui attribuait le mérite d’avoir, le premier, essayé de
comprendre l’hystérie ; il reconnaissait, enfin, qu’il avait entrepris des recherches
sérieuses, bien que limitées, sur l’hypnotisme.
Aux yeux de ses contemporains, cette notice nécrologique de Freud n’était que
l’une, parmi tant d’autres, rédigées sur Charcot de par l’Europe. En France, les
nécrologies enthousiastes des disciples de Charcot furent suivies d’un article
perspicace de Janet qui relevait discrètement les points faibles de la méthodolo­
gie de Charcot89. Chose assez curieuse, le premier livre consacré à Charcot fut
l’œuvre d’un médecin russe, Lyubimov, qui avait été lié à Charcot pendant vingt
ans et avait rassemblé des données introuvables ailleurs. L’impression générale
était qu’il serait très difficile de remplacer Charcot, et qu’avec sa mort s’achevait
une période de l’histoire de la psychiatrie.

La suprématie et le déclin de l’École de Nancy : 1894-1900

La mort de Charcot mettait fin, semblait-il, au règne de la Salpêtrière. Pendant


ses dernières années, Charcot n’avait cessé de perdre du terrain au profit de
l’École de Nancy, et une réaction contre ses idées se fit jour à l’intérieur de la Sal­
pêtrière. Les expériences sur les hystériques étaient entachées de tant d’éléments
douteux qu’une base d’exploration plus solide apparaissait indispensable. Il y eut
deux genres de réactions : certains, comme Janet, comptaient poursuivre des
études psychologiques en s’appuyant sur des méthodes objectives et critiques,
mais la plupart des élèves de Charcot rejetaient la méthode psychologique en lui
préférant la méthode neurologique. Le successeur de Charcot, le professeur Ful-
gence Raymond, adopta une position intermédiaire. Il penchait fortement pour
l’approche neurologique, mais il encouragea Janet à poursuivre dans la ligne psy­

88. Voir chap. vn, p. 518,577-578, chap. x, p. 767.


89. Voir chap. n, p. 132.
786 Histoire de la découverte de l’inconscient

chologique. L’École de Nancy semblait maintenant dominer la scène et étendre


son influence, mais, du même coup, sa doctrine se dilua. Bernheim était parti du
sommeil hypnotique, puis s’était concentré sur la « suggestion ». Ce terme de
« suggestion », qui avait pris une signification de plus en plus vague, fut progres­
sivement remplacé par le nouveau terme à la mode, celui de « psychothérapie ».

A la recherche de nouvelles psychothérapies : 1894-1896


En 1894, la suprématie politique de l’Europe était encore incontestée ; pour­
tant, deux événements auraient dû servir d’avertissement. Le Japon, de sa propre
initiative, déclara la guerre à la Chine, et, après une rapide victoire, fit de la Corée
son « protectorat ». Le sultan Abdül-Hamid II choisit les Arméniens comme
ultimes victimes et en massacra systématiquement 80 000. Jusque-là, les pays
européens avaient eu pour habitude d’intervenir en déclarant la guerre ou en
menaçant de la déclarer dès que les Turcs commençaient à massacrer des chré­
tiens. Mais cette fois-ci, malgré l’indignation des nations chrétiennes, le « sultan
rouge » ne rencontra pas de véritable opposition : ce fut une nouvelle défaite
morale pour l'Europe. Pendant ce temps, l’activité anarchiste se poursuivit en
Europe et le président de la République, Sadi Carnot, fut assassiné. Le tsar
Alexandre II mourut, et la politique qu’entendait suivre son successeur,
Nicolas II, fut un sujet d’inquiétude pour le reste de l’Europe.
A Paris, la réaction anti-Charcot se manifestait, tant à l’intérieur qu’à l’exté­
rieur de la Salpêtrière90. Janet, encouragé par la bienveillante neutralité de Ray­
mond, publia néanmoins deux de ses cas les plus célèbres, celui de Justine et
celui d’Achille91. Mais Bernheim se considérait maintenant comme le grand
maître de la psychothérapie et son influence ne cessait de s’étendre.
Dans les pays de langue allemande, la « Communication préliminaire » de
Breuer et Freud avait suscité un certain intérêt, mais ceux qui avaient lu Janet ne
voyaient pas ce qu’elle apportait de véritablement nouveau. Pourtant Freud insis­
tait maintenant sur la différence entre ses théories et celles de Janet, et, en 1894,
il publia un article sur les « névroses de défense » où il prenait le contre-pied du
point de vue de Janet.
Les événements de 1895 apparurent aux contemporains comme désastreux
pour le prestige du monde occidental. Le massacre des Arméniens continuait
malgré les protestations des puissances chrétiennes, et l’on assista à un réveil de
l’antisémitisme en Europe. Le chef antisémite Karl Lueger fut élu maire de
Vienne, mais l’empereur annula cette élection. Une certaine agitation régna pen­
dant la campagne électorale, bien qu’il n’y eût pratiquement pas d’actes de vio­
lence contre la personne ou les possessions des Juifs. En France, l’antisémitisme
tournait autour de l’affaire Dreyfus. Le capitaine Alfred Dreyfus était accusé de
trahison : il fut dégradé et condamné aux travaux forcés sur l’île du Diable. La
même année vit deux grandes découvertes scientifiques, celle des rayons X par
Roentgen et celle du cinématographe par les frères Lumière. Pasteur, qui mourut
le 28 septembre, reçut des funérailles nationales et fut célébré comme un des plus

90. Voir chap. n, p. 134-135.


91. Voir chap. vi, p. 391-395.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 787

grands savants de tous les temps. Certains Français eurent l’impression que l’his­
toire de la médecine se diviserait désormais en deux périodes : avant et après
Pasteur.
A Paris, Janet publia une série d’articles illustrant le rôle des idées fixes sub­
conscientes dans l’étiologie des symptômes hystériques, des fugues et même des
spasmes musculaires92. Mais la faveur du public cultivé allait à la Psychologie
des foules de Gustave Le Bon, dont on pensait qu’elle fournissait une nouvelle
clé pour la compréhension de la sociologie, de l’histoire et des sciences
politiques93.
A Vienne, Sigmund Freud, par ses études sur les névroses, apparaissait comme
le rival de Janet. C’est ce que montraient ses articles sur la psychothérapie de
l’hystérie, sur la névrose d’angoisse, sur les obsessions et les phobies (exposant
sa théorie des quatre types de névroses et de leur étiologie sexuelle spécifique), et
surtout sa publication, écrite en collaboration avec Breuer, des Études sur l'hys­
térie9*. Cet ouvrage, nous l’avons vu, contenait la présentation du cas Anna O.
par Breuer et quatre études de cas par Freud. L’évolution était nette par rapport à
la «Communication préliminaire» de 1893: deux seulement de ces quatre
malades avaient été traités sous hypnose ; les deux autres avaient été traités en
abordant directement leurs difficultés à l’état de veille, à la manière de Benedikt.
L’opinion traditionnelle qui voudrait que les Études sur l’hystérie n’aient ren­
contré aucun succès est nettement contredite par les faits. Umpfenbach écrivit
que ces cinq cas étaient extrêmement intéressants et que les deux auteurs en
étaient arrivés aux mêmes conceptions que Janet et Binet95. Bleuler fit un compte
rendu objectif de l’ouvrage, se contentant d’exprimer quelques réserves (il n’est
pas exclu, disait-il, que le succès thérapeutique de la méthode cathartique soit
simplement l’effet de la suggestion). Il considérait cet ouvrage comme un des
plus importants publiés au cours des dernières années96. Jones assure que l’ou­
vrage se heurta à l’incompréhension et à la critique malveillante de Strümpell,
mais fut l’objet d’une recension très favorable de J. Michell Clarke. En fait,
Strümpell et Clarke firent les mêmes éloges et les mêmes critiques, bien que for­
mulés différemment. Strümpell dit : « Les deux auteurs ont essayé, avec beau­
coup d’habileté et de pénétration psychologique, de nous faire entrer plus profon­
dément dans la condition mentale des hystériques et leurs affirmations
comportent bien des éléments intéressants et stimulants »97. Il ne met pas en
doute les succès thérapeutiques de Breuer et de Freud, mais il se demande dans
quelle mesure on a le droit de percer les secrets les plus intimes de son malade et
si ce qu’un malade dit sous hypnose correspond réellement à la vérité, puisque,
dans ces conditions, tant d’hystériques sont portés à inventer toutes sortes de
romans. Les mêmes objections, que Jones estime déplacées quand elles viennent
de Strümpell, se retrouvent chez Michell Clarke qui écrit : « Je laisse de côté la
question de l’opportunité de pénétrer aussi intimement dans les pensées et les

92. Voir chap. vi, p. 396.


93. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895.
94. Voir chap. vn, p. 508-513.
95. Umpfenbach, Zeitschrift fur die Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane, X
(1896), p. 308-309.
96. E. Bleuler, MUnchener medizinische Wochenschrift, XLIII (1896), p. 524-525.
97. Adolf Strümpell, Deutsche Zeitschriftfur Nervenheilkunde, VIII (1896), p. 159-161.
788 Histoire de la découverte de l’inconscient

préoccupations les plus personnelles d’un malade [...]. Il semble probable, dans
certains cas au moins, que cela déplaît vivement aux malades. Il faut répéter qu’il
est nécessaire, lorsqu’on étudie les hystériques, de toujours se rappeler à quel
point ils sont sensibles à la suggestion : c’est peut-être là le point faible de cette
méthode d’investigation »9899 . Le danger, ajoute-t-il, serait que ces malades
« affirment des choses conformes à la moindre suggestion, même légère, à l’insu
éventuellement du médecin ». En Angleterre également, Myers fit l’éloge du
livre dans lequel il trouva, déclara-t-il, une confirmation de ses propres vues ainsi
que des recherches de Binet et de Janet en France”. Havelock Ellis se livra à des
commentaires enthousiastes, attribuant à Breuer et à Freud le mérite d’avoir
« ouvert une porte », et ajoutant : « Les progrès à venir dans l’explication de
l’hystérie passeront probablement par une analyse psychique plus poussée »100.
Bressler101 s’appuya sur l’histoire d’Anna O. dans une étude sur la malade de
Blumhardt et sa guérison par l’exorcisme102 ; la théorie de l’hystérie de Breuer et
de Freud, dit Bressler, pourrait nous aider à comprendre scientifiquement ce cas.
A Budapest, Ranschburg et Hajos publièrent une étude comparative de la théorie
de l’hystérie de Janet, d’une part, et de celle de Breuer et Freud, d’autre part ; ils
reconnaissaient les mérites des deux théories, tout en refusant les critiques que
Breuer adressait aux théories de Janet103. Le commentaire le plus lucide vint de
Krafft-Ebing, qui dit avoir essayé la méthode de Breuer-Freud sur quelques hys­
tériques, et s’être rendu compte qu’il ne suffisait pas de mettre en lumière le
trauma causal pour guérir les symptômes104. Krafft-Ebing soulignait également
que le souvenir du trauma refoulé peut réapparaître à la conscience sous un
aspect fantastique et déformé105.
Les Études sur l’hystérie connurent aussi un vif succès dans les milieux litté­
raires. L’écrivain Alfred Berger, connu pour un essai philosophique sur Des­
cartes, des romans psychologiques et des études de critique littéraire, rédigea,
pour la Morgenpresse, un compte rendu intitulé : « Chirurgie de l’âme »106. Il
louait la profondeur de sentiment, la perspicacité psychologique et la bonté de
cœur révélées par l’ouvrage de ces deux auteurs ; il comparait leurs guérisons
cathartiques à la guérison d’Oreste dans Y Iphigénie en Tauride de Goethe. Il
saluait surtout en cette œuvre « un morceau de la psychologie des écrivains anti­

98. J. Michell Clarke, Brain, XIX (1896), p. 401-414.


99. F.W.H. Myers, « Hysteria and Genius », Journal ofthe Societyfor Psychical Research,
Vm, n° 138 (avril 1897), p. 50-59.
100. Havelock Ellis, « Hysteria in Relation to Sexual Emotions », The Alienist and Neu-
rologist, XIX (1898), p. 599-615.
101. Johann Bressler, « Kulturhistorischer Beitrag zur Hystérie », Allgemeine Zeitschrift
fur Psychiatrie, LUI (1895-1897), p. 333-376.
102. Voir chap. I, p. 49-52.
103. Paul Ranschburg et Ludwig Hajos, Neue Beitrage zur Psychologie des Hysterischen
Geisteszustandes. Kritisch-experimentelle Studien, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1897.
104. Richard von Krafft-Ebing, « Zur Suggestionsbehandlung der Hysteria Gravis », Zeit­
schrift fur Hypnotismus, IV, n° 1 (1896), p. 27-31.
105. Richard von Krafft-Ebing, Arbeiten aus dem Gesamtgebiet der Psychiatrie und Neu­
ropathologie, Leipzig, Barth, 1897, ni, p. 193-211.
106. Alfred Freiherr von Berger, « Chirurgie der Seele » (1896). Réimprimé partiellement
dans Almanach der Psychoanalyse, Vienne, Intemationaler Psychoanalytiker Verlag, 1933,
p. 285-289.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 789

ques ». Les écrivains, disait-il, sont comme les grands Vikings qui vinrent en
Amérique bien avant Colomb ; maintenant les médecins se mettent enfin à les
rattraper. Nous savons aussi par la correspondance de Hofmannsthal qu’il s’in­
téressa aux Études sur l’hystérie, y cherchant des matériaux tandis qu’il préparait
son Elektra'm. Il voulait que son héroïne, à la différence de celle de Goethe, fût
une sorte de furie hystérique107 108. Hermann Bahr, qui avait prêté à Hofmannsthal
son exemplaire du livre de Breuer-Freud, utilisa leur notion de catharsis dans son
interprétation de pièces de théâtre109.
L’année 1896 porta un autre coup pénible à l’amour-propre européen. Les Ita­
liens, qui avaient entrepris la conquête de l’Éthiopie, subirent une défaite humi­
liante de la part de l’empereur Menelik à Adoua. Mais, de tous les événements de
cette année, le plus terrible fut sans doute la catastrophe qui marqua le couron­
nement du tsar Nicolas II et de l’impératrice Alexandra, le 29 mai. Durant les fes­
tivités, la foule fut prise de panique et plusieurs milliers d’hommes, de femmes et
d’enfants moururent piétinés. Ce drame suscita la protestation des milieux libé­
raux et des émeutes d’étudiants, réprimées par la force. Les superstitieux virent
dans tout cela un présage funeste pour le règne du nouveau tsar. L’alliance
franco-russe prenait néanmoins forme et, lors de sa visite à Paris, le tsar Nicolas
reçut un accueil triomphal. Ces événements ne pouvaient qu’accroître la tension
entre les deux blocs politiques qui se partageaient l’Europe.
L’antisémitisme devenait un sujet de préoccupation croissant en Europe. En
France, un groupe d’intellectuels entreprit une campagne en faveur de Dreyfus et
deux camps opposés se formèrent. En Autriche, un journaliste et dramaturge juif,
Theodor Herzl, publia un livre qui devait faire date, L’État juif110. En sa qualité
de journaliste au service de l&Neue Freie Presse, il avait été témoin de l’agitation
autour de l’élection de Lueger et de celle suscitée par l’affaire Dreyfus en France.
La seule alternative qu’il voyait à l’antisémitisme était la création d’un État
national juif en Palestine. Il n’était pas le premier à proposer cette solution, mais
il apportait des plans complets et travailla à leur réalisation.
En 1896, le troisième Congrès international de psychologie se tint à Munich,
du 4 au 7 août111. Le Congrès avait été préparé avec la Gründlichkeit (application
approfondie) caractéristique des Allemands et réunit environ 500 participants, ce
qui était considérable pour l’époque. Cent soixante-seize communications furent
présentées en quatre langues (allemand, français, anglais et italien). Parmi les
participants, on comptait les philosophes, les psychiatres et les psychologues les
plus connus de cette époque. Nombre de communications furent de haute qualité,
et quelques-unes ont fait date.
Theodor Lipps présenta une communication très remarquée sur la notion d’in­
conscient112. L’inconscient, dit-il, est la question de la psychologie. L’incons-

107. Hugo von Hofmannsthal, Elektra, Berlin, Fischer, 1904.


108. Cité par Walter Jens, Hofmannsthal und die Griechen, Tübingen, Niemayer, 1955,
p. 155.
109. Hermann Bahr, Dialog vom Tragischen, Berlin, Fischer, 1904.
110. Theodor Herzl, Der Judenstaat. Versuch einer modemen Losung der Judenfrage,
Leipzig et Vienne, M. Breitenstein, 1896.
111. III. Intemationaler Kongress fur Psychologie in München vom 4. bis 7. August 1896,
Munich, J.F. Lehmann, 1897.
112. Theodor Lipps, in ibid., p. 146-164.
790 Histoire de la découverte de l’inconscient

tient, soubassement général de la vie psychique, est comparable à une chaîne de


montagnes sous-marines dont n’émergeraient que les sommets, représentant le
conscient. Notre vie consciente est, dans une large mesure, dominée par nos
représentations inconscientes : « Ainsi mes représentations passées sont toujours
actives en moi, sans que j’aie conscience de leur présence et de leur activité. »
L’inconscient ne peut s’expliquer entièrement en termes physiologiques, il repré­
sente une réalité psychique autonome. Un peu dans la même veine, Georg Hirth
fit une communication sur les Merksysteme, c’est-à-dire les associations durables
de perceptions qui, en deçà du seuil de la conscience, sont activement en conflit
les unes avec les autres113. Ces Merksysteme peuvent prendre possession d’un
individu sans qu’il en ait conscience. Dans les cas les plus graves, leur tyrannie
peut conduire un individu à sa perte. Des Merksysteme peuvent s’unir sous forme
de « systèmes d’ombre », qui sont à l’origine des antipathies, des soupçons, des
perversions, etc., et sont souvent révélés par des « systèmes de rêves ». « La
route de la vie de l’hystérique et du mélancolique est pavée de systèmes
d’ombre », dit-il. Dans la discussion qui suivit cette communication, le recteur
Ufer fit remarquer que ces Merksysteme correspondaient aux Vorstellungsmas-
sen (masses de représentations) de Herbart, et Trupper nota qu’ils s’identifiaient
aux « condensations » de Lazarus.
Dans une communication sur « la différence entre suggestibilité et hystérie »,
Forel chercha à répondre à la vieille question : « Qu’est-ce que l’hystérie ? » Il la
définit comme un « complexe pathologique de symptômes », qui peut être
constitutionnel ou acquis, ou les deux à la fois, bien que l’élément constitutionnel
prédomine en général. Ceci reste vrai, dit Forel, même s’il est prouvé, comme
l’ont fait « Charcot, Freud, Breuer, Vogt et tant d’autres avant eux », que des
symptômes d’apparence grave peuvent provenir de représentations mentales
inconscientes et être guéris en les éliminant. Otto Wetterstrand présenta une
communication sur sa nouvelle méthode de traitement par le sommeil hypno­
tique prolongé. Il hypnotisait des malades à répétition pour les maintenir en som­
meil hypnotique pendant six, huit, dix jours ou plus, et assurait pouvoir guérir des
hystériques de cette façon.
Dans sa communication sur « l’influence somnambulique et le besoin de direc­
tion », Janet décrivit clairement la relation particulière qui s’établit entre le thé­
rapeute et le malade. S’appuyant sur sa propre expérience clinique, Janet distin­
guait deux sortes de rapports : l’« influence somnambulique », caractéristique
des hystériques, et le « besoin de direction », qui était le propre des
psychasthéniques1 *4.
Ces communications ne représentent qu’un faible échantillonnage de toutes
celles qui furent présentées à ce Congrès. Le nombre, la diversité et l’originalité
de ces contributions donnèrent sans doute aux participants le sentiment que la
psychologie était sur le point d’effectuer une percée décisive.
Le secrétaire général du Congrès, von Schrenk-Notzing, publia cette même
année une étude sur le dédoublement de la personnalité115. Il voyait dans le

113. Georg Hirth, in ibid., p. 458-473.


114. Voir chap. m, p. 187 ; chap. vi, p. 398-399.
115. Albert Freiherr von Schrenck-Notzing, Über Spaltung der Persônlichkeit
(sogennanntes Doppel-kh), Vienne, Hôlder, 1896.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 791

dédoublement de la personnalité une reviviscence inconsciente de souvenirs


oubliés. Il s’appuyait, pour justifier cette façon de voir, sur une étude attentive de
cas cliniques célèbres (la Félida d’Azam, la Blanche Wittmann de Charcot, et
plusieurs malades de Janet) et sur les recherches récentes d’auteurs français, ainsi
que de Breuer et de Freud.

La fin de siècle : 1897-1900

Les années 1897-1900 marquèrent l’apogée de l’esprit de fin de siècle en


Europe116. Celui-ci était caractérisé en partie, comme nous l’avons vu, par le vif
intérêt que le public portait aux problèmes psychologiques et psychopatholo­
giques et par la recherche de nouvelles méthodes de psychothérapie. Bernheim se
considérait toujours comme le chef incontesté de la médecine psychologique,
mais l’École de Nancy devenait une entité aux contours de plus en plus imprécis.
A Paris, la réaction contre Charcot alla si loin que beaucoup considéraient la psy­
chologie comme inutile dans le traitement des malades mentaux. Janet, sans
renier ses recherches antérieures sur les idées fixes subconscientes, s’attacha
davantage à des descriptions minutieuses de la psychasthénie. Peu de gens
savaient que Floumoy, à Genève, avait entrepris des recherches de longue
haleine sur le médium Hélène Smith, et qui aurait pu deviner que Sigmund
Freud, à Vienne, s’était engagé dans une auto-analyse et une exploration des
rêves ?
L’année 1897 fut, comme les années précédentes, lourdement grevée de ten­
sions politiques et sociales. La population de la Crète se souleva contre la domi­
nation turque et fut soutenue par des troupes venues de Grèce, mais les Turcs
reconquirent l’île, provoquant l’intervention d’autres puissances européennes.
L’alliance franco-russe se trouva renforcée par la visite du président Félix Faure
au tsar Nicolas H. A Vienne, le chef antisémite Karl Lueger fut élu pour la troi­
sième fois maire de Vienne, après que l’empereur eut annulé par deux fois le
scrutin, et cette fois-ci son élection fut ratifiée. Le premier Congrès sioniste se
réunit à Bâle, sous la présidence de Theodor Herzl. Mais l’événement qui fit pro­
bablement l’impression la plus dramatique cette année-là fut l’incendie du Bazar
de la Charité à Paris, le 4 mai. Les organisateurs et les visiteurs du Bazar faisaient
partie de l’élite de l’aristocratie française. Une des victimes du désastre était la
sœur de l’impératrice Élisabeth d’Autriche. Parmi les 125 victimes de l’incendie
ne figuraient que 5 hommes (trois vieillards, un garçon de 12 ans et un médecin).
Il s’avéra que les jeunes aristocrates présents s’étaient brutalement frayé un che­
min vers la sortie, et cette conduite ignominieuse donna le coup de grâce à ce qui
restait de respect pour l’aristocratie.
Parmi les nombreuses publications de cette année, on note l’étude de Frederick
Myers sur les rapports entre symptômes hystériques et idées fixes117. Les symp­
tômes hystériques, dit Myers, ont un caractère infantile et « me font penser irré-

116. Voir chap. V, p. 309-312.


117. F.W.H. Myers, «Hysteria and Genius», Journal of the Society for Psychical
Research, VH! (1897), p. 50-59.
792 Histoire de la découverte de l’inconscient

sistiblement à la fantastique comédie, proche du rêve, que joue le moi sublimi­


nal ». Et il ajoute :
« Tous les symptômes hystériques, je l’affirme hardiment, sont donc l’équi­
valent des idéesfixes ; et une crise hystérique correspond à l’explosion d’une idée
fixe [...] ces notions, dont je suis largement redevable aux expériences du docteur
Janet, ont trouvé (me semble-t-il) une étrange confirmation, plus récemment,
dans les Études sur l’hystérie des docteurs Breuer et Freud. Ces médecins avaient
affaire, en particulier dans le cas d’Anna O., la patiente du docteur Breuer, à des
malades d’un niveau intellectuel beaucoup plus élevé que ceux de la Salpêtrière.
[Myers compare ensuite le mécanisme par lequel se produisent les symptômes
hystériques et celui du génie créateur.] Le génie est fait, pour une grande part, de
poussées subliminales qui expriment symboliquement le résultat d’observations
et d’inférences dont le moi subliminal n’a pas conscience. »
Dans l’ensemble, cependant, tout ce qui touchait à l’hystérie, à l’hypnotisme et
à la suggestion devenait de plus en plus suspect et c’était le mot « psychothéra­
pie » qui s’appliquait maintenant à toutes les méthodes de guérison par l’esprit
Le manuel de psychothérapie de Lôwenfeld offre un exemple typique de cette
nouvelle attitude118. Après un bref historique de la psychothérapie et un exposé
des principes généraux de la psychologie médicale, l’auteur fournit des indica­
tions sur les rapports qui doivent exister entre le patient et le médecin. Parmi les
principales méthodes psychothérapiques, Lôwenfeld décrit la «gymnastique
mentale », le traitement hypnotique et suggestif, la méthode Breuer-Freud, la
thérapeutique par les émotions et la guérison par la foi.
L’année 1898 amena l’Europe au bord de la guerre. L’incident qui faillit la
déclencher relevait de la lutte pour les colonies en Afrique. Les Français possé­
daient déjà un vaste empire, qui s’étendait de l’Atlantique au lac Tchad. Une
expédition, commandée par le colonel Marchand, arriva à Fachoda où les
Anglais la sommèrent de s’arrêter. Cet incident souleva une telle indignation en
France que la guerre entre la France et l’Angleterre parut inévitable, mais les
Français se plièrent finalement aux exigences britanniques (concession opportu­
niste due à l’arrière-pensée d’une guerre éventuelle avec l’Allemagne). La guerre
hispano-américaine fut un nouveau coup grave porté au narcissisme européen.
Une révolte contre les Espagnols avait éclaté à Cuba et les rebelles étaient
appuyés par des volontaires des États-Unis. A la suite d’un incident au cours
duquel, dans des circonstances demeurées obscures, le navire américain Maine fit
explosion près de La Havane, les Américains déclarèrent la guerre. La flotte
espagnole subit une cuisante défaite et les Américains occupèrent Cuba, Porto
Rico, Guam et les Philippines. En Espagne, cette défaite fut à l’origine de ce
qu’on appela le marasme. La jeune génération, celle qu’on appellera plus tard la
« génération de 1898 », ressentit profondément les effets de la défaite, mais à la
longue beaucoup de ses représentants contribuèrent au renouvellement de la vie
intellectuelle dans leur pays. L’agitation provoquée en France par l’affaire Drey­
fus atteignit son point culminant lorsque 2Sola publia son célèbre pamphlet, J’ac­
cuse, et qu’un des accusateurs, le colonel Henry, pris en flagrant délit de falsifi­
cation de documents, se suicida. Quand l’impératrice Élisabeth d’Autriche fut

118. L. Lôwenfeld, Lehrbuch der gesamten Psychothérapie mit einer einleitenden Darstel-
lung der Haupttatsachen der medizinischen Psychologie, Wiesbaden, Bergmann, 1897.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 793

assassinée à Genève par un anarchiste, on eut l’impression que le sort s’acharnait


contre le malheureux empereur François-Joseph.
C’est en 1898 que Pierre Janet publia Névroses et idées fixes, la première de
ses grandes œuvres à paraître sous les auspices du laboratoire de psychologie de
la Salpêtrière119. Une grande partie des analyses contenues dans cet ouvrage avait
déjà été publiée sous forme d’articles. Comme il était d’usage en France à cette
époque, le patronage de Raymond valut de voir son nom joint à celui de l’auteur,
bien que l’ouvrage eût été exclusivement rédigé par Janet. Névroses et idées fixes
contient plusieurs des cas les plus célèbres de Janet, ceux de Marcelle, de Justine,
de Marcelline, de madame D. et d’Achille, mais comporte aussi des sections
consacrées à des questions théoriques. Venant après L’Automatisme psycholo­
gique et la thèse de médecine sur l’hystérie, ce livre confirma la réputation de
Janet, considéré comme le meilleur spécialiste français des névroses. D’autant
plus qu’en cette même année, il écrivit une contribution importante intitulée « Le
traitement psychologique de l’hystérie » pour le Traité de thérapeutique d’Albert
Robin.

Janet y présente une synthèse de ses conceptions sur les idées fixes subcons­
cientes, leur nature, la façon de les détecter et de les manier, leurs rapports avec
les symptômes (compte tenu du caractère symbolique de ces derniers dans cer­
tains cas). Il souligne qu’il ne suffit pas de les ramener à la conscience, mais qu’il
faut encore les dissocier, en dépit d’une résistance considérable (souvent sous
forme de symptômes somatiques). Janet insiste aussi sur le rôle capital de l’in­
fluence somnambulique et indique la façon de l’utiliser tout en la réduisant au
minimum compatible avec l’efficacité thérapeutique. Il est tout aussi important,
ajoute-t-il, de compléter le traitement hypnotique par un programme de
rééducation120.

L’École de Nancy s’était beaucoup étendue. Un de ses adeptes, le Hollandais


Van Renterghem, publia une vue d’ensemble sur l’École, présentant d’abord les
membres du groupe de Nancy, Liébeault et Bernheim, puis ses adhérents dans
toutes les parties de l’Europe, notamment en Pologne, en Suède et en Alle­
magne121. Breuer et Freud représentaient, disait-il, la branche autrichienne.
Le médecin de 1898, intéressé aux nominations universitaires annoncées dans
les revues médicales, dut sans doute être surpris d’apprendre que l’éminent pro­
fesseur August Forel avait renoncé à sa chaire de psychiatrie à l’université de
Zurich et qu’il y avait été remplacé par un nouveau venu presque inconnu, Eugen
Bleuler, choisi en raison du remarquable travail clinique qu’il avait accompli au
cours des dix dernières années à l’hôpital psychiatrique de Rheinau122.
Notons, dans la masse des publications de cette année, les Recherches sur la
libido sexualis d’Albert Moll123. Il développait l’idée émise par Dessoir en 1894

119. Voir chap. vi, p. 399.


120. Pierre Janet, « Traitement psychologique de l’hystérie », in Traité de thérapeutique,
Albert Robin éd., fascicule 15,2e partie, Paris, Rueff, 1898, p. 140-216.
121. A.W. Van Renterghem, Liébeault en Zijne School, Amsterdam, Van Rossen, 1898.
122. Voir chap. v, p. 315.
123. Albert Moll, Untersuchungen über die Libido sexualis, Berlin, H. Komfeld, 1898,
vol. I.
794 Histoire de la découverte de l’inconscient

que l’instinct sexuel évolue : les jeunes adolescents passeraient normalement par
un stade indifférencié transitoire, et dans certains cas un trouble survenant dans
cette évolution pourrait expliquer l’homosexualité des adultes. Le mot « libido »,
que Benedikt, Krafft-Ebing et d’autres avaient utilisé dans le sens de désir
sexuel, prenait une signification nouvelle, et désignait maintenant l’instinct
sexuel dans ses phases d’évolution. A Vienne, Freud publia ses articles sur le
« Mécanisme psychique de l’oubli » et « La sexualité dans l’étiologie des
névroses ».
En 1899 commença la guerre des Boers. Le public s’attendait à une victoire
rapide des Anglais, mais ceux-ci commencèrent par essuyer des revers et furent
obligés d’envoyer des renforts. Les Boers jouissaient d’une grande sympathie en
France et en Allemagne. En France, l’agitation autour de l’affaire Dreyfus
s’apaisa progressivement, la sentence fut révoquée et Dreyfus revint de l’île du
Diable.
L’École de Nancy se développait de façon spectaculaire en Hollande. La cli­
nique psychothérapique de Van Renterghem, située dans un quartier résidentiel
d’Amsterdam, fut solennellement transformée en Institut Liébeault. Celui-ci
comprenait un hall d’entrée, des salles d’attente et d’examen, des bureaux, une
bibliothèque et 26 chambres pour les malades. Dans le hall, une plaque portait
cette inscription :
Ambrosio Auguste Liébeault
Ex Favereis oriundo (Lotharingia)
Dedicatum
(rappelant aux visiteurs que Liébeault était né dans le village de Favières, en Lor­
raine). La clinique était décorée de portraits de Liébeault, de Bernheim et de
Liégeois.
L’intérêt porté à la pathologie sexuelle, très vif depuis la parution de la pre­
mière édition de Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing, se concrétisa par la fon­
dation du Jahrbuch de Magnus Hirschfeld124, qui contenait des articles originaux
et des comptes rendus de publications consacrées à la pathologie sexuelle. Cette
revue adoptait une position active, en préconisant une réforme des lois relatives
à l’homosexualité. Signalons, parmi les nombreuses publications de cette année-
là, le livre de Féré, L’Instinct sexuel. Évolution et dissolution, par lequel l’auteur
cherche à introduire une conception évolutive des déviations sexuelles125. S’ap­
puyant sur ses nombreuses observations cliniques, Féré soulignait l’influence
qu’exercent les expériences sexuelles précoces sur le développement sexuel ulté­
rieur des individus.
Cette même année, Freud publia son article sur les « souvenirs-écrans » qui fut
recensé favorablement dans la Revue neurologique et dans plusieurs autres
revues psychiatriques et psychologiques.
L’année 1900 apparut comme l’une des plus sanglantes que l’on ait connues
jusqu’alors. La guerre faisait rage en Afrique du Sud, les Anglais semblaient s’y
être enlisés et, en dépit de succès locaux, semblaient incapables de forcer la vic­

124. Jahrbuch fur sexuelle Zwischenstufen unter besonderer Berücksichtigung der Homo-
sexualitàt, Leipzig, Max Spohr, 1899.
125. Charles Féré, L’Instinct sexuel. Évolution et dissolution, Paris, Alcan, 1899.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 795

toire. Le président du Transvaal, Kruger, fit un voyage en Europe, mais n’y


récolta que bonnes paroles et sympathie. En Chine, la société secrète des Boxers
fomenta une insurrection. En juin, les Européens furent assiégés dans leurs
ambassades de Pékin et ne furent libérés qu’en août par une expédition interna­
tionale commandée par un Allemand. On parlait beaucoup en Europe du « péril
jaune ». La crainte qu’une Chine unifiée ne mette sur pied une armée puissante,
capable de submerger et de dévaster l’Europe, devenait un véritable cauchemar.
La même année, un anarchiste assassina le roi Humbert d’Italie.
Mais l’année 1900 fut aussi, à bien des égards, une année féconde. En Alle­
magne, Planck lut sa première communication sur la théorie des quanta qui
devait révolutionner la physique. Ellen Key prédit, dans Le Siècle de l’enfant,
que le XXe siècle apporterait la libération de l’enfant ; elle préconisait des
réformes révolutionnaires dans l’éducation. Dans le domaine de l’art, de nou­
veaux courants se manifestèrent après plusieurs années d’un lent développement.
Le « modem style » triompha en France, le Jugendstil en Allemagne et en
Autriche. A Vienne, on avait confié à Gustav Klimt la décoration à fresque des
nouveaux bâtiments de l’université, mais les esquisses préliminaires soulevèrent
l’indignation des professeurs. La nouvelle de la mort de Nietzsche, au terme de
dix années de démence profonde, raviva l’intérêt porté à sa philosophie dans
toute l’Europe. Un autre Allemand, Edmund Husserl, publia un ouvrage qui
passa presque inaperçu en dehors d’un cercle étroit de philosophes profession­
nels126. Qui aurait pu soupçonner que, cinquante ans plus tard, il inspirerait un
nouveau courant psychiatrique, l’analyse existentielle ?
Beaucoup pensaient que le siècle qui s’ouvrait serait celui de la psychologie.
L’Institut international de psychologie ne fut-il pas fondé en 1900127 ? La même
année, Ribot demanda à Janet de le remplacer au Collège de France. Janet fit une
première série de conférences sur « le sommeil et les états hypnoïdes », dans les­
quelles il traitait du sommeil, des rêves, des troubles du sommeil et du
somnambulisme.
Un des événements dont on parla le plus en cette année 1900 fut la grande
Exposition universelle de Paris. Plus encore qu’en 1889, ce fut une année de
congrès internationaux. Le Congrès international de médecine réunit 8 000 par­
ticipants, regroupés en vingt-trois sections, participation considérable pour cette
époque. La section de neurologie, sous la présidence de Raymond, eut soin de se
tenir sur le terrain solide de la neurologie, sans empiéter sur celui de
l’hypnotisme.
Le deuxième Congrès international de l’hypnotisme eut lieu du 12 au
16 août128. Le discours inaugural, prononcé par Raymond, montre combien les
idées sur l’hypnotisme avaient évolué à la Salpêtrière depuis la mort de Charcot.
Raymond expliqua que Charcot avait entrepris ses recherches sur l’hypnotisme
avec les mêmes méthodes que celles qu’il appliquait aux affections neurolo­
giques, tandis que l’École de Nancy s’intéressait surtout aux aspects psycholo­
giques du phénomène. En fait, continuait Raymond, l’une et l’autre tendance

126. E. Husserl, Logische Untersuchungen, Halle, Niemeyer, 1890, vol. I.


127. Voir chap. vi, p. 366.
128. IP Congrès international de l’hypnotisme (Paris, 12-16 août 1900), Paris, Revue de
l’hypnotisme, Vigot, 1902, p. 320. Comptes rendus publiés par le docteur Bérillon et le docteur
Farez.
796 Histoire de la découverte de l’inconscient

pouvaient se réclamer d’antécédents lointains ; Pierre Janet avait montré que les
magnétiseurs avaient décrit les trois phases de l’hypnotisme dès 1840, et la que­
relle entre les deux écoles ne faisait que ressusciter l’ancienne querelle entre flui­
distes et animistes. La seule donnée réellement nouvelle, ajoutait Raymond, c’est
qu’aujourd’hui nous croyons tous au déterminisme psychologique et que nous
cherchons à définir les lois qui régissent l’esprit. A la suite de ce discours, Béril-
lon fit un long exposé, très détaillé, sur l’histoire de l’hypnotisme, depuis Braid
jusqu’à l’époque contemporaine.
Oskar Vogt traita de la valeur de l’hypnose en tant qu’instrument d’investiga­
tion psychologique. Il avait mis au point une méthode où le sujet hypnotisé devait
concentrer son esprit sur une image, une idée, un souvenir ou un sentiment
donnés, l’amenant à une prise de conscience de plus en plus intense, comme si le
contenu et le cadre du phénomène exploré étaient examinés à la loupe129. Les
congressistes visitèrent la Salpêtrière le 13 août, sous la conduite des docteurs
Cestan, Philippe et Janet. Les journalistes qui participèrent à cette visite ressen­
tirent probablement que le mystère qui habitait la Salpêtrière au temps de Char­
cot s’était évanoui : aussi furent-ils ravis de répandre la nouvelle d’une malade
extraordinaire, nommée Madeleine, qui portait les stigmates de la passion du
Christ.
Le quatrième Congrès international de psychologie se tint du 20 au 25 août,
sous la présidence de Théodule Ribot, avec Charles Richet comme vice-président
et Pierre Janet comme secrétaire général130. Participaient au congrès un nombre
impressionnant de philosophes, de psychologues, de psychiatres et même d’écri­
vains. On y traita de tous les sujets possibles présentant un intérêt psychologique.
La troisième séance générale était consacrée à la question du somnambulisme.
Théodore Floumoy, dont le livre Des Indes à la planète Mars avait paru quelques
mois plus tôt, parla d’Hélène Smith et de ses élucubrations somnambuliques.
Leur caractère enfantin et leur ineptie indiquaient que ces phénomènes prenaient
naissance dans les couches les plus primitives et les plus infantiles de l’esprit. Ils
correspondaient à une sorte d’émergence transitoire d’étapes du développement
psychologique dépassées depuis longtemps. Un autre trait caractéristique de
l’état somnambulique était l’audace avec laquelle le sujet cherchait à imposer ses
élucubrations comme des faits indiscutables. Ici encore Floumoy notait un trait
infantile, le sujet retrouvant la candeur avec laquelle l’enfant vit ses fictions et ses
jeux. Dans tout cela, il voyait des phénomènes de « réversion ».
F.W.H. Myers, dans une communication « Sur les phénomènes de transe chez
Mrs. Thompson », citait Pierre Janet, Binet, Breuer et Freud comme des auteurs
faisant autorité dans le domaine de l’hystérie. Immédiatement après lui, Frederik
Van Eeden parla de ses expériences avec la même Mrs. Thompson (un médium
clairvoyant). Tandis qu’il était en Hollande et Mrs. Thompson en Angleterre,
Van Eeden l’appela trois fois en rêve et fut capable, plus tard, de préciser la date
et l’heure de ces appels. Les deux premières fois, il l’avait appelée Nellie, la troi­
sième fois, par erreur, il l’appela Elsie. Deux jours plus tard, il reçut une lettre de
Mrs. Thompson l’informant qu’elle l’avait entendu l’appeler Elsie, mais que

129. Voir chap. m, p. 208.


130. IVe Congrès international de psychologie (Paris, 20-26 août 1900), Paris, Alcan,
1901.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 797

c’était là le nom d’un esprit de sa connaissance. Van Eeden déclara aussi qu’il
n’y avait aucune différence essentielle entre la transe médiumnique et le rêve, et
que l’on pouvait s’entraîner à diriger ses rêves à volonté131.
D’autres communications furent présentées : Morton Prince, sur les person­
nalités multiples de miss Beauchamp ; Hartenberg, sur la névrose d’angoisse, qui
rejeta la théorie freudienne de l’origine sexuelle (mais reconnut toutefois dans la
discussion qu’il pouvait en être ainsi dans certains cas) ; et Durand (de Gros) qui
exposa sa théorie du polypsychisme. A la suite d’une communication de Jovic,
préconisant le recours aux méthodes expérimentales en psychologie, un jeune
Viennois, Otto Weininger, répliqua vivement qu’avec le perfectionnement
continu des méthodes expérimentales en psychologie l’introspection finirait par
atteindre un degré de raffinement encore impossible à imaginer.
Il y eut aussi des communications sur des cas cliniques. Paul Farez, un disciple
de Durand (de Gros), distinguait deux types de traitement hypnotique : dans le
premier, il suffit de donner un ordre pour guérir un malade, dans l’autre il est
nécessaire d’explorer l’inconscient pour trouver la cause et pouvoir la traiter132.
Cette cause peut être un cauchemar ou un événement qui a fortement impres­
sionné le malade sans qu’il en ait gardé le souvenir conscient. Farez cita aussi le
cas d’un écrivain qui, tombé sous la coupe d’une comédienne, se plaignait de
trous de mémoire. Sous hypnose, il se souvint que celle-ci était capable de l’hyp-
notiser pour lui faire faire ce qu’elle voulait, puis lui faire tout oublier. Farez fiit
alors en mesure de neutraliser l’influence néfaste de cette femme.
Dans son compte rendu du Congrès, Le Figaro écrit :
« Jamais esprits plus divers n’ont disputé de questions plus variées. Il y avait
là des professeurs de philosophie, des gens de lettres, des médecins, des abbés,
des jésuites, des dominicains, des physiologistes, des mages, des brahmanes hin­
dous, des criminologistes, des vétérinaires, des princes russes, et bon nombre de
femmes dont quelques-unes étaient venues là pour causer spiritisme [...] »133.
Deux livres qui allaient devenir des classiques de la psychiatrie dynamique
parurent fin 1889 : Des Indes à la planète Mars de Floumoy et L’Interprétation
des rêves de Freud.
Nous avons déjà parlé de l’investigation poursuivie pendant cinq années à
Genève par Floumoy sur le médium « Hélène Smith » (Catherine Muller) qui
prétendait avoir le don de clairvoyance et être capable de revivre, pendant ses
transes médiumniques, des épisodes de ses vies antérieures. Elle avait été la reine
Simandini dans l’Inde du XVe siècle, puis la reine Marie-Antoinette à Versailles ;
elle avait aussi vécu sur la planète Mars dont elle parlait et écrivait couramment
la langue134. Floumoy décrit ces trois cycles qu’il appelle romans de l’imagina­
tion subliminale. Ce livre, aussi captivant qu’un roman de Jules Verne ou de
H.G. Wells, constituait une analyse approfondie de certains processus subtils de
l’esprit subconscient. Il démontrait que l’imagerie subliminale fonctionnait
comme une activité créatrice et continue. Par-delà les diverses sous-personnalités
de son médium, Floumoy soulignait l’unité fondamentale de sa personnalité

131. Voir chap. v, p. 339.


132. Paul Farez, « L’hypnotisme et l’évocation du subconscient », TV Congrès internatio­
nal de psychologie (1900), Paris, Alcan, 1901, p. 670-674.
133. Le Figaro, 29 août 1900.
134. Voir chap. v, p. 346-347.
798 Histoire de la découverte de l’inconscient

réelle. Il montrait aussi l’importance de la cryptomnésie : les romans sublimi­


naux, expliquait-il, tiraient en grande partie leur source de souvenirs oubliés de
l’enfance, et particulièrement de lectures. Le médium donnait libre cours à l’ac­
complissement de ses désirs ; les rêves de supériorité, où elle était reine, les
séances où elle prodiguait des conseils et des renseignements sur d’autres
mondes exprimaient ses désirs de grandeur, bien qu’on y trouvât aussi des
expressions symboliques de la réalité quotidienne la plus banale. Flournoy faisait
remonter la « réversion » exprimée par chacun des cycles à un âge déterminé. D
parlait peu du rôle du « rapport » ou du transfert, mais, comme l’a montré Cla­
parède, il était parfaitement conscient de ce phénomène, et c’est par discrétion
qu’il restait silencieux.
Le livre de Flournoy exaspéra certains spirites qui voyaient dans les propos du
médium d’authentiques révélations émanant d’autres mondes. Quelques-uns,
cependant, apportèrent de judicieuses critiques. Le docteur Metzger attira l’atten­
tion sur les effets perturbateurs exercés par des nouveaux venus au cours des
séances d’Hélène, entravant la spontanéité du médium par leurs interventions
intempestives et l’influençant135. Les commentaires parus à Genève furent sou­
vent moins enthousiastes que ceux venus d’ailleurs. Le très sérieux Journal de
Genève, dans un long compte rendu en date du 15 janvier, reconnaissait à leur
juste valeur le travail et la perspicacité psychologique de Flournoy. Mais le cri­
tique anonyme faisait remarquer avec malice combien il était étrange que les
mêmes individus aventureux, réunis autour d’Hélène Smith d’une incarnation à
l’autre, fussent tous maintenant de paisibles bourgeois de Genève, de sorte que
Des Indes à la planète Mars équivalait à un roman à clé pour les Genevois. Le
critique insinuait même que les bribes de sanscrit utilisées par le médium pou­
vaient avoir été fournies par un érudit, ami de Flournoy, à l’insu de ce dernier. Il
soulignait aussi le fantastique exploit réalisé par cette jeune femme, capable d’in­
venter et de jouer simultanément plusieurs personnages et plusieurs intrigues, de
lire et de parler plusieurs langues, dont une qu’elle avait créée de toutes pièces.
Le critique inconnu déplorait le gaspillage d’un tel talent. Il concluait qu’Hélène
Smith était surtout une admirable actrice qui jouait ses rôles avec une telle pas­
sion qu’elle parvenait à ensorceler son entourage le plus immédiat. Flournoy pro­
testa contre ces allégations dans une lettre au Journal de Genève publiée dans le
numéro du 19 janvier.
Le livre de Flournoy obtint un grand succès. Une traduction anglaise parut la
même année que l’édition originale française. (Les traductions allemande et ita­
lienne parurent un peu plus tard.) Au témoignage de Claparède, il fut analysé
dans d’innombrables revues, périodiques et journaux, et le World de New York
accompagna son compte rendu d’un portrait en couleur de Flournoy136. Il fut l’ob­
jet de commentaires dans des journaux humoristiques comme le Punch de
Londres du 14 mars 1900, et les étudiants le chansonnèrent dans leurs revues de
fin d’année. Le théâtre du Casino, à Genève, présenta une pièce intitulée : En
avant, Mars ! Flournoy reçut des lettres du monde entier. William James écri­

135. Anonyme (D. Metzger), Autour « des Indes à la planète Mars », Paris, Librairie spi­
rite, 1901.
136. Édouard Claparède, « Théodore Flournoy. Sa vie et son œuvre. 1854-1920 », Archives
de psychologie, XVIII (1923), p. 1-125.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 799

vait : « J’estime que votre ouvrage a probablement franchi le pas décisif en fai­
sant de la recherche psychique une science respectable. » Myers voyait dans ce
livre « un modèle de parfaite bonne foi » et estimait aussi qu’il représentait un
progrès décisif dans l’exploration de l’esprit subliminal, opinion que partagèrent
aussi Morselli, Dessoir, Oesterreich et d’autres.
Le deuxième grand livre paru à l’orée de 1900 fut L’Interprétation des rêves
de Freud dont nous avons déjà parlé137. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’accueil
fait au livre lors de sa publication. Au milieu de la masse d’ouvrages publiés
chaque année sur les rêves, le titre de Traumdeutung était fait pour retenir l’at­
tention, parce que bien peu de choses avaient été publiées sur l’interprétation des
rêves depuis l’époque de Schemer. Par ailleurs, le mot Traumdeutung faisait pen­
ser à Stemdeuterei (l’astrologie). En dépit de ce titre un peu ambigu, l’ouvrage de
Freud apportait beaucoup au lecteur : d’abord, une revue historique des études
sur la psychologie du rêve, ensuite une explication de la méthode que Freud uti­
lisait lui-même pour interpréter les rêves, puis un exposé de sa théorie du rêve, et
enfin un résumé de sa théorie de l’esprit en général. Le livre était bien écrit et
contenait des exemples tirés des propres rêves de l’auteur, ainsi que des détails
curieux sur la vie à Vienne à la fin du xix' siècle. Il s’annonçait comme la pierre
angulaire d’une nouvelle science de l’esprit.
L’accueil fait à L’Interprétation des rêves a donné lieu à une légende tenace.
Jones écrit : « Il est rare qu’un livre aussi important n’ait pas suscité le moindre
écho. » Au dire de Freud, dix-huit mois après sa parution aucune revue psychia­
trique ne l’avait encore recensé. Use Bry et Alfred Rifkin ont montré que la réa­
lité fut tout autre :

« L’Interprétation des rêves fut d’abord recensée dans au moins onze pério­
diques d’intérêt général et revues scientifiques dont sept étaient spécialisées en
philosophie et théologie, en neuropsychiatrie, en psychologie, en recherche para­
psychologique et en anthropologie criminelle. Ces recensions rendaient vraiment
compte du livre ; ensemble elles totalisèrent plus de 7 500 mots. L’intervalle
entre la parution et les recensions fut d’environ un an, ce qui n’est pas mal du tout
[...] On constate que les ouvrages de Freud sur les rêves ont été largement et rapi­
dement analysés dans les meilleures revues, y compris les plus remarquables
dans leurs domaines respectifs.
Par ailleurs, les éditeurs de bibliographies annuelles internationales de psycho­
logie et de philosophie sélectionnèrent les ouvrages de Freud sur les rêves. Le
Psychological Index signala L’Interprétation des rêves moins de quatre mois
après sa parution. Bref, vers la fin de 1901, les milieux médicaux, psychiatriques,
psychologiques, ainsi que le public cultivé du monde entier, étaient informés de
la parution de l’ouvrage de Freud.
[...] Certains comptes rendus étaient très complets et témoignaient d’une
grande compétence, plusieurs avaient été rédigés par des auteurs qui avaient eux-
mêmes effectué d’importantes recherches dans ce domaine ; tous se montraient

137. Voir chap. vn, p. 473-476.


800 Histoire de la découverte de l’inconscient

très respectueux. Avant de proposer une réflexion critique, ils donnaient un


résumé impartial de l’essentiel du contenu [...] »138.

A l’appui de leurs affirmations, Bry et Rifkin citaient un extrait d’une recen­


sion de William Stem, montrant combien elle était loin d’être « annihilante »
(pour reprendre le mot de Jones)139. Stem reconnaissait que l’investigation des
rêves entreprise par Freud procédait d’un point de vue nouveau, qu’il « ouvrait
nombre de perspectives nouvelles », qu’il avait eu le mérite de chercher une nou­
velle explication des rêves dans la sphère peu connue de la vie affective, que ce
livre contenait « maints détails hautement stimulants, des observations et des
théories d’une grande finesse et surtout un matériel extraordinairement riche de
rêves enregistrés très exactement ». Naecke rédigea un compte rendu extrême­
ment favorable sur le « livre excellent » (vortreffliches Buch) de Freud, y voyant
« l’ouvrage psychologiquement le plus profond que la psychologie des rêves ait
produit jusqu’ici », ajoutant que « le livre est organisé en un tout cohérent et pesé
d’un bout à l’autre avec génie »140.
Weygandt écrivait : « Le livre offre un riche matériel, très bien observé, et va
plus loin dans son effort d’analyse du rêve que nul n’avait essayé de le faire jus­
qu’ici »141. Floumoy fit un compte rendu des plus favorables où il dit que « son
livre nous apporte de nombreux exemples [d’analyse de rêves] qui sont de purs
chefs-d’œuvre de pénétration sagace et de subtile ingéniosité »142.
A Paris, Henri Bergson le cita à l’occasion d’une conférence sur les rêves don­
née à l’institut psychologique, le 26 mars 1901143. Cari Gustav Jung, alors jeune
interne au Burghôlzi de Zurich, le mentionnait dans sa thèse de 1902. Dans son
ouvrage sur l’hystérie, Emil Raimann écrivait : « Freud a montré, de façon par­
faitement convaincante, que le rêve est une expression de la vie mentale, que les
désirs et pensées inconscients deviennent le contenu des rêves sous un déguise­
ment presque méconnaissable »144. Raimann, cependant, exprimait son désac­
cord avec la théorie sexuelle de Freud et soupçonnait les malades venus trouver
celui-ci d’avoir subi préalablement l’influence de ses idées, « puisque sa théorie
est ici très largement connue ». Raimann soulignait que ces objections ne dimi­
nuaient en rien le mérite du travail de Freud. Son livre était exempt de toute note
désobligeante à son égard145.

138. Use Bry et Alfred H. Rifkin, « Freud and the History of Ideas : Primary Sources, 1886-
1910 », Science and Psychoanalysis, V (1962), p. 6-36.
139. William Stem, Zeitschrift fur Psychologie und Psychophysiologie der Sinnesorgane,
XXVI (1901), p. 30-133.
140. Naecke, Archiv fur Kriminal-Anthropologie und Kriminalistik, VII (1901), p. 168-
169.
141. W. Weygandt, Zentralblattfür Nervenheilkunde, XXIV (1901), p. 548-549.
142. Théodore Floumoy, Archives de psychologie, n (1903), p. 72-73.
143. Henri Bergson, «Le rêve», Bulletin de l’institut psychologique international, I
(1901), p. 97-122 ; réimprimé dans la Revue scientifique, 4" série, XV (1901), p. 705-713, et
dans la Revue de philosophie, I (1901), p. 486-489.
144. Emil Raimann, Die hysterischen Geistesstôrungen. Eine Klinische Studie, Leipzig et
Vienne, Deuticke, 1904.
145. Dans le même livre, Raimann exprime une appréciation favorable sur la théorie de
l’hystérie de Breuer et Freud. Il est étrange que Jones puisse avoir vu dans ce livre une violente
attaque contre Freud.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 801

L’Interprétation des rêves fit également l’objet de recensions dans plusieurs


journaux et périodiques destinés à un large public. Le livre était à peine sorti des
presses qu’il fut présenté dans l’hebdomadaire viennois Die Zeit des 6 et 13 jan­
vier 1900 par le rédacteur en chef lui-même, Max Burckhardt146. C’était un
compte rendu long et bien documenté, mais un peu désinvolte. Il n’était en tout
cas nullement négatif ; Burckhardt avait manifestement lu la Traumdeutung avec
la plus grande attention. Il donnait un résumé clair et fidèle de l’ouvrage, truffé de
nombreuses citations. Il estimait que l’auteur avait attaché une importance exces­
sive à l’élément infantile et regrettait qu’il n’expliquât pas les rêves des individus
de type verbal (c’est-à-dire ceux qui pensent plutôt avec des mots qu’avec des
images), ni le dédoublement de la personnalité dans les rêves. Moins de trois
mois après la parution de Traumdeutung, un périodique de Berlin, Die Umschau,
publia une analyse du docteur C. Oppenheimer qui qualifiait l’ouvrage de « livre
hautement intéressant, pour ne pas dire étrange »147. Le même jour, un quotidien
de Vienne, le Fremden-Blatt, publia une recension également positive de ce
« livre extrêmement ingénieux et intéressant », appréciant particulièrement les
observations de Freud sur le monde des enfants148.
L’Interprétation des rêves fit encore l’objet d’un article très favorable dans le
journal socialiste viennois, VArbeiter-Zeitung1*9, ainsi que d’un long et enthou­
siaste compte rendu dans le Neues Wiener Tageblatt'50 sous la signature de Wil­
helm Stekel, qui allait bientôt devenir l’un des premiers disciples de Freud151.

Psychanalyse contre analyse psychologique : 1901-1914

Pour les contemporains, l’entrée dans le XXe siècle fut perçue comme l’aube
d’une ère nouvelle. L’esprit « décadent » et l’atmosphère fin de siècle étaient
devenus intolérables. La mort de la reine Victoria marqua la fin d’une époque
révolue et le règne d’Édouard VII fut caractérisé par un mélange de « charme
aristocratique et de confort moderne ». Cette période, dite « la Belle Époque »,
apparaît rétrospectivement comme une période de paix, de sécurité, de joie de
vivre, mais, pour les contemporains, ce fut une époque de « paix armée », comme
en témoignent La Guerre dans l’air de H.G. Wells et les romans du capitaine
Danrit. Beaucoup attendaient d’un triomphe des partis socialistes l’assurance que
la paix serait préservée. La croissance et l’attitude provocatrice des puissances
non européennes témoignaient d’une certaine faillite de l’Europe.
On souhaitait, dans l’ensemble, tourner le dos au XIXe siècle et s’engager dans
des voies nouvelles. Des sports nouveaux, l’automobile et le ski, devinrent à la
mode. Les intellectuels applaudissaient de nouveaux penseurs : le philosophe

146. Max Burckhardt, « Ein modernes Traumbuch », Die Zeit, 6 janvier 1900, n° 275,
p. 911 ; et 13 janvier 1900, n” 276, p. 25-27.
147. Die Umschau, IV, n° 11 (10 mars 1900), p. 218-219.
148. « H. K., Traüme und Traumdeutung », Fremden-Blatt, LIV, n° 67 (10 mars 1900),
p. 13-14.
149. Arbeiter-Zeitung, XII, n° 289 (21 octobre 1900).
150. Neues Wiener Tageblatt, 29 et 30 janvier 1902.
151. Ces deux dernières analyses ont été découvertes par Hans Beckh-Widmanstetter. L’au­
teur le remercie, ainsi que K.R. Eissler, pour les photocopies qu’ils lui ont procurées.
802 Histoire de la découverte de l’inconscient

Henri Bergson, l’économiste Vilfredo Pareto, le théoricien politique Georges


Sorel, qui introduisit une nouvelle idéologie antidémocratique. En psychiatrie
dynamique, on abandonna la première psychiatrie dynamique, on se désintéressa
de l’hystérie et de l’hypnose et on partit à la recherche de nouvelles psychothé­
rapies, comme celle de Dubois. Deux noms, cependant, émergeaient comme les
deux pôles de la nouvelle psychiatrie dynamique : Pierre Janet à Paris et Sig­
mund Freud à Vienne.

L’aube d’une ère nouvelle : 1901-1905

L’année 1901 fut marquée par un événement profondément ressenti par les
contemporains : la mort de la reine Victoria, « la Reine étemelle », « la Grand-
Mère de l’Europe ». Son nom avait été associé à l’expansion et à la domination
mondiale de l’Empire britannique, et à un ensemble de valeurs morales et
sociales définissant l’« esprit victorien »152. Le roi Édouard VII avait été jalou­
sement tenu à l’écart des affaires de l’Empire par sa mère, mais il n’en avait pas
moins sa propre philosophie politique et entreprit de suivre sa ligne propre. Lors
de son accession au trône, sa première préoccupation fut de mettre fin à la guerre
des Boers et d’établir de bonnes relations avec la France. Les autres grands évé­
nements de cette année furent le traité de paix imposé à la Chine par les puis­
sances européennes et l’assassinat du président McKinley aux États-Unis.
Cette même année, Joseph Babinski, qui avait été le disciple préféré de
Charcot, porta le coup de grâce à ce qui restait des enseignements de son maître
sur l’hystérie. Lors d’une réunion mémorable de la Société neurologique de
Paris, il présenta une communication intitulée « Définition de l’hystérie » : il en
proposait une définition purement pragmatique153. L’hystérie, disait-il, est l’en­
semble des troubles fonctionnels provoqués par des causes psychiques, repro­
duits par suggestion, et susceptibles de disparaître sous l’influence exclusive de
la persuasion. Certains symptômes, comme la prétendue fièvre hystérique ou les
hémorragies, étaient désormais exclus de l’hystérie. D’après Babinski, l’hystérie
repose sur une prédisposition particulière : « L’hystérie est un état psychique ren­
dant le sujet qui s’y trouve capable de s’autosuggestionner. » Babinski proposa
de remplacer le terme d’« hystérie » par celui de « pithiatisme ». La plupart des
neurologues français, qui avaient vu et observé à satiété les hystériques à la Sal­
pêtrière, à la Charité ou à l’Hôtel-Dieu, acceptèrent avec empressement les idées
de Babinski. Certains ne remarquèrent même pas que Babinski postulait que cer­
tains individus avaient une prédisposition spéciale à subir la suggestion : ils en
conclurent simplement que l’hystérie était une entité inexistante. Le nombre de
malades hystériques décrût rapidement et régulièrement, ce que beaucoup de
Français attribuèrent à l’effet des nouvelles conceptions de Babinski, mais,
puisque le même déclin se retrouvait ailleurs en Europe, on peut se demander s’il
n’était pas dû plutôt à des facteurs sociaux et culturels.

152. Voir chap. v, p. 284.


153. J. Babinski, « Définition de l’hystérie », Revue neurologique, IX (1901), p. 1074-
1080.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 803

Freud rédigea une version condensée de sa Traumdeutung. Ce petit livre, inti­


tulé Sur les rêves, parut, au début de 1901, dans une collection d’opuscules médi­
caux, de sorte qu’il pénétra plus profondément dans le monde médical que la
Traumdeutung154. Les recensions furent plus favorables encore que celles de la
Traumdeutung. Bry et Rifkin écrivent à ce propos : « Pour l’essai Sur les rêves,
nous avons trouvé 19 recensions, toutes parues dans des revues médicales et psy­
chiatriques, avec un total de quelque 9 500 mots et un intervalle moyen de 8 mois
après la parution »155. Signalons, parmi ces recensions, celles de Komfeld156,
Ziehen157, Moebius158, Liepmann159, Giessler160, Kohnstamm161, Pick162 et
Voss163, en raison de leur objectivité et du fait que leurs auteurs étaient des spé­
cialistes très connus.
La même année, Freud publia les premiers résultats de ses études sur les actes
manqués, sous la forme d’une série d’articles dans une revue psychiatrique164.
Ces articles furent bien accueillis. Ziehen, toutefois, affirma avoir déjà décrit,
sous le nom de Vorstellungshemmung (inhibition des représentations), ce que
Freud appelait refoulement165. Il concluait que l’étude de Freud « méritait des
lecteurs nombreux, mais critiques ».
Depuis la parution de Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing, en 1886, le
nombre des publications traitant de la pathologie sexuelle avait régulièrement
augmenté. La pathologie sexuelle suscitait maintenant autant d’intérêt que les
théories de Lombroso au cours des deux dernières décennies. Dans un traité de
pathologie sexuelle, Rohleder souligne la fréquence de la masturbation chez l’en­
fant, affirmant que « la libido sexualis peut se manifester dès la plus tendre
enfance, même chez le nourrisson »166.
L’année 1902 fut relativement plus paisible que les années précédentes.
Quelques-uns virent dans l’éruption de la montagne Pelée, qui détruisit la capi­
tale de la Martinique, un signe du courroux divin contre le gouvernement anticlé­
rical français. La nouvelle science de la pathologie sexuelle se développait
rapidement. Parmi les nombreuses publications sur le sujet, celle d’Albert Moll
mettait en garde contre les châtiments corporels en raison de la satisfaction

154. Sigmund Freud, Über den Traum, in Loewenfeld et Kurella, Grenzfragen des Nerven
und Seelenlebens, Wiesbaden, Bergmann, 1901, p. 307-344. Standard Edition, V, p. 633-686.
155. lise Bry et Alfred Rifkin, « Freud and the History of Ideas : Primary Sources », lac. cit.
156. Hermann Komfeld, Psychiatrische Wochenschrift, Il (1900-1901), p. 430-431.
157. Ziehen, Jahresbericht über die Leistungen und Fortschritte aufdem Gebiete der Neu­
rologie und Psychiatrie, V (1901), p. 829.
158. Moebius, Schmidt’s Jahrbücher der in und auslandischen gesammten Medizin,
CCLXIX (1901), p. 271.
159. Liepmann, Monatsschriftfür Psychiatrie und Neurologie, X (1901), p. 237-239.
160. Giessler, Zeitschriftfiir Psychologie und Physiologie der Sinesorgane, XXIX (1902),
p. 228-236.
161. O. Kohnstamm, Fortschritte der Medizin, XX (1902), p. 45-46.
162. A. Pick, Prager Medizinische Wochenschrift, XXVI (1901), p. 145.
163. Voss, St. Petersburger Medizinische Wochenschrift, XXVI (1901), p. 325.
164. Voir chap. vn, p. 527.
165. Jahresbericht über die Leistungen und dem Gebiete der Neurologie und Psychiatrie,
V (1901).
166. Hermann Rohleder, Vorlesungen über Sexualtrieb und Sexualleben des Menschen,
Berlin, Fischer, 1901.
804 Histoire de la découverte de l’inconscient

sexuelle substitutive qu’ils risquent de provoquer chez celui qui châtie, chez
celui qui est châtié et parmi les spectateurs167. L’ethnologue Heinrich Schurtz
expliqua théoriquement que la société avait son origine non dans la famille (ce
qui avait toujours semblé évident), mais dans les associations d’hommes, théorie
que devaient reprendre Hans Blüher et d’autres168.
Cette année-là, Janet fut nommé professeur de psychologie expérimentale au
Collège de France et consacra ses premières conférences à la tension psycholo­
gique et aux émotions. Freud, de son côté, fut nommé professeur extraordinaire à
l’université de Vienne et commença à organiser ses réunions du mercredi soir.
Les revues spécialisées s’intéressaient de plus en plus à la nouvelle psychiatrie
dynamique naissante. Un médecin de Varsovie, Theodor Dunin, compara les
théories et les traitements de l’hystérie de Janet et de Freud, donnant sa préfé­
rence à Janet mais reconnaissant que d’autres traitements pouvaient être tout
aussi efficaces169. Lors d’un congrès psychiatrique à Grenoble, les idées de Freud
sur la névrose d’angoisse firent l’objet de discussions animées, mais
objectives170.
A Zurich, le nouveau professeur de psychiatrie, Eugen Bleuler, après avoir
réorganisé l’hôpital psychiatrique universitaire du Burghôlzli, poursuivait ses
recherches sur la démence précoce et enseignait à ses internes sa nouvelle
conception de cette maladie. Un jeune interne, Cari Gustav Jung, qui s’était joint
à l’équipe fin 1900, publia sa thèse Sur la psychopathologie des phénomènes dits
occultes, après quoi il se rendit à Paris pour suivre les cours de Janet171. Cette
thèse fit l’objet d’une recension très favorable de Théodore Floumoy, qui donna
cette même année une suite à son histoire du médium Hélène Smith172. Cette
suite contenait une remarque qui équivalait presque à un mea culpa.
« J’estime qu’il n’est pas bon qu’un médium soit étudié trop longtemps par le
même investigateur, parce que ce dernier, malgré ses précautions, finit inévita­
blement par façonner la subconscience si suggestible de son sujet et par lui impo­
ser des plis de plus en plus persistants qui s’opposent à l’élargissement possible
de la sphère d’où jaillissent ses automatismes. »
L’année 1903 fut marquée par diverses tensions de par le monde. En Serbie, le
roi Alexandre et la reine Draga furent assassinés à la suite d’un complot ourdi par
une société secrète. Le nouveau roi, Pierre Ier, inaugura une nouvelle politique.
Son gouvernement, farouchement nationaliste et hostile à F Autriche-Hongrie,
était soutenu par la Russie. Ce qui ne paraissait être qu’une révolution de palais
dans un pays balkanique aggrava en fait dangereusement les tensions entre pays
européens. En France, le gouvernement décréta l’expulsion de toutes les congré-

167. AlbertMoll,« ÜbereinewenigbeachteteGefahrderPriigelstrafebeiKindem»,Zeta-


chriftfür Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane, XXVUI (1902), p. 203-204.
168. Heinrich Schurtz, Altersklassen und Mannerbünde. Eine Darstellung der Grundfor-
men der Gesellschaft, Berlin, G. Reimer, 1902.
169. Theodor Dunin, Grundsatze der Behandlung der Neurasthénie und Hystérie, Berlin,
Hirschwald, 1902.
170. Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France, 12e session (Grenoble,
1902), II, Paris, Masson, 1902.
171. Voir chap. ix, p. 708-710.
172. Théodore Floumoy, « Nouvelles observations sur un cas de somnambulisme avec
glossolalie », Archives de psychologie, I (1902), p. 101-255 ; cit. p. 116.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 805

gâtions religieuses : l’agitation qui s’ensuivit fut telle qu’on parla d’une guerre de
religion sans effusion de sang. Sur le continent américain, les États-Unis, qui
avaient réussi à percer le canal de Panama, alors que les Français avaient échoué,
obtinrent la concession territoriale de la zone du canal. Au Congrès international
de médecine de Madrid, en avril 1903, Pavlov présenta une communication
consacrée à « la psychologie et la psychopathologie expérimentales sur les ani­
maux », qui contenait ses premières définitions des réflexes conditionnés173.
Trois des publications de cette année concernaient directement la psychiatrie
dynamique. Janet publia deux forts volumes intitulés Les Obsessions et la psy­
chasthénie, description détaillée et rigoureuse des obsessions et des troubles psy­
chasthéniques apparentés, avec de nombreux exemples cliniques et un exposé
des notions nouvelles de force et de tension psychologiques174.
Il y eut aussi l’œuvre posthume de F.W.H. Myers, La Personnalité humaine175.
Ce livre rassemblait non seulement une masse sans précédent de matériaux de
première main sur le somnambulisme, l’hypnose, l’hystérie, le dédoublement de
la personnalité et les phénomènes parapsychologiques, mais présentait égale­
ment une théorie complète de l’inconscient avec ses fonctions régressive, créa­
trice et mythopoïétique176.
Dans la littérature psychologique de cette année, aucune œuvre, pourtant,
n’égala le succès de Geschlecht und Charakter (Sexe et caractère) de Weininger.

Weininger se proposait d’édifier une nouvelle métaphysique des sexes : la dif­


férence entre l’homme et la femme est pour lui un point de départ à partir duquel
il cherche à élucider de nombreux problèmes psychologiques, sociologiques,
moraux et philosophiques. Son principe de base est la bisexualité fondamentale
de l’être humain. Dans les premiers chapitres, il rassemble toutes les données
possibles (anatomiques, physiologiques et psychologiques) sur la bisexualité des
êtres vivants. Il se réfère au zoologiste danois J.J. Steenstrup, qui proclamait, dès
1846, que la sexualité affecte non seulement le corps dans son ensemble, mais
chaque organe et chaque cellule. Weininger voit en chaque homme ou femme
une combinaison, en proportions variables, de deux « substances », une subs­
tance mâle (F arrhénoplasma) et une substance femelle (le thélyplasma). Leurs
proportions respectives varient non seulement dans chaque cellule et dans
chaque organe de tout individu, mais sont sujettes à des oscillations chez le
même individu et peuvent se modifier au cours de sa vie. La loi fondamentale de
l’attraction sexuelle veut qu’un individu soit attiré par un autre, présentant les
proportions complémentaires (ainsi un homme 3/4 M. + 1/4 F. rechercherait une
femme 3/4 F. + 1/4 M.). Les homosexuels sont des êtres intersexués dont l’amour
se dirige sur des êtres qui obéissent également à cette loi de complémentarité,
bien qu’appartenant au même sexe.
Selon Weininger, l’individu tout entier est présent dans chacun de ses actes, de
ses propos, de ses sentiments ou pensées, à chaque instant de sa vie. Cette

173. XIVe Congrès international de médecine, Madrid (23-30 avril 1903), volume général,
1904, p. 295.
174. Voir chap. VI, p. 399-402.
175. F.W.H. Myers, Human Personality and Its Survival ofBodily Death, 2 vol., Londres,
Longmans, Green and Co., 1903.
176. Voir chap. v, p. 349.
806 Histoire de la découverte de l’inconscient

conception constitue la base d’une science de la caractérologie. Puisque la


bisexualité et l’opposition entre les types mâle et femelle sont des données per­
manentes, elles se refléteront dans tous les domaines possibles de la vie psy­
chique. Weininger esquisse une typologie des types intermédiaires : l’homme
féminin, la femme masculine (appartiennent à cette dernière catégorie les
femmes qui luttent pour leur émancipation ; les femmes supérieures sont des
êtres en qui domine un élément mâle). Mais surtout, Weininger décrit deux types
idéaux opposés, le « mâle absolu » et la « femelle absolue », qu’il ne faut pas
confondre avec l’homme moyen et la femme moyenne. La différence essentielle
entre l’homme et la femme, c’est que, chez la femme, la sphère sexuelle s’étend
à toute la personnalité : « La femme n’est que sexualité, l’homme est sexualité
plus quelque chose d’autre [...]. La femme est seulement sexuelle, l’homme est
aussi sexuel. » L’homme a quelques zones érogènes bien localisées, chez la
femme elles s’étendent à tout le corps. « La femme est continuellement sexuelle,
l’homme n’est sexuel que par intermittence [...]. L’homme a un pénis, le vagin a
la femme [...]. Le corps tout entier de la femme n’est qu’une annexe de ses
organes génitaux. » L’homme est plus objectivement conscient que la femme de
sa sexualité ; il peut prendre du recul par rapport à elle, soit pour l’accepter, soit
pour la refuser.
Une autre différence fondamentale entre le « mâle absolu » et la « femelle
absolue » tient à leurs niveaux de conscience respectifs. La femme en est restée
au niveau de Vhénide (c’est-à-dire que perception et sentiment sont indifféren­
ciés) ; chez l’homme, perception et sentiment sont distincts, d’où une plus grande
clarté de pensée, l’aptitude à exprimer ses pensées par des mots et à atteindre l’ob­
jectivité. « L’homme vit consciemment, la femme inconsciemment. » La fonc­
tion du mâle est d’amener la femme à la conscience. Le génie est l’aptitude à une
plus grande clarté de pensée, avec une conscience plus étendue ; il implique donc
un degré de masculinité qu’une femme ne saurait atteindre. La vie psychique de
la femme et sa mémoire manquent de continuité. La mémoire de l’homme est
continue. La continuité est le fondement de toute pensée logique, de la vie
éthique et de la personnalité. Aussi la « femelle abstraite » est-elle alogique,
amorale ; elle n’a pas de moi et devrait être tenue à l’écart des affaires publiques.
Weininger distingue deux types idéaux opposés de femmes : la « prostituée
absolue » et la « mère absolue ». Le type maternel n’existe que pour la reproduc­
tion de la race humaine ; son seul but est l’enfant, elle est prête à devenir mère par
n’importe quel homme ; elle est courageuse et économe. Le type prostituée
n’existe qu’en vue des relations sexuelles ; elle est lâche et dépensière. La pros­
tituée type perçoit la masculinité de son fils et se sent stimulée par elle. Et
puisque aucune femme n’est entièrement du « type mère », les relations entre la
mère et l’enfant ont toujours une certaine affinité avec celles qui s’instaurent
entre l’homme et la femme, comme le montre le plaisir sensuel que les femmes
prennent à allaiter. Chez l’homme, Weininger distingue sexualité et érotisme.
L’amour est une illusion créée par le désir ardent de l’homme. La relation entre
l’homme et la femme est celle du sujet à l’objet. En termes aristotéliciens, la
femme est la « matière » sur laquelle agit la « forme » mâle. Les principes mâle
et femelle sont inégalement répartis, non seulement entre les individus, mais éga­
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 807

lement entre les peuples : les Chinois, et plus encore les Juifs, sont plus
« féminins »177.

Les 472 pages du livre de Weininger sont complétées par un appendice de 133
pages comportant des citations des classiques grecs, latins et allemands, de Sha­
kespeare, de Dante, de philosophes anciens et modernes, de Pères de l’Église et
de psychiatres contemporains, y compris Janet, Breuer, Freud, Fliess, Krafft-
Ebing, les sexologues et d’autres. Sexe et caractère fit l’objet de nombreux
comptes rendus, suscita une tempête de controverses, fut salué comme un chef-
d’œuvre et connut un succès fantastique, surtout dans les pays de langue alle­
mande, en Italie, en Russie et au Danemark. En Suède, il suscita l’admiration
enthousiaste de Strindberg. A Vienne, tout le monde en parla des mois durant.
Son succès fut encore renforcé par le fait que l’auteur, âgé de 23 ans seulement,
se suicida avant la fin de l’année178179
.
La notion de la bisexualité fondamentale de l’être humain, avec celle de la
libido, servit de base à une classification et à une théorie plus complète des ano­
malies sexuelles, exposée par G. Herman dans Libido et manie'19. Ce petit livre
ne fut guère remarqué à l’époque, mais nous apparaît rétrospectivement comme
un précurseur des Trois Essais de Freud.
Dans la production littéraire de 1903, deux autres livres allaient devenir
célèbres grâce aux commentaires de Freud. L’un était un plaidoyer pro domo
d’un magistrat atteint de troubles mentaux, le président Daniel Paul Schreber180,
l’autre un court roman de Wilhelm Jensen, Gradiva.

Un jeune archéologue, Norbert Hanold, ne vivait que pour l’antiquité gréco-


romaine, parfaitement indifférent à ses contemporains, en particulier aux
femmes. Enfant, il avait entretenu des relations amicales avec la petite Zoé Bert-
gang, fille d’un professeur de zoologie. Il l’avait oubliée au point de ne plus la
reconnaître, bien qu’elle habitât dans la même rue. Un jour, à Rome, Norbert vit
un bas-relief représentant une jeune femme qui marchait en soulevant le pan de
sa robe, le poids de son corps reposant sur son pied droit tandis que le gauche se
soulevait, s’apprêtant à faire le pas suivant. Hanold tomba amoureux de ce bas-
relief et en fit faire un moulage qu’il accrocha dans sa chambre. Il imagina tout
un roman autour de cette jeune femme, l’appela Gradiva, « celle qui marche »
(sans se rendre compte que c’était là une traduction de Bertgang) ; il imagina
qu’elle était la fille d’un prêtre de Pompéi qui avait péri dans l’éruption de l’an 79
de notre ère. Norbert rêva une fois qu’il se trouvait à Pompéi le jour de la catas­
trophe : il voyait Gradiva marchant sous une pluie de cendres, puis étendue,
transformée en pierre. Ce rêve suscita en lui un désir soudain d’aller en Italie,
mais à Rome et à Naples, la présence des couples allemands qui venaient y passer
leur lune de miel lui répugna : aussi alla-t-il jusqu’à Pompéi. Là, il rêva qu’il se
trouvait sous une pluie de cendres et voyait Apollon portant Vénus dans ses bras

177. Otto Weininger, Geschlecht und Charakter, Vienne, Braumüller, 1903.


178. Dans l’abondante littérature concernant Weininger, voir notamment David Abraham-
sen, The Mind and Death of Genius, New York, Columbia University Press, 1946.
179. Voir chap. vu, p. 538.
180. Daniel Paul Schreber, Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken, Leipzig, Oswald
Mutze, 1903.
808 Histoire de la découverte de l’inconscient

jusqu’à un chariot. Le lendemain, assis au milieu des ruines, à midi, Norbert


aperçut la véritable Zoé qu’il s’imagina être Gradiva. De même qu’il avait
refoulé la pensée de Zoé pour la reporter sur la Gradiva de son imagination, il
transposa maintenant ses rêves sur la véritable Zoé. L’auteur décrit très bien les
sentiments de Norbert qui voyait dans Zoé à la fois une étrangère et une personne
familière. Zoé comprit peu à peu son illusion et elle s’y prêta. Le lendemain, il
rencontra le père de Zoé qui chassait des lézards ; il apprit que ce dernier logeait
à l’hôtel du Soleil. La nuit suivante, Norbert vit en rêve Gradiva assise dans le
soleil, capturant un lézard et disant : « Je t’en prie, ne bouge pas, ma collègue a
raison, le procédé est vraiment bon, et elle l’a appliqué avec un plein succès ». Le
troisième jour, Zoé n’eut pas de peine à tirer Norbert de son illusion, ils se fian­
cèrent et décidèrent de venir passer leur lune de miel à Pompéi181.

Pour les contemporains, Gradiva n’était rien de plus qu’une de ces fictions
néo-romantiques illustrant le thème courant de l’engouement d’un homme pour
le « fantôme » d’une femme182. L’histoire d’un jeune homme cherchant dans la
vie réelle l’objet de sa vision et le découvrant dans la personne d’une compagne
d’enfance avait déjà fait l’objet d’un épisode du roman de Novalis, Les Disciples
à Sais183. Les psychiatres du siècle précédent auraient sans doute reconnu dans
l’état de Norbert un exemple de « vision extatique » : Prichard l’avait décrit en
1835 comme un état passager où un rêve éveillé d’une grande vivacité fusionne
parfaitement avec des événements de la vie normale184. Qui aurait pu prévoir, en
1903, que, quatre aimées plus tard, Gradiva serait sauvée de l’oubli grâce à un
commentaire psychanalytique de Freud ? La mode allait s’introduire parmi les
psychanalystes d’avoir un moulage de la Gradiva dans leur cabinet, et ceux qui
ont séjourné à Paris en 1936 ou 1937 se souviennent peut-être d’une petite gale­
rie d’art, rue de Seine, à l’enseigne de Gradiva.
L’année 1904 porta un coup très dur au prestige de l’Europe. Une grande puis­
sance, la Russie, se vit attaquée par une puissance non européenne, le Japon, qui
ne s’était ouvert à la civilisation occidentale que depuis un demi-siècle à peine.
Ce qui était peut-être encore plus grave, c’est qu’aucune des autres puissances ne
s’éleva contre la perfidie de l’attaque japonaise contre la flotte russe, sans décla­
ration de guerre. S’étant ainsi assurés dès l’abord un avantage stratégique, les
Japonais battirent régulièrement les Russes. Le prix Nobel, qui, pour la première
fois, fut décerné à un Russe, Pavlov, était loin de constituer une compensation
suffisante.
Pendant ce temps, les États-Unis organisaient une Exposition universelle, à
Saint Louis, dans le Missouri. Suivant l’exemple des expositions françaises, elle
comporta un Congrès des arts et des sciences qui fit une grande place aux
diverses sciences. Dans la division des sciences de l’esprit, le département XV
fut consacré à la psychologie, avec une section sur la psychologie pathologique,
dont le secrétaire fut le docteur Adolf Meyer et les deux conférenciers invités,
Pierre Janet et Morton Prince. C’était la première fois que Pierre Janet se rendait

181. Wilhelm Jensen, Gradiva. Ein pompeianisches Phantasiestück, Dresden et Leipzig,


Reissner, 1903.
182. Voir chap. v, p. 322.
183. Voir chap. v, p. 322.
184. Voir chap. m, p. 152-153.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 809

en Amérique. Le 24 septembre 1904, à Saint Louis, il fit un exposé intitulé :


« Les rapports de la psychologie pathologique »185. Après l’intervention de Janet,
Morton Prince parla de « Quelques-uns des problèmes actuels de la psychologie
pathologique », rappelant, entre autres, que « certains problèmes relatifs à l’au­
tomatisme subconscient resteront toujours associés aux noms de Breuer et Freud
en Allemagne, de Janet et Alfred Binet en France ». La liste d’ouvrages de réfé­
rence sur la psychologie pathologique, préparée par Morton Prince, comprenait
des ouvrages de Bernheim, de Floumoy, de Forel et d’autres, les Études sur
l’hystérie de Breuer et Freud, ainsi que quatre livres de Janet, trois de Binet et
deux de Freud186.
La réputation de Janet était déjà bien établie aux États-Unis, et, après le
Congrès, il donna des conférences à Boston et ailleurs. Parmi ses publications de
cette année-là, l’histoire d’Irène mérite une mention particulière ; l’auteur expli­
quait les symptômes hystériques en faisant remonter leur cause à des événements
traumatiques, exactement comme il l’avait fait pour Marie et Justine, avec tou­
tefois une différence : Janet admettait maintenant que le souvenir du traumatisme
avait subi une certaine modification (contrairement à Freud, qui soutenait que les
souvenirs inconscients restaient inchangés).
Deux neuropsychiatres français, Camus et Pagniez, esquissèrent une histoire
de la psychothérapie, insistant plus spécialement sur les méthodes d’isolement,
de suggestion, de persuasion et d’entraînement psychique187. Entre-temps, une
nouvelle étoile venait de se lever au firmament de la psychothérapie. Un médecin
suisse, Paul Dubois, enseignait que les troubles névrotiques et nombre de mala­
dies physiques étaient des produits de l’imagination, susceptibles d’être guéris
par la volonté grâce à l’éducation de soi188. En 1904, Dubois donna des cours à
l’université de Berne sur les méthodes psychothérapiques qu’il mettait en œuvre
dans son cabinet et dans sa maison de santé. Tous les témoignages s’accordent à
reconnaître les succès thérapeutiques de Dubois ; des malades venaient à lui du
monde entier, et le professeur Déjerine, de la Salpêtrière, apprit de lui sa
méthode. Les raisons des succès thérapeutiques de Dubois n’apparaissent pas à la
lecture de ses écrits et étaient déjà mystérieuses aux yeux de ses contemporains.
A Vienne, Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud, qui venait de
paraître sous forme de livre, fut favorablement accueilli189. Quand Lowenfeld
publia un ouvrage sur les obsessions, il demanda à Freud d’y contribuer en pré­
sentant succinctement sa méthode psychanalytique190.
En Allemagne, Hellpach soulignait l’importance de l’appartenance de classe
dans l’étiologie de l’hystérie, mais, pour ce qui était de la psychogenèse, il adop­

185. Voir chap. vi, p. 367-368.


186. Les comptes rendus du Congrès ne permettent pas de déterminer s’il s’agissait d’une
exposition de livres ou simplement d’une liste d’ouvrages recommandés.
187. Jean Camus et Philippe Pagniez, Isolement et psychothérapie, Paris, Alcan, 1904,p. 5-
82.
188. Paul Dubois, Les Psychonévroses et leur traitement moral, Paris, Masson, 1904.
189. Voir chap. vn, p. 527-528.
190. Sigmund Freud, « Die Freudsche psychoanalystiche Méthode », in L. Lowenfeld, Die
psychischen Zwangserscheinungen auf klinischer Grundlage dargestellt, Wiesbaden, Berg-
mann, 1904, p. 545-551. Standard Edition, VII, p. 249-254.
810 Histoire de la découverte de l’inconscient

tait les théories de Freud191. Emil Raimann (qui allait devenir plus tard un adver­
saire acharné de Freud) passa en revue les différentes théories de l’hystérie, et fit
un exposé objectif de la « théorie de Breuer-Freud », tout en se montrant assez
sceptique quant à ses applications thérapeutiques192.
L’année 1905 vit la fin de la guerre russo-japonaise. Les Russes avaient subi
défaite sur défaite. La flotte baltique, qui avait dû faire la moitié du tour du globe
pour rejoindre le Pacifique, fut coulée en quelques heures par les Japonais. Une
armée russe assiégée à Port-Arthur fut contrainte de capituler. Le président Théo­
dore Roosevelt offrit sa médiation, et un traité de paix fut signé à Portsmouth
(New Hampshire). A la suite de cette humiliation nationale, une révolution éclata
en Russie, mais elle fut écrasée. Le tsar accorda quelques réformes, ainsi que la
création d’une assemblée représentative, la Douma. Pendant ce temps, les Alle­
mands adoptaient une attitude plus agressive dans les affaires politiques et un
conflit éclata avec la France à propos du Maroc.
Cette même année, Albert Einstein fit paraître sa première publication sur la
théorie de la relativité. A Genève, Claparède publia sa Psychologie de l’enfant,
qui marqua pour beaucoup un tournant décisif dans l’histoire de la psychologie
de l’enfant et de la pédagogie193. A Paris, Alfred Binet publia, en collaboration
avec Théodore Simon, sa méthode de mesure de l’intelligence de l’enfant194. Les
deux auteurs ne prévoyaient probablement pas que leur méthode serait adoptée et
appliquée aussi rapidement et à aussi grande échelle. Le livre de Forel intitulé La
question sexuelle connut un succès immédiat, fut traduit en plusieurs langues et
fut l’objet de plusieurs éditions augmentées195.
L’année 1905 fut particulièrement féconde pour Sigmund Freud, puisqu’il
publia trois de ses œuvres les plus importantes : Trois Essais sur la théorie de la
sexualité, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, et l’histoire de Dora.
On a souvent dit que les Trois Essais étaient apparus comme une « nouveauté
révolutionnaire » qui aurait « soulevé une tempête d’indignation et d’insultes ».
Cette présentation des choses est pour le moins exagérée. Les trois décennies pré­
cédentes, surtout depuis la publication de Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing,
avaient vu paraître une littérature extrêmement abondante sur la psychologie et la
pathologie sexuelles, et les Trois Essais ne contiennent guère d’idées qui n’aient
déjà été exprimées auparavant sous une forme ou sous une autre. Un examen
objectif des écrits de ce temps montre en outre, indiscutablement, que les idées de
Freud suscitèrent intérêt et sympathie. Bry et Rifkin196 citent des extraits des

191. Willy Hellpach, Grundlinien einer Psychologie der Hystérie, Leipzig, Wilhelm Engel-
mann, 1904.
192. Emil Raimann, Die Hysterischen Geistesstôrungen. Eine Klinische Studie, Leipzig et
Vienne, Deuticke, 1904.
193. Édouard Claparède, Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale, Genève,
Kündig, 1905.
194. Alfred Binet et Théodore Simon, « Méthodes nouvelles pour le diagnostic du niveau
intellectuel des anormaux », L’Année psychologique, XI (1905), p. 191-244.
195. August Forel, Die sexuelle Frage, Munich, Reinhardt, 1905.
196. Use Bry et Alfred H. Rifkin, « Freud and the History of Ideas : Primary Sources, 1886-
1910 », loc. cit.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 811

recensions favorables rédigées par Eulenburg197, Nacke198, Rosa Mayreder199,


Adolf Meyer200, et surtout Magnus Hirschfeld201. On pourrait citer d’autres
exemples encore. Dans la revue de Karl Kraus, Die Fackel, Otto Soyka opposa
les Trois Essais de Freud à La Question sexuelle de Forel. Ses commentaires sur
l’ouvrage de Forel sont sarcastiques, alors qu’il ne tarit pas d’éloges sur le
contenu, la nouveauté et le style du livre de Freud qu’il met sur le même plan que
la Métaphysique de l’amour de Schopenhauer202.

L’efflorescence de la psychanalyse : 1906-1910

Ce qui caractérise cette période, c’est le contraste entre le lent développement


de l’œuvre de Janet, dans le cadre universitaire, et l’extension rapide de la psy­
chanalyse de Freud, organisée en mouvement.
L’année 1906 connut à nouveau de nombreuses tensions et des bruits de
guerre. Les conflits au sujet du Maroc et de la répartition des colonies conduisi­
rent une fois de plus les puissances européennes au seuil de la guerre. Celle-ci fut
toutefois évitée grâce à la conférence d’Algésiras, qui laissa au Maroc sa souve­
raineté nationale tout en le soumettant au contrôle administratif de la France et de
l’Espagne. Les Allemands s’estimaient lésés par ces accords. San Francisco fut
détruit par un tremblement de terre et l’incendie qui s’ensuivit203.
A Genève, Claparède organisa un séminaire de psychologie appliquée à l’édu­
cation, mais une cabale le contraignit à y mettre fin. Il avait aussi entrepris, avec
ses étudiants, des expériences sur la psychologie du témoignage, tandis que
Binet, à Paris, menait ses recherches sur le témoignage des enfants.
A Paris, Janet était en butte à l’opposition croissante de Babinski et de Déje-
rine. Babinski, nous l’avons vu, avait pris la tête d’un courant que l’on pourrait
qualifier d’antipsychologique. Déjerine était favorable à la psychothérapie, mais
la méthode qu’il introduisit à la Salpêtrière s’inspirait de Dubois. Janet jouissait
d’un grand prestige aux États-Unis ; il fut invité aux cérémonies d’inauguration
des nouveaux bâtiments de l’École de médecine de Harvard, où il donna une
série de conférences du 15 octobre à fin novembre.
Sous la direction d’Eugen Bleuler, l’hôpital psychiatrique universitaire du
Burghôlzli de Zurich était devenu un centre d’avant-garde très actif, et Bleuler
lui-même publia une étude remarquée sur le rôle des facteurs affectifs dans la
paranoïa204. Il avait rencontré Freud deux ans auparavant et avait adopté plu­
sieurs de ses idées. Il reconnaissait que les principes de Freud pouvaient aider à

197. Medizinische Klinik, Il (1906), p. 740.


198. Archivfiir Kriminal-Anthropologie und Kriminalistik, XXIV (1906), p. 166.
199. Wiener klinische Rundschau, XX (1906), p. 189-190.
200. Psychological Bulletin III (1906), p. 280-283.
201. Jahrbuchfiir sexuelle Zwischenstufen, VII (1906), p. 729-748.
202. Otto Soyka, « Zwei Bûcher », Die Fackel, n° 191 (21 décembre 1905), p. 6-11.
203. Voir l’expérience de William James lors du tremblement de terre (chap. rx, p. 726-727).
204. Eugen Bleuler, Affektivitiit, Suggestibilitat, Paranoia, Halle, Marhold, 1906.
812 Histoire de la découverte de l’inconscient

comprendre la signification des délires de certains aliénés205. Bleuler avait confié


à Cari Gustav Jung des recherches sur la « démence précoce » à l’aide du test des
associations verbales. Ces recherches, nous l’avons vu, aboutirent assez vite à
des découvertes inattendues206. Jung découvrit que l’on pouvait utiliser le test des
associations verbales comme détecteur de complexes. C’était la première fois
qu’on recourait à un test psychologique pour l’exploration de l’inconscient.
A mesure que les idées de Freud se diffusaient, les critiques se faisaient plus
nombreuses. Aschaffenburg écrivit que tant que Freud avait été seul à souligner
le rôle de la sexualité dans les névroses, on pouvait se contenter de soumettre ses
idées à l’expérience ; mais maintenant que des auteurs aussi connus que Lowen-
feld, Hellpach, Bleuler et Jung se ralliaient ouvertement à Freud, il devenait
nécessaire de prendre position publiquement. Aschaffenburg ne mettait pas en
doute qu’il y eût une part de vérité dans les affirmations de Freud sur le rôle des
réminiscences et de la sexualité dans l’hystérie, mais il était réservé sur la façon
dont Freud explorait le psychisme de ses patients et sur l’efficacité à long terme
de ses cures. Freud n’avait pas fourni de données précises quant au nombre de ses
cas et à la proportion de traitements efficaces. N’importe quel psychiatre, avec
n’importe quelle méthode, disait Aschaffenburg, ne manquerait pas de réussir en
consacrant autant de temps à un malade que le faisait Freud. Jung ne tarda pas à
répondre à ces critiques dans la même revue, disant qu’il avait utilisé la méthode
de Freud et qu’il avait pu vérifier sa validité207.
Aux États-Unis, un psychiatre d’origine suisse, Adolf Meyer, proposait une
nouvelle conception de la démence précoce, plus révolutionnaire encore que
celle de Bleuler208. Tout individu, disait Meyer, est capable de réagir à une
grande diversité de situations par un nombre limité de réactions types. Certaines
de ces réactions sont parfaitement saines, conduisant à une adaptation satisfai­
sante, d’autres ne sont que des réactions temporaires, de substitution. D’autres
encore sont nuisibles et dangereuses (maladresse, accès de mauvaise humeur,
crises d’hystérie, fausses attitudes de langueur, etc.). Chez des patients engagés
sur le chemin de la démence précoce, certaines réactions inappropriées sont si
fréquentes que l’on peut voir dans cette détérioration du comportement le pro­
cessus pathologique essentiel, ce qui pourrait conduire à une approche thérapeu­
tique nouvelle.
Le poète suisse (futur prix Nobel) Cari Spitteler publia, en 1906, un roman,
Imago, qui obtint un succès inattendu auprès des psychanalystes209.

Un poète, âgé de 34 ans, Viktor, revient faire un court séjour dans la petite ville
où il est né et a passé sa jeunesse. Plusieurs années auparavant, il avait rencontré

205. Eugen Bleuler, « Freud’sche Mechanismen in der Symptomatologie von Psychosen »,


Psychiatrisch-Neurologische Wochenschrift, VIII (1906-1907), p. 316-318, 323-325, 338-
340.
206. Voir chap. ix, p. 710-713.
207. Gustav Aschaffenburg, « Die Beziehungen des sexuellen Leben zur Entstehung von
Nerven und Geisteskrankheiten », Münchener medizinische Wochenschrift, LIII (1906),
p. 1793-1798.
208. Adolf Meyer, « Fondamental Conceptions of Dementia Praecox », British Medical
Journal II (1906), p. 757-760.
209. Cari Spitteler, Imago, léna, Diederichs, 1906.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 813

par hasard une jeune femme, Theuda Neukomm ; nul mot d’amour n’avait été
échangé. Theuda n’avait jamais rien su des sentiments de Viktor à son égard,
mais pour Viktor cette brève rencontre avait représenté une « parousie », c’est-à-
dire une sorte de vision ou de révélation spirituelle. Il s’était fait de Theuda une
image idéale et une source d’inspiration, sous le nom d’imago. Or voici qu’il
apprend que Theuda a épousé un certain directeur Wyss et qu’elle a un enfant. Il
décide d’infliger un châtiment symbolique à l’« infidèle », qu’il appelle Pseuda,
afin de rétablir le portrait originel d’imago. Peu après son arrivée, Viktor est
invité aux réunions de VIdealia, société locale de divertissements et de bienfai­
sance. Bien qu’il fasse bévue sur bévue, il est invité dans la famille du directeur
Wyss. Celui-ci lui demande d’écrire un poème pour la fête annuelle de VIdealia.
Des membres du groupe, déguisés, jouent une sorte de conte de fées. L’acteur qui
doit jouer le rôle de l’ours étant retenu par une affaire urgente, on demande à Vik­
tor de le remplacer, et il imite les grognements de l’ours à la satisfaction de l’as­
semblée. Le clou de la représentation est le moment où madame Wyss chante un
poème en s’adressant à une énorme « chrysalide » ; les voiles tombent et le
« papillon » sort : c’est une jeune orpheline, VIdealkind (l’enfant idéal), la pro­
tégée de VIdealia, qui récite à son tour un poème en l’honneur de ses bienfai­
teurs. Viktor se rend compte alors qu’il est éperdument amoureux de Theuda,
mais il commet de nouvelles bévues. Les Wyss l’invitent néanmoins à venir fêter
avec eux l’anniversaire de leur petit enfant. Theuda, en reine des fées, vêtue
d’une robe blanche, avec deux ailes et une couronne sur la tête, récite un poème ;
Viktor, transporté d’admiration, la contemple comme une déesse. Quelques jours
après, il se jette à genoux devant elle et lui confesse son amour. Pour l’aider à sor­
tir de cette situation, elle lui permet de venir chaque jour s’entretenir avec elle.
Leurs entretiens deviennent progressivement plus impersonnels, jusqu’à ce
qu’elle lui demande un jour quand il compte quitter la ville. Lors d’une visite
ultérieure, Theuda n’est pas chez elle : Viktor est reçu par son mari, aimable­
ment, mais avec des allusions suffisamment claires. Le même soir, la logeuse de
Viktor, madame Steinbach, une jeune veuve, lui demande avec colère quand il
cessera de se rendre ridicule. Viktor apprend que Theuda répétait tout ce qu’il lui
disait, non seulement à son mari, mais à madame Steinbach. Viktor se sent
« étouffer de honte, comme une souris tombée dans un pot de chambre ». Le len­
demain il quitte la ville, sans même s’être aperçu que madame Steinbach est
amoureuse de lui depuis le début. Mais il a maintenant dégagé la véritable Imago
de la Theuda réelle et de la fausse Pseuda. L’Imago purifiée lui sera une source
d’inspiration rayonnante pour le restant de ses jours.

L’intrigue et le style de ce roman nous apparaissent curieusement anachro­


niques aujourd’hui, mais il faut comprendre VImago de Spitteler à la lumière de
la pensée de son temps. Nous avons vu que la notion de portrait imaginaire pro­
jeté sur une personne réelle était un thème fréquent dans la philosophie et la lit­
térature romantiques et qu’elle était à nouveau devenue un sujet de discussion
assez courant à la fin du XIXe siècle210. On avait beaucoup écrit sur les femmes
inspiratrices et sur les effets destructeurs de la confusion entre la personne réelle
et le « fantôme ». Le roman de Jensen, Gradiva, en 1903, avait renouvelé le

210. Voir chap. v, p. 322.


814 Histoire de la découverte de l’inconscient

thème, en ce sens que la femme qui était l’objet de la projection aidait le héros de
l’histoire à sortir de son illusion par une sorte de psychothérapie. Tel est aussi le
sens du roman de Spitteler, qui est écrit avec une plus grande perspicacité psy­
chologique. Ce roman représente un des traits d’union entre la tradition roman­
tique et la nouvelle psychiatrie dynamique. Les psychanalystes l’admirèrent
beaucoup ; ils adoptèrent le terme d’imago pour désigner l’image qu’un individu
se forge inconsciemment de son père ou de sa mère, indépendamment de ce
qu’ils sont en réalité. Cette notion devait évoluer plus tard et donner naissance à
celle d’anima dans la psychologie de C.G. Jung. Imago devint aussi le titre d’une
revue psychanalytique, d’une collection d’ouvrages psychanalytiques, et enfin de
la maison d’édition qui publia les œuvres complètes de Freud.
En 1907, les troupes d’occupation françaises débarquèrent au Maroc et le pré­
sident Théodore Roosevelt fit faire le tour du monde à la Grande Flotte blanche
pour faire étalage de la puissance américaine. Le midi de la France connut une
crise agricole et des émeutes. De nouvelles écoles artistiques firent l’objet de
vives discussions, tandis que Picasso était l’objet de toutes les attentions.
A Beme, Dubois connut un succès considérable avec ses théories de l’in-
fiuence de l’esprit sur le corps ; ses livres furent constamment réédités et traduits.
Zurich émergea à son tour comme un grand centre de psychothérapie. En février
1907, Jung, accompagné d’un jeune collègue du nom de Ludwig Binswanger,
alla rendre visite à Freud, à Vienne. Celui-ci, en dépit de l’extension de son
groupe, n’était pas satisfait de l’accueil réservé à ses idées à Vienne et fut heu­
reux d’apprendre qu’elles avaient été acceptées dans un établissement universi­
taire. Il fiit séduit par la personnalité de Jung et vit en lui un éventuel successeur.
Jung pensait avoir trouvé le maître qu’il cherchait depuis longtemps et était
impatient de propager les idées de Freud au Burgholzli. A partir de ce jour, la
psychanalyse sembla avoir deux centres, Vienne et Zurich, et toute l’équipe du
Burgholzli se passionna pour les idées de Freud. Un jeune médecin, le docteur
A.A. Brill, venu travailler au Burgholzli à cette époque, évoqua plus tard ses
impressions :
« En 1907, toute l’équipe du Burgholzli s’efforçait activement de maîtriser la
psychanalyse de Freud. Le professeur Eugen Bleuler, directeur de l’hôpital, qui
fut le premier psychiatre orthodoxe à reconnaître la valeur des apports de Freud,
exhortait ses assistants à se familiariser avec ces nouvelles théories et à utiliser
les techniques de Freud dans leur activité clinique. Sous la conduite de Jung, tous
les assistants de la clinique se livraient à des expériences d’associations ; chaque
jour, ils passaient des heures à examiner des patients choisis en vue de déterminer
expérimentalement la justesse des vues de Freud [...] Il m’est absolument impos­
sible de décrire aujourd’hui les sentiments qui furent les miens quand je fus
admis dans les rangs de ces chercheurs ardents et enthousiastes [...]. On ne se
contentait pas d’appliquer les principes freudiens aux malades, mais la psycha­
nalyse semblait obséder tout le personnel de la clinique »2”.

A Vienne, Freud recevait un nombre croissant de visiteurs étrangers et recru­


tait de nouveaux disciples chaque année. Ceux-ci publièrent des travaux origi-

211. A.A. Brill, Introduction du traducteur à C.G. Jung, The Psychology ofDementia Prae-
cox, Nervous and Mental Disease Monographs, 1936.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 815

naux, tels que l’étude sur les infériorités organiques d’Alfred Adler212. Un jeune
homme de 20 ans, Otto Rank, impressionna le groupe psychanalytique par sa
monographie, L’Artiste213.
Plus la psychanalyse s’organisait en mouvement, plus elle suscitait de polé­
miques. Nous prendrons comme exemple le premier Congrès international de
psychiatrie et de neurologie, qui se tint à Amsterdam du 2 au 7 septembre 1907,
et qui offrit aux participants l’occasion de confronter les tendances rivales en
psychiatrie dynamique214. Un des principaux débats, le 4 septembre, fut consacré
aux théories modernes de la genèse de l’hystérie, et Janet se vit confier le rapport
général. Janet exposa une nouvelle fois la théorie selon laquelle les idées fixes
subconscientes et le rétrécissement du champ de la conscience résultent de la dis­
sociation mentale, et conclut en disant que l’hystérie était une forme de dépres­
sion mentale. A la suite de Janet, Aschaffenburg présenta une critique de la théo­
rie de Freud sur l’hystérie. La théorie de Freud, dit-il, n’explique pas pourquoi
certains individus deviennent hystériques et d’autres non, après avoir pourtant
subi un trauma similaire. La prédisposition doit donc jouer un certain rôle. Freud
et Jung, ajouta-t-il, insistent tellement sur la sexualité qu’ils suscitent des repré­
sentations sexuelles chez leurs patients.
Le troisième orateur fut Cari Gustav Jung, qui commença par un rapide exposé
historique puis déclara que « les présupposés théoriques qui ont guidé les inves­
tigations de Freud proviennent avant tout des découvertes de Janet». Jung
exposa longuement les grands traits de la technique psychanalytique, déclarant
que sa propre expérience confirmait en tous points les idées de Freud. Au témoi­
gnage de Jones, qui participait au Congrès, Jung « eut le tort de n’avoir pas cal­
culé la durée de son intervention et de n’avoir pas obéi aux signaux du président
qui le pressait de finir. Il fut contraint de s’interrompre et quitta aussitôt la salle
d’un air courroucé »215.
Le lendemain, 5 septembre, on assista à de vives discussions sur la nature de
l’hystérie, et la confrontation de diverses opinions216. Dupré, Auguste Marie et
Solfier défendirent leurs théories respectives. Joire soutenait que l’hystérie pro­
venait de modifications dans le potentiel nerveux et disait avoir inventé un appa­
reil, le « sthénomètre », pour les mettre en évidence. Bezzola déclara qu’il accep­
tait l’ancienne théorie Bleuler-Freud, mais non la théorie psychanalytique plus
récente de Freud. Otto Gross et Ludwig Frank défendirent la théorie de l’hystérie
de Freud, que Konrad Alt et Heilbronner attaquèrent vivement ensuite. Alt
déclara : « Si la conception de Freud relative à la genèse de l’hystérie devait pré­
valoir, les pauvres hystériques seraient comme jadis, rejetés et méprisés. Ce
serait un grand pas en arrière, au plus grand détriment des infortunés malades. »
Janet déclara : « Le premier travail de messieurs Breuer et Freud sur l’hystérie en

212. Voir chap. vin, p. 625-628.


213. Otto Rank, Der Künstler. Ansàtze zu einer Sexualpsychologie, Vienne, Heller, 1907.
214. Premier Congrès international de psychiatrie, de neurologie, de psychologie et de l’as­
sistance des aliénés (Amsterdam, 2-7 septembre 1907), Amsterdam, De Bussy, 1908.
215. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., n, p. 119.
216. Le récit de Jones pourrait faire croire que la séance ne fut qu’une attaque massive
contre les théories de Freud. Les comptes rendus officiels donnent une impression différente :
la plupart des orateurs n’avaient d’autre préoccupation que de défendre leurs propres théories ;
parmi les autres, il y eut autant de partisans que d’adversaires de Freud.
816 Histoire de la découverte de l’inconscient

1895 est à mon avis une contribution intéressante à l’œuvre des médecins fran­
çais qui, pendant quinze ans, avaient analysé l’état mental des hystériques au
moyen de l’hypnotisme ou de l’écriture automatique. » Breuer et Freud avaient
trouvé des cas semblables à ceux des auteurs français, ajouta Janet, mais Freud en
avait tiré des généralisations indues. Nous savons tous, conclut-il, que l’on
observe chez quelques hystériques des idées fixes d’ordre érotique, mais on ne
peut s’appuyer sur ces quelques cas pour construire une théorie générale de
l’hystérie.
Dubois parla de sa méthode de traitement des phobies. Les sentiments,
déclara-t-il, succèdent toujours à des idées. Aussi le traitement doit-il s’attaquer
à l’idée mère, à la représentation erronée que le malade a laissé s’infiltrer dans
son entendement. Van Renterghem classa les différentes formes de psychothé­
rapie en trois groupes: celles qui s’adressent au «cœur» du patient (par
exemple : relever le courage, dissiper l’angoisse) ; celles qui s’adressent à son
intelligence (expliquer au malade sa maladie et ses causes, le raisonnement,
l’éducation) ; enfin celles qui s’adressent à l’imagination (les diverses variétés de
médecine suggestive).
Il est intéressant de noter le prestige dont fut entouré Janet à ce Congrès. Il
avait été chargé du rapport principal sur l’hystérie ; Jung lui reconnut le mérite
d’avoir énoncé les idées fondamentales dont était issue la psychanalyse, et un
jeune médecin anglais, Ernest Jones, dans une communication sur l’allochirie,
cita « la remarquable étude du professeur Janet, qui n’avait pas reçu toute l’atten­
tion qu’elle méritait ». Un autre trait frappant de ce Congrès fut l’animation sin­
gulière des discussions dès qu’elles touchaient à la psychanalyse. Dans un
compte rendu, Konrad Alt déclare que les théories de Freud n’ont trouvé que peu
d’appui parmi les nombreux neurologues et psychiatres allemands présents217.
On racontait que Janet avait qualifié de plaisanterie la théorie freudienne de
l’hystérie218.
Les discussions sur la psychanalyse à Amsterdam n’étaient qu’un épisode
d’une controverse plus vaste, dont la signification a souvent été obscurcie par la
légende. Parlant d’un article de Friedlànder, Jones dit qu’il était « plein d’erreurs
grossières »219. En réalité, Friedlànder reconnaissait parfaitement les mérites de
la méthode de Freud, et il écrivait : « Je considère les Études de Breuer-Freud
comme un des travaux les plus précieux sur l’hystérie »220. Friedlànder refusait
toutefois l’argument de Jung qui voulait que ceux-là seuls qui avaient pratiqué la
méthode psychanalytique avaient le droit de mettre en doute les idées de Freud ;
une façon de réfuter Freud était de guérir l’hystérie par des méthodes non analy­
tiques. Friedlànder faisait état de sept hystériques graves qu’il avait traités par
une méthode non analytique et qui étaient guéris depuis au moins vingt ans. On

217. Monatsschriftfür Neurologie und Psychiatrie, XXII (1907), p. 562-572.


218. Cette prétendue affirmation de Janet ne se trouve pas dans les comptes rendus du
Congrès. Il peut s’agir d’une remarque faite entre deux séances. Elle n’en a pas moins été
déformée par la suite : Janet aurait déclaré publiquement que la psychanalyse (pas seulement
la théorie freudienne de l’hystérie) était une « mauvaise plaisanterie ».
219. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., n, p. 127.
220. A.A. Friedlànder, « Über Hystérie und die Freudsche psychoanalytische Behandlung
derselben », Monatsschrift fur Psychiatrie und Neurologie, XXII (1907), Ergànsungsheft,
p. 45-54.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 817

pourrait faire des remarques comparables sur les prétendues attaques féroces de
Weygandt contre la psychanalyse221. Weygandt s’en prenait à la façon dont les
disciples de Freud comparaient leur maître à Galilée, et refusaient de prêter
l’oreille à toute opinion s’écartant des théories de Freud. Weygandt s’élevait
aussi contre leur principe que « ceux-là seuls qui ont pratiqué la méthode psy­
chanalytique ont le droit à la discussion ». « En effet, disait-il, des méthodes erro­
nées débouchent sur de fausses découvertes et l’application répétée d’une
méthode erronée reproduira nécessairement encore et toujours les mêmes
erreurs. » Weygandt considérait en outre comme étrangers à la science certains
termes psychanalytiques, par exemple « accomplissement du désir ». Dans une
recension de La Psychologie de la démence précoce de Jung, Isserlin se demande
si, dans le test des associations verbales, il existe effectivement une liaison cau­
sale entre le mot inducteur et la réponse, et si la réponse révèle réellement des
complexes dissociés222. Jones qualifie cette critique méthodologique de « polé­
mique violente ».
En 1908, l’Empire turc, « l’homme malade de l’Europe », montra qu’il n’était
pas encore mort. Il se produisit un événement où certains virent les derniers sou­
bresauts précédant la mort, tandis que d’autres l’interprétèrent comme le premier
signe de la guérison. Un groupe de révolutionnaires, les Jeunes-Turcs, las du des­
potisme sanglant du sultan Abdül-Hamid H, réussirent un coup d’État, à la suite
duquel le sultan leur accorda un certain rôle politique. Les minorités opprimées
reprirent espoir. Les Bulgares proclamèrent leur indépendance et une agitation
nationaliste s’éleva parmi les Arméniens qui rêvaient de s’émanciper comme
l’avaient fait les Grecs, les Serbes et les Bulgares. Le gouvernement austro-hon­
grois profita de l’occasion pour proclamer l’annexion des provinces de Bosnie et
d’Herzégovine, qui, bien que nominalement soumises à l’autorité du sultan,
étaient en fait administrées depuis trois décennies par l’Autriche-Hongrie. Cette
annexion accrut la tension politique entre F Autriche-Hongrie, d’une part, la Ser­
bie et la Russie, d’autre part. Les tensions entre l’Allemagne et la France
n’avaient pas diminué. Le rapprochement entre la France et l’Angleterre, inau­
guré par le roi Édouard VII, commençait à prendre forme, si bien que l’Alle­
magne se sentait de plus en plus encerclée.
Les contemporains avaient l’impression de vivre dans un climat général de
violence et de destruction. Les anarchistes poursuivaient leurs activités et le roi
Carlos de Portugal fut assassiné. De nouvelles tendances se faisaient jour parmi
les intellectuels européens, marquées par F antidémocratisme, F anti-intellectua­
lisme et le futurisme. L’économiste Georges Sorel publia ses Réflexions sur la
violence : c’était une négation du libéralisme et de sa foi dans la raison et le
progrès223. Le public était scandalisé par les expositions de peintures cubistes.
Beaucoup en venaient à penser que la situation internationale amènerait inévita­

221. W. Weygandt, « Kritische Bemerkungen zur Psychologie der Dementia Praecox »,


Monatsschriftfiir Psychiatrie und Neurologie, XXH (1907), p. 289-302.
222. M. Isserlin, Zentralblatt fur Nerveriheilkunde und Psychiatrie, XVIH (1907), p. 329-
343.
223. Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Librairie de « Pages Libres », 1908.
818 Histoire de la découverte de l’inconscient

blement des guerres terribles. Karl Kraus prédit que l’avènement de l’aviation
conduirait à l’effondrement du monde224.
On n’avait jamais autant parlé de psychothérapie. Deux Américains,
E. Ryan225 et R.C. Clarke226, qui avaient visité des institutions en Allemagne et
en Suisse, s’émerveillaient des réalisations thérapeutiques qu’ils avaient vues en
visitant les hôpitaux psychiatriques de Berlin, Munich, Tübingen et Zurich.
Obemdorf, qui était venu étudier en Allemagne cette année-là, parle d’une mai­
son de santé près de Berlin, nommée Haus Schonow, où l’on pratiquait assidû­
ment les sports, le jardinage et la thérapie par l’art227. Les malades avaient à leur
disposition des animaux familiers (y compris un âne). A Paris, Pierre Janet, dans
ses leçons au Collège de France, présenta un panorama de toutes les méthodes de
psychothérapie, depuis les guérisons miraculeuses jusqu’à l’hypnotisme, la sug­
gestion et la rééducation.
Freud était désormais un psychothérapeute de réputation mondiale, jouissant
d’une nombreuse clientèle. Il ne cessait d’accueillir de nouveaux disciples,
comme Ferenczi et Brill. Le 26 avril, quarante-deux personnes intéressées à la
psychanalyse — des Autrichiens pour la plupart — se réunirent à titre privé à
Salzbourg. Freud présenta l’une des six communications, donnant des extraits de
l’histoire d’un malade célèbre, l’« homme aux rats ». Plus tatd, cette rencontre
fut désignée du nom de premier Congrès international de psychanalyse.
Certains critiques de Freud exprimaient leur scepticisme bienveillant et leur
perplexité. Telle fut la recension, par Gruhle, d’un article de Freud sur « La
morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes »228. Après
un résumé détaillé et objectif de l’article, Gruhle ajoutait qu’il était loisible à cha­
cun de tirer ses propres conclusions : « Il peut être agréable, à l’occasion, de che­
miner sur des sentiers nouveaux et fantastiques vous conduisant au loin, vers un
monde d’étranges rêves éveillés. » L’opposition la plus manifeste à la psycha­
nalyse vint de certains qui l’avaient d’abord acceptée avec enthousiasme. La
revue bien connue de Karl Kraus, Die Fackel, qui avait entrepris une lutte véhé­
mente contre la moralité sexuelle conventionnelle et glorifiait le marquis de Sade
et Weininger, avait applaudi aux Trois Essais de Freud. Mais maintenant Karl
Kraus ridiculisait le psychanalyste qui prétendait déceler des fantasmes mastur­
batoires dans L’Apprenti Sorcier de Goethe229. Kraus déniait à la psychanalyse
toute valeur curative et comparait les psychanalystes à des météorologistes qui ne
se contenteraient pas de prédire le temps, mais prétendraient le faire.
Dans les milieux psychiatriques, les polémiques se poursuivaient. Le 9
novembre 1908, Abraham fit un exposé, devant l’Association psychiatrique de

224. Karl Kraus, « Apocalypse (Offener Brief an das Publikum) », Die Fackel, X, n* 261/
262 (13 octobre 1908), p. 1-14.
225. Edward Ryan, « A Visit to the Psychiatrie Clinics and Asylums of the Old Land »,
American Journal oflnsanity, LXV (1908-1909), p. 347-356.
226. R.C. Clarke, « Notes on Some of the Psychiatrie Clinics and Asylums of Germany »,
American Journal oflnsanity, LXV (1908-1909), p. 357-376.
227. Clarence P. Obemdorf, A History of Psychoanalysis in America, New York, Grune
and Stratton, 1953, p. 75.
228. H.W. Gruhle, Zentralblatt für Nervenheilkunde, XXXI (XIX) (1908), p. 885-887.
229. Karl Kraus, « Tagebuch », Die Fackel, X, n° 256 (5 juin 1908), p. 15-32.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 819

Berlin, sur la signification névrotique du mariage entre proches parents230. On


raconte habituellement que cette séance fut extrêmement orageuse : l’exposé
aurait déclenché une « explosion de fureur » d’Oppenheim contre des « idées
aussi monstrueuses », de Ziehen contre des « affirmations aussi légères » et de
telles « absurdités » et de Braatz qui s’écria que « les idéaux allemands étaient en
jeu et qu’il fallait prendre des mesures énergiques pour les sauvegarder w231.
Cependant, d’après les comptes rendus officiels, la réunion fut bien moins hou­
leuse. Oppenheim, tout en rejetant l’idée du complexe d’Œdipe, reconnut avoir
rencontré des cas semblables à ceux présentés par Abraham et se rallia à ses
interprétations. Ziehen dit effectivement que les conceptions freudiennes étaient
« une absurdité » (Unsinn), mais trouva les observations d’Abraham intéres­
santes et justes dans l’ensemble. Rothmann pensait que les mariages consanguins
étaient fréquents parmi les Juifs parce qu’ils vivaient en communautés isolées.
Dans un mot de conclusion, Abraham se déclara d’accord avec Oppenheim, non
sur l’interprétation, mais sur les faits eux-mêmes.
L’année 1909 vit encore s’aggraver les tensions en Europe. En Turquie, les
éléments conservateurs se soulevèrent contre les Jeunes-Turcs dont les chefs
furent assassinés le 31 mars, mais un détachement militaire commandé par des
Jeunes-Turcs réussit à prendre le pouvoir et à déposer Abdül-Hamid II pour le
remplacer par son frère Mehmet V. Le nouveau gouvernement turc décida de
réorganiser et de moderniser la Turquie. L’armée fut placée sous la direction de
conseillers militaires allemands. Un violent soulèvement nationaliste s’ensuivit,
avec pour conséquence un nouveau massacre des Arméniens en Cilicie et à
Constantinople. Le nouveau gouvernement s’efforça de redonner vie à la littéra­
ture et à la culture turques. Le public du monde entier était fasciné par la
conquête du pôle Nord par Perry, l’exploration des régions antarctiques par
Shackleton et la première traversée de la Manche en aéroplane par Blériot.
Le sixième Congrès international de psychologie se tint à Genève, du 2 au 7
août, sous la présidence de Claparède232. Le principal thème du Congrès fut le
subconscient, et Janet, créateur du mot, présenta la communication la plus impor­
tante. Il prit soin de distinguer le subconscient, notion clinique, de l’inconscient,
notion philosophique. Le terme de subconscient avait été forgé pour résumer les
traits singuliers que présentaient certains troubles de la personnalité dans une
névrose particulière, l’hystérie. Aucun psychanalyste n’était présent pour contes­
ter cette définition, mais, plus tard, certains disciples de Freud — et Freud lui-
même — interprétèrent de façon erronée les dires de Janet et prétendirent qu’il
avait renié ses conceptions antérieures et nié l’existence de l’inconscient.
L’intérêt croissant porté à la psychothérapie encouragea certains auteurs à
faire un inventaire des diverses méthodes appliquées et comparer leur valeur res­
pective. En Amérique, un ouvrage collectif édité par W.B. Parker contenait des
chapitres consacrés à la philosophie et à l’histoire de la psychothérapie, ainsi
qu’un exposé des différentes méthodes : la thérapie religieuse du mouvement
Emmanuel, la cure morale de Dubois, la méthode d’isolement de Déjerine, la thé­

230. Karl Abraham, « Verwandtenehe und Neurose », Zentralblatt für Nervenheilkunde,


XXXH (1909), p. 87-90.
231. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., U, 120.
232. VF Congrès international de psychologie (1909), Rapports et comptes rendus,
Édouard Claparède éd., Genève, Kündig, 1910.
820 Histoire de la découverte de l’inconscient

rapie par le travail, l’analyse et la modification du milieu, ainsi que la technique


d’« affirmation créatrice » de Cabot233. Brill avait été chargé de rédiger le cha­
pitre sur la psychanalyse234. Dans un chapitre de conclusion, R.C. Cabot criti­
quait l’opinion courante qui voyait dans l’œuvre de Freud la forme la plus scien­
tifique de psychothérapie ; selon lui, seule l’œuvre de Janet méritait un tel
jugement, bien que chaque méthode eût son utilité235.
Le mouvement psychanalytique continuait à faire de grands pas en avant
Freud et Jung furent invités, avec d’autres savants, à participer aux cérémonies
du vingtième anniversaire de la fondation de l’université Clark de Worcester,
dans le Massachusetts. Jones a laissé un récit très vivant de ce voyage de Freud
et de Jung en Amérique236. D’autre part, les comptes rendus officiels des séances,
ainsi que les journaux de New York et de Boston, fournissent des détails
intéressants237.
Au début du mois de septembre 1909, le New York Times annonçait que Cook
affirmait avoir atteint le pôle Nord, que le prince héritier d’Abyssinie avait offert
un éléphant blanc au président Roosevelt, que le premier meeting national
d’aviation s’était tenu à Reims et que le paquebot George Washington était arrivé
de Brême le 30 août. Chose curieuse, Freud et Jung ne figuraient pas dans la liste
des passagers connus, tandis qu’on y mentionnait le psychologue William Stem.
Le Boston Evening Transcript donna des comptes rendus détaillés des festi­
vités et des conférences. Le lundi 6 septembre, William Stem traita de la psycho­
logie du témoignage, branche nouvelle de la psychologie appliquée qu’il avait
été l’un des premiers à explorer, et le lendemain il traita de problèmes scolaires.
Parmi les autres orateurs éminents du mardi 7 septembre, figuraient Franz Boas
et Sigmund Freud. Le Boston Evening Transcript écrivait le 8 septembre :
« Ceux qui ont étudié l’ouvrage du docteur Freud consacré à l’analyse psycho­
logique se l’imaginaient sans doute comme quelqu’un de froid et de morose,
mais cette prévention s’évanouit dès qu’on se trouve en présence de cet homme,
voûté et gris, mais au visage affable dont l’âge ne saurait durcir les traits [...] et
qu’on l’entend raconter lui-même les cas de ses patients. Au demeurant, le doc­
teur Freud est modeste et reconnaît au docteur Breuer, son collègue, plus de
mérite peut-être qu’il n’en revient à un homme qui a laissé dormir sa découverte
pendant une dizaine d’années. Ce trait de caractère s’est révélé une fois de plus
quand le docteur Freud [...] relata un de ses propres cas. Le docteur Franz Boas
[...] qui avait généreusement cédé son tour dans le programme du matin fut
enchanté d’avoir accepté ce sacrifice ; les amis du docteur Boas, qui se conso­
laient en se disant qu’il valait la peine de l’attendre, furent heureux de la présen­
tation que fit le Viennois, qui, de son côté, semble en droit de revendiquer l’hon­
neur d’une découverte qui fera date. »

233. W.B. Parker éd., Psychotherapy : A Course of Reading in Sound Psychology, Sound
Medicine, and Sound Religion, 3 vol., New York, Centre Publishing Co., 1909.
234. A.A. Brill, « Freud’s Method of Psychotherapy », Psychotherapy, H, n° 4, p. 36-47.
235. Richard C. Cabot, « The Literature of Psychotherapy », Psychotherapy, III, n° 4, p.
18-25.
236. Emest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud; op. cit.. Il, p. 56-69.
237. Lectures and Addresses Delivered before the Departments of Psychology and Peda-
gogy in Célébration of the Twentieth Anniversary of the Opening of Clarke University, Sep-
teniber 1909, 2 vol., Worcester, Mass., 1910.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 821

H y eut aussi des conférences très savantes sur la biologie, les mathématiques,
et le physicien italien Volterra exposa en français les théories de Maxwell et de
Lorentz.
Le jeudi 9 septembre, les diverses sections discutèrent de nombreux sujets scien­
tifiques. Titchener traita de psychologie expérimentale, C.G. Jung parla du test
des associations verbales et Léo Bürgerstein, de Vienne (« qui s’était déjà acquis
la sympathie du public de la Clark »), traita de la coéducation. Adolf Meyer lut
un « essai saisissant » sur les facteurs dynamiques à l’œuvre dans la démence
précoce, et les conférences de Freud trouvèrent des auditeurs enthousiastes.
Le vendredi 10 septembre, les présentations scientifiques furent aussi variées
que les jours précédents. Freud insista sur le fait que sa théorie était « dyna­
mique », à l’opposé de la théorie « héréditaire » de l’école de Janet. Jung captiva
son auditoire en rapportant comment il utilisait avec succès son test des associa­
tions verbales pour découvrir les crimes et déceler les causes cachées de la mala­
die. Ce climat scientifique fut troublé un moment, l’après-midi, pendant une
conférence sur l’éducation, lorsque l’anarchiste Emma Goldmann, accompagnée
de Ben Reitman, le « roi des Clochards », s’immisça dans la discussion.
Le samedi 11 septembre, le Boston Evening Transcript publia une longue
interview de Sigmund Freud par Adelbert Albrecht238. Au dire du journaliste,
Freud prédisait que le mouvement Emmanuel, alors très discuté aux États-Unis,
finirait par disparaître. Freud cita, comme pionniers de la psychothérapie, Lié­
beault, Bernheim et Moebius. Il qualifia l’hypnotisme « d’échec et de méthode
de valeur morale douteuse ». A propos de la cure psychanalytique, il déclara :
« Je n’ai réussi à appliquer ma méthode que dans des cas graves, déclarés déses­
pérés par d’autres médecins. Elle est la mieux adaptée aux cas graves. »
Durant leur séjour à l’université Clark, Freud et Jung furent les hôtes person­
nels de son président, Stanley Hall. Freud déclara, au début de sa première confé­
rence, que cette invitation en Amérique était la première reconnaissance offi­
cielle de ses efforts, affirmation à tout le moins surprenante si l’on pense à la
façon dont ses idées et sa méthode avaient été adoptées par Bleuler et par
l’équipe du Burgholzli.
A cette époque, Jung venait de se démettre de ses fonctions de directeur
adjoint du Burgholzli. Il se consacrait maintenant à sa clientèle privée, à la direc­
tion de l’Association psychanalytique internationale nouvellement créée et à
l’édition du Jahrbuch. H semblait avoir entièrement épousé la cause du mouve­
ment psychanalytique.
La littérature psychanalytique s’accrut d’année en année. Freud publia de
nombreux articles, entre autres deux de ses cas les plus célèbres, l’histoire du
petit Hans et celle de l’homme aux rats. Les disciples de Freud furent des écri­
vains prolifiques, en particulier Stekel, Rank et Abraham. Parurent en outre de
nombreux essais sur la psychanalyse.
Une communication de Friedlânder au Congrès international de médecine de
Budapest est intéressante à cet égard, parce qu’elle montre quelles étaient exac­
tement les objections déployées contre la psychanalyse.

238. Voir chap. vn, p. 484.


822 Histoire de la découverte de l’inconscient

Tout d’abord, au lieu d’exposer calmement leurs idées, comme il est d’usage
dans les discussions entre savants, les psychanalystes procèdent par affirmations
dogmatiques ponctuées de débordements affectifs ; les psychanalystes n’ont pas
leurs pareils pour égaler Freud à des hommes comme Kepler, Newton et Sem-
melweis et pour la violence de leurs attaques contre leurs adversaires. Deuxiè­
mement, au lieu de prouver scientifiquement leurs affirmations, les psychana­
lystes se contentent d’énoncés invérifiables. Ils disent : « l’expérience
psychanalytique nous apprend que... », laissant à leurs contradicteurs la charge
de la preuve. Troisièmement, les psychanalystes n’acceptent aucune critique, ni
même l’expression du doute le plus justifié, qu’ils qualifient immédiatement de
« résistance névrotique ». Friedlander citait Sadger : « La pruderie des médecins
dans leurs discussions à propos de questions sexuelles relève moins de leurs prin­
cipes que de leurs antécédents psychologiques [...]. Plutôt que d’accepter d’être
hystériques, ils préfèrent se prendre pour des neurasthéniques. Même s’ils ne
sont ni l’un ni l’autre, il leur faudrait admettre qu’ils ont une femme, une mère ou
une sœur hystériques. Il est déplaisant d’avoir à reconnaître de tels faits à propos
de ses proches parents ou de soi-même : aussi préfèrent-ils déclarer fausse la
théorie tout entière et la condamner a priori »239. Friedlander estimait, comme
Aschaffenburg, qu’une telle argumentation était inadmissible entre hommes de
science. Quatrièmement, les psychanalystes négligent ce qui a été fait avant eux
ou par d’autres, et se présentent toujours comme des découvreurs. C’est comme
si, avant Freud, on n’avait jamais guéri aucun hystérique ni pratiqué aucune psy­
chothérapie. Cinquièmement, les théories sexuelles de la psychanalyse sont pré­
sentées comme des données scientifiques, bien qu’elles ne soient pas prouvées ;
telle l’affirmation de Wulffen : « Toutes les forces morales à l’intérieur de
l’homme, son sens de la pudeur, sa moralité, son culte de Dieu, son esthétique,
ses sentiments sociaux, ont leur source dans la sexualité refoulée. » Wulffen nous
fait penser à Weininger qui affirmait : « La femme est une criminelle sexuelle
née ; lorsque sa forte sexualité est intensément refoulée, elle la conduit facile­
ment à la maladie et à l’hystérie, et lorsqu’elle est insuffisamment refoulée, à la
criminalité ; souvent elle la conduit à l’une et à l’autre. » Sixièmement, Friedlân-
der s’en prend à l’habitude prise par les psychanalystes de s’adresser directement
au grand public des profanes, comme si leurs théories étaient déjà scientifique­
ment prouvées ; en agissant ainsi, ils font passer pour des ignorants et des rétro­
grades ceux qui n’acceptent pas leurs affirmations240.

Aux arguments de Friedlander, s’ajoutaient ceux de certains autres psychiatres


contemporains. On déplorait généralement l’absence de données statistiques en
psychanalyse. On qualifiait aussi les idées psychanalytiques d’« ingénieuses »
(geistreich), mais de non proprement « scientifiques ». On faisait remarquer
encore que, loin d’être nouvelles, les idées psychanalytiques signifiaient souvent
un retour à des conceptions plus anciennes et déjà dépassées (c’est ce qu’enten­
dait Rieger lorsqu’il parlait de « psychiatrie de bonne femme », c’est-à-dire sem­

239. J.I. Sadger, « Die Bedeutung der psychoanalytischen Méthode nach Freud », Zentral-
blattfur Nervenheilkunde und Psychiatrie, XXX(XVIII) (1907), p. 45-52 (les extraits cités se
trouvent p. 50).
240. A. Friedlander, « Hystérie und moderne Psychoanalyse », Congrès international de
médecine, Budapest (1909), sect. XII, p. 146-172.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 823

blable à celle qui existait avant l’introduction de la nosologie moderne ; Rieger


considérait ainsi la théorie sexuelle de Freud sur l’hystérie comme un retour à
une théorie déjà rejetée). Enfin, il y avait l’argument du genius loti. Aschaffen­
burg, Lowenfeld et Friedlànder expliquaient le succès des théories sexuelles de
Freud, en disant qu’elles tombaient sur un terrain fertile à Vienne. La Psycho-
pathia sexualis de Krafft-Ebing avait obtenu, en 1886, un succès extraordinaire à
Vienne, auprès du public profane, et depuis lors on portait un intérêt croissant
aux questions sexuelles, comme le montrait le succès extraordinaire du livre de
Weininger, sans parler du succès des œuvres de Schnitzler et de celles d’autres
écrivains. Les patients de Freud étaient par conséquent réceptifs à ce genre de
questions. L’argument du genius loci, que devaient reprendre Ladame puis Janet,
fut mal compris : on crut y voir l’affirmation de l’immoralité générale du milieu
viennois.

La première avant-guerre : 1910-1914


Jusqu’en 1910, l’Europe avait vécu sous le régime de la paix armée avec l’es­
poir que l’on pourrait maintenir le statu quo en dépit des tensions politiques
croissantes. Or, maintenant, il devenait évident qu’une conflagration générale
était inévitable. Beaucoup voyaient dans les guerres balkaniques un prélude à la
guerre entre les grandes puissances européennes. La France, l’Angleterre et l’Al­
lemagne étaient en proie à une névrose nationaliste et les efforts désespérés d’une
poignée de pacifistes étaient incapables de s’y opposer efficacement241. Cette
attente de la guerre se lit dans la littérature de l’époque et dans la mentalité du
public en général.
Autre signe de mauvais augure : l’apparition de courants nihilistes, tel le mou­
vement futuriste. Un poète italien, Filippo Tommaso Marinetti, prêchait le ren­
versement de la morale et des valeurs traditionnelles, la destruction des acadé­
mies, des bibliothèques et des musées ; il exaltait la beauté de la vitesse, des
machines modernes, du danger et de la guerre242. Marinetti et ses disciples cher­
chèrent à révolutionner la peinture, la sculpture, la musique et la littérature ; ils
organisèrent des représentations théâtrales destinées à choquer et à scandaliser le
public, qui se finissaient en bagarres. Ils se firent les promoteurs d’un nationa­
lisme italien très agressif ; quelques années plus tard, ils militèrent pour l’inter­
vention de l’Italie dans la Première Guerre mondiale et pour la cause du fas­
cisme. Marinetti eut des imitateurs dans toute l’Europe, et en particulier en
Russie.
Cette tension générale se reflète également, semble-t-il, dans l’histoire de la
psychiatrie dynamique. Ce fut pour le mouvement psychanalytique une période
de polémiques et de crises internes.
Le grand événement de 1910 fut la mort d’Édouard VII, auquel succéda
George V. Pendant les dix années de son règne, Édouard VII avait travaillé au
rapprochement avec la France, et les Allemands, du coup, l’accusaient d’être res­
ponsable de l’encerclement politique de leur pays : aussi la situation était-elle

241. Caroline E. Playne, The Neuroses of the Nations, Londres, Allen and Unwin, 1928.
242. F.T. Marinetti, « Le futurisme », Le Figaro, n* 51 (20 février 1909).
824 Histoire de la découverte de l’inconscient

beaucoup plus explosive à sa mort que lors de son avènement. Cette même
année, mourut à l’âge de 82 ans un grand apôtre de la paix, le comte Léon Tols­
toï, le patriarche des lettres européennes. Son disciple le plus célèbre, Gandhi,
devait appliquer plus tard sa doctrine de la non-violence.
Durant la première décennie du XXe siècle, la psychiatrie dynamique avait subi
de nombreux changements. Lors de la célébration de son jubilé, Bernheim appa­
rut comme un homme du passé et son allocution fut imprégnée d’amertume243.
Tout ce qu’il avait écrit depuis vingt-huit ans, disait-il, était désormais oublié. On
attribuait maintenant le mérite d’avoir fondé la psychothérapie au Suisse Dubois,
qui l’avait « annexée » (un peu comme l’Allemagne avait « annexé » l’Alsace-
Lorraine). Apparemment, Bernheim ne se rendait pas compte de ce qui se passait
à Vienne et à Zurich.
Les psychanalystes se montraient de plus en plus actifs, notamment dans les
domaines de l’interprétation des mythes, de la littérature et de l’anthropologie.
Freud publia son célèbre essai sur Léonard de Vinci244. Jones fit paraître son
interprétation d’Hamlet^5. Le folkloriste Friedrich Krauss, dont le périodique
Anthropophyteia avait pour but de rassembler les mots d’esprits obscènes de tous
les peuples et de tous les pays, demanda à Freud d’écrire un commentaire psy­
chanalytique sur ce matériel246.
Une seconde rencontre internationale eut lieu à Nuremberg, les 30 et 31 mars.
On décida la création d’une Association psychanalytique internationale. Freud
préféra mettre un non-Juif à la tête de cette organisation247. En dépit d’une forte
opposition de la part des membres viennois, Jung fut élu président. En guise de
compensation, un nouveau périodique, le Zentralblatt fiir Psychoanalyse, fut
confié à la direction conjointe d’Adler et de Stekel.
L’opposition à la psychanalyse qui se faisait alors sentir était due pour une
bonne part aux pratiques des analystes dits « sauvages », qui, sans y être aucu­
nement préparés, se mettaient à « analyser », souvent au détriment de leurs
malades. Hans Blüher, membre du groupe freudien de Berlin, décrit ainsi la
situation :

« A Berlin comme à Vienne et à Zurich, la psychanalyse était organisée en


deux cercles : l’un restreint, médical, se consacrait au traitement des névrosés ;
l’autre, non médical, bien plus large, cherchait à intéresser le public aux névroses
et à la psychanalyse. Si l’on en croit Blüher, ce cercle non médical constituait la
principale force vive du mouvement psychanalytique ; ses membres produisirent
une abondante littérature pseudo-psychanalytique. Dans leurs propos outran-
ciers, ils proclamaient que la psychanalyse pouvait apporter une solution à tous
les problèmes de l’humanité, depuis le traitement des névroses individuelles jus­

243. Anonyme, Jubilé du professeur Bernheim (12 novembre 1910), Nancy, 1910.
244. Voir chap. vu, p. 568-569.
245. Ernest Jones, « The Œdipus Complex as an Explanation of Hamlet’s Mystery : A
Study in Motive », American Journal of Psychology, XXI (1910), p. 72-113.
246. Sigmund Freud, « Brief an Dr. Friedrich Krauss », Anthropophyteia, VII (1910), p.
472-473, Standard Edition, XI, p. 221-227.
247. Il est intéressant de noter qu’à la même époque Ludwig Zamenhof, le créateur de
l’espéranto, cherchait à confier la direction de son organisation à un non-Juif. Voir Israeli-
tisches Wochenblatt, XI (1912), p. 541-542.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 825

qu’à l’abolition de la guerre. De la sorte, tout en incitant les malades à se sou­


mettre à un traitement psychanalytique, ils discréditaient le mouvement j»248.

Cette situation incita Freud à écrire son article bien connu sur « l’analyse sau­
vage w249. Freud soulignait que nul ne devait entreprendre d’analyse sans avoir
reçu la formation voulue. Il utilisait pour la première fois le terme de psycho­
sexualité. Il précisait que la libido ne se réduisait pas aux pulsions sexuelles ins-
tinctuelles, mais qu’elle englobait tout ce que signifie le mot allemand lieben
(aimer). « Combien de colère et de hargne auraient été évitées si cette mise au
point avait été faite plus tôt », commenta Oskar Pfister250.
Le Congrès international de psychologie médicale et de psychothérapie qui se
tint à Bruxelles, les 7 et 8 août, montra combien les relations entres les écoles
psychothérapiques s’étaient modifiées251. Janet, qui avait joué un rôle modéra­
teur dans les congrès précédents, ne vint pas à celui-ci (son rapport sur la sugges­
tion fut lu en son absence). Les discussions prirent souvent l’allure d’un conflit
de générations entre les « vieux » (Forel, Bernheim, Vogt) et les «jeunes » (Seif,
Jones, Muthmann). On eut parfois l’impression que les « jeunes » étaient prêts à
réagir par une attaque massive à tout ce que diraient les « vieux ». Prenons
comme exemple la communication d’Ernst Trômmer sur le processus de l’en­
dormissement et les phénomènes hypnagogiques. Seif entama la discussion en
reprochant à l’auteur de n’avoir pas cité Freud et Silberer, ajoutant que « le maté­
riel était mûr pour une élaboration psychanalytique ». Forel se leva pour protes­
ter, mais Muthmann, Jones et Graeter soutinrent énergiquement Seif. De Montet
commença à contredire la théorie du rêve de Freud, et alors Trômmer rappela à
l’auditoire que son exposé portait sur l’endormissement et non pas sur les rêves.
Au cours de la discussion d’une des comunications suivantes, Vogt s’opposa à
Seif qui prétendait lui interdire de parler des rêves et de l’inconscient : « Je pro­
teste contre le fait qu’un freudien prétende refuser le droit de discuter de ces
questions à un homme comme moi, qui ai noté mes propres rêves depuis l’âge de
16 ans et qui ai étudié les problèmes discutés ici, depuis 1894, c’est-à-dire
presque aussi longtemps que Freud lui-même et plus longtemps qu’aucun de ses
disciples ! »
Ce Congrès de Bruxelles offre un exemple typique du genre de discussions
auxquelles donnaient lieu la plupart des congrès de cette époque en Europe.
C’étaient tantôt, comme à Bruxelles, les psychanalystes qui avaient le dessus,
tantôt leurs adversaires. Lors d’une rencontre des psychiatres et neurologues de
l’Allemagne du Sud-Ouest à Baden-Baden, le 8 mai, le docteur Hoche fit un
exposé mémorable intitulé « Une épidémie psychique parmi les médecins ».

248. Hans Blüher, Traktat über die Heilkunde, Stuttgart, Klett, 1926. (Cité de la 3e édition,
1950, p. 99-107.)
’ 249. Sigmund Freud, « Über wilde Psychoanalyse », Zentralblatt fiir Psychoanalyse, I
(1910), p. 91-95. Standard Edition, XI, p. 221-227.
250. Oskar Pfister, Die psychanalytische Méthode, Leipzig et Berlin, Klinkhardt, 1913, p.
59-60.
251. Journal fiir Psychologie und Neurologie, XVII, Erganzugsheft (1910-1911), p.
307-433.
826 Histoire de la découverte de l’inconscient

Une épidémie psychique, dit-il, est « la transmission de représentations spéci­


fiques d’une force irrésistible dans un grand nombre de têtes, d’où résulte une
perte de jugement et de lucidité ». Les disciples de Freud, continua-t-il, n’appar­
tiennent pas à une « école » au sens scientifique du terme, mais à une sorte de
secte qui apporte non des faits vérifiables, mais des articles de foi. La psychana­
lyse présente toutes les caractéristiques d’une secte : la conviction fanatique de sa
supériorité sur les autres, son jargon, son intolérance aiguë et sa tendance à vili­
pender tous ceux qui ne croient pas comme elle, sa profonde vénération pour le
Maître, sa tendance au prosélytisme, la facilité avec laquelle elle accepte les
invraisemblances les plus grotesques et sa surestimation fantastique de ce qui a
déjà été réalisé et de ce qui pourra encore l’être par les membres de la secte.
Hoche expliquait cette épidémie psychique par un manque de sens historique et
de formation philosophique chez ses victimes ainsi que par le caractère ingrat du
traitement des maladies nerveuses. Les succès thérapeutiques, disait-il, sont dus
à l’attention infatigable que ces médecins portent à leurs malades. Hoche conclut
que le mouvement freudien correspondait à la « résurgence, sous une forme
modernisée, d’une médecine magique, d’une sorte de doctrine secrète » et qu’il
enrichirait l’histoire de la médecine d’un nouvel exemple d’épidémie
psychique252.
A Zurich, Ludwig Frank avait mis au point une variante de la méthode cathar­
tique originelle de Breuer-Freud253. Il demandait à ses malades de s’étendre et de
se concentrer sur les sentiments qui surgissaient en eux. Le patient revivait des
émotions du passé, qui se rapportaient souvent à des épisodes oubliés de sa vie,
sur quoi le souvenir des événements eux-mêmes surgissait et faisait ensuite l’ob­
jet de discussions avec le thérapeute. Parfois ces émotions du passé étaient
« abrégées » sans que les faits eux-mêmes revinssent à la conscience, et cette
abréaction suffisait à entraîner la guérison. Forel proclamait que cette méthode
était celle de Breuer, et que Freud l’avait ensuite déformée.
En 1910, Bleuler introduisait en psychiatrie le terme d’« ambivalence » pour
désigner un état mental particulier, à tonalité émotionnelle à la fois positive et
négative. L’ambivalence normale consiste dans un ajustement réciproque entre
deux sentiments opposés (un homme aime la rose en dépit des épines qu’il
déteste). L’ambivalence anormale consiste en une fusion paradoxale de deux
sentiments opposés (un schizophrène pourra simultanément aimer et haïr la
rose). Les psychanalystes adoptèrent immédiatement et développèrent cette
notion d’ambivalence254.
L’année 1911 vit les tensions s’accroître en Europe jusqu’au point de rupture,
et l’objet de la discorde fut de nouveau le Maroc. En vertu d’un accord avec l’An­
gleterre, la France renonçait à ses prétentions en Égypte pour avoir, en échange,
les mains libres au Maroc. Mais les Allemands avaient également des intérêts au
Maroc, et pour bien le montrer ils envoyèrent un navire de guerre à Agadir. Au
terme de négociations difficiles, la guerre fut évitée et l’Allemagne renonça à ses
« droits » au Maroc, en échange d’une partie du Congo français. Mais la France

252. Alfred Hoche, « Eine psychische Epidémie unter Aertzten », Medizinische Klinik, VI
(1910), p. 1007-1010.
253. Ludwig Frank, Die Psychanalyse, Munich, E. Reinhardt, 1910.
254. Eugen Bleuler, « Die Ambivalenz », Festschrift der Dozenten der Universitat Zurich,
Zurich, Schultherz, 1914.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 827

et l’Allemagne eurent toutes deux l’impression d’avoir été dupées, et la tension


resta vive. L’Italie, par ailleurs, reprochait aux autres puissances de l’avoir tenue
à l’écart du partage de l’Afrique, et, voyant que l’Empire turc subissait une grave
crise intérieure, elle déclara la guerre à la Turquie, envahit la Tripolitaine pour
s’adjuger une nouvelle colonie et prendre ainsi sa revanche sur la défaite
d’Adoua.
Il n’y avait jamais eu, semblait-il, autant d’écoles de psychothérapie. Janet, à
Paris, et Dubois, à Berne, jouissaient encore d’un grand prestige. H y avait éga­
lement, à Lausanne, un autre thérapeute, Roger Vittoz, dont la réputation était
très grande à cette époque255. Vittoz soumettait ses malades à une ingénieuse
méthode de gymnastique mentale, qui consistait en des exercices progressifs de
détente et de concentration. Il apprenait à ses sujets à prendre pleinement
conscience de toutes leurs sensations et à se concentrer sur une représentation ou
une idée précise, comme les idées de « repos », de « contrôle », d’« infini », etc.
Vittoz affirmait qu’en posant la main sur le front du sujet il était capable de véri­
fier son degré de contrôle. Il enseignait aussi une philosophie de la vie. Des
malades venaient à lui du monde entier, mais il n’enseigna pas sa méthode, et elle
fut assez peu pratiquée après sa mort
Pour les contemporains, le grand événement psychiatrique de 1911 fut proba­
blement la parution de l’ouvrage de Bleuler sur la démence précoce, pour
laquelle il avait créé le terme nouveau de « schizophrénie ».

Ce livre, résultat de vingt ans de travail, apportait quatre innovations. Tout


d’abord, il englobait sous le mot « schizophrénie », non seulement l’ancienne
démence précoce, mais également un certain nombre d’états mentaux, en parti­
culier à forme aiguë et transitoire, que l’on considérait jusque-là comme des
entités séparées. En second lieu, il présentait une conception dynamique de la
maladie, inspirée apparemment de celle de la psychasthénie de Janet. Bleuler, en
effet, distinguait les symptômes primaires (relevant directement du processus
morbide) et les symptômes secondaires (dérivés des premiers). Troisièmement,
Bleuler proposait une interprétation du contenu des hallucinations et des idées
délirantes schizophréniques, inspirée des idées de Freud. Quatrièmement, à l’en­
contre de l’opinion courante qui considérait la démence précoce comme une
maladie incurable, Bleuler affirmait avec optimisme que la schizophrénie pou­
vait s’arrêter ou rétrograder à n’importe quelle étape de son évolution. L’atten­
tion constante et profonde que les médecins du Burghôlzli portaient à leurs
malades, le recours à la thérapeutique par le travail, ainsi qu’à divers autres pro­
cédés, eurent pour effet d’augmenter considérablement le nombre des succès
thérapeutiques256.

255. Roger Vittoz, Traitement des psychonévroses par la rééducation du contrôle cérébral,
Paris, Baillière, 1911.
Le lecteur pourra trouver d’autres détails sur la méthode de Vittoz dans la thèse de médecine
de Robert Dupond, La Cure des psychonévroses par la méthode du Dr Vittoz (Paris, Jouve,
1934) et dans un opuscule rédigé par une admiratrice, Henriette Lefebvre, Un sauveur, le doc­
teur Vittoz (Paris, Jouve, s.d.).
256. E. Bleuler, Dementia Praecox, oder Gruppe der Schizophrenien, in G. Aschaffenburg,
Handbuch der Psychiatrie, Spezieller Teil, 4. Abt., 1 Hâlfte, Vienne, Deuticke, 1911. Voir
chap. v, p. 315-316.
828 Histoire de la découverte de l’inconscient

1911 fut une année d’expansion pour le mouvement psychanalytique, avec le


grand succès du Congrès international réuni à Weimar en septembre. Mais ce fut
aussi une période de conflits internes. Même après la démission d’Adler en juil­
let, la Société viennoise n’en continua pas moins (selon les termes de Jones) à
« être déchirée par des jalousies et des dissensions ».
En 1911, parut un roman de Grete Meisel-Hess, qui est la première œuvre
d’imagination connue à proposer un portrait de psychanalyste.

Les personnages du roman forment un groupe d’intellectuels sophistiqués qui


passent leur temps en de futiles aventures amoureuses et en de longues discus­
sions sur les sujets les plus variés. Une névrosée âgée de 40 ans, qui a passé les
plus belles années de sa vie dans ce milieu, se rend compte qu’elle aurait besoin
de l’aide d’un médecin. Elle entend parler d’une nouvelle méthode, la psycha­
nalyse, capable de guérir les malades en leur faisant prendre conscience de leur
vie inconsciente. Animée de la plus vive curiosité, et pleine d’espoir, elle frappe
à la porte du psychanalyste. La domestique, une vieille femme grande et maigre,
vêtue de noir, la conduit à travers une longue suite de pièces élégamment meu­
blées jusqu’à la porte du cabinet du grand homme.
Le médecin, assis à son bureau, commence par la fixer intensément, tout en
caressant silencieusement sa barbe. Puis il la prie de s’asseoir et, d’un geste
encourageant, l’invite à raconter son histoire. La consultation se déroulera en
quatre phases. La malade raconte toute son histoire, tandis que le psychanalyste
écoute tranquillement en prenant des notes. Puis vient la seconde phase : l’ana­
lyste explique à la patiente qu’elle a refoulé des souvenirs sexuels pénibles ; puis
il entreprend de faire émerger ces souvenirs refoulés « au moyen d’une technique
spéciale ». Il l’interroge, entre autres, sur ses rêves. Au cours de la troisième
phase, l’analyste se mue en gynécologue : puisque la névrose relève de causes
sexuelles, un examen gynécologique complet est nécessaire. Heureusement, les
résultats de cet examen sont satisfaisants. Nous pouvons ainsi passer à la qua­
trième phase où le psychanalyste se fait hypnotiseur. Il fait asseoir la patiente
dans un fauteuil confortable et le roman décrit longuement la technique utilisée.
Une fois que la dame se trouve dans le sommeil hypnotique, l’analyste continue
à lui caresser le front, tout en lui murmurant des suggestions destinées à lui faire
perdre tous ses complexes. A la fin de la séance, la patiente quitte l’analyste avec
un sentiment de ravissement. Aucune allusion n’est faite aux honoraires. Le trai­
tement psychanalytique est tout entier contenu dans cette seule séance, et, jus­
qu’à la fin du roman, l’ancienne malade ne souffrira plus d’aucun symptôme
névrotique257.

L’année 1912 fut surtout marquée par les guerres balkaniques. La Grèce, la
Serbie et la Bulgarie, les nouveaux États balkaniques, attaquèrent la Turquie,
invoquant la nécessité de libérer leurs compatriotes encore soumis au joug turc.
C’était le grand sujet de conversation et l’on parlait beaucoup des « atrocités
macédoniennes ». Cette guerre accrut la tension entre les autres puissances euro­
péennes, en particulier entre la Russie et F Autriche-Hongrie.

257. Grete Meisel-Hess, Die Intellektuellen, Berlin, Oesterheld, 1911, p. 341-346.


Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 829

Un autre événement à sensation fut le naufrage du Titanic lors de son voyage


inaugural, le 14 avril, où plus de quinze cents personnes trouvèrent la mort. Ce
paquebot était considéré comme le plus moderne et le plus perfectionné qui ait
jamais été construit, on le disait insubmersible, mais les mesures de sûreté
s’étaient révélées insuffisantes et les canots de sauvetage trop peu nombreux.
L’inégalité sociale s’était manifestée dans le fait que l’on avait secouru les pas­
sagers de la première classe et de la seconde classe avant ceux de la troisième.
C’est ainsi qu’avaient été sacrifiés délibérément un grand nombre d’émigrants
pauvres et leurs enfants258. Les gens superstitieux virent dans ce désastre un mau­
vais présage pour l’avenir de la civilisation européenne. On écrivait beaucoup sur
l’imminence de la guerre. Un Allemand, von Bemhardi, expliqua dans son livre,
L’Allemagne et la prochaine guerre, que son pays aurait à affronter de nombreux
ennemis ; il ne pourrait remporter la victoire qu’au prix d’efforts et de sacrifices
inouïs259. Un groupe d’intellectuels fondèrent la Gesellschaft für positivische
Philosophie (Société pour une philosophie positiviste), qui avait son siège à Ber­
lin, et dont le but était de parvenir à une conception scientifique unifiée de l’uni­
vers et de résoudre ainsi les problèmes de l’humanité. Parmi les membres de la
Société figuraient Ernst Mach, Josef Popper, Albert Einstein, Auguste Forel et
Sigmund Freud.
Ce fut une période d’agitation fiévreuse au sein de la jeunesse européenne. De
nouveaux groupes littéraires, artistiques, culturels et politiques se formaient un
peu partout ; ils cherchaient à rompre avec le passé, à introduire des valeurs nou­
velles, et ils se lançaient dans de violentes polémiques les uns contre les autres.
C’est dans ce climat qu’il faut comprendre les polémiques engagées autour et à
l’intérieur du mouvement psychanalytique.
La nouvelle génération ignorait complètement Josef Breuer. A l’occasion de
son soixante-dixième anniversaire, le 15 janvier 1912, Sigmund Exner prononça
un discours en son honneur et lui remit les documents de la Breuer-Stifiung, fon­
dation qui avait pour but d’accorder des bourses de recherche et de permettre à
des savants éminents de venir faire des conférences à Vienne. Une souscription
réunit une somme initiale de 58 125 couronnes260. La liste des souscripteurs
comportait les noms de plusieurs savants, écrivains et artistes les plus célèbres de
Vienne. Le nom de Freud, cependant, ne s’y trouve pas261.

258. Lors d’une des audiences postérieures au naufrage, un passager de troisième classe
déclara sous serment que, durant les opérations de sauvetage, une porte séparant la dernière
classe du pont supérieur avait été verrouillée. Les passagers de troisième classe qui avaient
réussi à s’en échapper avaient été obligés de briser la serrure. (Titanic Disaster. Hearing before
a Subcommittee on Commerce, United States Senate, 62nd Congress, 2nd session, Document
n° 726, Washington, Government Printing Office, 1912, p. 1021.)
259. Friedrich von Bemhardi, Deutschland und der nachste Krieg, Stuttgart, Cottas Nach-
folger, 1912.
260. Il n’a pas été possible de déterminer si une partie des fonds de la fondation a été
déboursée. La Breuer-Stiftung fut l’une des nombreuses victimes de l’inflation de l’après-
guerre. Quand la monnaie autrichienne se stabilisa en 1922,10 000 couronnes valaient 1 shil­
ling (un septième de dollar).
261. L’auteur est redevable à madame Kathe Breuer de lui avoir montré ces documents, et
à monsieur George H. Bryant, petit-fils de Josef Breuer, de lui avoir fourni des renseignements
complémentaires.
830 Histoire de la découverte de l’inconscient

Une grande activité régnait parmi les psychanalystes. Rank et Sachs lancèrent
un nouveau périodique, Imago. Dans le premier numéro parut un article de
Freud, première esquisse de ce qui allait devenir son Totem et tabou. Ce fut pro­
bablement Métamorphoses de l’âme et ses symboles de Jung qui poussa Freud à
s’intéresser à l’ethnologie. Depuis quelques années, le problème du totémisme
suscitait un vif intérêt. Frazer avait publié son Totémisme et exogamie2*2. Durk­
263 voyait dans le totémisme la forme originelle de la religion, et Thumwald
heim262
le décrivait comme un mode de pensée primitif264. Wundt esquissa un vaste
tableau de l’évolution de l’humanité où il distinguait quatre périodes : une
période primitive de vie sauvage, une période totémique marquée par l’organi­
sation tribale et l’exogamie, une « période des héros et des dieux », enfin la
période moderne (avec des religions universelles, des puissances mondiales, une
culture mondiale et une histoire du monde)265. Par ailleurs, en écrivant Totem et
tabou, Freud semblait s’être inspiré d’événements récents : le soulèvement des
Jeunes-Turcs (les fils) contre le sultan Abdül-Hamid II (le vieux père cruel), qui
avait un vaste harem gardé par des eunuques, lui servit peut-être de modèle.
Après la révolution, il fut possible de moderniser l’organisation sociale, et la lit­
térature fleurit en Turquie, exactement comme dans la description de Freud où la
culture humaine fleurit après le meurtre du vieux père. Comme une sorte de
complément à Totem et tabou, Otto Rank publia un recueil très documenté sur le
thème de l’inceste dans la poésie et la légende266.
Les controverses qui s’élevaient autour de la psychanalyse étaient plus vives
que jamais. Pour comprendre leur véritable signification, il est nécessaire de bien
connaître l’arrière-plan culturel de l’époque. C’est ce qu’illustre très bien une
controverse qui eut lieu à Zurich au début de 1912267268.
La Neue Zürcher Zeitung n’avait fait aucune allusion à la psychanalyse avant
le 8 février 1911, date à laquelle le docteur Karl Oetker publia une recension d’un
petit livre de Ludwig Frank, Die Psychanalysé269. Ce compte rendu, qui ne men­
tionnait même pas le nom de Freud, pouvait faire croire au lecteur que la psycha­
nalyse était une découverte suisse. Il contenait, par ailleurs, une profession de foi
matérialiste, affirmant que l’âme périssait en même temps que le corps. Dix mois
plus tard, le 7 décembre, un certain « docteur E.A. » commenta une conférence
que le docteur F. Riklin avait prononcée lors d’une réunion récente de la société
philologique de Zurich, la Gesellschaftfürdeutsche Sprache. Riklin avait dit que
la psychanalyse s’était montrée capable de guérir des névrosés en ramenant à la

262. Sir James Frazer, Totemism and Exogamy. A Treatise on Certain Early Forms of
Superstition and Society, 4 vol., Londres, Macmillan Co., 1910.
263. Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique
en Australie, Paris, Alcan, 1912.
264. Richard Thumwald, « Die Denkart als Wurzel des Totemismus », Korresponenzblatt
der deutschen Gesellschaft fur Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte, 1911, p. 173-
179.
265. Wilhelm Wundt, Elemente der Vôlkerpsychologie, Leipzig, Alfred KrSner, 1912.
266. Otto Rank, Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage, Leipzig et Vienne, Deuticke,
1912.
267. L’auteur remercie le docteur Gustab Morf pour avoir attiré son attention sur l’intérêt
de cet épisode, et le département des archives de la Neue Zürcher Zeitung pour l’aide qu’il lui
a apportée.
268. Voir chap. x, p. 826.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 831

conscience des images refoulées et en interprétant les rêves. Il ajoutait qu’il avait
été démontré que les symboles oniriques et hallucinatoires correspondaient aux
symboles universels des mythes de l’humanité : le sens des symboles universels
et des mythes avait donc été déchiffré. Le soleil, par exemple, symbolisait l’éner­
gie sexuelle masculine, le serpent et le pied étaient des symboles phalliques et
l’or symbolisait les excréments. Le compte rendu présentait tout cela, non
comme des hypothèses, mais comme des découvertes absolument fondées. C’est
probablement cette conférence, et, peut-être, d’autres du même genre, qui incita
le Kepler-Bund à consacrer une soirée à la discussion de la psychanalyse. Mais
pour comprendre le sens exact de cette réunion, quelques explications sont
nécessaires.
A cette époque, la culture européenne était imprégnée de scientisme, c’est-à-
dire de la conviction que seule la science est capable de répondre aux grandes
énigmes de l’univers. C’étaient les sciences naturelles qui étaient alors domi­
nantes (comme la physique atomique de nos jours), avec, au premier plan, la
théorie de l’évolution. On confondait sous ce nom quatre conceptions diffé­
rentes : celle du transformisme (s’opposant au créationnisme ou au fixisme), la
théorie originelle de Darwin attribuant l’évolution des espèces à la sélection
naturelle causée par la lutte pour la vie, un ensemble de doctrines pseudo-dar­
winiennes appelées darwinisme social, et enfin la doctrine de Haeckel. Nous
avons peine à imaginer aujourd’hui à quel point les idées de Haeckel influen­
çaient la vie culturelle à l’époque. Haeckel avait commencé une brillante carrière
de naturaliste, puis s’était engagé sur la voie de la philosophie de la nature avant
de s’attaquer finalement à la religion. A ses yeux, la science s’identifiait au maté­
rialisme, à l’athéisme et à sa conception du transformisme. La religion s’identi­
fiait à la tradition, à la superstition et à toutes les attitudes contraires à la science.
Haeckel était l’idole de bien des jeunes qui s’étaient convertis à sa doctrine.
Ainsi, le jeune Goldschmidt, après avoir lu le récit de la création selon Haeckel,
pensa avoir trouvé la solution de tous les problèmes philosophiques et scienti­
fiques, et il se mit à propager ces idées avec le zèle d’un missionnaire269.
Haeckel avait fondé une association, le Monisten-Bund, qui présentait la
science comme la religion de l’avenir. Son activité se heurta naturellement à une
vive opposition des différentes Églises. Ses ennemis démontrèrent sans peine
qu’il présentait constamment ses hypothèses comme des certitudes et ils l’accu­
sèrent d’avoir falsifié un certain nombre des illustrations utilisées dans ses
ouvrages afin de les rendre conformes à sa doctrine. La lutte contre Haeckel fut
menée de deux côtés. Le théologien Wasmann créa le Thomas-Bund pour réfuter
les conceptions de Haeckel au nom de la religion, et le naturaliste Dennert fonda
le Kepler-Bund dont le but officiel était de combattre, au nom de la science,
toutes les spéculations pseudo-scientifiques. Le Kepler-Bund comptait parmi ses
membres plusieurs savants connus, et il disposait de sections dans les principales
villes de langue allemande.
La section zurichoise du Kepler-Bund organisa une réunion sur la psychana­
lyse. En s’appuyant sur la recension du livre de Frank par Oetker et sur le compte
rendu de la conférence de Riklin par « E.A. », le Kepler-Bund donnait l’impres­

269. Richard B. Goldschmidt, Portraits from Memory : Recollections of a Zoologist,


Seattle, University of Washington Press, 1956, p. 35.
832 Histoire de la découverte de l'inconscient

sion de s’être convaincu que la psychanalyse était une doctrine matérialiste et


athée, qui présentait des spéculations extravagantes comme des vérités
scientifiques. Le 2 janvier 1912, la Neue Zürcher Zeitung rendit compte de la réu­
nion du Kepler-Bund. Le docteur Max Kesselring, spécialiste des maladies ner­
veuses à Zurich, parla « de la théorie et de la pratique du psychologue viennois
Freud ». L’orateur commençait par regretter que les idées de Freud aient ren­
contré un tel succès à Zurich parmi les éducateurs et les pasteurs. Kesselring
avait assisté à une série de conférences de Freud à Vienne, et il raconta combien
Freud était convaincu de la vérité de ses idées, et comment il engageait les étu­
diants à lui poser des questions, ne leur apportant que des réponses vagues et peu
convaincantes. Après avoir résumé l’histoire de la psychanalyse, Kesselring pro­
clama son opposition irréductible. Il lut quelques citations de Freud qui suscitè­
rent des rires dans l’assemblée. L’auteur du compte rendu regrettait que Kessel­
ring n’ait pas rendu justice au noyau de vérité que contenaient les enseignements
de Freud. Le lendemain, 3 janvier 1912, la Neue Zürcher Zeitung publia un bref
communiqué de Kesselring, précisant qu’il n’était pas membre du Kepler-Bund
et que son rejet de la psychanalyse ne résultait pas d’une opinion philosophique,
mais d’un examen impartial. Le 5 janvier, un membre du Kepler-Bund confirma
que le docteur Kesselring ne faisait pas partie de l’association et expliqua que le
Kepler-Bund avait une attitude « neutre » à l’égard du sujet discuté. Le Kepler-
Bund avait pour unique souci de faire une distinction nette entre les hypothèses
et les faits confirmés.
Dans son numéro du 10 janvier, la Neue Zürcher Zeitung publia deux lettres ;
l’une, signée « J.M. », affirmait que le Kepler-Bundétait en fait une organisation
créée pour lutter contre le monisme et l’athéisme. Les enseignements de Freud
s’opposaient manifestement à la doctrine du Kepler-Bund, et, en invitant le doc­
teur Kesselring à parler de Freud, ses membres savaient parfaitement quelle
serait son attitude. La seconde lettre, signée « docteur J. », affirmait qu’il était de
mauvais goût de traiter d’un tel sujet devant un auditoire profane ; pourquoi, dans
cet esprit, ne pas se livrer à des examens gynécologiques ? Même le public le
plus cultivé n’est pas en état de se faire une opinion objective sur de tels sujets.
Par ailleurs, ajoutait l’auteur, cette conférence manquait d’objectivité et était
entachée de nombreuses affirmations erronées.
Dans le numéro du 13 janvier, un certain « F.M. » répondit au « docteur J. »
que le long article de C.G. Jung sur les idées de Freud, publié dans le dernier Ras-
chers Jahrbuch, constituait un véritable chef-d’œuvre de vulgarisation. Il trou­
vait extrêmement imprudent que des secrets que l’on ne confiait jusqu’ici qu’au
prêtre fussent maintenant révélés sans précautions au psychanalyste. « F.M. »
ajoutait qu’il était stupéfait par l’extravagance de la littérature psychanalytique :
il venait juste de recevoir un livre de Johann Michelsen dans lequel le Christ était
interprété comme un symbole de la castration, tous les autres détails de la scène
de la Nativité recevant une explication du même genre270. « F.M. » citait ensuite
quelques exemples de symbolisme sexuel proposés par Freud lui-même : ainsi,
quand on rêve d’un paysage avec la conviction d’y être déjà venu, cette scène
symbolise les organes génitaux de la mère, car c’est le seul endroit où un homme

270. Johann Michelsen, Ein Wort an geistigen Adel deutscher Nation, Munich, Bonsels,
1911.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 833

puisse être sûr d’être déjà allé. « F.M. » concluait en soulignant le danger que
représente le psychanalyste qui se croit en possession d’un secret infaillible ; il
notait également que ceux qui souffrent de graves difficultés d’ordre sexuel ne
peuvent guère attendre de secours réel de la psychanalyse, puisque ces troubles
dépendent souvent de facteurs sociaux et économiques et que, dans d’autres cas,
la guérison impliquerait l’abandon de certains principes moraux. Dans le numéro
suivant, daté du 15 janvier, le docteur Kesselring protesta contre l’accusation de
Jung lui reprochant d’avoir présenté la psychanalyse à un public profane. A
Zurich, les éducateurs et les pasteurs ne cessaient d’en faire autant, à preuve les
nombreux articles parus dans Evangelische Freiheit, Berner Seminarblatter, etc.
D’ailleurs, disaient-ils, c’étaient les psychanalystes eux-mêmes qui avaient inau­
guré cette pratique.
Le numéro du 17 janvier contenait encore deux lettres. Dans la première,
C.G. Jung disait que « la notion de sexualité, telle que nous l’entendons, Freud et
moi, possède une acception plus vaste que le sens ordinaire du terme [...]. Les
écrits de Freud et les miens en témoignent ». Il ajoutait qu’il était injuste de
mettre le livre de Michelsen sur le même plan que des ouvrages aussi importants
que ceux de Riklin. La seconde lettre était la réponse de « F.M. » à Jung. Théo­
riquement, disait-il, la notion freudienne de sexualité est très large, mais, dans la
pratique, elle utilise le terme dans son sens étroit. « F.M. » refusait l’objection de
ceux qui lui avaient reproché de se mêler de psychanalyse sans être médecin ; et
il n’est pas nécessaire, en effet, d’être médecin pour se rendre compte de l’im­
mense danger de la psychanalyse, cette pseudo-science qui a trouvé à Zurich plus
d’adeptes fanatiques que partout ailleurs, et qui a engendré une véritable épidé­
mie psychique. Le 25 janvier, Auguste Forel, qui avait pris sa retraite sur les
bords du lac de Genève, se mêla à la controverse. Il s’en prit à une critique de
« F.M. » concernant l’hypnose et à l’affirmation de Kesselring selon laquelle le
traitement psychanalytique transformait les malades névrosés en psychotiques. Il
déplorait que les idées fécondes de Breuer sur la thérapie cathartique aient été
déformées par Freud. Il ne sert à rien, disait-il, d’engager des polémiques contre
la psychanalyse, on devrait au contraire l’étudier sérieusement, comme le faisait
le docteur Frank à Zurich. Cette lettre était suivie d’une réponse de Kesselring :
les psychanalystes parlent toujours de leurs succès, jamais de leurs échecs. H
citait les cas de deux névrosés qui, à la suite de l’analyse, étaient devenus psy­
chotiques. Enfin, « F.M. » répondit à Forel que c’étaient les psychanalystes eux-
mêmes qui s’adressaient à un large public profane et propageaient leurs idées en
écrivant de nombreuses brochures et des articles de journaux.
Le numéro du 27 janvier publia une protestation véhémente de la part des
psychanalystes :
« Le président des associations psychanalytiques internationale et zurichoise
se voit dans l’obligation de rejeter énergiquement les accusations insultantes et
gravement dépréciatives portées par un profane contre des médecins spécialistes.
Les articles signés F.M. offrent une description complètement déformée du trai­
tement psychanalytique, par suite de l’ignorance de leur auteur. Nul homme
sensé n’accepterait de se soumettre à un traitement aussi répugnant que celui
décrit par F.M. Le ton même de ce réquisitoire exclut toute discussion ultérieure.
Pour l’Association psychanalytique internationale : C.G. Jung, président,
F. Riklin, secrétaire.
834 Histoire de la découverte de l’inconscient

Pour l’Association psychanalytique zurichoise : Alph. Maeder, président,


J.H.W. Van Ophuijsen, médecin secrétaire. »
Cette protestation était suivie, dans le même numéro, d’une réponse de
« F.M. » : « Messieurs les psychanalystes, écrivait-il, s’identifient tellement à
leur science qu’ils considèrent toute critique comme une insulte personnelle. » Il
soulignait le ton hautain du docteur Jung qui l’avait traité de « reporter » et de
« profane ». « F.M. » faisait remarquer qu’il existait également des médecins qui
s’opposaient à la psychanalyse. Quoique Freud ait fait bien des observations inté­
ressantes sur les névroses, sa méthode était erronée et antiscientifique. (Le fait
que ses observations aient eu pour théâtre la Vienne semi-slave y était peut-être
pour quelque chose.) Non contents d’analyser les vivants, les psychanalystes
analysaient maintenant les morts ; toute la vie spirituelle de l’humanité, la reli­
gion, l’art, la littérature et le folklore y passaient. Ils ne supportaient pas les cri­
tiques des profanes, mais ils n’hésitaient pas à empiéter sur des domaines dans
lesquels ils étaient eux-mêmes profanes.
Le 28 janvier, « F.M. » poursuivit son attaque contre la psychanalyse, la qua­
lifiant de méthode assurément dangereuse. Même dans le cas le plus favorable,
c’est-à-dire quand elle était pratiquée par un médecin extrêmement conscien­
cieux et compétent, elle réduisait l’individu à une formule sexuelle et prétendait
le guérir à ce titre. Quel enfant ne serait pas au désespoir en apprenant qu’il avait
nourri des désirs incestueux à l’égard de sa mère ? Quant à l’adulte, si sa névrose
avait été causée par des désirs sexuels refoulés, qu’en serait-il de la catharsis ?
« F.M. » citait le cas d’un ami qu’il avait envoyé chez un éminent neurologue et
qui, malgré sa mise en garde, était allé voir un psychanalyste. Incapable de suivre
les conseils du psychanalyste dans sa propre ville, il avait disparu sans qu’on
entendît plus jamais parler de lui. Si la psychanalyse était un instrument aussi
dangereux entre les mains d’un médecin consciencieux, quels désastres ne pro­
voquerait-elle pas aux mains d’un homme sans scrupules ? La diffusion des théo­
ries psychanalytiques dans le public risquait en outre d’aboutir au rejet de la
morale sexuelle sous prétexte de considérations scientifiques.
Le 31 janvier, la Neue Ziircher Zeitung publia la réponse de Kesselring à Forel.
Il maintenait que la psychanalyse pouvait être dangereuse et qu’il n’avait pas été
le seul à observer ses effets désastreux sur des malades. Il est inadmissible, ajou­
tait-il, que les psychanalystes parlent uniquement de leurs succès tout en préten­
dant interdire à d’autres de signaler leurs échecs. Cette extrême susceptibilité des
psychanalystes trahissait, selon lui, leur manque d’objectivité et excluait la pos­
sibilité de toute discussion fructueuse.
Dans le numéro du 1er février, parut une réponse de Forel à Fritz Marti (nommé
pour la première fois) : il reprochait à Marti de réunir sous une même condam­
nation l’hypnotisme, la psychanalyse de Freud et les nouvelles psychothérapies
(c’est-à-dire le perfectionnement, par Ludwig Frank, de l’ancienne cure cathar­
tique de Breuer-Freud). «Je dois préciser que les chercheurs lucides sont
parfaitement d’accord avec monsieur F.M. lorsqu’il condamne la partialité de
l’école freudienne, son église sexuelle sanctifiante, sa sexualité infantile et ses
interprétations talmudico-exégético-théologiques. » Ce sont Freud et Jung,
disait-il, qui ont mêlé les non-médecins à ces questions. Heureusement, il y a
quelques hommes qui se préoccupent de recueillir la part de vérité contenue dans
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 835

les recherches de Breuer-Freud. Cette lettre était suivie de quelques lignes de


Fritz Marti qui remerciait Forel et déclarait la discussion close.
Cette controverse nous fait entrevoir que la véritable signification de l’oppo­
sition à la psychanalyse en ces années était assez différente de l’image qui en est
habituellement donnée de nos jours. L’opinion courante, aujourd’hui, voudrait
que « les découvertes de Freud se soient heurtées à une résistance farouche et
fanatique de la part de ceux qui ne pouvaient accepter ses théories de la sexualité
en raison des préjugés “victoriens” de l’époque et d’un refoulement névrotique ».
En réalité, un examen objectif des faits révèle une situation bien différente. Dans
les controverses nées autour de la psychanalyse, il convient de distinguer au
moins cinq éléments.
Tout d’abord, les théories psychanalytiques étaient présentées au public d’une
façon qui devait nécessairement susciter deux types de réactions opposées. Il
était fatal que certains trouvent ces idées répugnantes et dangereuses, tandis que
d’autres les acceptent avec enthousiasme comme des révélations. C’est un point
que Wittgenstein a expliqué très clairement271. Les heurts étaient inévitables
entre ces deux groupes et ils prirent souvent la forme d’un conflit de générations.
A mi-chemin entre ces deux attitudes extrêmes, on trouve celle d’hommes
lucides qui cherchaient à découvrir par eux-mêmes ce qu’il y avait de scientifique
dans ces théories. Des hommes comme Oppenheim, Friedlander, Isserlin, que
l’on considère habituellement aujourd’hui comme les premiers adversaires de la
psychanalyse, se rattachaient en fait au groupe qui s’efforçait de parvenir à une
appréciation objective. Depuis, on a considérablement surfait leurs critiques, tout
en négligeant de constater qu’ils acceptaient l’existence d’un « noyau de vérité ».
En second lieu, on confondait sous le nom de psychanalyse un grand nombre
de courants divers : il y avait tous les intermédiaires possibles entre les écrits de
Freud, ceux du cercle de ses disciples immédiats, ceux du cercle plus large des
analystes non médecins et enfin les divagations d’excentriques, comme Michel-
sen, qui se prétendaient psychanalystes. Comment le public aurait-il pu distin­
guer ce qui relevait de la psychanalyse authentique ? Il en allait de même pour le
traitement psychanalytique, que pouvaient aussi bien pratiquer des analystes du
groupe de Freud que des individus incompétents. Ce sont précisément ces abus,
causes de critiques et d’opposition à l’égard de la psychanalyse, qui incitèrent
Freud à écrire son essai sur « l’analyse sauvage ».
Troisièmement, la psychanalyse était accueillie de deux façons différentes. A
Vienne, des hommes comme Krafft-Ebing, Weininger et Schnitzler avaient pré­
paré le public à accepter les théories sexuelles de Freud. A Zurich, un autre type
de genius loci faisait accepter la psychanalyse comme une clé permettant de
résoudre les problèmes religieux et pédagogiques et de comprendre les mythes et
les maladies mentales. Il était inévitable que des heurts se produisent entre ces
deux perspectives.
Quatrièmement, la psychanalyse était communément identifiée à la philoso­
phie matérialiste et au monisme de Haeckel. Sans doute, la psychanalyse pouvait
apporter des arguments aussi bien contre l’athéisme qu’en sa faveur. Rank et
Sachs n’avaient-ils pas avancé que l’athéisme constituait l’expression ultime de

271. Normann Malcolm, Ludwig Wittgenstein : A Memoir, Londres, Oxford University


Press, 1958.
836 Histoire de la découverte de l’inconscient

la victoire sur le père272 ? Le fait que Freud se proclamât ouvertement athée, et qua­
lifiât la religion de névrose collective, contribuait à entretenir la confusion. Hans
Blüher rapporte dans ses Mémoires qu’à Berlin la maison du Monisten-Bund
local servait de lieu de rencontre aux jeunes artistes et écrivains « modernes »,
mais aussi aux freudiens273. Jusqu’à un certain point, l’opposition à la psycha­
nalyse relevait de l’opposition croissante à Haeckel et à son Monisten-Bund.
Mais la principale cause de cet antagonisme résidait probablement dans la
façon dont la psychanalyse était présentée. Les psychanalystes, et surtout les
jeunes disciples, proclamaient leurs découvertes sans les étayer de preuves ou de
statistiques. Ils rejetaient sur leurs adversaires le fardeau de la preuve, ne suppor­
taient aucune critique, et usaient d’arguments ad hominem, taxant par exemple
leurs adversaires de névrosés. La psychanalyse était parfois aussi utilisée par des
hommes comme Michelsen pour écrire des choses qui semblaient avoir pour seul
but de scandaliser le lecteur religieux, à l’instar des futuristes274.
Le tableau de ces controverses serait incomplet si nous ne signalions pas
qu’elles étaient tout aussi véhémentes entre les psychanalystes eux-mêmes.
Alphonse Maeder raconte comment, lors d’une discussion sur les rêves dans un
congrès psychanalytique, il avait présenté ses idées personnelles sur la « fonction
prospective » des rêves. Il s’ensuivit « une tempête d’opposition contre moi,
comme si j’avais touché à une réalité sacrée ». Il n’avait contredit aucune des
théories de Freud, mais seulement proposé de les compléter275. A cette même
époque, de violents conflits opposèrent la Société viennoise et Stekel. Pis encore,
Jung commençait à suivre sa voie propre, qui devait le conduire à se séparer de
Freud. En février 1912, le Zentralblatt publia le résumé d’un livre de l’historien
de l’art Sartiaux, signé par Freud276 :

« Il y a vingt siècles, le temple de Diane à Éphèse attirait de nombreux pèle­


rins, comme Lourdes de nos jours. En l’an 54 de notre ère, l’apôtre saint Paul y
prêcha pendant plusieurs années et y fit de nombreuses conversions. Persécuté, il
fonda sa propre communauté. Cette situation s’avéra fâcheuse pour le commerce
des orfèvres, qui organisèrent une émeute contre saint Paul, aux cris de : “Grande
est la Diane des Éphésiens !” La communauté de saint Paul ne lui resta pas fidèle,
elle tomba sous l’influence d’un homme nommé Jean, qui était venu avec Marie
et qui fonda le culte de la Mère de Dieu. Les pèlerins affluèrent de nouveau et les
orfèvres retrouvèrent du travail. Dix-neuf siècles plus tard, ce même lieu fut l’ob­
jet des visions de Katharina Emmerich »277.

272. Otto Rank et Hanns Sachs, Die Bedeutung der Psychoanalyse für die Geisteswissen-
schaften, Wiesbaden, Bergmann, 1913, p. 68.
273. Hans Blüher, Werke und Tage. Geschichte eines Denkers, Munich, Paul List, 1953, p.
252.
274. Cette même année, Marinetti publiait un roman, Le Monoplan du pape, roman poli­
tique en vers libres (Paris, Sansot, 1912), histoire « choquante » d’un pape kidnappé et voya­
geant en avion. On ne pouvait guère deviner alors que bien des jeunes lecteurs vivraient suf­
fisamment longtemps pour voir un pape se rendre à Jérusalem et à New York.
275. Communication personnelle du docteur Alphonse Maeder.
276. Sigmund Freud, « Gross ist die Diana der Epheser », Zentralblatt für Psychoanalyse,
B (1912), p. 158-159. Standard Edition, XH, p. 342-344.
277. Voir chap. n,p. 110-111.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 837

Pourquoi Freud publia-t-il cette anecdote archéologique ? Il n’est pas néces­


saire d’être très versé dans l’herméneutique pour en deviner la signification allé­
gorique. Freud (saint Paul) proposait de nouvelles doctrines, et, en raison de l’op­
position qu’il rencontrait, réunit un groupe de fidèles disciples qui devinrent
l’objet de violentes persécutions parce que leurs idées allaient à l’encontre de
certains intérêts. Un disciple, Jean (Jung), vint à lui, se montra d’abord son allié,
mais introduisit ensuite des tendances mystiques, détourna de lui ses disciples et
organisa une communauté dissidente, propre à satisfaire de nouveau les « mar­
chands du Temple ».
L’année 1913 vit s’exacerber les conflits politiques en Europe, au point qu’à
plusieurs reprises une guerre générale parut imminente. Les Balkans étaient au
centre du conflit. Après leur victoire sur la Turquie, la Grèce, la Bulgarie et la
Serbie s’entre-déchirèrent au cours d’une seconde guerre balkanique qui vit la
Grèce, la Serbie et la Roumanie s’allier contre la Bulgarie. Ces bouleversements
ébranlèrent l’Autriche-Hongrie et la Russie. La Russie entreprit une mobilisation
partielle, et seule une Conférence des ambassadeurs permit d’éviter la guerre. De
fréquents incidents de frontières accrurent la tension entre la France et l’Alle­
magne, et le Parlement français porta de deux à trois ans la durée du service mili­
taire obligatoire. Le titre d’un livre de Léon Daudet, L’Avant-Guerre, en dit long
sur le climat de l’époque.
En même temps, s’intensifiaient les conflits entre les diverses écoles de psy­
chiatrie dynamique. A Paris, Janet travaillait à son grand ouvrage sur les médi­
cations psychologiques. A Nancy, la retraite de Bernheim fut suivie d’une réac­
tion antipsychologique, rappelant celle qui s’était produite à Paris après la mort
de Charcot. A Berne, Dubois continuait à porter le flambeau de la psychothéra­
pie, de même que Vittoz à Lausanne, mais ils étaient tous deux isolés. A Zurich,
Ludwig Frank luttait énergiquement pour imposer sa propre technique de traite­
ment cathartique, et il publia en 1913 un manuel consacré à sa méthode278. A
Vienne, le mouvement psychanalytique passa par la plus grave crise qu’il eût
jamais connue. Il avait déjà perdu Alfred Adler qui, en tant que chef d’une nou­
velle école, publia un manuel exposant sa méthode279. Stekel, qui avait quitté le
mouvement l’année précédente, chercha à promouvoir sa propre méthode de trai­
tement psychanalytique rapide. Et maintenant, c’était Jung qui s’éloignait de
Freud, après avoir publié ses opinions divergentes qu’il présentait comme un
exposé de la psychanalyse. Cette année-là, les diverses écoles de psychiatrie
dynamique s’affrontèrent essentiellement sur deux champs de bataille : le XVIIe
Congrès international de médecine de Londres et le IVe Congrès psychiatrique de
Munich.
Le XVIIe Congrès international de médecine se tint à Londres du 7 au 12 août.
La psychanalyse faisait partie des sujets inscrits à l’ordre du jour de la section
XII. Les rapports et les discussions auxquels elle donna lieu sont connus par les
procès-verbaux officiels et par des comptes rendus détaillés publiés dans le

278. Ludwig Frank, Affektstorungen, Berlin, J. Springer, 1913.


279. Voir chap. vm, p. 628-630.
838 Histoire de la découverte de l’inconscient

Times280. Le jeudi 7 août, Adolf Meyer présenta une communication sur la


Phipps Psychiatrie Clinic qui venait de s’ouvrir à Baltimore sous sa direction. Au
cours de la discussion, ses collègues anglais manifestèrent leur stupéfaction d’ap­
prendre qu’il employait 10 médecins pour 90 malades. Sir Thomas Clouston s’ex­
clama : « Nous avons l’impression que nos trésoriers et nos comités auront
besoin d’une longue éducation avant qu’ils nous allouent les fonds nécessaires
pour réaliser des projets d’une telle munificence ! »
Le vendredi 8 août, Pierre Janet présenta son rapport sur la «psycho­
analyse ».

Le point de départ de la psycho-analyse, expliqua-t-il, se trouve dans les obser­


vations de Charcot sur les névroses traumatiques, que lui (Janet) avait étendues à
beaucoup d’autres névroses, en y ajoutant les notions de rétrécissement du
champ de la conscience et de faiblesse psychologique. Aussi Janet avait-il vu, au
début, dans les travaux de Freud, une confirmation de ses propres observations.
Freud invoquait comme une nouveauté le temps considérable consacré au
malade, la connaissance de toute sa vie, l’observation minutieuse de ses faits et
gestes, mais lui, Janet, avait toujours fait de même. Janet qualifia de naïve la
méthode des associations spontanées, parce que le thérapeute suggère incons­
ciemment la suite des associations. Quant aux rêves, Freud ne prenait aucune
précaution en les recueillant et ses interprétations étaient arbitraires. Freud appe­
lait « complexes » ce que Janet avait appelé « idées fixes subconscientes ». Beau­
coup d’idées que la psychanalyse présentait comme nouvelles n’étaient que des
notions déjà connues auxquelles Freud avait donné un nouveau nom, ainsi le
refoulement qui correspondait au rétrécissement du champ de la conscience.
Freud appelait « psychanalyse » ce que Janet avait appelé « analyse psycholo­
gique ». Freud étendait abusivement le rôle des troubles sexuels en y voyant la
cause essentielle et unique des névroses. Au contraire, ils étaient souvent l’ex­
pression plutôt que la cause des névroses. Freud donnait au mot « libido » un
sens vague et démesurément étendu. Des guérisons étaient obtenues par la psy­
chanalyse comme par n’importe quelle autre méthode. Janet signalait en passant,
sans prendre position, l’opinion curieuse de certains auteurs sur le rôle du genius
loti à Vienne281. Janet concluait, sur un ton de conciliation, que les écrits de
Freud contiennent « une quantité d’études précieuses sur les névroses, sur l’évo­
lution de la pensée dans l’enfance et sur les diverses formes des sentiments
sexuels ». Plus tard, les exagérations actuelles de la psychanalyse seraient
oubliées et l’on se souviendrait que « la psycho-analyse avait rendu de grands
services à l’analyse psychologique ».

280. 17th International Congress of Medicine (London, 1913), Sect. 12, Parts I and II,
Londres, Henry Frowde, 1913.
281. Cet épisode a donné lieu à une des légendes les plus tenaces dans l’histoire de la psy­
chiatrie : Janet est censé avoir insulté Freud et avoir proclamé que « la psychanalyse ne pouvait
naître que dans une ville aussi immorale que Vienne ». Il suffit de se reporter au texte de la
communication de Janet pour se rendre compte qu’il citait Ladame, lequel avait cité l’opinion
de Friedlânder sur le genius loci, à savoir l’intérêt particulier porté par le public viennois à la
pathologie sexuelle après les publications de Krafft-Ebing et d’autres.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 839

Janet, évidemment, ne connaissait les doctrines de Freud que par ce qui, dans
la littérature psychanalytique de cette époque, avait été publié en français et en
anglais. Il avait lu L'Interprétation des rêves dans la traduction de Brill, les
résumés des écrits de Freud publiés par Brill et Acher, ainsi que certaines publi­
cations de Maeder, Ferenczi, Sadger, Jung, Jones et Putnam. Ainsi les critiques
de Janet visaient plutôt la psychanalyse des débuts que ses développements les
plus récents.
A la suite de l’exposé de Janet, Jung entreprit de défendre la psychanalyse. Il
parla en anglais et commença par une remarque caustique visant Janet : « Mal­
heureusement, il arrive souvent que des gens s’estiment qualifiés pour juger de la
psychanalyse alors qu’ils ne sont même pas capables de lire l’allemand. »
Puisque, dit-il, la théorie de Freud n’était encore, dans l’ensemble, ni très claire
ni aisément accessible, Jung présenta une version condensée de la psychanalyse,
développant des critiques plus sévères encore que celles de Janet : « C’est pour­
quoi je propose de libérer la théorie psychanalytique de son point de vue exclu­
sivement sexuel. Je propose de le remplacer par un point de vue énergétique sur
la psychologie des névroses. » Jung assimila la libido à l’élan vital de Bergson.
La névrose était un acte d’adaptation qui a échoué, d’où une accumulation
d’énergie et la substitution des composantes supérieures d’une fonction par ses
composantes inférieures. (Remarquons en passant que telle était la conception de
la névrose de Janet, bien que celui-ci ne fût pas cité.)
Dans la discussion qui suivit, personne ne répondit à Jung. Neuf personnes
prirent part à la discussion dont cinq étaient favorables à Freud, trois hostiles et
une neutre. Jones dit que la communication de Janet était une longue suite de
malentendus, de déformations et d’erreurs, et qu’il n’avait rien compris à la psy­
chanalyse. Corriat avoua qu’il avait été hostile à la psychanalyse, mais qu’il
comprenait maintenant la validité de sa théorie et son extrême valeur du point de
vue thérapeutique. Forsyth déclara que la psychanalyse offrait un « aperçu
unique sur les caractéristiques affectives des enfants ». Eder se demandait
comment Janet pouvait déclarer la psychanalyse absurde tout en s’en disant le
véritable auteur. Savage dit qu’il ne fallait pas se laisser impressionner par l’élo­
quence de Janet, mais comprendre l’importance du subconscient infantile.
Frankl-Hochwart de Vienne objecta que le traitement psychanalytique avait
connu de nombreux échecs, qu’il n’était pas bon de remuer les problèmes sexuels
des malades, que les psychanalystes non médecins étaient dangereux, et qu’il
faudrait établir des statistiques des succès et des échecs. Walsh souligna égale­
ment le danger d’une insistance excessive sur la sexualité, ajoutant que toute
méthode thérapeutique pouvait se prévaloir d’un certain nombre de succès. Béril-
lon énuméra les six critères d’une psychothérapie acceptable et conclut que la
psychanalyse ne satisfaisait à aucun d’entre eux. T.A. Williams exprima une opi­
nion mesurée : « La recherche psychanalytique de l’origine de la maladie est un
grand progrès par rapport à la simple description. » Il nourrissait cependant des
doutes quant au caractère inconscient des complexes perturbateurs, estimait que
la psychanalyse ne corrigeait pas les habitudes mentales défectueuses, et qu’il
était préférable en général de réorienter le malade d’une façon consciente, donc
rationnelle. Quant au critère thérapeutique, il était douteux.
Tous les comptes rendus de cette discussion confirment qu’elle fut assez ora­
geuse. Dans son autobiographie, Jones écrit que le rapport de Janet constituait
840 Histoire de la découverte de l’inconscient

« une attaque cinglante et satirique contre Freud et son œuvre [...] à l’occasion de
laquelle il déploya pleinement son inimitable don théâtral », et Jones ajoute : « Il
me fut facile de démontrer à l’auditoire, non seulement sa profonde ignorance de
la psychanalyse, mais aussi le manque de scrupule avec lequel il inventait, de la
façon la plus déloyale, des hommes de paille pour pouvoir les ridiculiser »282.
Jones explique l’opposition de Janet à la psychanalyse par la jalousie : il se serait
senti surpassé par Freud. Dans sa biographie de Freud, Jones écrit simplement :
« Au cours de la première semaine d’août, il y eut entre Janet et moi, au Congrès
international de médecine, un duel oratoire qui mit fin à sa prétention d’avoir
fondé la psychanalyse et de l’avoir vue ensuite gâchée par Freud. » Il reproduit
ensuite la lettre de félicitations de Freud283. Mais les comptes rendus de l’époque
ne confirment pas l’histoire du « duel ». Dans les procès-verbaux officiels du
Congrès, l’intervention de Jones apparaît très brève et ne tranche guère sur celles
des huit autres participants. Le Times de Londres, dans ses comptes rendus
détaillés des séances de discussions, se contentait de résumer l’intervention éner­
gique du docteur Corriat en faveur de la psychanalyse et l’affirmation du docteur
Walsh qui voyait en elle la dernière d’une série d’épidémies psychiques, mais il
ne faisait aucune mention de Jones. Jones aurait-il confondu son intervention
orale au Congrès avec sa réplique écrite à Janet, publiée plus tard dans le Journal
for Abnormal Psychology ?
Pour apprécier complètement les événements de ce Congrès, il faut tenir
compte de l’atmosphère politique de l’époque. Pendant des années, l’Angleterre
avait mené une campagne contre tout ce qui était mode in Germany. Wollenberg,
l’un des psychiatres allemands qui participèrent au Congrès, évoqua plus tard,
comme preuve du sentiment antiallemand qui régnait au Congrès, le fait qu’au­
cun Allemand ne fut invité à porter un toast lors du banquet de clôture284.
Trois semaines après le Congrès international de médecine de Londres, les
psychanalystes se réunirent à Munich pour leur quatrième Congrès international,
les 6 et 7 septembre. Les participants semblent s’être moins préoccupés de
communications scientifiques que des conflits au sein même de l’Association.
Freud et ses proches collaborateurs s’inquiétaient de la nouvelle orientation don­
née à la psychanalyse par Jung et ses disciples. En sa qualité de président de l’As­
sociation internationale, Jung assumait la présidence du Congrès ; mais son man­
dat était près d’expirer. En dépit d’une forte opposition, il fut réélu par 30 voix
sur les 52 suffrages exprimés.
Lou Andreas-Salomé, qui était venue en invitée, accompagnée du poète Rilke,
nota ses impressions dans son journal285. Elle trouva l’attitude de Jung à l’égard
de Freud indûment autoritaire et dogmatique ; Freud se tenait sur la défensive et
contenait difficilement l’émotion profonde que lui causait l’idée de rompre avec
le « fils » qu’il avait tant aimé.

282. Ernest Jones, Free Associations : Memories of a Psycho-Analyst, Londres, Hogarth


Press, 1959, p. 241.
283. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., II, p. 105.
284. Robert Wollenberg, Erinnerungen eines alten Psychiaters, Stuttgart, Enke, 1931,
p. 126.
285. Lou Andreas-Salomé, In der Schule bei Freud. Tagebuch eines Jahres 1912-1913,
Zurich, Max Niehans, 1958, p. 190.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 841

On peut imaginer que ce conflit était empreint d’émotions à caractère person­


nel. Les relations entre Jung et Freud ne rappelaient-elles pas celles entre Freud
et Breuer dix-huit ans plus tôt ? Quant à Jung, ne revivait-il pas le conflit qui
l’avait opposé à Bleuler en 1909, sinon son conflit encore plus ancien avec son
père ? Mais la raison la plus profonde du désaccord dut être la différence fonda­
mentale de perspective entre le groupe de Zurich et Freud. Bleuler et Jung consi­
déraient leurs relations avec Freud comme une collaboration entre chercheurs
indépendants, travaillant dans le même domaine. Ils avaient accepté de la psy­
chanalyse ce qui leur paraissait juste, tout en affirmant leurs divergences. C’est
de cette façon que Breuer et Freud avaient exprimé dans les Études sur l’hystérie
les divergences entre leurs théories de l’hystérie, et que Bleuler et Jung avaient
exposé dans un même article, en 1908, les divergences entre leurs théories sur la
schizophrénie286. Mais Freud voulait des disciples résolus à accepter sa doctrine
en bloc ou à ne la développer que sous son contrôle ; le conflit était donc inévi­
table. C’est pour cette même raison que Bleuler avait toujours refusé de devenir
membre de l’Association psychanalytique internationale.
La véritable histoire de cet épisode n’a jamais été écrite jusqu’à présent, pas
plus que celle des polémiques entourant la psychanalyse. La version habituelle,
d’après laquelle Freud et ses disciples auraient été victimes d’attaques massives
de la part d’ennemis perfides287, ne résiste pas à un examen objectif des faits, non
plus que l’histoire des prétendues persécutions. La psychanalyse donna lieu à des
discussions animées, voire passionnées, dans les associations et les congrès
médicaux, mais il n’existe aucune preuve que quiconque ait jamais attaqué la sin­
cérité ou l’honnêteté de Freud. Quant aux allégations de Jones sur le pasteur aus­
tralien Donald Fraser, qui aurait été contraint de donner sa démission en raison de
l’intérêt qu’il portait à la psychanalyse, et sur le linguiste suédois Hans Sperber,
qui aurait vu sa carrière brisée pour la même raison, elles appartiennent certai­
nement à la légende : le pasteur Donald Fraser avait volontairement abandonné
son ministère pour étudier la médecine, avec l’appui de sa paroisse288, et Sperber
se vit refuser le poste de Privat-Dozent pour des raisons qui n’avaient rien à voir
avec son article sur l’origine sexuelle du langage289. Il est caractéristique de la
légende freudienne que des plaisanteries anodines aient été interprétées comme
des insultes odieuses. Jones, qui était plus familiarisé avec l’humour britannique
qu’avec le Witz viennois, cite comme exemple d’infâmes insultes antifreudiennes
des plaisanteries qui associaient le nom de Freud au mot Freudenmadchen (fille
de joie)290. Il s’agissait, en fait, du calembour suivant : « Pourquoi certaines

286. Voirchap.ix,p.712.
287. Ernest Jones, La Vie et l'œuvre de Sigmund Freud, op. cit.. H, p. 116.
288. L’auteur remercie madame Paula Hanunet, de Melbourne, qui a mené pour son
compte des recherches à ce sujet, et qui a pu faire la lumière en interrogeant des personnes qui
avaient bien connu la famille du pasteur Donald Fraser.
289. Le professeur Birger Strandell a aimablement entrepris des recherches dans les
archives de l’université d’Uppsala et nous a procuré une photocopie des discussions du conseil
de la faculté à propos de la candidature de Sperber. Parmi les opposants, un seul fit, en passant,
une remarque désobligeante sur l’article de Sperber traitant de l’origine sexuelle du langage.
En fait, cet article ne joua aucun rôle dans le rejet de la thèse de Sperber.
290. Ernest Jones, Free Associations: Memories ofa Psycho-Analyst, op. cit., p 225.
842 Histoire de la découverte de l’inconscient

femmes vont-elles trouver Freud, d’autres Jung ? — Les premières sont des
Freudentnadchen (filles de joie), les autres des Jungfrauen (vierges). »
L’année 1914 s’ouvrit sous de sombres auspices. L’Europe était le théâtre de
nombreux conflits, manifestes ou voilés. En Autriche-Hongrie, l’agitation crois­
sante des nationalistes tchèques amena une vigoureuse protestation des groupes
de langue allemande contre ce qu’ils considéraient comme un empiètement
slave. Les relations entre l’Autriche et la Serbie s’étaient tendues à propos de F Al­
banie que les Serbes avaient cherché à annexer, tandis que l’Autriche-Hongrie
avait assuré son indépendance. Les Anglais étaient inquiets de l’agitation natio­
naliste croissante en Irlande. Le nouveau président de la République française,
Poincaré, se rendit en Russie en juin, et, lors d’un banquet officiel, il assura les
Russes de l’appui de la France en cas de conflit.
Ce furent aussi des mois de crise aiguë au sein du mouvement psychanaly­
tique. Jung jugea sa position intenable et démissionna de l’Association interna­
tionale au mois de mars. Bleuler publia une critique des théories de Freud, mais
ne rompit pas ses relations personnelles avec lui. La Société suisse de psycha­
nalyse fut dissoute.
Cette grave crise poussa Freud à écrire une histoire du mouvement psychana­
lytique. Ce fut une apologia pro domo, caractérisée par les imprécisions de sou­
venirs habituelles et par des polémiques relatives à ses relations avec Adler et
Jung. A cette même époque, la revue Imago publia un article anonyme intitulé :
« Sur le Moïse de Michel-Ange »291. L’auteur analysait la pose et l’expression de
cette sculpture célèbre, et concluait que, loin d’exprimer la colère du prophète
prêt à briser les Tables de la Loi, elle exprimait l’effort suprême que faisait le
grand conducteur d’hommes pour maîtriser sa juste colère. On découvrit plus
tard que l’auteur de cet article n’était autre que Freud, et l’on s’accorde à recon­
naître dans son interprétation une projection de ses propres sentiments. Cette
même année apporta aussi une des principales innovations dans la théorie psy­
chanalytique, à savoir l’article de Freud intitulé : « Pour introduire le
narcissisme »292.
En dépit de la crise que traversait le mouvement psychanalytique, les théories
de Freud obtenaient un succès croissant à travers le monde. La psychanalyse
devenait populaire en Russie, les principales œuvres de Freud étaient traduites en
russe, et plusieurs grandes villes de Russie avaient leur groupe psychanalytique.
La psychanalyse gagnait aussi du terrain en Angleterre et aux Etats-Unis. En
France, les idées de Freud n’étaient connues que d’un nombre assez restreint de
personnes, mais, dans l’atmosphère de chauvinisme intense qui régnait dans le
pays, elles étaient l’objet d’attaques véhémentes. Ce fut le cas à la Société de psy­
chothérapie de Paris, lors de la séance du 16 juin 1914, au cours de laquelle Janet
prit la défense de Freud.
Janet protesta contre le fait que, dans une séance consacrée à l’œuvre de Freud,
on n’ait entendu que des critiques : ce n’était ni courtois ni juste. Les études de
l’école de Freud s’étaient développées en dehors de l’Autriche et de l’Allemagne
dans plusieurs pays étrangers et particulièrement aux États-Unis d’Amérique, ce
qui n’aurait pas été possible si ces enseignements n’avaient pas présenté une

291. Voir chap. vn, p. 567.


292. Voir chap. vn, p. 546.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 843

grande importance et une grande valeur. Les erreurs, les exagérations, et surtout
les généralisations indéfinies étaient le fruit d’une théorisation insuffisante mais
l’incertitude de ces théories n’abolissait pas la valeur des travaux qui avaient été
accomplis autour d’elles. La psychanalyse avait apporté des contributions remar­
quables à nos connaissances sur les névroses, la psychologie infantile, la psycho­
logie sexuelle. « Sachons reconnaître tous ces mérites et que nos critiques inévi­
tables ne nous empêchent pas d’exprimer l’estime que nous avons pour les beaux
travaux de nos confrères de Vienne et pour leurs importantes observations »293.

Mais les sentiments nationalistes étaient à ce point exacerbés que, pour de


nombreuses années, toute objectivité scientifique était exclue. C’est dans cette
atmosphère tendue que la nouvelle de l’assassinat de Sarajevo retentit douze
jours plus tard comme le glas funèbre de l’Europe.

La Première Guerre mondiale : juillet 1914-novembre 1918

Henri Bergson raconte que lorsque le 4 août 1914, dépliant un journal, il lut en
gros caractères : « L’Allemagne déclare la guerre à la France », il eut la sensation
soudaine d’une invisible présence, comme si un personnage de légende, évadé du
livre où l’on raconte son histoire, s’installait tranquillement dans la chambre294.
Comme tous ceux qui étaient enfants pendant la guerre de 1870-1871, il avait
considéré une nouvelle guerre comme imminente pendant les douze ou quinze
années qui avaient suivi. Puis cette guerre lui était apparue tout à la fois comme
probable et comme impossible. Bergson s’apercevait maintenant que cet événe­
ment imprégnant tout de sa présence était advenu, et, malgré son bouleverse­
ment, il éprouvait un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était
effectué le passage de l’abstrait au concret. Cette guerre, qui nous apparaît rétros­
pectivement comme un coup de tonnerre dans un ciel serein et une interruption
dramatique de la marche de l’Europe vers le bonheur et la prospérité, apparut à
beaucoup de contemporains comme l’issue inévitable d’une longue suite de
conflits, de menaces, de guerres locales et de rumeurs de guerre, voire même
comme une libération de tensions intolérables.
En 1914, la civilisation européenne se heurtait, dans le cours de son expansion,
au dernier avant-poste de la barbarie, l’Empire turc. Seules les rivalités des puis­
sances européennes avaient empêché que le coup de grâce fût porté à « l’homme
malade », ainsi qu’on appelait alors couramment la Turquie. Mais comme dans la
fable, les dents du dragon vaincu avaient donné naissance à une progéniture
redoutable : les nouveaux pays balkaniques. A peine libérés, ils s’étaient mis à
opprimer leurs propres minorités et à entrer en guerre les uns contre les autres.
Des organisations terroristes secrètes, fondées jadis pour lutter contre les Turcs,
étaient maintenant engagées dans des luttes politiques générales. Des jeunes gens
qui se disaient patriotes recevaient un entraînement au terrorisme pour servir
d’exécrables intérêts politiques.

293. Voir chap. vi, p. 368.


294. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, Alcan, 1932,
p. 166-167.
844 Histoire de la découverte de l'inconscient

Le principe des nationalités, qui s’étendait maintenant aux pays balkaniques,


dominait plus que jamais en Europe, et chaque pays avait sa manière de résoudre
ce problème. La France avait depuis longtemps assimilé ses minorités, mais la
Grande-Bretagne se heurtait à des difficultés avec les Irlandais, l’Espagne avec
les Catalans, et l’Allemagne avec ses minorités alsacienne, danoise et polonaise.
La Turquie recourait à des massacres périodiques, dont les Bulgares et les Armé­
niens avaient été les dernières victimes. La Russie, qui s’était longtemps montrée
libérale, entreprenait à présent de « russifier » ses minorités. La situation de F Au­
triche-Hongrie était la plus délicate, puisqu’elle constituait le seul grand État
multinational à une époque de nationalisme effréné. Elle était exposée à la fois à
l’agitation interne et aux intrigues de la Russie et de la Serbie. Les difficultés de
la monarchie austro-hongroise étaient malaisées à comprendre à une époque où
les notions de « décolonisation », d’« États satellites » et d’« État supranational »
n’avaient pas encore été formulées. Les pays balkaniques, récemment « décolo­
nisés » après avoir subi le joug turc, étaient devenus la proie d’un nationalisme
fanatique et de luttes intestines. La Serbie était un satellite de la Russie qui diri­
geait indirectement sa politique et l’utilisait contre l’Autriche-Hongrie dont les
dissensions internes rendaient nécessaire une réforme politique radicale295. La
monarchie était la seule force d’unification de l’Empire, et le prince héritier Fran­
çois-Ferdinand était considéré comme le seul homme qui possédât la volonté et
la capacité d’effectuer ces réformes.
Le public européen était tellement habitué à voir des rois et des chefs d’État
assassinés par des anarchistes isolés ou des paranoïaques, qu’il ne comprit pas la
véritable signification de l’assassinat de Sarajevo, qui était en fait un complot
organisé par les services secrets serbes296. Nous avons déjà vu que le roi de Ser­
bie, ami de l’Autriche, Alexandre III, sa femme la reine Draga, et plusieurs de
leurs partisans, avaient été assassinés en 1903. Le nouveau roi, Pierre, soutenu
par la Russie, inaugura une politique antiautrichienne appuyé par les terroristes
qui l’avaient porté au pouvoir. L’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Au-
triche-Hongrie et la création d’une diète bosniaque mirent en fureur les Serbes
nationalistes qui perpétrèrent une série d’actes terroristes contre des fonction­
naires autrichiens, et, en 1912, contre le gouverneur de la Croatie. Le 28 juin
1914, un groupe de jeunes conspirateurs bosniaques, entraînés dans les écoles de
terrorisme serbes, munis d’armes provenant de l’armée serbe et aidés pour fran­
chir la frontière par des agents serbes, assassinèrent l’archiduc François-Ferdi­
nand et sa femme en visite à Sarajevo. Si jamais crime mérita d’être appelé
« machiavélique », ce fut bien celui-là : dans la mesure où l’archiduc avait décidé
de résoudre les problèmes de l’Empire en conférant un statut d’égalité aux popu­
lations slaves du Sud, et ceci afin de faire échec aux nationalistes serbes, son
meurtre mettait fin à tout espoir de réforme, ne laissant qu’un vieil empereur
fatigué, et, comme héritier présomptif, un jeune homme non préparé. Le gouver­
nement austro-hongrois se trouva placé devant un dilemme tragique : ou bien
laisser impunis les agissements d’un dangereux repaire de terroristes qui avaient
juré de détruire l’Empire ou bien recourir à l’intervention armée en prenant le

295. Robert A. Kann, The Multinational Empire, 2 vol., New York, Oregon Books, 1964.
296. Z.A.B. Zerman, The Break-Up ofthe Hasburg Empire, 1914-1918, Londres, Oxford
University Press, 1961, p. 24.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 845

risque d’une guerre générale, puisque la Serbie était soutenue par la Russie297.
Comme le dit Somary :
« L’Europe occidentale ne comprit absolument pas ce qui était en jeu [...]. Ils
se mirent faussement en tête qu’une petite nation était la victime de la malveil­
lance impérialiste, prenant instinctivement le parti de David, alors qu’il s’agissait
du sapement systématique d’un empire civilisé par un satellite russe et que l’as­
sassinat de Sarajevo était typiquement un acte de partisans »298.
La guerre représentait un risque mortel, d’autant plus qu’à peine un an aupa­
ravant on avait découvert que le colonel Alfred Redl, chef de la section de contre-
espionnage de l’armée impériale, avait été l’objet d’un chantage pour obtenir de
lui qu’il communique des informations militaires vitales aux Russes. En outre,
l’Italie était en train de se dégager de son alliance avec F Autriche-Hongrie. Que
la guerre reste localisée ou non dépendait de la réaction de la Russie. Du fait de
sa croissance économique rapide, des conflits sociaux et des activités de groupes
révolutionnaires, la Russie était mal préparée à la guerre. Mais un parti militariste
réussit à obtenir la mobilisation générale, ce qui représentait également une
menace pour l’Allemagne. L’Allemagne était préparée à une guerre, que ses diri­
geants militaires et politiques considéraient depuis longtemps comme inévitable.
Estimant que l’issue dépendrait de la rapidité des premières opérations, et pen­
sant s’assurer un avantage stratégique initial, l’Allemagne déclara la guerre à la
Russie et à la France, et viola la neutralité de la Belgique ; sur quoi l’Italie se
dégagea de son alliance avec les empires d’Europe centrale, et l’Angleterre
déclara la guerre à l’Allemagne. C’est ainsi qu’en quelques semaines la machine
infernale fut mise en mouvement.
La plupart des peuples d’Europe avaient été conditionnés depuis longtemps à
cette guerre ; aussi commença-t-elle par un extraordinaire débordement d’en­
thousiasme patriotique. Les Autrichiens et les Hongrois voyaient dans la lutte la
seule possibilité de survie de la Double Monarchie. Les Allemands cherchaient à
se libérer de l’encerclement par les nations voisines et de l’invasion de la barbarie
russe. Les Français considéraient cette guerre comme une croisade pour la liberté
du monde et la libération de l’Alsace-Lorraine. Elle signifia la faillite des pou­
voirs spirituels. Les Églises de toutes les confessions prirent fait et cause poin­
teurs pays respectifs et 1e pape se contenta de recommander les combattants à
Dieu. Les socialistes, qui avaient à plusieurs reprises proclamé leur opposition à
la guerre, suivirent 1e mouvement général avec à peu près 1e même enthousiasme
que tes autres. Les pacifistes ne représentaient partout qu’une infime minorité et
ceux qui refusaient de combattre furent liquidés discrètement. Les intellectuels
s’engagèrent fiévreusement dans ce qu’on a appelé depuis la « mobilisation des
consciences », c’est-à-dire ce nationalisme fanatique qui ne supportait pas la
moindre divergence. Seul un petit nombre de penseurs furent encore capables de

297. Ce faisant, le gouvernement austro-hongrois se contentait de suivre les habitudes poli­


tiques de l’époque. Deux mois plus tôt, le gouvernement des États-Unis avait entrepris une expé­
dition contre le Mexique, à Veracruz, pour répondre à un acte d’agression beaucoup moins grave.
Pour illustrer la situation austro-serbe, imaginons ce qui se serait passé si le président Wilson
avait été assassiné à Santa Fe par un groupe de terroristes du Nouveau-Mexique, armés, entraînés
et dirigés par la police secrète mexicaine avec l’appui occulte d’une grande puissance.
298. Félix Somary, Erinnerungen aus meinem Leben, Zurich, Manasse-Verlag, 1959,
p. 114.
846 Histoire de la découverte de l’inconscient

jeter un regard lucide sur la catastrophe. Le philosophe Alain prédit que cette
guerre aboutirait à une hécatombe de l’élite, et laisserait le pays à la merci des
plus rusés, des tyrans et des esclaves299. Anatole France, qui, dans une protesta­
tion écrite contre le bombardement de la cathédrale de Reims, exprimait l’espoir
qu’après la guerre le peuple français accepterait à nouveau d’entretenir des rela­
tions amicales avec l’ennemi vaincu, se vit copieusement insulté et la populace
jeta des pierres sur sa maison. Romain Rolland, qui s’était établi à Genève, publia
un manifeste célébrant l’héroïsme de la jeunesse européenne et de ses sacrifices
pour un idéal patriotique, mais stigmatisant les hommes d’État qui avaient
déchaîné cette guerre et ne faisaient rien pour y mettre fin, condamnant par ail­
leurs les écrivains qui attisaient le feu300. Dans la même ligne, le romancier alle­
mand Hermann Hesse, tout en proclamant son admiration pour les combattants,
dénonça ceux qui, bien à l’abri chez eux, écrivaient des textes incendiaires contre
l’ennemi301.
Au début du conflit, chaque psychiatre réagit conformément à sa personnalité.
Breuer prédit que l’Autriche ou bien périrait dans la conflagration, ou bien renaî­
trait comme un phénix jeune et vigoureux302. Freud exprima des sentiments
patriotiques autrichiens, et l’on comprend mal que Jones s’en soit montré sur­
pris303. L’attitude de Janet fut plus étonnante : il fut l’un des rares à ne pas suc­
comber à la fièvre de chauvinisme304. Moll rapporte un épisode curieux dans son
autobiographie305. Un agent secret vint le voir, lui demandant de l’instruire de
telle façon qu’il puisse, avec quelque vraisemblance, se faire passer pour méde­
cin. Moll lui répondit que c’était impossible, mais qu’il pouvait lui indiquer
comment incarner le personnage d’un psychanalyste. Il lui apprit ainsi en
quelques jours les rudiments et le jargon de la profession, et l’homme servit
effectivement son pays tout au long de la guerre en « exerçant » sa nouvelle
compétence. En Suisse, Auguste Forel fut si bouleversé par la catastrophe qu’il
abandonna sa campagne antialcoolique pour s’engager intensément dans l’action
pacifiste306.
Les milliers d’hommes qui étaient partis au combat avec un tel enthousiasme
s’attendaient à une guerre de courte durée, persuadés que les armes modernes
amèneraient nécessairement une conclusion rapide. Fort peu prévoyaient que la
lutte durerait plus de quatre ans. La guerre débuta par une période d’ardent
enthousiasme et d’attaques meurtrières. Jamais peut-être, dans l’histoire de l’hu­
manité, de tels actes d’héroïsme ne furent exigés de tant d’hommes, et jamais les
vies humaines ne furent gaspillées avec une telle prodigalité.

299. Cité par Georges Pascal, Pour connaître la pensée d’Alain, 3e éd., Paris, Bordas, 1957,
p. 176-177.
300. Romain Roland, « Au-dessus de la mêlée », Journal de Genève, (22-23 septembre
1914), supp., p. 5.
301. Hermann Hesse, « O Freunde, nicht diese Tône ! », Neue Zürcher Zeitung, n” 1487 (3
novembre 1914), p. 1-2.
302. Josef Breuer, lettre à Maria Ebner-Eschenbach, 28 juin 1914. (Aimablement commu­
niquée par madame Kâthe Breuer.)
303. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., U, p. 182.
304. Voir chap. vi, p. 368-369.
305. Albert Moll, Ein Leben als Arzt der Seele, Erinnerungen, Dresde, Cari Reissner, 1936,
p. 192-193.
306. August Forel, Rückblick aufmein Leben, Zurich, Europa-Verlag, 1935, p. 263-270.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 847

Cette période initiale fut suivie d’une immobilisation des armées sur les fronts
occidentaux. Cette guerre d’usure fut entrecoupée, de part et d’autre, par des
offensives infructueuses. Comme dans une sorte de gigantesque potlatch, les bel­
ligérants rivalisaient à qui jetterait le plus de richesses et d’hommes dans le bra­
sier et se ferait de nouveaux alliés. C’est à cette époque qu’eut lieu le premier
génocide de grande envergure des temps modernes. Les Arméniens, que les
agents des Alliés avaient incités à secouer le joug turc en leur promettant l’indé­
pendance, furent victimes d’un massacre organisé et systématique ; près de deux
millions d’hommes furent tués dans des conditions horribles307.
L’enthousiasme patriotique spontané dont les nations belligérantes avaient fait
preuve au départ céda progressivement le pas à une propagande omniprésente,
parfaitement organisée et insidieuse. En 1917, les populations montraient des
signes de lassitude et des mutineries éclatèrent dans l’armée française. L’Empire
russe fut le premier à s’écrouler sous les coups de la révolution démocratique de
Kerenski en mars 1917, puis de la révolution bolchevique de novembre 1917,
suivie d’une paix séparée avec les empires d’Europe centrale. L’Allemagne cher­
cha à hâter le dénouement en intensifiant sa guerre sous-marine, ce qui conduisit
les États-Unis à intervenir aux côtés des Alliés.
Après la mort de l’empereur François-Joseph, son successeur, le jeune
Charles, fit de vains efforts pour obtenir une paix séparée. L’Allemagne chercha
désespérément à remporter la victoire avant que l’armée des États-Unis ne puisse
intervenir efficacement. Mais une fois de plus, ce fut au Proche-Orient que se
joua l’issue du conflit, avec l’effondrement de la Turquie, suivi de celui de la
Bulgarie, de l’Autriche-Hongrie et enfin de l’Allemagne, marqué par l’armistice
du 11 novembre 1918. Pour les Anglais, et surtout pour les Français, ce fut une
victoire à la Pyrrhus, obtenue grâce à l’intervention américaine. Vers la fin de
1918, tous les peuples de l’Europe mettaient des espoirs illimités dans le prési­
dent Wilson. Les Alliés voyaient en lui un avocat puissant qui appuierait leurs
revendications à la Conférence de paix ; les Allemands et les Autrichiens étaient
convaincus qu’il chercherait à établir une paix juste et qu’il aiderait à la
réconciliation.
Au long de ces quatre années et demie, le monde occidental avait été plongé
dans une grande confusion. La vie politique, économique, sociale et intellectuelle
des nations belligérantes avait été absorbée par la guerre. Les psychiatres ne
firent pas exception. Leur préoccupation la plus immédiate était le traitement des
névroses de guerre, et ils avaient à résoudre des problèmes auxquels ils étaient
peu préparés. Le traitement par stimulation électrique, souvent efficace dans les
cas de paralysie fonctionnelle, fut souvent utilisé inconsidérément, ce qui lui
valut en France le nom de « torpillage ». Babinski, qui avait rejeté la conception
de Charcot sur l’hystérie, eut affaire à des troubles cliniques très proches de l’an­
cienne hystérie, qui résistaient toutefois à l’action thérapeutique de la suggestion.
Il les qualifia de « troubles physiopathiques »308. Wagner-Jauregg distinguait,
dans les commotions par éclat d’obus, les effets de facteurs physiques (bruit,

307. Voir, entre autres, les documents officiels réunis sous le titre The Memoirs ofNaim
Bey. Turkish Official Documents Relating to the Déportations und Massacres of Amenions,
Londres, Hodder and Stoughton, 1920.
308. Joseph Babinski et Eugène Froment, Hystérie, pithiatisme et troubles nerveux d’ori­
gine réflexe en neurologie de guerre, Paris, Masson, 1917.
848 Histoire de la découverte de l’inconscient

lumière intense, vibrations et pression de l’air) et de deux sortes de facteurs psy­


chogènes : les facteurs occasionnels et les facteurs déterminants309. Il faisait
observer qu’il y avait très peu d’Allemands, d’Autrichiens, de Hongrois et de
Slaves du Sud parmi les malades atteints de névroses de guerre, alors qu’il y avait
beaucoup de Tchèques, et que les cas les plus graves se rencontraient chez les
soldats appartenant aux groupes ethniques italiens et roumains. (En d’autres
termes, la fréquence des névroses de guerre était proportionnelle au manque de
loyauté à l’égard de la Double Monarchie.) Les psychanalystes, pour qui les
névroses de guerre représentaient également une donnée nouvelle, durent réviser
et élargir leurs théories.
Pendant ce temps, la psychiatrie faisait de grands progrès. En 1917, Wagner-
Jauregg publia les premiers résultats de ses recherches sur le traitement de la
paralysie générale par la malariathérapie. Von Economo donna la première des­
cription de l’encéphalite épidémique et de ses lésions. La mobilisation de l’armée
américaine permit pour la première fois d’appliquer simultanément des tests psy­
chologiques à environ deux millions d’individus et ces tests entrèrent dans
l’usage courant.
Pendant les années de guerre, les grands systèmes de psychiatrie dynamique
furent révisés par leurs auteurs. Janet était absorbé par l’édification de sa nou­
velle psychologie des tendances. En 1916, Freud publia son Introduction à la
psychanalyse, premier exposé systématique de ses théories. En même temps, il
imprima à la psychanalyse de nouveaux développements par ses articles sur la
métapsychologie. On a pensé que Freud accordait une importance accrue aux
instincts d’agressivité parce qu’il était influencé par les événements de la guerre.
Alfred Adler, qui, comme les autres, avait d’abord montré un ardent patriotisme,
en vint progressivement à prendre la guerre en horreur et à voir dans le sentiment
communautaire un trait fondamental de la nature humaine. Pour Jung, les années
de guerre correspondirent à sa période de névrose créatrice ; il ne publia presque
rien pendant ces années, mais il s’entoura d’un groupe de disciples.
De ces quatre grands systèmes dynamiques, seule la psychanalyse fit des
progrès notables pendant la guerre. En 1918, une maison d’édition d’ouvrages de
psychanalyse (le Verlag) fut fondée à Vienne, grâce à la générosité d’Anton von
Freund, un riche Hongrois qui avait été traité par Freud. Cet instrument puissant
assura la propagation du mouvement. En Angleterre, la psychanalyse était de
plus en plus populaire, grâce, surtout, aux travaux de Rivers. En Amérique, Frink
publia un ouvrage, qui eut son heure de célébrité, sur les phobies et les impul­
sions morbides310. Des travaux originaux furent réalisés en marge de la psycha­
nalyse, comme les écrits de Silberer sur le symbolisme de la nouvelle nais­
sance311. Hans Blüher affirma que ce qui assurait la cohésion des associations de
jeunes gens était un lien homosexuel plus ou moins inconscient ; ce fut une pre­
mière application des théories psychanalytiques à la psychologie collective312.

309. J. Wagner-Jauregg, « Erfahrungen über Kriegsneurosen », Wiener medizinische


Wochenschrift, 1916-1917.
310. Horace W. Frink, Morbid Fears and Compulsions : Their Psychology and Psychoa-
nalytic Treatment, New York, Dodd Mead, 1918.
311. Herbert Silberer, Durch Tod zum Leben, Leipzig, Heims, 1915.
312. Hans Blühler, Die Rolle der Erotik in der Mannergesellschaft, léna, Diederich, 1917-
1919.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 849

Les circonstances poussèrent bien des hommes à réfléchir sur les causes et la
signification de la guerre. Quand Freud publia, en 1915, ses « Considérations
actuelles sur la guerre et sur la mort », il ne fit que suivre un courant dans lequel
s’étaient engagés nombre de penseurs éminents. Un cardiologue allemand, G.F.
Nicolai, emprisonné pour ses idées pacifistes, écrivit sa Biologie de la guerre313.
D’autres, comme Arthur Schnitzler à Vienne ou le philosophe Alain en France,
notaient leurs réflexions qui devaient être publiées plus tard sous forme de livres.
Durant la guerre, Zurich, la plus grande ville de la Suisse neutre, conserva son
caractère cosmopolite314. Quelques jeunes artistes, poètes et musiciens, groupés
autour du Roumain Tristan Tzara, ouvrirent en 1916 le « Cabaret Voltaire » dans
une des rues les plus anciennes et les plus étroites de Zurich, la Spiegelgasse
(c’est dans cette même rue que vivait Lénine). Ces jeunes gens, qui s’intitulèrent
eux-mêmes les dadaïstes, déclamaient des poèmes d’une absurdité délibérée et
exprimaient de toutes les façons possibles leur mépris de l’ordre établi, qui s’était
révélé incapable d’éviter le massacre collectif. Plusieurs de ces hommes s’étaient
dérobés à leurs obligations militaires, dans leurs pays respectifs315. Quelques
dadaïstes, comme Hans Arp, Hugo Bail et Marcel Janco, allaient se rendre
célèbres plus tard comme écrivains ou comme artistes. Friedrich Glauser devint
le meilleur auteur suisse de romans policiers, et un autre dadaïste, Richard Hül-
senbeck, devait finir sa carrière comme psychanalyste à New York.
A Vienne, les événements de la guerre donnèrent naissance à divers courants
de pensée. L’enthousiasme initial avait été rapidement entamé par les premières
défaites. L’armée serbe, bien entraînée du fait des guerres balkaniques, se révéla
plus rude que l’on ne s’y attendait. L’invasion de la Galicie par les Russes amena
à Vienne des foules de réfugiés, parmi lesquels de nombreux Juifs des classes les
plus pauvres. L’Italie, puis la Roumanie déclarèrent la guerre à l’Autriche. Une
habile propagande provoqua des désertions en masse parmi les Tchèques et
d’autres minorités peu loyales. La nourriture et le combustible se faisaient rares,
tandis que le coût de la vie montait sans cesse. Beaucoup ressentirent la mort de
l’empereur François-Joseph comme celle de l’Empire. Pendant les derniers mois
de la guerre, l’opposition aux hostilités s’exprima ouvertement. Jakob Moreno
Levy, un jeune médecin qui participait activement à la vie littéraire, lança un
nouveau périodique, Daimon, dont le premier numéro s’ouvrait sur un manifeste
lyrique : « Invitation à une rencontre », plaidoyer déguisé en faveur de la paix où
l’on devait voir plus tard un jalon important de l’histoire de la littérature existen­
tialiste316. La population mettait tous ses espoirs dans le président Wilson qui, le
8 janvier 1918, avait proclamé ses Quatorze Points relatifs à la paix mondiale.
Mais la plupart des Autrichiens ressentirent la défaite et la dislocation de l’Em­

313. Georg Friedrich Nicolai, Die Biologie des Krieges. Betrachtungen eines deutschen
Natuiforschers, Zurich, Orell-Füssli, 1917.
314. Voir le numéro spécial du magazine suisse Du, XXVI (septembre 1966), « Zurich,
1914-1918 ».
315. S’il faut en croire Friedrich Glauser, Tristan Tzara alla jusqu’à simuler la maladie
mentale devant une commission médicale roumaine ; il répondait simplement « Da, Da » (oui,
oui) à toutes les questions posées par les experts. (Voir Schweizer Spiegel, octobre 1931.)
316. Jakob Moreno Levy, « Einladung zu einer Begegnung », Daimon, eine Monatschrift,
n 1 (février 1918), p. 3-21.
850 Histoire de la découverte de l’inconscient

pire séculaire des Habsbourg comme une catastrophe insurmontable. C’est ce


qu’a très bien exprimé Ernst Lothar dans ses Mémoires :
« L’effondrement de l’Autriche-Hongrie me frappa au cœur, et nous fûmes
très nombreux dans ce cas. Nous avions conscience [...] que quelque chose d’ir­
remplaçable était mort, dont il ne serait plus jamais possible de retrouver l’équi­
valent [...]. L’Empire était réduit à un huitième de sa superficie. Il y avait eu place
en lui pour un petit univers : la mer et les steppes, les glaciers et les champs de
blé, le Sud, l’Ouest et l’Est, le Germain, le Romain et le Slave multiforme, le
Magyar et même le Turc : les États-Unis d’Europe avaient existé ici depuis des
générations, quand nulle part ailleurs il n’avait été possible de les faire vivre
ensemble. Et cet Empire aux cent facettes diverses, avec ses langues, ses cultures
et ses tempéraments, ce brillant mélange aux couleurs contrastées, il n’avait
existé qu’ici [...] »317.
Lothar, qui connaissait Freud, ressentit dans sa détresse le besoin de le consul­
ter. D’après le récit qu’il en fit plus tard, il demanda à Freud comment on pouvait
exister sans le pays pour lequel on avait vécu. Freud, qui savait que Lothar avait
perdu sa mère cinq mois auparavant, lui répondit :
« J’ai été ému en apprenant la mort de votre mère, mais vous-même, vous
continuez à vivre. La mère est le pays natal de chacun. Que nous lui survivions
est un fait biologique, puisque la mère meurt avant ses enfants [...]. Il vient tou­
jours un moment où un adulte devient orphelin. Le pays n’existe plus, dites-vous.
Peut-être que le pays auquel vous pensez n’avait jamais existé et que vous et moi,
nous nous sommes leurrés. Le besoin de s’illusionner est aussi un fait biologique.
Il peut arriver qu’à un moment donné vous vous rendiez compte qu’une personne
qui vous est proche n’est pas ce que vous croyiez qu’elle était [...]. »
Lothar insista sur le fait que l’Autriche était le seul pays où il lui fût possible
de vivre, et Freud lui répondit :
« Dans combien de pays avez-vous vécu jusqu’ici ? [...] Comme vous, je suis
originaire de Moravie et, comme vous, je nourris une affection invincible pour
Vienne et pour l’Autriche, bien que peut-être, à l’encontre de vous, je connaisse
l’envers du décor »318.
Là-dessus, Freud prit une feuille de papier sur laquelle il avait écrit ces mots :
« L’Autriche-Hongrie n’est plus. Je ne pourrais vivre ailleurs ; l’émigration est
hors de question pour moi. Je continuerai donc à vivre avec le torse et à m’ima­
giner qu’il s’agit du tout. »
Freud conclut en disant que c’était un pays qui pourrait faire mourir de rage,
mais où l’on voudrait quand même terminer ses jours.
A Vienne, au cœur du désastre, il y avait aussi quelques hommes qui cher­
chaient à tirer le meilleur parti d’une situation désastreuse ; leur souci le plus
immédiat était de sauver la jeunesse et d’inventer de nouvelles méthodes d’édu­
cation du peuple.

317. Ernst Lothar, Das Wunder des Überlebens. Erinnerungen und Erlebnisse, Hambourg-
Wim, Paul Zsolnay, 1960, p. 36-37.
318. « Ich habe wie Sie eine unbândige Zuneigung zu Wien und Oesterreich. » Remarquons
qu’il s’agit là d’un autre témoignage s’inscrivant en faux contre la légende qui voudrait que
Freud ait nourri toute sa vie une profonde haine à l’égard de Vienne.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 851

L’entre-deux-guerres : novembre 1918 - septembre 1939

La France et l’Angleterre étaient sorties ruinées de la guerre, épuisées par leur


victoire à la Pyrrhus, la Russie était en proie à une révolution et à la guerre civile,
l’Europe centrale était affligée par la famine et le désespoir. Des millions
d’hommes avaient combattu avec la certitude, instillée par une propagande insi­
dieuse, qu’ils livraient la dernière guerre, une guerre prétendument engagée pour
assurer à tout jamais la paix et la démocratie. Mais ces mêmes politiciens qui
n’avaient pas su prévenir la guerre ni y mettre fin, se montrèrent également inca­
pables d’assurer une paix durable, si bien que vingt ans après la Première Guerre
mondiale éclata la Deuxième. Cet intervalle entre les deux guerres connut d’in­
nombrables vicissitudes qui imprimèrent également leur marque sur l’évolution
de la psychiatrie dynamique.

L’année de la paix manquée : 1919


Le monde attendait anxieusement la paix promise qui devait inaugurer un
ordre nouveau sous l’égide de la Société des nations. Mais les traités de paix
furent élaborés d’une façon absolument contraire aux traditions du monde occi­
dental. Le Congrès de Vienne de 1815, où avait été signée une paix durable après
les guerres napoléoniennes, avait reconnu à la France vaincue un statut d’égalité
lors des négociations. Les traités de 1919 n’admirent pas les puissances vaincues
aux négociations ; en outre, l’Allemagne fut contrainte à se déclarer coupable, ce
qui constituait une exigence inouïe dans l’histoire de la diplomatie. Il n’est pas
étonnant que les peuples d’Europe centrale, qui avaient mis leurs espoirs dans le
président Wilson, aient été exaspérés par ces dispositions, et si Freud manifesta
une antipathie tenace à l’égard du président Wilson, il fut loin d’être le seul dans
son cas en Autriche et en Europe centrale.
Le traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, rendait l’Alsace-Lorraine à la
France et la Silésie polonaise à la Pologne ressuscitée. Après la fuite honteuse du
Kaiser en Hollande et l’échec de la révolution communiste, le gouvernement
démocratique de Weimar s’établit sur des bases assez précaires. L’Allemagne
n’était plus une puissance mondiale, elle avait perdu sa flotte, ses colonies
d’Afrique et du Pacifique, ainsi que ses comptoirs de Chine. Les propriétaires
fonciers allemands qui avaient des terres dans les pays baltes furent expropriés,
les Allemands émigrés aux États-Unis s’américanisèrent et l’allemand, qui avait
été jusque-là la grande langue culturelle universelle, fut remplacé par l’anglais.
Sous la contrainte de la misère matérielle et spirituelle, de nombreux Allemands
se révoltèrent contre la situation, acceptèrent de croire que la défaite s’expliquait
par « un coup de poignard dans le dos » (Dolchstoss) des socialistes, et commen­
cèrent à nourrir des idées de revanche.
Les régions qui avaient formé l’Empire austro-hongrois furent réparties en
trois groupes. Le premier fut composé des États dits héritiers, qui s’étaient rangés
du côté des vainqueurs : la Yougoslavie, la Roumanie, la Pologne et la Tchéco­
slovaquie. Le second comprenait, d’une part, l’Autriche, amputée des popula­
tions de langue allemande du pays des Sudètes qui revenaient à la Tchécoslova­
quie, et de celles du Tyrol annexées à l’Italie, et, d’autre part, la Hongrie,
852 Histoire de la découverte de l’inconscient

amputée d’un tiers de sa population de langue hongroise. Dans le troisième


groupe, il y avait les Slovènes, les Slovaques et les Ruthènes qui allèrent aux
États héritiers. Les traités qui avaient rendu l’Alsace-Lorraine à la France avaient
ainsi créé une douzaine d’Alsaces-Lorraines en Europe centrale et engendré des
haines inexpiables. « Les auteurs du traité de paix ne s’étaient pas rendu compte
que la dislocation de l’empire des Habsbourg avait émancipé des races aux riva­
lités millénaires que seules les traditions de la monarchie avaient réussi à faire
vivre ensemble »319. L’Autriche était maintenant un pays de six millions et demi
d’habitants, avec une capitale hypertrophiée de deux millions et demi. Ce fut une
période de profonde détresse en Autriche. On manquait de nourriture, de
combustibles et de moyens de transport, partout sévissaient le pillage, les
émeutes, le marché noir et le dérèglement moral.
En Russie, le nouveau gouvernement soviétique se révéla plus solide que les
Alliés ne s’y attendaient et l’Europe commença à trembler devant le spectre du
bolchevisme. Jusque-là, le nihilisme était resté pour la plupart des gens une
notion assez abstraite ou une réalité qui ne concernait que les Russes, mais
maintenant il apparaissait soudain comme une terrible menace pour le monde320.
L’Empire turc fut, lui aussi, démembré, et l’on assista à la naissance des nou­
veaux États arabes. On avait promis aux Arméniens un État indépendant, mais il
se trouva qu’ils avaient été presque tous exterminés. La déclaration Balfour du
2 novembre 1917 avait promis aux Juifs la création d’un « foyer national » en
Palestine, mais cette promesse ne fut exécutée que partiellement et à contre­
cœur.
Le climat général reflétait les effets de la guerre, caractérisée par des destruc­
tions massives. Des romans de guerre parurent par douzaines, ainsi que des
ouvrages sur la décadence de l’Europe, de la civilisation occidentale, de la race
blanche et de l’humanité dans son ensemble. Le Déclin de l’Occident d’Oswald
Spengler connut un succès prodigieux dans les pays de langue allemande.

A l’instar de Nietzsche, Spengler voit en l’homme un animal prédateur, mais


un prédateur créateur qui a inventé la science, la technique et l’art, afin de se
séparer de la nature et de devenir semblable à Dieu. Selon Spengler, les grandes
cultures sont des sortes d’organismes biologiques qui naissent, croissent, décli­
nent et meurent, suivant un schéma inéluctable. L’humanité a connu huit de ces
cultures, la dernière étant la culture actuelle, c’est-à-dire la culture occidentale,
laquelle est déjà mourante et laissera bientôt la place aux cultures des races de
couleur. Il ne reste plus à l’Occidental que de mourir d’une mort honorable à son
dernier poste321.

Spengler fut critiqué par les biologistes comme par les historiens en raison des
nombreuses erreurs contenues dans son livre. Certains le comparèrent à Freud en

319. Malcom Bullock, Austria, 1918-1938 : A Study in Failure, Londres, Macmillan Co.,
1939, p. 67.
320. Est caractéristique, à cet égard, un opuscule de Hermann Hesse, Blick ins Chaos,
Berne, Verlag Seldwyla, 1921.
321. Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes : Umriss einer Morphologie der
Weltgeschichte, 2 vol., Munich, Beck, 1919, 1922. Trad. franç. : Le Déclin de l’Occident,
Paris, Gallimard, 1948.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 853

raison de son pessimisme culturel et de l’importance qu’il attribuait aux instincts


agressifs. La comparaison n’est pas très juste, parce que Freud, à la différence de
Spengler, estimait que les instincts libidinaux neutralisaient jusqu’à un certain
point les instincts agressifs.
L’état d’esprit catastrophiste de cette période se reflète dans le drame de Karl
Kraus, Les Derniers Jours de l’humanité322. Comme le livre de Spengler, il fut
écrit pendant les années de guerre, même s’il ne fut publié que plus tard. Il s’agit
d’une vaste vision apocalyptique décrivant non seulement la fin de l’Autriche,
mais la destruction des valeurs humaines, la défaite de l’humanité et la désinté­
gration de notre planète considérée comme un péché contre l’harmonie
cosmique.
Parmi les tenants de la psychiatrie dynamique, plusieurs cherchèrent à inter­
préter les événements contemporains. Alfred Adler, nous l’avons déjà vu, publia
un opuscule, L’Autre Côté, où il cherche à expliquer pourquoi la masse des
ouvriers s’étaient battus avec un tel courage et avaient supporté de telles misères
pour une cause qui n’était pas la leur323. Il conclut qu’outre la pression militaire
et la propagande trompeuse c’était leur isolement complet qui les avaient
conduits à s’identifier à la cause de leur véritable ennemi (leurs supérieurs).
Le psychanalyste Paul Fedem distinguait les conséquences négatives de la
révolution autrichienne (comme les grèves) et ses conséquences positives
(comme les conseils de travailleurs)324. Il expliquait les unes et les autres à la
lumière des idées de Freud sur la horde primitive et la rébellion des fils. Le vieil
empereur François-Joseph avait été la figure paternelle de son pays. Sa dispari­
tion avait laissé une société sans père. Parmi les orphelins, certains avaient rejeté
tout substitut, d’où les grèves et les révoltes ; d’autres avaient cherché à instituer
une nouvelle organisation et une Société de frères.
Au milieu du désastre, des efforts héroïques furent accomplis pour sauver la
santé morale de la jeunesse. Parmi ces tentatives, figure la célèbre expérience
d’éducation thérapeutique effectuée par Aichhom à Oberhollabrunn, près de
Vienne. Malheureusement, il s’agit là d’un des épisodes les moins bien docu­
mentés de l’histoire de l’éducation. Il est difficile de déterminer dans quelle
mesure cette expérience fut imposée par les circonstances du moment, ou s’il
s’agissait, au contraire, de l’exécution d’un plan préparé par Aichhom. Nous ne
disposons ni de rapports contemporains, ni de statistiques, ni de catamnèses,
nous ignorons même quelle fut la durée de l’expérience. Les collaborateurs
d’Aichhom sont restés anonymes et les rares données dont nous disposions pro­
viennent toutes du livre d’Aichhom, publié six ans après. Aichhom avait été ins­
tituteur dans une école publique de Vienne. Pendant la guerre, il avait participé
activement à l’organisation de centres de jeunesse où les garçons recevaient une
formation de type militaire et où on leur inculquait des sentiments patriotiques,
ainsi qu’en témoignent les bulletins rédigés par Aichhom dans le cadre de ces

322. Karl Kraus, Die Letzten Tage der Menschheit (1926), in Werke, Munich, Kosel-Ver-
lag, 1957, vol. V.
323. Voir chap. vm, p. 608-609.
324. Paul Fedem, « Zur Psychologie der Révolution ; die Vaterlose Gesellschaft », Der
Aufstieg, Neue Zeit- und Streitschriften, n” 12/13, Leipzig et Vienne, Anzengruber Verlag,
1919.
854 Histoire de la découverte de l’inconscient

activités325. Quand la monarchie austro-hongroise s’effondra, Aichhom fut


chargé d’un groupe de jeunes caractériels. (Au dire d’Aichhom, il avait la charge
immédiate d’un groupe de douze garçons délinquants ou agressifs, la plupart
issus de foyers brisés.) Ces garçons étaient logés dans d’anciens baraquements
militaires. A une époque où Vienne était en proie à l’agitation révolutionnaire et
aux émeutes, il n’est pas étonnant que ces jeunes se soient révoltés, démolissant
le mobilier, défonçant portes et fenêtres et se battant entre eux. Aichhom
demanda à ses collaborateurs de n’intervenir qu’en cas de réel danger. Puis, au
moment où, dans la ville de Vienne, les manifestations révolutionnaires, bien que
bruyantes, devenaient moins dangereuses, l’agressivité de ces garçons fit place à
une sorte de pseudo-agressivité, ponctuée de décharges émotives. Enfin, tandis
que l’Autriche connaissait une certaine amélioration en dépit d’une instabilité
prolongée, ces garçons restèrent instables et ne se rétablirent que progressive­
ment. Plus tard, les résultats de cette expérience firent l’objet d’une interprétation
psychanalytique326.
Malgré l’extrême dureté des temps, le mouvement psychanalytique se réorga­
nisa et rétablit le contact avec certains pays étrangers. Trois psychanalystes amé­
ricains vinrent à Vienne pour subir une analyse didactique avec Freud327. Les dis­
ciples de Freud étaient restés des écrivains prolifiques. Ils publièrent, entre
autres, une série d’études sur les névroses de guerre328.
En France, Janet édifiait lentement un nouveau système de psychologie du
comportement ; mais il ne touchait qu’un public assez restreint. En 1919, il put
enfin publier Les Médications psychologiques329. Le retard de cette publication
donna parfois l’impression erronée que ses idées n’avaient guère évolué depuis
les années d’avant-guerre.
Quant à Jung, personne n’était au courant de l’expérience à laquelle il se livrait
sur lui-même, et il travaillait encore à ses types psychologiques... Chose curieuse,
c’est dans un roman de l’écrivain Hermann Hesse, Demian, qu’on trouve la pre­
mière évocation de sa nouvelle psychologie analytique.

Emil Sinclair avait été élevé dans une ambiance très religieuse. Alors qu’il
était écolier, il s’était un jour vanté d’être l’auteur d’un méfait commis par
d’autres, ce qui lui avait valu de devenir le souffre-douleur d’un méchant cama­
rade qui le faisait chanter. Mais il rencontre un garçon plus âgé, Max Demian,
auquel il confie son secret. Grâce à Demian, Sinclair est libéré rapidement d’une
situation intolérable. Une étroite amitié avec Demian conduit Sinclair à modifier
sa vision du monde, à accepter l’existence et la nécessité du mal. Mais Sinclair va
trop loin et mène une vie d’étudiant dissolu, jusqu’à ce qu’une brève rencontre
avec une jeune femme, Béatrice, lui inspire un nouvel idéal (bien qu’ils n’aient
échangé aucune parole). Plus tard, il rencontre un musicien érudit et d’une

325. A. Aichhom éd., Saatkbmlein. Mitteilungen zum Ausbau des Hortbetriebes der Wie­
ner stâdtischen Knabenhorte, Erstes Heft, Vienne, 1917.
326. Voir chap. x, p. 870-871.
327. Clarence P. Obemdorf, A History of Psychoanalysis in America, New York, Grune
and Stratton, 1953, p. 75.
328. Sandor Ferenczi et al., Zur Psychoanalyse der Kriegsneurosen, Vienne, Intemationa-
ler Psychoanalytischer Verlag, 1919, Préface de Freud.
329. Voir chap. vi, p. 369,402-411.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 855

sagesse profonde, qui lui apprend à interpréter ses rêves et ses dessins spontanés.
Ils tombent d’accord sur l’idée que Dieu et le démon sont identiques (ou plutôt
que Dieu et le démon ne représentent que deux aspects d’un seul et même Être
suprême, Abraxas).
Plus tard encore, Sinclair rencontre la mère de Demian, Eva, et il reconnaît en
elle l’image féminine qui lui était apparue dans une vision et qu’il avait peinte.
C’est alors qu’éclate la Première Guerre mondiale. Demian apparaît à Sinclair et
lui explique que désormais, quand il aura besoin d’aide et de conseils, il les trou­
vera au plus profond de lui-même330.

On reconnaît aisément dans les aventures spirituelles du héros les diverses


phases de la psychothérapie de Jung : confession du secret pathogène, assimila­
tion de l’ombre, confrontation avec l’anima, le vieux sage et le soi331.

La première après-guerre : 1920-1925

La Grande Guerre (ainsi que l’appelèrent les contemporains) avait fait environ
trente millions de morts et d’innombrables autres victimes (sans compter celles
de la famine et des épidémies), mais le plus grand désastre résidait dans le « mas­
sacre des élites », c’est-à-dire des hommes en pleine force de l’âge, entre 20 et 40
ans. Les dirigeants du monde de l’après-guerre appartenaient à la génération pré­
cédente et se montrèrent souvent incapables de comprendre et d’affronter les pro­
blèmes nouveaux. Les représentants de la génération montante (c’est-à-dire ceux
qui avaient atteint leur majorité tout de suite après la guerre) sentaient qu’ils
n’avaient rien en commun avec leurs aînés, ils n’avaient que mépris pour eux,
mais ils se révélèrent eux-mêmes plus aptes à protester qu’à agir de façon
constructive. Jeunes et vieux faisaient face à un bouleversement général dans
tous les domaines de la vie. La suprématie de la race blanche, en particulier celle
de l’Europe, était remise en question. En Europe même, les Français vivaient
avec l’illusion d’avoir supplanté l’hégémonie allemande. Les formes de gouver­
nement démocratiques et libérales étaient sur le déclin et un nouveau type d’État
apparut, qui reposait sur le pouvoir absolu d’un parti soutenu par une puissante
police au service du gouvernement et du parti. La torture, qui avait disparu au
XIXe siècle, réapparut et devint une institution permanente dans un nombre crois­
sant d’États332. Les mouvements révolutionnaires et contre-révolutionnaires
sévissaient un peu partout et l’on cherchait désespérément de nouvelles solu­
tions. On assistait du moins à un certain progrès dans le domaine de la législation
sociale, et notamment à la réduction de la durée du travail.

330. Hermann Hesse, Demian, die Geschichte einer Jugend, von Emil Sinclair, Berlin, S.
Fischer, 1919.
.331. Hermann Hesse avait entrepris une analyse jungienne en 1916 et 1917 avec le docteur
Joseph Lang à Lucerne, puis, en 1920, il avait eu des « entretiens thérapeutiques » avec Jung
lui-même, n écrivit Demian en 1917, et le publia deux ans plus tard. (Renseignement fourni
par madame Ninon Hesse, dans une lettre du 15 mars 1964.)
332. Alec Mellor, La Torture, son histoire, son abolition, sa réapparition au XXe siècle,
Tours, Marne, 1961.
856 Histoire de la découverte de l’inconscient

Ce qui frappait peut-être le plus les contemporains, c’était la transformation


des mœurs : certains y voyaient une désastreuse dissolution des valeurs, d’autres
une simplification libératrice du mode de vie333. Ces changements se manifes­
taient dans la façon de s’habiller, de parler, d’écrire, dans les relations sociales, et
même dans les gestes et le ton de la voix. L’éducation devint moins stricte ; les
distances entre les classes sociales diminuèrent et les gens de milieux différents
se mêlèrent plus facilement les uns aux autres. Les relations entre personnes de
sexe opposé devinrent moins formalistes. Les jeunes femmes purent sortir sans se
faire chaperonner, même à des heures tardives, les mariages de raison tombèrent
en discrédit, l’amour « romantique » devint la règle ; les mariages étaient souvent
conclus au terme d’une fréquentation assez brève, le nombre des divorces aug­
menta et les divorcées ne furent plus l’objet de la réprobation sociale. Les sports
et les voyages devinrent de plus en plus populaires, en particulier avec l’expan­
sion de l’industrie automobile. Le théâtre se vit en partie supplanté par le cinéma,
lequel touchait un public bien plus vaste auquel il offrait ces nouvelles figures
idéales qu’étaient les vedettes de l’écran. Le jazz devint extrêmement populaire,
non seulement en Amérique, mais aussi en Europe. Le monde fut pris d’une soif
fiévreuse d’argent et de plaisir, des milliers d’hommes se mirent à jouer à la
bourse, les œuvres d’art et les livres rares devinrent des objets de spéculation. En
Europe il était de bon ton d’imiter tout ce qui venait du monde anglo-saxon. L’al­
coolisme cessa d’être un vice des classes pauvres pour devenir le fin du fin de
l’élégance334.
La tendance générale était à l’iconoclasme, et l’on était à la recherche de nou­
velles formes d’expression. Ce fut l’âge d’or de l’expressionnisme et du cubisme,
et le cinéma fut promu au rang de septième art. Les écrivains de la jeune géné­
ration n’avaient que mépris et sarcasmes pour les anciens maîtres. Quand Ana­
tole France mourut en 1924, un groupe de jeunes écrivains rédigea et diffusa une
violente diatribe intitulée Un cadavre335. La nouvelle génération cherchait dans
le passé des précurseurs et des prophètes de la mentalité nouvelle. C’est ainsi que
le poète Lautréamont, qui était mort très jeune et dont les écrits avaient été consi­
dérés comme marqués par la maladie mentale, se vit proclamer le plus grand
poète français du XIXe siècle. On saluait dans le marquis de Sade un puissant
génie, un philosophe, un écrivain profond et le véritable fondateur de la patho­
logie sexuelle.
Les traits caractéristiques de l’après-guerre, tels que le mépris de la génération
précédente, F anti-intellectualisme et l’affectation de ne jamais se scandaliser de
rien, contribuèrent au succès d’un mouvement qui joua un grand rôle dans la vie

333. Voir, par exemple, Maurice Sachs, Au temps du Bœuf sur le toit, Paris, NRF, 1939,
p. 108-127.
334. H est significatif que, dans les romans de Marcel Proust, il n’y ait aucune allusion aux
boissons alcooliques, alors que dans ceux de Hemingway et d’autres écrivains d’après-guerre
l’alcool coule à flots.
335. Philippe Soupault, Paul Éluard, Pierre Drieu la Rochelle, Joseph Delteil, André Breton
et Louis Aragon, Un cadavre, Paris, 1924. Partiellement réédité dans Maurice Nadeau, His­
toire du surréalisme, H, Documents surréalistes, Paris, Seuil, 1948, p. 11-15.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 857

culturelle de l’époque, en particulier en France, le mouvement surréaliste336. On


a souvent vu dans le surréalisme une mystification imaginée par des artistes et
encouragée par le snobisme intellectuel. Il était toutefois plus que cela et répon­
dait à un besoin intellectuel de l’époque. Ses débuts remontent au moment où
Tristan Tzara et quelques autres dadaïstes quittèrent Zurich pour continuer leurs
activités à Paris. D’autres se joignirent à eux, mais ils ne tardèrent pas à se scin­
der en différents groupes, dont l’un, qui prit le nom de surréaliste, se réunit autour
d’André Breton, Philippe Soupault, Paul Éluard et Louis Aragon. L’histoire de
ce mouvement fut passablement orageuse, ses membres ne cessant de se querel­
ler. André Breton réussit toutefois à s’imposer comme le chef du mouvement
pendant une vingtaine d’années, et c’est lui aussi qui se révéla le plus créateur.
Les surréalistes avaient gardé du dadaïsme son attitude négatrice et son rejet
de toutes les valeurs admises : la famille, le pays, la religion, le travail et même
l’honneur. Beaucoup d’entre eux adhérèrent, au moins temporairement, au Parti
communiste. Leur principal souci demeurait cependant l’exploration des aspects
cachés de l’esprit humain, de ce que les romantiques avaient appelé la part
d’ombre de la nature, c’est-à-dire l’inconscient, les rêves, la maladie mentale, le
fantastique, le merveilleux.
Étudiant en médecine, André Breton avait été mobilisé pour travailler dans un
service psychiatrique militaire. Il avait eu à traiter un homme qui, pendant la
bataille, était resté debout sur le parapet de la tranchée, « dirigeant » la trajectoire
des obus autour de lui à la façon dont un policier règle la circulation. Cet homme
était convaincu qu’il s’agissait d’un simulacre de guerre, avec de fausses armes,
de faux morts et de faux blessés. La preuve, disait-il, c’est qu’il n’avait jamais été
touché. Breton fut vivement frappé de voir qu’un jeune homme instruit et appa­
remment lucide puisse vivre dans un monde à ce point fantastique. Aussi s’inté­
ressa-t-il aux travaux de Myers, Floumoy, Janet et Freud, mais, après la guerre, il
renonça à ses études médicales, se joignit aux dadaïstes, puis fonda son propre
mouvement littéraire. Il s’était assigné pour but de renouveler la poésie et l’art en
puisant à des sources de création non encore exploitées. Il s’intéressa d’abord à
l’état intermédiaire entre le rêve et la vigilance, en d’autres termes à l’état hyp-
nagogique où se présentent à l’esprit des mots et des images détachés. Il entendit
un jour ces mots : « Il y a là un homme coupé en deux par la fenêtre », et vit
l’image correspondante. Breton semble avoir ignoré que ce genre de rêve avait
été bien étudié par Herbert Silberer qui avait montré que l’image hypnagogique
représentait symboliquement l’état du rêveur, à mi-chemin entre la veille et le
rêve337. Breton s’intéressa à ces phrases mystérieuses où il voyait l’essence
même de la poésie. Il établit une distinction entre cet automatisme verbal et
l’imagerie visuelle, disant que, s’ils pouvaient parfois se mêler, ils n’en consti­
tuaient pas moins deux ensembles de phénomènes distincts. L’automatisme ver­
bal avait néanmoins plus de valeur pour le poète que pour les autres.

336. Dans l’abondante littérature consacrée au surréalisme, voir en particulier : Maurice


Nadeau ; Histoire du surréalisme, 2 vol., Paris, Seuil, 1948 ; M. Carrouges, André Breton et
les données fondamentales du surréalisme, Paris, Gallimard, 1950 ; Yves Duplessis, Le Sur­
réalisme, Paris, PUF, 1958.
337. Herbert Silberer, « Bericht über eine Méthode, gewisse symbolische Halluzinations-
Erscheinungen hervorzurufen und zu beobachten », Jahrbuch fiir psychoanalytische und psy-
chopathologische Forschungen, I (1909), p. 513-525.
858 Histoire de la découverte de l’inconscient

Breton nota ensuite que l’homme entretenait en permanence, et non seulement


dans l’état hypnagogique, un « discours intérieur », qu’il peut percevoir à tout
moment, à condition qu’il y accorde suffisamment d’attention. Cette voix inté­
rieure est complètement différente de ce que des poètes comme James Joyce
appelaient le monologue intérieur, qui est plutôt une imitation du discours ordi­
naire. Le « discours intérieur » de Breton est intermittent et apparaît sous forme
de courtes phrases ou de groupes de mots sans lien entre eux. En outre, il peut y
avoir plusieurs courants verbaux simultanés, dont chacun porte un flot d’images,
et qui se disputent la suprématie.
Il s’agissait maintenant d’exploiter ce discours intérieur à des fins créatrices.
Pendant quelque temps, Breton, travaillant avec Desnos, essaya la méthode de la
parole automatique, qui consiste à exprimer à haute voix tout ce qui se présente à
l’esprit (méthode, rappelons-le, que Janet avait utilisée avec madame D.)338.
Mais ils ne tardèrent pas à se rendre compte que cette méthode pouvait être dan­
gereuse et Breton recourut à l’écriture automatique. Cette méthode, telle que l’ap­
pliquaient les surréalistes, différait de celle des spirites. Pour ces derniers, il
s’agissait d’un simple automatisme moteur, le sujet n’ayant pas conscience du
contenu de ce qu’il jetait sur le papier. Pour les surréalistes, en revanche, l’écri­
ture automatique correspondait à une « dictée intérieure », c’est-à-dire que le
poète devait se plonger dans une atmosphère onirique le rendant apte à écouter
son discours intérieur qu’il notait ensuite sans y changer un mot. Au dire de Bre­
ton, la claire conscience et les images visuelles entravent la dictée intérieure.
Aussi un entraînement est-il nécessaire, et rien ne garantit que l’on produira des
chefs-d’œuvre. Effectivement, quelques-unes seulement des œuvres littéraires
des surréalistes ont été réalisées par l’écriture automatique339.
Breton en vint à la conclusion qu’il existait un domaine mystérieux dans l’es­
prit humain, une sorte de point central reliant l’individu conscient à son moi le
plus profond, en même temps qu’à des forces inconnues de l’univers. Le surréa­
lisme entendait reconquérir ce point central pour permettre à l’individu de retrou­
ver la totalité de son énergie psychique et les richesses inconnues qu’il porte en
lui-même. De ce centre émanent, pensaient les surréalistes, toutes les formes de
création artistique : la poésie, la peinture et la sculpture, ainsi que de nouvelles
formes d’art.
Au cours des deux premières années, les surréalistes eurent largement recours
à l’écriture automatique et à l’hypnose, mais ils ne tardèrent pas à s’apercevoir
des dangers de ces pratiques. Breton raconte comment un usage immodéré de
l’écriture automatique provoqua chez lui des états hallucinatoires340. Un de ses
collaborateurs, Desnos, se mit à tomber de plus en plus facilement dans des états
somnambuliques profonds où il se montrait extrêmement agité et même dange­
reux, au point qu’il poursuivit un jour le poète Éluard avec un couteau, cherchant
à le tuer. Un autre soir, lors d’une réunion surréaliste, dix des participants tom­
bèrent dans un état de somnambulisme hypnotique et l’on en surprit plusieurs qui
cherchaient à se pendre dans une antichambre obscure (l’un d’entre eux, d’ail­

338. Voir chap. vi, p. 390-391.


339. L’une des mieux connues est celle d’André Breton et Philippe Soupault, Les Champs
magnétiques, Paris, Au Sans-Pareil, 1921.
340. André Breton, Entretiens, 1913-1952, avec André Parinaud, Paris, NRF, 1952, p. 89-
91.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 859

leurs, se suicida un peu plus tard). Cet incident interrompit momentanément les
activités du mouvement, que Breton réorganisa en 1924.
Progressivement, le surréalisme étendit son intérêt à la peinture, à la sculpture,
à la photographie et au cinéma, et prétendit enrichir l’humanité d’une nouvelle
esthétique. A la recherche de précurseurs et d’alliés, les surréalistes mirent, entre
autres, Freud, Sade et Lautréamont sur la liste de leurs figures paternelles. Ils s’in­
téressaient à toutes les manifestations du merveilleux, du fantastique, du bizarre,
ainsi qu’aux coïncidences inexplicables. Breton soupçonnait que d’étranges êtres
invisibles jouaient un rôle dans la vie des hommes. Les surréalistes étaient atten­
tifs aux aspects « ironiques » de la vie qui en trahissent brusquement le caractère
tragique (c’est ce qu’ils appelaient l’humour noir). Ils s’intéressaient aussi beau­
coup au « hasard objectif », c’est-à-dire à ces coïncidences mystérieuses qui
semblent trahir une intention ironique.
Les surréalistes encouragèrent et inventèrent de nouvelles formes d’art. Ils
organisèrent des expositions d’objets surréalistes : des machines très ingénieuses
sans aucune utilité pratique, des objets vus en rêve ou fruits d’un mélange d’ins­
piration créatrice, de hasard et d’automatisme341. Parmi les multiples procédés
utilisés par les surréalistes, il faut mentionner l’imitation consciente de la maladie
mentale, au moins dans leurs écrits. Breton et Éluard publièrent une série de cinq
essais dans lesquels ils imitaient les manifestations verbales de la débilité men­
tale, de la manie aiguë, de la paralysie générale, des délires d’interprétation et de
la « démence précoce »342.
Le mouvement surréaliste est lié, de plusieurs façons, à l’histoire de la psy­
chiatrie dynamique. Il est clair que son chef de file, André Breton, s’était large­
ment inspiré de la première psychiatrie dynamique, même si sa technique de
l’écriture automatique est entièrement différente de celle qu’appliquaient les spi­
rites, William James et Janet. Sa « dictée intérieure » ne s’identifie pas davantage
à la méthode des associations libres de Freud. Si Breton avait terminé ses études
médicales et s’était spécialisé en psychiatrie, il aurait fort bien pu, avec ces
méthodes, devenir le fondateur d’une nouvelle école de psychiatrie dynamique.
C’est aussi ce qui explique son admiration pour Freud et l’intérêt qu’il portait à
la psychanalyse. Il rendit visite à Freud à Vienne et échangea quelques lettres
avec lui343. Deux articles de Freud au moins parurent pour la première fois en tra­
duction française dans les revues surréalistes344 Freud, toutefois, semble être
resté perplexe et embarrassé en voyant l’intérêt que lui témoignaient ces hommes
dont il ne parvenait pas à comprendre les idées et les écrits345. Comme on pouvait

341. Ceci n’était pas aussi nouveau que le croyaient les surréalistes. Lors de la psychose
collective appelée Ghost Dance Religion, des Indiens d’Amérique du Nord réalisèrent systé­
matiquement des objets entrevus dans leurs visions et rêves. Voir James Mooney, The Ghost
Dance Religion and the Sioux Outbreak of 1890, Fourteenth Annual Report of the Bureau of
Ethnology for 1892-1893, Part II, Washington, 1896.
342. André Breton et Paul Éluard, L’Immaculée Conception, Paris, Corti, 1930.
343. Voir chap. vu, p. 485.
344. Une partie de l’article de Freud sur l’analyse par des non-médecins parut dans La
Révolution surréaliste, ni, n” 9/10 (octobre 1927), p. 25-32. Une partie de son essai sur Le Mot
d’esprit et ses rapports avec l’inconscient parut dans Variétés, numéro spécial (juin 1929),
p. 3-6, sous le titre « L’humour ».
345. Quant à Jung, on raconte qu’il aurait dit à propos des productions dadaïstes : « C’est
trop idiot pour être schizophrénique. »
860 Histoire de la découverte de l’inconscient

s’y attendre, le surréalisme devint à son tour un objet d’étude pour les psy­
chiatres. Henri Ey déclare que l’art surréaliste et l’art psychopathologique pro­
cèdent, tous les deux, de la même source créatrice inconsciente ; toutefois les sur­
réalistes puisent consciemment à cette source et canalisent son inspiration, tandis
que le malade mental est submergé par elle346. En d’autres termes, pour reprendre
les termes d’Henri Ey, le surréaliste « fait le merveilleux », tandis que l’artiste
psychotique « est merveilleux ».
En 1920, alors que l’Europe occidentale et l’Amérique retrouvaient une nou­
velle prospérité, l’Allemagne et surtout l’Autriche étaient encore dans une situa­
tion économique et financière désespérée. Plus grave encore : l’attitude déprécia­
tive des Autrichiens à l’égard de leur propre pays et de leur culture
traditionnelle ; ils n’avaient plus que mépris et sarcasmes pour l’époque de la
Double Monarchie.
Les milieux socialistes n’avaient pas ménagé leurs attaques contre les méde­
cins militaires qui avaient traité les névroses de guerre par stimulation électrique.
Le Parlement autrichien nomma une commission d’enquête présidée par le pro­
fesseur Lôffler, un éminent juriste. Cette commission recueillit les plaintes d’un
certain nombre d’anciens militaires malades contre une demi-douzaine de neu­
ropsychiatres, parmi lesquels figurait Wagner-Jauregg347. Les audiences eurent
lieu du 15 au 17 octobre 1920, en présence de nombreux neuropsychiatres et de
journalistes348. La commission chargea Sigmund Freud et Emil Raimann de rédi­
ger séparément une expertise sur le traitement électrique des névrosés de guerre.
Wagner-Jauregg déclara que le lieutenant Kauders (son principal accusateur)
n’avait été qu’un simulateur et qu’il ne lui avait pas été agréable de poser un tel
diagnostic. Wagner-Jauregg mentionna qu’il avait assumé volontairement les
fonctions de neuropsychiatre pendant toute la durée de la guerre sans jamais por­
ter l’uniforme, sans grade militaire, sans salaire, ni reconnaissance officielle. Il
avait examiné et traité des milliers de soldats et d’officiers affligés de toutes
sortes de névroses de guerre. Quelques-unes seulement étaient véritablement des
névroses de combat. On n’en avait jamais observé parmi les prisonniers de
guerre. La plupart s’étaient déclarées à l’arrière et souvent à la manière d’une épi­
démie, et surtout chez certains groupes ethniques. « Parmi les Tchèques, les plus
courageux levaient les bras et se rendaient à l’ennemi, tout en sachant qu’ils
auraient ensuite à combattre aux côtés de l’ennemi. Ceux qui étaient moins cou­
rageux fuyaient dans la maladie. Lors de la débâcle, un grand nombre de ces
névrosés s’enfuirent de l’hôpital. Ils avaient subitement retrouvé l’usage de leurs
membres. » Beaucoup de Tchèques reconnurent ouvertement qu’ils avaient

346. Henri Ey, « La psychiatrie devant le surréalisme », L’Évolution psychiatrique (1948),


n” 4, p. 3-52.
347. Cet épisode a été appelé, à tort, le procès Wagner-Jaurreg. H s’agissait, en fait, d’une
enquête administrative concernant non seulement Wagner-Jauregg mais plusieurs autres
anciens neuropsychiatres militaires.
348. L’auteur exprime toute sa reconnaissance à madame Renée Gicklhom pour lui avoir
prêté le manuscrit de son ouvrage inédit, Der Wagner-Jauregg « Prozess », compte rendu
détaillé de l’enquête, reproduisant le texte des principaux documents et le sténogramme des
discussions. Le compte rendu donné par Jones ne restitue pas la véritable atmosphère des
débats, parce qu’il ne tient compte que du rapport écrit de Freud, non de ses interventions
orales durant les discussions.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 861

simulé et qu’il y avait même eu des écoles pour simulateurs. Wagner-Jauregg


ajouta qu’il avait traité les névrosés de guerre d’abord par l’isolement et la diète
lactée, et ensuite seulement par le traitement faradique, « traitement des états
hystériques connu depuis longtemps », et que les résultats avaient été brillants,
souvent même après une seule séance.
Freud fut alors invité à présenter son rapport349. Il reprocha à Wagner-Jauregg
d’avoir vu trop de simulateurs, et indiqua que le terme de « fuite dans la mala­
die » avait été introduit par lui, Freud, et accepté par la science médicale350. Le
nombre de faux malades devait avoir été faible. (Wagner-Jauregg l’interrompit :
« Que faites-vous des aveux ? »). Le rôle des médecins ne saurait être de mitrail­
ler les soldats fugitifs ; le médecin doit être en premier lieu le défenseur des
malades. Freud ajouta que le malade Kauders avait été blessé (Wagner-Jauregg
s’exclama : « Non ! ») et que Wagner-Jauregg avait commis une injustice en le
qualifiant de simulateur. « Je crois que les raisons [de cet état de choses] sont à
chercher en partie du côté du conseiller de Cour Wagner. Cela provient de ce
qu’il ne s’est pas servi de ma thérapie. Je ne lui demande pas d’en être capable.
Je ne puis pas le lui demander, puisque mes élèves eux-mêmes ne le peuvent. »
Freud ajouta qu’en Allemagne le traitement psychanalytique avait remporté,
avec les docteurs Schnee et Sigel, des résultats thérapeutiques extraordinaires.
Wagner-Jauregg répliqua : « Pour ce qui est de la simulation, je puis dire sans
manquer de modestie que je suis plus compétent. Les simulateurs ne vont pas se
faire traiter chez le professeur Freud, tandis que, dans mon métier, j’ai eu de
nombreuses occasions d’en traiter. D’autre part, j ’ ai acquis pendant la guerre une
riche expérience qui a manqué au professeur Freud. » Wagner-Jauregg ajouta
qu’il ne pouvait être question de traiter par la psychanalyse pendant la guerre, et
que Freud lui-même avait reconnu l’obstacle constitué par la multiplicité des
langues351. Freud répliqua: «La psychanalyse est utilisable en temps de
guerre. » Wagner-Jauregg ajouta : « Mais seulement pour des cas isolés. » Freud
continua : « Même pour des traitements de masse, mais abrégée par l’hypnose.
Cette méthode a nécessité des efforts extraordinaires, mais elle aurait pu se mon­
trer fructueuse dans des cas particulièrement difficiles. »
Le lendemain, 16 octobre, ce fut au tour de Raimann de présenter son rapport
qui, ainsi qu’on pouvait l’attendre d’un fidèle disciple de Wagner-Jauregg, fut
entièrement en sa faveur. Freud fut également critiqué par Fuchs. Il répondit que
l’opinion de Wagner-Jauregg « prouve qu’il est un mauvais psychologue qui a
tendance à voir des simulateurs partout [...] Si ces malades avaient été examinés
psychanalytiquement, il n’y aurait pas eu tant de plaintes ».
Raimann s’en prit alors à l’affirmation de Freud : « Je m’y serais pris autre­
ment. » « Pourquoi au conditionnel ? Pourquoi ne l’a-t-il pas fait autrement, nous
montrant comment traiter les névroses de guerre par la psychanalyse ? On lui
aurait immédiatement confié un service [...] Il n’a jamais observé de névrosés de

349. Le rapport d'expertise de Freud fut d'abord publié en traduction anglaise dans la Stan­
dard Edition, XVH, p. 210-215.
350. En fait, la notion de « fuite dans la maladie » avait déjà été formulée presque dans les
mêmes termes par Ideler (voir chap. rv, p. 244-245) et était assez courante dans la médecine
romantique.
351. Rappelons qu’on ne parlait pas moins de onze langues dans les armées de l’Empire
multinational.
862 Histoire de la découverte de l’inconscient

guerre, et il faut un certain aplomb pour oser présenter une expertise sur des ques­
tions auxquelles on ne connaît rien. » Raimann ajouta qu’au Congrès psychana­
lytique de 1918 deux des plus proches disciples de Freud avaient reconnu que la
psychanalyse n’était pas applicable à ces cas, pour ne rien dire du prix des
séances.
Otto Pôtzl prit le parti de Freud, déclarant que, du point de vue théorique, il
adhérait sans réserve à la psychanalyse, bien qu’il fût d’une opinion différente
quant à son application pratique.
Fuchs déclara avoir étudié et appliqué la psychanalyse sans avoir jamais
obtenu le moindre résultat avec cette méthode. Il avait adressé des névrosés de
guerre à des psychanalystes, et tous lui étaient revenus sans avoir été guéris. « Si
le professeur Freud estime que ses disciples n’étaient pas à la hauteur, pourquoi
n’est-il pas descendu lui-même dans l’arène ? » conclut-il sarcastiquement.
La commission conclut qu’il n’y avait pas lieu d’engager un procès. L’agita­
tion générale de l’époque fit vite oublier cet incident. Plus tard, quand le rapport
de Freud fut publié, les psychanalystes eurent l’impression qu’il s’était montré
extrêmement équitable à l’égard de Wagner-Jauregg. Mais celui-ci était d’un
avis tout à fait différent352. Dans son autobiographie, il affirme que l’enquête
avait procuré à Freud une occasion inattendue d’exprimer sa fureur contre lui353.
Ces polémiques n’entravèrent cependant pas la croissance du mouvement psy­
chanalytique. Il était devenu de bon ton pour les Anglais et les Américains d’aller
à Vienne pour faire une analyse didactique ou thérapeutique. A Berlin, Max
Eitingon ouvrit la première policlinique psychanalytique. Freud était entré dans
une nouvelle phase créatrice et publia son essai : Au-delà du principe de plaisir.
L’année 1921 montra une fois de plus combien l’Europe avait de peine à se
remettre du désastre de la guerre. La Commission des réparations imposa à l’Al­
lemagne le paiement de 132 milliards de marks-or, créant ainsi des problèmes
économiques et financiers insolubles. La révolution irlandaise contraignit la
Grande-Bretagne à accepter la création de la République d’Irlande (Eire). L’Ita­
lie devint la proie de mouvements gauchistes subversifs, tandis que Mussolini
organisait son mouvement fasciste. En Russie, le gouvernement bolchevique se
heurtait à de graves difficultés dans son projet d’économie strictement commu­
niste, si bien que Lénine adopta une Nouvelle Politique économique qui impli­
quait un retour partiel aux méthodes traditionnelles. L’Autriche se débattait dé­
sespérément dans une situation apparemment sans issue, au point que des
mouvements séparatistes surgirent dans certaines provinces.
En psychiatrie, certains des maîtres de la génération précédente se tournèrent
vers d’autres centres d’intérêt. Eugen Bleuler publia son Histoire naturelle de
l’âme354 à laquelle il avait travaillé de nombreuses années et que certains appe­
lèrent son Second Faust355. Beaucoup manifestèrent leur étonnement de voir ce
savant positiviste adopter certaines conceptions spéculatives de Driesch et

352. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., ni, p. 23-27.
353. Julius Wagner-Jauregg, Lebenserinnerungen, von L. Schônbauer et M. Jantsch éd.,
Vienne, Springer, 1950, p. 71-73.
354. Eugen Bleuler, Naturgeschischte der Seele und ihres Bewusstwerdens, Berlin, Sprin­
ger, 1921.
355. Voulant indiquer ainsi que, comme Goethe pour son Second Faust, Bleuler avait
composé cet ouvrage vers la fin de sa vie et qu’il s’agissait d’une œuvre profonde et obscure.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 863

décrire le développement de la conscience à partir du « psychoïde », forme élé­


mentaire hypothétique de l’activité psychique (rappelant un peu l’inconscient
organique des romantiques allemands). Forel qui, outre sa vocation neuropsy­
chiatrique, avait lutté toute sa vie pour promouvoir des réformes sociales et qui
faisait aussi autorité dans le monde entier pour sa classification des fourmis,
publia un ouvrage monumental décrivant l’ordre social prétendument parfait des
fourmis qu’il proposait en modèle à l’humanité356.
Pendant l’année universitaire 1920-1921, Janet donna un cours de psychologie
de la religion qui attira des auditeurs enthousiastes, entre autres le pasteur amé­
ricain Horton qui publia un substantiel résumé de ce cours à son retour aux États-
Unis357. Mais la nouvelle génération qui, en France et ailleurs, commençait à se
tourner vers Vienne, ignorait Janet.
Un des événements psychiatriques de cette année fut la rentrée de Jung avec la
publication de ses Types psychologiques. Cet ouvrage était le fruit de plusieurs
années de travail intense et silencieux poursuivi pendant la guerre et (nous le
savons aujourd’hui) de la propre expérience de Jung. Il y exposait les principes
fondamentaux de son système, qu’il devait développer au cours des vingt ou
trente années suivantes. Or, il se trouvait que le sujet traité dans cet ouvrage inté­
ressait vivement la jeune génération psychiatrique, à savoir l’étude des types psy­
chologiques et de leurs rapports avec les différentes maladies mentales.
Il est remarquable, en effet, que trois psychiatres, Jung, Kretschmer et Ror-
schach, aient proposé presque simultanément des systèmes centrés sur la distinc­
tion de deux types. Nous avons présenté la typologie de Jung au chapitre précé­
dent358. Pour Kretschmer, la psychose maniaque-dépressive et la schizophrénie
correspondent aux manifestations extrêmes de deux attitudes qu’il appela cyclo­
thymie et schizothymie359. Le cyclothymique est syntone, c’est-à-dire que sa per­
sonnalité tout entière vibre à l’unisson avec son entourage, tandis que le schizo-
thymique est schizoïde, c’est-à-dire qu’il ne réagit envers l’entourage qu’avec
une partie de sa personnalité. Kretschmer établit aussi une corrélation entre la
cyclothymie et les individus de type pycnique, la schizophrénie et les individus
de type asthénique ; en d’autres termes, il découvrit une corrélation entre le type
psychologique, la prédisposition à telle maladie mentale et le biotype
constitutionnel.
Hermann Rorschach, un jeune psychiatre suisse qui avait étudié avec un vif
intérêt la typologie de Jung, intégra les notions d’introversion et d’extraversion
dans le cadre d’une théorie psychologique liée à l’utilisation d’un nouveau test
projectif original360. Doué pour l’expression artistique et s’intéressant aux
domaines les plus variés, Rorschach avait été l’élève de Bleuler (bien qu’il n’eût
jamais fait partie de l’équipe du Burgholzli) et avait publié des études sur la psy­
chopathologie des sectes suisses et sur divers sujets touchant à la psychana­

356. August Forel, Le Monde social des fourmis, 5 vol., Genève, Kündig, 1921.
357. Voir chap. vi, p. 419-426.
358. Voir chap. ix, p. 719-722.
359. Ernst Kretschmer, Koperbau und Character, Berlin, Springer, 1921, p. 189-192 ;
Medizinische Psychologie, Leipzig, Thieme, 1922, p. 149-156.
360. H.F. Ellenberger, « The Life and Work of Hermann Rorschach (1884-1922) », Bulle­
tin ofthe Menninger Clinic, XVIII (1954), p. 173-219.
864 Histoire de la découverte de l’inconscient

lyse361. Il avait soumis des enfants d’âge scolaire à un test des taches d’encre,
comparant les résultats à ceux du test des associations verbales. Il s’intéressait
particulièrement au problème de la transposition des images sensorielles d’un
champ de perception à un autre, par exemple la transposition de perceptions
visuelles en perceptions kinesthésiques. Mourly Vold avait montré que l’inhibi­
tion motrice favorisait l’apparition de rêves kinesthésiques. Cette observation
conduisit Rorschach à concevoir l’introversion comme la propension à se tourner
vers un monde intérieur d’images kinesthésiques et d’activité créatrice. L’extra­
tension, en revanche, revient à se tourner vers un monde de couleurs, d’émotions
et d’adaptation à la réalité. Rorschach incorpora ces deux fonctions dans le
concept d’Erlebnistypus (désignant le degré d’introversion, d’extratension, ainsi
que leurs proportions mutuelles). Il concevait en outre cet Erlebnistypus comme
la capacité la plus intime, la plus personnelle de vibrer à l’unisson des expé­
riences de la vie, mais aussi comme le fruit de l’élaboration continue de ces nou­
velles expériences vitales. Dans un même individu, l’Erlebnistypus est sujet à des
fluctuations quotidiennes, mais aussi à un processus autonome d’évolution lente
et continue. Le test des taches d’encre était conçu pour explorer l’Erlebnistypus.
Contrairement aux tests similaires antérieurs (en particulier celui de Hens), l’élé­
ment diagnostique essentiel ne consistait pas dans le contenu des réponses, mais
dans leurs caractéristiques formelles : le nombre et la proportion des réponses
d’ensemble et des réponses de détail, des réponses kinesthésiques et des
réponses-couleur, etc. Rorschach publia son ouvrage intitulé Psychodiagnostic,
en dépit des circonstances difficiles, au cours de l’été 1921 : l’ouvrage reçut un
accueil favorable de la part d’un petit groupe d’amis et de collègues362.
Cette année-là, la principale réalisation de Freud fut son ouvrage : Psychologie
collective et analyse du moP63. Freud, qui avait alors 65 ans, consacrait la plus
grande partie de son temps à la psychanalyse, et en cette seule année il n’entreprit
pas moins de quatre nouvelles analyses d’Américains, dont celles d’Abram Kar-
diner et de Carence Obemdorf364. A Vienne, l’atmosphère psychanalytique était
orageuse. Du fait de l’afflux croissant d’étrangers venant se faire analyser à
Vienne, les analystes sérieux ne suffisaient plus à la tâche, ce qui favorisait les
activités de faux analystes incompétents et insuffisamment formés. On racontait
que les riches Américains qui venaient à Vienne tombaient souvent dans les
mains de dangereux charlatans qui exigeaient des honoraires exorbitants et ne
faisaient qu’aggraver l’état de leurs patients365. Le Verlag connut également des
problèmes. La publication d’un « roman psychanalytique » de Groddeck suscita

361. Hermann Rorschach, Gesammelte Aufsatze, Berne, Huber, 1965.


362. Hermann Rorschach, Psychodiagnostik : Methodik und Ergebnisse eines wahreh-
mungsdiagnostischen Experiments (Deutenlassen von Zufallsformen), Berne, Bircher, 1921.
Trad. franç. : Psychodiagnostic, Paris, PUF.
363. Voir chap. vu, p. 565.
364. C.P. Obemdorf, A History ofPsychoanalysis in America, New York, Grune and Strat-
ton, 1953, p. 138.
365. Georges Seldes, Can These Things Bel, New York, Brewer, Warren and Putnam,
1931, p. 409-424.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 865

des critiques très vives ; certains psychanalystes le jugèrent de mauvais goût,


pornographique et indigne d’une maison d’édition scientifique366.
Un autre ouvrage publié par le Verlag en 1918, et réédité à cette époque, donna
lieu à de vives controverses. C’était un journal rédigé par une adolescente ano­
nyme entre sa onzième et quatorzième année, présenté par Hermine von Hug-
Helmuth, avec une préface de Freud367. Beaucoup y virent une supercherie. Cyril
Burt368, en Angleterre, expliqua pourquoi il était peu vraisemblable qu’il s’agisse
du journal authentique d’une adolescente369.
En Russie, le mouvement, qui avait été entravé par la guerre et la révolution,
se réorganisa. Un groupe prospère fut fondé à Moscou et la psychanalyse
commença à susciter de l’intérêt dans les pays balkaniques. C’est ainsi qu’un
Bulgare, Ivan Kinkel, publia une étude psychanalytique sur les fondements de la
religion370.
L’année 1922 fut encore plus troublée pour le monde occidental, avec des
conflits entre les Allemands et les Alliés, et entre les Alliés eux-mêmes. En Asie
Mineure, les Turcs vainquirent les Grecs. Mais il y avait aussi des signes mani­
festes de redressement économique. En Autriche, Mgr Seipel devint Premier
ministre et sortit progressivement le pays d’une situation apparemment
désespérée.
De nouveaux courants se manifestèrent en psychiatrie. La malariathérapie de
Wagner-Jauregg appliquée à la paralysie générale devint universellement connue
et appliquée, n nous est difficile d’imaginer aujourd’hui combien cette décou­
verte fit sensation à l’époque : la paralysie générale était le type même de la mala­
die mentale incurable et fatale, et cette découverte encouragea l’introduction de
méthodes physiologiques en psychiatrie. Klaesi, en Suisse, mit au point une nou­
velle méthode de traitement par le sommeil prolongé, fondé sur l’usage du som­
nifère, qui s’avéra plus efficace que la cure au trional d’Otto Wolff371. Les psy­
chiatres acceptèrent l’idée que des maladies mentales graves pouvaient être
traitées par des méthodes physiologiques.

366. Georg Groddeck, Der Seelensucher. Ein psychoanalytischer Roman, Vienne, Inter-
nationaler Psychoanalytischer Verlag, 1921.
367. Hermine von Hug-Hehnuth, Tagebuch eines halbwüchsigen Màdchens, Vienne, Inter-
nationaler Psychoanalytischer Verlag, 1918.
368. Cyril Burt, British Journal of Psychology, Medical Section, I (1920-1921), p. 353-
357.
369. Cyril Burt note que cet écrit fait non seulement preuve de qualités littéraires et de
cohérence logique qu’on n’attend pas d’une adolescente, mais que les banalités personnelles
qui emplissent ordinairement les journaux d’adolescents en sont étrangement absentes. L’au­
teur, d’autre part, se donne mille peines pour décrire la personnalité et les relations des gens
dont elle parle. Certaines scènes sont si longues que certains jours elle aurait dû passer au
moins cinq heures à écrire, alors qu’à l’évidence les conditions matérielles dans lesquelles elle
vivait ne le permettaient pas. On peut se demander aussi pourquoi elle aurait pris la peine de
recopier intégralement le texte de longues lettres au lieu de les glisser simplement dans son
journal.
370. Ivan Kinkel, Kem veprosa za psikologicheskite osnovi iproizkhoda na religiata, Sofia,
1921.
371. Jacob Klaesi, « Über die therapeutische Anwendung der Dauemarkose mittels Som-
nifens bei Schizophrenen », Zeitschrift fur die gesamte Neurologie und Psychiatrie, LXXIV
(1922), p. 557-592.
866 Histoire de la découverte de l’inconscient

La psychanalyse apparaissait de plus en plus comme la principale méthode


psychothérapique. L’hypnotisme, la suggestion et les doctrines de la première
psychiatrie dynamique furent de nouveau considérées comme dépassées, ainsi
qu’elles l’avaient été entre 1860 et 1880. Subsistait toutefois ce qu’on appela la
seconde École de Nancy. Un pharmacien de cette ville, Émile Coué, avait ima­
giné une méthode de traitement des troubles nerveux par autosuggestion372. Il vit
affluer des malades venus souvent de très loin ; il les traitait en groupes, et
gratuitement373.
Le premier signe avant-coureur d’une tendance entièrement nouvelle fut la
communication de Ludwig Binswanger « Sur la phénoménologie », présentée
devant la Société suisse de neurologie et de psychiatrie374. Psychiatre de forma­
tion philosophique, disciple de Bleuler et influencé par Freud, Binswanger mon­
trait l’intérêt de la phénoménologie de Husserl en tant que méthode applicable à
la psychiatrie clinique. Sur le moment, cet exposé n’attira guère l’attention, mais
quand Rorschach présenta sa dernière communication devant la Société psycha­
nalytique suisse, le 18 février 1922, il était clair que sa méthode d’interprétation
du test prenait une orientation phénoménologique. Mais Rorschach mourut peu
après, le 2 avril 1922, à l’âge de 37 ans, et cette perte fut cruellement ressentie par
ses collègues.
L’année 1923 vit s’aviver les conflits en Europe occidentale. L’Allemagne ne
parvenant pas à payer les réparations, la France occupa les riches centres indus­
triels de la Ruhr. Ce fut le point de départ d’une violente agitation politique en
Allemagne, et de conflits entre la France et l’Angleterre. Des gouvernements dic­
tatoriaux prirent le pouvoir dans plusieurs pays. Peu après l’établissement de la
dictature fasciste de Mussolini en Italie, Primo de Rivera prit le pouvoir en
Espagne.
La psychologie connaissait un développement rapide, elle envahissait tous les
domaines de la vie, aboutissant ainsi à ce qu’on appela la « révolution psycho­
logique ». Celle-ci fut particulièrement manifeste en Suisse. A Genève, les dis­
ciples de Théodore Floumoy et de Claparède donnaient une forte impulsion à la
psychologie de l’enfant et à la science de l’éducation. Jean Piaget publia Le Lan­
gage et la pensée chez l’enfant, première d’une longue série de monographies qui
devaient renouveler notre connaissance de la psychologie et du développement
de l’enfant375. A Zurich, un groupe d’ingénieurs réunis autour d’Alfred Carrard
fondèrent l’institut de psychologie appliquée (Institutfur angewandte Psycholo­
gie), pour appliquer les données les plus récentes de la psychologie dans les
domaines de l’orientation professionnelle, de la psychologie industrielle et de la
consultation de psychologie pratique. Une importance particulière était donnée à
la psychotechnique et à la graphologie.

372. Émile Coué, La Maîtrise de soi par l’autosuggestion consciente, nouvelle édition,
Nancy, chez l’auteur, 1922.
373. Ella Boyce Kirk, My Pilgrimage to Nancy, New York, American Library Service,
1922.
374. Ludwig Binswanger, « ÜberPhanomenologie », SchweizerArchivfur Neurologie und
Psychiatrie, XH (1957), p. 322-330.
375. Jean Piaget, Le Langage et la pensée chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé,
1923.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 867

La même année parut le premier article de phénoménologie clinique. Eugène


Minkowski y rapportait le cas d’un schizophrène déprimé qui annonçait quoti­
diennement qu’il serait exécuté le soir même376. Mais quand Minkowski lui fai­
sait remarquer qu’il avait déjà affirmé très souvent la même chose sans que rien
ne lui fût jamais arrivé, le malade rejetait l’argument et prétendait qu’il serait cer­
tainement exécuté le soir même. Minkowski en conclut que chez ce malade l’ex­
périence vécue du temps était entièrement différente de celle d’un individu nor­
mal. Habituellement, en pareil cas, on concluait que la perception du temps était
déformée par suite des idées délirantes ; mais Minkowski avançait une idée toute
différente :
« Le trouble concernant la notion de l’avenir ne serait-il pas une conséquence
toute naturelle de l’idée délirante relative à l’imminence du supplice ? [...] N’y a-
t-il pas lieu d’admettre, au contraire, que c’est le trouble concernant notre attitude
à l’égard de l’avenir qui est d’ordre général et que l’idée délirante dont nous par­
lons n’est qu’une de ses manifestations ? »
Cet article de Minkowski devait inaugurer un nouveau courant de phénomé­
nologie psychiatrique. La même année, Buber publia un petit livre, Ich und Du
(Moi et toi), qui devait devenir un des classiques de l’existentialisme377. Buber
soulignait la différence qui existe entre mes relations avec une chose que j’ob­
serve et celles qui peuvent me lier à une personne qui m’interpelle et à laquelle je
réponds. Mais si ma relation à une personne peut effectivement être de l’ordre du
« Moi et Toi », il n’empêche qu’elle devient souvent de l’ordre du « Moi et
Cela ».
Le mouvement psychanalytique était en pleine expansion, en même temps
qu’il connaissait de nouvelles métamorphoses. Le Verlag publia le traité de
Freud, « Le moi et le ça », où il exposait sa nouvelle théorie des trois « ins­
tances » de la personnalité humaine : le moi, le ça et le surmoi378.
Freud avait emprunté le terme das Es (le ça) à Groddeck, dont Le Livre du ça
venait juste de paraître, suscitant un vif intérêt379. C’était une collection de
lettres, soi-disant écrites par un certain Patrick Troll à une femme, traitant de l’in­
fluence de l’inconscient sur notre vie consciente et sur l’organisme. La descrip­
tion du ça par Groddeck reprenait, en la poussant à l’extrême, l’ancienne concep­
tion romantique de l’inconscient irrationnel. Groddeck voyait dans le ça une
force impersonnelle, riche en pulsions agressives et meurtrières, et pensait que
chaque instinct avait son envers. Par exemple, la jeune mère qui aime son bébé le
hait aussi inconsciemment. Les nausées, les vomissements et les maux de dents
de la femme enceinte sont des expressions symboliques de son désir de se débar­
rasser de l’enfant. En bon épigone de Novalis, de Carus et de von Hartmann,
Groddeck proclamait que le ça pouvait orienter les processus physiologiques et
engendrer la maladie.

376. Eugène Minkowski, « Étude psychologique et analyse phénoménologique d’un cas de


mélancolie schizophrénique », Journal de psychologie normale et pathologique, XX (1923),
p. 543-558.
377. Martin Buber, Ich und Du, Leipzig, Insel-Verlag, 1923.
378. Voir chap. vn, p. 551-552.
379. Georg Groddeck, Das Buch vom Es. Psychoanalytische Briefe an eine Freundin,
Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer Verlag, 1923.
868 Histoire de la découverte de l’inconscient

La psychanalyse se propageait également en Russie. Dans la préface du troi­


sième volume d’une nouvelle collection de traductions de Freud, Ivan Ermakov
reconnaissait dans la conception freudienne de la sexualité infantile une des plus
grandes découvertes psychologiques de notre temps, dont la connaissance était
absolument indispensable à tout éducateur380.
En 1924, beaucoup d’observateurs eurent l’impression que le monde occiden­
tal était en voie de rétablissement, malgré les difficultés politiques de l’Alle­
magne. En Italie, après l’assassinat du chef socialiste Matteotti, les fascistes ren­
forcèrent leur dictature. L’Autriche revenait lentement à la vie normale.
En psychiatrie dynamique, la psychanalyse dominait nettement. On en discu­
tait partout, en Europe occidentale, aux États-Unis et même en Russie. En Bul­
garie, Ivan Kinkel publia une étude psychanalytique des mouvements révolution­
naires (en s’attachant surtout à la Révolution française, de 1789 à 1799)381.
Des tendances plus récentes donnèrent lieu à de vives controverses et à des dis­
cussions dont le but était de savoir s’il s’agissait ou non de déviations. Dès le
début de l’année, un ouvrage rédigé conjointement par Ferenczi et Rank avait
ouvert de nouvelles perspectives quant au traitement et à la théorie psychanaly­
tiques382. Dans le courant de la même année, l’un et l’autre publièrent leur propre
ouvrage, tous deux présentant des idées extrêmement audacieuses.
Le Traumatisme de la naissance d’Otto Rank n’était rien de moins qu’une ten­
tative de refonder entièrement la théorie et la pratique psychanalytiques en par­
tant de l’idée que tout être humain subit à la naissance le plus grand traumatisme
de sa vie, qu’il cherche vainement par tous les moyens de surmonter ce trauma­
tisme, et qu’il aspire inconsciemment à retourner dans l’utérus maternel383. L’ou­
vrage, dédié à Freud, se donnait comme un développement de la psychanalyse
fondé sur l’expérience clinique personnelle de Rank. Freud avait un jour exprimé
l’opinion que l’angoisse ressentie par l’enfant au moment de sa naissance était le
prototype de toute angoisse ultérieure. Rank déclarait maintenant que non seu­
lement l’angoisse, mais la totalité de la vie psychique de l’individu pouvaient être
dominées par le traumatisme de la naissance. Dans les rêves et les fantasmes de
ses malades, disait-il, le processus de guérison s’exprime par des symboles rela­
tifs à la naissance, le transfert se présente comme une réactualisation de la pre­
mière fixation à la mère et, au terme de la psychanalyse, la séparation d’avec
l’analyste fait revivre la séparation d’avec la mère lors de la naissance. Une ana­
lyse réussie constitue donc une abréaction tardive du traumatisme de la nais­
sance. Cette théorie entraînait un nouveau mode d’interprétation des rêves, un
nouveau code de symboles universels, une reformulation du principe de plaisir
en tant que désir de retourner dans le sein de sa mère, ainsi qu’une nouvelle inter­

380. Ivan Dm. Ermakov éd., Psikhologicheskaya i psikhoanalitichseskaya, ni, Osnovnie


psikhologicheskie teorii v psikhoanalize (1923).
381. Ivan Kinkel, « Sotsialna psikhopatiya v revolutsionnit dvizheniya», Annuaire de
l’université de Sofia, XIX (1924).
382. Sandor Ferenczi et Otto Rank, Entwicklungsziele der Psychoanalyse, Vienne, Inter-
nationaler Psychoanalytischer Verlag, 1924.
383. Otto Rank. Das Trauma der Geburt und seine Bedeutung fiir die Psychoanalyse,
Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer Verlag, 1924. Trad. franç. : Le Traumatisme de la
naissance, Paris, Payot, 1968.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 869

prétation de la vie sexuelle normale et anormale, de la névrose, de la psychose et


de l’ensemble de la vie culturelle.
L’ouvrage de Rank surprit beaucoup les psychanalystes. Freud lui-même
semble avoir été impressionné par cette théorie, bien qu’elle le laissât grande­
ment perplexe. Il hésita pendant plusieurs mois, puis finit par la rejeter et se
sépara de Rank à regret. Si l’on en croit Glover, certains psychanalystes
n’avaient pas tardé à déceler le traumatisme de la naissance chez leurs malades
immédiatement après la publication du livre de Rank, mais ils changèrent d’avis
dès que la théorie eut été officiellement condamnée384.
La théorie de Ferenczi était encore plus audacieuse que celle de Rank, mais
elle suscita moins de controverses385. La vie intra-utérine, affirmait Ferenczi,
reproduit l’existence des organismes vivants les plus primitifs qui vivaient dans
l’océan. Le jour où une espèce animale émergea des mers, il y a de cela d’innom­
brables siècles, pour poursuivre son évolution sur la terre ferme, elle subit un
traumatisme dont celui de la naissance n’est que la répétition. L’homme souffre
de la nostalgie, non seulement de retourner dans le sein de sa mère (comme l’af­
firme Rank), mais de retourner à une forme primitive d’existence dans les pro­
fondeurs de l’océan386.
En 1925, le monde occidental pouvait avoir l’impression d’avoir enfin sur­
monté les bouleversements qui avaient suivi la Grande Guerre. En octobre, les
grandes puissances signèrent les accords de Locamo, qui devaient empêcher
toute agression future, et où l’on vit « la fin de la période d’après-guerre ».
Ce fut aussi une période prospère pour la psychiatrie, la psychologie et la psy­
chothérapie, spécialement à Zurich et à Vienne.
Zurich abritait non seulement le célèbre Burghôlzli, mais encore l’institut de
psychologie appliquée, spécialisé dans la formation de psychologues praticiens,
et le Séminaire d’éducation thérapeutique de Hans Hanselmann consacré à la for­
mation d’éducateurs-thérapeutes spécialisés. Psychologues et psychiatres étaient
si nombreux à Zurich et dans les environs que l’on vint à parler du « lac de la psy­
chologie ». Eugen Bleuler, le grand vétéran de la psychiatrie suisse, continuait à
s’intéresser à cette activité inconsciente élémentaire qu’il appelait le psy-
choïde387. Son successeur au Burghôlzli, Hans Maier, en fondant en 1920 le pre­
mier Centre d’observation pour enfants, avait créé un véritable modèle d’insti­
tution appelé à un grand succès en Suisse et ailleurs. Max Bircher-Benner,
éminent diététicien et excellent psychothérapeute, organisa dans sa Maison de
santé des cours suivis de discussions sur la santé physique et mentale. La Société
suisse de psychanalyse avait repris vie en 1920 : sa figure la plus marquante était
le pasteur Oskar Pfister, homme combatif et écrivain prolifique qui publia d’in­
nombrables livres et articles sur l’application de la psychanalyse à l’éducation

384. Edward Glover, « The Therapeutic Effect of Inexact Interprétations : A Contribution


to the Theory of Suggestion », International Journal of Psychoanalysis, XII (1931), p. 397-
411.
385. Sandor Ferenczi, Versuch einer Genitaltheorie, Vienne, Intemationaler Psychoanaly-
tischer Verlag, 1924.
386. Remarquons, en passant, que la névrosée Ellida avait exprimé une théorie semblable
dans La Dame de la mer (Fruenfra havet, 1888) d’Ibsen.
387. Eugen Bleuler, Die Psychoide, das Prinzip der organischen Entwicklung, Berlin,
Springer, 1925.
870 Histoire de la découverte de l’inconscient

des enfants normaux et anormaux, à la cure d’âmes (Seelsorge) et aux problèmes


posés par l’art et la philosophie. Jung, à Küsnacht, jouissait d’une célébrité crois­
sante et s’entourait de disciples qu’il rencontrait dans le Psychologischer Club.
En 1925, il entreprit un voyage au mont Elgon, au Kenya. Non loin de Zurich, à
Kilchberg, au bord du lac, vivait le philosophe et psychologue allemand Ludwig
Klages, un des fondateurs de la caractérologie et de la graphologie.
Vienne revendiquait aussi le titre de capitale de la psychologie. Une Améri­
caine, Mrs. Stratton Parker, a laissé une description très vivante de la ville à cette
époque388. Freud, dit-elle, était alors un homme âgé et malade qui limitait son
activité à l’analyse de quelques personnages importants et à la rédaction d’ar­
ticles, et que même ses disciples viennois ne voyaient presque plus jamais. Le
quartier général de la Société psychanalytique, Pelikangasse, était un centre
extrêmement actif, avec les rencontres de la Société psychanalytique chaque
mercredi et des conférences les autres soirs. Mrs. Parker parle aussi de l’extraor­
dinaire activité d’Alfred Adler, des conférences qu’il prononçait devant un nom­
breux public appartenant surtout aux classes laborieuses, de ses consultations
dans les écoles publiques, afin de résoudre les cas d’enfants difficiles, et de ses
soirées de discussions pour les enseignants, le personnel des institutions et les
médecins. Il y avait aussi, le samedi soir, les conférences du docteur Schildersur
la psychiatrie qui attiraient des centaines d’auditeurs, les consultations pour
enfants difficiles du docteur Lazar, et les activités du groupe de Stekel.
Deux ouvrages parus en 1925 témoignent de l’activité du groupe freudien de
Vienne. Le premier est celui de Theodor Reik, Impulsion à la confession et
besoin de punition3*9. Reik, analyste non médecin, reprenait un problème qui
avait intrigué des criminologues comme Anselm Feuerbach et Hanns Gross :
pourquoi certains coupables avouent-ils spontanément leurs crimes alors que leur
silence pourrait leur sauver la vie, et comment se fait-il qu’un criminel puisse
oublier, sur le lieu du crime, un objet qui servira ensuite de preuve contre lui ?
Reik explique ces comportements par un besoin de punition provenant du
complexe d’Œdipe. Dès le début, les pulsions criminelles entrent en conflit avec
les exigences du surmoi ; une fois les pulsions criminelles satisfaites par l’ac­
complissement du crime, le besoin de punition se renforce d’autant et peut se
manifester sous forme d’autotrahison inconsciente (d’où l’objet oublié sur le lieu
du crime) ou sous forme d’aveu « gratuit ». Reik insiste sur le rôle considérable
joué par le besoin de punition et par les tendances à l’autopunition dans la vie de
l’individu et de la société. Il conclut qu’un grand nombre des maux qui affligent
l’humanité pourraient s’expliquer à la lumière de ces notions. Après la publica­
tion du livre de Reik, la notion d’autopunition devint une des plus populaires de
la psychanalyse.
Le second classique de la psychanalyse, paru en 1925, fut l’ouvrage d’Aich-
hom, Jeunesse à l’abandon, préfacé par Freud390. Nous ignorons pourquoi Aich-

388. Comelia Stratton Parker, « The Capital of Psychology », The Survey, New York, LLV
(septembre), p. 551-555.
389. Theodor Reik, Gestandniszwang und Strafbedürfnis. Problème der Psychoanalyse
und der Kriminologie, Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer Verlag, 1925.
390. August Aichhom, Verwahrloste Jugend, die Psychoanalyse in der Fürsorgeerzie-
hung. Zehn Vôrtrage zur ersten Einfiihrung, mit eine Geleitwort von Prof. Dr. Sigmund Freud,
Leipzig, Internationale Psychoanalytische Bibliothek, n” 19,1925.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 871

hom attendit aussi longtemps pour publier l’histoire de l’expérience d’éducation


thérapeutique qu’il avait menée en 1918-1919 à Oberhollabrunn 391. Entre-temps,
Aichhom avait reçu une formation analytique et il se préoccupait moins, dans son
livre, d’exposer son expérience que d’en fournir une interprétation
psychanalytique.
En Russie soviétique, les premières œuvres de Freud furent rééditées et l’on
traduisit ses ouvrages plus récents. Un éminent psychologue russe, Alexandre
Luria, publia des livres et des articles enthousiastes sur la psychanalyse qu’il
considérait comme un « système de psychologie moniste » et « la base matéria­
liste fondamentale indispensable à l’élaboration d’une psychologie authentique­
ment marxiste », s’étendant aux domaines de la pédagogie et de la criminologie
(« l’étude du crime, sans la psychanalyse, ne serait qu’un titre de chapitre sans
contenu »)392. Au témoignage de Morselli, la psychanalyse était devenue un des
grands sujets de discussion parmi les intellectuels russes393.
En France, la psychanalyse se heurta à de violentes oppositions, et l’interven­
tion de Freud à propos de Philippe Daudet fut vivement critiquée. Ce jeune gar­
çon de 14 ans, fils de l’écrivain et chef du parti royaliste Léon Daudet, petit-fils
d’Alphonse Daudet, avait disparu le 20 novembre 1923 et fut retrouvé le 23 avec
une balle dans la tête. On supposa qu’il s’était suicidé, mais l’enquête judiciaire
révéla que le garçon avait été étroitement lié à un groupe anarchiste. Léon Daudet
était convaincu que son fils avait été assassiné par la police secrète et mena une
vigoureuse campagne de presse contre ceux qu’il accusait d’avoir pris au piège et
assassiné son fils394. Quelque temps plus tard, l’anarchiste André Gaucher, connu
pour ses violentes attaques contre Léon Daudet, révéla que, peu de temps avant
la mort mystérieuse de Philippe, il avait reçu la visite d’un adolescent inconnu
qui lui avait demandé s’il était vrai que Léon Daudet était un auteur pornogra­
phique ; Gaucher lui aurait alors fait lire quelques extraits significatifs des
romans de Léon Daudet. Gaucher laissait entendre que ce garçon inconnu était
Philippe Daudet qui, bouleversé par ces révélations sur son père, avait fort bien
pu se suicider. Gaucher profita de la sensation produite par cette histoire pour
lancer un livre contre Léon Daudet et chercha à enrôler Pierre Janet et Sigmund
Freud dans sa campagne395. Il envoya à Janet, par personne interposée, un récit
incomplet de l’histoire de Philippe Daudet, sans donner aucun nom, mais il ne
reçut qu’une réponse brève et évasive. Il envoya à Freud une partie du manuscrit
du livre qu’il était en train d’écrire sur Léon Daudet, et reçut deux lettres en
retour. Freud répondit qu’il avait rencontré plusieurs fois Léon Daudet à Paris, en
1885 et 1886, mais qu’il n’avait jamais rien lu de lui. Il dit aussi qu’Alphonse
Daudet avait été syphilitique, ajoutant qu’il avait observé que la syphilis était une
des principales causes de prédisposition à la névrose. Il déclarait encore que
« votre Daudet [...] serait peut-être étouffé par sa névrose s’il ne possédait pas un

391. Voir chap. x, p. 853-854.


392. Alexander R. Luria, « Psikhoanaliz kak sistema monisticheskoi psikhologii », Psik-
hologii i Marxisma, 1925, p. 47-80.
393. Enrico Morselli, La Psicanalisi, Turin, Bocca, 1926,1, p. 19.
394. Léon Daudet présente sa propre version dans son livre : La Police politique, ses
moyens et ses crimes, Paris, Denoël et Steele, 1934, p. 170-324.
395. André Gaucher, L’Obsédé. Drame de la libido, avec des lettres de Freud et de Pierre
Janet, Paris, Delpeuch, 1925.
872 Histoire de la découverte de l’inconscient

talent assez grand pour déverser ses perversions dans sa production littéraire ».
Freud conclut que le cas de Philippe Daudet apportait une confirmation éclatante
à ses doctrines. Il ignorait manifestement que Gaucher était un anarchiste mal
famé qui se hâterait d’utiliser ces deux lettres à des fins personnelles. Le poète et
journaliste allemand Tucholsky déplora, en rapportant cette histoire, que Sig­
mund Freud ait accordé sa « bénédiction papale à cette mauvaise action »396.

Les années de la reconstruction manquée : 1926-1929

La signature des accords de Locamo en octobre 1925 avait fait croire à des
millions d’Européens que la paix était désormais assurée. Les pays européens
avaient retrouvé, à des degrés divers, la prospérité économique, tandis que les
États-Unis connaissaient un essor inouï. Mais les jeunes gens qui avaient connu
la guerre étaient plus désorientés que jamais. Des Américains s’expatrièrent à
Paris ; Hemingway parla de « génération perdue ». Aidons Huxley décrivit de la
même façon la jeunesse anglaise. Dans les pays où la dictature était déjà établie
ou près de l’être, la même génération fournissait à la fois les chefs et les membres
des organisations fascistes. L’immaturité affective, l’irresponsabilité, le déses­
poir, le cynisme et l’esprit de révolte étaient les traits caractéristiques de cette
nouvelle maladie, servant souvent de masque à des souffrances réelles, mais ina­
vouées. Le rejet des principes moraux traditionnels et la recherche universelle du
plaisir incitèrent les Français à désigner cette période sous le nom d’« années
folles ». Cette période prit fin brutalement avec l’effondrement de la bourse de
New York en octobre 1929.
Certains virent dans l’admission de l’Allemagne à la Société des nations, en
septembre 1926, un pas vers la reconstruction de l’Europe, tandis que d’autres y
virent le signe inquiétant que ce pays retrouvait sa puissance perdue. Les obser­
vateurs politiques notaient que la démocratie perdait continuellement du terrain :
c’est ainsi qu’en mai 1926 le général Pilsudski prit le pouvoir en Pologne. En
France, le gouvernement de gauche, qui était arrivé au pouvoir en 1924, avait
conduit le pays au bord de la catastrophe monétaire, et, en juillet 1926, le Parle­
ment fut contraint de rappeler Poincaré au pouvoir.
Pierre Janet, qui, pendant les douze années précédentes, avait été absorbé par
l’édification de sa grande synthèse psychologique, fit une rentrée brillante en
1926 avec la publication de son ouvrage De l’angoisse à l’extase, qui contenait
l’histoire de sa malade Madeleine et la première présentation substantielle de son
nouveau système397. Les leçons qu’il donna au Collège de France en 1925-1926
furent également publiées398 et les conférences qu’il avait prononcées comme
professeur invité à Mexico, sur la psychologie des sentiments, parurent en tra­

396. Kurt Tucholsky, « Herr Maurras vor Gericht », Gesammelte Werke, Hambourg, Roh-
wolt Verlag, n.d., Il, p. 217-223.
397. Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase. Études sur les croyances et les sentiments, I,
Paris, Alcan, 1926. (Voir aussi chap. vt, p. 421.)
398. Pierre Janet, Les Stades de l’évolution psychologique, Paris, Maloine, 1926.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 873

duction espagnole399. Mais ces publications ne retinrent guère l’attention des


milieux universitaires français.
A Zurich, Jung, qui n’avait presque rien publié depuis les Types psycholo­
giques en 1921, réunit une série d’articles parus antérieurement qui donnaient
une vue d’ensemble de son système400. Le nombre et la diversité des écoles de
psychothérapie indépendante étaient un des traits caractéristiques de Zurich.
Le soixante-dixième anniversaire de Freud fut célébré un peu partout à travers
le monde. Freud publia, cette année-là, Inhibition, symptôme et angoisse, et
L’Analyse pratiquée par les non-médecins. Le mouvement psychanalytique fai­
sait face au même problème que le magnétisme un siècle plus tôt : fallait-il réser­
ver le droit de pratiquer aux seuls médecins ou pouvait-on l’étendre à des non-
médecins bien formés401 ? Freud était nettement favorable à l’analyse par des
non-médecins. La psychanalyse avançait d’un pas ferme dans plusieurs direc­
tions. Ernst Sirnmel ouvrit près de Berlin une maison de santé psychanalytique
nommée Schloss Tegel. En Russie, le mouvement psychanalytique était à son
apogée, mais, en raison du manque de communications avec la Russie sovié­
tique, le monde occidental n’en fut guère informé. A Paris, la psychanalyse avait
été depuis longtemps un objet d’engouement pour les surréalistes et les écrivains
d’avant-garde ; maintenant, psychiatres et psychologues commençaient à s’y
intéresser, et une Société psychanalytique vit le jour à Paris en novembre 1926402.
Un autre événement marquant de l’année 1926 fut le grand Congrès internatio­
nal de recherches sexologiques organisé par Albert Moll à Berlin du 11 au 16
octobre. Il avait pour but de passer en revue toutes les connaissances du moment
en matière de sexologie, et comprenait diverses sections, telles que la biologie, la
psychologie, la sociologie et la criminologie, chaque section étant représentée
par des spécialistes éminents. Freud déclina l’invitation et ses disciples l’imitè­
rent. Alfred Adler était au nombre des conférenciers. Moll lui-même présenta
une communication, qui suscita de nombreux commentaires, sur la tendance
qu’avaient certains homosexuels à présenter leur Eros comme supérieur à la
sexualité ordinaire.
L’année 1927 fut marquée par la fin du contrôle militaire des Alliés en Alle­
magne et par plusieurs autres événements politiques. Mais pour les contempo­
rains, l’événement le plus sensationnel fut la traversée de l’Atlantique, du 20 au
22 mai, par Charles A. Lindbergh, à bord de son monoplan, le Spirit of Saint
Louis. Les deux continents seraient désormais plus proches.
Le principal apport de Freud, cette année-là, fut son essai L’Avenir d’une illu­
sion, dans lequel il faisait de la religion l’équivalent d’une névrose à la fois infan­
tile et obsessionnelle, une négation de la réalité et un mécanisme de défense

399. Pierre Janet, Psicologia de los sentimientos, Mexico, DF. Sociedad de Ediçion y
Libreria Franco-Americana, 1926.
400. C. Jung, Das Unbewusste im normalen und kranken Seelenleben, Zurich, Raschei,
1926.
401. Voir chap. m, p. 188-189.
402. Au Bureau des recherches surréalistes, à Paris, était exposé un exemplaire de l’intro­
duction à la psychanalyse de Freud, entouré de fourchettes « comme une invitation à le dévo­
rer ». Voir André Masson, « Le peintre et ses fantasmes », Les Études philosophiques, II, n’ 4
(1956), p. 634-636.
874 Histoire de la découverte de l’inconscient

culturel qui n’avait guère réussi à atteindre son objectif


* 03. Le pasteur Oskar Pfis­
ter, lié à Freud par des sentiments d’amitié et de respect mutuels, y répondit par
un article, « L’illusion d’un avenir », soulignant avec tact, mais fermement, les
faiblesses de l’argumentation de Freud et de son optimisme scientiste403 404. Freud
ne répondit pas et chacun resta sur ses positions, tout en conservant amitié et res­
pect l’un pour l’autre.
Deux disciples de Freud, Fedem et Meng, eurent l’idée de publier un livre
illustrant l’influence et l’intérêt de la psychanalyse dans les divers domaines de la
science et de l’activité humaine405. Un autre disciple de Freud, Heinz Hartmann,
publia un exposé systématique des principes fondamentaux de la doctrine psy­
chanalytique406407. A Berlin, Franz Alexander entreprit de reprendre la théorie de la
névrose à la lumière des derniers écrits de Freud (« Le moi et le ça » ; Inhibition,
symptôme et angoisse)1*”. Ce fut le premier pas vers ce qui devait devenir la théo­
rie psychanalytique du moi. Le livre de Wilhelm Reich, La Fonction de l’or­
gasme, innovait dans une ligne tout à fait différente : Reich cherchait, en effet, à
mettre en évidence les rapports entre la sexualité, l’angoisse et le système
végétatif408.
Otto Rank, après avoir modifié la théorie psychanalytique, mit au point sa
propre méthode thérapeutique409. Il fixait à l’avance la durée du traitement. Il
voyait dans la résistance une manifestation de la volonté d’indépendance du
patient, donc un facteur positif. Il mettait l’accent sur la situation analytique
immédiate plutôt que sur le passé, sur le fait d’« éprouver » plutôt que d’ap­
prendre, sur la prise de conscience de « schémas de réactions » plutôt que sur
l’analyse des expériences isolées. Rank accordait une grande importance à la
volonté d’auto-affirmation du sujet, aux aspects créateurs de son comportement
et aux aspects sociaux de l’analyse. On pourrait considérer sa thérapeutique
comme une combinaison de principes freudiens, adlériens et jungiens.
A Vienne, Adler publia sa Connaissance de l’homme, que l’on considère géné­
ralement comme l’exposé le mieux construit et le plus clair de son système410. A
Zurich, Ludwig Frank obtint de grands succès thérapeutiques avec l’ancienne
méthode cathartique de Breuer et de Freud qu’il avait perfectionnée411. Bircher-
Benner commença aussi à publier les résultats de sa riche expérience psychana­

403. Sigmund Freud, Die Zukunft einer Illusion, Vienne, Intemationaler Psychoanalyti­
scher Verlag, 1927. Trad. franç. : L’Avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1971.
404. Oskar Pfister, « Die Illusion einer Zukunft, Eine freundschaftliche Auseinanderset-
zung mit Sigmund Freud », Imago, XIV (1928), p. 149-184.
405. Fedem et Meng, Das Psychoanalytische Volksbuch, Stuttgart, Hippokrates-Verlag,
1927.
406. Heinz Hartmann, Die Grundlagen der Psychoanalyse, Leipzig, Thieme, 1927.
407. Franz Alexander, Psychoanalyse der Gesamtpersônlichkeit ; neun Vorlesungen über
die Anwendung von Freud’s Ichtheorie auf die Neurosenlehre, Vienne, Intemationaler Psy­
choanalytischer Verlag, 1927.
408. Wilhelm Reich, Die Funktion des Orgasmus. Zur Psychopathologie und zur Soziolo-
gie des Geschlechtslebens, Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer Verlag, 1927.
409. Otto Rank, Die Technik der Psychoanalyse, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1926, vol. I.
410. Voir chap. vm, p. 630-638.
411. Ludwig Frank, Die Psychokathartische Behandlung nervôser Storungen, Leipzig,
Thieme, 1927.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 875

lytique412. A Paris, Eugène Minkowski était à la tête du nouveau courant de psy­


chiatrie phénoménologique413. Son livre, La Schizophrénie, inaugurait une
nouvelle approche de cette maladie mentale déjà tant explorée ; Minkowski mon­
trait la prédominance de l’expérience de l’espace sur celle du temps dans l’uni­
vers intérieur du malade, et son « géométrisme morbide ».
Relevons, parmi les manifestations internationales, le Symposium de Witten-
berg, organisé à Springfield dans l’Ohio, du 19 au 23 octobre, pour célébrer
l’inauguration du nouveau laboratoire de psychologie du Wittenberg College414.
Les invités comptaient parmi les psychologues les plus éminents du monde
entier. La Russie, qui n’envoyait jamais de délégués aux congrès internationaux,
était représentée par le vieux Bechtereff de Leningrad. Pierre Janet et Alfred
Adler se virent conférer des titres honorifiques.
En Russie, le célèbre physiologiste Ivan Petrovitch Pavlov, qui avait
commencé à étudier les névroses expérimentales vers 1921, s’intéressa de plus
en plus à la psychiatrie clinique. Cette évolution semble avoir été hâtée par un
événement de sa vie personnelle : en 1927, il avait subi une intervention pour cal­
culs biliaires et pendant sa convalescence avait souffert d’une névrose cardiaque
qu’il décrivit plus tard dans un article peu connu415.
Ce survol de l’année 1927 serait incomplet si nous ne signalions pas l’ouvrage
de Heidegger, Sein und Zeit (Être et temps), analyse tout à fait nouvelle et origi­
nale de la structure de l’existence humaine416. Comme cela avait été le cas des
Logische Untersuchungen de Husserl en 1900, cet ouvrage de philosophie passa
presque inaperçu dans les milieux psychiatriques. Plus tard, l’œuvre de Heideg­
ger devait pourtant devenir le point de départ d’un nouveau courant psychia­
trique, l’analyse existentielle.
Un des principaux événements de 1928 fut la signature à Paris, le 27 août, du
pacte Briand-Kellog, par lequel les représentants de quinze États renonçaient
solennellement à la guerre. Certains y virent un pas décisif en faveur de la paix,
d’autres une vaine cérémonie.
Freud, dont la santé était gravement compromise, publia son « Dostoïevski et
le parricide », une de ses rares contributions à la criminologie417. Freud supposait
qu’un complexe d’Œdipe non résolu avait engendré en Dostoïevski de violentes
tendances parricides qu’il avait détournées de diverses façons, puis retournées
contre lui-même.
A Paris, Janet se montrait de plus en plus actif. Il publia le second volume de
De l’angoisse à l’extase, contenant un exposé plus complet de sa vaste synthèse
psychologique. D’autre part, depuis 1926, ses leçons au Collège de France

412. Max Bircher-Benner, Der Menschenseele Not, Erkrankung und Gesundung, 2 vol.,
Zurich, Wendepunkt-Verlag, 1927-1933.
413. Eugène Minkowski, La Schizophrénie, Paris, Payot, 1927.
414. Martin L. Reymert éd., Feelings and Emotions. The Wittenberg Symposium, Worces-
ter, Clark University Press, 1928.
415. M.K. Petrova, « Posleoperatsionnyi nevroz serdtsa, tchastyu analizirovannyi samim
patsientom-fiziologom », Klinitcheskaya Meditsina, VHI (1930), p. 937-940. L’auteur remer­
cie le professeur P. Kupalov de Leningrad de lui avoir envoyé une photocopie de cet article qui
ne figure pas dans les Œuvres complètes de Pavlov.
416. Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemayer, 1927.
417. Voir chap. vn, p. 570-571.
876 Histoire de la découverte de l’inconscient

étaient sténographiées et publiées chaque année. Mais il n’exerçait plus qu’une


faible influence sur la jeune génération.
Cette même année, Jung publia à Zurich deux de ses principaux ouvrages en
allemand418, et un volume d’articles en anglais419.
On cherchait de tous côtés de nouvelles voies en psychologie et en psychia­
trie : von Gebsattel publia une étude phénoménologique sur la mélancolie qui
confirmait les constatations de Minkowski420. Signalons, entre autres méthodes
psychothérapiques nouvelles, la technique de la relaxation progressive de Jacob-
son, à Chicago421 et la méthode de Morita, au Japon.
L’année 1929 commença par l’expulsion de Trotski de Russie et l’instauration
de la dictature par le roi Alexandre en Yougoslavie. Les accords du Latran,
signés en février par le pape Pie XI et Mussolini, mirent fin à un long conflit entre
la papauté et le gouvernement italien par la création de l’État du Vatican. Les
élections générales en Angleterre amenèrent le Parti travailliste au pouvoir, tan­
dis qu’en Allemagne l’agitation des partis extrémistes se faisait menaçante. Aux
États-Unis, le krach de la bourse de New York mit brutalement fin à un essor éco­
nomique sans précédent.
A Vienne, Freud publia Malaise dans la civilisation, ouvrage dans lequel il
exprimait l’opinion pessimiste que la civilisation avait été acquise au prix d’une
névrose de l’humanité, engendrée par le refoulement des instincts. Cette théorie,
qui n’était pas nouvelle, s’accordait parfaitement avec l’esprit de l’époque422. Le
livre d’Alexander et Staub423, Le Criminel et ses juges, apportait une contribution
importante à la criminologie psychanalytique. Les auteurs reprenaient l’ancienne
théorie postulant l’existence d’instincts criminels chez tout être humain. Le fait
que la société punisse ne s’explique pas seulement par la nécessité d’obtenir
réparation pour toute violation de la loi, mais aussi par un désir de vengeance.
D’autre part, l’exemple du criminel réveille chez les spectateurs leurs propres
impulsions criminelles refoulées, et celles-ci risquent de se manifester en actes,
d’où la nécessité de renforcer son propre refoulement, et d’où la sévérité des lois
pénales.
Une certaine te sion se faisait sentir à l’intérieur du mouvement psychanaly­
tique car l’Association psychanalytique américaine n’était pas disposée à accep­
ter le principe de l’analyse par les non-médecins, principe que Freud considérait

418. C.G. Jung, Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten, Darmstadt, Reichel,
1928 (trad. franç. : La Dialectique du moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1964) ; Über
die Energetik der Seele, Zurich, Rascher, 1928 (trad. franç. : L’Énergétique psychique, Paris,
Buchet-Chastel, 1956). Voir chap. rx.
419. C.G. Jung, Contributions to Anaiytical Psychology, traduit par C.F. Baynes et H.G.
Bayes, Londres, Kegan Paul, 1928.
420. V.E. Freiherr von Gebsattel, « Zeitbezogenes Zwangsdenken in der Melancholie (Ver-
suche einer Konstruktiv-genetischen Betrachtung der Melancholiesymptome) », Nervenarzt, I
(1928), p. 275-287.
421. Edmund Jacobson, Progressive Relaxation, Chicago, University of Chicago Press,
1928.
422. Voir chap. vn, p. 566.
423. Franz Alexander et Hugo Staub, Der Verbrecher und seine Richter, Vienne, Intema-
tionaler Psychoanalytischer Verein, 1929. Il existe une traduction anglaise revue et augmentée,
The Criminal, the Judge and the Public : A Psychological Analysis, New York, Macmillan,
1931.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 877

comme essentiel. Un autre événement, dont la portée fut peut-être plus grande
encore, fut la rapide disparition de la psychanalyse en Russie, en l’espace d’un ou
deux ans. En fait, l’histoire de la psychanalyse russe n’a jamais été écrite, et nous
ignorons pourquoi les théories de Freud, qui avaient été considérées comme
matérialistes, monistes et compatibles avec le marxisme, furent soudainement
bannies par l’idéologie communiste. L’Histoire de la psychiatrie de Kannabikh
contient une des dernières prises de position russes favorables à la psychana­
lyse424. Kannabikh voyait en Freud un représentant éminent de la réaction pro­
gressiste contre la psychiatrie « formelle, statique, impersonnelle » de Kraepelin,
et il estimait que, « grâce à lui, nous avons considérablement progressé dans la
connaissance de nombreux mécanismes du comportement humain». En
revanche, la psychanalyse progressait dans d’autres parties du monde. Au Japon,
où avaient déjà paru quelques écrits de Freud adaptés de l’anglais, le docteur
Kenji Ohtsuki entreprenait une traduction des Œuvres complètes de Freud à par­
tir du texte original allemand.
Certaines des nouvelles méthodes psychothérapiques ne faisaient que ressus­
citer et perfectionner des méthodes plus anciennes. C’est ainsi que Krestnikoff,
un psychiatre bulgare, conçut et mit au point une nouvelle technique de traite­
ment cathartique. Il semble que Krestnikoff ait obtenu de brillants résultats thé­
rapeutiques, mais, comme il était éloigné des grands centres universitaires, sa
méthode ne retint guère l’attention425.
La « thérapeutique plus active », instituée par Hermann Simon426, n’était
qu’un perfectionnement des méthodes appliquées dans les hôpitaux psychia­
triques, en Allemagne, avant la Première Guerre mondiale427. Simon avait pour
principe qu’il ne fallait jamais considérer un malade mental comme « irrespon­
sable », ni le dispenser du travail. Il avait organisé un système perfectionné de
thérapeutique par le travail et l’occupation à l’hôpital psychiatrique de Gütersloh,
en Westphalie. A une époque où n’existaient ni l’insuline, ni l’électrochoc, ni les
tranquillisants, Simon réussit à éliminer complètement de son institution les
manifestations d’agitation, d’agressivité, de régression émotionnelle et de dété­
rioration psychique. Sa méthode suscita une vive admiration, mais ne fut adoptée
que dans un petit nombre d’hôpitaux psychiatriques.
Un autre psychiatre allemand, Hans Berger, publia cette même année les pre­
miers résultats qu’il avait obtenus avec une nouvelle méthode d’exploration phy­
siologique du cerveau, F électro-encéphalographie, qui ne suscita guère d’intérêt
sur le moment428.

424. Yuriy V. Kannabikh, Istoriya psikhiatrii, Leningrad, Gos. Med. Izd., 1929, p. 455-
458,470-471.
425. Nicolaus Krestnikoff, « Die heilende Wirkung hervorgerufener. Reproduktionen von
pathogenen affektiven Erlebnissen », Archiv fiir Psychiatrie und Nervenkrankheiten, LXX-
XVIII (1929), p. 369-410.
426. Hermann Simon, Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt, Berlin, De Gruy­
ter, 1929.
427. Voir chap. x, p. 818.
428. Hans Berger, « Über das Elektrenkephalogramm des Menschen », Archivfiir Psychia­
trie und Nervenkrankheiten, LXXXVII (1929), p. 527-570.
878 Histoire de la découverte de l’inconscient

La seconde avant-guerre : 1930-1939

L’effondrement de la bourse de New York en octobre 1929 affecta progressi­


vement toute l’Amérique et toute l’Europe, entraînant dans son sillage de nom­
breuses faillites d’entreprises commerciales et de banques, un chômage
généralisé et d’innombrables tragédies individuelles. C’est dans ce climat que
Hitler apparut aux Allemands désespérés comme un sauveur. Après qu’il eut pris
le pouvoir en 1933, on eut l’impression que les nations se précipitaient les yeux
ouverts sur la catastrophe inévitable.
En 1930, la grave crise économique qui sévissait en Amérique s’étendit à l’Eu­
rope. Les élections générales de septembre en Allemagne furent marquées par un
progrès significatif du parti nazi. La Conférence impériale britannique, du 1"
octobre au 14 novembre, aboutit à l’adoption du Statut de Westminster, octroyant
à chacun des dominions son indépendance au sein du Commonwealth
britannique.
Peu d’événements marquèrent cette année-là dans les annales de la psychiatrie
dynamique, si ce n’est que Freud se vit décerner le Prix Goethe de la ville de
Francfort. Ses amis s’étaient efforcés de lui faire obtenir le Prix Nobel, mais sans
succès.
En 1931, des nuages sombres s’amoncelaient manifestement sur l’Europe. La
plus importante banque autrichienne, la Kreditanstalt de Vienne, se déclara en
faillite en mai ; deux mois plus tard, ce fut la fermeture des banques allemandes,
et l’Allemagne décida de suspendre ses paiements internationaux. En avril, la
république fut proclamée en Espagne, et, en septembre, le Japon occupa la
Mandchourie. Le penseur politique Ludwig Bauer en conclut qu’une nouvelle
guerre mondiale, plus terrible que la première, était inévitable, à moins de la
création, improbable, d’un État universel supranational429.
Cette dégradation de la situation politique ne manqua pas d’influencer le
monde de la psychiatrie dynamique. Plusieurs analystes de grande réputation
émigrèrent en Amérique. Alfred Adler estima que l’avenir de la psychologie
individuelle ne se jouerait plus en Europe mais en Amérique, et s’établit défini­
tivement à New York.
La psychanalyse était alors le courant dominant en psychiatrie. Cette prépon­
dérance se trouva confirmée par les nombreuses célébrations du soixante-quin-
zième anniversaire de Freud et les honneurs dont on le gratifia à cette occasion.
Mais les autres écoles ne restaient pas inactives et de nouveaux courants se
firent progressivement jour. Ludwig Binswanger, qui avait d’abord été un élève
de Bleuler, puis un adepte de la psychanalyse, était devenu le promoteur de la
phénoménologie psychiatrique et s’efforçait maintenant de reconstituer le monde
d’expérience intérieure des malades mentaux430. En 1931, il commença à publier,
de façon pénétrante, sur la manie aiguë, et particulièrement sur le symptôme de
la fuite des idées.

429. Ludwig Bauer, Morgen wieder Krieg. Untersuchung der Gegenwart, Blick in die
Zukunft, Berlin, Rowohlt, 1931.
430. Ludwig Binswanger, « Über Ideenflucht », Schweizer Archivfiir Neurologie und Psy­
chiatrie, XXVH (1931), p. 203-217 ; XXVIU (1932), p. 18-26 ; XXVBI (1932), p. 183-202 ;
XXIX (1932), p. 1 et 193 ; XXX (1932), p. 68-85.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 879

L’année 1932 vit s’aggraver la crise économique et fut ponctuée d’agressions


politiques et de menaces d’agression. Le Japon créa l’État fantoche du Mand-
choukouo. En Allemagne, Hindenburg fut réélu président : il apparut comme la
dernière barrière contre l’accession au pouvoir de Hitler. Salazar institua la dic­
tature au Portugal, et, en Amérique du Sud, éclata la guerre meurtrière du Chaco,
entre le Paraguay et la Bolivie. Roosevelt fut élu président des États-Unis et la
France refusa de payer ses dettes aux États-Unis.
Ces grands bouleversements ébranlèrent des milliers de vies. Le Verlag, qui
avait été l’armature du mouvement psychanalytique, évita la faillite de justesse.
Certains psychothérapeutes émigrèrent en Amérique ; beaucoup perdirent leur
clientèle. Mais ces difficultés n’empêchèrent pas l’apparition de nouveaux cou­
rants et de nouvelles idées. Melanie Klein, psychanalyste d’enfants, qui s’était
établie à Londres, introduisit des conceptions nouvelles sur les aspects précoces
de la structure du moi et du complexe d’Œdipe, ainsi que sur la prédominance
des mécanismes de projection et d’introjection au cours de la première
enfance431. Ces idées stupéfièrent certains de ses collègues, tandis que d’autres y
virent le plus brillant développement de la théorie psychanalytique après les
contributions de Freud lui-même.
Un psychiatre allemand, J.H. Schultz, publia un manuel d’entraînement auto­
gène, méthode qui s’inspirait des anciennes techniques d’auto-hypnose d’Oskar
Vogt432. L’entraînement autogène consistait en une série d’exercices gradués de
relaxation et de concentration sous la direction d’une personne compétente, et
avait pour but de renforcer la maîtrise de l’individu sur ses fonctions neuro­
végétatives.
L’année 1932 est restée mémorable dans les annales de la psychiatrie comme
celle où J.L. Moreno introduisit le terme de « psychothérapie de groupe »433. De
nombreux médecins, et des non-médecins, avaient déjà eu l’idée de rassembler
leurs malades pour leur faire des exposés suivis de discussions portant sur des
problèmes de santé et de maladie. Telles avaient été les « classes » pour tuber­
culeux de J.H. Pratt, à Boston. En Europe, des expériences semblables avaient été
tentées à la clinique Bircher-Benner, ou dans certaines organisations antialcoo­
liques. Mais la nouvelle psychothérapie de groupe reposait sur des principes
entièrement différents : elle entendait s’appuyer sur la dynamique des relations
interpersonnelles au sein de la situation de groupe. Moreno devait développer ses
idées dans trois directions : la sociométrie, le psychodrame et la thérapeutique de
groupe proprement dite.
L’année fatidique 1933 vit l’accession de Hitler au pouvoir. Son gouverne­
ment entra en fonction le 30 janvier, et, le 27 février, un mystérieux incendie,
dont on accusa les communistes, ravagea le bâtiment du Reichstag. Le 24 mars,
Hitler demanda et obtint les pleins pouvoirs. Le Parti communiste fut interdit.
Les nazis lancèrent le slogan « Les Juifs doivent disparaître » et proclamèrent le
boycottage à l’échelle nationale des entreprises juives. Des milliers de Juifs ter­
rorisés cherchèrent à passer les frontières, mais, comme on n’avait à peu près rien

431. Melanie Klein, The Psychoanalysis ofChildren, Londres, Hogarth Press, 1932.
432. J.H. Schultz, Das autogène Training (konzentrative Selbstentspannung), Leipzig,
Thieme, 1932.
433. J.L. Moreno, Group Method and Group Psychotherapy, New York, Beacon House,
1932.
880 Histoire de la découverte de l’inconscient

prévu pour leur émigration et leur réinstallation, la plupart durent revenir. Le


pacte de Rome, signé le 15 juillet par les quatre grandes puissances occidentales
(l’Allemagne, l’Italie, la France et l’Angleterre), fut une dernière tentative pour
sauver la paix. Mais la situation continua à se dégrader.
Ces événements politiques eurent de graves conséquences pour la psychiatrie
dynamique. Puisque tout ce qui était juif était systématiquement banni, la psy­
chanalyse de Freud et la psychologie individuelle d’Adler furent mises hors la loi
en Allemagne, ainsi que leurs institutions, organisations et revues. Il fallut réor­
ganiser la Société allemande de psychothérapie, et son président, Ernst Kretsch-
mer, démissionna. On s’efforçait de toutes parts de sauver ce qui pouvait l’être,
dans les milieux psychothérapiques et psychiatriques en général. Ces tentatives
de compromis étaient menées de bonne foi : personne ne pouvait alors imaginer
la tournure que prendraient plus tard les événements. Nous avons vu au chapitre
précédent quelle fut l’attitude de Jung à ce propos. Il ne fut pas le seul à penser,
pendant un certain temps, qu’il était possible de « parler avec les nazis »434.
Au milieu de ces bouleversements, on ne pouvait guère attendre des psycha­
nalystes un grand nombre d’apports originaux. C’est cette année, pourtant, que
Wilhelm Reich publia son Analyse du caractère
* 35. Il affirmait qu’au cours du
traitement psychanalytique la résistance ne s’exprimait pas seulement à travers
les diverses manifestations psychologiques bien connues des analystes, mais
aussi à travers des formes spécifiques de tension musculaire. La résistance psy­
chique, disait-il, cède en même temps que la « cuirasse musculaire ». Reich
apportait aussi une typologie des divers cas de névroses, en particulier du
masochiste.
L’approche phénoménologique se trouva enrichie par la publication de l’ou­
vrage d’Eugène Minkowski, Le Temps vécu, qui étudiait les diverses expériences
subjectives du temps telles qu’on les rencontre dans de nombreux états
psychopathologiques436.
En 1934, Hitler, non content de consolider son pouvoir en Allemagne, chercha
l’alliance de l’Italie fasciste. Tel fut l’objet de la rencontre des deux dictateurs à
Venise, les 14 et 15 juin. En France, l’affaire Stavisky donna lieu à des émeutes
contre la corruption dans le gouvernement. La situation était encore plus grave en
Autriche où les insurrections socialistes du 1er au 16 février furent réprimées sans
pitié, et le Parti socialiste dissous. Le 25 juillet, un groupe nazi assassina le chan­
celier Dollfuss, qui venait d’échapper de justesse à un autre attentat. Le 9
octobre, un groupe de conspirateurs oustachis tua, à Marseille, le roi Alexandre
de Yougoslavie et le ministre français Barthou.
Devant la catastrophe imminente, les meilleurs esprits s’efforçaient de trouver
une solution. Einstein déplora que les hommes de science et les intellectuels, qui,
au XVIIe siècle, avaient formé une véritable communauté spirituelle, ne fussent
plus que les porte-parole de leurs traditions nationalistes respectives. Ils avaient

434. Rappelons qu’en juillet 1936 Ernest Jones rencontra encore à Bâle M.H. Goring,
Bôhm et Müller-Braunschweig ; il obtint de Goring des promesses qui devaient garantir la
liberté de la pratique psychanalytique. Voir Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud,
op. cit., DI, p. 214.
435. Wilhelm Reich, Charakteranalyse, Copenhague, Sexpol Verlag, 1933.
436. Eugène Minkowski, Le Temps vécu. Études phénoménologiques et psychopatholo­
giques, Paris, D’Artrey, 1933.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 881

abandonné aux politiciens le soin de réfléchir à l’échelle internationale437438. Eins­


tein exhorta les savants à reconstituer une communauté spirituelle capable d’as­
sumer la direction de toutes les forces qui s’opposaient à la guerre.
Les amis de Freud, qui était maintenant âgé et très malade, l’engageaient vive­
ment à quitter l’Autriche. Mais comme tant de ses contemporains, il était étran­
gement aveugle devant la puissance du danger nazi. Il publia des compléments et
des révisions de ses théories sous la forme de conférences imaginaires, intitu­
lées : Nouvelles Conférences sur la psychanalyse™.
Jung se touvait manifestement dans une période de création : il publia, entre
autres, un ouvrage au titre significatif, Wirklichkeit der Seele (Réalité de
l’âme)439. Un de ses disciples, Gerhard Adler, esquissa une histoire de la psycho­
thérapie moderne, présentant Freud et Adler comme des précurseurs de Jung440.
Aux États-Unis, Moreno publia l’un de ses ouvrages les plus connus, Who Shall
Survive ? (qui devait paraître en français sous le titre : Fondements de la
sociométrie)441.
Ceux qui vivaient alors en Europe ont gardé un souvenir extrêmement pénible
de l’année 1935. Individus et nations se sentaient impuissants et comme hypno­
tisés devant un désastre imminent. Hitler jouissait d’une popularité extraordi­
naire auprès d’une fraction importante de la population allemande : on voyait en
lui l’homme qui avait effacé la honte du traité de Versailles et résolu le problème
du chômage. En réalité, l’Allemagne mettait tout en œuvre pour son réarmement
et se préparait fiévreusement à la guerre. Le 16 mars, Hitler dénonça les restric­
tions militaires du traité de Versailles. Le 15 septembre furent promulgués les
décrets de Nuremberg « pour la protection du sang et de l’honneur allemands ».
Les Juifs allemands comprirent que leur seule chance de salut se trouvait dans
l’émigration, mais celle-ci se heurtait à d’énormes difficultés : l’interdiction d’ex­
porter des capitaux et le durcissement des réglementations nationales en matière
de visas. Le 3 octobre, les troupes italiennes envahirent l’Éthiopie : le Conseil de
la Société des nations condamna cette agression et décida contre l’Italie des sanc­
tions économiques.
Au milieu de ces événements accablants, il semble presque dérisoire que la
psychiatrie soit parvenue à faire des progrès décisifs. Nous avons vu qu’en 1929
Hans Berger avait trouvé le moyen d’enregistrer l’électro-encéphalogramme de
l’homme. Mais l’importance de cette découverte ne devait être reconnue que
quelques années plus tard. En 1935, Gibbs, Davis et Lennox enregistrèrent et
décrivirent l’électro-encéphalogramme au cours d’une crise d’épilepsie, et Grey
Walter parvint à localiser des tumeurs cérébrales au moyen de l’EEG. Les cher­
cheurs se tournèrent avec enthousiasme vers cette nouvelle méthode dont on

437. Albert Einstein, Mein Weltbild, Amsterdam, Querido, 1934, p. 36-69, 72. Trad.
franç. : Conceptions scientifiques, morales et sociales, Paris, Flammarion.
438. Sigmund Freud, Neue Folge der Vorlesungen zur Einfiihrung in die Psychoanaly-
tische, Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer Verlag, 1933. Trad. franç. : Nouvelles
Conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1971.
439. C.G. Jung, Wirklichkeit der Seele, Zurich, Rascher, 1934.
440. Gerhard Adler, Entdeckung der Seele, von Sigmund Freud und Alfred Adler zu C.G.
Jung, Zurich, Rascher, 1934.
441. J.L. Moreno, Who Shall Survive ?, Washington, Nervous and Mental Disease Co.,
1934.
882 Histoire de la découverte de l’inconscient

attendait une révolution en physiologie cérébrale, en neuropsychiatrie et en cri­


minologie. Par ailleurs, Manfred Sakel, à Vienne, publia les résultats des
recherches qu’il avait effectuées pendant plusieurs années sur un nouveau trai­
tement physiologique de la schizophrénie par le choc insulinique442. C’était la
première fois que la schizophrénie était traitée avec succès par des méthodes
purement physiologiques, ce qui apparut comme une revanche de l’ancienne
psychiatrie organiciste sur les courants dynamiques plus récents.
L’année 1936 fut vécue par les contemporains comme une nouvelle étape vers
la catastrophe inéluctable. Hitler dénonça les accords de Locamo et entreprit de
remilitariser la Rhénanie. La France et l’Angleterre n’osèrent pas intervenir. En
France, les élections donnèrent la victoire au « Front populaire » et Léon Blum,
chef du Parti socialiste, forma un nouveau gouvernement. La Belgique réaffirma
sa neutralité, les troupes italiennes entrèrent à Addis-Abeba le 5 mai, et Musso­
lini proclama la création de F Empire italien, le roi d’Italie devenant empereur
d’Éthiopie. Le 17 juillet, le général Franco prit la tête d’une insurrection militaire
au Maroc espagnol, engageant ainsi l’Espagne dans la guerre civile. Le monde
occidental restait perplexe et stupéfait devant les procès de Moscou, au cours
desquels les anciens dirigeants bolcheviques s’accusaient publiquement de tra­
hison et demandaient à être châtiés. Mais l’événement le plus sensationnel fut
sans doute l’abdication du roi d’Angleterre, Édouard VIII : ayant succédé à son
père, George V, le 20 janvier, il abdiqua le 10 décembre suivant pour épouser
une divorcée, Mrs. Simpson.
Devant le succès remporté par le traitement physiologique de la maladie men­
tale, les psychiatres s’enhardirent. Egaz Moniz entreprit de traiter certaines psy­
choses par la lobotomie : ce fut le début de ce qu’on appela, quelques années plus
tard, la psycho-chirurgie443.
Cette même année parut le dernier ouvrage de Janet, L’Intelligence avant le
langage, qui étudiait les formes non verbales de l’intelligence, en comparant
l’animal, l’enfant et l’idiot444. Anna Freud publia Le Moi et les mécanismes de
défense, qui représentait un pas décisif vers la nouvelle psychanalyse du moi445.
Elle y énumérait les formes de défenses du moi déjà connues (le refoulement, la
formation réactionnelle, l’isolation, l’annulation rétrospective, l’introjection et la
projection), mais y ajoutait plusieurs formes de reniement et deux nouveaux
mécanismes de défense : l’identification à l’agresseur et l’abandon altruiste.
L’année 1937 s’ouvrit sur la seconde phase des procès de Moscou. La France
et l’Angleterre, d’une part, l’Allemagne et l’Italie, d’autre part, instaurèrent des
relations politiques plus étroites, tandis que la position de la Russie soviétique
restait impénétrable. La guerre civile faisait rage en Espagne et des experts y
virent une sorte de répétition générale de la Deuxième Guerre mondiale.

442. Manfred Sakel, Neue Behandlungsmethode der Schizophrénie, Vienne et Leipzig,


Perles, 1935.
443. Egaz Moniz, « Les premières tentatives opératoires dans le traitement de certaines
psychoses », L'Encéphale, XXXI, n° 2 (1936), p. 1-29.
444. Pierre Janet, L’Intelligence avant le langage, Paris, Flammarion, 1936. Voir chap. vi,
p. 415.
445. Voir chap. vn, p. 553.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 883

Von Meduna inaugura un nouveau traitement physiologique de la maladie


mentale4*5. Au moyen d’injections de cardiazol, il provoquait des crises d’épilep­
sie chez des schizophrènes et obtint de nombreux succès.
Sigmund Freud, alors âgé de 81 ans et très malade, déclinait obstinément les
conseils de ses amis qui le suppliaient de quitter l’Autriche. Il espérait encore,
apparemment, que le chancelier Schuschnigg sauverait l’Autriche des nazis. Au
grand étonnement de la plupart de ses amis et disciples, il publia au milieu de ces
circonstances tragiques les premiers chapitres de son essai sur Moïse.
Dans l’abondante littérature de l’époque, une monographie de Szondi, « Ana­
lyse de mariages », passa presque inaperçue446 447. Généticien hongrois, très au cou­
rant de la psychanalyse, Szondi comparait l’hérédité du mari et celle de la femme
dans un certain nombre de mariages, et concluait que le choix matrimonial était
inconsciemment déterminé par des similarités dans la structure des facteurs héré­
ditaires. Il donna à ce phénomène biologique le nom de génotropisme.
En 1938, la situation politique se dégrada à un tel point que, même aux plus
aveugles, la guerre sembla inévitable. Face aux intrigues des nazis décidés à
annexer l’Autriche à l’Allemagne, le chancelier Schuschnigg décida un plébis­
cite qui aurait probablement donné la majorité aux partisans de l’indépendance.
Mais le 12 mars, veille du plébiscite, les troupes allemandes occupèrent l’Au­
triche ; le lendemain, la législation nazie entérina TAnschluss et, le 14, Hitler fit
son entrée triomphale à Vienne. Il y avait en Allemagne et en Autriche de très
nombreux Juifs qui attendaient désespérément l’obtention d’un visa pour émi­
grer. La plupart des pays adoptèrent des dispositions légales de plus en plus
strictes. Des escrocs vendaient de faux papiers d’identité, et certaines compa­
gnies de navigation sans scrupule embarquèrent des Juifs sur des « bateaux
errants » qui se voyaient refouler d’un pays à l’autre (en Palestine, ils furent
même accueillis à coups de canons). A l’initiative du président Roosevelt, une
conférence se tint à Évian, du 6 au 15 juillet, pour résoudre le problème des réfu­
giés, mais elle n’eut d’autre résultat que la création d’une Commission intergou­
vemementale des réfugiés, parfaitement inefficace448.
Pendant ce temps, le mouvement nazi gagnait les provinces de langue alle­
mande de Bohême. Cette situation fut à l’origine de la conférence de Munich. En
septembre 1938, Chamberlain et Daladier, représentant respectivement la
Grande-Bretagne et la France, acceptèrent que la Tchécoslovaquie cède la région
des Sudètes à l’Allemagne. La fuite des Juifs prit une allure de mouvement de
panique après que, le 7 novembre, un jeune Juif polonais, Herszel Grynszpan, eut
tué un fonctionnaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris. Cet assassinat servit de
prétexte à des pogroms dans toute l’Allemagne ; les Juifs se virent en outre impo­
ser une amende collective d’un milliard de reichsmarks.
Pendant ces années, l’histoire de la psychiatrie dynamique fut profondément
marquée par la tragédie politique. Après s’être installés à Vienne, les nazis sup­
primèrent les sociétés de psychanalyse et de psychologie individuelle et détrui­
sirent tous les ouvrages de Freud et d’Adler, comme ils l’avaient déjà fait en

446. L.J. von Meduna, Die Konvulsionstherapie der Schizophrénie, Halle, Cari Marhold,
1937.
447. L. Szondi, « Analysis of Marriages », Acta Psychologica, IH (1938), p. 1 -80.
448. Mark Wischnitzer, To Dwell in Safety. The Story ofJewish Emigration Since 1800,
Philadephie, Jewish Publication Society of America, 1948.
884 Histoire de la découverte de l’inconscient

Allemagne. Les psychothérapeutes juifs qui étaient restés en place cherchèrent à


partir. L’atmosphère lugubre de Vienne en 1938 ainsi que les terribles difficultés
de ceux qui cherchaient à fuir ont été évoquées de façon très vivante dans un
roman de Léopold Ehrlich-Hichler449. Pour ceux qui l’ont lu, les tribulations que
Freud dut subir avant de pouvoir quitter Vienne n’eurent rien d’extraordinaire : il
eut l’avantage exceptionnel de bénéficier de la protection de la princesse Marie
Bonaparte, de l’ambassade des États-Unis et des associations psychanalytiques
américaines et anglaises. Les détails de son exode de Vienne et de l’accueil
triomphal qu’il reçut en Angleterre furent largement diffusés comme si l’on avait
voulu détourner l’attention du public de certains faits pénibles.
Les nazis ne se contentèrent pas de s’en prendre aux théories et aux institutions
juives : ils s’attaquèrent aussi à la religion et à l’éthique chrétiennes, se faisant les
promoteurs d’une idéologie combinant diverses théories étrangères à la science.
Ils reprirent les théories racistes conçues au XIXe siècle par deux Français, le
comte de Gobineau et Vacher de Lapouge, et par un Anglais, Houston Stewart
Chamberlain450. Ces théories étaient maintenant associées à des représentations
pseudo-historiques de la vie et de la culture des anciens Germains. Ils reprirent
aussi les théories pseudo-biologiques de la lutte pour la vie et de l’« espace
vital » (Lebensraum), mâtinées de quelques bribes du monisme de Haeckel.
D’après Jochen Besser, l’idéologie nazie fut fortement influencée par les théories
de certains milieux occultistes et théosophiques du début du XXe siècle451. Il est
remarquable que les nazis aient accordé grand crédit à la Glazial-Kosmogonie de
Hôrbiger, appelée encore la Welt-Eis-Lehre (théorie de la glace cosmique). Hôr-
biger, un ingénieur autrichien, avait échafaudé un système astronomique et cos­
mogonique complexe. Ce système, centré autour de l’idée que la glace représen­
tait la principale substance constitutive de l’univers452, obtint un succès
prodigieux parmi les nazis453 et trouva même des partisans en Angleterre454. Les
nazis encourageaient aussi la pratique d’une médecine dite germanique, qui
combinait les principes diététiques de Bircher-Benner, les théories naturistes,
l’utilisation traditionnelle des plantes médicinales et la médecine populaire.
En dépit des nuages qui s’accumulaient sur le monde, et malgré l’obscuran­
tisme qui s’étendait sur l’Europe, la psychiatrie scientifique continuait de pro­
gresser. Deux Italiens, Cerletti et Bini, firent savoir qu’ils avaient découvert un
puissant agent thérapeutique, l’électrochoc. Cette méthode, destinée initialement
au traitement de la schizophrénie, se montra plus efficace dans les cas de dépres­
sion grave455.

449. Léopold Ehrlich-Hichler, « 1938 » - Ein Wiener Roman, Vienne, Europaischer Verlag,
n.d.
450. Voir chap. v, p. 309.
451. Cité par Anne-Marie Wettley, August Forel, Salzbourg, Otto Müller, 1953, p. 116-
117.
452. Hans Wolfgang, Hôrbiger. Ein Schicksal, Leipzig, Koehlerund Amelang, 1930.
453. Ironie du sort, le quartier général du Hôrbiger Institut s’établit dans la maison qui avait
appartenu à Alfred Adler, à Salmannsdorf.
454. H.S. Bellamy, A Life History of Our Earth. Based on the Geological Application of
Hoerbiger’s Theory, Londres, Faber and Faber, s.d.
455. Ugo Cerletti et L. Bini, « L’elettroschock », Archivio générale di neurologia, psichia-
tria e psicoanalisi, XIX (1938), p. 266-268.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 885

Au nombre des nouvelles psychothérapies s’ajouta celle de Desoille, la


méthode du rêve éveillé dirigé456. Le patient, étendu sur un divan, est invité à
imaginer qu’il s’élève dans les airs et à raconter au psychiatre tout ce qu’il
éprouve et tout ce qu’il imagine lui arriver. Après quoi, le patient et le thérapeute
discutent des sentiments qui ont ainsi émergé et des produits de l’imagination
subliminale. En fait, cette méthode était une variante de la technique d’imagina­
tion provoquée de Jung. Aux États-Unis, Sullivan définit la psychiatrie comme
l’étude des relations interpersonnelles et commença à publier les principes fon­
damentaux de son système457.
Les rares optimistes qui avaient encore espéré que la paix pourrait malgré tout
être sauvée perdirent leurs illusions en mars 1939 : les Allemands occupèrent
alors la Bohême et la Moravie, et Hitler fit une entrée spectaculaire à Prague. Au
cours du même mois, la guerre civile prit fin en Espagne avec la capitulation de
Madrid et la fuite de milliers de républicains en France. Comme l’a décrit Toyn­
bee, le monde était maintenant divisé en trois camps : les puissances occidentales
(l’Angleterre et le Commonwealth, la France et, à contrecœur, les États-Unis),
les puissances anti-Komintem (l’Allemagne, l’Italie et le Japon) et la Russie
soviétique458. La question qui se posait était de savoir lequel des deux autres
groupes réussirait à prendre pour alliée la Russie soviétique. L’annonce, le 23
août, qu’un pacte de non-agression était conclu entre l’Allemagne nazie et la
Russie soviétique précéda de peu l’ultimatum allemand à la Pologne. Quelques
jours plus tard, la France et l’Angleterre déclaraient la guerre à l’Allemagne.
Tandis que la France appréhendait la guerre imminente et l’éventuelle destruc­
tion de Paris, un groupe, à la Sorbonne, organisa une cérémonie commémorant le
centenaire de Théodule Ribot, qui coïncidait avec le cinquantième anniversaire
de la célèbre thèse de Janet, L’Automatisme psychologique. Ce fut le dernier
hommage public rendu à Janet, alors âgé de 80 ans. La situation générale était si
sombre que cet événement passa inaperçu ; le livre commémoratif est d’ailleurs
devenu une rareté bibliographique459.
Le 23 septembre moururent deux hommes qui se détestaient cordialement :
Sigmund Freud à Londres, et Albert Moll à Berlin. Bien que le premier soit mort
célèbre dans le monde entier et l’autre totalement ignoré, leurs biographies
offrent de curieux parallèles. Ils étaient tous deux fils de marchands juifs. Jeunes
médecins, ils s’étaient intéressés l’un et l’autre à l’hypnotisme et à l’exploration
de l’inconscient. Puis ils se tournèrent vers la pathologie sexuelle, s’intéressant
en particulier à la sexualité infantile et aux stades de l’instinct sexuel, que Moll
appelait libido sexualis et Freud (qui citait Moll), libido. Les derniers temps
avant sa mort, Moll vivait dans l’obscurité complète, après que ses ouvrages
eurent été détruits par les nazis, ainsi que son autobiographie qui venait de

.456. Robert Desoille, Exploration de l’affectivité subconsciente par la méthode du rêve


éveillé, Paris, D’Artrey, 1938.
457. Harry Stack Sullivan, « Introduction to the Study of Interpersonal Relations », Psy-
chiatry, I (1938), p. 121-134.
458. Arnold Toynbee et Frank T. Ashton-Gwatkin, The World in March, 1939, Londres et
New York, Oxford University Press, 1952.
459. Le Centenaire de Théodule Ribot et Jubilé de la psychologie scientifique française,
Agen, Imprimerie française, 1939. Ni la Bibliothèque nationale à Paris, ni le Collège de France
n’en possèdent d’exemplaire. (Voir chap. vi, p. 370.)
886 Histoire de la découverte de l’inconscient

paraître. Freud, en revanche, était en pleine lumière en tant que symbole de la


lutte entre la démocratie et le fascisme.
Avant de mourir, Freud avait exprimé son inquiétude quant à l’avenir de la
psychanalyse. Il la voyait en voie de disparition en Europe et en danger d’être
altérée en Amérique. D se rendait compte que le moment était venu où la création
s’émancipe de son créateur pour suivre son propre cours.
Des écoles dissidentes avaient effectivement déjà surgi et d’autres n’allaient
pas tarder à suivre. Otto Rank, qui avait obtenu quelque succès dans certaines
institutions, s’orientait maintenant vers une sorte de psychothérapie religieuse.
Wilhelm Reich arriva aux États-Unis en mai 1939 : il devait y fonder VOrgone
Institute, très éloigné de la psychanalyse freudienne orthodoxe. Cette même
année, Karen Homey publia ses Voies nouvelles en psychanalyse, manifeste et
premier manuel d’une école dissidente qui énonçait des conceptions néo-adlé-
riennes en une terminologie freudienne460.
C’est en 1939 encore que Heinz Hartmann publia un article très remarqué sur
la psychologie du moi, nouvelle métamorphose de sa psychanalyse461. Achevant
l’évolution amorcée dans la Psychologie collective et analyse du moi de Freud,
prolongée par la Psychanalyse de la personnalité totale d’Alexander et Le Moi et
les mécanismes de défense d’Anna Freud, Hartmann concentrait maintenant sur
le moi l’intérêt et le travail du psychanalyste. L’essentiel de la technique passait
de l’analyse des contenus de l’inconscient à celle des mécanismes de défense, en
déterminant s’ils correspondaient bien à l’âge du patient et aux conflits extérieurs
et intérieurs qu’il lui fallait affronter. Sans aucun doute, cette nouvelle technique
était particulièrement appropriée à la situation de l’homme immergé dans un
monde mouvant et angoissant.

La Deuxième Guerre mondiale : 1939-1945

De 1939 à 1945, le sort du monde fut en jeu. Au milieu de ce bouleversement


général, la psychiatrie dynamique traversa de nouvelles tempêtes.
La Deuxième Guerre mondiale différa de la première à maints égards. Elle ne
commença pas, comme celle-ci, dans l’enthousiasme populaire. Elle fut bien plu­
tôt marquée par un sentiment d’impuissance amère, celui-là même qui s’était
emparé de certaines populations d’Autriche-Hongrie en août 1914. On inventa de
nouvelles stratégies, de nouvelles tactiques, de nouvelles armes, qui aboutirent à
l’explosion de la bombe atomique. Ce frit moins une guerre entre nations qu’une
guerre entre idéologies : le racisme hitlérien, le communisme de l’Union sovié­
tique et la conception anglo-saxonne de la démocratie. La Deuxième Guerre
mondiale fut terriblement dévastatrice : elle déboucha sur la destruction
complète de villes entières, de Coventry à Dresde, provoqua des hécatombes
parmi les militaires et les civils, des migrations massives et un génocide (après
les deux millions d’Arméniens de 1915-1916, six millions de Juifs en furent cette
fois les victimes). Elle aggrava le déclin de l’Occident et fut suivie de processus
de décolonisation souvent douloureux. Cependant la Société des nations fut

460. Voir chap. vm, p. 664-665.


461. Voir chap. vn, p. 554.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 887

reconstituée sur des bases plus saines, sous le nom d’Organisation des nations
unies, et, pour la première fois dans l’histoire, on institua un tribunal destiné à
juger les criminels de guerre. Ce conflit accéléra les transformations des mœurs
et des coutumes qui avaient accompagné et suivi la Première Guerre mondiale.
La génération qui parut sur la scène en 1945 était aussi différente de la précé­
dente que l’avait été celle de 1919 par rapport à celle de la Belle Époque.
Dès que la guerre fut déclarée, il devint évident qu’elle serait exceptionnelle­
ment cruelle et impitoyable. Hitler avait révélé ses intentions dans sa déclaration
du 22 août 1939 :
« [...] Notre force est dans notre rapidité et notre brutalité. Gengis Khan fit tuer
de son plein gré et de gaieté de cœur des millions de femmes et d’enfants. L’his­
toire ne voit en lui qu’un grand bâtisseur d’empire. Peu m’importe ce que pense
de moi la chétive civilisation européenne. [...] Ainsi, pour l’instant, je n’ai
envoyé vers l’est que mes Têtes de Morts, avec l’ordre de tuer sans pitié ni misé­
ricorde tous les hommes, femmes et enfants de race ou de langue polonaise. Qui
parle encore aujourd’hui de l’extermination des Arméniens ? »462.
Les troupes allemandes engagèrent une guerre éclair en Pologne le 1er sep­
tembre 1939. Le 17 septembre, les Russes envahirent le pays par sa frontière de
l’est pour prendre leur part de butin, si bien qu’en moins de trois semaines la
Pologne fut rayée de la carte. Sur le front occidental, ce fut la «drôle de
guerre » : deux armées gigantesques restèrent face à face pendant huit mois, n’en­
gageant que des escarmouches insignifiantes. En novembre, les Russes attaquè­
rent la Finlande ; en avril 1940, les Allemands occupèrent rapidement le Dane­
mark et la Norvège. Le 10 mai 1940, ils lancèrent une guerre éclair sur la
Hollande, la Belgique et la France. Le choc fut si inattendu que la France décida
de signer un armistice le 16 juin. Mais, entre août et octobre, les Allemands per­
dirent la bataille d’Angleterre, ce qui sauva le monde occidental. Après une nou­
velle pause, les Allemands envahirent la Yougoslavie et la Grèce en avril 1941,
et, le 22 juin, ils attaquèrent la Russie. Après plusieurs victoires initiales et une
avance rapide, l’armée allemande fut arrêtée devant Moscou. Cette campagne fut
menée avec un acharnement inouï pendant le rigoureux hiver russe.
La guerre prit une nouvelle tournure le 7 décembre 1941. Les Japonais renou­
velèrent la manœuvre stratégique qui leur avait valu la victoire dans leur guerre
contre la Russie : comme ils l’avaient fait pour la flotte russe en 1904, ils atta­
quèrent la flotte américaine sans déclaration de guerre à Pearl Harbor. Ayant
ensuite déclaré la guerre aux États-Unis et à l’Angleterre, le Japon envahit rapi­
dement la Malaisie, l’Indonésie, les Philippines et les îles du Pacifique. L’effort
de guerre colossal des États-Unis permit aux Américains de mener la guerre
simultanément dans le Pacifique et en Europe. Le général MacArthur reconquit
un à un les territoires occupés par les Japonais, tandis que le général Eisenhower
préparait le débarquement allié en Europe. En novembre 1942, les Alliés débar­
quèrent en Algérie, en juillet 1943 en Sicile et, le 6 juin 1944, en Normandie. A
la suite des victoires anglo-américaines en Europe occidentale et des victoires
russes à l’est, les armées allemandes capitulèrent le 8 mai 1945, tandis que le

462. Cité d’après la traduction donnée par le Times (Londres) du 24 novembre 1945. Voir
Pastermadjian, Histoire d’Arménie depuis les origines jusqu’au traité de Lausanne, Paris,
Samuelian, 1949, p. 456.
888 Histoire de la découverte de l’inconscient

Japon continuait à résister. Mais le 6 juillet, après un bref survol d’Hiroshima par
une escadrille américaine, le monde apprit avec consternation l’existence de la
bombe atomique. La guerre était terminée, et une ère nouvelle s’ouvrait pour
l’humanité.
Le destin de la psychiatrie dynamique se trouva profondément affecté par ces
événements. Deux des quatre grands pionniers, Freud et Adler, étaient morts en
exil ; un autre, Janet, travaillait à un livre, La Psychologie de la croyance (qui
resta inachevé), tandis que le dernier, Jung, semblait concentrer toute son atten­
tion sur la mythologie et l’alchimie. Le fait capital, cependant, fut l’émigration
massive des psychothérapeutes d’Europe centrale en Angleterre et surtout aux
États-Unis. Aussi le foyer principal du mouvement psychanalytique et de la psy­
chologie individuelle se transporta-t-il en Amérique. L’anglais supplanta l’alle­
mand comme langue officielle de ces associations. Après la destruction du
Verlag psychanalytique de Vienne, une nouvelle maison d’édition, l’imago
Publishing House, fondée à Londres, commença la publication des Sàmtliche
Werke de Freud pour remplacer les collections détruites des Gesammelte Werke.
Des ouvrages plus récents, même écrits par des thérapeutes allemands et autri­
chiens, paraissaient maintenant directement en anglais. Ce passage de l’allemand
à l’anglais ne se fit pas sans quelques fluctuations sémantiques. Certaines
nuances de la terminologie allemande se perdirent, tandis qu’un terme comme
« frustration » acquit une popularité qu’il n’avait pas connue en allemand.
Les annales de la psychiatrie, en ces années, sont relativement brèves.
En 1940 parut une œuvre posthume de Freud, VAbrégé de psychanalyse. Son
livre sur Moïse suscita de vives controverses et des protestations dans les milieux
juifs. Il paraissait inconcevable qu’un Juif puisse publier un livre présentant
Moïse comme un Égyptien tué par les Hébreux, au moment même où l’existence
physique du peuple d’Israël se trouvait menacée. L’attitude de Freud contrastait
avec celle de Bergson qui, par conviction personnelle, était devenu catholique,
mais refusa le baptême par solidarité avec son peuple. Bergson refusa en effet
d’être dispensé des vexations imposées aux Juifs, mais il mourut le 3 janvier
1941, avant la déportation des Juifs français.
En 1941, la psychanalyse était plus florissante que jamais en Amérique, mais
les tendances dites néo-freudiennes prenaient de plus en plus d’importance.
Karen Homey quitta l’Association psychanalytique américaine et fonda l’institut
américain de psychanalyse pour propager sa propre doctrine et sa propre théra­
pie. Erich Fromm publia son Escape from Freedom, qui s’inspirait davantage des
événements contemporains que de la théorie psychanalytique463.
En 1942, Binswanger publia son ouvrage intitulé Formes fondamentales et
connaissance de l’existence humaine, un fort volume de 726 pages dans lequel il
exposait et discutait son nouveau système de Daseinsanalyse (analyse existen­
tielle)464. Ce système s’inspirait de la Daseinsanalytik de Heidegger, qui est une
analyse philosophique de la structure de l’existence humaine en général, tandis
que Binswanger se proposait d’analyser l’« être-dans-le-monde » des individus.
Grâce à un système de coordonnées phénoménologiques dérivé de Heidegger,

463. Erich Fromm, Escape from Freedom, New York, Farrer and Rinehart, 1941.
464. Ludwig Binswanger, Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins, Zurich,
Niehans, 1941.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 889

Binswanger cherchait à reconstituer et à rendre intelligible l’univers des expé­


riences intérieures des malades mentaux, y compris des psychotiques graves.
On était plus que jamais à la recherche de nouvelles psychothérapies. Aux
États-Unis, Cari R. Rogers publia le premier exposé de sa méthode de counseling
psychothérapique465. Le counseling efficace « consiste en une relation bien struc­
turée, tolérante, qui permet au patient d’arriver à se comprendre lui-même jus­
qu’à un point qui le rendra capable de faire lui-même des progrès, à la lumière de
sa nouvelle orientation ». Marc Guillerey exposa devant la Société suisse de psy­
chiatrie la méthode psychothérapique qu’il appliquait depuis une quinzaine d’an­
nées466. C’était une combinaison originale des techniques de relaxation, de
concentration et de prise de conscience corporelle de Vittoz avec la technique de
l’imagination forcée de Jung.
L’année 1943 fut une année faste pour la médecine psychosomatique. Deux
ouvrages classiques virent le jour, celui de Weiss et English467 et celui de Flan-
ders Dunbar468. Une revue spécialisée existait aux États-Unis depuis 1939 et la
médecine psychosomatique avait déjà une longue histoire : en relevaient les gué­
risons primitives, de même que celles de Gassner et de Mesmer, celles qu’avaient
effectuées des générations de magnétiseurs et d’hypnotiseurs, puis des hommes
comme Liébeault, Bernheim, Forel et leurs disciples. La médecine romantique
n’était pas seule à proclamer que la maladie physique pouvait avoir des causes
affectives. Les grands représentants de la médecine scientifique et certains j>hy-
siologistes l’enseignaient également (Krehl en Allemagne, Cannon aux Etats-
Unis). Adolf Meyer avait essayé d’établir une corrélation entre certaines mani­
festations cliniques et certaines émotions consciemment éprouvées par les
patients. Les nouveaux pionniers de la médecine psychosomatique cherchaient
maintenant à préciser le profil de la personnalité du malade dans diverses affec­
tions telles que l’hypertension, l’infarctus du myocarde, le rhumatisme, le dia­
bète, etc. Ce devait être le point de départ de recherches et de théories nouvelles
qui allaient connaître un développement inattendu au cours des décennies
suivantes.
Ajoutons que cette même année, dans les laboratoires de la Compagnie phar­
maceutique Sandoz à Bâle, le chimiste Albert Hofmann découvrit par hasard une
substance qui, à des doses infinitésimales, engendrait des hallucinations
intenses469. Cette découverte n’attira guère l’attention à l’époque, mais le produit
allait devenir célèbre par la suite sous le nom de LSD 25.
En France, Sartre publia L’Être et le néant. Cette œuvre complexe et originale,
inspirée de Heidegger, comprenait, nous l’avons vu, un chapitre consacré à la

465. Cari R. Rogers, Counseling and Psychotherapy : Newer Concepts in Practice, Boston,
Houghton Mifflin, 1942.
466. Marc Guillerey, « Médecine psychologique », in Alexis Carrel et Auguste Lumière,
Médecines officielles et médecines hérétiques, Paris, Plon, 1943.
467. Edward Weiss et O. Spurgeon English, Psychosomatic Medicine, Philadelphie, W.B.
Saunders Co., 1943.
468. Flanders Dunbar, Psychosomatic Diagnosis, New York, P. Hoeber, 1943.
469. W.A. Stoll a montré l’importance de cette découverte du point de vue psychiatrique
dans « Lysergsaurediathylamid, ein Phantastikum aus der Mutterkomgruppe », Schweizer
Archivfiir Neurologie und Psychiatrie, I, X (1947), p. 279-323. Voir aussi B. Holmstedt et Lil-
jestrand, Readings in Pharmacology, New York, Pergamon Press, 1963, p. 209.
890 Histoire de la découverte de l’inconscient

« psychanalyse existentielle », méthode psychothérapique présentant de grandes


ressemblances avec celle d’Adler470. En Espagne, J.J. Lopez Ibor exposa pour la
première fois sa théorie nouvelle et originale de l’angoisse vitale, notion qui avait
d’importantes implications psychothérapiques471.
L’année 1944 fut marquée par le développement de l’analyse existentielle de
Binswanger et de l’analyse de la destinée de Szondi.
L’analyse existentielle était connue jusque-là comme un système théorique
passablement abstrait. Avec la publication du cas d’Ellen West, elle entra dans le
champ de la psychiatrie clinique et de la psychopathologie472. Ce cas type fut
pour Binswanger ce qu’avait été celui de Madeleine pour Janet et celui de
l’homme aux loups pour Freud. Ainsi que l’a noté Binswanger, le cas d’Ellen
West ressemblait beaucoup à celui de la Nadia de Janet473. L’une et l’autre
avaient été adressées à un psychiatre parce qu’elles étaient obsédées par la
crainte de l’obésité ; l’une et l’autre se privaient de nourriture, mais mangeaient
parfois goulûment en cachette. Janet eut tôt fait de se rendre compte que la mala­
die de Nadia ne correspondait pas à une anorexie mentale ordinaire ; son refus de
la nourriture relevait en partie d’une obsession relative à son corps et à ses fonc­
tions, et cette obsession, à son tour, était liée à la crainte de voir les autres la reje­
ter ou la mépriser. Quant à Ellen West, Binswanger commença son analyse là où
Janet avait arrêté son étude de Nadia, c’est-à-dire qu’il chercha à élucider et à
reconstituer l’évolution du Dasein de la patiente, à partir de son univers d’expé­
rience subjective. Binswanger vit sa tâche facilitée par le fait qu’Ellen West, très
cultivée, savait admirablement s’exprimer en prose et en vers.
En présence d’un cas clinique, la méthode traditionnelle consiste à effectuer
une double réduction : on réduit l’histoire de la vie du patient à celle de sa mala­
die, et on ramène le tableau clinique à son substratum biologique (en vérifiant,
par exemple, si Nadia ou Ellen ne souffraient pas de troubles endocriniens). La
psychanalyse complète cette méthode par une action sur les pulsions et sur les
relations objectales du malade. Binswanger utilisait le cadre conceptuel de la
nosologie de Kraepelin et, à l’occasion, certains concepts psychanalytiques, mais
il se préoccupait essentiellement de l’« être-au-monde » du patient, de ses méta­
morphoses depuis l’enfance.

Ellen West appartenait à une famille juive fortunée qui comptait des person­
nalités éminentes, mais aussi quelques cas de maladie mentale et de suicide. A
l’âge de 9 mois, elle refusa catégoriquement de prendre du lait, et elle resta tou­
jours difficile à nourrir. Elle fut une enfant enjouée qui préférait les jeux de gar­
çon ; elle était volontaire et ambitieuse et aimait beaucoup la lecture. Depuis son
adolescence, elle tenait un journal, faisait de la poésie, et exprimait une sorte d’en­
thousiasme panthéiste pour la vie et la nature. Elle se sentait appelée à réaliser de
grandes choses, à devenir célèbre et elle aspirait à l’amour d’un homme parfait.

470. Voir chap. vm, p. 667.


471. J.J. Lopez Ibor, « Psicopatologia de la angustia », tiré à part de la Revista Clinica
Espanola (1943). La théorie de l’angoisse de Lopez Ibor est développée et exposée dans son
livre La Angustia Vital, Madrid, Paz Montalvo, 1950.
472. Ludwig Binswanger, « Der Fall Ellen West », Schweizer Archiv fiir Neurologie und
Psychiatrie, LUI (1944), p. 255-277 ; LIV, p. 69-117, 330-360 ; LV, p. 16-40.
473. Pierre Janet, Les Obsessions et la psychasthénie, Paris, Alcan, 1903,1, p. 33-41.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 891

Elle menait la vie d’une riche jeune fille cosmopolite : elle faisait du cheval,
voyageait, étudiait de façon irrégulière, mais se préoccupait de problèmes
sociaux, avec l’idée d’« aller au peuple » et l’espoir d’une grande révolution
sociale. (En fait, Ellen West avait un certain nombre de traits communs avec
Marie Bashkirtseff ou Lou Andreas-Salomé.)
A l’âge de 20 ans, elle commença à avoir peur de grossir et cette obsession en
vint à dominer toute sa vie. Elle s’imposa un régime alimentaire et des méthodes
d’amaigrissement d’une rigueur extrême, mais parfois elle se précipitait sur la
nourriture et en engloutissait, à sa grande honte, des quantités énormes.
Vers l’âge de 27 ans, elle épousa un cousin qui semble avoir été un mari extrê­
mement dévoué ; elle continua à travailler dans le domaine de l’aide sociale,
mais sa santé s’altéra. A 32 ans, elle entra en traitement chez un psychanalyste
qui lui interpréta que son véritable but était de « subjuguer tous les autres ». Un
an après, une seconde analyse fut apparemment moins heureuse, mais l’analyste
la poursuivit malgré plusieurs tentatives de suicide. L’état de la malade empira au
point que son médecin intervint pour mettre fin au traitement. Ellen West entra
alors à la maison de santé de Binswanger, à Kreuzlingen, où elle resta deux mois
et demi. En raison de ses idées de suicide, Binswanger n’osa pas prendre la res­
ponsabilité de la garder dans la section ouverte de la maison de santé. Deux psy­
chiatres éminents appelés en consultation s’accordèrent avec Binswanger pour
juger la maladie incurable. Le mari, informé de son état et du danger de suicide,
préféra la reprendre à la maison. Les souffrances de la malade disparurent immé­
diatement. Le cœur plein de joie, elle mangea à satiété pour la première fois
depuis treize ans, lut des poèmes, écrivit des lettres, puis absorba du poison et
mourut le lendemain matin.
La longue, minutieuse et subtile analyse que fit Binswanger de l’« être-dans-
le-monde » d’Ellen West ne peut être résumée : il faut la lire dans le texte. Sa
crainte de l’obésité et de la gloutonnerie n’était que l’expression la plus appa­
rente d’un'lent processus d’appauvrissement et de vide existentiels. Elle avait
perdu son enracinement dans le monde de la vie pratique. Ses activités sociales
avaient été une façon de combler le vide de sa vie. La patiente oscillait en per­
manence entre deux mondes d’expérience subjective de plus en plus divergents.
L’un était un monde idéal, chaud, lumineux, éthéré, coloré, exaltant, où elle flot­
tait sans effort, et où il n’était pas nécessaire de manger. L’autre, qui s’exprimait
par la gloutonnerie, était celui où la pression des choses extérieures parvient à
étouffer toute spontanéité et toute liberté d’action chez l’individu. C’était un
monde de brouillard humide, de nuages sombres, de lourdeur, d’inertie, de dépé­
rissement et de déclin, le monde noir et froid de la tombe. Du point de vue de la
temporalité, Ellen West, qui était devenue incapable de construire le temps,
n’avait plus d’avenir, ou plus précisément, l’avenir chez elle avait fait place au
monde éthéré de ses rêveries, monde détaché de son passé comme de son présent.
Elle était également privée du passé sur lequel elle aurait pu édifier son action
présente et son avenir : le passé était, dans son cas, remplacé par ce monde d’obs­
curité, de lourdeur et de déclin, dont l’expression achevée était la mort. Le pré­
sent se réduisait à l’instantané. Ayant perdu sa continuité, le temps n’était plus
qu’une succession d’instants. L’opposition entre ces deux mondes et leur déca­
lage croissant ne laissaient place à aucun compromis, et c’est ainsi qu’il arriva un
892 Histoire de la découverte de l’inconscient

moment où le seul acte libre et authentique qu’Ellen West put accomplir fut le
suicide.

L’année 1944 vit aussi la publication de L’Analyse de la destinée, dans lequel


Szondi exposait une théorie qui a souvent été mal comprise474. L’Analyse de la
destinée (Schicksalsanalyse) peut se définir comme une synthèse de la génétique
psychiatrique et de la psychanalyse. L’approche génétique était partie de l’étude
des maladies mentales héréditaires. L’école allemande de génétique psychia­
trique s’était d’abord engagée dans l’étude des maladies héréditaires (l’épilepsie,
la schizophrénie et la psychose maniaco-dépressive), puis en était arrivée à la
notion de « cercles héréditaires ». Un « cercle héréditaire » (Erbkreis) comprend
non seulement des manifestations négatives (sous forme de psychoses spéci­
fiques et d’anomalies caractérielles bien définies), mais également des aspects
positifs (sous forme de talents dans des domaines particuliers). Il en résulte que,
dans une même famille, certains individus peuvent être atteints d’une psychose,
d’autres manifester quelques traits de caractère plus ou moins divergents de la
normale, d’autres encore être doués de talents particuliers. Tout ceci conduit à
l’hypothèse que chacun des « cercles héréditaires » possède un dénominateur
commun, que l’on a appelé un « facteur pulsionnel » ou un « radical biolo­
gique ». Ce que Szondi appelle les « facteurs pulsionnels » consiste en un sys­
tème de huit de ces radicaux biologiques dérivés de la recherche génétique
psychiatrique.
Quant à la psychanalyse, elle avait toujours reconnu l’existence d’un substra­
tum biologique de la vie inconsciente. Freud avait appelé « prédisposition » un
mélange à’Anlage biologique et d’influences précoces exercées par le milieu.
Certains psychanalystes en vinrent à soupçonner qu’il existait différentes sortes
de prédispositions. Abraham supposait qu’un développement marqué des carac­
téristiques orales ou anales pouvait s’expliquer par l’existence de prédispositions
spécifiques475. D’autres psychanalystes distinguaient chez certains de leurs
patients un moi fort, chez d’autres, un moi faible, ce qui impliquait l’existence
d’une variété de prédispositions.
C’est précisément cette région obscure des prédispositions biologiques sous-
jacentes à l’inconscient que Szondi se proposait d’explorer dans L’Analyse de la
destinée. Il y retrouvait les huit radicaux ou facteurs biologiques révélés par la
génétique psychiatrique.
Szondi explique comment les deux lignes de recherche, celle de la génétique
psychiatrique et celle de la psychanalyse, se rencontrent. Le point d’intersection
se situe dans une zone de l’inconscient quasi inexplorée jusqu’ici, que Szondi
appelle l’inconscient familial. Pour les généticiens, c’est le domaine du géno­
type, c’est-à-dire des Anlagen cachées, latentes, héréditaires. Pour le psycho­
logue, il s’agit, suivant Szondi, d’une couche de l’inconscient nouvellement
découverte, d’un champ de la destinée individuelle d’où procèdent les choix
vitaux (les choix en amour, en amitié, dans la vie professionnelle, dans la maladie

474. Léopold Szondi, Schicksalsanalyse, Bâle, Benno Schwabe, 1944.


475. Karl Abraham, Klinische Beitrage zur Psychoanalyse, Vienne, Intemationaler Psy-
choanalytischer Verlag, 1921, p. 231-258. Cf. aussi Psychoanalytische Studien zur Charakter-
bildung (1925).
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 893

et même dans la façon de mourir), dont la somme constitue notre destinée. L’hy­
pothèse fondamentale de Szondi est que chaque homme naît avec un faisceau de
destinées possibles, qui sont déterminées par la formule de son génotype. De
même que Freud avait analysé les mécanismes de la formation des rêves (dépla­
cement, condensation) afin de permettre au rêveur de comprendre son rêve, de
même Szondi analyse les mécanismes de la formation de la destinée afin de
reconstituer la structure génétique latente de l’individu. Parmi les principaux
mécanismes fondamentaux de la destinée, Szondi décrit en particulier le génotro-
pisme, c’est-à-dire le mécanisme qui fait que le choix de l’objet d’amour est
inconsciemment guidé par des ressemblances latentes inscrites dans la formule
génétique. Un autre mécanisme est l’opérotropisme, c’est-à-dire la tendance
inconsciente de l’individu à choisir une profession dans laquelle son facteur héré­
ditaire positif lui permettra d’affirmer sa supériorité. Szondi établit une liste de
professions caractéristiques de chacun de ses huit facteurs. Du fait de la double
origine de L’Analyse de la destinée, les mêmes manifestations peuvent faire l’ob­
jet d’une double interprétation, biologique et psychologique. Ce que le généti­
cien appellera « manifestations positives d’un radical biologique » pourra être
« sublimation » pour le psychanalyste. Szondi distingue trois degrés de subli­
mation : la « socialisation » (sublimation dans le métier), la « sublimation pro­
prement dite » (dans le caractère), et l’« humanisation » (sublimation au profit de
l’humanité entière).
La méthode fondamentale de l’analyse de la destinée consiste à établir très
minutieusement la généalogie de l’individu. A la différence de la génétique psy­
chiatrique ordinaire, on ne se contentera pas de noter les cas de psychose, de
névrose, de psychopathie et de criminalité, mais on tiendra compte également de
la structure du caractère, ainsi que de la profession de tous les membres de la
généalogie. On confrontera, en outre, la généalogie ainsi établie avec celle des
personnes auxquelles sa destinée lie étroitement l’individu (telle est la méthode
que Szondi avait appliquée dans son Analyse des mariages).
Cette méthode étant manifestement trop longue et trop fastidieuse, Szondi
imagina une technique accélérée d’exploration de l’inconscient familial en vue
de déterminer la formule génétique de ses sujets. En 1944, il avait déjà élaboré et
appliqué depuis plusieurs années le test qu’il devait publier plus tard. Le matériel
du test comprenait une série de photographies de meurtriers, d’homosexuels,
d’épileptiques et d’autres patients représentatifs des manifestations négatives
extrêmes de chacun des huit facteurs. On présente successivement ces photogra­
phies au sujet, en lui demandant d’indiquer les deux qui lui semblent les plus
sympathiques et les deux qui lui semblent les plus antipathiques. Une méthode
complexe d’évaluation est appliquée pour déterminer la formule génétique du
sujet et la structure de sa personnalité, à partir de ses réactions.
Dès sa parution, L’Analyse de la destinée de Szondi provoqua l’admiration
enthousiaste des uns, mais aussi les critiques acerbes des autres. On mit en doute
ses présupposés génétiques, en particulier son système de huit facteurs groupés
deux par deux pour former quatre vecteurs. Il semble, à vrai dire, que dans l’es­
prit de Szondi ce système correspondait plutôt à un modèle fictif, comparable aux
résonateurs de Helmholtz qui permettent aux physiciens d’analyser les éléments
constitutifs d’un son. Le choix des résonateurs est nécessairement arbitraire, mais
aucun physicien ne nie leur utilité dans l’analyse d’un son. Avec les années,
894 Histoire de la découverte de l’inconscient

Szondi devait perfectionner son test, puis mettre au point sa propre méthode
psychothérapique.
Quand la guerre prit fin en 1945, un flot de publications nouvelles témoigna
que l’esprit créateur était toujours vivant. En France, le philosophe Merleau-
Ponty publia sa Phénoménologie de la perception, qui devint rapidement un des
classiques de la phénoménologie476. Le psychiatre Henri Baruk, qui, en tant que
Juif, avait affronté de grands dangers les années précédentes et qui en avait
réchappé presque miraculeusement, publia Psychiatrie morale expérimentale,
individuelle et sociale, ouvrage dans lequel il insistait sur la permanence de la
« personnalité morale », même chez les malades mentaux tombés dans la régres­
sion et la démence les plus profondes. Baruk montra que, chez ces malades, le
sentiment de la justice se trouvait même avivé et qu’il était possible d’obtenir une
amélioration sensible lorsqu’on tenait pleinement compte du sentiment de
dignité personnelle et du besoin de justice qui les animaient. Ce souci de la per­
sonnalité profonde du malade apparut comme une réaction contre l’esprit maté­
rialiste et organiciste qui avait dominé la psychiatrie depuis le milieu du XIXe
siècle477. Un autre aspect de cette réaction fut le succès de l’existentialisme en
Europe occidentale, en psychiatrie comme en philosophie.
Une autre innovation fut la méthode de psychothérapie brève de Maeder,
méthode qui requiert du malade un authentique désir de guérison, et du psycho­
thérapeute un authentique désir d’aider son patient478. Le psychothérapeute
cherche à mobiliser les tendances d’autoguérison chez le malade, et celui-ci pro­
jette sur le thérapeute l’archétype du sauveur. La méthode de Maeder s’inspirait
en partie des idées de Jung, mais en insistant surtout sur les processus d’auto­
régulation et d’autoguérison. Maeder s’était inspiré aussi des idées de Théodore
Floumoy et du biologiste Hans Driesch.
En Amérique, on notait surtout le développement rapide de la thérapie de
groupe. Moreno eut de nombreux disciples et imitateurs, qui imaginèrent et
appliquèrent diverses techniques de thérapie de groupe479.
Dans le monde de l’après-guerre, deux superpuissances se faisaient face, ani­
mées d’une méfiance réciproque croissante, les Etats-Unis et l’Union soviétique,
chacune ayant ses alliés, ses satellites et ses zones d’influence. Entre ces deux
colosses, certains débris des anciens pays européens luttaient pour retrouver leur
identité. Cette situation trouvait son reflet en psychiatrie. En Union soviétique, la
psychiatrie pavlovienne était maintenant promue au rang de doctrine officielle,
tandis que la psychanalyse et les doctrines apparentées n’avaient plus droit de
cité. Aux États-Unis, toutes les écoles psychiatriques jouissaient d’une même
liberté (l’école pavlovienne au même titre que n’importe quelle autre), mais, en
fait, la psychanalyse dominait nettement : le nombre de psychanalystes ne cessait
de croître, ils occupaient les postes de direction dans les départements psychia­
triques des universités, et l’idéologie freudienne ou pseudo-freudienne pénétrait
toute la vie culturelle.

476. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.


477. Henri Baruk, Psychiatrie morale expérimentale, individuelle et sociale, Paris, PUF,
1945.
478. Alphonse Maeder, Wege zur seelischen Heilung, Zurich, Rascher, 1945.
479. J.J. Moreno, Group Therapy, New York, Beacon House, 1945.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 895

L’opposition entre les deux grandes puissances mondiales se réflétait aussi


dans les controverses entre psychiatres russes et américains. Bien que nul ne mît
en doute la valeur des découvertes de Pavlov en tant que physiologiste, les Amé­
ricains estimaient qu’elles ne suffisaient pas à fonder une psychiatrie. Les
connaissances acquises à travers des expériences effectuées sur les animaux,
dans un milieu expérimental artificiel, ne sauraient, disaient-ils, être appliquées
aux êtres humains ; elles ne permettront jamais de comprendre l’expérience sub­
jective du malade mental. On considérait donc la psychiatrie pavlovienne comme
une psychiatrie pour robots, le lavage de cerveau étant considéré comme sa réa­
lisation la plus originale. Les psychiatres russes, de leur côté, stigmatisaient la
psychanalyse comme « idéaliste » (avec la connotation péjorative que possède ce
mot dans la terminologie marxiste), comme une manifestation pitoyable du capi­
talisme décadent, comme une thérapeutique ploutocratique réservée à de riches
parasites et refusée aux pauvres.
Parallèlement, toujours, à la situation politique, la psychiatrie pavlovienne
s’étendit à l’Europe orientale et aux pays balkaniques. En Europe occidentale et
centrale (où peu de psychanalystes d’avant la guerre étaient restés), le freudisme
apparaissait à certains comme une importation culturelle de l’Amérique. Les
Français prirent l’habitude de lire Freud en anglais, et les jeunes Allemands eux-
mêmes se mirent à parler d’ego, d’id, de superego, au lieu d’employer la termi­
nologie allemande : Ich, Es, Uberich. D’autre part, la philosophie et la psychia­
trie existentielles étendaient leur influence, et l’Europe continuait d’être le
berceau de nouvelles méthodes psychothérapiques. L’avenir de la psychiatrie
dynamique apparaissait riche de promesses et de possibilités, mais aussi impré­
visible que celui de l’humanité elle-même.
Conclusions

Tout au long de cet exposé sur la genèse et l’évolution de la psychiatrie dyna­


mique, nous nous sommes tenus autant que possible sur le terrain des faits his­
toriques. Nous tâcherons maintenant d’analyser les facteurs qui ont amorcé et
orienté cette évolution, afin de trouver une réponse au problème qui constituait le
point de départ de nos recherches (tel que nous l’avons indiqué dans
l’introduction).
Ces facteurs peuvent se ranger en plusieurs catégories relatives à l’arrière-plan
socio-économique et politique, aux courants culturels, à la personnalité des pion­
niers, au rôle des patients et à l’influence de divers événements.
Considérons d’abord cette évolution en fonction de l’arrière-plan socio-éco­
nomique et politique, et en particulier de l’histoire économique et des luttes
sociales. La victoire de Mesmer sur Gassner fut celle de l’aristocratie sur le
clergé1. La Société de l’Harmonie de Mesmer recrutait essentiellement ses
, membres dans la noblesse française peu avant son effondrement. Les « crises »
auxquelles on pouvait assister autour du baquet de Mesmer étaient identiques aux
« vapeurs », la névrose à la mode chez les dames de la haute société. Le passage
de Mesmer à Puységur signifiait le passage d’un « magnétisme pour aristo­
crates » à un « magnétisme pour le peuple », avec les modifications correspon­
dantes dans la doctrine et dans les méthodes thérapeutiques2. Mais la puissance
croissante de la nouvelle classe dirigeante, la bourgeoisie, fut suivie par le pas­
sage du magnétisme à l’hypnotisme. Tandis que le rapport entre le magnétiseur
et son patient reflétait les relations paternalistes et symbiotiques entre le noble
seigneur et ses sujets, le rapport entre l’hypnotiseur et l’hypnotisé reflétait l’atti­
tude autoritaire du maître bourgeois à l’égard de ses subordonnés. La thérapeu­
tique de marchandage des anciens magnétiseurs, leur art de découvrir et de traiter
les secrets pathogènes de leurs patients firent place aux commandements donnés
sous hypnose3. A propos de Bleuler, nous avons noté que l’on pouvait faire
remonter l’origine de ses travaux sur la schizophrénie aux luttes politiques qui
opposèrent le parti paysan et l’aristocratie urbaine de Zurich. Dans cette perspec­
tive, la notion de schizophrénie selon Bleuler apparaît, pour ainsi dire, comme un
sous-produit de la victoire du parti paysan sur les patriciens urbains4. L’échec de
la révolution de 1848, dont nous avons montré le retentissement sur la psychiatrie
dynamique, aboutit à renforcer la domination de la classe bourgeoise5. Entre­
temps, la révolution industrielle avait porté au pouvoir une puissante classe
commerciale et industrielle, tandis que se constituait un prolétariat nombreux et
famélique. Les théories de Darwin furent déformées de manière à fournir à la

1. Chap. n, p. 84-86.
2. Chap. iv, p. 218-220.
3. Chap. rv, p. 220.
4. Chap. v, p. 314-315.
5. Chap. rv, p. 256-259 ; chap. n, p. 116-119.
898 Histoire de la découverte de l’inconscient

haute bourgeoisie une idéologie de concurrence aveugle et impitoyable, tandis


que Marx proposait une tout autre idéologie à la classe laborieuse et à ses alliés6.
L’échec de la tentative révolutionnaire de la Commune de Paris, en 1871,
déchaîna une vague de sentiments antidémocratiques. Dupréel a montré que la
« psychologie des foules » de Gustave Le Bon n’était qu’une expression de cette
sensibilité antidémocratique, et pourtant nombre d’auteurs l’acceptèrent comme
vérité scientifique indubitable7. A la même époque, c’est-à-dire vers la fin du XIXe
siècle, les classes supérieures se lassèrent de l’hypnotisme et de la suggestion, et
réclamèrent une nouvelle psychothérapie non autoritaire qui expliquerait au
patient tout ce qui se passait dans son esprit8. Nous avons vu aussi comment les
profonds changements sociaux et politiques résultant de la Première Guerre
mondiale aboutirent à bouleverser les nouveaux systèmes de psychiatrie dyna­
mique9. Les idées de Freud furent déformées de façon à fournir une idéologie au
monde hédoniste-utilitaire de consommation de masse, issu de la révolution tech­
nologique du XXe siècle, de même que les idées de Darwin, déformées, avaient
servi d’idéologie au monde de concurrence féroce engendré par la révolution
industrielle10.
La structure socio-économique est le substratum des grands courants culturels.
Au chapitre iv, nous avons passé en revue les mouvements culturels qui se sont
succédé dans le monde occidental après la Renaissance, à savoir le Baroque, les
Lumières, le Romantisme et le positivisme. La victoire de Mesmer sur Gassner
ne fut pas seulement celle de l’aristocratie sur le clergé, mais aussi celle des
Lumières sur le Baroque déclinant, et l’ironie du sort voulut que les théories de
Mesmer fussent reprises et développées par les romantiques11. L’esprit des
Lumières inspira l’œuvre psychiatrique de Pinel et d’Esquirol, et Mesmer se
considéra lui-même comme un représentant de ce courant. Mais le Romantisme
s’appropria le magnétisme et le réinterpréta, cependant qu’il étendait son
influence sur la médecine et la psychiatrie. Nous avons vu que nombre d’idées,
tenues pour caractéristiques de la psychanalyse de Freud et de la psychologie
analytique de Jung, imprégnaient déjà l’œuvre des psychiatres romantiques12.
Puis, autour de 1850, le Romantisme céda le pas au positivisme : ce courant
culturel donna l’impulsion à une psychiatrie organiciste qui prévalut pendant
toute la seconde moitié du XIXe siècle13. Vers la fin du XIXe siècle et au début du
XXe, une reviviscence du Romantisme exerça une influence indubitable sur les
nouvelles écoles dynamiques naissantes14. Rien d’étonnant si tant d’idées de
Freud et de Jung reprennent celles des anciens psychiatres romantiques. Janet, en
revanche, est manifestement un représentant tardif des Lumières, et il en est de
même pour Adler à un moindre degré. Vues dans cette perspective, les rivalités
entre Janet, Freud, Adler, Jung et leurs disciples nous apparaissent comme les

6. Chap. rv, p. 260-274.


7. Chap. vu, p. 566.
8. Chap. v, p. 353.
9. Chap. x, p. 848.
10. Chap. vu, p. 589.
11. Chap. n, p. 109.
12. Chap. iv, p. 241-246.
13. Chap. iv, p. 258-260.
14. Chap. v,p. 306-312.
Conclusions 899

derniers sursauts des luttes entre les Lumières et le Romantisme à la fin du xvnr
siècle et au début du xtx® siècle.
Comme chez l’artiste et l’écrivain, la perception du monde, par le pionnier de
la psychiatrie dynamique, est déterminée essentiellement par la qualité de sa sen­
sibilité et par ses dons. Chacun de ces pionniers a sa façon particulière d’aborder
la réalité psychique, et ses théories sont également influencées par les événe­
ments de sa vie. Janet était un homme actif et froid, d’où son intérêt pour la
découverte d’une sorte de psychologie du comportement15. Son attitude déta­
chée, bienveillante et gentiment ironique se reflète dans sa psychothérapie ration­
nelle ; les mœurs laborieuses et économes de ses ancêtres revivent dans sa théorie
du « budget des forces psychologiques ». Comme il ne se rappelait pas ses rêves,
il n’était pas question pour lui d’écrire une Interprétation des rêves, ce que fit
Freud, qui était un bon rêveur. La crise religieuse de son adolescence, jamais
résolue, lui inspira un intérêt répété pour la psychologie de la religion. Freud,
nous l’avons vu, montra comme les grands écrivains un intérêt profond pour les
aspects secrets de la vie des peuples et des personnes, et une maîtrise supérieure
de la langue allemande16. La notion de « complexe d’Œdipe » et la place centrale
donnée à celui-ci dans la destinée humaine découlent manifestement de sa propre
vie, d’où le refus opposé à cette thèse par Adler et Jung, qui avaient vécu des
situations familiales complètement différentes dans leur petite enfance. Quant à
Adler, son talent par excellence était un sens fulgurant de l’observation, ce que
les Allemands appellent le « regard clinique » (der klinische Blick)'1. H devinait
au premier coup d’œil le style de vie, normal ou anormal, de chacun, d’où son
élaboration d’une psychologie pragmatique. Les circonstances de son enfance
conduisirent Adler à attribuer une importance fondamentale à la hiérarchie entre
frères et sœurs, plus grande même qu’aux relations précoces avec les parents.
Dans le cas de Jung, ce qui frappe, c’est le contraste entre les capacités pratiques
d’un homme bien installé dans les réalités matérielles et un rare don d’intuition
psychologique, sinon même parapsychologique18. Ce contraste trouve son
expression dans le système typologique de Jung et dans sa psychothérapie, qui
repose sur les efforts déployés par l’analyste pour amener le patient à s’éveiller à
lui-même, et sur une méthode synthétique-herméneutique visant à accomplir son
individuation. Jung, pas plus que Janet, ne résolut jamais la crise religieuse de
son adolescence, ce qui exerça une influence durable sur le développement de
son système psychologique.
D’autre part, l’homme qui étudie l’esprit humain peut avoir à affronter sa
propre névrose ou les éléments névrotiques de sa personnalité. Il importe ici de
faire une distinction fondamentale entre les psychiatres qui ont simplement pris
leur propre névrose comme objet d’étude, et ceux dont l’œuvre capitale a été le
fruit d’une maladie créatrice.
Dans la première catégorie, les exemples ne manquent pas. Robert Burton
décrivit sa propre névrose dans sa peinture vigoureuse de la « mélancolie de
l’homme d’étude »19. George Cheyne donna une description classique de l’hy­

15. Chap. vi, p. 426-427.


16. Chap. vn, p. 573.
17. Chap. vm, p. 649.
18. Chap. rx, p. 749.
19. Robert Burton, TheAnatomy of Melancholy, Oxford, John Lichfield, 1621.
900 Histoire de la découverte de l’inconscient

pocondrie, fondée sur l’observation de plusieurs cas, dont le plus long et le plus
intéressant était le sien20. Benedict Augustin Morel enrichit son analyse du délire
émotif (appelé plus tard phobie) de la description imagée de son propre cas21.
Quant à Janet, on peut supposer que certains traits de sa description de la psy­
chasthénie provenaient de son expérience personnelle. S’il faut en croire Phyllis
Bottome, Adler avait souffert, dans sa petite enfance, de rachitisme, ce qui éclai­
rerait l’origine de ses théories sur l’infériorité des organes, le complexe d’infério­
rité et la compensation. Pavlov lui-même écrivit un récit bref, mais suggestif, de
la névrose cardiaque dont il avait souffert après une opération en 1927, et cette
expérience semble avoir grandement stimulé son intérêt pour la psychiatrie22.
Il ne faudrait pas confondre cette névrose banale, qui fournit au psychiatre un
objet d’étude et l’incite peut-être à chercher à se guérir lui-même, avec la
« névrose créatrice ». Nous émettons l’hypothèse que les systèmes de Freud et de
Jung sont essentiellement le fruit de leur névrose créatrice respective (dont leur
auto-analyse ne représente qu’un aspect). Nous avons déjà décrit les caractéris­
tiques essentielles de la maladie créatrice dans les chapitres antérieurs23. Rappe-
lons-les brièvement ici.
Cet état assez exceptionnel fait suite à une longue période de labeurs et de tour­
ments intellectuels sans répit. Les symptômes sont la dépression, l’épuisement,
l’irritabilité, l’insomnie, la migraine. Bref, le tableau est celui d’une névrose
grave, parfois même d’une psychose. Les symptômes peuvent varier dans leur
intensité au cours du temps, mais le sujet reste continuellement obsédé par une
idée ou par la poursuite d’un but difficile à atteindre. Il vit dans un isolement spi­
rituel complet, il croit que personne ne peut l’aider ; il essaie de se guérir lui-
même et n’en éprouve qu’une souffrance accrue ; cet état peut durer trois ans ou
plus, puis guérit spontanément, pour faire place à une merveilleuse euphorie et
une métamorphose de la personnalité. Guéri de tous les symptômes précédents,
le sujet est convaincu qu’il a accédé à un nouveau monde spirituel, ou qu’il a
atteint une nouvelle vérité spirituelle qu’il révélera au monde. On peut trouver
des exemples de cette maladie chez les chamans de Sibérie et de l’Alaska, chez
les mystiques de toutes les religions et chez certains écrivains et philosophes
créateurs. Un exemple sur lequel nous sommes bien documentés est celui de
Fechner, et il est possible que Nietzsche, lui aussi, ait conçu ses idées les plus ori­
ginales pendant les affres d’une maladie créatrice24.
L’aspect clinique de la névrose créatrice diffère d’un individu à l’autre. Il faut
par-dessus tout distinguer la névrose du pionnier et celle de ses disciples. Le pre­
mier chaman qui, peut-être, il y a des milliers d’années, découvrit un procédé
pour entrer en transe et explorer le monde des esprits, ce chaman, donc, fut un
modèle pour des générations de chamans après lui. Il fut le pionnier qui ouvrit le
chemin ; ils furent les disciples qui suivirent. Mais de nombreuses névroses créa­
trices n’ont engendré aucune école parce que ceux qui en souffrirent ne montrè­
rent aucun esprit de prosélytisme, comme Fechner, par exemple. D’un autre côté,

20. George Cheyne, The English Malady, Londres, Strahan, 1735.


21. B.A. Morel, « Du délire émotif », Archives générales de médecine, 6e série, VU (1866),
p. 385-402,530-551,700-707.
22. Chap. x, p. 875.
23. Chap. vn, p. 470-472.
24. Chap. iv, p. 248-249.
Conclusions 901

il ne suffit pas de montrer la voie et de prêcher l’exemple. Rudolf Steiner a décrit


avec précision sa méthode pour atteindre la connaissance des mondes spirituels
supérieurs, mais il semble qu’aucun de ceux qui l’ont essayée n’y soient parve­
nus25. Pour avoir des disciples, le pionnier ne doit pas seulement enseigner la
théorie, mais l’assortir d’un guide pratique. L’apprenti chaman doit régulière­
ment rencontrer un vieux chaman dont il suivra les instructions pas à pas tout au
long de sa maladie initiatique. Des considérations analogues s’appliqueraient aux
mystiques des grandes religions. Là aussi, on insiste universellement sur la
nécessité d’avoir un guide spirituel. Plus encore, il faut que le mystique trouve le
guide qui lui convient. Des mystiques comme sainte Thérèse d’Avila et saint
Jean de la Croix ont insisté sur l’importance de trouver le directeur de conscience
approprié, si l’on veut éviter des expériences nuisibles.
Pour revenir à la psychiatrie dynamique, on peut supposer que Mesmer avait
fait l’expérience d’une névrose créatrice, d’où il était sorti avec la conviction
d’avoir fait la découverte capitale du magnétisme animal. Néanmoins, il ne fut
capable que de communiquer théoriquement cette expérience à ses disciples,
mais pas de les initier à suivre son chemin secret. C’est précisément ce qui, par
contraste, met en lumière la pleine originalité de Freud et de Jung. L’un et l’autre
vécurent leur maladie créatrice sous une forme spontanée et originale, l’un et
l’autre en firent un modèle à suivre par leurs disciples sous la forme d’une ana­
lyse didactique. Jung, le premier, proposa cette idée ; les freudiens l’acceptèrent
comme une forme d’enseignement pratique, mais l’école jungienne en vint plus
tard à assimiler cette analyse didactique à la maladie initiatique des chamans.
Il serait oiseux de répéter ici l’histoire de la maladie créatrice de Freud26 et de
Jung27. Rappelons cependant qu’un des traits caractéristiques de la maladie créa­
trice est la conviction du malade, après sa guérison, que tout ce qu’il a découvert
est vérité universelle. C’est dans de telles circonstances que Mesmer proclama la
vérité du magnétisme animal, Fechner, le principe de plaisir, Nietzsche, l’étemel
retour, Freud, le complexe d’Œdipe et l’origine sexuelle infantile de la libido.
Jung aussi parlait de l’inconscient collectif, de l’anima, du soi, avec la tranquille
certitude de « l’homme qui sait ».
Nous sommes ainsi conduits à distinguer deux groupes de systèmes dyna­
miques. Du premier relèvent les systèmes de Janet et d’Adler. Car même si Janet
s’est appuyé sur son expérience personnelle de la psychasthénie et Adler sur son
expérience personnelle des infériorités organiques, leurs découvertes essentielles
sont sorties d’une recherche clinique objective. Le second groupe comprend les
systèmes de Freud et de Jung. Ces deux hommes ont tiré de l’intérieur d’eux-
mêmes, c’est-à-dire de l’expérience d’une maladie créatrice, les principes fon­
damentaux de leurs systèmes.
Cette distinction, à son tour, fait surgir une question difficile : quelle est la
valeur heuristique d’une maladie créatrice ? La certitude d’avoir découvert une
vérité universelle prouve-t-elle la validité de cette découverte ? Cette question
renvoie à un problème plus général, celui de la validité des expériences éprou­
vées par ceux qui s’engagent dans l’exploration de l’inconscient. Tel est le pro­

25. Chap. ix, p. 703-704.


26. Chap. vu, p. 470-472.
27. Chap. ix, p. 688-691.
902 Histoire de la découverte de l’inconscient

blême du caractère spécifique de la maladie créatrice : il s’agit d’une expérience


strictement personnelle pour celui qui l’éprouve le premier, mais ensuite elle
devient un modèle pour les imitateurs, et cette conformité au modèle tendra à se
transmettre d’un initié à l’autre au sein de la même école. L’apprenti chaman ne
fera jamais l’expérience du nirvana comme le moine tibétain, et le yogi n’ira
jamais voyager dans le pays des esprits comme le chaman. Cette spécificité avait
été signalée à propos des diverses écoles d’hypnotisme et il en va de même pour
les nouvelles écoles de psychiatrie dynamique28. Les malades analysés par un
freudien auront des rêves « freudiens » et deviendront conscients de leur
complexe d’Œdipe, tandis que ceux qu’analyse un jungien auront des rêves
archétypiques et découvriront leur anima. On se rappellera ici la définition de
Tarde : « Le génie est la capacité d’engendrer sa propre progéniture »29.
Outre leurs propres personnalités, la source d’inspiration la plus importante
des pionniers de la psychiatrie dynamique est à chercher du côté de leurs rela­
tions avec leurs patients. Le rôle de ces derniers se manifeste de deux façons.
Considérons d’abord le rapport entre les théories psychiatriques et la catégorie de
malades auxquels le psychiatre a affaire. Ainsi que nous l’avons noté ailleurs,
I. Wassermann explique la différence entre la psychanalyse de Freud et la psy­
chologie individuelle d’Adler par la différence des idées qu’ils recevaient de
leurs patients respectifs. Les clients de Freud étaient riches et se préoccupaient
surtout d’affaires amoureuses ; les clients d’Adler s’inquiétaient davantage de
leur existence matérielle et de la course au succès3031 . Les longues recherches de
Freud en anatomie du système nerveux pourraient aussi expliquer son insistance
sur des modèles conceptuels inspirés de la physiologie cérébrale. Les diver­
gences profondes entre les théories de l’inconscient, chez Freud et chez Jung,
peuvent aussi se rapporter au fait qu’ils ne traitaient pas le même genre de
patients. Freud, qui s’occupait de névrosés et n’avait pas une grande expérience
des psychoses, aboutit à l’inconscient des pulsions et des souvenirs refoulés ;
Jung, qui s’était occupé pendant neuf ans de schizophrènes avancés, devait abou­
tir à l’inconscient collectif et aux archétypes.
Un deuxième aspect des relations du psychiatre avec ses malades est probable­
ment plus important encore. Il arrive parfois qu’un psychothérapeute qui a pris
un patient comme objet d’étude se trouve engagé avec lui dans une relation pro­
longée, difficile et ambiguë. Ce patient est habituellement une femme hystérique.
Les enseignements que le psychiatre tirera de l’étude de ce patient seront parfois
entièrement différents de ce qu’il attendait, et il arrive même que la véritable signi­
fication de ces découvertes soit mieux comprise par quelqu’un qui viendra après
lui3’. Puisque le rôle des patients dans l’histoire de la psychiatrie dynamique a été
trop négligé, il n’est pas superflu d’en rappeler brièvement ici quelques épisodes
caractéristiques.
C’est en s’occupant de sa jeune patiente, Fraülein Oesterlin, que Mesmer
acquit la conviction que l’effet thérapeutique ne provenait pas des aimants, mais

28. Chap. ni, p. 208-209.


29. Gabriel Tarde, La Philosophie pénale, Lyon, Storck, 1890, p. 165-166.
30. Chap. vin, p. 649.
31. H.F. Ellenberger, «La psychiatrie et son histoire inconnue», L’Union médicale du
Canada, XC (1961), p. 281-289.
Conclusions 903

d’un fluide magnétique émanant de sa propre personne32. Plus tard, il pensa avoir
guéri Maria Theresia Paradis de sa cécité et elle crut elle-même, un moment,
avoir retrouvé la vue. On interprète aujourd’hui cette histoire comme un exemple
typique de suggestion, de transfert et de contre-transfert, mais, faute de
comprendre ce qui se passait, Mesmer soupçonna un complot contre lui et quitta
Vienne33. Puységur fut mieux inspiré. Non seulement il observa sur Victor Race
le premier exemple de « crise parfaite », mais il apprit de lui comment on pouvait
guérir par le sommeil magnétique, que la théorie mesmérienne du fluide était
erronée, et qu’un magnétiseur ne devait pas utiliser un patient pour des expé­
riences publiques comme s’il s’agissait d’un instrument inerte34. Il semble que
ces enseignements ne furent pas perdus pour tout le monde. En lisant l’histoire de
Despine et d’Estelle, on se rend compte combien il fallait d’expérience à Despine
pour comprendre les ruses de sa patiente et utiliser le rapport, de façon à la faire
sortir habilement de sa maladie35. Quant à Justinus Kemer, il ne se laissa pas
prendre aveuglément aux supercheries de Friedericke Hauffe comme on le pré­
tend souvent. Il l’observait plutôt avec un mélange d’étonnement et d’esprit cri­
tique. Il n’encouragea pas ses prétendus talents thérapeutiques ; il était fier de
présenter sa maladie aux sommités de la philosophie et de la théologie, et s’il ren­
dit sa voyante célèbre, la publication de son histoire le rendit célèbre lui-même36.
Un exemple plus extraordinaire encore d’implication réciproque entre un théra­
peute et son sujet nous est offert par le pasteur Blumhardt et sa paroissienne
possédée, Gottliebin Dittus. Pendant deux années, Blumhardt mena un combat
désespéré contre les puissances des ténèbres ; plus il luttait, plus les symptômes
de Gottliebin s’aggravaient. Quand Blumhardt remporta enfin la victoire déci­
sive, sa personnalité avait subi une profonde transformation37.
Il est fort regrettable que les enseignements de Puységur et des anciens magné­
tiseurs aient été si complètement oubliés dans les dernières décennies du XIXe
siècle, comme le montrent les exemples de Charcot et de Breuer. Nous avons vu
comment Charcot utilisa Blanche Wittmann et d’autres hystériques pour ce qu’il
croyait être des recherches expérimentales38. Le cas de la célèbre malade de
Breuer, Anna O. (Bertha Pappenheim), appartient en réalité à ces grandes
« maladies magnétiques » que les premiers magnétiseurs recherchaient avec tant
d’ardeur. Anna présentait des symptômes singuliers, elle dirigea son propre trai­
tement en l’expliquant au médecin, elle annonça d’avance la date de sa guérison.
Comme elle avait choisi pour ce traitement dirigé par elle-même le procédé de la
catharsis (qu’un livre récent avait mis à la mode), Breuer39 crut avoir découvert
la clé de la psychogenèse et du traitement de l’hystérie. Certes, la construction
théorique était erronée et l’échec thérapeutique fut patent, mais ils n’en contri­
buèrent pas moins l’un et l’autre à orienter Freud vers la psychanalyse. Mais c’est
à Janet qu’il fut donné de renouer avec les découvertes des anciens magnétiseurs,

32. Chap. n, p. 89.


33. Chap. n, p. 90-91.
34. Chap. il, p. 101-103.
35. Chap. ni, p. 159-161.
36. Chap. n, p. 111-113.
37. Chap. I, p. 49-50.
38. Chap. n, p. 133-134.
39. Chap. vn, p. 509-513.
904 Histoire de la découverte de l’inconscient

en particulier l’utilisation thérapeutique du rapport. Janet apprit de Léonie


qu’une autre personnalité, qui réapparaissait sous hypnose profonde, n’était que
la réactualisation d’expériences hypnotiques qu’elle avait subies jadis. C’est
ainsi que Janet comprit l’erreur que commettait Charcot avec sa description des
trois stades40. L’aptitude de Léonie à être hypnotisée à distance suscita chez Janet
une méfiance invincible à l’égard de la parapsychologie. C’est ce qui explique
aussi, sans doute, l’extrême prudence de Janet quand, plus tard, il eut affaire à
Madeleine, cette patiente qui présentait par intervalles les stigmates de la Pas­
sion, et qui oscillait entre l’angoisse et l’extase41.
Flournoy fit des découvertes importantes et variées à propos d’Hélène Smith.
Il montra le rôle que jouaient des souvenirs d’enfance oubliés, comment dans ses
productions imaginaires le sujet retournait à divers stades de son enfance, et
comment ses fantasmes étaient l’expression de désirs secrets. Mais, bien qu’il eût
compris la nature des sentiments du médium à son égard, Flournoy ne se montra
pas suffisamment prudent. La publication du livre de Flournoy suscita l’animo­
sité du médium, elle s’enferma dans une vie autistique stérile, et Flournoy finit
par comprendre combien il pouvait être dangereux de mener des études prolon­
gées de ce genre sur un même sujet42. Quant au médium de Jung, Hélène Preis­
werk, elle associait des traits de la voyante de Prevorst et d’Hélène Smith. Jung
profita de l’expérience de Kemer et de Flournoy, bien qu’il ne comprît que plus
tard le rôle joué par les sentiments de la patiente à son égard. La grande décou­
verte de Jung fut de comprendre que les supercheries du jeune médium disaient
l’effort désespéré de la jeune fille pour surmonter les obstacles qui entravaient le
développement de sa personnalité, et ce fut là le premier germe de ce qui devint
plus tard la notion d’individuation43. Il est tout à fait remarquable que l’ancienne
malade de Mesmer, Maria Theresia Paradis, réussit une brillante carrière de
musicienne aveugle, que Gottliebin Dittus entra au service de Blumhardt, que
Blanche Wittmann devint assistante radiologiste et mourut en martyre de la
science, que Bertha Pappenheim devint une des fondatrices du travail social, et
qu’Hélène Preiswerk dirigea avec succès un atelier de couture à Bâle.
Quant à Freud, il faut rappeler que la méthode des associations spontanées lui
fut suggérée en partie par une de ses patientes, Elisabeth von R., et que son
homme aux loups joua un rôle historique dans le développement de la psycha­
nalyse44. Freud apprit beaucoup de lui et lui en fut si reconnaissant que plus tard
il le traita gratuitement et organisa une souscription pour subvenir à ses besoins
pendant plusieurs années. Mais l’homme aux loups conçut un vif attachement
pour Freud, et développa des idées paranoïdes qui nécessitèrent un traitement
ultérieur prolongé45.
Nous voyons bien à travers ces exemples que l’histoire de la psychiatrie dyna­
mique est inséparable des contributions de toute une galerie de patients insignes
dont le rôle a été singulièrement méconnu.

40. Chap. vi, p. 362-363 ; 381-382.


41. Chap. vi, p. 420-421.
42. Chap. v, p. 346-348 ; chap. x, p. 804.
43. Chap. ix, p. 709.
44. Chap. vu, p. 519.
45. Chap. vu, p. 583.
Conclusions 905

Tout au long de ce livre, nous avons croisé d’autres éléments qui ont contri­
bué, d’une façon ou d’une autre, à la formation de la psychiatrie dynamique.
« Nul homme n’est une île », pas même le pionnier qui fait l’expérience d’une
maladie créatrice, habité par le sentiment d’un isolement extrême. Les esprits les
plus créateurs sont indissolublement liés à leur milieu social, ainsi qu’à un entou­
rage plus restreint qui comprend leurs maîtres, leurs collègues, leurs amis, leurs
élèves, leurs critiques et même leurs adversaires. Il est impossible de distinguer,
dans la pensée d’un homme, ce qui est authentiquement sien de ce qui lui a été
suggéré par ceux qui l’entouraient ou de ce qu’il a pu lire. Il ne faut jamais sous-
estimer la puissance de la cryptomnésie, ni l’étendue des stimulations fournies
par les événements contemporains. Nous avons fait allusion, à cet égard, à la
révolution des Jeunes-Turcs en 1908-1909 et à la façon dont elle a influé sur
Totem et tabou46. Il arrive qu’un psychologue à la recherche de voies nouvelles
trouve l’amorce d’une solution dans un livre récent. C’est ainsi que Freud fut ins­
piré par le livre de Frazer sur le totémisme47, Jung par L’Époque du Dieu Soleil
de Frobenius48 et Adler par La Philosophie du Comme Si de Vaihinger49. La
publication des Mémoires de Schreber incita Jung à s’éloigner de la théorie freu­
dienne de la libido, mais inspira à Freud sa théorie de la paranoïa50. Même un
roman peut susciter la réflexion ; il en fut ainsi pour la Gradiva de Jensen51 et
F Imago de Spitteler52.
Autre phénomène récurrent dans l’histoire de la psychiatrie dynamique :
l’adoption d’idées courantes dans une autre branche du savoir. Transposées en
psychiatrie et formulées dans une autre terminologie, elles donnent le sentiment
de la nouveauté. L’éveil précoce de l’instinct sexuel chez certains enfants et l’at­
tachement amoureux du petit garçon à sa mère étaient des choses bien connues
des éducateurs catholiques, et Michelet avait popularisé ces idées, mais, quand
Freud les proclama à son tour, elles apparurent comme des nouveautés sensation­
nelles53. L’idée que l’homosexualité dépendait le plus souvent de causes psycho­
logiques, et non d’une constitution physique particulière, était bien connue des
éducateurs avant qu’elle ne s’impose aux psychiatres. De même, la théorie psy­
chosexuelle de l’hystérie était couramment admise par les gynécologues avant
que les neuropsychiatres la reprennent. Les enquêteurs en matière criminelle
connaissaient la signification des actes manqués bien avant l’apparition de la
théorie psychanalytique54. Avant que Moreno n’utilise le psychodrame comme
procédé thérapeutique, la reconstitution des crimes était pratique judiciaire cou­
rante et aboutissait quelquefois à l’aveu des meurtriers.
Le progrès n’est parfois que l’actualisation d’une idée abandonnée. Certains
concepts avancés par les nouvelles psychiatries dynamiques, loin d’être cho­
quants par leur nouveauté, apparurent aux contemporains comme démodés. Il en

46. Chap. vn, p. 564.


47. Chap. x, p. 830.
48. Chap. ix, p. 753.
49. Chap. vm, p. 629 ; 654.
50. Chap. vn, p. 570.
51. Chap. x, p. 807-808.
52. Chap. x, p. 812-813.
53. Chap. v, p. 325.
54. Chap. vn, p. 528.
906 Histoire de la découverte de l’inconscient

fut ainsi de la notion de « fuite dans la maladie », qui avait été connue des anciens
psychiatres romantiques et qui était restée vivante dans l’esprit populaire, de
même que l’idée que les mouvements stéréotypés du psychotique pouvaient
avoir une signification psychologique. Dans un roman d’Edmond de Concourt,
une femme subit tant de malheurs qu’elle se réfugie dans une psychose grave55.
Elle reste assise dans le coin d’une cour, faisant sans cesse des mouvements cir­
culaires de la main. L’auteur explique que, dans son délire, elle s’imagine ramas­
sant des fleurs qui tombent d’un cerisier, comme elle le faisait à l’époque heu­
reuse de son enfance. En lisant ce roman, certains psychiatres durent sourire de
cette fantaisie romantique démodée, mais, lorsque Bleuler et Jung se mirent à
enseigner des idées analogues, elles apparurent comme d’éblouissantes
nouveautés.
Quelles que soient sa nouveauté et son originalité, une œuvre créatrice cristal­
lise un grand nombre d’intuitions éparses. L’Interprétation des rêves de Freud
parut au moment où l’intérêt public avait été excité par une abondante littérature
sur les rêves ; ses Trois Essais sur la théorie de la sexualité furent publiés en
1905, au beau milieu d’un déluge d’écrits sur la pathologie sexuelle dont le
nombre n’avait cessé de croître depuis les années 1880. Totem et tabou parut éga­
lement à une époque où historiens, ethnologues et psychologues avaient ten­
dance à voir dans le totémisme une période décisive dans une reconstruction
hypothétique de l’histoire de l’humanité. Il est extrêmement difficile de déter­
miner dans quelle mesure une œuvre qui fait époque inaugure réellement une
révolution culturelle, si elle n’est pas plutôt l’une des manifestations d’une sen­
sibilité contemporaine.
Nous devons ainsi revenir au paradoxe qui fut le point de départ de notre
enquête, à savoir le fait que la psychiatrie dynamique a connu une incohérente
succession de vicissitudes, de phases d’acceptation et de rejet, à la différence du
cours (cohérent) de l’évolution des sciences physiques. Mais ici il nous faut indi­
quer d’autres différences fondamentales entre la psychiatrie dynamique et les
autres sciences.
La science moderne est un corps de connaissance unifié au sein duquel chaque
science a son autonomie, se définit par son objet et par sa méthodologie spéci­
fiques. Le champ de la psychiatrie dynamique, en revanche, n’est pas clairement
délimité, elle s’efforce d’envahir le champ des autres sciences, au besoin de les
bouleverser. Freud affirmait que « le fondateur de la psychanalyse était forcé­
ment la personne la plus qualifiée pour juger de ce qui est et de ce qui n’est pas
de la psychanalyse »56. Une telle assertion est étrangère à la science moderne. On
n’imagine pas Pasteur, par exemple, se déclarant seul habilité à décider de ce qui
est ou n’est pas de la bactériologie. En revanche, il serait parfaitement normal
que Heidegger se proclamât le seul apte à définir ce qui relève (ou non) de la phi­
losophie heideggérienne.
En science, une « école » est un groupe de chercheurs attelés à une tâche
commune. A mesure que s’accomplit la tâche, elle cesse d’appartenir à
l’« école » pour entrer dans le patrimoine universel des connaissances. Telle fut,
par exemple, l’« école » de Pasteur avant que ses découvertes ne fussent entiè­

55. Edmond de Concourt, La Fille Elisa, Paris, Charpentier, 1873.


56. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., Il, p. 385.
Conclusions 907

rement intégrées à la science. Parmi les créateurs de la psychiatrie dynamique


moderne, Janet fut le seul à rester fidèle à la tradition de la science unifiée. Bien
qu’il ait été le cofondateur d’une société psychologique et d’une revue psycho­
logique, et bien qu’il ait édifié une puissante synthèse psychologique, l’idée ne
lui vint jamais de fonder un « mouvement » ou une « école ». Janet comptait que
ses théories seraient intégrées dans la science psychologique, comme Pasteur
comptait voir ses découvertes intégrées à la médecine. En parlant de Freud, Adler
et Jung, nous avons noté au contraire qu’avec eux le terme « école » renvoyait à
la tradition philosophique de l’antiquité gréco-latine57. La portée de cette évolu­
tion ne semble pas avoir retenu toute l’attention qu’elle méritait.
Tous ces paradoxes se ramènent à un paradoxe plus profond et plus fondamen­
tal, celui du contraste entre les démarches de la psychiatrie dynamique et celles
de la psychologie expérimentale. La science moderne repose sur l’expérimenta­
tion, la quantification et la mesure, non seulement en physique, mais aussi en
psychologie. Dans cette perspective, la psychiatrie dynamique prête sans aucun
doute le flanc à la critique. Qui a jamais mesuré la libido, la force du moi, le sur-
moi, l’anima, l’individuation ? L’existence même de ces entités n’a jamais été
démontrée. Mais pour les psychiatres qui consacrèrent leur temps à traiter des
patients selon l’une ou l’autre des méthodes de psychothérapie, ces termes
n’étaient pas pure abstraction : ils renvoyaient à des réalités vivantes dont l’exis­
tence était plus tangible que les statistiques et les calculs des chercheurs expéri­
mentaux. Jung, qui avait passé des années à travailler avec le test des associations
verbales, déclara plus tard : « Quiconque désire acquérir une connaissance de F es­
prit humain n’apprendra rien, ou presque rien, de la psychologie expérimen­
tale »58. Hans Kunz explique ainsi pourquoi les freudiens n’acceptent pas les
objections des épistémologistes : « Parce que les psychanalystes ont fait l’expé­
rience de la vérité de la psychanalyse sous une forme beaucoup plus forte et plus
convaincante que l’évidence habituelle d’idées formulées selon toutes les règles
de la logique, [...] il ne peut être question pour eux de renoncer à leurs convic­
tions en raison de l’évidence incomparablement moindre de la logique
formelle »59.
Il y a là, en fait, deux conceptions de la réalité qui s’affrontent, et il semble que
la sphère de la vie psychique soit susceptible de deux approches différentes,
toutes deux légitimes : d’un côté la technique fondée sur la mesure, la quantifié
cation et l’expérimentation du chercheur spécialisé, de l’autre l’approche immé­
diate, non quantifiable du psychothérapeute dynamique. I
Le psychothérapeute dynamique a ainsi affaire à ce que Jung appelle des exis­
tences, des réalités psychiques. Mais qu’est-ce exactement que des réalités psy­
chiques ? Celles qui nous intéressent ici ont été découvertes dans le processus de
la maladie créatrice ou dans le travail quotidien des psychologues des profon­
deurs. Même ainsi définies, nous constatons qu’il en existe de différentes sortes,
souvent contradictoires et incompatibles entre elles, bien qu’elles revêtent toutes
le même caractère de certitude aux yeux de ceux qui travaillent avec elles. Il

57. Chap. I, p. 74.


58. Chap. ix, p. 713.
59. Hans Kunz, « Die existentielle Bedeutung der Psychoanalyse in ihrer Konsequenz fïir
deren Kritik », Der Nervenarzt, III (1930), p. 657-668.
908 Histoire de la découverte de l’inconscient

serait vain, par exemple, de chercher à réduire la psychologie analytique de Jung


à la psychanalyse freudienne ou inversement, tout autant que d’essayer de faire
rentrer l’une ou l’autre dans le cadre conceptuel de la psychologie expérimentale.
Et l’on pourrait encore concevoir bien d’autres systèmes dynamiques60.
La coexistence de deux approches incompatibles dans nos efforts de compré­
hension du psychisme humain choque l’homme de science à la recherche d’unité.
Nous faudra-t-il, dès lors, nous en tenir au principe de l’unité de la science et sacri­
fier l’autonomie des nouveaux systèmes dynamiques ou, au contraire, prendre
ces systèmes tels qu’ils sont (et peut-être d’autres qui surgiront dans leur sillage)
et ne voir dans l’idéal de la science unifiée qu’un noble rêve ? Les efforts
conjugués des psychologues et des philosophes permettraient peut-être de sortir
de ce dilemme. En retraçant les grandes étapes de la découverte de l’inconscient,
nous avons observé que les psychologues se sont surtout intéressés à ses aspects
conservateurs, dissociatifs et créateurs, tandis qu’on n’a presque plus prêté atten­
tion, après Floumoy, à l’inconscient mythopoïétique61. De nouvelles recherches
en ce domaine, encore en grande partie inexploré, pourraient jeter une lumière
nouvelle sur beaucoup de problèmes restés obscurs. Par ailleurs, il serait souhai­
table que des philosophes fassent porter leurs réflexions sur la notion de réalité
psychique et essaient d’en définir la structure (comme l’a fait Heidegger pour la
structure de l’existence humaine). Nous pourrions alors espérer parvenir à une
synthèse supérieure et construire un cadre conceptuel qui ferait droit aux exi­
gences de rigueur de la psychologie expérimentale ainsi qu’aux réalités psy­
chiques quotidiennement éprouvées par les explorateurs de l’inconscient.

60. D’autres systèmes de psychiatrie dynamique ont été conçus, par exemple, par Arthur
Schnitzler (chap. vu, p. 497-499), Léon Daudet (chap. ix, p. 754-755) et André Breton
(chap. x, p. 857-859).
61. Chap. v, p. 349.
Complément bibliographique

*
par Olivier Husson

Ce complément bibliographique a pour but de compléter ce qui, depuis la parution


de ce livre, a été entrepris dans son sillage. Il n’a pas la prétention d’être exhaustif—
sinon sur les éditions des œuvres de Freud en langue française.
Nous nous sommes tenus au plus près du découpage qu’Henri F. Ellenberger avait
choisi de donner à son livre afin que le lecteur s’y retrouve plus facilement.
En lisant le texte, on aura remarqué que les notes rédigées par l’auteur ont été lais­
sées telles quelles. Nul ne doit s’en étonner : Henri F. Ellenberger avait le goût de la
citation exacte, extraite de telle édition et non de telle autre. Les ouvrages de réfé­
rence en question ont parfois été réédités, parfois aussi retraduits, depuis 1970. Mais
il eût été inconvenant de préjuger de son accord pour modifier ou compléter telle ou
telle note de référence dans le texte sous prétexte de l’actualiser. Ce complément
bibliographique a donc également pour but de signaler au lecteur l’existence des réé­
ditions ou des nouvelles traductions des ouvrages en question.

L Les ancêtres lointains de la psychiatrie dynamique

— E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel (1959), Paris, Flammarion, 1977.


— P. Lain Entralgo, Maladie et culpabilité, Paris, Resma, 1970, traduit de l’espa­
gnol (1970).
— George Frankl, The Social History of the Unconscious, Londres, Open Gâte
Press, 1989.
— Henri Jeanmaire, Histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1978.
— Jackie Pigeaud, La Maladie de l'âme. Étude sur les relations de l ’âme et du corps
dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981, et
Folie et cures de la folie chez les médecins de l’antiquité gréco-romaine. La manie,
Paris, Les Belles Lettres, 1987.
— Jean-Pierre Vemant, Mythe et pensée chez les Grecs, 2 vol., Paris, Maspero,
1981.
— A noter la réédition du Traité des passions de l’âme et de ses erreurs de Galien
aux Editions du GREC, Paris, 1993, et, sous forme de textes choisis et retraduits,
Souvenirs d’un médecin de Pergame, Paris, Les Belles Lettres, 1985.

* Ancien chef de clinique, directeur scientifique du Centre de documentation Henri-


Ellenberger.
910 Histoire de la découverte de l’inconscient

II. Genèse de la première psychiatrie dynamique

Johann J. Gassner

Aucune publication de ou sur Gassner n’a été entreprise deuis 1970 en langue fran­
çaise, et nous n’en avons pas retrouvée non plus en langue anglaise.

Cesare Lombroso

De Cesare Lombroso, on notera la réédition de La Femme criminelle et la prostituée


(1895), Grenoble, Jérôme Millon, 1991.

Franz Anton Mesmer et le magnétisme animal


— Robert Amadou (éd.), Franz Anton Mesmer. Le magnétisme animal, Paris, Payot,
1971.
— François Azouvi, « Sens et fonction épistémologique de la critique du magné­
tisme animal par les académies », in Revue d’histoire des sciences et leur application,
19,1978.
— Max Bihan, « Quelques arguments pour la réhabilitation d’Anton Mesmer », in
Histoire des sciences médicales, 8,1974.
— Léon Chertok, Raymond de Saussure, Naissance du psychanalyste. De Mesmer à
Freud, Paris, Payot, 1973.
— Adam Crabtree, Magnetic Sleep : The Mesmeric Roots ofPsychological Healing,
New Heaven, Yale University Press, 1993, et Animal Magnetism, Early Hypnotism
and Psychical Research, 1776-1925. An Annotated Bibliography, New York, Kraus,
1988.
— Robert Damton, « Mesmer, Franz Anton », in Dictionary ofScientific Biography,
16 vol., New York, Scribners, 1974, et La Fin des Lumières. Le mesmérisme et la
Révolution, Paris, Librairie académique Perrin, 1982.
— Jacques Postel et J. Corraze (éd.), Amand Marie Jacques de Chastenet, marquis
de Puységur. Mémoire pour servir à l’établissement du magnétisme animal, Tou­
louse, Privât, 1986.
— Franklin Rausky, Mesmer ou la révolution thérapeutique, Paris, Payot, 1977.
— René Roussillon, Du baquet de Mesmer au baquet de Sigmund Freud : une
archéologie du cadre et de la pratique psychanalytiques, Paris, PUF, 1992.
— Jean Vinchon (éd.), Mesmer et son secret, textes choisis et présentés par Ray­
mond de Saussure, Toulouse, Privât, 1971, et Le Secret d’un magnétiseur : Franz
Anton Mesmer, Paris, Navarin, 1990.

Jean Martin Charcot et l’hystérie


Œuvres :
— Les Leçons du mardi à la Salpêtrière (1889), Paris, Retz, 1974.
— En coll. avec Paul Richer, Les Démoniaques dans l'art, suivi de La Foi qui guérit
(1887), Paris, Macula, 1984.
— L’Hystérie chez l’homme (1887), Paris, Analectes, Laboratoires Théraplix, 1972.
— Leçons sur l’hystérie virile, Paris, Le Sycomore, 1984.
Complément bibliographique 911

— En coll. avec Victor Magnan, Inversion du sens génital et autres perversions


sexuelles (1882), Paris, Frénésie Éditions, 1987.
Essais :
— Jacqueline Carroy-Thirard, « Possession, extase, hystérie au xix' siècle », in Psy­
chanalyse à l’Université, 5,1980.
— Léon Daudet, Les Morticoles (1894), Paris, Grasset, 1984.
— Georges Didi-Huberman, L’Invention de l’hystérie : Charcot et l’iconographie
de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.
— Toby Gelfand (éd.), « “Mon cher Docteur Freud” : Charcot’s Unpublished Cor­
respondance to Freud », in Bulletin of History ofMedicine, 62,1988.
— Jan Goldstein, Console and Classify, Cambridge University Press, 1987.
— A. Lelouch et C. Villard, « La personnalité de J. M. Charcot (1825-1893) », in
Histoire des sciences médicales, 22,1988.
— Mark S. Micale, « The Salpêtrière in the Age of Charcot : An institutional Pers­
pective on Medical History in the late nineteenth Century », in Journal of Contem-
porary History, XX, 1985 ; Hysteria’s Historiés : A Study ofDisease and Its Inter­
prétative Traditions, Princeton University Press, à paraître ; « Hysteria and its
Historiography : The Future Perspective », in History of Psychiatry, 1, 1990.
— Alan R.G. Owen, Hysteria, Hypnosis and Healling : the Work of J.M. Charcot,
Londres, Dobson, 1971.
— Jean-Bertrand Pontalis, Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977.
— Étienne Trillat, Histoire de l’hystérie, Paris, Seghers, 1986.

L’hypnose
— Dominique Barrucand, Histoire de l’hypnose en France, Paris, PUF, 1967.
— Mikkel Borch-Jacobsen, Le Sujet freudien, Paris, Flammarion, 1982, et Hypnose
et psychanalyse, en collaboration avec L. Chertok et al., Paris, Dunod, 1987.
— Jacqueline Carroy, Hypnose, suggestion et psychologie. L’invention de sujets,
Paris, PUF, 1991.
— Alan Gauld, The History of Hypnotisme, Cambridge University Press, 1993.

Le rêve
— lan Dowbiggin, « Alfred Maury and the Politics of the Unconscious in Nine-
teenth-Century France », in History of Psychiatry, 1,1990.
— Yannick Ripa, Histoire du rêve ; regards sur l’imaginaire des Français au XIX’
siècle, Paris, Olivier Orban, 1988.
— Signalons, en marge, deux rééditions aux extrêmes de la chronologie : Artemi-
dore, La Clef des songes, Paris, Vrin, 1975, et Hervey de Saint-Denys, Les Rêves et
les moyens de les diriger (1867), Paris, Édition d’aujourd’hui, 1980.

Hippolyte Bernheim et l’École de Nancy

— Les œuvres de Bernheim n’ont guère été rééditées. Nous avons relevé : De la sug­
gestion (1916), Paris, Retz, 1975 ; Hypnotisme, suggestion, psychothérapie : études
nouvelles, Hachette, 1975 (consultable uniquement sur microfilm à la Bibliothèque
nationale) ; Fac-similé d’une lettre (1886) de Bernheim à son éditeur espagnol : « De
912 Histoire de la découverte de l’inconscient

la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille » (1894), in Frénésie, 8,


automne 1989.
— Peter Berner, « L’influence de l’École de Nancy sur les écoles psychiatriques
allemandes et autrichiennes », in L’information psychiatrique, 3,61, 1985.
— E. Fortineau, « Bernheim face à Charcot et Freud. L’Ecole de Nancy », in L’In­
formation psychiatrique, 3, 61,1985.
— Michel Laxenaire, « Bernheim et l’École de Nancy », in Psychanalyse à l’Uni-
versité, 12,48,1987.

III. La première psychiatrie dynamique :


les personnalités multiples
— Jacqueline Carroy, Les Personnalités doubles et multiples, Paris, PUF, 1993.
— Pierre Janet, L’Évolution psychologique de la personnalité (1922), Paris, Société
Pierre Janet, 1984.
— Morton Prince, Psychotherapy and Multiple Personality : Selected Essays, Cam­
bridge (Mass.), Harvard University Press, 1975.
— Théodule Ribot, Les Mouvements et l’activité inconsciente (1912), Paris, Caris-
cript, 1991.
— Serge Tribolet, « Les personnalités multiples dans la psychiatrie française », in
Nervure, VI, 2, 1993.

IV. La nouvelle psychiatrie dynamique :


naissance et fondements
Les Lumières
— Michèle Ansart-Dourlen, Freud et les Lumières, Paris, Payot, 1985.
— Use Grubrich-Simitis, « Reflections on Sigmund Freud’s Relationship to the Ger-
man Language and to some German Speaking Authors of the Enlightment », in Inter­
national Journal of Psychoanalysis, LXVII, 1986.
— Jean Starobinski, L’Invention de la liberté : 1700-1789, Genève, Skira, 1987, et
Les Emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1973.

Le Romantisme
— Andrew Cunningham et Nicolas Jardine (éd.), Romanticism and the Sciences,
New York, Cambridge University Press, 1990.
— Madeleine et Henri Vermorel, « Was Freud a Romantic ? », in International
Review of Psycho-Analysis, 13, 1986.

Vienne fin de siècle


— Hermine von Hug-Hellmuth, Essais psychanalytiques. Destin et écrits d’une
pionnière de la psychanalyse des enfants, préface de Jacques Le Rider, postface de
Yvette Tourne, Paris, Payot, 1991.
Complément bibliographique 913

— Allan S. Janik et Stephen E. Toulmin, Wittgenstein, Vienne et la modernité, Paris,


PUF, 1978 (New York, 1973).
— William M. Johnston, Vienne impériale : 1815-1914, Paris,Nathan, 1982, etL 'Es­
prit viennois. Une histoire intellectuelle et sociale, 1848-1938, Paris, PUF, 1985.
— Jacques Le Rider, Modernité viennoise, crises de l’identité, Paris, PUF, 1990, et
Le Cas Otto Weininger. Racines de l’antiféminisme et de l’antisémitisme, Paris, PUF,
1982.
— Georges Rosen, « Freud and Medicine in Vienna : Some Scientific and Medical
Sources of his Thought », in Psychological Medicine, 2,1972.
— Arthur Schnitzler, Une jeunesse viennoise, 1862-1889, Paris, Hachette, 1987.
— Cari E. Schorske, Vienne fin de siècle, Paris, Seuil, 1983.
— Thomas Szasz, Karl Kraus et les docteurs de l’âme, Paris, Hachette, 1985.
— « Karl Kraus », L’Heme, Paris, 1975.
— Vienne 1880-1936, l’apocalypse joyeuse, Paris, Éd. du Centre Georges-Pompi­
dou, 1986.

Friedrich Nietzsche
Œuvres :
— Œuvres, 2 vol., Paris, coll. « Bouquins », Robert Laffont, 1993. Édition dirigée
par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, trad. d’Henri Albert, révisée par Jean Lacoste
et Jacques Le Rider. Présentation de Jacques Le Rider pour le vol. 1 et de Philippe
Raynaud pour le vol. 2.
Essai :
— Paul-Laurent Assoun, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 1980.

Arthur Schopenhauer
Œuvres :
— Essai sur les fantômes, suivi de Magnétisme animal et magie, Paris, Criterion,
1992.
— Essai sur les femmes, Arles, Actes Sud, 1987.
— Essai sur le libre arbitre, Marseille, Rivages, 1972, et Paris, Éditions d’Au­
jourd’hui, 1976.
— Le Fondement de la morale, Paris, Aubier, 1978.
— Métaphysique de l’amour. Métaphysique de la mort, Paris, UGE, 1980.
— Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1989.
— Le Sens du destin, Paris, Vrin, 1988.
— Le Vouloir-vivre, l’art et la sagesse, textes choisis, Paris, PUF, 1970.
Essai :
— Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, PUF, 1976.

Karl Marx et le freudo-marxisme


— M. Bakhtine, Le Freudisme, Lausanne, L’Âge d’homme, 1980.
— Benjamin Harris et Adrian Brock, « Freudian Psychopolitics : The rivalry of Wil­
helm Reich and Otto Fenichel, 1930-1933 », in Bulletin ofthe History of Medicine,
66,4,1992.
914 Histoire de la découverte de l’inconscient

— Russel Jacoby, Otto Fenichel, destins de la gauche freudienne, Paris, PUF, 1986.
— R. Kalivoda, Marx et Freud, Paris, Anthropos, 1971.
— Élisabeth Roudinesco, Un discours au réel, Paris, Marne, 1973, et article
« Freudo-marxisme », in Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982.
— L’Homme et la société, numéro spécial 11, 1969, intitulé « Freudo-marxisme et
sociologie de l’aliénation ».

Charles Darwin

Œuvres :
— Ébauche de l’origine des espèces, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de
Lille, 1992.
— L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’exis­
tence dans la nature, Paris, Maspero, 1980 ; La Découverte, 1989 ; Flammarion,
1992.
— La Descendance de l’homme et la sélection naturelle, 2 vol., Bruxelles,
Complexe, 1981.
— Voyage aux origines de l’espèce, Évreux, Le Cercle du bibliophile, 1970.
— Théorie de l’évolution (textes choisis), Paris, PUF, 1969.
— Voyage d’un naturaliste autour du monde, Paris, Maspero, 1989.
Essais :
— Yvette Conry, L’introduction du darwinisme en France au XIX’ siècle, Paris,
Vrin, 1974.
— Henry Edelheit, On the Biology ofLanguage. Darwinian/Lamarckian Homology
in Human Inheritance, Psychoanalysis and Language, New Haven, Yale University
Press, 1978.
— Lucille B. Ritvo, L’Ascendant de Darwin sur Freud, Paris, Gallimard, 1992.
— Zeev Stemhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914, Paris, Seuil, 1978.

Johann Jakob Bachofen

— Du règne de la mère au patriarcat, Lausanne, L’Aire, 1980.

Alexis de Tocqueville

— De la démocratie en Amérique, Paris, coll. « Bouquins », Robert Laffont, 1973.


— Œuvres complètes, 16 vol., Paris, Gallimard, 1951-1989.

Paul Julius Môbius

Œuvres :
— De la débilité mentale physiologique chez la femme (1901), Paris, Solin, 1980.
Essais
— Francis Schiller, A Môbius Strip : Fin-De-Siècle Neuropsychiatry and Paul
Môbius, Berkeley, University of California, 1982.
Complément bibliographique 915

Theodor Meynert
— Christine Levy-Friesacher, Meynert-Freud/« L’Amentia », Paris, PUF, 1983.

Max Dessoir
— Pascal Le Malefan, « Naissance du parapsychologique chez Max Dessoir, philo­
sophe et médecin (1867-1974) », in Frénésie, 10,1992.

Joseph Delbœuf
Œuvres :
— Le Sommeil et les rêves et autres textes, Paris, Fayard, 1994.
— François Duyckaerts, « Sigmund Freud, lecteur de Joseph Delbœuf », in Fréné­
sie, 8,1989, et « Delbœuf-Ladame : un conflit paradigmatique », in Revue internatio­
nale d’histoire de la psychanalyse, 3,1990.
— M. Macmillan, « Delbœuf and Janet as Influences in Freud’s Treatment of Emmy
von N. », in Journal ofHistory ofthe Behavioural Sciences, 15,1979.

Eugen Bleuler
— Dementia Praecox ou groupe des schizophrénies, Paris, Éd. EPEL, 1993, et
L’Invention de l’autisme, Paris, Navarin, 1988.

Joseph Breuer
— Albrecht Hirschmüller, Josef Breuer, Paris, PUF, 1991 (Berne, 1978).

V. Les écoles de la nouvelle psychiatrie dynamique


Pierre Janet
Œuvres :
— L’Automatisme psychologique (1889), Paris, Masson, 1973, rééd. 1989.
— L’État mental des hystériques (1893-1894), Marseille, Jeanne Laffitte, 1983.
— Les Médications psychologiques (1919), 3 vol., Paris, Masson, 1986, rééd. 1988.
— La Médecine psychologique (1923), Paris, Masson, 1980, rééd. 1988.
— De l’angoisse à l'extase (1926-1928), 2 vol., Paris, Masson, 1975, rééd. 1988.
— L’Évolution psychologique de la personnalité (1929), Paris, Masson, 1986, rééd.
1988.
— Névroses et idées fixes (1889), Paris, Masson.
— Signalons un manuscrit dactylographié corrigé de la main de Janet et disponible
à la bibliothèque Henri Ey, hôpital Sainte-Anne, Paris, sous la cote 727-75 1 et 2.
Essais :
— Henri-Jean Barraud, Freud et Janet : étude comparée, Toulouse, Privât, 1971.
— Jacques Maître, Une inconnue célèbre, la « Madeleine Lebouc » de Pierre Janet,
Paris, Anthropos, 1993.
— Claude Prévost, La Psycho-philosophie de Pierre Janet, Paris, Payot, 1973, et
Janet, Freud et la psychologie clinique, Paris, Payot, 1973.
916 Histoire de la découverte de l’inconscient

Sigmund Freud

— Gesammelte Werke, S. Fischer Verlag, 18 vol., Imago Publishing, Londres, 1952.


— Standard Edition ofthe Complété Psychological Works of Sigmund Freud, James
Strachey (éd.), 24 vol., Londres, Hogarth Press, 1953-1974.
— The Concordance to the Standard Edition of the Complété Works of Sigmund
Freud, 6 vol., Boston, G.K. Hall, 1980.
— Roger Dufresne, Bibliographie des écrits de Freud, Paris, Payot, 1973.
a) Œuvres et articles
1886
— « Mon voyage à Paris et à Berlin (1886/1956) », trad. M. Borch-Jacobsen,
P. Koeppel, F. Scherrer, in Cahiers Confrontation, 9,1983.
1888
— «Hystérie» (1888), trad. M. Borch-Jacobsen, P. Koeppel, F. Scherrer, in
Cahiers Confrontation, 7,1982.
— «Hypnotisme et suggestion» (1888-1889), trad. M. Borch-Jacobsen,
P. Koeppel, M. Scherrer, in L’Écrit du temps, 6, 1984.
1889
— « Compte rendu du livre de Forel : l’hypnotisme, sa signification et son emploi »
(1889), trad. M. Borch-Jacobsen, P. Koeppel, F. Scherrer, in L’Écrit du temps, 3,
1983.
1890
— « Traitement psychique (traitement d’âme) » (1890), trad. M. Borch-Jacobsen,
P. Koeppel, F. Scherrer, in Résultats, idées, problèmes, I, in PUF, 1984.
1891
— « Contribution à la conception des aphasies. Une étude critique » (1891), trad. C.
van Reeth, Paris, PUF, 1983.
— «Hypnose» (1891), trad. M. Borch-Jacobsen, P. Koeppel, F. Scherrer, in
L’Écrit du temps, 6, 1984.
1892
— « De l’hypnose et de la suggestion » (1892), compte rendu anonyme d’une confé­
rence prononcée au Club médical de Vienne les 27 avril et 4 mai 1892, trad.
M. Borch-Jacobsen, P. Koeppel, F. Scherrer, in L’Écrit du temps, 3, 1983.
— « Pour une théorie de l’attaque hystérique », en collaboration avec Josef Breuer
(1892), trad. J. Altounian, A. et O. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats,
idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Notice “III” » (1892 ?), trad. J. Altounian, A. et O. Bourguignon, P. Cotet et A.
Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Un cas de guérison hypnotique avec des remarques sur l’apparition de symp­
tômes hystériques par la “contre-volonté” » (1892-1893), trad. J. Altounian, A. et
O. Bourguignon, G. Goran, J. Laplanche, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I,
Paris, PUF, 1984.
— « Préface à la traduction des Leçons du mardi de Charcot » (1892), et « Notes à la
traduction des Leçons du mardi de Charcot» (1892/1892/1894), extraits, trad.
M. Borch-Jacobsen, P. Koeppel, F. Scherrer, in L’Écrit du temps, 7,1984.
1893
— « Le mécanisme psychique des manifestations hystériques » (1893), trad. A. Bol-
zinger, in Esquisses psychanalytiques, 19, 1993.
Complément bibliographique 917

— « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices


organiques et hystériques », texte original en français (1893), in Résultats, idées, pro­
blèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Charcot » (1893), 1- trad. J. Altounian, A. et O. Bourguignon, G. Goran, J.
Laplanche, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984. 2- trad.
M. Borch-Jacobsen, P. Koeppel, F. Scherrer, in Cahiers Confrontation, 9,1993
1894
— « Les psychonévroses de défense » (1894), 1- trad. J. Laplanche, in Névrose, psy­
chose et perversion, Paris, PUF, 1973, 2- « Les névropsychoses-de-défense », trad.
coll. in Œuvres complètes, IH, Paris, PUF, 1989.
— « Obsessions et phobies », texte original en français (1894/1895), 1- in Névrose,
psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, 2-trad. coll. in Œuvres complètes, IH,
Paris, PUF, 1989.
— « Qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symtoma-
tique sous le nom de “névrose d’angoisse” » (1894/1895), trad. J. Laplanche, in
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973. 2- « Du bien-fondé à séparer de
la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé en tant que “névrose d’angois­
se” » (1894/1895), trad. coll. in Œuvres complètes, IH, Paris, PUF, 1989.
1895
— « Sur la critique de la “névrose d’angoisse” » (1895), trad. coll. in Œuvres
complètes, ni, Paris, PUF, 1989.
— « Mécanisme des représentations de contrainte et des phobies », extraits de la dis­
cussion (1895), trad. coll. in Œuvres complètes, IH, Paris, PUF, 1989.
— « “La pulsion sexuée”, de Hegar », compte rendu (1895), trad. coll. in Œuvres
complètes, ni, Paris, PUF, 1989.
— « “La migraine”, de Môbius », compte rendu (1895), trad. coll. in Œuvres
complètes, ni, Paris, PUF, 1989.
1896
— « L’hérédité et l’étiologie des névroses » (1896), texte original en français, 1- in
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973. 2- in Œuvres complètes, III,
Paris, PUF, 1989.
— « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense » (1896), 1- trad. J.
Laplanche, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973. 2- « Nouvelles
remarques sur les névropsychoses-de-défense » (1896), trad. coll. in Œuvres
complètes, IB, Paris, PUF, 1989.
— « L’étiologie de l’hystérie » (1896), 1- trad. J. Bissery et J. Laplanche, in
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973,2- « Sur l’étiologie de l’hystérie »
(1896), trad. coll. in Œuvres complètes, IH, Paris, PUF, 1989.
1897
— « Résumés des travaux scientifiques du Dr. Sigmund Freud, Privatdozent »
(1897), trad. coll. in Œuvres complètes, IH, Paris, PUF, 1989.
1898
— « La sexualité dans l’étiologie des névroses » (1898), 1- trad. J. Altounian, A. et
O. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF,
1984, 2- trad. coll. in Œuvres complètes, IB, Paris, PUF, 1989.
— « Sur le mécanisme psychique de l’oubli » (1898), trad. J. Altounian,
A. Bourguignon, G. Goran, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes I, Paris, PUF,
1984, 2-« Sur le mécanisme psychique de l’oubliance » (1898), trad. coll. in Œuvres
complètes, IB, Paris, PUF, 1989.
918 Histoire de la découverte de l’inconscient

1899
— « Sur les souvenirs-écrans » (1899), 1- trad. D. Berger, P. Bruno, D. Guérineau,
F. Oppenot, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, 2- « Des souve­
nirs-couverture » (1899), trad. coll. in Œuvres complètes, IH, Paris, PUF, 1989.
— «Une prémonition onirique accomplie» (1899), trad. J. Altounian, A. et O.
Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Notice autobiographique » (1899), trad. coll. in Œuvres complètes, III, Paris,
PUF, 1989.
1901
— Sur le rêve (1901), trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1988, publié en 1985 sous le
titre : Le Rêve et son interprétation, rééd. de la trad. de 1925.
1905
— Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), trad. D. Messier, Paris, Gal­
limard, 1988. (Anciennement : Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient.)
— « Mes vues sur le rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses » (1905), trad.
J. Altounian, A. et O. Bourguignon, G. Goran, J. Laplanche, A. Rauzy, in Résultats,
idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— Trois Essais sur la théorie sexuelle (1905), comprenant: «Les aberrations
sexuelles », « La sexualité infantile », « Les métamorphoses de la puberté », trad. P.
Koeppel, Paris, Gallimard, 1987.
1906
— « L’établissement des faits par voie diagnostique et la psychanalyse » (1906),
trad. B. Féron, in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais (anciennement Essais de
psychanalyse appliquée), Paris, Gallimard, 1985.
— « Personnages psychopathiques sur la scène » (1906), 1- trad. G. Bouquerel, in
Revue française de psychanalyse, 44,1,1980,2- « Personnages psychopathiques à la
scène » (1906), trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats,
idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
1907
— « Actions compulsionnelles et exercices religieux » (1907), trad. D. Guérineau,
in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
— Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen (1907), trad. R.M. Zeitlin,
précédé de Wilhelm Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne (1903), trad. J. Bellemin-
Noël, Paris, Gallimard, 1986. (Anciennement : Délire et rêves dans la « Gradiva » de
Jensen.)
1908
— « Caractère et érotisme anal » (1908), trad. D. Berger, P. Bruno, D. Guérineau, F.
Oppenot, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
— « Le créateur littéraire et la fantaisie » (1908), trad. B. Féron, in L’Inquiétante
Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985. (Anciennement : La Création lit­
téraire et le rêve éveillé.)
— «Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité» (1908), trad. J.
Laplanche et J.-B. Pontalis, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
1909
— « Préface » à Lélekelemzés, értekezések a pszichoanalizis kdrébôl de Sandor
Ferenczi (1909/1910), 1- trad. coll. in Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 1993, 2-
Première traduction in Freud-Ferenczi, Correspondance, I, 1908-1914, Paris, Cal­
mann-Lévy, 1992, comme proposition de préface de Freud à Ferenczi à la suite de sa
lettre, p. 118.
Complément bibliographique 919

— Sur la psychanalyse. Cinq conférences (1909/1910), 1- trad. C. Heim, Paris, Gal­


limard, 1991,2- De la psychanalyse (1909/1910), trad. coll. in Œuvres complètes, X,
Paris, PUF, 1993. (Anciennement : Cinq Leçons sur la psychanalyse, trad. Y. Le Lay,
Paris, Payot, 1923.)
— « Le roman familial des névrosés » (1909), trad. J. Laplanche, in Névrose, psy­
chose et perversion, Paris, PUF, 1973.
— « Considérations générales sur l’attaque hystérique » (1909), trad. D. Guérineau,
in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
— « L’homme aux rats. Protocole original du cas » (1909), trad. de l’anglais par
B. Sylwan (trad. initiale de l’allemand par J. Strachey), in Revue française de psy­
chanalyse, 34,1970.
1910
— « Pour introduire la discussion sur le suicide. Conclusion de la discussion sur le
suicide » (1910), 1- trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, la Résul­
tats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, 2- « Contributions à la discussion sur le
suicide » (1910), trad. coll. in Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 1993.
— « Exemples révélateurs de fantasmes pathogènes chez des névrosés » (1910), 1-
trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, pro­
blèmes, I, Paris, PUF, 1984, 2- « Exemples trahissant des fantaisies pathogènes chez
les névrosés » (1910), trad. coll. in Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 1993.
— « Le trouble psychogène de la vision dans la conception psychanalytique »
(1910), 1- trad D. Guérineau, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973,
2- « Le trouble de vision psychogène dans la conception psychanalytique » (1910),
trad. coll. in Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 1993.
— « Les chances d’avenir de la thérapie psychanalytique » (1910), trad. coll. in
Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 1993.
— « Sur le sens opposé des mots originaires » (1910), 1- trad. B. Féron, in L’Inquié­
tante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, 2- « Du sens opposé des
mots originaires » (1910), trad. coll. in Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 1993.
— Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), 1- trad. coll., Paris, Galli­
mard, 1987, 2- ibid., 1991, édition bilingue, 3- trad. coll. in Œuvres complètes, X,
Paris, PUF, 1993.
— « D’un type particulier de choix d’objet chez l’homme » (1910), trad. coll. in
Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 1993.
— «De la psychanalyse “sauvage” » (1910), trad. coll. in Œuvres complètes, X,
Paris, PUF, 1993.
— « Lettre au Dr. Friedrich S. Krauss sur YAnthropophyteia » (1910), trad. coll. in
Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 1993.
— « Compte rendu de Lettres à des femmes nerveuses du Dr. Wilh Neutra » (1910),
trad. coll. in Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 1993.
— « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (Dementia paranoïdes)
décrit sous forme autobiographique » (1910-1911), trad. coll. in Œuvres complètes,
X, Paris, PUF, 1993 (première retraduction depuis celle de M. Bonaparte et R. l^oe-
wenstein, Cinq Psychanalyses, en 1932).
1911
— « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques »
(1911), trad. J. Laplanche, in Psychanalyse à l’Université, 4, 14, 1979, repris in
Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
920 Histoire de la découverte de l’inconscient

— « Rêves dans le folklore » (1911), en collaboration avec Ernst Oppenheim, trad.


J. Altounian, A. et O. Bourguignon, P. Cotet, G. Goran, J. Laplanche, A. Rauzy, in
Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « La signification de l’ordre des voyelles » (1911), trad. J. Altounian, A. Bour­
guignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Grande est la Diane des Éphésiens » (1911), trad. J. Altounian, A. Bourgui­
gnon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
1912
— « Pour introduire la discussion sur l’onanisme. Conclusion de la discussion sur
l’onanisme » (1912), trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in
Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Sur les types d’entrée dans la névrose » (1912), trad. J. Laplanche, in Névrose,
psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
— Totem et tabou (1912-1913), trad. M. Weber, Paris, Gallimard, 1993.
1913
— « L’intérêt de la psychanalyse » (1913), 1- trad. P.-L. Assoun, Paris, Retz, 1980,
2- Repris in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Deux mensonges d’enfants » (1913), trad. D. Berger, J. Laplanche, in Névrose,
psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
— « Expériences et exemples tirés de la pratique analytique » (1913), trad. J. Altou­
nian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris,
PUF, 1984.
— « La disposition à la névrose obsessionnelle. Une contribution au problème du
choix de la névrose » (1913), trad. D. Berger, P. Bruno, D. Guérineau, F. Oppenot, in
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
— « Matériaux des contes dans les rêves » (1913), trad. J. Altounian, A. Bourgui­
gnon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— «Le motif du choix des coffrets » (1913), trad. B. Féron, in L’Inquiétante Étran­
geté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
— « Un rêve utilisé comme preuve » (1913), trad. D. Guérineau, in Névrose, psy­
chose et perversion, Paris, PUF, 1973.
1914
— « Le Moïse de Michel-Ange » (1914 et 1927), trad. B. Féron, in L’Inquiétante
Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
— « L’homme aux loups » (1914/1918), 1- trad. L. Weibel, in L’Homme aux loups
par ses psychanalystes et par lui-même, Paris, Gallimard, 1981,2- « A partir de l’his­
toire d’une névrose infantile, l’homme aux loups » (1914/1918), trad. coll. in Œuvres
complètes, XIII, Paris, PUF, 1988.
— « Lettre à F. Van Eeden » (1914/1915), trad. coll. in Œuvres complètes, XIII,
Paris, PUF, 1988.
— Sur l’histoire du mouvement psychanalytique (1914), trad. C. Heim, Paris, Gal­
limard, 1991.
— « Sur la psychologie du lycéen » (1914), trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P.
Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
1915
— « Communication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psycha­
nalytique » (1915), 1- trad. D. Guérineau, in Névrose, psychose et perversion, Paris,
PUF, 1973, 2- « Un cas de paranoïa qui contredisait la théorie psychanalytique de
cette affection » (1915), trad. et remise à jour I. Barande, in Revue française de psy­
Complément bibliographique 921

chanalyse, 46, 1, 1982, 3- « Communication d’un cas de paranoïa contredisant la


théorie psychanalytique » (1915), trad. coll. in Œuvres complètes, XIH, Paris, PUF,
1988.
— « Éphémère destinée » (1915/1916), 1- trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P.
Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984, 2- « Passagè-
reté » (1915/1916), trad. coll. in Œuvres complètes, XIII, Paris, PUF, 1988.
— « Vue d’ensemble des névroses de transfert » (1915), 1- trad. P. Lacoste, Paris,
Gallimard, 1986, 2- in « Métapsychologie », trad. coll. in Œuvres complètes, XIH,
Paris, PUF, 1988.
— Métapsychologie (1915), incluant « Pulsions et destins de pulsions » (1915), « Le
refoulement » (1915), « L’inconscient » (1915), « Complément métapsychologique
à la doctrine du rêve » (1915/1917), « Deuil et mélancolie » (1915/1917), et « Vue
d’ensemble des névroses de transfert » (1915/1985), in Œuvres complètes, XIII,
Paris, PUF, 1988.
— « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), trad. P. Cotet, A.
Bourguignon, A. Cherki, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, 2-
« Actuelles sur la guerre et la mort » (1915), trad. coll. in Œuvres complètes, XIII,
Paris, PUF, 1988.
— « Lettre à Mme le Dr. Hermine von Hug-Hellmuth » (1915/1919), trad. coll. in
Œuvres complètes, XIII, Paris, PUF, 1988,2- « Lettre servant de préface » à Journal
psychanalytique d’une petite fille, Paris, Gallimard, 1928, trad. Clara Malraux-Reed,
Paris, Denoël, 1987.
— « L’éphémère » (1915), trad. F. Lévy, in Revue française de psychanalyse, 45,3,
1981.
1916
— « Parallèle mythologique à une représentation obsessionnelle plastique » (1916),
trad. B. Féron, in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
— « Une relation entre un symbole et un symptôme » (1916), trad. J. Altounian, A.
Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique » (1916),
trad. B. Féron, in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
1917
— « Une difficulté de la psychanalyse » (1917), 1- trad. de l'anglais par E. Kestem-
berg et M. Green, in Revue française de psychanalyse, 45, 6, 1981, 2- trad. B. Féron
in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
— « Un souvenir d’enfance de “Poésie et vérité” » (1917), trad. B. Féron, in L’In­
quiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
1919
— « “Un enfant est battu”. Contribution à la connaissance de la genèse des perver­
sions sexuelles » (1919), trad. D. Guérineau, in Névrose, psychose et perversion,
Paris, PUF, 1973. (Anciennement : « On bat un enfant ».)
— « Doit-on enseigner la psychanalyse à l’Université ? », article en hongrois, tra­
duit de l’anglais (1919), trad. J. Dor, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF,
1984.
— « L’Inquiétante Étrangeté » (1919), trad. B. Féron, in L’inquiétante Étrangeté et
autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
— « Introduction à “La psychanalyse des névroses de guerre” » (1919), trad. J.
Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I,
Paris, PUF, 1984.
922 Histoire de la découverte de l’inconscient

— « Préface à Théodore Reik, Le Rituel : psychanalyse des rites religieux » (1919),


trad. M.-F. Demet, Paris, Denoël, 1974.
1920
— « Rapport d’expert sur le traitement électrique des névrosés de guerre » (1920),
trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A Rauzy, in Résultats, idées, pro­
blèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » (1920), trad. D. Gué-
rineau, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
— « Au-delà du principe de plaisir » (1920), trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, in
Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
— « Sur la préhistoire de la technique analytique » (1920), trad. J. Altounian, A.
Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Associations d’idées d’une enfant de quatre ans » (1920), trad. J. Altounian, A.
Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
1921
— « Psychanalyse et télépathie » (1921/1941), 1- trad. Wladimir Granoff et Jean-
Michel Rey, in L’Occulte, objet de la penséefreudienne, Paris, PUF, 1983,2- trad. B.
Chabot, in Résultats, idées, problèmes, H, Paris, PUF, 1985, 3- trad. coll. in Œuvres
complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Psychanalyse et occultisme » (1921), trad. Y. Luguem, Oullins, 1984, publi­
cation des Laboratoires Lederlé.
— « Rêve et télépathie » (1921/1922), 1- trad. J. Altounian, A. et O. Bourguignon,
P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985,2- trad. coll.
in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921/1981), trad. P. Cotet, A. et O.
Bourguignon, J. Altounian, A. Rauzy, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981,
2- « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), trad. coll. in Œuvres
complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homo­
sexualité » (1921/1922), 1- trad. D. Guérineau, in Névrose, psychose et perversion,
Paris, PUF, 1973,2- « De quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la para­
noïa et l’homosexualité » (1921/1922), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris,
PUF, 1991.
— «Préface à J. J. Putnam, Addresses on Psycho-Analysis » (1921), trad. coll. in
Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Introduction à J. Varendonck, The Psychology of Day-Dreams » (1921), trad.
coll. in Œuvres complètes, 'XN1, Paris, PUF, 1991.
1922
— « Préface » à Raymond de Saussure, La Méthode psychanalytique (1922), trad.
coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991,2- Texte déjà traduit in D. Colas,
« Freud et les éditions Payot », Paris, Payot, 1989.
— « La tête de Méduse » (1922/1940), 1- trad. M. Robert, in Revue française de psy­
chanalyse, 45, 3,1981,2- trad. J. Laplanche, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris,
PUF, 1985, 3- trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Psychanalyse et théorie de la libido » (1922/1923), 1- trad. J. Altounian, A.
Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF,
1985,2- trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Remarques sur la théorie et la pratique de l’interprétation du rêve » (1922/
1923), 1- trad. J. Laplanche, in Psychanalyse à l’Université, 3, 12, 1978, 2- trad. J.
Complément bibliographique 923

Laplanche, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, 3- trad. coll. in
Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Une névrose diabolique au xvu * siècle » (1922/1923), 1- trad. B. Féron, in L’In­
quiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, 2- trad. coll. in Œuvres
complètes, XVI, Paris, PUF, 1991. (Anciennement : « Une névrose démoniaque au
XVIIe siècle ».)
— « Le moi et le ça » (1922/1923), 1- trad. J. Laplanche, in Essais de psychanalyse,
Paris, Payot, 1981, 2- trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Quelque chose de l’inconscient » (1922), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI,
Paris, PUF, 1991.
— « Mise au concours d’un prix » (1922), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI,
Paris, PUF, 1991.
1923
— « Josef Popper-Lynkeus et la théorie du rêve » (1923), 1- trad. J. Altounian, P.
Cotet, A. Bourguignon, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, H, Paris, PUF,
1985, 2- trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « L’organisation génitale infantile » (1923), trad. coll. in Œuvres complètes,
XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Lettre à L. Lopez-Ballesteros y de Torres » (1923), trad. coll. in Œuvres
complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Avant-propos au compte rendu de M. Eitingon sur la polyclinique psychana­
lytique de Berlin » (1923), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Dr. Ferenczi, pour son 50e anniversaire » (1923), 1- trad. I. Barande, in Revue
française de psychanalyse, 47,5,1983,2- « Le Dr. Ferenczi Sandor (jour de son 50e
anniversaire) » (1923), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Petit abrégé de psychanalyse » (1923/1924), 1- trad. J. Altounian, A. Bourgui­
gnon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, 2-
« Court abrégé de psychanalyse » (1923/1924), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI,
Paris, PUF, 1991.
— « Lettre à Fritz Wittels », documents joints à la lettre (1923-1924), trad. coll. in
Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991. (Première traduction in Correspondance,
1873-1939, Paris, Gallimard, 1966.)
— « Névrose et psychose » (1923/1924), 1- trad. D. Guérineau, in Névrose, psy­
chose et perversion, Paris, PUF, 1973, 2- trad. coll. in Œuvres complètes, XVII,
Paris, PUF, 1992.
1924
— « Le problème économique du masochisme » (1924), 1- trad. J. Laplanche, in
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, 2- trad. coll. in Œuvres
complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
— « La disparition du complexe d’Œdipe » (1924), trad. coll. in Œuvres complètes,
XVB, Paris, PUF, 1992.
— « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose » (1924), 1- trad. D.
Guérineau, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, 2- « La perte de la
réalité dans la névrose et la psychose » (1924), trad. coll. in Œuvres complètes, XVII,
Paris, PUF, 1992.
— « Lettre au Disque vert » (1924), texte original en français, in Œuvres complètes
XVB, Paris, PUF, 1992.
— « Communication de l’éditeur » (1924), trad. coll. in Œuvres complètes, XVII,
Paris, PUF, 1992.
924 Histoire de la découverte de l’inconscient

— Sigmund Freud présenté par lui-même (1924/1925), trad. F. Cambon, Paris, Gal­
limard, 1984, 2- « Autoreprésentation » (1924/1925) et « Post-scriptum » (1935),
trad. coll. in Œuvres complètes, XVII, Paris, PUF, 1992. (Anciennement : Ma vie et
la psychanalyse.)
— « Résistances à la psychanalyse », texte original en français (1925), 1- in Nou­
velle Revue de psychanalyse, 1979, 2- ibid., in Résultats, idées, problèmes, II, Paris,
PUF, 1985, 3- « Les résistances à la psychanalyse », trad. coll. in Œuvres complètes,
XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Notice sur le bloc magique » (1924/1925), 1- trad. I. Barande et J. Gillibert, in
Revue française de psychanalyse, 45, 5, 1981, 2- « Note sur le “Bloc-notes magi­
que” » (1924/1925), trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, in Résultats, idées, pro­
blèmes, II, Paris, PUF, 1985, 3- « Note sur le “Bloc magique” » (1924/1925), trad.
coll. in Œuvres complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
1925
— «La négation» (1925), 1- «La dénégation», trad. J.F. Lyotard, in Discours,
Figure, Paris, Klincksieck, 1971, 2- «La dénégation », trad. Jean-Michel Rey, in
Parcours de Freud, Paris, Galilée, 1974,3- Bernard This et Pierre Thèves, in Le Coq-
Héron, 52, 1975, 4- « La négation », trad. J. Laplanche, in Résultats, idées, pro­
blèmes, II, Paris, PUF, 1985, 5- « La négation », trad. coll. in Œuvres complètes,
XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Lettre à l’éditeur de la “Jüdische Presszentrale Zurich” » (1925), trad. coll. in
Œuvres complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Lettre à Maxime Leroy sur quelques rêves de Descartes » (1925), texte original
en français, in Revue française de psychanalyse, 45,1, 1981.
— « Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves » (1925), trad. A.
Balseinte, J.-G. Delarbre, D. Hartmann, in Résultats, idées, problèmes, H, Paris, PUF,
1985, 2- « Quelques suppléments à l’ensemble de l’interprétation du rêve » (1925),
trad. coll. in Œuvres complètes, XVII, Paris, PUF, 1992.
— « Message à l’occasion de l’inauguration de l’Université hébraïque » (1925),
trad. coll. in Œuvres complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Josef Breuer (in memoriam) » (1925), trad. coll. in Œuvres complètes, XVH,
Paris, PUF, 1992.
— « Préface à Jeunesse à l’abandon » (1925), 1- trad. non mentionné, préface à la
réédition du livre d’Auguste Aichhom, Jeunesse à l’abandon, Toulouse, Privât,
1973,2- trad. coll. in Œuvres complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Quelques conséquences psychiques de la différence des sexes au niveau ana­
tomique » (1925), trad. coll. in Œuvres complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Inhibition, symptôme et angoisse » (1925/1926), 1- trad. coll. in Œuvres
complètes, XVH, Paris, PUF, 1992, 2- trad. J. et R. Doron, Paris, PUF, 1993.
— « Psycho-analysis » (1925/1926), trad. R. Rochlitz, in Résultats, idées, pro­
blèmes, H, Paris, PUF, 1985, 2- « Psychanalyse » (1925/1926) trad. coll. in Œuvres
complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
1926
— La Question de l’analyse profane (1926), et « Postface de 1927 » (1927), trad. J.
Altounian, A. et O. Bourguignon, P. Cotet et A. Rauzy, Paris, Gallimard, 1985.
(Anciennement : « Psychanalyse et médecine », in Ma vie et la psychanalyse, Paris,
Gallimard, 1950.)
Complément bibliographique 925

1927
— « L’humour » (1927), trad. B. Féron, in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais,
Paris, Gallimard, 1985.
1928
— « Dostoïevski et le parricide » (1928), trad. J.-B. Pontalis, C. Heim et L. Weibel,
in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.
1929
— Malaise dans la civilisation (1929), trad. Ch. et J. Odier, Paris, PUF, 1979.
1930
— « Prix Goethe 1930 » (1930), trad. A. Balseinte, D. Hartmann, in Résultats, idées,
problèmes, H, Paris, PUF, 1985.
1931
— « L’expertise de la Faculté au procès Halsmann » (1931), trad. A. Balseinte, J.-G.
Delarbre, D. Hartmann, in Résultats, idées, problèmes, n, Paris, PUF, 1985.
1932
— Le Président T. W. Wilson. Portrait psychologique, en coll. avec W. Bullitt, trad.
M. Tadié, Paris, Payot, 1990.
— Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), trad. R.M. Zeit-
lin, Paris, Gallimard, 1984.
— « La conquête du feu » (1932), 1- trad. J. Sédat et J. Laplanche, in Psychanalyse
à l’Université, 1, 4, 1976, 2- « Sur la prise de possession du feu » (1932), trad. J.
Laplanche et J. Sédat, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.
— « Ma rencontre avec Josef Popper-Lynkeus » (1932), trad. J.-G. Delarbre, in
Résultats, idées, problèmes, n, Paris, PUF, 1985.
— « Une lettre circulaire de Freud » (1932), trad. C. Heim, in Nouvelle Revue de
psychanalyse, 15, 1977.
1933
— « Pourquoi la guerre ? » (1933), trad. J.-G. Delarbre et A. Rauzy, in Résultats,
idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.
— « Sandor Ferenczi, in memoriam » (1933), trad. I. Barande, in Revue française de
psychanalyse, 47, 5,1983.
— « Une interview retrouvée de Sigmund Freud au Neue Freie Presse » (1933),
trad. J. Le Rider, in Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 5,1992.
1934
— « Préface à l’édition hébraïque de Totem et tabou » (1934), trad. M. Weber, Paris,
Gallimard, 1993, in Totem et tabou (1912).
1935
— « La finesse d’un acte manqué » (1935), trad. R. Rochlitz, in Résultats, idées,
problèmes, H, Paris, PUF, 1985.
1936
— « Un trouble de mémoire sur l’Acropole », lettre à Romain Rolland (1936), 1-
trad. M. Robert, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985,2- « Un trouble
du souvenir sur l’Acropole », trad. H. et M. Vermorel, in Sigmund Freud et Romain
Rolland, Correspondance 1923-1936, Paris, PUF, 1993.
1937
— « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » (1937), trad. J. Altounian, A. Bour­
guignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.
(Anciennement : « Analyse terminée, analyse interminable ».)
926 Histoire de la découverte de l’inconscient

— « Constructions dans l’analyse » (1937), trad. E.R. Hawelka, U. Huber, J.


Laplanche, in Psychanalyse à l’Université, 3, 11, 1978, repris in Résultats, idées,
problèmes, D, Paris, PUF, 1985.
1938
— « Le clivage du moi dans le processus de défense » (1938), 1- trad. R. Lewinter et
J.-B. Pontalis, in Nouvelle Revue de psychanalyse, 2,1970, 2- trad. R. Lewinter et J.
Laplanche, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.
— « Un mot à propos de l’antisémitisme » (1938), in Le Coq-Héron, 94,1984.
— Abrégé de psychanalyse (1938/posth. 1940), trad. A. Berman revue par J.
Laplanche, Paris, PUF, 1978.
— « Résultats, idées, problèmes » (1938), trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P.
Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, n, Paris, PUF, 1985.
1939
— L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), trad. C. Heim, Paris, Galli­
mard, 1986. (Anciennement : Moïse et le monothéisme.)
— Chronique la plus brève, carnets intimes 1929-1939, annoté et présenté par
Michael Molnar, trad. P. Dimascio, S. Marret, C. Alicot et J.-L. Pinard-Legry, Paris,
Albin Michel, 1992.

b) Correspondance
— Lou Andreas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, suivie du Journal
d’une année (1912-1913), Paris, Gallimard, 1970.
— Sigmund Freud/Amold Zweig, Correspondance 1927/1939, Paris, Gallimard,
1973.
— Sigmund Freud/Edoardo Weiss, Lettres sur la pratique psychanalytique, précé­
dées de Souvenirs d’un pionnier de la psychanalyse, Toulouse, Privât, 1975.
— Sigmund Freud/Carl Gustav Jung, Correspondance, t. 1,1906-1909, Paris, Gal­
limard, 1975, t. 2,1909-1914, ibid.
— Sigmund Freud/René Laforgue, « Correspondance 1923-1937 », in Nouvelle
Revue de psychanalyse, 15, Paris, Gallimard, 1977.
— « Correspondance de Freud avec Hilda Doolitle », in Visage de Freud, Paris,
Denoël, 1977.
— « Lettres de Freud à Jakob Meitlis 1938-1939 », in L’Écrit du temps, 3,1983.
— « Correspondance inédite avec Georg Simmel », in Psychanalyse à l’Université,
9, 33,1983.
— Sigmund Freud, Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904, Francfort-sur-le-Main, S.
Fischer, 1986.
— Lettres de jeunesse, Paris, Gallimard, 1990.
— Sigmund Freud/Karl Abraham, Correspondance 1907-1926, Paris, Gallimard,
1991, rééd.
— Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister 1909-1939, Paris, Gal­
limard, coll. « Tel », 1991.
— « Deux lettres inédites de Freud concernant l’exercice de la psychanalyse par les
non-médecins », « Lettre de Sigmund Freud à Anna Freud de mars 1933 », « Lettre
de Sigmund Freud à W. Mackenzie (1920) », in Revue internationale d’histoire de la
psychanalyse, 3, 1991.
— Sigmund Freud/Stefan Zweig, Correspondance, Paris, Rivages, 1991.
— « Lettres de Sigmund Freud à sa patiente Anna von Vest 1903-1926 », in Revue
internationale d’histoire de la psychanalyse, 5,1992.
Complément bibliographique 927

— Sigmund Freud/Ludwig Binswanger, Briefwechsel 1908-1938, Francfort-sur-le-


Main, S. Fischer, 1992.
— Sigmund Freud/Sandor Ferenczi, Correspondance 1908-1914, t. 1, Paris, Cal­
mann-Lévy, 1992.
— Sigmund Freud/Romain Rolland, Correspondance 1923-1936, Paris, PUF, 1993.
— The Complété Correspondance of Sigmund Freud and Ernest Jones 1908-1939,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, Londres, 1993.

c) Biographies, essais, documents, histoire


— Max Schur, La Mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, 1975.
— Max Graf, « Réminiscences sur le professeur S. Freud », in Tel quel, 88, été 1981.
— Ronald W. Clark, Freud : The Man and the Cause, New York, Random House, 1980.
— Gunnar Brandell, Freud, enfant de son siècle, Paris, Lettres modernes, 1967.
— Ernst Freud, Lucie Freud, Use Grubrich-Simitis, Sigmund Freud, lieux, visages,
objets, Bruxelles, Complexe, 1979.
— Martin Freud, Sigmund Freud, mon père, Paris, Denoël, 1977.
— Hanns Sachs, Freud, mon maître et mon ami, Paris, Denoël, 1977.
— Mary Balmary, L’homme aux statues : Freud et la fiute cachée du père, Paris,
Grasset, 1979.
— Bruno Bettelheim, Freud et l’âme humaine. De la traduction à la trahison, Paris,
Robert Laffont, 1984.
— Edmund Engelman, La Maison de Freud. Bergasse 19, Vienne, recueil de pho­
tographies avec notice biographique de Peter Gay, Paris, Seuil, 1979.
— Marianne Krüll, Sigmund, fils de Jacob ; un lien non dénoué, Paris, Gallimard,
1983.
— Wladimir Granoff, Filiations, Paris, Minuit, 1975.
— Irving Stone, La Vie de Freud, Paris, Flammarion, 1972.
— Octave Mannoni, Freud, Paris, Seuil, 1977 (rééd. de 1968).
— Mireille Cifali, Freud pédagogue, Paris, Interéditions, 1982.
— Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, Paris, Gallimard, 1992.
— Robert Stoller, Recherches sur l’identité sexuelle, Paris, Gallimard, 1979.
— Marsha L. Rozenblit, The Jews and Vienna, 1867-1914 : Assimilation and Iden-
tity, Albany, State University of New York Press, 1983.
— Ivar Oxaal, Michael Pollak, Gerhard Botz (éd.), Jews, Anti-Semitism, and Culture
in Vienna, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1987.
— Steven Beller, Vienna and the Jews, 1867-1938 : A Cultural History, Cambridge
University Press, 1989.
— Marthe Robert, D’Œdipe à Moïse : Freud et la conscience juive, Paris, Calmann-
Lévy, 1974.
— Yosef Hayim Yerushalmi, Le Moïse de Freud. Judaïsme terminable et intermi­
nable, Paris, Gallimard, 1993.
— Élisabeth Young-Bruehl, Anna Freud, Paris, Payot, 1991.
— Peter Gay, Un Juif sans Dieu. Freud, l’athéisme et la naissance de la psychana­
lyse, Paris, PUF, 1989, et Freud, une vie, Paris, Hachette, 1991.
— Max Kohn, Freud et le yiddish : le préanalytique, Paris, Christian Bourgois,
1982.
— Théo Pfrimmer, Freud, lecteur de la Bible, Paris, PUF, 1982.
— René Major, De l’élection. Freud face aux idéologies américaine, allemande et
soviétique, Paris, Aubier, 1986.
928 Histoire de la découverte de l’inconscient

— Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (1967), PUF,


1992, rééd.
— Les Premiers Psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne,
t. 1, 1906-1908, t.2 1908-1910, t. 3, 1910-1911, Paris, Gallimard, 1976,1978,1980.
— Critique, « La psychanalyse vue du dehors », 1,333, février 1975, et II, 346, mars
1976.
— Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, « L’engagement socio-poli­
tique des psychanalystes », 5,1992.
— The Freud-Klein Controversies 1941-45, Pearl King and Riccardo Steiner (éd.),
The New Library of Psychoanalysis, 11, Londres, 1991.
— Frank J. Sulloway, Freud, biologiste de l’esprit, Paris, Fayard, 1982.
— Didier Anzieu, L’Auto-analyse de Freud, 2 vol., Paris, PUF, 1975.
— Michel Schneider, Blessures de mémoires, Paris, Gallimard, 1980.
— Jules Glenn et Mark Kanzer (éd.), Freud and his Self-Analysis, New York, Jason
Aronson, 1979.
— Roland Jaccard, Freud. Jugements et témoignages, Paris, PUF, 1976.
— Thomas Mann, Sur le mariage, Lessing, Freud et la pensée moderne, mon temps,
Paris, Aubier-Flammarion, 1970.
— Jacques Nassif, Freud, l’inconscient, Paris, Galilée, 1977.
— Jeffrey M. Masson, Le Réel escamoté, Paris, Aubier, 1984.
— Jean-Paul Sartre, Le Scénario Freud, Paris, Gallimard, 1984.
— William J. McGrath, Freud’s Discovery of Psychoanalysis : The Politics of Hys­
teria, Ithaca, New York, Comell University Press, 1986.
— A. Grinstein, On Sigmund Freud’s Dreams, New York, International University
Press, 1980.
— Marcel Scheidhauer, Le Rêve freudien en France 1900-1926, Paris, Navarin,
1985.
— Michel Plon, « Au-delà et en deçà de la suggestion », in Frénésie, 8,1989.
— Vincent Brome, Les Premiers Disciples de Freud, Paris, PUF, 1978.
— Marthe Robert, La Révolution psychanalytique, 2 vol., Paris, Payot, 1981 (rééd.
de 1964).
— Use et Robert Barande, Histoire de la psychanalyse en France, Toulouse, Privât,
1975.
— Jean-Pierre Mordier, Les Débuts de la psychanalyse en France, 1895-1926, Paris,
Maspero, 1981.
— Élisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France. La bataille de cent
ans, vol. 1 : Paris, Ramsay, 1982, rééd. Seuil, 1986 ; vol. 2 : Paris, Seuil, 1986.
— Roland Jaccard (éd.), Histoire de la psychanalyse, 2 vol., Hachette, 1982.
— Mario Francioni, Storia délia psicoanalisifrancese, Turin, Boringhieri, 1982.
— Silvia Vegetti Finzi, Storia délia psicoanalisi, Milan, Mondadori, 1986.
— Paul Roazen, La Saga freudienne, Paris, PUF, 1987.
— Toby Gelfand et John Kerr, Freud and the History of Psychoanalysis, Hillsdale,
New Jersey, Analytic Press, 1992.
— Jean-Baptiste Fages, Histoire de la psychanalyse après Freud (1976), Toulouse,
Privât, 1991.
— Nathan G. Haie (éd.), L’Introduction de la psychanalyse aux États-Unis. Autour
de James Jackson Putnam. Correspondance de James Jackson Putnam avec Freud,
Jones, Ferenczi, William James et Morton Prince, Paris, Gallimard, 1978.
— Yvon Brès, Freud et la psychanalyse américaine : Karen Homey, Paris, Vrin,
1970.
Complément bibliographique 929

— Paul Roazen, La Pensée politique et sociale de Freud, Paris, Complexe, 1976.


— R.E. Money-Kyrle, Psychanalyse et horizons politiques, Toulouse, Privât, 1985.
— Lancelot Law Whyte, L'Inconscient avant Freud, Paris, Payot, 1971.
— Jacques Lacan, Les Complexes familiaux (1938), Paris, Navarin, 1984.
— Jacques Derrida, La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Aubier-
Flammarion, 1980.
— Louis Althusser, Écrits sur la psychanalyse, Paris, Stock/IMEC, 1993.

d) Histoires de cas, études cliniques, témoignages


— Mark Kanzer et Jules Glenn (éd.), Freud and his Patients, New York, Jason
Aronson, 1980.
— Paul Roazen, Comment Freud analysait ses patients, Paris, Navarin, 1989.
— Frank Sulloway, « Reassessing Freud’s Case Historiés : The Social Construction
of Psychoanalysis », in Isis, 82, 1991.
— Lucy Freeman, L’Histoire d’Anna O., Paris, PUF, 1977.
— Max Rosenbaum et Melvin Muroff (éd.), Anna O. : Fourteen Contemporary
Reinterpretations, New York, Free Press, 1984.
— Yolande Tisseron, Du deuil à la réparation. « Anna O. » restituée à Bertha Pap­
penheim : naissance d’une vocation sociale, Paris, Des Femmes, 1986, et Le Travail
de Sisyphe, Paris, Des Femmes, 1986.
— Ola Andersson, « A Supplément to Freud’s Case History of “Frau Emmy von
N.”, in Studies on Hysteria 1895 », in Scandinavian Psychoanalytic Review, Copen­
hague, 2, 1979.
— W.W. Meissner, « Studies on Hysteria. Frau Emmy von N. », in Bulletin of the
Menninger Clinic, 45, 1981.
— Maria Torok, « Restes d’effacement. Entre Sigmund Freud et Emmy von N. », in
Cahiers Confrontation, 15, 1986.
— Jacques Lacan, Le Séminaire, livre DI, Les Psychoses (1955-1956), Paris, Seuil,
1981.
— Daniel Paul Schreber, Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975.
— William G. Niederland, The Schreber Case : Psychoanalytic Profile of a Para-
noid Personality, New York, Quadrangle Books, 1974.
— Han Israels, Schreber, père et fils, Paris, Seuil, 1986.
— Han Israels, D. Devresse et J. Qualckelbeen (éd.), Schreber inédit, Paris, Seuil,
1986.
— Elza Ribeiro Hawelka, Freud, L’Homme aux rats. Journal d’une analyse, Paris,
PUF, 1974.
— Patrick J. Mahony, Freud et l’Homme aux rats, Paris, PUF, 1991.
— Hannah S. Decker, Freud, Dora and Vienna 1900, New York, Free Press, 1990.
— Muriel Gardiner (éd.), L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-
même, Paris, Gallimard, 1981.
— Karin Obholzer, Entretiens avec l’Homme aux loups : une psychanalyse et ses
suites, Paris, Gallimard, 1981.
— Nicolas Abraham et Maria Torok, Le Verbierde l’Homme aux loups, Paris, Flam­
marion, 1976.
— Kurt R. Eissler, Léonard de Vinci : étude psychanalytique, Paris, PUF, 1980.
— Jean-Bertrand Pontalis, « L’attrait des oiseaux », préface à Sigmund Freud, Un
souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, op. cit., Paris, Gallimard, 1987.
— Joseph Wortis, Psychanalyse à Vienne, 1934. Notes sur mon analyse avec Freud,
Paris, Denoël, 1974.
930 Histoire de la découverte de l’inconscient

— Abram Kardiner, Mon analyse avec Freud, Paris, Belfond, 1978.


— Richard F. Sterba, Réminiscences d’un psychanalyste viennois, Toulouse, Privât,
1986.
— Lisa Appignanesi et John Forrester, Freud’s Women, New York, Basic Books,
1992.

Alfred Adler

Œuvres :
— Le Tempérament nerveux : éléments d’une psychologie individuelle et applica­
tions à la thérapeutique, Paris, Payot, 1970.
— École et psychologie individuelle comparée, Paris, Payot, 1975.
Essais :
— Paul E. Stepansky, Adler dans l’ombre de Freud, Paris, PUF, 1992.
— Harold H. Mosak (éd.), Alfred Adler : His Influence on Psychology Today, Park
Ridge, New Jersey, Noyés Press, 1973.
— H.H. Mosak et Birdie Mosak (éd.), A Bibliography for Adlerian Psychology,
Washington D.C., Hemisphere, 1975.
— Manès Sperber, Alfred Adler et la psychologie individuelle : l’homme et sa doc­
trine, Paris, Gallimard, 1972.
— H. Schaffer, La Psychologie d’Adler, Paris, Masson, 1976.

Cari Gustav Jung

Œuvres :
— The Collected Works, 20 vol. (Panthéon Books jusqu’en 1960, Bollingen Foun­
dation and Randorn House jusqu’en 1969, puis, en 1983, Princeton University Press).
— Psychologie et alchimie, Paris, Buchet-Chastel, 1970.
— Les Racines de la conscience, Paris, Buchet-Chastel, 1970.
— Aspects du drame contemporain, Genève, Georg et Paris, Buchet-Chastel, 1970.
— Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Genève, Georg, 1973.
— Commentaire sur le mystère de la fleur d’or, Paris, Albin Michel, 1979.
— Psychologie du transfert, Paris, Albin Michel, 1980.
— Mysterium Conjunctonis, I et II, Paris, Albin Michel, 1980 et 1982.
— Aion, Paris, Albin Michel, 1983.
— « Préface » à D.T. Suzuki, Introduction au bouddhisme zen, Paris, Buchet-Chas­
tel, 1978.
— « A la mémoire de Richard Wilhelm », préface à l’édition anglaise du Yi King,
Paris, Albin Michel, 1970.
— « Préface » à Aniela Jaffé, Apparitions, fantômes et rêves de mort, Paris, Mercure
de France, 1983.
— Entretiens avec C.G. Jung, Richard Evans, Paris, Payot, 1964, avec commen­
taires d’Ernest Jones.
— « Entretien avec C.G. Jung », Suzanne Percheron (éd.), in Cahiers de psycholo­
gie jungienne, 6, 1975.
— Jung parle : rencontres et interviews, réunis par W. McGuire et R.C.F. Hull,
Paris, Buchet-Chastel, 1985 (Princeton, 1977).
— Correspondance, 1906-1940, Paris, Albin Michel, 1992.
Complément bibliographique 931

Essais :
— Paul J. Stem, C.G. Jung. The Haunted Prophet, New York, G. Braziller, 1976.
— Vincent Brome, Gustav Jung. L’homme et le mythe, Paris, Hachette, 1986.
— Frieda Fordham, Introduction à la psychologie de Jung, Paris, Payot, 1980.
— Edmond Rochedieu, Jung, Paris, Seghers, 1970.
— L’Heme, « Cari Gustav Jung », Paris, 1984.
— Jean-Louis Bouttes, Jung, la puissance de l’illusion, Paris, Seuil, 1990.
— Joseph F. Vincie et Margreta Rathbauer-Vincie (éd.), C.G. Jung and Analytical
Psychology : A Comprehensive Bibliography, New York, Garland, 1977.
— William B. Goodheart, « C.G. Jung’s First Patient : On the Séminal Emergence
of Jung’s Thought », in Journal ofAnalytical Psychology, 29, 1984.
— G. Bose et E. Brinkmann (éd.), Sabina Spielrein : Ausgewahlte Schriften, Berlin,
Kore Verlag, 1987.
— Aldo Carotenuto et Carlo Trombetta (éd.), Sabina Spielrein entre Freud et Jung,
Paris, Aubier, 1981.
— John Kerr, A Most Dangerous Method : Sabina Spielrein, Jung and Freud, New
York, Knopf, 1993.
— J.J. Ducret, Jean Piaget, savant et philosophe : les années de formation. Étude
sur la formation des connaissances et du sujet de la connaissance, Genève, Droz,
1984.

Disciples et figures
Victor Tausk
Œuvres :
— Œuvres psychanalytiques, Paris, Payot, 1975.
Essais :
— Paul Roazen, Animal mon frère toi. Histoire de Freud et de Tausk, Paris, Payot,
1971.
— Marius Tausk, « Viktor Tausk vu par son fils », in Revue française de psychana­
lyse, 42,4,1978.
— Kurt R. Eissler, Le Suicide de Tausk, Paris, PUF, 1988.

Karl Abraham
Œuvres :
— Œuvres complètes, 2 vol., Paris, Payot, 1977.
— « Six lettres inédites de Karl Abraham à Wilhelm Fleiss 1911-1925 », in Littoral,
31-32,1991.
Essai :
— Hilda Abraham, Karl Abraham, biographie inachevée, Paris, PUF, 1976.

Sandor Ferenczi
Œuvres :
— Œuvres complètes, 4 vol., Paris, Payot, 1968-1982.
— Journal clinique, janvier-octobre 1932, Paris, Payot, 1985.
— Sandor Ferenczi/Georg Groddeck, Correspondance 1921-1933, Paris, Payot,
1982.
932 Histoire de la découverte de l’inconscient

Essais :
— Michael Balint, Le Défaut fondamental, Paris, Payot, 1979.
— Use Barande, Sandor Ferenczi, Paris, Payot, 1972.
— André Haynal, « De la Correspondance au Journal », in Revue internationale
d’histoire de la psychanalyse, 2, 1989, et « Brefs aperçus sur l’histoire de la corres­
pondance Freud/Ferenczi, “Les intrications des différents divans” », in Revue inter­
nationale d’histoire de la psychanalyse, 2, 1989.
— Claude Lorin, Le Jeune Ferenczi, premiers écrits, Paris, Aubier-Montaigne,
1983, et Sandor Ferenczi, de la médecine à la psychanalyse, Paris, PUF, 1993.

Otto Rank
Œuvres :
— La Volonté du bonheur, Paris, Stock, 1972.
— Don Juan et le double (1914 et 1922), Paris, Payot, 1973 (Denoël, 1932).
— « Une contribution au narcissisme » (1911), in Topique, 1974.
— Volonté et psychothérapie, Paris, Payot, 1976.
— Le Traumatisme de la naissance (1924), Paris, Payot, 1976.
— Le Mythe de la naissance du héros. Essai d’une interprétation psychanalytique
du mythe, Paris, Payot, 1983.
— L’Art et l’artiste : créativité et développement de la personnalité, Paris, Payot,
1983.
— En collaboration avec Hans Sachs, Psychanalyse et sciences humaines, Paris,
PUF, 1980.
Biographie :
— E. J. Lieberman, La Volonté en acte : la vie et l’œuvre d’Otto Rank, Paris, PUF,
1991.
<
Oskar Pfister
Articles :
— « La psychanalyse et la pédagogie », présenté par Mireille Cifali, in Le bloc-notes
de la psychanalyse, Genève, 1,1981.
— « L’illusion d’un avenir », trad. de Claude Lorin, in Revue française de psycha­
nalyse, 41,3,1977.
Essais :
— H. Newton Malony et Gérard North, « The Future of an Illusion, The Illusion of
a Future. An Historié Dialogue on the Value of Religion between Oskar Pfister and
Sigmund Freud »,in Journal ofthe History ofthe Behaviourial Sciences, 15,1979.
— Paul Roazen, « The Illusion of a Futur : A Friendly Disagreement with Prof. Sig­
mund Freud », in International Journal of Psycho-Analysis, 74, 557,1993.
— Pier Cesare Bori, « Oskar Pfister, pasteur à Zurich et analyse laïque », in Revue
internationale d’histoire de la psychanalyse, 3,1990.

Ludwig Binswanger
Œuvres :
— Discours, parcours, Freud, Paris, Gallimard, 1970, rééd.
— Introduction à l’analyse existentielle, Paris, Minuit, 1971.
Complément bibliographique 933

— Le Cas Suzanne Urban : étude sur la schizophrénie, Brionne, G. Montfort, 1988.


— Mélancolie et manie, études phénoménologiques, Paris, PUF, 1987.
Essai :
— Bradley Seidman, Absent at the Création : The Existential Psychiatry of Ludwig
Binswanger, New York, Libra Publication, 1983.

Théodore Floumoy

Œuvre :
— Des Indes à la planète Mars, commenté et annoté par Marina Yaguello et Mireille
Cifali, Paris, Seuil, 1983.

Essais :
— Olivier Floumoy, Théodore et Léopold : de Théodore Floumoy à la psychana­
lyse, Neuchâtel, La Baconnière, 1986.
— Mireille Cifali, « Entre Genève et Paris : Vienne », in Le Bloc-notes de la psycha­
nalyse, Genève, 2, 1982, et « Théodore Floumoy, la découverte de l’inconscient »,
Le Bloc-notes de la psychanalyse, Genève, 3,1983.

Lou Andreas-Salomé

Œuvres et correspondance :
— Correspondance avec Friedrich Nietzsche et Paul Rée, Paris, PUF, 1979.
— Correspondance avec Rainer Maria Rilke, Paris, Gallimard, 1979 (rééd. 1985).
— Lettre ouverte à Freud, Paris, Lieu commun, 1983, et Seuil, 1987.
— L’Amour du narcissisme, textes psychanalytiques, Paris, Gallimard, 1980.
— Ma vie, Paris, PUF, 1977 (1951).
— Carnet intime des dernières années, préface de J. Le Rider, Paris, Hachette, 1983.
— Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Paris, Grasset, 1992.
Biographie :
— Angela Livingstone, Lou Andréas-Salomé, Paris, PUF, 1984.

Theodor Reik

Œuvres :
— Trente Ans avec Freud, Bruxelles, Complexe, 1975.
— Écrits sur la musique, Paris, Les Belles Lettres, 1984, suivi des lettres échangées
entre Freud et Reik.
— Le Besoin d’avouer, Paris, Payot, 1973.
— La Création de la femme, Bruxelles, Complexe, 1975.
— Écouter avec la troisième oreille, Paris, Épi, 1976.
— Fragment d’une grande confession, Paris, Denoël, 1973.
— Mythe et culpabilité : crime et châtiment de l’humanité, Paris, PUF, 1979.
— Le Psychologue surpris. Deviner et comprendre les processus inconscients, Paris,
Denoël, 1976 (1935).
934 Histoire de la découverte de l’inconscient

— Le Rituel, psychanalyse des rites religieux, Paris, Denoël, 1974, préface de


S. Freud, 1919.
— Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler, Paris, Denoël,
1972.

Wilhelm Stekel

Œuvres :
— La Femme frigide, Paris, Gallimard, 1973.
— Technique de la psychothérapie analytique, Paris, Payot, 1975.

Wilhelm Reich

Œuvres :
— La Psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot, 1972.
— L’Irruption de la morale sexuelle, Paris, Payot, 1972.
— L’Analyse caractérielle, Paris, Payot, 1973.
— Premiers Écrits, I et II, Paris, Payot, 1976 et 1982.
« Wilhelm Reich », numéro spécial de la revue L’Arc, 83,4e trimestre 1982.

Georg Groddeck

Œuvres :
— La Maladie, l’art et le symbole, Paris, Gallimard, 1969.
— Le Livre du ça, Paris, Gallimard, 1973.
— Le Pasteur de Langewiesche, Paris, Mazarine, 1981.
— Le Chercheur d’âme. Roman psychanalytique, Paris, Gallimard, 1982.
— L’Etre humain comme symbole, Paris, Gérard Lebovici, 1991.
— Conférences psychanalytiques à l’usage des malades, 2 vol., Paris, Champ libre,
1978.
— Ça et moi. Lettres à Freud, Ferenczi et quelques autres, Paris, Gallimard, 1977.
Essais :
— C. et S. Grossman, L’Analyste sauvage, Georg Groddeck, Paris, PUF, 1978.
— Jacquy Chemouni, Georg Groddeck, psychanalyste de l’imaginaire, Paris, Payot,
1984.

MaxEitingon

— Max Eitingon, Rapport original sur les dix ans de l’institut psychanalytique de
Berlin (1920-1930). On forme des analystes, Paris, Denoël, 1985.
— Jacquy Chemouni et Michèle Moreau-Ricaud, « Max Eitingon (1881-1943) », in
Frénésie, 5, printemps 1988.
Complément bibliographique 935

VL Essor de la nouvelle psychiatrie dynamique au-delà de


1940

La question du nazisme

— Bruno Bettelheim, Le Cœur conscient, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1972.


— Les Années brunes, textes traduits et présentés par Jean-Luc Évrard, Paris,
Confrontation, 1984.
— Régine Lockhot, Erinnem und Durcharbeiten, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer,
1985.
— Élisabeth Roudinesco, « Documents concernant l’histoire de la psychanalyse en
France durant l’Occupation : René Laforgue ou la collaboration manquée, Paris/Ber-
lin 1939-1942 », suivi de la correspondance entre René Laforgue et Matthias Hein­
rich Goring et autres textes 1940-1953 », in Cahiers Confrontation, 16, automne
1986 ; « Réponse à Alain de Mijolla à propos de l’affaire Laforgue », in Frénésie, 6,
automne 1988 ; « Francité, germanité, internationalisme et collaboration dans la
France freudienne de 1926 à 1942 », in Entre Locamo et Vichy, vol. II, Paris, CNRS,
1993.
— Ici la vie continue de manière surprenante, recueil de textes traduits par Alain de
Mijolla, éd. par l’Association internationale d’histoire de la psychanalyse, Paris,
1987.
— Revue internationale d'histoire de la psychanalyse, numéro spécial intitulé
« Psychananalyse et psychanalystes durant la Deuxième Guerre mondiale dans le
monde », 1, 1988.
— Geoffrey Coks, La Psychothérapie sous le IIP Reich, Paris, Les Belles Lettres,
1987.
— W. Ernest Freud, « Souvenirs personnels à propos de “l’Anschluss” de 1938 », in
Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 3, 1990.
— Andrew Samuels, « Psychologie nationale, national-socialisme et psychologie
analytique : réflexions sur Jung et l’antisémitisme », et David James Fischer, « Vers
une compréhension psychanalytique du fascisme et de l’antisémitisme : perceptions
des années 1940 », in Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 5,1992.
— J. Kirsch, « Cari Gustav Jung and the Jews : the real story », in Journal Psychol.
and Judaism, 6, 2, 1982.
— A. Jaffé, « C.G. Jung and National-Socialism », in Jung’s Last Years, Dallas
Spring Publications, 1984.
— R. Wallerstein, « Psychoanalysis in Nazi Germany : historical and psychoanaly-
tic lessons », in Psychoanalysis and Contemporary Throught, 11,2, 1987.
— Arzeh Maidnbaum et Stephen A. Martin (éd.), Lingering Shadows : Jungians,
Freudians and Anti-Semitism, Boston, Shambhala, 1991.

Histoire de la psychiatrie, histoire de la folie

— Georges Lantéri-Laura, Histoire de la phrénologie, Paris, PUF, 1970.


— Yves Pélicier, Histoire de la psychiatrie, Paris, PUF, 1971.
— David Cooper, Psychiatrie et anti-psychiatrie, Paris, Seuil, 1970.
— Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972.
— Michel Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
936 Histoire de la découverte de l’inconscient

— Robert Castel, L’Ordre psychiatrique, Paris, Minuit, 1977 et, en coll. avec Fran­
çoise Castel et Anne Lovell, La Société psychiatrique avancée, Paris, Grasset, 1979.
— Jacques Postel, Genèse de la psychiatrie, les premiers écrits de Philippe Pinel,
Paris, Le Sycomore, 1981.
— Jacques Postel, Claude Quétel, Nouvelle Histoire de la psychiatrie, Toulouse,
Privât, 1983.
— Gladys Swain, Le Sujet de la folie, Toulouse, Privât, 1977.
— Gladys Swain, Marcel Gauchet, La Pratique de l’esprit humain. L’institution asi­
laire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980.
— Gladys Swain, « Chimie, cerveau, esprit », in Le Débat, 47, novembre-décembre
1987.
— Paul Bercherie, Les Fondements de la clinique, Paris, Navarin, 1980.
— Yannick Ripa, La Ronde des folles, femmes, folie et enfermement au XIX‘ siècle,
Paris, Aubier, 1986.
— Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Pritz Saxl, Saturne et la Mélancolie
(1964), Paris, Gallimard, 1989.
— Marie-Claude Lambotte, Esthétique de la mélancolie, Paris, Aubier, 1984.
— Élisabeth Roudinesco, Théroigne de Méricourt, une femme mélancolique sous la
Révolution, Paris, Seuil, 1989.
— Évelyne Pewzner, L’Homme coupable, la folie et lafaute en Occident, Toulouse,
Privât, 1992.
— Penser la folie. Essais sur Michel Foucault, Actes du IXe colloque de la Société
internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, Paris, Galilée, 1992.
— Roy Porter, « The Patient’s View : Doing Medical History from Below », in
Theory and Society, 14,1985.
— Edward Shorter, Doctors and their Patients : A Social History, New Brunswick,
New Jersey, Transaction Books, 1991.
— Russel Jacoby, Social Amnesia : A Critique of Contemporary Psychology from
Adler to Laing, Boston, Beacon, 1975.
— Andrew Seuil (éd.), Madhouses, Mad-Doctors and Madmen : The Social History
of Medicine, 6,1, April 1993.
— Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970.
— Mary Bames/Joseph Berke, Mary Bames, un voyage à travers la folie, Paris,
Seuil, 1973.
— Moi Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère. Un cas de par­
ricide au XIX‘ siècle, présenté par Michel Foucault, Paris, Gallimard/Julliard, coll.
« Archives », 1973.
Ouvrages et articles
d’Henri F. Ellenberger

Certains articles cités ici ont été repris dans deux recueils, l’un en français, l’autre
en anglais :
— La Psychiatrie suisse, Paris, Imprimerie Poirier-Bottreau, 1954. (Recueil d’ar­
ticles parus dans L’Évolution psychiatrique entre 1951 et 1954.)
— Les Mouvements de libération mythique, et autres essais sur l’histoire de la psy­
chiatrie, Montréal, Québec, Quinze/Critère, 1978. Abréviation : MLM.
— Beyond the Unconscious, Introduced and Edited by Mark S. Micale, Princeton
University Press, 1993, translation from the French by Françoise Dubor and Mark S.
Micale. Abréviation : BU.

— « La psychothérapie de Janet », in L’Évolution psychiatrique, 15, 3,1950.


— « A propos du Malleus Maleficarum », in Schweizerische Zeitschriftfur Psycho­
logie, 10,2,1951.
— « L’homme et l’animal », in L’Homme et ses potentialités, Paris, ESF, 1954.
— « The Life and Work of Hermann Rorschach (1884-1922) », in Bulletin of the
Menninger Clinic, 18, 5, 1954, MLM et BU.
— « A Psychiatrist’s informai Tour of Europe », in Menninger Quaterly, 8,1954, et
9,1955.
— « Fechner and Freud », in Bulletin ofthe Menninger Clinic, 20,4, 1956, BU.
— « The Ancestry of Dynamic Therapy », in Bulletin of the Menninger Clinic, 20,6,
1956.
— « The Unconscious before Freud », in Bulletin ofthe Menninger Clinic, 21, 1,
1957.
— « Psychiatrie Problems as Reflected in the History of German Literature », confé­
rence non publiée, présentée le 13 avril 1957.
— « The Scope of Swiss Psychology », in H.P. David et H.von Bracken (éd.), Pers­
pectives in Personality Theory, New York, Basic Books, 1958, BU.
— « A Psychiatrist’s Vacation in Europe », in TPR (Température, Puise, Respira­
tion), 18, 7, 1957, repris sous le titre « Une visite à la Bergasse », MLM.
— « A Clinical Introduction to Psychiatrie Phenomenology and Existential Analy­
sis », in R. May, E. Angel, H.F. Ellenberger (éd.), Existence : A New Dimension in
Psychiatry and Psychology, New York, Basic Books, 1958.
— « La psychiatrie et son histoire inconnue », in L’Union médicale du Canada, 90,
3, 1961, BU.
— « L’existentialisme et son intérêt pour la psychiatrie », in L’Union médicale du
Canada, 90,9, 1961.
— « Histoire de la psychopathologie en Occident », in Critique, 182, 1962.
— « Les mouvements de libération mythique », in Critique, 190, 1963, MLM.
— « Les illusions de la classification psychiatrique », in L’Évolution psychiatrique,
28, 2, 1963, MLM et BU.
938 Histoire de la découverte de l’inconscient

— « La notion de maladie créatrice », in Dialogue : Canadian Philosophical Jour-


nal/Revue philosophique canadienne, 3,1,1964, republié sous le titre « The Concept
of Creative Illness », in Psychoanalytic Review, 55, 3, 1968, MM.
— « L’autobiographie de C.G. Jung », Critique, 207-208,1964.
— « Jardin zoologique et hôpital psychiatrique », in Psychiatrie animale, sous la
direction de Henri Ey et A. Brion, Paris, Desclée De Brouwer, 1964.
— « Charcot and the Salpêtrière School », in American Journal of Psychotherapy,
19, 2, 1965, BU.
— « Mesmer and Puységur : From Magnetism to Hypnotism », in Psychoanalytic
Review, 52, 2, 1965.
— « The Pathogenic Secret and its Therapeutics », in Journal ofthe History of the
Behavioral Sciences, 2, 1, 1966, publié en français sous le titre : « Le secret patho­
gène et son traitement », in Revue internationale d’histoire de la psychiatrie, 1983,
BU.
— « The Evolution of Depth Psychology », in I. Gladston (éd.), Historié Dérivation
of Modem Psychiatry, New York, McGraw-Hill, 1967.
— « La conférence de Freud sur l’hystérie masculine (15 octobre 1886) ; étude cri­
tique », in L’Information psychiatrique, 44, 10,1968, MLM et BU.
— Criminologie du passé et du présent, Montréal, Presses de l’université de Mon­
tréal, 1969.
— « La vie et l’œuvre de Pierre Janet », in Hôpital Pierre Janet à Hull : Ouverture
officielle et Journée scientifique, Hull, 1969.
— The Discovery ofthe Unconscious. The History and Evolution of Dynamic Psy­
chiatry, New York, Basic Books, 1970. (Trad. fr., Villeurbanne, Simep, 1974.)
— « Methodology in Writing the History of Dynamic Psychiatry », in G. Mora et
J.L. Brand (éd.), Psychiatry and its History. Methodological Problems in Research,
Springfield, Charles C. Thomas, 1970, MLM et BU.
— « Histoire de l’anxiété : contribution à la psychiatrie dynamique », in Actes du Ve
Congrès mondial de psychiatrie, Mexico, 1971.
— « Discours prononcé par le docteur Henri F. Ellenberger à l’occasion de l’inau­
guration du nouvel Institut Pinel de Montréal », in Annales internationales de cri­
minologie, 10,2, 1971.
— « L’histoire d’Anna O. : étude critique avec documents nouveaux », in L’Évolu­
tion psychiatrique, 37, 4, 1972 (publication en langue anglaise simultanée dans le J.
ofHist. ofthe Behav. Sciences), MLM et BU.
— «Moritz Benedikt (1835-1920)», in Confrontations psychiatriques, 11, 1973,
MLM et BU.
— « La notion de Kairos en psychothérapie », in Annales de psychothérapie, 4, 7,
1973.
— « Pierre Janet, philosophe », in Dialogue : Canadian Philosophical Journal/
Revue philosophique canadienne, 12,2,1973, BU.
— « Psychiatry from Ancient to Modem Times », in Silvano Arieti (éd.), American
Handbook of Psychiatry, New York, Basic Books, 1974, MLM sous le titre : La Psy­
chiatrie des temps anciens aux temps modernes.
— « Développement historique de la notion de processus psychothérapeutique », in
L’Union médicale du Canada, 12,2,1976, MLM.
— « L’histoire d’Enuny von N. : étude critique avec documents nouveaux », in
L’Évolution psychiatrique, 42, 3, 1977, MLM et BU.
— « Cari Gustav Jung : his historical Setting », in Herta Riese (éd.), Historical
Explorations in Medicine and Psychiatry, New York, Springer, 1978.
Complément bibliographique 939

— « Pierre Janet and his American Friends », in George E. Gifford (éd.), Psychoa­
nalysis, Psychotherapy and the New England Medical Scene, 1894-1944, New York,
Science History Publication, 1978.
— « From Justinus Kemer to Hermann Rorschach : The History of the Inkblots »,
inédit.
— « Histoire de la psychiatrie », in Précis de psychiatrie, sous la direction de R.
Duguay et H.F. Ellenberger, Montréal, Chenelière et Stanké, 1981.
— « Evolution of Ideas about the Nature of the Psychotherapeutic Process in the
Western World », communication présentée au quatrième Symposium international
d’histoire de la médecine comparée, Tokyo, Saikon Publishing Company Limited,
1982.
— « C.G. Jung and the story of Helene Preiswerk : A critical Study with New Docu­
ments », in History of Psychiatry, 2, 5, 1991, BU.
Index des noms propres

Abdül-Hamid H : 564, 786, 817, 819, 830. 613 ; psychanalytique (période), 476, 478,
Abraham (Karl) : 446, 526, 572, 583, 715, 625-630, 824, 828 ; psychologie indivi­
818-819, 821, 892. duelle, 432, 610, 612, 630-642, 643, 662 ;
Ach (Narziss) : 344. psychologie individuelle (mouvement),
Achille, patient de Janet: 365, 394, 420, 480, 617, 662, 837, 870, 878, 883, 902 ;
432, 435, 786, 793. psychothérapie, 642-646 ; relations avec...
Ackerknecht (Erwin) : 72, 74, 81. Bachofen, 255, 633, 652 ; Bebel, 653 ;
Adler (Alexandra), fille d’Adler : 603-604, Benedikt, 602, 642, 650 ; Bleuler, 630 ;
611. Darwin, 269, 653 ; Freud, 476,478,480,
Adler (Alfred) : biographiques (études) sur 546, 553, 583, 587, 591-596, 599-601,
Adler, 593-594, 600-602, 659 ; cadre de 603-606, 611-614, 616-620, 625-628,
vie, 591-592 ; campagne (maison de), 597, 630-631, 635, 641-643, 649-652, 659,
610, 611, 618 ; citoyen de Vienne, 610- 662-668, 671-674, 719, 842, 881, 902 ;
611 ; citoyenneté autrichienne, 604 ; Jahn, voir Jahn ; Janet, 355, 432, 615,
citoyenneté hongroise, 599, 602 ; confé­ 630,656 ; Jung, 613,671,718,730,736,
rences (tournées de), 610-611 ; congrès 740, 751, 881 ; Krafft-Ebing, 601, 650 ;
(participation aux), 873, 875 ; contempo­ Marx, 272, 625, 631, 632, 633, 653 ;
rains, 617-620 ; controverses, 294 ; conver­ Nietzsche, 304, 306, 625, 631, 653-654,
sion au protestantisme, 593, 604, 616 ; 657, 663 ; Smuts, voir Smuts ; Stekel,
États-Unis (établissement aux), 591, 604-605, 617-620 ; Vaihinger, 628-630,
610-611, 615, 616; enfance et jeunesse, 654 ; Wagner-Jauregg, 605-606 ;
599-601 ; familial (arrière-plan), 591-599 ; religieuses (opinions), 616,647-648 ; sur la
fratrie, 596-598, 613, 629, 899 ; guerre Révolution française, 641-642 ; sociale
(expériences de), 591, 607-608, 848 ; (médecine), 602, 612, 620-625 ; socialistes
influence sur- (opinions), 602, 607, 609, 612, 615, 622 ;
la psychanalyse, 661-674 ; la néo-psy­ sources, 649-661, 898, 905 ; souvenirs
chanalyse, 663-666 ; la psychiatrie exis­ (premiers), 612-613 ; thérapeutiques édu­
tentielle, 667-668 ; la psychologie, 668 ; catives (institutions), 609, 644-646 ; théo­
juif (arrière-plan), 443, 592-593 ; légende, ries, 211 :
672-674 ; mariage et enfants, 602-604,611, axiomes fondamentaux, 631-633 ; com­
616 ; méconnaissance collective de son munautaire (sentiment), 306, 630-634,
œuvre, 671-674 ; médicales (vocation et 638, 639, 640, 645, 646, 647, 648, 651,
études), 593, 601-602 ; militaire (vie), 602, 653-654, 660-661, 666, 670-671 ;
603 ; mort et funérailles, 591, 597, 611- compensation, 269, 553, 626-628, 651,
612, 674 ; œuvres : 653, 663, 666, 900 ; cours de la vie
L’Autre Côté, 608, 853 ; Connaissance humaine, 637-638 ; criminels, 640, 646-
de l’homme, 630, 631, 634, 638, 646, 647, 670 ; développement dialectique,
656, 874 ; Études sur l’infériorité orga­ 633-637 ; développement ultérieur, 647 ;
nique, 604, 815 ; Guérir et éduquer, diagnostic psychologique pratique, 636-
605 ; Livre de santé pour le métier de 637 ; éducation, 609, 624-625 ; femmes,
tailleur, 603, 620-623, 653 ; Le Sens de 321, 629, 633, 653, 670, voir aussi pro­
la vie, 646, 647 ; Le Tempérament ner­ testation virile ; guerre, 607-608, 633-
veux, 605, 606, 616, 628-630, 633 ; 634 ; homosexualité, 640, 646, 670 ;
et patients, 902 ; personnalité, 612-617 ; hypnose, 636 ; inconscient (notion d’),
philosophiques (opinions), 647 ; pré-psy- 650 ; infériorité (complexe d’), 634-635,
chanalytique (période), 602-603, 620-625 ; 651,656,900 ; infériorité (sentiment d’),
Privat-Dozent (candidature), 605-606, 306, 432, 628-629, 634-635, 638, 646,
942 Histoire de la découverte de l’inconscient

647, 650-651, 653, 656-657, 663, 666, Arber (Agnès) : 233.


669, 671 ; infériorité des organes, 619, Aristote : 75-76, 340,651.
626-627, 634, 649, 653, 669, 900, 901 ; Armer (Laura Adams) : 63.
maladies mentales, 628-640 ; névroses, Arnim (Achim von) : 322.
604, 628-646, 649, 653, 655 ; protesta­ Arp (Hans) : 849.
tion virile, 255, 605, 606, 616, 628-629, Arréat (Lucien) : 333, 537.
633, 639, 653, 664, 670, 730 ; rêves, Artois (comte d’) : 92.
637, 650, 738, 751 ; Asch (Schalom) : 500.
typologie, 638, 647. Aschaffenburg (Gustav): 686, 711, 812,
Adler (Comelia ou Nelly), fille d’Adler : 815, 822-823.
604. Aschenbrandt (Theodor) : 455.
Adler (David), oncle d’Adler : 594, 622. Atkinson (J.J.) : 267, 563-564.
Adler (Gerhard) : 881. Augustin (saint) : 77, 156, 162, 234, 473,
Adler (Hermine), voir Ray (Hermine). 720.
Adler (Irma), voir Fried (Irma). Azam (Étienne Eugène) : 167-170, 774, 791.
Adler (Justine), épouse de Richard Adler :
598. Baader (Franz Xavier von) : 113, 234, 753.
Adler (Katharina, née Lampl), grand-mère Babinski (Joseph) : 128, 133, 135, 367, 379,
d’Adler : 594. 433, 774, 779, 783, 802, 811, 847.
Adler (Kurt), fils d’Adler : 604. Bachelard (Gaston) : 227.
Adler (Léopold), père d’Adler : 594-597. Bachofen (Johann Jakob) : 246, 250-255,
Adler (Max), frère d’Adler : 593, 598. 257, 258, 290, 291, 304, 321, 582, 633,
Adler (Pauline, née Beer), mère d’Adler: 652, 678, 750, 752 ; influence sur la psy­
594-596. chiatrie dynamique, 254-255.
Adler (Raïssa Timofeyevna, née Epstein), Bacon (Francis) : 289, 363, 427.
épouse d’Adler : 603-605, 615-616. Bade (Karl Friedrich de) : 106.
Adler (Richard), frère d’Adler : 593, 598. Baelz (Ludwig von) : 45-46.
Adler (Rudolf), frère d’Adler : 598, 601. Baeumler (A.) : 254.
Adler (Sigmund), frère d’Adler : 593, 595- Bahr (Hermann) : 311, 789.
597, 601. Bailey (Percival) : 492.
Adler (Simon), grand-père d’Adler : 594. Bailly : 96,104.
Adler (Valentine Dîna), fille d’Adler : 603- Bakan (David) : 572, 584.
604,611. Bakounine (Michel) : 254, 260.
Agassiz (Louis) : 500-501. Baldwin (James Mark) : 288,373, 377,429-
Agrippa (Cornélius) : 143. 430, 432.
Aichhorn (August) : 642, 853-854, 870-871. Ball (Hugo) : 849.
Aimé (Henri) : 318. Bally (Gustav) : 693-694.
Akhenaton : 571. Balzac (Honoré de) : 194, 204, 298, 312,
Alain (Émile Chartier, dit) : 846, 849. 482.
Albrecht (Adelbert) : 821. Bamberger (Heinrich von) : 461-463, 495.
Aldenhoven (H.) : 55-56. Barclay (James Ralph) : 581.
Alexander (Franz) : 493, 874, 876, 886. Barres (bailli des) : 95.
Alexandra, impératrice : 789. Barrés (Maurice) : 773.
Alexandre, roi de Yougoslavie : 876, 880. Barret (William) : 345.
Alexandre II, tsar : 104, 287, 786. Bartels (Max) : 35, 70.
Alexandre m, roi de Serbie : 438,804,844. Barth (Karl) : 51, 701-702, 706.
Alexis, médium : 178, 189. Barthou (Louis) : 880.
Alt (Konrad) : 815-816. Baruk (Henri) : 433, 894.
Anaximandre : 262, 758. Basedow (Herbert) : 68.
Andersson (Ola) : 447, 516. Bashkirtseff (Marie) : 891.
Andreas-Salomé (Lou) : 205,304-305,323, Basilide d’Alexandrie : 690.
446, 572, 840, 891. Bastian (Adolf) : 34, 66, 503, 753.
Angell (Norman) : 268. Batthyaniy (comte) : 440.
Anna O. (Bertha Pappenheim, dite), patiente Baudelaire (Charles) : 127.
de Breuer: 312, 443, 452, 467, 508-516, Baudouin (A.) : 133-134.
519, 521, 574, 787-788, 792, 903-904. Baudouin (Charles) : 727.
Ansbacher (Heinz) ; 649. Bauer (Ludwig) : 878.
Ansel Bourne, patient de W. James : 165- Beard (George M.) : 131, 276-278,288,429.
166. Beauchamp (Miss), patiente de Morton
Anton (G.) : 777. Prince : 171-172, 179, 797.
Anzieu (Didier) : 468. Beaumarchais (Pierre Augustin Caron de) :
Aragon (Louis) : 857. 215.
Index des noms 943

Beaunis (Henri-Étienne) : 121. 763, 770, 786, 793, 794 ; École de Nancy
Bebel (August): 254-255, 273, 321, 633, (déclin de F), 123, 824-825 ; hypnose
653. (théorie de F), 120-121, 497, 765, 774-
Beccaria (Cesare) : 226. 775...
Bechtereff (Vladimir) : 121, 295, 875. amnésie post-hypnotique, 122,143, 554,
Beckh-Widmanstetter (Hans) : 594, 600- 578 ; crime sous hypnose, 198, 778 ;
602, 681. idéodynamisme, 184, 318, 775 ; simu­
Beer (Albert), oncle d’Adler : 594. lation inconsciente, 206-207 ; souvenirs
Beer (Élisabeth, née Pinsker), grand-mère suggérés, 148, 198 ; suggestion post­
maternelle d’Adler : 594. hypnotique, 143, 578 ;
Beer (Hermann), grand-père maternel d’Ad­ illusions sur son œuvre, 132, 191, 362;
ler : 594-595. jubilé et retraite, 824, 837 ; œuvres, 770 ;
Beer (Ignaz), oncle d’Adler : 594. personnage de roman, 135 ; personnalité,
Beer (Julius), oncle d’Adler : 594. 120-121 ; psychothérapie (usage du mot),
Beer (Ludwig), oncle d’Adler : 594. 353 ; rapport (méconnaissance du rôle du),
Beer (Moriz), oncle d’Adler : 594. 186 ; relations avec...
Beer (Pauline), voir Adler (Pauline). Charcot, voir Charcot ; Freud, voir
Beer (Salomon), oncle d’Adler : 594. Freud ; Liébeault, 120-121, 765, 770 ;
Beer-Hofmann (Richard) : 311. thérapeutiques (méthodes) :
Beethoven (Ludwig van) : 236, 595. hypnose, 148, 206, 346, 775 ; psycho­
Benedetti (Gaetano) : 52-53. somatiques (cures), 883 ; suggestion à
Benedikt (Moritz) : concept de vie imagi­ l’état de veille, 150, 786 ; thérapie diri­
naire, 521, 560, 575, 777... gée par le patient, 184 ;
hypnose, 206, 294, 765 ; hystérie, 80, vie et carrière, 120-121.
177, 330-331, 462, 521, 575, 779, 783 ; Bersot (Ernest) : 359, 381.
secret pathogène, 80,331,518,554,575, Berthelot (Marcellin) : 741.
735, 782 ; Bertrand (Alexandre): 107-108, 114, 119,
contemporains, 292,328,451 ; juif (arrière- 143, 149, 188, 216, 362, 429.
plan), 442,489,593 ; libido (usage du mot), Besser (Jochen) : 884.
333, 794 ; relations avec... Bezzola (D.) : 815.
Adler, voir Adler; Charcot, 128, 296, Biàsch (professeur) : 635.
447, 462 ; Freud, voir Freud ; Krafft- Bichat (Xavier) : 580.
Ebing, 293-294, 328, 783 ; Bierer (Joshua) : 645.
vie et carrière, 296. Billy (André) : 311.
Benoît (Pierre) : 730, 754. Binder (Hans) : 174.
Bentham (Jeremy) : 654. Binet (Alfred) : 173, 176-177, 201, 328-330,
Ber de Bolechow : 440. 349, 366-367,378-380,400,430,710,722-
Bergasse (Nicolas) : 92, 95-98,99,104. 723,750,772,774,776,787-788,796,809-
Berger (Alfred) : 788. 811.
Berger (Hans) : 877, 881. Binet (Armande), fille de Binet : 380, 722-
Bergson (Henri) : 202, 206, 235, 289, 353, 723.
359,367,378-379,401,419,425,430,647, Binet (Marguerite), fille de Binet : 380, 722-
702, 748, 769, 773, 800, 802, 839, 843, 723.
888. Bini (L.) : 884.
Bérillon (Edgar) : 772, 796, 839. Binswanger (Ludwig) : 339, 479, 567, 667,
Bernard (Claude) : 428. 814, 866, 878, 888-891.
Bernays (Anna, née Freud), sœur de Freud : Binswanger (Wolfgang) : 512.
445, 482. Binz (Cari) : 341.
Bernays (Eli), beau-frère de Freud : 445. Biran (Maine de), voir Maine de Biran.
Bernays (Jacob), oncle de Martha Freud : Bircher-Benner (Max) : 163, 869, 874,884.
515-516. Birnbaum (Ferdinand) : 645, 667.
Bernays (Martha), voir Freud (Martha). Bismarck (Otto, prince von) : 257,285,491.
Bernays (Minna), belle-sœur de Freud : 465. Bittel (Karl) : 88.
Bernays-Heller (Judith), nièce de Freud : Bjerre (Poul) : 183.
449. Blanche (Antoine Émile) : 785.
Berne (Eric) : 669. Blanche Wittmann, voir Wittmann
Bernfeld (Siegfried) : 445, 447, 449, 451, (Blanche).
454, 527, 681. Blériot (Louis) ; 819.
Bernhardi (Friedrich von) : 829. Bleuler (Eugen) : 313, 314-317 ; ambiva­
Bernheim (Hippolyte) : congrès (participa­ lence, 826 ; Burghôlzli (directeur du), 315,
tion aux), 364, 776, 825 ; Ecole de Nancy 685, 793, 804, 811, 814 ; dévouement pour
(chef de file de F), 120-121,122,139,314, les malades, 315, 316, 558, 685-686, 755 ;
944 Histoire de la découverte de l’inconscient

hypnose (expérience subjective), 145-146 ; Breuer (Josef) : Anna O. (expériences avec),


mediumniques (expériences), 692 ; organo- voir Anna O. ; cathartique (méthode), voir
dynamique (psychiatrie), 275,315 ; person­ psychothérapie dynamique moderne ;
nalité, 494, 685 ; psychoïde (théorie du), École de Nancy, 793 ; Fondation Breuer
343, 862-863, 869 ; psychologie des pro­ (Breuer-Stiftung), 453, 829 ; hypnose
fondeurs (création de l’expression), 522 ; (usage de 1’), 765 ; hystérie (théorie et trai­
psychothérapie des psychoses, 315-316 ; tement de 1’), 177, 466, 516-517, 519-520,
relations avec... 554,790,796, 816,826 ; juif (arrière-plan),
Adler, voir Adler ; Binswanger, 866, 442 ; personnalité, 452-453, 489 ; physio­
878 ; Charcot, 315 ; Forel, 145-146,314- logiques (recherches), 452 ; Première
315 ; Freud, voir Freud ; Janet, 316,371, Guerre mondiale, 846 ; et Steiner, 703 ; vie,
402, 432, 827 ; Jung, voir Jung ; psy­ 452-453 ; voir aussi Freud.
chiatres romantiques, 246, 575-576, Breuer-Freud, œuvres en collaborations :
906 ; Rorschach, 863 ; Communication préliminaire, 80, 208,
schizophrénie (théorie de la), 315-316,402, 346, 432, 466-467, 495, 517, 521, 574,
432, 711 ; typologie, 722 ; vie et antécé­ 578, 786-787 ;
dents, 314-315. Études sur l’hystérie, 208,346,432,467,
Bleuler (Manfred) : 371, 696. 468, 471, 519, 530, 554, 578, 787-789,
Bloch (Iwan) : 328. 792, 809, 810, 841.
Blondel (Maurice) : 378. Breuer (Léopold) : 441, 452.
Blüher (Hans) : 476, 804, 824, 836, 848. Briand (Marcel) : 775.
Blum (Léon) : 882. Brill (Abraham Arden) : 814, 818, 820, 839.
Blumhardt (Johann Christoph) : 49-53,276, Briquet (Paul) : 152,174-175,177,330,400,
788, 903-904. 767.
Boas (Franz) : 40, 820. Brodie (B.C.) : 125.
Bôckmann (professeur) : 106. Brouardel (Paul) : 778.
Boehme (Jakob) : 234, 240, 343, 753. Brouillet (Pierre Aristide André) : 133.
BOhler (Eugen) : 697, 759-760. Brown (Albert) : 166.
Bois (Jules) : 135, 198. Brown-Séquard (Charles-Édouard) : 318,
Boisdulier (vicomte du) : 218. 324, 774.
Bôlsche (Wilhelm) : 328. Browning (Robert) : 195.
Bompard (Gabrielle) : 778. Brücke (Ernst) : 293, 451, 453-454, 456,
Bonaparte (Marie) : 370, 481, 884. 469, 472, 475, 501, 506-507, 574, 580.
Bonjour (docteur) : 206. Brugsch (Heinrich) : 67.
Bôrne (Ludwig) : 439, 492, 560-562, 579. Brühl (Cari) : 450.
Bosius (pasteur) : 78. Brun (Rudolf) : 551.
Bottome (Phyllis) : 593, 595-596, 598, 600, Bruno de Jésus-Marie (père) : 421.
604, 611, 613-616, 641, 649, 651, 900. Brunschwig (Henry) : 229.
Bouchard (Charles) : 131, 779. Bry (lise) : 476, 478, 799-800, 803, 810.
Bougainville (Louis-Antoine de) : 212. Buber (Martin) : 867.
Boulanger (Nicolas Antoine) : 228, 252. Büchner (Ludwig) : 259, 351.
Boulanger (général) : 766, 769, 773. Bullitt (William) : 481.
Bourdin (Claude-Étienne) : 152. Bunsen (Robert) : 472-473.
Bourgeois (abbé) : 83-84, 141. Burckhardt (Jacob) : 253, 678.
Bourget (Paul): 134, 194, 201, 309, 492, Burckhardt (Max) : 801.
732, 773. Bürgerstein (Léo) : 821.
Bourneville (Désiré-Magloire) : 128. Burot (Ferdinand) : 775.
Bourru (Henri) : 775. Burt (Cyril) : 865.
Boutroux (Émile) : 363, 381, 425. Burton (Robert) : 899.
Brachfeld (Oliver), voir Oliver-Brachfeld. Buschan (George) : 35.
Braid (James) : 103,114,118,142-143,150, Butler (Samuel) : 343,658.
186, 190, 796. Buxbaum (Edith) : 468.
Branwell (Milne) : 121.
Breitner (Burghard) : 459. Cabot (Richard C.) : 820.
Brentano (Clemens) : 110-111,192, 581. Cagliostro (Giuseppe Balsamo, dit comte) :
Brentano (Franz) : 452, 581, 703. 97, 194.
Brentano (Lujo) : 581. Calvin (Jean Cauvin, dit) : 358, 701.
Breslauer (docteur) : 513. Camus (Jean) : 809.
Bressler (Johann) : 788. Carlos, roi de Portugal : 817.
Breton (André) : 153, 485, 857-859. Carnot (Sadi) : 786.
Brettauer (docteur) : 456. Carrard (Alfred) : 866.
Breuer (Dora), fille de Breuer : 512. Carter (A.E.) : 308.
Index des noms 945

Carus (Cari Gustav) : 233, 235, 237-240, nalité, 126-131 ; psychothérapie primitive
343, 582, 693, 752, 867. (intérêt pour la), 36 ; psychothérapie des
Cassirer (Ernst) : 240. paralysies, 129 ; psychothérapie des per­
Castiglione (Baldassare) : 223. versions sexuelles, 330 ; rapport (mécon­
Catherine de Russie : 86. naissance du rôle du), 186 ; relations avec...
Cavé (Madeleine) : 434. Babinski, 779,802,847 ; Bernheim, 121,
Cerletti (Ugo) : 884. 131, 205, 577, 765-766; Binet, 379;
Cestan (docteur) : 796. Bouchard, 131 ; Briquet, 175,177,767 ;
Chabaneix (Paul) : 203. Delbœuf, 130, 207, 457 ; Duchenne,
Chambard (Ernest) : 328. 124 ; Pasteur, 771 ; Richer, voir Richer ;
Chamberlain (Arthur Neville) : 883. Richet, 124, 765 ; voir aussi Benedikt,
Chamberlain (Houston Stewart) : 309, 884. Freud, Janet ;
Chambige (Henri) : 772-773. réputation, 123, 127-132, 175 ; Salpêtrière
Champollion (Jean-François) : 297, 674. (nomination à la), 124 ; vie et œuvre, 123-
Charcot (Jean), fils de Charcot : 127, 134, 137 ; voir aussi Salpêtrière, Société de psy­
376. chologie physiologique.
Charcot (Jeanne), fille de Charcot : 767. Charles I" D’Autriche : 847.
Charcot (Jean Martin) : 123-137 ; Académie Charles X : 105.
des sciences (communication à 1’), 121, Charpignon (Louis, Joseph, Jules) : 108,
359, 763-765, 771 ; artistiques (intérêts), 145, 147, 149, 185, 188, 198, 429.
128, 129-130 ; centenaire, 136 ; concepts : Chateaubriand (François René de) : 232.
amnésie dynamique, 125 ; amnésie orga­ Chevreul (Michel) : 118, 344, 346.
nique, 125 ; automatisme ambulatoire, Cheyne (George) : 899.
153-156 ; catalepsie, 124,129 ; foi (gué­ Choisy (Maryse) : 492.
rison par la), 126, 779-780 ; hystérie, Cicéron : 150, 376.
124, 129, 131, 175, 176, 330, 400, 460, Claassen (Ria) : 323.
464, 518, 521, 577, 773 ; hystérie mas­ Claparède (Édouard) : 348, 717, 798, 810-
culine, 460-461, 464, 769 ; paralysies 811, 819, 866.
dynamiques, 125, 318, 780; paralysies Claretie (Jules) : 129, 134, 200, 311.
hystériques, 125, 181-182; paralysies Clarke (J. Michell) : 783, 787.
organiques, 125, 318, 780; paralysies Clarke (R.C.) : 818.
traumatiques, 125, 460, 465, 766, 769 ; Claus (Cari) : 451, 500-501.
personnalité (fragments dissociés de la), Cleckley (Hervey) : 174.
182, 349 ; personnalités multiples, 129, Cléments (Forest E.) : 35, 73.
168, 790 ; rêves éveillés (rôle des), 350 ; Clouston (sir Thomas) : 838.
sexualité et névroses, 577, 767 ; som­ Cocteau (Jean) : 673.
nambulisme, 124, 129 ; Colsenet (Edmond) : 179.
congrès (participation aux), 128, 774 ; Comte (Auguste) : 257, 318.
démonologie (intérêt pour la), 129-130 ; Condillac (Étienne de) : 382, 427.
disciples, 128, 130-131, 134, 135, 779; Condorcet (Antoine) : 222, 257.
dynamiques (glissement vers des concep­ Constantin (comte de) : 776.
tions), 508 ; ennemis, 131, 784 ; enseigne­ Cook (Florence), médium : 117.
ment (méthodes d’), 130 ; expert judiciaire, Copernic (Nicolas) : 264.
778, 784 ; famille, 127, voir aussi Charcot Cornford (F.M.) : 758.
(Jean et Jeanne) ; hypnotisme : Cornillier (P.-E.) : 710.
reconnaît sa valeur, 124, 129, 132, 205- Corriat (docteur) : 839-840.
206, 346, 359, 764-765 ; illusion à son Cory (Charles E.) : 164-165.
sujet, 131, 132, 191, 205-206, 362, 903- Cotard (Jules) : 128.
904 ; note ses dangers, 148 ; études sur, CouÉ (Émile) : 209, 866.
124, 129, 133, 143, 903 ; Court de Gébelin (Antoine) : 97, 213, 228.
légende, 134-135 ; littérature (influence sur Cowles (Edward) : 367.
la), 134 ; malades, 128, 129, 130, 132-133, Cox (George) : 542.
136, voir aussi Achille, madame D., Witt- Creuzer (Friedrich) : 230, 715-716, 752.
mann (Blanche) ; méthodologiques Crocq (docteur) : 207.
(erreurs), 132-133, 206, 785 ; mort et funé­ Crookes (Sir William) : 117-118, 684.
railles, 134-135, 365 ; mort (réactions après Crookshank (F.G.) : 306, 653.
sa), 135, 367, 402, 433, 795, 796, 837 ; Curran (Mrs), médium : 197, 204.
nécrologies, 134, 784-785 ; neurologiques Czermak (Johann) : 292, 459.
(études), 129, 132 ; œuvres inédites, 134-
135 ; opposition à ses idées, 130-132, 460- Daladier (Édouard) : 883.
464, 766, 769, 777-779, 784, 785, 786, Dalbiez (Roland) : 532.
791 ; personnage de roman, 135 ; person­ Dallemagne (J.) : 330, 521, 539, 783.
946 Histoire de la découverte de l’inconscient
Dalma (Juan) : 515. Dubois (Paul) : 123,802,809, 811,814,816,
Dampœrre (baron de) : 220. 819, 824, 827, 837.
Danrit (capitaine) : 801. Dubois-Reymond (Emil) : 451.
Dante : 126,128,130, 323, 475, 734, 807. Duchenne (de Boulogne) (Guillaume) : 124.
Danton (Georges Jacques) : 641. Dujardin (Edouard) : 310.
Daquin (Joseph) : 227. Dulaure (Jacques-Antoine) : 541.
Darwin (Charles) : 261-270, 290, 294, 437, Dumas (Alexandre) : 107,194,482.
550, 563, 580, 587, 589, 831, 897-898. Dumas (Georges) : 366-367, 370, 380.
Darwin (Erasmus) : 158,264,538. Du Maurier (George) : 199,339.
Daudet (Alphonse): 126, 134, 734, 754, Dumézil (Georges) : 540.
766-768, 871. Dunbar (Flanders) : 889.
Daudet (Léon) : 126, 134-135, 293, 754, Dunin (Theodor) : 804.
767-769, 837, 871. Dupanloud (Mgr) : 325.
Daudet (Philippe) : 871-872. Du Potet ou Dupotet (baron J.) : 108, 145,
Davis (Andrew Jackson) : 115, 881. 147,149-150,189, 220,429.
Debreyne (père P.J.C.) : 147,325-326. Dupré (Ernest) : 182, 815.
Déjerine (Jules) : 364, 367, 433, 503, 809, Dupréel (F.) : 565,898.
811,819. Durand (de Gros) : 108,149,179,797.
Delacroix (Henri) : 428. Durkheim (Émile) : 289,359,378, 380,413-
Delage (Yves) : 341-342,526. 414,422,430, 564, 830.
Delay (Jean) : 204, 370-371,426,433.
Delbœuf (Joseph) : 130, 207, 349,457, 767, Eastman (Max) : 273,485.
769,774,776. Ebner-Eschenbach (Maria) : 453.
Deleuze (J.P.F.) : 107, 143, 147-149, 188, Economo (Constantin von) : 848.
194,429. Eddy (Mary Baker) : 115.
Démocrtte : 654. Edinger (Dora) : 508, 512.
Denys l’Aréopagite : 343. Edison (Thomas) : 323.
Édouard VH : 801-802, 817,823, 882.
Descartes (René) : 428,560,693,788.
Effertz (Otto) : 333.
Desfontaines (abbé) : 251. Egg (Johann Heinrich) : 100.
D’Eslon ou Deslon (Charles) : 92,95-97. Ehrlich (Paul) : 293,485,588.
Desmoulins (Fernand) : 198. Ehrlich-Hichler (Léopold) : 884.
Desnos (Robert) : 858. Einstein (Albert) : 572,810,829,880.
Despine (Antoine), père : 108, 159-161, 173, Eisenhower (Dwight David) : 887.
429, 903. Eissler (K.R.) : 447,476-478,493-494, 496,
Despine (Prosper), fils : 149, 383-384, 429, 569.
657. Eitingon (Max) : 862.
Desoille (Robert) : 756, 885 Elena, patiente de Morselli : 169-170,173.
Dessoir (Max) : 178,291,333,364,372,537, Eliot (George) : 489.
772, 774,777-778,793,799. Élisabeth d’Autriche : 791-792.
Diderot (Denis) : 212, 302, 305,566. Elisabeth von R., patiente de Freud : 500,
Dœterich (Albrecht) : 726,753. 519,582,904.
Disertori (Beppino) : 170-171. Elkin (A.P.) : 67,72.
Dnrus (Gottliebin), patiente de Blumhardt : Ellen West, voir West (Ellen).
49-52,276,903-904. Elliotson (John) : 114-115.
Dnrus (Katharina) : 50. Ellis (Havelock) : 328, 539,546, 670,788.
Dollfuss (Engelbert) : 438, 880. Éluard (Paul) : 857-859.
Donato (Alfred d’Hondt): 118, 150, 207, Emerson (Ralph Waldo) : 205,656-658.
360, 765, 770. Emmerich (Katharina), patiente de Brentano :
Doolittle (Hilda) : 486. 110-111,192,836.
Dora, patiente de Freud : 312,478,500, 532- Emmy von N., patiente de Freud : 467-468,
534, 543, 555, 810. 500,516,519.
Dorer (Maria) ; 447, 574-575. Empédocle : 262.
Dorfman (Joseph) : 659. Engels (Friedrich) : 253, 255-256, 270-272,
Doris, patiente de W.F. Prince : 172-173, 351,633.
179. English (O. Spurgeon) : 889.
Dostoïevski (Fedor) : 196, 300, 492, 571, Ennemoser (Joseph) : 192,334.
613,630,661,875. Épée (abbé de 1’): 227.
Drabovitch (W.) : 431. Épictète : 381.
Draga, reine de Serbie : 804, 844. Épicure : 76, 674.
Dreyfus (Alfred) : 786,789,792,794. Erikson (Erik) : 756.
Driesch (Hans) : 343,862, 894. Erlenmeyer (Albrecht) : 456-457.
Index des noms 947

Ermakov (Ivan) : 868. la cryptomnésie, 118, 205, 348, 349,


Eschenmayer (Adam Cari August von) : 798 ; l’inconscient mythopoïétique, 182,
113-114. 349, 908 ; les médiums, 151, 346-348,
Eschyle : 197, 252. 375 ; la personnalité multiple, 173 ; le
Esculape : 65-66. spiritisme, 118, 348, 425.
Esdaile (James) : 115,144. Flüe (Klaus von der) : 747.
Espinas (Alfred) : 332. Foerster (Friedrich Wilhelm) : 582.
Esquirol (Jean-Étienne Dominique) : 194, Forel (Auguste) : 313-314 ; amnésie (un cas
318, 898. d’), 155-156 ; Burghôlzli (directeur du),
Estelle, patiente d’Antoine Despine : 159- 313, 315,771 ; congrès (participation aux),
161, 183, 903. 364, 825 ; dynamiques (glissement vers des
Étiemble (René) : 587. conceptions), 508 ; fourmis (étude sur les),
Eulenburg (Albert) : 333, 811. 313, 863 ; hypnotisme :
Euripide : 312. illusions à son sujet, 206 ; utilisation,
Evdokimov (Paul) : 759. 122, 146, 314, 776 ;
Exner (Sigmund) : 452-454, 477, 506-507, influence, 810 ; médicale (vocation), 313 ;
574, 580, 829. neurologiques (recherches), 294-295, 502 ;
Ey (Henri) : 319, 433, 860. philosophiques (idées), 829 ; polémiques
Eyraud (Michel) : 778. zurichoises (participation aux), 833-835 ;
Eysenck (H.J.) : 757. Première Guerre mondiale, 846 ; psycho­
somatique (maladie), 314, 889 ; relations
Fabre dOuvet (Antoine) : 733,753. avec...
Fagin (N.B.) : 659. Bechtereff, 294-295 ; Bernheim, 122,
Falret (Jules) : 389, 429. 314 ; Bleuler, voir Bleuler ; Freud, voir
Farez (Paul) : 797. Freud ; Meyer, 314 ; Meynert, 455 ;
Faria (abbé) : 107-108, 114, 143, 183. sexuels (sur les problèmes), 536, 810-811 ;
Faure (Félix) : 791. théories :
Fechner (Erich) : 760. crime sous hypnose, 772 ; hystérie, 790 ;
Fechner (Gustav Theodor) : 241, 246-250, résistance hypnotique, 523, 772 ;
258,297,318,343-344,470,472,504,506, thérapie de l’alcoolisme, 314 ; vie et per­
547-550,582,588,693,705,749,900-901. sonnalité, 313-314, 494.
Federn (Paul) : 853, 874. Forsyth (David) : 839.
Fehr (Hans) : 760. Fouillée (Alfred) : 386, 427.
Félida, patiente d’Azam : 167-170,202,346, Fourier (Charles) : 538.
Fox (John) : 116.
791.
Fox (Mrs): 116-117.
Felkin (R. W.) : 70.
France (Anatole) : 311, 773, 846, 856.
Féré (Charles) : 329, 380, 794.
Franco Bahamonde (Francisco) : 882.
Ferenczi (Sândor) : 476,479, 526, 556, 583, François d-Assise (saint) : 421,739.
818, 839, 868-869. François-Ferdinand, archiduc : 438, 844.
Ferstel (baronne von) : 477-478. François-Joseph I“: 286, 437, 458, 477,
Feuchtersleben (Ernst Freiherr von) : 241. 773, 793, 847, 849, 853.
Feuerbach (Anselm Ritter von)) : 870. François Xavier (saint) : 358.
Feuerbach (Ludwig) : 271. Frank (Ludwig) : 815, 826, 830-831, 833-
Fichte (Johann Gottlieb) : 192, 290, 553, 834, 837, 874.
751. Frankl (Victor) : 662, 667.
Fierz (H.K.) : 756. Franklin (Benjamin) : 89, 96, 212.
Flachon de la Jomarière : 220. Franz (S. I.) : 166-167.
Flammarion (Camille) : 197, 776. Fraser (Donald) : 841.
Flaubert (Gustave): 177, 194, 217, 298, Frazer (Sir James) : 37, 290, 563-564, 830,
492, 541, 659. 905.
Flechsig (Paul) : 455, 570. Frédéric II de Prusse : 86, 98, 191, 224.
Fleischl von Marxow (Ernst von) : 442, Frédéric III : 772.
452, 454-455. Frédérick-Guillaume H : 191.
Fliess (Wilhelm) : 446, 467-472, 475-479, Freeland (L.S.) : 61.
482-483,491,494,505,516,521,525,536, French (Thomas) : 666.
584-586, 691, 807. Freud (Adolfine), sœur de Freud : 445.
Flournoy (Théodore) : 346-349 ; et Freud, Freud (Alexander), frère de Freud : 445.
voir Freud ; et Jung, voir Jung ; observa­ Freud (Amalia, née Nathanson), mère de
tions sur Hélène Smith, voir Smith Freud : 444-445, 448-449.
(Hélène) ; sur miss Miller, 715-716 ; théo­ Freud (Anna), fille de Freud : 465, 553, 642,
ries sur... 663, 882, 886.
948 Histoire de la découverte de l’inconscient

Freud (Anna), sœur de Freud, voir Bemays 478, 558, 588, 686-687, 712, 787, 811-
(Anna). 812,814,815,821,827,841-842 ; Bren-
Freud (Émanuel), demi-frère de Freud : 444- tano, 581 ; Breuer, 80, 434, 452, 458,
445, 448. 465, 466, 468, 472, 479, 489, 495, 502,
Freud (Ernst), fils de Freud : 465, 480-481. 508, 512, 517, 531, 554, 574, 783, 786,
Freud (Jacob), père de Freud : 440, 442-445, 789, 790, 791, 820, 826, 829, 841;
448-450, 468, 475. Briicke, 451, 453, 456, 475, 501, 507,
Freud (Jean-Martin), fils de Freud : 447,465, 574, 580 ; Charcot, 130, 136, 137, 435,
480, 482, 698. 456-458, 461, 466, 470, 497, 508, 516,
Freud (John), neveu de Freud : 445, 474. 521, 577, 674, 767, 768, 783 ; Darwin,
Freud (Josef), oncle de Freud : 445, 475. 267,269-270,580 ; L. Daudet, 768,871-
Freud (Marie), sœur de Freud : 445. 872 ; Épicure, 76 ; Fechner, 250, 506,
Freud (Martha, née Bemays), épouse de 548, 549-550, 582, 588; Fliess, voir
Freud : 454, 458, 465, 482, 494. Fliess ; Floumoy, 800 ; Forel, 523, 825,
Freud (Mathide), fille de Freud : 465, 698. 826, 833, 834 ; Hâberlin, 703 ; Herbart,
Freud (Oliver), fils de Freud : 465. voir Herbart ; Jackson, 319 ; Janet, 364,
Freud (Paula), sœur de Freud : 445. 368, 370, 432, 435, 437, 471-472, 516-
Freud (Pepi, née Hoffman), grand-mère de 517, 519, 523, 531, 552, 554, 558, 560,
Freud : 443. 578-579, 588, 654, 768, 783, 786, 787-
Freud (Philipp), demi-frère de Freud : 444- 788, 791, 802, 804, 809, 811, 815, 821,
445. 823, 838-840, 842, 871; Jung, voir
Freud (Rebecca), seconde épouse de Jacob Jung ; Krafft-Ebing, 471, 476-477, 522,
Freud : 444. 788, 835 ; Liébeault, 122, 516,526, 577,
Freud (Rosa), sœur de Freud : 445. 777, 821 ; Maeder, 836 ; Marx, 273-
Freud (Salomon), grand-père de Freud : 443. 274 ; Meynert, 455, 456, 461, 462, 463,
Freud (Saly, née Kanner), première épouse 465, 471-472, 475, 479, 502, 507, 518,
de Jacob Freud : 444. 574,580,588 ; Moll, 333,537,724,873,
Freud (Sigmund) : Angleterre (immigration 885 ; Nietzsche, 253,270,304,305,548,
en), 438 ; anniversaires : 552, 566-567, 576, 582, 588, 625, 663 ;
cinquantième, 479 ; soixante-dixième, Platon, 537 ; la Première psychiatrie
873 ; soixante-quinzième, 878 ; quatre- dynamique, 177, 181, 202, 208, 211,
vingtième, 481 ; 279, 349, 577 ; la Psychiatrie roman­
appartement de la Berggasse, 465, 485 ; tique, 575-576, 898 ; le Romantisme,
auto-analyse, 467, 468-470, 478, 493, 494, 229, 234, 236, 246, 550, 552, 575, 581,
523, 528,561, 569, 586,689-690,705-706, 674 ; Schnitzler, 464, 496-500 ; Scho-
791, 900 ; cadre de vie, 437-438 ; cancer et penhauer, 240, 582, 584, 811 ; Silbers-
interventions chirurgicales, 480, 481, 484, tein, 449 ; Stekel, 476, 478, 480, 521,
870, 875 ; Clark University (conférence à 526, 617-619 ; Wagner-Jauregg, 477,
la), 479, 820-821 ; cocaïne (recherches sur 480, 494-496, 606, 861, 862 ; Weinin-
la), 447, 455-456, 457, 465, 475 ; congrès ger, 807 ;
(participation aux), 364,774,873 ; contem­ interviews, 484, 486, 573, 850 ; isolement
porains, 290, 494-500 ; critiques de ses (sentiment d’), 446, 470, 479, 493 ;
théories, 368, 693, 810, 812, 815, 823, 825, légende, 446,458,462,473,474,476,479,
826, 832, 841-842 ; culturel (contexte), 481,503,504,543, 587-588,603-604,816,
211, 289-290, 750; disciples, 583-584, 841 ; malades et analysés, 438, 468, 554,
817,841 ; École de Nancy, 793 ; enfance et 848, 861, 864,902 ; maladie créatrice, 241,
jeunesse, 448-449, 474-475, 482, 601 ; 472,690-691,706,761, 900,901 ; mariage
États-Unis (opinions sur les), 485, 851 ; et enfants, 458, 482 ; médicales (études),
États-Unis (voyage aux), 479, 484, 820- 450-451,453 ; militaire (service), 453,458,
821 ; familial (cadre), 438,445 ; fiançailles, 482 ; militaires (rapport sur ses qualifica­
454, 482, 494 ; Freiberg (cérémonie de), tions), 483 ; mort et funérailles, 438, 481,
480; hostilité contre lui, 294, 471, 479, 885-886 ; nazis (persécutions par les), 481,
487,495-496,543,571,696,787, 810,812, 880, 883-884, 885-886 ; neurologiques
839-841 ; hystérie masculine (communica­ (travaux), 779 ; nominations :
tion sur F), 458, 464 ; influence, 586-590, professeur extraordinaire, 471, 476-477,
895 ; influencé par... 478, 495 ; professeur ordinaire, 480,
Adler, voir Adler ; Andreas-Salomé, 496 ; Privat-Dozent, 456, 477, 767 ;
446, 572; Bachofen, 254-255, 582; œuvres :
Benedikt, 80, 457, 519, 521, 554, 574, Abrégé de psychanalyse, 557, 888 ;
783,787 ; Bernheim, 122,466,497, 516, L’Analyse pratiquée par les non-méde­
554, 577-578, 777, 783, 821 ; Binswan- cins, 480, 873 ; L’Analyse sauvage, 555-
ger, 479, 567, 814, 866 ; Bleuler, 315, 556, 825 ; Analyse terminée et analyse
Index des noms 949

interminable, 557 ; Sur l'aphasie, 466, 811, 818, 842, 878 ; sources, 250,254-255,
471, 502, 503 ; L’Avenir d’une illusion, 269-270, 573-586, 905 ; symboles (inter­
480, 562,580, 873 ; Au-delà du principe prétation des), 254 ; technique psychana­
de plaisir, 250,480, 548-551, 557, 862 ; lytique, 554-562, 750, 904 ; théories sur-
Charcot, 518,767,785 ; Communication actes manqués, 523, 528, 529, 532, 574,
préliminaire, voir Breuer-Freud ; Consi­ 576, 650, 803 ; angoisse, 552, 553, 557,
dérations actuelles sur la guerre et sur 574, 575, 868 ; art, 253, 567, 703 ; civi­
la mort, 498-499, 589, 849 ; Les Crimi­ lisation, 212, 563, 566 ; cours de la vie
nels par sentiment de culpabilité, 582 ; humaine, 731 ; criminalité, 571, 582,
Délire et rêves dans la Gradiva de Jen- 875 ; déviations sexuelles, 521, 538 ;
sen, 322, 568, 807-808 ; Deuil et mélan­ énergie psychique, 505, 506 ; femme
colie, 547-548 ; Dostoïevski et le parri­ (psychologie de la), 321 ; imagination,
cide, 571, 808, 875 ; Esquisse d’une 469, 521, 533, 542, 559, 567, 574;
psychologie scientifique, 468, 504-507, inconscient, 180, 547,902 ; homosexua­
549, 574, 580 ; Etudes sur l’hystérie, lité, 255, 537-538, 546, 570, 574 ; hyp­
voir Breuer-Freud ; Extrait de l’histoire nose, 517, 821 ; hystérie, 796, 810, 815 ;
d’une névrose infantile, 583 ; Fragment libido, 324,333,535,536,537,546,551,
d’analyse d’un cas d’hystérie, 478, 532- 553, 573, 650-651, 670, 717, 724, 731,
534 ; Grande est la Diane des Ephésiens, 755-756,796, 804, 825, 885,901 ; méta­
836-837 ; Inhibition, symptôme et psychologie, 469, 545-554, 582, 583,
angoisse, 480, 553, 873, 874 ; L’Inter­ 768 ; moi, 546, 551-554, 572, 578, 886 ;
prétation des rêves, 250, 290, 446, 453, mort (pulsion de), 236, 549, 551, 572 ;
467, 469, 473-476, 490, 523, 526, 530, névroses, 279, 468, 507-522, 627, 630,
541, 546, 555, 573, 576, 603-604, 617, 649, 716, 737, 786, 787; névroses
713, 797, 799, 801, 803, 839, 899, 906 ; d’angoisse, 519, 787, 804 ; névroses de
Introduction à la psychanalyse, 480, guerre, 480, 861 ; Œdipe, 234, 255, 270,
848 ; Malaise dans la civilisation, 270, 282, 325, 442, 469, 475, 498, 524, 525,
305, 480, 566, 876 ; Mécanisme psy­ 532, 536, 545, 552, 563, 574, 599, 613,
chique de l’oubli, 794 ; Le Moi et le ça, 628, 635, 650-651, 665, 668, 670, 714,
480, 551-552, 553, 867, 874 ; Le Moïse 717, 732, 750, 761, 819, 870, 879, 899,
de Michel-Ange, 492, 567, 842 ; Moïse 901, 902 ; paranoïa, 904, 905 ; psy­
et le monothéisme, 481, 492, 571-572, chique (vie), 505, 507, 530-532, 551,
883, 888 ; Le Mot d’esprit et ses rap­ 553, 574 ; psychologie des foules, 565,
ports avec l’inconscient, 250, 478, 490, 566, 759 ; psychologie des profondeurs,
529-530, 581, 810 ; Nouvelle introduc­ 522-534 ; pulsions destructrices, 853 ;
tion à la psychanalyse, 481, 881 ; Pour rêves, 334,336,342,523-527,738,893 ;
introduire le narcissisme, 546 ; Psycho­
sexualité infantile, 474, 535, 536, 538,
logie collective et analyse du moi, 480,
539, 901, 905 ; souvenirs-écrans, 255,
564-565,864,886 ; Psychopathologie de
475, 527, 532, 794 ;
la vie quotidienne, 478, 490, 523, 527,
vieillesse et dernière maladie, 881, 883 ;
528,529,532,626,809 ; Pulsions et des­
tin des pulsions, 547 ; Le Cas Schreber, Vienne, 473-474, 490-491 ; Vienne (haine
569-571 ; La Sexualité dans l’étiologie de), 490, 850 ; voir aussi psychanalyse,
des névroses, 794 ; Un souvenir d’en­ Société psychanalytique du mercredi.
fance de Léonard de Vinci, 479, 492, Freud (Sophie), fille de Freud : 465, 480.
568-569, 824 ; Sur l’étiologie de l’hys­ Freund (Anton von) : 848.
térie, 520 ; Sur les rêves, 803 ; Totem et Freund (C.S.) : 471.
tabou, 480,563,564,580,756,830,905, Fried (Franz), beau-frère d’Adler : 598.
906 ; Trois Essais sur la théorie de la Fried (Irma, née Adler), sœur d’Adler : 598.
sexualité, 478, 534-538, 543, 546, 626, Fried (Walter), neveu d’Adler : 596, 598.
807, 810-811, 818, 906 ; publication de Friedericke Hauffe, voir Hauffe (Friede­
ses œuvres, 814, 888 ; traductions, 841- ricke).
842, 859, 868, 871, 877, 895 ; Frœdlànder (A.A.) : 816, 821-823, 835.
parapsychologie, 572 ; Paris (séjour à), Fries (docteur) : 513.
456-457, 475, 766, 768 ; patriotiques (sen­ Frink (Horace W.) : 848.
timents), 846, 850 ; personnalité, 481-494, Frischknecht (Max) : 758.
573,899 ; phüosophiques (idées), 562,579, Frobenius (Léo) : 716, 753, 905.
581-582, 703 ; prédisposition (concept de), Fromm (Erich) : 492, 663, 665-666, 888.
892 ; Première Guerre mondiale, 480,589 ; Fuchs (Albert) : 290-291, 861-862.
pré-psychanalytique (période), 500-504 ; Fugger (comte) : 85.
Prix Goethe, 480, 878 ; religion (idées sur Furtmüller (Cari) : 600,602,605,609,615,
la), 562 ; réputation, 473, 478-479, 796, 663.
950 Histoire de la découverte de l’inconscient

Fustel de Coulanges (Numa-Denis) : 295, Gotthelf (Albert Bitzius, dit Jeremias) : 79.
359. Gottliebin Drrrus, voir Dittus (Gottliebin).
Gourmont (Rémy de) : 269, 326, 332.
Galien : 74, 76-77. Gozlan (Léon) : 199.
Galilée : 197, 817. GraciAn y Morales (Balthazar) : 224.
Gall (Franz Joseph) : 269, 331, 660. Granjel (Luis S.) : 240.
Gallé (Émile) : 120. Grasset (Bernard) : 672.
Galton (Francis) : 203, 344, 349, 561, 710, Grasset (Joseph) : 777, 778.
774. Gray (Asa) : 266.
Gambetta (Léon) : 128. Grébert (Fernand) : 53-54.
Gandhi : 824. Griesinger (Wilhelm) : 274-275, 312, 314,
Ganz (Madelaine) : 644-645. 343, 542, 575.
Garnier (père Julien) : 251. Grieve (John) : 94.
Gassner (Johann Joseph) : 48, 83-87,90,93, Grillparzer (Franz) : 296,613.
96-97, 100, 140-141, 215, 224, 889, 897- Grimm (Melchior) : 98.
898. Grinker (Roy) : 486.
Gaucher (André) : 871-872. Groddeck (Georg) : 552, 864, 867.
Gaultier (Jules de) : 659. Grohmann (A.) : 317.
Gauthier (Aubin) : 108, 185, 188-189, 217, Groos (Karl) : 625, 638.
429. Gross (Hanns) : 331,528,542,577,779,870.
Gebsattel (V.E. Freiherr von) : 876. Gross (Otto) : 815.
Georg (Stefan) : 307. Grossmann (docteur) : 461.
George V : 823, 882. Grotefend (Georg Friedrich) : 297, 674.
Georget : 194. Gruber (Max) : 625.
Georgiades (Patrice) : 537. Gruhle (H.W.) : 818.
Gibert (docteur) : 361, 383, 429. Grün (Heinrich) : 603-604, 622.
Gicklhorn (Josef) : 447, 476-477, 681. Grünwald (Max) : 442.
Gicklhorn (Renée) : 443-445,447-449,476- Grynszpan (Herszel) : 883.
478, 681. Gubernatis (Angelo de) : 542.
Gide (André) : 204, 682. Gudden (Bernard von) : 314, 769.
Gilles de La Tourette (Georges): 128, Guillain (Georges) : 123, 128, 131,135.
776, 779. Guillaume I" : 772.
Glauser (Friedrich) : 849.
Guilaume II : 772.
Gley (Eugène) : 537.
Guillaume III : 285.
Glôckel (Otto) : 609.
Guillerey (Marc) : 889.
Glover (Edward) : 869.
Guislain (Joseph) : 246.
Gmelin (Eberhardt) : 157,165, 186, 192.
Gobineau (Joseph Arthur, comte de) : 309, Guldenstubbe (baron de) : 150.
884. Gurney (Edmund) : 118, 770.
Goblot (Edmond) : 359, 378. Guyau (Jean-Marie) : 425, 427.
Goclenius : 97.
Goering (Hermann) : 695. Hàberlin (Paul) : 634, 669, 701-703, 706-
Goethe (Johann Wolfgang von) : 192, 204, 707.
212,233,235,290,450,469,486,491-493, Hadrien : 76.
528, 579, 581, 591, 613, 630, 660, 674, Haeckel (Ernst) : 259, 263, 266-267, 270,
678-680,683-684, 700,704-705,708, 716, 291,293,351,501,580,589,831,835-836,
720, 750, 788-789, 818. 884.
Goetz (Bruno) : 486-487. Haggard (Henry Rider) : 323, 729, 754.
Gogol (Nicolas) : 630. Haizmann (Christoph) : 570-571.
Goldbrunner (Josef) : 759. Hajos (Ludwig) : 788.
GOldi (Anne) : 86. Halberstadt (Heinerle), petit-fils de Freud :
Goldmann (Emma) : 821. 480.
Goldschmidt (Richard B.) : 831. Hall (Stanley) : 821.
Goldschmidt (Walter) : 670. Hans (dit le petit Hans), patient de Freud :
Goldstein : 319. 543-545, 643, 714, 821.
Golebiewski (G.) : 620. Hanselmann (Hans) : 869.
Gomperz (Elise) : 477. Hansen, hypnotiseur de foire : 118, 765.
Gomperz (famille) : 440. Hardy (Thomas) : 729.
Gomperz (Theodor) : 475. Harley (G. W.) : 70.
Concourt (Edmond de) : 127,131,767,906. Harms (Ernest) : 242-243, 375.
Concourt (Jules de) : 127, 131,767. Hartel (Wilhelm von) : 477-478.
Gorki (Maxime) : 661. Hartenberg (Paul) : 797.
Index des noms 951

Hartmann (Eduard von) : 239-241, 283, Hodgson (Richard) : 165.


310, 342-343, 528, 582, 752, 770, 867. Hoff (Hans) : 671.
Hartmann (Heinz) : 554, 874, 886. Hoffman (Abraham Siskind), arrière-grand-
Hartocollis (Peter) : 48. père de Freud : 443-444.
Harvey (William) : 222, 224. Hoffmann (E.T.A.) : 193, 195, 322, 500,
Hauer (J.W.) : 743. 567, 728, 751-752.
Hauffe (Friedericke), patiente de Kemer : Hoffmann (K.R.) : 538.
110-114, 192, 708, 752, 903. Hofmann (Albert) : 889.
Hauptmann (Gerhart) : 307, 771. Hofmannsthal (Hugo von) : 307, 311-312,
Hawthorne (Nathaniel) : 79. 789.
Haydn (Franz Joseph) : 88, 296, 592. Hôlderlin (Friedrich) : 232.
Head (Henry) : 319. Home (Daniel Dunglas), médium : 117.
Hébert (Alexandre) : 105. Homère : 613, 688, 730,733.
Hecker (Ewald) : 519. « l’Homme aux loups », patient de Freud :
Hegel (Friedrich) : 240, 271, 290. 500, 583, 643, 890, 904.
Heidegger (Martin): 875, 888-889, 906, « l’Homme aux rats », patient de Freud : 818,
908. 821.
Heidenhain (Rudolf) : 765. Honegger (docteur) : 726.
Heine (Heinrich) : 439, 492, 530, 579,613. Hôrbiger (Hanns) : 884.
Heinroth (Johann Christian August) : 242- Horeczky de Horka (baron) : 89.
246, 274, 575, 752. Horney (Karen) : 663-665, 886, 888.
Hélène Preiswerk, voir Preiswerk (Hélène). Horsley (Victor) : 771.
Hélène Smith, voir Smith (Hélène). Horton (Walter) : 369, 374, 420, 425, 434,
Hell (père) : 89. 863.
Hellpach (Willy) : 649, 809, 812. Hostie (Père Raymond) : 759.
Hélmholtz (Hermann von) : 344, 451, 893. Hufeland (Friedrich) : 109, 185, 192.
Helvétius (Claude-Adrien) : 657. Hug-Helmuth (Hermine von) : 865.
Hemingway (Ernest) : 872. Hugo (Charles) : 197.
Hennique (Léon) : 200. Hugo (Victor) : 197, 373.
Henri de Prusse (prince) : 98. Hülsenbeck (Richard) : 849.
Henry (colonel) : 792. Humbert d’Italie : 795.
Henry (Victor) : 348. Humboldt (Alexander von) : 678.
acï ii'u • 7’^4 Humboldt (Wilhelm von) : 231, 258.
Herbart (J.F.) : 181,275,317,342-343,430, Hummel (François-Jacques), grand-père
506, 521, 575, 578, 588, 789. maternel de Janet : 356.
Héricourt (Jules) : 346, 777. Hummel (Marie), tante de Janet : 357.
Herman (G.) : 538, 807. Hunter (Richard A.) : 570.
Hertz (Cornélius) : 784. Husserl (Edmund) : 581, 795, 866, 875.
Hertzka (Théodore) : 351. Huxley (Aldous) : 185, 872.
Hervey de Saint-Denys (Marie-Jean- Huxley (Thomas) : 263, 267.
Léon) : 334, 337-339, 342, 349, 473, 525, Huysmans (Joris Karl) : 134.
737. Hyman (Stanley Edgar) : 488.
Herzen (Alexandre) : 323, 491. Hyrtl (Joseph) : 293, 451.
Herzl (Théodor) : 695, 789,791.
Hesnard (Angelo) : 579. Ibsen (Henrik) : 79-80, 300, 320, 323, 533,
Hesse (Hermann) : 500, 846, 854. 576, 579, 588, 630, 659.
Heyne (Christian) : 230. Ideler (Karl Wilhelm) : 242, 244-246, 274,
Hildebrandt (F.W.) : 340. 330, 575, 752.
Himly (doyen) : 363. Ignace de Loyola (saint) : 75, 358,743.
Himmelfarb (Gertrude) : 265. Ikara, patiente de Bircher : 163,165.
Hindenburg (Paul von) : 879. Illing (Hans) : 756.
Hippocrate : 74, 94,189, 694. Imboden (Max) : 760-761.
Hirn (Yijo) : 332. Irène, patiente de Janet : 312, 395-397, 435,
Hirschfeld (Magnus) : 328, 537, 794, 811. 809.
Hirth (Georg) : 790. Irma, patiente de Freud : 468, 525.
Hitler (Adolf) : 268, 355, 481, 508, 589, Isabelle, patiente de Janet : 365.
591,615,693-694,696,701,745, 878-883, Iselin (famille) : 682.
885 887 Isserlin (M.) : 817, 835.
Hobbes (Thomas) : 264, 267, 268, 550, 564- Itard : 227.
566, 657. Ivan le Terrible : 287.
Hocart (A.M.) : 60.
Hoche (docteur) : 825-826. Jackson (John Huglings) : 319, 385, 503.
952 Histoire de la découverte de l’inconscient

Jacobson (Edmund) : 876. blesse psychologiques, 402 ; L’Intelli­


Jaffé (Aniéla) : 697. gence avant le langage, 882 ; Les Médi­
Jahn (Ernst) : 616, 647-648. cations psychologiques, 60, 116, 363,
James (William) : 150, 165-166, 288, 364, 367, 369, 371, 375, 403, 435, 837, 854 ;
366,425,429,707,726-727,774,778,798, Les Névroses, 159, 399 ; Névroses et
859. idées fixes, 319, 399, 793 ; Les Obses­
Janco (Marcel) : 849. sions et la psychasthénie, 367, 399,402,
Janet (Adélaïde-Antoinette) : 356. 405, 411, 805 ; La Psychologie de la
Janet (Fanny, née Hummel), mère de Janet : croyance, 888 ; Les Symptômes majeurs
356-357. de l’hystérie, 202 ; Le Traitement psy­
Janet (Fanny), fille de Janet : 366, 370. chologique de l’hystérie, 793 ;
Janet (Félicité), tante de Janet : 356. parapsychologie, 362, 371-373, 904, voir
Janet (Hélène), voir Pichon-Janet (Hélène). aussi spiritisme ; personnage de roman,
Janet (Jules), père de Janet : 356. 373, 782 ; personnalité, 371-378, 381, 427,
Janet (Jules), frère de Janet : 133-134, 356- 899 ; philosophe, 371-372, 381-382, 418-
357, 262, 370. 420 ; professeur à Châteauroux et au Havre,
Janet (Marguerite, née Duchesne), épouse de 360-363,768,772 ; professeur à Paris, 363-
Janet : 365, 370, 378. 366 ; psychologie du comportement et des
Janet (Michel), fils de Janet : 366. tendances, 369, 411-419, 427, 429, 848,
Janet (Paul), oncle de Janet : 356-358, 362- 854 ; psychothérapeute, 375, 376, 557 ;
363, 378, 381, 427, 768. relations avec...
Janet (Pierre) : 355-435 ; Amérique latine Adler, voir Adler ; auteurs américains,
(voyage en), 369-370 ; analyse psycholo­ 276-278, 288-289, 429-430 ; Babinski,
gique, 382, 389-399, 578, 779, 780, 783, 367, 433 ; Bergson, 367, 378-379, 401,
793, 838 ; biographiques (pauvreté des 419, 425 ; Bernheim, 364, 774 ; Binet,
données), 600 ; cas (histoires de), 310-311, 379-380, 787-788, 796, 809; Bleuler,
373-374,386, voir aussi Achille, Irène, Isa­ voir Bleuler ; Charcot, 132-133, 137,
belle, Justine, Léonie, Lucie, madame D., 360, 362, 364-365, 366, 367, 389, 390-
Madeleine, Marcelle, Marie, Meb, Nadia, 391, 429, 433, 434, 764, 776, 784, 785 ;
Rose ; célébrité et oubli, 363-364,368-371, Freud, voir Freud ; Jones, 434, 816, 839-
432-435, 811, 816, 827, 863, 875-876; 840 ; Jung, voir Jung ; Krafft-Ebing,
Collège de France, 365-369,434, 795, 863, 375 ; les Lumières, 229, 355, 652, 674,
872, 875-876 ; conférencier, 374 ; congrès 898 ; Mead, 431 ; Meyer, 374,410,808 ;
(participation aux), 364-369,774-776,780, Myers, 362, 364, 366,792,796 ; Pavlov,
790, 796, 815-816, 819, 825, 838-840, 431 ; les philosophes français, 381, 382,
875 ; contemporains, 378-382 ; criminels 425, 427-428 ; la première psychiatrie
(études sur les), 370, 640 ; culturel (arrière- dynamique, 177, 181, 207-208, 211,
plan), 222-223, 289-290, 376-377; der­ 279,363,429 ; Raymond, 156, 365,367,
nières années, 370-371 ; doctorat en Sor­ 397-398,785,793 ; Ribot, 366-367,370,
bonne, 363, 371 ; dynamique (théorie), 428-429, 430, 434 ; Schwartz, 403-404,
318, 402-411 ; États-Unis (voyages aux), 408, 412,434 ; les surréalistes, 857-858,
367, 369, 808-809, 811, 875; familiaux 859;
(contexte et antécédents), 356-358 ; Guerre sources, 426-432 ; synthèse, 382,411,417,
mondiale (Première), 846, 848 ; historiques 430 ; théories sur...
(études), 47-49, 59-60, 106-109, 116-119, l'alcoolisme, 277, 368, 422 ; l'amour et
123-125, 142-144, 147-149, 160-163, 191- la haine, 374, 415, 426 ; l’automatisme
192, 203, 205-206, 363, 764, 796; psychologique, 369,382-389 ; les délires
influence, 432-435 ; Institut psychologique de persécution, 370, 415 ; les émotions,
international (fondateur de F), 366-368, 414, 421 ; l’énergie mentale, 402-411,
795 ; mariage et vie familiale, 365 ; médi­ 421-422, 429 ; la foi, 416-418, 424 ; la
cales (étude et thèse), 363-365, 784, 785 ; fonction du réel, 379,400-401,417-418,
Mémorial Pierre Janet, 371 ; mort, 371- 432, 579 ; la fonction de synthèse, 386,
372 ; organisations scientifiques tradition­ 390, 401, 432-433, 552, 578, 750 ; les
nelles (loyauté à leur égard), 373,437,907 ; fugues, 156 ; l’hypnose, 142, 144, 385,
œuvres : 397, 410-411, 774 ; l’hystérie, 177, 365,
L'Amour et la haine, 415 ; De l’angoisse 386, 396, 398, 399-400, 578, 783, 793,
à l’extase, 369,411,421,431, 872, 875 ; 796, 804, 809; le langage, 415-417,
L'Automatisme psychologique, 171,182, 422 ; la mémoire, 384, 415, 417 ; les
187, 346, 363, 370, 379, 382-389, 398, névroses, 279, 399-402, 553, 718, 740 ;
401, 411, 426, 432-433, 516, 773, 776, la personnalité multiple, 156, 169, 171,
793, 885 ; L’Évolution psychologique de 384; la psychasthénie, 316, 399, 402,
la personnalité, 162 ; La Force et la fai­ 409, 426, 790, 901 ; la psychologie col­
Index des noms 953

lective, 759 ; psychosomatique (la méde­ les), 151, 684, 693, 708-710, 750, 904 ;
cine), 352 ; le rapport, 186, 187, 383, militaire (vie), 684-685, 686, 688, 700 ;
396, 398, 411, 523, 579, 790, 904 ; la mort et funérailles, 696-697 ; nazis (préten­
religion, 372, 419-426 ; le spiritisme, due collaboration avec les), 693-696, 880 ;
116, 385, 425 ; le subconscient, 180, œuvres :
385,412,578,654, 819 ; subconscientes Aion, 747 ; Analyse psychologique du
(les idées fixes), 80, 137, 182, 349, 385, Zarathoustra de Nietzsche, 744 ; De
390, 396-398, 407, 521, 530, 713, 750, l’énergétique de l’âme, 724 ; L’Homme
779, 787, 815 ; et ses symboles, 697 ; Le Livre noir, 690,
thèse en latin, 289, 363 ; typologie, 408-- 762 ; Le Livre rouge, 690, 762 ; Méta­
411, 722 ; utilisation de... morphoses de l’âme et ses symboles,
«la boule de cristal», 313; «distrac­ 564, 688, 715, 720, 755, 830 ; Picasso,
tions », 384, 391, 394, 397 ; l’écriture 744 ; Psychologie de la démence pré­
automatique, 150, 383, 390, 391, 561, coce, 686-687, 712, 817 ; Réalité de
780 ; l’hypnose, voir Janet (cas) ; la l’âme, 881 ; Réponse à Job, 695, 707,
parole automatique, 391, 397, 561, 579, 748 ; La Signification du père dans la
780, 858 ; la stimulation mentale, 395- destinée de l’individu, 714 ; Sur la psy­
396 ; la thérapie par le travail, 410 ; chopathologie des phénomènes dits
vie (grandes lignes de sa), 355-356. occultes, 708, 804 ; Les Types psycho­
Janet (Pierre-Étienne), arrière-grand-père de logiques, 692, 718, 720, 723, 750, 854,
Janet : 356. 863 ; Ulysse, un monologue, 744 ;
Janet (Pierre-Honoré), grand-père de Janet ; parapsychologie, 684, 749, 899 ; Paris
356. (séjour à), 686; personnalité, 697-701,
Jaspers (Karl) : 299, 301. 749-750, 899 ; polémiques, 688,833 ; poli­
Jaurès (Jean) : 359, 378. tiques (idées), 700, 745 ; Privat-Dozent,
Jean de la Croix (saint) : 901. 686, 688, 718 ; publications, 873, 876,
Jensen (Wilhelm) : 153, 322, 568, 807, 813, 881 ; psychanalyse (contributions à la),
905. 755-756 ; psychanalytique (période), 686-
Johnson (James) : 276. 689, 713-718, 824 ; psychologie analy­
Jon?E : 815. tique, 723-734, 908 ; psychothérapie,
Jones (Ernest) : 234, 432,434,444-445,447, 734-740, 855, 885, 889 ; rééducation, 740 ;
454,457,470,479-481,501,508-509,511- relations avec...
512,515,579,612,695,767,787,799-800, Adler, voir Adler ; Bachofen, 255, 678,
815-817, 820, 824-825, 828, 839-841, 846. 450, 752-753; Binet, 380, 722-723,
Joyce (James) : 201, 744, 858. 750; Bleuler, 315, 685-686, 687, 692,
Jung (Agathe), fille de Jung : 691. 711-712, 722, 750, 804, 812, 841 ; L.
Jung (Anna), fille de Jung : 691. Daudet, 754, 769 ; Floumoy, 151, 687,
Jung (Cari Gustav l’aîné), grand-père de 710, 712, 750, 804, 904 ; Freud, 479,
Jung : 678-679, 684. 480, 487, 546, 583, 584, 587, 590, 591,
Jung (Cari Gustav) : 675-762 ; Afrique 675, 680, 686-691, 693, 696, 698, 703,
(voyages en), 692,699,732, 870 ; alchimie 705, 712, 713-714, 718, 724, 725-726,
(intérêt porté à 1’), 699, 741, 751 ; astrolo­ 731, 736-738, 740, 743, 750, 755-756,
gie, 742 ; auto-expérience, 689-691, 705, 758-759, 761-762, 800, 812, 814, 815,
719,751 ; Bollingen (maison de), 692,700- 816, 820-821, 824, 830, 836-837, 839,
701 ; Burghôlzli (période du), 684-687, 840-842, 880, 881, 902; Jahn, voir
688, 698, 710-713; Codex Jung, 696; Jahn ; Janet, 182, 432, 686, 688, 710,
congrès (participation aux), 368, 688, 696, 712, 713, 718, 722-723, 724, 740, 750,
815, 840; contemporains, 701-706; cri­ 759, 804, 815, 816, 839 ; Krafft-Ebing,
minologie, 713 ; cryptomnésie, 205, 723, 684; Maeder, 698, 718, 751, 894;
750 ; culturel (arrière-plan), 223,289,750 ; Nietzsche, 204,205, 304, 306, 678,684,
enfance et jeunesse, 680-683, 697-698 ; 689, 716, 721, 731, 744, 753 ; la Pre­
États-Unis (voyages aux), 687, 688, 716, mière psychiatrie dynamique, 177, 180,
820-821 ; familiaux (contexte et antécé­ 208,211 ; le Romantisme, 229,234-235,
dents), 675-680 ; gnosticisme (intérêt porté 674,751-753,906 ; les surréalistes, 859 ;
au), 696, 719-720 ; Inde (voyage en), 694 ; religion (idées sur la), 648, 707, 736, 746-
influence, 755-762 ; Institut Cari Gustav 749, 758-759 ; réputation, 693, 696-697,
Jung, 696, 713 ; intermédiaire (période), 870 ; sources, 749-755, 905 ; suisse
688-692, 718-723 ; Kiisnacht (maison de), (arrière-plan), 676-680,696-697,749-750 ;
687,691,700 ; maladie créatrice, 241,470, synthétique-herméneutique (thérapie), 736-
689-691,705,761, 848,900, 901 ; mariage 740, 899 ; test des associations verbales,
et enfants, 686, 691, 700 ; médicales 315,344,686,710-713,724,725,755,812,
(études), 683-685 ; médiums (études sur 821, 907 ; théories sur...
954 Histoire de la découverte de l’inconscient

animus-anima, 235, 255, 321-323, 690, Keller (Wilhelm) : 668.


691, 728-731, 732, 739, 744, 751, 759, Kempf (Edward) : 663.
761, 814, 901 ; archétypes, 234, 236, Kennedy (père) : 87.
689, 691, 725-731, 739-740, 746, 747, Kepler (Johannes) : 758, 822.
749, 751, 755-762; complexes, 182, Kerenyi (Karl) : 757-758.
711-712,725,755 ; énantiodromie, 734 ; Kern (Hans) : 235.
énergétique psychique, 724-725, 839 ; Kerner (Justinus) : 48, 87,99,111-114,140,
enfant (psychologie de F), 714-715 ; 205, 683, 693, 708-709, 752, 903-904.
femme (psychologie de la), 321, 728- Kerris (Félicitas) : 431.
731 ; imago, 322,725,729,755 ; incons­ Kesselring (Max) : 832-834.
cient, 239, 690, 710, 713, 725 ; indivi­ Key (Ellen) : 351, 795.
duation, 208, 237, 230, 665, 690, 709, Kieser (docteur) : 66, 109, 192.
731-734, 741, 745, 749, 756 ; inflation King (A.F.A.) : 176, 330.
psychique, 100, 731, 739, 759 ; libido, KiNG(Katie): 117.
716-717 ; magna mater, 255, 728, 731, Kinkel (Ivan) : 865, 868.
739, 753 ; mandata, 690, 733 ; mytho­ Kipling (Rudyard) : 268, 283,297.
logie, 752, 757, 888 ; numineux, 746 ; Kirchhoff (Theodor) : 242.
ombre, 196,727-728,738-739 ; persona, Klaesi (Jakob) : 668, 865.
727,738 ; progression et régression, 725, Klages (Ludwig) : 299-301, 870.
733, 744 ; psychologie collective, 745, Klein (Johann) : 292.
759 ; réalités psychologiques, 691, 706- Klein (Melanie) : 879.
710, 719, 745, 761, 907 ; rêves, 338, Kleist (Heinrich) : 151, 232.
342, 689, 707, 718, 732, 733, 738; Kleyn (A. de) : 453.
sagesse, 732-733 ; secret pathogène, 80, Klimt (Gustav) : 311, 795.
718, 735 ; soi (Selbst), 728, 731, 747, Klinger (J.A.) : 185.
901 ; spiritisme, 692,706-710 ; structure Klinglin d'Esser (baron) : 220.
de la psyché, 727-731 ; synchronicité, Kluge (C.A.F.) : 109-110,192.
743 ; tournant de la vie, 688, 732 ; trans­ Koch (Robert) : 295, 777.
cendante (fonction), 737 ; vie provisoire, Kohnstamm (O.) : 803.
734 ; vieux sage, 255, 306, 728, 731, Koller (Karl) : 456, 459.
739; KOnigstein (Léopold) : 456, 459,463.
typologie, 380, 402, 718-722 ; vie (cadre Kornfeld (Hermann) : 803.
de), 675-676 ; visions, 692, 694-695 ; Korsakoff (Sergiei) : 349, 390.
Zofingia (membre de la), 683, 702, 707. Kowalewsky (P.J.) : 519.
Jung (Emilie, née Preiswerk), mère de Jung : Kraepelin (Emil) : 313, 316, 375, 494, 630,
679-680. 711, 877, 890.
Jung (Emma, née Rauschenbach), épouse de Krafft-Ebing (Richard von) : 121,293,327-
Jung : 686, 700. 329,331,333,375,471,476-477,513,522,
Jung (Emma), fille de Jung : 691. 533,537-538,543,576,601,650,684,770-
Jung (Franz), fils de Jung : 691. 771, 783, 788, 794, 803, 807, 810, 823,
Jung (Johanna Gertrud), sœur de Jung : 680. 835.
Jung (Marianne), fille de Jung : 691. Kraus (Karl) : 477, 529, 537, 811, 818, 853.
Jung (Paul Achille), père de Jung : 679-680. Kraus (Victor von) : 449.
Jung (Paul), frère de Jung : 680. Krauss (Friedrich) : 539, 824.
Jung (Sophie, née Frey), grand-mère de Krestnikoff (Nicolaus) : 877.
Jung : 678. Kretschmer (Ernst) : 693, 695, 699, 722,
Jung-Stilung (Heinrich) : 77, 683. 863, 880.
Justine, patiente de Janet : 391-393, 435, Krishaber (Maurice) : 278, 519.
786, 793, 809. Kriss (Rudolf) : 47.
Kriss-Heinrich (Hubert) : 47.
Kaan (Henricus) : 326. Krook (baron) : 220.
Kannabikh (Yuriy V.) : 877. Kropotkine (prince Piotr A.) : 268, 660.
Kant (Immanuel) : 224, 226, 239, 418, 631, Kruger (Paul) : 795.
652, 709. Ksenofontov (G.V.) : 37.
Kardec (Hippolyte Rivail, dit Allan) : 117. Kuhn (Adalbert) : 542.
Kardiner (Abram) : 666, 864. Künkel (Hans) : 648.
Kassowitz (Max) : 442, 465. Kunz (Hans) : 651, 907.
Katharina, patiente de Freud : 519.
Katharina Emmerich, voir Emmerich Laclos (Pierre Choderlos de) : 540.
(Katharina). Lacordaire (Père Henri Dominique) : 194.
Katz (David) : 658. Ladame (Paul Louis) : 774, 776, 823.
Kauders (lieutenant) : 860-861. Lafayeite (marquis de) : 95,115.
Index des noms 955

Lafitau (Père Joseph François) : 251. Lothar (Ernst) : 850.


Lafontaine (Charles) : 108, 114,118,190. Louis n de Bavière : 766, 769.
Laforgue (Jules) : 540. Louis XIV : 127, 223, 225, 229, 285.
Laforgue (René) : 482. Louis XV : 309.
Lamarck (Jean-Baptiste de Monet de) : 262. Louis XVI : 149.
Lange-Eichbaum (G.) : 672. Lowell (Percival) : 47.
La Piere (Richard) : 587, 589. Lôwenfeld (L.) : 328, 522, 555, 792, 809,
Laplace (Pierre Simon) : 346. 812, 823.
La Rochefoucauld (François de): 131, Lubarsch (Otto) : 291.
576. Lucie, patiente de Janet : 171, 383, 385, 397,
Laromiguière (Pierre) : 181, 318. 432, 770, 780.
Lasègue (Ernest Eugène) : 328. Lucie R., patiente de Freud : 519.
Lassaigne (Auguste) : 190-191. Lucka (Emil) : 173, 201.
Lassaigne (Prudence, née Bernard) : 190- Ludwig (Cari) : 451, 453.
191. Ludwig (Emil) : 486.
Laurent (Louis-Henri-Charles) : 780. Lueger (Karl) : 786, 789-790.
Lautréamont (Isidore Ducasse, dit le comte Lumière (Auguste et Louis) : 786.
de) : 856, 859. Luria (Alexandre) : 871.
Lavater (Jean-Gaspard) : 85. Luther (Martin) : 322, 648, 701,720.
Lavoisier (Antoine Laurent de) : 96, 104, Lutzelbourg (comte de) : 78, 206, 220.
212. Lyubimov(A.) : 123,127,129-131,134,784.
Lazar (docteur) : 870.
Le Barbier (C.) : 59. Mabru (G.) : 195.
LeBon (Gustave) : 199, 565-566, 787, 898. Macalpine (Ida) : 570.
Lecky (Prescott) : 668. Macario (Maurice Martin Antonin) : 318.
Lefebvre (Henri) : 631. MacArthur (Douglas) : 887.
Leibbrand (Wemer) : 234, 241, 516, 751. Mach (Ernst) : 222, 829.
Leibniz (Gottfried Wilhelm) : 234, 294, 317, Mack Brunswick (Ruth) : 583.
343, 372, 616, 647, 652, 743. McKinley (William) : 802.
Leidesdorf (professeur) : 462-463, 495. Macnish (Robert) : 159.
Lénine : 849, 862. Madame D., patiente de Janet : 365, 390-391,
Lenormand (Henri-René) : 201, 485, 710. 395-397,432,435,561,579,780,793,858.
Léonard de Vinci : 486, 492, 500, 568-569, Madeleine, patiente de Janet : 366, 369,376,
824. 420-421,423,427,435,583,796,872,890,
Léonie, patiente de Janet : 171,186,363,370, 904.
376, 379, 383-385, 768-769, 904. Maeder (Alphonse) : 53, 71-72, 612, 685,
Lessing (Gotthold Ephraim) : 225. 687,698,718,738-739,751,834,836, 839,
Lévi-Strauss (Claude) : 36, 40. 894.
Lévy-Bruhl (Lucien) : 378, 380. Magendie (François) : 58.
Lewin (Bruno) : 58-59. Magnan (Valentin) : 309, 315, 329-330.
Lichtenau (comtesse de) : 191. Maier (Hans) : 869.
Lichtenberg (Georg Christoph) : 157, 530, Mailloux (Noël) : 670.
579. Maine de Biran (François-Pierre) : 427-428.
Liébeault (Ambroise): 107-108, 119-122, Malebranche (Nicolas): 318, 361, 382,
143-144,145,181,183-184,364,497,516, 427.
526,577,765,770,776-777,779,889 ; Ins­ Malthus (Thomas Robert) : 261, 263, 268.
titut Liébeault, 122, 794 ; Prix Liébeault, Mann (Thomas) : 240, 299, 481, 500, 582.
779. Mantegazza (Paolo) : 328, 533-534.
Liégeois (Jules) : 121, 765-766, 776, 778, Maranon (Gregorio) : 302.
794. Marat (Jean-Paul) : 97, 341.
Liguori (Alphonse de) : 326. Marcelle, patiente de Janet : 365, 389-390,
Lindau (Paul) : 200. 397-398, 432, 435, 521, 779-780, 793.
Lindbergh (Charles A.) : 873. Marchand (colonel) : 792.
Lindner (Gustav Adolf) : 521, 575. Marcuse (Herbert) : 328.
Lindner (S.) : 538. Marholm (Laura) : 322.
Lipps (Theodor) : 529, 789. Maria Theresia Paradis, voir Paradis
Liszt (Franz) : 592. (Maria Theresia).
Littré (Émile) : 257-258. Maricourt (comte de) : 189.
Lôffler (professeur) : 860. Marie (Auguste) : 815.
Lombroso (Cesare) : 309, 333, 366, 550, Marie (Pierre) : 128, 504, 516.
580, 683, 774, 803. Marie, patiente de Janet : 383, 386-388, 397,
Lopez Ibor (J.J.) : 890. 432, 434, 780, 809.
956 Histoire de la découverte de l’inconscient

Marie-Antoinette : 347. 472,475,479,495-496,501-502,504,506-


Marie-Thérèse d’Autriche : 86, 91. 507, 518, 538, 574-575, 580, 588, 777.
Marinetti (Filippo Tommaso) : 823. Meysenbug (Malwida von) : 310, 323.
Marion (professeur) : 363. Michaëlis (Edgar) : 52.
Marisa, patiente de Morselli : 173. Michel-Ange : 492, 567.
Marivaux : 215. Michelet (Jules) : 205, 321, 324-325, 539-
Mars (Louis) : 59. 540, 770, 905.
Martensen-Larsen (O.) : 669. Michelsen (Johann) : 832-833, 835-836.
Marti (Fritz) : 834-835. Milhaud (Gaston) : 361, 378.
Marti (Hans) : 760. Mm (John Stuart) : 257, 298, 453.
Marx (Karl) : 256, 270-274, 576, 580, 625, Miller (Miss Frank), patiente : 715-716,718,
631-633, 653, 898. 753.
Mary Reynolds, voir Reynolds (Mary). Milt (Bemhardt) : 88.
Masaryk (Thomas) : 581. Minkowski (Eugène) : 316, 370, 614, 867,
Matteotti (Giacomo) : 868. 875-876, 880.
Matthews (Washington) : 63. Mintorn (William) : 200.
Maupassant (Guy de) : 134, 199, 298, 311, Mitchell (John Kearsley) : 158-159.
536. Mitchell (Silas Weir) : 159, 169, 277-278,
Maury (Alfred) : 334, 336-339, 342, 349, 288, 405, 429, 465, 554.
525-526. Mittasch (Alwin) : 299-300.
Max Joseph de Bavière: 86. Moebius (Paul Julius) : 317, 321, 332, 400,
Maxwell (William) : 97. 471, 492, 568, 588, 773, 803, 821.
Mayer (Karl) : 528. Moïse : 87,446,500,567,571-572,883,888.
Mayer (Robert) : 300, 717, 758. Molière : 215.
Mayer (Sigmund) : 439, 441. Moll (Albert) : 121,187, 328-329, 333,537-
Maylan (Charles E.) : 492. 538, 724, 772, 776, 793, 803, 846, 872,
Mayreder (Rosa) : 811. 885.
Mead (George Herbert) : 97, 431-432. Monakow (Constantin) : 502.
Mead (Margaret) : 670. Moniz (Egaz) : 882.
Meares (Ainslie) : 208. Montaigne (Michel Eyquem de) : 141.
Meb, patiente de Janet : 420, 423. Montesquieu (famille) : 95.
Mechler (Achim) : 551. Montesquieu (Charles Louis de Secondât) :
Meduna (L.J. von) : 883. 761.
Meerloo (Joost) : 611. Montet (Charles de) : 825.
Mehlich (Rose) : 751. Montgolfier (Joseph) : 212.
Mehmet V : 819. Monzie (Anatole de) : 134.
Meier (C.A.) : 66, 756. Morand (Paul) : 311.
Meige (Henri) : 36, 128. Moreau (de Tours) (Jacques Joseph) : 319,
385, 428.
Meisel-Hess (Grete) : 828.
Moreau (de Tours) (Pierre) : 327.
Mellon (Paul et Mary) : 696.
Morel (Benedict Augustin) : 278, 309, 329,
Menelik, empereur : 789. 393-394, 402, 900.
Meng (Heinrich) : 874. Moreno Levy (Jakob) : 443, 849, 879, 881,
Menninger (Karl) : 551. 894, 905.
Meringer (Rudolf) : 528. Morgan (Lewis) : 253.
Merleau-Ponty (Maurice) : 894. Morita (Shoma) : 876.
Merswin (Rulmann) : 157. Morselli (Giovanni Enrico) : 163, 169-170,
Mesmer (Franz Anton) : 66, 83, 86-101,103- 173, 770, 799, 871.
107,109-111, 115-116, 136,139-143, 148- Morsier (Georges de) : 318.
149,180,182,184,188,211,213,215-218, Moses (Stainton) : 117, 345.
224, 228, 274, 279, 307, 560, 590, 683, Motet (docteur) : 154, 778.
776, 889, 897-898, 901-904. Mourly Vold (John) : 337, 864.
Mesmer (Johann) : 88. Moxon (Cavendish) : 551.
Metchnikoff (Elie) : 288, 332, 550. Mozart (famille) : 88.
Metzger (docteur) : 798. Mozart (Léopold) : 88.
Meyer (Adolf): 314, 317, 319, 367, 374, Mozart (Wolfgang Amadeus) : 89,198,296.
410,450,508, 808,811-812,821, 838,889. Mühlmann (Wilhelm) : 219.
Meyer (Eduard) : 572. Müller (Johannes von) : 451.
Meyer (Wemer) : 697. Munthe (Axel) : 135.
Meyerson (Émile) : 378. Muratori (Ludovico Antonio) : 141.
Meynert (Theodor) : 128, 130, 275, 312, Murchison (Cari) : 372.
329, 333,455-456,460-463,465-466,471- Murphy (Gardner) : 173.
Index des noms 957

Musset (Alfred de) : 232. civilisation, 212, 270, 302, 305, 309,
Mussolini (Benito) : 694,745,862,866,876, 566, 582 ; conscience, 303, 305, 582 ;
882 crime, 300, 582 ; destructrices et auto­
Myers (A.) : 362. destructrices (tendances), 303, 305, 550,
Myers (Frédéric) : 118, 133, 150, 169, 208- 582 ; énergie mentale, 300, 305, 582 ;
209, 290, 345, 349, 362, 364, 366, 379, fictions (rôle des), 654 ; inconscient,
710,770,774,780,783,788,791-792,796, 300-301, 305 ; inhibition, 301 ; instincts,
799, 805, 857. 301, 582 ; mère (image de la), 302, 305,
322, 729 ; morale (origine de la), 270,
Nacht (Sacha) : 553. 302, 582 ; penseurs créateurs, 573 ; res­
Nadia, patiente de Janet : 890. sentiment, 293, 301-302, 305, 582 ;
Naecke (Paul) : 539, 546, 800. rêves, 301 ; science, 259, 303, 852 ;
Naef (docteur) : 155. sublimation, 301, 305, 539, 582 ; sur-
Naef (malade de) : 155. moi, 552 ; volonté de puissance, 301,
Nagele (Anton) : 542. 306, 635, 653, 657, 659 ;
Napoléon I" (Napoléon Bonaparte) : 104- universitaire (carrière), 290,291,293,298 ;
105, 130, 194, 221, 229, 284, 297, 375, valeurs traditionnelles (attaques contre les),
408, 486. 254, 299 ; vie, 298 ; Zarathoustra, double
Napoléon IB : 285, 355. personnalité de Nietzsche, 204, 205, 298,
Natenberg (Maurice) : 492. 306, 689, 731.
Nathanson (Jacob), grand-père maternel de Nightingale (Florence) : 284.
Freud : 445. Nioradzé (Georg) ; 72.
Naumann (Gustav) : 332. Noailles (Anna de) : 493.
Nehru (Jawaharlal) : 262. Noailles (famille) : 95.
Neisser (Karl) : 322, 729. Noizet (général): 107-108, 119, 149, 183,
Nerval (Gérard de) : 153. 185, 396, 429.
Neuer (Alexander) : 631-632, 634, 651. Nordau (Max) : 309, 576.
Neumann (Heinrich Wilhelm) : 242, 245- Nothnagel (Hermann) : 454,476, 477, 504,
246, 274, 313, 330, 542, 553, 575, 752. 602.
Newton (Isaac) : 93,222,227-228,248,258, Novalis (Friedrich von Hardenberg) : 203,
262, 294, 822. 231-232,241,247,322,539,550,808,867.
Nicolai (Georg Friedrich) : 849. Nozaki (Kiyoshi) : 46.
Nicolas de Russie (grand-duc) : 129.
Nicolas II : 786, 789, 791. Oberndorf (Clarence P.) : 818, 864.
Nietzsche (Friedrich) : 298-306 ; cryptom- Obersteiner (Heinrich) : 292, 783.
nésies, 205 ; démence de la fin de sa vie, Ochorowicz (Julian) : 362, 774.
298, 299, 320, 773 ; influence, 283, 299, Oeri (Albert) : 681-683, 688, 706.
304, 306 ; légende, 298-299 ; maladie créa­ Oesterlin (Fraülein), patiente de Mesmer :
trice, 241, 304, 900 ; œuvres : 89, 93, 902.
Ainsi parlait Zarathoustra, 204, 205, Oesterreich (Traugott) : 44, 799.
297, 298, 299, 306, 684, 689, 731, 744 ; Oetker (Karl) : 830-831.
Généalogie de la morale, 205, 270, 302, Ogler (Hertha) : 600.
305, 552, 566, 625 ; L’Origine de la tra­ Ohtsuki (Kenji) : 877.
gédie, 205, 253, 291, 293, 298, 299 ; Oliver-Brachfeld (F.) : 634, 656, 722.
personnalité, 298, 299 ; philosophiques Oppenheimer (C.) : 801.
(concepts), 299 ; Origène : 720.
étemel retour, 298, 303-304, 901 ; nihi­ Orlik (Emile) : 478.
lisme, 299 ; surhomme, 298, 303-306 ; Orne (Martin) : 207.
psychologie... Ostwald (Wilhelm) : 332, 720.
démasquante, 300, 305, 576 ; pragma­ Otto (Rudolf) : 746, 750.
tique, 631 ; nouveauté de ses intuitions,
299; Page (Herbert) : 459-460.
relations avec... Pagniez (Philippe) : 809.
Adler, voir Adler ; Andreas-Salomé, Palffy (comte) : 595.
304, 305, 323; Bachofen, 253, 254 ; Pannetier (Odette) : 486.
Diderot, 212, 302, 305, 566 ; Freud, voir Papanek (Ernst) : 670.
Freud ; Jung, voir Jung ; Meysenbug, Pappenheim (Bertha), voir Anna O.
310, 323; Schopenhauer, 239, 298; Pappenheim (famille) : 440.
Seillière, 659 ; Wagner, 298 ; Pappenheim (Siegmund), père d’« Anna
théories sur- O. » : 508.
art, 567, 720, 852 ; autoduperie, 300, Pappenheim (Wolf), grand-père d’«Anna
306, 582 ; beauté, 332 ; ça, 305, 552 ; O. » : 508.
958 Histoire de la découverte de l’inconscient

Paracelse (Théophraste) : 97,498,742,753. Preiswerk (Hélène), cousine et patiente de


Paradis (famille) : 91. Jung : 684, 706, 708-709, 712, 752, 904.
Paradis (Maria Theresia), patiente de Mes­ Preiswerk (Samuel), grand-père maternel de
mer : 90-91, 98, 903-904. Jung : 679, 708, 716.
Pareto (Vilfredo) : 576, 802. Prévost (abbé) : 127.
Parker (Comelia Stratton) : 870. Prévost (Marcel) : 201, 373, 781.
Parker (W.B.) : 819. Prichard (James Cowles) : 152-153, 808.
Parodi (Dominique) : 359. Primo de Rivera y Orbaneja (Miguel):
Pasteur (Louis) : 128, 293, 295, 588, 766, 866.
769, 771, 786-787, 906-907. Prince (Morton) : 121, 171-173, 373, 720,
Paton (Stewart) : 317. 797, 808-809.
Pauli (W.) : 758. Prince (Walter Franklin) : 172-173,197.
Pavlov (Ivan Petrovitch) : 171, 431, 589, Proudhon (Pierre-Joseph) : 256.
805, 808, 875, 895, 900. Proust (Adrien) : 201.
Pélage : 720. Proust (Marcel) : 134, 201-202, 283, 367,
Perrier (docteur) : 429. 373.
Petetin (Jacques, Henri, Désiré) : 106, 152, Prouvé (Victor) : 120.
175. Puel (J. T.) : 152.
Pettazzoni (Raffaele) : 55. Puner (Helen Walker) : 447.
Peyer (Alexander) : 331, 777. Putnam (James J.) : 460, 839.
Pfister (Ernst) : 446. Puységur (Antoine-Hyacinthe de Chastenet,
Pfister (Oskar) : 36, 63-64, 80, 545, 569, comte de) : 101-102.
583, 642, 648, 825, 869, 874. Puységur (Armand Marie Jacques de Chas­
Philippe (docteur) : 796. tenet, marquis de) : 78, 98, 101-108, 110,
Piaget (Jean) : 370, 416, 866. 136,139,141-142,144-146,149,180-181,
Picasso (Pablo) : 744, 814. 183-184,188,191,194,211,215-220,228,
Pichon (Edouard), gendre de Janet : 366,370. 274, 279, 290, 362, 429, 897, 903.
Pichon-Janet (Hélène), fille de Janet : 357, Puységur (Jacques Maxime de Chastenet,
366, 373, 376, 378. vicomte de) : 101.
Pick (A.) : 803.
Pie VI : 87. Quimby (Phinéas Parkhurst) : 115.
Pie XI : 876. Quinton (René) : 268.
Pierre I" de Serbie : 804, 844. Qvistad (J.) : 70.
Pierre II du Brésil : 128.
Pilsudski (général) : 872. Race (Victor) : 78, 102-103, 105-106, 142,
Pindare : 740. 144-145, 218, 220, 903.
Pinel (Philippe): 127, 194, 227, 312, 785, Rado (Sandor) : 666.
898. Raguenau (père) : 57.
Piper (Mrs), médium : 179. Raimann (Emil) : 496, 800, 810, 860-862.
Rank (Otto) : 526, 543, 551, 553, 583, 715-
Pirandello (Luigi) : 134, 201.
716,815,821,830,835,868-869,874,886.
Platon : 75-76, 150, 234, 537.
Ranschburg (Paul) : 788.
Plattner (Paul) : 757. Raulin (Joseph) : 216.
Plotin : 343. Ray (Ferdinand), neveu d’Adler : 596.
Plumer (William S.) : 158-159. Ray (Hermine, née Adler), sœur d’Adler:
Poe (Edgar Allan) : 195-196, 659. 597-598.
Poincaré (Raymond) : 842, 872. Raymond (Fulgence) : 128, 135, 156, 365,
Pokorny (Alois) : 449. 367, 397-398, 504, 785-786,793, 795-796.
Poutzer (Georges) : 442. Reclus (Élisée) : 254.
Pomme (Pierre) : 216. Recouly (Raymond) : 484.
Popper (Josef), dit Lynkeus : 311, 340, 492, Redl (Alfred) : 845.
526, 660, 829. Rée (Paul) : 205, 270, 302.
Posch (Maria Anna von) : 88. Régis (Emmanuel) : 579.
Potet (du), voir Du Potet. Regnard (Paul) : 352.
Pôtzl (Otto) : 862. Reich (Wilhelm) : 874, 880, 885.
Poulting-Poultney (Charles), patient de Reik (Théodor) : 666, 870.
Franz : 166-167. Reil (Johann Christian) : 157, 179, 182, 192,
Powilewicz (docteur) : 362, 383, 387, 429. 233,242-243,245-246,258,274,575,752.
Pratt (J.H.) : 879. Reine, médium : 710.
Praz (Mario) : 311. Reitman (Ben) : 821.
Preiswerk (Augusta, née Faber), grand-mère Reiwald (Paul) : 566, 759.
maternel de Jung : 679. Renan (Ernest) : 260, 295.
Index des noms 959

Répond (André) : 732. Royce (Josiah) : 288, 429-430,432.


Restif de la Bretonne (Nicolas) : 326. Rozanov (Vassili) : 537, 585-586.
Reuss (professeur von) : 602. Ruault (Albert) : 186.
Reynolds (Eliza) : 159. Ryan(E.): 818.
Reynolds (Mary), patiente de J.K. Mitchell :
158-159, 165. Sacher-Masoch (Léopold von) : 326-327.
Reynolds (Russel) : 79. Sachs (Bernard) : 455.
Reynolds (William) : 158. Sachs (Hanns) : 447, 830, 835.
Rhine (J.B.) : 744. Sachs (Heinrich) : 506.
Ribot (Théodule) : 201-202, 330, 363, 365- Sade (Donatien, marquis de) : 326-327, 818,
367,370,379,428-430,434,539,774,795- 856, 859.
796, 885 ; loi de Ribot, 429. Sadger (Isidor) : 822, 839.
Richelieu (Louis François du Plessis, duc Saint-Martel (Louis-Claude) : 753.
de) : 229. Saint-Simon (Henri de) : 256-258.
Richer (Paul) : 124,128, 175-176, 518, 521, Sajner (J.) : 443, 448.
577, 767. Sakel (Manfred) : 882.
Richet (Charles) : 101, 105, 118, 124, 200, Salazar (Antonio de Oliveira) : 879.
346, 362, 365, 561, 765, 796. Sal y Rosas (Federico) : 38-39.
Rie (Oscar) : 466, 502. Sanchez (Thomas) : 326.
Riel (Louis) : 766. Sanctis (Santé de) : 337.
Riesman (David) : 490, 757. Santayana (George) : 332.
Rifkin (Alfred) : 476,478,799-800,803,810. Santlus (Jakob Christoph) : 269, 327, 330,
Riklin (Franz) : 715, 830-831, 833. 542.
Rilke (Rainer Maria) : 307, 323, 840. Sardou (Victorien) : 198.
Rimbaud (Arthur) : 587. Sartiaux (Félix) : 836.
Ringseis (Johann Nepomuk von) : 192. Sartre (Jean-Paul) : 667-668, 889.
Ritschl (Albrecht) : 707, 750. Sauerbruch (Ferdinand) : 292.
Ritter (Johann Wilhelm) : 560. Saussure (Raymond de) : 674.
Rivers (W.H.R.) : 848. Schapiro (Meyer) : 569.
Robert (Marthe) : 493. Schâr (Hans) : 758.
Robert (W.) : 341-342, 526.
Schaukal (Richard) : 311, 551.
Robespierre (Maximilien de) : 641.
Robida (Albert) : 352. Scheler (Max) : 231, 240, 293, 302.
Robin (Albert) : 793. Schelling (Friedrich Wilhelm von) : 113,
Rochas d’Aiglun (colonel Albert de) : 146- 192, 230, 232-234, 236, 240, 343, 751.
147, 774. Scherner (Karl Albert) : 239, 334-336, 339-
Rochedieu (Edmond) : 758. 340, 342, 473, 525-526, 541, 799.
Rodolphe, archiduc : 773. Schilder (Paul) : 870.
Rogers (Cari R.) : 889. Schiller (Friedrich): 111, 492, 572, 579,
Rohde (Èrwin) : 293. 613, 630, 720, 722, 750, 770.
Rohleder (Hermann) : 803. Schindler (Dietrich) : 760.
Rokitansky (Cari) : 292, 312. Schjeldreup-Ebbe (Thorleif) : 657-658.
Roland (Madame) : 219. Schlegel (Friedrich) : 230-232, 316.
Rolland (Romain) : 846. Schleiermacher (Friedrich) : 113,231,678,
Romains (Jules) : 204, 308. 752.
Ronge (docteur) : 612. Schmidt (Wilhelm) : 37, 253.
Roosevelt (Franklin Delano) : 879, 883. Schnee (docteur) : 861.
Roosevelt (Théodore) : 810, 814, 820. Schneider (Rudy), médium : 692.
Rorschach (Hermann) : 114, 267, 337,722, Schnitzler (Arthur) : 283, 310-312, 452,
755, 863-864, 866. 464,477,494,496-500,536,588,823,835,
Rose, patiente de Janet : 171, 383. 849.
Rose (Ronald) : 67. Schnitzler (Johann) : 442.
Rosenthal (Emil) : 503. Scholtz (docteur) : 455.
Rosenthal (Moriz) : 461-463. Schopenhauer (Arthur) : 192,235,239-240,
Roskoff (Gustav) : 48, 226. 283,298,310,322,342-343,528,537,539,
Rosny (frères) : 500. 549, 576, 582, 584, 586, 616, 652, 674,
Roth (cardinal) : 85. 683-684, 693, 744, 752, 770, 811.
Rougemont (Denis de) : 701. Schreber (Daniel Paul) : 569-571, 755, 807,
Rousseau (Jean-Jacques) : 58,225,290, 326, 905.
329, 641, 659, 673. Schrenck-Notzing (Albert Freiherr von) :
Roussel (Raymond) : 375. 121, 198, 692, 789.
Rouy (Hersilie), malade : 543. Schubert (Franz) : 296, 595, 672.
960 Histoire de la découverte de l’inconscient

Schubert (Gotthilf Heinrich von) : 113,186, Spœl (Oskar) : 645.


233,235-236,334,342,550,581,726,751- Spielrein (Sabina) : 550.
752. Spitteler (Cari) : 322, 720, 725, 754, 812-
Schultz (J.H.) : 209,485, 743, 879. 814, 905.
Schultz-Hencke (Harald) : 663, 666, 746. Staline : 745.
Schultze-Gaevernitz (Gerhart von) : 622. Staub (Hugo) : 876.
Schur (Max) : 467-468. Stavisky (Serge Alexandre) : 880.
Schürer-Waldheim (F.) : 88. Steenstrup (J.J.) : 805.
Schurtz (Heinrich) : 804. Steiner (Gustav) : 681, 683-684, 697, 706-
Schuschnigg (Kurt von) : 883. 707.
Schwartz (Leonhard) : 403-404, 406, 408, Steiner (Rudolf): 581, 701, 703-705, 706,
412, 434. 901.
Séailles (professeur) : 363. Steinthal (Heymann) : 332, 441, 503,716.
Sébillot (Paul) : 217. Stekel (William) : 476, 478, 480, 521, 526,
Séglas (J.) : 389, 391, 429. 583,604-605,607,617-620, 801,821,824,
Seif (Leonhard) : 825. 836-837, 870.
SeiluÈre (Ernest) : 659. Stendhal (Henri Beyle, dit) : 540, 656-657.
Seipel (Mgr) : 865. Stern (William) : 800, 820.
Seitz (Karl) : 611. Stevenson (Mathilda) : 61-62,64.
Selye (Hans) : 234. Stevenson (Robert Louis) : 200, 339.
Semmelweiss (Ignaz Philipp) : 292,459,822. Stockert-Meynert (Dora) : 581.
Semon (Richard) : 343. Stokvis (Berthold) : 146.
Sénèque : 628. Strauss (David) : 112-113, 295.
Shackleton (Sir Emest Henry) : 819. Stricker (Salomon) : 442, 456, 495, 602.
Shakespeare (William) : 126,128,135,151, Strindberg (August) : 807.
197, 230, 290, 294, 485, 492, 579, 591, Strümpell (Adolf) : 339-340,342,400,471,
613, 630, 807. 526, 773, 781, 787.
Shâr (Hans) : 697. Subercaseaux (Benjamin) : 434.
Sidgwick (Henry) : 345, 362, 780. Sullivan (Harry Stack) : 663-664, 885.
Sidis (Boris) : 121. Svevo (Italo) : 201.
Siegfried (Jules) : 360-361. Swedenborg (Emanuel) : 203, 683, 722,
Sigel (docteur) : 861. 753.
Sigerist (Henry) : 35, 71, 224. Szondi (Léopold) : 883, 890, 892-894.
Sighele (Scipio) : 565-566.
Silberer (Herbert) : 526, 583,715, 741,751, Tabori (Cornélius) : 573.
825, 848, 857. Taine (Hippolyte) : 202, 298, 428, 565-566.
Silberstein (Eduard) : 449, 472. Tanzi (Eugenio) : 753.
Simmel (Ernst) : 873. Tarde (Gabriel) : 550, 565-566, 902.
Simon (Hermann) : 317, 380, 407, 410, 877. Tardif de Montrevel: 108, 147, 185.
Simon (Théodore) : 810. Tarnowsky (Benjamin) : 771.
Simpson (Mrs) : 882. Teilhard de Chardin (Père Pierre) : 235.
Slade, médium : 117. Teillard (Ania) : 722.
Smith (Catherine-Elise Muller, dite Hélène), Terrasson (abbé Jean) : 228.
médium: 163, 182, 204, 346-349, 693, Tertullien : 720.
712, 750, 791, 796-798, 804, 904. Teste (Alphonse) : 108,147, 429.
Smith (William Robertson) : 564. Thérèse d’Avila (sainte) : 901.
Smuts (Jans Christiaan) : 655-656. Thierfelder (professeur) : 291.
Socrate : 647. Thipgen (Corbett H.) : 174.
Sollier (Paul) : 177, 187, 815. Thomas d’Aquin (saint) : 701.
Somary (Félix) : 286, 844. Thompson (Clara) : 663.
Sorel (Georges) : 802, 817. Thompson (Mrs), médium : 796.
Sôrgel : 154. Thomsen (R.) : 460.
Soulié (Frédéric) : 195. Thorsch (famille) : 478.
Soupault (Philippe) : 857. Thouret (M.) : 97.
Souques (A.) : 123, 128. Thurnwald (Richard) : 830.
Soyka (Otto) : 811. Tillich (Paul) : 759.
Spencer (Herbert) : 257, 298, 551. Tischner (Rudolf) : 88.
Spengler (Oswald) : 852-853. Tocqueville (Alexis de) : 256, 288.
Spenlé (E.) : 203. Todesco (famille) : 440.
Sperber (Hans) : 841. Tokarsky (A.) : 288, 550.
Sperber (Mânes) : 600. Tolstoï (Léon) : 630, 661, 824.
Speyr (professeur von) : 145-146. Toman (Walter) : 669.
Index des noms 961

Toulouse-Lautrec (Henri de) : 311. Vulpian : 771.


Tournier (César) : 473.
Toynbee (Arnold J.) : 757, 885. Waddington (professeur) : 363.
Troeltsch (Emst) : 224. Wagenvoort (H.) : 205.
Troll (Patrick) : 867. Wagner, conseiller de Cour : 861.
Trômmer (Emst) : 825. Wagner (Richard) : 239, 283, 298, 310, 323.
Trotski (Léon) : 605, 609, 876. Wagner-Jauregg (Julius von): 370, 447,
Trotter (Wilfrid) : 565. 459,477,480,494-496,605-607,771,847-
Troxler (Ignaz Paul Vital) : 235-237, 334, 848, 860-862, 865.
704, 752. Wallace (Alfred Russel) : 261, 294, 350.
Trüb (Hans) : 756. Walsh (docteur) : 839-840.
Tson-Tse : 262. Walter (Grey) : 881.
Tucholsky (Kurt) : 872. Walton (G.L.) : 460.
Tuke (Hack) : 227, 781. Wandeler (Joseph) : 655.
Turel (Adrien) : 250, 252, 254. Washington (George) : 115.
Tylor (Edward B.) : 37, 563. Wassermann (Izydor) : 649, 902.
Tyrrell (G.N.M.) : 180. Wedekind (Frank) : 311, 536.
Tzara (Tristan) : 849, 857. Weininger (Otto) : 322, 537-538, 584-586,
797, 805-807, 818, 822-823, 835.
Uexküll (J. von) : 235, 472. Weiss (Edward) : 889.
Ufer (recteur) : 790. Weizsàcker (Viktor von) : 52, 485.
Ulmann (famille) : 440. Wells (H.G.) : 338, 351, 797, 801.
Umpfenbach (docteur) : 787. Wernicke (Cari) : 275, 312, 503, 630.
Westphal (C.) : 131, 275, 327.
Vaerting (Mathilde et Mathias) : 253. West (Ellen), patiente de Binswanger : 890-
Vaihinger (Hans) : 605, 628-630, 654-655, 892.
669, 905. Wetterstrand (Otto) : 121, 206, 772.
Valéry (Paul) : 203, 205, 373, 473. Wettley (Annemarie) : 313.
Vandendriessche (Gaston) : 570. Wetz (Wilhelm) : 516.
Van Eeden (Frederik) : 122, 339, 353, 749, Wexberg (Erwin) : 610.
771, 774, 780-781, 796-797. Weygandt (W.) : 800, 817.
Van Renterghem (A.W.) : 120, 122, 473, White (Victor) : 759.
771, 774, 780, 793-794, 816. Wilamovitz-Moellendorf (Ulrich von) :
Vasubandhu : 540. 289, 293.
Veblen (Thorstein) : 660. Wilberforce (William) : 284.
Veith (Hza) : 276. Wilde (Oscar) : 196.
Verhaeren (Émile) : 310. Wilder (Joseph) : 667.
Verlaine (Paul) : 322, 729. Wildgans (Anton) : 311, 320.
Verne (Jules) : 259, 529, 797. Wilhelm (Richard) : 692, 743, 753.
Vetsera (Maria) : 773. Wille (professeur) : 684.
Victor, malade de Puységur, voir Race (Vic­ Williams (W.D.) : 303.
tor). Wilson (Thomas Woodrow) : 847, 849, 851.
Victoria, reine : 284, 801-802. Windischmann (Karl) : 192.
Vigny (Alfred de) : 781. Winkelmann (August) : 233.
Villers (Charles de) : 191. Winthuis (Joseph) : 537, 585-586.
Villiers de l’Isle-Adam (Auguste) : 323. Wittels (Fritz) : 447, 490-491, 582.
Vincent de Paul (saint) : 127. Wittgenstein (Ludwig) : 835.
Vinchon (Jean) : 88, 541. WrrrMANN (Blanche), patiente de Charcot :
Virchow (Rudolf) : 293, 312, 623, 628. 133-135,791,903-904.
Virey (J.G.) : 219, 589. Wohleb (Joseph) : 88.
Virgile : 290, 376, 475, 733-734, 762. Wolf (Hugo) : 452.
Vischer (Friedrich Theodor) : 336, 340, 529, Wolfart (Karl Christian) : 98-99, 109, 192.
614. Wolfegg (Maria Bernardine von) : 84.
Vischer (Robert) : 336. Wolff (Otto) : 122, 865.
Vrrroz (Roger) : 827, 837, 889. Wollenberg (Robert) : 840.
Vogt (Oskar) : 208, 259, 796, 825, 879. Wolstonecraft (Mary) : 320.
Voisin (Auguste) : 776. Woolf (Virginia) : 201.
Vold (Mourly), voir Mourly Vold (John). Wortis (Joseph) : 486.
Volkelt (Johannes) : 340, 342, 525-526. Wulffen (Erich) : 822.
Voltaire : 641. Wundt (Wilhelm) : 247-250, 346, 428, 564,
Vuttel (Marguerite, née Janet), sœur de 711,830.
Janet : 356-357, 370. Wyrsch (Jakob) : 685.
962 Histoire de la découverte de l’inconscient

Yoffé (Adolf) : 605, 609.


Yost (Casper S.) : 197.
Yourievitch (Serge) : 366.

Zajié (Monica) : 448.


Ziehen (Theodor) : 711, 713, 750, 803, 819.
Zilboorg (Gregory) : 536.
Zimmer (Heinrich) : 743, 753.
Zimmermann (J.A.) : 84.
Zola (Émile) : 134, 298, 309, 312, 773, 792.
Zosime de Panopolis : 741.
Zweig (Arnold) : 674.
Zweig (Stefan) : 481.
Index thématique

acedia : 423. arbre magnétisé : 102-103,195,215,217-218,


actes manqués, voir Freud (théories), 219, 220, 279.
abondance (société d’) : 589. archétypes : âme, 728, 730, 739 ; Dieu, 747 ;
agressifs (instincts) : 301, 303, 549, 565, 572, enfant divin, 733, 740, 758 ; esprit, 730 ;
583, 619, 627, 662. magna mater, 255,731,739,753 ; sauveur,
alchimie, alchimistes : 259, 289, 363, 693, 53,72,740, 894 ; soi, 731,732,747 ; vieux
716, 741, 753, 888. sage, 255,306,730,739 ; vierge mère, 322,
Alcooliques anonymes : 756-757. 323 ; Wotan, 745 ; voir aussi Jung (Théo­
alcoolisme: 277, 313, 352, 368, 404, 409, ries).
422,639-640,647,669,711,756-757, 856. aristocratie : 213-214,282-283,287,791,897,
Allemagne : 229,256,257,258-259,284-286, 898.
851. Arméniens: 286-287, 786, 817, 819, 844,
Alsace : 104, 120, 123, 228, 285, 355, 357, 847, 852, 886.
358, 369, 772, 824, 844, 852. art : — médiumnique, 197-198 ; psychologie
ambivalence : 826. de 1’—, 129, 253, 567, 815 ; voir aussi
âme : 37-38, voir aussi archétypes ; perte et beauté.
réintégration de F—, 36-40. associations libres : 554-555, 579, 750, 859.
Ame du monde : 110,148,178,192,232,751. associations et sociétés : 225, 258, 296 ; Aca­
amour : — déçu, 174, 244 ; — et libido, 546, démie des sciences de Paris, 359,763-764 ;
825 ; mal d’—, 56-57,79,781-782 ; — nar­ Académie des sciences morales et poli­
cissique, 729, voir aussi narcissisme ; — tiques, 374, 379 ; Association
romantique, 231 ; — de soi-même, 235, médico-psychologique britannique, 328 ;
Association psychanalytique internatio­
243, 729 ; — de transfert, 556.
nale, 479, 481, 688, 821, 824, 833-834,
analyse : auto-analyse, voir Freud, Jung ;
840, 841, 842 ; Association psychiatrique
complexes, voir Jung (psychologie analy­
de Berlin, 818-819 ; Institut psychologique
tique) ; — de la destinée, 892-893 ; — dia­
internationale, 366, 795 ; Kepler-Bund,
lectique, 272,274,351 ; — didactique, 556, 831-832 ; Monisten-Bund, 589, 831 ; Psy-
584, 740, 755, 901 ; — existentielle, 795, chologischer Club de Zurich, 691, 692,
875, 888 ; — pratiquée par les non-méde­ 869-870 ; Société allemande de
cins, 873 ; — psychologique, voir Janet ; psychothérapie, 693-695, 880 ; Société des
— sauvage, 555, 824-825, 835, 864-865. amis réunis de Strasbourg, 104 ; Société de
anarchisme, anarchistes : 254, 260, 281, 777, l’Harmonie, 96-97, 104, 217, 220, 228 ;
779, 783, 786, 793, 795, 817, 871. Société internationale de psychothérapie,
Angleterre : 256, 284. 693-694 ; Société de neurologie de Paris,
angoisse : théories de... 374, 802 ; Société psychanalytique vien­
Homey, 665 ; Lopez Ibor, 890 ; Neu­ noise, 479, 604, 828, 839, 870; Société
mann, 245, 246, 575 ; Rank, 868-869 ; psychanalytique du mercredi, 478, 479,
Stekel, 617, 619 ; voir aussi Freud, 491, 604, 804; Société de psychologie,
angoisse (névrose d’), voir Freud (théories), 374 ; Société de psychologie individuelle,
animus, anima, voir Jung (théories), 605 ; Société de psychologie physiolo­
anthroposophie : 237, 704. gique, 362, 365-366, 768 ; Société de
antisémitisme : 442, 445, 446, 474, 476, 477- psychothérapie de Paris, 368, 842 ; Société
478, 488, 489, 492, 572, 584, 593, 694, de recherche psychique, 118,150,339,345,
695, 786, 789, 791, 879-880, voir aussi 362, 692, 770 ; Société suisse de psycho­
Juifs. logie pratique, 371,694 ; Société viennoise
aphasie : 132, 151, 319, 502, 779. des médecins, 457, 458-464, 474, 497.
964 Histoire de la découverte de l’inconscient

astrologie : 259, 294, 742. tisme, Paris, 1889), 776; (médecine,


auto-agressivité : 301, 305. Londres, 1881), 128 ; (médecine, Paris,
auto-analyse, voir Freud, Jung. 1900), 795 ; (médecine, Madrid, 1903),
autoconsistance : 662, 668. 805 ; (médecine, Budapest, 1909), 821-
autodestruction : 244, 288, 303, 305, 582. 822 ; (médecine, Londres, 1913), 368,434,
autoduperie : 300, 576, 582. 688, 837-840 ; (psychanalyse, Salzbourg,
automatique : dessin —, 197, 561 ; écriture 1908), 479, 604, 818 ; (psychanalyse,
—, 117,118,137,140,150,157,197, 344, Nuremberg, 1910), 479, 824 ; (psychana­
346, 383, 390, 391, 397, 561, 780, 858, lyse, Munich, 1913), 719, 837, 840 ; (psy­
859 ; parole —, 391, 397, 561, 579, 780, chiatrie, Zurich, 1955), 696 ; (psychiatrie et
858. neurologie, Amsterdam, 1907), 368, 686,
automatisme : — ambulatoire : 155, 177 ; — 815 ; (psychologie, Paris, 1889), 296, 516 ;
psychologique, voir Janet. (psychologie, Londres, 1892), 296, 365,
autopunition : 156, 552, 870. 780 ; (psychologie, Munich, 1896), 187,
autosuggestion, voir suggestion. 296,366,398,473,789-791 ; (psychologie,
Autriche, Autriche-Hongrie : 91, 286-287, Paris, 1900), 796-797 ; (psychologie,
437, 607, 844-846, 847, 849-850, 851-852, Rome, 1905), 368 ; (psychologie, Genève,
853, 860, 883. 1909), 368, 819 ; (psychologie, Oxford,
1923), 369 ; (psychologie, Paris, 1937),
Baroque : 215, 223-224, 279, 289, 898. 374 ; (psychologie médicale, Bruxelles),
beauté (origine sexuelle de la) : 332. 825 ; (psychologie physiologique, Paris,
bisexualité : 234, 321,467,534-538,585-586, 1889), 774,780 ; (recherches sexologiques,
619, 628, 729, 805-807. Berlin, 1926), 873 ; (symposium de Witten­
bolchevisme : 608, 615, 847, 852, voir aussi berg, 1927), 875 ; (Worcester, université
communisme. Clark, 1909), 687, 820-821.
Bollingen (fondation) : 696. conscience morale (origine de la) : 302.
bourgeoisie : 214, 282, 897. création artistique et littéraire (psychologie de
bourse : 442, 760, 872, 876, 878. la) : 203-204, 567.
Burgenland : 592-593, 599, 603. crime et criminalité : théories de...
Burghôlzli : 122, 275, 312-316,371,684-688, Alexander et Staub, 876 ; Gross, 331,
698,710-713,753,771,800,804,811,814, 528-529,542,577,779 ; Lombroso, 309,
821, 869. 580 ; Mailloux, 670 ; Reik, 570 ; Tarde,
550 ; voir aussi Adler, Freud, Nietzsche,
ça : 305, 551-553, 573, 867. hypnose, procès.
catalepsie : 106, 110-112,129,140,147,151- criminologie : 331, 366, 528, 582, 617, 670,
152, 175, 384, 764.
713, 755, 779, 821, 905.
cathartiques (méthodes), voir psychothérapie
cryptomnésie: 118, 204-205, 348-349, 651,
dynamique moderne.
723, 750, 798, 905.
cérébrale (mythologie) ou Him-mythologie :
culpabilité (sentiment de) : 55, 64, 80, 156,
313, 455, 503, 504-507, 574, 580.
chaman : 37, 41-44, 71, 100, 179, 900-901, 193,196,243,246,302,552,575,582, voir
voir aussi guérisseur. aussi autopunition, surmoi.
champ de conscience : 386, 400, 430, 578. cure d’âmes, voir psychothérapie religieuse.
civilisation (théories de la) : 212, 302, 306,
309, 563, 566, 852, 876. dadaïsme : 588, 849, 857.
classes laborieuses : 120-121, 282, voir aussi darwinisme : 265-270 ; — social, 261, 267,
prolétariat. 270, 279, 589, 653, 831.
comique (psychologie du) : 529-532, 656- décadence : 307-309, 801.
657, voir aussi humour, mots d’esprit. dégénérescence : 309, 393, 578.
communautaire (sentiment), voir Adler (théo­ démasquante (psychologie) : 300, 305, 576.
ries). démons, diables, esprits mauvais : 34, 38-40,
communisme : 256, 608, voir aussi bolché- 45-53,84-85,226, 394,423, 570,705,748,
visme. voir aussi exorcisme, possession.
compensation : 301, 313, 348, voir aussi dépression, voir mélancolie.
Adler (théories). dictateurs (psychologie des) : 694, 745.
complexes : 432,560,577,578,584,711-712, divination, boule de cristal, miroir... : 140,
723, 725, 755, 812, 838. 150, 397, 561.
congrès et rencontres: 116, 296; (art et dynamique (signification du mot) : 317-319.
science, Saint-Louis, 1904), 367, 808 ; dynamique (psychiatrie): arrière-plan, 211-
(hygiène, Genève, 1882), 295 ; (hypno­ 279 ; définition, 244-246 ; sources, 902-
tisme, Paris, 1889), 363, 774-776 ; (hyp­ 905 ; systèmes possibles, 755, 859-860,
notisme, Paris, 1900), 795-796 ; (magné­ 908.
Index thématique 965

écoles : anciennes — dynamiques, voir hyp­ Eichbaum, 672 ; Myers, 208, 345, 770,
notisme, magnétisme animal, Nancy, Sal­ 792 ; Weininger, 806.
pêtrière ; — dynamiques modernes, voir génotropisme : 883, 893.
Nancy, Salpêtrière ; — philosophiques gnosticisme : 690, 696, 702, 716, 719-720,
grecques, voir Aristote, Platon, épicuriens, 741, 753.
pythagoriciens, stoïciens. guérisseurs : 34, 38-40, 54, 61-66,72-73, 81 ;
éducation thérapeutique, voir psychothéra­ types de — :
pies. exorciste, 45 ; magnétiseur, 188-191 ;
électrochoc : 371, 884. psychanalyste, 828 ; voir aussi chaman.
énantiodromie : 734. guerres : — balkaniques, 823, 828, 837 ; —
énergie psychique : 140, 149, 181 ; théories des Boers, 794 ; — franco-allemande
de... (1870-1871), 285, 295, 355, 358 ; — his­
Beard, 276-277, 429; Fechner, 248- pano-américaine, 288, 309, 792 ; — de
250 ; James, 429 ; voir aussi Freud, l’indépendance américaine, 92, 213-214 ;
Janet, Jung, Nietzsche ; libido, métapsy­ Première — mondiale, 268, 368, 480, 499,
chologie. 589, 607, 618, 688, 843-850, 855, 887,
épicuriens : 74-76, 590, 674. 898 ; Deuxième — mondiale, 662, 881-
épidémies psychiques : 102, 104, 109, 115, 882, 887-888 ; psychologie de la — (théo­
148, 258, 633-634, 759-760, 825-826, voir ries) :
aussi psychose collective. Adler, 608, 633-634, 848 ; Freud, 498-
Épopée de Gilgamesch : 716, 733. 499,572,589, 849 ; Marx, 272 ; Nicolai,
ergothérapie, voir psychothérapies. 849 ; Schnitzler, 397, 849.
esclavage : 76, 104, 261, 284, 302, 772.
États-Unis : 116, 256, 288. haine : 301.
étrangeté, merveilleux : 567, 857. Henry Phipps (clinique) : 838.
« être-dans-le-monde » : 888, 891. hétaïrisme : 251-252, 255.
Europe : à la fin du XVIH' siècle, 85-86, 211- hiérarchie des tendances : 368, 400-401, 403,
215; en 1880, 281-284; en 1914, 843- 421, 427, 429, 431, 435.
846 ; en 1919, 851-852 ; en 1920-1925, holisme : 655.
855-857. homme (types idéaux) : 222, 225, 231.
évolution (théorie de 1’) : 249, 261-267, voir homosexualité : 320, 329, 535, 537, 568, 570,
aussi Darwin, Haeckel, darwinisme. 585,669,670, 848, 873,905 ; théories de...
existentialisme : 674, 849,867,875,888,889- Adler, voir Adler ; Dessoir, 332-333,
890, 895, voir «urri.phénoménologie. 537, 793-794 ; Freud, voir Freud ; Her­
exorcisme, voir possession, psychothérapie man, 538 ; Hirschfeld, 328, 794 ; Krafft-
primitive (procédés de guérison). Ebing, 328 ; Meynert, 329, 538, 574 ;
extraversion : 721-722, 733, 757. Moll, 537, 793-794, 873 ; Weininger,
805 ; Westphal, 327.
femme : complémentaire de l’homme, 233, hôpital général viennois : 454-456, 496, 502,
702, voir aussi bisexualité ; crainte de la —, 602, 606.
640, 653, 665, 670 ; images de la —, 302, hôpitaux, voir Burghôlzli, Henry Phipps, Sal­
322-324, 806, 813-814 ; — fatale (vamp), pêtrière.
311, 322-324; — inspiratrice, 323, 812- humour : 859, voir aussi comique, mots
814 ; infériorité de la —, 321, 633, 806 ; d’esprit.
supériorité de la —, 321, voir aussi matriar­ hypnose, voir aussi hypnotisme : 218, 805,
cat, protestation virile. 897 ; amnésie post-hypnotique, 122, 142-
fétichisme : 311, 326-327, 628. 144, 554 ; anesthésie chirurgicale sous —,
fictions : 576, 630, 650, 654-655, 659, 662. 114-115, 144; — et art, 199, 202-203;
fin de siècle : 306, 309-312, 350, 474, 791- auto —, 72, 186, 879 ; clairvoyance sous
801. —, 103,110,146 ; crime sous —, 147,198,
folklore : 214, 217, 230, 279, 287, 307, 539, 765-766, 772, 776, 778-779 ; dangers de
569. 1’—, 107-108,115,147-149,777 ; —à dis­
fragments dissociés de la personnalité : 140, tance, 186, 194, 361, 383 ; érotique
182, 386, 705, 709, 713. (composante), 148-149, 185, 190-191,
France : 92, 256, 285-286. 777 ; — et génie, 208, 770 ; méthodes
fratrie : 629, 636, 669, 899. d’induction, 143-144, 775 ; — partielle,
fugues : 154-155. 208,797 ; régression hypnotique, 146,188,
fuite dans la maladie : 243, 575, 860, 906. 387 ; rôle joué sous —, 146,175,182, 383,
futurisme : 588, 817, 823, 836. 497-498 ; séduction sous —, 108,142-143,
147, 185, 198 ; simulation, 207, 769, 778 ;
génie (théories) : 332, 334, 345, 672 ; K.R. situation hypnotique, 142-143 ; aspect
Eissler, 493-494 ; Grasset, 672 ; Lange- sociologique de 1’—, 183, 188-189, 218-
966 Histoire de la découverte de l’inconscient

219 ; sommeil hypnotique, 119, 120, 141- fonction conservatrice, 349, 908 ; fonction
143, 147, 150, 183 ; suggestion post-hyp­ créatrice, 239,349,805,908 ; fonction des­
notique, 107, 142-144, 148, 181,186, 199, tructrice, 349 ; fonction mythopoïetique,
349, 577-578 ; théories de... 114, 140, 182, 345, 349, 379, 500, 805,
Mesmer, 103, 148 ; Meynert, 777 ; 908 ; fonction régressive, 805 ; théories
Myers, 208 ; Striimpell, 781 ; voir aussi de...
Adler, Bernheim, Charcot, Forel, Freud, Adler, 650 ; Binet, 380 ; Carus, 238,
Janet ; 240 ; Fechner, 344 ; Floumoy, 347-348 ;
traits caractéristiques, 144-145 : Freud, 180, 522-534, 547, 902; von
catharsis sous—, 183,775,797 ; relaxa­ Hartmann, 240-241, 342 ; Herbart, 343,
tion, 183 ; sommeil hypnotique pro­ 575 ; Héricourt, 346 ; Janet, 346, 819,
longé, 115, 790; suggestion théra­ Jung, 239, 710, 713, 725-726, 902;
peutique sous —, 183, 220, 319 ; Leibniz, 343 ; Lipps, 789-790 ; Maine de
thérapie de marchandage hypnotique, Biran, 428 ; Myers, 345,805 ; Nietzsche,
183-184, 220 ; utilisation en psychothé­ 300 ; romantiques, 230, 234, 237-238,
rapie, 66, 108, 175, 182, 209 ; 342 ; Schopenhauer, 239 ; Szondi, 892-
utilisation dans l’investigation psycholo­ 894 ; Troxler, 237, 752.
gique, 208, 379-380, 797. individuation, voir Jung (théories).
hypnotisme, voir aussi hypnose : 141, 149, infériorité (complexe d’), voir Adler (théo­
897-898, 902 ; bibliographie, 772, 778 ; — ries).
de foire, 109,143, 148,189-190, 258, 360, infériorité (sentiment d’), voir Adler (théo­
765, 770, 775 ; — dans la littérature, 199 ; ries).
— et philosophie, 202. inspiration : 178, 203-204.
hypocondrie : 216, 226, 241, 276. instincts (théorie des), voir agressifs (ins­
hystérie, 174-177, 278 ; conception populaire tincts), pulsions, sexuel (instinct).
de 1’—, 174, 360 ; disparition aux environs interprétation : 555-556, 560.
de 1900,283,802 ; grande et petite —, 124, introversion : 720-722, 733, 757.
132,135,175,461,518, 521,767 ; —dans
la littérature, 177, 788-789 ; — masculine, Juifs : assimilation, 440-443 ; situation en
174,176, 331, 458-464,475,497 ; psycho- Autriche avant l'émancipation, 438-441 ;
génèse sexuelle de 1’—, 330,577 ; rôle joué émancipation, 226, 441-442 ; persécution
dans F—, 135-136, 176, 182, 498 ; simu­ et génocide, 824, 879-880, 883, 886, 888 ;
lation, 206-207 ; aspect sociologique : 174, voir aussi antisémitisme, mysticisme.
809 ; théâtral (mode de vie), expression de
F—, 283 ; théories, 810... kairos : 53.
Babinski, 135, 802, 847 ; Bernheim, kitsune-tsuki : 46.
121 ; Binet, 176,330,400 ; Briquet, 174, kleptomanie : 409.
177, 330, 767 ; Forel, 790 ; Hellpach,
809-810 ; Ideler, 244 ; King, 176, 330 ; langage : origine, 213,228,263-264 ; psycho­
Moebius, 773 ; Myers, 791-792 ; voir logie, 416, 866 ; voir aussi mots d’esprits.
aussi Benedikt, Breuer, Breuer-Freud, langues : créées par les médiums, 113, 197,
Charcot, Richer, Freud, Janet ; 348, 708, 797, 798 ; allemand, 230, 285,
traitement, 386-389, 466-467, 518, 787, 287, 289-290, 377, 839, 851, 888 ; anglais,
793. 351, 377, 851, 888 ; espéranto, 377 ; fran­
çais, 98, 122, 213, 286, 289-290, 351 ;
idéodynamisme, voir Bernheim. hébreu, 439,440,441 ; latin, 289-290,377 ;
idéologie : 272-274. yiddish, 441.
imaginaire : théories de... légendes: Adler, 603-604, 613, 672-673;
L. Daudet, 754 ; Floumoy, 347, 904 ; Charcot, 129, 135 ; Darwin, 264 ; Freud,
Jung, 733, voir aussi réalités psy­ 446, 458, 462, 473, 474, 476, 479, 481,
chiques ; Myers, 345 ; voir aussi Bene­ 503, 504, 543, 587-588, 603-604, 816,
dikt, Freud (théories). 841; Janet, 819; Jung, 693-697; Lié-
imagination : 96,136,140-141,151,182,223, beault, 119 ; Nietzsche, 298 ; Mesmer, 99 ;
754, 809. Rimbaud, 587 ; étude scientifique de la
imago : 305, 584, 725, 729, 755, 812-814. formation des —, 587-588.
imitation : 413-414, 422, 567. léthargie, 124, 133, 140, 151,175, 177, 764.
« impérialisme » ; 659. libido : théories de...
inconscience : 728, 745. Herman, 538, 807 ; Jung, 546, 716-717,
inconscient : voir aussi subconscient ; — col­ 724; Mofi, 724, 793-794, 885; voir
lectif : 180, 235, 691, 725-727, 748, 758, aussi Freud ; usage du terme avant
901, 902 ; étude expérimentale, 343-344 ; Freud, 331, 333,537-539,724,771,794,
exploration, 118, 150, 342-350, 353, 908 ; 803, 807, 885.
Index thématique 967

liquidation (acte de) : 48, 406. Nietzsche, 303 ; Novalis, 550 ; von
Livre des morts tibétain : 541,742. Schubert, 235-236, 550 ; Spielrein, 550-
Lourdes : 64, 126, 779. 551 ; Stekel, 617 ; Tokarsky, 288, 550.
Lumières : 86-87,92,223-229,261,279,652, mots d’esprit (psychologie des) : 529-530,
674, 898. 581, 824.
mysticisme, mystiques : 148, 423, 425, 573,
magie : 67-70. 659 ; —juif : 584.
magna mater, voir archétypes. mystification : 272-273, 576, 653.
magnétique : mouvement —, 108-109 ; fluide mythes : 60,62, 213,228, 234,252,255,310,
—, 89-90, 93-97, 103,107, 110, 119, 136, 321, 350, 417, 422, 715, 719, 752, 753,
148, 180-181, 216; maladies —s, 140, 755-760 ; — philosophiques, 234, 320,
151-153,175,182,140,151-153,175,182, 382, 427, 564, 661.
903. mythologie: 250, 252, 715-716, 718, 757,
magnétisme, magnétisme animal : chap. m et 758, 888 ; — cérébrale, voir cérébrale
IV (passim), 89-115, 776, 901. (mythologie).
malades, voir patients. mythomanie: 42, 173, 182, 350, 417-418,
maladie créatrice : 72, 241, 247, 470-472, 571.
690-691, 761, 899-902, voir aussi Fechner, mythopoïétique (inconscient), voir incons­
Freud, Jung, Nietzsche, R. Steiner. cient.
maladie initiatique : 72.
malariathérapie : 495, 771, 848, 865. Nancy (École de): 107, 119-123, 131, 143,
mandata : 690, 733. 145,150,183-184,198,207,318,473,769,
Mars (planète) : 294, 347,501,708,776,796, 772, 776, 777, 780, 785, 793, 794, voir
797, 798. aussi Berheim, Liébeault, Liégeois.
marxisme, marxistes : 261,270-274,351,653, narcissisme : 236, 307, 539, 546, 576, 665,
666, 871. 755, voir aussi amour (de soi-même).
masculine : domination, 281-282, 321 ; supé­ narco-analyse, voir psychothérapies (diverses
riorité, voir femme (infériorité de la). méthodes).
masochisme : 306, 321, 327, 549, 880. nationalités (principe des) : 221-223, 229,
matriarcat : 251-255, 633, 653, 752-753. 844.
médicales (sociétés) : 61-62, 73. naturalisme : 298, 306-307, 309.
médiums: 72, 117-118, 150-151, 179, 197, Nekyia : 688-689, 705, 718, 744.
346-348, 692, 693, 804 ; voir aussi Alexis, néo-romantisme : 254, 283, 306-312, 491,
Cook (Florence), Curran (Mrs), Home 579, 588, 659, 808.
(Daniel Dunglas), Piper (Mrs), Preiswerk Neue Freie Presse : 490, 603, 789.
(Hélène), Reine, Schneider (Rudi), Slade, Neue Zürcher Zeitung : 830-835.
Smith (Hélène), Thompson (Mrs), et Bleu­ neurasthénie : 276-278, 325, 331, 399, 519.
ler, Floumoy, Jung. névroses : 275-276, 278, 899-901 ; — expé­
« mélancolie de l’homme d’étude » : 899. rimentales, 875 ; — de guerre, 480, 608,
mélancolique (dépression) : théories de... 848, 854, 861-862 ; facteurs sociaux étio­
Adler, 638-639 ; Freud, 547-548 ; von logiques, 272-273, 630 ; — des peuples,
Gebsattel, 876 ; Minkowski, 867 ; 823 ; syphilis comme facteur étiologique,
traitement, 371, 884. 320, 871 ; théories de...
mensonge (détecteur de) : 755. Adler, 272-273, 628-630, 653; Jung,
mesmérisme : voir magnétisme animal ; dif­ 740, 745 ; voir aussi Freud, Janet (théo­
fusion du —, 106-116. ries).
métapsychologie : théories de... — de transfert, voir transfert (névrose de) ;
L. Daudet, 754, 768 ; Freud, voir Freud — traumatique, 278, 460, 464, 466 ; voir
(théories). aussi angoisse (névrose d’), hystérie, neu­
« modem style » : 120, 352, 795. rasthénie, obsessions, phobies.
moi : 551-554, 578, 879, 907 ; théories de... nihilisme : 287-288, 299, 852.
Alexander, 886 ; Baldwin, 430 ; L. Dau­ nostalgie : 56-57.
det, 754, 768 ; Fichte, 192, 553 ; Anna numineux : 726, 746.
Freud, 553, 882, 886 ; Freud, voir Freud
(théories) ; Griesinger, 275 ; H. Hart­ obsessions : 44, 520, 787, 805, 809.
mann, 554, 886 ; Janet, 416-417 ; Jung, Œdipe (complexe d’), voir Freud (théories).
727 ; Mead, 431 ; Meynert, 507 ; Nacht, Œdipe (mythe) : 252, 255.
553 ; Royce, 430. ombre, voir Jung (théories),
mort psychogène : 53-57, 68-69, 141, 241. opérotropisme : 893.
mort (instinct de) : théories de... organes (infériorité des), voir Adler (théories),
Freud, 236,549-551,557,572 ; Mennin­ paralysies : — dynamiques, 318,780 ; — hys­
ger, 551; Metchnikoff, 288, 550; tériques, 125, 175 ; — organiques, 125,
968 Histoire de la découverte de l’inconscient

318, 780 ; — psychiques ou hypnotiques, 648, 749 ; survie après la mort, 118, 345,
125, 129, 175, 471, 780 ; — traumatiques, 748-749 ; voir aussi âme du monde,
125, 460, 465, 516, 766. mysticisme, religion, spiritisme.
paranoïa : 59, 570, 639, 811, 905. phobie : 141, 278, 409, 669, 714, 787, 816,
parapsychologie: 114, 118, 345, 346, 572- voir aussi Hans (petit).
573, 684, 691, 770, voir aussi Freud, Janet, plan de vie : 646,655, voir aussi projet de vie.
Jung, Kemer, Myers, alchimie, anthropo­ pornographie : 311, 326, 328, 766, 865, 871.
sophie, astrologie, hypnose (à distance), positivisme : 257, 260, 274, 306, 579-580.
médiums, spiritisme, télépathie, Yi-king. possession: 43-53, 85, 111, 129, 140, 156-
Paris : 91-92, 311, 766, 773-774, 783, 784. 157, 179, 219, 224, 226, 350, 394, 420,
patients, voir Achille, Anna O., Ansel Boume, 423, voir aussi démons, exorcisme.
Beauchamp (Miss), Dittus (Gottliebin), précurseurs : 663,859 ; — de Bernheim, 122 ;
Dora, Doris, Elena, Elisabeth von R., — de Freud, 136, 550, 573 ; — de Jung,
Emmerich (Katharina), Emmy von N., 881 ; — de la psychiatrie dynamique : 97,
Estelle, Félida, Hans (petit), Hauffe (Frie- 101, 108, 264.
dericke), « l’homme aux loups », prédictions pour le XXe siècle : 257, 350-353,
« l'homme aux rats », Horeczky de Horka, 795.
Ikara, Irène, Irma, Isabelle, Justine, Katha­ Première psychiatrie dynamique : chap. m ;
rina, Léonie, Lucie, Lucie R., Madame D., cadre social, 211-222 ; descriptions cli­
Madeleine, Marcelle, Marie, Marisa, Meb, niques, 151-177 ; exploration de l’incons­
Miller (Miss), Nadia, Naef (malade de), cient, 141-151 ; déclin, 205-209 ; maladie
Oesterlin (Fraülein), Paradis (Maria The- (notion de), 180-182 ; modèles de l’esprit,
resia), Poulting-Poultney, Preiswerk 177-180 ; psychothérapiques (procédés),
(Hélène), Race (Victor), Reynolds (Mary), 182-184 ; retentissement culturel, 191-205,
Rose, Rouy (Hersilie), Schreber (Daniel 209; sources, 140-141 ; traits fondamen­
Paul), Smith (Hélène), West (Ellen), Witt- taux, 139-140 ; rapport, 184-188.
mann (Blanche). présentification : 401, 418, 433.
patients (rôle des) : 582-583, 902-904. principes de-
paysans, peuple : 214,218-219,282,287,307, constance : 250, 268-269, 506, 549, 582 ;
314, 660-661, 897-898. inertie, 506 ; plaisir-déplaisir, 234, 248,
péché : 51, 55-56, 243, 246, 326, voir aussi 249, 250, 253, 506, 547, 548, 549, 567,
culpabilité (sentiment de). 582, 901 ; réalité, 253, 432, 548, 567,579 ;
pèlerinages : 47, 48, 64, 77. répétition, 249, 250, 548, 550, 557, 582 ;
pensée intérieure : 416-422. stabilité, 249, 506, 548, 549.
père : 570 ; identification au —, 302,584,680,
procès : Bompard, 778 ; Chambige, 772-773 ;
714 ; meurtre du — primordial, 234, 268,
Valroff, 784 ; Wagner-Jauregg (affaire, dite
563-564, 741.
procès), 480, 496, 860-861.
personnalités multiples: 140, 156-174, 345,
« progressions » : 725, 733.
744, 750, 790, 797, 805 ; agglomérats de
—, 171-173 ; 179, 204 ; cas anciens, 108, projection : 430, 570.
156-159, 218 ; cas atténués, 173 ; classifi­ projet de vie : 619, 637, 650, voir aussi plan
cation, 162 ; dans la littérature, 195-197, de vie.
199-204, 324 ; principaux traits, 173-174 ; prolétariat : 214, 256, 261, 282, 897-898.
— simultanées, 162-164 ; — successives, protestation virile, voir Adler (théories),
164-171. psychasthénie, voir Janet (théories).
phénoménologie philosophique : théories de... psychanalyse : chap. vn ; origine du terme,
Heidegger, 875, 888 ; Husserl, 795, 866, 519-520, 578, 838 ; régie fondamentale,
875 ; Merleau-Ponty, 894. 555, 558-559 ; sources, voir Freud
phénoménologie psychiatrique : théories de... (sources).
Binswanger, 866, 878, 888-892 ; von psychanalytique (mouvement) : 478-481,590,
Gebstattel, 876 ; Minkowski, 867, 875, 625, 811, 815, 820, 821, 823, 826, 829,
880. 837, 873, 876 ; maisons d’édition, 590,
philosophie de la Nature : 185, 229-230, 232- 830, 848,879, 880,888 ; organisation, 590,
241,248-249,250,343,491,506,580,704, 824, 906-907.
751. psychisme : dipsychisme, 177-178, 203 ;
philosophiques (problèmes) : avenir de l’hu­ modèles du — humain, 140,177-181,577 ;
manité, 419, 426 ; communication avec les polypsychisme, 179-180, 201-204, 797 ;
esprits des défunts, 118, 345, 749, voir théories de...
aussi spiritisme ; conservation du passé, Freud, voir Freud (théories) ; Heinroth,
377, 426 ; existence de Dieu, 381, 707, 242-243 ; Ideler, 244-245 ; Janet, 411-
748 ; individuation collective de l’huma­ 420 ; Meynert, 574 ; Neumann, 245-
nité, 745, 747 ; signification de la vie, 647- 246 ; Nietzsche,299-304 ; Proust, 201.
Index thématique 969

psychodrame, voir psychothérapie dynamique 879, 905 ; thérapie dynamique de Janet,


moderne. 402, 404-408 ; thérapie de groupe, 642,
psychologie : — animale, 230,237,412,657 ; 644-645, 646, 756, 870 ; thérapie synthé­
— concrète ou pragmatique, 591, 614-615, tique-herméneutique, 736-740 ; thérapie de
630-631, 652, 661-662, 671, 899 ; — des la volonté de Rank, 874, 886.
émotions, 414, 431 ; — de l’enfant, 412, psychothérapie philosophique : 76.
545, 714-71'5, 871-872 ; — expérimentale, psychothérapie primitive : voir chap. i ;
428, 713, 907 ; — de la femme, 321, 323- découverte, 34-36 ; évolution, 72 ; pro­
325, voir aussi Adler, Freud, Jung, Weinin­ cédés de guérisons :
ger ; — des foules, 566, théories de... cérémonie curative, 42-43, 60-66 ;
Adler, 633 ; Blüher, 804, 848 ; 759 ; Le confession, 53-56, 77-81 ; exorcisme,
Bon, 199, 565, 566, 898 ; Tarde, 566 ; 43-53, 58, 83-87,112,140 ; gratification
voir aussi Freud, Jung ; ou frustration, 56-60 ; hypnose (utilisa­
— judiciaire, 528, 577, 811, 870, 905 ; — tion primitive), 66, 141 ; incubation, 65-
des plantes, 247-249. 66 ; magie, 67-70 ; restauration de l’âme
psychologique : analyse —, voir analyse (psy­ perdue, 36-40 ; thérapie primitive ration­
chologique) ; force —, 402, 805, voir aussi nelle, 71 ;
énergie psychique ; tension —, 403, 429, théories de la maladie, 35-37, 72 ; traits
431, 804-805 ; test —, voir test. caractéristiques, 71-73.
psychosexualité : 545, 825. psychothérapie religieuse : « cure d’âmes »,
psychose collective : 352,694, 759, voir aussi 80, 735, 750 ; guérison par la foi,
épidémies psychiques. 60 ; Jung (sa façon de voir), 735-736, 757 ;
psycho-chirurgie : 882. pèlerinages, 46-48, 64, 77 ; guérison au
psycho-pharmacologie : 433, 866. temple, 65-77.
psychosomatique (médecine) : 71-73, 81-82, psychothérapie scientifique : 81.
121-122, 470, 671, 756, 782, 867, 889. psychothérapie, diverses méthodes : analyse
psychothérapie : première — dynamique, voir existentielle, 888-889, 889-892 ; beauté
chap. n et m ; traits fondamentaux, 139- (thérapie par la), 63-67 ; conditionnement,
140 ; procédés thérapeutiques : 329-330 ; éducation thérapeutique :
catharsis hypnotique, 183, 515-517, Adler, 624-625, 642-646, 870; Aich-
789; écriture automatique, 118, 137, hom, 853-854, 870-871 ; Hanselmann,
150, 383, 384, 390, 391, 561 ; marchan­ 869;
dage hypnotique, 183-184, 218, 220, marchandage, 38, 45, 183, 218-220, 279,
279 ; relaxation hypnotique, 183 ; som­ 559, 897 ; massage, 278, 397 ; narco-ana-
meil hypnotique prolongé, 115, 121 ; lyse, 371 ; psychanalyse existentielle, 667,
suggestion hypnotique, 183, 209, 279, 890 ; psychopharmacologie, 433 ; stimula­
319 ; suggestion à l’état de veille, 143, tion électrique (« torpillage »), 847, 860-
150 ; thérapie collective de Mesmer, 93- 861 ; « thérapie appellative » de Maeder,
96, 99-103, 104-105, 216; thérapie
53, 894 ; thérapie morale de Dubois, 809,
mesmérienne par les crises, 92-95, 99-
811, 814, 816, 827, 837 ; de Baruk, 894 ;
101, 136-137, 182, 215-217, 217-218.
thérapie de Morita, 876 ; thérapie non
psychothérapie dynamique moderne : évolu­
directive de Rogers, 889 ; « thérapie plus
tion, voir chap. x ; traits caractéristiques,
82. active » de Simon, 317,410, 877 ; thérapie
psychothérapie dynamique moderne (pro­ de Weir Mitchell, 277,405,465,554 ; trai-
cédés thérapeutiques) : analyse psycholo­ ning :
gique de Janet, 389-399 ; analytique-réduc- Coué, 209, 866 ; Guillerey, 889 ; Jacob-
trice (méthode), voir psychologie son (méthode de relaxation), 876 ; Janet-
individuelle, psychanalyse ; cathartiques Schwartz, 408-410 ; Schultz (entraîne­
(méthodes) : ment autogène), 743, 879 ; Vittoz, 827,
184, 193, 368, voir aussi hypnose ; 837, 889 ; voir aussi Galien, Ignace de
Breuer-Freud, 509-518, 519, 787, 833 ; Loyola, écoles philosophiques grecques,
Frank, 826, 834, 837, 874 ; Janet, 207- yoga.
209, 381-383, 385-389, 780; Krestni- psychothérapie (origine du mot) : 121, 775,
koff, 877 ; 781, 786, 792.
confession du secret pathogène, 331, 735- pulsions (théories) : Adler, 628, 663 ; Freud,
736, 782 ; dessin ou peinture spontanée, voir Freud ; Ideler, 244-245, 246 ; Neu­
737, 756 ; imagination dirigée : mann, 245-246 ; Nietzsche, 299-306, 663 ;
Desoille, 756, 885 ; Jung, 689-690, 737- Santlus, 327 ; Schultz-Hencke, 666.
738, 889 ; pythagoriciens : 74-75, 77, 590.
prise de conscience, 734, 899 ; psychana­
lyse, 554-562 ; psychodrame, 61, 62, 246, quatemité : 733.
970 Histoire de la découverte de l’inconscient

rapport: 107-108, 184-188, 278, 386, 411, 897, 898 ; — de 1848 en Europe, 257-258,
523, 558, 577, 798, 897, voir aussi trans­ 897 ; — des Jeunes-Turcs, 438, 564, 819,
fert ; 817, 830, 905.
— décrit dans les romans (Hoffmann), Romantisme: 119-110, 229-255, 265, 279,
193 ; — dans l’exorcisme, 185 ; — dans 306-308 ; amour romantique, voir amour ;
l’hypnotisme, 119, 142, 148, 186; — arrière-plan sociologique, 229 ; épigones
dans le magnétisme, 103, 106-107, 108, du —, 246-255, 258 ; médecine roman­
136, 140, 143, 146, 160, 180, 185, 215 ; tique, 235, 241 ; philosophie, 232-241,
— dans le massage, 278, 397 ; — dans 581 ; psychiatrie, 241-246, 274, 279, 898 ;
le médiumnisme, 347-348,710,798 ; — traits caractéristiques, 229-232.
de Mesmer à Janet, 184-188 ; — avec les rumeurs (psychologie des) : 715.
schizophrènes, 315, 750 ; voir aussi Russie : 257, 287, 536, 804.
Janet (théories),
réalité : fonction de —, 379, 400-401, 417, sadisme : 327, 549, 604.
579 ; principe de —, voir principes ; — s sagesse : 732-733.
psychiques, voir Jung (théories) ; structure Salpêtrière (hôpital de la) : 53, 123, 127, 365,
de—,401,417-418. 367,375,389,434,457,458,763,767-768,
refoulement: 240, 255, 301, 305, 321, 531- 782, 784, 809, voir aussi Charcot, Freud,
532, 553, 578, 582, 619, 803. Janet, Raymond.
régression : 269,309,319,530,725,733,744, Salpêtrière (École de la) : 123-136, 763-785.
796, 798, voir aussi hypnose (régression « savant » (le) : 260.
hypnotique). scène primitive : 535, 542.
Reizschutz : 548. schizophrénie (ou démence précoce) : 39, 47,
religion : voir aussi Barth, Jahn, Otto, 52, 724, 735, 884 ; théories de ...
Ritschl ; — comme illusion, 273 ; psycho­ Adler, 639 ; Bleuler, 314-317, 432, 804,
logie de la —, 758-759 ; substituts de la —, 826, 827, 897; Janet, 402-405, 410-
425 ; voir aussi Adler, Freud, Janet, Jung. 411 ; Jung, 546, 755, 812 ; Meyer, 410,
Renaissance : 222-224. 812, 821 ; Minkowski, 875 ; voir aussi
ressentiment : 240, 293, 301-302, 305, 331, Bleuler, Jung.
582. science : caractère destructeur, 260, 303 ;
résistance : décrite par... caractéristiques fondamentales, 81 ;
Adler, 643 ; Freud, 523, 554-555, 643 ; comme corps de connaissance, 258, 259,
Rank, 874 ; Reich, 880 ; 906-908 ; définition, 381-382 ; ère pré­
— dans l’exorcisme, 47, 52 ; — dans scientifique, 211, 227-228 ; foi en la —,
l’hypnose, 155, 558.
225, 258-259 ; histoire, 297, 324, 330 ; —
rêves : — archétypiques, 338, 732, 738 ;
comme organisation unifiée, 258,906-908 ;
conditionnement, 338 ; espace onirique,
origine, 258-259, 419, 758 ; — et religion,
340 ; étude des —, 334-342 ; Festival des
—, 58 ; fonctions des —, 341, 525-526, 259, 372.
737-738 ; imagination onirique, 340 ; inter­ scientisme : 259, 274, 579-580, 831.
prétation des —, 236, 238, 368, 473-476, secret, discrétion : acte de discrétion, 414,
525-526, 556, 737-738, 799, voir aussi 415 ; secret pathogène, 55,78-80,331,560,
Freud (œuvres) ; maîtrise des —, 337-339, 575, 718, 735-736, 782, 897.
704 ; séries de —, 733, 738 ; symbolisme Le Secret de la fleur d’or : 743.
des —, 236, 335-336, 340, 541, 738, 831 ; serfs : 214, 226, 261, 287.
techniques d’investigation, 334; — télé­ serviteurs : 103, 214-215, 218-220, 282.
pathiques, 619 ; travail du —, 341, 524, sexe (métaphysique du) : 537, 584.
525 ; — thérapeutiques, 66 ; utilisation des sexes (égalité des) : 321.
—, 340 ; théories de... sexualité infantile : 325, 534-545, 568, 868,
Delage, 341-342 ; Hervey de Saint- 905 ; théories de...
Denys, 334, 337,339,737 ; Hildebrandt, Arréat, 333 ; Dallemagne, 330, 521,
340 ; Maeder, 718, 751, 836 ; Maury, 539 ; Debreyne, 325 ; Freud, 469, 475,
334, 336, 338 ; Mourly Vold, 337, 864 ; 520-521, 535-536, 539, 901, 905, voir
Robert, 341 ; romantiques, 234-235, aussi libido, Œdipe (complexe d’) ;
334-335, 340 ; Schemer, 335-336 ; Jung, 714-715, 716-717 ; Lindner, 538 ;
Schnitzler, 498 ; von Schubert, 235- Michelet, 325,539,540,905 ; Moll, 329,
236 ; Silberer, 526-527, 751, 857 ; Ste- 537-538, 793-794, 803-804 ; Rohleder,
kel, 617, 618, 619 ; Volkelt, 340 ; voir 803 ; Stekel, 521, 617.
aussi Adler, Freud, Jung, Nietzsche. sexualité refoulée, 329-332, 542, 570, 577,
révolution : psychologie de la —, 853, 868 ; 779 ; conceptions de Freud, 240, 305 ; voir
— française de 1789, 104, 127, 641-642, aussi Janet, libido, sexuel (déviations
868 ; — industrielle, 221, 256, 261, 276, sexuelles).
Index thématique 971

sexuel : déviations sexuelles, voir aussi homo­ suicide : 604, 625, 639.
sexualité, théories de... Suisse : 676-678.
Adler, 619, 628 ; Binet, 328, 329 ; Des­ supériorité (efforts en vue de l’affirmer) : 306,
soir, 332, 537 ; Féré, 329, 794 ; Freud, 629,634-635,646,653,656,657-659,751.
535, 810-811, voir aussi sexualité infan­ surhomme, voir Nietzsche.
tile, libido ; Herman, 538, 807 ; Janet, surmoi : 180, 236, 553, 563, 907.
374-376, 409 ; Krafft-Ebing, 327, 328, surréalisme : 136, 375, 588, 857-860, 873.
329, 537, 538, 770-771 ; Meynert, 329, Susto : 38-39.
538 ; théologiens moralistes, 326 ; Wei­ symboles : 66, 178, voir aussi rêves, sexuel ;
ninger, 805-807 ; théories de...
Gustations sexuelles, 244-246, 331 ; ins­ Bachofen, 250-255, 752-753 ; Creuzer,
tinct —, 239,245,301,305,539, voir aussi 230, 752; Freud, 236, 255, 523-524,
libido ; mysticisme —, 537,584-586 ; psy­ 541 ; Jung, 688,725,757-758, voir aussi
chopathologie sexuelles, 320-334, 532, Jung (théories : archétypes) ; Riklin,
588, 771, 777, 794, 803, 905 ; sélection, 830-831 ; von Schubert, 235-236.
263, 331-333 ; symbolisme —, 254, 526, « symptômes » : 531, 532, 650.
532, 541-542, 585, 586, 831 ; transcendan­ synchronicité, voir Jung (théories),
talisme —, 585-586. syndrome d’usure : 276.
sionisme : 679, 695, 789, 791. synthèse : fonction de —, 386, 390,401, 412,
sociale (classe) des malades : 215, 216, 217, 432, 552, 578, 750 ; — psychologique,
218, 220, 649. 411-422.
sociales (classes), voir aristocratie, bourgeoi­ syphilis : 293, 320, 871.
sie, esclavage, paysans, prolétariat, serfs,
serviteurs. tabou : 36, 37, 53-55, 73,563, 822, voir aussi
social (darwinisme), voir Darwin, darwi­ Freud (œuvres : Totem et tabou).
nisme. télépathie : 372, 573, 619.
social (intérêt), voir communion humaine témoignage (psychologie du) : 545, 811,
(sentiment de). tendances (psychologie des), voir Janet.
socialisme : 256, 272, 615, 653, 660. tests psychologiques : Binet, 722 ; Binet et
sociétés, voir associations et sociétés, Simon, 380 ; Rorschach, 114, 755, 863-
sociologie (origine de la) : 257, 317-318. 864, 866 ; Szondi, 893-894 ; test des asso­
socius : 413, 416, 418, 422, 430. ciations verbales, 315, 344, 686, 710-713,
soi : 236, 430, 431, 690, 691, 727, 749, 751, 724, 725, 732, 755, 812, 821, 907.
754,768, voir aussi archétypes (soi), subli­ Titanic (naufrage du) : 829.
minal (soi/moi). topographique de l’esprit (conception) : 250,
sommeil prolongé (traitement) : 865. 344, 582.
somnambulisme : — artificiel, voir hypnose ; totémisme : 563-564,830,905,906, voir aussi
— spontané, 142, 151. Freud (œuvres : Totem et tabou).
souvenirs : premiers —, 613, 619, 637, 670, tournant de la vie : 688, 705, 732, 742.
904 ; « — d’une vie antérieure », 146-147, transcendante (fonction), voir Jung (théories),
163, 178, 682, 708-709 ; — écrans, voir transfert : 432, 523, 548, 554-557, 558-559,
Freud (théories) ; — suggérés, voir Bern­ 573, 643, 737, voir aussi rapport.
heim (théories) ; réminiscences trauma­ transfert (névrose de) : 43, 48, 274, 556, 558,
tiques, 80, 407, 531, 714, 750 ; voir aussi 560, 592.
Janet (théories). transfert par aimant : 135, 207.
spiritisme : 115-118, 137,150, 179, 197-198, transformisme, voir évolution.
258,310,323,344,346-348,420,425,692, Turquie : 286, 564, 817, 819, 843-844, 852.
706. typologie de : Binet, 722-723 ; Kretschmer,
spiritualiste (philosophie) : 378, 427. 863 ; Reich, 880 ; Rorschach, 863-864 ;
stoïciens : 74, 75, 76, 590, 652, 660, 674. Schnitzler, 499 ; Weininger, 806 ; voir
style de vie : 619, 637, 643, 646, 650, 671, aussi Adler, Janet, Jung.
899.
subconscient, voir Janet (théories). universitaire (vie) : 290-293.
subconscientes (idées fixes), voir Janet (théo­
ries). « vapeurs » : 216, 218, 276, 279, 897.
sublimation : 78, 301, 305, 323, 539, 545, victimologie : 673.
557, 582, 893. victorien (esprit) : 284-285, 310, 320, 360,
subliminal (soi/moi) : 345, 349, 770, 783. 536, 543, 801, 835.
suggestion : 121, 183, 636, 903, voir aussi Vienne : 86,287,311,437-439,442-443,465-
psychothérapies ; auto —, 140, 143, 148, 466,599,835, 850, 864,869-870,883-884.
182,198, 207,209 ; — mutuelle, 133,143, virile (protestation), voir Adler (théories).
146, 149. « vision extatique » : 153, 154, 808.
972 Histoire de la découverte de l'inconscù

volonté de puissance : 298, 301, 306, 576,


635, 653, 657, 659.
Weir Mitchell (cure de) : 277, 405, 554.
Weltanschauung : 231.

Yi-king : 743.
yoga : 74,695,743.

Zar : 47, 58.


zen (bouddhisme) : 74, 695, 743.
Zurich: 314, 830-835, 849, 869, 897, voir
aussi Burghôlzli.

Index établis par Marc Le Coeur.


TABLE

Présentation par Élisabeth Roudinesco 7


Préface pour l’édition française 27
Remerciements 31

Chapitre premier : Les ancêtres lointains de la psychothérapie


dynamique
La découverte de la psychothérapie primitive, 34. — Perte et
réintégration de l ’âme, 36. — Pénétration et extraction de l'ob­
jet-maladie, 40. — La possession et l’exorcisme, 43. — Gué­
rison par la confession, 53. — Guérison par l’assouvissement
des frustrations, 56. — Guérison cérémonielle, 60. — Guéri­
son par incubation, 65. — La guérison par l’hypnose, 66. —
Guérisons par la magie, 67. — Les thérapeutiques rationnelles
dans le cadre de la médecine primitive, 70. — Traits fonda­
mentaux des thérapeutiques primitives, 71. — Guérisons dans
les temples et psychothérapie philosophique, 73. — Thérapeu­
tique religieuse et « cure d’âmes », 77. — La psychothérapie
scientifique, 81. — La psychothérapie dynamique mo­
derne, 81.

Chapitre n : Genèse de la psychiatrie dynamique


Gassner et Mesmer, 83. — Franz Anton Mesmer (1734-
1815), 87.—Puységur et le nouveau magnétisme, 101. — Dif­
fusion du mesmérisme, 106. — Le choc du spiritisme, 116. —
L’École de Nancy, 119. — Charcot et l’École de la Salpê­
trière, 123. — Conclusion, 136.

Chapitre m : La première psychiatrie dynamique (1775-1900)


Les traits fondamentaux de la première psychiatrie dyna­
mique, 139. — Les sources de la première psychiatrie dyna­
mique, 140. — La voie royale pour l’exploration de
l’inconscient: l’hypnotisme, 141. — Autres approches de
l’inconscient, 149. — Entités cliniques typiques : les maladies
magnétiques, 151. — Entités cliniques typiques : l’automa­
tisme ambulatoire, 153. — Entités cliniques typiques : les per­
sonnalités multiples, 156. — Entités cliniques typiques : l’hys­
térie, 174. — Nouveaux modèles de l’esprit humain, 177. —
Les notions de psychogenèse de la maladie, 180. — Les pro­
cédés psychothérapeutiques, 182. — Le médiateur thérapeu­
tique : le rapport, 184. — Le psychothérapeute, 188. — Le
retentissement culturel de la première psychiatrie dyna­
mique, 191. — Déclin de la première psychiatrie dyna­
mique, 205. — Conclusions, 209.
974 Histoire de la découverte de l’inconscient

Chapitre rv : Les fondements de la psychiatrie dynamique


Le cadre social, 211. — Le contexte économique et poli­
tique, 221. — Le contexte culturel : les Lumières, 222. — Le
contexte culturel : le Romantisme, 229. — La philosophie de la
nature et la philosophie romantique, 232. — La médecine
romantique, 241. — Les épigones du Romantisme : Fechner et
Bachofen, 246. — La crise du milieu du siècle, 256. — Les
nouvelles doctrines : Darwin et Marx, 260. — Transforma­
tions subies par la psychiatrie du XIX‘ siècle, 274. —
Conclusions, 279.

Chapitre v : A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique


Le monde en 1880, 281. — Le cadre politique, 283. — La
culture, la science et l’Université, 289. — Le prophète d’une
nouvelle ère : Nietzsche, 298. — Le Néo-Romantisme et la fin
de siècle, 306. — La psychiatrie et la psychothérapie, 312. —
Psychologie et pathologie sexuelles : 1880-1900, 320. —
L’étude des rêves, 334. — L’exploration de l’inconscient, 342.
— La Grande Année, 350.

Chapitre vi : Pierre Janet et l’analyse psychologique


Les grandes lignes de la vie de Pierre Janet, 355. — Les anté­
cédents et le cadre familial, 356. — Les principaux événements
de la vie de Pierre Janet, 358. — La personnalité de Pierre
Janet, 371. — Les contemporains de Pierre Janet, 378. —
L’œuvre de Pierre Janet I : la philosophie, 381. — L’œuvre de
Pierre Janet II : l’automatisme psychologique, 382. —
L’œuvre de Pierre Janet III : l’analyse psychologique, 389. —
L’œuvre de Pierre Janet IV : l’exploration des névroses, 399.
— L’œuvre de Pierre Janet V : la théorie dynamique, 402. —
L’œuvre de Pierre Janet VI: la grande synthèse, 411. —
L’œuvre de Pierre Janet VII: psychologie de la religion, 419.
— Les sources de Pierre Janet, 426. — L’influence de
Janet, 432.

Chapitre vn : Sigmund Freud et la psychanalyse


Le cadre de vie de Sigmund Freud, 437. — Les antécédents
familiaux, 438. — Les principaux événements de la vie de Sig­
mund Freud, 446. — La personnalité de Sigmund Freud, 481.
— Les contemporains de Sigmund Freud, 494. — L’œuvre de
Sigmund Freud I : de l’anatomie microscopique à la neurolo­
gie théorique, 500. — L’œuvre de Sigmund Freud II : à la
recherche d’un modèle psychologique, 504. — L’œuvre de Sig­
mund Freud III : la théorie des névroses, 507. — L’œuvre de
Sigmund Freud IV : la psychologie des profondeurs, 522. —
L’œuvre de Sigmund Freud V : la théorie de la libido, 534. —
L’œuvre de Sigmund Freud VI : de la métapsychologie à la
psychanalyse du moi, 545. —L’œuvre de Sigmund Freud VII :
La technique psychanalytique, 554. — L’œuvre de Sigmund
Freud VIII : la philosophie de la religion, de la culture et de la
Table

littérature, 562. — Les sources de Freud, 573. — L’influence


de Freud, 586.

Chapitre vin : Alfred Adler et la psychologie individuelle


Le cadre de vie d’Alfred Adler, 591. — Les antécédents fami­
liaux, 592. — Les événements marquants de la vie d’Alfred
Adler, 600. — La personnalité d’Alfred Adler, 612. — Les
contemporains d’Alfred Adler, 617. — L’œuvre d’Alfred Adler
I : la médecine sociale, 620. — L’œuvre d’Alfred Adler II : la
théorie des infériorités organiques, 625. — L’œuvre d’Alfred
Adler III : la théorie de la névrose, 628. — L’œuvre d’Alfred
Adler IV : la psychologie individuelle, 630. — L’œuvre d'Al­
fred Adler V : psychothérapie et éducation, 642. — L’œuvre
d’Alfred Adler VI: développements ultérieurs, 646. — Les
sources d’Adler, 649. — L’influence d’Adler, 661.

Chapitre ix : Cari Gustav Jung et la psychologie analytique


Le cadre de vie de Cari Gustav Jung, 675. — Le milieu fami­
lial, 676. — Les principaux événements de la vie de Cari Gus­
tav Jung, 681. — La personnalité de Cari Gustav Jung, 697.
— Les contemporains de Cari Gustav Jung, 701. — L’œuvre
de Cari Gustav Jung I: la notion de réalité psycholo­
gique, 706. — L’œuvre de Cari Gustav Jung II : la période du
Burgholzli, 710. — L’œuvre de Cari Gustav Jung III: la
période psychanalytique, 713. — L'œuvre de Cari Gustav Jung
IV : la période intermédiaire, 718. — L’œuvre de Cari Gustav
Jung V : la psychologie analytique, 723. — L’œuvre de Cari
Gustav Jung VI : la psychothérapie, 734. — L’œuvre de Cari
Gustav Jung VII: sagesse orientale et sagesse occiden­
tale, 741. — L’œuvre de Cari Gustav Jung VIII : la psycholo­
gie de la religion, 746. — Les sources de Cari Gustav
Jung, 749. — L’influence de Cari Gustav Jung, 755.

Chapitre x : Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie


Rivalités entre l’École de la Salpêtrière et l’École de Nancy :
1882-1893,763. — La suprématie et le déclin de l’École de
Nancy : 1894-1900, 785. — Psychanalyse contre analyse psy­
chologique : 1901-1914, 801. — La Première Guerre
mondiale : juillet 1914-novembre 1918,843. —
L’entre-deux-guerres : novembre 1918-septembre 1939, 851.
— La Deuxième Guerre mondiale, 886.

Conclusions 897

Complément bibliographique 909


Index des noms propres 941
Index thématique 963
Cet ouvrage a été réalisé par la
SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT
Mesnil-sur-l Estrée
pour le compte des Éditions Fayard
en mars 1995

Imprimé en France
Dépôt légal : mars 1995
N° d'édition : 7554 - N° d'impression : 30421
ISBN : 2-213-59188-1
35-26-9188-02/0
L’aventure commence pour de bon avec Franz Anton Mesmer à
la fin du XVIIIe siècle. L’homme était assez fantasque, peu scrupu­
leux, odieux à son entourage. Et l’on a peine à imaginer aujourd’hui
qu’un tel personnage ait pu convaincre tant de malades de la haute
société de le rémunérer aussi largement pour être rassemblés
autour d’un baquet rempli d’eau magnétisée, lui qui s’était aliéné la
médecine officielle. Le secret de sa réussite ? Il guérissait. Certes,
pas tous ses patients, mais bon nombre d’entre eux au meilleur de
sa carrière. Et si le baquet n’y était pas pour grand-chose - pas plus
d’ailleurs que l’orme magnétisé autour duquel le marquis de Puysé­
gur, son disciple, soignera plus tard les paysans de Buzancy -, il
contribua bel et bien à mettre en évidence que l’activité psychique
échappe partiellement à la conscience et détermine le comporte­
ment des hommes à leur insu.
Il faudra attendre un bon siècle d’expérimentation et de travaux
théoriques contradictoires, bien éloignés de l’aristocratique baquet,
pour que se mette en place le dispositif thérapeutique et théorique
moderne, marqué par les figures de Sigmund Freud, Pierre Janet,
Alfred Adler et Cari Gustav Jung. Mais il ne fait pas de doute que la
psychanalyse, l’analyse psychologique, la psychologie individuelle
et la psychologie analytique procèdent de la même histoire, et que
celle-ci plonge ses racines au siècle des Lumières.
C’est précisément cette histoire que raconte dans cet ouvrage
pionnier, et aujourd’hui classique, Henri F. Ellenberger, médecin
psychiatre et historien des sciences. Littérature, politique, philoso­
phie, économie, vie sociale : tous les domaines de l’activité humaine
sont ici sollicités pour mettre en situation l’aventure des explora­
teurs de l’inconscient, l’acharnement qu’ils durent souvent déplo­
yer pour vaincre l’incrédulité et la résistance des institution? en
place, la fécondité de leurs erreurs, la portée intellectuelle et prati­
que de leurs découvertes.
Les voici en leur temps, blessés par les échecs, tout au plaisir de ° 9rap ^ e color'ée de Sigmund Freud entre 1930 et 1935
par Eugénie de Grèce, Collection Jean-Pierre Bourgeron
leurs succès, s’affrontant les uns les autres dans la plus extrême
violence, mais unis par la gloire d’avoir contribué à alléger le
fardeau moral des hommes.

Traduit de l’anglais par J. Feisthauer.


Présentation par Elisabeth Roudinesco.
Complément bibliographique par Olivier Husson.

Nouvelle édition entièrement revue et corrigée.


Pl’iot
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295,00 FF TTC

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