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Ellenberger
Histoire
1 -I , de
la decouverte
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1 inconscient
Fayard
Henri F. Ellenberger
Histoire de la découverte
de l’inconscient
Traduit de l’anglais par Joseph Feisthauer
Fayard
La première édition française de cet ouvrage a paru en 1974 chez SIMEP Édi
tions sous le titre : A la découverte de l’inconscient. Histoire de la psychiatrie
dynamique.
Pour la présente édition, le texte a été entièrement revu, corrigé et augmenté d’un
complément bibliographique.
Titre original : The Discovery ofthe Unconscious. The History and Evolution of
Dynamic Psychiatry.
1. A la fin de l’année 1990, j’ai adressé à Henri F. Ellenberger un questionnaire dans lequel
je lui demandai des précisions sur sa vie, sa formation et ses rencontres avec certains intellec
tuels. Il m’a répondu en mars 1991. Puis, grâce à des notes prises par son fils, Michel Ellen
berger, à Montréal, les 29 octobre et 1er novembre 1992, j’ai pu obtenir de nouvelles précisions
que j’utilise dans cette présentation. Je remercie Michel Ellenberger pour sa gentillesse, sa
patience et son attention à toutes mes interrogations.
Dans la réponse qu’il m’a adressée à propos de la publication de son livre en français, Henri
Ellenberger déclare qu’il avait pris contact à l’époque avec Jean Delay, lequel dirigeait aux
PUF une collection d’ouvrages de psychiatrie, où aurait pu être traduit son ouvrage. Pierre
Pichot, collaborateur de Jean Delay, conseilla à Henri F. Ellenberger de traduire lui-même son
ouvrage en français. L’affaire n’eut donc pas de suite. Voici l’explication que m’a adressée
Pierre Pichot à ce sujet, le 5 novembre 1993 : « Je savais par expérience qu’il était très difficile
de faire accepter à l’éditeur un livre à traduire, d’autant qu’il s’agissait d’un livre d'histoire.
Vous savez mieux que personne que les éditeurs avancent régulièrement l’argument que les
livres d’histoire de la médecine ne se vendent que peu [...] et qu’il était très volumineux. Si j’ai
effectivement suggéré à Ellenberger de traduire d’abord son texte en français [...] c’était parce
que je pensais que la seule chance pour lui de trouver un éditeur était de lui remettre un manus
crit prêt à l’impression. » Cette réponse montre fort bien que les conditions n’étaient pas réu
nies en 1970, en France, pour qu’un tel ouvrage fût reconnu à sa juste valeur.
Sur l’accueil d’ouvrage en France, on lira : « Freud en perspective », interview de l’auteur
par Jacques Mousseau dans Psychologie, 27, 1972, p. 35-42 ; interview dans L’Express, 23
octobre-6 avril 1975 ; émission « Un certain regard », ORTF, 16 décembre 1972. Entre
octobre 1975 et janvier 1976, Henri Ellenberger a été professeur invité de psychologie au
Laboratoire de psychologie pathologique de l’université Paris-V.
8 Histoire de la découverte de l’inconscient
En 1972, Henri Ey, lui-même engagé dans une vaste recherche sur l’histoire de
la médecine, rédigea un vaste compte rendu enthousiaste pour l’Évolution psy
chiatrique : « Voilà enfin un livre ! Oui un livre, c’est-à-dire une œuvre qui
ajoute quelque chose à notre savoir et non pas un de ces écrits plus ou moins
bâclés ou de ces vulgarisations ou exercices de style qui submergent la littérature
psychiatrique et psychanalytique et qui n’apportent rien sinon peut-être quelque
satisfaction narcissique à leur auteur »2. Un an plus tard, dans un essai consacré
aux origines de la relation thérapeutique, Léon Chertok et Raymond de Saussure
mentionnèrent l’ouvrage en le qualifiant de « monument d’érudition »3. Enfin, en
1975, dans la réédition de sa thèse de 1959 consacrée à l’auto-analyse de Freud,
Didier Anzieu prit en compte les recherches d’Ellenberger tout en lui reprochant
de méconnaître la spécificité freudienne : « [...] l’auteur consacre à Freud, aux
premiers grands dissidents, à Janet, avec autant de liberté que d’objectivité, des
études nourries de détails précis, souvent nouveaux, n’hésitant pas à remettre en
question les idées acquises, les interprétations traditionnelles. Il s’est surtout
attaché à reconstituer l’ambiance intellectuelle littéraire et médicale du XIXe
siècle par rapport au rêve, à l’hypnose, à certaines manifestations de la folie
(dédoublement de la personnalité), montrant que beaucoup de notions dont Freud
a eu le mérite de faire une théorie cohérente étaient dans l’air à son époque. Cette
perspective amène toutefois Ellenberger à minimiser, voire parfois à méconnaître
la spécificité de la découverte freudienne. En tout cas, la théorie de la “maladie
créatrice”, qu’il tire du chamanisme et qu’il propose d’appliquer à Freud et à ses
émules, ne peut apparaître à des psychanalystes que comme un appauvrissement
du triple travail inconscient, préconscient et conscient de création dont Freud
nous a laissé un précieux témoignage »4.
Au début des années soixante-dix, la France freudienne n’était pas prête à
accepter la démarche d’Ellenberger. En matière d’historiographie, les freudiens
légitimistes appartenant à l’international Psychoanalytical Association (IPA) •
fondée par Freud en 1910, s’intéressaient avant tout au modèle biographique et à
ses dérivés. D’abord au magnifique monument construit par Ernest Jones entre
1952 et 1957 et dont la traduction française venait tout juste d’être achevée5.
Ensuite à divers récits, chroniques, correspondances et études centrés sur l’entou
rage de Freud, sa famille, sa généalogie, ses disciples, fidèles ou infidèles. En
bref, les héritiers légitimes du père fondateur se représentaient l’histoire de leur
origine et de leur mouvement sous la forme, non pas d’une légende dorée ou
d’une hagiographie, mais d’une histoire officielle solide et nourrie d’archives.
Une histoire dans laquelle était privilégiée l’idée que Freud avait réussi, par la
puissance de son génie solitaire et au prix d’un héroïsme intransigeant, à s’arra
cher à toutes les fausses sciences de son époque pour dévoiler au monde l’exis
tence de l’inconscient.
moment le plus approprié pour ses interventions décisives »7. Par la suite, Blum-
hart était devenu, pour les foules qui se pressaient autour de lui, une figure cha
rismatique soignant les sujets par la parole et le recours à la prière.
Frédéric Christol, le grand-père de Henri Ellenberger, suivit l’exemple de
Blumhart. Lorsqu’il prit sa retraite, après une longue carrière de pasteur en
Afrique australe, il envisagea de fonder un foyer thérapeutique à la limite de la
Picardie et de l’Ile-de-France. Le projet échoua à cause d’un conflit familial :
« Mon grand-père, qui était un homme exceptionnel, n’a cessé de regretter son
projet comme une “vocation manquée”. Et cela me fait aujourd’hui penser aux
“chances historiques manquées”. L’idéologie scientifique et positiviste que j’ai
évoquée dans mon livre a évidemment occupé tout le terrain sur lequel auraient
pu se développer d’autres formes de psychothérapies. La pratique d’une commu
nauté thérapeutique chrétienne, dont le pasteur Blumhart donne un exemple rare,
aurait pu être l’une des voies possibles de la “médecine de l’âme”. Et je voudrais
faire dans cet esprit une autre remarque. J’ai évoqué des guérisons par exorcisme
pratiquées traditionnellement dans les milieux culturels africains. J’ai la convic
tion que si l’un de ces sorciers ou guérisseurs africains avait réussi à guérir un
homme blanc — et cette hypothèse n’est pas déraisonnable — le cours de l’his
toire eût été très différent »8.
En évoquant ainsi l’histoire de son grand-père, Ellenberger remarquait encore,
en janvier 1993, que si l’historien doit restituer scrupuleusement ce qui a été et
non ce qui aurait pu être, il ne peut éviter de mêler à cette part objective de la
reconstruction historique une sensibilité subjective liée à des attaches familiales.
Et sans doute l’idée de « vocation manquée » se retrouve-t-elle à la fois dans la
trajectoire d’Ellenberger, qui fit des études de psychiatrie alors qu’il voulait
s’orienter vers la carrière d’historien, et dans la genèse de la notion de « névrose
créatrice » par laquelle il cherchera à montrer que les grands pionniers modernes
de l’inconscient — de Nietzsche à Freud — subissent toujours, pour accéder à
leur position de fondateur, une crise de l’âme témoignant de la proximité de leur
destin avec celui des vrais fous : leurs semblables, leurs frères.
Poussé par son père vers la médecine, le jeune Henri fut envoyé à Strasbourg
pour y faire ses études. C’est dans cette ville, entre 1921 et 1924, qu’il fréquenta
à l’université les cours de quelques-uns de ceux qui allaient, cinq ans plus tard, se
retrouver autour de Lucien Febvre et de Marc Bloch dans le sillage de l’École des
Annales : « Celui qui m’a de loin le plus impressionné, c’est Fernand Baldens-
perger. Spécialiste des Lumières et du Romantisme, il insistait sur l’importance
des courants culturels qui divisent l’histoire des arts. J’ai été très frappé par son
enseignement. Mon effort pour décrire l’histoire de la psychologie en fonction
des courants culturels est peut-être dû à cette lointaine influence [...]. Je me sou
viens aussi de Paul Van Thiegem, qui transcendait les nationalismes et considé
rait la culture comme un fait européen. A l’époque, il y avait du mérite à défendre
ce point de vue. Lucien Febvre présentait l’histoire de la Renaissance qu’il avait
renouvelée. On avait l’impression que l’histoire commençait avec lui. J’ai natu
rellement beaucoup lu le grand Marc Bloch, je l’ai probablement entendu, mais
je n’en garde pas de souvenir précis. En revanche, je garde le souvenir de Mau-
rice Halbwachs, qui insistait sur le fait que la même histoire pouvait être racontée
de deux points de vue : personnel et collectif »’.
C’est à Strasbourg également qu’il entendit prononcer pour la première fois le
nom de Freud en suivant le cours du redoutable Charles Blondel. Ce professeur
de psychologie, ami de Marc Bloch, était l’un des pourfendeurs les plus virulents
de la doctrine freudienne qu’il traitait d’« obscénité scientifique » : « Quand je
lis, écrivait-il en 1924, que le sein maternel forme le premier objet de l’instinct
sexuel, je ne songe pas un instant à me scandaliser [...]. Je me demande simple
ment avec curiosité quel sera dans ces conditions, pour les enfants élevés au bibe
ron, le premier objet sexuel [...]. Ce n’est pas ma faute si les objections que l’on
est amené à opposer à Freud ont souvent l’air de plaisanteries »9 .
1011
A la fin de ses études médicales, Ellenberger vint habiter à Paris où il s’enga
gea dans la voie de la psychiatrie. Dans cette ville, il fit la connaissance d’Esther
von Bachst, une jeune fille d’origine russo-balte et de religion orthodoxe. Au len
demain de la révolution d’Octobre, elle avait émigré en France avec son frère
Valentin. Étant noble d’origine, elle n’avait plus le droit de poursuivre ses études
aux Beaux-Arts à Moscou. Aussi avait-elle pris, juste avant l’exil parisien, un
poste de gardienne au jardin zoologique. Ellenberger l’épousa en novembre
1930. Ils auront quatre enfants.
Passionnée de zoologie puis d’éthologie, Esther publiera des récits sur les cap
tifs du zoo et plusieurs ouvrages illustrés sur la vie des animaux. Grâce à elle,
Ellenberger s’intéressera à l’étude comparée du comportement animal et humain.
A chacun de ses voyages, il demandera à visiter en compagnie de son épousé les
trois grands lieux d’enfermement urbain : l’asile, la prison, le zoo. Il rédigera
même une étude sur les effets de ces trois modalités d’internement'1.
A l’hôpital Sainte-Anne, au début des années trente, il croisa l’histoire de cette
psychiatrie dynamique dont, trente ans plus tard, il allait rédiger l’aventure. Alors
qu’il était interne des asiles de la Seine, il fit en effet la connaissance de la jeune
génération des futurs maîtres du mouvement psychiatro-psychanalytique fran
çais. Il se lia d’amitié notamment avec Henri Ey et conserva de Jacques Lacan un
souvenir haut en couleur. Il fut le témoin des conflits de celui-ci avec Gaëtan
Gatian de Clérambault, théoricien de l’érotomanie et du syndrome d’automa
tisme mental, patron de l’infirmerie spéciale, et se mêla en salle de garde aux dis
cussions passionnées de ses camarades sur le surréalisme, le langage de la folie,
les moyens de soustraire les aliénés à l’univers carcéral et à une nosographie fon
dée sur la pure organicité. La thèse de Jacques Lacan sur la psychose para
noïaque, publiée en 1932, synthèse du savoir psychiatrique et psychanalytique de
l’époque, retint particulièrement son attention : « Lacan étudiait la poésie des
aliénés et je pense que ses recherches ont contribué par la suite à sa conception
du langage. La thèse de Lacan lui apporta d’emblée la célébrité. C’est un travail
difficile à lire, mais solide et bien écrit, dans un style proche de celui de Cléram
bault [...]. Plus tard, vers 1953, lorsque je travaillais à la Menninger Foundation
à Topeka (Kansas), Karl Menninger me demanda de lui faire un rapport sur la
9. Ibid.
10. Charles Blondel, La Psychanalyse, Paris, Alcan, 1924. Voir à ce sujet Élisabeth Rou
dinesco, Histoire de la psychanalyse en France, Paris, Seuil, 1986, vol. 1.
11. Entretien avec Michel Ellenberger, le 24 octobre 1993. Voir bibliographie.
12 Histoire de la découverte de l’inconscient
thèse de Lacan dont on lui avait envoyé un exemplaire, car on commençait à par
ler beaucoup de celui-ci. Il voulait connaître l’apport original de ce travail. J’en
fis une analyse détaillée que j’ai remise à Menninger qui l’a malheureusement
égarée. Ce rapport est donc perdu »12.
En 1935 à Paris, il était difficile pour un psychiatre aux moyens modestes
d’avoir une clientèle privée, hors du circuit hospitalier. C’est pourquoi Ellenber
ger fit le choix de la province et s’installa à Poitiers avec le titre de spécialiste des
maladies nerveuses. Il y fréquenta le père de Michel Foucault. Toujours curieux
de toutes les cultures, il commença à étudier le folklore, les mythes, les supers
titions et les traditions populaires du bocage poitevin. Dans la droite ligne de
l’esprit missionnaire, il s’occupa des républicains espagnols, victimes de la
guerre civile et internés dans un camp aux alentours de la ville. A leur contact, il
apprit à parler l’espagnol.
Né de parents français dans une colonie anglaise il aurait dû normalement
avoir la nationalité française. Mais comme son père avait omis à sa naissance de
le déclarer au consulat de France, il était porteur d’un passeport anglais. Après
son mariage, il avait néanmoins acquis pour sa femme apatride, pour lui-même et
pour ses enfants, la nationalité française. Aussi avait-il l’intention de poursuivre
sa carrière dans ce pays d’adoption dont il parlait parfaitement la langue. Il en fut
empêché par le gouvernement de Vichy. A partir de 1941 en effet, les émigrés
qui se trouvaient dans sa situation risquaient la dénaturalisation13 et, plus tard, la
déportation. Conscient de la menace, il décida alors d’aller vivre en Suisse, pays
de ses ancêtres dont il avait gardé la citoyenneté 14.
C’est à la clinique Waldau de Berne, puis à l’hôpital Breitenau de Schaffhau-
sen, qu’il reprit ses activités de psychiatre. Parallèlement, il s’initia à la langue
allemande et la maîtrisa rapidement. Il parlait ainsi couramment les quatre
langues nécessaires à toute étude de l’histoire de la psychiatrie et de la psycha
nalyse en Europe : l’anglais, l’allemand, le français, l’espagnol. A quoi s’ajoutait
une immense culture dans les domaines de l’anthropologie, de l’ethnographie et
des diverses pratiques de psychothérapies multiculturelles : celles des sorciers,
des guérisseurs, des chamans, etc.
L’installation en Suisse lui permit, beaucoup plus qu’à Paris, de plonger au
cœur de l’histoire du mouvement freudien. Ellenberger participa en effet active
ment au Cercle jungien de Zurich et eut des conversations avec Cari Gustav Jung,
qui lui transmit la mémoire orale de la première saga freudienne, depuis la créa
tion de la Société psychanalytique viennoise jusqu’à la rupture de 1913 en pas
sant par la fondation de l’IPA et les débuts de l’implantation de la psychanalyse
en Suisse sur le terrain de la psychiatrie et du traitement des psychoses. Cette dif
fusion avait eu pour cadre privilégié la clinique du Burghôlzli, près de Zurich, où
s’étaient élaborées au début du siècle, sous la houlette d’Eugen Bleuler, une nou-
12. Henri F. Ellenberger, Réponses au questionnaire. Sur les souvenirs d’Henri F. Ellen
berger à propos de Jacques Lacan, voir Élisabeth Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d'une
vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, p. 38. Jacques Lacan, De la psychose
paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975.
13. Voir à ce sujet Bernard Laguerre, « Les dénaturalisés de Vichy. 1940-1944 », Ving
tième Siècle, 20, octobre-décembre 1988, p. 3-16.
14. Entretien avec Michel Ellenberger, cité. Valentin de Bachst s’engagea dans la Résis
tance dès 1940.
Présentation 13
chanalyse n’est pas plus religieuse qu’irreligieuse. C’est un instrument sans parti
dont peuvent user religieux et laïcs pourvu que ce soit uniquement au service de
la délivrance d’êtres souffrants. Je suis très frappé de n’avoir pas songé moi-
même à l’aide extraordinaire que la méthode psychanalytique est susceptible
d’apporter à la guérison des âmes ; mais cela tient sans doute à ce qu’étant un
vilain hérétique, tout ce domaine de notions m’est étranger »17.
Sans doute Ellenberger partageait-il certaines des conceptions de Pfister à
l’égard de la religion. Cependant, lui-même était agnostique. Homme des
Lumières, rationaliste convaincu et adepte de l’idée que l’histoire de la naissance
de l’inconscient au sens moderne est un long processus d’arrachement de la folie
à la possession et du transfert à la magie puis à l’hypnotisme, il était néanmoins
mieux préparé que les freudiens de la première et de la deuxième génération,
encore marqués par la violence de la rupture de 1913, à comprendre l’essentiel de
la doctrine jungienne. C’est pourquoi, dans ce livre, on trouve un exposé magis
tral de l’itinéraire de Jung dans sa relation à Bleuler et à Freud, de l’ensemble de
sa doctrine et de son apport incontestable au domaine de l’histoire des religions.
N’étant ni freudien, ni jungien, mais d’abord historien, Ellenberger évite autant
le fanatisme antifreudien des représentants du mouvement jungien que l’antijun-
gisme primaire des partisans de la doctrine freudienne. Il fait aussi le point sur
l’attitude de Jung face au nazisme, montrant, documents à l’appui, que la colla
boration effective de celui-ci fut minime. Cependant il n’analyse pas ce que fut
l’essence de cette collaboration : l’attachement de Jung à une psychologie et une
typologie des peuples et des races, qui le conduisit, pour son malheur, à accepter
la prétendue différenciation entre une psychologie dite « aryenne » et une psy
chologie dite «juive ». D’où une adhésion indiscutable, bien que coupable et
défensive, aux thèses de l’antisémitisme. L’analyse d’Ellenberger doit être
complétée sur ce point aujourd’hui. Reste que sa présentation du continent jun
gien est excellente : l’histoire personnelle de l’auteur, sa relation à l’éthique pro
testante, sa longue fréquentation de la situation suisse de la psychanalyse ne sont
pas étrangères à ce tour de force.
Au milieu des années cinquante, Ellenberger avait donc acquis sur le terrain
une connaissance des conditions de l’implantation de la psychanalyse en Europe.
Il lui fallait maintenant s’ouvrir à l’histoire de la diaspora freudienne de l’entre-
deux-guerres : celle de l’émigration d’est en ouest, celle d’une psychanalyse
venue d’Allemagne et d’Autriche et portant la trace de sa judéité originelle, per
sécutée par le nazisme, puis triomphante au cœur d’une internationale dominée
non seulement par la langue anglaise — langue de l’exil — mais par un idéal
d’adaptation contraire à ses origines romantiques. C’est un voyage d’études aux
États-Unis, puis la rencontre avec Karl Menninger, à partir de décembre 1952,
qui lui permettra de saisir ce moment essentiel de l’histoire du freudisme sur
lequel il se penchera ensuite en consultant les archives, à Vienne, à Berlin, puis à
Londres où il rendra visite à Jones.
Né en 1893, et analysé par Franz Alexander, Karl Menninger appartenait à la
lignée des psychiatres exilés d’Allemagne. A Topeka, au Kansas, il avait fondé
un institut de psychanalyse et une clinique où l’on soignait les malades selon les
17. Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister, op. cit., p. 12.
Présentation 15
A Topeka, il avait commencé à donner des cours sur l’histoire des origines du
freudisme à de jeunes étudiants en formation qui ignoraient tout des débuts de la
psychanalyse en Europe et notamment en Suisse. En 1962, il décida d’aller plus
loin et entreprit la rédaction de son grand œuvre.
Trois articles de cette période énonçaient déjà les principes méthodologiques
qu’il retiendra pour écrire Y Histoire de la découverte de l’inconscient. Le pre
mier, publié en 1963 et intitulé « Les mouvements de libération mythiques »”,
s’inspirait des travaux de l’ethnologie pour étudier les discours prophétiques,
nativistes, messianiques, millénaristes ou de rénovation mystique : « Les thèmes
proclamés par les mouvements, écrit l’auteur, sont d’une remarquable uniformité
à travers le monde. Le mythe fondamental est celui du rétablissement prochain
d’un ordre originel, plus imaginaire que réel, et qui parfois s’étend à la nature
entière »20. L’interrogation sur ce type de discours permettait à Ellenberger, un
peu comme l’avait fait Claude Lévi-Strauss, de montrer comment se constitue,
dans toute relation thérapeutique, la position mythique d’un maître à la fois pro
phète, chaman et héros libérateur, régnant sur ses disciples à travers le transfert.
Dès lors pouvait être construit un modèle invariant propre à l’organisation des
communautés thérapeutiques, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque freudienne. A
ce modèle, il était possible de rattacher toutes les formes de transmission d’un
savoir sur la guérison psychique.
Dans le deuxième article publié la même année et intitulé « Les illusions de la
classification psychiatrique »21, Ellenberger examinait les différentes classifica
tions des maladies mentales effectuées depuis Galien jusqu’à Benedict Augustin
Morel à la fin du xix* siècle en passant par Francis Bacon, Paracelse, Philippe
Pinel et Emil Kraepelin. Il montrait que la subjectivité du théoricien s’imprime
dans les différentes nosographies, que celles-ci privilégient tantôt l’existence
exclusive et naturelle de la maladie mentale et tantôt l’être social du malade, et
enfin qu’elles oscillent entre idéalisme et pragmatisme : ou bien la clinique
absorbe la théorie au point que le clinicien ne saisit plus l’intérêt d’un système,
ou bien l’abstraction conduit à la perte de contact avec la clinique et donc avec
l’observation des faits.
Par cette démarche, Ellenberger relativisait le statut de la nosographie, et cette
mise à distance n’était pas étrangère à la situation du discours psychiatrique au
début des années soixante. La critique généralisée de la psychiatrie comme
savoir constitué avait commencé vers 1959 en Angleterre, en Californie et en Ita
lie sur le terrain de l’asile. Les mouvements qui se réclamaient alors de
l’« antipsychiatrie » avaient pour point d’ancrage des pays où la psychanalyse
s’était normalisée en un système d’adaptation, où la psychiatrie avait évolué vers
un organicisme pur. Les contestataires étaient d’ailleurs marqués par une trajec
toire qui les avait menés de la lutte anticoloniale au transculturalisme et à l’en
gagement militant. Gregory Bateson était anthropologue et David Cooper psy
chiatre : ce dernier avait combattu l’apartheid en Afrique du Sud. Franco
Basaglia était membre du parti communiste italien. Quant à Ronald Laing, il était
devenu psychanalyste après avoir pratiqué la psychiatrie en Inde dans l’armée
britannique. Pour ces rebelles, la folie n’était point une maladie, mais une his
toire : l’histoire d’un voyage, d’un passage, d’une situation. Et la schizophrénie
était sa forme la plus accomplie parce qu’elle traduisait en une réponse délirante
le malaise d’une aliénation sociale ou familiale.
Bien qu’étant culturaliste, Ellenberger ne partageait pas le point de vue des
antipsychiatres. A ses yeux, la folie restait une maladie, fût-elle de l’âme ou du
psychisme. Son histoire n’était pas indépendante de l’histoire des méthodes qui
l’avaient prise pour objet d’observation. Ellenberger ne séparait pas l’histoire des
manifestations de la folie de l’histoire des discours et des systèmes qui, depuis la
nuit des temps, avaient voulu penser la folie. Et d’ailleurs l’antipsychiatrie, qui
consistait à nier l’existence de la folie pour en faire une révolte, réinstituait selon
lui une nosographie. Ellenberger ne pouvait pas y adhérer et il dira en 1975 : « Je
suis anti-antipsychiatre. Comme deux négations valent une affirmation, je me
considère donc comme psychiatre. » Toutefois, sa critique des illusions de la
classification participait d’un même mouvement de décentrement du savoir psy
chiatrique, de mise en cause de ses dogmes et de sa prétention à gérer l’histoire
de la folie humaine.
En 1967, lors d’un symposium à l’université de Yale, Ellenberger exposa ses
principes méthodologiques22. A cette date, l’historiographie psychiatrique opé
rait un tournant décisif. Depuis que la psychiatrie était devenue domaine de
savoir, elle s’était historisée sous la forme d’un récit hagiographique rédigé par
les psychiatres eux-mêmes. Les faits et gestes des maîtres étaient en général
relatés par le disciple élu, lequel, devenant à son tour un maître, était par avance
assuré de voir son disciple répéter l’éloge que lui-même avait prononcé au
moment de succéder à son propre maître. On a vu que le domaine de la psycha
nalyse, à travers la saga jonesienne, était lui aussi investi par ce modèle de trans
mission de l’histoire. Or, au début des années soixante, cette tradition était déjà
tombée en désuétude et, partout dans le monde, les spécialistes l’abandonnaient
au profit d’une méthode savante inspirée à la fois des travaux des historiens des
sciences — Georges Canguilhem en France — et de l’héritage des fondateurs des
Annales. A quoi s’ajoutait une perspective positiviste d’établissement des faits.
Au symposium de Yale, les discussions tournèrent autour de ces questions. S’en
prenant aussi bien à Jones qu’à l’hagiographie psychiatrique, Ellenberger criti
qua le « culte des héros » : « Un personnage est pris comme point central de la
perspective et toute l’histoire est perçue à partir de ce point. Le personnage cen
tral (qu’il s’agisse de Weyer, de Pinel, de Freud ou de tout autre) est qualifié de
“génie”, tous ceux qui viennent avant lui de “précurseurs” et tous ceux qui
viennent après lui de “disciples”, à moins qu’ils ne soient des méchants, des
traîtres ou des apostats »2324.
A cela, il opposa sa méthode : une synthèse entre l’histoire positiviste, l’his
toire des mentalités et l’histoire des sciences à la manière anglo-saxonne. Il fallait
établir des faits, exposer des systèmes de pensée, élucider des sources. Pour le
premier point, Ellenberger distinguait quatre étapes : ne rien tenir pour acquis,
tout vérifier, replacer chaque chose dans son contexte, tracer une ligne de démar
cation rigoureuse entre les faits et l’interprétation des faits. Ce dernier conseil
était d’autant plus précieux que les psychiatres apprentis historiens, et plus
encore les psychanalystes, avaient toujours fait preuve dans ce domaine d’une
fâcheuse tendance à prendre leurs fantasmes pour la vérité historique et à inter
préter les faits avant même de les avoir établis : « Cela ne veut pas dire, ajoutait
Ellenberger, qu’il faille ne présenter que des faits, d’autant plus que beaucoup de
faits sont incertains ou douteux. Il est légitime et nécessaire de proposer des
hypothèses explicatives, mais il faut toujours rester parfaitement conscient de la
limite entre les faits et les hypothèses »M.
Ellenberger donnait aussi la définition de la notion de psychiatrie dynamique.
Il empruntait le terme à Gregory Zilboorg, psychiatre et psychanalyste de la
deuxième génération freudienne, qui avait rédigé la première histoire de la psy
chiatrie en 194125. Celui-ci présentait la psychiatrie dite dynamique comme une
« discipline dialectique » dont l’objectif avait été de séculariser le phénomène
mental, en l’arrachant à la démonologie d’une part, à l’organicisme (et donc à la
médecine) de l’autre. Ellenberger élargissait la définition : avec lui, la psychiatrie
dynamique (et le dynamisme) devenait l’expression d’une histoire de l’explora-
23. Henri F. Ellenberger, « Histoire d’Anna O. Étude critique avec documents nouveaux »,
in Les Mouvements de libération mythique, op. cit., p. 181.
24. « Méthodologie... », loc. cit., p. 125. La déclaration d’Ellenberger sur F antipsychiatrie
est citée par Mark Micale, op. cit., p. 68.
25. Gregory Zilboorg, en collaboration avec George W. Henry, History ofMedical Psycho-
logy, New York, Norton, 1941. Voir aussi George Mora, « The Americans Historians of Psy-
chiatry : Albert Deutsch, Gregory Zilboorg, Georges Rosen », in Wallace et Pressley, Essays
in the History of Psychiatry, New York, Grune and Stratton, 1965.
18 Histoire de la découverte de l’inconscient
29. Je suis redevable de ces informations à Per Magnus Johansson qui prépare un travail de
recherches sur Ola Andersson. Sur la question des origines, voir Jacques Nassif, Freud, l’in
conscient, Paris, Galilée, 1977. Sur la question des générations dans l’histoire du freudisme,
voir Élisabeth Young-Bruehl, Anna Freud, Paris, Payot, 1991, et Élisabeth Roudinesco,
Jacques Lacan..., op. cit.
30. Sigmund Freud et Josef Breuer, Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1967. Thèse reprise
par Ernest Jones dans le premier volume de sa biographie de Freud.
20 Histoire de la découverte de l’inconscient
Ellenberger pose comme thèse centrale de son livre l’existence d’une diver
gence de fond entre l’histoire de la découverte et de la théorisation de l’incons
cient d’une part, et l’histoire de son utilisation pratique et thérapeutique de
1 l’autre. Les deux courants évoluent séparément, s’éloignant ou se rapprochant,
sans jamais parvenir à fusionner. La première histoire commence avec les intui
tions de quelques philosophes de l’Antiquité et se poursuit avec celles des grands
mystiques. C’est alors que la notion d’inconscient se précise avec Leibniz, puis
se développe au XIXe siècle avec Schopenhauer, Nietzsche et les travaux de la
psychologie expérimentale : ceux de Johann Herbart, Hermann Helmholtz et
Gustav Fechner. Quant à la deuxième histoire, elle remonte à la nuit des temps,
depuis l’art du sorcier et du chaman, jusqu’à la confession chrétienne, en passant
par les techniques psychologiques de l’Antiquité.
A propos de la thérapie, Ellenberger distingue deux méthodes : la première
consiste à provoquer chez le patient l’émergence de forces inconscientes, sous
forme de crises, de possessions ou de rêves : la deuxième fait naître le même pro
cessus chez le médecin. De la cure centrée sur le malade découle historiquement
la névrose de transfert au sens freudien, tandis que, de la cure centrée sur le thé
rapeute, dérive le principe de l’analyse didactique. Celle-ci hérite en effet de la
maladie initiatique, conférant au chaman son pouvoir de guérison, puis de la
névrose créatrice, telle que l’ont vécue et décrite, à la fin du XIXe siècle, les pen
seurs modernes de la découverte de l’inconscient : de Nietzsche à Freud, en pas
sant par Jung, Janet et Adler.
La première tentative d’intégrer la recherche de l’inconscient à son utilisation
thérapeutique commence avec les expériences de Franz Anton Mesmer. Celui-ci
arrache aux exorcistes l’explication des phénomènes irrationnels, au prix d’in
venter la fausse théorie du magnétisme animal. Ainsi est-il l’initiateur de la pre
mière psychiatrie dynamique qui prend fin avec Charcot. C’est alors que surgit
sur les ruines d’une magnétisme devenu hypnotisme, la deuxième psychiatrie
31. Ola Andersson, « A supplément to Freud’s case history of Frau Emmy von N. », in Stu-
dies on Hysteria (1895). Publié en 1979 dans The Scandinavian Psychoanalytic Review,
Copenhague, Munksgaard, 1, volume 2, à paraître en français, voir note 28. Voir aussi Henri
F. Ellenberger* L’histoire d’Emmy von N. Étude critique avec documents nouveaux », in Les
Mouvements de libération mythique, op. cit., p. 205-229.
Présentation 21
32. Le titre original de 1961 était Folie et déraison, histoire de la folie à l’âge classique.
Cette première édition, aujourd’hui épuisée, comportait une courte préface que Michel Fou
cault supprimera dans l’édition de 1972 (Gallimard). J’ai eu l’occasion de montrer ce que fut
la réception du livre de Michel Foucault, lors de la publication des actes du colloque de la
SIHPP consacré au trentième anniversaire de sa parution, le 23 novembre 1991. Voir Penser la
folie. Essais sur Michel Foucault, coll., Paris, Galilée, 1992.
33. Pierre Macherey fut le premier à remarquer que Foucault avait non seulement changé de
conception de la folie entre 1954 et 1961, mais qu’il avait remanié son texte de 1954, pour la
réédition de 1962, en fonction de sa nouvelle conception, faisant ainsi disparaître sa position
antérieure. Cf. Michel Foucault, Maladie mentale et psychologie, Paris, PUF, 1954 et 1962 ;
Pierre Macherey, « Aux sources de “l’Histoire de la folie” : une rectification et ses limites »,
Critique, numéro spécial « Foucault », 471-472, août-septembre 1986.
34. Michel Foucault, « Introduction » à Rêve et existence de Ludwig Binswanger, Paris,
Desclée De Brouwer, 1954.
22 Histoire de la découverte de l’inconscient
et dont il faut explorer les éléments « en leurs propres termes et non dans ceux
des autres doctrines »38. Seule façon pour l’historien d’élucider les sources et
d’expliquer le labyrinthe des interactions entre les faits, les systèmes, les
hommes, les institutions. En somme, Ellenberger posait les bases d’une histoire
totale dans laquelle la subjectivité des penseurs devait être rapportée à l’élabo
ration du système lui-même, quitte à montrer que ce système était aussi le résultat
d’une interaction avec d’autres systèmes, selon un processus autonome échap
pant à la subjectivité des penseurs.
A la même époque, Michel Foucault recourut à la même notion en proposant
la création au Collège de France d’une chaire d’histoire des systèmes de pensée.
Mais son optique était tout à fait différente. Pour Foucault en effet, les systèmes
de pensée sont les formes dans lesquelles, à une époque donnée, les savoirs se
singularisent, prennent leur équilibre et entrent en communication. Autrement
dit, dans la perspective foucaldienne, faire l’histoire des systèmes de pensée
revient à interroger les conditions de la connaissance et le statut du sujet qui
connaît. Non pas faire simplement l’histoire des hommes qui pensent et des sys
tèmes qui s’entrecroisent, mais éliminer l’idée que le sujet soit maître des pen
sées. Contrairement à Ellenberger, Foucault voulait construire une histoire sans
nature humaine, une histoire dont le fondement échapperait au cogito cartésien.
Et cette conception-là de l’histoire, il l’avait spontanément mise en œuvre en
rédigeant Y Histoire de la folie39.
‘ En 1973, Ellenberger rencontra Foucault à Montréal à l’occasion d’un col
loque portant sur la question : « Faut-il interner les psychiatres ? » Il manifesta
beaucoup d’estime pour ses travaux qu’il n’avait pourtant pas pris en compte
dans ses recherches. Au colloque, il déclara que F antipsychiatrie était un nihi
lisme qui avait permis de corriger positivement les politiques traditionnelles
d’enfermement. Voici le souvenir qu’il conserva, vingt ans plus tard, de ce qui
fut, entre Foucault et lui, l’histoire d’un impossible dialogue : « L’arrivée de
Michel Foucault à Montréal a donné lieu à des incidents assez ridicules. Nous
étions trois à aller le chercher à l’aéroport : un dirigeant de la Société de psychia
trie, moi-même et le professeur Maurice Dongier de l’université McGill. Ce der
nier a voulu “accaparer” l’orateur invité et s’est montré d’une incorrection qui
frisait l’insolence. Il a interpellé Foucault sur F antipsychiatrie, sujet vaste et
vague qui était fort à la mode. Foucault a éludé : “Je ne suis ni psychiatre, ni anti
psychiatre.” Il a été obligé d’improviser un discours qui a été pris en direct en sté
notypie. Foucault, furieux, en a interdit la publication w40.
41. Le terme est à prendre ici au sens classique d’une révision historiographique, c’est-à-
dire de la critique d’une orthodoxie dominante. Rien à voir bien sûr avec le révisionnisme
négationniste, doctrine selon laquelle le génocide pratiqué par l’Allemagne nazie à l’encontre
des Juifs et des Tsiganes n’aurait pas existé et relèverait du mythe, de la fabulation, de l’escro
querie. Voir à ce sujet Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire, Paris, La Décou
verte, 1987, p. 108.
42. Frank J. Sulloway, Freud biologiste de l’esprit, Paris, Fayard, 1981. Avant-propos
d’André Bourguignon.
Présentation 25
que nous pouvons remonter, nous constatons qu’il a existé à cet effet deux
méthodes bien distinctes.
L’une consiste à provoquer l’émergence de forces inconscientes chez le
malade, sous forme de crises, de rêves ou encore de possession. La « névrose de
transfert » psychanalytique peut être considérée comme une des formes
modernes de cette méthode.
L’autre méthode consiste à provoquer l’émergence de forces inconscientes
chez le guérisseur. C’est ainsi que le chaman qui veut traiter un malade à qui l’on
a censément volé son âme se met en transe pour pouvoir aller chercher dans le
pays des esprits l’âme volée et la restituer à son possesseur. Mais avant de pou
voir exercer son art, le chaman doit subir une longue maladie initiatique qui lui
conférera ses pouvoirs thérapeutiques. Comme nous le verrons au cours de ce
livre, cette maladie initiatique s’apparente de près à la névrose créatrice de cer
tains pionniers de la découverte de l’inconscient et à l’analyse didactique des
écoles de psychiatrie dynamique modernes.
Plusieurs auteurs avaient déjà mis en évidence l’identité profonde de certaines
notions fondamentales des psychothérapies primitives et des écoles de psychia
trie dynamique modernes. Une ligne d’évolution continue peut être montrée
entre l’exorcisme et le magnétisme, le magnétisme et l’hypnotisme, l’hypno
tisme et les psychiatries dynamiques modernes. Avec des thèmes différents, c’est
la même idée qui subsiste, celle d’un « mal » que l’on peut expulser par des
moyens psychiques, moyens qui impliquent, tout autant que la participation du
malade, l’effort du thérapeute lui-même.
Pour ce qui est de la notion de l’inconscient, il s’agit d’une recherche moins
ancienne que celle de l’utilisation de l’inconscient. Cette étude a été l’œuvre
cumulative d’un grand nombre de personnes. Ses débuts remontent aux intuitions
des mystiques et de quelques philosophes antiques, auxquels il faut ajouter saint
Augustin. Mais c’est surtout après Leibniz que la notion de l’inconscient s’est
précisée, et elle s’est développée avec une grande rapidité au XIXe siècle. C’est
alors qu’ont surgi les grandes philosophies de l’inconscient (von Schubert,
Carus, Schopenhauer, von Hartmann) et les premiers travaux de psychologie
expérimentale (Herbart, Fechner, Helmholz), sans parler des innombrables
recherches de physiologistes, de psychiatres, de magnétiseurs et même de
spirites.
A mesure qu’évoluaient ces deux grands courants, un autre problème s’impo
sait de plus en plus impérieusement. Comment la science allait-elle accepter et
intégrer ces découvertes empiriques et ces intuitions philosophiques ?
Les premières tentatives de systématisation des données empiriques existantes
semblent remonter aux écoles philosophiques gréco-romaines. Mais ces écoles
étaient des organisations indépendantes : chacune d’elles avait sa doctrine offi
cielle incompatible avec les doctrines des autres écoles, ainsi que sa propre
méthode de psychagogie. L’idée d’une science unifiée englobant toutes les
sciences particulières et excluant ainsi la possibilité de sectes divergentes ne s’im
posa que beaucoup plus tard, à partir du xviT siècle.
La première tentative pour intégrer dans la science les méthodes de thérapeu
tique par les forces inconscientes fut celle de Mesmer, vers 1775, avec sa théorie
d’un fluide physique qu’il appelait le « magnétisme animal ». Mais sa théorie
ayant été rejetée, l’édifice doctrinal qu’il avait créé s’effondra. Néanmoins, les
Préface 29
* L’édition française que nous présentons ici reproduit sans changements notables l’origi
nal américain. L’ouvrage, terminé à la fin de 1968, a paru en 1970. Depuis cette date, aucune
donnée réellement essentielle n’est venue modifier l’histoire de la psychiatrie dynamique.
Nous avons cependant ajouté quelques précisions relatives à « Anna O. », la célèbre malade de
Breuer, en utilisant un document jusqu’ici inconnu, découvert par nous en 1971. (NdA pour
l’édition française de 1974.)
Remerciements
Les recherches qui constituent la substance de cet ouvrage ont été rendues pos
sibles par une subvention du National Institute of Mental Health (des États-Unis),
grâce à laquelle j’ai pu passer quatre mois en Autriche, en Allemagne, en France
et en Suisse, interrogeant de nombreuses personnes et recueillant des documents
dans les archives ; j’ai pu également utiliser pendant trois ans les services d’une
secrétaire médicale. Une subvention du British Council m’a permis un séjour en
Angleterre, et grâce à une subvention de la Direction des services psychiatriques
du Québec, j’ai pu passer un deuxième été de recherches à Zurich et à Vienne.
J’ai été favorisé aussi par des encouragements de la part de l’université de
Montréal.
Des conseils utiles et des renseignements précieux m’ont été prodigués par le
professeur Wemer Leibbrand de Munich, le professeur Erwin Ackerknecht de
Zurich, et surtout par madame le professeur Ema Lesky de Vienne, qui a bien
voulu aussi me prêter son Histoire de l’École de médecine de Vienne, avant
même sa publication.
Le vicomte du Boisdulier m’a fourni d’abondantes informations, tirées des
archives familiales, sur son illustre ancêtre, le marquis de Puységur. J’ai recueilli
des données de première main sur Pierre Janet auprès de ses deux filles, made
moiselle Fanny Janet et madame Hélène Pichon-Janet, ainsi que du professeur
Jean Delay et de monsieur Ignace Meyerson. Madame Kâthe Breuer m’a fourni
d’abondants renseignements sur son beau-père, le docteur Josef Breuer, et m’a
autorisé à utiliser des lettres inédites et d’autres documents, entre autres ceux de
la Fondation Breuer.
Monsieur Ernest Freud m’a obligeamment montré le bureau et la bibliothèque
de son père, reconstitués dans sa maison de Maresfield Gardens, à Londres, et
m’a fourni d’intéressants éclaircissements sur divers points. Le docteur K.R.
Eissler, directeur des Archives freudiennes, m’a donné d’utiles conseils et m’a
aimablement prêté son étude inédite sur la personnalité de Freud. J’ai surtout
recueilli des souvenirs de première main sur Freud et les débuts du mouvement
psychanalytique auprès du pasteur Oskar Pfister et du docteur Alphonse Maeder,
tous deux de Zurich. Les divergences manifestes entre la version courante de cer
tains événements et le récit qu’en faisaient ces deux militants de la première
heure ont été l’une des causes qui m’ont amené à une attitude plus critique dans
mes recherches. Dans mes recherches sur Freud, j’ai reçu l’aide extrêmement
généreuse de madame Renée Gicklhom, de Vienne, qui m’a prêté le manuscrit
inédit de son ouvrage sur le « procès Wagner-Jauregg », ainsi que des photoco
pies de plusieurs documents précieux.
32 Histoire de la découverte de l’inconscient
2. Max Bartels, Die Medizin der Naturvôlker. Ethnologische Beitrdge zur Urgeschichte der
Medizin, Leipzig, Th. Grieben, 1893.
3. Georg Buschan, Über Medizinzauber und Heilkunst im Leben der Vôlker, Berlin,
Oswald Arnold, 1941.
4. Henry Sigerist, A History ofMedicine, vol. 1, New York, Oxford University Press, 1951.
5. Forest E. Cléments, « Primitive Concepts of Disease », University of California Publi
cations in American Archeology and Ethnology, XXXII,n" 2(1931),p. 185-252.
36 Histoire de la découverte de l’inconscient
Cette théorie de la maladie est largement répandue, sans être pourtant univer
selle. Elle prédomine chez quelques-unes des peuplades les plus primitives de la
terre, chez les Négritos de la péninsule de Malacca, les Pygmées des Philippines,
les Australiens et, de façon générale, chez les peuples qui appartiennent à ce que
Grabner et Schmidt ont appelé le Urkulturkreis. Mais cette théorie de la maladie
se retrouve aussi chez des peuplades de culture plus avancée, en particulier en
Sibérie où elle est la théorie la plus répandue, dans le nord-ouest de l’Afrique, en
Indonésie, en Nouvelle-Guinée et en Mélanésie. Mais à l’intérieur même d’une
aire géographique donnée, on trouve bien des variétés locales quant à la façon de
concevoir la nature de l’âme, les causes et les agents de sa perte, sa destination,
ainsi que la guérison de la maladie10.
Cette théorie de la maladie est liée à une conception spécifique de l’âme que
Tylor fut le premier à étudier11. Pendant le sommeil ou lors d’un évanouissement,
l’« âme » semble se séparer du corps. Dans les rêves et les hallucinations, le dor
meur voit des formes humaines différentes de celles de son expérience
consciente. Ces deux représentations convergent dans la théorie que l’homme
porterait en lui une sorte de double, une âme-esprit dont la présence dans le corps
est requise pour pouvoir mener une vie normale, mais qui peut abandonner le
corps pour un temps et aller à l’aventure, en particulier pendant le sommeil. Pour
reprendre les termes de Frazer, « l’âme du dormeur est censée quitter son corps,
visiter effectivement les lieux, voir les personnes et accomplir les actions dont il
rêve ». Au cours de ces voyages, l’âme est exposée à des accidents et des dangers
de toute sorte, qui ont été décrits par Frazer dans son ouvrage classique, Tabou et
les périls de l’âme12. L’âme peut, par exemple, s’égarer, être blessée ou être sépa
rée du corps si le dormeur est réveillé subitement tandis que l’âme est au loin.
Elle peut être capturée et détenue par des esprits mauvais lors de ses voyages, elle
peut aussi quitter le corps à l’état de veille, surtout à la suite d’une peur violente.
Enfin des esprits, des démons ou des sorciers peuvent aussi l’arracher de force au
corps.
Dès lors le traitement de la maladie consistera, très logiquement, à trouver,
ramener et réintégrer l’âme perdue. Cependant, les techniques, tout comme la
théorie de la maladie, sont très variées. Parfois l’âme perdue reste dans le monde
physique, très loin ou à proximité du malade ; d’autres fois elle chemine dans le
monde des morts ou des esprits. Cette dernière conception est la plus répandue en
Sibérie où la cure ne peut être menée à bien que par un chaman, c’est-à-dire un
homme qu’une longue initiation a familiarisé avec le monde des esprits et qui est
capable, par conséquent, de jouer le rôle de médiateur entre ce monde-là et le
monde des vivants. Les ethnologues russes ont recueilli des données remar
quables sur le chamanisme. L’un d’eux, Ksenofontov, écrit :
« Lorsqu’un homme “a perdu son âme”, le chaman se fait entrer en extase par
le moyen d’une technique spéciale ; pendant cette extase son âme voyage dans le
monde des esprits. Les chamans affirment qu’ils sont capables, par exemple, de
10. William W. Elmendorf, « Soûl Loss Illness in Western North America », Selected
Papers of the XXIXth International Congress of Americanists, in, Chicago, University of
Chicago Press, 1952, p. 104-114.
11. Edward B. Tylor, Primitive Culture, Londres, John Murray, 1871.
12. J.G. Frazer, The Golden Bough, vol. Il, Taboo and the Périls of the Soûl, 3' éd.,
Londres, Macmillan, 1911.
38 Histoire de la découverte de l’inconscient
dépister l’âme perdue dans les enfers, tout comme un chasseur dépiste le gibier
dans le monde physique, n leur faut souvent marchander avec les esprits qui ont
volé l’âme, les apaiser et leur faire des cadeaux. Parfois il leur faut livrer combat,
de préférence en appelant à l’aide d’autres esprits qui sont de leur côté. Même
quand ils réussissent, ils doivent s’attendre à la vengeance des esprits mauvais.
Quand ils ont récupéré l’âme perdue ils la ramènent et la réintègrent dans le corps
qui avait été dépossédé, dont ils assurent ainsi la guérison »13.
Dans d’autres parties du monde, le guérisseur n’a pas besoin d’aller aussi loin
ni d’entrer en extase. La technique peut se réduire à des conjurations et à d’autres
opérations magiques. C’est le cas des Indiens Quechuas du Pérou. Nous devons
au Dr Federico Sal y Rosas une étude détaillée de la maladie par perte de l’âme
dans ces peuplades14. De 1935 à 1957, Sal y Rosas a recueilli 176 cas de Susto
(« peur » en espagnol) à Huaraz et dans les provinces avoisinantes. Le mot que
chua Jani désigne à la fois la maladie, l’âme et le traitement. Sal y Rosas souligne
que le Susto n’est pas une simple superstition, mais une réalité médicale suscep
tible d’une approche scientifique et anthropologique. Voici un résumé de l’ex
posé de Sal y Rosas.
Les Indiens Quechuas croient que l’âme (ou peut-être seulement une partie de
celle-ci) peut quitter le corps, spontanément ou sous l’effet d’une contrainte. La
maladie du Susto peut se déclarer de deux façons : soit à la suite d’une vive
frayeur suscitée, par exemple, par le tonnerre, la vue d’un taureau, d’un serpent,
etc., soit par suite d’influences malveillantes, sans qu’il y ait eu de peur (on par
lera alors de « Susto sans Susto »). Parmi les puissances hostiles susceptibles d’en
lever l’âme, l’influence de la terre est considérée comme prépondérante. Les
Quechuas ont très peur de certains ravins et cavernes, et surtout des anciennes
ruines incas. Que le Susto se manifeste à la suite d’une frayeur ou non, c’est tou
jours la terre qu’il faut se rendre propice.
Comment cette maladie peut-elle être reconnue comme Susto quand elle n’est
pas précédée par une frayeur ? Elle peut être diagnostiquée comme telle lors
qu’un individu maigrit et s’affaiblit, devient irritable, dort mal et fait des cauche
mars et surtout quand il tombe dans un état de dépression physique et mentale
appelée Michko. Le cas est alors élucidé par une curandera. Cette femme frottera
le corps du malade de la tête aux pieds avec un cobaye de telle façon que l’animal
meure à la fin de l’opération. Elle l’écorche alors et lit son diagnostic divinatoire
dans le sang de l’animal, qu’elle fait goutter dans un bol d’eau, et dans les lésions
qu’elle découvre dans certains organes.
La cérémonie curative commence par une opération appelée Shokma, accom
plie, elle aussi, par une curandera qui prononce certaines invocations tout en
frictionnant le malade de la tête aux pieds avec un mélange de fleurs, de feuilles
variées et de farine de plusieurs céréales. Elle recueille ensuite cette mixture
qu’elle remet à un guérisseur homme, un curioso, chargé d’accomplir l’essentiel
des rites.
De toutes les théories primitives sur la maladie, celle de la perte de l’âme nous
apparaîtra sans doute la plus étrange. Rien ne s’éloigne davantage de nos prin
cipes de traitement que la réintégration de l’âme perdue dans le corps du malade.
Et pourtant si nous faisons abstraction des éléments proprement culturels et
essayons de pousser assez loin l’analyse des faits, nous pourrons trouver un
arrière-fond commun entre ces conceptions et les nôtres. Ne disons-nous pas des
malades mentaux qu’ils sont « aliénés », « étrangers » à eux-mêmes, que leur
moi est affaibli ou détruit ? Le psychothérapeute qui, en présence d’un schizo
phrène gravement atteint, cherche à établir un contact avec les éléments encore
sains de sa personnalité et à reconstruire ainsi son moi, n’est-il pas l’héritier
moderne de ces chamans qui partaient à la recherche de l’âme perdue, qui la
40 Histoire de la découverte de l’inconscient
poursuivaient dans le monde des esprits, qui l’arrachaient de haute lutte aux
démons hostiles qui la détenaient, et la ramenaient enfin dans le monde des
vivants ?
Cette théorie soutient que la maladie est due à la présence dans le corps d’une
substance étrangère nocive : morceau d’os, caillou, éclisse ou petit animal. Cer
tains peuples croient que la maladie n’est pas provoquée par l’objet lui-même,
mais par une substance-maladie particulière contenue dans cet objet. Parfois cet
objet-maladie nocif est censé avoir été introduit dans le corps par un sorcier.
Cette théorie de la maladie est largement répandue en Amérique (sauf chez les
Esquimaux de l’Est), très commune en Sibérie orientale, dans l’Asie du Sud-Est,
en Australie, en Nouvelle-Zélande et en bien d’autres parties du monde. On en
retrouve également maintes traces dans la médecine populaire et le folklore euro
péens. Fait remarquable, cette théorie de la maladie est liée à un type de traite
ment particulier : le guérisseur extrait l’objet-maladie par succion. D’autres
méthodes, comme le massage, sont bien moins fréquentes.
Il est évident que F objet-maladie, apparemment extrait par le guérisseur, est le
produit d’un subterfuge, ce qui explique que des Européens, au spectacle de ces
formes de traitement, aient taxé les guérisseurs de charlatans et d’imposteurs.
Pourtant, il est hors de doute que ces traitements sont souvent couronnés de
succès. On a aussi fait remarquer que, chez certains peuples, F objet-maladie est
d’une telle nature qu’un malade pouvait difficilement croire qu’il ait été extrait
de son corps. Nous nous heurtons ici à une situation fréquente en ethnologie.
Pour comprendre la signification d’un usage ou d’une croyance, il faut les repla-,
cer dans la structure sociologique de la communauté. De même, nous ne saurions
comprendre ce type de traitement sans connaître les attitudes et les croyances des
indigènes quant à la maladie, au guérisseur et au traitement.
Pour illustrer ce point, nous résumerons brièvement un document publié en
1930 par Franz Boas. Il s’agit d’un fragment autobiographique, tel qu’il lui a été
transmis oralement par un chaman Kwakiutl, et que Boas publia dans la langue
originale, avec une traduction anglaise15. Lévi-Strauss a attiré l’attention sur le
grand intérêt que présentait ce document du point de vue de la psychothérapie
comparée16. Nous résumons ici le récit, transcrit par Boas, des aventures de
Qaselid, un chaman Kwakiutl appartenant à une tribu d’indiens de la côte Paci
fique Nord de la Colombie-Britannique.
15. Franz Boas, « The Religion of the Kwakiutl Indians », Part n, Translations, Columbia
University Contributions to Anthropology, vol. 10, New York, New York University Press,
1930, p. 1-41.
16. Claude Lévi-Strauss, « Le sorcier et sa magie », Les Temps modernes, IV, n‘ 41 (1949),
p. 121-138.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 41
déclare qu’elle est guérie. Les chamans Koskimo sont confus, et Qaselid lui-
même est sans doute quelque peu surpris de constater que l’une des deux
méthodes réussit mieux que l’autre, bien qu’elles soient toutes deux du
charlatanisme.
Les chamans Koskimo invitent Qaselid à se joindre à une de leurs réunions
secrètes, dans une grotte au bas d’une colline, au milieu de la forêt. L’un des cha
mans, Grande-Danse, accueille amicalement Qaselid et lui explique leur théorie
de la maladie et du traitement. La maladie, dit-il, est un homme. Quand ils s’em
parent de son âme, la maladie meurt et le malade est guéri. C’est pourquoi ils
n’ont rien à montrer aux gens. Ils supplient Qaselid de leur expliquer à son tour
pourquoi la maladie lui colle aux mains. Mais Qaselid se refuse à parler, prétex
tant qu’il est encore novice dans la fonction de chaman et qu’il n’a pas le droit de
parler avant d’avoir achevé son apprentissage de quatre ans. Les Koskimo ne par
viennent pas à le faire parler, même en lui envoyant leurs filles dans l’espoir de
le séduire.
Après le retour de Qaselid dans son village, un vieux chaman qui jouissait
d’une grande réputation le provoque à une compétition pour la guérison de plu
sieurs malades. Qaselid constate que le vieillard utilise un autre subterfuge : il
prétend enfermer la maladie qu’il vient d’extraire dans Panneau qui lui entoure la
tête ou dans un hochet en forme d’oiseau. Par la vertu de la maladie, ces objets
sont capables de flotter dans l’air pendant quelques instants. Une des malades
déclare que le vieux chaman a plusieurs fois essayé, mais en vain, de la guérir.
Qaselid essaie sa méthode du ver de terre sanglant et la femme assure être guérie.
Pour braver le vieux chaman, le narrateur entonne ses chants sacrés et distribue
deux cents dollars aux assistants pour qu’ils se souviennent de son nom.
Le vieux chaman est bouleversé et dépêche sa fille à Qaselid pour lui deman
der une entrevue. « Je vous supplie de me sauver la vie », lui déclare-t-il, « de ne
pas me laisser mourir de honte, car je suis la risée du peuple après ce que vous
avez fait la nuit dernière ». Il implore Qaselid de lui expliquer sa méthode. Qase
lid demande au vieux chaman de lui faire une démonstration de ses procédés, le
vieillard s’exécute, mais Qaselid refuse de parler à son tour, malgré les suppli
cations instantes du vieil homme et de sa fille. Le lendemain matin, le vieux cha
man et sa famille ont disparu et l’on raconte que peu de temps après il était
devenu « fou ».
Qaselid continue à étudier les procédés des autres chamans, tout en accumu
lant les succès thérapeutiques avec sa méthode du ver de terre sanglant. Au terme
de son récit, on sent qu’il lui apparaît de plus en plus difficile de distinguer les
« véritables » chamans et les charlatans. Il n’y a qu’un seul chaman dont il est sûr
qu’il soit un « vrai » chaman, parce qu’il n’accepte aucun paiement de ses
malades et qu’on ne l’a jamais vu rire. Tous les autres « se prétendent chamans ».
Quant à Qaselid lui-même, il rapporte ses propres succès sans se souvenir, appa
remment, qu’il avait commencé sa carrière de chaman avec l’intention de démas
quer les subterfuges qu’il emploie maintenant lui-même avec tant de succès.
élaborée qui comporte bien d’autres rites, chants et gestes magiques, et qui
requiert le concours d’un certain nombre d’auxiliaires (les tambours, par
exemple). La séance thérapeutique est soigneusement préparée et parfaitement
structurée. Elle se déroule en présence d’hommes, de femmes et d’enfants, et le
drame atteint son point culminant au moment où le chaman montre l’objet-mala-
die au patient, à sa famille et à toute l’assistance.
Mais cette cérémonie n’est susceptible d’efficacité que dans un cadre psycho
logique et sociologique particulier qui comprend : 1. la confiance du guérisseur
en ses propres capacités, même s’il sait que sa technique appartient, au moins en
partie, à une sorte de charlatanisme. 2. La confiance du patient dans les capacités
du guérisseur, comme en témoigne le premier client du Qaselid. (Le succès et la
réputation d’un guérisseur renforcent évidemment la confiance des gens.) 3. La
maladie, le type de traitement et le guérisseur doivent être reconnus par le groupe
social. Le chaman est membre d’une organisation qui a sa formation propre, ses
écoles, ses règlements très stricts, ses lieux de rencontre, ses agents secrets,
comme aussi ses rivalités avec d’autres organisations similaires.
Pour nous, l’idée de traiter une maladie en extrayant et en exhibant un objet-
maladie est aussi impensable que celle du recouvrement de l’âme perdue. Cepen
dant, n’est-ce pas un moment particulièrement impressionnant — même pour un
malade civilisé — quand on lui fait voir l’objet de sa maladie, quand le chirur
gien, par exemple, lui montre la tumeur dont il a débarrassé son corps, le dentiste
la dent cariée qu’il a arrachée, ou même le praticien le ténia qu’il a expulsé ?
Le psychiatre ne peut pas montrer de tels objets concrets à son malade. Mais si
nous pensons à la signification de la « névrose de transfert », nous pourrions lui
trouver quelque ressemblance avec ce processus de matérialisation de la maladie.
La névrose est remplacée par une « névrose de transfert » dont on peut expliquer
la nature et l’origine au malade et que l’on peut donc guérir.
La possession et Ïexorcisme
D’après cette théorie, la maladie est due à des esprits hostiles qui ont pénétré
dans le corps du patient et en ont pris possession. La notion de possession est
cependant plus large que celle de maladie, puisqu’il existe également de nom
breux cas de possession artificielle ou rituelle.
En tant que forme de maladie, la possession est très largement répandue,
encore qu’elle ne soit pas universelle. Elle semble inconnue des Négritos de la
péninsule de Malacca, des Pygmées des Philippines, des Australiens et d’autres.
Elle n’est pas très répandue en Amérique. Son centre de diffusion semble avoir
été l’ouest de l’Asie.
Dans le cadre de cette théorie de la maladie, on peut imaginer au moins trois
méthodes de traitement — qui ont été effectivement utilisées. La première
consiste à essayer de chasser l’esprit mécaniquement en saignant, en battant ou
en fouettant le malade, ou encore par des bruits ou des odeurs. La seconde
consiste à transférer cet esprit dans le corps d’un autre être vivant, habituellement
un animal (méthode qui peut se combiner à l’exorcisme). La troisième méthode
— et de loin la plus fréquemment utilisée—est l’exorcisme, c’est-à-dire que l’on
chasse l’esprit par des conjurations ou d’autres recours psychiques. L’exorcisme
44 Histoire de la découverte de l’inconscient
a été une des techniques de guérison les plus en honneur dans les pays méditer
ranéens et dans bien des régions elle est encore en usage de nos jours. L’exor
cisme présente un intérêt particulier pour nous parce qu’il constitue, du point de
vue historique, une des racines dont est issue la psychothérapie dynamique
moderne.
La possession et l’exorcisme ont été l’objet d’études très approfondies, parmi
lesquelles il convient de citer un ouvrage classique d’Oesterreich qui contient
une grande abondance de matériaux soigneusement analysés17. Oesterreich a
bien montré que la possession, en dépit d’une infinie variété d’aspects, présente
toujours les mêmes caractéristiques fondamentales.
Un individu semble perdre soudain son identité pour revêtir une tout autre per
sonnalité. Sa physionomie elle-même se modifie et présente une ressemblance
frappante avec celle de l’individu qu’il est censé incarner. D’une voix qui n’est
plus la sienne, il prononce des mots qui correspondent à sa nouvelle personnalité.
Assez souvent il devient capable de mouvements d’une ampleur et d’une force
étonnantes. La possession se manifeste habituellement par des crises, de fré
quence, de durée et d’intensité variables.
Il existe deux grandes formes de possession : la possession somnambulique et
la possession lucide. L’individu, sous l’emprise de la possession somnambu
lique, perd toute conscience de son moi et se fait le porte-parole du « je » de l’in
trus supposé. Quand il reprendra conscience, il ne se souviendra absolument pas
de ce que « cet autre » aura dit ou fait. Dans le cas de la possession lucide l’in
dividu reste parfaitement conscient de son moi, mais il sent « un esprit étranger à
l’intérieur de son propre esprit », il lutte contre cet intrus, mais il ne parvient pas
toujours à l’empêcher de parler. Quelle que soit sa forme, la possession est vécue
comme une sorte de parasitisme intra-psychique : de même qu’un ténia peut élire
domicile dans le corps, de même un esprit étranger peut parasiter l’âme. La théo
logie catholique, notons-le en passant, réservait le terme de possession à la forme
somnambulique, tandis qu’elle qualifiait la forme lucide d’obsession, mot qui a
été repris par la psychiatrie, dans un sens évidemment différent.
Il convient, en second lieu, de distinguer la possession spontanée et la posses
sion artificielle. La possession spontanée se manifeste indépendamment de la
volonté du sujet ou même contre elle. C’est un état mental spécifique dont le
malade cherche à se libérer en recourant à l’exorciste. La possession artificielle,
par contre, n’a rien d’une maladie : il s’agit d’une technique mentale pratiquée
délibérément par certains individus en vue de certaines fins spécifiques. Les
pythonisses de Delphes, dans l’ancienne Grèce, les chamans sibériens, les spi
rites au sein de notre civilisation occidentale s’adonnent tous à des formes de
possession artificielle : ils y entrent à volonté et en sortent spontanément.
Une troisième distinction fondamentale est celle qui différencie la possession
manifeste et la possession latente. La possession, qu’elle soit somnambulique ou
lucide, est manifeste quand l’esprit intrus parle spontanément par la bouche du
possédé. Elle est latente quand le malade en est inconscient : il peut souffrir
d’une maladie mentale, de troubles névrotiques ou organiques, pendant des mois
et des aimées, sans jamais soupçonner que ses troubles sont dus à la présence
d’un esprit hostile. Dans ces cas il faut d’abord que l’exorciste rende la posses
sion manifeste en obligeant l’esprit malfaisant à parler, et alors seulement il
pourra entreprendre l’exorcisme proprement dit. La cure est habituellement plus
facile que dans les cas de possession manifeste. La technique utilisée pour
contraindre l’esprit malfaisant à se manifester pourrait se comparer à ce que nous
appelons la névrose de transfert, mais en plus dramatique et en plus rapide : elle
a pour but d’amener une abréaction et de guérir le malade de ses troubles névro
tiques antérieurs.
L’exorcisme est l’exacte contrepartie de la possession, c’est une forme de psy
chothérapie parfaitement structurée. Il présente les caractéristiques fondamen
tales suivantes : habituellement l’exorciste ne parle pas en son propre nom, mais
au nom d’un Être supérieur. Il faut que l’exorciste ait une confiance absolue en
cet Être supérieur et en ses propres pouvoirs. Il faut qu’il croie tout aussi ferme
ment en la réalité de la possession et de l’esprit qui en est responsable. Il
s’adresse solennellement à l’intrus au nom de l’Être supérieur qu’il représente. Il
prodigue ses encouragements au possédé, réservant ses menaces et ses conjura
tions à l’intrus. L’exorciste se soumet à une préparation longue et pénible, qui
comprend souvent la prière et le jeûne. L’exorcisme doit se dérouler autant que
possible en un lieu sacré, dans une ambiance bien structurée, en présence de
témoins, tout en évitant la foule des curieux. L’exorciste doit amener l’intrus à
parler, et au terme de longues discussions on aboutit souvent à un marchandage.
L’exorcisme est une lutte entre l’exorciste et l’esprit intrus, souvent une lutte
longue, difficile et acharnée qui peut s’étendre sur plusieurs jours, semaines,
mois ou même années avant d’aboutir à une victoire incomplète. Il n’est pas
exceptionnel que l’exorciste essuie un échec ; bien plus, il risque de se voir lui-
même infester par l’esprit mauvais qu’il vient juste de chasser.
Bien que la possession et l’exorcisme présentent un certain nombre de traits
fondamentaux constants, ils peuvent prendre des aspects extrêmement variés
d’une région à l’autre et d’une époque à l’autre.
Au Japon, on connaissait des cas de possession par un animal, le plus souvent
par le renard qui joue un rôle considérable dans la superstition et le folklore japo
nais. Voici un bref compte rendu d’un cas de possession par le renard (Kitsune-
Tsuki), d’après la description qu’en a faite un médecin allemand, von Baelz.
plats de riz préparés d’une certaine façon, avec des gâteaux de fèves grillées, un
grand nombre de souris grillées, ainsi que des légumes crus — c’est-à-dire tous
les plats préférés des renards surnaturels — et alors le renard quitterait la malade
à l’instant même. C’est effectivement ce qui arriva. A 4 heures précises, dès que
les plats furent disposés dans ce temple éloigné, la jeune femme poussa un pro
fond soupir et s’écria : « Il s’en est allé. » Elle était guérie de sa possession18.
18. Ludwig von Baelz, « Über Besessenheit », Verhandlungen der Deutschen Gesellschaft,
Naturforscher undAerzte, n° 79 (1906).
19. Kiyoshi Nozaki, Kitsuné, Japan’s Fox of Mystery, Romance and Humor, Tokyo, The
Hokuseido Press, 1961, p. 211-227.
20. Henri Rusillon, Un petit continent : Madagascar, Paris, Société des missions évangé
liques, 1933.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 47
21. Percival Lowell, Occult Japon, or the Way of the Gods, Boston, Houghton Mifflin
Compagny, 1895.
22. Rudolf Kriss et Hubert Kriss-Heinrich, « Peregrinatio Hellenika », Veroffentlichungen
des ôsterreichischen Muséums fur Volkskunde, VI, Vienne, 1955, p. 66-82.
48 Histoire de la découverte de l’inconscient
23. Cité par Erwin Liek, Das Wunder in der Heilkunde, Munich, J.F. Lehmanns Verlag,
1930, p. 67-70.
24. Peter Hartocollis, « Cure by Exorcism in the Island of Cephalonia », Journal ofthe His-
tory ofMedicine, XIII (1958), p. 367-372.
25. Gustav Roskoff, Geschichte des Teufels, vol. n, Leipzig, F.A. Brockhaus, 1869.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 49
Gottliebin Dittus, jeune femme de 28 ans, avait perdu ses parents quand elle
était encore enfant et vivait maintenant avec trois frères et sœurs plus âgés, tous
célibataires. La première impression de Blumhardt, lors d’une rencontre fortuite
avec elle, ne fut guère favorable : il lui trouvait quelque chose de repoussant. Fin
avril 1842, on rapporta à Blumhardt que Gottliebin avait des visions : elle voyait
une femme morte deux ans avant, et qui tenait un enfant dans les bras. On pré
tendait aussi que la maison où Gottliebin vivait avec ses frères et sœurs était han
tée : la nuit, les voisins entendaient des bruits étranges et effrayants. Le médecin
de l’endroit, accompagné de plusieurs témoins, passa une nuit dans la maison ; ils
confirmèrent ces rumeurs. On demanda à Blumhardt de venir constater les faits
sur place ; la jeune femme était restée une journée entière sans connaissance. Sur
l’avis de Blumhardt, elle alla habiter chez son cousin. La maison cessa d’être
hantée, mais Gottliebin présenta tous les symptômes de la possession, en parti
culier de violentes convulsions.
Lors d’une visite de Blumhardt, l’expression de son visage et sa voix se trans
formèrent et elle se mit à parler avec la voix de la défunte. Un dialogue drama
tique s’instaura entre le pasteur et le mauvais esprit qui déclara qu’elle ne trou
verait le repos nulle part, qu’elle ne pourrait plus jamais prier, parce que de son
vivant elle avait tué deux petits enfants et qu’elle était désormais au pouvoir du
démon. Blumhardt ne douta pas un instant qu’il avait affaire aux puissances des
ténèbres, et il décida de ne pas se dérober au combat. Il revint souvent voir Gott
liebin dont l’état ne faisait qu’empirer. Elle fut bientôt possédée par trois
démons, puis par sept, puis par quatorze. Ils finirent par être des centaines et des
milliers, proférant les pires blasphèmes par sa bouche. Soi-disant sur l’ordre des
démons, Gottliebin gratifiait de coups ceux qui l’approchaient, à la seule excep
tion de Blumhardt. Celui-ci n’eut jamais recours à un rite quelconque : confor
mément à la parole de l’Évangile, ses armes étaient la prière et le jeûne. En
février 1843, Gottliebin raconta un jour que lors de son dernier évanouissement
son âme avait fait le tour de la terre et qu’elle avait vu les démons provoquer un
tremblement de terre dans un pays lointain que, d’après sa description, Blum-
26. Justinus Kemer, Nachricht von dem Vorkommen des Besessenseins..., Stuttgart, J.C.
Cotta, 1836.
50 Histoire de la découverte de l’inconscient
27. Ce rapport n’a longtemps été connu qu’à travers des versions incomplètes, souvent peu
fidèles, utilisées par les biographes de Blumhardt. Le texte complet a été publié en 1955, Blum-
hardt's Kampf, Stuttgart-Sillenbuch, Verlag Goldene Worte, 1955.
28. On trouve de nombreux exemples de telles croyances dans la monographie de Gisela
Piaschewsky, Der Wechselbalg : Ein Beitrag zum Aberglauben der nordeuropdischen Vôlker,
Breslau, Maruschko et Berendt, 1935.
29. Friedrich Zündel, Pfarrer Johann Christoph Blumhardt. Ein Lebensbild, Zurich, S.
Hôhr, 1880.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 51
sur l’histoire des missions chrétiennes et d’autres sujets voisins. En juillet 1838,
à l’âge de 33 ans, il fut nommé pasteur de Môttlingen et il se maria en septembre
de cette même année. Blumhardt avait toujours été convaincu que le démon était
une réalité terrifiante et qu’il jouait un rôle capital dans les affaires humaines.
Certaines de ses idées nous paraîtront sans doute étranges. Il pensait, par
exemple, que le mortier utilisé pour la construction des pyramides d’Egypte avait
été préparé par des sorciers avec le concours des démons. Il était également
convaincu que le péché était la source de la plupart des maladies, et il réprouvait
l’usage de drogues extraites de plantes vénéneuses. Il croyait encore que l’usage
des sédatifs était dangereux pour l’esprit30. Mais de telles idées n’étaient pas rares
chez les médecins et les philosophes romantiques. Par ailleurs, Blumhardt était
indubitablement un homme très intelligent et cultivé, au courage héroïque et à la
foi très profonde.
Le village de Môttlingen est perdu au fond de la Forêt-Noire, dans une région
où la superstition et la croyance aux sorcières étaient florissantes. Le pasteur
Barth, prédécesseur de Blumhardt et piétiste comme lui, avait mené une cam
pagne intensive de réveil religieux, mais sans grand succès31. Il est intéressant de
noter que Gottliebin Dittus avait été, à ce qu’on disait, sa paroissienne préférée.
La population avait accueilli la nomination de Blumhardt avec un sentiment de
soulagement. Les deux années que dura l’exorcisme, les habitants du village ne
cessèrent de s’intéresser vivement aux vicissitudes quotidiennes de cette lutte, et
l’expulsion terminale des esprits et des démons fut considérée comme un
triomphe de la communauté paroissiale tout entière.
Comme premier effet de la victoire de Blumhardt, le réveil religieux, auquel le
pasteur Barth avait travaillé en vain, devint maintenant une réalité. L’un après
l’autre, les paroissiens vinrent à Blumhardt, confessant leurs péchés et lui deman
dant sa bénédiction. Un rapport qu’il écrivit sur ce réveil nous montre à quel
point il était consterné du nombre et de la gravité des péchés qu’on lui confessait
ainsi, auxquels s’ajoutaient les pratiques superstitieuses, la sorcellerie et la pré
vention des naissances32. Il semble que les autorités ecclésiastiques témoignèrent
de quelque inquiétude et méfiance à l’égard de Blumhardt, et il fut l’objet d’at
taques véhémentes de certains de ses collègues.
Blumhardt lui-même avait profondément changé. Il était maintenant l’homme
qui, par la seule prière et le jeûne, avait soutenu une lutte prolongée contre les
puissances des ténèbres et qui en avait triomphé avec l’aide de Dieu. « Jésus est
vainqueur », telle fut désormais sa devise. Il jouissait d’un prestige et d’une
considération extraordinaires à Môttlingen et dans les environs. Les foules
accouraient à lui pour lui confesser leurs péchés et pour qu’il les guérisse par le
pouvoir de sa prière. Quatre ans plus tard, des amis l’aidèrent à acheter une pro
priété à Bad Boll où il continua son ministère, prêchant, guérissant les malades et
entretenant une abondante correspondance. Gottliebin Dittus fit partie de sa mai
30. Pierre Scherding, Christophe Blumhardt et son père, Publications de la Faculté de théo
logie protestante de Strasbourg, n” 34, Paris, Alcan, 1937.
31. Ibid.
32. Pfarrer Blumhardt, « Mitteilungen », Evangelisches Kirchenblatt zundchstfiir Wurtem
berg, 1845, p. 113-122 ; 227-233 ; 241-254. L’auteur remercie la Bibliothèque nationale du
Würtemberg, à Stuttgart, pour la photocopie de ce document.
52 Histoire de la découverte de l’inconscient
sonnée et lui fut un secours inestimable dans ses activités, en particulier quand il
avait affaire à des malades mentaux. Viktor von Weizsàcker a écrit à ce sujet :
« Un des exemples les plus remarquables que je connaisse de l’influence réci
proque entre celui qui aide et ceux qui ont besoin d’aider, est celui de la lutte qui
opposa pendant deux ans Blumhardt à Gottliebin Dittus [...]. Cette jeune femme
serait considérée de nos jours comme atteinte d’une forme extrêmement grave
d’hystérie. Après deux années de lutte sans répit, elle devint membre de la mai
son de Blumhardt [...]. Cette solution signifiait une victoire de Gottliebin sur
Blumhardt ; il avait obtenu le retrait des démons, et elle la communauté de vie
avec lui. A vrai dire, cette victoire représentait un compromis pour l’une et
l’autre partie, mais en même temps un pas en avant vers un niveau d’existence
nouveau [...] »M.
Plusieurs psychiatres ont essayé d’interpréter la guérison de Gottliebin Dittus
par Blumhardt en termes modernes. L’un d’eux, Michaëlis, concluait que cette
histoire ne pouvait pas se traduire entièrement en termes psychanalytiques ni s’in
tégrer à quelque autre théorie dynamique moderne : il subsistait, par-delà et au-
dessus de ces doctrines modernes, un aspect « transcendental »33 34.
Un autre psychiatre, Benedetti, spécialiste de la psychothérapie des psychoses,
a écrit une étude dans laquelle il souligne les ressemblances étonnantes entre la
cure menée par Blumhardt et les méthodes modernes de psychothérapie des schi
zophrènes gravement atteints. Blumhardt, dit-il, avait découvert intuitivement,
plus de cent ans avant les autres, les principes des traitements de ce genre. En
résumé :
Chez certains peuples primitifs, l’idée qu’une maladie grave, voire une mort
rapide d’origine psychique, puisse être l’effet de la violation d’un tabou, n’est
pas une « théorie de la maladie », mais un fait d’expérience, confirmé par de
nombreux témoins dignes de foi. En voici un exemple rapporté par un mission
naire dans l’ancien Congo français, le pasteur Fernand Grébert.
C’est là un des trois cas rapportés par le pasteur Grébert. Deux des malades
moururent. Le troisième put être sauvé en recourant à la médecine européenne,
mais de justesse. Des exemples similaires ont été rapportés de l’Ouganda et de
l’Afrique centrale. Ce qui est remarquable, c’est que dans ces cas la médecine
occidentale se révèle à peu près impuissante, tandis que le guérisseur indigène
obtient souvent une guérison rapide et complète, alors que le malade était à deu$
doigts de la mort.
En Polynésie, on a souvent rapporté des cas de mort psychogène à la suite de
la violation d’un tabou, bien que sous une autre forme qu’en Afrique : la mort
prend une allure moins dramatique, elle est plus lente et plus tranquille. Le
malade est couché, il refuse toute nourriture et il meurt en l’espace de quelques
jours38. Ce qui compte ici, c’est moins la violation du tabou que sa divulgation
qui couvre le violateur de honte39.
Beaucoup de primitifs croient que certaines maladies résultent de la violation
d’un tabou, ou d’autres délits. Mais ces croyances sont extrêmement variées
quant à la nature de ces délits, au caractère des maladies qu’ils engendrent, gué
rissables ou fatales, ainsi qu’à leurs traitements. La confession des fautes n’est
pas partout considérée comme un moyen thérapeutique. Quand elle existe, sa signi
fication dépasse généralement celle d’une simple thérapeutique.
37. Fernand Grébert, Au Gabon, 2' éd., revue et augmentée, Paris, Société des missions
évangéliques, 1928, p. 171-172.
38. Marcel Mauss, « Effet psychique chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la col
lectivité (Australie, Nouvelle-Zélande) », Journal de psychologie normale et pathologique,
XXm (1926), p. 653-669.
39. L’ethnologue Maurice Leenhardt a attiré l’attention de l’auteur sur cette différence
entre l’Afrique et la Polynésie.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 55
Une femme de 42 ans avait été hospitalisée souffrant depuis cinq jours d’une
pneumonie qui s’était déclarée tandis qu’elle se trouvait seule dans son apparte
ment non chauffé. Quand elle entra à l’hôpital, son état était critique : elle était
exténuée, souffrait d’une grave dyspnée, était légèrement cyanosée, le pouls à
40. Raffaele Pettazzoni, La Confessione dei peccati, 3 vol., Bologne, Nicola Zanichelli,
1929,1935,1936.
56 Histoire de la découverte de l’inconscient
On a su de tout temps que les désirs frustrés pouvaient être cause de maladie.
« L’espérance déçue rend le cœur malade, mais le désir accompli est un arbre de
vie » (Proverbes XIII, 12). Un proverbe maori dit : « Le cœur de l’homme est un
puits d’insatisfaction, d’où son tourment et son angoisse »42.
Pendant de nombreux siècles, les traités de médecine contenaient la descrip
tion de deux maladies à peu près oubliées aujourd’hui : le mal du pays et le mal
d’amour. Le premier, appelé aussi nostalgie, survenait chez des soldats ou
d’autres individus obligés de quitter leur patrie : ils regrettaient leur foyer, ils y
songeaient sans cesse, devenaient incapables de s’intéresser à quoi que ce soit
d’autre et arrivaient souvent à mourir s’ils ne pouvaient retourner chez eux. Le
43. Fritz Ernst, Vom Heimweh, Zurich, Fretz und Wasmuth, 1949 ; M. Bachet, « Étude sur
les états de nostalgie », Annales médico-psychologiques, CVIII, n’ 1 (1950), p. 559-587 ; n’ 2,
p. 11-34.
44. Rév. Père Raguenau, The Jesuit Relations and Allied Documents, XLII, Cleveland Bur
rows Brothers Co., 1899, p. 164.
45. Le Père Raguenau, dans The Jesuit Relations, XXXIII (1898), p. 188-208. Mark D.
Altschule, dans Roots of Modem Psychiatry (New York, Grune and Stratton Inc., 1957), a
montré l’intérêt de ce récit.
58 Histoire de la découverte de l'inconscient
Dans d’autres récits, les pères jésuites décrivent le festival des Rêves comme
un délire, une folie furieuse collective, où les rêveurs couraient par le village,
criant et menaçant les autres, leur demandant de deviner leurs rêves et les obli
geant à leur donner un objet après l’autre, jusqu’à ce qu’ils aient deviné.
D’autres exemples appartiennent à ce que l’on pourrait appeler la réalisation
symbolique : un père jésuite se trouva visiter une communauté iroquoise le jour
du festival des Rêves. Un des Iroquois voulait le tuer sous prétexte qu’il avait
rêvé qu’il tuait un Français. On lui donna la veste d’un Français et il se contenta
de ce substitut46. Un autre récit met en scène une jeune femme gravement
malade. Quelqu’un rêva qu’elle retrouverait la santé si ses parents lui préparaient
un banquet avec vingt têtes d’élan, chose introuvable à cette époque de l’année.
Un interprète des rêves décida judicieusement que l’on pouvait remplacer les
vingt têtes d’élan par vingt miches de pain47.
49. Bruno Lewin, « Der Zar, ein âgyptischer Tanz zur Austreibung bôser Geister bei Geis-
teskrankheiten, und seine Beziehungen zu Heiltanzzeremonien anderer Vôlker und der Tanz-
wut des Mittelalters », Confinia Psychiatrica, I (1958), p. 177-200.
50. Louis Mars, « La schizophrénie en Haiti », Bulletin du Bureau d’ethnologie, n 15
(mars 1958).
60 Histoire de la découverte de l'inconscient
jours, jusqu’à ce que le malade soit guéri. On sacrifie alors un bœuf et le Bilo
boira de son sang51.
Un autre récit, en provenance d’une autre province de Madagascar, rapporte
qu’après quinze jours de chants et de danses les festivités se terminent par
l’« élévation » du Bilo. On construit une tribune d’environ 2,50 mètres de haut ;
le malade y prend place, une petite statue à ses pieds. On offre un sacrifice, on fait
prendre un bain au malade et on lui sert un repas qu’il consommera sur la
tribune52.
On comprend que le « moi » (ce mot étant pris au sens de la conversation cou
rante) se trouve exalté chez le malade quand pendant deux semaines on le traite
comme un roi, pour l’élever ensuite sur une tribune construite à son intention. Il
n’est pas étonnant que le traitement du Bilo soit souvent couronné de succès53.
Dans une étude sur les guérisons miraculeuses, Janet estime que beaucoup parmi
les malades ainsi guéris souffraient d’un manque de considération de la part de
leur entourage54. Une guérison miraculeuse revenait à rehausser subitement leur
prestige et leur considération sociale.
Guérison cérémonielle
51. C. Le Barbier, « Notes sur le pays des Bara-Imamono », Bulletin de l’Académie mal
gache, nouvelle série, III (1916-1917), p. 63-162.
52. E. Birkeli, « Folklore sakalava recueilli dans la région de Morondava », Bulletin de
l’Académie malgache, nouvelle série, VI (1922-1923), p. 185-364.
53. Un autre facteur puissant de guérison : si le malade n’est pas guéri après le Bilo, il est
tenu pour responsable, devient l’objet de la réprobation publique, et risque d’être exclu de la
communauté. L’ethnologue Louis Molet a attiré l’attention de l’auteur sur ce point.
54. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, Paris, Alcan, 1919,1, P- 11-17.
55. A.M. Hocart, The Life-Giving Myth and Other Essays, New York, Grave Press, Inc.,
1954, chap. 20.
56. L’effet thérapeutique du « retour aux origines » et de la réactualisation des grands
mythes cosmogoniques a été bien mis en lumière par Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères,
Paris, Gallimard, 1957, p. 48-59.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 61
groupe social auquel il appartient : famille, clan, tribu. Enfin la cérémonie peut
tirer son efficacité de la magnificence des rites, des costumes, de la musique et
des danses.
On trouve la thérapeutique par la réactualisation du trauma initial chez les
Pomos, une tribu indienne de Californie. Freeland signale que les Pornos
connaissent plusieurs sortes de médecins57. Seul le « médecin-attirail » (ou
« médecin-chantant ») recourt à la méthode dite de la peur. Quand la cause de la
maladie est obscure, quand ses symptômes ne sont pas suffisamment nets et
qu’elle traîne en longueur, le guérisseur soupçonne qu’une rencontre fâcheuse a
eu Heu entre le malade et un esprit (incident dont le patient peut n’avoir gardé
aucun souvenir). Le médecin interroge la famille pour découvrir ce que le malade
avait fait avant de tomber malade, et ils s’interrogent ensemble sur la nature pro
bable de l’esprit incriminé. Le médecin essaie alors de reproduire aussi exacte
ment que possible la vision initiale. Il se déguisera en fantôme ou construira une
reproduction du monstre. Il monte une mise en scène réaliste qu’il découvrira
soudain au malade. Si ce spectacle le terrifie, on estime que l’on a deviné juste.
On recourt aux remèdes habituels pour sortir le malade de l’état de choc consé
cutif à cette épreuve. Le médecin ôte alors son déguisement de fantôme ou détruit
le monstre qu’il avait confectionné, ceci sous les yeux du malade pour le libérer
de sa frayeur. La guérison, à ce que l’on rapporte, est rapide. ,
Un patient souffrait d’une maladie chronique qui n’avait cédé à aucun traite
ment. Sa famille se souvint qu’il était allé chasser dans les montagnes le jour où
il tomba malade. Le médecin pensa qu’il avait dû voir un monstre aquatique près
d’une source. Il confectionna un énorme serpent à plusieurs articulations, large
d’un pied et long de six, susceptible d’être mis en mouvement avec des ficelles.
Il peignit ensuite le monstre en blanc, rouge et noir. A ce spectacle terrifiant, le
malade éprouva une telle frayeur qu’il se mit à attaquer ceux qui l’entouraient. Il
fallut six hommes pour le maîtriser jusqu’à ce que finalement il s’évanouît. Le
médecin le fit alors transpirer, lui donna un bain, le fit boire et lui raconta qu’il
avait dû voir un monstre semblable qui ne cessait de le hanter depuis. L’état de
cet homme s’améfiora bientôt.
Une femme avait eu peur pendant la nuit et s’était évanouie. Un « médecin-
chantant » qui se trouvait à proximité supposa qu’elle avait dû voir un fantôme.
Il se déguisa rapidement en fantôme et, avec le secours du père de la malade, il fit
peur à celle-ci, après quoi il la rassura, lui expliquant de quoi il s’agissait. Le len
demain elle se sentait de nouveau bien.
57. L.S. Freeland, « Pomo Doctors and Poisoners », University of California Publications
in American Archeology and Ethnology, XX (1923), p. 57-73.
62 Histoire de la découverte de l'inconscient
Mrs. Stevenson décrit, par exemple, la cérémonie organisée par une de ces
associations pour guérir un cas de mal de gorge. Les membres de l'association se
réunirent au coucher du soleil dans la chambre du malade. Le patient était étendu
sur une couverture au centre de la pièce, dans les bras de son « père de confré
rie ». Trois théurges, portant les masques et les costumes des trois dieux de l’as
sociation, entrèrent dans la pièce par le toit, précédés par une femme, membre de
la même association, porteuse des insignes de la société ainsi que d’un panier
contenant un repas sacré. Les « dieux » se livrèrent à différentes danses et à
d’autres rites autour du malade, traçant des traits sur son corps avec du pollen
sacré. Un des rites consistait à faire expectorer le malade à travers la bouche
ouverte du masque du Grand Dieu (que lui présenta l’un des théurges, après quoi
il le remit sur sa figure). Pendant toute la cérémonie un chœur chantait, accom
pagné de différents instruments. Après avoir accompli une longue série d’autres
rites, les « dieux » repartirent. Le « père de confrérie » donna alors deux gâteaux
au malade qui devait en manger un et donner l’autre à un chien errant, puis les
autres membres de la société partirent à leur tour. La famille du malade leur avait
apprêté un banquet.
58. Mathilda C. Stevenson, « The Zuni Indians : Their Mythology, Esoteric Fratemities and
Cérémonials », Annual Report of the Bureau of American Ethnology, XXIII, Washington,
Smithsonian Institution, 1901-1902, p. 3-608.
59. Ibid.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 63
Le malade, un homme de 50 ans environ, avait rêvé que son enfant était mort.
Il en fut à ce point bouleversé qu’il tomba dans un état de dépression sévère. Au
bout de quelques semaines on consulta un devin. Celui-ci entra en transe, regarda
les étoiles et vit un ours. Il dit au malade : « Cherche un chanteur capable de
chanter le chant de la Montagne car tu mourras sûrement si tu ne le trouves pas. »
On trouva la chanteur, et il dit au malade : « Quand tu étais petit, tu as vu un ours
malade ou mort ; ou bien c’est ta mère qui l’a vu avant ta naissance. Cet ours était
un animal sacré. Il faut maintenant te réconcilier avec lui. » A cet effet, il fallait
exécuter un des chants de Neuf Jours, la forme masculine du chant de la
Montagne.
On construisit deux huttes : l’une, la « maison des chants » ou « maison de la
médecine » pour le malade, l’autre pour sa femme et ses enfants. Tous ses
‘ « frères de clan » vinrent prêter leur concours pendant les neuf jours que dura la
cérémonie, tandis que les femmes de sa famille faisaient la cuisine et assuraient
le service. Le malade, le guérisseur et les autres hommes commencèrent par
prendre des bains de vapeur et par se soumettre à des rites de purification.
Les chants, rites et cérémonies de ces neuf jours sont si complexes qu’il fau
drait un livre entier pour décrire en détail une seule de ces cérémonies. (Telle est
la monographie que Washington Matthews a écrite sur le chant de la Nuit)61.
Douze hommes se retrouvèrent devant la maison de la médecine les sixième, sep
tième, huitième et neuvième jours, et, sous la direction du guérisseur, ils exécu
tèrent de belles peintures sur le sol avec du sable coloré. Ces dessins sont aussi
remarquables pour leur valeur artistique que pour leur signification mytholo
gique et symbolique. Le guérisseur accompagnait ces rites de gestes et de chants
magiques. Chaque jour, quand tous les rites étaient accomplis, on défaisait les
peintures de sable et on répandait le sable coloré sur le malade. A la fin du neu
vième jour, environ deux mille Navahos — hommes, femmes et enfants — se
joignirent à la famille pour chanter la dernière partie du chant de la Montagne et
la cérémonie se termina par une danse religieuse débordante de joie. Le malade
se sentit alors guéri. Une enquête entreprise deux ans après établit que le traite
ment avait parfaitement réussi et qu’il n’y avait pas eu de rechute.
Dans son commentaire, le pasteur Oskar Pfister propose une interprétation
psychanalytique : l’ours est le symbole du père. Enfant, le malade avait nourri
des intentions de mort à l’égard de son père. Aussi craignait-il maintenant que
son enfant ait les mêmes sentiments à son égard. En retour, il désirait incons
ciemment la mort de son enfant, d’où un sentiment de culpabilité. Il lui fallait se
réconcilier avec son père par l’intermédiaire de deux substituts (le devin et le
guérisseur) et du même coup il devait se réconcilier avec toute la communauté et
avec les dieux de la tribu. Pendant les neuf jours que dura la cérémonie, il fut
d’abord réconcilié avec sa famille et ses frères de clan, puis avec un groupe plus
large et enfin, le dernier soir, avec toute sa tribu. Toutes ces expiations et ces
réconciliations se situaient à un niveau inconscient, symbolique.
62. Ruth Cranston, The Miracle ofLourdes, New York, McGraw-Hill, Inc., 1955, p. 7.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 65
Originellement, l’incubation semble bien s’être faite dans une grotte (rempla
cée dans les Asclépéia par une chambre souterraine). H est d’autres exemples de
l’usage de grottes à des fins magico-religieuses, ainsi l’oracle de Trophonios dans
l’ancienne Grèce63. Là, les visiteurs dévaient se soumettre à une préparation spé
ciale ; ils devaient en particulier boire de l’eau de la « source de l’Oubli » et de la
« source de la Mémoire ». Dans la grotte, ils avaient des visions effrayantes d’où
ils sortaient tout hébétés. Sous la conduite des prêtres, ils prenaient alors place
dans la « chaire de la Mémoire » où ils racontaient ce qu’ils avaient vu. Les céré
monies mystérieuses des Asclépéia baignaient également dans une atmosphère
de crainte, les patients devaient se soumettre à des rites préparatoires très
compliqués, eux aussi faisaient sous terre l’expérience d’événements mystérieux,
et ils s’attendaient eux aussi à recevoir un oracle. Dans les Asclépéia, il s’agissait
d’un oracle thérapeutique sous forme de rêve.
63. Pausanias, Description de la Grèce. Trad. angl. : Description of Greece, FV, Book 9,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, The Loeb Classical Library, 1955, chap. 39, p.
347-355.
64. Emma J. Edelstein et Ludwig Edelstein, Asclepius. A Collection and Interprétation of
the Testimonies, 2 vol.. Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1945. Karl Kerenyi, Der gôtt-
HcheArzt, Bâle, Ciba Gesselschaft, 1948.
66 Histoire de la découverte de l’inconscient
65. C.A. Meier, Antike Inkubation und moderne Psychothérapie, Zurich, Rascher-Verlag,
1949, p. 59-65.
66. Otto Stoll, Suggestion und Hypnotismus in der Vôlkerpsychologie, 2e éd., Leipzig, Von
Weit und Co., 1904.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 67
disent revêtus. Ces descriptions sont à peu près identiques à travers tout le conti
nent, même dans les régions les plus reculées. Suivant Elkin, les guérisseurs aus
traliens sont unanimes à raconter que, lors de la dernière étape de leur initiation,
on leur ouvre le corps et on leur enlève leurs organes pour les remplacer par
d’autres, et que ces incisions guérissent spontanément sans laisser de cicatrices67.
On rapporte aussi que ces guérisseurs sont capables de provoquer des hallucina
tions collectives, telles que des visions d’une corde magique, par exemple. Les
récits d’Elkin ont été confirmés par R. Rose, chercheur qui avait reçu une for
mation parapsychologique68. Ces hallucinations ressemblent étonnamment à
celles que l’on a décrites au Tibet, aussi Elkin suppose-t-il que les Australiens et
les Tibétains tenaient leurs connaissances secrètes d’une source commune.
Bien que ces faits semblent indiquer que les guérisseurs possédaient une cer
taine connaissance de l’hypnotisme, ils n’impliquent pas nécessairement que
celui-ci ait jamais été utilisé consciemment à des fins thérapeutiques. C’est dans
un manuscrit égyptien du in® siècle de notre ère, publié par Brugsch69, que nous
trouvons un exemple qui se rapproche des techniques de l’hypnotisme moderne.
Ce manuscrit décrit la façon dont on avait provoqué l’hypnose chez un jeune gar
çon en lui faisant fixer un objet lumineux, et il décrit ce que ce garçon (Usait avoir
vu et entendu sous l’empire de l’hypnose. Il faudrait en conclure que l’on utilisait
l’hypnotisme pour déterminer la clairvoyance plutôt qu’à des fins thérapeutiques.
On a supposé aussi que les visions terrifiantes de la grotte de Trophonios et les
visions curatives des Asclépéia étaient de nature hypnotique. La chose est très
possible, mais il est difficile de le prouver.
La plupart des techniques de guérison que nous avons passées en revue jus
qu’ici ont pu être qualifiées de magiques ou comportaient certains éléments
magiques. Mais le champ de la magie est bien plus large que celui de la
médecine.
La magie peut se définir comme une technique inadéquate par laquelle
l’homme cherche à maîtriser la nature, en d’autres termes, comme une anticipa
tion fallacieuse de la science70. Le magicien recourt à une prétendue technique
pour essayer de réaliser ce que l’homme moderne est capable d’obtenir par des
moyens scientifiques appropriés. Mais tandis que la science est « neutre », c’est-
à-dire qu’elle peut être utilisée à des fins bonnes ou mauvaises, la magie se dis
socie habituellement de façon plus tranchée en « mauvaise » et « bonne » magie.
La première est censée provoquer la maladie, la seconde la guérir.
67. A.P. Elkin, Aboriginal Men of High Degree, Sidney, Australasian Publishing Co.,
1945.
68. Ronald Rose, Living Magic. The Realities Underlying the Psychical Practices and
Beliefs ofAustralian Aborigines, New York, Rand McNally and Co., 1956.
69. Heinrich Brugsch, Aus dem Morgenlande, Leipzig, Ph. Reclam jun., Universal-Biblio-
thek, 1893, n’ 3151-3152, p. 43-53.
70. Marcel Mauss et H. Hubert, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », L'Année
sociologique, vol. VII (1902-1903). J.G. Frazer, The Golden Bough, vol. I, The Magic Art and
the Evolution ofKings, 3e éd., Londres, Macmillan, 1911.
68 Histoire de la découverte de l'inconscient
L’individu qui s’aperçoit qu’il est la cible d’un de ses ennemis qui « braque un
os contre lui », offre un spectacle lamentable. Il est comme hébété, les yeux fixés
sur l’agresseur perfide, les bras levés comme pour parer l’instrument de mort
qu’il imagine lui transpercer le corps. Son visage blêmit, ses yeux deviennent
vitreux, son visage se crispe horriblement comme s’il était frappé de paralysie. Il
essaie de crier, mais sa gorge se refuse habituellement à laisser échapper le
moindre son ; seul un peu d’écume lui échappe des lèvres. Tout son corps est pris
de tremblement, ses muscles se contractent involontairement. Il tombe à la ren
verse et s’écroule sur le sol, pendant quelques instants il semble évanoui. Mais
bientôt après, il est saisi de convulsions comme un homme à l’agonie, il se
couvre le visage de ses mains et se met à gémir. Il finit par se ressaisir un peu et
rampe jusqu’à sa hutte.' Il tombe alors dans un état de langueur, refusant toute
nourriture et se désintéressant complètement de la vie de la tribu. A moins que le
guérisseur (ou nangarri) ne lui vienne rapidement en aide en lui appliquant un
contre-charme, il ne tardera pas à mourir73.
Le nangarri appelé pour sauver le patient autorise la présence de quelques-uns
des membres de la famille. Il entonne des chants magiques, découvre l’endroit où
s’est prétendument logé le mal, puis extrait ce dernier par succion et le montre à
la famille. L’effet de cette intervention est surprenant. L’infortuné qui était
jusque-là aux portes de la mort, lève la tête pour contempler, émerveillé, l’objet
que lui montre le nangarri et qu’il croit sérieusement avoir été extrait de son
corps. Convaincu de sa réalité, il se soulève, s’assied et demande à boire un peu
d’eau. C’en est fait de sa crise et il a tôt fait de recouvrer la santé. Sans l’inter
vention du nangarri, ce malheureux « visé par l’os » se serait certainement tour
menté jusqu’à la mort. Mais pour guérir il lui a suffi de voir un objet auquel un
homme, qui fait autorité dans le groupe social, attribue la cause de son mal ; cet
objet enlevé, il se sent à nouveau revivre. La foi implicite de l’indigène dans les
pouvoirs magiques du guérisseur de sa tribu est capable de provoquer des guéri
sons qui surpassent tous les exploits des guérisseurs qui font appel à la foi dans
des sociétés d’un niveau culturel plus élevé.
73. Herbert Basedow, The Australian Aboriginal, Adélaïde, F.W. Preece and Sons, 1925,
p. 174-182.
70 Histoire de la découverte de l'inconscient
quer d’emblée pour traiter une maladie, sans que cette maladie ait elle-même été
provoquée par la magie.
On trouve de nombreuses sortes de magiciens et une variété infinie de pra
tiques magiques et contre-magiques. Un bon nombre de ces pratiques se
retrouvent dans la médecine populaire, jusque dans nos pays civilisés. Une étude
systématique de la médecine magique nous aiderait certainement à mieux
comprendre les manifestations de ce que nous appelons la suggestion et
l’autosuggestion.
On a trop souvent admis, sans autre examen, que la médecine primitive tout
entière appartenait au domaine de l’irrationnel et du fantastique. N’oublions pas
que le guérisseur s’occupe essentiellement des maladies graves extraordinaires et
que ce sont habituellement d’autres — que nous pourrions appeler des médecins
profanes — qui s’occupent des maladies plus bénignes ou manifestement phy
siques. Comme l’a montré Bartels, une grande partie de la médecine primitive
correspond aux premiers balbutiements de la médecine empirique : bains, suda
tion, massages, obstétrique élémentaire, drogues. Il est bien connu que la phar
macopée moderne a hérité un bon nombre de ses drogues les plus actives de la
médecine primitive. Certains peuples avaient poussé plus loin que d’autres ces
thérapeutiques rationnelles et empiriques. Nous devons à G.W. Harley, qui a
vécu dans la tribu Mano du Liberia, l’une des meilleures études sur la médecine
rationnelle primitive74. Il recense environ cent maladies, dont quinze seulement
sont justiciables de traitements magiques ou d’autres procédés irrationnels. Les
guérisseurs utilisaient plus de cent plantes sous forme d’infusions, de décoctions,
etc.
R.W. Felkin, jeune médecin qui a exercé en Ouganda en 1884, a publié le
compte rendu d’une césarienne dont il avait été le témoin en 1879 à Katura, qui
faisait alors partie du royaume Bunyoro75. A l’époque, son témoignage fut
accueilli avec le plus grand scepticisme. Des études récentes ont cependant
révélé que la médecine Bunyoro avait d’autres exploits à son actif. Comme l’a
établi Davies, certains génies locaux avaient apparemment « franchi le Rubicon
qui sépare l’univers magique de celui régi par la science expérimentale »76.
Quant au traitement des maladies mentales, on pourrait en dire autant des
méthodes appliquées par un guérisseur indigène lapon, dont fait état l’ethnologue
J. Qvistad77. Ce guérisseur prescrivait à ses malades mentaux une règle de vie : il
74. G.W. Harley, Native African Medicine, Cambridge, Mass., Harvard University Press,
1941.
75. R.W. Felkin, « Notes on Labour in Central Africa », Edinburgh Medical Journal,
XXIX (1884), p. 922-930.
76. J.N.P. Davies, « The Development of “Scientific” Medicine in the African Kingdom of
Bunyoro-Kitara », Medical History, m (1959), p. 45-47.
77. J. Qvistad, Lappische Heilkunde, Oslo, Instituttet for Sammenlignende Kulturforsk-
ning, 1932, p. 90-91.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 71
78. Henry Sigerist, A History ofMedicine, New York, Oxford University Press, 1951,1, p.
161.
72 Histoire de la découverte de l’inconscient
d’après Maeder, le malade projette l’« archétype du Sauveur », tandis que le gué
risseur éveille et développe dans le patient ses capacités d’autoguérison79.
3. Le guérisseur primitif est un homme très habile et très instruit, « un homme
de haut niveau » — c’est ainsi qu’Elkin qualifie le guérisseur australien qui n’ac
quiert son statut qu’au terme d’un entraînement long et difficile. La plupart des
guérisseurs primitifs reçoivent leur formation d’autres guérisseurs et sont
intégrés à des groupes qui leur transmettent leurs connaissances secrètes et leurs
traditions. Beaucoup d’entre eux doivent se soumettre à une « maladie initia
tique ». Bien des guérisseurs primitifs sont effectivement sujets à des manifesta
tions psychopathologiques. A cet égard, Ackerknecht distingue trois types de
guérisseurs : le « non-inspirationnel » qui recourt au jeûne, même à l’alcool et
aux drogues pour induire en lui-même visions et transes ; l’« inspirationnel » qui
se soumet à la possession rituelle, c’est-à-dire à une variété d’auto-hypnose,
assez proche de l’état de transe de nos médiums occidentaux ; les véritables cha
mans, qui ne sont devenus chamans qu’après avoir fait l’expérience d’une grave
maladie mentale, d’un type particulier80. C’est le cas des chamans de certaines
tribus d’Afrique du Sud, d’Indonésie et surtout de la Sibérie. Des ethnologues
russes ont décrit la maladie initiatique des chamans sibériens.
Nioradzé raconte ainsi comment le jeune homme qui a reçu l’appel se retire de
la société ; il passe ses nuits à même le sol, voire dans la neige, il observe de
longues périodes de jeûne, supporte de grandes privations et fatigues et s’entre
tient avec les esprits ; il offre le spectacle d’un psychotique grave. Cependant, à
la différence d’une maladie mentale ordinaire, celle-ci est née d’une vocation
chamanique et, pendant tout le cours de sa maladie, le patient se soumet à une ini
tiation professionnelle de la part d’autres chamans. La maladie prend fin au
moment où l’entraînement est achevé et où le malade est lui-même proclamé
chaman81.
Il est clair que nous n’avons pas affaire ici à une maladie mentale ordinaire,
mais plutôt à une sorte de « maladie initiatique » que nous pourrions ranger dans
le groupe plus large des « maladies créatrices »82. Rentrent aussi dans cette caté
gorie les expériences de certains mystiques, poètes et philosophes. Nous exami
nerons plus tard le rôle joué par ce genre de maladie dans la fondation de la psy
chiatrie dynamique.
4. Le guérisseur peut être ou ne pas être compétent dans le traitement des frac
tures, le maniement des drogues, les massages et d’autres thérapeutiques empi
riques qu’il abandonnera souvent à des guérisseurs profanes. Ses techniques thé
rapeutiques sont essentiellement d’ordre psychologique, qu’il s’agisse de
maladies organiques ou mentales. Les sociétés primitives ne connaissent pas une
distinction aussi nette que nous entre le corps et l’esprit, aussi pouvons-nous
considérer le guérisseur comme un psychosomaticien.
5. Le traitement est presque toujours public et collectif. Habituellement le
patient ne se rend pas seul chez le guérisseur ; il est accompagné de ses proches
qui assisteront au traitement. Le traitement, nous l’avons vu, est en même temps
une cérémonie qui se déroule dans un cadre collectif bien structuré, comprenant
soit toute la tribu du malade, soit les membres d’une société médicale à laquelle
s’adjoindra le patient quand il sera guéri.
Tels sont, en résumé, les traits fondamentaux communs aux différents types de
traitements primitifs dont nous avons essayé de recenser les variétés les plus
importantes. Forest E. Cléments a essayé de reconstruire leur évolution histo
rique en s’appuyant sur une étude minutieuse des aires de diffusion des princi
pales théories de la maladie83. Le tableau suivant résume ses hypothèses quant à
leur date d’apparition et leur succession chronologique.
Aux environs de 4000 av. J.-C. furent fondés les premiers royaumes et empires
en Asie. Avec eux les religions disposèrent des assises indispensables pour leur
développement et leur organisation, avec des collèges de prêtres et la constitution
de corps de connaissances systématisées. Ceux-ci furent la préfiguration de la
science, d’une science qui s’appuyait sur l’observation et la déduction plutôt que
sur la mesure et l’expérimentation, comme la science moderne.
Certaines techniques de la médecine primitive furent reprises par la nouvelle
médecine, dans le cadre du temple, ainsi, par exemple, l’exorcisme. D’autres
techniques sont probablement nées et se sont développées dans les temples, ainsi
les cures dans les Asclépéia. La médecine profane connut elle aussi un dévelop
pement autonome, mais elle se révéla plus efficace dans le traitement des mala
dies organiques que dans celui des troubles d’ordre affectif et mental. Ainsi s’éta
devaient rester fidèles aux doctrines et aux statuts de l’école sous peine de s’en
voir exclure.
Chaque école transmettait l’enseignement de son fondateur ; ses successeurs
étaient souvent en désaccord avec lui sur certains points, mais l’école avait tou
jours sa doctrine « officielle ». Cette doctrine englobait non seulement la méta
physique, mais aussi la logique, la morale, la physique et d’autres sciences. L’es
sentiel de l’enseignement était réservé aux disciples, mais il y avait aussi des
conférences et des écrits destinés au grand public. Ces écoles s’engageaient sou
vent dans des polémiques contre les adversaires de la philosophie, les autres
écoles et les dissidents. Les membres d’une même école étaient liés par leurs
croyances communes, par la pratique des mêmes exercices, le même mode de vie
et le culte du fondateur, de sa mémoire (probablement plus souvent de sa
légende) et de ses écrits. Tout cela était particulièrement net chez les épicuriens :
chaque groupe local se réunissait une fois par mois pour participer à un banquet
en l’honneur du fondateur. Son portrait était en bonne place dans leurs lieux de
réunion, ils le portaient même gravé sur une bague, et ceux qui avaient la chance
d’aller en Grèce ne manquaient jamais de visiter sa maison et son jardin près
d’Athènes.
Chaque école enseignait et pratiquait une méthode spécifique de psychagogie.
Les pythagoriciens, qui formaient une communauté liée par une discipline très
stricte et une obéissance aveugle au « maître », s’imposaient de sévères restric
tions alimentaires, s’adonnaient à des exercices de maîtrise de soi (pendant l’ini
tiation ils observaient, par exemple, une longue période de silence), de remémo
ration de souvenirs, et de mémorisation de textes à réciter. Us étudiaient
également les mathématiques, l’astronomie et la musique. Les platoniciens se
réunissaient pour chercher ensemble la vérité qui surgirait, pensaient-ils, au cours
de dialogues entre le maître et les disciples. L’École aristotélicienne était une
sorte d’institut de recherche à visées encyclopédiques. Les stoïciens et les épi
curiens pratiquaient surtout l’entraînement psychique87. Les stoïciens profes
saient la maîtrise des émotions et s’appliquaient, par écrit et oralement, à des
exercices de concentration et de méditation, méthode qui devait être reprise, des
siècles plus tard, par saint Ignace de Loyola. Us choisissaient un sujet donné, par
exemple la mort, et s’efforçaient de se défaire de toutes les opinions reçues, de
toutes les craintes et des souvenirs qui y étaient associés. Une autre de leurs pra
tiques était celle des « consolations » ; il s’agissait d’un discours philosophique
amical, oral ou écrit, adressé à une personne en proie à la douleur. Les épicuriens
évitaient, dans leurs méditations, d’affronter directement le mal ; ils préféraient
évoquer les joies passées et futures. Us s’attachaient aussi à graver dans leur
mémoire un ensemble de maximes qu’ils ne cessaient de se répéter, à haute voix
ou mentalement. De telles pratiques n’étaient évidemment pas dépourvues d’ef
fets thérapeutiques. Certains auteurs estiment que le stoïcisme se rapprochait, par
certains de ses traits, des écoles adlérienne et existentialiste modernes, que cer
taines caractéristiques de l’Académie de Platon pouvaient se retrouver dans
87. Paul Rabbow, Seelenfiihrung. Methoden der Exerzitien in der Antike, Munich, Koesel,
1954.
76 Histoire de la découverte de l'inconscient
88. R. de Saussure, « Épicure et Freud », Gesundheit und Wohlfahrt, XVIII (1938), p. 356-
360.
89. Galien, On the Passions and Errors ofthe Soûl, Columbus, Ohio State University Press,
1961.
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 77
90. Alfred de Vigny voyait l’origine du roman psychologique dans la pratique chrétienne
de la confession. Louis Ratisbonne éd., Journal d’un poète, Paris, Michel Lévy, 1867, p. 172.
91. Ainsi que nous le verrons dans un chapitre ultérieur, l’étude objective de la psychopa
thologie sexuelle remonte aux ouvrages de théologie morale catholiques.
92. Henri F. Ellenberger, « The Pathogenic Secret and Its Therapeutics », Journal of the
History ofthe Behavorial Sciences, II (1966), p. 29-42.
78 Histoire de la découverte de l’inconscient
Remarquons que le secret pathogène que le pasteur Bosius avait percé si rapi
dement concernait une histoire d’amour. Il semble que son expérience passée de
la « cure d’âmes » lui ait appris qu’il devait en être ainsi. Notons aussi que le pas- '
teur Bosius n’estime pas s’être acquitté de sa tâche quand il a obtenu la confes
sion et prononcé des paroles de consolation. Avec l’autorisation de la patiente, il
joue un rôle actif, il s’emploie à apporter une solution aux problèmes qui la tour
mentent. Tout cela ressemble assez à une psychothérapie brève moderne.
A une certaine époque, la connaissance du secret pathogène et de son traite
ment tomba aux mains des laïcs. Nous ignorons quand cela se produisit ; ce fut
peut-être au temps des premiers magnétiseurs (dont nous reparlerons plus lon
guement au chapitre suivant). L’idée d’un secret accablant naquit chez ces
hommes peu après la découverte par Puységur de l’état de « sommeil magné
tique » (appelé plus tard hypnose). Victor Race, le tout premier patient chez qui
Puységur provoqua un sommeil magnétique, en 1784, lui révéla qu’il était en
conflit avec sa sœur, ce dont il n’aurait jamais osé parler dans son état normal.
Revenu à son état normal, il suivit les conseils de Puységur et n’eut qu’à s’en féli
citer94. En 1786, le comte de Lutzelbourg publiait l’histoire d’un de ses patients
qui s’était entiché d’un ami en qui il avait la plus entière confiance à l’état de
93. Heinrich Stilling (Jung-Stilling), Theobald oder die Schwdrmer, eine wahre Ges-
chichte, 2 vol., Francfort et Leipzig, 1785,1, p. 287-302.
94. A.M. J. Chastenet de Puységur, Mémoires pour servir à l'histoire et à l'établissement du
magnétisme animal (1784).
Les ancêtres lointains de la psychothérapie dynamique 79
veille95. Pourtant, dans l’état de « sommeil magnétique » il savait que son pré
tendu ami n’était qu’un traître qui lui avait fait du tort, et il expliqua au magné
tiseur ce qu’il devait faire pour transposer cette connaissance de son sommeil à
l’état de veille. Le magnétisme à ses débuts connut quantité d’histoires de ce
genre. Ces cas se raréfièrent dans la seconde moitié du XIXe siècle, mais dans les
années 1880 et 1890 il y avait encore des magnétiseurs qui savaient libérer leurs
malades de secrets pénibles qu’ils leur avaient révélés en état d’hypnose.
La notion de secret pathogène s’étendit progressivement à un public plus
large. Tout au long du XIXe siècle, une série d’œuvres littéraires en témoignent.
Un roman de Jeremias Gotthelf (pseudonyme du pasteur suisse Albert Bitzius),
publié en 1843, raconte l’histoire d’un jeune homme, fils de riches paysans, qui
se meurt lentement de désespoir, car il est secrètement amoureux d’une jeune
fille que ses parents ne l’autoriseraient pas à épouser parce qu’elle est orpheline
et pauvre96. La famille avait combiné un mariage avec une fiancée riche et arro
gante. Une diseuse de bonne aventure, qui ne manquait pas d’expérience, devina
son secret et amena la famille à renoncer à ses projets et à marier le jeune homme
à celle qu’il aimait : il retrouva aussitôt la santé. En 1850, Nathaniel Hawthome
racontait dans son chef-d’œuvre, La Lettre écarlate, comment un secret patho
gène pouvait être découvert par un homme perfide qui l’exploiterait ensuite pour
tourmenter sa victime jusqu’à la mort97.
En 1888, Ibsen, dans La Dame de la mer, raconte l’histoire remarquable d’un
secret pathogène et du traitement auquel il donna fieu.
Ellida souffrait d’une névrose mystérieuse qui semblait bien avoir quelque
rapport avec la mer : elle passait un temps incroyable à se baigner et à nager dans
le fjord, tout en prétendant haïr ses « eaux morbides et morbifiques », à la diffé
rence des eaux vivifiantes du grand large. Dès que quelqu’un parlait de la mer et
des marins, elle tressaillait et manifestait le plus vif intérêt. Elle suggéra à un
artiste de peindre une sirène mourant sur le rivage après le reflux de la mer. En
parlant à un sculpteur elle imaginait immédiatement des statues de tritons, de
sirènes et de Vikings. En parlant de son bébé qui était mort tout jeune, elle sou
tenait que la couleur et l’éclat de ses yeux changeaient en suivant les change
ments de couleur et de teinte de la mer. Elle soutenait que si les hommes avaient
choisi de vivre dans la mer plutôt que sur la terre ferme, ils en auraient été meil
leurs et plus heureux, mais qu’ils avaient fait un mauvais choix et qu’il était
maintenant trop tard pour retourner à la mer. Le sentiment confus de cette erreur
initiale était la racine la plus profonde de la souffrance humaine. Le secret d’El
lida se dévoile progressivement : elle se sentait attirée par un marin mystérieux
(elle avait peut-être été séduite par lui). Elle avait entrelacé leurs deux anneaux ;
il les avait jetés à la mer et avait disparu, l’assurant qu’il reviendrait un jour vers
elle. Effectivement, le mystérieux marin revint et demanda à Ellida de tenir sa
promesse, mais entre-temps elle s’était mariée. Son mari lui laissa le choix entre
95. Comte de Lutzelbourg, Extraits des journaux d'un magnétiseur attaché à la Société des
Amis réunis de Strasbourg, Strasbourg, Librairie académique, 1786, p. 47.
96. Jeremias Gotthelf, Wie Anne Bàbi Jowüger haushaltet und es ihr mit den Doktom erg-
het, 2 vol., Solothum, 1843-1844.
97. Nathaniel Hawthome, The Scarlet Letter (1850), The Centenary Edition, vol. I, Colum-
bus, Ohio State University Press, 1962.
80 Histoire de la découverte de l’inconscient
La psychothérapie scientifique
Gassner et Mesmer
1. Nous suivons la traduction allemande de ces lettres donnée par Eschenmayer, « Über
Gassners Heilmethode »,Archivfur thierischen Magnetismus, Vin, n’ 1 (1820), p. 86-135.
84 Histoire de la découverte de l’inconscient
Les deux premières malades étaient deux religieuses qui avaient dû quitter leur
couvent en raison de crises convulsives. Gassner ordonna à la première de s’age
nouiller devant lui, s’enquit brièvement de son nom, de sa maladie et lui
demanda si elle acceptait tout ce qui pourrait advenir sur son ordre. Elle accepta.
Gassner prononça alors solennellement en latin : « Si une force surnaturelle est à
l’œuvre dans cette maladie, je lui ordonne au nom de Jésus-Christ de se manifes
ter immédiatement. » La malade fut aussitôt secouée de convulsions. Gassner y
vit la preuve que ces convulsions étaient le fait d’un esprit mauvais et non d’une
maladie naturelle. Il entreprit alors de montrer qu’il avait pouvoir sur ce démon à
qui il ordonna en latin d’agiter de convulsions telle ou telle partie du corps de la
malade ; il induisit aussi, tour à tour, chez la malade les manifestations exté
rieures de la douleur, de la stupidité, du scrupule, de la colère, etc., et même l’ap
parence de la mort. Tous ses ordres furent exécutés ponctuellement. Il semblait
alors évident qu’il serait assez facile d’expulser un démon qui s’était rendu à ce
point docile. C’est justement ce que Gassner fit aussitôt. Il procéda de même avec
la seconde religieuse. A la fin de la séance, l’abbé Bourgeois lui demanda si cela
avait été pénible. Elle lui répondit qu’elle n’avait qu’un très vague souvenir de
tout ce qui s’était passé et qu’elle n’avait guère souffert. Gassner guérit ensuite
une troisième malade, une dame de haute naissance qui avait souffert autrefois de
mélancolie. Gassner évoqua et fit réapparaître cette mélancolie, et expliqua à la
dame comment elle devait s’y prendre pour la surmonter en cas de rechute.
Quel était donc cet homme dont les guérisons quasi miraculeuses attiraient de
telles foules ? On sait peu de choses sur la vie de Johann Joseph Gassner (1727-
1779). Parmi ceux qui ont esquissé une étude biographique, Sierke2 est fortement
prévenu contre Gassner, tandis que Zimmermann3, mieux documenté, est partial
dans le sens inverse : l’un et l’autre se sont surtout fondés sur des brochures
contemporaines, et non sur des documents d’archives.
Gassner naquit à Brez, village de paysans du Vorarlberg, province monta
gneuse de l’ouest de l’Autriche. Ordonné prêtre en 1750, il commença son minis
tère en 1758 à Klôsterle, petit village suisse, non loin de son Autriche natale.
Quelques années plus tard, rapporte Zimmermann, Gassner commença à souffrir
de violents maux de tête, de vertiges et d’autres troubles qui empiraient à chaque
fois qu’il s’apprêtait à célébrer la messe, à prêcher ou à confesser. Ce détail l’in
cita à y soupçonner l’œuvre du « Malin ». Il recourut aux formules d’exorcisme
et aux prières prescrites par F Église, et ses troubles finirent par disparaître. Il se
mit alors à exorciser les malades de sa paroisse, avec beaucoup de succès semble-
t-il, puisque les malades commencèrent à venir à lui de toutes les régions avoi
sinantes. En 1774, la guérison d’une grande dame, la comtesse Maria Bernardine
von Wolfegg, contribua puissamment à accroître son prestige.
2. Eugen Sierke, Schwârmer und Schwindler zu Ende des achtzehnten Jahrhunderts, Leip
zig, S. Hirzel, 1874, p. 222-287.
3. J. A. Zimmermann, Johann Joseph Gassner, der berühmte Exorzist. Sein Leben und
wundersames Wirken, Kempten, Jos. Kôsel, 1879.
Genèse de la psychiatrie dynamique 85
La même année, Gassner publia une brochure exposant les principes de sa thé
rapeutique4. Il distinguait deux sortes de maladies : les maladies naturelles, rele
vant du médecin, et les maladies surnaturelles, classées à leur tour en trois caté
gories : la circumsessio (l’imitation, par le démon, d’une maladie naturelle) ;
l’obsessio (l’effet de la sorcellerie) ; lapossessio (possession démoniaque expli
cite), la moins fréquente des trois. Dans tous les cas, Gassner expliquait d’abord
au malade que la guérison présupposait essentiellement la foi au nom de Jésus et
lui demandait son consentement avant d’entreprendre Vexorcismus probativus
(exorcisme probatoire). Il conjurait alors solennellement le démon de provoquer
les symptômes de la maladie. Si ces symptômes se manifestaient, Gassner y
voyait la preuve de l’action du démon et entreprenait alors de l’expulser. Mais si
aucun symptôme ne se manifestait, il envoyait le malade à un médecin. En agis
sant ainsi, il considérait sa position comme irréprochable, tant du point de vue de
l’orthodoxie catholique que du point de vue de la médecine.
Cette célébrité soudaine valut à Gassner des invitations d’un peu partout, en
particulier de Constance où il exerça son activité d’exorciste-guérisseur, sans
réussir, semble-t-il, à gagner la faveur du cardinal Roth, évêque de Constance.
Mais il trouva un protecteur puissant en la personne du prince-évêque de Ratis-
bonne, le comte Fugger, qui lui conféra une charge honorifique à sa propre Cour.
C’est ainsi que Gassner élut domicile dans la vieille ville épiscopale d’Ellwangen
où il vécut de novembre 1774 à juin 1775. Cette période marqua l’apogée de sa
carrière d’exorciste. Les malades affluaient à Ellwangen et les polémiques fai
saient rage autour de lui. On publia en Allemagne, en Autriche, en Suisse et
même en France, des douzaines de brochures prenant parti pour ou contre lui.
Outre la faveur des foules et de ceux qui espéraient se faire guérir par lui,
Gassner jouissait de l’appui de plusieurs protecteurs ecclésiastiques (ses ennemis
ajoutaient qu’il avait surtout la faveur des hôteliers et des voituriers pour qui cet
engouement était extrêmement profitable). Citons, parmi ses admirateurs, le
célèbre pasteur de Zurich, Lavater, parmi ses adversaires le théologien catholique
Sterzinger, le théologien protestant Semmler et la plupart de ceux qui incarnaient
l’esprit des Lumières. Le bruit courait qu’on était sûr de rencontrer des cas de
possession, en quelque lieu que ce fût, dès qu’une visite de Gassner y était annon
cée. H eut des imitateurs, même des paysans et des enfants qui se mirent à exor
ciser à son imitation5. A Vienne, on assista à des controverses passionnées, pour
et contre lui.
Comment peut-on expliquer ce déchaînement de passions ? On le comprendra
sans doute mieux en jetant un rapide coup d’œil sur l’Europe de 1775.
Politiquement l’Europe avait commencé à s’éloigner de l’ancienne organisa
tion féodale et à s’orienter vers le développement d’États nationaux. A la diffé
rence des nations fortement unifiées comme la France et l’Angleterre, l’Alle
magne, sous la souveraineté nominale de l’empereur, était une mosaïque
inextricable de plus de trois cents États de toutes dimensions. La plus grande par
tie de l’Europe continentale vivait sous la domination de la monarchie autri
4. Johann Joseph Gassner, Weise, fromrn und gesund zu leben, auch gottselig zur sterben,
oder nützelicher Unterricht wider den Teufel zu streiten, Stift Kemptem, in der Hochfiirstli-
chen Buchdruckerei, 1774.
5. J. A. Zimmermann, op. cit., p. 115-122.
86 Histoire de la découverte de l’iriçonscient
chienne qui ne régnait pas seulement sur l’Autriche mais sur une dizaine de
nations satellites. Vienne, centre artistique et scientifique de premier ordre, était
le siège de la brillante Cour d’Autriche. Partout existait le système strict et rigide
des classes sociales héréditaires : la noblesse et la bourgeoisie, les paysans et les
ouvriers, chacune de ces classes était subdivisée à son tour en un certain nombre
de sous-classes. L’Église exerçait une puissante emprise sur les classes
moyennes et inférieures. Mais l’Europe subissait l’influence d’une nouvelle phi
losophie, les Lumières, qui proclamait la primauté de la raison sur l’ignorance, la
superstition et la tradition aveugle. Sous la conduite de la raison, l’humanité,
espérait-on, allait s’engager sur la voie d’un progrès ininterrompu, l’acheminant
vers un avenir de félicité universelle. Les tendances radicales issues des
Lumières en Europe occidentale devaient s’incarner bientôt dans les révolutions
américaine et française. Le reste de l’Europe était régi par le « despotisme
éclairé », compromis entre les principes de la philosophie des Lumières et les
intérêts des classes dirigeantes. Marie-Thérèse d’Autriche, Frédéric II de Prusse
et Catherine de Russie étaient les représentants typiques de ce système. L’Église
subissait, elle aussi, l’influence des Lumières : l’ordre des Jésuites, pris comme
bouc émissaire, avait été supprimé en 1773. Les procès en sorcellerie, de
fâcheuse mémoire, n’avaient pas encore complètement disparu (une des der
nières exécutions fut celle, en 1782, d’Anna Gôldi, à Glarus, en Suisse), mais
tout ce qui avait trait aux démons, à la possession, à l’exorcisme, était regardé
avec une méfiance croissante6.
Si l’on tient compte de cette atmosphère, on comprendra mieux que Gassner
ait pu soulever une aussi vive opposition et que même ses protecteurs les plus
fidèles aient été contraints à la plus grande prudence. Le prince-évêque de Ratis-
bonne ouvrit une enquête en juin 1775, puis demanda à Gassner de réduire son
activité et de n’exorciser que les malades qui lui étaient envoyés par les autorités
ecclésiastiques dont ils relevaient. L’université d’Ingolstadt envoya une commis
sion d’enquête composée de représentants de ses quatre facultés. Cette enquête,
qui eut lieu le 27 mai 1775 à Ratisbonne, se termina de façon assez favorable
pour Gassner. La Cour impériale de Vienne manifesta, elle aussi, un vif intérêt
pour cette affaire7.
A Munich, le prince-électeur Max Joseph de Bavière nomma également une
commission d’enquête. Cette commission invita le docteur Mesmer, qui préten
dait avoir découvert un nouveau principe qu’il appelait le magnétisme animal, et
qui revenait d’une tournée dans la vallée du Rhin et à Constance où il avait,
disait-on, accompli des guérisons merveilleuses. Mesmer arriva à Munich, et au
cours d’une séance qui eut lieu le 23 novembre 1775, il provoqua chez les
malades l’apparition et la disparition de divers symptômes, y compris des
6. La vie et le sort de cette malheureuse femme ont fourni le sujet d’un roman historique
bien documenté de K. Freuler, Anna Gôldi, die Geschichte der letzten Hexe, Francfort-sur-le
Main, Büchergilde Gutenberg, 1945.
7. Haen, médecin officiel de l’impératrice Marie-Thérèse, était violemment hostile à Gass
ner qui, disait-il, n’avait guéri que peu de malades, les guérisons obtenues relevant soit de la
fraude, de l’imagination, soit des longs voyages et de la diète auxquels se soumettaient les
malades. Voir Antonii de Haen, Dissertatio theologico-physica de miraculis, Naples, Typis
Vincentii Ursini, 1778.
Genèse de la psychiatrie dynamique 87
Nul ne mit jamais en doute la piété sincère de Gassner, son humilité et son dés
intéressement. Malheureusement pour lui, il venait trop tard et les controverses
qui firent rage autour de lui avaient un objet bien plus important : la lutte entre
l’esprit nouveau, celui des Lumières, et l’autorité de la tradition. La chute de
Gassner ouvrait la voie à des méthodes thérapeutiques indépendantes de la reli
gion et conformes aux exigences de l’époque des Lumières. Guérir ne suffit pas,
il faut guérir en se conformant aux méthodes reçues dans la société.
C’est ainsi que Franz Anton Mesmer opéra en 1775 le tournant décisif de
l’exorcisme à la psychothérapie dynamique. On a parfois comparé Mesmer à
Christophe Colomb. L’un et l’autre découvrirent un monde nouveau, l’un et
l’autre restèrent dans l’erreur jusqu’à la fin de leur vie sur la nature exacte de leur
découverte, l’un et l’autre moururent amèrement déçus. Un autre trait qu’ils ont
en commun est l’ignorance relative où nous sommes quant aux détails de leur
vie.
Parmi les disciples de Mesmer, aucun ne semble s’être intéressé à la biogra
phie du maître. Le premier à faire une enquête fut Justinus Kemer’, qui se rendit
à Meersburg, où Mesmer était mort, pour y recueillir des renseignements et des
10. Rudolf Tischner, « Franz Anton Mesmer, Leben, Werk und Wirkungen », Münchner
Beitrage zur Geschichte und Literatur der Naturwissenschaften und Medizin, 1, n0* 9/10
(1928), p. 541-714.
11. F. Schürer-Waldheim, Anton Mesmer. Ein Naturforscher ersten Ranges, Vienne,
Selbstverlag, 1930.
12. Karl Bittel, Der berühmte Hr. Doct. Mesmer, 1734-1815. Aufseinen Spuren am Boden-
see, im Thurgau und in der Markgraffschaft Baden, mit einigen neuen Beitrâgen zur Mesmer-
Forschung, Überlingen, August Feyel, 1939.
13. Joseph Rudolph Wohleb, « Franz Anton Mesmer. Biographischer Sachstandbericht »,
Zeitschriftfiir die Geschichte des Oberrheins, Neue Folge, LIII, Heift 1 (1939), p. 33-130.
14. Bemhardt Milt, « Franz Anton Mesmer und seine Beziehungen zur Schweiz », Mittei-
lungen der antiquarischen Gesellschaft in Zurich, XXXVIII, n* 1 (1955), p. 1-139.
15. Jean Vinchon, Mesmer et son secret, Paris, Legrand, 1936.
16. La vie de Mesmer à Vienne a été étudiée et retracée par F. Schtirer-Waldheim, Anton
Mesmer. Ein Naturforscher ersten Ranges, op. cit.
17. Cité par Karl Bittel, Der berühmte Hr. Doct. Mesmer, 1734-1815..., op. cit.
Genèse de la psychiatrie dynamique 89
18. Franz Anton Mesmer, Schreiben über die Magnetkur an einen auswàrtigen Arzt,
Vienne, 1775.
19. Ce document a été découvert et publié par Justinus Kemer, Franz Anton Mesmer aus
Schwaben, op. cit., p. 19-45.
90 Histoire de la découverte de l’inconscient
20. Bittel a retrouvé les récits de quelques-unes de ces guérisons dans les journaux locaux
contemporains et les a publiés dans son étude biographique sur Mesmer (voir note 12).
Genèse de la psychiatrie dynamique 91
permettait d’écrire21. Ses mouvements étaient pleins de grâce, elle savait danser
et faire des travaux d’aiguilles, mais elle était surtout très douée pour la musique,
ce qui lui avait valu l’intérêt et la protection spéciale de l’impératrice Marie-Thé
rèse22. Elle avait été traitée sans succès pendant plusieurs années par les meilleurs
médecins de Vienne (elle avait même reçu plus de trois mille décharges élec
triques). Or, après quelques séances de magnétisme avec Mesmer, elle déclara
avoir recouvré la vue. La première chose qu’elle vit fut le visage de Mesmer : elle
trouva que le nez humain avait une forme étrange, effrayante même, et elle eut
peur qu’il ne lui blessât les yeux23. Sa vue s’améliora progressivement — c’était
du moins ce qu’elle disait et ce que proclamait Mesmer — à la grande joie de sa
famille. Mais les médecins qui s’étaient occupés d’elle jusque-là contestèrent la
réalité de sa guérison. Une commission médicale souligna que la malade n’affir
mait voir qu’en présence de Mesmer. Un conflit surgit entre Mesmer et la famille
.Paradis, et la malade perdit définitivement la vue. Elle retourna chez elle et pour
suivit sa carrière de musicienne aveugle. Mesmer insinua que ni elle-même ni sa
famille n’avaient intérêt à ce qu’elle guérisse : c’en aurait été fait de sa célébrité
de musicienne aveugle et peut-être de la générosité de l’impératrice24.
Quelque temps après, à la fin de 1777, Mesmer quitta Vienne. Les raisons de
ce départ sont restées obscures. Ses ennemis prétendirent plus tard qu’il y avait
été contraint. On a supposé qu’il avait été ébranlé par son échec avec Maria-The-
resia Paradis et par l’hostilité de ses collègues. Il est possible aussi que la jeune
malade ait fait preuve d’un attachement trop vif pour Mesmer et que lui-même
n’ait pas été insensible à ses charmes. (Sa femme resta à Vienne, il ne la revit
jamais.) Mais la véritable raison de ce départ résidait peut-être dans le caractère
hypersensible et instable de Mesmer, dans sa propre psychopathologie.
Selon ses propres dires, Mesmer traversa alors une période de dépression25. Il
désespérait de jamais trouver la vérité. Il allait se promener dans la forêt, parlant
aux arbres et essayant pendant trois mois de penser sans recourir aux mots. Il
retrouva progressivement la paix intérieure et reprit confiance en lui, et arriva à
voir le monde sous un tout autre jour. H s’assigna pour mission de faire connaître
à l’univers sa grande découverte. Il partit pour Paris où il arriva en février 1778.
L’atmosphère que Mesmer trouva à Paris était toute différente de celle qu’il
avait laissée à Vienne. L’Empire autrichien était un État stable, sous un gouver
nement énergique, une administration compétente et une police vigilante. Paris
était un centre culturel au même titre que Vienne, mais la vie y était étrangement
agitée. Sous un roi faible et une reine frivole, le pouvoir était instable et la situa
tion financière catastrophique. La concussion, la spéculation et le jeu engouf
21. Ludwig August Frankl, Maria-Theresia von Paradis, Biographie, Linz, 1876.
22. Pendant plus de cent cinquante ans, tous les auteurs qui ont parlé d’elle ont dit qu’elle
était la filleule de l’impératrice. Comme tant d’autres détails, cette affirmation s’est révélée
fausse. Cf. Hermann Ullrich, « Maria-Theresia Paradis und Dr Franz Anton Mesmer », Jahr-
buch des Vereines fiir Geschichte der Stadt Wien, XVII-XVHI (1961-1962), p. 149-188.
23. Selon Justinus Kemer, Franz Anton Mesmer aus Schwaben, op. cit.
24. Mesmer raconte cet épisode dans son Précis historique desfaits relatifs au magnétisme
animal jusqu 'en avril 1781, Londres, 1781. Le père de Maria-Theresia a présenté une version
quelque peu différente, publiée par Justinus Kemer, op. cit., p. 61-71.
25. Mesmer décrit lui-même ses souffrances émotionnelles dans son Précis historique, op.
cit., p. 21-23.
92 Histoire de la découverte de l’inconscient
fraient des sommes énormes. La philosophie des Lumières avait pris une tour
nure révolutionnaire et antireligieuse.
La noblesse se cramponnait avec obstination à Ses privilèges exorbitants, mais
affichait, de façon paradoxale, une tendance remarquable à la philanthropie et au
dévouement pour le bien public. Dans la guerre désastreuse contre l’Angleterre,
la France avait perdu les Indes et le Canada. Maintenant, au moins en partie dans
un esprit de revanche, le public français s’enthousiasmait pour la guerre de l’in
dépendance américaine. On pouvait noter, à Paris surtout, une propension géné
rale à l’hystérie collective : on passait du jour au lendemain d’un engouement à
un autre26.
Il semble que la réputation de Mesmer a précédé son arrivée à Paris, ville où,
à cette époque, on portait un intérêt tout particulier aux étrangers de marque.
Mesmer avait alors 43 ans : c’était un bel homme, grand et vigoureux ; grâce à sa
distinction et à ses manières raffinées, il eut tôt fait de se faire accepter par la
société française, en dépit de son fort accent allemand. On ignore pour quelles
raisons il rompit bientôt avec son premier associé, le chirurgien français Le
Roux, et se mit à magnétiser ses malades dans une résidence privée, à Créteil. Il
s’installa ensuite dans un hôtel particulier, place Vendôme, où il recevait des
malades de la plus haute société et les magnétisait en leur demandant des hono
raires très élevés. Il tenait beaucoup à entrer en relation avec les membres des
corps scientifiques : l’Académie des sciences, la Société royale de médecine, la
Faculté de médecine. Il se fit au moins un disciple influent en la personne du doc
teur d’Eslon, médecin personnel du comte d’Artois, un des frères du roi. Mesmer
exposa en outre ses idées dans des publications écrites par lui-même27 et par
d’Eslon28.
Entre-temps, sa clientèle s’était progressivement accrue. Avant de quitter
Vienne, il avait cessé de se servir d’aimants et d’électricité à titre d’accessoires.
En 1780 ou 1781, recevant plus de malades qu’il ne pouvait en traiter indivi-'
duellement, il imagina un traitement collectif, le « baquet », dont nous aurons
l’occasion de reparler plus longuement. Deux de ses clients lui témoignèrent un
grand dévouement personnel : Nicolas Bergasse, habile juriste qui s’intéressait
vivement à la philosophie et qui participait activement à la vie politique29, et le
banquier Kommann, dont Mesmer avait traité le jeune enfant pour une grave
maladie des yeux30.
26. La vie à Paris pendant ces années critiques a été admirablement décrite par Melchior
Grimm dans ses lettres à son souverain allemand, Correspondance littéraire, philosophique et
critique adressée à un souverain d’Allemagne, 5 vol., par le baron de Grimm et par Diderot,
Paris, F. Buisson, 1813. Cette correspondance contient plusieurs données intéressantes sur
Mesmer.
27. Franz Anton Mesmer, Mémoire sur la découverte du magnétisme animal, Paris, Didot,
1779. Cf. aussi son Précis historique, op. cit.
28. Dr Eslon, Observations sur le magnétisme animal, Londres et Paris, Didot, 1780.
29. Sa biographie a été écrite par Louis Bergasse, Un défenseur des principes traditionnels
sous la Révolution, Nicolas Bergasse, Paris, Perrin, 1910. Voir aussi : Un philosophe lyonnais,
Nicolas Bergasse, Lyon, Le Ven, 1938.
30. Nous devons le récit de cette célèbre cure à Mialle, Exposé par ordre alphabétique des
cures opérées en France par le magnétisme animal, depuis Mesmer jusqu’à nos jours, Paris,
Dentu, 1826, II, p. 81-82.
Genèse de la psychiatrie dynamique 93
31. Franz Anton Mesmer, Mémoire sur la découverte du magnétisme animal, op. cit.
94 Histoire de la découverte de l’inconscient
32. Sir William Ramsey, The Life and Letters ofJoseph Black, Londres, Constable and Co.,
1918, p. 84-85.
Genèse de la psychiatrie dynamique 95
sonnes qui ont été témoins de ces effets et chez qui Mesmer a provoqué des
convulsions, puis les a fait cesser par un simple mouvement de la main. »
Toute cette mise en scène était destinée à renforcer les influences magnétiques.
De grands miroirs réfléchissaient le fluide qui était transmis par des sons musi
caux émanant d’instruments magnétisés. Mesmer lui-même jouait parfois sur son
harmonica de verre, instrument dont bien des personnes disaient qu’il ébranlait
les nerfs. Les malades étaient assis en silence. Au bout d’un moment, certains
commençaient à éprouver des sensations physiques étranges. Quant à ceux qui
étaient saisis de crises, ils étaient traités par Mesmer et ses assistants dans la
« chambre des crises ». Parfois, une vague de crises se propageait d’un malade à
l’autre.
Mesmer utilisait aussi un procédé encore plus extraordinaire, l’arbre magné
tisé, sorte de traitement collectif de plein air pour les pauvres.
Ces procédés thérapeutiques paraissaient si extravagants que la plupart des
médecins ne pouvaient voir en Mesmer qu’un charlatan. Son succès croissant et
les honoraires exorbitants qu’il exigeait de ses nobles et riches malades ne pou
vaient qu’accroître leur ressentiment professionnel.
Il semble qu’au cours de l’été 1782 Mesmer comprit qu’il avait abouti à une
impasse. Pendant cinq ans il s’était efforcé de faire reconnaître sa découverte par
les sociétés savantes, ce qui lui aurait permis de la vendre très cher au gouver
nement français puis d’enseigner et d’appliquer sa méthode dans un hôpital
public. Mais il était plus éloigné que jamais de ce but. En juillet 1782, il quitta
Paris pour la station thermale belge de Spa, avec ses amis dévoués Bergasse et
Kommann. Bergasse rapporte que Mesmer y reçut une lettre disant que d’Eslon
entendait le remplacer et qu’il s’était constitué une clientèle de magnétisme ani
mal33. Mesmer fût consterné et furieux en apprenant cette « trahison » et il entre
vit sa propre ruine. U ne doutait pas qu’après lui avoir volé son secret d’Eslon lui
volerait aussi sa clientèle. Le juriste Bergasse et le financier Kommann conçurent
alors un nouveau plan : ils organiseraient une souscription afin de réunir une
grande somme d’argent et d’acheter la découverte de Mesmer. Les souscripteurs
deviendraient possesseurs du « secret » et constitueraient une société destinée à
enseigner et diffuser la doctrine de Mesmer.
Ce projet obtint un grand succès. Malgré l’énormité des sommes demandées,
on trouva des souscripteurs. On trouvait parmi eux les noms les plus illustres de
Paris et de la Cour, des membres des plus anciennes familles aristocratiques, tels
que les Noailles, les Montesquieu et le marquis de Lafayette, ainsi que d’émi
nents magistrats, juristes et médecins. Le bailli des Barres, de l’ordre de Malte,
devait introduire le magnétisme auprès des chevaliers de Malte34. Mais des dif
ficultés grandissantes surgirent entre Mesmer et ses disciples. Bergasse devait
publier ultérieurement, sur les négociations ardues de 1783 et 1784, un compte
rendu détaillé qui dépeint Mesmer — si tous les détails rapportés sont véridiques
33. Nicolas Bergasse, Observations de M. Bergasse sur un écrit du Dr Mesmer, ayant pour
titre : Lettre de l'inventeur du magnétisme animal à l’auteur des réflexions préliminaires,
Londres, 1785.
34. Eugène Louis, Les Origines de la doctrine du magnétisme animal, thèse de médecine,
Paris, 1898-1899, n* 111, Paris, Société d’éditions scientifiques, 1898.
96 Histoire de la découverte de l'inconscient
40. Cf. en particulier Jean-Baptiste Radet, Les Docteurs modernes. Comédie-parade..., sui
vie du baquet de santé..., Paris, Brunet, 1784.
41. Paul Schmidt, Court de Gébelin à Paris, Paris, Fischbacher, 1908.
42. L’Anti-magnétisme, ou Origine, progrès, décadence, renouvellement et réfutation du
magnétisme animal, Londres, 1784.
43. M. Thouret, Recherches et doutes sur le magnétisme animal, Paris, Prault, 1784.
44. Marat, Mémoire sur l’électricité médicale, Paris, Méquignon, 1784, p. 110.
45. Caullet de Veaumorel, Aphorismes de M. Mesmer, dictés à l'assemblée de ses élèves,
op. cit.
46. Nicolas Bergasse, Théorie du monde et des êtres organisés, suivant les principes de M.,
Paris, 1784.
98 Histoire de la découverte de l’inconscient
Quelle fut la véritable personnalité de cet homme qui, dans sa patrie, avait
laissé le souvenir d’un magicien ? Il est difficile de fournir une réponse satisfai
sante : on ignore trop de choses à son sujet. On ne sait rien de son enfance ni de
sa vie amoureuse, sinon que son mariage fut malheureux. Les documents dont
nous disposons à son sujet permettraient de tracer plusieurs portraits différents.
Le premier portrait, le plus connu, est celui que nous ont laissé ses disciples
français, en particulier Bergasse dans le long mémoire plein de ressentiment et
d’amertume qu’il publia quand Mesmer l’eut exclu de son mouvement51. Les
écrits qui émanent de ses disciples dépeignent Mesmer comme un homme imbu
de l’idée fixe qu’il avait fait une découverte capitale que le monde entier devait
accepter immédiatement, avant même qu’elle ne fût pleinement révélée. Mesmer
voulait garder son secret aussi longtemps qu’il lui plairait et ne le rendre public
qu’à sa convenance. La doctrine du magnétisme animal devait rester sa propriété
exclusive et permanente : nul n’avait le droit d’y ajouter ou d’en retrancher quoi
que ce soit, ni de la modifier, sans son autorisation. Il exigeait de ses disciples un
dévouement absolu, sans se sentir tenu lui-même à une quelconque réciprocité, ni
à leur témoigner sa gratitude. Mesmer rompait immédiatement avec quiconque
exprimait des idées indépendantes. Il croyait vivre dans un monde peuplé d’en
nemis toujours prêts à voler, à déformer ou à anéantir sa découverte. Il prenait l’in
différence pour de l’hostilité, la contradiction pour de la persécution. Ce portrait
49. Karl Christian Wolfart éd., Mesmerismus oder System der Wechselwirkungen, Théorie
undAnwendung des thierischen Magnetismus, Berlin, Nicolai, 1814.
50. Justinus Kemer, Franz Anton Mesmer aus Schwaben, op. cit.
51. Nicolas Bergasse, Observations de M. Bergasse sur un écrit du Dr Mesmer, ayant pour
titre : Lettre de l’inventeur du magnétisme animal à l’auteur des réflexions préliminaires, op.
cit.
100 Histoire de la découverte de l'inconscient
52. Les souvenirs de Johann Heinrich Egg sur Mesmer ont été publiés dans un journal local
et reproduits par Bemhard Milt, « Franz Anton Mesmer und seine Beziehungen zur Schweiz »,
loc. cit.
Genèse de la psychiatrie dynamique 101
pris part à une mission officielle en Russie. H partageait son temps entre la vie
militaire et son château de Buzancy, près de Soissons, où il possédait l’immense
propriété de ses ancêtres. Comme beaucoup d’aristocrates à cette époque, il avait
son « cabinet de physique » où il se livrait à diverses expériences sur l’électricité.
D’abord sceptique à l’égard du mesmérisme, il s’y laissa convertir par son frère
Antoine-Hyacinthe et entreprit des traitements individuels et collectifs dans sa
propriété56.
Un de ses premiers malades fut Victor Race, jeune paysan de 23 ans, dont la
famille était au service des Puységur depuis plusieurs générations. Victor, qui
souffrait de troubles respiratoires bénins, se laissa aisément magnétiser et, dans
cet état, présenta une crise très particulière, sans les convulsions ni les mouve
ments désordonnés qui apparaissaient d’habitude chez les autres malades : il
tomba, au contraire, dans une sorte de sommeil étrange où il semblait, paradoxa
lement, plus éveillé et plus conscient que dans son état de veille habituel. Il par
lait à haute voix, répondait aux questions et témoignait d’une plus grande viva
cité d’esprit que dans son état normal. Le marquis, chantonnant pour lui-même
de façon inaudible, eut la surprise d’entendre le jeune homme chanter les mêmes
airs à haute voix. La crise passée, Victor n’en garda aucun souvenir. Intrigué,
Puységur reproduisit cette forme de crise chez Victor, puis entreprit avec succès
de la provoquer chez d’autres. Une fois dans cet état, ils étaient capables de faire
le diagnostic de leurs propres maladies, d’en prévoir l’évolution (ce que Puysé
gur appela la pressensation) et d’en indiquer le traitement approprié.
Le nombre de ses malades augmenta rapidement, si bien que Puységur orga
nisa bientôt un traitement collectif. La place du petit village de Buzancy, entou
rée de chaumières et d’arbres, n’était pas très éloignée du majestueux château des
Puységur. Au centre de la place se dressait un immense et très bel orme, au pied
duquel une source déversait une eau limpide. Les paysans venaient s’asseoir sur
les bancs de pierre entourant l’arbre. Autour du tronc et des maîtresses branches
étaient fixées des cordes dont les malades enroulaient les extrémités aux endroits
douloureux de leur corps. Au début de la séance les malades formaient une
chaîne, en se tenant par le pouce. Us sentaient alors, plus ou moins intensément,
le fluide circuler à travers leurs corps. Au bout d’un certain temps, le maître
ordonnait de rompre la chaîne et demandait aux malades de se frotter les mains.
Il en choisissait alors quelques-uns chez qui il provoquait la « crise parfaite » en
les touchant avec sa baguette de fer. Ces sujets, promus au rang de « médecins »,
faisaient le diagnostic des maladies des autres et prescrivaient les traitements.
Pour les « désenchanter » (c’est-à-dire pour les réveiller de leur sommeil magné
tique), Puységur leur ordonnait d’embrasser l’arbre, ce qui les réveillait aussitôt,
sans leur laisser aucun souvenir de ce qui s’était passé. Ces traitements se fai
saient en présence de spectateurs curieux et enthousiastes. On rapporte qu’en un
peu plus d’un mois, 62 des 300 malades souffrant d’affections variées furent
guéris.
Ce nouveau genre de traitement introduit par Puységur se distinguait par deux
traits remarquables. Le premier était la nature de cette « crise parfaite », avec son
56. Nous devons la description de ces premières sessions à un témoin oculaire, Cloquet,
collecteur d’impôts, et à Puységur lui-même dans un opuscule anonyme : (Puységur) Détail
des cures opérées à Buzancy près de Soissons, par le magnétisme animal, Soissons, 1784.
Genèse de la psychiatrie dynamique 103
60. A.M.J. Chastenet de Puységur, Du magnétisme animal, considéré dans ses rapports
avec diverses branches de la physique générale, Paris, Desenne, 1807, p. 108-152.
61. On peut consulter ces publications précieuses et extrêmement rares à la Bibliothèque
nationale et universitaire de Strasbourg. En voici les titres : Exposé des différentes cures opé
rées depuis le 25 d’août 1785, époque de la formation de la société, fondée à Strasbourg, sous
la dénomination de Société Harmonique des Amis-Réunis, jusqu’au 12 du mois de juin 1786,
par différents membres de cette Société (Strasbourg, Librairie académique, 1787) ; Suite des
cures faites par différents magnétiseurs, membres de la Société Harmonique des Amis-Réunis
de Strasbourg (Strasbourg, chez Lorenz et Schouler, 1787) ; Annales de la Société Harmo
nique des Amis-Réunis de Strasbourg ou cures que les membres de cette société ont opérées
par le magnétisme animal (à Strasbourg, et chez les principaux libraires de l’Europe, 1789).
Genèse de la psychiatrie dynamique 105
domination française se termina dans un bain de sang. Plus tard, Mesmer préten
dit orgueilleusement que la nouvelle république — qui s’appelait maintenant
Haïti — lui devait son indépendance.
Le marquis de Puységur passa deux ans en prison, puis il eut la chance de ren
trer en possession de son château, devint maire de Soissons, écrivit des ouvrages
littéraires et reprit ses recherches sur le magnétisme. Il formula l’hypothèse que
les maladies mentales graves ne seraient qu’une forme de distorsion somnam
bulique et il pensait qu’un jour le magnétisme serait utilisé dans les hôpitaux
pour guérir les malades mentaux. Il entreprit le traitement d’un garçon de 12 ans,
Alexandre Hébert, qui avait de terribles accès de fureur délirante. Le marquis
passa six mois avec le garçon sans jamais le laisser seul ni le jour ni la nuit,
devançant ainsi certaines tentatives ultérieures de psychothérapie des psychoses
graves62.
Après la chute de Napoléon, une nouvelle génération de magnétiseurs qui
n’avaient pas connu Mesmer considéra Puységur comme son patriarche véné
rable, ignorant presque pourquoi on employait le terme « mesmériser » pour dé
signer la technique inaugurée par Puységur. De retour à Buzancy, en avril 1818,
le marquis, âgé de 67 ans, apprit que Victor Race, qui avait alors 58 ans, était gra
vement malade et qu’il ne cessait de parler de lui. Puységur alla voir Victor et le
magnétisa dans la même chaumière que la première fois, trente-quatre ans plus
tôt. Il fut frappé de constater que Victor, pendant son sommeil magnétique, se
souvenait de tous les détails de ses états somnambuliques antérieurs. La santé de
Victor s’améliora et le marquis retourna à Paris. Victor, « le doyen des somnam
bules français », mourut peu après et fut enterré dans le cimetière de Buzancy. Le
marquis lui-même fit graver une inscription sur sa tombe63.
Le 29 mai 1825, le sacre de Charles X fut célébré solennellement à Reims
selon un rituel archaïque. Puységur, descendant d’une des plus anciennes
familles nobles françaises, séjourna, pendant la durée des cérémonies, dans une
des tentes d’apparat dressées sur la place publique. Par l’effet, probablement, de
l’humidité, le marquis, qui avait alors 74 ans, tomba gravement malade. On le
transporta au château de Buzancy où il mourut peu après, laissant le souvenir
d’un homme foncièrement honnête et généreux, quoique manquant parfois un
peu d’esprit critique64. Dans son respect inné pour le rang et la supériorité hiérar
chique, Puységur s’était toujours proclamé le disciple respectueux de Mesmer et
n’ avait jamai s essayé de le supplanter. Son nom tomba progressivement dans l’ou
bli, ses ouvrages se firent rares. C’est Charles Richet qui redécouvrit Puységur en
1884 et montra que la plupart des découvertes que ses illustres contemporains
pensaient avoir faites à propos de l’hypnose se trouvaient déjà dans les écrits de
Puységur.
62. A.M.J. Chastenet de Puységur, Les fous, les insensés, les maniaques et les frénétiques
ne seraient-ils que des somnambules désordonnés ?, Paris, Dentu, 1812.
63. M.S. Mialle, Exposé par ordre alphabétique des cures opérées en France par le magné
tisme animal, depuis Mesmer jusqu’à nos jours (1774-1826), 2 vol., Paris, Dentu, 1826,1,
p. 202-204.
64. Encyclopédie du XIX' siècle, 3' éd., Paris, 1872, vol. XIX, art. Puységur.
106 Histoire de la découverte de l'inconscient
Diffusion du mesmérisme
65. Ces détails nous ont été fournis par M. Guillemot, maire de Buzancy.
66. Lettre de G. Dumas, directeur des services d’archives de l’Aisne, 14 juin 1963.
67. Petetin, Mémoire sur la découverte des phénomènes que présentent la catalepsie et le
somnambulisme, symptômes de l’affection hystérique essentielle, Lyon, 1785.
68. Extrait du journal d’une cure magnétique. Traduit de l’allemand, Rastadt, J.M. Domer,
1787.
Genèse de la psychiatrie dynamique 107
rent les classiques du magnétisme jusqu’au milieu du siècle. Mais déjà vers 1812,
des hommes nouveaux commencèrent à introduire des notions et des méthodes
nouvelles dans l’étude du magnétisme.
Il y eut d’abord le curieux abbé Faria, prêtre portugais, qui prétendait venir de
l’Inde et se disait brahmane. En 1813, il donna à Paris un cours sur le sommeil
lucide où il critiquait la théorie du fluide physique comme celle du « rapport »
magnétique, et où il affirmait que le sommeil magnétique dépendait essentielle
ment du sujet et non du magnétiseur69.
Il enseignait aussi que seuls certains individus pouvaient être magnétisés ; il
les appelait les époptes naturels. Sa technique consistait à faire asseoir ses
patients dans des fauteuils confortables, leur demandant de fixer leur regard sur
sa main ouverte et étendue, puis il leur ordonnait à haute voix : « Dormez ». Les
sujets tombaient alors dans le sommeil magnétique. Tandis qu’ils étaient dans cet
état, il induisait en eux des visions et des suggestions post-hypnotiques. Malheu
reusement pour Faria, il était desservi par son mauvais français et (d’après Noi-
zet) il fut victime d’une mystification de la part d’un acteur venu à une de ses
séances dans le dessein de le ridiculiser et qui fit de lui la risée de tout Paris. Son
nom survécut surtout parce que Alexandre Dumas le donna à un personnage de
son roman, Le Comte de Monte-Cristo. Janet a montré que c’est Faria qui, par l’in
termédiaire de Noizet et Liébeault, fut le véritable ancêtre de l’École de Nancy.
Là où Faria avait échoué, Deleuze réussit, et c’est à lui que l’on attribue habi
tuellement la renaissance du magnétisme en France. Lui aussi donna un cours
public et édita un manuel clair et bien construit70. Deleuze déclarait que l’ère des
« guérisons merveilleuses » s’était achevée avec Mesmer et Puységur et que le
temps était venu de mettre au point et de systématiser les techniques appropriées.
Il considérait également comme une chose du passé l’ancienne querelle opposant
les « fluidistes » (qui croyaient au fluide physique de Mesmer), les « animistes »
(qui parlaient de phénomènes psychologiques), ainsi que les partisans de la théo
rie intermédiaire (qui croyaient en un fluide physique qu’il appartenait à la
volonté de diriger). Les praticiens étaient rentrés en possession de leur bien.
Deleuze fournissait d’excellentes descriptions des phénomènes accompagnant le
sommeil magnétique. Il se montrait très sceptique à l’égard des prétendues mani
festations surnaturelles, et mettait en garde contre les divers dangers inhérents au
traitement magnétique.
Si Deleuze était surtout un clinicien et un empiriste, Alexandre Bertrand, qui
bénéficiait d’une double formation de médecin et d’ingénieur, tenta une approche
scientifique et expérimentale des phénomènes du magnétisme animal71. Janet,
qui tenait l’œuvre de Bertrand en haute estime, voyait en lui le véritable initiateur
de l’étude scientifique de l’hypnose.
Noizet, officier de l’armée française, qui avait été témoin des démonstrations
de Faria, raconte comment il fit la connaissance de Bertrand en 1819, alors qu’il
venait d’entreprendre ses recherches sur le magnétisme, et comment il convain
quit Bertrand que la théorie du fluide était erronée. Ils devinrent amis et envoyè
rent chacun un manuscrit pour un concours proposé par l’Académie de Berlin,
mais on les leur renvoya. Bertrand révisa le sien et en fit son Traité qu’il publia
peu après, tandis que Noizet mit trente-cinq ans à publier le sien dans une édition
à tirage limité72. L’enseignement de Noizet fut repris par Liébeault et c’est ainsi
que la technique de Faria devint finalement celle qu’appliqua l’École de Nancy.
Bertrand et Noizet soutenaient tous les deux que l’esprit humain conçoit des pen
sées et des raisonnements dont nous n’avons pas conscience et qui ne sont déce
lables que par les effets qu’ils produisent.
Parmi ceux qui, en France, étudièrent le magnétisme, il y eut aussi des
hommes comme Charpignon, Teste, Gauthier, Lafontaine, Despine, Dupotet,
Durand (de Gros) et d’autres qui sont dignes de la plus haute estime, bien qu’ils
soient largement oubliés aujourd’hui. Janet protestait contre l’appellation de
« précurseurs » dont on les avait dédaigneusement gratifiés. Ces hommes, dit-il,
furent au même titre que Puységur et les premiers mesmériens les véritables fon
dateurs de la science de l’hypnotisme. Ce sont eux qui dès le début décrivirent
très correctement ces phénomènes, et pendant tout le XIXe siècle on n’y ajouta
rien de substantiel.
Ces hommes avaient compris, par exemple, que le « rapport » constituait le
phénomène central du magnétisme et du somnambulisme et que son influence
s’étendait bien au-delà de la séance proprement dite. Les suggestions post-hyp
notiques avaient été décrites dès 1787 ; Faria et Bertrand les connaissaient par
faitement73. L’influence réciproque entre le patient et le magnétiseur était déjà
implicite dans la notion même de « rapport »74. Les premiers magnétiseurs met
taient en garde contre les dangers inhérents à la puissante attraction mutuelle
créée par ce rapport, tout en sachant que cette influence avait aussi ses limites.
Tardif de Montrevel avait déjà indiqué en 1785 que, même dans l’état de som
meil magnétique, le sujet était parfaitement capable de résister à tout ordre
immoral qu’un magnétiseur sans scrupule pourrait lui donner75. Ces hommes
avaient étudié les étapes et les incidents des traitements individuels, ils avaient
expliqué comment il fallait les commencer et comment il fallait les terminer, ils
avaient également mis en garde contre des séances trop fréquentes ou des traite
ments trop prolongés76. Ils avaient aussi exploré diverses formes d’états
« magnétiques », parmi lesquels des cas de dédoublement de la personnalité.
L’influence de l’esprit sur le corps et la possibilité de guérir certaines maladies
organiques grâce au magnétisme étaient pour eux des choses évidentes. Ils se
72. Général Noizet, Mémoire sur le somnambulisme et le magnétisme animal, Paris, Plon,
1854.
73. Mouillesaux, en 1787, ordonna à une femme, sous sommeil magnétique, de rendre
visite le lendemain, à telle heure, à telle personne ; la patiente exécuta l’ordre. Cité par Tisch-
ner, « Franz Anton Mesmer : Leben, Werk und Wirkungen », loc. cit.
14. La « réciprocité magnétique » est mentionnée dès 1784 dans un pamphlet contre Mes
mer par un auteur anonyme bien au courant des théories de Mesmer, La Vision, contenant l’ex
plication de l’écrit intitulé : Traces du magnétisme et la théorie des vrais sages, Paris, Cou
turier, 1784.
75. Tardif de Montrevel, Essai sur la théorie du somnambulisme magnétique, Londres,
1785, p. 43-45.
76. Deleuze et la plupart des auteurs contemporains l’exposent en détail.
Genèse de la psychiatrie dynamique 109
77. Claude Burdin et Frédéric Dubois, Histoire académique du magnétisme animal, Paris,
Baillière, 1841.
78. Wilhelm Errnan, Der tierische Magnetismus in Preussen vor und nach den Freihents-
kriegen aktenmâssig dargestellt, Munich et Berlin, R. Oldenburg, 1925.
79. Asklâpeion, allgemeines medizinchirurgisches Wocheblattfür aile Teile der Heilkunde
und ihre Hülfswissenschaften, Berlin, 1811.
80. Cari Alexander Ferdinand Kluge, Versuch einer Darstellung des animalischen Magne
tismus als Heilmittel, Berlin, 1811, p. 102-108.
110 Histoire de la découverte de l’inconscient
parcourait des étapes semblables à celles que parcourt le fœtus jusqu’à sa nais
sance, laquelle correspondrait à la terminaison du traitement81.
Les romantiques allemands s’intéressèrent au magnétisme animal pour deux
raisons. Ils étaient d’abord attirés par la théorie mesmérienne d’un « fluide » phy
sique universel. Les philosophes romantiques concevaient en effet l’univers
comme un immense organisme vivant doté d’une âme le pénétrant de toutes parts
et en assurant l’unité. Le fluide physique de Mesmer — si son existence était
démontrée — aurait confirmé la conception romantique. Puis ce fut la découverte
par Puységur du somnambulisme magnétique et de ses manifestations extra
lucides. Mesmer avait déjà parlé d’un « sixième sens » se manifestant dans la
sensibilité du fluide ; Puységur ajouta que ce sixième sens rendait les humains
capables de décrire des événements à distance et de prédire l’avenir. Les roman
tiques en conclurent que la lucidité somnambulique mettait l’esprit humain en
relation avec l’Ame du Monde.
Aussi s’intéressa-t-on vivement aux phénomènes du somnambulisme magné
tique. Kluge, dans son manuel sur le magnétisme animal, distinguait six degrés
dans l’état magnétique : l’état de veille, avec une sensation de chaleur accrue ; le
demi-sommeil ; « l’obscurité intérieure », c’est-à-dire le sommeil magnétique
avec insensibilité complète ; « la clarté intérieure », c’est-à-dire que le sujet per
çoit par le toucher des sensations qui, généralement, ne sont perceptibles que par
la vue (telle est notamment la vision par l’épigastre) ; « la contemplation de soi »,
c’est-à-dire l’aptitude du sujet à percevoir avec une grande précision l’intérieur
de son propre corps, comme aussi du corps de ceux avec qui on le met en rap
port ; « la clarté universelle » : les voiles du temps et de l’espace sont supprimés,
le sujet perçoit des choses cachées dans le passé et l’avenir, ou des événements à
distance82.
Fort peu de sujets, cependant, se montraient capables d’atteindre les trois der
niers degrés, en particulier le sixième, et l’on considérait comme une tâche scien
tifique et philosophique de la plus haute importance de découvrir un de ces sujets
exceptionnels et d’effectuer une étude systématique avec son aide. Aussi, tandis
que les Français cherchaient des « somnambules extra-lucides » comme auxi
liaires pour les traitements médicaux, les Allemands les utilisaient pour d’auda
cieuses tentatives de métaphysique expérimentale.
Parmi les sujets exceptionnels qui se distinguèrent en Allemagne à cette
époque, aucun n’atteignit la célébrité de Katharina Emmerich et de Friedericke
Hauffe. Katharina Emmerich (1774-1824), pauvre paysanne qui avait été reli
gieuse à Dülmen, en Westphalie, avait des visions et portait les stigmates de la
passion. Après l’avoir vue, le poète Clemens Brentano décida de rompre avec sa
vie antérieure pour se faire le secrétaire de la sainte. Il s’établit à Dülmen en 1819
et y resta jusqu’à la mort de Katharina en 182483. Lors de ses états cataleptiques,
Katharina voyait se dérouler la Passion du Christ et souffrait intensément.
Chaque nuit elle avait des songes qui suivaient un ordre régulier, conforme au
cycle de l’année liturgique et qui lui faisaient revivre la vie du Christ et de sa
sainte mère. Tous les matins, Brentano allait voir Katharina et consignait par
écrit ses visions et ses songes, tels qu’elle les lui dictait. De tous ces matériaux, il
tira deux livres qui eurent un grand succès84. Malgré les embellissements
apportés par le poète8’, beaucoup de gens considérèrent ces révélations comme
d’authentiques documents historiques.
Quant à Friedericke Hauffe (1801-1829), elle n’était pas une sainte, mais une
voyante. Elle dut sa célébrité au médecin-poète Justinus Kemer dont elle assura,
en retour, la renommée. En dépit de leurs lacunes et de leurs imperfections, les
études de Kemer sur la voyante représentent une étape importante dans l’histoire
de la psychiatrie dynamique.
Justinus Kemer (1786-1862) était le fils d’un modeste fonctionnaire du Wur
temberg. Dans sa captivante autobiographie86, Kemer raconte son enfance à Lud-
wigsburg, petite ville où se trouvait une maison hantée, ainsi que la tour où le
docteur Faust avait, disait-on, pratiqué la magie noire. La maison de ses parents
touchait à l’asile d’aliénés qu’il pouvait voir de sa fenêtre. Tout enfant, il fit
connaissance avec le poète Schiller. A l’âge de 12 ans il fut guéri d’une maladie
nerveuse par le magnétiseur Gmelin et il ne cessa de s’intéresser, par la suite, aux
mystères de l’esprit humain. Certains poèmes de Kemer ont pris place parmi les
classiques mineurs de la poésie allemande. Comme médecin, il fut le premier à
décrire une forme spécifique d’empoisonnement alimentaire appelée aujourd’hui
le botulisme, et il compléta ses observations cliniques par d’ingénieuses expé
riences d’inoculation du poison aux animaux87. En 1819, il fut nommé médecin
officiel de la petite ville de Weinsberg, dans le Würtemberg, et il y resta jusqu’à
sa mort en 1862. La maison de Kemer, célèbre pour l’hospitalité raffinée qu’il
offrait à ses visiteurs, devint bientôt une sorte de petite Mecque fréquentée par
des poètes, des écrivains, des philosophes, des gens de tout rang et de toute
condition — y compris des princes et des rois88. Kemer était un homme aimable,
généreux, cultivé et plein d’humour, un causeur brillant, ami de la nature, des
animaux, des chansons populaires et du folklore, et il s’intéressait vivement au
mystérieux et à l’occulte89. H fut le premier à faire une recherche sur la vie de
Mesmer et à rassembler des documents biographiques s’y rapportant. Il rencontra
parmi sa clientèle des cas de possession, qu’il appelait une « maladie démo
niaque magnétique ». En de tels cas, sa thérapeutique consistait en un curieux
84. Das bittere Leiden unseres Herm Jesu Christi. Nach den Betrachtungen der gottseligen
Anna Katharina Emmerich, Sulzbach, Seidel, 1837. Et : Leben der heiligen Jungfrau Maria.
Nach den Betrachtungen der gottseligen Anna Katharina Emmerich, Munich, Literarisch-
artistische Anstalt, 1852.
85. P. Winfried HUmpfner, Clemens Brentanos Glaubwürdigkeit in seinen Emmerich Auf-
zeichnungen, Würzburg, St. Rita-Verlag, 1923.
86. Justinus Kemer, Das Bilderbuch aus meiner Knabenzeit. Erinnerungen aus den Jahren
1786-1804, Braunschweig, Viehweg und Sohn, 1819.
87. Justinus Kemer, Das Fettgift, oder die Fettsaure und ihre Wirkungen auf den thieris-
chen Organismus, Stuttgart-Tübingen, J.G. Cotta, 1822.
88. Theobald Kemer, Das Kemerhaus und seine Gàste, 2e éd., Stuttgart et Leipzig,
Deutsche Verlag-Anstalt, 1897.
89. Heinrich Straumann, Justinus Kemer und der Okkultismus in der deutschen Romantik,
Horgen-Zurich et Leipzig, Münster-Presse, 1928.
112 Histoire de la découverte de l'inconscient
Friedericke Hauffe, fille d’un garde-chasse, était née dans le village de Pre-
vorst, dans le Würtemberg. Sans instruction, elle n’avait eu d’autres lectures que
la Bible et un recueil de cantiques. Dès son enfance, elle eut des visions et des
prémonitions. Elle avait 19 ans lorsque ses parents la fiancèrent à un homme
qu’elle n’aimait pas. Ce même jour était enterré un prédicateur qu’elle admirait
beaucoup. Pendant ses funérailles, elle « mourut au monde visible » et sa « vie
intérieure » se déploya. Peu après son mariage, elle tomba malade, s’imaginant
que le cadavre du prédicateur reposait à ses côtés, dans son lit. Elle passa par une
série de « cercles magnétiques », tandis que sa maladie ne faisait qu’empirer :
elle souffrait de convulsions, de crises cataleptiques, d’hémorragies et de fièvre.
Les efforts des médecins et des guérisseurs consultés furent inopérants. On
l’amena finalement à Kemer, émaciée, mortellement pâle, les yeux brillants, le
visage drapé dans un voile blanc comme en portent les religieuses. Kemer essaya
d’abord les remèdes médicaux habituels, mais il remarqua que les médicaments,
même à dose infime, produisaient exactement l’inverse de leur effet habituel. H
recourut alors à des « passes magnétiques », sur quoi l’état de la malade s’amé
liora peu à peu.
Pendant le reste de son séjour à Weinsberg, Friedericke vécut une « vie incor
porelle », c’est-à-dire que son énergie vitale procédait, croyait-on, non de son
organisme, mais uniquement des séances de magnétisme auxquelles elle se sou
mettait chaque jour à intervalles réguliers. Pendant la plus grande partie du
temps, elle se trouvait dans un état de sommeil magnétique dans lequel, cepen
dant, elle était « plus éveillée que n’importe qui » et où elle révélait ses remar
quables capacités de « voyante ». Kemer la soumit à une étude approfondie,
notant soigneusement ses paroles et se livrant à des expériences systématiques
sur elle, avec le concours et les conseils d’un groupe de philosophes et de
théologiens.
Parmi ceux qui rendirent visite à la voyante, nul ne la soupçonna jamais de
fraude. La plupart repartaient profondément impressionnés. Le théologien David
Strauss dit que ses traits étaient délicats, nobles, illuminés, qu’elle s’exprimait
lentement d’une voix solennelle et mélodieuse, d’une façon qui rappelait le réci
90. Justinus Kemer, Geschichte zweier Sommambülen. Nebst einigen andem Denkwürdig-
keiten aus dem Gebiete der magischen Heilkunde und der Psychologie, Karlsruhe, Gottlieb
Braun, 1824.
91. David Friedrich Strauss, «Justinus Kemer», Gesammelte Schriften, vol. I, Bonn,
E. Strauss, 1876.
92. Justinus Kemer, Die Seherin von Prevorst. Erôffnungen über das innere Leben und
iiber das Hineinragen einer Geisterwelt in die unsere, 2 vol., Stuttgart-TUbingen, Cotta, 1829.
Genèse de la psychiatrie dynamique 113
tatif, parlant le plus pur allemand et non le dialecte souabe qu’utilisaient habi
tuellement les gens du peuple. Sa voix était pleine d’expression lorsqu’elle dis
pensait des conseils et des exhortations ou parlait du monde spirituel.
Certains prétendaient que la « voyante » avait démontré son aptitude à perce
voir des événements à distance et à prédire l’avenir. On rapportait aussi qu’en sa
présence survenaient certains phénomènes physiques, tels que le déplacement
spontané de certains objets. Elle captait des messages personnels ou d’ordre
général provenant d’esprits désincarnés. C’est ainsi qu’elle en vint à faire des
révélations sur la nature humaine et à exposer tout un système de « cercles
magnétiques » : il y avait sept « cercles solaires » et un « cercle de vie ». Ces
cercles étaient probablement des illustrations symboliques d’états spirituels.
La « voyante » parlait souvent une langue inconnue que Kemer et ses amis
trouvaient très belle et très musicale. C’était, disait-elle, la langue originelle de
l’humanité, oubliée depuis l’époque de Jacob mais qu’il était possible de retrou
ver dans certaines circonstances. Puisqu’elle la parlait couramment et consentait
à la traduire, certaines personnes de son entourage finirent par la comprendre.
Malheureusement Kemer ne tenta pas d’en recueillir la grammaire et le vocabu
laire, mais se contenta de noter quelques phrases comme : O pasqua non ti bjat
handacadi ? (Pourquoi ne me donnes-tu pas la main, médecin ?) Ou Bona finto
girro (il faut que les gens s’en aillent). Pour écrire ce langage, Friedericke recou
rait à un système de signes dont chacun représentait également un nombre. Elle
combinait sans cesse ces nombres avec d’autres nombres selon un système de
computation intérieure qui se déroulait continuellement et automatiquement dans
son esprit.
Kemer, qui avait noté l’hypersensibilité de la malade aux choses les plus
variées, étudia systématiquement l’effet que produisaient sur elle diverses subs
tances : minéraux, plantes, produits d’origine animale, de même que l’influence
du soleil, de la lune, de l’électricité, des sons et de la musique.
Lors de ses transes magnétiques, la « voyante » se prescrivait souvent à elle-
même des médicaments qui la guérissaient infailliblement comme elle l’avait
prédit. Dans un de ses songes elle imagina un appareil qu’elle appelait « accor
deur des nerfs » (Nervenstimmer) et que Kemer construisit selon ses instruc
tions : cet instrument se révéla efficace. La « voyante » avait aussi à son actif,
disait-on, la guérison de plusieurs autres personnes, mais Kemer ne semble guère
avoir encouragé cet aspect de son talent.
93. Ibid.
114 Histoire de la découverte de l’inconscient
par une femme hystérique, mais rien n’indique que Friedericke ait été malhon
nête et nous n’avons aucune raison de soupçonner Kemer d’avoir déformé ou
embelli ses paroles. Il s’efforça manifestement de rester objectif, faisant nette
ment la part de ses observations et de ses expériences, sans prétendre à l’inter
prétation philosophique, qu’il abandonna à Eschenmayer. Mais ces hommes ne
se rendaient pas compte que le simple fait d’observer un sujet en conservant cer
taines expectatives pouvait exercer une influence sur l’évolution de ses symp
tômes. Le cas de la voyante de Prevorst éclaire, à l’insu de l’expérimentateur, sur
les capacités de l’inconscient mythopoïétique lorsqu’on lui accorde suffisam
ment de temps et qu’il se trouve placé dans des circonstances favorables.
L’intérêt suscité par les observations de Kemer au sujet de la « voyante » fit
affluer à Weinsberg un flot de lettres et de récits concernant des phénomènes
semblables. Kemer et ses amis publièrent une partie de ces documents dans les
Blatter von Prevorst (1831-1839) et dans le Magikon (1840-1853). Ce furent là
probablement les premières revues consacrées principalement à la
parapsychologie.
Vers la fin de sa vie, Kemer perdit son épouse bien-aimée et devint peu à peu
aveugle. Il tomba dans une profonde dépression, mais n’en poursuivit pas moins
son activité créatrice. En guise de passe-temps, il répandait des gouttes d’encre
sur une feuille de papier qu’il pliait ensuite, puis, partant des taches qui en résul
taient, il leur donnait des formes fantastiques, puis composait des vers sur cha
cune d’elles. Ces dessins, disait-il, représentaient des fantômes et des monstres
qui séjournaient dans l’Hadès (séjour transitoire des esprits). Ce livre, publié
après sa mort sous le titre de Klecksographien, inspira bien plus tard Hermann
Rorschach pour son célèbre test94. Ainsi que nous le verrons plus loin, beaucoup
d’Allemands, au début du XIXe siècle, se laissèrent profondément influencer,
comme Kemer, par le magnétisme animal, mais son influence décrût rapidement
après 1850 sous l’effet du positivisme et du rationalisme scientifique.
En dehors de la France et de l’Allemagne, le mesmérisme connut un dévelop
pement bien plus lent, n se heurta à une résistance opiniâtre en Angleterre avant
d’y faire une percée entre 1840 et 1850. Un médecin de Manchester, James
Braid, fut très impressionné par les démonstrations du magnétiseur français
Lafontaine, en novembre 1841. D’abord sceptique, il refit lui-même les expé
riences de Lafontaine et eut tôt fait de se laisser convaincre. Il rejeta la théorie du
fluide et en proposa une autre fondée sur la physiologie du cerveau. Il adopta l’an
cienne technique de Faria et de Bertrand, à cette différence près qu’au lieu de la
main du magnétiseur c’est un objet lumineux qu’il faisait fixer. Sous le vocable
plus approprié d’« hypnotisme », il pratiqua une forme de magnétisme qui fut
acceptée par certains milieux médicaux ; beaucoup attribuèrent à Braid lui-même
la découverte de ces phénomènes95. Malheureusement il chercha à combiner
l’hypnotisme et la phrénologie, ce qui amena une grande confusion. Indépen
damment de Braid, un chirurgien anglais, John Elliotson, publia un compte rendu
d’interventions chirurgicales réalisées sans douleur sur des malades en état de
94. Justinus Kemer, Klecksographien. Mit Illustrationen nach den Vorlagen des Verfas-
sers, Stuttgart, Deutsche Verlag-Anstalt, 1857.
95. James Braid, Neurhypnology, or The Rationale of Nervous Sleep Considered in Rela
tion with Animal Magnetism, Londres, J. Chruchill, 1843.
Genèse de la psychiatrie dynamique 115
96. John Elliotson, Numerous Cases ofSurgical Operations Without Pain in the Mesmeric
State, Philadelphie, Lea and Blanchard, 1843.
97. James Esdaile, Mesmerism in India and its Practical Application in Surgery and Medi
cine, Hartford, Silas Andrus and Son, 1847.
98. James Esdaile, Natural and Mesmeric Clairvoyance with its Practical Applications of
Mesmerism in Surgery and Medicine, Londres, Hippolyte Baillière, 1852.
99. Mesmerism : Its History, Phenomena, and Practice : with Reports of Cases developed
in Scotland, Édimbourg, Frazer and Co., 1843.
100. John Hughes Bennett, The Mesmeric Mania of 1851, with a Physiological Exploita
tion of the Phenomena Produced, Édimbourg, Sutherland and Knox, 1851.
101. Voir Frank Podmore, Modem Spiritualism, Londres, Methuen, 1902,1, p. 154-176.
102. Voir son autobiographie, Andrew Jackson Davis, The Magic Staff, New York, J.S.
Brown and Co., 1857, vol. I.
116 Histoire de la découverte de l'inconscient
Le choc du spiritisme
Dans les années 1840-1850, les États-Unis étaient un vaste pays en expansion
rapide, habité par une population énergique bien que relativement peu nom
breuse (environ 20 millions d’habitants), vivant en majorité dans de petites
« communes » (townships). Le niveau moyen de l’instruction était plus élevé que
dans d’autres pays, mais il n’existait pas de « classe supérieure cultivée » pour
imposer ses traditions et ses normes culturelles. Chacun revendiquait le droit de
penser par lui-même et usait de ce droit avec plus de vigueur et d’audace que de
discipline intellectuelle. Les prédicateurs et les « congrégations » changeaient
souvent de croyances et les sectes religieuses foisonnaient. On notait une prédis
position générale et permanente aux épidémies psychiques qui surgissaient à l’im-
proviste, s’étendaient rapidement et auxquelles se ralliaient de vastes régions,
presque « comme un seul homme ». Les découvertes récentes, comme le télé
graphe, enflammaient les imaginations : rien ne paraissait trop invraisemblable
pour mériter de se voir rejeter sans plus ample examen. Un incident d’apparence
banal devint ainsi le point de départ d’une épidémie psychique d’une ampleur
inattendue : l’apparition et l’expansion du spiritisme104.
S’il faut en croire les récits contemporains, l’histoire débuta en 1847. Un habi
tant de Hydesville, près d’Arcadia (État de New York), était importuné la nuit par
des bruits mystérieux dans sa maison. Il la laissa à un fermier, John Fox, qui vint
y habiter avec sa femme et ses deux filles, alors respectivement âgées de 15 et 12
ans. Le tapage ne s’arrêta pas pour autant. Le soir du 31 mars 1848, les bruits
reproduisirent ceux des coups provoqués intentionnellement par l’une des filles,
puis en présence des voisins ils répondirent à l’aide d’un code rudimentaire aux
questions posées par la mère ; on apprit qu’un homme avait été assassiné dans
cette maison et enterré dans la cave. Les jours suivants, des foules de curieux
affluèrent à la maison des Fox. Lorsque Mrs. Fox et ses filles allaient visiter des
103. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, Paris, Alcan, 1919,1, p. 27-29.
104. Nous suivons essentiellement Frank Podmore, Modem Spiritualism. A History and a
Criticism, 2 vol., Londres, Methuen, 1902.
Genèse de la psychiatrie dynamique 117
gens, les coups les suivaient partout, leur apportant les prétendues communica
tions des « esprits » de personnes décédées. Mrs. Fox et ses filles firent bientôt
commerce de leurs séances avec les esprits et elles eurent de nombreux imita
teurs. La contagion atteignit rapidement l’ensemble des États-Unis ; on perfec
tionna le code permettant de communiquer avec les esprits. En février 1850, on
rapporta des phénomènes physiques : des tables se mettaient à se mouvoir pen
dant les séances, on entendait des bruits intenses et étranges, un fluide devenait
visible. Une controverse passionnée s’ensuivit. Des groupements spirites se for
mèrent ; ils eurent leurs brochures, leurs journaux et leurs congrès. Bien des mes-
mériens furent parmi les premiers adeptes et les partisans les plus actifs du
mouvement.
En 1852, la vague du spiritisme traversa l’Atlantique et déferla sur l’Angle
terre et l’Allemagne. En avril 1853, elle envahit la France et atteignit bientôt l’en
semble du monde occidental.
Entre-temps, on avait découvert que ces manifestations dépendaient beaucoup
de la personnalité des participants : la présence de certaines personnes empêchait
les « esprits » de se manifester, d’autres favorisaient leur venue et quelques rares
privilégiés pouvaient servir de « médiums », c’est-à-dire d’intermédiaires entre
les vivants et les morts. Certains médiums étaient capables d’écrire automatique
ment, de parler dans un état de transe et, assurait-on, de provoquer des phéno
mènes physiques. Vers 1860, les « esprits » commencèrent à se manifester de
façon visible durant les séances ; en 1862, on prétendit en avoir photographié et
l’on montra même les empreintes laissées par leurs mains. Puis vint la période
des médiums extraordinaires : Florence Cook, Stainton Moses, Slade, Home et
d’autres105. On racontait que, pendant les séances présidées par Home, des pianos
étaient projetés en l’air, des harpes et des accordéons se mettaient à jouer sans
que personne y eût touché, et que les esprits se faisaient entendre106. Des témoins
rapportèrent avoir vu Home toucher du feu et même l’avoir vu un jour sortir par
une fenêtre et rentrer par celle de la pièce voisine, réalisant ainsi l’exploit de
voler d’une fenêtre à l’autre à la hauteur du troisième étage107. Sir William
Crookes, physicien bien connu, effectua des expériences avec Home et Florence
Cook : Crookes affirma avoir vu, en leur présence, les « matérialisations » d’une
belle femme qui disait se nommer Katie King. Celle-ci se serait laissée photogra
phier par Crookes et aurait conversé avec lui et ses amis108.
L’épidémie déclina lentement, mais de nombreux groupes de spirites restèrent
très actifs. A Paris, Hippolyte Rivail, ancien instituteur qui avait été disciple de
Pestalozzi en Suisse, se convertit au spiritisme. Il le présenta de façon systéma
tique dans de nombreux ouvrages publiés sous le pseudonyme d’Allan Kardec, et
il en fit une sorte de religion laïque qui obtint un vif succès. Son Livre des
esprits109 devint, selon l’expression de Janet, un « guide non seulement pour les
spirites, mais également pour les esprits eux-mêmes ».
Crookes, Zôllner et d’autres avaient manqué d’esprit critique dans leurs ten
tatives d’étudier scientifiquement ces faits. Charles Richet allait en aborder
l’étude de façon plus systématique. On assista progressivement à la naissance
d’une nouvelle science, la parapsychologie. En Angleterre, Myers et Gumey fon
daient en 1882 la Societyfor Psychical Research qui rassembla un grand nombre
de données recueillies après un examen attentif. Bien que chercheur circonspect,
Myers admettait l’hypothèse de la survie après la mort et la possibilité de
communiquer avec les esprits des défunts, tandis que Floumoy, à Genève, pen
sait que les phénomènes parapsychologiques pouvaient s’expliquer par la per
ception subliminale et la cryptomnésie110.
L’avènement du spiritisme joua un rôle capital dans l’histoire de la psychiatrie
dynamique, en ce sens qu’il fournit indirectement aux psychologues et aux psy
chopathologistes de nouvelles méthodes pour étudier l’esprit humain. L’écriture
automatique, un des procédés introduits par des spirites, fut reprise par des
savants comme moyen d’exploration de l’inconscient. Chevreul, qui avait déjà
montré en 1833 que les mouvements de la baguette divinatoire et du pendule
étaient dirigés inconsciemment par les pensées cachées de celui qui les
maniait111, reprit ses anciennes expériences dans le dessein de fournir une expli
cation rationnelle des tables tournantes112. On disposait désormais d’un nouveau
sujet, le médium, permettant d’effectuer des recherches psychologiques expéri
mentales. C’est ainsi que l’on aboutit à construire un nouveau schéma structurel
de l’esprit humain.
L’apparition de grands hypnotiseurs de profession qui organisaient des
séances à travers toute l’Europe et attiraient des foules nombreuses à leurs repré
sentations spectaculaires, stimula, elle aussi, le développement de la psychiatrie
dynamique. Nous avons vu comment Braid, à Manchester, commença ses expé
riences sur l’hypnotisme après avoir vu à l’œuvre le magnétiseur Lafontaine. De
même vers 1880, plusieurs neurologues furent amenés à réviser leur attitude
envers l’hypnotisme après avoir été témoins des exploits de Hansen en Alle
magne, de Donato en Belgique, en France et en Italie113.
Ces nouvelles façons d’étudier la psychologie dynamique ravivèrent l’intérêt
pour l’hypnotisme, qui était tombé en discrédit, et conduisirent des médecins uni
versitaires, comme le physiologiste Charles Richet114, à l’étudier scientifique
109. Allan Kardec, Le Livre des esprits, contenant les principes de la doctrine spirite, Paris,
Dentu, 1857.
110. Frederick Myers, Human Personality and Its Survival of Bodify Death, 2 vol.,
Londres, Longmans, Green and Co., 1903.
111. Michel Chevreul, « Lettre à M. Ampère sur une classe particulière de mouvements
musculaires », Revue des Deux Mondes, 2e série, Il (1833), p. 258-266.
112. Michel Chevreul, De la baguette divinatoire, du pendule dit explorateur et des tables
tournantes, au point de vue de l’histoire, de la critique et de la méthode expérimentale, Paris,
Mallet-Bachelier, 1854.
113. A. Jacquet, Ein halbes Jahrhundert Medizin, Bâle, Benno Schwalbe, 1929, p. 169.
114. Charles Richet, « Du somnambulisme provoqué », Journal de l’anatomie et de la phy
siologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux, Il (1875), p. 348-377.
Genèse de la psychiatrie dynamique 119
L'École de Nancy115
115. Nous nous appuyons surtout sur le livre de A.W. Van Renterghem, Liébeault en zijne
School, Amsterdam, Van Rossen, 1898. Des extraits ont été publiés en traduction française
dans Zeitschrift fiir Hypnotismus, IV (1896), p. 333-375 ; V (1897), p. 46-55, 95-127 ; VI
(1897), p. 11-44.
116. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, op. cit., I, p. 30.
117. Voir notice biographique dans Liébeault, Pour constater la réalité du magnétisme.
Confession d’un hypnotiseur. Extériorisation de la force neurique ou fluide magnétique, Paris,
Libraire du Magnétisme, s.d.
118. A. Liébeault, Du sommeil et des états analogues, considérés surtout au point de vue de
l’action du moral sur le physique, Paris, Masson, 1866.
119. C’est là l’une des nombreuses légendes dans l'histoire de la psychiatrie dynamique.
Liébeault avait eu des lecteurs en France, en Suisse et même en Russie, ainsi qu'en témoigne
le livre de Nikolay Grot, Snovidyeniya, kak predmet nautshnavo analiza (Kiev, Tipografia
Fritza, 1878), qui se réfère souvent à la théorie du sommeil de Liébeault.
120 Histoire de la découverte de l’inconscient
une obéissance passive, comme les anciens soldats ou les ouvriers d’usine, chez
lesquels il obtenait ses meilleurs succès thérapeutiques. Il n’obtenait que peu de
résultats avec les malades des classes supérieures.
Bernheim révéla au monde médical l’existence des travaux de Liébeault peu
de temps après que Charcot eut présenté à l’Académie des sciences sa célèbre
communication sur l’hypnotisme122. Il en résulta une rivalité acharnée entre les
deux hommes. En 1886, Bernheim publiait son manuel123 qui obtint un vif succès
et fit de lui le chef de file de l’École de Nancy. Prenant le contre-pied des idées
de Charcot, il proclamait que l’hypnose n’était pas un état pathologique propre
aux hystériques, mais un effet de la « suggestion ». Il définissait la suggestibilité
comme « l’aptitude à transformer une idée en acte », trait qui se retrouve à des
degrés divers chez tous les hommes. L’hypnose, disait-il, est un état de sugges
tibilité imposée, provoqué par la suggestion. Bernheim utilisait couramment
l’hypnose pour traiter diverses affections organiques du système nerveux, les
rhumatismes, les maladies gastro-intestinales et les troubles menstruels. Il niait
sans ménagement la théorie de l’hystérie de Charcot, et affirmait que les états
hystériques décrits à la Salpêtrière n’étaient que des productions artificielles.
Avec le temps,'Bernheim abandonna progressivement l’hypnotisme, soutenant
que les effets obtenus par cette méthode pouvaient l’être tout aussi bien par la
suggestion à l’état de veille, méthode que l’École de Nancy désigna dès lors du
nom de « psychothérapie »124.
Cependant Bernheim n’était pas un psychiatre (c’était un spécialiste des mala
dies internes) et il ne fonda pas d’école à proprement parler. Au sens restreint,
l’École de Nancy comprenait quatre hommes : Liébeault, Bernheim, Beaunis,
médecin-expert auprès des tribunaux, et le juriste Liégeois. Les deux derniers s’in
téressaient surtout aux incidences de la suggestion dans le crime et la responsa
bilité judiciaire. Au sens large, l’École de Nancy constituait un groupement assez
lâche de psychiatres qui avaient adopté les principes et les méthodes de Bern
heim. C’étaient Albert Moll et Schrenck-Notzing en Allemagne, Krafft-Ebing en
Autriche, Bechtereff en Russie, Milne Bramwell en Angleterre, Boris Sidis et
Morton Prince aux États-Unis et quelques autres qui méritent une mention
particulière.
Otto Wetterstrand, médecin suédois très en vogue, vivait à Stockholm dans un
immense et somptueux appartement qui comprenait une suite de salons sur
chargés de tapis et de meubles de grande valeur. C’était un homme de taille
moyenne, aux moustaches et aux cheveux blonds, aux yeux bleus, affecté d’un
tic des paupières. Il recevait chaque après-midi de 30 à 40 malades qu’il hypno
tisait les uns devant les autres. Il avait aussi une clinique privée dont les infir
mières se recrutaient parmi ses anciennes malades. Il utilisait une méthode de
sommeil hypnotique prolongé qui consistait à maintenir ses malades hypnotisés
pendant huit à douze jours. Ses méthodes étranges firent surgir une légende qui le
122. H. Bernheim, De la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille, Paris,
Doin, 1884.
123. H. Bernheim, De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique, Paris, Doin,
1886.
124. H. Bernheim, Hypnotisme, suggestion, psychothérapie. Études nouvelles, Paris, Doin,
1891.
122 Histoire de la découverte de l’inconscient
125. Voir Poul Bjerre, The History and Practice of Psychoanalysis, trad. par Elizabeth
Barrrow, Boston, Badger, 1920, chap. 2.
126. Voir son autobiographie, Frederick Van Eeden, Happy Humanity, New York, Double-
day and Co., Inc., 1912.
127. Frederik Van Eeden, « The Theory of Psycho-Therapeuties », The Medical Magazine,
I (1895), p. 230-257.
128. A. W. Van Renterghem, « L’évolution de la psychothérapie en Hollande », Deuxième
Congrès international de l’hypnotisme (Paris, 1900), Paris, Vigot, 1902, p. 54-62.
129. Auguste Forel, Rückblick auf mein Leben, Zurich, Europa-Verlag, 1935.
130. Dans son travail sur l’École de Nancy, Van Renterghem mentionne Freud et Breuer.
A.W. Van Renterghem, Liébeault en zijne School, op. cit., p. 133.
131. Ceci n’était pas aussi nouveau que Bernheim le croyait. Dès 1818, Lowenhielm
(Bibliothèque du magnétisme animal, V, p. 228-240) affirmait qu’en posant deux doigts sur le
front du sujet celui-ci devenait capable de se rappeler ce qu’il avait vécu sous hypnose ;
d’autres magnétiseurs usaient d’autres méthodes à cette même fin.
Genèse de la psychiatrie dynamique 123
Brodie141 en 1837 et Russel Reynolds142 en 1869 eussent déjà montré qu’il exis
tait des « paralysies psychiques ». Mais, laissant de côté l’hypothèse de la simu
lation, comment un facteur purement psychologique pouvait-il provoquer une
paralysie, sans que le malade fût conscient de ce facteur ?
Charcot avait déjà analysé les différences entre les paralysies organiques et les
paralysies hystériques. En 1884, on hospitalisa à la Salpêtrière trois hommes
atteints de monoplégie d’un bras à la suite d’un traumatisme. Charcot montra
d’abord que les symptômes de cette paralysie différaient de ceux des paralysies
organiques, tout en correspondant exactement à ceux des paralysies hystériques.
Puis il reproduisit expérimentalement des paralysies similaires, sous hypnose et
suggéra à certains sujets hypnotisés que leurs bras allaient être paralysés. Les
paralysies hypnotiques qui en résultaient présentaient exactement les mêmes
symptômes que les paralysies hystériques spontanées et que les paralysies post
traumatiques des trois malades mentionnés plus haut. Charcot parvint à repro
duire ces paralysies segment par segment, provoquant de même leur disparition
par suggestion dans l’ordre inverse. Ensuite il montra quel était l’effet du trau
matisme : il choisit des sujets aisément hypnotisables et leur suggéra qu’à leur
réveil, dès qu’ils recevraient une tape sur le dos, leur bras deviendrait paralysé.
Une fois éveillés, ces sujets présentèrent l’amnésie post-hypnotique habituelle et,
dès qu’ils reçurent une tape sur le dos, ils furent instantanément frappés d’une
monoplégie post-traumatique. Enfin Charcot fit remarquer que chez certains
sujets, vivant en permanence dans un état somnambulique, la suggestion hypno
tique n’était même pas nécessaire : ils se trouvaient paralysés du bras après avoir
reçu une tape sur le dos, sans suggestion verbale préalable. Le mécanisme de la
paralysie post-traumatique semblait ainsi expliqué. Charcot émit l’hypothèse que
le choc nerveux consécutif au traumatisme représentait une sorte d’état hyp-
noïde, analogue à celui de l’hypnose, rendant ainsi possible un effet d’autosug
gestion. Il conclut en affirmant qu’il était difficile, dans une expérience psycho
pathologique, de reproduire de façon plus fidèle les phénomènes que l’on
cherchait à étudier.
Charcot classait les paralysies hystériques, post-traumatiques et hypnotiques
parmi les « paralysies dynamiques », par opposition aux « paralysies orga
niques », consécutives à une lésion du système nerveux. Il montra qu’il en était
de même pour le mutisme et la coxalgie hystériques. Là encore, grâce à l’hyp
nose, il reproduisit expérimentalement des tableaux cliniques identiques à ceux
des états hystériques. En 1892, il distingua l’« amnésie dynamique », où les sou
venirs oubliés pouvaient être retrouvés sous hypnose, de l’« amnésie organique »
où cette récupération n’était pas possible143.
Vers la fin de sa vie, Charcot comprit qu’il existait un vaste domaine inexploré
entre la claire conscience, d’une part, et la physiologie organique du cerveau,
141. Benjamin Collins Brodie, Lectures Illustratives of Certain Local Nervous Affections,
Londres, Longmans and Co., 1837.
142. Russel Reynolds, « Remarks on Paralyses and other Disorders of Motion and Sensa
tion, dépendent on Ideas », British Medical Journal, II (1869), p. 483-485.
143. J.M. Charcot, « Sur un cas d’amnésie rétro-antérograde, probablement d’origine hys
térique », Revue de médecine, XII (1892), p. 81-96. Avec suite par A. Souques, Revue de
médecine, XII (1892), p. 267-400 et 867-881.
126 Histoire de la découverte de l’inconscient
Charcot était de petite taille. H avait un corps trapu, un cou de taureau, un front
bas, de larges joues, une bouche à l’arc méditatif et dur. Il était complètement
rasé, avec des cheveux plats rejetés en arrière. Il avait la rectitude du visage d’un
Bonaparte replet, et j’imagine que cette ressemblance soigneusement cultivée
influa sur ses manières et sur son destin. Il marchait lourdement. La voix était
impérieuse, un peu âpre et sourde, souvent ironique et appuyée, l’œil d’un feu
extraordinaire.
Son érudition était immense. Les œuvres de Dante, de Shakespeare et des
grands poètes lui étaient familières. Il lisait l’anglais, l’allemand, l’espagnol et
l’italien. Sa bibliothèque était remplie d’ouvrages de sorcellerie, de thaumaturgie
et comme un répertoire de tous les détraquements du cerveau.
B avait une profonde pitié des animaux et défendait qu’on parlât devant lui de
chasse ou de chasseurs.
Je n’ai jamais connu d’homme plus autoritaire ni qui fît peser sur son entou
rage un despotisme plus ombrageux. Il suffisait, pour être fixé, de le voir, à sa
table, promener un regard circulaire et méfiant sur ses élèves ou de l’entendre
leur couper la parole d’un ton bref.
Il ne supportait pas la contradiction, si minime fût-elle. Quand il pensait que
quelqu’un s’était permis de contester une de ses doctrines médicales, il devenait
féroce et mesquin, il mettait tout en œuvre pour briser la carrière de l’imprudent
et n’avait de cesse qu’il ne l’eût réduit à sa merci, contraint à demander l’aman.
La sottise horripilait ce maître et son besoin de domination faisait qu’il était
entouré de médiocres. La fréquentation des écrivains et des artistes lui était donc
un stimulant et un repos. Il était généreux et prodigue et recevait avec
magnificence.
C’était un de ses axiomes que la part du songe dans l’être éveillé est bien plus
grande encore que celle qu’on reconnaît en constatant qu’elle est immense.
144. J.M. Charcot, « La foi qui guérit », Archives de neurologie, XXV (1893), p. 72-87.
145. Léon Daudet, Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux de
1885 à 1905, 2' série : Devant la douleur, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1915, p. 4-15.
Voir aussi, du même, Les Œuvres et les hommes, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1922,
p. 1-243 ; Quand mon père vivait, Souvenirs inédits sur Alphonse Daudet, Paris, Grasset,
1940, p. 113-119.
Genèse de la psychiatrie dynamique 127
146. Edmond et Jules de Concourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Paris, Fasquelle
et Flammarion, 1956, surtout vol. HI.
147. A. Lyubimov, op. cit. (résumé).
128 Histoire de la découverte de l’inconscient
Des malades du monde entier affluaient chez Charcot : on lui amenait des
malades couchés sur des civières ou portant des appareils compliqués. Il ordon
nait de faire disparaître cet attirail et disait aux malades de marcher. Il y avait,
entre autres, une jeune fille paralysée depuis des années. Charcot lui ordonna de
se mettre debout et de marcher, ce qu’elle fit sous le regard stupéfait de ses
parents et de la supérieure du couvent où elle avait séjourné. On lui amena une
autre jeune femme paralysée des deux jambes. Il ne trouva aucune lésion orga
nique. La consultation n’était pas encore terminée qu’elle se leva et alla vers la
porte où le cocher qui l’attendait fut tellement stupéfait qu’il se découvrit et se
signa.
Aux yeux du monde, Charcot était l’homme qui avait exploré les profondeurs
insondables de l’esprit humain, d’où son surnom de « Napoléon des névroses ».
On en vint à lui attribuer la découverte de l’hystérie, de l’hypnotisme, du dédou
blement de personnalité, de la catalepsie et du somnambulisme. On racontait des
histoires étranges sur l’emprise qu’il exerçait sur les jeunes femmes hystériques
de la Salpêtrière et sur ce qui s’y passait. Jules Claretie raconte que lors d’un bal
organisé à la Salpêtrière pour les malades, un coup de gong ayant été donné par
inadvertance, un grand nombre de femmes hystériques furent instantanément
frappées de catalepsie et se figèrent dans les attitudes qu’elles avaient au moment
du coup de gong151. Charcot était aussi l’homme dont le regard pénétrant scrutait
les profondeurs des siècles révolus et interprétait rétrospectivement les œuvres
d’art du passé, sachant diagnostiquer en termes modernes les affections neuro
logiques dont étaient atteints les infirmes représentés par les peintres d’autre
fois152. fl fonda une revue, l’Iconographie de la Salpêtrière, suivie par la Nou
velle Iconographie de la Salpêtrière, qui furent sans doute les premiers
périodiques à associer l’art et la médecine. On attribuait aussi à Charcot le mérite
d’avoir fourni une explication scientifique de la possession démoniaque, où il ne
voyait qu’une forme particulière d’hystérie. C’est de la même façon qu’il dia
gnostiquait rétrospectivement cet état dans les œuvres d’art153. Il possédait de
154. Ch. Féré, « J.M. Charcot et son œuvre », Revue des Deux Mondes, CX-CXII (1894),
p. 410-424.
155. Levillain, «Charcot et l’École de la Salpêtrière», Revue encyclopédique (1894),
p. 108-115.
Genèse de la psychiatrie dynamique 131
Les opinions extrêmes sur Charcot, la fascination qu’il exerçait sur nombre de
ses contemporains et les inimitiés farouches qu’il suscitait par ailleurs, ne favo
risèrent guère, de son vivant, une juste appréciation de son œuvre. Contrairement
à ce que l’on aurait pu attendre, cette tâche n’est pas devenue plus facile aujour
d’hui. Aussi est-il indispensable de distinguer les différents aspects de son acti
vité. Tout d’abord, on oublie souvent que Charcot, spécialiste en médecine
interne et anatomo-pathologiste, a fourni des contributions notables à l’étude des
affections pulmonaires et rénales et que ses cours sur les maladies de la vieillesse
sont restés longtemps des exposés classiques de ce que nous appelons aujour
d’hui la gériatrie. En second lieu, dans le domaine de la neurologie, où il s’en
gagea ensuite, nous lui devons des découvertes remarquables qui lui assureront
certainement une réputation durable : sa description de la sclérose en plaques, de
la sclérose latérale amyotrophique (« maladie de Charcot »), de l’ataxie loco
motrice avec les arthropathies particulières qu’elle entraîne (« arthropathies de
Charcot »), ses travaux sur les localisations cérébrales et médullaires, ainsi que
sur l’aphasie.
En revanche, il est extrêmement difficile d’évaluer objectivement ce que l’on
pourrait appeler la « troisième carrière » de Charcot, c’est-à-dire ses recherches
sur l’hystérie et l’hypnotisme. Comme ce fut le cas pour de nombreux cher
cheurs, il cessa d’être maître des idées nouvelles qu’il avait formulées et il se
laissa entraîner par le mouvement qu’il avait lui-même créé.
Pierre Janet a exposé de façon précise les erreurs méthodologiques commises
par Charcot dans ce domaine160. Il s’agit en premier lieu de son souci excessif de
distinguer les entités pathologiques spécifiques en choisissant comme cas
typiques ceux qui présentaient le plus grand nombre de symptômes possibles et
en considérant les autres cas comme des formes incomplètes. Cette méthode
s’étant révélée féconde en neurologie, Charcot croyait qu’il devait en être de
même pour les maladies mentales. C’est ainsi qu’il décrivit de façon arbitraire la
« grande hystérie » et le « grand hypnotisme ». Sa seconde erreur fut de simpli
fier à l’excès la description de ces entités pathologiques afin de les rendre plus
intelligibles à ses étudiants. Charcot commit une troisième erreur grave en se dés
intéressant du milieu social de ses malades et des conditions de vie particulières
à la Salpêtrière. Il avait fini par ne plus jamais faire de visite dans les salles ; il
voyait ses malades dans son cabinet d’examen de l’hôpital, tandis que ses colla
borateurs qui les avaient examinés lui rendaient compte de ce qu’ils avaient
constaté. Charcot ne soupçonna jamais que ses malades étaient souvent visités et
magnétisés dans les différentes salles de l’hôpital par des gens étrangers au ser
vice. Janet a montré que les prétendus « trois stades de l’hypnose » étaient en réa
lité le résultat d’un entraînement subi par les malades de la part des magnétiseurs.
Comme l’histoire du magnétisme et de l’hypnotisme était tombée dans l’oubli,
Charcot croyait, encore plus que Bernheim, que tout ce qu’il avait observé chez
ses malades hypnotisés était des découvertes nouvelles.
Un autre élément qui contribua dès le début à fausser le sens des recherches de
Charcot sur la psychiatrie dynamique, fut la mentalité très particulière qui régnait
à la Salpêtrière. Cette communauté fermée non seulement abritait des centaines
160. Pierre Janet, «J.M. Charcot, son œuvre psychologique», Revue philosophique,
XXXIX (1895), p. 569-604.
Genèse de la psychiatrie dynamique 133
de vieilles femmes, mais contenait aussi des salles spéciales pour malades hys
tériques dont certaines étaient jeunes, jolies et rusées : l’atmosphère était émi
nemment favorable à la contagion mentale. Ces femmes devinrent l’attraction
principale de l’hôpital, on les utilisait pour démontrer des cas cliniques aux étu
diants, on les amenait aussi au cours de Charcot, en présence du Tout-Paris. En
raison de son attitude autoritaire et du despotisme qu’il exerçait sur les étudiants,
ses collaborateurs n’osèrent jamais le contredire : aussi lui présentaient-ils ce
qu’ils pensaient qu’il souhaitait voir. Après avoir fait répéter ces démonstrations,
ils montraient les sujets à Charcot et celui-ci faisait preuve d’une extraordinaire
imprudence en discutant leur cas en présence des malades eux-mêmes. C’est
ainsi que s’établit entre Charcot, ses collaborateurs et ses malades une atmos
phère de suggestion réciproque qui serait digne d’une analyse sociologique
approfondie.
Janet a fait remarquer que les descriptions de l’hystérie et de l’hypnose faites
par Charcot s’appuyaient sur un nombre très restreint de malades. La prima
donna Blanche Wittmann mérite plus qu’une simple mention anecdotique. Le
rôle joué par les malades dans l’élaboration de la psychiatrie dynamique n’a pas
reçu l’attention voulue et devrait faire l’objet d’une recherche approfondie. Mal
heureusement il est très difficile, rétrospectivement, de réunif des données
utilisables.
Nous ne savons rien des origines ni du milieu social de Blanche Wittmann
avant son entrée à la Salpêtrière dans le service des hystériques. Suivant Bau
douin, elle était alors très jeune et devint rapidement un des sujets célèbres de
Charcot, si bien qu’on la surnomma « la reine des hystériques »161. Elle servit
souvent à faire la démonstration des trois stades de l’« hypnose », dont elle était
non seulement le « type », mais le « prototype », si l’on en croit Frederick Myers
qui eut l’occasion de la voir162. Baudouin assure que c’était elle, la femme en
pleine crise hystérique, qui est représentée entre Charcot et Babinski dans le
célèbre tableau de Brouillet. On peut la reconnaître aussi sur plusieurs dessins
dans Y Iconographie de la Salpêtrière et ailleurs. Elle était autoritaire, capricieuse
et désagréable à l’égard des autres malades et du personnel.
Nous ignorons aussi pourquoi Blanche Wittmann quitta la Salpêtrière pour
quelque temps et entra à l’Hôtel-Dieu, où elle fut examinée par Jules Janet, frère
de Pierre Janet163. Après l’avoir amenée au « premier degré de l’hypnose », c’est-
à-dire la léthargie, Jules Janet modifia la technique et vit ainsi la malade dans un
état tout à fait différent. Une nouvelle personnalité, celle de Blanche II, avait
surgi, personnalité bien plus équilibrée que celle de Blanche I. Cette nouvelle
personnalité révéla qu’elle avait toujours été présente et consciente, cachée der
rière Blanche I. Elle percevait toujours clairement tout ce qui se passait lors des
nombreuses démonstrations où Blanche passait par les « trois stades de l’hyp
nose» et où elle était censément inconsciente. Myers note «combien il est
étrange, à y réfléchir, que Blanche n ait ainsi assisté pendant des années, furieuse
et muette, aux expériences auxquelles Blanche I se soumettait de bonne grâce ».
Jules Janet maintint Blanche Wittmann dans son second état pendant plusieurs
mois et s’aperçut que son traitement l’avait remarquablement et, semblait-il,
durablement améliorée. Baudouin rapporte brièvement ce qu’il advint ultérieu
rement de Blanche Wittmann. Elle retourna à la Salpêtrière où on l’employa au
laboratoire de photographie, puis à celui de radiologie lorsqu’il fut créé. Elle était
toujours autoritaire et capricieuse, reniant son histoire passée et s’irritant quand
on l’interrogeait sur cette période de son existence. Les dangers des rayons X
n’étant pas encore connus à l’époque, elle fut une des premières victimes du can
cer des radiologues. Ses dernières années furent un véritable calvaire qu’elle sup
porta sans jamais présenter le moindre symptôme hystérique. Elle subit amputa
tion sur amputation et mourut en martyre de la science.
Ce fut néanmoins la troisième carrière de Charcot qui contribua plus que toute
autre chose à la renommée dont il jouissait de son vivant. L’écrivain T. de
Wyzewa, dans un article nécrologique dédié à la mémoire de Charcot, écrivait
que dans quelques siècles on aurait peut-être oublié ses travaux neurologiques,
mais qu’il resterait vivant dans la mémoire de l’humanité comme l’homme qui
avait révélé au monde un domaine insoupçonné de l’esprit humain164. C’est en
vertu de ses recherches psychiques — et non de ses œuvres littéraires (qui n’ont
pas été publiées) — que Charcot a exercé une énorme influence sur la littérature.
Ainsi que l’a souligné de Monzie, il a ouvert la voie à toute une pléiade d’écri
vains à orientation psychiatrique, comme Alphonse Daudet et son fils Léon Dau
det, Zola, Maupassant, Huysmans, Bourget, Claretie et, plus tard, Pirandello et
Proust, sans parler des innombrables auteurs de romans populaires165. Dans plu
sieurs romans et pièces de théâtre des années 1880, Charcot servit de modèle à un
personnage particulier — le savant de renommée internationale qui poursuit de
façon impavide ses explorations inquiétantes dans les abîmes de l’esprit humain.
Un visiteur américain qui rencontra Charcot au début de 1893 notait que si son
intelligence était toujours aussi vive, sa santé physique s’était profondément alté
rée166. Il continua à travailler fiévreusement jusqu’au 15 août 1893, puis il partit
en vacances avec deux de ses disciples préférés, Debove et Strauss, pour visiter
les églises du Vézelay. Il mourut subitement dans sa chambre d’hôtel dans la nuit
du 16 août. On lui fit des obsèques nationales à Paris, le 19 août. Malgré les flots
de louanges dont on le couvrit, sa renommée déclina rapidement. La publication
de ses œuvres complètes, qui devaient comprendre quinze volumes, fut abandon
née après la parution du neuvième en 1894. D’après Lyubimov, Charcot laissait
une masse impressionnante d’écrits inédits : mémoires, récits de voyages
illustrés, études critiques sur des ouvrages philosophiques et littéraires. Lyubi
mov ajoute qu’on ne connaîtrait pas la véritable personnalité de Charcot tant que
ces œuvres resteraient inédites. Or, aucun de ces écrits n’a jamais été publié. Son
fils Jean (1867-1936), qui avait fait sa médecine pour plaire à son père, aban
donna cette carrière quelques années plus tard pour devenir un célèbre navigateur
H en fut ainsi pour Charcot. On eut tôt fait d’oublier la gloire dont on l’avait
comblé de son vivant, pour ne plus voir en lui que le modèle du savant despo
tique que la conviction de sa propre supériorité avait aveuglé au point de déclen
cher une véritable épidémie psychique. Un an après la mort de Charcot, Léon
Daudet, qui avait fréquenté son service comme étudiant en médecine, publiait un
roman satirique, Les Morticoles, qui, sous des noms fictifs, ridiculisait d’émi
nentes personnalités du monde médical parisien169. Charcot y était dépeint sous
le nom de Foutange et Bernheim se voyait attribuer celui de Boustibras. Il décri
vait, sous une forme caricaturale, des séances d’hypnotisme truquées à
l’« hôpital Typhus », mettant en scène « Rosalie » (Blanche Wittmann). Plus
tard, Axel Munthe, dans son roman autobiographique Le Livre de San Michèle,
devait donner lui aussi une description malveillante de la Salpêtrière de
Charcot170.
Jules Bois, qui connaissait bien Charcot, rapporte que, durant les derniers mois
de sa vie, le vieil homme se montrait pessimiste quant à l’avenir de son œuvre, et
doutait qu’elle lui survive longtemps171. Effectivement, dix ans à peine après sa
mort, Charcot était largement oublié et ses disciples eux-mêmes l’avaient renié.
Son successeur, Raymond, tout en rendant hommage aux travaux de Charcot sur
les névroses, appartenait lui-même à l’école organiciste en neurologie. Un des
disciples préférés de Charcot, Joseph Babinski, qui s’était fait connaître du vivant
de Charcot par ses expériences de transfert de symptômes hystériques d’une
malade à une autre à l’aide d’un aimant172, était devenu le promoteur d’une réac
tion radicale contre la notion d’hystérie telle que l’avait formulée Charcot.
L’hystérie, proclamait Babinski, était produite par la seule suggestion et pouvait
être guérie par la « persuasion »173. Le nom même d’« hystérie » fit place à celui
de «pithiatisme», terme créé par Babinski. Guillain rapporte qu’en 1899, à
l’époque de son internat à la Salpêtrière (six ans après la mort de Charcot), il y
avait encore quelques hystériques du temps de Charcot qui acceptaient, moyen
nant une petite rétribution, de jouer pour les étudiants le grand jeu de la crise
167. Voir (Anonyme), Jean-Baptiste Charcot, Paris, Yacht-Club de France, 1937. Auguste
Dupouy, Charcot, Paris, Plon, 1938.
168. Jean-Baptiste Charcot, « Discours prononcé à l’inauguration de la bibliothèque de son
père », Bulletin médical, XXI (23 novembre 1907).
169. Léon Daudet, Les Morticoles, Paris, Charpentier, 1894.
170. Axel Munthe, The Story ofSan Michèle, New York, Duffin, 1929, chap. 17.
171. Jules Bois, Le Monde invisible, Paris, Flammarion, n.d., p. 185-192.
172. J. Babinski, Recherches servant à établir que certaines manifestations hystériques
peuvent être transférées d’un sujet à l’autre sous l’influence de l’aimant, Paris, Delahaye et
Lecrosnier, 1886.
173. Voir divers articles culminant dans J. Babinski, « Définition de l’hystérie » (Sociétéde
neurologie de Paris, séance du 7 novembre 1901, sous la présidence du prof. Raymond), Revue
neurologique, IX (1901), p. 1074-1080.
136 Histoire de la découverte de l’inconscient
Conclusion
5. James Braid, Neurhypnology ; or, the Rationale qfNervous Sleep, Considered in Rela
tion with Animal Magnetism, Londres, John Chruchill, 1843.
6. Au dire de Janet, cette théorie a été soutenue par Bertrand, Deleuze, Braid, Noizet, Lié-
beault, Charcot et l’École de la Salpêtrière. Puységur parle effectivement de « somnambulisme
magnétique » dès 1809, in Suite des mémoires pour servir à l'histoire et à l'établissement du
magnétisme animal, 2e éd., Paris, Cellot, 1809, p. 221.
7. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, Paris, Alcan, 1919,1, p. 267-271.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 143
que le sujet, une fois revenu à son état normal, ne se rappelait rien de ce qui
s’était passé pendant le sommeil hypnotique et ils comparèrent à juste titre cet
état à celui qui suit le somnambulisme spontané. Ils découvrirent, bientôt après,
qu’un sujet était porté à exécuter à l’état de veille un ordre reçu sous hypnose. Ce
phénomène de la suggestion post-hypnotique fut décrit dès 17878 et fit l’objet
d’innombrables expériences menées par Deleuze9 et Bertrand10, plus tard par
Bernheim et l’École de Nancy. On sut aussi très tôt — et on ne l’oublia jamais
complètement, jusqu’à sa redécouverte par Bernheim11 — que l’amnésie post
hypnotique n’est pas totale et qu’il est possible, grâce à certaines techniques,
d’amener le sujet à se souvenir à l’état de veille de ce qu’il avait éprouvé sous
hypnose.
Quant aux moyens de provoquer le sommeil mesmérien (que nous appellerons
désormais hypnose), les premiers magnétiseurs recouraient à la technique mes-
mérienne des passes, qu’ils abandonnèrent bientôt au profit de deux autres. La
première était celle de la fascination, déjà connue des anciens Égyptiens, de Cor
nélius Agrippa et d’autres. On demandait au sujet de fixer un point immobile ou
légèrement mobile, lumineux ou non, ou encore de fixer simplement les yeux de
l’hypnotiseur. Ce fut la méthode popularisée plus tard par Braid, ce fut aussi celle
de l’École de la Salpêtrière. L’abbé Faria y adjoignit la technique verbale : il fai
sait asseoir son sujet dans un fauteuil confortable et lui ordonnait : « Dormez ! »
D’autres hypnotiseurs donnaient leurs ordres plus doucement, à mi-voix. Lié
beault et l’École de Nancy adoptèrent la méthode de Faria. Les premiers mes-
mériens recouraient à différentes méthodes, comme celle qui consistait à souffler
sur les yeux du patient, pour mettre fin à l’état hypnotique.
Les magnétiseurs s’aperçurent très tôt que l’hypnose requérait également
d’autres conditions, d’ordre plus général. Ils comprirent parfaitement ce que nous
appellerions aujourd’hui la situation hypnotique, se rendant compte que per
sonne ne pouvait être hypnotisé contre sa volonté. Il faut mettre le sujet à l’aise,
le rassurer et l’amener à se détendre. Ces pionniers de l’hypnotisme avaient bien
compris l’existence d’un élément d’autosuggestion. Braid, puis l’École de Nancy
formulèrent cette notion.
Les premiers magnétiseurs qui, à l’exemple de Mesmer, organisaient des
séances collectives, avaient également perçu le rôle de la suggestion mutuelle. Ils
hypnotisaient d’abord, en présence des autres, un ou deux sujets déjà familiarisés
avec les techniques de l’hypnose. Ils avaient remarqué que le simple fait de voir
les autres hypnotisés rendait les sujets plus réceptifs. Cette méthode collective fut
largement utilisée de Mesmer à Bernheim et Charcot, comme aussi par les hyp
notiseurs populaires.
Les premiers magnétiseurs ne comprirent pas, cependant, à quel point l’état
hypnotique était façonné par l’hypnotiseur et qu’il requérait un certain apprentis
8. Mouillesaux, cité dans Rudolf Tischner, « Franz Anton Mesmer. Leben, Werk und Wir-
kungen », Münchner Beitrage zur Geschichte und Literatur des Naturwissenschaften und
Medizin, I, n°’ 9/10 (1928), p. 541-714.
9. J.P.F. Deleuze, Instructions pratiques sur le magnétisme animal, Paris, Baillière, 1825,
p. 118.
10. A. Bertrand, Traité du somnambulisme, Paris, Dentu, 1823, p. 298-299.
11. Comte de Lovenhielm, Bibliothèque du magnétisme animal, V (1818), p. 228-240.
144 Histoire de la découverte de l'inconscient
sage de la part du sujet. Janet a bien mis en lumière ce dernier point12. Si votre
sujet n’a jamais entendu parler de l’hypnotisme, écrivait-il, vous n’avez guère de
chances de provoquer chez lui l’état hypnotique typique ; s’il a été sujet au som
nambulisme spontané ou à des crises convulsives, il retombera probablement
dans ces états déjà éprouvés, ou encore il tombera dans un état nerveux vague et
inhabituel, à moins que l’hypnotiseur ne prenne soin de lui expliquer ce qu’il
attend de lui, le préparant ainsi à jouer son rôle. C’est ce qui explique aussi pour
quoi l’état hypnotique varie d’un hypnotiseur à l’autre, d’une école à l’autre,
comme il l’a fait au cours de l’histoire de la première psychiatrie dynamique.
C’est ainsi que les premiers mesmériens avaient créé, sans s’en rendre compte,
une variété particulière d’état hypnotique dont ils avaient fait le sommeil magné
tique typique. L’état hypnotique tel qu’ils l’avaient modelé comprenait diverses
manifestations, les unes habituelles et peu éloignées de certains états psycholo
giques normaux, les autres passablement rares et extraordinaires.
Une des premières caractéristiques du sommeil magnétique, qui frappa les
anciens mesmériens, consiste dans une acuité accrue de la perception.
Les sujets hypnotisés sont capables de percevoir des stimuli qu’ils ne remar
queraient pas dans leur état normal ou qui resteraient en deçà du seuil de la per
ception. Puységur eut la surprise d’entendre Victor chanter à haute voix des airs
que lui, Puységur, chantonnait pour lui-même. Victor reconnaissait sans doute
ces airs en observant les mouvements involontaires des lèvres de Puységur ; la
plupart des gens, en effet, remuent les lèvres quand ils chantonnent. Cette hyper
sensibilité s’étend à tous les champs de la perception et peut expliquer bien des
exemples de prétendue clairvoyance sous hypnose. Fait non moins remarquable,
la puissance d’évocation de la mémoire se trouve accrue : un sujet hypnotisé est
capable de se souvenir d’incidents très anciens, et apparemment oubliés, de son
enfance, de décrire ce qui s’est passé lors du somnambulisme spontané ou artifi-,
ciel ou pendant un accès d’ivresse. Cette hypermnésie s’étend à des faits que le
sujet n’avait apparemment pas remarqués.
On eut tôt fait de se rendre compte que l’hypnotisme permettait un abord direct,
de certains processus psychologiques. Non seulement le sujet déploie une force
physique plus grande que celle dont il se sent capable à l’état de veille, mais il
peut aussi — spontanément ou sur l’ordre de l’hypnotiseur — devenir sourd,
aveugle, paralysé, avoir des hallucinations, des convulsions, de la catalepsie ou
des anesthésies. L’anesthésie peut être si totale qu’on a pu avoir recours à l’hyp
nose pour des interventions chirurgicales. Récamier semble avoir été le premier,
en 1821, à pratiquer une intervention chirurgicale sous anesthésie magnétique. Il
est surprenant qu’on ait accordé si peu d’attention à une découverte qui aurait pu
éviter tant de souffrances. Quand Esdaile entreprit d’utiliser systématiquement
l’anesthésie hypnotique en chirurgie, il se heurta au scepticisme et à l’hostilité.
Par ailleurs, les mesmériens recouraient volontiers au sommeil hypnotique pour
soulager des souffrances physiques et on ne perdit jamais complètement de vue
cette application. Sous l’influence de Liébeault notamment, on se rendait géné
ralement compte, dans les années 1890, que la suggestion hypnotique pouvait
guérir ou soulager bien des maux physiques (névralgies, rhumatismes, goutte,
15. Eugen Bleuler, « Zur Psychologie der Hypnose », Münchener medizinische Wochens
chrift, XXXVI (1889), p. 76-77.
16. Berthold Stokvis, « Selbsterleben im hypnotischen Experiment », Zeitschrift fur Psy
chothérapie, VI (1956), p. 97-107.
17. Albert de Rochas, Les Vies successives. Documents pour l’étude de cette question,
Paris, Chacomac, 1911.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 147
22. H. Bernheim, « Les hallucinations rétroactives suggérées dans le sommeil naturel ou arti
ficiel », Premier Congrès international de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique (Paris,
8-12 août 1889), Paris, Doin, 1890, p. 291-294.
23. J.M. Charcot, Leçons du mardi à la Salpêtrière. Policlinique, 1888-1889, Paris, Progrès
médical, 1889, p. 247-256.
24. Parmi les publications modernes, voir en particulier J.H. Schultz, Gesundheitsschadi-
gungen nach Hypnose, Ergebnisse einer Sammelforschung, Halle, C. Marhold, 1922.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 149
Pendant tout le XIXe siècle, l’hypnose resta la principale voie d’approche de F in
conscient. Néanmoins, dans la seconde moitié du siècle, vinrent s’y ajouter
25. Reproduit dans Claude Burdin et Frédéric Dubois, Histoire académique du magnétisme
animal, Paris, Baillière, 1841.
26. Theodor Meynert, Klinische Vorlesungen liber Psychiatrie auf wissenschaftlichen
Grundlagen, Vienne, W. Braumüller, 1889-1890, p. 197.
150 Histoire de la découverte de l'inconscient
d’autres techniques dont certaines n’étaient que des variétés de l’hypnose tandis
que d’autres étaient vraiment d’un genre nouveau. D’autres encore combinaient
l’hypnose classique avec des techniques nouvelles.
Dès le début, les mesmériens avaient vu dans le somnambulisme artificiel une
sorte de sommeil (d’où le terme d’« hypnose » forgé par Braid, du grec hypnos,
sommeil). Ils distinguaient différents niveaux dans ce sommeil, en fonction de sa
profondeur. Plus le sommeil était profond, plus les effets obtenus étaient remar
quables. Aussi se montra-t-on d’abord très sceptique quand certains hypnoti
seurs, tel du Potet, prétendirent qu’on pouvait amener les sujets à obéir aux
ordres de l’hypnotiseur, qu’on pouvait provoquer chez eux la paralysie ou des
hallucinations sans les endormir, c’est-à-dire que le sujet restait conscient de ce
qui se passait et qu’il s’en souvenait après la séance hypnotique. Cette technique
fut largement utilisée par l'hypnotiseur-prestidigitateur Donato, qui F appelait
« fascination ». Bernheim et l’École de Nancy l’utilisèrent sous une forme atté
nuée qu’ils appelaient la « suggestion à l’état de veille ».
La nouvelle technique issue de la vague spirite du milieu du siècle fut bien plus
importante. Peu après 1850, certains médiums en vinrent non seulement à écrire
sous la dictée des esprits, mais prêtèrent pour ainsi dire leur plume aux esprits. A
Paris, le baron de Guldenstubbe prétendit avoir obtenu ainsi des messages auto
graphes de Platon et de Cicéron. La plupart des médiums, cependant, semblaient
se contenter d’écrire en état de transe ce que leur dictaient les esprits, se montrant
fort surpris de ce qu’ils avaient ainsi écrit quand on le leur montrait à leur réveil.
Il y eut de nombreux écrits de ce genre dans la seconde moitié du siècle. Certains
psychologues, tels Frederick Myers27 et William James28, comprirent que l’écri
ture automatique fournissait une voie d’approche de l’inconscient. Ils l’utilisè
rent à cette fin, conférant ainsi à cette méthode le caractère d’une technique scien
tifique. Ainsi que nous le verrons plus loin, Janet utilisera systématiquement
l’écriture automatique pour explorer l’inconscient de ses patients.
Une autre technique d’approche de l’inconscient reprenait une ancienne pra
tique des devins et des diseurs de bonne aventure qui consistait à interroger des
miroirs, des boules de cristal, ou simplement la surface de l’eau (lécanomancie),
etc. Dans les années 1850, le magnétiseur du Potet traçait un cercle à la craie
blanche sur un sol noir, et y plaçait ses patients jusqu’à ce qu’ils aient des visions
et des hallucinations29. Vers 1880, Myers et d’autres membres de la Society for
Psychical Research en arrivèrent à la conclusion que ces méthodes, tout comme
l’écriture automatique, pouvaient servir à révéler les images inconscientes
enfouies dans la psyché de leurs sujets.
L’avènement du spiritisme avait donné naissance à un personnage d’un type
nouveau : le médium. Le sommeil hypnotique et l’état de transe, que le médium
provoque lui-même, présentent bien des traits communs, mais les données four
nies par ce dernier sont plus spontanées et ont donc des chances d’être plus ori
ginales. La psychiatrie dynamique fit un grand pas en avant à la fin du XIXe siècle,
27. Frederick Myers, « Automatic Writing », Proceedings of the Society for Psychical
Research, HI (1885), p. 1-63 ; IV (1886-1887), p. 209-261.
28. William James, « Automatic Writing », Proceedings ofthe American Society for Psy
chical Research, I (1885-1889), p. 548-564.
29. Baron du Potet, La Magie dévoilée, ou principes de science occulte, Paris, Pommaret et
Moreau, 1852.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 151
lorsque Floumoy, bientôt suivi par C.G. Jung30, se mit à étudier les médiums de
façon systématique.
Ces méthodes se combinèrent finalement les unes aux autres et l’on fit plus
tard des expériences où des sujets hypnotisés écrivaient automatiquement et
interrogeaient les miroirs. On hypnotisa des sujets déjà hypnotisés, c’était une
sorte d’hypnose au second degré. Vers la fin du siècle on s’attacha un peu partout
à trouver de nouvelles méthodes d’exploration. Comme nous le verrons plus loin,
ces recherches donnèrent naissance à de nouvelles écoles de psychiatrie
dynamique.
30. Théodore Floumoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme
avec glossolalie, Paris et Genève, Atar, 1900 ; Esprits et médiums, Genève, Kündig, 1909.
152 Histoire de la découverte de l’inconscient
célèbres. En 1785, un médecin de Lyon, Petetin, publia une étude très remarquée
sur une jeune femme de 18 ans qui, deux mois durant, avait été terriblement
inquiète au sujet de l’état de santé de son enfant gravement malade31. Dès que l’en
fant fut guéri, elle souffrit de violentes douleurs épigastriques. Puis ce fut une
crise nerveuse au cours de laquelle elle chantait d’une voix merveilleuse ; elle
sombra enfin dans un état cataleptique, incapable de tout mouvement et totale
ment insensible. Elle pouvait toutefois répondre, d’une certaine façon, aux ques
tions qu’on lui posait. Petetin entreprit une série d’expériences sur elle et se ren
dit compte que son corps entier était insensible, sauf au niveau de l’épigastre où
tous ses sens semblaient s’être transférés. Elle entendait, voyait, sentait par son
épigastre. Elle était capable, par ailleurs, de percevoir ses organes internes et de
prédire les symptômes qui se manifesteraient le lendemain. Petetin rapprocha cet
état cataleptique du somnambulisme d’une part, de l’hystérie d’autre part, et pro
posa une explication fondée sur la distribution des fluides électriques à travers le
corps. Après Petetin, Bourdin32 et Puel33 publièrent des études plus objectives,
décrivant comme symptômes typiques la disparition de tout mouvement volon
taire, la passivité à l’égard des mouvements imposés, la flexibilitas cerea et la
persistance des attitudes musculaires imposées au sujet, attitudes normalement dif
ficiles ou impossibles à maintenir longtemps. Les rapports entre la catalepsie et
l’hystérie continuèrent à faire l’objet de controverses. Briquet observa que la
catalepsie atteignait aussi souvent les hommes que les femmes, tandis que l’hys
térie était vingt fois plus fréquente chez les femmes34. Il ajouta néanmoins que la
catalepsie s’observait de préférence chez des sujets hystériques ; il en conclut à
une certaine affinité entre la catalepsie et l’hystérie. Les hypnotiseurs, de leur
côté, observèrent que les sujets qu’ils soumettaient à l’hypnose présentaient sou
vent un état cataleptique au lieu du somnambulisme classique.
Ces trois états magnétiques, le somnambulisme, la léthargie et la catalepsie,
avaient donc pour caractéristiques communes de présenter une affinité inexpli
quée avec l’hystérie, de se retrouver souvent chez le même sujet et de pouvoir
être provoqués par des manœuvres hypnotiques. Plus tard on adjoignit à ce
groupe de maladies magnétiques deux autres états que Prichard appela l’« extase
maniaque » et les « visions extatiques »35.
L’« extase maniaque » (ou folie extatique) a été décrite par Prichard comme
un état hypnotique doublé d’incohérence mentale. Tandis que le somnambule
semble avoir une vision lucide de ses actes, dans l’extase maniaque, le patient
souffre de confusion mentale ou coordonne imparfaitement ses pensées : il a un
comportement maniaque ou dément. Bien des hypnotiseurs eurent l’occasion
d’observer ces états passagers, en particulier sous la forme de confusion halluci
31. Petetin, Mémoire sur la découverte des phénomènes que présentent la catalepsie et le
somnambulisme, symptômes de l’affection hystérique essentielle, Lyon, 1785 ; Mémoire sur la
découverte des phénomènes de l’affection hystérique essentielle et sur la méthode curative de
cette maladie, 2e partie, 1785.
32. Claude-Étienne Bourdin, Traité de la catalepsie, Paris, Rouvier, 1841.
33. J.T. Puel, De la catalepsie, Paris, Baillière, 1856.
34. P. Briquet, Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie, Paris, Baillière, 1859.
35. James Cowles Prichard, A Treatise on Insanity and OtherDisorders Affecting the Mind,
Londres, Sherwood, Gilbert and Piper, 1835, p. 454-458.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 153
natoire, chez des patients qu’ils étaient en train d’hypnotiser ou encore lors d’une
crise hystérique.
Ce que Prichard appelait la « vision extatique » correspondait à une sorte de
rêve éveillé chez une personne présentant toutes les apparences extérieures d’une
vie normale, si bien que l’on pouvait observer les interférences les plus étranges
entre la vie normale et ce rêve éveillé. Une fois sorti de cet état paroxystique, l’in
dividu en garde un souvenir très vivant et il a l’impression d’avoir vécu une aven
ture fantastique. Selon les propres termes de Prichard, « il est des cas où les
impressions conservées après un paroxysme de l’extase se rattachent tellement à
des événements ou des objets extérieurs et sont à ce point mêlés de réalité qu’il
en résulte une sorte de puzzle étrange ; là est peut-être la véritable explication de
bien des histoires étranges et mystérieuses ».
Prichard raconte l’histoire d’un pasteur dont la santé s’était altérée depuis
quelque temps, qui, voyant un jour passer un cortège funèbre, lut son propre nom
sur le cercueil et vit le cortège entrer chez lui. Ce fut le point de départ d’une
maladie grave qui le conduisit à la mort en quelques jours.
Un autre cas : un gentleman de 35 ans environ, se promenant à Londres aux
abords de l’église Saint-Paul, rencontra un étranger qui l’invita d’abord à dîner
non loin de là, puis lui proposa de monter dans le dôme avec lui. Là, l’étranger
sortit de sa poche une sorte de boussole qui se révéla être un miroir magique où
l’on pouvait voir, disait-il, tout ce que l’on voulait, à quelque distance que ce fût.
Pensant à son père malade, le gentleman le vit effectivement, très distinctement,
en train de se reposer dans son fauteuil. Terrifié, il supplia son compagnon de
redescendre immédiatement. Mais en le quittant, l’étranger lui dit : « Rappelez-
vous que vous êtes l’esclave de l’homme au miroir. » Des mois durant, cet
homme resta obsédé par le souvenir de son aventure. Prichard pense qu’il était
effectivement monté dans le dôme de Saint-Paul dans un état de rêverie extatique
et qu’il fut ensuite incapable de distinguer ce qui s’était réellement passé et ce
qu’il avait imaginé.
Pendant longtemps, on s’était surtout intéressé aux actes coordonnés dont était
capable un individu en état de sommeil somnambulique. Puis on se rendit compte
qu’en plein jour un individu d’apparence éveillé pouvait agir de façon très sem
36. Gérard de Nerval, Octavie (1842), in Œuvres, éd. Pléiade, Paris, Gallimard, 1952, p.
305-312.
37. Wilhelm Jensen, Gradiva. Ein pompejanisches Phantasiestück, Dresde et Leipzig, C.
Reissner, 1903.
38. André Breton, Les Vases communicants, Paris, Édition des cahiers libres, 1932.
154 Histoire de la découverte de l’inconscient
blable. Mais, comme dans le somnambulisme, ces actes représentaient une rup
ture par rapport à la vie consciente habituelle. Quand l’individu retrouve subite
ment sa vie consciente habituelle, il semble ne garder aucun souvenir de ce qui
s’est passé.
A titre d’exemple, nous pouvons citer le cas, jadis célèbre, d’un jeune berger
allemand, Sorgel, atteint d’épilepsie. Un jour, parti dans la forêt pour y ramasser
du bois, il rencontra un homme, le tua, lui coupa les pieds et but son sang. De
retour au village, il raconta tranquillement ce qu’il venait de faire ; puis, ayant
retrouvé sa vie consciente habituelle, il ne sembla plus se souvenir de rien. Le tri
bunal, faisant preuve d’une plus grande compréhension psychologique que bien
des juges de nos jours, acquitta Sorgel, estimant qu’il ne pouvait être tenu pour
responsable de ce qui s’était passé39.
Notons que l’amnésie antérograde avait débuté en mai pour prendre fin lors du
retour en Suisse, tandis que l’amnésie rétrograde s’étendait jusqu’aux circons
tances qui avaient précédé de peu son départ pour l’Australie : c’était comme si
41. M. Naef, « Ein Fall von temporârer totaler teilweise rétrograder Amnesie (durch Sug
gestion geheilt) », Zeitschriftfur Hypnotismus, VI (1897), p. 321-354.
156 Histoire de la découverte de l’inconscient
tout l’épisode australien avait été annulé dans la mémoire du patient. D’autre
part, il n’avait pas cherché à se forger une autre personnalité, si ce n’est qu’il
avait pris un nom d’emprunt pour son retour en bateau. (Le compte rendu ne dit
pas sous quel nom il vivait à Zurich.)
Notons aussi que la plupart du temps, qu’il s’agisse d’épilepsie ou d’hystérie,
le début et la fin de l’état de fugue répondent étrangement aux nécessités de cer
taines situations. Les deux patients de Charcot étaient tombés dans cet état immé
diatement après avoir encaissé d’assez importantes sommes d’argent et ils étaient
incapables de rendre compte de la façon dont ils l’avaient dépensé. Revenus à
eux, ils se sentaient coupables et adoptaient un comportement d’autopunition. Le
second patient de Charcot retrouva toute sa conscience immédiatement après que
son « second moi » eut adroitement essayé d’échapper aux conséquences d’un
parcours plus long que ne le permettait son billet. Le compte rendu sur le patient
de Forel reste extrêmement discret, mais en lisant attentivement l’ensemble du
récit, nous pouvons en déduire qu’il devait avoir des raisons personnelles de quit
ter l’Australie. Dans les cas de ce genre, comme dans ceux de personnalités mul
tiples successives, les auteurs du xixe siècle n’ont pas suffisamment noté les
motivations personnelles, conscientes ou inconscientes, sous-jacentes à ces chan
gements de personnalité. Raymond et Janet, en 1895, furent en fait les premiers
à accorder à ces motivations l’attention qu’elles méritaient4243
.
Vers la fin du xvnT siècle et durant tout le XIXe siècle, on connut des exemples
de dédoublement de la personnalité. Ils furent considérés d’abord comme des
événements extrêmement rares, sinon légendaires. A partir de 1840 on se mit à
les étudier plus objectivement, et vers 1880, cette question était une des plus
débattues par les psychiatres et les philosophes.
Saint Augustin, dans ses Confession^3, avait déjà réfléchi sur l’unité de la per
sonnalité. Considérant le changement qui s’était opéré en lui depuis sa conver
sion, il note que son ancienne personnalité païenne, dont rien ne semblait subsis
ter à l’état de veille, n’avait pas totalement disparu puisqu’il lui arrivait encore de
se manifester la nuit, dans ses rêves. Il écrit : « Je ne suis donc plus moi, Seigneur
mon Dieu ?.Aussi bien, quelle différence entre moi-même et moi-même, dans
l’instant qui marque le passage de la veille au sommeil ou le retour du sommeil à
la veille ? » Ces réflexions conduisaient saint Augustin à se poser la question de
la responsabilité morale du dormeur à l’égard de ses rêves. Plus tard, on s’inter
rogea de même sur la responsabilité de l’individu quant aux actes commis par sa
« seconde personnalité ».
Le phénomène de la possession, si courant pendant des siècles, pourrait être
considéré comme un cas particulier de la multiplicité de personnalités. Nous
avons déjà parlé des deux formes de possession : la possession lucide (où le sujet
a conscience de la lutte que se livrent en lui deux personnalités) et la possession
42. F. Raymond et Pierre Janet, « Les délires ambulatoires ou les fugues », Gazette des
hôpitaux, LXVIII (1895), p. 754-762.
43. Saint Augustin, Confessions, X, paragr. 41.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 157
somnambulique (où le sujet n’a plus conscience de son propre moi, tandis qu’un
intrus mystérieux semble avoir pris possession de son corps, ses actes et ses
paroles appartenant à une individualité dont le sujet ignore tout quand il revient
à la conscience). Notons le parallélisme entre ces deux formes de possession et
les deux formes principales de la personnalité multiple. Bien plus, de même que
la possession pouvait être manifeste ou latente, la personnalité multiple peut être
manifeste (c’est-à-dire apparaître et se développer spontanément) ou bien ne se
révéler qu’à la suite de manœuvres hypnotiques ou à l’occasion de l’écriture
automatique.
H est possible que des cas de dissociation de la personnalité aient existé de tout
temps, indépendamment de la possession, mais sans avoir été compris comme
tels. Quelques historiens ont fait appel à des explications de ce genre pour éluci
der certaines énigmes historiques, comme celle du mystérieux « ami de Dieu de
l’Oberland », qui semble n’avoir été qu’une seconde personnalité somnambu
lique du mystique Rulmann Merswin44. En fait, c’est seulement après la dispari
tion du phénomène de possession que l’on commença à publier des observations
faisant état de personnalités multiples, d’abord dans les écrits mesmériens, puis
dans la littérature proprement médicale. Dès 1791, Eberhardt Gmelin publiait un
cas de umgetauschte Personlichkeit (échange de personnalité) :
Puis vint une période de rapports vagues sur des cas semi-légendaires. Eras-
mus Darwin en rapporte un, très succinctement :
« Je m’étais intéressé jadis à une jeune dame élégante et intelligente qui tom
bait un jour sur deux dans une profonde rêverie qui durait presque toute la jour
née. Ces jours-là elle revenait sans cesse sur les mêmes idées dont elle ne se sou
venait absolument plus les jours où elle était dans son état normal. Ses amis
avaient l’impression que deux esprits vivaient en elle. Ce cas relevait également
de l’épilepsie. Elle fut guérie, avec quelques rechutes, par l’administration
d’opium avant le début des épisodes paroxystiques »47.
Un des cas de personnalité multiple les plus célèbres fut celui de Mary Rey
nolds, d’abord publié, dit-on, par le médecin John Kearsley Mitchell48 vers 1815,
puis sous une forme plus détaillée suivie d’une catamnèse, par le pasteur William
S. Plumer49.
47. Erasmus Darwin, Zoonomia, or the Laws of Organic Life, 3' éd., Londres, Johnson,
1801, H, 131.
48. J.K. Mitchell est censé avoir publié l’histoire de Mary Reynolds dans le Medical Repo-
sitory en 1815 ou au cours des quelques années suivantes. Mrs. Alice D. Weaver, bibliothé
caire de l’Académie de médecine de New York, a parcouru la collection tout entière sans trou
ver mention d’un article ou d’une lettre du Dr. Mitchell concernant le cas de Mary Reynolds.
49. Reverend William S. Plumer, « Mary Reynolds: A Case of Double Consciousness »,
Harper’s New Monthly Magazine, XX (1859-1860), 807-812.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 159
était sociable, aimait plaisanter et jouer des tours, elle avait un goût très marqué
pour la poésie. Ses deux écritures étaient complètement différentes. Dans chacun
de ses états, elle avait conscience de l’existence de l’autre et craignait d’y tomber,
quoique pour des raisons différentes dans chacun des deux cas. Dans l’état
second, elle jugeait son autre personnalité ennuyeuse et sotte.
Son état second inquiétait vivement sa famille, parce qu’elle faisait preuve
d’excitation et d’excentricité. Elle allait se promener dans les bois sans se soucier
des loups et des ours et tenta même un jour de capturer un serpent à sonnettes. Par
ailleurs, elle était sous le charme d’un de ses beaux-frères. Dès qu’elle s’endor
mait, elle se mettait à raconter les événements de la journée, riant parfois de tout
cœur en se remémorant les tours qu’elle avait joués.
On cite habituellement le cas de Mary Reynolds comme un exemple de dis
sociation complète de personnalités. Il est pourtant clair, à lire le Révérend Plu
mer, que la dissociation n’était pas toujours aussi complète. Dans son état
second, avant d’avoir réappris à lire, et alors qu’elle ne se souvenait plus d’aucun
récit biblique, elle racontait des rêves qui témoignaient à l’évidence d’une
connaissance de la Bible, comme aussi du souvenir de sa sœur Eliza qui était
morte et dont elle ne se souvenait absolument pas quand elle était éveillée.
Ce cas fut connu du grand public grâce au livre de Macnish, The Philosophy of
Sleep, et fut souvent cité en France sous le nom de « la Dame de Macnish »50. En
1889, le docteur S. Weir Mitchell, fils de John Kearsley Mitchell, publia un
compte rendu plus complet de l’histoire de Mary Reynolds en s’appuyant sur les
notes de son père. Certains lecteurs ne s’aperçurent pas, semble-t-il, que Mary
Reynolds et « la dame de Macnish » n’étaient qu’une seule et même personne et
pendant un certain temps on cita séparément les deux cas, comme deux exemples
de dédoublement de la personnalité. Ceci montre, entre parenthèses, à quel point
le récit de John Mitchell était vague51.
Ce fut Despine père qui, en France, inaugura l’étude vraiment objective de la
personnalité multiple en publiant l’histoire d’« Estelle » sous forme de monogra
phie détaillée52. Despine était un omnipraticien qui avait été nommé inspecteur
médical de la station thermale d’Aix-les-Bains. Il recourait à l’occasion au trai
tement magnétique.
50. Robert Macnish, The Philosophy of Sleep, 3e éd., Glasgow, W.R. M’Phun, 1836,
p. 187.
51. Pierre Janet, Les Névroses, Paris, Flammarion, 1909, p. 246-259.
52. Dr Despine père, De l'emploi du magnétisme animal et des eaux minérales dans le trai
tement des maladies nerveuses, suivi d’une observation très curieuse de guérison de névro
pathie, Paris, Germer, Baillière, 1840.
160 Histoire de la découverte de l’inconscient
chée sur le dos dans une sorte de grand panier garni d’un matelas rempli de duvet.
Les fenêtres de la voiture étaient hermétiquement fermées et munies de rideaux.
A chaque arrêt, elle était un objet d’attraction ; les gens accouraient nombreux
pour la voir transporter dans l’auberge locale. A l’exception de sa mère et de sa
tante, personne ne pouvait la toucher sans lui arracher des cris. Elle était absorbée
dans des rêveries diurnes, des visions fantastiques et des hallucinations et
oubliait immédiatement ce qui se passait autour d’elle.
Le praticien, alors âgé de 60 ans, s’attacha vivement à sa jeune malade. Dans
son livre, il exprime son admiration pour son intelligence et le courage avec
lequel elle supporta son épreuve. Despine entreprit avec précaution un traitement
hydrothérapique et électrique qui améliora lentement son état. En décembre, la
mère raconta à Despine qu’Estelle était réconfortée chaque soir par un chœur
d’anges. Ce fut une révélation pour le médecin qui comprit soudain que la mala
die d’Estelle était un cas d’« extase », donc susceptible d’être guéri par le magné
tisme animal. Estelle refusa d’abord obstinément de se laisser magnétiser, mais,
sur les instances de sa mère, elle accepta finalement ce traitement à la condition
qu’elle n’y serait soumise que lorsqu’elle le voudrait elle-même et aussi long
temps seulement qu’elle le souhaiterait, et que par ailleurs on lui répéterait tex
tuellement tout ce qu’elle aurait dit dans cet état somnambulique. Le traitement
magnétique débuta fin décembre 1836. Sa mère écrivait un journal de la cure et
Despine en utilisa de longs extraits dans son livre. Le praticien n’avait aucune
peine à provoquer chez elle le sommeil magnétique qui était toujours suivi d’am
nésie. Dans cet état, Estelle prescrivait elle-même son traitement et son régime.
Au bout de quelques séances, un ange consolateur lui apparut dans son sommeil
magnétique : elle l’appela Angéline et engagea des conversations très animées
avec lui (évidemment, seules les reparties d’Estelle purent être notées). Ce fut
désormais Angéline qui mena le traitement. Le régime proscrivait tous les mets
qu’Estelle n’aimait pas ; il fallait par contre lui donner tout ce qu’elle désirait, y
compris de la neige. Il était interdit de la contredire. L’ange avait dit : « Laissez-
la faire tous ses caprices : elle ne cherchera pas à profiter de la situation. »
A partir de janvier 1837, Éstelle vécut une double vie. Dans son état « nor
mal » elle était toujours paralysée. Le moindre mouvement provoquait des souf
frances atroces. Il fallait la couvrir de coussins, de couvertures, d’édredons ; elle
aimait sa mère et réclamait constamment sa présence ; elle s’adressait respec
tueusement à Despine en le vouvoyant. Dans son état magnétique elle devenait
capable de bouger, se mettait à marcher, raffolait de la neige et ne pouvait sup
porter la présence de sa mère ; elle s’adressait à Despine sur un ton familier en le
tutoyant. Elle ne pouvait marcher que si elle avait de l’or sur elle. Certaines
autres substances avaient au contraire une influence inhibitrice.
Vers la fin janvier 1837, elle se mit à glisser spontanément dans des états
magnétiques, alternant toutes les douze heures avec son prétendu état normal où
elle était incapable de faire le moindre pas. Dans son état magnétique elle mar
chait, courait, voyageait en voiture sans se fatiguer. Elle adorait jouer avec la
neige et en manger. Elle ne pouvait toutefois pas supporter certaines choses, les
chats en particulier, dont la vue la faisait tomber dans un état cataleptique, et
seule une friction avec de l’or pouvait l’en sortir. Despine était particulièrement
frappé de la différence entre ses deux régimes : dans son état normal elle ne sup
portait que fort peu d’aliments, tandis que dans l’état magnétique elle mangeait
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 161
abondamment de tout. Tout se passait comme si elle avait eu deux estomacs, l’un
pour ses périodes de crise, l’autre pour son état éveillé.
Au début de mars 1837, Despine dut quitter Aix pour quelques jours. Ainsi
qu’elle l’avait prédit, Estelle souffrit d’hallucinations et de troubles divers durant
son absence et sa famille dut supporter en silence toutes ses extravagances. A la
fin de mars, Estelle prédit qu’elle allait voir un gros ballon qui éclaterait et que
cette vision serait suivie d’une nette amélioration de son état. Cette prophétie se
réalisa le 14 avril, et alors, pour la première fois, elle fut capable de faire
quelques pas à l’état de veille. Son état magnétique connut lui aussi une amélio
ration. Elle fut capable de nager, de faire des excursions en montagne, tout en
conservant ses préférences et ses aversions.
En juin on assista à la fusion lente et progressive de son état normal avec son
état hypnotique. Le 13 juin, le traitement de Despine prit fin et Estelle retourna à
Neuchâtel avec sa mère. La nouvelle de sa guérison était déjà connue dans sa
ville natale où les journaux publièrent son histoire, l’appelant « la petite ressus
citée ». Elle fut graduellement débarrassée de ses phobies : elle pouvait désor
mais rencontrer un chat sans tomber dans un état cataleptique.
54. Parmi les études générales sur la personnalité multiple, les plus importantes, par ordre
chronologique, sont :
Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité, Paris, Alcan, 1888.
H. Bourru et P. Burot, Variations de la personnalité, Paris, Baillère, 1888.
J.M. Charcot, Leçons du mardi à la Salpêtrière, Paris, Progrès médical, 1889.
Alfred Binet, Les Altérations de la personnalité, Paris, Alcan, 1892.
Max Dessoir, Das Doppel-Ich, Leipzig, Günther, 1892.
Frederick Myers, Hutnan Personality and Its Survival from Bodily Death, 2 vol., Londres,
Longmans, Green and Co., 1903.
T.K. Oesterreich, Phanomenologie des Ich, Leipzig, Barth, 1910.
Morton Prince, The Unconscious, New York, Macmillan and Co., 1914, p. 147-310.
T.W. Mitchell, « Divisions of the Self and Co-Consciousness », in Problems of Personality:
Studies Presented to Dr Morton Prince, Macfie Campbell ed., New York, 1925, p. 191-203.
Pierre Janet, L’Évolution psychologique de la personnalité, Paris, Chahine, 1929, p. 483-506.
W.S. Taylor et Mabel F. Martin, « Multiple Personality », Journal of Abnormal and Social
Psychology, XXXIX (1944), p. 281-300.
Gardner Murphy, Personality, New York, Harper and Row, 1947, p.433-451.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 163
Floumoy signale des états passagers analogues chez son médium Hélène
Smith :
Ikara, femme mariée habitant Zurich, avait perdu sa mère à l’âge de 13 ans et
avait connu une enfance et une jeunesse malheureuses. C’était une personne
active, pratique et sérieuse, mais elle menait une vie imaginaire secrète qu’elle
dissimulait soigneusement à son entourage. A l’âge de 15 ans, elle s’aperçut
soudain, à son grand étonnement, qu’elle avait conscience de la façon dont se
passait un accouchement, comme si elle en avait fait personnellement l’expé
rience. A 25 ans, elle commença à avoir des souvenirs très vifs d’événements
vécus dans une vie antérieure par une personne à qui elle s’identifia. Elle passa
deux ans dans la maison de santé de Bircher, et celui-ci rapporte une dizaine de
ces manifestations d’interférence d’une vie antérieure. Ces réminiscences avaient
un caractère personnel et vivant, mais se rapportaient à un mode de vie totale
ment différent de celui de la patiente. Dans cette vie antérieure, Ikara était une
femme vigoureuse qui vivait dans une hutte primitive, à l’orée d’une forêt, au
milieu de sauvages vêtus de peaux de bêtes. Elle raconta un jour comment elle
avait volé une poule, puis l’avait dévorée toute crue. Elle avait encore le goût du
sang dans la bouche quand des hommes en colère la menacèrent de leurs gros
bâtons ; elle chercha refuge dans une grotte voisine ; là, sa vision s’interrompit
brusquement. Bircher était persuadé qu’il s’agissait d’authentiques réminis
cences d’une vie antérieure que cette femme aurait vécue à une époque préhis
torique. Il est fort regrettable qu’il n’ait pas étudié en détail les antécédents per
sonnels de sa patiente57.
Cory rapporte le cas d’une femme de 29 ans dont la personnalité s’était scindée
en deux — la personnalité A et la personnalité B — à la suite du choc provoqué
trois ans auparavant par le suicide de son père. Pendant quelque temps elle souf
frit de troubles moteurs, d’hallucinations et d’une grande instabilité d’humeur.
Un soir, tandis qu’elle jouait du piano, elle eut l’impression qu’à l’intérieur
d’elle-même quelqu’un lui demandait de respirer profondément, essayant ensuite
d’emprunter sa voix pour chanter. Plusieurs semaines s’écoulèrent jusqu’àce que
la personnalité B eût appris « à se manifester pleinement et à prendre possession
de son corps ». Depuis lors, les deux personnalités se manifestèrent alternative
ment, mais en restant toujours conscientes l’une de l’autre.
« A » restait la personnalité normale et habituelle, conformément à son carac
tère antérieur. C’était une femme vive et cultivée, bien élevée, mais plutôt timide
et inhibée. Elle chantait assez mal. Elle avait reçu une éducation rigide, à la mai
son comme au pensionnat ; les questions sexuelles n’étaient jamais abordées.
« B » était une femme apparemment plus âgée, plus hardie, mais toujours très
digne et sérieuse ; elle prétendait être la réincarnation de l’âme d’une cantatrice
espagnole. Elle chantait fort bien et avec assurance, elle prononçait l’anglais avec
un fort accent espagnol. Elle parlait parfois une langue qu’elle prétendait être l’es
pagnol, mais qui était en fait un mélange de mots espagnols sans suite et de mots
inventés à consonance espagnole. Elle était très égocentrique et manifestait des
passions violentes, la sexualité était son principal centre d’intérêt. Elle croyait
être d’une beauté sensuelle et fascinante, disait avoir été danseuse, courtisane et
maîtresse d’un grand seigneur.
A et B disaient s’entendre parfaitement, mais se considéraient comme deux
personnes parfaitement distinctes, comme deux amies. Chacune ne connaissait
l’autre que dans la mesure où celle-ci voulait bien se révéler à elle. Chacune s’in
téressait à l’autre, était consciente de sa présence et savait parfaitement ce qu’elle
faisait. Elles pouvaient regarder ensemble la même chose ou lire en même temps
le même livre. Il semblait cependant que B ne dormait jamais. Elle prétendait
57. Max Bircher-Benner, Der Menschenseele Not, Erkrankung und Gesundung, Zurich,
Wendepunkt-Verlag, 1933, II, p. 288-310.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 165
mieux connaître l’enfance de A que ne le faisait cette dernière. Elle se disait aussi
l’ange gardien de A, qu’elle aurait jadis hypnotisée. Elle était manifestement la
personnalité dominante.
Cory réussit à hypnotiser séparément chacune de ces deux personnalités. Il
découvrit que, sous hypnose, A se souvenait de choses dont elle n’avait pas
conscience dans son état normal, mais dont B avait déjà parlé sans avoir besoin
d’être hypnotisée. Un jour, sous hypnose, B tomba inopinément dans un délire de
terreurs et de souffrances : elle avait vu le corps d’un amoureux qui s’était sui
cidé. « Au plus profond de son subconscient elle recèle un musée d’horreurs. »
Le compte rendu de Cory comporte quelques allusions à de probables facteurs
psychogènes. Au pensionnat, A avait connu trois petites filles de Mexico qui par
laient espagnol entre elles. Peu de temps après la mort de son père, elle avait fait
connaissance avec un homme, de plusieurs années son aîné, qui avait des traits
espagnols et dont la mère était effectivement espagnole. Par ailleurs, la patiente
avait souffert d’un très fort refoulement sexuel et de violents conflits intérieurs.
Cory note que « ses deux “moi” rapportaient à cet ancien conflit intérieur ».
Soulignons, enfin, que la patiente de Cory n’avait jamais mentionné que B
pourrait être une reviviscence d’une vie antérieure de A (comme dans l’histoire
d’Ikara). B était censée représenter la réincarnation d’un esprit. Il est remar
quable que B ait entretenu des relations amicales avec une coterie d’adeptes du
spiritisme qui l’encourageaient dans ses prétentions et sur qui elle exerçait une
influence tyrannique58.
Ansel Boume était né en 1826. Fils de parents divorcés, il avait eu une enfance
malheureuse, puis avait travaillé comme charpentier dans de petites villes de
Rhode Island. Athée convaincu, il avait déclaré publiquement, le 28 octobre
1857, qu’il préférerait devenir sourd-muet plutôt que de mettre les pieds à
l’église. Quelques instants après il perdit l’ouïe, la parole et la vue. Le
58. Charles E. Cory, « A Divided Self », Journal of Abnormal Psychology, XIV (1919-
1920), p. 281-291.
59. Richard Hodgson, « A Case of Double Consciousness », Proceedings of the Society of
Psychical Research, VH (1891-1892), p. 221-255.
60. William James, The Principles ofPsychology, 2 vol., New York, Holt, 1890.
166 Histoire de la découverte de l’inconscient
S.I. Franz a publié, en 1933, un cas plus récent et plus détaillé de personnalités
multiples réciproquement amnésiques :
61. S.I. Franz, Persons One and Three. A Study in Multiple Personalities, New York,
McGraw-Hill, Inc., 1933.
168 Histoire de la découverte de l’inconscient
Félida était née à Bordeaux en 1843. Son père, capitaine dans la marine mar
chande, mourut quand elle était encore très jeune. Elle eut une enfance difficile ;
elle dut travailler de bonne heure comme ouvrière couturière pour gagner sa vie.
Vers l’âge de 13 ans, elle présenta quelques symptômes hystériques. Elle était
d’un caractère morose, parlait peu, travaillait avec ardeur, mais se plaignait
constamment de maux de tête, de névralgies et d’une multitude de symptômes.
Presque chaque jour, elle avait sa « crise » : elle éprouvait de violentes douleurs
dans les tempes, puis tombait pour une dizaine de minutes « dans un accablement
profond, semblable au sommeil ». Quand elle revenait à elle, c’était une personne
toute différente, gaie, vive, parfois exaltée, complètement débarrassée de ses
douleurs. Cet état durait habituellement quelques heures, puis elle retombait pour
quelques instants dans son état léthargique qui la ramenait à sa personnalité ordi
naire. Azam note que, dans son état ordinaire, Félida faisait preuve d’une bonne
intelligence moyenne, mais qu’elle se révélait plus brillante dans son état second
où elle se souvenait parfaitement non seulement de ce qui s’était passé lors de ses
accès antérieurs, mais aussi de toute sa vie normale. Dans son état normal, elle
ignorait tout de son état second : elle n’en avait connaissance que par ce que les
autres lui en disaient. De temps en temps, Félida présentait un autre genre de
crise, qu’Azam appelait son troisième état, caractérisé par une violente angoisse
et des hallucinations terrifiantes.
Un jour Félida consulta Azam pour des nausées et un glonflement de l’abdo
men. Azam diagnostiqua une grossesse, mais Félida protesta : elle ne comprenait
pas comment ce pourrait être possible. Peu après, dans son état second, elle lui dit
en riant qu’elle savait bien qu’elle était peut-être enceinte, mais qu’elle en prenait
assez gaiement son parti. Elle épousa un ami d’enfance à qui elle s’était aban
donnée dans son état second, elle donna naissance à son enfant et sa santé s’amé
liora notablement. Elle ne vint plus voir Azam qui la perdit de vue pendant seize
ans. Tous ses symptômes réapparurent lors de sa seconde grossesse.
Parmi les divers symptômes de Félida, Azam décrit des troubles nerveux végé
tatifs assez particuliers, qui allèrent en empirant. C’est ainsi qu’elle présentait des
hémorragies pulmonaires et gastriques sans aucun signe de lésion organique. La
nuit, un peu de sang s’écoulait continuellement de sa bouche. Chaque partie de
son corps, par exemple la moitié du visage, était susceptible d’enfler subitement.
En 1876, Azam retrouve Félida, alors âgée de 32 ans et tenant une petite épi
cerie. Elle présentait toujours les mêmes symptômes. Mais maintenant les rap
ports entre sa personnalité première et sa personnalité seconde s’étaient inversés,
c’est-à-dire que les périodes de personnalité seconde étaient beaucoup plus
En mai 1925, Morselli reçut, dans sa clinique psychiatrique de Milan, Elena F.,
professeur de piano âgée de 25 ans. Elle s’adressa à lui dans un français parfait.
Morselli lui demanda pourquoi elle ne lui parlait pas en italien, sa langue mater
nelle. Elle lui répondit, apparemment surprise, qu’elle était en train de parler ita
lien. Elle souffrait d’une impression d’étrangeté et de mystère, elle se plaignait de
ce que les gens lisaient ses pensées, et disait entendre des voix qui proféraient de
terribles accusations contre elle. Elle assura Morselli que son père était mort, ce
qui était faux. Tandis que Morselli la soumettait à un examen neurologique, elle
tomba pendant un court instant dans un état léthargique, puis, s’exprimant cette
fois-ci en italien, elle manifesta sa surprise de voir Morselli qu’elle ne reconnut
pas.
A partir de ce moment, les personnalités française et italienne se manifestèrent
alternativement. Elena croyait toujours parler italien. Dans son état français elle
63. G.E. Morselli, « Sulla dissoziazione mentale », Rivista sperimentale di freniatria, LIV
(1930), p. 209-322.
170 Histoire de la découverte de l’inconscient
64. Beppino Disertori : « Sulla biologia dell’ isterismo », Rivista sperimentale difreniatria,
LXIII (1939).
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 171
Agglomérats de personnalités
Longtemps, les seuls cas publiés furent ceux de « dédoublement de la person
nalité ». Mais on s’aperçut ensuite que l’esprit humain ressemblait à une sorte de
matrice dont pouvait surgir toute une série de personnalités, capables de s’affir
mer comme telles. Les mesmériens avaient découvert qu’en soumettant aux pro
cédés hypnotiques un patient déjà hypnotisé, une troisième personnalité pouvait
éventuellement apparaître, aussi différente de la personnalité magnétique habi
tuelle que celle-ci l’était de l’individu normal, à l’état de veille. Pierre Janet fut
un des premiers à effectuer des expériences systématiques avec Lucie, Léonie et
Rose — pour étudier ces sous-personnalités hypnotiques multiples. Il montra
combien il était important de prendre ou de donner un nom : « Une fois baptisé,
le personnage inconscient est plus déterminé et plus net, il montre mieux ses
caractères psychologiques »65.
Ces agrégats de personnalités peuvent aussi se manifester spontanément,
encore qu’il soit toujours difficile de savoir dans quelle mesure, par ses sugges
tions conscientes ou inconscientes, l’investigateur ne hâte pas la manifestation et
la multiplication de ces personnalités. Parmi les cas les plus connus nous citerons
ceux de Miss Beauchamp à qui Morton Prince consacra une monographie restée
classique.
Christine Beauchamp, née en 1875, avait 23 ans quand Morton Prince fit sa
connaissance en 1898. Elle était alors étudiante dans un collège de la Nouvelle-
Angleterre. C’était une jeune fille cultivée, mais très timide, qui passait tout son
temps à lire. Elle avait un vif sentiment du devoir, était travailleuse, scrupuleuse,
fière et réservée, et elle éprouvait une réticence morbide à parler d’elle-même.
Elle souffrait de maux de tête, de fatigue et d’aboulie, et c’est pourquoi elle
consulta Morton Prince qui la prit en traitement. Prince savait que Miss Beau-
champ avait perdu sa mère à l’âge de 13 ans, qu’elle avait toujours été malheu
reuse à la maison et qu’elle avait souffert de plusieurs traumatismes psychiques
entre 13 et 16 ans, au point de s’être un jour enfuie de la maison.
Pour la libérer de ses troubles neurasthéniques, Prince entreprit de l’hypnoti-
ser, ce qui fut facile. Sous hypnose elle perdait la réserve artificielle qu’elle gar
dait à l’état de veille, mais à part cela elle présentait la même personnalité de
base. Quelques semaines plus tard, Prince eut la surprise de constater que, lors
qu’il l’hypnotisait, elle présentait selon les cas deux états différents (qu’il appela
B II et B ÛI, réservant BI à sa personnalité à l’état de veille). Tandis que B É cor
respondait à la personnalité ordinaire de Miss Beauchamp (avec des traits de
caractère renforcés), B III en était exactement le contraire : elle était gaie, vive,
insouciante, insubordonnée et il lui arrivait souvent de bégayer. B I (Miss Beau-
champ dans son état normal) ignorait tout de ses deux sous-personnalités hyp
notiques ; BII connaissait BI, mais non B ni. Quant à BIII, elle connaissait par
faitement BI et B II. La seconde sous-personnalité hypnotique, BIII, que Prince
appela Chris, choisit elle-même le nom de Sally. Elle n’avait que dédain et
mépris pour BI qu’elle trouvait stupide. Sally n’avait cependant pas la culture de
Miss Beauchamp et ne parlait pas français. Bientôt Sally manifesta indirectement
sa présence dans la vie de Miss Beauchamp en lui suggérant des mots et des actes
stupides : c’était là une sorte d’acting out. Quelques mois plus tard, Sally entra
directement en scène sous la forme d’une personnalité alternante manifeste qui
savait tout ce qu’avait pu dire ou faire Miss Beauchamp, et celle-ci restait tou
jours perplexe et déconcertée, parce qu’elle ne savait jamais quels mauvais tours
Sally lui avait joués dans l’intervalle.
Plus tard émergea une nouvelle personnalité, B IV, « l’idiote » : il semblait
s’agir d’une personnalité régressive. Prince découvrit alors que Miss Beauchamp
avait souffert d’un choc nerveux à l’âge de 18 ans. De 1898 à 1904, dit Prince,
toutes ces personnalités jouèrent « une comédie des erreurs, parfois grotesque,
parfois tragique ». Prince connut des moments difficiles, mais il réussit finale
ment à fondre toutes ces personnalités en une, la véritable Miss Beauchamp.
Prince décrivit les détails de ce traitement — que l’on pourrait qualifier de thé
rapeutique de groupe — dans son ouvrage The Dissociation ofa Personality^6.
Quelque compliqué que puisse paraître ce cas, il l’est pointant moins que celui
de Doris, publié par Walter Franklin Prince66
67. Ce cas, bien trop long et trop
complexe pour être analysé ici, comporte plusieurs énigmes très difficiles à
expliquer, comme le fait que l’une des sous-personnalités (Doris Malade) se
66. Morton Prince, The Dissociation of a Personality, New York et Londres, Longmans,
Green and Co., 1906.
67. Walter Franklin Prince, « The Doris Case of Quintuple Personality », Journal ofAbnor
mal Psychology, XI (1916-1917), p. 73-122. James H. Hyslop et Walter Franklin Prince, « The
Doris Fisher Case of Multiple Personality », Journal of the American Society of Psychical
Research, X (1916), p. 381-399,436-454,485-504,541-558,613-631,661-678.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 173
révéla différent dans ses deux personnalités. En Suisse, Binder a publié deux cas
de dédoublement de la personnalité : dans l’un de ces cas la personnalité seconde
envoyait des lettres anonymes à la première qui, de son côté, participait aux
recherches entreprises pour en retrouver l’auteur73. Aux États-Unis il y eut le cas
sensationnel de Thipgen et Cleckley, qui suscita un vif intérêt et dont on tira
même un film7475 .
73. Hans Binder, « Das anonyme Briefschreiben », Schweizer Archiv fiir Neurologie und
Psychiatrie, LXI (1948), p. 41-43, et LXII, p. 11-56 (cas d’Alber F. et Beinrich L.).
74. Corbett H. Thipgen et Hervey Cleckley, The Three Faces of Eve, New York, Mac
Graw-Hill, Inc., 1957.
75. P. Briquet, Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie, Paris, Baillière, 1859.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 175
76. Anonyme, Mesmerism : Its History, Phenomena, and Practice : with Reports of Cases
developed in Scotland, Édimbourg, Fraser and Co., 1843, p. 101-106.
77. Paul Richer, Études cliniques sur l’hystéro-épilepsie ou grande hystérie [...], Paris,
Delahaye et Lecrosnier, 1881.
176 Histoire de la découverte de l’inconscient
se rend pas compte du rapport existant entre ses crises et ses besoins sexuels.
Cette conception de l’hystérie était remarquablement proche de celle formulée à
la même époque à Vienne par Moritz Benedikt.
D est intéressant de noter que cette conception de l’hystérie est sous-jacente à
la description de Salammbô par Flaubert, dans son roman publié en 1859 : c’est
le portrait d’une jeune fille hystérique, souffrant d’obsessions sexuelles, dont elle
ne saisit pas la véritable nature, mais qui n’en dictent pas moins tous ses senti
ments, ses attitudes et ses actes. Ses troubles névrotiques disparaîtront quand elle
se sera donnée au chef ennemi, se sacrifiant elle-même pour son pays80.
Charcot fut le premier à effectuer la synthèse entre les deux traditions, celle
des hypnotiseurs et celle de la psychiatrie officielle. Il se rallia à la théorie de Bri
quet, voyant dans l’hystérie une névrose de l’encéphale chez des sujets constitu
tionnellement prédisposés (éventuellement des hommes), et soulignant son ori
gine psychogène. D’autre part, Charcot mit sur le même plan l’hypnose et
l'hystérie et reprit sans même s’en rendre compte la conception des anciens
magnétiseurs quant à l’équation entre le somnambulisme, la léthargie et la cata
lepsie. H rapprocha aussi de l’hystérie un certain nombre de cas d’automatisme
ambulatoire et de dédoublement de la personnalité.
Au-delà de cette synthèse clinique, on fit appel aux notions de la première psy
chiatrie dynamique pour expliquer le mécanisme même de l’hystérie. Charcot
décrit parfois l’hystérie comme un état de semi-somnambulisme permanent,
conception que Solfier développa plus tard en appelant cet état le « vigilambu
lisme ». Une autre conception, esquissée par Binet et développée par Janet, fai
sait de l’hystérie un état permanent de dédoublement de la personnalité. En fait,
ces conceptions ne marquèrent pas seulement le sommet de la première psychia
trie dynamique, mais servirent de point de départ à la construction de nouvelles
théories, en particulier celles de Janet, Breuer, Freud et Jung.
Le dipsychisme
Les premiers magnétiseurs furent très frappés par la nouvelle vie qui se mani
festait pendant le sommeil magnétique, vie dont le sujet n’avait pas conscience,
et par la révélation d’une personnalité souvent plus brillante, vivant sa vie propre,
sans solution de continuité d’une séance à l’autre. Pendant tout le XIXe siècle, on
s’intéressa vivement au problème de la coexistence entre ces deux « esprits » et
80. C’est ce qu’a bien compris et développé Jules de Gaultier, Le Génie de Flaubert, Paris,
Mercure de France, 1913, p. 101-110.
178 Histoire de la découverte de l’inconscient
81. Max Dessoir, Das Doppel-Ich, Leipzig, Günther, 1890. (Les éditions ultérieures se sont
enrichies de faits empruntés à Binet, Janet Myers, Gumey et d’autres.)
82. Richard Hennig, « Beitrage zur Psychologie des Doppel-Ich », Zeitschrift fur Psycho
logie, XLIX (1908), p. 1-55.
83. Le Sommeil magnétique expliqué par le somnambule Alexis en état de lucidité, intro
duction de Henry Delaage, Paris, Dentu, 1856.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 179
Le polypsychisme
Ce terme semble avoir été forgé par le magnétiseur Durand (de Gros). Il pré
tendait que l’organisme humain était constitué de segments anatomiques ayant
chacun son propre moi et que tous ces moi étaient soumis à un moi général, le
Moi en Chef, représentant notre conscience habituelle. Dans cette légion, chaque
sous-moi a sa conscience propre, est capable de perception et de mémoire, ainsi
que d’opérations psychologiques complexes. L’ensemble de ces sous-moi
constitue notre vie inconsciente. Durand (de Gros) alla jusqu’à soutenir que, pen
dant une intervention chirurgicale sous anesthésie, certains de ces sous-moi souf
fraient atrocement, tandis que le moi conscient ignorait totalement ces souf
frances. L’hypnose écarterait le moi principal, permettant ainsi à l’hypnotiseur
d’avoir directement accès à un certain nombre de sous-moi84. La théorie du poly
psychisme fut reprise et développée dans une perspective philosophique par Col-
senet qui la rattacha à la conception leibnizienne d’une hiérarchie de monades85.
Les magnétiseurs et d’autres chercheurs réunirent un grand nombre de don
nées psychologiques en faveur de cette théorie. Dès 1803, Reil rapprochait le
phénomène de la dissociation de la personnalité de ce que l’on observe parfois
dans certains rêves normaux :
« Les acteurs se présentent, les rôles sont distribués. Le rêveur n’assume que le
rôle qu’il peut rattacher à sa propre personnalité. Tous les autres acteurs lui appa
raissent comme des étrangers, et pourtant eux-mêmes et toutes leurs actions sont
bien la création de l’imagination du rêveur. Nous entendons ainsi des gens parler
des langues étrangères, nous admirons le talent d’un grand orateur, nous nous
étonnons de la profonde sagesse d’un maître qui nous explique des choses dont
nous ne nous souvenons pas avoir jamais entendu parler »86.
De tels rêves offrent le modèle d’un agrégat complexe de personnalités : le
rêveur s’identifie à l’une d’elles, tandis que les autres continuent à mener une vie
indépendante et se montrent même mieux informés que lui. Ainsi que nous
l’avons vu au chapitre premier, le chaman vivait au milieu d’une légion d’esprits
dont certains lui étaient favorables et soumis, les autres hostiles. Il en va de même
du possédé : il peut non seulement être possédé par un ou plusieurs esprits, mais
(comme le possédé de Gadara) par toute une « légion ». Le spiritisme nous a
familiarisés avec le personnage du médium capable d’évoquer une foule d’es
prits, parfois répartis en groupes selon une sorte d’ordre hiérarchique, ainsi qu’en
témoigne le célèbre médium américain, Mrs. Piper. Nous retrouvons une situa
tion semblable dans certains cas complexes de personnalités multiples comme
ceux de Miss Beauchamp et de Doris Fisher, lesquelles avaient un grand nombre
de personnalités, chacune possédant son rôle propre et toutes étant reliées entre
elles par un système complexe de rapports interpersonnels. La théorie du double-
moi se révélait insuffisante pour expliquer ces cas, et l’on sentit la nécessité
84. J.-P. Durand (de Gros), Polyzoïsme ou pluralité animale chez l’homme, Paris, Impri
merie Hennuyer, 1868. J.-P. Philips (pseudonyme de Durand), Électro-dynamisme vital, Paris,
Baillière, 1855. J.-P. Durand (de Gros), Ontologie et psychologie physiologiques, Paris, Bail
lière, 1871.
85. Edmond Colsenet, Études sur la vie inconsciente de l’esprit, Paris, Baillière, 1880.
86. J.C. Reil, Rhapsodien über die Anwendung der psychischen Kurmethode auf Geistes-
zerrüttungen, op. cit., p. 93.
180 Histoire de la découverte de l’inconscient
La théorie du fluide
Mesmer pensait avoir découvert l’existence d’un fluide physique universel
dont l’équilibre ou les perturbations expliquaient la santé et la maladie. Ses dis
ciples distinguèrent trois causes possibles de la maladie : insuffisance, mauvaise
répartition, mauvaise qualité du fluide. On pensait que le magnétiseur, grâce au
« rapport », transmettait au patient son propre fluide, plus efficace et meilleur,
rétablissant ainsi l’équilibre chez le malade. Certains magnétiseurs réussirent à
faire voir ce fluide à leurs malades qui en décrivaient l’aspect et la couleur.
Quand Puységur eut démontré la nature psychologique de la cure magnétique, la
théorie du fluide n’en continua pas moins à avoir cours parallèlement à la théorie
psychologique pendant tout le XIXe siècle. La théorie du fluide devait réapparaître
plusieurs fois sous une forme modernisée, telle, aux environs de 1880, la théorie
87. G.N.M. Tyrrell, Personality ofMan, Baltimore, Penguin Books, Inc., 1947, p. 158-160
et 198.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 181
L’idéodynamisme
Le XIXe siècle fut une grande époque pour la psychothérapie. En 1803, Reil,
dans son ouvrage Rhapsodien, présentait un programme complet de méthodes
psychothérapiques destinées à guérir les maladies mentales. En France, en
Angleterre et aux États-Unis, on appliqua avec plus ou moins de succès diverses
méthodes de thérapie morale. Les magnétiseurs et les hypnotiseurs consacrèrent
tous leurs efforts à la guérison des maladies nerveuses et physiques.
La thérapeutique mesmérienne, qui consistait en une magnétisation par le
moyen de passes, visait à provoquer une crise. Comme nous l’avons vu, cette
crise constituait à la fois la révélation patente des symptômes et le premier pas
vers la guérison. C’était en fait une variété de ce que nous appellerions aujour
d’hui une thérapeutique cathartique.
Avec Puységur, le somnambulisme artificiel était devenu l’arme thérapeutique
par excellence et devait le rester jusqu’à la fin du siècle. H faut souligner que
l’hypnotisme peut déployer ses effets thérapeutiques de bien des façons. Parfois
le malade est soulagé grâce aux effets bienfaisants du sommeil hypnotique lui-
même, dont certains sujets donnaient des descriptions enthousiastes. Un des
patients de Bjerre, par exemple, parle « [...] d’une sensation absolument merveil
leuse, d’une impression de concentration du moi sur son propre corps, comme si
l’on était isolé à l’intérieur de son moi. Toutes choses disparaissent pour ne lais
ser subsister que la seule conscience du moi. Cette concentration représente le
repos le plus absolu que l’on puisse imaginer »92.
D’après Bjerre, « l’hypnose est un plongeon dans l’état originel de repos
propre à la vie fœtale ». Ainsi utilisée, l’hypnose agissait comme un sédatif
puissant.
Parfois, mais certainement pas dans tous les cas, l’hypnotisme agissait par sug
gestion, c’est-à-dire par une idée directement implantée dans l’esprit passif du
sujet. Mais cette action a souvent été mal comprise. Les suggestions hypnotiques
n’étaient pas nécessairement imposées de force au sujet. On peut noter, il est vrai,
une tendance à la suggestion autoritaire que l’on peut suivre historiquement de
Faria à Liébeault et à l’École de Nancy, en passant par Noizet. Ces suggestions
autoritaires étaient surtout efficaces chez des personnes occupant une position
subalterne dans la vie, habituées à obéir (soldats et manœuvres), chez des sujets
à volonté faible ou acceptant aisément de se soumettre à la volonté de l’hypno
tiseur. Toutefois, même dans ces cas, le pouvoir de la suggestion autoritaire
n’était pas illimité. Si le sujet n’était pas disposé à obéir, la suggestion autoritaire
échouait complètement ou n’amenait guère qu’une amélioration temporaire des
symptômes. Ceux-ci finissaient par réapparaître ou étaient remplacés par
d’autres.
Un autre genre de traitement hypnotique, qui n’a pas fait l’objet d’une atten
tion suffisante, mettait enjeu une sorte de marchandage entre le patient et l’hyp
notiseur. Ce procédé rappelle ce qui se passait souvent dans l’exorcisme, les
longues discussions entre l’exorciste et les esprits mauvais, l’esprit possesseur
acceptant finalement de quitter le malade à une date fixée et sous certaines condi
tions. Les traitements hypnotiques offraient assez souvent un spectacle analogue.
Au cours de son sommeil somnambulique, le malade prédisait l’évolution de ses
symptômes et indiquait la date exacte de sa guérison définitive. Il pouvait aussi
prescrire son propre traitement. Ce n’était pas une tâche facile pour le magnéti
seur de trouver un compromis acceptable par le malade, sans s’exposer à se lais
ser lui-même manœuvrer pas son patient. L’histoire d’Estelle nous en offre un
exemple typique : tout en cédant en apparence à ses innombrables caprices, Des-
pines s’efforçait de faire disparaître progressivement ses symptômes, chaque
progrès accompli devant être accepté par la malade. Ce genre de thérapeutique
hypnotique, assez répandu dans la première moitié du xixe siècle, fut abandonné
par la suite, car les Écoles de la Salpêtrière et de Nancy recouraient essentielle
92. Poul Bjerre, The History and Practice ofPsychoanalysis, trad. angl., éd. revue, Boston,
Badger, 1920, p. 198-217.
184 Histoire de la découverte de l’inconscient
ment aux ordres donnés sous hypnose. Néanmoins, même chez Bernheim, on
rencontre à l’occasion des vestiges de cette ancienne méthode93. C’est ainsi que
Bernheim dit à une femme atteinte d’aphonie hystérique qu’elle retrouverait
bientôt la voix et qu’elle connaissait elle-même la date de sa guérison. La malade
lui répondit que ce serait « dans huit jours » : effectivement, huit jours après, elle
retrouva la parole.
Vers la fin du XIXe siècle, on commença à recourir à une nouvelle méthode de
traitement hypnotique : la méthode cathartique, qui se proposait de mettre au jour
et d’attaquer la racine inconsciente du symptôme. On peut néanmoins se deman
der dans quelle mesure certaines cures dites « cathartiques » n’étaient pas le
résultat d’un compromis entre le malade et le médecin, sans même que ce dernier
en ait eu conscience.
La suggestion à l’état de veille, le troisième grand procédé thérapeutique, avait
été utilisée dès le début du XIXe siècle sous le nom de fascination. Liébeault,
Bernheim et l’École de Nancy y recouraient abondamment dans les années 1880.
La suggestion repose sur la notion d’« idéodynamisme », c’est-à-dire, selon
Bernheim, la tendance d’une idée à se réaliser dans un acte. D’après lui, l’état
hypnotique était l’effet d’une suggestion destinée à faciliter une autre suggestion.
Autrement dit, il n’existait pas de différence fondamentale entre la suggestion
sous hypnose et la suggestion à l’état de veille. Vers la fin du xixe siècle, on uti
lisa si abusivement le terme de « suggestion » qu’il finit par perdre toute
signification.
En fait, ce phénomène du rapport n’était pas aussi nouveau qu’il pourrait sem
bler de prime abord. Ceux qui pratiquaient l’exorcisme le connaissaient déjà.
Aldous Huxley note que « la relation entre l’exorciste et le possédé est probable
ment encore plus étroite que celle entre le psychiatre et le névrosé »94. La relation
spécifique qui s’établit entre le confesseur et son pénitent était évidemment bien
connue et Noizet s’y référait probablement quand il appelait le magnétiseur le
« directeur », par allusion au « directeur de conscience »9S.
Par-delà ces analogies, le rapport magnétique se distinguait par quelques traits
caractéristiques qui furent l’objet de nombreuses études de la part des premiers
mesmériens. Ils étaient surtout frappés par la sensibilité particulière du sujet
magnétisé à l’égard du magnétiseur, par son aptitude à percevoir ses pensées, et
même ses sensations corporelles. On savait que l’inverse était également vrai, et,
dès 1784, on parlait de « réciprocité magnétique »96.
On savait aussi, dès le début, que ce rapport magnétique pouvait se teinter
d’érotisme, puisque les enquêteurs attirèrent l’attention du roi sur ce point dans
un appendice secret ajouté à leur rapport. Nous avons vu que l’on avait aussi sou
levé le problème de la séduction, éventualité écartée en 1785 par Tardif de Mont-
revel, lequel admettait néanmoins qu’un certain attachement platonique pouvait
se développer entre le magnétiseur et le magnétisé97. En 1787, un romancier écri
vait que la situation pouvait devenir aisément dangereuse si le magnétiseur mas
culin et la femme magnétisée étaient jeunes tous les deux, puisque le magnétiseur
se montrait actif tandis que le sujet magnétisé restait entièrement passif98. En
1817, un certain Klinger publia une curieuse étude en latin où il comparait lon
guement le commercium magneticum (le rapport magnétique) et l’acte de la
génération99. En Allemagne, on s’appliqua à étudier la structure du rapport du
point de vue de la « sympathie », notion élaborée par les promoteurs de la phi
losophie de la Nature. Friedrich Hufeland100 déclarait que le rapport magnétique
représentait la relation la plus intime qui se puisse imaginer entre deux humains,
la seule qui puisse supporter la comparaison avec celle du fœtus avec sa mère.
Hufeland estimait que toute guérison réalisée grâce au magnétisme animal pas
sait par les mêmes étapes que l’embryon et le fœtus dans le ventre de sa mère.
Tous les magnétiseurs français se livrèrent à une étude détaillée du rapport et
soulignèrent la différence entre le rapport proprement dit et l’influence persis
tante, c’est-à-dire la prolongation du rapport entre les séances. Aubin Gauthier
distinguait soigneusement la « crise magnétique » (le somnambulisme artificiel)
de 1’ « état magnétique », durant lequel le magnétiseur pouvait encore exercer une
certaine influence sur son sujet. Charpignon affirmait qu’il arrivait assez fré
quemment qu’entre les séances d’hypnose un sujet ait une vision de son magné
94. Aldous Huxley, The Devils ofLoudun, New York, Harper and Row, 1952, p. 183.
95. Noizet, Mémoire sur le somnambulisme et le magnétisme animal, adressé en 1820 à
l’Académie royale de Berlin, Paris, Plon, 1854, p. 96.
96. Anonyme, La Vision, contenant l’explication de l’écrit intitulé : Traces du magnétisme
et la théorie des vrais sages. A Memphis, Paris, Couturier, 1784, p. 22-26.
97. Tardif de Montrevel, Essais sur la théorie du somnambulisme magnétique, op. cit.
98. Villers, Le Magnétiseur amoureux, Genève, 1787.
99. J.A. Klinger, De Magnetismo Animali, Wirceburgi, Nitribit, 1817.
100. Friedrich Hufeland, Über Sympathie, Weimar, Verlag des Landes-Industrie Comptoir,
1811, p. 110.
186 Histoire de la découverte de l’inconscient
Le psychothérapeute
109. Paul Sollier, L’Hystérie et son traitement, Paris, Alcan, 1901, p. 161.
110. Aubin Gauthier, Traité pratique du magnétisme et du somnambulisme, Paris, Bail
lière, 1845, p. 20-75 et 309-354.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 189
raires, fixer le jour et l’heure des séances. Il faut être exact et exiger que le malade
le soit. Le malade n’aura aucun secret pour son magnétiseur en ce qui concerne
sa maladie, et ne lui cachera aucun fait susceptible d’aider à la comprendre. Pen
dant la durée du traitement le malade renoncera à tout excès, mangera modéré
ment et s’abstiendra de fumer. La durée du traitement sera variable, d’une
semaine à six mois ou même davantage, mais on ne devra jamais donner à un
malade plus de deux séances par jour. Le magnétiseur tiendra un journal pour
chacun de ses malades, où il consignera l’essentiel de chaque séance. On ne
devra jamais hypnotiser une femme qu’en présence de son mari ou d’un autre
témoin. Il faut s’imposer comme règle absolue de ne jamais se livrer à une expé
rience quelconque sur ses patients. Les observations cliniques suffiront large
ment à satisfaire la curiosité scientifique du magnétiseur. Gauthier proposait pour
les magnétiseurs un « serment du magnétiseur » inspiré du serment
d’Hippocrate.
Les sociétés médicales soulevèrent un autre problème à cette époque en pré
tendant réserver la pratique du magnétisme aux docteurs en médecine. Les
magnétiseurs non médecins s’opposèrent énergiquement à cette prétention. En
1831, F Académie de médecine de Paris déclara que les magnétiseurs non méde
cins pouvaient être autorisés à pratiquer, à condition qu’ils se soumettent à une
surveillance médicale : ils devaient périodiquement faire contrôler leur journal
par des médecins. Mais cette disposition resta pratiquement lettre morte.
Nous possédons un certain nombre d’intéressantes autobiographies de magné
tiseurs, surtout de magnétiseurs itinérants. Un des magnétiseurs français les plus
célèbres, le baron du Potet de Sennevoy, rapporte dans son autobiographie qu’il
était né en 1796 d’une famille d’aristocrates ruinés111. Il reconnaît avoir été un
écolier médiocre et un enfant indiscipliné. Ayant entendu parler du magnétisme,
il en fit l’essai sur deux petites filles : il fut saisi de terreur quand, plusieurs heures
durant, il fut incapable de les arracher à leur état magnétique. Cet incident le
porta néanmoins à croire qu’il jouissait de puissants pouvoirs magnétiques. Il
partit pour Paris afin d’y étudier le magnétisme, mais il ne tarda pas à rompre
avec ses collègues pour fonder sa propre école. Orgueilleux et arrogant, du Potet
était convaincu qu’il était l’incarnation du magnétisme et qu’il avait une mission
à accomplir. Après avoir introduit la technique du « miroir magique », il se
tourna progressivement vers la magie et semble avoir été atteint d’un véritable
délire de grandeur. Le comte de Maricourt, un autre hypnotiseur très connu à
cette époque, avait passé son enfance à Naples où il avait été initié au magné
tisme par un vieux prêtre irlandais et un vieux médecin italien qui le pratiquaient
tous deux. Les premiers essais de Maricourt furent presque aussi malheureux que
ceux de du Potet. De retour en France, il assista à la démonstration qu’un magné
tiseur ambulant fit pour les élèves de son collège. L’un d’eux fut sujet à des
troubles graves après s’être laissé magnétiser. Mais le jeune Maricourt ne se
laissa pas décourager. Dès son arrivée à Paris, il alla voir le magnétiseur Marcil-
let et son célèbre somnambule Alexis. Plus tard il se rallia aux théories de Du
Potet et publia une longue comparaison entre le puységurisme (qui utilisait le
sommeil magnétique) et le potétisme (état de fascination sans sommeil). Il passa
111. Baron du Potet, La Magie dévoilée, ou principes de science occulte, 3' éd., op. cit.,
p. 1-58.
190 Histoire de la découverte de l’inconscient
finalement au spiritisme et étudia les relations entre les vivants et les esprits
désincarnés112.
L’autobiographie de Charles Lafontaine, bien que tombée dans l’oubli, est une
œuvre captivante113. Né en 1803, il se targuait lui aussi d’appartenir à l’une des
plus anciennes et des plus nobles familles de France. Son père occupait un poste
administratif assez important, et le jeune Charles avait commencé par travailler
avec lui. Mais, souhaitant devenir acteur, il quitta sa famille pour Paris où, pen
dant plusieurs années, il fit partie de diverses troupes d’acteurs connaissant des
hauts et des bas. Un jour, il lui arriva de magnétiser une femme, qui se révéla une
somnambule très lucide, et de découvrir par la même occasion qu’il était doué
lui-même d’un grand pouvoir magnétique. Lafontaine raconte que, du jour où il
se fit magnétiseur, il fut rejeté par sa famille, ses amis, toutes ses connaissances,
qui le traitèrent comme un paria. Il se consacra entièrement au magnétisme, qui
devint sa seule raison de vivre, et il mena dès lors une vie de voyages et de
combats. Il donnait de grandes démonstrations publiques qui dégénéraient par
fois en bagarres et obligeaient la police à intervenir. Il traitait aussi de nombreux
malades en privé. S’il faut en croire son récit, il lui suffisait d’arriver quelque part
pour que les aveugles voient, que les sourds entendent et que les paralytiques se
mettent à marcher. A Rennes, il fit jouer en la magnétisant une actrice et lui
enseigna un rôle qu’elle joua ensuite à ravir sur la scène, devant un large public,
tandis qu’elle n’en savait pas le premier mot et qu’elle n’en eut aucun souvenir à
l’état de veille. A Londres, Lafontaine obtint un tel succès que les voleurs eux-
mêmes avaient peur de lui, de sorte qu’il put fréquenter impunément les tavernes
les plus mal famées. A la suite d’un séjour de Lafontaine à Manchester, un
chirurgien du nom de Braid se convertit au magnétisme et se fit le promoteur du
braidisme. L’autobiographie de Lafontaine se Ht comme un amusant roman
d’aventures.
Celle d’Auguste Lassaigne mérite elle aussi une mention spéciale, malgré son
style ampoulé114. Né à Toulouse en 1819, Lassaigne travaiHa d’abord dans une
fabrique tout en fisant des histoires fantastiques et en s’exerçant à la prestidigi
tation pendant ses heures de loisir. Ses tours lui valurent un tel succès qu’il
décida finalement d’en faire son métier. Pendant une de ses tournées il rencontra
une jeune fille de 18 ans, Prudence Bernard, qui était atteinte de somnambuHsme.
Il observa le traitement que lui faisait subir un magnétiseur, et son incrédufité à
l’égard du magnétisme s’évanouit. Il ne tarda pas à se faire l’apôtre de la doctrine
magnétique. Il épousa Prudence, l’emmena avec lui dans ses tournées, la magné
tisant en pubhc, car son somnambuHsme naturel était devenu artificiel. Lassaigne
se considérait comme investi d’une mission sacrée : il voyait dans le magnétisme
une science sacrée qui touche au plus profond mystère de la nature humaine. H
reconnaissait cependant qu’il pouvait y avoir, dans ces mystères, quelque chose
de très humain. Il notait que le magnétisme pouvait déterminer une « indicible
volupté » chez la femme magnétisée et que « si le magnétiseur est aimé, la sen
115. Lichtenbergs Magazin fiir das Neueste aus der Physik und Naturgeschichte, IV
(1786), p. 201-203.
192 Histoire de la découverte de l’inconscient
maîtresse du roi. Le roi cessa dès lors de croire la somnambule, qui tomba en
disgrâce116.
En dépit de tels incidents, le mesmérisme ne cessait de progresser en Alle
magne. De 1790 à 1820, il était non seulement professé par des hommes comme
Gmelin, Kluge et Kieser, mais il avait acquis droit de cité dans les universités de
Bonn et de Berlin. Des médecins de renom, tels que Wolfart, Hufeland et Reil,
étaient convaincus de son efficacité. Parmi les philosophes et les écrivains plu
sieurs restaient sceptiques. Goethe, par exemple, ne manifesta jamais aucun inté
rêt pour le mesmérisme. Mais les promoteurs de la philosophie de la Nature
acclamaient le magnétisme comme une découverte faisant époque. Schelling
voyait dans le somnambulisme magnétique un moyen d’établir une communica
tion entre l’homme et l’Ame du Monde et de fonder une métaphysique expéri
mentale. Fichte se montrait plus critique, mais, après avoir été témoin de
démonstrations sur des somnambules, il en tira des conclusions sur la relativité
du moi et comprit que l’individualité humaine pouvait être altérée, divisée ou
assujettie à la volonté d’un autre117. Schopenhauer, qui avait été profondément
impressionné par les démonstrations publiques du magnétiseur Regazzoni en
1854, exprima à plusieurs reprises, dans ses écrits, l’intérêt qu’il portait au
magnétisme118. « Sinon du point de vue économique et technique, mais certai
nement du point de vue philosophique, le magnétisme animal est la découverte la
plus pleine de sens (Inhaltsschwer) qui ait jamais été faite, même si, pour l’ins
tant, elle soulève plus de problèmes qu’elle n’en résout »119.
L’influence du magnétisme se fit également sentir chez les théologiens protes
tants et catholiques, et un groupe de philosophes mystiques catholiques lui attri
buèrent une importance toute particulière. Windischmann préconisait un « art de
guérir chrétien » qui serait exercé par des prêtres associant les sacrements de
l’Église et la science du magnétisme120. Ennemoser proposait de magnétiser les
enfants dans le sein de leur mère, de même que les arbres des champs121. Ringseis
se fit l’apôtre d’une « médecine chrétienne allemande »122. Nous avons déjà vu le
vif intérêt qu’avait suscité parmi les philosophes et les théologiens Friedericke
Hauffe, la voyante de Prevorst, et comment Clemens Brentano, après sa conver
sion, avait passé cinq ans à Dülmen, recueillant les révélations de Katharina
Emmerich.
La littérature de l’époque reflète le même intérêt pour le magnétisme. Il n’y a
guère de poètes romantiques allemands qui aient échappé à l’influence du
116. Henry Brunschwig, La Crise de l'État prussien à la fin du XVIIF siècle et la genèse de
la mentalité romantique, Paris, PUF, 1947, p. 197-200.
117. Xavier Léon, Fichte et son temps, II, Fichte à Berlin (1789-1813), 2e partie, Paris,
Colin, 1927, p. 280-282.
118. Wilhelm Gwinner, Arthur Schopenhauer aus persônlichem Umgang dargestellt,
Leipzig, Brockhaus, 1922.
119. Arthur Schopenhauer, Versuch über das Geistersehn und was damit zusammenhdngt,
in Parerga und Paralipomena I, Sümtliche Werke IV, Leipzig, Reclam, n.d., p. 304.
120. K.J.H. Windischmann, Versuch über den Gang der Bildung in der heilenden Kunst,
Francfort, Andrea, 1809. Über Etwas, das der Heilkunst Noth thut, Leipzig, Cnobloch, 1824.
121. Joseph Ennemoser, Der Magnetismus nach der allseitigen Beziehung seines Wesens,
seiner Erscheinungen, Anwendung und Entratselnung, Leipzig, Brockhaus, 1819. Der Magne
tismus im Verhaltnis zur Natur und Religion, Stuttgart et Tübingen, Cotta, 1842.
122. Johann Nepomuk von Ringseis, System der Medizin, Regensburg, Manz, 1841.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 193
magnétisme. Plus que toute autre, l’œuvre d’E.T.A. Hoffmann en est imprégnée.
On pourrait tirer de ses romans et de ses contes un manuel complet sur le
magnétisme123124 .
Hoffmann voit dans le somnambulisme magnétique une véritable pénétration
d’une personne dans une autre, ce qui en ferait un phénomène comparable à la
possession. Dans l’état de somnambulisme, le sujet magnétisé d’élément passif
féminin) est en sympathie profonde avec le magnétiseur (l’élément actif mascu
lin), mais il y a plus : le magnétiseur joue également le rôle de médiateur {Min
ier) entre le sujet magnétisé et l’harmonie universelle. La séance magnétique
n’est d’ailleurs qu’un cas particulier d’un phénomène bien plus général. Les gens
se magnétisent les uns les autres inconsciemment et involontairement : d’où la
formation de « chaînes magnétiques » qui lient les individus les uns aux autres.
Le monde entier n’est qu’un immense système de volontés où le plus faible est
toujours dominé par le plus fort. Le pouvoir inconnu, dont le magnétiseur est
l’instrument, est à double tranchant : il peut être orienté vers le bien ou vers le
mal. Le mauvais magnétiseur est une sorte de vampire moral qui anéantit son
sujet. Le sujet magnétisé est habituellement de tempérament faible, naïf, crédule
et hypersensible. La relation magnétique peut donc être bonne (amicale, pater
nelle) ou mauvaise (démoniaque). Les notions de dédoublement de la personna
lité et de double se retrouvent fréquemment dans l’œuvre de Hoffmann.
Hoffmann a décrit des cures magnétiques, en particulier dans un conte intitulé
Das Sanktus'24. Bettina, une cantatrice, avait perdu sa belle voix au grand dé
sespoir du maître de chapelle et du médecin qui s’était montré incapable de la
guérir. H trouvait sa maladie très mystérieuse : Bettina était capable de parler à
haute voix mais son aphonie réapparaissait dès qu’elle essayait de chanter. Elle
ne faisait aucun progrès. La maladie avait débuté un dimanche de Pâques quand,
après avoir chanté quelques solos, elle avait quitté l’église tandis que le ténor
entonnait le Sanctus. Un magnétiseur, voyant qu’elle s’apprêtait à partir, lui avait
dit de ne pas encore quitter l’église. A partir de cet instant elle avait été incapable
de chanter. Le magnétiseur qui avait été involontairement la cause de sa maladie
s’offrit à la guérir. Tandis que Bettina écoutait derrière la porte, il raconta au
maître de chapelle l’histoire d’une femme qui avait perdu sa voix à la suite d’un
acte impie et qui l’avait retrouvée dès qu’elle eut déchargé sa conscience. Reve
nant trois mois après, le magnétiseur trouva Bettina guérie. Cette histoire montre
qu’une guérison magnétique n’est pas toujours et nécessairement l’effet d’un
ordre imposé au sujet, mais qu’elle peut aussi être effectuée par des procédés
psychologiques plus raffinés. La maladie de Bettina tirait son origine d’une sug
gestion malencontreuse faite à un moment où elle se sentait coupable, mais elle
ne se rendait pas compte de la véritable cause de sa maladie. Le magnétiseur lui
en fit prendre indirectement conscience, et nous trouvons déjà, ici, le mécanisme
de la guérison cathartique.
123. Paul Sucher, Les Sources du merveilleux chez E.T.A. Hoffmann, Paris, Librairie Félix
Alcan, 1912.
124. E.T.A. Hoffmann, Das Sanktus, in Samtliche Werke, Rudolf Frank éd., Munich et
Leipzig, Rosi, 1924, IX, p. 143-163.
194 Histoire de la découverte de l’inconscient
125. Comte de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène (1823), éd. Pléiade, Paris, Galli
mard, 1956, p. 918.
126. Henri Lacordaire, Conférences de Notre-Dame de Paris, II, Paris, Sagnier et Bray,
1847, p. 467-470.
127. Fernand Baldensperger, Orientations étrangères chez Honoré de Balzac, Paris, Cham
pion, 1927.
128. Paul Bourget, Au service de l'ordre, Paris, Plon, 1929,1, p. 243.
129. Joseph Adolphe Gentil, Initiation aux mystères secrets de la théorie et de la pratique
du Magnétisme, suivie d’expériences faites à Monte-Cristo chez Alexandre Dumas, Paris,
Robert, 1849.
130. Alexandre Dumas, Mémoires d’un médecin, Joseph Balsamo, Paris, Fellens et Dufour,
1846-1848.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 195
Le moine Médard, après avoir bu un élixir magique qu’il avait trouvé dans son
monastère, voit sa personnalité transformée en celle d’un scélérat. Envoyé à
Rome par ses supérieurs, il y commet des crimes et s’enfuit. Mais il rencontre son
double : un moine venant du même monastère, qui avait commis les mêmes
crimes et qui souffrait des mêmes sentiments de remords. Le double boit le reste
de l’élixir et devient fou, ce qui lui vaut d’être enfermé dans un asile. Médard se
rend à la Cour et reprend sa vie criminelle. Le double reparaît, il est accusé des
crimes de Médard, est arrêté et condamné à mort. Médard confessé ses péchés
puis prend la fuite, suivi par le double qui disparaît. Médard reprend conscience
dans un asile d’aliénés italien et, après avoir fait pénitence, il retourne dans son
monastère où il retrouve la paix de l’esprit137.
Le narrateur a remarqué dans son école un autre garçon qui se trouve porter le
même nom, être né le même jour, lui ressembler étrangement, sauf qu’il parle à
voix basse. Il déteste ce garçon et il arrive à être si effrayé à sa vue qu’il s’enfuit
de l’école. Il s’engage dans une vie de débauche, mais aux instants critiques le
double réapparaît toujours inopinémer
* et l’accuse, jusqu’au jour où Wilson le
tue. En mourant, le double lui apprend qu’il s’est tué lui-même et qu’il est donc
lui-même mort138.
137. E.T.A. Hoffmann, « Die Elixiere des Teufels », in Sâmtliche Werke, op. cit., IV, p. 13-
365.
138. Edgar Allan Poe, William Wilson, d’abord publié dans le Gentleman’s Magazine de
Burton (octobre 1839).
139. Fedor Dostoïevski, Le Double, d’abord publié dans le périodique Otechestvenniya
zapiski (1846).
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 197
L’exemple le plus connu est probablement celui de Pearl Lenore Curran, née
de parents anglais en Illinois en 1883. Bien que l’un de ses oncles ait été médium,
elle ne semble pas s’être jamais intéressée au spiritisme. Pourtant, en 1912, elle
se mit à faire des expériences avec le tableau Oui-ja. Les lettres lui vinrent de
plus en plus vite, puis des images mentales très vives s’imposèrent à elle. Brus
quement, le 8 juillet 1913, elle reçut une communication d’une femme qui se pré
sentait sous le nom de Patience Worth et qui prétendait avoir vécu dans une
ferme du Dorsetshire, en Angleterre au XVIIe siècle. Elle dicta à Mrs. Curran un
grand nombre d’œuvres littéraires, y compris des poèmes et des romans.
Quelques-uns de ces romans et un choix de ces poèmes ont été publiés142. Cette
production littéraire était écrite dans divers vieux dialectes anglais assez parti
culiers, qui n’avaient jamais été parlés. Ces dialectes (un dialecte différent pour
chaque œuvre), ainsi que les connaissances historiques dont témoignaient les
romans, déconcertèrent les experts. Casper S. Yost143 et Walter Franklin
Prince144 qui interviewèrent Mrs. Curran conclurent que son cas était un exemple
exceptionnel de la puissance créatrice du subconscient145.
La pratique de l’écriture automatique mena tout naturellement à celle du des
sin automatique. Les médiums et les membres des groupes spirites ne tardèrent
140. Gustave Simon, Les Tables tournantes de Jersey, Paris, Conrad, 1923.
141. Camille Flammarion, Les Habitants de l’autre monde, révélations d’outre-tombe,
Paris, Ledoyen, 1862-1863.
142. Patience Worth, The Sorry Taie : A Story ofthe Time of Christ, New York, Holt, Rine
hart and Winston, Inc., 1917. Hope Trueblood, New York, Holt, Rinehart and Winston, Inc.,
1918. The Pot upon the Wheel, Saint Louis, The Dorset Press, 1921. Light from Beyond,
Brooklyn, Patience Worth Publishing Co., s.d. Telka. An Idyll of Médiéval England, New
York, Patience Worth Publishing Co., Londres, Routledge and Kegan Paul, 1928.
143. Casper S. Yost, Patience Worth : A Psychic Mystery, New York, Holt, Rinehart and
Winston, Inc., 1916.
144. Walter Franklin Prince, The Case of Patience Worth. A Critical Study of Certain Unu-
sual Phenomena, Boston Society for Psychical Research, 1927.
145. G.N.M. Tyrrell, Personality of Man, op. cit., p. 134-143.
198 Histoire de la découverte de l'inconscient
pas à y recourir146. Le dramaturge Victorien Sardou se rendit célèbre par ses des
sins curieux qui étaient censés représenter des vues de la planète Jupiter où figu
raient, entre autres, les maisons de Zoroastre, du prophète Élie et de Mozart. Fer
nand Desmoulins, peintre de profession, exécutait dans ses transes, avec une
rapidité surprenante et même dans l’obscurité, les portraits de personnes décé
dées. Il y eut bientôt suffisamment de ces dessins automatiques pour rendre pos
sibles des études sur l’esthétique des esprits. Jules Bois dégagea les caractéris
tiques essentielles de ces productions artistiques issues de l’inconscient : il y
trouvait une tendance à l’asymétrie, aux détails surabondants et superflus, au
remplacement des lignes nettes par des lignes « équivoques », mais aussi à l’ir
régularité dans la production. Il estimait que les productions artistiques des
médiums avaient exercé une nette influence sur l’école symboliste qui était appa
rue aux environs de 1891.
La vague spirite reflua progressivement, et la mode revint au magnétisme sous
une forme modernisée, l’hypnotisme, et au problème du dédoublement de la per
sonnalité. Le sujet qui passionnait le plus le public était celui de la séduction ou
du crime sous hypnose. Charpignon lui avait déjà consacré une étude sérieuse en
1860147. Dans les années 1880, cette question suscita un intérêt considérable
parce que l’École de Nancy croyait unanimement à la possibilité de tels crimes,
et ce fut l’objet de discussions et de controverses dans les journaux, les revues et
les romans. L’École de la Salpêtrière, pour sa part, n’admettait pas la possibilité
de tels crimes, si bien que lorsqu’on invoquait l’hypnotisme pour expliquer un
crime devant les tribunaux, il s’ensuivait toujours des batailles d’experts entre les
représentants des deux Écoles. Bernheim ne prétendait évidemment pas que n’im
porte qui pouvait être poussé au crime sous hypnose, mais il pensait que cela
pouvait se produire dans certaines circonstances chez un sujet amoral n’offrant
aucune résistance à la suggestion criminelle ou chez un individu faible qui
commettrait le crime dans un mouvement impulsif, un épileptique par exemple,
ou encore, indirectement, chez un individu auquel on aurait inspiré des idées de
persécution qui pourraient l’amener à commettre un crime. Il était également
possible de suggérer de faux souvenirs à un sujet et d’en faire ainsi un faux
témoin. Bernheim croyait aussi que l’autosuggestion jouait un rôle important
dans maints cas criminels : certains criminels, disait-il, sont des victimes de l’au
tosuggestion et ne sont pas responsables de leurs actes148. En Allemagne,
Schrenck-Notzing croyait fermement à la criminogenèse hypnotique et décrivit
toute une série de crimes susceptibles d’être commis sous l’effet de l’hypnose ou
de la suggestion149.
Nous avons peine à imaginer aujourd’hui avec quelle ardeur on recourait, dans
les années 1880, aux notions d’hypnotisme et de suggestion pour expliquer d’in
nombrables faits historiques, anthropologiques, sociologiques, comme la genèse
des religions, des miracles et des guerres. Gustave Le Bon vulgarisa une théorie
de psychologie collective qui comparait l’« âme collective » de la foule au sujet
hypnotisé et le meneur à l’hypnotiseur150. La notion de suggestion servit de base
à de véritables systèmes d’éducation. On s’intéressa vivement à des sujets qui,
sous hypnose, jouaient du théâtre, faisaient de la peinture ou chantaient
merveilleusement151.
L’hypnotisme inspira une foule de romans. Certains choisissaient pour thème
un crime commis à l’état de veille mais confessé sous hypnose152 ou bien
confessé sous l’effet d’une suggestion de la victime mourante, à son meurtrier153.
Dans d’autres romans le criminel hypnotisait un innocent de façon à lui faire
commettre un crime sous sa direction, mais le véritable criminel était découvert
si l’expert psychiatre était assez avisé pour hypnotiser l’auteur de l’acte crimi
nel154. Le roman le plus célèbre sur le thème de l’hypnotisme fut probablement
Trilby, un roman à succès de George du Maurier155. Trilby, la fille d’un lord
anglais, avait été élevée à Paris comme couturière, puis posait comme modèle
chez un artiste. Un perfide professeur de musique, Svengali, l’hypnotisa et en fit
une brillante cantatrice, puis il l’épousa. Mais elle ne pouvait chanter que dans
l’état de transe hypnotique, tant que Svengali la fixait des yeux du haut de sa
loge. Il advint que Svengali mourut d’une syncope cardiaque au début d’une
représentation et Trilby, qui n’était plus hypnotisée, devint incapable de chanter ;
sa carrière se termina ainsi en catastrophe. Le Horla, nouvelle écrite par Maupas-
sant, alors qu’il souffrait déjà de graves troubles nerveux, est tout aussi intéres-
santpour notre propos156. Un homme est saisi d’angoisse en s’apercevant que des
événements étranges et inexplicables se produisent dans sa maison, comme si des
êtres mystérieux invisibles l’avaient envahie. Il part pour Paris où, assistant à une
séance hypnotique, il est stupéfait de voir une femme recevoir un ordre sous hyp
nose et l’exécuter ponctuellement le lendemain, sans savoir elle-même pourquoi
elle agit ainsi. Le héros est consterné en reconnaissant que c’est là justement ce
qui se passe dans son propre esprit : « Quelqu’un possède mon âme et la gou
verne ! Quelqu’un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes
pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu’un spectateur esclave et terrifié de
toutes les choses que j’accomplis. »
Les romans inspirés par le thème du dédoublement de la personnalité furent
tout aussi nombreux. En France, un roman populaire de Gozlan, Le Médecin du
Pecq, eut un grand succès à l’époque. Lors d’une fugue somnambulique, un
jeune homme riche, mais névrosé, hospitalisé dans une maison de santé, met une
jeune femme enceinte, ce dont il n’a eu aucune conscience à l’état de veille157. Le
médecin éclaircit la confusion où il se trouvait en analysant les rêves que le jeune
homme lui raconte chaque matin.
rique qui lui aurait suggéré le thème de son roman. H ajoutait que bien des détails
du roman lui avaient été dictés par le « petit peuple »164.
H convient de noter qu’outre quelques romans et pièces de qualité, il y eut,
dans les années 1880, un foisonnement de romans et de littérature à bon marché,
complètement oubliés aujourd’hui, qui utilisaient les thèmes du somnambulisme,
du dédoublement de la personnalité et des crimes commis sous hypnose, et qui
contribuèrent certainement à façonner la mentalité de cette époque.
En fait, on assista à une évolution : progressivement, les thèmes simplistes du
début furent remplacés par des thèmes plus subtils. Nous avons vu que Binet,
Lucka et d’autres auteurs indiquaient qu’en dehors des cas dramatiques d’écla
tement de la personnalité, on pouvait observer tous les intermédiaires entre la
véritable scission de la personnalité et la multiplicité d’aspects de la personnalité
normale. Ce courant se retrouve également dans la littérature. Certains auteurs
choisirent pour thème de leurs romans le passage soudain d’un aspect de la per
sonnalité à un autre. Paul Bourget, dans L’Irréparable (1883), raconte l’histoire
d’une femme parfaitement épanouie, insouciante et gaie avant son mariage qui se
métamorphose subitement en un être déprimé et angoissé165. Un des personnages
du roman, un philosophe à la manière de Ribot, est chargé d’expliquer cette
métamorphose au lecteur. Dans Le Jardin secret166, Marcel Prévost raconte l’his
toire d’une femme qui abandonne sa personnalité en se mariant. Treize ans plus
tard, en tombant par hasard sur son journal de jeune fille, elle redécouvre sa per
sonnalité antérieure. Cette découverte la rend plus lucide et plus consciente du
monde environnant. Elle se rend compte que son mari la trompe, et elle songe à
divorcer. Mais après un long conflit intérieur elle décide de rester avec lui et de
réorganiser sa vie. Elle garde sa seconde personnalité, mais à un niveau de
conscience supérieur.
Au début du xxe siècle, les écrivains s’engagent dans des descriptions plus
subtiles encore des multiples aspects de la personnalité humaine, de leurs inter
férences et de la structure polypsychique de l’esprit humain, comme le montrent
les œuvres de Pirandello, de Joyce, d’Italo Svevo, de Lenormand, de Virginia
Woolf et surtout celle de Marcel Proust. L’histoire classique du dédoublement de
la personnalité n’est plus guère à la mode ; Marcel Proust n’y fait allusion qu’une
seule fois dans toute son œuvre : lors des conversations mondaines dans le salon
de Madame Verdurin, quelqu’un raconte le cas d’un malade, très honnête dans sa
personnalité habituelle mais qui, dans sa personnalité seconde, deviendrait un
« abominable gredin »167. Il est intéressant de noter que cette histoire avait été
publiée par le professeur Adrien Proust, le père de l’écrivain, comme un cas psy
chopathologique intéressant168. Marcel Proust, quant à lui, analysa inlassable
ment les innombrables manifestations du polypsychisme, les multiples facettes
de notre personnalité. Pour lui, le moi humain est composé de beaucoup de petits
164. Robert Louis Stevenson, « A Chapter on Drearns », in Across the Plains, with Other
Memories and Essays, New York, Scribner’s Sons, 1892.
165. Paul Bourget, L’Irréprochable, Paris, Lemerre, 1883.
166. Marcel Prévost, Le Jardin secret, Paris, Lemerre, 1897.
167. Marcel Proust, « Le Temps retrouvé », in A la recherche du temps perdu, Paris, Gal
limard, 1961, ni, p. 716.
168. Adrien Proust, « Automatisme ambulatoire chez un hystérique », Bulletin médical, IV
(1890), (I), p. 107-108.
202 Histoire de la découverte de l’inconscient
« moi », distincts bien que situés côte à côte et plus ou moins étroitement unis
entre eux. Notre personnalité change ainsi d’un instant à l’autre, suivant les cir
constances, les lieux et les personnes que nous rencontrons. Tel événement tou
chera certains aspects de notre personnalité, tandis qu’il laissera les autres indif
férents. Dans un passage célèbre, l’auteur décrit comment la nouvelle de la mort
d’Albertine est ressentie successivement par les divers aspects de sa personnalité.
En général, nous n’avons pas accès à notre vécu passé, mais certains aspects de
notre moi passé peuvent soudain réapparaître, ressuscitant ainsi le passé. Un de
nos « moi » passés occupe alors le premier plan, c’est lui qui nous apparaît le plus
vivant. Parmi nos nombreux « moi » se trouvent aussi des éléments héréditaires.
D’autres (notre moi social, par exemple) sont le résultat des idées que les autres
se font de nous et de l’influence qu’ils exercent sur nous. C’est là ce qui explique
le flux incessant de notre esprit qui résulte de ces métamorphoses de la person
nalité. L’œuvre de Marcel Proust est particulièrement intéressante à cet égard
parce que ses analyses subtiles n’ont pas été influencées par Freud ni par les
autres représentants de la nouvelle psychiatrie dynamique. Ses sources universi
taires n’allaient pas au-delà de Ribot et de Bergson. On pourrait fort bien tirer de
son œuvre un traité de l’Esprit qui montrerait ce que serait sans doute devenue la
première psychiatrie dynamique si elle avait continué à se développer selon sa
ligne propre.
Les philosophes de profession s’intéressèrent surtout aux phénomènes de
l’hypnotisme et de la personnalité multiple. Ces phénomènes marquèrent profon
dément Taine169 et Ribot170. Janet prétend que l’histoire de Félida était le grand
argument utilisé en France par les psychologues positivistes contre l’école de
psychologie philosophique dogmatique de Cousin. « Sans Félida, on n’aurait
sans doute pas créé une chaire de psychologie au Collège de France »171. Fouillée
voyait dans les phénomènes de l’hypnotisme et du somnambulisme une confir
mation de sa théorie des « idées-forces ». Cependant, un de ses biographes soup
çonne que l’hypnotisme a probablement inspiré plutôt que confirmé cette
conception172. Bergson avait eu une expérience personnelle de l’hypnotisme :
tandis qu’il enseignait à Clermont-Ferrand, de 1883 à 1888, il avait activement
participé à des séances d’hypnotisme organisées en privé par Moutin, médecin
dans cette ville173. Bergson lui-même fit quelques expériences remarquables sur
la simulation inconsciente chez des sujets hypnotisés174. Plus tard, dans un de ses
principaux ouvrages, Bergson affirma que dans les procédés de l’art on retrouve
sous une forme atténue, raffinée et spiritualisée les procédés par lesquels on
obtient ordinairement l’hypnose175.
176. E. Spenlé, Essais sur l’idéalisme romantique en Allemagne, Paris, Hachette, 1904.
177. Paul Valéry, « Svedenborg », Nouvelle Revue française, CLVI (1936), p. 825-844 ;
Œuvres, éd. Pléiade, I, Paris, Gallimard, 1957, p 867-883.
178. Francis Galton, « Antechamber of Consciousness », reproduit dans Inquiries into
Human Faculty, Londres, Dent, 1907, p. 146-149.
179. Paul Chabaneix, Physiologie cérébrale. Le subconscient chez les artistes, les savants
et les écrivains, Paris, Baillière, 1897.
204 Histoire de la découverte de l’inconscient
même si ce n’est pas d’une manière aussi frappante que chez Mrs. Curran avec
« Patience Worth ». C.G. Jung interprétait le Zarathoustra de Nietzsche comme
l’œuvre d’une personnalité seconde qui s’était développée silencieusement jus
qu’au jour où elle fit irruption180. Pour reprendre les termes mêmes de Nietzsche :
180. C.G. Jung, Zarathoustra-lectures (inédit), Zurich, Institut C.G. Jung, printemps 1934.
Ces vers de Nietzsche sont tirés d’un poème, « Sils-Maria », probablement dédié à Lou
Andreas-Salomé.
181. Jules Romains, Souvenirs et confidences d’un écrivain, Paris, Fayard, 1958, p. 113-
114 et 235-239. Saints de notre calendrier, Paris, Flammarion, 1952, p. 46-47.
182. Jean Delay, La Jeunesse d’André Gide, 2 vol., Paris, Gallimard, 1956-1957.
183. Entre autres exemples, voir Henry Freebom, « Temporary Réminiscence of a long-for-
gotten Language during the Delirium of Broncho-Pneumonia », The Lancet, LXXX (1902), I,
p. 1685-1686.
La première psychiatrie dynamique (1775-1900) 205
part aux souvenirs « cryptomnésiques » de livres qu’elle avait lus dans son
enfance et qu’elle avait ensuite oubliés. La cryptomnésie permet aussi d’expli
quer les cas de pseudo-plagiat littéraire. Jung, par exemple, découvrit que tout un
paragraphe du Zarathoustra de Nietzsche provenait d’un article du quatrième
volume des Blatter von Prevorst (la revue éditée par Justinus Kemer) ; or, il est
avéré que Nietzsche dans sa jeunesse avait lu cette publication. Ce plagiat était
très probablement inconscient, puisque le texte original est maladroitement
déformé et qu’il est inséré de façon tout à fait inutile dans l’histoire de Zara
thoustra!™. Depuis lors, on a découvert bien d’autres exemples de pseudo-pla
giat : certains auteurs semblent même y être particulièrement enclins. Ici encore,
il faut citer Nietzsche. Lou Andreas-Salomé assure que la substance entière de sa
Généalogie de la morale lui venait de Paul Rée, qui avait entretenu Nietzsche de
sa conception : Nietzsche écouta attentivement Rée, fit siennes ses idées, puis,
plus tard, lui témoigna son hostilité184185. Selon H. Wagenvoort, Nietzsche était
doté d’une capacité exceptionnelle pour assimiler très rapidement les idées des
autres et oublier ensuite l’origine de ces idées186. Ainsi quand cette idée se pré
sentait à nouveau à son esprit, il ne la reconnaissait pas pour étrangère et croyait
sincèrement l’avoir conçue lui-même. C’est ainsi, toujours selon Wagenvoort,
que Nietzsche emprunta à La Bible de l’humanité de Michelet l’essentiel des
idées qu’il devait développer dans son Origine de la tragédie. Suivant d’autres
critiques littéraires, la plupart des idées en apparence les plus originales de
Nietzsche lui venaient d’Emerson, par voie de cryptomnésie187. De fait, la cryp
tomnésie semble être un processus si fréquent que Paul Valéry a pu y voir la prin
cipale source de la création littéraire : « Plagiaire est celui qui a mal digéré la
substance des autres : il en rend les morceaux reconnaissables »188.
184. C.G. Jung, Zur Psychologie und Psychopathologie sogenannter occulter Phànomene,
Leipzig, Oswald Mütze, 1902.
185. Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche in seinen Werken, Vienne, Cari Konegen,
1894, p. 189-190.
186. H. Wagenvoort, « Die Entstehung von Nietzsches Geburt der Tragôdie », Mnemosyne,
Ser. 4, XII (1959), p. 1-23.
187. Régis Michaud, Autour d’Emerson, Paris, Bossard, 1924.
188. Paul Valéry, Autres Rhumbs, Paris, Gallimard, 1927. Réédité dans Œuvres, éd.
Pléiade, II, Paris, Gallimard, 1960, p. 677.
206 Histoire de la découverte de l'inconscient
qu’on abandonnât cette mode. Cette explication peut être vraie, mais ce déclin
rapide était dû sans doute aussi à des facteurs inhérents à l’hypnotisme lui-même.
En parcourant les publications de cette époque sur l’hypnotisme, on peut se
faire une idée sur la nature de ces facteurs. Beaucoup d’hypnotiseurs, d’abord
enthousiasmés par l’hypnotisme, s’aperçurent bientôt de ses inconvénients. N’im
porte qui n’était pas capable de devenir un bon hypnotiseur, et le meilleur hyp
notiseur lui-même n’était pas capable d’hypnotiser n’importe qui. Il devint évi
dent que bien des patients se prétendaient hypnotisés alors qu’il n’en était rien.
Benedikt rapporte qu’il avait permis à certains de ses étudiants d’hypnotiser des
malades venant en consultation : ces malades prétendaient être tombés dans le
sommeil hypnotique, mais avouaient ensuite aux médecins plus âgés qu’ils
avaient seulement fait semblant pour faire plaisir aux jeunes médecins189. On rap
portait des cas semblables, non seulement à propos de Charcot (comme nous
l’avons déjà vu), mais aussi de Forel, de Wetterstrand et d’autres hypnotiseurs
expérimentés dont les malades prétendaient même être guéris parce qu’ils
n’osaient pas contredire leurs médecins autoritaires.
Il arrivait aussi à des sujets de feindre l’hypnose pour se libérer plus facilement
de secrets pénibles qu’ils auraient été gênés de révéler sans cette mise en scène.
Il en fut probablement ainsi dès les tout premiers débuts du magnétisme. Nous
avons déjà rapporté l’étrange histoire d’un homme qui s’était fortement attaché à
un ami auquel il accordait la confiance la plus absolue à l’état de veille, mais qui,
sous l’effet de la crise magnétique, raconta au comte de Lutzelbourg que ce pré
tendu ami le trahissait et lui faisait du tort, et qui expliqua même ce qu’il fallait
faire pour transférer cette connaissance de la « crise » à l’état de veille190. On
pourrait citer bien d’autres exemples semblables. Le docteur Bonjour191, psycho
thérapeute suisse, observa en 1895 que certains malades révélaient sous hypnose
des choses pénibles qu’ils prétendaient ignorer à l’état de veille, et dont ils finis
saient pourtant par avouer qu’ils avaient toujours eu connaissance, mais
n’avaient pas osé en parler.
Un inconvénient plus grave était la tendance à la simulation inconsciente qui
se manifestait chez beaucoup de sujets hypnotisés, et qui les amenait à deviner
les intentions de l’hypnotiseur et à s’y conformer. C’est ainsi que Bernheim
écrit : « On ne saurait croire avec quelle finesse certains hypnotisés flairent, si je
puis dire ainsi, l’idée qu’ils doivent réaliser ; un mot, un geste, une intonation, les
mettent sur la voie »192. Bergson, qui avait fait quelques recherches sur la préten
due lecture de la pensée sous hypnose, concluait : « [...] un sujet, lorsqu’il reçoit
l’ordre d’exécuter un tour de force tel que la lecture de la pensée, se conduira de
très bonne foi comme ferait le moins scrupuleux et le plus adroit des charlatans,
il mettra inconsciemment en œuvre des moyens dont nous soupçonnons à peine
l’existence, une hyperesthésie de la vue, par exemple, ou de tout autre sens [...]
inconsciemment aussi, nous lui aurons suggéré nous-mêmes cet appel à des
moyens illicites en lui donnant un ordre qu’il est incapable d’exécuter d’une
autre manière »193. Crocq, médecin belge, raconte comment, après avoir obtenu
des résultats merveilleux avec l’hypnotisme, il finit par se rendre compte de cer
tains faits :
«J’ai beaucoup pratiqué l’expérimentation hypnotique et j’ai obtenu des
choses en apparence merveilleuses. C’est pourquoi je suis devenu excessivement
prudent. J’ai provoqué d’ufie manière réellement surprenante l’extériorisation de
la sensibilité, la visibilité des effluves magnétiques et électriques et j’ai failli être
victime de mes sujets, tant les expériences réussissaient bien. Mais l’observation
attentive des faits m’a convaincu qu’il s’agissait tout simplement d’auto-sugges
tions. Il ne faut pas oublier que le sujet hypnotisé cherche, par tous les moyens
possibles, à satisfaire son hypnotiseur, à réaliser non seulement ses ordres mais
encore ses pensées. Le somnambule scrute le cerveau de l’hypnotiseur qui ne se
met généralement pas en garde contre la sensibilité extraordinaire que peut
acquérir son sujet et qui ne se rend pas toujours compte qu’un indice, impercep
tible pour les sujets éveillés, devient un signe de la plus haute importance pour le
sujet endormi »194.
Crocq ajoutait qu’il en était de même pour l’hystérie : « [...] je pose le principe
suivant : Si vous voulez vous tromper, expérimentez sur des hystériques. »
Delbœuf, un autre Belge, qui avait visité la Salpêtrière et l’Ecole de Nancy en
1886, commentait les différences frappantes entre les résultats obtenus par Char
cot, par Bernheim et par l’hypnotiseur ambulant Donato195. Delbœuf en concluait
que non seulement l’hypnotiseur exerce une action indéniable sur son sujet (« tel
maître, tel disciple»), mais que le sujet hypnotisé exerce de son côté une
influence suggestive encore plus forte sur son hypnotiseur (« tel disciple, tel
maître »). Le premier sujet hypnotisé imprime dans l’esprit de l’hypnotiseur une
méthode, ainsi que l’attente de certains résultats, qui lui serviront de référence
quand il traitera d’autres sujets. En outre, l’hypnotiseur qui a contracté telle ou
telle habitude transmettra sa méthode et ses théories à ses disciples, d’où l’exis
tence d’écoles rivales ayant chacune le monopole de phénomènes hypnotiques spé
cifiques. Il est intéressant de noter, en passant, que ces observations de Delbœuf
ont été confirmées récemment à la suite de recherches nouvelles et personnelles
effectuées par Martin Orne196. Il n’est pas étonnant que l’on ait souvent comparé
la situation hypnotique à une folie à deux « dans laquelle on ne sait pas lequel est
le plus fou des deux ». Dans les dernières années du XIXe siècle, ces observations
négatives s’accumulèrent au point de donner lieu à une puissante réaction contre
l’utilisation de l’hypnotisme et contre les théories de l’époque sur l’hystérie. On
trouve, parmi les chefs de file de cette réaction, des hommes qui avaient mené
pendant des années des expériences sur la métalloscopie, l’action des médica
ments à distance et le transfert des symptômes d’un malade sur un autre. Janet,
193. Henri Bergson, « Simulation inconsciente dans l’état d’hypnotisme », loc. cit.
194. Crocq, « Discussion d’une communication de Félix Régnault », in llr Congrès inter
national de l’hypnotisme, op. cit., p. 95-96.
195. D. Delbœuf, « De l’influence de l’éducation et de l’imitation dans le somnambulisme
provoqué », Revue philosophique, XXXII (1886), n° 2, p. 146-171.
196. Martin T. Orne, « Implications for Psychotherapy Derived from Current Research on
the Nature of Hypnosis », American Journal of Psychiatry, CXVIII (1962), p. 1097-1103.
208 Histoire de la découverte de l’inconscient
qui s’était montré très prudent, et avait effectué des expériences sur l’hypnotisme
et sur les hystériques sans se laisser prendre au piège, fut un des rares à ne retenir
des doctrines de la première psychiatrie dynamique que ce qui avait fait ses
preuves. «
Le rejet de la première psychiatrie dynamique fut aussi brusque et irraisonné
que l’avait été la mode qui lui avait valu un tel succès dans les années 1880. Cette
première psychiatrie dynamique se vit ainsi rejetée, en dépit de la résistance de
certains de ses adeptes qui étaient en train de découvrir des faits nouveaux et
riches en promesses. Telles étaient, par exemple, les nouvelles méthodes de
catharsis hypnotique, avec lesquelles Janet expérimentait depuis 1886, suivi par
Breuer et Freud en 1893 et 1895, et sur lesquelles nous reviendrons en d’autres
parties de ce livre. Il y avait aussi la méthode imaginée par Oskar Vogt, qu’il
appelait « hypnose partielle »197. Cette méthode nécessitait des sujets aisément
hypnotisables, capables par ailleurs de garder leur esprit critique sous hypnose.
On demandait au sujet hypnotisé de concentrer son attention sur un fait ou un
souvenir précis, ce qui lui permettait d’explorer le substratum inconscient d’un
sentiment particulier, présent ou passé, d’une association, d’un rêve ou d’un
symptôme psychopathologique. Notons, en passant, que cette forme particulière
d’hypnose s’apparente de près à celle décrite par Ainslie Meares sous le nom de
« Y-State »198. Frederick Myers, qui avait parfaitement conscience des pièges et
des aberrations de l’hypnotisme, de l’hystérie et du dédoublement de la person
nalité, soulignait avec insistance les progrès authentiques que ces notions nous
avaient valu dans notre connaissance de l’esprit humain et ceux que l’on pouvait
encore en attendre dans l’avenir199. Il notait, par exemple, que la personnalité
seconde n’était pas nécessairement inférieure à la personnalité principale, qu’elle
représentait parfois, au contraire, un net progrès (c’était là une idée que Jung
devait développer plus tard). Quoi qu’il en soit, « les découvertes successives des
stupéfiants, des narcotiques proprement dits et des anesthésiques ont représenté
trois étapes importantes dans notre maîtrise croissante du système nerveux » —
et la découverte de l’hypnose représentait un pas de plus. L’hypnose permettait à
bien des sujets de goûter une détente et une liberté d’esprit dont ils étaient inca
pables à l’état de veille : « J’ose affirmer que la transe hypnotique [...] n’est pas
sans présenter quelque analogie avec le génie, tout autant qu’avec l’hystérie.
Pour des sujets sans grande éducation, l’hypnose a représenté l’état mental le
plus élevé auquel ils aient jamais eu accès ; mieux comprise et appliquée à des
sujets de plus haut niveau, elle devrait permettre des envols de la pensée plus
libres et plus soutenus que ceux auxquels nous font accéder nos efforts à l’état de
veille, au long de nos journées agitées et fragmentaires. Un jour viendra peut-
être, expliquait Myers, où l’homme ne se contentera pas de passer alternative
ment de la veille au sommeil, mais où d’autres états coexisteront avec ces deux
états fondamentaux ». Myers rappelait enfin que l’hypnose comptait à son actif
des guérisons remarquables et définitives. Se tournant vers l’avenir, il estimait
que notre connaissance de ces états pourrait s’amplifier et être utilisée selon trois
orientations nouvelles : le progrès moral, grâce à « des suggestions hypnotiques
salutaires » ; l’acquisition d’« un état d’insensibilité à l’égard de la douleur phy
sique » ; enfin, l’accroissement de notre puissance psychique, grâce à la dissocia
tion des composants de l’être selon des méthodes nouvelles et originales. Ces
prédictions de Myers devaient se concrétiser dans la méthode d’autosuggestion
de Coué, dans la technique de l’accouchement sans douleur, et dans le traitement
autogène de Schultz.
Mais il est évidemment plus facile de rejeter en bloc un système qui a incor
poré des erreurs que de se livrer à la tâche difficile de séparer le bon grain et
l’ivraie, et pour conclure avec Janet : « l’hypnotisme est bien mort... jusqu’à ce
qu’il ressuscite ».
Conclusion
Dans les chapitres précédents, nous avons passé en revue les principaux
ancêtres de la psychiatrie dynamique (chapitre premier), nous avons décrit sa
naissance aux environs de 1775 et son évolution historique de Mesmer à Charcot
(chapitre n), enfin nous avons essayé de présenter un tableau d’ensemble de la
première psychiatrie dynamique en tant que système ordonné et cohérent
(chapitre m). Nous voudrions maintenant examiner son cadre social, économique
et culturel, et voir comment la situation dans l’Europe de la fin du xvnT siècle
peut expliquer — au moins jusqu’à un certain point — cette première forme de
psychiatrie dynamique, et comment les changements intervenus au XIXe siècle
ont contribué à susciter de nouveaux systèmes de psychiatrie dynamique. Les
systèmes de Janet, de Freud, d’Adler et de Jung furent, à des degrés divers, les
‘ héritiers de cette première psychiatrie dynamique, mais ils subirent eux-mêmes
l’influence de facteurs sociaux, de courants philosophiques, scientifiques et
culturels que nous essaierons de passer en revue aussi brièvement que possible,
compte tenu de la complexité d’un tel sujet.
Le cadre social
L’hygiène publique était encore dans l’enfance, les maladies infectieuses sévis
saient incomparablement plus qu’aujourd’hui, au point qu’un quart environ de la
population portait les marques de la variole. Les égouts, les installations sani
taires et les services de voirie étaient rudimentaires : les gens étaient habitués à la
saleté et aux mauvaises odeurs. Pour nous imaginer ce qu’était la vie à cette
époque, il nous faudrait oublier encore une bonne partie de nos façons de penser,
de nos croyances et des habitudes intellectuelles qui nous sont les plus chères. La
plupart des gens ignoraient tout de l’émulation intellectuelle dont nous nous glo
rifions aujourd’hui. Lisons n’importe quel roman de cette époque, par exemple
Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, et essayons de nous représenter ce
qu’était concrètement la vie de l’un de ses personnages : une telle vie nous appa
raîtrait sans doute d’un ennui insupportable (quant à eux, notre mode de vie leur
aurait probablement fait l’effet d’une frénésie dangereuse). La grande majorité
de la population vivait à la campagne que hantaient encore les loups et autres
bêtes sauvages. Les villes étaient bien plus petites, et même dans les grands
centres comme Vienne et Paris, la vie quotidienne était teintée de provincia
lisme : les gens se connaissaient les uns les autres et formaient des communautés
aux liens plus étroits que dans celles d’aujourd’hui.
La conception même de la vie à laquelle s’attachaient nos ancêtres nous paraî
trait tout aussi étrange. Leur mode de pensée était loin de la précision que nous
exigeons aujourd’hui. Ils connaissaient sûrement beaucoup de choses curieuses
aujourd’hui oubliées, mais ils cultivaient aussi un certain nombre d’idées, de
superstitions et de préjugés qui nous paraîtraient absurdes. La plupart des gens
n’avaient qu’une idée fort vague de la science. Quelques grands pionniers, tels
que Priestley et Lavoisier, faisaient exception au milieu d’une foule de savants
amateurs. La physique était surtout utilisée pour amuser ou tromper les gens, ou
encore elle servait de passe-temps aux nobles et aux riches bourgeois qui avaient
leur cabinet de physique. Le sentiment commençait cependant à s’imposer que
l’humanité parvenait enfin à sa majorité, après de longs siècles d’ignorance, sen
timent que venait renforcer un flot ininterrompu de découvertes. On saluait en
Franklin l’homme qui avait su capter la foudre, tandis que Montgolfier pouvait se
glorifier d’avoir inauguré la conquête de l’air. Les explorateurs faisaient part de
leurs découvertes de contrées et de peuplades inconnues, en Océanie ou ailleurs.
Au terme de son voyage autour du monde, le navigateur français Bougainville
publia, en 1771, un ouvrage qui décrivait le prétendu bonheur naturel et l’ex
trême liberté de mœurs des Tahitiens : il enflamma les imaginations1. Commen
tant le récit de Bougainville, Diderot en conclut que pour atteindre aux bienfaits
de la civilisation et de la morale (qu’il ne reniait pas pour autant) l’humanité avait
dû sacrifier son bonheur naturel2. L’homme civilisé, écrivait-il, est le théâtre
d’une lutte intérieure entre « l’homme naturel » et « l’homme moral et artifi
ciel » : « tantôt l’homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’homme
moral et artificiel ; et dans l’un et l’autre cas, le triste monstre est tiraillé, tenaillé,
tourmenté, étendu sur la roue », idée qui sera reprise par Nietzsche et Freud. La
3. Henri Carré, La Noblesse en France et l’opinion publique au xvnr siècle, Paris, Cham
pion, 1920.
214 Histoire de la découverte de l’inconscient
besoin d’activité. Par ailleurs, la bourgeoisie manifestait de plus en plus son hos
tilité à l’égard de l’aristocratie dont elle enviait les privilèges. La noblesse fran
çaise réagissait de façon assez variée : beaucoup s’accrochaient désespérément à
leurs privilèges qu’ils tenaient à conserver coûte que coûte. Un assez grand
nombre se tournaient vers des activités philanthropiques ; certains même adop
taient les idées républicaines et s’enthousiasmaient pour la guerre d’indépen
dance américaine. Puisque les activités auxquelles ils pouvaient prétendre étaient
assez limitées et que leur vie mondaine n’épuisait pas toute leur énergie, un bon
nombre d’entre eux s’efforçaient de trouver de nouveaux exutoires à leur besoin
d’activité : ils se lançaient dans des entreprises coloniales ou s’adonnaient à la
recherche scientifique qu’ils prenaient fort au sérieux, même si de nos jours nous
les qualifierions d’amateurs.
La bourgeoisie était la classe montante ; son nombre et sa puissance allaient
croissant. Son mode de vie était très différent de celui de l’aristocratie. Celle-ci
se signalait surtout par sa façon généreuse et ostentatoire de dépenser son argent,
tandis que la bourgeoisie considérait l’épargne et le travail comme des vertus
essentielles. Le prolétariat étaient encore pratiquement inexistant en Europe
continentale (la révolution industrielle, qui avait débuté en Angleterre dans les
années 1760, n’avait pas encore franchi la Manche). Au bas de l’échelle sociale
se trouvaient les paysans qui représentaient la grande majorité de la population.
La condition des paysans a fait l’objet d’opinions divergentes : beaucoup d’his
toriens font une peinture assez sombre de leur vie misérable et de leurs souf
frances ; d’autres constatent une nette amélioration de leur situation au cours du
XVIIIe siècle. Il est évident que la condition des paysans était dure, même en
tenant compte du fait que la vie était plus difficile pour tous à cette époque. Des
millions de paysans connaissaient encore le servage en Russie et dans certains
pays d’Europe centrale. En Europe occidentale, celui-ci n’avait pas encore tota
lement disparu, et un prince allemand, le landgrave de Hesse, pouvait encore
céder ses sujets mâles comme soldats à des puissances étrangères. Les techniques
agricoles étaient encore très rudimentaires par rapport à celles que nous connais
sons de nos jours. Les paysans étaient écrasés sous les impôts et astreints à des
corvées au bénéfice des seigneurs ou de F État. La plupart des paysans européens
étaient illettrés, parlaient d’innombrables dialectes et comprenaient à peine la
langue officielle de leur pays. Mais (presque à l’insu du reste de la population) les
paysans avaient leur propre sous-culture, fort développée, faite de coutumes
populaires, de pratiques médicales, d’art populaire, d’une littérature orale très
riche et d’innombrables traditions, y compris la croyance à des sources et à des
arbres sacrés.
Ainsi chaque classe sociale avait son mode de vie bien particulier et les rap
ports entre les différentes classes étaient fort complexes. Les relations qui unis
saient les serviteurs à leurs maîtres aristocrates étaient d’un type assez particulier,
qu’il nous est difficile de bien comprendre aujourd’hui. Les familles nobles qui
vivaient sur leurs terres entretenaient des liens étroits, de génération en généra
tion, avec les mêmes familles de paysans. Le paysan attaché à la terre de son sei
gneur passait parfois à son service comme domestique ou l’accompagnait à la
guerre comme soldat. Ce genre de relations pouvaient s’étendre sur plusieurs
générations. L’attitude du maître à l’égard de son serviteur était évidemment très
autoritaire. En Russie, les propriétaires terriens avaient l’habitude de châtier leurs
Les fondements de la psychiatrie dynamique 215
de sa famille depuis des générations. Le marquis, tout comme ses deux frères, se
rattachait évidemment à l’aile progressiste de la noblesse française, qui conférait
à son activité une orientation philanthropique. C’est ce qui explique pourquoi
Puységur et les autres membres de la Société de l’Harmonie pratiquaient les
cures magnétiques sans réclamer d’honoraires. Vu leur rang social, il allait de soi
qu’ils ne pouvaient utiliser leur connaissance du magnétisme à des fins lucratives
(puisque, ainsi que nous l’avons rappelé, la noblesse française se voyait interdire
à peu près toutes les activités lucratives). Par ailleurs, il n’était pas question qu’ils
réclament des honoraires à leurs propres paysans. Tous les aristocrates, disciples
de Mesmer, s’accordaient sur ce point, de même que la noblesse alsacienne.
Revenons à Buzancy : nous constatons que le marquis n’organisait pas ses
séances collectives autour d’un baquet (comme faisait Mesmer), mais autour
d’un arbre qu’il avait magnétisé au préalable, procédé dont Mesmer ne s’était
guère servi. Pour Puységur, la magnétisation d’un arbre était une technique scien
tifique, mais pour les paysans l’arbre avait une signification et un attrait particu
lier liés aux croyances et aux coutumes populaires. Dans son ouvrage monumen
tal, Le Folklore de France, Sébillot consacre tout un chapitre aux croyances et
aux pratiques populaires relatives aux arbres.
Sébillot constate que les forêts et les arbres sacrés étaient probablement les
divinités les plus respectées des anciens Gaulois, et que des siècles durant les
missionnaires et les évêques chrétiens se heurtèrent à d’énormes difficultés dans
leurs efforts pour supprimer le culte des arbres. Si ce culte finit par s’éteindre, ce
fut surtout parce qu’on se mit à abattre les arbres pour pouvoir cultiver la terre,
plutôt qu’en vertu d’interdits religieux. Néanmoins le culte des arbres, sous une
forme plus ou moins déguisée, allait se maintenir jusqu’à nos jours. En 1854
encore, une enquête dénombrait, dans le seul département de l’Oise, 253 arbres,
objets d’un culte plus ou moins secret ou déguisé ; on relevait parmi eux 74
ormes et 27 chênes. Par ailleurs, et ceci jusqu’à la Révolution française, certains
arbres étaient le fieu attitré pour diverses procédures judiciaires, tandis qu’on
attribuait à d’autres arbres des vertus prophylactiques ou thérapeutiques. Au
xvir siècle, et même plus tard, des malades se faisaient souvent attacher à des
troncs d’arbres dans le dessein de transférer leur maladie à l’arbre. Sébillot énu
mère de nombreuses autres pratiques dont certaines n’avaient pas encore
complètement disparu au début du XXe siècle. A la lumière de ces faits, l’histoire
de l’orme magnétisé de Buzancy n’apparaîtra plus aussi paradoxale. Le recours
aux arbres magnétisés ne disparut pas avec Puységur, mais il semble avoir passé
de plus en plus à l’arrière-plan. Le manuel de Gauthier sur le magnétisme, qui lui
consacre un chapitre, nous apprend que seules certaines essences étaient jugées
propres à la magnétisation, et c’était précisément celles que l’on considérait
comme sacrées dans le passé78 . La dernière mention d’un arbre magnétisé est
peut-être celle du roman posthume de Flaubert, Bouvard et Pécuchet. Ces deux
excentriques organisent une cure autour d’un poirier magnétisé (ce qui, pour tout
lecteur initié, était une absurdité, puisque aucun arbre fruitier n’était susceptible
d’être magnétisé)910 .
Comment expliquer que la même technique des passes suscitait des crises chez
les patients de Mesmer, tandis qu’elle plongeait ceux de Puységur dans le som
meil magnétique ? Mesmer avait très souvent provoqué des crises chez ses
patients, mais il n’avait presque jamais abouti au sommeil magnétique. Or, à par
tir de 1784, les cas de somnambulisme se chiffrent par milliers. Là encore, il
convient de se reporter à la condition sociale des patients. Quand Mesmer
magnétisait une dame du monde, il était naturel de la voir réagir par une crise
reproduisant un de ces accès de « vapeurs » dont elle avait l’habitude ! Les pay
sans et les domestiques, sous l’effet du magnétisme, présentaient une autre mani
festation pathologique, elle aussi assortie à leur classe sociale. Mais comment
expliquer les capacités insoupçonnées dont faisait preuve le paysan Victor sous
l’emprise du sommeil magnétique ? Pour le comprendre il nous faut, sans aucun
doute, nous référer à la relation particulière qui unissait un noble français de la fin
du xvnT siècle à ses paysans. La famille Race était au service des Puységur
depuis des générations, vivant sur leur domaine à Buzancy. Le vicomte du Bois-
dulier, descendant actuel du marquis de Puységur, écrit :
« Les Race ont été pendant des siècles au service de la famille. Un tableau qui
représentait un pique-nique de chasse offert par le maréchal de Puységur, grand-
père du magnétiseur, comportait deux valets dont l’un était un Race et un de ses
descendants, Gabriel, qui vit toujours, était encore au service de ma mère en tant
que garde-chasse en 1914 »*°.
Dans les relations de Puységur sur les divers effets du magnétisme chez Vic
tor, nous pouvons noter cet amalgame curieux de familiarité et de respect, dont le
ton variait cependant grandement selon que Victor était éveillé ou sous l’emprise
du somnambulisme. Dans cet état second, il faisait non seulement preuve de plus
de vivacité et d’intelligence, mais témoignait une plus grande confiance au mar
quis à qui il faisait part de ses soucis et à qui il demandait conseil. Mais il se mon
trait aussi très franc et ne se gênait pas pour critiquer les erreurs du marquis dans
sa façon d’user du magnétisme.
La cure magnétique effectuée par Puységur sur Victor présente deux caracté
ristiques remarquables : d’abord l’apparition d’une seconde personnalité, plus
spontanée et plus brillante que celle de la vie quotidienne ; en second lieu, la qua
lité du dialogue, voire du marchandage, entre le magnétiseur et le magnétisé, la
cure prenant ainsi souvent l’allure d’une thérapeutique dirigée par le patient.
Dans le cas de Victor, comme dans tous les exemples de sommeil magnétique de
cette époque, nous constatons que le malade établissait lui-même son diagnostic,
prévoyait l’évolution de sa maladie et souvent prescrivait lui-même le traitement
approprié, ou du moins discutait de celui qui était proposé par le magnétiseur.
Tous ces traits, croyons-nous, trouvent eux aussi leur explication dans le contexte
social.
L’hypnose a été définie comme la quintessence de la relation de dépendance.
Elle revient à abandonner totalement sa volonté à celle d’un autre et elle a bien
Quand elle était encore enfant, sa mère l’avait emmenée dans un château où
elle avait affaife et on les avait invitées à dîner avec les domestiques. Cette
découverte d’un monde qui leur était entièrement inconnu les frappa vivement.
Les servantes calquaient leur façon de s’habiller et de se comporter sur celle de
leur maîtresse et les serviteurs de leur côté cherchaient à imiter leurs maîtres : ils
ne parlaient que marquis, comtes et autres personnages éminents ; ils discutaient
leurs affaires comme s’ils les connaissaient intimement. Les mets et le service
étaient exactement les mêmes que ceux des maîtres et le repas fut suivi par des
jeux où l’on joua gros jeu, dans le meilleur style aristocratique13.
11. Virey, «Magnétisme animal», Dictionnaire des sciences médicales, XXIX, Paris,
Panckoucke, 1818, p. 495 et 547.
12. Wilhelm Mühlmann, Chiliasmus und Nativismus, Berlin, Reimer, 1962, p. 215-217.
13. Madame Roland, Œuvres de J.M.Ph. Roland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur, I,
Paris, Bideault, an VIII, p. 148-150.
220 Histoire de la découverte de l’inconscient
14. Exposé des différentes cures opérées depuis le 25 d’août 1785 [...]jusqu’au 12 du mois
de juin 1786 [...], 2e éd., Strasbourg, Librairie académique, 1787.
15. Suite des cures faites par différents magnétiseurs, membres de la Société Harmonique
des Amis-Réunis de Strasbourg, Strasbourg, chez Lorenz et Schouler, 1788, vol. II.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 221
16. T.S. Ashton, The Industrial Révolution, 1760-1830, New York, Oxford University
Press, 1948. Paul Mantoux, La Révolution industrielle au xvnr siècle (1906), éd. revue, Paris,
Génin, 1959.
17. Walter Prescott Webb, The Great Frontier, Boston, Houghton Mifflin, 1952.
18. Georges Weill, L'Europe du XIX’ siècle et l’idée de la nationalité, Paris, Albin Michel,
1938.
222 Histoire de la découverte de l’inconscient
19. Boswell signale que Johnson passa deux mois à Paris en 1775 et qu’il ne parla que latin
durant tout son séjour. Voir James Boswell, The Life of Samuel Johnson (1791), Great Books
of the Western World, Chicago, Encyclopaedia Britannica, Inc., 1922, XLFV, p. 272.
20. Ernst Mach, Popular Lectures, Chicago, Chicago Open Court, 1897, p. 309-345.
21. Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Gênes,
Yves Gravier, 1798, p. 209 et 337.
22. F. Baldensperger, Études d’histoire littéraire, Paris, Hachette, 1907, p. 46-53 (présen
tation sommaire des divers types d’homme idéal qui se sont succédé en Europe depuis la
Renaissance).
Les fondements de la psychiatrie dynamique 223
Baroque avaient été façonnés par l’Italie, les Lumières par la France, le Roman
tisme par l’Allemagne. Ces mouvements, ainsi que d’autres, moins importants,
ne sauraient se définir comme des entités aux limites chronologiques précises :
ils s’étendirent lentement d’un pays à l’autre et se recouvrirent les uns les autres.
La Renaissance fleurit en Italie aux XIVe et XVe siècles et pendant une partie du
XVIe, essentiellement à la cour des princes et dans certaines villes libres, à une
époque agitée où la montée de la bourgeoisie commençait à ébranler la féodalité.
Elle s’étendit à la France et aux autres pays durant le XVIe siècle. Ce mouvement
était essentiellement caractérisé par l’intérêt passionné qu’il portait à l’ancienne
culture gréco-romaine, non seulement en tant que source de connaissance et d’en
seignement, mais en tant que modèle de vie, parallèlement à une prise de
conscience de la personnalité humaine, de sa nature et de sa place dans l’uni
vers23. Dans les arts, la Renaissance tendait vers un idéal de formes aux propor
tions parfaites, aux lignes statiques, et il lui revient d’avoir découvert les lois de
la perspective et d’en avoir souligné l’importance. Le type idéal de l’homme de
la Renaissance, décrit par Baldassare Castiglione, est de noble naissance, habile
dans les exercices du corps, son éducation raffinée comprend les arts, la musique
et la littérature, il allie la dignité à la spontanéité et à l’aisance, il se préoccupe
assez peu de questions religieuses. La Renaissance exaltait aussi le politique
perspicace, le génie puissant et le savant24. Depuis lors et jusqu’à la fin du XIXe
siècle, il allait de soi qu’une personne cultivée devait posséder parfaitement le
latin et le grec, connaître à fond les littératures anciennes, ainsi que celles des
classiques modernes dans leurs langues nationales. On ne saurait donc
comprendre des hommes comme Janet, Freud et Jung sans prendre en considé
ration qu’ils ont baigné dès leur enfance dans une atmosphère intense de culture
classique et que celle-ci imprégna profondément toute leur pensée. Un des
aspects négatifs de la Renaissance fut son mépris pour l’homme du commun, l’il
lettré et le « fou ». Mais on s’intéressait vivement à la maladie mentale et, comme
nous l’avons déjà vu, aux manifestations multiples de cette faculté particulière de
l’esprit qu’on appelait imaginatio. L’étude de l’imagination, l’un des legs de la
Renaissance aux siècles suivants, devait devenir l’une des sources principales de
la première psychiatrie dynamique.
A l’avènement de la psychiatrie dynamique, la Renaissance avait fait son
temps, et le mouvement culturel suivant, le Baroque, était encore florissant en
Espagne et en Autriche. Le Baroque correspondait à l’essor de pouvoirs poli
tiques centralisés, le monarque s’efforçantd’ attacher étroitement à sa personne la
noblesse et la bourgeoisie. On ne cherchait plus ses modèles de vie dans l’anti
quité grecque et romaine, mais auprès des figures idéalisées des grands
monarques (tels le roi d’Espagne et le Roi-Soleil en France), dans les grands
empires comportant un cérémonial compliqué, des costumes recherchés et un
mobilier très ornementé. Le Baroque était aussi étroitement lié au mouvement de
la Contre-Réforme. Dans le domaine des arts, le Baroque remplace l’idéal de la
Renaissance de la parfaite proportion statique par celui du mouvement, du chan
23. Jacob Burckhardt, Die Kultur des Renaissance in Italien, Ein Versuch, Bâle, Schweig-
hauser, 1860.
24. L’idéal de l'homme de la Renaissance a été décrit dans l’ouvrage célèbre de Baldassare
Castiglione, Il Libro del Cortegiano (Le Courtisan), Venise, Aldo Rornano, 1528.
224 Histoire de la découverte de l'inconscient
25. Baltasar Graciân, Oraculo manual y arte de prudencia, Huesca, Juan Nogues, 1647.
26. Henry Sigerist, Grosse Arzte : Eine Geschichte der Heilkunde in Lebensbildem, 5‘ éd.,
Munich, Lehmanns Verlag, 1965, p. 115-122.
27. Ernst Troeltsch, « Die Aufklarung », (1897). Réédité dans Gesammelte Schriften,
Tübingen, Mohr, 1925, IV, p. 338-374.
28. Immanuel Kant, Beantwortung derFrage : Wes ist Aufkldrung ? (1784), in Werke, Ber
lin, Buchenau-Cassirer, 1913, IV, p. 167-176.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 225
Louis XIV, proclamant : « L’État, c’est moi. » Mais partout s’imposa la convic
tion que l’homme accédait enfin à sa majorité, au terme d’une très longue période
d’ignorance et d’esclavage, et qu’il pouvait désormais, sous la direction de la rai
son, mettre le cap sur un avenir de progrès illimités29. La caractéristique la plus
fondamentale du mouvement des Lumières fut son culte de la raison, où il voyait
une entité universelle et permanente, identique pour tous les hommes de toute
époque et de tout pays. La raison s’opposait à l’ignorance, à l’erreur, au préjugé,
aux superstitions, aux croyances imposées, à la tyrannie des passions et aux éga
rements de l’imagination. Dans cette perspective, l’homme se voyait défini
comme un être social, la société elle-même étant faite pour l’homme. Le type de
l’homme idéal relevait soit de l’aristocratie, soit de la bourgeoisie et il lui reve
nait de diriger sa vie en accord avec les exigences de la raison et avec celles de la
société. En France, il était représenté par l’« honnête homme », homme social
par excellence. En Angleterre, il était davantage orienté vers les affaires
publiques et s’intéressait vivement aux problèmes économiques. La philosophie
des Lumières était optimiste et pratique, proclamant que la science pouvait et
devait être utilisée pour le bien-être de l’homme. Le progrès ne s’entendait pas
dans son sens purement matériel, il comportait aussi un aspect qualitatif et moral,
impliquant du même coup des réformes sociales. Ce mouvement se caractérisait
encore par sa foi dans les vertus de l’éducation et un vif intérêt pour tous les pro
blèmes s’y rapportant.
Dans le domaine scientifique, il répudia le principe de l’autorité et entreprit
d’appliquer l’analyse, réservée jusque-là aux mathématiques, aux autres
branches du savoir, y compris l’étude de l’esprit humain, de la société et de la
politique. La psychologie s’appliqua à décomposer l’esprit en ses éléments fon
damentaux — les sensations et les associations — pour reconstituer ensuite, dans
un mouvement de synthèse, l’édifice entier de l’esprit humain. Dans la même
ligne, des hommes comme Rousseau essayèrent d’imaginer l’évolution de la
société en partant d’individus isolés se réunissant et se liant par un « contrat
social ». Jusque-là la science avait été l’œuvre individuelle de quelques grands
savants isolés, entretenant entre eux une active correspondance. Le mouvement
des Lumières suscita tout un réseau de sociétés savantes publiant des comptes
rendus de leurs travaux. Les membres de ces sociétés, dont beaucoup n’étaient
que des amateurs, se faisaient un devoir d’assister aux réunions et de faire part de
leurs découvertes.
Les tendances rationnelles, pratiques et optimistes, de ces hommes conver
geaient dans leur souci de réformes et d’aide aux membres les plus défavorisés de
la grande famille humaine. Ils proclamaient les principes de la liberté religieuse
et de la tolérance réciproque entre les diverses religions existantes, ainsi qu’en
témoigne éloquemment Lessing dans son drame philosophique, Nathan le Sage
(1779). Ils luttaient pour l’émancipation des protestants dans les pays catho
29. W.E.H. Lecky, History ofthe Rise and Influence of the Spirit ofRationalism in Europe,
2 vol., Londres, Longmans, Green, 1865. Ernst Cassirer, Die Philosophie der Aufkldrung,
Tübingen, J.C.B. Mohr, 1932 (trad. franç. : La Philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1963).
Daniel Momet, La Penséefrançaise au xvnr siècle, Paris, Colin, 1932. Baron Cay von Brock-
dorfï, Die englische Auflddrungsphilosophie, Munich, Reinhardt, 1924. E. Ermattinger,
Deutsche Kultur in Zeitalter der Aufkldrung, Potsdam, 1935. Hans M. Wolff, Die Weltans-
chauung der deutschen Aufkldrung, Berne, Francke, 1949.
226 Histoire de la découverte de l’inconscient
liques, celle des catholiques dans les pays protestants et celle des juifs dans toute
l’Europe, et au sein des communautés juives on chercha à se libérer des chaînes
trop rigides de l’orthodoxie juive traditionnelle et du mode de vie qu’elle pres
crivait30. Le mouvement pour l’abolition du servage et de l’esclavage avait lui
aussi ses racines dans l’idéal des Lumières. Le protestantisme vit se développer
en son sein un mouvement appelé rationalisme, parfaitement défini par le titre
même d’un des ouvrages de Kant, La Religion dans les limites de la simple rai
son. Dans la foi même on soulignait la composante de la raison plutôt que
l’obéissance aveugle à la tradition ou l’élan mystique31. On chercha à « rationa
liser » les miracles (c’est-à-dire à trouver de prétendues explications scientifiques
aux miracles bibliques). Roskoff a montré que la croyance aux démons s’éva
nouit progressivement dans les milieux touchés par les idées des Lumières, ce qui
explique en partie la disparition progressive des procès de sorcières32. En ce qui
concerne la justice, les hommes mus par l’idéal des Lumières s’élevaient contre
la torture et d’autres abus atroces encore très courants à cette époque. Ce mou
vement en faveur d’une réforme judiciaire et pénale trouve l’une de ses meil
leures illustrations dans le célèbre traité de Beccaria, Dei Delitti e delle Pene
(1764), et dans l’activité philanthropique de Howard en faveur d’une améliora
tion des conditions de vie dans les prisons et les hôpitaux.
On sous-estime habituellement l’influence du mouvement des Lumières sur la
médecine33. C’est à lui que nous devons les débuts de la pédiatrie, de l’orthopé
die, de l’hygiène publique et de la prophylaxie, entre autres, avec, en particulier,
la campagne pour la vaccination contre la variole. Il a exercé une grande
influence sur la psychiatrie, à commencer par sa laïcisation. Bien des symptômes
attribués jusque-là à la sorcellerie ou à la possession étaient rattachés à des mala
dies mentales. Des efforts méritoires furent entrepris pour essayer de comprendre
scientifiquement la maladie mentale. Les progrès rapides de la mécanique et de
la physique inspirèrent l’adoption de modèles mécanicistes en physiologie et la
réduction de la vie psychique à l’activité du système nerveux. Du fait même de
l’importance attribuée à la raison, on voyait essentiellement dans la maladie
mentale un trouble de la raison. On pensait qu’il fallait en chercher la cause, soit
dans un trouble organique, en particulier une lésion du cerveau, soit dans le
déchaînement des passions. Aussi les tenants des Lumières enseignaient-ils les
principes de ce que nous appellerions aujourd’hui l’hygiène mentale, reposant
sur l’éducation de la volonté et la subordination des passions à la raison. Kant
intitule un chapitre de l’un de ses ouvrages : « Du pouvoir qu’a l’esprit de se
rendre maître de nos sentiments morbides par le simple jeu de la décision » ; il y
indique comment surmonter l’insomnie, l’hypocondrie et divers troubles orga
niques grâce à un régime approprié, une respiration correcte, un travail systéma
tique entrecoupé de périodes de détente complète et l’instauration de solides
30. Ceci est particulièrement bien illustré par la vie de Moses Mendelssohn. Voir Bertha
Badt-Strauss, Moses Mendelssohn, derMensch und das Werk, Berlin, Weltverlag, 1929.
31. Immanuel Kant, Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vemunft (1793), in
Werke, Ernst Cassirer ed., Berlin, Bruno Cassirer, 1914, VI, p. 139-353.
32. Gustav Roskoff, Geschichte des Teufels, Leipzig, F.A. Brockhaus, 1869.
33. E.H. Ackerknecht, « Medizin und Aufklarung », Schweizerische medizinische
Wochenschrift, LXXXIX (1959), p. 20.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 227
34. Immanuel Kant, Von der Macht des Gemüts, durch den blossen Vorsatz seiner krank-
haften Gefiihle Meister zu sein, in Werke, op. cit., 1916, VII, p. 411-431.
35. Goethe nous a offert un exemple littéraire de ce que pouvait être le traitement d’un
malade mental dans un tel cadre familial ; voir son Wilhelm Meisters Lehrjahre, livre IV,
chap. 16.
36. Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psycha
nalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1947.
228 Histoire de la découverte de l’inconscient
37. John Hampton, Nicolas Antoine Boulanger et la science de son temps, Genève, Droz,
1955.
38. Abbé Terrasson, Séthos. Histoire ou vie des monuments : anecdotes de l’ancienne
Égypte, traduite d’un manuscrit grec, 3 vol., Paris, Jacques Guérin, 1731.
39. Antoine Court de Gébelin, Le Monde primitif, analysé et comparé avec le monde
moderne, 9 vol., Paris, 1773-1782.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 229
moderne : les théories de Janet remontent nettement aux traditions des Lumières,
tandis que Freud et Jung pourraient être définis comme des épigones tardifs du
Romantisme.
40. Rudolf Haym, Die romantische Schule. Ein Beitrag zur Geschichte des deutschen
Geistes, Berlin, Rudolf Gaertner, 1870. Ricarda Huch, Die Romantik. Ausbreitung, Blütezeit
der Romantik, Leipzig, Haessel, 1920. Ricarda Huch, Die Romantik, Ausbreitung, Blütezeit
und Verfall, Tübingen/Stuttgart, Hermann Leins, 1951. Richard Benz, Die deutsche Romantik,
Geschichte einer geistigen Bewegung, Leipzig, Reclam, 1937. Paul Kluckhohn, Das Ideengut
der deutschen Romantik, Halle, MaxNiemeyer, 1942.
41. Henry Brunschwig, La Crise de l'État prussien à la fin du xvnr siècle et la genèse de la
mentalité romantique, Paris, PUF, 1947.
230 Histoire de la découverte de l’inconscient
niveau »42. Selon Novalis, « l’homme parfait doit être capable de vivre de façon
égale en divers lieux et au sein de divers peuples »43.
5. Le Romantisme engendra une nouvelle forme de sensibilité à l’histoire,
cherchant, pour ainsi dire, à évoquer l’esprit des siècles passés. On a pu dire que
le Romantisme pratiquait VEinfühlung à l’égard de toutes les périodes de l’his
toire, à la seule exception de l’époque des Lumières. Mais il avait une nette pré
dilection pour le Moyen Age qu’il redécouvrit, un peu comme la Renaissance
avait redécouvert l’antiquité gréco-romaine.
6. A la différence des Lumières, le Romantisme insistait vigoureusement sur la
notion d’individu. En 1800, Schleiermacher, dans ses Monologues, soulignait le
caractère unique de chaque individu, idée que partagèrent tous les romantiques44.
La notion typiquement romantique de Weltanschauung définit la vision particu
lière du monde propre à une nation, une période historique ou un individu. Selon
Max Scheler, ce mot a été créé par Wilhelm von Humboldt qui affirmait que la
science d’une époque donnée était toujours inconsciemment déterminée par sa
*Weltanschauung 5. Tandis que le siècle des Lumières avait tendance à voir dans
la société un produit plus ou moins délibéré, sinon artificiel, de la volonté
humaine, ou encore d’un contrat social, le Romantisme estimait que la vie en
commun était un phénomène naturel, indépendant de la volonté humaine. Les
romantiques travaillaient ou vivaient souvent ensemble en petits groupes de deux
amis, deux frères, un frère et une sœur, ou de quelques amis qui se rencontraient
régulièrement pour échanger leurs points de vue et leurs idées. Quant à la relation
entre homme et femme, le Romantisme lui demandait avant tout d’être l’expres
sion d’un mouvement sentimental et spirituel authentique. Il n’avait que mépris
pour le mariage de raison en faveur à l’époque des Lumières. En 1799, Friedrich
Schlegel suscita de vives controverses en publiant son roman autobiographique,
Lucinde46, qui exaltait l’idée d’un amour durable — l’amour romantique — où se
confondaient la passion physique et l’attrait spirituel. Novalis estimait que
l’amour devrait donner le courage « de tendre à sa propre perfection, en union
avec l’aimée, tout en l’aidant elle-même à accéder à sa propre perfection »47, idée
qui annonce déjà les conceptions d’un Jung, ainsi que nous le verrons dans un
chapitre ultérieur.
Comme les mouvements culturels précédents, le Romantisme engendra, lui
aussi, son type d’homme idéal. Il le caractérisait essentiellement par une extrême
sensibilité lui permettant de « sympathiser » avec la Nature et avec les autres
hommes, une grande richesse de vie intérieure, sa foi dans la valeur de l’inspira
tion, de l’intuition et de la spontanéité, ainsi que l’importance attribuée à la vie
émotionnelle. On a parfois reproché aux romantiques de se laisser trop facile
42. Friedrich Schlegel, cité par Ricarda Huch, in Die Romantik. Ausbreitung, Bliitezeit und
Vetfall, op. cit., p. 257.
43. Novalis, Neue Fragmente N. 146, in Werke und Briefe, Munich, Winkler-Verlag, n.d.,
p. 452-453.
44. Schleiermacher, Monologen (1800), in Kritische Ausgabe, Friedrich Michael Schiele
éd., Leipzig, Dürr, 1902.
45. Max Scheler, Vom Umsturz der Werte, 4e éd., Francke, 1951, p. 126.
46. Friedrich Schlegel, Lucinde, Berlin, FrOhlich, 1799.
47. Novalis, cité par Ricarda Huch, Die Romantik. Ausbreitung, Blütezeit der Romantik, op.
cit., p. 258.
232 Histoire de la découverte de l’inconscient
trouvons le mythe de l’Androgyne. Dans son Banquet, Platon pose, à titre sym
bolique, que l’être humain primordial était bisexué, et que Zeus l’avait ensuite
séparé en deux : d’où la nostalgie de cette unité, chez l’homme et chez la femme,
et leurs efforts incessants pour tenter de la retrouver. Ce mythe, repris par
Boehme, Baader et d’autres, exprimait parfaitement l’idée romantique de la
bisexualité de l’être humain ; aussi sera-t-il l’objet de maints développements de
la part des romantiques56. La notion d’inconscient leur apparaissait tout aussi
fondamentale. Cet inconscient ne se réduisait plus aux souvenirs oubliés, comme
chez saint Augustin, ni aux « perceptions indistinctes » de Leibniz : il se rappor
tait au fondement ultime de l’être humain en tant qu’il plonge ses racines dans la
vie invisible de l’univers. Il constitue donc le lien le plus profond unissant
l’homme à la nature. Très proche de la notion d’inconscient, nous trouvons celle
de « sens intérieur » ou « sens universel » (All-Sinn) qui permettait à l’homme,
avant la chute, de connaître parfaitement la nature. En dépit de son imperfection
actuelle, ce sens nous permet encore, affirment les romantiques, de comprendre
directement l’univers, que ce soit dans l’extase mystique, l’inspiration poétique
et artistique, le somnambulisme magnétique ou les rêves. Le phénomène du rêve
était un des intérêts essentiels de ces hommes, et il n’y a guère de poète ou de phi
losophe romantique qui n’ait exprimé sa théorie des rêves57.
Les idées et la façon de penser des philosophes romantiques peuvent sembler
passablement étranges de nos jours, où nous sommes familiarisés avec les
méthodes de la science expérimentale. Ils se retrouvent pourtant, sous une forme
nettement reconnaissable, dans la nouvelle psychiatrie dynamique. Leibbrand dit
que « les théories psychologiques de C.G. Jung ne peuvent être comprises si on
ne les rattache pas à celles de Schelling ». Il souligne aussi l’influence que la
conception des mythes de Schelling a exercée sur la psychiatrie dynamique
moderne. (Leibbrand a également attiré l’attention sur les analogies entre la
notion de maladie mentale définie par Schelling comme une réaction non spéci
fique de la substance vivante, et les théories modernes d’un Selye et d’un Spe-
ransky58.) Jones, de son côté, remarque que les théories de Freud sur la vie men
tale reposent sur un certain nombre de polarités (le dualisme des instincts, les
polarités sujet-objet, plaisir-déplaisir, actif-passif). Il ajoute : « Ces vues mettent
en lumière un caractère particulier et permanent de la pensée de Freud, son
constant penchant pour les idées dualistiques »59. C’était là une façon de penser
typiquement romantique. Le concept romantique d’Urphdnomen se retrouve non
seulement dans l’œuvre de Jung, sous le nom d’« archétype », mais également
chez Freud. Le complexe d’Œdipe, le meurtre du Père primordial ne sont-ils pas
de ces Urphanomene dont on postule l’existence pour l’humanité dans son
ensemble et que l’on décrit dans la vie des individus sous leurs différentes méta
56. F. Giese, Der romantische Charakter, Bd. I, Die Entwicklung des Androgynen-pro-
blems in der Frühromantik, Langensalza, 1919. Ernest Benz,Adam. DerMythus vom Urmens-
chen, Munich-Planegg, Otto-Wilhelm-Barth Verlag, 1955.
57. Philip Lersch, Der Traum in der deutschen Romantik, Munich, M. Hueber, 1923.
Albert Béguin, L’Ame romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la poésie
française, 2 vol., Marseille, Cahiers du Sud, 1937.
58. Wemer Leibbrand, « Schellings Bedeutung für die moderne Medizin », Atti del XIV’
Congresso Intemazionale di Storia délia Medicina (Rome, 1954), II.
59. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF, 1961, p. 340.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 235
morphoses ? Pour Freud, peu importe que le parricide primitif ait été effective
ment perpétré ou non, pas plus que Goethe ne se souciait de savoir si son Urp-
flanze existait effectivement à titre d’espèce botanique. Seules importent les
relations que l’on peut en déduire en ce qui concerne la culture, la religion,
l’ordre social et la psychologie individuelle. L’idée romantique de la bisexualité
fondamentale de l’être humain se retrouve, elle aussi, dans les systèmes psychia
triques de Freud et de Jung. Les concepts jungiens d'animus et anima ne sont
qu’une réincarnation tardive des Urphdnomene romantiques exprimés dans le
mythe de l’Androgyne. Le concept d’inconscient — surtout sous la forme de
l’« inconscient collectif » de Jung — et l’intérêt porté aux rêves et aux symboles
sont, eux aussi, fondamentalement romantiques. Ainsi que nous le verrons plus
tard, il n’est guère de concept freudien ou jungien qui n’ait été annoncé déjà par
la philosophie de la nature et la médecine romantique.
Outre ces traits généraux, caractéristiques de la vision romantique de l’homme
et de la nature, chaque penseur romantique élabora son propre système. Certains,
comme von Schubert, Troxler et C.G. Carus, anticipent de façon remarquable les
doctrines de la nouvelle psychiatrie dynamique. Schopenhauer, bien qu’il ne se
range pas à proprement parler parmi les romantiques, n’en baigne pas moins dans
la même atmosphère et occupe une place de choix parmi les ancêtres de la psy
chiatrie dynamique moderne.
Gotthilf Heinrich von Schubert (1780-1860) nous offre une vision hautement
poétique de la nature, rappelant parfois, pour le lecteur moderne, un Bergson ou
un Teilhard de Chardin, et présentant des ressemblances frappantes avec certains
concepts freudiens et jungiens60. Selon von Schubert, l’homme, dans son état ori
ginel primordial, vivait en parfaite harmonie avec la nature, puis son Ich-Sucht
(amour de soi) l’en éloigna, mais il y reviendra sous une forme plus parfaite. Les
anciennes religions agricoles, pensait-il, révèlent l’intuition qu’elles ont de cette
réalité dans leurs représentations des mystères de la mort et de la résurrection
d’Isis, d’Adonis et de Mithra. Von Schubert nous propose une esquisse grandiose
de l’évolution de la terre, avec l’apparition successive des règnes minéral, végé
tal et animal, puis son couronnement par l’homme, porteur de l’esprit, ainsi que
des relations entre ces différents règnes dans l’univers et dans la nature humaine.
Selon Kern, von Schubert annonce très clairement ce que von Uexküll appellera
VUmwelt6i. Von Schubert distinguait trois parties constitutives dans l’être
humain : Leib (le corps vivant), l’âme et l’esprit, précisant que ces éléments
étaient l’objet d’un « devenir ». La vie humaine se présente ainsi comme une suc
cession de métamorphoses : l’une de ces métamorphoses subites se produit sou
vent peu de temps avant la mort ou lorsque l’homme a atteint le milieu de sa vie ;
ainsi l’homme est une « étoile double » : il est doté d’un second centre, son
Selbstbewusstsein (la conscience de soi), qui émerge progressivement de son
âme. Chez l’homme, comme chez tous les êtres vivants, il est assez difficile de
séparer la nostalgie de l’amour (Sehnsucht) de celle de la mort (Todessehnsucht),
60. G.H. von Schubert, Ahnungen einer allgemeinen Geschichte des Lebens, Leipzig,
Reclam, 1820, et Ansichten von derNachtseite der Naturwissenschaft, Dresde et Leipzig, Wei-
gel, 1808.
61. Hans Kern, Die Seelenkunde der Romantik, Berlin-Lichterfelde, Widukind-Verlag,
1937.
236 Histoire de la découverte de l’inconscient
62. G.H. von Schubert, Die Symbolik des Traumes, Neue, verbesserte und vermehrte
Auflage, Leipzig, Brockhaus, 1837 (1" éd. : 1814),
Lesfondements de la psychiatrie dynamique 237
gna la philosophie à Bâle et à Berne6364 . Après être tombé dans l'oubli pendant un
siècle, il a été redécouvert récemment et remis en lumière. Pour Troxler, l’être
humain ne se réduisait pas aux trois principes — le corps, l’âme et l’esprit —
chers aux romantiques, mais en comportait quatre : il faisait, en effet, une dis
tinction entre Kôrper et Leib, Kôrper étant le corps tel que le voyait l’anatomiste
ou le chirurgien, Leib désignant le corps animé et sensible (ce que nous pourrions
appeler le soma). Cette Tetraktys comporte deux polarités : soma-âme, situés au
même niveau et complémentaires ; esprit-corps, ce dernier étant subordonné au
premier. Ces quatre principes constituent une unité grâce au Gemüt, centre vivant
de la Tetraktys, et, selon les termes mêmes de Troxler, « la véritable individualité
de l’homme, celle par qui il est le plus authentiquement en lui-même, le foyer de
son individualité, le point central le plus vivant de son existence ». Le déroule
ment de la vie est constitué par l’émergence successive de degrés de conscience
de plus en plus élevés.
Le jeune enfant apprend d’abord à faire la différence entre le moi et le non-
moi, puis entre l’âme et le soma. Une fois que l’âme s’est dégagée du soma,
l’homme peut se contenter d’une connaissance purement intellectuelle, mais il a
aussi la liberté de chercher à atteindre un troisième niveau de développement,
celui de l’esprit, et s’ouvrir ainsi à la lumière divine. Le véritable but de la phi
losophie est de faire de l’esprit un organe de connaissance permettant à l’homme
de prendre conscience des réalités spirituelles supérieures. C’est ce que Troxler
appelait l’anthroposophie. La doctrine de Troxler sur le développement de l’es
prit humain présente d’incontestables analogies avec le concept jungien de l’in
dividuation, et il en va de même entre le Gemüt de Troxler et le Selbst (soi) de
Jung.
Cari Gustav Carus (1789-1869), médecin et peintre, est surtout connu pour ses
recherches sur la psychologie animale et la physiognomonie, en particulier pour
son ouvrage Psyché, une des toutes premières tentatives d’édifier une théorie
exhaustive et objective de la vie psychologique inconsciente. L’ouvrage
commence par ces mots :
« La clé de la connaissance de la nature de la vie consciente de l’âme est à
chercher dans le règne de l’inconscient. D’où la difficulté, sinon l’impossibilité,
à comprendre pleinement le secret de l’âme. S’il était absolument impossible de
retrouver l’inconscient dans le conscient, l’homme n’aurait plus qu’à désespérer
de pouvoir jamais arriver à une connaissance de son âme, c’est-à-dire à une
connaissance de lui-même. Mais si cette impossibilité n’est qu’apparente, alors la
première tâche d’une science de l’âme sera d’établir comment l’esprit de
l’homme peut descendre dans ces profondeurs »M.
Carus définit la psychologie comme la science du développement de l’âme de
l’inconscient au conscient. Selon lui, la vie humaine comprend trois périodes :
une période préembryonnaire où l’individu n’a d’autre existence que celle d’une
cellule minuscule dans l’ovaire de sa mère ; la période embryonnaire (la fécon
63. Deux de ses livres sont particulièrement importants : Ignaz Troxler, Blicke in das Wesen
des Menschen, Aarau, Sauerlander, 1812 ; et Naturlehre des menschlichen Erkennens oder
Metaphysik, Aarau, Sauerlander, 1828.
64. Cari Gustav Carus, Psyché, zur Entwicklungsgeschichte der Seele, Pforzheim, Flammer
und Hoffmann, 1846.
238 Histoire de la découverte de l’inconscient
Psyché de Carus condense l’œuvre d’une vie entière d’un médecin et d’un
observateur pénétrant de l’esprit humain. Ce livre témoigne de la tournure qu’a
vait prise la théorie de l’inconscient, vers la fin de l’ère romantique, avant que la
tendance positiviste ne reprenne le dessus. Carus inspirera von Hartmann et les
philosophes ultérieurs de l’inconscient, comme aussi la théorie des rêves de
Schemer. Sa conception d’un inconscient autonome, créateur et doté d’une fonc
tion compensatrice, devait être reprise et soulignée par C.G. Jung un demi-siècle
plus tard.
Arthur Schopenhauer (1788-1860) avait publié son principal ouvrage, Le
Monde comme volonté et comme représentation (1819), bien avant la Psyché de
Carus, mais pendant une vingtaine d’années les philosophes et les critiques
l’ignorèrent presque entièrement. C’est après 1850 seulement que Schopenhauer
connut la célébrité. Il devint le maître à penser de Wagner et de Nietzsche, et son
œuvre connut un grand succès dans les années 188065. Kant avait distingué le
monde des phénomènes et le monde des noumènes (ou choses en soi), inacces
sible à notre connaissance. Schopenhauer appela les phénomènes « représenta
tions » et la chose en soi « Volonté », identifiant la Volonté à l’inconscient tel
que le concevaient certains romantiques. La Volonté de Schopenhauer possède le
caractère dynamique des forces aveugles qui ne se contentent pas de mouvoir
l’univers, mais mènent également l’homme. Ainsi, l’homme est un être irration
nel, dirigé de l’intérieur par des forces qu’il ignore et dont il a à peine conscience.
Schopenhauer comparait la conscience à la surface du globe terrestre dont l’in
térieur nous est inconnu. Ces forces irrationnelles comprennent deux instincts :
l’instinct de conservation et l’instinct sexuel, ce dernier étant de loin le plus
important. Schopenhauer compare l’instinct sexuel aux structures les plus
intimes d’un arbre (innere Zug) ; l’individu ne serait qu’une feuille puisant sa
nourriture dans l’arbre et contribuant à son tour à le nourrir66. « L’homme est une
incarnation de l’instinct sexuel, puisqu’il doit son origine à la copulation et que
son désir suprême reste la copulation. » L’instinct sexuel est la plus haute affir
mation de la vie, « la plus importante préoccupation de l’homme et de l’animal
[...] ». « Quand elle entre en conflit avec lui, aucune autre motivation, si puis
sante qu’elle soit, ne peut être assurée de la victoire [...] ». « L’acte sexuel occupe
en permanence la pensée de celui qui n’est ni chaste ni volontaire, il revient sans
cesse dans les rêveries du chaste, il est la clé de toutes nos expressions à double
sens, une source inépuisable de rire et de plaisanteries. Mais il est une illusion de
l’individu qui pense agir pour son propre avantage, alors qu’il ne fait qu’accom
plir le dessein de l’espèce. » Tel est un exemple de la façon dont la Volonté nous
trompe. La Volonté conduit nos pensées et elle est l’adversaire inavoué de l’in
tellect. La Volonté peut contraindre l’homme à empêcher d’entrer les pensées qui
lui seraient déplaisantes : nous sommes incapables de percevoir ce qui est
65. Paul Janet, dans ses Principes de métaphysique et de psychologie (Paris, Delagrave,
1897, p. 189-390), pense que si Schopenhauer n’a connu la célébrité que tardivement, ce ne fut
pas l’effet d’une conspiration du silence (comme le croyait Schopenhauer) : sa philosophie,
incompatible avec le Zeitgeist de 1820 à 1840, put être bien mieux comprise après la désillu
sion de 1848.
66. Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung (1819), Frauenstadt éd., Leip
zig, Brockhaus, 1873, livre IV, II, p. 584-591, 607-643. Trad. franç. : Le Monde comme
volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1984.
240 Histoire de la découverte de l'inconscient
67. Arthur Schopenhauer, Die Welt als und Vorstellung, op. cit., livre HI, II, p. 456-460.
68. Ernst Cassirer, The Myth ofthe State, New Haven, Yale University Press, 1946, p. 31-
32.
69. Max Scheler, Mensch und Geschichte, Zurich, Verlag der Neuen Schweizer Runds
chau, 1929. Trad. franç. : L’Homme et l’histoire, Paris, Aubier-Montaigne.
70. Thomas Mann, Freud und die Zukunft, Vienne, Bonnann-Fischer, 1936.
71. Luis S. Granjel, « Schopenhauer y Freud »,Actas Luso-Espanolas de Neurologiay Psi-
quiatria, IX (1950), p. 120-134.
72. Eduard von Hartmann, Philosophie des Unbewussten, Berlin, Duncker, 1869.
Lesfondements de la psychiatrie dynamique 241
La médecine romantique
Bien qu’on n’ait souvent vu dans la médecine romantique qu’un chaos de spé
culations vagues et confuses, Leibbrand estime qu’elle a à son actif un bon
nombre d’intuitions valables73. L’essence de la maladie, qui donna lieu à plu
sieurs dizaines de théories ingénieuses, était au centre de ses préoccupations.
Novalis, qui était lui-même de santé fragile, estimait que les maladies devraient
être la préoccupation essentielle de l’homme, qu’elles « représentent peut-être le
stimulant et l’aliment les plus intéressants de notre pensée et de nos actions et que
nous ne savons que fort peu de choses sur l’art de les utiliser »74. Il ajoutait qu’il
y avait deux types d’hypocondrie, une forme commune et une forme sublime,
cette dernière pouvant constituer une voie d’approche intéressante pour l’inves
tigation de l’âme. On pourrait en déduire que Novalis avait pressenti la notion de
la maladie créatrice. Effectivement, il est hors de doute qu’il existe des maladies
créatrices dont un individu sort avec une nouvelle vision du monde ou une nou
velle philosophie, ainsi que nous l’avons vu à propos des chamans et comme
nous le verrons à propos de Fechner, Nietzsche, Freud et Jung75. Les romantiques
s’intéressaient aussi beaucoup à l’hygiène mentale, bien que, contrairement à la
perspective optimiste des Lumières, elle ait pris chez eux une note pessimiste.
Feuchtersleben, dans son ouvrage Pour une diététique de l’âme, écrit que chaque
personne héberge de terrifiants germes de folie, et il donne ce conseil : « Lutte
sans relâche, en t’appuyant sur toutes les forces réconfortantes et actives, pour
empêcher leur éclosion »76. Aucun moyen n’est plus efficace pour dompter les
émotions que d’essayer de les comprendre. Il nous faut donc nous plonger dans
un travail absorbant qui requiert la mise en œuvre de toutes nos énergies. Tout
relâchement aboutira à la maladie ou à la mort.
Les romantiques s’intéressèrent d’autant plus à la maladie mentale qu’à cette
époque s’ouvrirent un grand nombre d’hôpitaux psychiatriques dirigés par des
spécialistes qui vivaient continuellement avec leurs malades. Ce milieu donna
naissance à une forme de psychiatrie particulière. Les médecins qui travaillaient
dans ces institutions étaient tout à fait indépendants, si bien que chacun d’eux
pouvait développer à son gré ses propres idées sur la nature et le traitement de la
maladie mentale. C’est ce qui explique sans doute l’originalité et l’audace de ces
pionniers, qu’ils se rattachent à l’école des Physiker (organicistes) ou à celle des
Psychiker (qui insistaient sur les racines psychologiques de la maladie mentale).
Certains de ces psychiatres subirent profondément l’influence des idées roman
tiques. Malheureusement il est difficile d’étudier ce chapitre de l’histoire de la
psychiatrie : les écrits de ces hommes sont devenus très rares et par ailleurs ils
usent souvent d’une terminologie désuète77. Mais quiconque entreprend de les
étudier est surpris de constater à quel point ils avaient anticipé des notions que
nous imaginons, aujourd’hui, être tout à fait nouvelles. Nous nous en tiendrons
ici à quatre de ces pionniers : Reil, Heinroth, Ideler et Neumann.
Johann Christian Reil (1759-1813), un des plus éminents cliniciens de son
temps, avait fait d’intéressantes recherches sur l’anatomie du cerveau. Kirchhoff
voit en lui « le découvreur du conscient et le créateur de la psychothérapie ration
nelle ». Ernest Harms a insisté sur le grand intérêt et surtout le caractère très
moderne de son œuvre78. Sous le titre Rhapsodies sur l’application des méthodes
de thérapeutique psychique aux troubles mentaux, Reil expose tout un pro
gramme de traitement de la maladie mentale en recourant aux méthodes exis
tantes ainsi qu’à d’autres dont il propose l’introduction.
En premier lieu, le nom des institutions doit changer. Il faut remplacer le mot
discrédité de Tollhaus (maison de fous) par celui d’« hôpital de traitement psy
chique », ou quelque chose de ce genre, et la direction doit en être confiée à un
triumvirat composé d’un administrateur, un médecin et un psychologue. Cet
hôpital devrait être situé dans un site agréable, se subdiviser en pavillons et
comporter une ferme sur ses terres. Il devrait comprendre deux sections entière
ment différentes quant à leur but et leur construction : l’une, destinée aux
malades manifestement incurables, devrait non seulement veiller à protéger la
société, mais s’efforcer de rendre la vie aussi agréable que possible aux malades
et les pourvoir d’une activité. L’autre, orientée d’une tout autre façon, devrait
être centrée sur le traitement des maladies mentales et des névroses. Reil dis
tingue trois types de traitements : les traitements chimiques (incluant la diété
tique et les médicaments), les traitements mécaniques et physiques (incluant la
chirurgie), et les traitements psychiques qui, Reil y insiste, représentent une
forme de traitement autonome, aussi importante que la chirurgie ou la pharma
cothérapie. Les troubles mentaux relevant d’une cause physique seront l’objet du
traitement médical approprié. Le traitement psychique doit s’appuyer sur un sys
tème précis de « psychologie pratique empirique ». Le traitement devra être
adapté aux besoins spécifiques de chaque malade, tout en se réclamant d’un sys
tème général. Reil distingue trois types de traitements psychiques :
— Stimulations corporelles cherchant à modifier la sensibilité corporelle
générale. Ces stimulations seront agréables ou désagréables, selon les cas. Elles
77. Les sources les plus aisément accessibles sont Theodor Kirchhoff, Deutsche Irrenârzte,
2 vol. (Berlin, 1924) et W. Leibbrand et A. Wettley, Der Wahnsinn : Geschichte der abenliin-
dischen Psychopathologie, Munich, K.A. Freiburg, 1961.
78. Ernest Harms, « Modem Psychotherapy-150 Years Ago », Journal of Mental Science,
CH! (1957), p. 804-809.
Lesfondements de la psychiatrie dynamique 243
79. Johann Christian Reil, Rhapsodien über die Anwendung der psychischen Kur-Metho-
den aufGeisteszerriittungen, Halle, Curt, 1803.
80. Ernest Harms, « Johann Christian Reil », American Journal of Psychiatry, CXVI
(1960), p. 1037-1039.
81. J.C.H. Heinroth, Lehrbuch der Storungen des Seelenslebens oder der Seelenstorungen
und ihrer Behandlung, 2 vol., Leipzig, F.C.W. Vogel, 1818.
244 Histoire de la découverte de l’inconscient
rentes remonte jusque dans la toute première enfance (« bis in diefrüheste Kind-
heit »). Quant au traitement, il croit fermement en la possibilité d’une psychothé
rapie des psychoses. Il affirme, par ailleurs, que «la guérison de ces idées
délirantes ne peut être obtenue que par l’activité propre du psychisme du malade,
que le médecin devrait se contenter de stimuler et de diriger ». Cette direction
suppose un hôpital bien organisé, ainsi que des médecins et collaborateurs par
faitement équilibrés et dévoués.
Heinrich Wilhelm Neumann (1814-1884) est un des derniers représentants de
cette tendance psychiatrique. Son manuel86 commence également par l’exposé
d’un système original de psychologie médicale. Dans la vie mentale, écrit Neu
mann, il n’y a pas place pour le hasard. Comme Ideler, il voit dans la vie un pro
cessus ininterrompu d’autodestruction et d’autoreconstruction. L’oubli se rap
porte à la première, la mémoire à la seconde. Au cours de son développement,
l’homme devient de plus en plus capable d’atteindre cette maîtrise de soi que l’on
peut assimiler au « degré de liberté » atteint par l’individu. En ce qui concerne la
psychopathologie, Neumann attache une très grande importance aux perturba
tions des pulsions (Triebe). Les besoins instinctuels trouvent leur expression
consciente dans ce que Neumann appelle les Aestheses qui ne sont pas de simples
sensations, mais des appels dirigés sur l’organisme en son entier. L’Aesthesis
joue aussi un rôle d’avertisseur d’un danger éventuel, enseignant en même temps
comment affronter ce danger. Dans certains cas, l’alarme est bien donnée, mais
VAesthesis est « métamorphosée », si bien qu’elle n’est plus capable d’enseigner
comment affronter le danger. Il en résulte l’angoisse (Angst). Neumann souligne
les relations entre les pulsions et l’angoisse : « la pulsion qui ne parvient pas à se
satisfaire devient angoisse ». Il ajoute que l’angoisse n’apparaît que si certaines
fonctions vitales sont menacées et si la menace parvient jusqu’à la conscience87.
Parmi les nombreux sujets traités, Neumann aborde celui des manifestations
cliniques de l’instinct sexuel chez les malades mentaux. On peut observer les
symptômes suivants : la hantise de la propreté ou de la malpropreté corporelles,
cheveux défaits, toilette corporelle incessante ou (« ce qui, du point de vue
pathologique, revient au même ») une extrême malpropreté, un barbouillage cor
porel, horreur ou déchirement des vêtements, satisfaction de leurs besoins, sans
gêne, en présence du médecin, hostilité à l’égard du personnel féminin qui s’en
tend injurier (« putains », etc.) ou accusations de nature sexuelle portées contre
leurs connaissances féminines ; ces malades parlent constamment du mariage des
autres, crachent fréquemment, témoignent volontiers d’une religiosité morbide,
d’un intérêt exagéré pour le service divin et le pasteur. Neumann proclamait que
le médecin devrait traiter non des maladies, mais des malades, s’occupant à la
fois du corps et de l’esprit. Quoi qu’il en soit, ajoutait-il, le traitement spécifique
de la maladie mentale relève de méthodes psychologiques.
Ce bref survol des idées de Reil, Heinroth, Ideler et Neumann, révèle l’origi
nalité de leur pensée. Il en va de même pour bon nombre de leurs contempo
88. La plupart de ces psychiatres étaient allemands. Toutefois le psychiatre belge Guislain,
auteur d’idées originales sur le rôle de l’angoisse dans la genèse de la maladie mentale, appar
tient au même groupe. Voir S. Guislain, Traité sur les phrénopathies ou doctrine nouvelle des
maladies mentales, Bruxelles, Établissement encyclopédique, 1833 ; Traité sur l’aliénation
mentale, Amsterdam, 1826 ; Leçons orales sur les phrénopathies, 2 vol., Gand, 1852.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 247
Gustav Theodor Fechner, fils d’un pasteur, avait fait ses études de médecine à
Leipzig, où il vécut jusqu’à sa mort89. Il s’intéressa d’abord à la physique expé
rimentale. Il obtint un poste universitaire non rétribué et gagna sa vie en tradui
sant des ouvrages scientifiques, en composant des manuels élémentaires, et en
écrivant des contributions à des encyclopédies populaires. De temps en temps il
publiait de brefs opuscules littéraires sous le pseudonyme de Docteur Mises.
Dans l’un d’eux, Anatomie comparée des anges, il parcourait l’évolution du
règne animal, de l’amibe à l’homme, puis, extrapolant, il cherchait à imaginer la
forme idéale d’un être supérieur, un ange90. Il en arrivait à la conclusion que de
tels êtres devaient avoir une forme sphérique, qu’ils devaient percevoir la gravi
tation universelle comme l’homme perçoit la lumière et qu’ils devaient commu
niquer entre eux par des signaux lumineux, à la façon dont les hommes commu
niquent entre eux par des sons. En 1836, Fechner publia, cette fois sous son
véritable nom, Le Petit Livre de la vie après la mort91, où il partage la vie
humaine en trois périodes : de la conception à la naissance, de la naissance à la
mort, après la mort. La vie embryonnaire se réduit à un sommeil continuel, la vie
présente est une perpétuelle oscillation entre le sommeil et la veille, la vie après
la mort se définirait comme un état de veille perpétuel.
En 1833, à l’âge de 32 ans, Fechner se maria et obtint la chaire de physique à
l’université de Leipzig. Selon Wundt, « dès qu’il accéda à une position indépen
dante qui aurait dû lui permettre de se consacrer à ses propres recherches, toute
son énergie se trouva brisée. Son travail acharné l’avait épuisé. Il avait de la dif
ficulté à terminer ses cours ». Les six années suivantes, de 1834 à 1840, Fechner
poursuivit son activité dans un état de tension considérable et se livra sur lui-
même à des expériences sur les phénomènes visuels subjectifs. Sa vue en souffrit
et, en 1840, à l’âge de 39 ans, il s’effondra et dut renoncer pendant trois ans à ses
activités professionnelles. En termes de nosologie moderne, la maladie de Fech
ner se définirait comme une grave dépression nerveuse accompagnée de symp
tômes hypocondriaques, compliquée peut-être par une lésion rétinienne pour
avoir fixé directement le soleil. On peut aussi y voir un exemple de ce que
Novalis a appelé l’hypocondrie sublime, maladie créatrice dont le patient sortira
habité par de nouvelles convictions philosophiques et psychologiquement
métamorphosé.
Presque tout le temps de sa maladie, Fechner fut contraint de vivre dans la soli
tude la plus absolue, dans une pièce sombre dont les murs avaient été peints en
noir, ou de porter un masque pour se protéger contre la lumière. Il ne supportait
plus la plupart des aliments, ne ressentait pas la faim et mangeait fort peu, d’où
un état général très précaire. Sa guérison, selon ses propres dires, advint d’une
façon peu banale. Une amie de la famille rêva qu’elle lui préparait un plat de jam
bon fortement épicé, cuit dans du vin du Rhin et du jus de citron. Le lendemain,
elle lui prépara effectivement ce plat et le lui apporta en insistant pour qu’au
89. Johannes Kuntze, Gustav Theodor Fechner (Dr Mises). Ein deutsches Gelehrtenleben,
Leipzig, Breitkopf und Hartel, 1892. Wilhelm Wundt, Gustav Theodor Fechner. Rede zur
Feier seines hundertjâhrigen Geburtstages, Leipzig, W. Engelmann, 1901. Kurd Lasswitz,
Gustav Theodor Fechner, Stuttgart, Fromanns Verlag, 1902.
90. Dr Mises, Vergleichende Anatomie der Engel. Eine Skizze, Leipzig, Baumgartner,1825.
91. G.T. Fechner, Das Büchlein vom Leben nach dem Tode, Dresde, Grimmer, 1836.
248 Histoire de la découverte de l’inconscient
Après sa guérison, Fechner jouit d’une parfaite santé pour le restant de sa vie,
mais une remarquable métamorphose s’était accomplie en lui. Avant sa maladie,
il se présentait comme un physicien qui (à en croire Wundt) n’avait que mépris
pour la philosophie de la nature. Désormais il se rangea lui-même parmi les
tenants de cette école. Il échangea sa chaire de physique à l’université de Leipzig
contre celle de philosophie. Il consacra la première série de ses cours au principe
de plaisir : il les publia ensuite dans un petit ouvrage93 et dans une revue de phi
losophie94. Par la suite, il continua à développer ce principe et à l’appliquer à de
nouveaux domaines de la psychologie.
Pendant la seconde moitié de sa vie, Fechner publia plusieurs traités bien char
pentés et originaux, souvent écrits dans une langue très belle, voire lyrique. Sous
son ancien pseudonyme de Docteur Mises il publia un recueil d’énigmes compo
sées durant sa maladie95. Sous son véritable nom il publia deux des ouvrages les
plus typiques de la philosophie de la nature : Nanna, probablement la première
monographie consacrée à la psychologie des plantes, une branche éminemment
romantique de la psychologie96. Le second ouvrage, Zend-Avesta, dont il avait
emprunté le titre aux livres sacrés de la Perse antique, était apparemment destiné,
dans l’esprit de Fechner, à devenir la Bible de la philosophie de la nature97. Pour
Fechner, la terre est un être vivant d’un niveau plus élevé que l’homme, corres
92. On trouvera une traduction anglaise du récit, donné par Fechner, de sa maladie, dans
Gustav Theodor Fechner, Religion of a Scientist, choix de textes de Gustav Theodor Fechner,
traduits et édités par Walter Lowrie, New York, Panthéon Bocks, 1946, p. 36-42.
93. G.T. Fechner, Über das hochste Gut, Leipzig, Breitkopfet Hartel, 1846.
94. G.T. Fechner, « Über das Lustprinzip des Handelns », Fichtes-Zeitschrift für Philoso
phie und philosophische Kritik, XIX (1848), p. 1-30,163-194.
95. Dr Mises, Ràtselbilchlein, Leipzig, G. Wigard, 1850.
96. G.T. Fechner, Nanna, oder Über das Seelenleben der Pflanzen, Leipzig, Voss, 1848.
Nanna était le nom de la déesse de la végétation des anciens Germains.
97. G.T. Fechner, Zend-Avesta, oder Über die Dinge des Himmels und des Jenseits, 2 vol.,
Leipzig, Voss, 1851.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 249
pondant à celui des anges tels qu’il les avait imaginés dans son Anatomie compa
rée des anges. Toutes les formes de vie terrestre sont issues de cet être vivant
(« Comment une mère morte pourrait-elle enfanter des enfants vivants ? »). C’est
pourquoi tous les êtres vivants sont si parfaitement adaptés à leur milieu naturel
et à tel point complémentaires les uns des autres. Dans ce règne vivant, l’homme
occupe une place privilégiée : « Il a été fait pour la Terre et la Terre a été faite
pour lui. » Pour expliquer la place de la Terre dans le sein du système solaire,
Fechner introduit les principes de « stabilité » et de « répétition ». Le système
solaire se maintient par la répétition périodique de positions identiques et de
mouvements déterminés. La stabilité prend ainsi la forme typique de la répéti
tion. Zend-Avesta contient les premières allusions à l’application des principes de
stabilité et de répétition à la physiologie et à la psychologie humaines, ainsi que
la première mention de la « loi psychophysique » de Fechner.
Mais ces ouvrages voyaient le jour à une époque très défavorable, puisque la
philosophie de la nature était maintenant complètement démodée. Fechner ne
désespéra pourtant jamais de propager sa philosophie, mais, écrit Wundt, il chan
gea de tactique et s’orienta vers la psychologie expérimentale. Pendant de
longues années Fechner avait été préoccupé par les relations entre le monde phy
sique et le monde spirituel. Il pensait qu’il devait exister une loi générale régis
sant ces relations et il s’efforça de découvrir la formule mathématique la plus
probable pour exprimer cette loi. Selon ses propres dires, cette formule, qu’il
appela la loi psychophysique, s’imposa soudain à lui le matin du 22 octobre
1850, juste à temps pour qu’il puisse y faire une brève allusion dans son Zend-
Avesta. Il entreprit dès lors d’imaginer une longue série d’expériences pour
confirmer cette loi. Ces expériences l’occupèrent pendant les dix années sui
vantes. Il consigna ses découvertes dans les deux volumes de sa Psychophysique
publiés en 1860 : cet ouvrage suscita un intérêt considérable et fut le point de
départ de toute la psychologie expérimentale moderne98.
Dans un examen critique de la théorie darwinienne de l’évolution des espèces,
Fechner formula son « principe de la tendance à la stabilité », principe universel
de finalité, qu’il considérait comme complémentaire du principe de causalité99.
Après le principe de plaisir et la « loi psychophysique fondamentale », c’était le
troisième grand principe universel formulé par Fechner. En 1876, Fechner publia
son ouvrage sur l’esthétique expérimentale100, où il essayait d’appliquer à l’es
thétique les méthodes de la recherche expérimentale et de la comprendre dans la
perspective du principe de plaisir-déplaisir. Il appliqua également ce principe à la
psychologie des bons mots et des jeux d’esprit. En 1879, à l’âge de 78 ans, il
publia La Perspective diurne opposée à la perspective nocturne, où il oppose sa
propre vision panthéiste du monde (la « perspective diurne ») à la conception
sèche et désolée du scientisme matérialiste contemporain (la «perspective
nocturne »)101.
98. G.T. Fechner, Elemente der Psychophysik, 2 vol., Leipzig, Breitkopf und Hartel, 1860.
99. G.T. Fechner, Einige Ideen zur Schopfiings- und Entwicklungsgeschichte der Organis
me», Leipzig, Breitkopf und Hârtel, 1873.
100. G.T. Fechner, Vorschule der Aesthetik, 2 vol., Leipzig, Breitkopf und Hartel, 1876.
101. G.T. Fechner, Die Tagesansicht gegemiber der Nachtansichi, Leipzig, Breitkopf und
Hartel, 1900.
250 Histoire de la découverte de l’inconscient
102. Imre Hermann, Gustav Theodor Fechner : Imago (1925), n, p. 371 -421. Maria Dorer,
Historische Grundlagen der Psychoanalyse, Leipzig, F. Meiner, 1932. Siegfried Bemfeld,
« Freud’s Earliest Théories and the School of Helmholtz », Psychoanalytic Quarterly, XIII
(1944), p. 341-362. Rainer Spehlmann, Sigmund Freuds neurologische Schriften, Berlin,
Springer, 1953. H.F. Ellenberger, « Fechner and Freud », Bulletin ofthe Menninger Clinic,
XX (1956), p. 201-214.
103. On trouvera une brève biographie de Bachofen, par Karl Meuli, dans Johann Jakob
Bachofens Gesammelte Werke, Karl Meuli éd., Bâle, Benno Schwabe, 1948, III, p. 1011-1128.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 251
soit aux violentes critiques des spécialistes104. Bachofen menait une vie de gen
tilhomme distingué, aux manières cérémonieuses, se présentant comme un Pri-
vatgelehrter (savant sans fonction officielle), partageant son temps entre la
composition de ses ouvrages et ses voyages d’études en Italie et en Grèce. Il était
resté célibataire, vivant avec ses parents jusqu’à 50 ans. Il épousa alors une char
mante cousine âgée de 20 ans. Dans sa ville natale on le considérait comme un
vieil érudit légèrement excentrique. Quand il mourut en 1887, sa réputation avait
tout juste commencé à s’étendre à travers le monde.
Bachofen ignorait que la théorie du matriarcat avait déjà été proposée par
Joseph François Lafitau (1681-1746), savant jésuite qui avait passé cinq ans chez
les Iroquois105. Le Père Julien Garnier qui avait passé soixante ans parmi les
Algonquins, les Hurons et les Iroquois avait raconté à Lafitau tout ce qu’il savait
de leurs coutumes et de leur organisation sociale. La propriété et le pouvoir effec
tif appartenaient aux femmes qui déléguaient une partie de leurs pouvoirs aux
chefs en matière civile et militaire. Lafitau comparait ce système à celui des
anciens Lyciens et d’autres civilisations anciennes, et en concluait que la gyné-
cocratie avait jadis été très répandue chez les populations méditerranéennes et
asiatiques anciennes. Un autre savant français, l’abbé Desfontaines, décrivait,
dans un roman relatant les aventures du fils de Gulliver, une île imaginaire, appe
lée Babilary, où le pouvoir était aux mains des femmes qui en usaient de la même
façon que les hommes dans la plupart des civilisations contemporaines106. Le
livre comportait un appendice, soi-disant écrit par un savant qui, ayant lu l’his
toire de Gulliver fils, estimait que cette île n’apportait aucune donnée nouvelle à
quiconque était au courant de l’histoire des anciens Lyciens et Scythes.
Dans la perspective de Bachofen, le matriarcat était bien plus qu’un simple
système social et politique. C’était une notion beaucoup plus vaste qui impliquait
une religion, une vision du monde, et qui imprimait sa marque sur toute la culture
et tous les aspects de la vie. Bachofen affirmait en outre que l’humanité avait
passé par trois étapes : l’« hétaïrisme », le matriarcat et le patriarcat, chacune
d’elles comportant des vestiges symboliques de l’étape précédente.
La première étape, celle de l’hétaïrisme, correspondait à une période de pro
miscuité sexuelle où les femmes étaient exposées sans défense à la brutalité des
hommes et où les enfants ne connaissaient pas leur père. C’était aussi la période
du « tellurisme », dont le symbole était le marécage boueux et la divinité, la
déesse Aphrodite (Vénus).
La seconde étape, celle du matriarcat, s’établit au terme de plusieurs millé
naires de luttes acharnées. Les femmes fondèrent la famille, créèrent l’agriculture
et s’emparèrent du pouvoir social et politique. Les mères instituèrent un système
social caractérisé par la liberté et l’égalité de tous, ainsi que par des relations paci
fiques entre les citoyens. L’amour de la mère était la vertu essentielle, le matri
cide, le crime le plus odieux. Le matriarcat était par ailleurs une civilisation maté
104. Johann Jakob Bachofen, Das Mutterrecht. Eine Untersuchung liber die Gynaekokratie
der alten Welt nach ihrer religiôsen und rechtlichen Natur, Stuttgart, Kreis und Hoffmann,
1861. Réédition in Johann Jakob Bachofens gesammelte Werke, op. cit., n, III.
105. Joseph François Lafitau, Moeurs des sauvages américains, comparées aux nueurs des
premiers temps, Paris, Saugrain, 1724,1, p. 69-89.
106. Abbé Desfontaines, Le nouveau Gulliver, ou Voyages de Jean Gulliver, fils du capi
taine Lemuel Gulliver, 2 vol., Paris, Clouzier, 1730.
252 Histoire de la découverte de l’inconscient
107. On trouvera l’interprétation du mythe d’Œdipe par Bachofen dans Das Mutterrecht,
réédité dans Johann Jakob Bachofens Gesammelte Werke, op. cit., II, p. 439-448.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 253
108. Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, II, La Jeunesse de Nietzsche, Paris,
Bossard, 1921, p. 258-266. Karl Albrecht Bernoulli, Nietzsche und die Schweiz, Frauenfeld,
Huber und Co., 1922. A. Baeumler, Bachofen und Nietzsche, Zurich, Verlag der Neuen
Schweizer Rundschau, 1929.
109. Friedrich Nietzsche, Die Geburt der Tragôdie aus dem Geiste der Musik, Leipzig,
Fritzsch, 1872.
110. Lewis Morgan, Ancient Society, or Researches in the Lines ofHuman Progress from
Savagery through Barbarism to Civilization, New York, Macmillan, 1877.
111. Friedrich Engels, Der Ursprung der Familie, des Privateigenthums und des Staats,
Hôttingen-Zurich, Volksbuchhandlung, 1884. Trad. franç. : L’Origine de la famille, de la pro
priété privée et de PÉtat, Paris, Éd. sociales, 1966.
254 Histoire de la découverte de l’inconscient
112. Mathias et Mathilde Vaerting, Neubegründung der Psychologie von Mann und Weib,
2 vol., Karlsruhe im Braunschweig, Hofbuchdruckerei, 1921-1923.
113. August Bebel, Die Frau und der Sozialismus, Stuttgart, Dietz, 1879.
114. Voir en particulier Ludwig Klages, Vom kosmogonischen Eros, léna, E. Diederichs,
1922 ; Der Geist als Widersacher der Seele, Leipzig, J.A. Barth, 1929.
115. Edgar Salin, «Bachofen als Mythologe der Romantik», in Schmollers Jahrbuch,
1926, vol. V.
116. Adrien Turel, Bachofen-Freud. Zur Emanzipation des Mannes vom Reich der Mütter,
Berne, Hans Huber, 1939.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 255
à des valeurs morales, mais qu’elle avait des dimensions insoupçonnées et son
propre symbolisme très complexe117.
On pourrait pousser plus loin la comparaison entre Bachofen et Freud. Cer
taines idées exprimées par Bachofen semblent indiquer qu’il soupçonnait que les
étapes de l’évolution de la société dans son ensemble, telles qu’il les avait
décrites, pouvaient aussi s’appliquer à la vie individuelle. Si l’on développait ces
idées jusqu’à leurs dernières conséquences, en les transposant de la société à l’in
dividu, on obtiendrait le tableau suivant :
Bachofen Freud
Nous pourrions aussi comparer la façon dont Bachofen concevait les origines
de l’amazonisme avec la théorie freudienne des origines de l’homosexualité
féminine.
Les idées de Bachofen atteignirent Alfred Adler par l’intermédiaire d’Engels
et Bebel. Adler voit dans l’oppression actuelle des femmes par les hommes une
surcompensation du mâle en opposition à une étape antérieure de domination
féminine. L’homme intériorise l’idée de lutte ancestrale entre les sexes. Selon
Adler, le névrosé, handicapé par sa crainte des femmes, se livre à une « protes
tation virile ». Dans sa névrose, il devient ainsi lui-même le jouet de cette lutte
entre les principes masculin et féminin.
Quant à C.G. Jung, il avait très probablement lu les principales œuvres de
Bachofen : ses propres théories abondent en concepts au moins partiellement
attribuables à l’influence de Bachofen, ainsi anima et animus, le « vieux sage » et
la magna mater.
117. A. Baeumler, Bachofen und Nietzsche, Zurich, Verlag der Neuen Schweizer Runds
chau, 1929.
256 Histoire de la découverte de l'inconscient
118. Walter Prescott Webb, The Great Frontier, Boston, Houghton Mifflin, 1952.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 257
122. Émile Littré, « Des tables tournantes et des esprits frappeurs », Revue des Deux
Mondes (1856) ; Médecine et médecins, 2' éd., Paris, Didier, 1872.
123. Comte de Saint-Simon, Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains (1803),
Paris, Alcan, 1925.
124. Johann Christian Reil, Rhapsodien über die Anwengung der psychischen Kurmethode
auf Geisteszerrütungen, Halle, Curt, 1803, p. 42-43.
125. Heinrich Deiters, « Wilhelm von Humboldt als Griinder der Universitat Berlin », in
Forschen und Wirken, Festschrift zur 150-Feier der Humboldt Universitat zu Berlin, Berlin,
VEB Deutscher Verlag der Wissenschaften, 1960,1, p. 15-39.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 259
126. Friedrich Nietzsche, Die frôhliche Wissenschaft (1882), in Nietzsches Werke, Tas-
chen-Ausgabe, Leipzig, C.G. Naumann, 1906, VI, p. 255.
260 Histoire de la découverte de l’inconscient
132. Charles Darwin, Life andLetters, Francis Darwin éd., 3 vol., Londres, Appleton, 1887.
TheAutobiography of Charles Darwin, nouv. éd., Nora Barlow, New York, Brace, 1959. Wal
ter von Wyss, Charles Darwin, ein Forschersleben, Zurich, Artemis-Verlag, 1959. Gertrude
Himmelfarb, Darwin and the Darwinian Révolution, Londres, Chatto and Windus, 1959.
262 Histoire de la découverte de l’inconscient
« Tous les êtres vivants sont issus d’une seule espèce. Cette espèce unique a
subi un grand nombre de transformations progressives et continuelles pour don
ner ensuite naissance à tous les organismes dans leurs formes les plus variées.
Ces organismes n’étaient pas immédiatement différenciés comme ils le sont
maintenant ; ils ont acquis ces différences par des transformations progressives,
de génération en génération »135136
.
133. « On the Tendency of Species to Form Varieties, and on the Perpétuation of Varieties
and Species by Natural Means of Sélection », by Charles Darwin, Esq., and Alfred Wallace,
Esq. Communicated by Sir Charles Lyell and J.D. Hooker, Esq., Journal ofthe Proceedings of
the Linnean Society. Zoology, III, n° 9 (1858), p. 45-62.
134. Charles Darwin, The Origin of Species by Means of Natural Sélection, or the Préser
vation ofFavoured Races in the Struggle for Life, Londres, John Murray, 1859.
135. Jawaharlal Nehru, Glimpsesof WorldHistory, New York, John DayCo., 1942, p. 525-
526.
136. Heinrich Schmidt, Geschichte der Entwicklungslehre, Leipzig, A. Krëner, 1918. John
C. Green, The Death ofAdam, Ames, The lowa State University Press, 1959. Gehrard Wichler,
Charles Darwin, der Forscher und der Mensch, Munich, Reinhardt, 1959. Bentley Glass,
Forerunners of Darwin, Baltimore, John Hopkins, 1959.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 263
Darwin part du fait que les animaux et les plantes subissent spontanément, par
le jeu du hasard, un certain nombre de variations qu’ils transmettent ensuite à
leurs descendants. Ces faits sont bien connus de ceux qui s’occupent de plantes
et d’animaux : ils sélectionnent certaines variétés dotées de telles ou telles carac
téristiques, les croisent entre elles, obtenant ainsi de nouvelles races porteuses
des caractéristiques recherchées. Parfois les éleveurs se contentent de sélection
ner les individus qu’ils estiment les meilleurs, les croisent entre eux et obtiennent
ainsi des variétés nouvelles et imprévues (Darwin parle ici de « sélection incons
ciente »). Il en est ainsi de la sélection artificielle réalisée par les éleveurs. Quant
à la sélection naturelle, Darwin suppose que les variations dues au hasard
peuvent donner lieu à de nouvelles espèces transmettant leurs caractères à leurs
descendants, comme dans le cas de nouvelles races. Mais comment la nature
peut-elle mener à bonne fin un processus de sélection comparable à la sélection
dirigée des éleveurs ? Darwin voit le principal agent de cette sélection dans la
lutte pour la vie au sein de la nature, processus semblable à celui qui avait été
invoqué par Malthus dans le domaine de la démographie. Ce qui revient à dire
que, dans une espèce végétale ou animale donnée, le nombre des individus sur
passe les possibilités d’espace et de nourriture, d’où il résulte une lutte incessante
pour la vie. Seuls survivront les individus porteurs de variations spontanées les
rendant plus aptes à mener cette lutte, tandis que les inaptes seront éliminés.
Mais, par ailleurs, des modifications du milieu naturel remettent sans cesse en
question l’adaptation des êtres vivants.
Parmi les arguments avancés par Darwin en faveur du transformisme, on
retrouve un certain nombre de faits tels que la structure homologue des individus
ou des espèces voisines, l’existence d’organes rudimentaires (survivance d’es
pèces antérieures), les phénomènes de réversion, la résurgence de formes ances
trales, ainsi que d’innombrables faits relatifs à la répartition des animaux au long
des périodes géologiques et à travers l’espace. Mais afin de rendre sa théorie
explicative plus cohérente, Darwin fut obligé d’admettre un certain nombre
d’autres hypothèses : que les variations spontanées pouvaient donner lieu à de
nouvelles espèces (et pas seulement à de nouvelles races), que les caractères
acquis étaient susceptibles de transmission héréditaire, que la durée des périodes
géologiques avait été immensément longue et que les progrès de la paléontologie
nous feraient découvrir les chaînons manquants entre les espèces connues et leurs
formes ancestrales supposées.
Dans L’Origine des espèces, Darwin n’avait rien dit de l’espèce humaine, mais
Thomas Huxley en Angleterre et Ernst Haeckel en Allemagne eurent tôt fait
d’étendre sa théorie aux origines de l’homme. Dans sa deuxième œuvre maî
tresse, La Descendance de l’homme, Darwin avance l’hypothèse que « l’homme
descend d’un quadrupède velu et caudé, probablement arboricole et habitant dans
l’ancien continent »137. Cet ancêtre de l’homme était aussi différent des peu
plades les plus primitives de notre temps que celles-ci le sont de l’homme civi
lisé. La société, dit-il, a sa source dans l’instinct d’amour parental et filial, dans
l’instinct de sympathie et d’entraide entre animaux de la même espèce. Le lan
gage est issu des cris accompagnant certaines émotions et de l’imitation des cris
137. Charles Darwin, The Descent of Man, and Sélection in Regard to Sex, Londres, John
Murray, 1871, II, p. 389.
264 Histoire de la découverte de l’inconscient
proférés par les autres animaux. La morale a essentiellement pour origine les ins
tincts déjà mentionnés, renforcés par la sensibilité de l’homme à l’opinion
publique, puis, ultérieurement, par la raison, l’instruction et l’habitude. Dans La
Descendance de l’homme, Darwin n’accorde plus un rôle aussi exclusif à la lutte
pour la vie qu’il l’avait fait dans L’Origine des espèces. Il insiste sur l’instinct
d’aide mutuelle et déclare que, dans l’évolution humaine, la sélection sexuelle a
été le facteur le plus important, c’est-à-dire que les individus les plus forts
tendent à choisir les femelles les plus attirantes qui, de leur côté, montrent une
préférence pour les mâles les plus forts, et que ces individus choisis auront la des
cendance la plus nombreuse.
L’histoire du darwinisme nous offre un exemple typique d’une théorie s’af
franchissant de son auteur pour évoluer de façon autonome et inattendue. L’Ori
gine des espèces était à peine publiée que Darwin vit son œuvre en butte aux
interprétations les plus contradictoires, devenant lui-même une sorte de légende
vivante138. On racontait que Darwin, ce vieux patriarche des sciences naturelles à
la barbe blanche et à la santé précaire, vivant dans une solitude complète, avait
accompli la révolution scientifique la plus importante depuis Copernic139. On
prétendait qu’il avait été le premier à énoncer la théorie de l’évolution (les
anciens tenants de cette théorie, y compris son grand-père Erasmus Darwin,
étaient considérés comme de simples précurseurs, sinon totalement ignorés). En
outre, oubliant que Darwin avait proposé la théorie de l’évolution à titre d’hy
pothèse, on disait qu’il l’avait prouvée et en avait fait une vérité scientifique
indiscutable. Au lieu de n’y voir qu’une hypothèse explicative, on faisait désor
mais de la lutte pour la vie l’essentiel du darwinisme, oubliant que Darwin lui-
même avait proposé plusieurs autres mécanismes (dont la sélection sexuelle). La
lutte pour la vie, comprise à la façon de Hobbes comme la « guerre de tous contre
tous », se voyait promue au rang de loi universelle, découverte et démontrée par
Darwin, une « loi d’airain » régissant tout le monde vivant, y compris l’huma
nité, et susceptible de servir de norme aux jugements éthiques. Il y eut cependant
quelques chercheurs pour essayer de dégager objectivement la pensée véritable
de Darwin et la vérifier scientifiquement, écartant aussi bien les fausses interpré
tations de ses partisans enthousiastes que celles de ses adversaires aveugles140.
L’importance historique d’une théorie ne se réduit pas à la pensée originelle de
son auteur. Elle comprend aussi les développements, les ajouts, les interpréta
tions et distorsions dont elle sera l’objet, ainsi que les réactions auxquelles la
théorie elle-même ou ses distorsions pourront donner lieu.
Le domaine propre de la théorie darwinienne était l’histoire naturelle, et son
auteur l’avait présentée comme une hypothèse destinée à appuyer la théorie du
transformisme. A cet égard, ses effets furent divers et nombreux. Elle imprima un
138. On raconte couramment que les 1 250 exemplaires de la première édition de L’Origine
des espèces furent vendus le premier jour de leur parution en librairie. Selon Gertrude Him-
melfarb (Darwin and the Darwinian Révolution, op. cit., p. 395), le terme « vendu » signifie en
fait que toute l’édition fut souscrite par les libraires.
139. Darwin a été comparé à Copernic par Emil Dubois-Reymond, Darwin und Kopernikus
(25 janvier 1883, Friedrichs-Sitzung der Akademie der Wissenschaften), in Reden, Leipzig,
Von Veit, 1912, n, p. 243-248, et par Thomas Huxley, Lectures and Lay Sermons, New York,
E.P. Dutton, 1926.
140. Par exemple A. de Quatrefages, Les Émules de Darwin, 2 vol., Paris, Alcan, 1894.
Franz Anton Mesmer (1734-1815), promoteur du magnétisme animal, fut le pre
mier des grands pionniers de la psychiatrie dynamique. {Collection de l'institut d'histoire
de la médecine, Vienne.)
Amand Marie Jacques de Chastenet,
marquis de Puységur (1751-1825), le véri
table fondateur du magnétisme animal, est
représenté ici revêtu de son uniforme de
général d’artillerie. (Bibliothèque nationale,
Paris, cabinet des estampes.)
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141. Le zoologiste Adolf Portmann (Natur und Leben im Sozialleben, Bâle, F. Reinhardt,
1946) s’est livré à une critique destructrice du concept de « lutte pour la vie » dans les sciences
de la nature. Pour E. Rabaud (« L’interdépendance générale des organismes », Revue philo
sophique, LIX, n° 2,1934, p. 171-209), la loi fondamentale du monde vivant est l’interdépen
dance : la compétition ne joue qu’un rôle secondaire.
142. Evan V. Shute, Flaws in the Theory of Evolution, Londres-Ontario, Temside Press,
1961.
143. Gertrude Himmelfarb, Darwin and the Darwinian Révolution, op. cit., p. 366-367.
144. Karl Du Prel a sérieusement appliqué le darwinisme à l’astronomie, décrivant
l’« élimination » des corps célestes « inadaptés » du système solaire : ainsi les météores, les
astéroïdes et certaines comètes (cité par Oscar Hertwig, ZurAbwehr des ethischen, des sozia-
len, des politischen Darwinismus, léna, Gustav Fischer, 1918).
266 Histoire de la découverte de l’inconscient
suivant pas moins une fin rationnelle. Or, voici que le darwinisme supposait
l’existence d’un progrès biologique parmi les espèces vivantes et d’un progrès
social, voire moral, au sein de l’humanité par le simple jeu, automatique et méca
nique, d’événements fortuits et d’une lutte aveugle et universelle. Les athées s’em
parèrent de cette idée et en firent une arme contre la croyance en la Création et
contre la religion elle-même ; mais, si certains groupes continuèrent, au nom du
« fondamentalisme » biblique, à lutter contre le darwinisme, la plupart des théo
logiens eurent tôt fait de concilier l’idée d’évolution avec la religion. Le botaniste
américain Asa Gray (1810-1888), premier partisan fervent de Darwin en Amé
rique, fut, semble-t-il, le premier à situer la pensée évolutionniste dans une
« perspective théiste »145.
Aux États-Unis, le darwinisme exerça une influence profonde sur la philoso
phie, et fit naître une nouvelle façon de penser qui ne voyait plus dans les choses
des entités permanentes, mais considérait toute réalité du point de vue universel
de l’évolution146. L’instrumentalisme, le pragmatisme et l’utilitarisme furent les
expressions favorites de cette attitude philosophique.
En Allemagne, le darwinisme philosophique prit une autre tournure sous l’in
fluence d’Ernst Haeckel, biologiste, qui s’était fait remarquer par des recherches
sur les infusoires, les méduses et les éponges. Haeckel se proclamait lui-même le
prophète du darwinisme et prétendait apporter une nouvelle preuve de sa vérité,
la « loi biogénétique fondamentale »147. Au cours de son développement
embryonnaire, disait-il, tout être vivant passe par les mêmes transformations que
ses ancêtres ont subies tout au long de l’évolution (« l’ontogenèse récapitule la
phylogenèse »). Il reconnut cependant plus tard que cette loi n’était pas
constante, puisque ces séries de métamorphoses pouvaient être abrégées, voire
altérées. Mais Haeckel incorpora le transformisme darwinien dans un vaste sys
tème philosophique appelé le monisme. La nature, dit-il, est le théâtre d’un pro
cessus universel d’évolution, allant de la molécule aux corps célestes. Il n’y a pas
de différence entre la nature organique et la nature inorganique, la vie est un phé
nomène physique caractérisé par un type particulier de vibration au sein de la
matière. Toutes les espèces vivantes sont issues de la matière, par l’intermédiaire
d’un être vivant élémentaire, la « monère », être unicellulaire sans noyau. Haec
kel affirmait avoir observé la monère au microscope. Le processus de l’évolution,
parti de la monère, embrasse l’ensemble des trois règnes : les « protistes », les
plantes et les animaux. Haeckel reconstitua un arbre généalogique de l’homme
où figuraient vingt-deux êtres, le premier étant la monère et le vingt-deuxième
l’homme. Tous, sauf l’homme, étaient des êtres hypothétiques. Le vingt et
unième, c’est-à-dire le plus proche ancêtre de l’homme, était censé être un
« pithécanthrope », apparenté aux singes. L’homme serait apparu en Lémurie,
continent jadis situé entre l’Inde et l’Afrique et aujourd’hui submergé. Il y aurait
eu douze espèces et trente-six races d’hommes. Haeckel professait que les cel
lules — et même les molécules — étaient douées d’une conscience élémentaire
et proposait l’instauration d’une nouvelle religion fondée sur l’adoration du cos
mos. Haeckel ne s’était jamais rendu compte que son système n’était qu’une
résurgence tardive de la philosophie de la nature. Il le considérait comme abso
lument scientifique, et nous avons peine à imaginer aujourd’hui l’extraordinaire
succès dont jouirent ses théories pendant plusieurs décennies, surtout en Alle
magne où on les identifia souvent au darwinisme.
Ce fut généralement sous ce revêtement à la Haeckel que les jeunes de la géné
ration de Freud prirent d’abord connaissance du darwinisme, et le prestige de
Haeckel resta si grand que lorsque le jeune Rorschach hésitait, en 1904, entre la
carrière des arts et celle des sciences naturelles, il lui sembla parfaitement
logique d’écrire à Haeckel pour lui demander conseil.
L’influence du darwinisme se fit surtout sentir dans ce qu’on a appelé le dar
winisme social, c’est-à-dire l’application aveugle des concepts de « lutte pour la
vie », de « survie des plus aptes » et d’« élimination des inaptes » aux sociétés
humaines et aux problèmes qu’elles posent. Le naturaliste Thomas Huxley, l’un
des premiers disciples de Darwin, fut aussi le premier à présenter cette philoso
phie dans le célèbre discours qu’il prononça en 1888 sur la situation de l’Angle
terre à cette époque :
148. Thomas H. Huxley, The Struggle for Existence in Human Societies (1888), réédité
dans Evolution and Ethics and Other Essays, New York, D. Appleton and Co., 1914, p. 195-
236.
268 Histoire de la découverte de l’inconscient
senta le meurtre du vieux père par les fils devenus adultes comme la conduite
habituelle des primitifs149. Les militaristes à travers le monde trouvèrent dans le
darwinisme une justification scientifique de la nécessité de la guerre et du main
tien des armées. La philosophie pseudo-darwinienne, qui persuada l’élite euro
péenne de la nécessité biologique de la guerre et de son caractère de loi inéluc
table, a été considérée comme responsable de la Première Guerre mondiale150.
Depuis lors, une longue suite de politiciens proclamèrent les mêmes principes,
jusqu’à Hitler qui invoqua Darwin à maintes reprises151. Bref, ainsi que l’a
énoncé Kropotkine, « il n’est pas d’infamie, à l’intérieur de la société civilisée ou
dans les relations entre les Blancs et les races prétendues inférieures ou encore
dans les rapports entre les forts et les faibles, qui n’ait trouvé son excuse dans
cette formule »152. Cette ligne de pensée, que l’on pourrait suivre depuis Hobbes
(avec son principe : « l’homme est un loup pour l’homme ») jusqu’à Malthus, et
de Darwin à Kipling (avec sa description littéraire de la « loi de la jungle »),
conféra sa coloration particulière au monde occidental, surtout dans les dernières
décennies du XIXe et au début du xxe siècle.
L’influence d’une doctrine inclut aussi les distorsions qu’elle subit et les oppo
sitions suscitées par elle-même et par ses distorsions. Dès le début, l’idéologie
issue de Darwin se heurta à une vive opposition. Durant sa détention à Clairvaux
(1883-1886), l’anarchiste russe Kropotkine comprit la nécessité de réinterpréter
la formule de Darwin en s’appuyant sur les données qu’il avait trouvées dans
l’œuvre des zoologistes russes Kessler et Syevertsoff. Il élabora ainsi sa théorie
qui faisait de l’entraide la loi fondamentale des êtres vivants153. Cette théorie
semble avoir également gagné du terrain chez les naturalistes anglais contempo
rains154. D’autres naturalistes avaient fait remarquer depuis longtemps que même
si cette prétendue lutte pour la vie peut s’appliquer au monde animal, ce n’est pas
une raison pour l’appliquer à la société humaine, qui a ses lois et sa structure
propres155. L’économiste anglais Norman Angell mettait en garde, avant la Pre
mière Guerre mondiale, contre le caractère fallacieux de cette prétendue loi qui
risquait de mener les nations européennes à la catastrophe156.
Le principe même de l’évolution rencontra de l’opposition. Le biologiste fran
çais René Quinton proclamait le « principe de constance ». Il disait que si la mer
149. J.J. Atkinson, Primai Law. Publié comme seconde partie d’Andrew Lang, Social Ori-
gins, Londres, Longmans, Green and Co., 1903, p. 209-294.
150. Gottfried Benn, Das moderne Ich, Berlin, Erich Reiss, 1920.
151. Voir entre autres Henry Picker éd., Hitlers Tischgesprâche, 1941-1942, Bonn, Athe-
naeum-Verlag, 1951, p. 227.
152. Prince Piotr A. Kropotkine, Memoirs of a Revolutionist, Boston, Houghton Mifflin,
1889, p. 498.
153. Prince Piotr A. Kropotkine, série de huit articles parus dans le Nineteenth Century
(1890-1896), puis réunis en volume, Mutual Aid as a Factor in Evolution, McClure, Phillips
and Co., 1902.
154. Voir Ashley Montague, On Being Human, New York, Schuman, Ltd., 1950.
155. Oscar Hertwig, Das Werden der Organismen. Eine Widerlegung von Darwins Zufalls-
theorie, léna, Gustav Fischer, 1916 ; ZurAbwehrdes ethischen, des sozialen, des politischen
Darwinismus, léna, Gustav Fischer, 1918. Adolf Portmann, Natur und Kultur im Sozialleben,
Bâle, Reinhardt, 1946.
156. Norman Angell, The Great Illusion, a Study of the Relation of Military Power in
Nations to Their Economie and Social Advantage, Londres, W. Heinemann, 1910.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 269
a été le lieu de naissance de tous les êtres vivants, y compris l’homme, ceux-ci,
en retour, ont maintenu, à travers toutes les phases de leur évolution, le milieu
intérieur qui, du point de vue physique et chimique, a une composition très voi
sine de l’eau de mer157. Rémy de Gourmont appliqua ce principe à la vie intellec
tuelle, refusant de voir un progrès réel quelconque dans le développement de l’in
telligence humaine. Les inventeurs et les artistes des époques préhistoriques,
disait-il, avaient autant de génie que n’importe quel inventeur ou artiste moderne.
Le plus haut niveau d’intelligence humaine serait donc resté inchangé à travers
toutes les étapes de l’évolution culturelle158.
La loi de la « survie des plus aptes » et de l’« élimination des inaptes » pré
sente un intérêt particulier pour la psychiatrie dynamique. En fait, peu d’hommes
se sont révélés moins aptes à une vie de rude compétition que Darwin lui-même,
dont la première ambition avait été de devenir pasteur à la campagne et de consa
crer ses loisirs à son passe-temps, l’histoire naturelle. Sa santé médiocre ne lui
aurait pas permis de poursuivre une carrière universitaire. Il n’aurait jamais pu
mener à bien ses travaux sans une solide fortune personnelle et la sollicitude
d’une épouse dévouée. Il évitait de participer personnellement aux controverses
suscitées par ses théories, laissant ce soin à ses partisans.
Alfred Adler renversa systématiquement le principe de l’« élimination des
inaptes ». Il montra qu’une infériorité physique était souvent le point de départ
d’une compensation biologique. Il étendit ensuite ce principe au domaine psy
chologique, faisant ainsi de la « compensation » un des concepts fondamentaux
de son système. Ainsi l’infériorité, loin d’être une cause d’échec, serait au
contraire le meilleur stimulant pour la lutte sociale et la victoire.
Comme nombre de ses contemporains, Freud fut un lecteur enthousiaste des
œuvres de Darwin ; aussi le darwinisme a-t-il exercé une influence multiforme
sur la psychanalyse159. Tout d’abord Freud suivit Darwin en construisant un sys
tème psychologique fondé sur la notion biologique des instincts. Une psycholo
gie de ce type avait déjà été formulées par Gall et ses disciples, ainsi que par
quelques psychiatres, comme J.C. Santlus160. Mais la théorie freudienne des ins
tincts a manifestement subi l’influence de Darwin. Remarquons que Freud ne prit
d’abord en considération que la seule libido pour admettre ensuite l’existence
d’un instinct d’agressivité et de destruction, tandis que Darwin avait suivi le che
min inverse. Dans L’Origine des espèces, toute sa théorie était centrée autour de
la lutte pour la vie, tandis que, dans La Descendance de l’homme, il compléta sa
perspective première en assignant à l’attrait sexuel le rôle primordial dans l’ori
gine et le développement de l’humanité. En second lieu, Freud suivit Darwin en
considérant les manifestations vitales dans une perspective génétique. Darwin
avait mis en évidence des arrêts du développement et des « réversions », phéno
mènes que Freud appellera plus tard fixation et régression. Par ailleurs, Freud
semble avoir transposé à la psychologie et à l’anthropologie la « loi de la réca
157. René Quinton, L’Eau de mer, milieu organique, Paris, Masson, 1904.
158. Rémy de Gourmont, « Le principe de constance intellectuelle », in Promenades phi
losophiques, 2e série, Paris, Mercure de France, 1908, p. 5-96.
159. Voir entre autres Walter von Wyss, Charles Darwin, ein Forscherleben, Zurich et
Stuttgart, Artemis-Verlag, 1958.
160. LC. Santlus, Zur Psychologie der menschlichen Triebe, Neuwied et Leipzig, Heuser,
1864.
270 Histoire de la découverte de l’inconscient
161. Paul Rée, Die Entstehung des Gewissens, Berlin, Karl Duncker, 1885.
162. Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, in Nietzsches Werke, op. cit., VHL
Les fondements de la psychiatrie dynamique 271
164. Friedrich Engels, lettre à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890, in Karl Marx, Friedrich
Engels, Ausgewdhlte Briefe, Berlin, Dietz, 1953, p. 508.
165. Henri Lefebvre, Pour connaître la pensée de Karl Marx, Paris, Bordas, 1947, p. 42-43.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 273
Marx Freud
La culture d’une société est une La vie consciente est une superstruc
superstructure construite sur l’infras ture construite sur l’infrastructure de
tructure des relations entre classes et l’inconscient et de son dynamisme
des facteurs économiques. conflictuel.
La classe dominante forge une idéo L’individu croit penser et agir libre
logie destinée à servir ses intérêts de ment, alors que ses pensées
classe, et l’individu, sous l’influence conscientes et ses actions sont déter
de cette idéologie, croit agir et pen minées par ses complexes incons
ser librement. cients (rationalisation).
166. Surtout Max Eastman, Marx and Lenin : The Science ofRévolution, New York, Albert
and Charles Boni, 1927, chap. 8.
274 Histoire de la découverte de l’inconscient
Il ne convient pas de pousser trop loin ces analogies. Mais il est certain que
nous sommes en présence d’un même type de pensée, appliqué par Marx aux
données économiques et sociales et par Freud à la psychologie individuelle.
Transformations subies
par la psychiatrie du XIXe siècle
167. Ce point a été souligné par Karl Jaspers, Allgemeine Psychopathologie, Berlin, Sprin
ger, 1913.
168. Wilhelm Griesinger, Pathologie und Thérapie derpsychischen Krankheiten, Stuttgart,
Adolph Krabbe, 1845, p. 60.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 275
169. Mark D. Altschule, Roots of Modem Psychiatry. Essays in the History of Psychiatry,
New York, Grune and Stratton, 1957. Roland Kuhn, « Griesingers Auffassung der psychis-
chen Krankheiten und seine Bedeutung fur die weitere Entwicklung der Psychiatrie », Biblio-
theca psychiatrica et neurologica, C (1957), p. 41-67.
276 Histoire de la découverte de l’inconscient
La possession démoniaque avait à peu près disparu, bien qu’il y ait eu encore
quelques cas sporadiques, ainsi que nous l’avons vu au chapitre premier à propos
du cas de Gottliebin Dittus et du pasteur Blumhardt. Les deux névroses typiques
du XVIIIe siècle avaient, elles aussi, assez rapidement disparu. Les vapeurs des
dames du monde disparurent avec l’effondrement de l’aristocratie, et l’hypocon
drie, qui avait été la névrose spécifiquement masculine, passa progressivement
de mode. Mais une nouvelle entité pathologique la remplaça. On la qualifia
d’abord de « syndrome d’usure ». Ainsi que l’a noté Ilza Veith170, le médecin
anglais James Johnson le décrivait en 1831 comme une maladie propre aux
Anglais — comparés à leurs voisins français — et l’attribuait au surmenage phy
sique et mental ainsi qu’aux innombrables tensions engendrées par la vie en
Angleterre sous l’effet de la révolution industrielle171. Johnson insistait sur le rôle
du travail excessif, le manque d’exercice en plein air et de la fumée fuligineuse
épandue sur les villes. Il n’y voyait d’autre remède qu’une détente annuelle et un
voyage à l’étranger.
En 1869, George M. Beard, aux États-Unis, décrivait un trouble assez sem
blable sous le nom de neurasthénie172. Le symptôme fondamental de la neuras
thénie, dit-il, est l’épuisement physique et mental qui se traduit par l’incapacité
de mener à bien un travail physique ou mental. Le malade se plaint de maux de
tête, de névralgies, d’une hypersensibilité morbide au temps, au bruit, à la
lumière, à la présence des autres, ainsi qu’à toute forme de stimulus sensoriel ou
mental ; il souffre d’insomnies, de perte de l’appétit, de dysphagie, de troubles
sécrétoires et de trémulations musculaires. La neurasthénie est cependant compa
tible avec une longue vie. Un des patients de Beard, homme d’affaires actif âgé
de 70 ans, en avait souffert quotidiennement depuis 55 ans. Il conseillait à titre de
thérapeutique un large usage de « toniques » physiques et chimiques du système
nerveux, comprenant l’exercice musculaire, l’« électrisation générale », le phos
phore, la strychnine et l’arsenic. Beard revint ultérieurement sur sa description,
pour voir dans la neurasthénie une névrose essentiellement américaine173. Il l’at
tribuait au climat (grands écarts de température, humidité et sécheresses
extrêmes, air chargé d’électricité) et surtout au mode de vie particulier à l’Amé
rique du Nord, nation jeune, à la croissance rapide, jouissant d’une complète
liberté de religion (« la liberté, cause de nervosité »), engagée dans un processus
de développement économique intense. Ce mode de vie impliquait un redouble
ment de travail, de prévoyance et de ponctualité, une accélération de la vie (les
chemins de fer, le télégraphe), en même temps que le refoulement des émotions
(« un processus épuisant »). Beard prévoyait que la neurasthénie atteindrait éga
lement l’Europe à mesure qu’elle s’américaniserait. Dans ses publications ulté
rieures, Beard réinterpréta la neurasthénie en termes d’équilibre des énergies ner
170. Ilza Veith, « The Wear and Tear Syndrome », Modem Medicine, December 1961, p.
97-107.
171. James Johnson, Change ofAir or the Pursuit ofHealth, Londres, S. Highly, T. and G.
Underwood, 1831.
172. Georges M. Beard, « Neurasthenia, or Nervous Exhaustion », Boston Medical and
Surgical Journal, III (1869), p. 217-221.
173. Georges M. Beard, A Practical Treatise on Nervous Exhaustion (Neurasthenia), Its
Symptoms, Nature, Sequence, Treatment, New York, W. Wood, 1880 ; American Nervous-
ness, Its Causes and Conséquences, New York, Putnam’s Sons, 1881.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 277
174. Georges Beard, Sexual Neurasthenia (Nervous Exhaustion), A.D. Rockwell éd., New
York, E.B. Treat, 1884.
175. Georges Beard, « Neurasthenia (Nervous Exhaustion) as a Cause of Inebriety », Quar-
terly Journal of Inebriety, September 1879.
176. Anna Robeson Burr, Weir Mitchell, His Life and Letters, New York, Duffield, 1929.
278 Histoire de la découverte de l’inconscient
177. S. Weir Mitchell, Wear and Tear, or Hintsfor the Overworked, Philadelphie, 1871.
178. S. Weir Mitchell, Fat and Blood, or How to Make Them, Philadelphie, 1877.
179. B. A. Morel, « Du délire émotif. Névrose du système nerveux ganglionnaire viscé
ral », Archives générales de médecine, 6e série, VII (1866), p. 385-402,530-551,700-707.
180. M. Krishaber, De la névropathie cérébro-cardiaque, Paris, Masson, 1873.
Les fondements de la psychiatrie dynamique 279
l’hypnotisme une solution nouvelle aux problèmes posés par les névroses. Mais,
ainsi que nous le verrons, cet espoir fut déçu et il devait revenir à Janet et à Freud
de trouver de nouvelles voies d’approche de ce vieux problème.
Conclusions
Les années 1880-1900 furent décisives à deux points de vue : la première psy
chiatrie dynamique se vit enfin reconnaître par la « médecine officielle » et
connut une large diffusion ; ces années marquent aussi l’avènement d’une nou
velle forme de psychiatrie dynamique. L’histoire de ces deux processus est insé
parable du nouveau contexte social, politique et culturel.
Le monde en 1880
1. D’après André Billy, L’Époque 1900,1885-1905, Paris, Tallandier, 1953. Entre 1885 et
1905 il y eut au moins 150 duels politiques, journalistiques et littéraires à Paris, dont deux
furent mortels.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 283
Le cadre politique
Il faut aussi examiner la naissance de cette nouvelle psychiatrie dynamique à
la lumière de la situation politique de l’époque. Le monde était désormais partagé
284 Histoire de la découverte de l’inconscient
entre diverses puissances, États nationaux souverains engagés dans une âpre
compétition et liés par un réseau complexe de traités et d’alliances changeantes.
La puissance dominante restait F Empire britannique, suivi de plus en plus près
par les États-Unis. La marine britannique dominait les cinq océans, F Union Jack
flottait sur de vastes colonies et des territoires dans toutes les parties du monde.
La monnaie britannique était la plus saine et Londres restait le premier centre
commercial et financier du monde. La reine Victoria, qui, en 1876, s’était vue
couronner impératrice des Indes, incarnait la puissance de l’Angleterre ainsi que
ses traditions de dignité et de respectabilité.
Pour nos contemporains, l’esprit victorien est devenu synonyme de laideur
architecturale, de meubles encombrants, de lourdes tentures, de cérémonies pom
peuses, de phraséologie solennelle, de préjugés d’un autre temps et de pruderie
ridicule. Mais pour les gens de cette époque, le mot « victorien » évoquait plutôt
le mot « victoire », et effectivement l’Angleterre ne connaissait que des victoires
sur terre et sur mer. Ce que les gens d’aujourd’hui qualifient d’hypocrisie, leurs
ancêtres victoriens y voyaient plutôt discipline personnelle et dignité. L’esprit
victorien était en fait l’aboutissement de profondes transformations culturelles
qui s’étaient opérées au cours des cinquante aimées précédant le couronnement
de la reine Victoria en 18372. Au départ, il s’agissait d’une réaction contre la vie
dissolue de la société anglaise au xvnT siècle et contre les graves dangers qui
avaient menacé l’Angleterre durant la Révolution française et sous le règne de
Napoléon. William Wilberforce, membre influent du Parlement, qui avait égale
ment contribué à l’abolition de la traite des Noirs, inaugura un mouvement de
zèle religieux. Ce mouvement de réforme religieuse et morale s’accompagnait
d’une série de mouvements de réformes sociales et éducatives de tout genre3. On
estimait aussi que l’Angleterre, à la tête d’un vaste empire, avait pour tâche de
former des générations de fonctionnaires efficaces et honnêtes. Contrairement à
ce que nous serions tentés de croire aujourd’hui, les questions sexuelles étaient
abordées franchement dans les ouvrages médicaux ou ethnologiques et on y fai
sait discrètement allusion dans la littérature. Loin d’être anachronique, l’Angle
terre était à l’apogée de sa puissance et produisait un grand nombre de figures
héroïques, de bâtisseurs d’empire, d’explorateurs et de philanthropes, comme
Florence Nightingale. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les portraits de person
nalités victoriennes pour être frappé par leur expression d’énergie tranquille et
contenue. Ils semblaient avoir choisi pour devise le vers de Longfellow : « La vie
est réalité ! La vie est sérieuse !» Ils ne s’offensaient pas de ce que cette hégé
monie de l’Angleterre lui fît de nombreux ennemis. La Grande-Bretagne exerçait
également une sorte de fascination sur beaucoup d’étrangers qui s’empressaient
d’imiter les manières britanniques. Mais l’esprit victorien, né avant la reine Vic
toria et prépondérant tout au long du xix' siècle, était déjà largement sur son
déclin en 1880.
Sur le continent, la puissance dominante était maintenant l’Allemagne qui,
après être longtemps restée une « nation sans État », avait enfin réalisé son unité.
Cette unité, cependant, n’avait pas su se faire par l’intermédiaire du Parlement
5. Robert Payne, Zéro, The Story ofTerrorism, New York, The John Day Co., 1950.
6. A. Tokarsky, Voprosy Filosofiy i Psikhologiy, n 40, Moscou, 1897, p. 93.
7. Elie Metchnikoff, Études sur la nature humaine. Essai de philosophie optimiste, 3' éd.,
Paris, Masson, 1905, p. 343-373.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 289
toute sa vie à la carrière universitaire à Vienne, lui avait appris à distinguer soi
gneusement entre ces deux attitudes. Les efforts en vue d’accéder à un poste
supérieur dans la hiérarchie universitaire faisaient partie des ambitions légitimes,
mais on considérait comme Streberei de chercher à obtenir un titre de noblesse
ou une décoration9. Fuchs reconnaît que la différence entre les ambitions légi
times et la Streberei était loin d’être toujours parfaitement nette.
Dans ses mémoires, Max Dessoir rappelle brièvement les règles de la réussite
universitaire en Allemagne aux environs de 1885. Le plus sûr moyen était de se
lier à une personnalité universitaire éminente. Un autre moyen efficace consistait
à écrire des articles qui attireraient l’attention des spécialistes et permettraient
ainsi d’entrer en relation avec des personnalités influentes. Il fallait néanmoins
éviter de trop écrire et de risquer de se voir traiter de « Narcisse de l’encrier ». Le
moyen le plus rapide consistait à mener des recherches actives dans la ligne d’un
des courants à la mode, ce qui signifiait qu’il était dangereux de s’aventurer hors
des sentiers battus. Il fallait aussi éviter de disperser ses intérêts ; il fallait cher
cher plutôt à dominer parfaitement un secteur bien défini, fût-il extrêmement
étroit. Il était bon, pour établir sa réputation, d’identifier son nom avec un grand
livre, une invention, une théorie. Mais il était inopportun et dangereux d’être
mieux connu du grand public que des milieux universitaires, comme Haeckel,
qui avait commencé une brillante carrière universitaire, mais dont les ouvrages
populaires sur la science et la philosophie lui avaient attiré des critiques féroces
de la part de ses collègues10.
Il apparaît clairement, à travers la littérature de cette époque, qu’une carrière
universitaire était parsemée d’innombrables embûches et qu’il suffisait de fort
peu de choses pour la faire chavirer. L’anatomo-pathologiste Lubarsch raconte
comment une gaffe de sa part avait failli briser sa carrière11. Alors qu’il travaillait
comme assistant à l’institut pathologique de Rostock, il demanda un matin « quel
était l’idiot qui avait mis telle pièce anatomique dans telle solution chimique ».
Le second assistant lui répondit que cela avait été fait sur l’ordre du Herr Profes-
sor. Le lendemain, Lubarsch reçut une lettre du professeur Thierfelder qui, à la
suite de cette insulte dirigée contre lui, le renvoyait sur-le-champ de l’institut.
Lubarsch ajoute que dans certaines branches de la science, telles l’anatomie, la
physiologie, la bactériologie et la chimie, le jeune chercheur dépendait entière
ment du matériel et des possibilités de travail offertes par un institut. C’est pour
quoi, quitter un institut pouvait signifier l’écroulement d’une carrière. Il était
aussi dangereux de changer subitement d’orientation dans ses travaux ou de pas
ser à un autre champ de recherche. Ainsi Bachofen, qui avait commencé une bril
lante carrière d’historien du droit, la vit se briser quand il publia son ouvrage sur
les tombeaux antiques. Il en fut de même pour Nietzsche dont la brillante carrière
de philologue fut fortement menacée après qu’il eut publié son Origine de la tra
gédie, et qui la vit définitivement ruinée par la publication de ses ouvrages phi
losophiques ultérieurs. Le privilège d’une solide fortune personnelle était lui-
même une arme à double tranchant : les années de Privat-Dozent en devenaient
plus supportables, mais les choses risquaient fort de se gâter si le chercheur s’avi
sait ensuite d’être son propre mécène. Semblables difficultés surgirent par
exemple pour le physiologiste Czermak, de Leipzig, qui avait fait construire à ses
frais un grand amphithéâtre spécialement conçu pour des démonstrations expé
rimentales. Obersteiner, professeur d’anatomie et de pathologie du système ner
veux, enseigna pendant trente-sept ans à l’université de Vienne sans aucune
rémunération. Il fonda, à ses frais, un institut et fit don à l’université de tout son
matériel, de ses collections et de sa bibliothèque de 60 000 volumes. Mais il se
heurta à une violente résistance et à l’hostilité de l’administration universitaire et
de certains de ses collègues.
Ceux qui ne jouissaient pas d’une fortune personnelle substantielle mouraient
souvent dans la pauvreté, malgré leur renommée. Benedikt rapporte que l’illustre
pathologiste Rokitansky laissa sa veuve avec une maigre pension ; celle-ci ne fut
augmentée que sur l’intervention personnelle de Benedikt12. Il en était de même
pour la médecine clinique. Même lorsqu’un médecin pouvait compter sur sa
clientèle pour vivre, sa situation restait inférieure à celle de ses collègues qui béné
ficiaient des ressources offertes par un hôpital ou une autre institution officielle.
Les relations entre enseignants universitaires étaient marquées par d’âpres
rivalités auxquelles s’ajoutait, paradoxalement, un esprit de corps (ou Korps-
geist) rigide. En vertu de ce Korpsgeist, les universités maintenaient parfois en
place de vieux professeurs dont l’enseignement était suranné ou qui ne se distin
guaient plus que par leurs excentricités ou leur incapacité. La maternité de l’Hô-
pital universitaire de Vienne, entre 1844 et 1850, nous en fournit un exemple tra
gique. Des centaines de mères y laissèrent leur vie parce que la fièvre puerpérale
y régnait à l’état endémique, tandis que l’autre hôpital obstétrical, rattaché à la
même université, où les sages-femmes faisaient leurs stages, connaissait une
mortalité bien plus faible. L’assistant principal, le docteur Semmelweiss, tenta,
en vain, de montrer d’où venait le mal, dénonçant sans relâche l’incapacité de
son chef, le professeur Johann Klein, contre qui aucune sanction ne fut jamais
prise : le collège universitaire, composé de personnes pourtant honnêtes et
conscientes de leurs responsabilités, se refusa à intervenir, au nom du Korpsgeist.
Quand le professeur Klein prit enfin sa retraite, son poste fut refusé à Semmel
weiss, parce qu’il avait enfreint une règle déontologique en dénonçant son chef3.
Cette histoire, qui suscita une telle indignation à l’époque, trouve sa réplique plus
récente dans celle du professseur Ferdinand Sauerbruch (1875-1951), brillant
chirurgien, mais dont la suffisance était devenue pathologique. Les malades
finirent par mourir les uns après les autres sur la table d’opération sans que per
sonne osât intervenir14.
Il était inévitable qu’un système engendrant une telle tension et une telle
compétition suscitât également l’envie, la jalousie et la haine entre les rivaux.
Mais il convenait de refouler ces sentiments pour se conformer aux normes de
conduite officielles.
12. Moritz Benedikt, Aus meinem Leben. Erinnerungen und Erorterungen, Vienne, Cari
Konegen, 1906, p. 66.
13. Ibid., p. 76-77.
14. Jurgen Thorwald, Die Entlassung, Munich-Zurich, Droemersche Verlagsanstalt, 1960.
Trad. franç. : La Fin d’un grand chirurgien, Paris, Albin Michel, 1962.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 293
15. Léon Daudet, « L’invidia littéraire », in Le Roman et les nouveaux écrivains, Paris, Le
Divan, 1925, p. 106-111.
16. Dora Stockert-Meynert, Theodor Meynert und seine Zeit, Vienne et Leipzig, Ôsterrei-
chischer Bundesverlag, 1930, p. 52. Moritz Benedikt, Aus meinem Leben, op. cit., p. 58.
17. Ulrich von Wilamowitz-Moellendorf, Zukunftsphilologie, 2 vol., Berlin, Bomtrager,
1872-1873.
18. Erwin Rohde, Afterphilologie, Leipzig, Fritzsch, 1872.
19. « Wenn ein Kopf und ein Buch zusammenstossen, und es klingt hohl, ist denn das aile-
mal imbûche ? »
20. René Vallery-Radot, La Vie de Pasteur, Paris, Hachette, 1900.
294 Histoire de la découverte de l’inconscient
21. Moritz Benedikt, Hypnotismus und Suggestion, Leipzig et Vienne, Breitenstein, 1894.
22. Henri Piéron, « Grandeur et décadence des Rayons N., Histoire d’une croyance », L’An
née psychologique, Xin (1907), p. 143-169.
23. Percival Lowell, Mars and Its Canals, New York, Macmillan, 1906.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 295
24. Auguste Forel, Mémoires, Neuchâtel, La Baconnière, 1941, p. 125. Dans la traduction
anglaise (Auguste Forel, Out ofMy Life and Work, Londres, Allen and Unwin, 1937, p. 157),
le paragraphe correspondant a été traduit de telle façon que l’incident devient incompréhen
sible. Dans une notice biographique sur Forel, Hans Steck n’hésite pas à écrire que Bechtereff
avait volé la découverte de Forel ; voir SchweizerArchivfur Neurologie und Psychiatrie, LXV
(1950), p. 421-425.
25. Auguste Forel, Mémoires, op. cit., p. 131-133.
26. Pasteur Vallery-Radot, Pasteur inconnu, Paris, Flammarion, 1954, p. 101-102.
296 Histoire de la découverte de l’inconscient
27. Wemer Leibbrandt, « Der Kongress », Medizinische Klinik, LVI (1961), p. 901-904.
28. Moritz Benedikt, Ans meinem Leben, op. cit.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 297
29. Voir Cyrus H. Gordon, Forgotten Scripts: How They Were Deciphered and Their
Impact on Contemporary Culture, New York, Basic Books, 1968.
298 Histoire de la découverte de l'inconscient
30. Geneviève Bianquis (Nietzsche devant ses contemporains. Textes recueillis et choisis,
Monaco, Éd. du Rocher, n.d.) a montré que Nietzsche n’était nullement aussi solitaire que le
voudrait la légende et qu’il avait, au contraire, des amis extrêmement dévoués.
31. Erich F. Podach, Friedrich Nietzsche ’s Werke des Zusammenbruchs, Heidelberg, Wolf
gang Rothe, 1961. Trad. franç. : L’Effondrement de Nietzsche, Paris, Gallimard, 1978.
32. Hans M. Wolff, Friedrich Nietzsche, Der Weg zum Nichts, Berne, Francke, Sammlung
Dalp, 1956.
33. Ludwig Klages, Die psychologischen Errungenschaften Nietzsches, Leipzig, A.
Barthes, 1926.
34. Karl Jaspers, Nietzsche, Einsfuhrung in das Verstandnis seines Philosophierens, Berlin,
De Gruyter, 1936, p. 105-146. Trad. franç. : Nietzsche, Introduction à sa philosophie, Paris,
Gallimard, 1950.
35. Alwin Mittasch, Friedrich Nietzsche als Naturphilosoph, Stuttgart, Alfred Krôner,
1952.
300 Histoire de la découverte de l’inconscient
ait jamais connu »36. Même ses idées sur le crime et le châtiment se sont avérées
profondément originales et particulièrement intéressantes dans la perspective de
la criminologie moderne37.
Alwin Mittasch a mis en lumière l’affinité entre les idées psychologiques de
Nietzsche et les découvertes contemporaines sur l’énergie physique. Nietzsche
transposa à la psychologie le principe de Robert Mayer sur la conservation et la
transformation de l’énergie. De même que l’énergie physique peut rester poten
tielle ou se voir actualisée, Nietzsche montra comment « un quantum d’énergie
(psychique) accumulée » pouvait attendre jusqu’à ce qu’il soit susceptible d’uti
lisation et comment, parfois, une cause déclenchante minime pouvait libérer une
puissante décharge d’énergie psychique. L’énergie mentale peut aussi être
volontairement accumulée en vue d’une utilisation ultérieure à un niveau supé
rieur. Elle peut aussi être transférée d’un instinct sur un autre. Nietzsche fut ainsi
conduit à considérer l’esprit humain comme un système de pulsions et à ne voir
finalement dans les émotions qu’un « complexe de représentations inconscientes
et de dispositions de la volonté ».
Ludwig Klages a défini Nietzsche comme un représentant éminent d’un cou
rant de pensée très répandu dans les années 1880, celui de la psychologie
« dévoilante » ou « démasquante », développé par Dostoïevski et par Ibsen dans
d’autres directions. Nietzsche s’acharnait à dévoiler en l’homme un être s’abu
sant lui-même et abusant aussi constamment ses semblables. « Par-delà tout ce
qu’une personne laisse apparaître, on peut toujours se demander : que veut-elle
cacher ? De quoi cherche-t-elle à détourner nos yeux ? A quel préjugé cela ren-
voie-t-il ? Jusqu’où va la subtilité de cette dissimulation ? Dans quelle mesure cet
homme s’abuse-t-il lui-même dans son action ? »38. Puisque l’homme se ment à
lui-même plus même qu’il ne ment aux autres, le psychologue se doit de chercher
à dévoiler ce que les gens veulent effectivement signifier, plutôt que de s’attacher
à ce qu’ils disent ou font. Ainsi la parole de l’Évangile : « Quiconque s’abaisse
sera élevé » devrait se traduire : « Quiconque s’abaisse cherche à être élevé »39.
Bien plus, ce que l’homme croit être ses propres sentiments et convictions n’est
souvent que la répétition de convictions ou de simples assertions de ses parents
et ancêtres. Nous tirons donc notre être de la folie de nos ancêtres tout autant que
de leur sagesse. Nietzsche ne se lasse pas de montrer comment tout sentiment,
toute opinion, toute attitude, conduite et vertu s’enracinent dans une illusion
volontaire ou dans un mensonge inconscient. Ainsi, « tout homme est l’être le
plus éloigné de lui-même », l’inconscient représente la composante essentielle de
l’individu, la conscience n’étant qu’une sorte d’expression chiffrée de l’incons
cient, « un commentaire plus ou moins fantaisiste d’un texte inconscient, peut-
être inconnaissable, mais qui n’en est pas moins profondément éprouvé »40.
36. Thomas Mann, Nietzsche ’s Philosophy in the Light ofContemporary Events, Washing
ton, Library of Congress, 1947.
37. Kurt Heinze, Verbrechen und Strafe bei Friedrich Nietzsche, Versuch einer Deutung
und Zusammenschau seiner Gedanken zum Strafrecht, Berlin, De Gruyter, 1939.
38. Friedrich Nietzsche, Morgenrôthe, in Nietzsche Werke, Taschen-Ausgabe, Leipzig,
Naumann, 1906, V, n° 523, p. 338.
39. Friedrich Nietzsche, Menschliches, AUzumenschliches, I, n° 87, op. cit., III, p. 91.
40. Friedrich Nietzsche, Morgenrôthe, op. cit., V, n° 119, p. 123.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 301
41. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, I, n’ 12, op. cit., III, p. 27.
42. Friedrich Nietzsche, Morgenrôthe, op. cit., VI, n° 312, p. 253-254.
43. Walter Kaufmann, Nietzsche - Philosopher - Psychologist - Antichrist, Princeton Uni
versity Press, 1950.
44. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, I, n° 107, op. cit., III, p. 110.
45. Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Bôse, IV, n° 75, op. cit., VIII, p. 95.
46. Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, II, n° 1, op. cit., VIII, p. 343.
47. Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Bôse, IV, n° 68, op. cit., VIII, p. 94.
302 Histoire de la découverte de l’inconscient
ainsi inconscients pour le sujet, ils se manifestent sous des formes déguisées,
en particulier celle de la fausse moralité48. La morale chrétienne, proclame
Nietzsche, n’est qu’une forme raffinée de ressentiment. C’est une morale d’es
claves incapables de se rebeller ouvertement contre leurs oppresseurs ; aussi ont-
ils choisi cette voie de rébellion détournée qui leur permet de se sentir supérieurs
en humiliant leurs ennemis. Le commandement chrétien, «Tu aimeras ton
ennemi », n’est qu’une façon subtile de pousser ses ennemis à bout, et représente
ainsi l’une des vengeances les plus cruelles. Max Scheler49 et Marafion50 repren
dront à Nietzsche son concept du ressentiment, en le modifiant et le développant.
La théorie de Nietzsche sur l’origine de la conscience morale lui avait été ins
pirée par son ami Paul Rée qui affirmait que la conscience avait sa source dans
l’impossibilité qui survint pour l’homme, à une époque donnée de l’histoire, de
décharger ses instincts d’agressivité51. Dans sa Généalogie de la morale,
Nietzsche, à la suite de Rée, décrit l’homme primitif comme « une bête féroce »,
une « bête de proie », « le magnifique animal blond rôdant, assoiffé de butin et de
victoire »52. Mais du fait de l’institution de la société humaine, les instincts de
l’homme sauvage et libre ne trouvèrent plus à s’exprimer au-dehors, aussi se
retournèrent-ils contre l’homme lui-même en s’intériorisant. Telle est l’origine
du sentiment de culpabilité, source, à son tour, de la conscience morale. Dans l’in
dividu, ce processus se trouve renforcé par les commandements moraux et les
inhibitions de tout genre. « Le contenu de notre conscience est constitué par tout
ce qui, dans notre enfance, nous a été imposé, sans explication et de façon répé
tée, par ceux que nous respections ou craignions [...] La foi dans l’autorité est la
source de toute conscience ; ce n’est pas la voix de Dieu dans le cœur de
l’homme, mais la voix de beaucoup d’hommes en lui »53. Par ailleurs, l’individu
porte en lui toutes sortes d’opinions et de sentiments qui lui venaient de ses
parents et ancêtres dont il fait néanmoins ses propres opinions et sentiments. « Ce
qui, chez le père, était encore mensonge, devient conviction chez le fils »54. Non
seulement les pères, mais aussi les mères, déterminent ainsi la conduite de l’in
dividu. « Chacun de nous porte en lui une image de la femme qui lui vient de sa
mère. En fonction de cette image, il sera déterminé à respecter ou à mépriser les
femmes ou encore à se montrer indifférent à leur égard »55.
Nietzsche explique les origines de la civilisation comme il avait expliqué
celles de la conscience morale : par une renonciation à l’assouvissement de nos
instincts. Nous reconnaissons ici l’ancienne théorie de Diderot et de ses émules.
La civilisation est identifiée à la maladie et à la souffrance de l’humanité,
parce qu’elle est « la conséquence d’un arrachement par la force à notre passé
48. Ceci est développé surtout dans Genealogie der Moral, op. cit.
49. Max Scheler, « Ûber Ressentiment und moralisches Werturteil », Zeitschriftfür Patho
psychologie, I (1911-1912), p. 269-368.
50. Gregorio Maranon, « Théorie des ressentiments », Merkur, VI, p. 241-249 ; Tiberius. A
Study in Resentment, Londres, Hollis and Carter, 1956.
51. Paul Rée, Der Ursprung der Moralischen Empfindungen, Chemnitz, Ernst Schmeitz-
ner, 1875.
52. Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, I, n’ 11, op. cit., Vin, p. 322.
53. Friedrich Nietzsche, Der Wanderer und sein Schatten, n’ 52, op. cit., IV, p. 230-231.
54. Friedrich Nietzsche, Der Antichrist, n 55, op. cit., X, p. 438.
55. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, I, n° 380, op. cit., III, p. 301.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 303
animal, [...] une déclaration de guerre contre les instincts ancestraux qui, jusque-
là, faisaient sa vigueur, son plaisir et sa grandeur »56.
Une des caractéristiques de la psychologie de Nietzsche est l’importance qu’il
accorde non seulement aux instincts d’agressivité, mais aussi à ceux d’autodes
truction. Entre autres manifestations, ceux-ci s’expriment, selon Nietzsche, dans
notre soif de connaissance : « La science est un principe ennemi de la vie et des
tructeur. La soif de vérité pourrait bien n’être qu’un désir de mort déguisée »57.
La science est l’affirmation d’un autre monde, elle est donc la négation de notre
monde, du monde de la vie.
Deux des idées proprement philosophiques de Nietzsche méritent ici une men
tion particulière : celle du surhomme et celle de l’étemel retour. Le concept de
surhomme a donné lieu aux interprétations les plus divergentes. Le surhomme de
Nietzsche n’a rien à voir avec l’image d’un individu excessivement fort et vigou
reux, doté de pouvoirs mystérieux. La notion de surhomme n’était pas nouvelle,
mais on discute encore de la signification précise que lui avait donnée
Nietzsche58. Une interprétation possible se réfère à l’affirmation de Nietzsche :
« L’homme est quelque chose qui doit être surmonté », premier message de
Zarathoustra dans ses prédications59. L’homme doit se conquérir lui-même, mais
comment et dans quel but ? Il se pourrait que l’homme souffre d’être écartelé
entre sa fausse moralité et ses instincts agressifs animaux profondément enra
cinés en lui. Pour résoudre ce conflit, l’homme doit rejeter toutes les valeurs éta
blies et faire l’expérience, en lui-même, de la poussée de ses instincts refoulés,
dans toute leur violence. Ainsi un homme assoiffé de vengeance devrait se griser
de tels sentiments ad nauseam, jusqu’à ce qu’il se sente prêt à abandonner, à
bénir et à honorer son ennemi60. Ayant ainsi réévalué toutes ses valeurs, l’homme
établira sa propre échelle de valeurs et sa propre moralité et vivra en accord avec
elles61. Cet homme, le surhomme, est maintenant fort et même dur, mais se
montre bienveillant à l’égard des faibles et se conforme à la règle morale la plus
élevée qui soit, celle de l’étemel retour62. Ce concept a donné lieu, lui aussi, à
bien des interprétations divergentes. Il ne faudrait pas le comprendre dans le sens
de « palingénésie cyclique » proclamée par certains philosophes anciens qui pen
saient que, étant donné la constitution physique de l’univers, les mêmes événe
ments devaient nécessairement se reproduire à intervalles donnés et ceci ad infi-
nitum. Selon W.D. Williams, l’idée de Nietzsche est la suivante :
56. Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, II, n° 16, op. cit., VIII, p. 380-381.
57. Friedrich Nietzsche, Die frôhliche Wissenschaft, n’ 344, op. cit., VI, p. 301.
58. Ernst Benz éd., Der Übermensch, Zurich, Rhein-Verlag, 1961. Julius Wolff, «Zur
Genealogie des Nietzsche’schen Übermenschen », Verôffentlichungen der Deutschen Akade-
mischen Vereinigung zu Buenos Aires, vol. I, n’ 2.
59. Fritz Ernst {Die romantische Ironie, Zurich, Schulthess, 1915, p. 125) a montré que
cette phrase célèbre se trouvait déjà dans Athenaum de Friedrich Schlegel.
60. Friedrich Nietzsche, Die frôhliche Wissenschaft, n 49, op. cit.,-VI, p. 111-112.
61. Telle est l’interprétation suggérée par Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche in sei-
nen Werken, Vienne, Cari Konegen, 1894, p. 205.
62. Nietzsche a insisté sur le lien qui unit les deux notions de « surhomme » et de « retour
étemel ».
304 Histoire de la découverte de l'inconscient
« Nous retournerons sans cesse non pas à une vie exactement identique à celle-
ci, mais à cette vie elle-même [...] Pour Nietzsche toute vie, la plus élevée comme
la plus basse, la plus noble comme la plus médiocre, la meilleure comme la pire,
est étemelle, que nous le voulions ou non [...] Nous pouvons voir dans cette idée
l’expression extrême de la conscience de notre responsabilité dernière en tant
qu’êtres humains, responsabilité à laquelle nous ne pouvons échapper. Nous
avons à répondre de tout instant de notre vie en le réactualisant dans
l’éternité »6364
.
C’est aussi ce que Nietzsche exprime dans cette formule concise : « Cette vie
— ta vie étemelle. » Nietzsche a associé les concepts de surhomme et d’étemel
retour. Le surhomme conforme sa vie au principe de l’étemel retour, vivant ainsi
sub specie ætemitatis : d’où l’effrayante grandeur de tout acte humain.
Nietzsche a dit un jour que tout système philosophique n’était rien d’autre, en
fin de compte, qu’une confession déguisée. « L’homme a beau s’enorgueillir de
son savoir et se croire aussi objectif que possible, en dernière analyse il ne livrera
jamais autre chose que sa propre biographie »M. C’est ce qui s’applique parfai
tement à Nietzsche lui-même, plus qu’à quiconque peut-être. Lou Andreas-
Salomé a été la première à comprendre les rapports étroits entre les troubles phy
siques et nerveux de Nietzsche et la productivité de son esprit65. Selon elle,
Nietzsche a passé par une série de cycles caractérisés par les phases successives
de maladie, de guérison s’accompagnant de nouvelles intuitions philosophiques,
d’une période d’euphorie, enfin, précédant la rechute suivante. Voilà qui sans
doute explique aussi sa conviction inébranlable qu’il apportait un nouveau mes
sage aux hommes et qu’il était le prophète d’une ère nouvelle — ce qui explique
rait également le succès fantastique des idées de Nietzsche dans l’Europe des
années 1890. Toute une génération était profondément imprégnée de la pensée
nietzschéenne — quelle que soit l’interprétation qu’elle en donnait — comme la
génération précédente avait été sous le charme du darwinisme. On ne saurait
surestimer, par ailleurs, l’influence de Nietzsche sur la psychiatrie dynamique.
Plus encore que Bachofen, Nietzsche peut être considéré comme la source
commune de Freud, d’Adler et de Jung.
Pour quiconque est familiarisé avec les idées de Nieztsche et celles de Freud,
la similitude de ces deux pensées est si évidente que l’influence du premier sur le
second ne saurait faire de doute. Freud parle de Nietzsche comme d’un philo
sophe « dont les hypothèses et les intuitions rejoignent souvent si étonnamment
les acquisitions laborieuses de la psychanalyse », ajoutant que pour cette raison il
avait longtemps évité de lire Nietzsche pour garder l’esprit libre de toute
influence extérieure66. Il convient cependant de rappeler qu’à l’époque de la
maturité de Freud, point n’était besoin d’avoir étudié Nietzsche pour être
imprégné de sa pensée ; il suffit de voir combien il était nommé, cité et discuté
dans tous les milieux, toutes les revues et tous les journaux.
63. W.D. Williams, Nietzsche and the French, Oxford, Basil Blackwell, 1952, p. 100.
64. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Allzumenschliches, I, n” 513, op. cit., III, p. 369.
65. Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche in seinen Werken, op. cit.
66. Sigmund Freud, Selbstdarstellung (1925), in Gesammelte Werke, XI, p. 119-182 ; Stan
dard Edition, XX, 60, V. Trad. franç. : Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1971.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 305
67. Friedrich Nietzsche, Zarathustra, I, « Von den Verachtem des Leibes », op. cit., VII, p.
46-48.
68. Friedrich Nietzsche, « Ailes Klagen ist Anklagen », in Der Wanderer und sein Schat-
ten, n, n” 78, op. cit., IV, p. 45.
69. Sigmund Freud, « Ihre Klagen sind Anklagen », in « Trauer und Melancholia », Inter
nationale Zeitschriftjürarztliche Psychothérapie, IV (1916-1917), p. 288-301.
306 Histoire de la découverte de l’inconscient
Comme nous l’avons déjà noté, l’Europe connut, aux environs de 1885, une
métamorphose rapide et profonde de son orientation intellectuelle. Ce mouve
ment se présentait comme une réaction contre le positivisme et le naturalisme et,
jusqu’à un certain point, un retour au Romantisme, d’où la qualification de Néo
73. Ika Thomese, Romantik und Neu-Romantik, La Haye, Martinus Nijhoff, 1923. Eudo C.
Mason, Rilke, Europe and the English-speaking World, Cambridge (G.-B.), Cambridge Uni-
versity Press, 1961, p. 67-80.
74. Heinz Mitlacher, « Die Entwicklung des Narziss-Begriffs », Romanisch-germanische
Monatsschrift, XXI (1933), p. 373-383.
308 Histoire de la découverte de l’inconscient
« Presque tous les auteurs de cette époque qualifiaient leur temps de période de
décadence. Et ce n’était pas là fantaisie de quelques excentriques, mais opinion
calculée de pathologistes, de philosophes et de critiques. [...] Vu dans la perspec
tive des ruines du présent, le XIXe siècle apparaît presque incroyablement massif,
accumulant les machines à vapeur, la fonte, et plein de confiance en soi, un peu à
la façon d’une de ses expositions internationales. C’était le siècle qui absorbait
les continents et conquérait le monde. [...] Pourquoi une telle époque, qui vivait
avec vigueur une vie ardente, a-t-elle perdu tant de temps à rêver avec tristesse de
sa propre « décadence », réelle ou imaginaire ? Que voilà bien un problème
étrange qui ne saurait recevoir de réponse simple »76.
75. Jules Romains, Souvenirs et confidences d’un écrivain, Paris, Fayard, 1958, p. 15-16.
76. A.E. Carter, The Idea ofDecadence in French Literature, 1830-1900, Toronto, Univer
sity of Toronto Press, 1958, p. 144-151.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 309
82. Malwida von Meysenbug, Memoiren einer Idealistin, Berlin, Auerbach, n.d., ni, p.
223-234.
83. Cette antithèse a été bien décrite par A.E. Carter, The Idea ofDecadence in French Lit
térature, op. cit.
84. Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés, Paris, Revue indépendante, 1888.
85. Arthur Schnitzler, Leutnant Gustl, Berlin, S. Fischer, 1901.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 311
de nos jours. La littérature obscène s’était à ce point multipliée que Jules Claretie,
dans une revue de l’année 1880, proposa l’épitaphe suivante : « Ci-gît 1880 —
l’année pornographique »86. L’érotisme imprégnait toute la littérature depuis ses
chefs-d’œuvre, les écrits raffinés d’un Anatole France et d’un Arthur Schnitzler,
jusqu’aux ouvrages les plus populaires destinés aux hommes sans culture. Une
abondante littérature médicale ou pseudo-médicale sur les perversions était aisé
ment accessible et trouvait la plus large audience. Bon nombre de romans de
cette époque s’attachaient également à décrire les perversions sexuelles sous une
forme plus ou moins voilée. C’est à cette époque que l’on donna à certaines de
ces perversions les noms qu’elles portent encore aujourd’hui : le sadisme, le
masochisme et le fétichisme — la description littéraire précédant souvent la des
cription scientifique. Mario Praz a mis en lumière le rôle joué par le vampirisme
au xixe siècle, notant que le type du « vampire mâle » (séducteur destructeur ou
tombeur) céda progressivement la place à celui de la « vamp » (la femme fatale)
vers la fin du siècle87. On vouait aussi un véritable culte à la prostituée : des
artistes comme Toulouse-Lautrec et Klimt représentaient ces femmes avec une
certaine tendresse ; des écrivains comme Maupassant, Wedekind, Wildgans et
Popper-Lynkeus les glorifiaient.
Cet esprit fin de siècle dominait surtout dans deux villes : Paris et Vienne. Les
historiens de la pensée soulignent que la génération qui avait entre 20 et 30 ans
en 1890 était l’une des plus riches que la France ait jamais connue. On assistait à
une véritable floraison de génies et d’hommes de talent en philosophie, en
sciences, dans les arts et en littérature, dans un foisonnement d’idées nouvelles et
contradictoires. Leurs aînés exprimaient parfois de l’appréhension devant cette
anarchie spirituelle ; ils ne se rendaient pas compte que cette fin de siècle n’était
qu’une mode passagère et que des formes de pensée originales étaient en gesta
tion. Des écrivains, comme Paul Morand, jetant un coup d’œil rétrospectif sur
cette période, sont enclins à n’y voir qu’une époque frivole n’ayant produit que
des banalités et insistent sur l’érotisme morbide qui imprégnait toute la vie88.
André Billy, cependant, souligne que cet érotisme, qu’il ne nie pas, était de qua
lité et qu’il était partie prenante à la recherche du bonheur, caractéristique de
cette époque89. Il estime que cette fin de siècle souffrait surtout d’une surabon
dance de richesses culturelles.
Vienne était l’autre grand centre de cette atmosphère fin de siècle. En
Autriche, l’idée de décadence qui s’était répandue sur toute l’Europe prenait une
signification particulière parce qu’elle se voyait appliquée à la monarchie et à
l’Empire dont beaucoup prévoyaient la chute et la désintégration prochaines.
Comme à Paris, la jeune génération viennoise se montrait extraordinairement
riche en talents et brillante. Le cercle « Jeune Vienne » comptait parmi ses
membres des poètes tels que Hermann Bahr, Richard Beer-Hofmann, Hugo von
Hofmannsthal, Richard Schaukal et Arthur Schnitzler. Là aussi le mal résidait
sans doute dans une surabondance d’idées et de richesses culturelles.
86. Jules Claretie, La Vie à Paris (1880), Paris, Victor Havard, 1881, p. 507.
87. Mario Praz, The Romantic Agony (traduit de l’italien), Londres, Oxford University
Press, 1933.
88. Paul Morand, 1900, Paris, Les Éditions de France, 1931.
89. André Billy, L’Époque 1900,1885-1900, Paris, Tallandier, 1953.
312 Histoire de la découverte de l'inconscient
La psychiatrie et la psychothérapie
vers la fin du XIXe siècle, bien des psychiatres avaient pris l’habitude de formuler
les troubles psycho-pathologiques en termes empruntés à l’anatomie cérébrale :
c’est ce qu’on appela la Himmythologie (mythologie cérébrale).
C’est à Emil Kraepelin (1856-1926) que revient le mérite d’avoir dépassé cette
orientation unilatérale, grâce à ses approches multiformes de la psychiatrie : neu
rologie, anatomie cérébrale, psychologie expérimentale, recours à des tests psy
chologiques nouvellement élaborés et enquête minutieuse sur toute la vie du
malade. Kraepelin est devenu le bouc émissaire de bon nombre de psychiatres
contemporains qui lui reprochent d’avoir eu pour seule préoccupation de coller
une étiquette diagnostique sur ses malades, sans rien faire ensuite pour les aider.
En réalité, il prenait le plus grand soin à assurer à chacun de ses malades le meil
leur traitement disponible à son époque et se montrait très humain à leur égard90.
Une de ses réalisations les plus importantes fut l’élaboration d’une nosologie et
d’une classification rationnelles des maladies mentales s’appuyant principale
ment sur les notions de « démence précoce » et de « psychose maniaque-dépres
sive ». Aux environs de 1900, on saluait en Kraepelin l’homme qui avait intro
duit de la clarté dans le domaine des maladies mentales, et la validité de son
système fut peu à peu reconnue partout.
Sur ces entrefaites, l’orientation psychologique représentée jadis par Neumann
et les autres Psychiker, qui n’avait sans doute jamais été totalement oubliée,
connut une reviviscence. A cet égard deux hommes méritent une mention parti
culière : Forel et Bleuler.
Auguste Forel (1848-1931) était doué d’une très forte personnalité et sa vie est
assez bien connue grâce à ses Mémoires91 et à une biographie d’Annemarie
Wettley92. Elle fut celle, typique, d’un jeune garçon souffrant de sentiments d’in
fériorité et trouvant une compensation au point de devenir un des savants les plus
éminents de son temps. Dans son enfance, il trouva cette compensation dans
l’étude des fourmis dont il devint probablement le meilleur spécialiste au monde.
Forel souhaitait vivement étudier les sciences naturelles mais choisit la médecine
pour des raisons pratiques. Il eut tôt fait de se signaler par ses découvertes sur
l’anatomie cérébrale, ce qui lui valut le poste de professeur de psy chiatrie à l’uni
versité de Zurich, fonction qui comportait en même temps la direction de l’hô
pital psychiatrique du Burghôlzli. Il y entreprit une réforme très nécessaire et
avec un tel succès que le Burghôlzli acquit une réputation mondiale. Forel se rat
tachait initialement à l’école des organicistes, mais son orientation évolua pro
gressivement. Il s’étonnait de ce que les psychiatres se montraient incapables de
guérir les alcooliques, alors que certains non-médecins y réussissaient. Il
demanda à l’un de ces profanes, le cordonnier Bosshardt, quel était son secret, et
celui-ci répondit : « Ce n’est pas étonnant, monsieur le Professeur, je ne bois pas
d’alcool, alors que vous en buvez »93. Cette réponse impressionna tellement
Forel qu’il signa lui-même un engagement d’abstinence, et dès lors il réussit à
90. Son premier ouvrage fut un plaidoyer contre la peine de mort Emil Kraepelin, Die Abs-
chaffung des Straftnasses, Stuttgart, F. Enke, 1880.
91. Auguste Forel, Rückblick aufmein Leben, Zurich, Europa-Verlag, 1935. L’édition fran
çaise est souvent plus complète : Mémoires, op. cit.
92. Annemarie Wettley, August Forel, ein Arztleben im Zwiespalt seiner Zeit, Salzbourg,
O. Millier, 1953.
93. Auguste Forel, Rückblick aufmein Leben, op. cit., p. 126-127.
314 Histoire de la découverte de l'inconscient
guérir les alcooliques. Ce premier pas amena Forel à comprendre que le secret
d’une thérapie efficace devait être cherché dans l’attitude personnelle du psycho
thérapeute. La seconde étape dans cette direction fut sa découverte de l’hypnose.
Ayant entendu parler des recherches de Bernheim, il se rendit immédiatement à
Nancy où il resta le temps nécessaire pour acquérir la technique du traitement
hypnotique qu’il introduisit à Zurich. D devint bientôt un des meilleurs spécia
listes de cette méthode. Il organisa un service de consultations externes, appli
quant également avec succès le traitement hypnotique à des malades atteints de
rhumatismes et de divers autres troubles physiques. Forel compta au nombre de
ses étudiants Eugen Bleuler (1857-1939), qui devint le plus célèbre des psy
chiatres suisses, et Adolf Meyer (1866-1950), qui devint le psychiatre le plus
réputé des États-Unis.
Eugen Bleuler94 est universellement connu pour sa théorie et sa description de
la « schizophrénie » (terme créé par lui pour remplacer l’expression « démence
précoce », dont la signification originelle n’était plus comprise)95. Il est à peu
près impossible de comprendre l’œuvre de Bleuler sans tenir compte des luttes
sociales et politiques dans le canton de Zurich au XIXe siècle. Eugen Bleuler était
né en 1857, à Zollikon, alors village de paysans, incorporé aujourd’hui dans la
banlieue de Zurich. Ses ancêtres avaient été paysans, mais son père était mar
chand en même temps qu’administrateur de l’école locale. Son père, son grand-
père et tous les membres de sa famille gardaient encore un souvenir très vivant de
l’époque où la population paysanne du canton était sous la domination des auto
rités de la ville de Zurich qui limitaient étroitement l’accession des paysans à cer
taines professions ou emplois, leur refusant toute ouverture à une éducation supé
rieure. Les paysans prenaient conscience de leur existence comme classe sociale,
tantôt sous une forme agressive ou révolutionnaire, tantôt d’une façon plus
modérée. Ils organisèrent des cercles de lecture et d’autres activités culturelles.
La famille de Bleuler avait pris part à ces luttes politiques qui aboutirent finale
ment, en 1831, à la reconnaissance de l’égalité des droits pour les paysans et à la
création de l’université de Zurich, en 1833, destinée à promouvoir le dévelop
pement intellectuel de la jeune génération paysanne. On fit appel à bon nombre
de professeurs étrangers pour occuper les postes que ne pouvaient assurer des
citoyens suisses.
Les premiers professeurs qui enseignèrent la psychiatrie à Zurich furent des
Allemands : Griesinger, Gudden et Hitzig. Ils furent aussi les premiers directeurs
de l’hôpital psychiatrique du Burgholzli. Certains se plaignirent de ce que ces
94. Aucune biographie d’Eugen Bleuler n’a été publiée jusqu’ici. Nous avons consulté :
Manfred Bleuler, « Eugen Bleuler, die Begründung der Schizophrenie-Lehre », in Gestalter
unserer Zeit, IV, Erfbrscher des Lebens, Oldenburg, Gerhard Stalling, n.d., p. 110-117. Jacob
Wyrsch, « Eugen Bleuler und sein Werk », Schweizerische Rundschau, XXXIX (1939-1940),
p. 625-627. Manfred Bleuler, « Geschichte des Burgholzli und der psychiatrischen Universi-
tatsklinik », in ZürcherSpitalgeschichte, Regierungsrat des Kantons Zurich, 1951, p. 317-425.
95. En 1852, Morel avait proposé l’expression « démence précoce » pour qualifier les
malades dont l’état mental s’altérait gravement, rapidement après la déclaration de la maladie.
(B.A. Morel, Études cliniques, 1,1952, p. 37-38). On pensait que toute maladie mentale abou
tirait tôt ou tard à un dérangement grave (appelé « démence » bien qu’il lui manquât la conno
tation actuelle de détérioration intellectuelle). Ainsi l’expression démence précoce signifiait
« dégradation mentale rapide ». Plus tard, on l’interpréta à tort comme « démence à un âge
précoce ».
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 315
hommes passaient plus de temps avec leurs microscopes qu’avec leurs malades,
et de ce qu’ils ne parvenaient pas à se faire comprendre de ceux-ci parce qu’ils ne
parlaient que le haut-allemand et ignoraient le dialecte local. Durant ses études
secondaires Bleuler entendit souvent ces plaintes. Il décida de devenir un psy
chiatre capable de comprendre les malades mentaux et de se faire comprendre
d’eux.
Dès qu’il eut obtenu son diplôme, Bleuler remplit les fonctions d’interne à l’hô
pital psychiatrique de la Waldau, près de Berne, où il fit preuve d’un dévouement
peu ordinaire à l’égard de ses malades. Il quitta ensuite la Suisse pour travailler
avec Charcot et Magnan à Paris, alla à Londres et à Munich, puis rejoignit
l’équipe du Burghôlzli qui était alors sous la direction de Forel. En 1866, Bleuler
fut nommé directeur de l’hôpital psychiatrique de Rheinau, immense asile abri
tant de vieux malades mentaux, et considéré comme l’une des institutions les
plus arriérées de la Suisse. Bleuler travailla à réformer cet hôpital et s’occupa de
ses malades avec un rare désintéressement. Célibataire, il vivait à l’intérieur
même de l’hôpital et consacrait tout son temps à ses malades, depuis les pre
mières heures du matin jusque tard dans la nuit, participant aux soins, organisant
des séances de thérapie rééducative et réalisant un contact affectif étroit avec
chacun de ses malades. Il parvint ainsi à comprendre remarquablement les
malades mentaux, connaissant les détails les plus intimes de leur vie intérieure.
De cette expérience, il devait tirer la substance de son ouvrage sur la schizophré
nie et de son manuel de psychiatrie.
En 1898, Bleuler fut désigné pour succéder à Forel à la tête du Burghôlzli. Ses
fonctions comprenaient également l’enseignement, ce qui lui permit de trans
mettre à ses étudiants les fruits de son expérience de Rheinau. Ces cours servirent
de base pour son grand ouvrage sur la schizophrénie qu’il publia tardivement en
191196. Pendant ce temps, il continuait ses recherches avec l’aide de son équipe
dont fit partie, après 1900, C.G. Jung.
Les idées de Bleuler sur la schizophrénie ayant souvent été mal comprises, il
n’est peut-être pas superflu d’en rappeler ici les grands traits. Le point de départ
de la théorie de Bleuler est son propre effort pour comprendre une catégorie de
malades que personne n’avait réussi à comprendre jusque-là, les schizophrènes.
Au cours des douze années passées à Rheinau où il vivait en permanence avec un
grand nombre de ces malades, il s’était non seulement entretenu avec eux dans
leur propre dialecte, mais s’était appliqué à comprendre le sens caché de leurs
paroles et de leurs hallucinations considérées comme absurdes. Bleuler parvint
ainsi à établir un « contact affectif » (affectiver Rapport) avec chacun de ses
malades. Cette approche clinique fut compliquée plus tard, à l’hôpital psychia
trique du Burghôlzli, par d’autres investigations, grâce au test des associations
verbales, sous la conduite de Jung, puis, plus tard encore, par le recours aux théo
ries psychanalytiques de Freud.
S’appuyant sur ses recherches cliniques, Bleuler développa une nouvelle théo
rie de la schizophrénie. Par opposition aux théories purement organicistes qui
prévalaient encore à cette époque, Bleuler professait une théorie que nous appel
lerions aujourd’hui organo-dynamique. La schizophrénie procédait, pensait-il,
96. Eugen Bleuler, Dementia Praecox, oder Gruppe der Schizophrenien, in G. Aschaffen
burg, Handbuch der Psychiatrie, spezieller Teil, 4. Abt., I, Vienne, F. Deuticke, 1911.
316 Histoire de la découverte de l’inconscient
97. Friedrich Schlegel, « Philosophie des Lebens » (1827), in Schriften und Fragmente,
Ernst Behler éd., Stuttgart, Krôner, 1956, p. 245-249.
98. Eugène Minkowski, La Schizophrénie, Paris, Payot, 1927, p. 249-265.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 317
111. Jacques Joseph Moreau (de Tours), Du hachisch et de l'aliénation mentale, Paris, For
tin, 1845.
112. Pierre Janet, Névroses et idées fixes, Paris, Alcan, 1898,1, p. 469.
113. Henri Ey et Hubert Mignot, «La psychopathologie de J. Moreau (de Tours)»,
Annales médico-psychologiques (1947), II, p. 225-241.
114. John Hughlings Jackson, « The Factors of Insanity », Medical Press and Circular
(1874), réédité in Selected Writings, Londres, Hodder and Stoughton, 1932,1, p. 411-421. Voir
aussi A. Stengel, « The Origin and the Status of Dynamic Psychiatry », British Journal of
Medical Psychology, XXVII, Pt. 41 (1954), p. 193-200.
320 Histoire de la découverte de l’inconscient
Dans les années 1880 et 1890, les recherches sur la psychologie et la psycho
pathologie sexuelles connurent un développement rapide. Bien que cette époque
ne soit pas tellement éloignée, il nous est difficile de nous en faire une image
exacte. On la présente habituellement, de façon très stéréotypée, comme une
époque d’ignorance sexuelle, de refoulement et d’hypocrisie, qui frappait d’un
tabou toutes les questions d’ordre sexuel. Un examen plus attentif révèle cepen
dant que, dans les années 1880, l’« hypocrisie victorienne » appartenait déjà très
largement au passé, tout en subsistant, il est vrai, dans certains milieux bourgeois
« comme il faut ». L’image stéréotypée que nous nous faisons de cette époque
s’explique sans doute par une méconnaissance de certains faits : ainsi le code
social voulait que les gens se montrent plus discrets que de nos jours dans leurs
allusions aux questions sexuelles, et certains sujets, comme l’homosexualité,
étaient généralement passés sous silence. Le refoulement sexuel, trait considéré
comme caractéristique de cette époque, n’était le plus souvent que l’expression
de deux faits : la faible diffusion des contraceptifs et la crainte des maladies
vénériennes. La blennorragie entraînait plusieurs mois de traitement pénible ;
quant à la syphilis, le malade en restait habituellement atteint pour le restant de
ses jours, avec la menace d’une terminaison par la paralysie générale. La syphilis
était la source d’innombrables drames dont nous retrouvons l’écho dans certaines
œuvres littéraires comme Les Revenants d’Ibsen, Les Avariés de Brieux et les
poèmes d’Anton Wildgans. Mais la littérature était incapable d’exprimer toute
l’horreur de certaines tragédies individuelles. Lejeune Nietzsche qui, à l’âge de
20 ans, s’était arrêté pour une nuit à Cologne, en février 1865, et qui s’était laissé
entraîner par inadvertance dans une maison de prostitution y contracta la syphilis
dont il ne guérit jamais. La maladie continua à évoluer insidieusement jusqu’à la
paralysie générale et à la catastrophe de 1889115. Les maladies vénériennes
étaient d’autant plus dangereuses que la prostitution était très répandue et que les
prostituées étaient presque fatalement contaminées. Nous avons peine à imaginer
aujourd’hui l’horreur inspirée par la syphilis à cette époque, d’autant plus qu’elle
était susceptible de se transmettre à la génération suivante sous forme de « syphi
lis héréditaire » — autour de laquelle on avait créé un mythe cauchemardesque et
à laquelle les médecins attribuaient toutes les maladies dont ils ignoraient la
cause. Ainsi, quand Freud voyait dans la syphilis héréditaire l’une des causes
essentielles des névroses, il ne faisait que refléter une opinion courante dans les
milieux médicaux de l’époque.
Cette époque fut aussi marquée par la lutte pour la reconnaissance des droits
des femmes. Le mouvement féministe remonte à Mary Wolstonecraft et à cer
tains révolutionnaires français de la fin du xviii' siècle, mais il avait mis long
temps à s’étendre.
Entre 1880 et 1900, la lutte reprit avec une vigueur nouvelle, encore que la plu
part des contemporains la qualifiassent d’idéaliste et de désespérée. Elle aboutit
115. Hellmut Walther Brann, Nietzsche und die Frauen, Leipzig, Félix Meiner, 1931, p.
139-140, 207-208. Thomas Mann a transposé cet incident dans son roman Doktor Faustus,
Stockholm, Bermann-Fischer, 1947, chap. 16 et 17. Trad. franç. : Le Docteur Faustus, Paris,
Albin Michel, 1975.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 321
116. Moebius, Über den physiologischen Schwachsinn des Weibes, Halle, C. Marhold,
1901.
117. Lester Ward cité par Samuel Chugerman, in Lester F. Ward, The American Aristotle,
Durham, Duke University Press, 1939, p. 378-395. Ashley Montague, The Natural Superiority
ofWomen, Londres, Macmillan, 1953.
118. Jules Michelet, La Femme, in Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1860, vol.
XXXIV, p. 605.
322 Histoire de la découverte de l’inconscient
Durant les deux dernières décennies du XIXe siècle, ces discussions firent sur
gir bien des idées nouvelles dont beaucoup trouveront leur place dans les théories
des psychiatres dynamiques plus récentes. Une des idées favorites de cette
époque était que l’homme, au lieu de voir la femme telle qu’elle est effective
ment, projette sur elle un certain nombre d’images que l’on pourrait classer en
trois catégories : l’idéal imaginaire ; des images empruntées à son propre passé ;
ce que nous pourrions appeler des images archétypiques. E.T.A. Hoffmann,
Achim von Amim et d’autres romantiques avaient déjà longuement décrit le
caractère imaginaire et illusoire de l’image de l’aimée telle que la voit l’amant et
avaient épilogué sur les conséquences destructrices de ces illusions. Spitteler fera
du conflit entre la femme illusoire et la femme réelle le thème de son roman
Imago qui suscita l’admiration de Freud et de Jung et dont le titre fournit à la psy
chanalyse un de ses termes favoris119. Un autre thème était celui de l’influence
durable du premier amour, qu’il ait été consciemment oublié ou non. Dans Les
Disciples à Sais, Novalis avait déjà raconté l’histoire d’un jeune homme errant de
par le monde à la recherche de l’objet de sa vision ; quand il arrive finalement au
temple d’Isis, l’objet lui en est révélé et il reconnaît sa jeune amie d’enfance120.
Le thème de ce roman anticipe celui de la Gradiva de Wilhelm Jensen que Freud
admirait tellement qu’il lui consacra un commentaire121. D’autres, tel Nietzsche,
voyaient dans la mère la figure idéale dont l’homme faisait son guide. Karl Neis-
ser affirmait que si une femme voulait se faire aimer d’un homme, il lui fallait
ressembler à ses aïeules, à ces femmes qui avaient jadis suscité l’amour chez ses
ancêtres122. Ce que Neisser s’efforçait d’expliquer en une centaine de pages de
réflexions psychologiques, Verlaine l’exprime admirablement dans son sonnet,
« Mon rêve familier », conception finalement assez proche de celle de Y anima de
Jung. Un troisième thème favori voulait que l’homme projette sur la femme l’une
des nombreuses images toutes faites qu’il porte en lui : celles du simple objet
sexuel, de la femme fatale, de la muse, de la vierge-mère — toutes images rele
vant de ce que Jung appellera des archétypes. Plusieurs de ces archétypes furent
l’objet de longues discussions.
Une de ces images archétypiques (ou Frauenphantome, comme on les appelait
dans les pays de langue allemande) était celle de la femme pur objet sexuel,
image que l’on pourrait suivre de Luther à Schopenhauer et que ressuscitèrent à
cette époque les écrits de Laura Marholm : la femme est faite pour satisfaire les
désirs de l’homme, c’est là la seule signification de sa vie123. Cette idée sera déve
loppée et poussée à l’extrême par Weininger dans Sexe et Caractère124. Il préten
dait que la femme n’avait ni intelligence, ni caractère, ni relation aucune avec le
monde des idées ni avec Dieu. Elle est un individu, non une personne, le sexe est
l’essence de son être, elle est une prostituée-née, et, en prenant de l’âge, elle
induit les femmes plus jeunes à suivre la même voie qu’elle. Le livre de Weinin-
125. Hugues Rebell, Les Inspiratrices, Paris, Dujarric, 1902. Édouard Schuré, Femmes ins
piratrices et poètes annonciateurs, Paris, Perrin, 1908.
126. Emil Reicke, Malwida von Meysenbug, Berlin et Leipzig, Schuster und Loeffler, 1911.
127. Malwida von Meysenbug, Memoiren einer Idealistin, 3 vol., Berlin, Auerbach, n.d. ;
Das Lebensabend einer Idealistin, Berlin et Leipzig, Schuster und Loeffler, 1911.
128. Ria Claassen, « Das Frauenphantom des Mannes », Zürcher Diskussionen, Flugblat-
ter aus dem Gesamtgebiet des modemen Lebens, vol. I, n° 4 ( 1897-1898).
129. Auguste Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future (1886), in Œuvres complètes, Paris,
Mercure de France, 1922, vol. I.
324 Histoire de la découverte de l’inconscient
dont le vide intérieur est comblé par l’esprit d’une morte, Hadaly, destinée à
devenir la femme inspiratrice du héros du roman. Il est significatif de l’esprit de
l’époque que l’auteur ait fait également appel aux thèmes du dédoublement de la
personnalité et du spiritisme dans cette œuvre de science-fiction typique de ces
années.
Tandis que se développaient toutes ces discussions psychologiques sur les
sexes, les biologistes, de leur côté, cherchaient de nouvelles voies d’approche du
même problème dans leurs laboratoires. Un progrès décisif avait été accompli
aux environs de 1830 quand Baer, en Allemagne, et d’autres chercheurs après lui
avaient découvert et éclairci le phénomène de l’ovulation. Michelet, en France,
souligna l’importance de ces découvertes pour la compréhension de la psycho
logie de la femme et les vulgarisa dans un style quelque peu romantique130. Plus
tard, dans les années 1880, les physiologistes commencèrent à jeter les bases de
l’endocrinologie et, le 1er juin 1889, le physiologiste Brown-Séquard, alors âgé
de 72 ans, présenta une communication à la Société de biologie de Paris sur les
effets produits sur l’homme par des injections sous-cutanées d’un produit extrait
de testicules de cobayes et de chiens131. Il rapporta qu’il avait fait une série de
huit injections de ce produit à un vieillard qui subit de ce fait un extraordinaire
rajeunissement physiologique et psychologique. Le sujet d’expérience avait été
Brown-Séquard lui-même, et les auditeurs qui le connaissaient fi' ;nt forcés de
reconnaître qu’il semblait avoir rajeuni de vingt ans. On savait depuis des siècles,
en observant les castrats, que les glandes sexuelles mâles contenaient un produit
ayant une action puissante sur l’organisme et suscitant, en particulier, l’agressi
vité. On avait maintenant la preuve de l’action « dynamogène » de cette sécrétion
glandulaire et la découverte ultérieure de l’hormone mâle elle-même en apporta
la confirmation. Brown-Séquard souligna le parallélisme entre le phénomène
physiologique et les effets psychologiques. Tel fut peut-être le point de départ de
la théorie freudienne de la libido, d’abord conçue comme un phénomène psycho
biologique reposant sur une substance chimique inconnue.
L’approche psychologique dans l’étude des phénomènes sexuels s’avéra tout
aussi féconde, mais deux remarques s’imposent ici. D’abord, il arrive assez fré
quemment, dans l’histoire des sciences, que certains faits soient communément
admis par les savants de telle discipline, alors que d’autres les ignorent totale
ment : certains faits pouvaient être parfaitement connus des gynécologues et
ignorés des neurologues, parfaitement connus des éducateurs et ignorés des
médecins. L’autre remarque porte sur la longue survie de certaines erreurs, dès
lors qu’elles ont pris racine dans les mentalités. C’est ainsi qu’aux xvnr et XIXe
siècles circulaient quantité d’idées fausses sur les prétendus dangers de la mas
turbation que l’on rendait responsable de graves troubles médullaires ou céré
braux, ou encore de l’hébéphrénie. Vers la fin du xix® siècle, ces affirmations
furent remises en question, mais elles ne disparurent pas pour autant de la litté
rature populaire ni même de la littérature scientifique. On admettait communé
130. Jules Michelet, La Femme (1860), in Œuvres complètes, op. cit., vol. XXXIV, p. 13-
17.
131. E. Brown-Séquard, « Des effets produits chez l’homme par des injections sous-cuta
nées d’un liquide retiré des testicules frais de cobayes et de chiens », Comptes rendus hebdo
madaires des séances et Mémoires de la Société de biologie, 9e série, I (1899), p. 415-419.
A l’aube d’une nouvellepsychia'rie dynamique 325
132. P.J.C. Debreyne, Essais sur la théologie morale considérée dans ses rapports avec la
physiologie et la médecine, Paris, Poussielgue-Rusand, 1844 ; Moechialogie. Traité sur les
péchés contre le sixième et le neuvième commandement du Décalogue, 2e éd., Paris, Pous
sielgue-Rusand, 1846.
133. Mgr Dupanloup, De l’éducation, 3 vol., Paris, Douniol, 1866. Voir I, p. 86, III, p. 444-
460.
134. Jules Michelet, Nos Fils (1869), in Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1895, vol.
XXXI, p. 283-588.
135. La fréquence de la masturbation chez les enfants, et de son substitut, la succion du
pouce, était également connue des sexologues contemporains. Voir Hermann Rohleder, Vor-
lesunguen iiber Sexualtrieb und Sexualleben des Menschen, Berlin, Fischer, 1941. Albert
Fuchs, « Zwei Fàlle von sexueller Paradoxien », Jahrbuch filr Psychiatrie und Neurologie,
XXIII (1903), p. 206-213.
326 Histoire de la découverte de l’inconscient
L’étude médicale et psychiatrique des déviations sexuelles fit, elle aussi, des
progrès décisifs après 1880, mais cette étude n’était pas une nouveauté136. Depuis
des siècles, les spécialistes de théologie morale en avaient longuement traité :
ainsi Sanchez, au xvn® siècle, dans son De Sancto Matrimonii Sacramento,
énorme ouvrage impressionnant, dont bien des curés possédaient une version
abrégée137. Au xvin * siècle, un ouvrage d’Alphonse de Liguori connut une
audience encore plus large138. Du point de vue théologique du péché, Liguori fai
sait une distinction entre les actes « conformes à la nature » comme le viol,
l’adultère, l’inceste, et les actes « contre-nature » comme la sodomie et la bestia
lité. Il faisait par ailleurs une différence entre les actes « consommés » et les actes
« non consommés » (ceux-ci comportant toute une gamme allant des pensées
impures et des mots obscènes aux contacts physiques sans consommation effec
tive). Cette classification fut élargie par le Père Debreyne qui, du fait qu’il était
également médecin, insista sur les aspects physiologiques et à ce titre pourrait
être considéré comme un des pionniers de la pathologie sexuelle.
Rémy de Gourmont disait que la pathologie sexuelle avait puisé à deux
sources principales : les ouvrages des théologiens catholiques et ceux des auteurs
pornographiques. Mais la littérature avait fini par aborder les questions sexuelles
d’une façon objective et non pornographique. Jean-Jacques Rousseau (1712-
1778) assurait, dans ses Confessions, fournir un compte rendu complet et sincère
des expériences les plus intimes de sa vie, y compris ses expériences sexuelles
concernant la masturbation, l’inhibition sexuelle, l’exhibitionnisme et le maso
chisme moral. A une génération de là, Restif de La Bretonne (1734-1806) décri
vit son fétichisme dans plusieurs de ses romans, en particulier dans Monsieur
Nicolas. Le marquis de Sade (1740-1814), issu d’une famille aristocratique fran
çaise, était un psychopathe aux mœurs dissolues, mais à l’intelligence brillante,
qui, par suite de ses conflits avec la loi, passa quatorze années en prison et treize
années en asile139, n consacra ses loisirs forcés à écrire des romans qui passèrent
longtemps pour très ennuyeux. Récemment on a voulu voir en lui un génie pro
fond et un grand pionnier en pathologie sexuelle. Il faut cependant se rappeler
qu’il avait passé son enfance et sa jeunesse chez son oncle, l’évêque de Sade,
homme riche et cultivé. Si le jeune Sade a lu les traités de théologie morale qu’il
pouvait trouver dans la riche bibliothèque de son oncle, il aura pu en tirer une
bonne partie de ses conceptions les plus originales relatives à la pathologie
sexuelle. Parmi les auteurs plus récents, Léopold von Sacher-Masoch (1836-
1895) décrivit ses propres tendances sexuelles anormales dans plusieurs romans,
surtout dans La Vénus à la fourrure140. Le héros de ce roman est assoiffé d’hu
miliations de la part de la femme qu’il aime et se sent attiré de façon morbide par
ses fourrures.
En 1844, un médecin russe, Kaan, publia un traité en latin, Psychopathia
Sexualis, décrivant sommairement les transformations du nisus sexualis (instinct
136. L’histoire de la pathologie sexuelle a été exposée par Maurice Heine, Confessions et
observations psychosexuelles tirées de la littérature médicale, Paris, Crès, 1936, et Annemarie
Wettley, Von der « Psychopathia Sexualis » zur Sexualwissenschaft, Stuttgart, Enke, 1959.
137. Thomas Sanchez, De Sancto Matrimonii Sacramento, 3 vol., Anvers, 1607.
138. Alphonse de Liguori, in Œuvres, Paris, Vivès, 1877, IX, p. 217-223.
139. Gilbert Lely, Vie du marquis de Sade, 2 vol., Paris, Gallimard, 1957.
140. Léopold von Sacher-Masoch, Venus in Pelz, Dresde, Dohm, 1901.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 327
147. Ernest-Charles Lasègue, « Les exhibitionnistes », Union médicale (mai 1877), cité par
R. Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis, Stuttgart, Enke, 1893, p. 380.
148. Alfred Binet, « Le fétichisme dans l’amour », Revue philosophique, XII (1877), II, p.
143-167.
149. Ernest Chambard, Du somnambulisme en général, thèse méd. (Paris, 1881), n’ 78,
Paris, Parent, 1881, p 55-65.
150. Wilhelm Bôlsche, Dos Liebesleben in derNatur, 3 vol., léna, Diederichs, 1898-1902.
151. Moritz Benedikt, Aus meinem Leben, Erinnerungen und Erorterungen, op. cit.,p. 163.
A l’aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 329
également, le partage n’était pas toujours net entre les écrits des psychiatres pro
fessionnels et ceux de déviants sexuels essayant de défendre leur cause.
On discutait beaucoup à cette époque du caractère inné ou acquis de ces dévia
tions sexuelles. On note, là encore, une différence de perspective selon le champ
d’activité des intéressés. Pour les éducateurs, le problème était simple : ils
voyaient dans l’homosexualité la conséquence quasi naturelle de certaines cir
constances défavorables marquant les adolescents et les jeunes gens. H en était de
même dans l’armée, la marine et les prisons. Krafft-Ebing, expert médico-légal,
qui avait eu l’occasion d’étudier les cas les plus graves d’anomalies sexuelles
soumis aux tribunaux et qui avait été influencé par la théorie de la dégénéres
cence de Morel et Magnan, était porté à attribuer les perversions sexuelles les
plus graves à un facteur constitutionnel. Au début, bien des psychiatres partagè
rent cette opinion ; mais l’idée que des causes psychologiques pouvaient être à
l’origine des perversions sexuelles faisait progressivement son chemin. On fit
remonter l’origine de maintes perversions à un événement particulier de l’en
fance. Rousseau avait déjà raconté comment une fessée qu’il avait reçue d’une
jeune femme à l’âge de 8 ans avait été le point de départ de ses anomalies
sexuelles. Binet, sans dénier tout rôle à une prédisposition congénitale, relevait
dans l’histoire de ses fétichistes certains événements qui avaient donné à la per
version sa forme caractéristique. En 1894, Féré rapporta l’histoire de deux
femmes qui, dans leur première enfance, avaient été l’objet d’attouchements
sexuels de la part de domestiques, sans conséquences immédiates, mais chez qui
était apparue ultérieurement, à la suite d’événements épuisants, une déviation
sexuelle152. Féré pensait que la séduction sexuelle exercée sur de jeunes enfants
pouvait avoir les mêmes effets. En 1901, Moll dénonça le danger des châtiments
corporels infligés à de jeunes enfants, estimant qu’ils pouvaient devenir source
de stimulation sexuelle chez le maître, chez les condisciples assistant au châti
ment, et surtout chez l’enfant puni sur qui cette expérience pouvait exercer une
influence durable153.
Theodor Meynert affirmait que certaines situations vécues dans la petite
enfance pouvaient engendrer plus tard des déviations sexuelles154. Son expé
rience clinique, dit-il, l’avait conduit à admettre que l’homosexualité avait tou
jours une origine acquise. A titre d’exemple, il rapporte l’histoire d’un homme
incliné à l’homosexualité et dont la mère, jeune veuve, avait souvent invité de
jeunes garçons de l’âge de son fils pour lui tenir compagnie, tout en laissant
paraître ses propres sentiments érotiques à leur égard. Il lui suffisait dès lors de
suivre l’exemple de sa mère pour se sentir attiré par son propre sexe. Meynert
rapporte aussi l’histoire d’un nécrophile dont la déviation remontait à son travail
dans une morgue où il avait éprouvé sa première excitation sexuelle à la vue de
cadavres de femmes nues.
L’idée s’imposa de plus en plus que les troubles sexuels pouvaient avoir leur
source dans des causes psychologiques inconscientes remontant à l’enfance. Dal-
152. Charles Féré, « Contributions à l’histoire du choc moral chez les enfants », Bulletin de
la Société de médecine mentale de Belgique, LXXIV (1894), p. 333-340.
153. Albert Moll, « Über eine wenigbeachtete Gefahr der Prügelstrafe bei Kindem », Zeits
chriftfur Psychologie und Pathologie, 111(1901), p. 215-219.
154. Theodor Meynert, Klinische Vorlesungen über Psychiatrie auf wissenschaftlichen
Grundlagen, Vienne, Braunmüller, 1889-1890, p. 185.
330 Histoire de la découverte de l’inconscient
pas physiques160. En 1868, il étaya cette théorie d’observations cliniques sur les
rapports entre l’hystérie et les troubles de la libido (ainsi qu’il l’appelait) en
publiant quatre cas d’hystérie masculine qu’il attribuait à de mauvais traitements
subis dans l’enfance, et qu’il estimait justiciables d’une psychothérapie161. En
1891 et dans les années suivantes, il décrivit ce qu’il appelait la « seconde vie »,
affirmant l’existence et l’importance d’une vie secrète chez bien des gens, en par
ticulier chez les femmes, et soulignant le rôle pathogène d’un secret qui, selon
lui, concernait presque toujours tel ou tel aspect de la vie sexuelle du patient162.
Benedikt donnait des exemples d’états hystériques graves rapidement guéris par
la confession de ces secrets pathogènes, ce qui procurait au patient la possibilité
de régler ensuite tous ses problèmes.
Quant à l’autre forme de névrose alors très répandue, la neurasthénie, la plu
part des spécialistes l’attribuaient encore habituellement à la masturbation, mais
on pensa aussi de plus en plus à d’autres causes sexuelles, en particulier au coïtus
interruptus163. Alexander Peyer, médecin de Zurich, citait une douzaine d’auteurs
qui partageaient cette opinion avec lui. Peyer attribuait également une variété
d’asthme à divers troubles de la sphère sexuelle, en particulier, à nouveau au coï
tus interruptus164.
On discutait aussi fréquemment des différentes réactions susceptibles de se
manifester quand les instincts sexuels ne trouvaient pas à se satisfaire — outre les
manifestations psychotiques et névrotiques classiques. Le criminologue autri
chien Hanns Gross s’intéressa particulièrement à ce problème, parce qu’il pensait
que l’instinct sexuel frustré pouvait, dans certaines circonstances, devenir le
point de départ d’actes criminels et que les enquêteurs judiciaires devaient donc
être informés des divers masques sous lesquels pouvait se cacher la sexualité165.
L’un d’eux, disait-il, est la fausse piété ; un autre est l’ennui, c’est-à-dire un vide
intérieur que la vie, même la plus active, est incapable de remplir. Il en décrivait
un troisième, la « vanité morbide », et un quatrième, le ressentiment. On discutait
aussi beaucoup pour savoir si l’abstinence sexuelle pouvait être nocive. La plu
part des auteurs pensaient qu’elle l’était. Krafft-Ebing, cependant, était l’un des
rares à penser que l’abstinence sexuelle n’était nocive que lorsque les individus
étaient prédisposés : ses effets pouvaient alors aller de la simple agitation ou de
l’insomnie à de véritables hallucinations166.
On discutait tout autant des métamorphoses normales ou supérieures de l’ins
tinct sexuel. Chose curieuse, Gall, promoteur d’une psychologie fondée sur
l’étude des instincts, n’en rejetait pas moins cette idée, s’exclamant : « Qui ose
rait faire dériver la poésie, la musique et les arts graphiques d’un état des organes
de la génération ? »167. Ostwald, dans ses biographies de grands savants, souli
gnait que leur vie amoureuse n’avait eu que fort peu d’importance et n’avait
exercé aucune influence sur leurs découvertes168. Mais Metchnikoff, suivi par la
majorité des auteurs, croyait en l’importance de la sexualité sur la créativité des
génies et avait réuni de nombreux documents à ce sujet169.
Certains allèrent même plus loin, attribuant une origine sexuelle au sentiment
du beau. Espinas présente une théorie du sentiment esthétique issu de la compé
tition entre les mâles pour séduire les femelles, recourant au plumage, au chant et
aux danses, et des efforts des femelles cherchant à se rendre séduisantes pour les
mâles170. Nietzsche écrivait que « chaque forme de beauté incite à la reproduc
tion — c’est là son effet spécifique depuis la plus basse sensualité jusqu’à la plus
haute spiritualité »171. Steinthal estimait qu’au cours de son ascension depuis le
monde animal, l’homme avait vu une partie de son instinct sexuel transformée en
sens de la beauté172. Moebius proclamait que tout ce que nous trouvons beau dans
la nature dérive de l’instinct sexuel et que le sentiment esthétique lui-même est
directement en rapport avec lui173. Santayana affirmait que l’instinct sexuel irra
diait jusque dans la religion, la philanthropie, l’amour de la nature et des ani
maux, ainsi que dans le sentiment esthétique174. Naumann disait que « la vie
sexuelle est la source primitive et toute-puissante de toute activité esthétique
comme de tout plaisir »175. Yijô Him, plus modéré, voyait dans l’instinct sexuel
l’un des quatre facteurs fondamentaux à l’origine de l’art et attribuait à l’érotisme
une fonction de sélection dans l’évolution et de stimulant affectif176. Rémy de
Gourmont estimait que ni les hommes ni les femmes n’étaient beaux en eux-
mêmes, la femme encore moins que l’homme. Si le corps féminin était devenu
l’incarnation de la beauté, c’était par suite d’une illusion sexuelle de l’homme177.
Bref, cette idée de l’origine sexuelle du sentiment de beauté se retrouvait un peu
partout et s’accordait parfaitement à l’esprit général de l’époque.
On entreprit aussi, à cette même époque, d’étudier les étapes de l’évolution de
l’instinct sexuel, dans l’histoire de l’espèce humaine et dans la vie de l’individu.
En 1894, Dessoir décrivit l’évolution de l’instinct sexuel chez les jeunes. Ils
passent, dit-il, par une phase d’indifférenciation, suivie d’une phase de différen
ciation les conduisant soit normalement à l’hétérosexualité, soit anormalement à
167. J.-F. Gall, Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, Paris,
Baillière, 1925, III.
168. Wilhelm Ostwald, Grosse Marner, Leipzig, Akademische Verlagsgesellschaft, 1909.
169. Elie Metchnikoff, Souvenirs. Recueils d’articles autobiographiques, Moscou, Édi
tions en langue étrangère, 1959, p. 261.
170. Alfred Espinas, Des sociétés animales, Paris, Baillière, 1877.
171. Friedrich Nietzsche, Gotzendammerung, X, 22.
172. H. Steinthal, Einleitung in die Psychologie und Sprachwissenschaft, 2, Aufl. I, Berlin,
Dümmler, 1881, p. 351-353.
173. P.J. Moebius, Über Schopenhauer, Leipzig, J.A. Barth, 1899, p. 204-205.
174. George Santayana, The Sense ofBeauty, New York, C. Scribner’s Sons, 1896, p. 57-
60.
175. Gustav Naumann, Geschlecht und Kunst, Leipzig, Haessel, 1899.
176. Yrjô Him, Origins ofArt, Londres, Macmillan Co., 1900.
177. Rémy de Gourmont, « La dissociation des idées », réédité dans La Culture des idées,
Paris, Mercure de France, 1900, p. 98-100.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 333
178. AlbertMoll, Untersuchungen über die Libido Sexualis, Berlin, Komfeld, 1898.
179. Max Dessoir, « Zur Psychologie der Vita Sexualis », Allgemeine Zeitschrift fur Psy
chiatrie, L (1894), p. 941-975.
180. Theodor Meynert, Klinische Vorlesungen über Psychiatrie auf wissenschqftlichen
Grundlagen, op. cit., p. 195.
181. Moritz Benedikt, Elektrotherapie, op. cit. Le mot « libido » revient neuf fois dans les
pages 448 à 454.
182. Richard von Krafft-Ebing, « Über Neurosen und Psychosen durch sexuelle Absti-
nenz », loc. cit. Le mot « libido » revient trois fois dans les pages 1 à 6.
183. Otto Effertz, Über Neurasthénie, New York, 1894.
184. Albert Eulenburg, Sexuale Neuropathie, génitale Neurosen und Neuropsychosen der
Manner und Frauen, Leipzig, Vogel, 1895.
185. Lucien Arréat, « Sexualité et altruisme », Revue philosophique, XXII (1886), II, p.
620-632.
334 Histoire de la découverte de l’inconscient
186. Joseph Ennemoser, « Das Wesen des Traumes ist ein potentielles Geniusleben », in
Der Magnetismus im Verhaltnis zur Natur und Religion, Stuttgart et Tübingen, Cotta, 1842, p.
335-336.
187. Ignaz Troxler, Blicke in das Wesen des Menschen, Aarau, Sauerlander, 1812.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 335
Le livre de Schemef, La Vie du rêve, parut en 1861, unique volume d’une série
de huit projetée, qui devaient rendre compte de huit découvertes concernant la
vie psychique188. Ce livre n’a jamais été très populaire. Certains lui reprochaient
le caractère romantique de son introduction sur l’âme qui se révèle dans les rêves
« comme un amant à sa bien-aimée ». D’autres étaient rebutés par la sécheresse
du texte et par une propension, qui leur semble excessive, pour la classification.
Ajoutons qu’il s’agit d’un ouvrage très condensé, de surcroît très difficile à trou
ver, et l’on comprendra qu’il soit si rarement lu de nos jours. Schemer commence
son investigation par ce que nous appellerions aujourd’hui une phénoménologie
des rêves. Dans les rêves, dit-il, la lumière exprime la pensée claire et la vigueur
de la volonté, tandis que le clair-obscur exprime des sentiments imprécis. Il
décrit aussi les différentes étapes que connaît le rêve, lors de l’endormissement,
du sommeil profond et de l’éveil. En ce qui concerne l’organisation interne du
rêve, il distingue la décentralisation (que nous appellerions aujourd’hui dissolu
tion ou régression) et les manifestations positives de l’imagination onirique. Son
idée essentielle, c’est que l’activité psychique s’exprime directement en un lan
gage symbolique, d’où la possibilité d’interpréter les rêves. Il propose un sys
tème d’interprétation fondé sur une théorie assez plausible, résultat d’observa
tions objectives prolongées.
Certains de ces symboles sont déterminés par une stimulation mentale,
d’autres par une stimulation corporelle. Les sentiments religieux s’expriment
sous forme de révélations octroyées par un maître respecté, les impressions intel
lectuelles sous forme de discussion entre égaux, la sensation de vitalité amoin
drie sous forme de vision d’un malade, etc. Schemer consacre une bonne partie
de son livre à analyser les symboles jaillis de sensations corporelles. Certains
symboles correspondent à tel organe déterminé ; ils ne sont pas arbitraires, mais
sont découverts par expérience. Schemer étudia la corrélation entre les rêves et
les maladies organiques du rêveur ou les modifications fonctionnelles lors de
l’éveil. Il découvrit, par exemple, que des rêves de vol exprimaient un hyper-
fonctionnement des poumons ; des rêves de trafic intense dans les mes expri
maient parfois des modifications cardiaques ou circulatoires. Selon Schemer, il
est un symbole onirique fondamental : l’image d’une maison, expression sym
bolique du corps humain, les différentes parties de la maison représentant autant
de parties du corps ; il rapporte l’histoire d’une femme qui s’était couchée avec
de violents maux de tête et qui rêva qu’elle était dans une pièce dont le plafond
était couvert de toiles d’araignée qui grouillaient de grosses araignées
répugnantes.
Schemer consacre une douzaine de pages aux symboles se rapportant aux
organes sexuels. Il cite, à titre de symboles masculins, les hautes tours, les
pipeaux, les clarinettes, les couteaux et les armes pointues, les chevaux en pleine
course et les oiseaux voletant pris en chasse ; parmi les symboles sexuels fémi
nins il note une cour étroite et une montée d’escalier.
188. Karl Albert Schemer, Das Leben des Traums, Berlin, Heinrich Schindler, 1861.
336 Histoire de la découverte de l’inconscient
189. Des « rêves cardiaques », avec des symboles semblables à ceux de Schemer, se
retrouvent, par exemple, chez F.J. Soesman, « Rêves organo-génésiques », Annales médico-
psychologiques, LXXXVI (1928) (II), p. 64-67 ; Jean Piaget, La Formation du symbole chez
l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1959, p. 213 ; Marcel Deat, « L’interprétation du
rythme du cœur dans certains rêves », Journal de psychologie, XVIII (1921), p. 555-557.
190. R.A. Schwaller de Lubies, Le Temple de l’homme, Apet du Sud à Louqsor, 3 vol.,
Paris, Caractères, 1958.
191. Robert Vischer, Über das optische Formgefühl, Leipzig, Credner, 1873.
192. Alfred Maury, Le Sommeil et les rêves, Paris, Didier, 1861 ; éd. revue et augmentée,
1878.
A l'aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 337
193. John Mourly Vold, « Einige Expérimente über Gesichtssbilder im Traume », Dritter
Intemationaler Kongress fiir Psychologie in München (1896), Munich, J.F. Lehmann, 1897 ;
Über den Traum. Experimental-psychologische Untersuchungen, O. Klemm éd., Leipzig,
Barth, 2 vol., 1910-1912, p. 338.
194. Santé de Sanctis, Die Traume, Medizin-psychologische Untersuchung, trad. de l’ita
lien, Halle, Marhold, 1901.
195. Marie-Jean-Léon Hervey de Saint-Denys, Les Rêves et les moyens de les diriger, Paris,
Amyot, 1867.
338 Histoire de la découverte de l’inconscient
trouva rêvant qu’il était dans la foule des spectateurs regardant un homme qui
venait de se jeter du sommet d’une tour.
Dans la seconde partie de son ouvrage, Hervey se livre à un examen critique
des théories du rêve antérieures, tout en présentant un matériel important issu de
sa propre expérience. Il se demande d’abord d’où viennent les images des rêves.
Sur ce point il confirme l’observation de Maury selon laquelle le rôle de la
mémoire est bien plus important que nous ne serions portés à le croire. Comme
Maury, il cite des images oniriques qui lui apparaissaient absolument neuves,
mais dont il put retrouver, par hasard, l’origine, dans ses souvenirs enfouis —
ainsi les images oniriques ne sont habituellement que la reproduction de clichés-
souvenirs. A la question : « Pourquoi les rêves apparaissent-ils souvent confus et
absurdes ? », Hervey répond que la perception elle-même à l’origine du rêve peut
avoir été rapide et confuse. Le rêve peut aussi devenir obscur du fait de la super
position de deux ou plusieurs clichés-souvenirs. Enfin, ce peut être le fait d’une
« abstraction », c’est-à-dire que telle qualité est abstraite de son objet propre pour
être attribuée à un autre. Ce que Hervey appelle abstraction et superposition cor
respond à ce que nous appellerions aujourd’hui déplacement et condensation. La
conversation entre plusieurs personnes, qui se retrouve elle aussi assez fréquem
ment dans les rêves, exprime, selon Hervey, un conflit intérieur du rêveur.
Les images-souvenirs ne rendent cependant pas compte de tout le matériel des
rêves — selon Hervey. L’imagination créatrice y joue également un rôle. Bien
qu’il rapporte une fois l’histoire d’un problème d’échecs résolu en rêve, il sou
ligne surtout les créations imaginatives du rêve. Bon nombre de ses rêves témoi
gnent effectivement d’une haute qualité poétique et d’une grande beauté. Dans
l’un d’eux, Hervey se contemple dans un miroir magique, se voyant ainsi vieillir
jusqu’à devenir un vieillard d’une laideur effrayante — sur quoi il se réveille
effrayé. Un autre de ses rêves anticipe curieusement sur un épisode de L’Homme
invisible de H.G. Wells. Plus remarquables encore, ces rêves que l’on pourrait
appeler archétypiques, selon la terminologie jungienne, et qui, effectivement,
pour le lecteur moderne, sembleraient empruntés à l’un des ouvrages de Jung.
Hervey apporta également sa contribution à l’étude expérimentale des rêves.
Tandis que Maury s’était contenté d’étudier de simples stimulations sensorielles
et les réponses oniriques qui y correspondaient, Hervey imagine une technique
de « solidarité remémorative », c’est-à-dire une sorte de conditionnement du
rêve. Lors d’un séjour d’une quinzaine de jours dans une contrée très pittoresque,
il avait mis chaque jour une goutte d’un certain parfum sur son mouchoir, jusqu’à
son retour à Paris. Plusieurs mois plus tard, il demanda à son assistant de
répandre quelques gouttes de ce parfum sur son oreiller pendant son sommeil.
Douze jours après il rêva effectivement du Vivarais — la région où il avait passé
ses vacances — et, en se réveillant, il s’aperçut que le parfum avait été répandu
sur son oreiller cette nuit-là. Il imagina ensuite des expériences plus compli
quées. Lors d’un bal où il dansa avec deux dames, il avait demandé aux musi
ciens de toujours jouer un air donné quand il danserait avec chacune d’elles.
Quelque temps plus tard, il s’arrangea pour que ces airs fussent joués par une
boîte à musique pendant son sommeil et il s’aperçut que chacune des deux valses
suscitait l’image onirique de la dame avec qui il l’avait dansée.
Hervey a eu le mérite d’attirer l’attention sur la plasticité du processus oni
rique. Mais la technique qu’il avait imaginée pour maîtriser et diriger consciem
A l'aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 339
ment ses propres rêves s’avéra si difficile qu’il n’eut que fort peu d’imitateurs.
L’un d’eux fut le psychiatre et poète hollandais Frederik Van Eeden, qui entre
prit, en 1896, d’étudier ses rêves grâce à une technique voisine de celle de Her-
vey. Comme Hervey, auquel il se réfère, Van Eeden dit qu’il a pris conscience de
ses rêves avant d’être à même de les diriger à volonté. Il publia d’abord ses obser
vations à travers un roman, La Fiancée de la nuit196, car il hésitait à assumer la
paternité de ses découvertes, en raison de leur caractère insolite. Il en rendit pour
tant compte dans une communication à la Société de recherche psychique dans
laquelle il distinguait différents types de rêves, entre autres les « rêves démo
niaques » où il avait affaire à des êtres non humains, indépendants, capables
d’agir et de parler197. Il fit aussi l’expérience de « rêves lucides » où il se propo
sait de rencontrer des morts avec qui il avait été lié. Il affirmait aussi avoir pu
transmettre un message subliminal à un médium, par l’intermédiaire d’un rêve
lucide. Les expériences de Hervey ont peut-être bien inspiré le roman de George
du Maurier, Peter Ibbetson, grand succès des années 1890, où deux amants qui se
trouvent séparés découvrent un moyen pour se rencontrer chaque nuit dans leurs
rêves, et se mettent à explorer ensemble le monde de leur enfance, celui de leurs
ancêtres et celui des siècles passés198. La vie onirique de Robert Louis Stevenson,
que nous avons mentionnée au chapitre m, pourrait être qualifiée de direction
semi-consciente199. Il raconte qu’il a fait appel à son « petit peuple » (ou « brow
nies ») pour l’aider à écrire ses romans. Il est assez étrange qu’après Hervey de
Saint-Denys le pouvoir plastique des rêves — conscient ou inconscient — ait été
à ce point négligé, à quelques exceptions près, par ceux qui s’attachaient à
l’étude des rêves200.
L’œuvre de ces trois pionniers, Schemer, Maury et Hervey de Saint-Denys,
influença l’étude ultérieure des rêves, au cours du dernier tiers du XIXe siècle.
Durant cette période, de nombreuses recherches sur les rêves furent accomplies
par des auteurs pour la plupart oubliés aujourd’hui et rarement mentionnés par
les historiens, à l’exception de Binswanger201. Strümpell, professeur à l’univer
sité de Leipzig, se demandait pourquoi le monde des rêves était si différent de
celui de la vie éveillée et proposa la réponse suivante : quand nous nous réveil
lons, nous sommes incapables de situer le rêve dans notre passé ou dans notre
présent et o’est pourquoi l’homme a tendance à chercher le sens de son rêve dans
l’avenir202. A la question : « Pourquoi le rêveur croit-il que son rêve est réel ? »,
il répond que l’âme rêvante construit un « espace onirique » dans lequel se
trouvent projetés les souvenirs et les images ; les perceptions y paraissent authen
196. Frederik Van Eeden, De Nachtbruid (1909), trad. angl. : The Bride of Dreams, New
York et Londres, Mitchell Kennerley, 1913.
197. Frederik Van Eeden, « A Study of Dreams », Proceedings pfthe Societyfor Psychical
Research, LXVH, n” 26 (1913), p. 413-461.
198. George du Maurier, Peter Ibbetson, New York, Harper, 1891.
199. Robert Louis Stevenson, « A Chapter on Dreams », in Across the Plains, Londres,
Chatto and Windus, 1898, chap. 8.
200. Georges Dumas, « Comment on gouverne les rêves », Revue de Paris, XVI (1909), p.
344-367.
201. Ludwig Binswanger, Wandlungen in der Auffassung und Deutung des Traumes, von
den Griechen bis zur Gegenwart, Berlin, Springer-Verlag, 1928.
202. A. Strümpell, Die Natur und Entstehung der Traiime, Leipzig, Von Veit und Co.,
1874.
340 Histoire de la découverte de l’inconscient
tiques parce que la différence entre l’objectif et le subjectif ainsi que le sens de la
causalité se sont évanouis. A la question : « Pourquoi oublions-nous si facile
ment nos rêves ? », Strümpell répond en soulignant la fragilité, l’imprécision et
l’incohérence de la plupart de nos images oniriques, ajoutant qu’il faudrait plutôt
nous demander pourquoi nous nous souvenons de tant de nos rêves. Il attirait
aussi l’attention sur le rôle des images verbales.
Le livre de Volkelt, L’Imagination onirique, reproche aux études antérieures
sur les rêves d’avoir accordé trop d’importance aux processus négatifs et de
n’avoir pas suffisamment mis en lumière (à la seule exception de Schemer) l’élé
ment positif, l’imagination onirique203. Ces auteurs accordaient également trop
d’importance, estime-t-il, au rôle des associations, sans tenir suffisamment
compte du fait, souligné par Schemer, que l’imagination onirique transpose
directement en symboles certaines sensations corporelles. Volkelt rapporte plu
sieurs exemples de rêves personnels confirmant la conception symbolique de
Schemer. Loin d’admettre, comme la plupart des romantiques, que dans le rêve
l’âme échappe à ses attaches corporelles, Volkelt estime, au contraire, qu’elle
tombe sous une dépendance plus étroite du corps. La perception de notre corps
comme un tout se réalise très différemment dans nos rêves et dans notre vie éveil
lée. Volkelt aborde ici le problème de la modification de notre image corporelle
dans nos rêves.
La même année, en 1885, paraissait l’étude de Friedrich Theodor Vischer,
analyse minutieuse du processus permettant au rêveur de s’abandonner à ses
images et de retrouver ainsi dans ces images son propre reflet204. Il développe les
idées de Schemer dans la perspective de leur application possible à la théorie de
l’esthétique.
En 1876, c’est Hildebrandt qui publie son étude sur les rêves et leur utilisation
dans la vie205. A cet égard, il distingue quatre possibilités. D’abord la beauté de
certains rêves peut être d’un réel réconfort pour le rêveur. En second lieu, le rêve
présente au rêveur une image agrandie de ses tendances morales. La parole de
l’Écriture : « Quiconque se met en colère contre son frère est un meurtrier »
trouve sa confirmation dans les rêves où le rêveur commet un acte immoral qui le
consterne quand il s’éveille. En y regardant de plus près, il s’apercevrait que le
rêve n’était que la réalisation imagée d’une pensée immorale naissante. Hilde
brandt en conclut qu’un homme parfaitement moral ne ferait jamais un rêve
impur. En troisième lieu, le rêve peut nous donner un aperçu clair sur certaines
choses que nous avons perçues obscurément à l’état de veille, par exemple que
quelqu’un s’apprête à faire du tort au rêveur. Il y a, enfin, ces rêves qui annoncent
une maladie — de tels exemples ont souvent été rapportés depuis Aristote — et
ceux qui nous informent de l’état physiologique de notre corps, tels que les a
décrits Schemer.
Notons en passant que les réflexions de Hildebrandt sur la responsabilité
morale du rêveur ont été reprises par Josef Popper qui, dans un curieux essai,
décrit comment, que nous soyons éveillés ou endormis, c’est toujours la même
203. Johannes Volkelt, Die Traum-Phantasie, Stuttgart, Meyer und Zeller, 1875.
204. Friedrich Theodor Vischer, Der Traum (1875), réédité dans Allés und Neues, Stuttgart,
AdolfBonz, 1882,1,p. 187-232.
205. F.W. Hildebrandt, Der Traum und seine Verwertungfiir’s Leben. Einepsychologische
Studie, Leipzig, Reinboth, n.d.
A l ’aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 341
personne qui a les mêmes pensées et sentiments — aussi, s’il est des aspects
cachés ou impurs dans une personne, ses rêves prendront un aspect vide de sens
ou absurde206. Nous reconnaissons là, en germe, l’idée qui deviendra la pierre
angulaire de la théorie freudienne des rêves.
Binz, en 1878, attira l’attention sur le rôle des agents chimiques ou toxiques
dans la genèse des rêves207. Certaines substances chimiques suscitent des rêves
spécifiques, ainsi les rêves engendrés par l’opium, l’atropine, l’alcool, le has
chisch et l’éther. Selon Binz, ceux qui ont étudié le rêve ont surestimé les élé
ments psychologiques, négligeant trop les facteurs physiologiques.
Robert introduisit un nouveau point de vue208. La nature, selon lui, ne fait rien
sans nécessité. Si le rêve existe, c’est donc qu’il remplit une fonction nécessaire.
Quelle pourrait bien être cette fonction ? Robert suppose qu’il s’agit d’un pro
cessus d’élimination cérébrale dont nous percevons le reflet sous forme de rêve.
Aussi, la question n’est pas que l’homme « puisse » rêver, il « faut » qu’il rêve,
afin d’éliminer les images qui encombrent son esprit ; il en est ainsi dès que sura
bondent les perceptions extérieures ou les images issues de notre imagination. Il
en va surtout ainsi des perceptions ou idées confuses qui n’ont pas été suffisam
ment élaborées. Cette élimination se fait par un processus que Robert appelle le
travail du rêve (Traumarbeif), qui permet à ces perceptions ou idées soit d’être
incorporées à nos souvenirs, soit d’être oubliées. Nous percevons ces images éli
minées sous la forme d’images oniriques. Ce sont « les copeaux de l’atelier de
l’esprit ». D’où cette conséquence importante : « une personne à qui l’on enlè
verait sa capacité de rêver présenterait tôt ou tard des troubles mentaux », et le
type de trouble mental serait déterminé par le type de préoccupations non élimi
nées par les rêves. Robert donne l’exemple de deux marchands recevant une
lettre et négligeant de la lire. Le premier marchand se heurte à de graves diffi
cultés dans ses affaires, alors que le second vient juste de s’en sortir. Dès lors ils
sont d’humeur très différente, ce qui se reflétera dans leurs rêves. Mais à suppo
ser que ces marchands ne soient pas capables de se libérer l’esprit grâce à leurs
rêves, le premier versera dans un délire de persécution, le second dans un délire
de grandeur.
Yves Delage, biologiste français, consacra plusieurs années à l’étude des
rêves. Il publia une première esquisse de sa théorie en 1891209. Il entreprit son
exploration dans une perspective assez originale : quelles sont les choses dont
nous ne rêvons pas ? H s’aperçut que les choses qui nous préoccupent le plus pen
dant la journée n’apparaissent pas dans les rêves, pas plus que les événements
importants de notre vie. Les amoureux, par exemple, ne rêvent pas l’un de l’autre
avant le mariage, pendant leur lune de miel, ni quelque temps après. C’est seu
lement plus tard, quand ils se sont habitués l’un à l’autre, qu’ils rêvent aussi l’un
206. Lynkeus (pseudonyme de Joseph Popper), Phantasien eines Realisten, Dresde, Reiss-
ner, 1899, II, p. 149-163.
207. C. Binz, Über den Traum. Nach einem 1876 gehaltenen ôffentlichen Vortrag, Bonn,
Adolph Marcus, 1878.
208. W. Robert, Der Traum als Natumotwendigkeit erklürt, 2e éd., Hambourg, Hermann
Seippel, 1886, p. 13-17.
209. Yves Delage, « Essai sur la théorie du rêve », Revue scientifique, XLVIII, n° 2 (1891),
p. 40-48. Delage développa ultérieurement cet article dans Le Rêve, étude psychologique, phi
losophique et littéraire, Paris, PUF, 1919.
342 Histoire de la découverte de l’inconscient
L'exploration de l’inconscient
210. L’histoire des théories de l’inconscient a souvent été exposée. Voir, entre autres :
James Miller, Unconsciousness, New York, John Wiley, 1942 ; Donald Brinkmann, Problème
des Unbewussten, Zurich, Rascher, 1943 ; Edward L. Margetts, « The Concept of the Uncons-
cious in the History of Medical Psychology », Psychiatrie Quaterly, XXVII (1953), p. 115 ; H.
Ellenberger, « The Unconscious before Freud », Bulletin pfthe Menninger Clinic, XXI (1957),
p. 3-15 ; Lancelot Law Whyte, The Unconscious before Freud, New York, Basic Books, 1960.
211. G.W. von Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1704) ; Monadologie
(1714).
212. J.F. Herbart, Psychologie als Wissenschaft, neugegründet auf Erfahrung, Metaphysik
und Mathematik (1824), in Samtliche Werk, Leipzig, Voss, 1850, vol. V et VI.
213. G.T. Fechner, Eléments der Psychophysik, 2 vol., Leipzig, Breitkopf und Hàrtel, 1860.
344 Histoire de la découverte de l’inconscient
dons entre l’esprit et le corps, il entreprit, aux environs de 1850, une longue série
d’expériences sur la relation mathématique entre l’intensité des stimulations et
l’intensité des perceptions. Dans son évaluation de l’intensité des perceptions, il
conféra des valeurs négatives à celles qui se situaient en deçà du seuil de percep
tion. Il estima cependant que la différence entre l’état de veille et le sommeil
n’était pas essentiellement une différence d’intensité de certaines fonctions men
tales. C’était comme si les mêmes activités mentales étaient jouées alternative
ment sur différentes scènes (remarque qui fut au point de départ de la conception
freudienne topographique de l’esprit). Tandis que Fechner et ses disciples s’ef
forçaient de mesurer les perceptions inconscientes, Helmholtz découvrait le phé
nomène de l’« inférence inconsciente * : nous percevons les objets, non tels
qu’ils impressionnent nos organes des sens, mais « tels qu’ils devraient être »214.
La perception est une sorte de reconstruction instantanée et inconsciente de ce
que notre expérience passée nous a appris sur tel objet. Elle ne se contente pas
d’ajouter à la sensation, elle en abstrait également, ne retenant des données sen
sorielles que ce qui est utilisable pour notre connaissance des objets.
Chevreul imagina une nouvelle approche expérimentale215 après avoir montré
que les mouvements de la baguette divinatoire et du pendule résultaient de mou
vements musculaires dont le sujet n’avait pas conscience, eux-mêmes engendrés
par des pensées inconscientes. Chevreul étendit sa recherche aux mouvements
des « tables tournantes » : ce ne sont pas les « esprits », disait-il, qui meuvent ces
tables, mais les mouvements musculaires inconscients des participants. Les pré
tendus messages délivrés par les « esprits » ne sont que l’expression des pensées
inconscientes du médium216. Le concept de pensées inconscientes de Chevreul,
pensées s’exprimant dans des mouvements inconscients, sera appliqué ultérieu
rement aux phénomènes du « cumberlandisme » (c’est-à-dire la lecture de pen
sée) et de l’écriture automatique. Galton conçut une autre approche expérimen
tale en inventant son test des associations verbales. Il s’aperçut que les réponses
ne survenaient pas au hasard, mais qu’elles se rapportaient aux pensées, aux sen
timents et aux souvenirs de l’individu217. Les disciples de Galton négligèrent
pourtant ces aspect du test des associations verbales et C.G. Jung fut le premier à
l’utiliser pour détecter les représentations inconscientes. Enfin, Narziss Ach, qui
aborda directement le problème de l’activité inconsciente dans la pensée et la
volonté au moyen d’une série d’expériences de laboratoire bien conduites,
démontra expérimentalement le rôle joué par des tendances inconscientes, déter
minantes dans l’exécution de nos actes de volonté et de pensée conscients218.
214. Hermann von Helmholtz, Handbuch der physiologischen Optik, III (1859), 3e éd.,
Hambourg, L. Voss, 1910, p. 3-7.
215. Michel Chevreul, « Lettre à M. Ampère sur une classe particulière de mouvements
musculaires », Revue des Deux Mondes, 2e série (1833), II, p. 258-266.
216. Michel Chevreul, De la baguette divinatoire, du pendule dit explorateur et des tables
tournantes, au point de vue de l’histoire, de la critique et de la méthode expérimentale, Paris,
Mallet-Bachelier, 1854.
217. Francis Galton, «Ante?hamber of Consciousness », réédité dans Inquiries into
Human Faculty, Londres, Dent, 1907, p. 146-149.
218. Narziss Ach, Über die Willenstadigkeit und das Denken, Gottingen, Vandenhoek und
Ruprecht, 1905.
A l ’aube d ’une nouvelle psychiatrie dynamique 345
219. Gardner Murphy, « The Life and Work of Frederick W.H. Myers », Tomorrow, Il
(Winter 1954), p. 33-39.
220. Frederick W.H. Myers, Human Personality and Its Survival ofBodily Death, 2 vol.,
Londres, Longmans, Green and Co., 1903.
346 Histoire de la découverte de l’inconscient
223. Édouard Claparède, « Théodore Floumoy. Sa vie et son œuvre », Archives de Psycho
logie, XVIII (1923), p. 1-125.
224. Théodore Floumoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme
avec glossolalie, Paris et Genève, Atar, 1900.
348 Histoire de la découverte de l’inconscient
cet attachement mais, par discrétion, il n’y insista pas, sachant que son livre serait
lu par le médium et par le cercle de ses familiers225.
La publication de ce livre eut des conséquences inattendues. Floumoy avait
montré que la grammaire de la langue « martienne » était calquée sur celle de la
langue française, mais un linguiste, Victor Henry, affirma qu’une grande partie
du vocabulaire provenait de mots hongrois déformés226. (Le hongrois était la
langue maternelle du père du médium.) Hélène Smith rompit avec Floumoy et
ses amis spirites. Une riche Américaine lui fit don d’une fortune suffisamment
importante pour qu’elle puisse se consacrer entièrement à ses activités médium-
niques. Ce fut là un coup fatal pour sa santé mentale. Elle abandonna son métier,
rompant ainsi le dernier lien avec la réalité, et vécut dans un isolement presque
total, entrant dans l’état somnambulique pour peindre des tableaux mystiques227.
Après sa mort, ces tableaux furent exposés à Genève et à Paris228.
Telles furent les recherches les plus connues de Floumoy sur l’inconscient.
Elles indiquent bien l’orientation de sa pensée. Il s’efforçait surtout d’éviter toute
hypothèse non indispensable concernant les processus parapsychologiques. Il
réussit à rapporter une bonne partie de ces phénomènes à des souvenirs enfouis
dans l’inconscient (pour désigner ce phénomène il créa le mot de « cryptomné-
sie »). Il démontra, de même, l’origine psychologique, bien qu’inconsciente, de
certains messages spirites229. Floumoy s’appliqua en outre à explorer les diverses
fonctions de l’inconscient, à commencer par l’activité créatrice. Il rapporte le cas
d’une jeune mère qui, de temps à autre, dictait des fragments philosophiques qui
dépassaient nettement le champ de ses intérêts et de son savoir230. En second lieu,
l’inconscient assume des fonctions protectrices. Floumoy cite des cas où l’in
conscient fait œuvre d’avertissement, de réconfort ou permet de se sortir d’une
situation fausse. L’inconscient joue, en troisième lieu, un rôle compensateur :
c’était particulièrement net dans le cas d’Hélène Smith, jeune femme instruite et
ambitieuse qui se sentait socialement et financièrement frustrée, et à qui ces
romans de l’imagination subliminale apportaient des satisfactions compensa
trices de ses désirs. Enfin ces romans de l’imagination subliminale témoignent
aussi de la fonction ludique — ou fonction de jeu — de l’inconscient. Selon
Floumoy, cette dernière fonction est essentielle pour une juste compréhension de
la psychologie du médium. La plupart des médiums ne cherchent pas à tromper,
ils se contentent de jouer, un peu comme les petites filles jouent avec leurs pou
pées, mais parfois la vie imaginative prend entièrement la domination de la
personnalité.
Vers la fin du XIXe siècle, le problème de l’inconscient avait déjà été l’objet de
diverses approches, dans plusieurs perspectives. Pour résumer, nous pourrions
225. Édouard Claparède, « Théodore Floumoy. Sa vie et son œuvre », op. cit.
226. Victor Henry, Le Langage martien. Étude analytique de la genèse d’une langue dans
un cas de glossolalie somnambulique, Paris, Maisonneuve, 1901.
227. H. Cuendet, Les Tableaux d’Hélène Smith peints à l’état de sommeil, Genève, Atar,
1908.
228. Wladimir Deonna a donné une suite détaillée de l’histoire du médium, De la planète
Mars en Terre Sainte, Paris, De Boccard, 1932.
229. Théodore Floumoy, « Genèse de quelques prétendus messages spirites », Annales des
sciences psychiques, IX (1899), p. 199-216.
230. Congrès international de psychologie, Munich, 1896, p. 417-420.
A l'aube d'une nouvelle psychiatrie dynamique 349
conscient semble être occupé en permanence à créer des romans et des mythes
qui restent parfois inconscients ou ne se manifestent que dans les rêves. Parfois
ils peuvent prendre la forme de rêveries diurnes qui évoluent spontanément pour
leur propre compte, à l’arrière-fond de la pensée consciente du sujet (interpréta
tion déjà indiquée par Charcot). Parfois ces produits de l’imagination s’expri
ment extérieurement à travers le somnambulisme, l’hypnose, la possession, la
transe du médium, la mythomanie ou d’autres formes de délire. Parfois aussi ces
fonctions mythopoïétiques trouvent une expression organique, ce qui fournirait
une explication possible de l’hystérie. D est surprenant toutefois que la notion de
fonction mythopoïétique de l’inconscient, qui semblait si riche de promesses,
n’ait pas été davantage exploitée.
La Grande Année
236. Alfred Russel Wallace, The Wonderful Century. Its Successes and Failures, Londres,
Sonnenschein, 1898, p. 221.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 351
237. Ludwig Büchner, Am Sterbelager des Jahrunderts. Blicke eines freien Denkers aus
derZeit in die Zeit, Giessen, Emil Roth, 1898.
238. Ellen Key, The Century ofthe Child (1899). Trad. angl. revue par l’auteur, Londres et
New York, G.P. Putnam’s Sons, 1909.
239. Theodor Hertzka, Entrückt in die Zukunft. Sozialpolitischer Roman, Berlin, F. Dümm-
ler, 1895.
240. Ernst Haeckel, Die Weltratsel, Bonn, Emil Strauss, 1899.
241. Friedrich Engels, « Einleitung zu Der Bürgerkrieg in Frankreich von Karl Marx Aus-
gabe 1891 », in Karl Marx - Friedrich Engels Werke, Berlin, Dietz, 1962, XVII, p. 616.
242. H.G. Wells, Anticipations ofthe Reaction ofMechanical and Scientific Progress upon
Life and Thought, New York et Londres, Harper Bros, 1902.
352 Histoire de la découverte de l’inconscient
Les plus lus de tous ces ouvrages prophétiques furent peut-être les « romans du
xxe siècle » de l’écrivain français Albert Robida, illustrés de gravures fantaisistes
montrant des gens habillés à la mode de 1895 au milieu de machines fantastiques
et de constructions « modem style »243. Lui aussi prévoyait un développement
fabuleux de la science et de la technique ; il était convaincu que toutes les mani
festations de la vie dépendraient de l’électricité. Les instituts météorologiques
feraient le temps ; les déserts seraient irrigués et toutes les terres non utilisées
seraient récupérées et peuplées. Des villes surgiraient partout. La population de
Paris atteindrait onze millions d’habitants. On assisterait à une circulation inces
sante à travers des tunnels pneumatiques, ainsi que par avion. Il serait possible de
communiquer instantanément avec n’importe qui dans le monde entier, grâce au
« télé », c’est-à-dire un téléphone associé à une sorte de miroir permettant de voir
son interlocuteur. Les gens ne s’écriraient plus, mais s’enverraient des enregis
trements. La plupart des livres seraient remplacés par des « phono-livres ». Ce
serait une ère de confusion linguistique et culturelle où l’on ne lirait plus les
anciens classiques que sous forme condensée. Les femmes n’auraient plus à faire
la cuisine : un institut d’alimentation strictement surveillé distribuerait les repas
par des tubes pneumatiques. La science permettrait de réentendre des voix du
passé, de faire revivre des espèces animales disparues, de produire artificielle
ment un être humain vivant. La femme serait partout l’égale de l’homme. On ver
rait surgir une nouvelle féodalité des affaires et des millions de travailleurs
connaîtraient un âge de fer. La vie entière serait agitée, harassante, constamment
sous pression. On verrait naître de nouvelles formes d’art et de nouveaux sports,
comme la chasse sous-marine. Il n’y aurait plus de vie privée parce que la science
inventerait des moyens d’espionnage illimités. On assisterait à des guerres ter
ribles où l’on ne se battrait plus pour des idées démodées, mais pour la conquête
de marchés commerciaux. Le courage individuel n’aurait plus de sens dans ces
guerres où l’on aurait recours aux gaz toxiques et aux microbes. Quelques havres
de paix subsisteraient néanmoins. La Bretagne, par exemple, serait transformée
en réserve où les Bretons continueraient à vivre comme au xix® siècle, tandis que
l’Italie serait transformée en un gigantesque parc d’attractions pour touristes.
Un psychiatre au moins s’essaya à ce jeu. En conclusion d’une histoire des
grandes psychoses collectives du xvr au XIXe siècle, Regnard essaya d’esquisser
ce que serait la psychose collective du xxe siècle244. Compte tenu du déclin de la
famille, de l’aristocratie et de la religion, du déchaînement des luttes sociales, de
la propagation des idéologies révolutionnaires et de l’action pernicieuse de l’al
coolisme, il annonçait : « J’ai peur que la maladie épidémique ne soit, au ving
tième siècle, le délire du carnage, la folie du sang et de la destruction. »
En psychologie et en psychiatrie, comme partout ailleurs, on attendait de
l’avenir d’importants progrès et peut-être de grandes surprises. En 1892, Janet
écrivait : « Plus tard, au vingtième siècle peut-être, tous les malades, depuis le
simple rhumatisant jusqu’au paralytique général, auront leur psychologie minu
tieusement étudiée dans tous ses détails » — affirmation qui apparaissait para
243. Albert Robida, Voyage de fiançailles au XXe siècle, Paris, Conquet, 1892 ; Le Ving
tième Siècle. La vie électrique, Paris, Librairie illustrée, 1895, Le Vingtième Siècle, Texte et
dessins, Paris, Montgrédien, n.d.
244. Paul Regnard, Les Maladies épidémiques de l’exprit, Paris, Plon, 1887, p. 423-429.
A l’aube d’une nouvelle psychiatrie dynamique 353
Pierre Janet naquit à Paris en 1859 et y mourut en 1947. Hormis sept années
d’enseignement en province et plusieurs voyages à l’étranger, il y passa toute sa
vie et il était parisien jusqu’au bout des ongles dans son allure, son langage et ses
habitudes.
A sa naissance, en 1859, l’empire de Napoléon III était à son apogée.
Quelques années plus tard, cependant, l’empereur s’engageait dans la fiineste
guerre du Mexique, le régime déclina et il fut finalement balayé par la défaite de
1870. A l’âge de 11 ans, Pierre Janet subit avec sa famille les bombardements et
la faim du siège de Paris. Strasbourg, ville natale de sa mère, fut occupé et annexé
par les Allemands. Son adolescence et sa jeunesse coïncidèrent avec le rapide
redressement de la France, son essor économique et intellectuel et la constitution
de son empire colonial. En 1886, quand Janet publia ses premiers articles scien
tifiques, la France connaissait la fièvre du mouvement boulangiste qui réveilla
temporaireriient les sentiments patriotiques et le désir de libérer l’Alsace et la
Lorraine. Il publia ses premières œuvres importantes durant la période relative
ment paisible s’étendant de 1889 à 1905. De 1905 à 1914, l’Europe connut des
tensions croissantes marquées par une série de crises de plus en plus graves qui
aboutirent à la Première Guerre mondiale en 1914. Janet avait 60 ans quand la
victoire des Alliés et le traité de Versailles mirent fin à la guerre. La France, épui
sée par cette guerre, avait perdu son statut de grande puissance mondiale et tra
versait une grave crise intellectuelle et morale. En 1925, Janet entreprit de réviser
ses théories et édifia un nouveau système qui passa presque inaperçu au milieu de
la confusion politique et morale qui sévissait alors. Quand Hitler prit le pouvoir
356 Histoire de la découverte de l’inconscient
en Allemagne, en 1933, Janet avait 73 ans. Il prit sa retraite deux ans plus tard,
mais continua à écrire. Quand éclata la Deuxième Guerre mondiale, il avait 80
ans. Il connut alors l’invasion allemande et l’occupation de la France, et, à la libé
ration de Paris en 1944, il avait 84 ans. Il apparaissait comme une « figure d’un
autre âge » quand il mourut en 1947 à 87 ans.
Il était issu de la bourgeoisie moyenne, d’une famille qui avait produit plu
sieurs hommes de lettres, juristes et ingénieurs. Il était membre d’associations
professionnelles et était en relation avec les savants français les plus éminents de
son temps. Il se proclamait agnostique et libéral, mais ne participa jamais à
aucune action politique. De 1907 à sa mort, il vécut rue de Varennes, dans un des
quartiers d’élection de la noblesse et du corps diplomatique. Toutefois, la plupart
des malades qu’il soigna et qui lui fournirent les matériaux de ses travaux psy
chiatriques appartenaient aux classes les plus populaires.
Janet apparaît ainsi comme un représentant de la bourgeoisie française, qui
passa pratiquement toute sa vie (s’étendant sur toute la durée de la Troisième
République) à Paris.
Fanny, la mère de Pierre Janet, resta toute sa vie très attachée à sa foi. Sa sœur
Marie, née le 2 mai 1838, entra chez les religieuses de l’Assomption et vécut
dans des couvents de cet ordre, d’abord en France, puis en Angleterre. (La fille de
Pierre Janet, madame Hélène Pichon-Janet, raconte une visite qu’elle fit un jour
à sa tante de Londres en compagnie de son père.) Les Hummel étaient de ces
Alsaciens ardents patriotes français, pour qui l’annexion de l’Alsace et de la Lor
raine par l’Allemagne représenta un véritable drame familial4. Dans nombre de
ces familles, certains restèrent en Alsace, tandis que d’autres allèrent s’établir en
France. La tradition familiale rapporte qu’un des frères de Fanny passa en France
et rejoignit l’armée française où il devint officier (étant ainsi considéré comme
réfractaire par l’Allemagne). Il revint une fois à Strasbourg en habits civils, pour
une visite clandestine, accompagné de son jeune neveu Pierre.
Nous ne savons que fort peu de chose sur la personnalité du père de Pierre
Janet. Selon la tradition familiale, c’était un homme très aimable, bien que
timide, réservé et « psychasthénique ». Les rares détails qui nous sont parvenus à
son sujet ne sont pas faciles à interpréter. Pierre Janet rapporte un incident de son
enfance qui est resté gravé dans sa mémoire. Il marchait de long en large dans le
bureau de son père et donnait des coups de pied dans la porte, mais son père le
regardait faire calmement sans dire un mot. Lejeune Pierre finit par se lasser à ce
jeu et quitta la pièce. Est-ce à dire que son père était à ce point passif qu’il était
incapable de toute réaction ou, au contraire, son attitude relevait-elle d’une pro
fonde sagesse, qui lui dictait que le spectacle de sa patience aurait raison de la
mauvaise humeur de son fils ?
On dit que la mère de Pierre Janet était une femme d’une grande sagesse, sen
sible et affectueuse. Pierre lui resta profondément attaché et parla toujours d’elle
avec une vive affection. Il était le premier enfant d’une mère très jeune ; elle avait
21 ans à sa naissance, tandis que son père en avait 45, une génération de plus. La
demi-sœur de Pierre Janet et les frères et sœurs de sa mère se rattachaient à une
génération intermédiaire.
La sœur de Pierre, Marguerite, qui épousa un certain M. Vuitel, resta, comme
sa mère, une fervente catholique. Son frère Jules, né le 22 décembre 1861, devint
médecin : il fut un spécialiste réputé en urologie. Il s’intéressait beaucoup à la
psychologie et, pendant ses années d’internat, il collabora avec son frère dans ses
expériences sur l’hypnose. Sa thèse de médecine, consacrée aux troubles de la
miction d’origine névrotique, constitue un apport intéressant dans le domaine de
ce que nous appellerions aujourd’hui la médecine psychosomatique ; il en fut de
même d’une étude ultérieure sur l’anurie. Pierre et Jules restèrent toujours très
attachés à leur famille5.
Son oncle Paul exerça une influence prépondérante sur Pierre Janet. Non seu
lement il aida Pierre dans sa carrière, mais le jeune homme semble l’avoir pris
comme modèle. On peut trouver un certain nombre de traits parallèles dans la vie
de ces deux hommes. Tous deux étaient des garçons timides et renfermés qui pas
sèrent par une période de dépression pubertaire pour s’engager ensuite dans une
Pierre Janet naquit à Paris le 30 mai 1859, au 46 de la rue Madame, une petite
rue près du jardin du Luxembourg ; peu après ses parents déménagèrent à Bourg-
la-Reine où ils avaient acheté une maison. Aujourd’hui faubourg de Paris,
Bourg-la-Reine était une petite ville indépendante à cette époque. C’était une
vieille maison qui, à la différence des maisons du quartier, était de style Renais
sance avec un toit d’ardoise fortement incliné et des murs roses. La tradition
familiale veut que cette maison ait été le dernier vestige d’une résidence offerte
par le galant Henri IV à sa célèbre maîtresse, Gabrielle d’Estrées. La rue porte
effectivement le nom d’« impasse Gabrielle d’Estrées ». Pierre Janet garda tou
jours un souvenir très agréable de cette maison et de son jardin.
Il fréquenta le collège Sainte-Barbe-des-Champs à Fontenay-aux-Roses, la
ville voisine. On dit qu’il était un garçon très timide qui se liait difficilement avec
ses camarades de classe. Quelques années plus tard, il entra au collège Sainte-
Barbe de Paris, qui était plus important. C’est une des plus anciennes et des plus
célèbres écoles de France. Peu d’écoles peuvent se glorifier d’avoir vu passer tant
de grands hommes : saint Ignace de Loyola, saint François Xavier et Calvin, ainsi
que de nombreux savants, écrivains, politiciens et militaires éminents. Le niveau
des études y était élevé, comme on était en droit de s’y attendre d’une institution
aussi vénérable. Quand Janet eut 11 ans, lors de la guerre franco-allemande de
1870, ses parents eurent la malencontreuse idée de quitter Bourg-la-Reine pour
s’installer provisoirement à Paris, pensant qu’ils y seraient plus en sûreté. Du
coup la famille Janet eut à subir le siège de Paris avec toutes ses conséquences.
Dès que la guerre fut terminée, les enfants furent envoyés dans la famille de leur
mère, à Strasbourg ; le jeune Pierre fut ainsi témoin de la souffrance et de l’an
goisse de ces Alsaciens qui, comme la famille de sa mère, étaient de fervents
patriotes français et qui voyaient l’Alsace arrachée à la France et annexée à
l’Allemagne7.
Sitôt agrégé, Janet entra dans la carrière professorale. A cette époque, les nor
maliens étaient dispensés du service militaire : les dix années d’enseignement
dont ils prenaient l’engagement en tenaient lieu13.
Janet avait alors 22 ans. Par décision ministérielle, il fut nommé le 23 sep
tembre 1882 professeur de philosophie au lycée de Châteauroux, dans la pro
vince du Berry, où il prit ses fonctions le 4 octobre 1882. Chose assez curieuse,
il quitta ce lycée le 22 février 1883 pour le lycée du Havre14. Il n’était pas courant
qu’un professeur fût transféré d’un lycée à un autre au milieu d’une année sco
laire : la seule explication plausible est qu’au Havre on avait un urgent besoin de
professeur, par suite de la vacance subite d’un poste. Le Havre représentait une
situation bien supérieure à Châteauroux. Peu avant son départ de Châteauroux, le
10 février 1883, Janet donna une conférence sur le fondement du droit de pro
priété15. Il est intéressant de noter, dans cette première publication connue de
Pierre Janet, la logique du développement, la fermeté de la pensée et la clarté du
style dont il devait faire preuve dans tous ses écrits ultérieurs. La propriété pri
vée, écrit-il, n’a pas toujours existé : elle ne répond ni à une nécessité métaphy
sique, ni à une nécessité naturelle, mais elle a été inventée par l’homme pour des
raisons utilitaires. Elle aurait besoin d’être améliorée et elle devrait avoir pour fin
de réconcilier l’intérêt et la justice.
Pierre Janet passa les six années et demie suivantes (de février 1883 à juillet
1889) au Havre, ville maritime, industrielle et commerciale, qui comptait
105 000 habitants à cette époque. Elle était administrée par un maire progres
siste, Jules Siegfried, issu d’une famille protestante alsacienne qui avait quitté
l’Alsace lors de son annexion par l’Allemagne. Siegfried était un administrateur
actif et énergique, très préoccupé de la prospérité de la ville. La lecture de deux
hebdomadaires locaux de l’époque, Le Passe-Temps du Havre et Le Carillon,
montre que Le Havre n’était certainement pas aine citadelle de l’esprit victorien
(que l’on dit avoir prédominé en Europe à cette époque), puisque ces deux jour
naux abondent en railleries à l’adresse du maire qui cherchait à mettre un frein à
la prostitution et au vice dans la ville. Un autre aspect de la vie de cette ville était
sa passion politique : des vagues de nationalisme et de germanophobie s’empa
raient périodiquement du Havre. Pour ce qui est des spectacles, il y avait, outre
de fréquentes représentations données par des troupes d’acteurs parisiens, de
tapageuses séances publiques d’hypnotisme. Ainsi, en mai 1883, les deux heb
domadaires locaux rapportèrent qu’un professeur avait eu la malencontreuse idée
de vouloir démasquer les supercheries de Donato et avait dû quitter la scène sous
les huées de l’assistance. On attribuait à « l’hystérie » le fait que des femmes
tombent amoureuses de musiciens ou écrivent des lettres anonymes, et l’hystérie
elle-même était attribuée à une frustration sexuelle. Les journaux mentionnés
plus haut conseillaient ironiquement d’aller consulter Charcot. Nous ne savons
13. En 1888, une nouvelle loi imposa une année de service militaire obligatoire aux nor
maliens. Voir André Lalande, « L’instruction militaire à l’école », Le Centenaire de l’École
normale supérieure, op. cit., p. 544-551.
14. L’auteur est redevable de ces détails à monsieur J. Dupré, proviseur du lycée Jean-
Giraudoux à Châteauroux.
15. Le Fondement du droit de propriété. Conférence de M. Pierre Janet, Ligue française de
l’enseignement, cercle de Châteauroux, Châteauroux, Imprimerie Gablin, 1883. La Biblio
thèque nationale de Paris possède un des très rares exemplaires du texte de la conférence.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 361
pas jusqu’à quel point Janet participa à cette fièvre, nous ne savons même pas s’il
prenait une part quelconque à la vie mondaine de la ville. Pour lui, un des grands
avantages du Havre était la rapidité et la facilité des communications avec Paris,
ce qui lui permettait de faire de fréquentes visites à sa famille. A l’occasion de ses
séjours à Paris, il voyait aussi des malades avec son frère Jules, alors étudiant en
médecine, qui s’intéressait vivement aux névroses et à l’hypnotisme. C’est aussi
pendant son séjour au Havre que Pierre Janet perdit sa mère : elle mourut le 3
mars 1885 à l’âge de 49 ans.
Nous sommes peu renseignés sur les activités professionnelles de Janet. Ses
cours de philosophie étaient sans doute soigneusement préparés et assez origi
naux, à en juger par le manuel qu’il publia ultérieurement. Dans les lycées fran
çais, l’année scolaire se termine normalement par la cérémonie de la distribution
des prix, précédée d’un discours prononcé par l’un des plus jeunes professeurs du
corps enseignant sur un thème de son choix. C’est ainsi que, le 5 août 1884,
Pierre Janet parla de l’enseignement de la philosophie, sous la présidence du
maire Jules Siegfried16. Nous considérons comme allant de soi, dit Janet, que la
philosophie soit enseignée dans tous les lycées français, mais nous oublions les
luttes de nos prédécesseurs en vue de permettre l’enseignement d’une philoso
phie indépendante dans nos écoles. Maintenant que nous bénéficions de tant de
libertés civiles et politiques, l’enseignement de la philosophie n’en est que plus
important, puisque le véritable but de la philosophie est d’apprendre à l’homme
à se défier de ses idées préconçues et à respecter les opinions d’autrui. Deux
années plus tard, en 1886, Janet édita une des œuvres philosophiques de Male-
branche, avec une introduction et des notes, à l’usage des établissements
secondaires17.
Au Havre, Janet partageait sa maison avec un ami. Elle était entourée d’un jar
din où il pouvait s’adonner à son goût du jardinage. Pendant quelque temps,
l’autre occupant de la maison fut le mathématicien Gaston Milhaud, un collègue
de Janet et célibataire comme lui. On sait que Janet consacrait l’essentiel de ses
loisirs à travailler bénévolement à l’hôpital du Havre et à faire des recherches en
psychiatrie pour son propre compte.
Dans une note autobiographique, Janet dit qu’à son arrivée au Havre il était un
jeune professeur impatient de trouver un sujet convenant à sa thèse de doctorat ès
Lettres18. Il songeait à une thèse sur les hallucinations en rapport avec les méca
nismes de la perception, et s’adressa au docteur Gibert, médecin bien connu du
Havre. Celui-ci n’avait pas de malade intéressant à lui proposer, mais il lui parla
d’un sujet remarquable, Léonie, susceptible d’être hypnotisée à distance. A la
requête du docteur Gibert, Léonie vint au Havre et se soumit aux expériences de
Janet, plusieurs années durant, à intervalles variables. Les premières expériences
de Janet avec Léonie s’étendirent du 24 septembre au 14 octobre 1885. Il put
ainsi constater par lui-même qu’il était effectivement facile d’hypnotiser Léonie,
non seulement directement, mais à distance, et de lui imposer des suggestions
16. Monsieur Alekan, proviseur du lycée du Havre, a communiqué à l’auteur une photo
copie de ce discours qui a été publié dans le « palmarès » du lycée en 1884.
17. Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, édité par Pierre Janet, Paris, Alcan,
1886, livre IL
18. Pierre Janet, « Psychological Autobiography », in Cari Murchinson, A History of Psy-
chology in Autobiography, Worcester, Mass., Clark University Press, 1930,1, p. 123-133.
362 Histoire de la découverte de l'inconscient
porains croyaient avoir découverts. Janet entreprit de se documenter sur les tra
vaux de ces anciens pionniers et il utilisa par la suite les connaissances qu’il en
retira dans la partie historique de son livre, Les Médications psychologiques.
Tirant les conclusions de ses propres expériences avec Léonie et de celles
entreprises par la délégation venue l’examiner au Havre, Janet s’imposa trois
règles méthodologiques : d’abord, toujours examiner ses malades lui-même, sans
témoins ; en second lieu, noter avec précision tout ce que les malades disaient ou
faisaient (ce qu’il appelait : la méthode du stylographe) ; enfin, explorer minu
tieusement tous les antécédents des malades et les traitements dont ils avaient pu
être l’objet dans le passé. Ces principes nous apparaissent évidents aujourd’hui,
mais à l’époque ils représentaient une grande nouveauté. Les premiers résultats
de ces recherches furent publiés dans une suite d’articles de la Revue philoso
phique, de 1886 à 1889, et furent le point de départ de la thèse principale de
Janet, L’Automatisme psychologique.
Le doctorat ès Lettres requérait la rédaction d’une thèse principale en français
et d’une autre, moins importante, en latin, sur un sujet différent. Janet choisit
pour sujet de sa thèse en latin Bacon et les Alchimistes22. La personnalité de Fran
cis Bacon, qui était à la fois le fils spirituel des anciens alchimistes (héritant ainsi
d’un savoir maintenant dépassé), et le pionnier d’une nouvelle science expéri
mentale, semble avoir fasciné Janet. On peut penser qu’il y trouvait comme un
écho de son propre problème. Il était, lui aussi, l’héritier d’une tradition séculaire
de psychologie philosophique, dont son oncle Paul était l’un des derniers repré
sentants, en même temps qu’il se sentait appelé à participer à l’élaboration d’une
nouvelle psychologie expérimentale que Ribot était en train d’annoncer : sa thèse
principale, L’Automatisme psychologique, devait être un premier pas dans ce
sens.
Un portrait de 1889 montre Janet, alors âgé de 30 ans, assis au pied de son
arbre favori, dans son jardin du Havre, vers la fin de son séjour dans cette ville. Il
était sur le point de partir pour Paris où il allait affronter l’épreuve de la soute
nance de thèse qui devait lui ouvrir une nouvelle carrière scientifique. Sa physio
nomie exprime la force tranquille et la concentration de la pensée,'comme la plu
part des autres photographies de l’époque.
La cérémonie de soutenance de thèse eut lieu à la Sorbonne, le 21 juin 1889,
sous la présidence du doyen Himly23. Le jury était composé des professeurs Bou-
troux, Marion, Séailles, Waddington et Paul Janet24. Les objections et contre-
arguments ne manquèrent pas, mais Janet impressionna le jury par la vivacité de
son esprit, la subtilité de ses arguments et son éloquence. Le jury le félicita et lui
sut gré de s’être maintenu strictement sur le plan philosophique et d’avoir soi
gneusement évité d’empiéter sur le terrain de la médecine.
22. Pierre Janet, Baco Verulamius alchemicis philosophis quid debuerit, Angers, Impri
merie Burdin, 1889.
23. Ces détails sont empruntés à un discours d’Edmond Faral prononcé au cours de la
séance commémorative de la Sorbonne, le 22 juin 1939. Voir Le Centenaire de Théodule Ribot
et Jubilé de la psychologie scientifique française, Agen, Imprimerie moderne, 1939.
24. Paul Janet a présenté ses objections et ses critiques à l’égard de L’Automatisme psycho
logique dans ses Principes de métaphysique et de psychologie, Paris, Delagrave, 1897, II, p.
556-572.
364 Histoire de la découverte de l’inconscient
Janet, qui était déjà bien connu dans les milieux philosophiques et psycholo
giques pour ses publications des trois années précédentes, jouit désormais de la
réputation d’un maître. Il alla s’établir à Paris où il avait été nommé à un nouveau
poste. Sa soutenance de thèse eut lieu pendant l’Exposition universelle de 1889,
au moment même où les savants du monde entier se rencontraient dans la Ville-
Lumière en des congrès scientifiques nombreux — jusqu’à trois simultané
ment ! — et de qualité. Entre autres, le Congrès international d’hypnotisme
expérimental et thérapeutique se tint du 8 au 12 août25. Janet faisait partie de son
comité d’organisation avec Liébeault, Bernheim, Déjerine et Forel, et il eut
amplement l’occasion de faire connaissance avec les célébrités du monde psy
chologique et psychiatrique. Parmi les 300 participants du congrès, on relève la
présence de Dessoir, de Myers, de William James et d’un neurologue viennois du
nom de Sigmund Freud.
Janet savait dès l’abord qu’il ne pourrait pas poursuivre ses recherches psycho
pathologiques sans être docteur en médecine et il décida de commencer ses
études médicales tout en continuant à enseigner et à poursuivre ses propres
recherches. De 1889 à 1893, il fut entièrement absorbé dans ses travaux, menant
de firont ses études, ses recherches et son enseignement au lycée Louis-le-Grand
pendant l’année scolaire 1889-1890, puis au collège Rollin. La seule trace de ses
activités durant cette période est le discours qu’il prononça à l’occasion de la dis
tribution des prix du 30 juillet 1892 ; il s’adressa alors à peu près en ces termes
aux élèves des classes terminales : « Qu’est-ce que vous avez acquis pendant ces
dix ans de collège ? Une instruction abondante, de la science, oui, mais beaucoup
plus, une véritable éducation. Cette éducation se fait par le développement insen
sible des facultés, grâce aux exercices littéraires [...]. Plus encore, le but de l’en
seignement secondaire est de nous faire acquérir une certaine compréhension des
hommes, de nous aider à connaître et à comprendre les problèmes sociaux. [...] Il
s’agit de devenir plus capables de se faire une opinion raisonnée et de bien
comprendre celles des autres »26.
Janet commença ses études médicales en novembre 188927 ; à cette époque, les
études médicales ne duraient que quatre ans, y compris une année préparatoire
consacrée à la physique, la chimie et les sciences naturelles, et il fallait prévoir
une cinquième année pour l’examen final et la thèse. Janet fut toutefois dispensé
de la première année. Ayant eu par ailleurs la chance d’être dispensé de maintes
obligations par un effet de la bienveillance de ses professeurs, il passa, à partir de
1890, une bonne partie de son temps dans le service de Charcot à la Salpêtrière,
à examiner des malades. Nous disposons aussi de rapports sur ses stages cli
niques à l’hôpital Laënnec et à l’hôpital Saint-Antoine. Dans ce dernier, il exa
mina le cas d’une jeune fille de 14 ans qui avait été hospitalisée pour des symp
tômes d’apparence névrotique et qui ne tarda pas à mourir. L’autopsie révéla
qu’elle souffrait d’un kyste hydatique au cerveau. Janet publia un article sur le
cas, marquant son étonnement qu’une lésion de cette importance ait donné si peu
de signes cliniques28. La malade, ajoutait-il, était issue d’une famille à l’hérédité
névrotique très chargée, ce qui expliquait peut-être que le kyste se soit localisé
dans le cerveau plutôt qu’en un autre organe. Janet passa ses examens le 31 mai
1893 et présenta sa thèse de médecine le 29 juillet de cette même année. Charcot
présidait le jury dont faisait également partie Charles Richet. Il fut reçu avec la
plus haute mention.
Entre-temps, Janet avait repris ses recherches cliniques, examinant, à la Sal
pêtrière, madame D., Marcelle, Isabelle et Achille qui devaient jouer un rôle si
important dans l’élaboration de ses théories. S’appuyant sur ces observations, il
construisit sa théorie de l’hystérie qu’il exposa d’abord dans diverses revues, puis
dans sa thèse en 1893. Sa réputation avait déjà traversé la Manche, et au Congrès
international de psychologie expérimentale, à Londres, en juillet 1892, il pré
senta une communication rendant compte de ses recherches sur les rapports entre
l’amnésie et les idées fixes subconscientes29.
De 1893 à 1902, Janet travailla assez librement à la Salpêtrière. Le successeur
de Charcot, le neurologue Fulgence Raymond, ne s’intéressait pas personnelle
ment aux névroses, mais il maintint le laboratoire de psychologie de la Salpê
trière et donna son approbation aux recherches de Janet. Dans la mesure où ils se
rapportaient à des malades de la Salpêtrière, la plupart des articles de Janet
publiés à cette époque parurent sous les signatures conjointes de Raymond et de
Janet. Ce fut aussi, pour Janet, une période de travail intense dans d’autres
domaines. Il continua à enseigner la philosophie au collège Rollin jusqu’en 1897
et, pendant l’année scolaire 1897-1898, au lycée Condorcet. On lui confia ensuite
l’enseignement de la psychologie expérimentale à la Sorbonne, d’abord comme
chargé de cours (1898-1899), puis comme maître de conférences (1898-1902).
Durant cette même période, Ribot lui demanda de le remplacer temporairement
au Collège de France, de décembre 1895 à août 189730. En 1894, Janet publia le
manuel de philosophie auquel il avait travaillé pendant douze ans et dont nous
reparlerons plus loin.
Charcot s’était longtemps vivement intéressé à la psychologie. Il avait fondé,
avec Charles Richet, la Société de psychologie physiologique. Désirant incor
porer la psychologie expérimentale au grand service de recherche qu’il avait mis
sur pied à la Salpêtrière, il ouvrit un laboratoire à cette fin, et le confia à Pierre
Janet. Puisque Charcot avait besoin de Janet et que celui-ci avait besoin de Char
cot pour accéder au riche matériel clinique fourni par la Salpêtrière, la collabo
ration entre les deux hommes s’annonçait féconde. Mais le 17 août 1893, soit
trois semaines seulement après la soutenance de thèse de Janet sous la présidence
de Charcot, on apprenait la mort subite et inattendue du maître.
La vie privée de Janet avait, elle aussi, connu des changements. En 1894, il
épousa Marguerite Duchesne, la fille d’un commissaire-priseur du Havre qui
28. Pierre Janet, « Kyste parasitaire du cerveau », Archives générales de médecine, 7e série,
XXVni (1891) (II), p. 464-472.
29. Pierre Janet, « Étude sur quelques cas d'amnésie antérograde dans la maladie de la dés
agrégation psychologique », International Congress ofExperimental Psychology, Second Ses
sion, London, 1892, Londres, William and Norgate, 1892, p. 26-30.
30. Il n’a pas été possible, jusqu’ici, de trouver une liste des sujets traités par Janet à la Sor
bonne et au Collège de France pendant ces années.
366 Histoire de la découverte de l’inconscient
était venue s’établir à Paris à la mort de son père. Le jeune couple s’installa
d’abord rue de Bellechasse, puis déménagea, en 1889, dans la rue Barbey-de-
Jouy, près du Quartier latin. Ils eurent trois enfants : Hélène (qui épousa le psy
chanalyste Édouard Pichon), Fanny (qui devint professeur de français) et Michel
(qui eut une brève carrière d’ingénieur avant de mourir prématurément). Janet
menait la vie d’un universitaire, c’est-à-dire qu’il enseignait pendant neuf mois à
Paris et qu’il disposait de trois mois de vacances qu’il occupait à préparer ses
cours pour l’année universitaire suivante. Il passait habituellement ses vacances
à Fontainebleau où il faisait de longues promenades botaniques dans la forêt. Son
père mourut le 22 octobre 1894, à l’âge de 82 ans.
Durant toutes ces années, Janet s’intéressa aux domaines les plus variés, ainsi
qu’en témoignent ses comptes rendus d’ouvrages : de l’histologie cérébrale à la
psychologie expérimentale et à la criminologie. Le centre d’intérêt de ses
recherches cliniques se déplaça de l’exploration clinique de l’hystérie à celle de
la neurasthénie. Ses recherches furent à la fois très extensives, en ce qu’il voyait
beaucoup de malades en consultations externes et dans les services, et très inten
sives, en ce qu’il choisissait un petit nombre de malades sur lesquels il entrepre
nait des études minutieuses et prolongées s’étendant sur des années. Parmi ces
derniers, il y avait une femme, qu’il appelle « Madeleine », qui était entrée à la
Salpêtrière en proie à des extases religieuses délirantes et porteuse de stigmates,
en février 1896. Elle occupa une place centrale dans ses études pendant plusieurs
années. Il avait en outre sa clientèle privée qu’il recevait dans une maison de
santé à Vanves. Sa réputation d’éminent spécialiste des névroses était déjà bien
établie, et il recevait de nombreux visiteurs étrangers. En 1896, il fit une commu
nication sur « l’influence somnambulique » au Congrès international de psycho
logie à Munich : c’était une nouvelle formulation de l’ancien concept de rapport.
Pendant plusieurs années, Janet avait songé à fonder une nouvelle société psy
chologique pour remplacer la Société de psychologie physiologique qui n’avait
pas survécu longtemps à la mort de Charcot. En 1900, fut fondé à Paris un Institut
psychique international grâce à l’aide de nombreux mécènes, dont Serge Yourie-
vitch, attaché à l’ambassade impériale de Russie. Il était parrainé par un comité
international qui comptait parmi ses membres William James, Frederick Myers,
Cesare Lombroso, Théodore Floumoy et Théodule Ribot31. Le but de cet Institut
ne semble pas avoir été clairement défini. H se proposait d’ouvrir une consulta
tion psychopathologique, des laboratoires, une bibliothèque, mais aussi de
publier un bulletin. La plupart de ces ambitieux projets ne purent se réaliser, mais
l’institut vit vraiment le jour, ses quarante membres fondateurs se réunissant tous
les mois et publiant leurs comptes rendus dans son bulletin. Il comptait parmi ses
membres actifs Pierre Janet et l’un de ses collègues, plus jeune que lui, le docteur
Georges Dumas, qui fut nommé secrétaire de la nouvelle société. L’histoire de
l’institut psychologique n’a jamais été écrite. Il serait intéressant de savoir pour
quoi il ne se développa pas davantage, mais disparut quelques années plus tard.
En 1902, Théodule Ribot quitta son poste de professeur titulaire de psycholo
gie expérimentale au Collège de France. Il y avait deux candidats à sa succession,
Pierre Janet et Alfred Binet. A l’assemblée des professeurs, le 19 janvier 1902,
32. Nous avons pris ces détails dans le dossier de Pierre Janet aux archives du Collège de
France.
33. Tel fut le cas d’Ernest Jones, comme il le raconte lui-même dans son autobiographie
(Free Associations, Londres, Hogarth Press, 1959, p. 175).
34. « The Relationships of Abnormal Psychology », International Congress of Art and
Science, Universal Exposition, St. Louis (1904), V, Howard J. Rogers éd., Boston, 1906, p.
737-753.
368 Histoire de la découverte de l’inconscient
S’il faut en croire sa famille, Janet fut enthousiasmé par les États-Unis et par le
merveilleux accueil qui lui fut réservé à Saint Louis, à Boston, à Chicago et ail
leurs. Il visita les Rocheuses et les chutes du Niagara. En juin 1906, il fit partie de
la délégation du Collège de France à Londres, à l’occasion des festivités organi
sées par l’université de la ville. En octobre et novembre, il fut invité par l’uni
versité Harvard, à Boston, aux États-Unis, où il donna une série de quinze confé
rences sur l’hystérie35. Il participa aussi à plusieurs congrès internationaux à
Rome (1905), à Amsterdam (1907) et à Genève (1909).
En août 1913, se tint à Londres le Congrès international de médecine. Dans la
section psychiatrique, une séance avait été prévue pour discuter de la psychana
lyse de Freud. Janet devait y présenter un point de vue critique, tandis que Jung
devait la défendre. La critique de Janet porta essentiellement sur deux points :
d’abord il affirma son antériorité dans la découverte de la cure cathartique des
névroses par l’élucidation de leurs origines subconscientes ; il estimait que la
psychanalyse n’était qu’un développement de cette idée fondamentale. Ensuite,
il critiqua sévèrement Freud pour son interprétation symbolique des rêves et pour
sa théorie de l’origine sexuelle des névroses. Il qualifia la psychanalyse de sys
tème « métaphysique »36. Nous reviendrons plus loin sur cette séance mémorable
du 8 août 1913, avec le rapport de Jung sur la psychanalyse et la discussion qui
s’ensuivit. Dans cette circonstance, Janet semble s’être départi de l’attitude
conciliante qu’il adoptait le plus souvent dans les discussions scientifiques. Il
prenait d’ordinaire le plus grand soin à énumérer ses sources et à rendre à ses pré
décesseurs ce qui leur était dû, jusque dans les plus petits détails. Mais il attendait
la même courtoisie des autres, et se sentit donc sans aucun doute lésé en enten
dant Freud développer une idée, dont il revendiquait la paternité, sans faire véri
tablement référence à ses travaux. Janet regretta d’avoir ainsi manifesté son irri
tation, mais il resta convaincu toute sa vie que Freud avait commis une injustice
à son égard. Néanmoins, quand Freud fut violemment attaqué lors d’une réunion
de la Société de psychothérapie, le 16 juin 1914, Janet prit sa défense, acte d’au
tant plus courageux que l’hostilité à l’égard de l’Allemagne était de plus en plus
vive en France. Son intervention fut publiée dans la Revue de psychothérapie en
1915, alors que la guerre faisait déjà rage37.
A partir de 1910, Janet développa sa théorie dans le sens d’un système plus
achevé des « fonctions hiérarchiques » de l’esprit. Son étude sur l’alcoolisme, en
1915, témoigne aussi de l’intérêt qu’il portait aux problèmes sociaux et natio
naux. La vague de chauvinisme qui submergea la France aussi bien que l’Alle
magne pendant la Première Guerre mondiale n’épargna que fort peu de savants.
Dans tous les écrits de Janet datant de ces années, on ne trouve pas la moindre
35. Ces leçons ont été publiées dans un volume intitulé The Major Symptoms ofHysteria,
Londres, Macmillan Co., 1907.
36. Dans l’esprit de Pierre Janet, ce terme faisait sans aucun doute référence à Auguste
Comte et à ses trois stades par lesquels aurait passé l’interprétation humaine de la nature : le
stade « théologique » où les phénomènes naturels étaient expliqués par l’intervention de dieux
ou d’esprits, le stade « métaphysique » où l’on recourait à des concepts abstraits fictifs, et le
stade « scientifique » où l’on s’appuie sur les seules données expérimentales pour aboutir à la
formulation de lois générales.
37. Pierre Janet, « Valeur de la psycho-analyse de Freud », Revue de psychothérapie et de
psychologie appliquée, XXIX (1915), p. 82-83.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 369
trace de ce chauvinisme, bien que sa mère fût alsacienne (ou peut-être pour cette
raison) et que certains de ses parents alsaciens servaient probablement dans l’ar
mée allemande, tandis que des membres de la famille Janet servaient dans l’ar
mée française.
La publication des Médications psychologiques, résultat de nombreuses
années de travail, fut retardée jusqu’en 1919. Traité de psychothérapie complet et
systématique de plus de 1 100 pages, cet ouvrage ne répondait toutefois plus, de
par son organisation et son style, à la façon de voir et de sentir de l’après-guerre.
Les mentalités avaient changé. Ce fut le dernier ouvrage de Janet à être traduit en
anglais.
Mais Janet avait entrepris de développer son système dans de nouvelles direc
tions. En 1921 et 1922, il donna un cours sur l’évolution du comportement moral
et religieux. Un Américain qui avait assisté à ce cours, le pasteur W.M. Horton de
New York, en publia un résumé dans l’American Journal ofPsychology^. Janet,
qui avait été fasciné pendant vingt-cinq ans par le cas de Madeleine, en fit un
point de départ autour duquel il organisa les résultats des recherches psycholo
giques qu’il exposa dans son livre De l’angoisse à l’extase. Les relations scien
tifiques entre la France et les autres pays se normalisèrent progressivement, et, en
mai 1920, Janet donna trois conférences à l’université de Londres. En mai 1921,
il fut invité à assister aux cérémonies du centenaire de l’hôpital Bloomingdale,
près de New York, où il donna une conférence le 26 mai, après quoi il participa
à des congrès à Boston, Atlantic City et Niagara Falls. En mai 1922, il assista aux
cérémonies commémorant le centenaire de l’indépendance du Brésil, en tant que
délégué de l’institut de France et du Collège de France. Il participa aussi au
Congrès international de psychologie à Oxford (du 27 juillet au 2 août 1923). En
1925, le gouvernement français l’envoya à Mexico dans le cadre d’échanges de
professeurs : il y donna quinze conférences en français38 39. Il en donna aussi deux
à Puebla et une à Guadalajara. Avant de revenir en France, il visita une nouvelle
fois les États-Unis avec des étapes à Princeton, à New Jersey, à Philadelphie et à
l’université Columbia de New York.
A partir de 1925, Janet continua à construire son système de psychologie du
comportement. Ses cours donnés au Collège de France, de 1925 à 1930, ont été
publiés dans une version non revue par lui. Les années suivantes, il écrivit ses
cours et s’en servit plus tard pour la préparation de ses derniers ouvrages. Mais
malgré le travail énorme qu’il consacra à l’élaboration de ce nouveau système et
l’originalité de ses nouvelles théories, il semble que fort peu de gens étaient dis
posés, en France, à suivre Janet dans ces orientations nouvelles. Son nom avait
apparemment été trop longtemps lié aux concepts d’automatisme psychologique
et de psychasthénie. Sa réputation restait cependant grande à l’étranger. En 1932,
il fut invité à donner une série de conférences à Buenos Aires et il traversa le pays
jusqu’aux chutes de l’Iguassu40. En 1933, il donna une nouvelle série de vingt
38. Walter M. Horton, « The Origin and Psychological Function of Religion according to
Pierre Janet », American Journal of Psychology, XXXV (1924), p. 16-52.
39. Ezequiel A. Chavez, Le Docteur Pierre Janet et son œuvre. Discours prononcé dans le
grand auditorium de l’Université nationale de Mexico, le 14 août 1925, Publicaciones de la
Secretarîa de Educaciôn publica, Mexico, D.F., Editorial Cultura, 1925.
40. Janet communiqua ses impressions sur l’Argentine dans le Journal des nations améri
caines, nouvelle série, 1, n” 7 (18 juin 1933).
370 Histoire de la découverte de l’inconscient
41. Freud commenta cet incident dans une lettre à Marie Bonaparte dont on trouvera le texte
original dans l’édition allemande de Jones, Dos Leben und Werk von Sigmund Freud, Berne,
Huber, 1962, p. 111,254.
42. E. Minkowski, « A propos des dernières publications de Pierre Janet », Bulletin de psy
chologie, XIV (novembre 1960), p. 121-127.
43. Cf. Janet, in « Perspectives d’application de la psychologie à l’industrie », Premier
Cycle d’étude de psychologie industrielle, fascicule n° 1, Psychologie et travail, Paris, Cégos,
1943, p. 3-8.
44. Pierre Janet, « La psychologie de la conduite », Encyclopédie française, Vm, La Vie
mentale (1938), 8” 08-11 à 8" 08-16.
45. Mélanges offerts à Monsieur Pierre Janet par safamille, ses amis et ses disciples à l'oc
casion de ses quatre-vingts ans, Paris, D’Artrey, 1939.
46. Le Centenaire de Théodule Ribot et Jubilé de la psychologie scientifique française,
op. cit.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 371
quelques malades chaque semaine47. Janet fut pris d’un regain d’intérêt pour la
psychiatrie, et, durant l’année universitaire 1942-1943, à l’âge de 83 ans, ü suivit
régulièrement les cours du professeur Delay, sans jamais en manquer un seul, au
grand étonnement des étudiants. Ils ne furent pas peu surpris non plus de consta
ter l’intérêt passionné dont témoignait le grand vieillard. On lui demanda aussi de
donner quelques conférences aux étudiants. En observateur perspicace, Janet
assistait à l’instauration d’une nouvelle psychiatrie, très différente de celle qu’il
avait apprise à la Salpêtrière. Il se réjouissait aussi de voir comment certaines de
ses propres idées avaient pris une forme nouvelle. La narco-analyse réalisait son
ancienne prédiction qu’une nouvelle sorte d’hypnose serait induite un jour par
des substances chimiques, et il nota la ressemblance entre le traitement narco-
analytique des traumatismes psychiques et ses anciennes expériences sur ses pre
miers malades au Havre48. Il s’intéressa vivement à la thérapeutique par l’électro
choc et constata avec étonnement qu’un malade déprimé, qui avait suivi sans
succès, pendant presque une année, une cure psychanalytique, se trouva guéri
après le troisième électrochoc49. En août 1946, Janet fut invité à Zurich et reçu à
l’hôpital psychiatrique du Burghôlzli par le professeur Manfred Bleuler, fils d’Eu-
gen Bleuler qu’il avait bien connu. Janet donna des causeries au Burghôlzli et à
la Société suisse de psychologie appliquée.
Il travaillait encore à un ouvrage sur la psychologie de la croyance, quand il
mourut dans la nuit du 23 au 24 février 1947, à l’âge de 87 ans. Ses fùnérailles
eurent lieu le 27 février, en l’église Sainte-Clotilde de Paris, et il fut inhumé dans
le tombeau familial du cimetière de Bourg-la-Reine, aux côtés de sa mère, de son
père, de sa femme, de son frère et de sa belle-sœur. Sa tombe porte cette simple
inscription :
47. Ces détails nous ont été aimablement communiqués par le professeur Jean Delay.
48. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, Paris, Alcan, 1919,1, p. 280.
49. On prête à Janet l’affirmation que s’il était possible de produire à volonté des crises
d’épilepsie, on pourrait traiter de cette façon certains malades. L’auteur n’en a pas retrouvé une
formulation aussi nette dans ses œuvres, mais l’idée est implicite dans Les Médications psy
chologiques, op. cit., II, p. 124.
50. La seule interview donnée par Janet, à notre connaissance, a été publiée par Frédéric
Lefèvre ; elle est datée du 17 mars 1928 et a été reprise dans Frédéric Lefèvre, Une heure
avec..., 6' série, Paris, Flammarion, 1933, p. 48-57. Ce n’est pas à proprement parler une inter
view, mais le compte rendu d’une discussion entre Janet et un certain Marcel Jousse à laquelle
avait assisté le journaliste.
372 Histoire de la découverte de l’inconscient
C’était un homme assez petit, maigre dans sa jeunesse, mais corpulent plus
tard. H avait les cheveux bruns, les yeux sombres, d’épais sourcils noirs et une
barbe bien soignée. Beaucoup gardent de lui le souvenir d’un homme très actif et
vivant, enjoué, intelligent et brillant causeur. D’autres le décrivent comme un
homme calme, écoutant avec une expression d’attention concentrée, mais
capable aussi de s’absorber dans sa méditation, souvent distrait et porté à la
dépression. Ces deux aspects semblent refléter les personnalités de ses deux
parents, sa mère active et enjouée, et son père « psychasthénique ». Les photo
graphies de lui en portent trace. Celles où il pose le représentent habituellement
dans une attitude de tranquille attention. Quelques instantanés pris sans qu’il s’y
attende le montrent engagé dans une conversation vivante. Il avait une écriture
claire et lisible. Comme la plupart des enseignants de son époque, il entretenait
une active correspondance avec ses collègues. Il ne dicta jamais ses lettres, mais
les écrivit toujours lui-même, comme il dactylographia lui-même, plus tard, ses
manuscrits.
Janet rédigea par deux fois de courtes notices autobiographiques, la première
pour Histoire de la psychologie dans l’autobiographie de Cari Murchison51.
Dans la seconde, écrite un an avant sa mort et plus complète que la première, il
explique sa vocation psychologique comme une sorte de compromis entre son
attrait prononcé pour les sciences de la nature et les profonds sentiments reli
gieux de son enfance et de son adolescence52. Il réfréna toujours ses dispositions
mystiques et rêva, comme Leibniz, d’une conciliation entre la science et la reli
gion sous la forme d’une philosophie perfectionnée qui satisfît la raison et la foi.
« Je n’ai pas trouvé cette merveille, écrit-il, mais je suis resté philosophe. » Tour
nant ses efforts vers la psychologie, Janet construisit un système extrêmement
vaste où presque tous les aspects de cette science trouvaient leur place. Il y a une
remarquable continuité entre ses premiers écrits philosophiques et ceux que la
mort ne lui permit pas d’achever. Il y eut évidemment bien des changements,
mais ceux-ci se présentaient plutôt comme de nouveaux développements, ne sup
plantant que rarement ses théories antérieures. La même continuité se retrouve
aussi dans le déploiement de sa vie. Enfant, Janet apparaissait timide et réservé.
Puis ce fut la crise de sa dix-septième année avec la dépression et les préoccu
pations religieuses qu’elle engendra. Il fut ensuite un brillant étudiant ; toute sa
vie il travailla avec acharnement. Malheureusement les témoignages sur les sept
années qu’il passa au Havre sont rares, mais ses publications de cette époque
révèlent non seulement un enseignant, mais un clinicien et un psychothérapeute
très habile. Ces qualités ne pouvaient que se développer bien davantage encore à
Paris, quand il eut élargi son expérience clinique à la Salpêtrière. Max Dessoir,
qui rendit visite à Janet à Paris, en 1894, parle de lui en ces termes : « C’était un
professeur réputé et un spécialiste des névroses recherché [...]. C’était un homme
enjoué, à la chevelure sombre, qui parlait le français avec l’accent parisien et qui
aimait entretenir ses interlocuteurs de ses expériences »53. Dessoir ajoute que
Janet, bien qu’il ait réussi d’intéressantes expériences de télépathie et de sugges
51. Cari Murchison, A History of Psychology in Autobiography, op. cit., I,p. 123-133.
52. Pierre Janet, « Autobiographie psychologique », Les Études philosophiques, nouvelle
série, n° 2, avril-juin 1946, p. 81-87.
53. Max Dessoir, Buch der Erinnerungen, Stuttgart, Enke, 1946, p. 122.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 373
54. Marcel Prévost, L’Automne d’une femme, Paris, Calmann-Lévy, 1893. Madame Hélène
Pichon-Janet nous a confirmé que son père avait effectivement entretenu des relations occa
sionnelles avec Marcel Prévost.
374 Histoire de la découverte de l’inconscient
55. Walter M. Horton, « The Origin and Psychological Fonction of Religion according to
Pierre Janet », American Journal of Psychology, XXXV (1924), p. 16-52.
56. Pierre Janet, L'Évolution psychologique de la personnalité, Paris, Chahine, 1929,
p. 332 : « L’amour n’est autre chose qu’une hypothèse transformée en idée fixe. »
Pierre Janet et l'analyse psychologique 375
Deux traits caractéristiques ressortent des relations de Janet avec ses malades.
D’abord sa perspicacité. Il était extrêmement habile à distinguer l’authentique du
factice. Il souligne avec insistance que le comportement de bien des malades
implique un élément de jeu (c’est-à-dire cette même « fonction ludique » que
Floumoy avait montrée à l’œuvre chez ses médiums), mais aussi un besoin de se
faire admirer. C’est surtout vrai, disait-il, des perversions sexuelles. Dans une
réunion de la Société de psychologie de 190857, Janet exprime des doutes sur la
sincérité de bon nombre de déviants sexuels et, dans sa préface à la traduction
française de Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing58, il n’hésite pas à dire
qu’une bonne partie du comportement sexuel anormal n’est que théâtre et jeu. Il
alla jusqu’à mettre en question la sincérité de bien des psychotiques, même gra
vement atteints : « Le plus souvent, les aliénés jouent la comédie. Ne croyez pas
le quart de ce qu’ils racontent ; ils essayent de vous donner une impression sur
leur grandeur, leur culpabilité. Ils n’y croient qu’à moitié et souvent pas du
tout »59.
Une autre qualité de Janet fut son talent de psychothérapeute, « sa prodigieuse
ingéniosité », selon l’expression des éditeurs de VHommage à Janet6®. Bien que
de nombreux exemples de ce savoir-faire se retrouvent dans Les Médications
psychologiques, ils n’épuisent pas le sujet et il faudrait lire bon nombre de ses
articles pour se faire une idée de la variété presque illimitée des procédés théra
peutiques auxquels il avait recours. Mais il semble qu’il n’existe aucun compte
rendu de cure entreprise par Janet, rédigé par l’ancien malade lui-même, bien que
l’un d’eux, Raymond Roussel, que Janet avait traité pendant plusieurs années
pour des idées mégalomaniaques et qui fut connu ultérieurement comme écrivain
surréaliste, ait reproduit dans l’un de ses ouvrages, sans aucun commentaire, ce
que Janet avait écrit à son sujet61. Fort peu d’étudiants apprirent la psychothéra
pie de Janet, puisque, nous l’avons déjà signalé, les intrigues de la Salpêtrière lui
ôtèrent toute possibilité de dispenser un enseignement clinique valable. Le doc
teur Ernest Hanns, qui rendit visite à Janet à la Salpêtrière, écrit :
cer à l’aimer. Je n’arrivais à reconnaître aucune trace de vérités dans ces idées
fixes. Janet se rendit compte que ses paroles sibyllines me laissaient perplexe. Il
reprit : “Ces gens, voyez-vous, sont tourmentés par quelque chose, et il vous faut
entreprendre une enquête minutieuse pour en découvrir la racine.” Il voulait me
faire comprendre qu’il ne fallait pas écarter les délires de persécutions en n’y
voyant que des manifestations ridicules ou de simples symptômes ; il fallait, au
contraire, les prendre au sérieux et les analyser, jusqu’à en découvrir la cause
profonde. Je n’ai jamais oublié ces mots de Janet, pleins de sagesse, sur les idées
de persécution, pas plus que d’autres phrases de lui qui représentaient l’un des
éléments essentiels de ses relations avec ses étudiants. Il avait un talent socra
tique que je n’ai jamais rencontré chez aucun maître éminent en psychiatrie.
Dans le cas de Janet, cette façon de faire était inséparable de sa conception de la
psychiatrie »62.
62. Ernest Harms, « Pierre M.F. Janet », American Journal of Psychiatry, CXV (1959), p.
1036-1037.
63. Fr. Bruno de Jésus-Marie, « A propos de la Madeleine de Pierre Janet », Études car-
mélitaines, XVI, n° 1 (1931), p. 20-61.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 377
bien qu’il fît preuve, à l’occasion, de sa maîtrise du latin. S’il faut en croire la tra
dition familiale, lors de sa première rencontre avec J.M. Baldwin, leur ignorance
réciproque de la langue de l’autre les contraignit à recourir au latin, la différence
dans la prononciation rendant le dialogue passablement laborieux. Janet avait
appris l’allemand à l’école, mais (peut-être sous l’influence des sentiments
patriotiques de sa mère) il semble avoir développé une sorte d’inhibition à
l’égard de cette langue. Sa connaissance médiocre de l’allemand lui fut un
sérieux handicap. Quant à l’anglais, il l’apprit plus tard et parvint à le maîtriser,
sans jamais parvenir à se débarrasser d’un très fort accent français.
Peut-être par manque de temps, Janet ne lisait guère que des écrits psycholo
giques et psychiatriques. Par ailleurs, il ne s’intéressait guère à la musique, à l’art
ou à l’architecture. Mais rien ne serait plus éloigné de la vérité que de le présenter
comme un vieil érudit distrait ou un rat de bibliothèque. L’amour de la nature
était profondément enraciné en lui. L’herbier qu’il constitua patiemment pendant
de longues années n’était qu’une expression de son amour des fleurs. Dès l’en
fance, il s’occupa de son petit jardin à lui et il aima toujours faire pousser toutes
sortes de plantes. Chaque fleur, disait-il, a sa propre individualité qu’il savait
décrire en termes poétiques. Il avait fait un peu d’équitation avec ses oncles
Hummel. Plus tard, il apprit à faire de la bicyclette, ce qui était alors un sport tout
nouveau. Mais il avait une nette préférence pour la marche. Même dans sa vieil
lesse, il aimait parcourir les rues de Paris. Il se reposait en flânant et en herbori
sant dans la forêt de Fontainebleau. Il considérait comme les plus beaux moments
de sa vie ses voyages dans les montagnes Rocheuses et au Yellowstone Park, à la
grande forêt brésilienne et aux chutes de l’Iguassu.
Avant de devenir psychologue et psychiatre, Janet avait été philosophe. Ses
manuels de philosophie lui permirent d’exprimer ses idées sur divers sujets. Il s’y
révèle préoccupé de justice sociale et de l’émancipation future des colonies. Il
écrit que l’idée de propriété privée a besoin d’être éclaircie, que la peine de mort
est un reste de la barbarie et que l’humanité aurait intérêt à créer et à utiliser une
langue internationale artificielle64. Bien qu’il ait pris le plus grand soin à ne
jamais introduire de concepts philosophiques dans ses théories psychologiques,
il est une idée métaphysique qui revient sans cesse dans ses écrits, comme une
sorte de leitmotiv : le passé de l’humanité, dans son ensemble, a été entièrement
préservé, d’une certaine manière65. Il alla jusqu’à prédire qu’un jour viendrait
« où l’homme saura se promener dans le passé comme il commence à se prome
ner dans les airs ». « Tout ce qui a existé », disait-il, « existe et dure dans un
64. A l’occasion d’un congrès international à Amsterdam en 1907, sept participants signè
rent une pétition en faveur de l’usage de l’espéranto dans les congrès internationaux. Pierre
Janet était l’un des signataires. Voir le Compte rendu des travaux du Ier Congrès international
de psychiatrie et de neurologie, tenu à Amsterdam en 1907, Amsterdam, J.H. de Bussy, 1908,
p. 908.
65. Pierre Janet, « La tension psychologique, ses degrés, ses oscillations », British Journal
ofPsychology, Medical Section, I (1920-1921), p. 164 ; « Les souvenirs irréels », Archives de
psychologie, XIX (1925), p. 17 ; L’Évolution de la mémoire et la notion du temps, Paris,
Maloine, 1928, p. 491 ; L’Évolution psychologique de la personnalité, op. cit., p. 579 ; Les
Débuts de l’intelligence, Paris, Flammarion, 1935, p. 166-168 ; « La psychologie de la
croyance et le mysticisme », Revue de métaphysique et de morale, XLIII (1936), p. 399 ;
« L’acte de la destruction », Revue générale des sciences, LI (1940-1941), p. 145-148.
378 Histoire de la découverte de l’inconscient
espace que nous ne comprenons pas, où nous ne pouvons pas aller ». H disait
aussi que si jamais le « paléoscope » était inventé, l’homme apprendrait des
quantités de choses dont il n’avait pas la moindre idée aujourd’hui.
A l’arrière-fond de toutes ses idées philosophiques, nous retrouvons non seu
lement l’influence de la « philosophie spiritualiste » de son oncle Paul, mais les
sentiments religieux réfrénés depuis son enfance. Bien qu’on le présente habi
tuellement comme athée, Janet a été, en fait, un agnostique qui n’a sans doute
jamais totalement rompu ses attaches religieuses. Sa femme, qui avait été élevée
dans un couvent, semble être allée plus loin que lui dans sa rupture avec la reli
gion et s’être opposée ouvertement à l’Église catholique. Madame Hélène
Pichon-Janet rapporte que son père insistait pour que ses trois enfants fréquentent
l’instruction religieuse dans une des églises protestantes de Paris. Il pensait appa
remment que ses enfants éprouveraient peut-être plus tard le besoin de la reli
gion, et que, dans cette éventualité, il ne fallait pas les priver d’une instruction
religieuse élémentaire. A la mort de madame Janet, il insista pour qu’elle ait des
funérailles catholiques, comme ce devait être le cas pour lui-même quelques
années plus tard. Plus on étudie les œuvres de Janet, plus on a le sentiment que
son sourire socratique recelait une sagesse qu’il emporta avec lui dans la tombe.
Aucun esprit créateur n’œuvre jamais seul. Les plus grands innovateurs ont eu
non seulement des maîtres et des disciples, mais aussi des compagnons de route,
des hommes de la même génération, amicaux, hostiles ou indifférents, mais qui
ont subi une évolution parallèle et dont les idées devaient nécessairement influer
les unes sur les autres.
Si nous jetons un coup d’œil sur la génération de Pierre Janet, c’est-à-dire sur
ceux qui sont nés sensiblement en même temps que lui, nous trouvons, en France,
une liste impressionnante de grands penseurs. Font partie de sa génération, entre
autres, les philosophes Henri Bergson (1859-1941), Émile Meyerson (1859-
1933), Edmond Goblot (1858-1935) et Maurice Blondel (1861-1949), les socio
logues Émile Durkheim (1858-1917) et Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), le lea
der socialiste Jean Jaurès (1859-1914), le mathématicien et philosophe Gaston
Milhaud (1858-1918) et le psychologue Alfred Binet (1857-1911).
Un rapide coup d’œil sur la biographie de Bergson révèle un certain parallé
lisme entre sa vie et celle de Janet66. L’un et l’autre sont nés à Paris en 1859. L’un
et l’autre firent leurs études secondaires dans un lycée de Paris, Bergson au lycée
Condorcet, Janet au collège Sainte-Barbe. Ils furent tous deux reçus à l’École
normale supérieure, Bergson en 1878, Janet en 1879. Us ont tous deux
commencé par enseigner la philosophie dans un lycée de province : Bergson a
passé un an à Angers et cinq ans à Clermont-Ferrand, Janet six mois à Château-
roux et six ans et demi au Havre. Ces années en province furent pour eux une
période de maturation et de travail intense. Ils se sont tous deux intéressés à
l’hypnotisme. Le premier article de Bergson, en 1886, traitait de la simulation
inconsciente dans l’hypnose, et le premier article de Janet, publié la même année,
rend compte de ses expériences avec Léonie67. Ces articles témoignent l’un et
l’autre du scepticisme de leurs auteurs à l’égard des interprétations parapsycho-
logiques. Tous deux publièrent des œuvres philosophiques et soutinrent leur
thèse en Sorbonne en 188968. Ils cherchèrent tous deux le fondement de la psy
chologie dans les phénomènes psychiques les plus élémentaires : Bergson, dans
son Essai sur les données immédiates de la conscience, et Janet, dans son Auto
matisme psychologique, abordèrent en fait le même sujet sous un angle différent.
Ils enseignèrent l’un et l’autre la philosophie dans un lycée de Paris : Janet fut le
successeur direct de Bergson au lycée Rollin. Tous deux enseignèrent à la Sor
bonne, puis au Collège de France où Bergson entra avant Janet : il défendit
ensuite sa candidature devant l’assemblée des professeurs. Ils furent alors pen
dant de longues années collègues au Collège de France, puis à F Académie des
sciences morales et politiques, et ils se fréquentèrent par ailleurs. Enfin, l’un et
l’autre, sur le tard, manifestèrent leurs profondes préoccupations religieuses.
Bergson exerça une grande influence sur Janet, ainsi que lui-même le recon
naît. La notion bergsonienne d’« attention à la vie » ressemble fort à la « fonction
du réel » de Janet, comme les idées de Bergson sur la fine pointe de la vie, avant-
garde de l’évolution, sont proches du concept de « tension psychologique » de
Janet. Janet reconnaît aussi que s’il en est venu à décrire les faits psychologiques
en termes d’activité, ce fut probablement sous l’influence des premiers ouvrages
de Bergson69. Mais l’influence de Janet sur Bergson fut non moins importante.
Dans Matière et Mémoire, Bergson se réfère aux recherches de Janet sur les dis
sociations de la personnalité et c’est aussi à Janet qu’il emprunta l’expression de
« fonction fabulatrice », concept qui n’est peut-être pas très éloigné de ce que
Frederick Myers appelait la fonction mythopoïétique de l’inconscient.
Les influences réciproques entre Janet et Binet sont tout aussi complexes.
Alfred Binet avait deux ans de plus que Janet : il était né à Nice, en 185770. Il
commença ses études au lycée de Nice et les termina au lycée Louis-le-Grand de
Paris où il fut condisciple de Babinski. Il s’intéressa d’abord au droit, puis à la
biologie, et enfin à la psychologie. Il entra alors en relation avec Ribot et avec
Charcot, qui lui permit d’examiner des malades de son service. L’un de ses pre
miers travaux de chercheur portait sur «la vie psychique des micro-orga
nismes »71. Comme Janet et Bergson, Binet s’intéressait également au problème
des formes les plus élémentaires de la vie psychologique, problème qu’il aborda
en étudiant les êtres vivants qu’il estimait au degré le plus bas de l’échelle de la
vie, c’est-à-dire les infusoires : il pensait avoir mis en évidence chez eux des
manifestations d’activité sensorielle, d’intelligence et même des rudiments
d’aide mutuelle. Son premier ouvrage, publié en 1886, fut La Psychologie du rai
sonnement, où il choisit l’hypnotisme à titre de voie d’approche : il conclut à
67. Henri Bergson, « De la simulation inconsciente dans l’état d’hypnotisme », Revue phi
losophique, XXII (1886) (II), p. 525-531.
68. Bergson publia une édition commentée d’extraits du De natura rerum de Lucrèce
(1883), et Janet une édition commentée du Livre II de la Recherche de la vérité de Male-
branche (1886).
69. Revue de métaphysique et de morale, XLin (1936), p. 531.
70. François-Louis Bertrand, Alfred Binet et son œuvre, Paris, Alcan, 1930.
71. Alfred Binet, « La vie psychique des micro-organismes », Revue philosophique, XXIV
(1887) (II), p. 449-489,582-611.
380 Histoire de la découverte de l’inconscient
sant dans leur splendide isolement ; de plus près, il devient manifeste qu’ils
étaient engagés dans un dialogue plus ou moins permanent.
couvert d’un manuel scolaire, Janet ait voulu présenter une esquisse de sa propre
philosophie. Deux années après, en 1896, pour la seconde édition, il le soumit à
une refonte complète. Le contenu était sensiblement le même, mais les questions
étaient maintenant abordées selon le programme officiel de l’enseignement de la
philosophie dans les lycées ; il en fut de même des éditions suivantes, souvent
augmentées.
Nous ne savons pas exactement à quel moment le centre d’intérêt de Janet se
déplaça de la philosophie à la psychologie, de même qu’il avait passé auparavant
de la religion à la philosophie. Son attitude ultérieure à l’égard de la philosophie
peut être déduite de ce qu’il écrivait dans l’introduction à son édition de Male-
branche : « La science n’est possible et ne fait de progrès que sous l’inspiration
de quelques idées générales qui lui fournissent une méthode et des moyens d’ex
plication. Ces idées générales sont inventées par quelques grands philosophes
qui, pour les concevoir, ont besoin de tout un échafaudage métaphysique ou mys
tique »77. A cet égard, il est intéressant de considérer ce que Janet retint de la phi
losophie quand il se tourna vers la psychologie. Il tenait à aborder les phéno
mènes psychologiques dans un esprit scientifique qui reposait, disait-il, sur la
curiosité et l’indépendance, à l’exclusion de tout principe d’autorité et de tradi
tion. Janet définit la méthode scientifique comme un mélange harmonieux d’ana
lyse et de synthèse. L’analyse consiste à dissocier un tout en ses éléments, à
condition que ces derniers soient les véritables éléments constitutifs. Un anato
miste, par exemple, ne coupera pas le corps en quatre ou en cent morceaux, mais
il distinguera les muscles, les nerfs, les vaisseaux sanguins et les autres compo
santes du corps. C’est sur ce modèle que Janet conçoit la psychologie scienti
fique : elle doit commencer par l’analyse psychologique, c’est-à-dire par l’iden
tification et l’étude séparée des fonctions psychologiques élémentaires. Cette
étape sera suivie ultérieurement par la synthèse psychologique, c’est-à-dire par la
reconstruction du tout à partir de ses éléments séparés.
77. Malebranche, De la recherche de la vérité, Pierre Janet éd., Paris, Alcan, 1886, p. 22.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 383
tion murmurée par le médecin. Janet a montré qu’en faisant appel à des distrac
tions on pouvait imposer au sujet des suggestions ou même des hallucinations,
aboutissant ainsi à de curieux mélanges et interférences entre les manifestations
conscientes et inconscientes. Le phénomène de l’écriture automatique, largement
utilisé par les spirites à partir de 1850, est très proche des distractions. En mettant
une plume dans la main d’un sujet et en attirant son attention ailleurs on peut le
voir écrire des choses dont il n’a pas conscience, faisant ainsi émerger de vastes
fragments de matériaux inconscients. Une autre manifestation de l’automatisme
partiel est la suggestion post-hypnotique, problème très controversé, que Janet
propose d’expliquer ainsi : le subconscient, qui a tenu l’avant de la scène pendant
l’hypnose et qui s’est maintenant retiré, n’en subsiste pas moins et veillera à
l’exécution ponctuelle des ordres reçus sous hypnose. Janet rend compte du dif
ficile problème des existences simultanées dans le cadre de sa théorie générale de
la désagrégation psychologique, concept assez voisin de celui de dissolution psy
chologique proposé d’abord par Moreau (de Tours), puis par Hughlings Jackson.
Le reste de l’ouvrage est consacré à la description et à l’interprétation de
diverses formes d’automatisme psychologique partiel : la baguette divinatoire, le
spiritisme et le médiumnisme, les impulsions morbides, les idées fixes et les
hallucinations des aliénés, enfin ce qu’il appelle la possession, c’est-à-dire l’état
dans lequel les attitudes, les actes et les sentiments du sujet sont sous l’emprise
d’une idée subconsciente — que le sujet ignore — comme dans le cas de
« Lucie ». « J’ai peur et je ne sais pas pourquoi », pouvait dire Lucie au début de
sa crise, quand elle avait les yeux hagards et faisait des gestes terrifiés. C’est que
l’inconscient a son rêve, il voit les hommes derrière les rideaux et met le corps
dans l’attitude de la terreur. « Je pleure et je ne sais pourquoi, disait Léonie, cela
me rend triste sans raison et c’est ridicule. » Nous devons supposer aussi qu’il y
a ici une idée subconsciente qui provoque directement les soupirs et indirecte
ment la tristesse de la malheureuse. « Il faudrait passer en revue toute la patho
logie mentale et peut-être même une partie importante de la pathologie physique
pour montrer tous les désordres psychologiques et corporels que peut produire
une pensée persistant ainsi en dehors de la conscience personnelle », conclut
Janet.
L'Automatisme psychologique, dont certaines parties étaient déjà connues par
la publication d’extraits dans la Revue philosophique, fut salué d’emblée comme
un classique des sciences psychologiques. Il contribuait à éclaircir bien des sujets
controversés, tout en suscitant à son tour de nouvelles questions. Rappelons-en
brièvement les éléments essentiels. 1. Travaillant avec des malades qui
n’avaient jamais été internés, Janet échappait à l’objection que les symptômes
étudiés étaient le résultat de la culture en serre chaude de la Salpêtrière et de sa
contagion mentale. Une de ses patientes, cependant, avait déjà eu affaire aux
anciens magnétiseurs, et, en enquêtant sur sa vie, Janet fut amené à découvrir
l’univers oublié d’un siècle de recherches effectuées par les magnétiseurs et les
hypnotiseurs83. 2. Dans son analyse psychologique, Janet sort du cadre concep
taux, des anesthésies variées et très changeantes et surtout une cécité absolue et
continuelle de l’œil gauche [...]. En outre, elle avait de temps en temps des petites
crises sans grand délire, mais qui étaient caractérisées surtout par des poses de
terreur. Cette maladie, rattachée si évidemment aux époques menstruelles, sem
blait uniquement physique et peu intéressante pour le psychologue. Aussi ne me
suis-je d’abord que fort peu occupé de cette personne. Tout au plus ai-je fait avec
elle quelques expériences d’hypnotisme et quelques études sur son anesthésie,
mais j’évitai tout ce qui aurait pu la troubler vers l’époque où approchaient les
grands accidents. Elle resta ainsi sept mois à l’hôpital sans que les diverses médi
cations et l’hydrothérapie qui furent essayées eussent amené la moindre modifi
cation. D’ailleurs les suggestions thérapeutiques, en particulier les suggestions
relatives aux règles, n’avaient que de mauvais effets et augmentaient le délire.
Vers la fin du huitième mois, elle se plaignait de son triste sort et disait avec
une sorte de désespoir qu’elle sentait bien que tout allait recommencer:
“Voyons, lui dis-je par curiosité, explique-moi une fois ce qui se passe quand tu
vas être malade. — Mais vous le savez bien,... tout s’arrête, j’ai un grand frisson
et je ne sais plus ce qui arrive.” Je voulus avoir des renseignements précis sur la
façon dont ses époques avaient commencé et comment elles avaient été interrom
pues. Elle ne répondit pas clairement, car elle paraissait avoir oublié une grande
partie des choses qu’on lui demandait. Je songeai alors à la mettre dans un som
nambulisme profond, capable, comme on l’a vu, de ramener des souvenirs en
apparence oubliés, et je pus ainsi retrouver la mémoire exacte d’une scène qui
n’avait jamais été connue que très incomplètement. A l’âge de 13 ans, elle avait
été réglée pour la première fois, mais par suite d’une idée enfantine et d’un pro
pos entendu et mal compris, elle se mit en tête qu’il y avait à cela quelque honte
et chercha le moyen d’arrêter l’écoulement le plus tôt possible. Vingt heures à
peu près après le début, elle sortit en cachette et alla se plonger dans un grand
baquet d’eau froide. Le succès fut complet, les règles furent arrêtées subitement,
et, malgré un grand frisson qui survint, elle put rentrer chez elle. Elle fut malade
assez longtemps et eut plusieurs jours de délire. Cependant tout se calma et les
menstrues ne reparurent plus pendant cinq ans. Quand elles ont réapparu elles ont
amené les troubles que j’ai observés. Or, si l’on compare l’arrêt subit, le frisson,
les douleurs qu’elle décrit aujourd’hui en état de veille avec le récit qu’elle fait en
somnambulisme et qui, d’ailleurs, a été confirmé indirectement, on arrive à cette
conclusion : tous les mois, la scène du bain froid se répète, avec le même arrêt
des règles et un délire qui est, il est vrai, beaucoup plus fort qu’autrefois, jusqu’à
ce qu’une hémorragie supplémentaire ait lieu par l’estomac. Mais, dans sa
conscience normale, elle ne sait rien de tout cela et ne comprend même pas que
le frisson est amené par l’hallucination du froid ; il est donc vraisemblable que
cette scène se passe au-dessous de cette conscience et amène tous les autres
troubles par contrecoup.
Cette supposition vraie ou fausse étant faite, et après avoir pris l’avis du Dr
Powilewicz, j’ai essayé d’enlever de la conscience somnambulique cette idée
fixe et absurde que les règles s’arrêtaient par un bain froid. Je ne pus tout d’abord
y parvenir ; l’idée fixe persista et l’époque menstruelle qui arrivait deux jours
après fut à peu près comme les précédentes. Mais, disposant alors de plus de
temps, je recommençai ma tentative : je ne pus réussir à effacer cette idée que par
un singulier moyen. D fallut la ramener par suggestion à l’âge de 13 ans, la
388 Histoire de la découverte de l’inconscient
remettre dans les conditions initiales du délire, et alors la convaincre que les
règles avaient duré trois jours et n’avaient été interrompues par aucun accident
fâcheux. Eh bien, ceci fait, l’époque suivante arriva à sa date et se prolongea pen
dant trois jours, sans amener aucune souffrance, aucune convulsion, ni aucun
délire.
Après avoir constaté ce résultat, il fallait étudier les autres accidents. Je passe
sur des détails de la recherche psychologique qui fut quelquefois difficile : les
crises de terreur étaient la répétition d’une émotion que cette jeune fille avait
éprouvée en voyant, quand elle avait 16 ans, une vieille femme se tuer en tom
bant d’un escalier ; le sang dont elle parlait toujours dans ses crises était un sou
venir de cette scène ; quant à l’image de l’incendie, elle survenait probablement
par association d’idées, car elle ne se rattache à rien de précis. Par le même pro
cédé que tout à l’heure, en ramenant le sujet par suggestion à l’instant de l’acci
dent, je parvins, non sans peine, à changer l’image, à lui montrer que la vieille
avait trébuché et ne s’était pas tuée, et à effacer la conviction terrifiante : les
crises de terreur ne se reproduisirent plus.
Enfin je voulais étudier la cécité de l’œil gauche, mais Marie s’y opposait lors
qu’elle était éveillée, en disant qu’elle était ainsi depuis sa naissance. Il fut facile
de vérifier, au moyen du somnambulisme, qu’elle se trompait : si on la change en
petit enfant de 5 ans suivant les procédés connus, elle reprend la sensibilité
qu’elle avait à cet âge et l’on constate qu’elle y voit alors très bien des deux yeux.
C’est donc à l’âge de 6 ans que la cécité a commencé. A quelle occasion ? Marie
persiste à dire, quand elle est éveillée, qu’elle n’en sait rien. Pendant le somnam
bulisme et grâce à des transformations successives pendant lesquelles je lui fais
jouer les scènes principales de sa vie à cette époque, je constate que la cécité
commence à un certain moment à propos d’un incident futile. On l’avait forcée,
malgré ses cris, à coucher avec un enfant de son âge qui avait de la gourme sur
tout le côté gauche de la face. Marie eut, quelque temps après, des plaques de
gourme qui paraissaient à peu près identiques et qui siégeaient à la même place ;
ces plaques réapparurent plusieurs années à la même époque, puis guérirent, mais
on ne fit pas attention qu’à partir de ce moment, elle est anesthésique de la face
du côté gauche et aveugle de l’œil gauche. Depuis, elle a toujours conservé cette
anesthésie, du moins, pour ne pas dépasser ce qui a pu être observé, à quelque
époque postérieure que je la transporte par suggestion, elle a toujours cette même
anesthésie, quoique le reste du corps reprenne à certaines époques sa sensibilité
complète. Même tentative que précédemment pour la guérison. Je la ramène avec
l’enfant dont elle a horreur, je lui fais croire que l’enfant est très gentil et n’a pas
la gourme, elle n’en est qu’à demi convaincue. Après deux répétitions de la
scène, j’obtiens gain de cause et elle caresse sans crainte l’enfant imaginaire. La
sensibilité du côté gauche réapparaît sans difficulté et, quand je la réveille, Marie
voit clair de l’œil gauche.
Voilà cinq mois que ces expériences ont été faites, Marie n’a plus présenté le
plus léger signe d’hystérie, elle se porte fort bien et surtout se renforcit beaucoup.
Son aspect physique a absolument changé. Je n’attache pas à cette guérison plus
d’importance qu’elle n’en mérite, et je ne sais pas combien de temps elle durera,
mais j’ai trouvé cette histoire intéressante pour montrer l’importance des idées
Pierre Janet et l'analyse psychologique 389
Dès qu’il eut commencé ses études médicales à Paris, fin 1889, Janet reprit ses
recherches psychologiques à la Salpêtrière où il pouvait examiner les malades
des services de Charcot, de Falret et de Séglas.
L’une des premières malades sur lesquelles il expérimenta sa méthode d’ana
lyse et de synthèse psychologique fut Marcelle, jeune femme de 20 ans85. Elle
avait été hospitalisée dans le service du docteur Falret en raison de graves
troubles mentaux qui avaient débuté à l’âge de 14 ans et qui avaient progressi
vement empiré. Elle éprouvait une grande difficulté à mouvoir ses jambes, bien
qu’elle ne fût pas paralysée, et elle souffrait également de graves troubles de la
mémoire et de la pensée. Comment pouvait-on aborder une telle malade, du point
de vue de la psychologie expérimentale ? Janet mettait en garde contre toute
espèce de mesure des fonctions psychologiques, méthode qui s’avérait stérile.
« La psychologie expérimentale », disait-il, « consiste avant tout à bien connaître
son sujet, dans sa vie, dans ses études, dans son caractère, dans ses idées, etc., et
à être convaincu qu’on ne le connaît jamais assez. Il faut ensuite mettre cette per
sonne dans des circonstances simples et déterminées, et noter exactement ce
qu’elle fera et ce qu’elle dira. » L’observateur doit d’abord s’intéresser au
comportement du malade, en examinant ses actes et ses paroles, puis il doit exa
miner en détail chaque fonction particulière. Le symptôme le plus apparent de
Marcelle était la difficulté des mouvements. Il se trouvait que les mouvements
automatiques étaient conservés, tandis que les actes volontaires étaient perdus.
Le courant de sa pensée était souvent interrompu par ce qu’elle appelait des
« nuages » : son esprit était alors envahi par toutes sortes d’idées confuses et
d’hallucinations. Elle se souvenait bien de tous les événements survenus avant
l’âge de 15 ans, elle n’avait que des souvenirs vagues de ceux qui se situaient
entre 15 et 19 ans, tandis qu’au-delà l’amnésie était totale. Elle était absolument
incapable de se représenter l’avenir et elle avait l’impression d’être devenue
étrangère à sa propre personnalité.
Janet entreprit alors de classer les symptômes selon leur profondeur. Au
niveau le plus superficiel, il y avait les « nuages », qu’il comparait aux effets des
suggestions post-hypnotiques. Il se demandait si leur contenu ne reflétait pas, au
moins en partie, les romans-feuilletons qu’elle avait lus avec passion pendant des
années. A un niveau intermédiaire, se situaient les impulsions que Janet attribuait
à l’action d’idées fixes subconscientes qui avaient leur source dans certains sou
venirs traumatisants. En creusant encore, on aboutissait au « fond maladif »
84. Pierre Janet, L’Automatisme psychologique, op. cit., p. 436-440. Ce fut le second cas de
traitement cathartique publié par Janet, le premier étant celui de Lucie, publié en 1886.
85. Pierre Janet, « Étude sur un cas d’aboulie et d’idées fixes », Revue philosophique,
XXXI (1891) (I), p. 258-287, p. 382-407.
390 Histoire de la découverte de l’inconscient
constitué par l’hérédité, par les graves maladies physiques subies dans le passé et
par certains « événements sociaux » tels que la mort du père.
L’analyse psychologique devait être complétée par une synthèse psycholo
gique, c’est-à-dire par une reconstruction de l’évolution de la maladie. Il y avait
d’abord la constitution innée, puis une grave fièvre typhoïde à l’âge de 14 ans qui
avait frappé un coup fatal en privant la malade de sa capacité d’adaptation. Il en
était résulté un cercle vicieux : incapable de s’adapter à de nouvelles situations,
Marcelle s’était réfugiée dans ses rêveries qui avaient aggravé son inadaptation,
et ainsi de suite. Elle subit un autre traumatisme un an plus tard. Son père, qui
souffrait de paraplégie depuis deux ans, mourut. Un amour malheureux fut le
dernier coup, engendrant des idées de suicide. C’est alors que la malade perdit
tout souvenir des événements récents.
Que pouvait-on faire pour cette malade ? Janet tenta d’abord, en vain, de déve
lopper la fonction de synthèse par des exercices de lecture élémentaires. Puis il
essaya la suggestion pour combattre les idées fixes, mais un symptôme avait à
peine disparu qu’il était remplacé par un autre, tandis que la résistance de la
malade lors des séances d’hypnose ne faisait que s’accroître. Des essais d’écri
ture automatique aboutirent à des crises d’hystérie classique. Janet ne tarda
cependant pas à s’apercevoir que ces diverses tentatives n’avaient pas été tota
lement stériles. L’hypnose et l’écriture automatique engendraient des crises, il est
vrai, mais ensuite l’esprit était plus clair. Les crises s’aggravèrent de plus en plus
et les idées fixes qui émergeaient avaient une origine de plus en plus ancienne.
Toutes les idées de ce type que la maladie avait développées au cours de sa vie
réapparurent l’une après l’autre, en ordre inverse. « En enlevant la couche super
ficielle du délire, je favorisais l’apparition de vieilles idées fixes anciennes et
tenaces qui se trouvaient toujours au fond de la conscience. Ces dernières dispa
rurent à leur tour, amenant ainsi une nette amélioration. » Entre autres points dis
cutés dans cette histoire, il y a l’affirmation, soulignée par Janet, que « dans l’es
prit humain rien ne se perd » et que « les idées fixes subconscientes sont, d’une
part, le résultat d’une faiblesse mentale, et, d’autre part, la cause d’une faiblesse
mentale supplémentaire et plus grave ».
Bien que Janet prît soin de choisir des malades nouvellement arrivés à la Sal
pêtrière pour éviter les effets morbides de la contagion mentale qui y sévissait, il
fit cependant une exception pour le cas d’une malade presque légendaire,
madame D., à propos de laquelle Charcot avait développé sa théorie de l’amnésie
dynamique. Le 28 août 1891, dans une ville de l’ouest de la France, on avait
trouvé cette couturière, âgée de 34 ans, dans un état d’anxiété intense. Un
inconnu, disait-elle, venait de l’appeler par son nom et lui avait annoncé que son
mari était mort. La nouvelle était fausse et cet incident ne fut jamais tiré au clair,
mais pendant trois jours la malade resta dans un état de léthargie et de délire hys
tériques. Le 31 août, elle fut atteinte d’une amnésie rétrograde s’étendant sur six
semaines. Elle se souvenait parfaitement de toute sa vie jusqu’au 14 juillet 1891.
Ces six semaines avaient été marquées par certains événements, comme la céré
monie de distribution des prix dans l’école que fréquentaient ses enfants et un
voyage à Royan, mais elle ne se souvenait absolument de rien. Elle souffrait aussi
d’une amnésie antérograde totale. Elle oubliait tout d’une minute à l’autre,
comme les malades atteints de la psychose de Korsakoff. Elle fut ainsi mordue
par un chien présumé enragé, cautérisée, conduite à l’institut Pasteur par son
Pierre Janet et l'analyse psychologique 391
mari, sans qu’elle se souvînt de quoi que ce fût. Avant de quitter Paris, son mari
l’amena chez Charcot à la Salpêtrière où on l’hospitalisa. On s’aperçut qu’elle
parlait la nuit dans ses rêves et qu’elle racontait ainsi des incidents apparemment
oubliés. Cela poussa Charcot à la faire hypnotiser par l’un de ses assistants. Au
cours de l’une des mémorables conférences cliniques de Charcot, le 22 décembre
1891, madame D. fut présentée à l’auditoire avant d’être hypnotisée. Charcot l’in
terrogea sur la mort de son mari, Royan, la morsure du chien, la tour Eiffel, l’ins
titut Pasteur et la Salpêtrière. Elle ne se souvenait absolument de rien. Au terme
de ce premier interrogatoire, on emmena la malade, on l’hypnotisa et on la
ramena devant l’auditoire. Cette fois-ci, quand Charcot posa les mêmes ques
tions, elle y répondit parfaitement86. On confia la malade à Janet pour une psy
chothérapie. Il nota qu’en dépit de cette amnésie continue les souvenirs récents
avaient bien dû laisser quelque trace, sinon la malade n’aurait pas pu s’adapter
aussi bien à la vie à l’hôpital. Janet entreprit dès lors d’explorer ces souvenirs
subconscients. Outre l’émergence des souvenirs oubliés dans les rêves et sous
hypnose, il parvint à les faire surgir au moyen de l’écriture automatique et des
distractions, et aussi par un nouveau procédé, la parole automatique, qui consis
tait à laisser la malade parler au hasard, à voix haute, au lieu de la faire écrire
automatiquement87. Mais pourquoi la malade était-elle incapable de rappeler
elle-même ces souvenirs latents ? Janet attribua cette incapacité au traumatisme
psychique et entreprit de dissocier cette idée fixe. Sous hypnose, il évoqua pru
demment l’image de l’homme qui l’avait effrayée et il suggéra à la malade une
modification de cette image. Puis il l’amena à reconstituer la scène : l’inconnu
étant remplacé par Janet lui-même qui lui demanda si elle pouvait le recevoir
dans sa maison. Les souvenirs affluèrent à nouveau à la conscience, mais la
malade avait maintenant de graves maux de tête et des poussées suicidaires, qui
finirent cependant par disparaître. Le traitement par l’hypnotisme fut complété
par un programme d’entraînement intellectuel établi spécialement pour elle. A
nouveau, Janet souligna les deux aspects de l’idée fixe, à la fois cause et résultat
de faiblesse mentale88. Charcot inclut l’histoire de madame D. dans son ouvrage,
Clinique des maladies du système nerveux, avec une note reconnaissant l’heu
reuse issue de la cure entreprise par Janet89.
Parmi les premières malades de Janet à Paris, il y eut aussi Justine, femme
mariée de 40 ans, qui était venue à la consultation externe du docteur Séglas à la
Salpêtrière en octobre 1890. Depuis quelques années, elle souffrait d’une crainte
morbide du choléra, ne cessant de vociférer : « Le choléra, il me prend, au
secours ! », ce qui était l’annonce d’une crise hystérique. Enfant, elle avait déjà
une crainte morbide de la mort, probablement parce qu’elle avait souvent aidé sa
86. J.M. Charcot, « Sur un cas d’amnésie rétro-antérograde probablement d’origine hysté
rique », Revue de médecine, XII (1892), p. 81-96. (Avec une suite par A. Souques, dans la
même revue, la même année et le même volume, p. 267-400,867-881.)
87. Pierre Janet, « Étude sur un cas d’amnésie antérograde dans la maladie de la désagré
gation psychologique », International Congress of Experimental Psychology, London, 1892,
Londres, Williams and Norgate, 1892, p. 26-30.
88. Pierre Janet, « L’amnésie continue », Revue générale des sciences, IV (1893), p. 167-
179.
89. J.M. Charcot, Clinique des maladies du système nerveux, Georges Guinon éd., Paris,
Progrès médical et Alcan, 1893, n, p. 266-288.
392 Histoire de la découverte de l’inconscient
mère qui était garde-malade et qui assistait à la mort des malades. Elle avait été
impressionnée par la vue des cadavres de deux cholériques. Janet entreprit un
traitement ambulatoire, qui s’étendit sur trois ans et qui fut l’une de ses guérisons
les plus célèbres90. Là encore, il n’était pas question de dissocier analyse psycho
logique et processus thérapeutique.
Janet commença par analyser le contenu des crises hystériques. Il était inutile
de chercher à faire parler Justine pendant ses crises. Elle semblait ne pas
entendre. Aussi Janet entra-t-il dans le drame intime de sa crise comme second
acteur ; quand la malade s’écriait : « Le choléra ! Il va me prendre ! » Janet
répondait : « Oui, il te tient par la jambe droite » et la malade retirait cette jambe.
Janet demandait alors : « Où donc est-il, ton choléra ? » et elle répondait, par
exemple : « Là, vous voyez bien, ce mort tout bleu, comme ça pue ! » Janet pou
vait alors entrer en conversation avec elle et transformer progressivement la crise
en un état hypnotique ordinaire et élucider le contenu des crises. Elle voyait deux
cadavres qui se tenaient debout à ses côtés ; l’un, au premier plan, était un hor
rible vieillard nu, vert et bleu, exhalant une odeur de putréfaction. En même
temps, on sonnait les morts et l’on criait : « Choléra, choléra ! » Une fois la crise
passée, Justine semblait avoir tout oublié, hormis l’idée de choléra constamment
présente à son esprit. Janet chercha comment utiliser l’hypnose dans un tel cas.
Les ordres donnés sous hypnose n’avaient que des effets limités. La dissociation
de l’image hallucinatoire était plus efficace, mais c’était un processus lent et qui
comportait lui aussi des limites. La méthode la plus efficace s’avéra être la subs
titution : Janet suggérait une transformation progressive de l’image hallucina
toire. Le cadavre nu fut pourvu de vêtements et identifié à un général chinois qui
avait impressionné Justine lors de l’Exposition universelle. Le général chinois
commença à se lever et à marcher, si bien que de terrifiante cette image devint
comique. Les crises hystériques se modifièrent : elles consistaient maintenant en
quelques cris, suivis d’accès de rire. Puis les cris disparurent et les visions de
choléra ne subsistèrent plus que dans ses rêves, jusqu’ à ce que Janet les en bannît
en suggérant des rêves inoffensifs. Ce résultat avait demandé une année de trai
tement. Mais l’idée fixe du choléra subsistait à la fois au niveau conscient et au
niveau subconscient. On pouvait parfois surprendre Justine murmurer le mot
« choléra », tandis que son esprit était occupé par une autre activité. Des essais
d’écriture automatique n’aboutirent qu’à la répétition sans fin du mot « choléra,
choléra... ». Janet dirigea dès lors son attaque contre le mot lui-même, suggérant
que Cho-lé-ra- était le nom du général chinois. La syllabe cho se vit adjoindre
d’autres terminaisons jusqu’au jour où le mot « choléra » perdit sa résonance
maléfique.
Mais la maladie n’avait pas disparu. Une fois la principale idée fixe disparue,
des idées fixes secondaires s’étaient développées. Janet les classa en trois
groupes : les idées fixes par dérivation, résultant de l’association avec l’idée fixe
principale (par exemple la crainte morbide des cercueils et des cimetières) ; les
idées fixes stratifiées : quand on a enlevé une idée fixe, on est tout étonné d’en
voir surgir une autre qui n’a aucun rapport avec la première ; c’est une idée fixe
ancienne, antérieure à celle qui vient d’être traitée, et qui réapparaît ; une fois
90. Pierre Janet, « Histoire d’une idée fixe », Revue philosophique, XXXVII (1894) (I),
p. 121-168.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 393
celle-ci enlevée à son tour, on se trouve en présence d’une troisième, encore plus
ancienne, si bien qu’il faut traiter, dans l’ordre inverse de leur apparition, toutes
les idées fixes dont le malade a souffert au cours de sa vie ; les idées fixes acci
dentelles, qui sont absolument nouvelles, et ont été provoquées par un incident
quelconque de la vie quotidienne : elles sont faciles à déraciner, à condition
d’agir immédiatement ; le fait qu’elles puissent naître si facilement montre que le
malade est dans un état de réceptivité, ce qui implique la nécessité d’un traite
ment ultérieur ; la suggestion n’est d’aucun secours ici. La solution du problème
réside plutôt dans le développement de la capacité d’attention et de synthèse
mentale chez le sujet. A cet effet, Janet élabora un programme d’exercices sco
laires élémentaires pour Justine, en commençant par quelques opérations arith
métiques ou quelques lignes d’écriture. Pour ce faire, il s’assura la collaboration
de son mari, très compréhensif. Au terme d’une année d’exercices de ce genre,
c’est-à-dire vers la fin de la troisième année de traitement, Justine était apparem
ment en bonne santé, mais Janet se gardait encore de parler de guérison totale.
Dans la reconstruction synthétique de la maladie de Justine, Janet prit en
considération l’hérédité et l’histoire de la malade. En étudiant cette histoire, il
discuta l’action réciproque des maladies physiques et des traumatismes psy
chiques. A l’âge de 6 ou 7 ans, Justine avait été atteinte d’une grave maladie de
nature inconnue, peut-être d’une méningite. Plus tard, elle eut la fièvre typhoïde.
Janet fait remarquer que bien des malades ont été atteints de fièvre typhoïde ou
de grippe avant de tomber dans une névrose grave. Dans son enfance, Justine
avait plusieurs fois éprouvé de violentes craintes et des chocs émotifs qui avaient
culminé dans l’épisode des cadavres de malades morts du choléra. Reconstrui
sant la généalogie de la malade sur cinq générations, Janet retrouva chez ses
ascendants plus éloignés des impulsions et des obsessions morbides, ainsi que
des alcooliques, et chez ses ascendants plus proches des épileptiques et des
débiles, exactement comme dans ces arbres généalogiques sur lesquels Morel
faisait reposer sa théorie de la dégénérescence mentale. Janet, toutefois, ne
croyait pas au caractère fatal de cette dégénérescence : il estimait que les mala
dies familiales pouvaient rétrocéder, tout comme les maladies individuelles. L’es
sentiel, disait-il, est de comprendre que la maladie s’étend au-delà de l’individu :
aussi, dans un cas de ce genre, ne faut-il jamais s’attendre à une guérison
complète. Mettant en garde contre une autre illusion, il soulignait que « plus la
guérison est en apparence facile, plus l’esprit est en réalité malade », parce
qu’une grande suggestibilité est la marque de cette faiblesse psychologique qui
engendre chez le tnalade un besoin de somnambulisme, « besoin qui peut aboutir
à une intoxication aussi dangereuse », selon Janet, que la morphinomanie. Ces
malades ont non seulement soif d’être hypnotisés, mais ils ont constamment
besoin de se confesser au médecin dont l’image ne quitte pas leur subconscient,
et de se faire réprimander et diriger par lui. Justine croyait souvent voir Janet et
entendre sa voix. Dans cet état hallucinatoire, il lui arrivait de demander son avis
et, en réponse, l’image de Janet lui donnait des conseils très judicieux qui, chose
curieuse, étaient autre chose qu’une simple répétition des paroles que Janet lui
avait effectivement dites. Le problème thérapeutique, conclut Janet, consiste
d’abord à prendre la direction de l’esprit du malade, puis à réduire cette direction
au strict nécessaire, en espaçant les séances avec le malade. Janet voyait d’abord
Justine plusieurs fois par semaine, puis une fois seulement, enfin, la troisième
394 Histoire de la découverte de l’inconscient
année, une fois par mois. Pendant combien de temps un tel traitement devait-il se
poursuivre ? Janet répond en citant l’histoire de Morel qui avait magnétisé une
aliénée et l’avait guérie. La malade quitta l’hôpital, mais elle revenait fréquem
ment le voir. Or, quand Morel mourut, la malade fit une rechute et il fallut l’in
terner, cette fois de façon définitive. « Nous espérons que pareil accident n’arri
vera pas trop tôt à nos malades », concluait Janet.
Une autre guérison célèbre de Janet fut celle d’Achille. Cet homme de 33 ans
fut amené à la Salpêtrière fin 1890 avec des manifestations de possession démo
niaque. H était issu d’un milieu très superstitieux et l’on racontait que son père
avait un jour rencontré le diable au pied d’un arbre. Achille était dans un état de
violente agitation, ne cessant de se frapper lui-même, proférant des blasphèmes
et faisant parfois alterner la voix du démon avec la sienne. Charcot demanda à
Janet de s’occuper d’Achille. L’histoire de la maladie n’apporta guère de
lumière. Environ six mois auparavant, le malade avait fait un petit voyage pour
ses affaires : à son retour, sa femme avait remarqué qu’il était préoccupé, morne
et taciturne. Les médecins qui l’examinèrent ne lui trouvèrent rien. Soudain il fut
pris d’un grand éclat de rire qui lui secoua le corps pendant deux heures : il
racontait qu’il voyait l’enfer, Satan et les démons. Puis, après s’être attaché les
pieds, il se jeta dans une mare d’où on le retira : il dit qu’il s’agissait d’une
épreuve pour savoir s’il était possédé ou non. Achille resta dans cet état de pos
session démoniaque pendant plusieurs mois, et Janet nota qu’il portait tous les
signes traditionnels de la possession démoniaque. Mais Achille refusait de parler
et il fut impossible de F hypnotiser.
Janet eut alors l’idée d’utiliser les distractions du malade. Il lui mit un crayon
dans la main et lui murmura des questions dans le dos. Quand la main commença
à écrire, Janet demanda : « Qui donc es-tu ? » La main qui écrivait répondit :
« Le diable. » Janet répliqua : « Oh ! très bien, nous allons pouvoir causer. »
Alors Janet lui réclama, à titre de preuve, qu’il fasse lever le bras du malade sans
que celui-ci le sache, ce que le démon accomplit. Il lui demanda comme preuve
supplémentaire qu’il endorme le malade contre son gré, ce qui se produisit éga
lement. Une fois hypnotisé, le malade accepta lui-même de répondre et raconta
son histoire. Durant son voyage de quelques jours, six mois auparavant, il avait
été infidèle à sa femme. Il avait essayé d’oublier cet incident mais il s’aperçut
qu’il devenait muet. Il commença à rêver abondamment du diable, puis il se
trouva soudain possédé.
Ainsi que l’explique Janet, le délire d’Achille n’était pas uniquement le déve
loppement de ce rêve. « C’est le mélange, c’est la réaction de deux groupes de pen
sées qui partagent ce pauvre esprit ; c’est l’action mutuelle du rêve qu’il a et de la
résistance de la personne normale. »
Aussi la suggestion ne saurait-elle suffire dans un tel cas. « Il faut rechercher
le fait fondamental, originaire du délire. [...] De même, la maladie de notre
homme n’est pas la pensée du démon ; cette pensée est un fait secondaire, c’est
une interprétation que lui ont fournie ses idées superstitieuses. La véritable mala
die, c’est le remords. » Sous hypnose, Janet lui assura que sa femme lui accordait
son pardon. Le délire disparut à l’état de veille, mais persistait la nuit sous forme
de rêves, d’où il fallut, à son tour, l’éliminer. Quand il publia son observation en
décembre 1894, Janet dit que son malade était maintenant guéri depuis trois ans
et il en conclut : « L’homme, trop orgueilleux, se figure qu’il est le maître de ses
Pierre Janet et l’analyse psychologique 395
94. Pierre Janet, « L’insomnie par idée fixe subconsciente », Presse médicale, V (1897)
(H), p. 41-44.
95. Pierre Janet, « Note sur quelques spasmes des muscles du tronc chez les hystériques »,
La France médicale et Paris médical, XLII (1895), p. 769-776.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 397
96. L’analyse psychologique de Janet comportait dès le début des imp'ications thérapeu
tiques, mais avant d’avoir entrepris ses études médicales Janet ne pouvait pas insister sur cet
aspect de son œuvre.
97. Pierre Janet, « Sur la divination par les miroirs et les hallucinations subconscientes »,
Bulletin de l'Universitéde Lyon, XI (juillet 1897), p. 261-274.
398 Histoire de la découverte de l’inconscient
mond, semble représenter le premier cas où les divers actes accomplis par un
malade durant les fugues sont expliqués comme les effets coordonnés d’une série
d’idées fixes subconscientes98.
6. Le thérapeute doit rechercher l’idée fixe subconsciente, mais Janet souligna
dès le début qu’il ne suffisait pas d’amener les idées subconscientes à la
conscience pour guérir le malade. Cette façon de faire aboutirait simplement à
transformer l’idée subconsciente en obsession consciente. Il faut détruire les
idées fixes en les dissociant ou en les transformant. Puisque l’idée fixe n’est elle-
même qu’un aspect de la maladie globale, il faut évidemment compléter ce trai
tement dissociant par un traitement synthétique, sous la forme d’une réédu
cation ou d’autres types d’exercices mentaux. L’électricité et le massage, pense
Janet, agissent, pour une grande part, comme des formes déguisées de psycho
thérapie99.
7. Janet souligne le rôle du rapport dans le processus thérapeutique. Dans L'Au
tomatisme psychologique, il avait déjà abordé le problème du rapport dans la
perspective d’un rétrécissement électif du champ de la conscience autour de la
personne de l’hypnotiseur. Janet reconnaît pleinement aux anciens magnétiseurs
le mérite d’avoir décrit et étudié le rapport et d’avoir montré qu’il s’étendait bien
au-delà de la séance hypnotique proprement dite (c’est « l’influence somnambu
lique » de Janet). Dans son article de 1891 sur Marcelle, Janet définit les règles
qui permettent de manier cette « influence » au bénéfice du malade. Dans une
première période, il faut établir ce rapport ; dans une seconde étape, il faut pré
venir son développement indu et le restreindre en espaçant les séances thérapeu
tiques. En août 1896, au Congrès international de psychologie à Munich, Janet fit
une communication sur «L’influence somnambulique et le besoin de direc
tion »100. Il notait que l’intervalle entre deux séances hypnotiques peut se diviser
en deux périodes. Les premiers jours, le malade se sent soulagé, plus heureux,
plus efficace, et ne pense guère à l’hypnotiseur. Ensuite il se sent déprimé, res
sent le besoin de l’hypnose et ne cesse de penser à l’hypnotiseur. Son sentiment
à l’égard de l’hypnotiseur peut varier : amour passionné, crainte superstitieuse,
vénération ou jalousie. Certains malades acceptent cette influence, d’autres se
révoltent contre elle. Mais alors même que cette influence n’est pas aussi claire
ment consciente, elle n’en existe pas moins en profondeur, se manifestant, par
exemple, dans les rêves, dans les images qui surgissent dans la boule de cristal ou
dans l’écriture automatique. Janet ne tarda pas à s’apercevoir que les malades
non hystériques présentaient un phénomène analogue. Mais tandis que chez les
hystériques il prend la forme d’un besoin d’hypnose, chez les obsessionnels ou
98. Raymond et Janet, « Les délires ambulatoires ou les fugues », Gazette des hôpitaux,
LXVIII (1895), p. 754-762.
99. Dans son article intitulé « L’anesthésie hystérique » (Archives de neurologie, XXTV,
1892, p. 29-55), Janet signale le phénomène « d’électrisation imaginaire » qu’il avait observé
en 1887 à F hôpital du Havre. En soumettant un malade atteint de paralysie hystérique à un trai
tement électrique, il s’émerveillait de voir à quel point le malade réagissait favorablement au
contact de l’électrode, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive soudain qu’il avait oublié d’établir le
contact.
100. « L’influence somnambulique et le besoin de direction », III. Intemationaler
Congress fur Psychologie, vom 4. bis 7. August 1896, Munich, J.F. Lehmann, 1897, p. MS-
MS.
Pierre J'anet et l "analyse psychologique 399
Janet commença ses recherches cliniques sur des hystériques, puis il passa à
d’autres névrosés, ayant à sa disposition de nombreux malades de la Salpêtrière,
puis aussi ses propres clients. Il s’efforça d’introduire un peu d’ordre dans ce
vaste domaine et élabora une théorie synthétique de la névrose, qu’il exposa dans
deux importants ouvrages, Névroses et idées fixes103, et Les Obsessions et la psy
chasthénie104. Il en résuma plus tard les idées essentielles dans un petit livre, Les
névroses105.
Janet ne sépara jamais ses travaux théoriques de ses observations cliniques :
aussi, quelles que soient les modifications introduites plus tard dans la théorie des
névroses, les observations de Janet conservent toute leur valeur en ce qui
concerne la description des symptômes. Ce matériel clinique se trouve classé et
intégré dans une synthèse qui repose sur la distinction de deux névroses fonda
mentales : Yhystérie et la psychasthénie. Janet écarta le terme de « neurasthé
nie », qui impliquait une théorie neurophysiologique à l’appui de laquelle on ne
disposait pas de preuves convaincantes, et il forgea le terme de « psychasthénie »
pour désigner un groupe de névroses parmi lesquelles il comptait les obsessions,
les phobies et diverses autres manifestations névrotiques.
Les recherches de Janet sur l’hystérie furent publiées dans une série d’articles
de 1886 à 1893, çt rassemblées dans sa thèse de médecine (1893)106, qui fut sui
vie quelques années plus tard par une contribution à la psychothérapie de l’hys
térie107. Plus tard, il révisa certains points, ainsi qu’il apparaît dans son livre, Les
Névroses. La conception de l’hystérie de Janet repose essentiellement sur la dis-
/ tinction entre deux niveaux de symptômes : les « accidents » (symptômes acci-
Va’»* I dentels ou contingents) et les « stigmates » (symptômes permanents, fondamen-
! taux). Les « accidents » sont fonction de l’existence d’idées fixes subconscientes.
' Les « stigmates », que Janet appelle aussi symptômes négatifs, sont l’expression
\ d’un trouble fondamental qu’il appelle « le rétrécissement du champ de la
conscience ».
En 1893, Janet entreprit une revue générale et une critique des diverses théo
ries de l’hystérie qui avaient été proposées jusque-là108. Il rejette à la fois la théo
rie purement neurologique et celle selon laquelle les symptômes hystériques sont
simulés. Dans la ligne de Briquet et de Charcot, Janet voit dans l’hystérie une
maladie psychogène (bien qu’elle se développe sur le terrain d’une constitution
physiologique anormale). Janet accepte la théorie des « représentations mor- i
bides » défendue par Moebius et Strümpell, en ce qui concerne la pathogénie des
« accidents » hystériques. Il manifeste son accord avec la théorie de Binet qui
voit dans l’hystérie une forme de dédoublement de la personnalité : il reconnaît
chez les hystériques une existence subconsciente, qui se manifeste extérieure
ment lors des crises et sous hypnose, et qui est la cause invisible des « acci
dents ». Cependant, pour rendre pleinement compte de la nature de l’hystérie, il
/ faut faire appel à un mécanisme plus fondamental, le « rétrécissement du champ
X de la conscience ». Selon les termes mêmes de Janet, la personnalité hystérique
« ne peut pas percevoir tous les phénomènes ; elle en sacrifie définitivement
quelques-uns, c’est une sorte d’autotomie et ces phénomènes abandonnés se
développent isolément sans que le sujet ait connaissance de leur activité »109. Ce
« rétrécissement du champ de la conscience », s’explique à son tour par un
manque de force psychologique chez le malade.
Les descriptions et les études de Janet sur l’hystérie ne font aucune allusion à
la métalloscopie ni aux phénomènes de « transfert » auxquels s’intéressaient
vivement certains élèves de Charcot. Janet, certainement, n’y crut jamais, mais il
s’abstint de toute critique.
Janet rassembla aussi d’abondantes données sur la psychasthénie, données
qu’il systématisa en les intégrant dans un vaste cadre théorique. Sur ce point
Z aussi il distingue deux niveaux de symptômes. Il situe au niveau le plus superfi-
, j ciel les divers types de crises psychasthéniques, les accès d’angoisse et toutes
sortes de manifestations extérieures en rapport avec des idées fixes. Mais, à la
différence de ce qui se passe dans l’hystérie, ces idées fixes sont conscientes et se
\ présentent sous la forme d’obsessions et de phobies. Au niveau plus profond se
trouvent les « stigmates psychasthéniques » que Janet rapporte à une perturba-
tion fondamentale de la « fonction du réel ». Janet définit celle-ci comme « l’opé
ration mentale la plus difficile puisque c’est elle qui disparaît le plus vite et le
la hiérarchie des fonctions mentales. C’est ainsi que, dans Les Obsessions et la
psychasthénie, Janet esquisse la théorie dynamique qu’il devait développer par la
suite.
La conception des névroses selon Janet n’est ni purement organiciste ni pure
ment psychogénique. Dans l’hystérie comme dans la psychasthénie, il distingue
un processus psychogénique qui a son origine dans des événements vécus et dans
les idées fixes, et un substratum organique, c’est-à-dire une prédisposition névro
tique. Il attribue cette dernière à ces facteurs héréditaires et constitutionnels
qu’on réunissait, en France, à la fin du XIXe siècle, sous l’appellation impropre de
« dégénérescence mentale », terminologie héritée de Morel, qui avait perdu toute
signification, mais que l’on continuait néanmoins à utiliser par routine.
Ce dualisme, entre le rôle de la psychogenèse dans le modelage des symp
tômes et celui des facteurs organiques dans le déclenchement de la maladie elle-
même, se trouve parfaitement illustré dans un article de 1906 : un malade était
entré à la Salpêtrière avec des délires de persécution qui avaient débuté plusieurs
années auparavant et qui pouvaient s’expliquer partiellement par certains évé
nements vécus. Cependant un examen ultérieur révéla qu’il était atteint de para
lysie générale; dans son délire paralytique, il était «tombé du côté où il
penchait »113.
113. Pierre Janet, « Un cas de délire systématisé dans la paralysie générale », Journal de
psychologie, III (1906), p. 329-331. Cf. une étude semblable, S. Ferenzci et S. Hollos, Zur Psy
choanalyse der paralytischen Geistesstôrung, Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer
Verlag, 1922.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 403
114. Il est à peine nécessaire de souligner que la « tension psychologique » dans le sens de
Janet n’a rien à voir avec ce que l’on appelle « tension » dans le langage courant, dans le sens
d’anxiété ou d’irritation qui, dans la terminologie de Janet, correspondraient au contraire à des
états inférieurs de « tension psychologique ».
115. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, op. cit., III, p. 469-470.
116. Leonhard Schwartz, Neurasthénie ; Entstehung, Erklarung und Behandlung der ner-
vôsen Zustânde, Bâle, Benno Schwabe, 1951.
404 Histoire de la découverte de l’inconscient
résumé que nous donnons ici s’appuie à la fois sur les principes de Janet et sur les
développements de Schwartz117.
En présence d’un névrosé, la première chose à faire consiste à évaluer sa force
et sa tension psychologiques. Il faut donc procéder à un interrogatoire minutieux
sur le genre de vie du sujet ainsi que sur ses relations avec son entourage. Cette
enquête systématique permettra au thérapeute de démêler la part respective des
deux syndromes fondamentaux des états névropathiques : le syndrome asthé
nique et le syndrome hypotonique, lesquels d’ailleurs sont presque toujours asso
ciés en proportions variables.
Le syndrome asthénique, défini comme une insuffisance de la force psycholo
gique, se manifeste avant tout par une fatigue augmentant à l’effort et diminuant
au repos.
Les états asthéniques comportent une grande diversité. Janet en distingue trois
groupes principaux118. Dans les cas d’asthénie modérée, le malade est mécontent
de lui-même, incapable de jouir pleinement du bonheur ou du plaisir, et il devient
facilement anxieux ou déprimé. Étant très conscient de sa fatigabilité, il fuit les
efforts, l’initiative, les relations sociales, et on le considérera comme égoïste ou
ennuyeux. Il réduit autant que possible ses intérêts, ses sentiments et ses actes au
point de mener une sorte de vie ascétique (c’est le faux ascétisme des névrosés).
Il se montre méfiant à l’égard d’autrui, il est instable, il lui est difficile de s’adap
ter à des situations nouvelles. Il est cachotier, mais, d’autre part, il est incapable
de garder un secret, et c’est généralement un grand menteur. Un des effets de son
asthénie est qu’il consacre de grands efforts et une grande attention à des choses
que la plupart des gens considèrent comme futiles.
Le groupe des asthénies intermédiaires, que Janet appelle aussi asthénies
sociales, comprend les malades qui souffrent d’un sentiment du vide : les choses,
les êtres humains et même leur propre personnalité leur semblent vides\ tout les
dégoûte lorsque l’asthénie est importante. Ils n’éprouvent pas d’amour pour les
autres et ne se sentent pas aimés, d’où leur impression d’isolement. Ils se mettant
souvent en quête d’une personne à laquelle ils pourraient se soumettre. Ils
consacrent une bonne partie de leur activité à chercher comment éviter au maxi
mum les efforts. Bien des alcooliques appartiennent à ce groupe.
Le troisième groupe comprend les malades dont l’asthénie est si grave qu’ils
sont incapables de toute activité soutenue. Relèvent de ce groupe les états schi
zophréniques graves, qu’à cette époque on appelait encore démence précoce.
Janet aimait à dire que « la démence précoce est une démence sociale ».
Le syndrome hypotonique, défini par une insuffisance de la tension psycholo
gique, se caractérise par deux ordres de symptômes : les symptômes primaires,
dus à l’incapacité d’accomplir des actes de synthèse psychologique dès que celle-
ci atteint un certain niveau, et les symptômes secondaires (ou « dérivations »),
exprimant un gaspillage des surplus de force nerveuse qui n’ont pas pu être uti
lisées au niveau psychologique souhaitable. Le symptôme subjectif fondamental
117. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure Schwartz a développé les principes de
Janet. Schwartz nous a dit qu’il était toujours resté en correspondance avec Janet et qu’il avait
discuté avec lui de ces problèmes.
118. Ils sont décrits en détail dans un cours polycopié ; Pierre Janet, Psychologie expéri
mentale. Compte rendu du cours de M. Janet, Collège de France, Paris, Chahine, 1926, p. 223-
317.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 405
119. Pierre Janet, La Force et la faiblesse psychologiques, Paris, Maloine, 1930, p. 127-
128.
406 Histoire de la découverte de l’inconscient
ainsi que l’a souligné Leonhard Schwartz, les deux points faibles se situent habi
tuellement dans les relations du malade avec son entourage et dans son activité
professionnelle.
Le thérapeute s’enquerra d’abord des personnes avec qui le malade est en
contact et des relations qu’il entretient avec chacune d’elles pour déterminer dans
quelle mesure elles lui procurent des forces ou lui en enlèvent. Les plus à craindre
sont les individus qui dévorent l’énergie (ceux qu’on pourrait appeler les « dyna-
mophages »), c’est-à-dire ces gens qui, par leur mauvaise humeur perpétuelle,
leurs scènes, leur jalousie, leur autoritarisme, épuisent ceux avec qui ils vivent.
Leur action est souvent suffisamment nuisible pour que le psychiatre puisse se
sentir autorisé à effectuer une « opération de chirurgie sociale », selon l’expres
sion de Janet, c’est-à-dire à les éloigner, temporairement ou non. A une femme
asthénique, on déconseillera d’avoir des enfants. Si elle en a, on lui recomman
dera de les confier pour un temps à une institution sociale. Dans les cas les plus
bénins, il pourra suffire de donner à la famille certains conseils ou éclaircisse
ments sur la façon de se conduire avec le malade. D convient d’ajouter que le
névrosé est souvent lui-même un « dyriamophage » pour son entourage et qu’il a
généralement grand besoin de conseils quant à l’attitude à adopter à l’égard de
ceux qui vivent avec lui. Il importe essentiellement de parvenir, d’une façon ou
d’une autre, à liquider les conflits’20.
H est aussi très important de donner au malade des conseils efficaces quant à sa
vie professionnelle. Ce point avait été particulièrement développé par Léonhard
Schwartz, qui s’intéressait à la psychotechnique et à la psychologie du travail. D
avait étudié en détail les exigences imposées au travailleur par divers métiers
relativement à la force et à la tension psychologiques. Il est regrettable qu’il n’ait
jamais publié qu’un aperçu préliminaire de ses découvertes120 121. Bien des
névrosés, disait-il, pourraient être grandement aidés en changeant simplement de
métier ou encore en modifiant les horaires ou la durée de leur travail. D faut aussi
tenir compte de l’élément humain, des relations avec les supérieurs, les compa
gnons de travail et les subordonnés. Les conceptions de Janet pourraient ainsi
trouver d’intéressantes applications dans l’hygiène et la psychologie
industrielles.
En troisième lieu, il faut liquider les dettes. Quand le malade, grâce aux trai
tements que nous venons de mentionner, aura retrouvé un certain degré de force,
il deviendra possible d’entreprendre la liquidation des dettes psychologiques.
Dans certains cas, il faudra tenir compte de ce que Janet appelle le « moratoire » :
à la suite d’un surmenage physique ou émotif, un individu pourra paraître normal
pendant un certain temps, puis fl s’effondrera brusquement. C’est ce qui se pro
duit lorsque le sujet a vécu pendant quelque temps sur ses réserves latentes et
qu’il les a épuisées. Le psyclüatre qui examine un individu pendant cette période
de latence qui suit le surmenage devrait savoir soupçonner l’épuisement réel sous
la santé apparente et traiter le sujet comme un asthénique vrai.
122. Qu’on nous permette ici une note personnelle : un malade très intelligent, à sa sortie
d’un épisode de schizophrénie aiguë, raconta à l’auteur l’histoire de sa maladie et ajouta :
«Docteur, vous ne devriez jamais congédier un malade sans lui expliquer sa maladie. » Bien
sûr, quand un malade quitte un hôpital psychiatrique, l’interne « terminera » son observation,
mais trop souvent personne ne songe à aider le malade à faire un acte de terminaison par rap
port à la maladie qu’il a traversée.
123. Hermann Simon, Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt, Berlin et Leipzig,
t De Gruyter, 1929.
408 Histoire de la découverte de l’inconscient
124. Pierre Janet, « The Psycholeptic Crises », Boston Medical and Surgical Journal, CLU
(1905), p. 93-100
125. Pierre Janet, « L’alcoolisme et la dépression mentale », Revue internationale de socio
logie, XXIII (1915), p. 476-485.
126. Pierre Janet, « La kleptomanie et la dépression mentale », Journal de psychologie,
Vin (1911), p. 97-103.
127. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, op. cit., H, p. 97-98.
410 Histoire de la découverte de l’inconscient
128. Ibid., III, p. 249-197, et La Force et la faiblesse psychologiques, op. cit., p. 179-180.
129. Voir, par exemple, M.B. Ray, How Never to Be Tired, Indianapolis et New York,
Bobbs Merrill Co., 1938. Les conseils donnés dans cet ouvrage sont bien indiqués pour les
névrosés hypotoniques, mais sont désastreux pour les asthéniques.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 411
nose était un moyen de régulation de l’énergie mentale chez les sujets souffrant
d’une répartition imparfaite130.
La vieille notion du rapport thérapeutique, que Janet avait étudiée en 1866
sous son aspect d’électivité, puis, en 1896, sous ses aspects plus généraux d’in
fluence somnambulique et de besoin de direction, se voyait maintenant élargie
elle aussi, devenant l’« acte d’adoption ». Dans les relations entre le patient et le
« directeur », dit Janet, apparaîtra tôt ou tard, parfois subitement, un changement
remarquable. Le patient adoptera un comportement tout à fait particulier à
l’égard du thérapeute, comportement qu’il n’adoptera à l’égard d’aucune autre
personne. Il soutiendra que le thérapeute est un être exceptionnel et que lui, le
malade, a enfin trouvé quelqu’un capable de le comprendre et de le prendre au
sérieux. Ceci signifie en réalité que le sujet est maintenant capable de parler de
ses propres sentiments et de parler sérieusement de lui-même ; l’image irréelle
qu’il se fait de son « directeur » est un mélange de toutes sortes d’inclinations
plus ou moins analogues, éprouvées antérieurement pour d’autres personnes et
synthétisées maintenant sous une forme particulière. Ces opinions et ces attitudes
du sujet, qui s’expriment dans l’« acte d’adoption », et le renforcement de son
estime de soi lui permettent d’accomplir des actes dont il se sentait incapable jus
qu’ici, et permettent au thérapeute de l’aider à se sortir de nombre de difficultés.
On pourrait développer bien davantage ces considérations sur la psychothéra
pie de Janet. Ce que nous en avons dit devrait suffire à montrer qu’il s’agit d’une
méthode souple et englobante, qui peut s’adapter à toute maladie et à tout sujet.
Elle constitue moins une thérapeutique spécifique qu’une économie générale de
la psychothérapie.
130. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, op. cit., III, p. 414-417.
131. Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase, Paris, Alcan, 1926,1, p. 210-234.
412 Histoire de la découverte de l'inconscient
Janet entreprit ainsi la construction d’une vaste synthèse s’appuyant non seu
lement sur la psychologie et la psychopathologie de l’adulte, mais aussi sur les
données fournies par la psychologie de l’enfant, l’ethnologie et la psychologie
animale. Il n’est guère de phénomène de l’esprit qui ne se trouve éclairé d’une
façon ou d’une autre dans ce système. La perception, la mémoire, la croyance, la
personnalité se voient interprétées d’une façon nouvelle, de même que des mani
festations anormales telles que les hallucinations et les délires.
Dans ce système achevé, Janet conserve ses notions antérieures d’énergie et de
tension psychologiques, mais il se concentre maintenant sur l’analyse psycholo
gique des tendances (il préfère cette notion à celle d’instinct : les tendances sont
plus soupfës lF|reuvent s’associer les unes aux autres). Chaque tendance est
dotée d’une certaine charge d’énergie latente qui diffère d’un individu à un autre.
Chaque tendance, une fois activée par ses stimuli spécifiques, peut être amenée
plus ou moins près de son accomplissement complet. Chaque tendance a sa place
à l’un des niveaux de la hiérarchie des tendances, et c’est là ce qui nous permet
de comprendre bien des états pathologiques. Dans ce nouveau système de
repères, un acte du subconscient est défini comme « une action qui a conservé
une forme inférieure au milieu d’autres actions d’un niveau plus élevé ». En
d’autres termes, un acte d’un niveau quelconque peut devenir subconscient
quand l’individu accomplit consciemment des actes d’un niveau supérieur132.
La grande synthèse psychologique de Janet est un monument d’une telle
ampleur qu’il faudrait un volume d’au moins 400 à 500 pages pour en exposer les
éléments. Janet n’a jamais écrit ce livre133. C’est Leonhard Schwartz qui s’en est
le plus approché, mais son ouvrage posthume est resté inachevé (il y manque,
entre autres, les chapitres consacrés aux théories de Janet sur les hallucinations et
les délires)134.
Essayons de donner un aperçu succinct de la grande synthèse de Janet. Rap
pelons que, dans son œuvre, elle représente une vingtaine de livres et un grand
nombre d’articles.
Janet répartit les neuf tendances en trois groupes :
I. Les tendances inférieures
1. Les tendances réflexes
2. Les tendances perceptives-suspensives
3. Les tendances socio-personnelles
4. Les tendances intellectuelles élémentaires
II. Les tendances intermédiaires
1. Les actions immédiates et les croyances asséritives
2. Les actions et croyances réfléchies
m. Les tendances supérieures
1. Les tendances rationnelles-ergétiques
2. Les tendances expérimentales
3. Les tendances progressives
135. Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase, op. cit., II, 1928, p. 262.
414 Histoire de la découverte de l’inconscient
accompli par autrui sans que, entre cette représentation et l’opération, s’intercale
aucune opération intellectuelle portant sur les caractères de l’acte. L’imitation, en
tant qu’« acte double », met enjeu une action non seulement de l’imitateur, mais
aussi de celui qu’il imite. L’imitation spontanée est affinée par l’imitation
consciente que les enfants apprennent par le jeu. Dans la collaboration, deux
socii participent à une action commune visant un résultat commun et engendrant
chez l’un et l’autre un sentiment de triomphe. Les actes de commandement et
d’obéissance peuvent être considérés comme un type particulier de collaboration
où les membres d’un groupe acceptent l’acte du chef comme une composante de
l’acte total, et où les autres rôles sont répartis entre les participants. Mais
comment les socii en arrivent-ils à cette distribution des rôles ? Par des actes de
valorisation sociale, en s’attribuant à eux-mêmes une certaine valeur et en ame
nant les autres à l’accepter. Parmi les divers autres actes de ce niveau, Janet ana
lyse la pitié, la rivalité, la lutte, le don et le vol, la dissimulation et l’exhibition, le
comportement sexuel, etc.
Mais l’individu ne se contente pas d’ajuster ses actes à ceux du socius, il pro
cède à un ajustement semblable à l’égard de lui-même. En d’autres termes, il agit
envers lui-même de la même façon qu’envers les autres. Tel est le point de départ
de ce que Janet appelle l’acte du secret, forme de conduite à laquelle il accorde la
plus grande importance, puisque son terme ultime est la pensée intérieure136. Être
seul signifie n’être pas observé et n’avoir donc pas à se conformer aux exigences
du respect et des égards, d’où une simplification de la conduite et une moindre
dépense d’énergie.
Du point de vue de la psychologie sociale, les cérémonies relèvent du même
niveau. Dans ses études sur F intichiuma des Australiens, Durkheim souligne le
rôle de la stimulation que les participants exercent les uns sur les autres.
Selon Janet, c’est aussi à ce niveau que se rattachent les quatre émotions fon
damentales. La plus grande partie des sentiments qui constituent la vie affective '
d’une personne résultent de la combinaison entre certaines conduites sociales et
les quatre émotions fondamentales — l’effort, la fatigue, la tristesse et la joie.
Ces quatre sentiments fondamentaux correspondent à des mécanismes de régu
lation de Faction. A titre de comparaison, la physiologie connaît non seulement
les fonctions de la respiration et de la circulation du sang, mais aussi des méca
nismes régulateurs qui renforcent ou diminuent la respiration et la circulation en
fonction des besoins du moment. D existe, de même, des régulations psycholo
giques destinées à accroître ou à diminuer l’énergie nécessaire à l’activation
d’une tendance. Après avoir appris à réagir aux actes de ses socii, l’homme s’ap
plique à lui-même ces mêmes conduites, apprenant ainsi à réagir à ses propres
actions. Dans certains états, ces mécanismes régulateurs défaillent et le sujet
éprouve alors un sentiment de vide. Janet compare les deux émotions élémen
taires de l’effort et de la fatigue à l’accélérateur et aux freins d’une automobile.
Les névrosés obsessionnels sont des gens qui font toujours des efforts exagérés et
superflus, tandis que la paresse se caractérise par un penchant à fournir des efforts
insuffisants. Dans cette même perspective, la tristesse correspond à une peur de
Faction et à une réaction de perpétuel échec, tandis que la joie relève d’un sur
plus d’énergie après l’heureux achèvement d’une action (la réaction du
136. Pierre Janet, La Pensée intérieure et ses troubles, Paris, Maloine, 1927.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 415
triomphe). Janet compare la tristesse au passage en marche arrière dans une voi
ture. S’il en est ainsi, la joie pourrait être comparée à la libération d’un surplus
d’énergie après avoir fait grincer les freins. En fait, cependant, la théorie des
émotions de Janet est infiniment plus complexe. Dans son livre sur l’amour et la
haine, par exemple, il entreprend une analyse minutieuse des multiples manifes
tations et des nuances de ces deux sentiments137.
Du point de vue de la psychopathologie, Janet s’est vivement intéressé à toutes
les formes de conduite sociale situées au-dessous du niveau du langage, telles
qu’on les observe, par exemple, chez les arriérés profonds. A un niveau plus
élevé, c’est la régression au niveau des tendances socio-personnelles qui fournit
la clé de nombreux troubles psychopathologiques. Les troubles de la valorisation
sociale se manifestent de deux façons différentes chez les timides et chez les
autoritaires. C’est une insuffisance de valorisation sociale qui conduit à la réac
tion d’échec. Quant aux délires de persécution, ils s’expriment à travers un pro
cessus d’objectivation sociale et intentionnelle. Un autre type de délire, le délire
d’influence dans lequel le sujet se croit constamment observé et a l’impression
que les autres lisent ses pensées, relève, selon Janet, de l’inaptitude du sujet à
accomplir l’« acte du secret ».
1.4. Les tendances intellectuelles élémentaires. Ce niveau est devenu l’un des
sujets d’étude favoris de Janet : il lui a consacré deux de ses derniers ouvrages138.
C’est le niveau de l’intelligence d’avant le langage et des débuts du langage, le
niveau de la mémoire, de la pensée symbolique, de la production et de
l’explication.
La conduite intellectuelle la plus élémentaire consiste, selon Janet, à combiner
deux conduites perceptives en un seul acte synthétique. A titre d’illustration,
Janet analyse la « conduite du panier de pommes ». Elle comprend deux sortes
d’actions qui n’appartiennent ni au panier, ni aux pommes : l’acte de remplir le
panier de pommes et l’acte de vider le panier. Janet étudie du même point de vue
les conduites relatives à l’outil élémentaire, au portrait, à la statue, au tiroir de l’ar
moire, à la porte, au chemin, à la place publique. Dans chacune de ces analyses
subtiles, Janet montre qu’il y a association de deux actions mettant en jeu deux
objets.
C’est également le niveau des débuts du langage, qui est, lui aussi, une
conduite double : l’acte de parler et l’acte d’audition de la parole139. Janet pense
que le langage est né d’une modification des actes de commandement et d’obéis
sance. Des actes vocaux, tel le cri de guerre, se substituèrent aux gestes de
commandement du chef. Une théorie analogue pourrait expliquer les débuts de la
mémoire. La mémoire est une transformation de l’action de telle manière qu’elle
puisse être'communiquée même à des absents (ainsi, par exemple, une sentinelle
donnera l’alarme à l’arrivée de l’ennemi et c’est le début du langage ; en l’ab
sence de l’ennemi, elle fera un rapport au chef, et c’est le début de la mémoire).
Janet écrit ainsi : « La mémoire est le commandement aux absents avant d’être le
commandement des absents. »
C’est une autre sorte de conduite intellectuelle élémentaire qui explique l’ori
gine de la production. Le potier associe, dans son esprit, deux représentations :
celle de l’acte auquel servira l’objet et celle de l’acte qu’il est en train d’accom
plir. Il passe sans cesse d’une perspective à l’autre, inventant des actions capables
d’unir ces deux points de vue. L’origine de l’acte d’expliquer est très proche de
celle de la production : c’est la prise de conscience d’un acte de production
étranger.
Le niveau des tendances intellectuelles élémentaires a lui aussi des implica
tions psychopathologiques. Certains idiots ou imbéciles profonds restés à un
niveau inférieur au langage sont capables d’effectuer certains actes d’intelligence
rudimentaire. D’autre part, des régressions à ce niveau peuvent survenir dans cer
tains états de confusion mentale et d’onirisme.
n.l. Les actions immédiates et les croyances asséritives. Une fois né, le lan
gage s’est développé démesurément et s’est étendu à tous les actes. Chaque
action corporelle s’accompagne maintenant d’une action verbale. Le langage, qui
n’était primitivement qu’un fragment de l’acte, s’est dissocié de l’action et les
hommes l’ont utilisé pour se parler à eux-mêmes tout autant qu’à leurs socii.
«L’homme est avant tout un animal bavard qui parle ses actes et agit ses
paroles. » La conduite humaine s’est dès lors dissociée en conduite corporelle et
en conduite verbale. Selon Janet, à ce stade, toute la conduite humaine devient
l’analyse des relations entre conduite corporelle et langage. La conduite corpo
relle, la seule qui puisse immédiatement et directement transformer le monde, est
la seule efficace, mais elle est lente, lourde et épuisante. La conduite verbale est
facile, rapide et ne requiert qu’une dépense d’énergie minime, mais elle n’est pas
capable de transformer immédiatement le monde. Pour Janet, cette dualité de la
conduite humaine a été le point de départ de la distinction du corps et de l’âme
comme deux entités séparées.
A l’origine, le mot n’était que le début de l’action, mais la parole s’est éman
cipée de la conduite corporelle. Puis, l’homme s’est mis à jouer avec le langage ;
il en est résulté ce que Janet appelle le langage inconsistant140. Le langage incon
sistant peut s’observer chez les enfants de 3 à 6 ans qui parlent souvent entre eux
sans se préoccuper si les autres les écoutent ni de ce qu’ils disent, ainsi que le
décrit Piaget. De tels « monologues collectifs » se retrouvent aussi, ajoute Janet,
chez certains débiles, et même à l’occasion, chez des adultes normaux. Mais les
hommes ont éprouvé le besoin de faire des actes particuliers pour rétablir cette
union entre le langage et l’action. D’abord dans l’affirmation, que Janet identifie
à une promesse et où il voit l’origine de la croyance. Ensuite dans l’acte de
volonté, qui est une autre façon de créer un lien étroit entre le langage et l’action.
Enfin l’homme eut recours au langage pour se parler à lui-même sous la forme
du langage intérieur. Là réside l’origine de la pensée intérieure, à laquelle Janet a
consacré tout un cours141. Une des caractéristiques essentielles de ce stade est ce
que Janet appelle la croyance asséritive, c’est-à-dire un type de croyance relevant
plutôt des sentiments que des faits et qui, dès lors, est souvent contradictoire ou
143. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, Alcan, 1907. Gardner Murphy a exprimé
des pensées semblables, dans Human Potentialities, New York, Basic Books, 1958.
420 Histoire de la découverte de l’inconscient
144. Walter M. Horton, « The Origin and Psychological Function of Religion According to
Pierre Janet », American Journal of Psychology, XXV (1924), p. 16-52.
145. Pierre Janet, « Un cas du phénomène des apports », Bulletin de l’institut psycholo
gique international, I (1900-1901), p. 329-335. Voir aussi la préface de Janet à J. Grasset, Le
Spiritisme devant la science, Montpellier et Paris, 1904, p. vn-xxix.
146. Janet prenait le plus grand soin à déguiser les noms et les lieux relatifs à la vie de
Madeleine quand il parlait d’elle. Les détails biographiques que nous donnons ici sont
empruntés au récit, sans doute plus exact, donné par Bruno de Jésus-Marie, « A propos de la
Madeleine de Pierre Janet », loc. cit.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 421
quelques mois plus tard et bouleversa sa famille en disant qu’elle voulait vivre
dans la pauvreté et l’anonymat les plus absolus. Elle resta en relations avec sa
famille par sa sœur. Elle passait la plus grande partie de son temps à s’occuper
des pauvres, à soigner une femme atteinte du cancer et elle avait purgé une peine
de prison pour avoir refusé de révéler sa véritable identité aux autorités. Made
leine était entrée à la Salpêtrière en raison d’une contracture douloureuse des
muscles de la jambe la contraignant à marcher sur la pointe des pieds. On avait
attribué ces troubles moteurs à l’hystérie. Janet soupçonna la syringomyélie ou
quelque autre affection médullaire, mais le diagnostic définitif ne fut jamais éta
bli. Madeleine avait aussi des délires mystiques à formes très différenciées : elle
se croyait l’objet de révélations divines et capable de lévitation.
Durant son séjour dans la salle Claude-Bernard (où Janet hébergeait ses
quelques malades), on observa que Madeleine présentait parfois des lésions cuta
nées particulières sur le dos des mains, sur les pieds et sur le côté gauche. Ces
cinq plaies se mettaient à saigner toutes à la fois, à intervalles réguliers, plusieurs
fois par an : elles correspondaient manifestement aux stigmates de la Passion tels
qu’ils ont été décrits chez saint François d’Assise et plusieurs autres saints. Tout
le temps que Janet la suivit, Madeleine fut soumise à une double direction : celle
de son directeur spirituel et celle de son médecin, c’est-à-dire de Janet qu’elle
appela toujours « mon Père ». Les lettres de Madeleine et les publications d’au
teurs catholiques à son sujet témoignent à l’évidence que Janet avait toujours
profondément respecté sa personnalité, même si, comme psychologue, il abor
dait son cas avec la plus stricte objectivité. Janet observa de grandes oscillations
dans l’état de Madeleine et distingua cinq états anormaux qu’il appela les états de
consolation, d’extase, de tentation, de sécheresse et de torture, outre l’état d’équi
libre, passager au début, mais qui finit par devenir prédominant les dernières
années de sa vie. Janet décrivit longuement ces divers états dans le premier
volume de son livre, De l’angoisse à l’extase. C’est en s’appuyant principale
ment sur ces observations que Janet édifia sa théorie des émotions et certaines de
ses idées sur la psychologie religieuse.
La publication du livre de Janet, en 1926, suscita des controverses dans cer
tains milieux catholiques. Janet fut vivement critiqué et stigmatisé comme athée.
Par ailleurs, un théologien catholique, le Père Bruno de Jésus-Marie, rédigea un
compte rendu sur le cas de Madeleine, qui complète de façon très intéressante les
publications de Janet. Pour ce théologien, Madeleine était indubitablement une
névrosée, mais elle était en même temps une personne remarquable et attachante
dont le mysticisme était un mélange de psychopathologie et de sentiments reli
gieux authentiques.
Pour comprendre la psychologie de la religion telle que la concevait Janet, il
faut la replacer dans le cadre général de ses théories de l’énergie psychique et de
la hiérarchie des tendances. La conduite morale-religieuse, dit Janet, répond ori
ginellement à une fonction de gouvernement, c’est-à-dire qu’elle a pour rôle d’ad
ministrer le budget des forces mentales. L’instinct d’économie est la source de
toute moralité. L’homme l’applique d’abord à l’économie de ses ressources men
tales et secondairement il appliquera les mêmes principes à l’économie de ses
ressources financières. L’économie financière n’est qu’un développement parti
culier de l’administration du budget de l’esprit. La conduite morale correspond
essentiellement à une gestion exercée par l’individu sur toutes ses fonctions dans
422 Histoire de la découverte de l’inconscient
parler le dieu » et, d’après Janet, nous n’avons pas à supposer que la religion ait
pu subsister si les dieux n’avaient jamais parlé.
On peut faire parler les dieux de diverses façons. L’une d’elles est la prière, qui
est une conversation intérieure. Le croyant demande quelque chose au dieu et
quelque chose en lui répond et le réconforte au nom du dieu. Û y a là une part d’au
tomatisme que l’on peut observer comme scus un verre grossissant dans certains
états pathologiques. Meb, par exemple, invoquait sainte Philomène dont, en état
de somnambulisme, elle jouait elle-même le rôle, répondant ainsi à ses propres
supplications. Madeleine joue aussi alternativement le rôle de l’humble sup
pliante et celui du Christ qui lui répond et la réconforte. Janet suppose qu’il en va
de même dans la prière sans que le croyant en ait conscience. Le culte Tromba, à
Madagascar, est un peu plus complexe ; toute la tribu prie les esprits, puis cer
tains des participants sont possédés par les esprits dont ils révèlent la réponse à la
communauté. H arrive aussi, cependant, que la réponse attendue fasse défaut,
comme dans Vacedia (état décrit comme fréquent dans les monastères du Moyen
Age). Vacedia peut s’expliquer comme un appauvrissement progressif en éner
gie mentale. La « conversion » est l’inverse de Vacedia : elle comporte le retour
à la foi et un sentiment nouveau de force spirituelle et d’équilibre mental par suite
d’un processus de récupération d’énergie mentale et sous l’effet de certaines
stimulations.
C’est aussi à ce niveau qu’entrent enjeu le fanatisme et le prosélytisme. Pour
caractériser le fanatisme, il suffit de montrer ce qui distingue une discussion phi
losophique d’une discussion religieuse. Dans la discussion philosophique,
chaque interlocuteur accepte l’éventualité d’une défaite ; elle suppose le respect
de l’adversaire et l’honnêteté intellectuelle. A l’opposé, la discussion religieuse
exclut la possibilité de se laisser convaincre, chacun méprise l’adversaire et
manque d’honnêteté intellectuelle, n’hésitant pas, par exemple, à citer les écrits
de l’adversaire en les déformant. Le zèle prosélytique est un autre trait caracté
ristique de toute véritable religion. Selon les époques, on fera appel à la crainte
ou à la séduction et aux promesses pour faire entrer les convertis dans le bercail.
Parmi les arguments utilisés dans les discussions religieuses, les miracles
jouissent d’une très grande faveur ; Janet les définit comme des événements qui
suivent certains actes religieux et portent le cachet officiel de la religion. Le pro
sélytisme poussé à l’extrême engendre la persécution religieuse, que Janet
explique comme un désir de dominer, de réaliser l’unité intellectuelle et de sou
lager la dépression mentale.
Janet voit dans le phénomène de la possession démoniaque l’inverse de la
prière. Comme la prière, elle relève d’une conduite double où le sujet joue deux
rôles, mais tandis que dans la prière la seconde personnalité est bonne (un dieu ou
un saint), dans la possession elle est mauvaise (un diable ou un démon). Dans la
prière, le croyant reste maître du drame qui se joue en lui (il peut, à son gré,
réduire la divinité au silence) tandis que, dans la possession, le second rôle
échappe à la domination de la volonté et le premier rôle finit même par
disparaître.
En ce qui concerne l’extase, où les mystiques voient la forme la plus authen
tique de communion avec le divin, Janet se réfère à ses observations sur Made
leine. Durant l’extase, les mouvements sont réduits au minimum, seuls subsistent
les désirs extatiques, le tonus psychologique monte et une vague de béatitude
424 Histoire de la découverte de l’inconscient
147. Pierre Janet, « Le spiritisme contemporain », Revue philosophique (1892) (I), p. 413-
442.
148. Pierre Janet, « La psychologie de la croyance et le mysticisme », Revue de métaphy
sique et de morale, XLIII (1936), p. 327-358,507-532 ; XLIV (1937), p. 369-410.
426 Histoire de la découverte de l’inconscient
ayant une valeur démonstrative. Dans le même ordre d’idées, Janet montre
comment la notion d’individualité s’est étendue jusqu’à la physique, comment
celle de valeur s’est imposée en sociologie et comment l’histoire, au XIXe siècle,
a été imprégnée des deux principes de « vérité historique » et de « progrès »,
c’est-à-dire de deux idées absolument étrangères aux sciences positives. L’his
toire se comporte comme si le passé de l’humanité était conservé en son entier
dans un espace permanent qui pourrait un jour devenir accessible à l’investiga
tion directe de l’homme. Parvenu à ce point, Janet reprend en conclusion sa pen
sée prométhéenne favorite qui veut que l’évolution de l’humanité soit loin d’être
achevée et qu’elle pourrait un jour prendre une tournure insoupçonnée.
Plus loin dans le même ouvrage, Janet fait une curieuse digression sur le fait de
tomber amoureux : il y voit une sorte de maladie que ne connaîtrait pas une per
sonne parfaitement saine ou équilibrée150. Dans ces deux passages, Janet nous
fournit une clé susceptible d’expliquer la direction générale de sa pensée. Janet,
manifestement, était de tempérament actif, non émotif. Tous ceux qui l’ont
connu soulignent sa prodigieuse activité, mais aussi sa parfaite égalité d’humeur.
Il n’est pas étonnant que Janet ait été amené à construire une théorie psycholo
gique centrée sur la notion d’activité, et à considérer les émotions comme des
sortes de perturbateurs de l’action ou, au mieux, des régulateurs de l’action. Et
l’on ne saurait s’étonner que Jean Delay ait pu appeler Janet « le psychologue de
l’efficience ».
Deux autres traits de la personnalité de Janet méritent également d’être sou
lignés. Le premier se rapporte à l’épisode dépressif qu’il traversa à l’âge de
15 ans et correspond à sa tendance à la psychasthénie qui ne se manifesta guère
dans ses années de maturité, mais qui se fit sentir de nouveau dans les dernières
151. Alfred Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporaine, 4' éd., Paris, Alcan,
1883, p. 281-317.
152. Jean-Marie Guyau, L’Irreligion de l’avenir. Étude sociologique, Paris, Alcan, 1887.
153. Dans le Manuel du baccalauréat de Pierre Janet, Henri Piéron et Charles Lalo, le cha
pitre sur l’histoire de la philosophie (p. 329-367) est de Pierre Janet (Paris, Vuibert, 1925).
428 Histoire de la découverte de l’inconscient
cette statue deviendrait animée, comment elle passerait des sensations aux
images puis aux idées, aux pensées, aux jugements et finalement à l’édification
de la science. Maine de Biran (1766-1824) échafauda une nouvelle construction
théorique destinée à rendre compte de l’esprit humain, dans laquelle la donnée
fondamentale était celle de l’effort154. La conscience, d’après lui, est la percep
tion de l’effort. Le principe de Descartes, « Je pense, donc je suis », est remplacé
par « Je veux, donc je suis ». L’effort volontaire engendre la conscience et élève
l’esprit de la sensation à la perception, puis aux opérations mentales supérieures,
en même temps qu’il fournit les notions de force, de causalité, d’unité, d’identité
et de liberté. Sous-jacente à cette vie proprement humaine, caractérisée par l’ef
fort conscient, se déploie une vie animale, règne des habitudes, des émotions élé
mentaires et des instincts, vie qui subsiste en permanence en deçà du niveau de la
conscience et qui se manifeste dans le sommeil et le somnambulisme. Plus tard,
Maine de Biran en vint à affirmer l’existence d’une troisième vie, la vie spiri
tuelle et religieuse, au-delà de la vie proprement humaine de l’effort conscient.
L’influence de Maine de Biran sur la psychologie de Janet fut à la fois directe
(il avait lu ses œuvres) et indirecte, en raison de la grande influence exercée par
Maine de Biran sur les aliénistes français du milieu du XIXe siècle. Henri Dela
croix a très bien montré comment les théories de Baillarger et de Moreau (de
Tours) dérivaient de l’enseignement de Maine de Biran155. Dans sa théorie des
hallucinations, Baillarger attribue les hallucinations et les délires à l’émancipa
tion de la mémoire et de l’imagination par rapport à la personnalité consciente.
Moreau (de Tours) exprime la même idée de façon plus systématique dans sa
théorie de la désagrégation (nous parlerions aujourd’hui de régression). D’après
lui, les hallucinations et les délires dérivent d’un affaiblissement progressif de la
volonté libre, de cette faculté qui nous permet de relier et de coordonner nos
idées. C’est pour cette raison que Moreau (de Tours) voyait dans le rêve une clé
pour la connaissance de la maladie mentale. Janet se réfère constamment à ce
qu’il appelle la loi fondamentale de la vie psychologique de Moreau (de Tours).
Parmi les psychologues, le grand maître de Janet fut indubitablement Théo-
dule Ribot, à qui il témoignait une affection et un respect personnels des plus pro
fonds. Tandis qu’en Allemagne, à cette époque, sous l’influence de Wundt, la
psychologie expérimentale se présentait comme la science de la mesure des fonc
tions psychologiques, l’École française, avec Taine et Ribot, préférait l’approche
psychopathologique. Ribot avait emprunté à Claude Bernard l’idée que la mala
die est une expérience instituée par la nature. Il appliqua cette idée à la psycho
logie. Pour étudier les fonctions normales de la mémoire, de la volonté, de la per
sonnalité, Ribot explorait les perturbations de ces fonctions, consacrant une
monographie à chacune d’elles. Cependant, n’étant pas lui-même médecin, Ribot
devait se fier aux descriptions des psychiatres, tandis que Janet entreprit des
études médicales et passa son doctorat pour pouvoir s’adonner directement à des
études cliniques. Ribot avait aussi introduit en France le principe jacksonien de
154. Voir Paul Janet, Les Maîtres de la pensée moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1888, p.
363-403. André Cresson, Maine de Biran, sa vie, son œuvre, Paris, PUF, 1950. Et le numéro
spécial du Bulletin de la Sociétéfrançaise de philosophie, vol. XXIV (1924) consacré à Maine
de Biran.
155. Henri Delacroix, « Maine de Biran et l’École médico-psychologique », Bulletin de la
Sociétéfrançaise de philosophie, XXIV (1924), p. 51-63.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 429
156. William James, « The Energies of Man », The American Magazine (1907). Réédité
dans Mémoires and Studies, New York et Londres, Longmans Green and Co., 1911, p. 229-
264.
430 Histoire de la découverte de l’inconscient
résumé de toute ma vie sociale »157. Royce tira aussi les conséquences psycho
pathologiques de ces théories158. Le moi social a ses maladies, il peut être
déprimé, exalté ou se faire illusion. Les délires d’influence, de persécution et de
grandeur sont des variations pathologiques de l’aspect social de la conscience de
soi, qui, à l’état normal, signifierait que nous sommes conscients de notre posi
tion sociale, de notre dignité, de notre place dans le monde et de notre caractère.
Les théories de J.M. Baldwin sont proches de celles de Royce, mais elles
mettent davantage l’accent sur l’aspect génétique de ce développement. Baldwin
distingue trois étapes dans la genèse du moi et de l’autre159. Il y a d’abord le stade
projectif où l’enfant « projette » (en d’autres termes, sent) la personnalité des
autres avant d’avoir le sentiment de la sienne propre. Après le septième mois, il
passe au stade subjectif où l’imitation lui permet de « passer de mon expérience
de ce que tu es à une interprétation de ce que je suis ». Puis vient le stade « éjec-
tif » — où le processus se trouve renversé, c’est-à-dire « qu’à partir de ce senti
ment plus complet de moi-même je reviens à une connaissance plus complète de
ce que tu es ». Ce qui signifie aussi que le moi et l’autre sont nés ensemble.
« Mon sentiment de moi-même se développe par imitation de ce que tu es et le
sentiment que j’ai de toi se développe en fonction de mon sentiment de moi-
même. L’Ego et V aller sont ainsi l’un et l’autre essentiellement sociaux : chacun
d’eux est un Socius, et chacun d’eux est une création par imitation. »
Janet n’a jamais caché que bon nombre des idées qu’il développa si longue
ment dans sa grande synthèse lui furent inspirées par Royce et Baldwin. Même le
terme de socius qu’il affectionnait tant était repris de Baldwin.
Il n’est pas facile de dire avec précision l’influence que la psychologie alle
mande exerça sur l’œuvre de Janet. Bien que Janet n’ait pas eu directement accès
aux œuvres des psychologues allemands, il les connaissait cependant à travers
Ribot et d’autres. On peut, en particulier, s’interroger sur l’influence de la psy
chologie de Herbart. Une des idées favorites de Janet, « le rétrécissement du
champ de la conscience », semble avoir été inconnue des psychologues français
avant lui, mais on peut en remonter le fil jusqu’à Herbart. Dans la théorie de Her
bart, le refoulement et l’étroitesse du champ de conscience correspondent à deux
aspects du même phénomène. Du fait du rétrécissement du champ de conscience,
les représentations susceptibles d’occuper simultanément l’avant de la scène sont
en nombre limité, d’où la lutte entre ces diverses représentations et le refoule
ment des plus faibles par les plus fortes160.
H n’est guère possible de passer en revue toutes les sources contemporaines de
Janet. Comme nous l’avons déjà indiqué à propos de Bergson, de Durkheim et de
Binet, il s’agit plutôt d’ailleurs d’influences réciproques s’exerçant davantage à
travers le dialogue et le contact personnel qu’à travers les écrits.
157. Josiah Royce, The World and the Individual, New York, Macmillan, 1901, p. 245-
266.
158. Josiah Royce, Studies of Good and Evil, New York, Appleton, 1898, p. 169-197.
159. James Mark Baldwin, Mental Development in the Child and the Race, Methods and
Processes, New York, Macmillan, 1895, p. 334-338.
160. Il est possible que Janet ait eu connaissance de cet aspect des théories de Herbart par
un article de Straszewski, « Herbart, sa vie et sa philosophie », Revue philosophique, VII
(1879) (I), p. 504-526,645-673.
Pierre Janet et l'analyse psychologique 431
Les analogies entre les théories de Janet et celles de certains de ses contem
porains étrangers posent un autre problème. W. Drabovitch a attiré l’attention sur
la « convergence doctrinale » entre Janet et Pavlov161. L’un et l’autre proclament
l’importance de la force ou de l’énergie dans l’activité psychique, bien que Pav
lov l’exprime en termes physiologiques tandis que Janet le fait en termes psycho
logiques. Selon Drabovitch, les concepts de tension psychologique, de « drai
nage », de suggestion, d’hypnose, tels que les présente Janet, sont parallèles aux
concepts pavloviens. Pavlov a d’ailleurs commenté à l’occasion les théories de
Janet162.
Kerris a souligné les analogies entre les théories de Janet et celles de
McDougall163. L’un et l’autre décrivent le processus du développement et de la
construction de la personnalité à partir des tendances. McDougall, cependant, ne
présente pas un tableau aussi détaillé de la hiérarchie des tendances : il décrit plu
tôt la rivalité et la lutte entre les tendances et insiste sur la fonction intégratrice du
système nerveux. Janet, par ailleurs, reste plus proche de l’expérience clinique.
Les analogies entre les théories ultérieures de Janet et celles de George Herbert
Mead sont particulièrement frappantes. Le système de Mead se présente aussi
comme un béhaviorisme social dont le point de départ est l’activité sociale de l’in
dividu et la coopération de plusieurs individus autour d’un objet social164. La
conscience, selon Mead, correspond à une intériorisation de l’action des autres et
le raisonnement est l’intériorisation symbolique de la discussion entre indivi
dus165. Mead voit aussi dans l’émotion la réponse de l’organisme humain à nos
propres attitudes. Il interprète la perception comme une étape intermédiaire se
développant à partir de la tendance à la manipulation (conduite suspensive-per-
ceptive de Janet). A l’intérieur de la personnalité consciente, Mead distingue le Je
(I), le Moi (Me) et le Soi (Self) qui correspondent assez bien à l’individu, au per
sonnage et au moi de Janet. Le moi, l’équivalent du « personnage » de Janet, cor
respond à un ensemble de rôles intériorisés. On pourrait relever bien d’autres
analogies qui nous conduisent inévitablement à nous poser la question : qui, de
Mead ou de Janet, a influencé l’autre ? Le problème est rendu particulièrement dif
ficile, du fait que les écrits de Mead n’ont été publiés qu’après sa mort, en 1934,
bien que de son vivant ils aient paru de façon fragmentaire, dans des articles dis
persés dans diverses revues peu répandues en Europe. Par ailleurs, la première
publication importante de Janet exposant son système ultérieur parut en 1926,
dans son ouvrage De l’angoisse à l’extase, bien que lui aussi ait déjà enseigné ces
théories depuis une quinzaine d’années dans ses cours au Collège de France.
Rien ne nous permet d’affirmer que Janet et Mead se soient connus personnelle
ment. Les analogies entre leurs systèmes psychologiques pourraient s’expliquer
par le fait qu’ils puisèrent à la même source : les œuvres de Josiah Royce et de
James Mark Baldwin.
L’influence de Janet
166. Eugen Bleuler, Dementia Praecox oder Gruppe der Schizophrenien (1911), in G.
Aschaffenburg, Handbuch der Psychiatrie, Spezieller Teil, 4 Abt., I Hâlfte, p. 52.
167. Alfred Adler, Über den nervôsen Charakter, Wiesbaden, J.F. Bergmann, 1912, p. 3.
Trad. franç. : Le Tempérament nerveux, Paris, Payot, 1926.
168. Ernest Jones, « The Action of Suggestion in Psychotherapy », Journal of Abnormal
Psychology, V (1911), p. 217-288.
Pierre Janet et l’analyse psychologique 433
1. Nous suivons ici la chronologie donnée par Alfred Kasamas, Oesterreichische Chronik,
Vienne, Hollinak, 1848.
438 Histoire de la découverte de l'inconscient
Les antécédentsfamiliaux
2. Gerson Wolf, Die Juden, in Die Vôlker Ôsterreich-Ungams. Ethnographische und Kul-
turhistorische Schilderung, Vienne et Teschen, Karl Prochaska, 1883, vol. VII.
3. Hans Tietze, Die Juden Wiens. Geschichte-Wirtschaft-Kultur, Leipzig et Vienne, E.P.
Tal, 1933.
Sigmund Freud et la psychanalyse 439
habiter dans des maisons privées moyennant paiement d’une taxe spéciale. Cette
législation draconienne n’empêchait pas certains Juifs de Moravie de s’adonner à
des activités commerciales sous l’œil bienveillant des autorités locales tant que
ces activités restaient avantageuses pour l’ensemble de la population.
Telle était la situation des Juifs avant l’émancipation. L’échec de la révolution
de 1848 engendra une réaction brève, mais violente, qui frappa aussi les Juifs,
mais 1852 marqua le début d’une politique libérale. En 1867, les Juifs se virent
reconnaître officiellement l’égalité des droits politiques, dont ils bénéficiaient en
fait depuis une dizaine d’années. Les Juifs affluèrent alors à Vienne, venant des
diverses parties de la monarchie ; ils affluèrent aussi en Autriche-Hongrie, venant
des régions voisines relevant de l’Empire russe.
L’émancipation et l’abolition des ghettos transformèrent profondément la vie
des Juifs. Non seulement beaucoup quittèrent la campagne pour les villes et les
provinces pour Vienne, mais la plupart connurent un changement radical de leur
mode de vie. Beaucoup, en particulier dans les villes, cherchèrent à « s’assimi
ler » en adoptant les coutumes, le comportement, l’habillement et le mode de vie
de leurs compatriotes non juifs, et ceux qui parlaient le yiddish (dialecte alle
mand du XIVe siècle entremêlé de mots hébreux) adoptèrent l’allemand courant
moderne. Bon nombre de ces Juifs « assimilés » se rallièrent au « judaïsme libé
ral » ; d’autres, aux sentiments religieux plus faibles ou inexistants, se contentè
rent de rester attachés à la communauté. Certains, allant plus loin, rompirent avec
la religion de leurs ancêtres, et, puisqu’il était obligatoire de se rattacher à une
religion, se firent inscrire comme catholiques ou protestants. Quelques commu
nautés de Juifs orthodoxes maintinrent rigoureusement leurs croyances, leurs
rites et leurs coutumes. En lisant certaines descriptions de la vie du ghetto,
comme celles de Sigmund Mayer7 ou de H. Steinthal8, on devine, entre les lignes,
une curieuse nostalgie de cette époque où la vie religieuse et la discipline morale
s’imposaient avec rigueur.
Il est clair qu’une révolution sociale, politique, économique et culturelle d’une
telle portée engendrait de graves difficultés pour les familles ou les individus
concernés. La situation était un peu celle des immigrants européens aux États-
Unis, contraints, eux aussi, d’embrasser une autre culture. Pour bien des jeunes,
l’émancipation fut une expérience bouleversante, qui leur ouvrit un monde de
possibilités insoupçonnées. Josef Breuer parle de son père, Léopold Breuer, en
ces termes :
« Il appartenait à cette génération de Juifs qui furent les premiers à faire le saut
du ghetto spirituel à l’air vivifiant du monde occidental [...]. Il nous est difficile
d’estimer à sa juste valeur l’énergie spirituelle dont fit preuve cette génération. Il
lui fallut abandonner son jargon pour l’allemand classique, l’étroitesse du ghetto
pour le mode de vie du monde occidental, accéder à la littérature, à la poésie et à
la philosophie de la nation germanique [...] »9.
7. Sigmund Mayer, Ein Jüdischer Kaufmann, 1831 bis 1911. Lebenserinnerungen von Sig
mund Mayer, op. cit.
8. Heymann Steinthal, Über Juden und Judentum. Vortrdge und Aufsàtze, G. Karpeles éd.,
Berlin, M. Poppelauer, 1906.
9. Josef Breuer, Curriculum Vitae, in Hans Mayer, Dr. Josef Breuer, 1842-1925, Nachruf,
23. Juni 1925 (nd), p. 9-24.
442 Histoire de la découverte de l’inconscient
10. Sigmund Freud, Traumdeutung, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1900, p. 135. Trad. fr. :
L’Interprétation des rêves, nouvelle édition augmentée et révisée par Denise Berger, Paris,
PUF, 1971, p. 175.
11. Hans Tietze, Die Juden Wiens. Geschichte-Wirtschaft-Kultur, op. cit., p. 231.
12. Max Grünwald, Vienna, Philadelphie, Jewish Publication Society of America, 1936, p.
518-523.
13. Ce fut le cas, par exemple, de Stefan Zweig, Die Welt von Gestem (1944), Stockholm,
Fischer, 1958, et d’Otto Lubarsch, Ein bewegtes Gelehrtenleben, Berlin, J. Springer, 1931.
Sigmund Freud et la psychanalyse 443
« Notre épiderme est devenu par trop sensible et je souhaiterais que nous,
Juifs, ayons une ferme conscience de notre propre valeur, sans trop nous préoc
cuper du jugement des autres, plutôt que d’entretenir ce point d’honneur hésitant,
facilement offensé et hypersensible. Mais quoi qu’il en soit, ce point d’honneur
est certainement un produit de 1’“assimilation” »14.
Parmi les Juifs qui vivaient à Vienne dans la seconde moitié du XIXe siècle, un
observateur pouvait déceler facilement des différences notables, fonction du
milieu d’origine. Selon qu’ils étaient issus des « familles tolérées » de Vienne, de
la communauté « hispano-turque », d’autres communautés privilégiées, du
ghetto ou de quelque obscur district de Galicie, leur comportement était très dif
férent. Il n’est pas hors de propos de noter que le père de Josef Breuer faisait par
tie, dans sa jeunesse, lors de l’émancipation, d’une communauté aux liens très
serrés et d’esprit rigide, que le grand-père de Bertha Pappenheim était une per
sonnalité dans le ghetto de Pressburg, que le père d’Adler provenait de la floris
sante communauté juive de Kittsee, que Moreno était issu d’une famille judéo-
espagnole et que les ancêtres de Freud avaient vécu en Galicie et en Russie.
Ce qui précède devrait nous aider à saisir la complexité des antécédents fami
liaux de Freud. Nous disposons d’assez peu de données positives et objectives
sur les ancêtres de Freud, y compris sur ses parents. Comme beaucoup de leurs
contemporains, ils se montraient très discrets sur leur passé. A peu près toutes les
données qui nous sont parvenues sur la vie et la personnalité de Jacob Freud sont
obscures. Ce n’est qu’au cours des dernières années que les patientes recherches
de Renée Gicklhorn et de J. Sajner ont apporté quelque lumière15.
Le plus ancien document que nous possédions sur l’histoire de la famille de
Freud est une lettre datée du 24 juillet 1844, écrite par un marchand juif, Abra
ham Siskind Hoffman, qui vivait dans la petite ville de Klogsdorf, près de Frei-
berg, en Moravie. Il informait les autorités que, du fait de son âge (69 ans), il
avait pris pour associé son petit-fils Jacob Kelemen (Kallamon) Freud, de Tys-
mienica, en Galicie. Abraham Hoffman rappelle aux autorités qu’il achète du
drap à Freiberg et dans les environs, et qu’après l’avoir teint et apprêté il l’envoie
en Galicie, d’où il rapporte des produits régionaux à Freiberg. Il ajoute que le
gouvernement de Lemberg lui a accordé un passeport de voyage, à lui ainsi qu’à
son petit-fils, valable jusqu’en mai 1848. II demande aux autorités l’autorisation
de résider avec lui à Freiberg pour cette période.
Sur avis favorable de la corporation des drapiers, la requête d’Abraham Hoff
man fut acceptée. Jacob Freud avait alors 29 ans. D’autres documents nous
apprennent qu’il était le fils de Salomon Freud, marchand, et de Pepi Hoffman,
14. Lettre au président de la Kadimah, signée Josef Breuer, stirpe Judaeus, natione Ger-
manus (Josef Breuer, juif d’origine, allemand de nationalité). L’auteur est très obligé à
madame Kathe Breuer qui lui a montré cette lettre et lui a permis de la citer.
15. Renée Gicklhorn, F. Kalivoda, J. Sajner, « Nové archlvl nâlezy o dêtstvl Sigmunda
Freuda v. Prïbore », Ceskoslovenskâ Psychiatria, LXIII (1967), p. 131-136. R. Gicklhorn et
J. Sajner, « The Freiberg Period of the Freud Family », Journal ofthe History ofMedicine,
XXIV (1969), p. 37-43.
444 Histoire de la découverte de l’inconscient
de Tysmienica. Sa femme, Saly Kanner, était restée à Tysmienica avec ses deux
enfants. Abraham Hoffman et Jacob Freud se rattachaient tous deux au groupe
des Wanderjuden (Juifs itinérants) qui étaient continuellement sur les routes
entre la Galicie et Freiberg. Ils appartenaient tous à des familles de Tysmienica,
de Stanislau et de Lemberg. Les registres de la ville de Freiberg et le passeport de
Jacob Freud nous apprennent qu’au cours des années suivantes il passa six mois
par an à Klogsdorf et voyagea le reste du temps en Galicie, à Budapest, à Dresde
et à Vienne.
En février 1848, la ville de Freiberg décida d’imposer une taxe spéciale au
groupe des huit marchands juifs de Galicie. Cette décision impliquait une
enquête sur les activités de chacun d’eux. La corporation des drapiers déclara
qu’Abraham Hoffman et Jacob Freud étaient connus pour être d’honnêtes mar
chands et que leur présence était profitable à l’ensemble de la population. Cela se
passait peu avant la révolution de 1848, qui octroya aux Juifs la liberté de rési
dence. Les documents révèlent que les affaires de Jacob Freud atteignirent leur
apogée en 1852. Cette même année, sa seconde femme, Rebecca, vint habiter à
Freiberg avec les deux fils de sa première femme, Emanuel, âgé de 21 ans, et Phi-
lipp, 16 ans. Emanuel était marié et avait un enfant. Rebecca Freud mourut entre
1852 et 1855. Jacob Freud se maria une troisième fois, le 29 juillet 1855, à
Vienne, avec Amalia Nathanson16.
Nous ne savons pas quand Jacob reprit à son compte l’affaire de son grand-
père. Nous ne savons pas davantage pourquoi il la laissa à son fis Emanuel en
1858. En 1859, il demanda aux autorités un certificat de bonne vie et mœurs et,
peu de temps après, quitta Freiberg. C’était, soit dit en passant, l’année même où
toutes les restrictions légales concernant les Juifs furent officiellement abolies en
Autriche.
En dehors de ces quelques renseignements fournis par des documents officiels,
nous ne savons que fort peu de choses sur Jacob Freud ; la date de sa naissance
est elle-même incertaine17. Nous ne savons rien de son enfance, de sa jeunesse,
de sa première femme, de son premier mariage ; nous ne savons pas où il avait
vécu jusqu’en 1844 ; nous ignorons tout de sa seconde femme, quand et
comment il rencontra la troisième, ce qu’il faisait à Leipzig en 1859, comment il
vécut à Vienne et quelle était sa situation financière.
On désigne habituellement Jacob Freud, à Vienne, comme « marchand de
laine », mais même cela n’est pas absolument sûr. Renée Gicklhom déclare
qu’elle n’a pas trouvé trace de son nom dans le registre commercial de Vienne
(Gewerberegister), ni dans celui des taxes commerciales (Gewerbesteuerkatas-
ter), ce qui semblerait exclure qu’il se soit livré à un commerce quelconque à
Vienne18. Selon Jones, la situation financière de Jacob Freud fut toujours assez
16. L’article de Willy Aron, « Notes on Sigmund Freud’s Ancestry and Jewish Contacts »,
Yivo Annual of Jewish Social Sciences, XI (1956-1957), p. 286-295, reproduit le certificat de
mariage des parents de Freud.
17. La chronologie de la vie de Jacob Freud est incertaine. Il est censé avoir eu 29 ans en
1844 et s’être marié à 17. Il serait donc né en 1815 et se serait marié une première fois en 1832.
Mais on dit qu’Emanuel avait 21 ans en 1852, ce qui situerait sa naissance en 1831. Dans ce
cas, son père aurait eu 16 ans à sa naissance.
18. Renée Gicklhom, «Eine Episode aus Freuds Mittelschulzeit », Unsere Heimat,
XXXVI (1965), p. 18-24 (voir note p. 23).
Sigmund Freud et la psychanalyse 445
Renée Gicklhorn ajoute que, selon les archives de l’école, Jacob Freud paya
toujours intégralement les études de son fils au gymnase, bien que le garçon eût
pu bénéficier d’une exemption puisqu’il était toujours le premier de sa classe.
(Mais cette exemption impliquait une enquête sur la situation financière de la
famille.)
La personnalité des frères de Jacob Freud est encore plus obscure, celle en par
ticulier de l’oncle Josef, qui eut des démêlés avec la justice.
La troisième femme de Jacob, Amalia Nathanson — à en croire l’acte de
mariage — était « de Brody » (ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elle y
était née) ; elle avait alors 19 ans (elle serait née en 1836) et son père, Jacob
Nathanson, était « agent commercial » (Handelsagent) à Vienne. Elle avait passé
une partie de son enfance à Odessa, dans le sud de la Russie, mais nous ignorons
quand ses parents avaient quitté cette ville pour Vienne. Les témoignages à son
sujet concordent sur trois points : sa beauté, son caractère autoritaire et l’admi
ration sans bornes qu’elle vouait à son premier fils, Sigmund. Elle mourut en
1931, à l’âge de 95 ans.
Jones souligne la composition assez particulière de la famille Freud : les deux
demi-frères de Sigmund, Emanuel et Philipp, avaient à peu près l’âge de sa mère,
et son neveu John avait un an de plus que lui21. Seule sa sœur Anna était née à
Freiberg, ses quatre autres sœurs, Rosa, Marie, Adolfine et Paula, et son frère
Alexander étaient nés à Vienne. Jacob et Amalia Freud avaient eu ces sept
enfants en l’espace de dix ans.
La famille Freud suivait manifestement la tendance à l’assimilation qui était
celle de la plupart des Juifs de Vienne. Quelle qu’ait été la langue maternelle de
Jacob Freud et d’Amalia Nathanson, ils semblent n’avoir parlé qu’allemand à la
maison et avoir adopté le mode de vie de la classe moyenne de Vienne. Quant à
la religion, ils ne se rattachaient pas au groupe orthodoxe, mais, l’instruction reli
gieuse étant obligatoire, Sigmund suivit des cours de religion juive.
Bien que n’ayant pas été élevé selon l’orthodoxie juive et ne sachant pas lire
l’hébreu, Freud n’en garda pas moins un profond attachement pour le judaïsme,
qui semble s’être développé sous l’effet de l’antisémitisme croissant et qui devait
19. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF, 1970,1, p. 19,67.
20. Siegfried Bemfeld, « Sigmund Freud, M.D., 1882-1885 », International Journal of
Psychoanalysis, XXXII (1951), p. 207.
21. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, 8-9.
446 Histoire de la découverte de l’inconscient
se refléter plus tard dans la fascination qu’exerça sur lui la figure de Moïse. La
personnalité de Freud avait été profondément marquée par les traditions de sa
communauté22. Il en adopta l’idéologie patriarcale, l’attachement à la famille
élargie et les mœurs très puritaines. Il témoigna toujours d’un profond respect à
ses maîtres, donnant leurs noms à certains de ses enfants. Autre trait typique : son
esprit prompt et sarcastique, sa prédilection pour les histoires juives.
Comme d’autres Juifs autrichiens, Freud se montrait extrêmement sensible à
toute forme (vraie ou supposée) d’antisémitisme, très discret sur sa famille et sur
lui-même, ne révélant rien, alors même qu’il semblait en parler beaucoup. Il attri
buait à ses origines juives son aptitude à ne pas se laisser influencer par les opi
nions de la majorité ; il aurait pu ajouter sa tendance à se croire rejeté.
Écrire une biographie objective de Freud est une tâche extrêmement difficile et
ingrate, en raison de l’abondante littérature dont il a été l’objet et de la légende
qui s’est créée autour de lui. Malgré cet amoncellement de matériaux, authen
tiques ou légendaires, subsistent encore de vastes lacunes dans notre connais
sance de sa vie et de sa personnalité. Par ailleurs, certaines sources connues sont
inaccessibles, celles en particulier des archives Freud déposées à la Bibliothèque
du Congrès à Washington. Les sources accessibles se répartissent, sommaire
ment, en quatre groupes :
1. Outre une esquisse autobiographique, Freud fournit maints détails sur sa vie
dans ses ouvrages, en particulier dans L’Interprétation des rêves23. Une fraction
minime de son énorme correspondance a été publiée : une partie de ses lettres à
Fliess24, à Pfister25, à Abraham26, à Lou Andreas-Salomé27, ainsi qu’un choix de
22. Ernest Simon, Sigmund Freud, the Jew, Léo Baeck Institute Year-Book, Il (1957), p.
270-305.
23. Sigmund Freud, « Selbstdarstellung », dans L.R. Grote, Die Medizin der Gegenwart in
Selbstdarstellung, Leipzig, Meiner, 1925, IV, p. 1-52. (Avec un post-scriptum dans la seconde
édition de 1935.) Trad. franç. : Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1950. (Trad. angl. :
Standard Edition, XX, p. 7-74. Toutes les références à la Standard Edition sont données selon
James Strachey, trad., The Standard Edition ofthe Complété Psychological Works of Sigmund
Freud, Londres, Hogarth Press, 1953.)
24. Sigmund Freud-Wilhelm Fliess, Aus den Anfangen der Psychoanalyse ; Briefe an Wil
helm Fliess, Abhandlungen und Notizen aus den Jahren 1887-1902, Londres, Imago, 1954.
Trad. franç. : La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956.
25. Sigmund Freud-Ernst Pfister, Briefe (1909-1939), Francfort-sur-le-Main, S. Fischer,
1963. Trad. franç. : Correspondance avec le pasteur Pfister (1909-1939), Paris, Gallimard,
1966.
26. Sigmund Freud-Karl Abraham, Briefe (1907-1926), Francfort-sur-le-Main, S. Fischer,
1965. Trad. franç. : Paris, Gallimard, 1969.
27. Sigmund Freud-Lou Andreas-Salomé, Briefwechsel, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer,
1966. Trad. franç. : Paris, Gallimard, 1970.
Sigmund Freud et la psychanalyse 447
Il serait vain de prétendre écrire ici une nouvelle biographie de Freud. Nous
voudrions simplement en rappeler le cadre chronologique, essayant de faire la
part du certain et de l’incertain, des données historiques et de la légende, et de
replacer les apports personnels de Freud dans leur contexte historique.
Sigmund Freud est né à Freiberg (en tchèque : Pribor), en Moravie. Dans la
bible de famille de Jacob Freud, sa naissance est notée sous son nom juif de
Schlomo44, le mardi Rosch Hodesch lyar 5616 du calendrier juif, c’est-à-dire le
6 mai 185645. En 1931, quand le conseil municipal de Freiberg décida d’apposer
une plaque commémorative sur sa maison natale, on crut s’apercevoir que,
d’après le registre d’état civil local, Freud serait né, en fait, le 6 mars 1856. Jones
attribuait cette date à une erreur de copie d’un fonctionnaire. Mais Renée Gickl-
hom et Sajner ont démontré que la date authentique était indiscutablement le
6 mai 185646.
Freud passa à Freiberg les trois premières années de sa vie. C’était, à cette
époque, une petite ville de 5 000 habitants environ, entourée d’un paysage pit
toresque de prairies et de forêts, à l’écart de la voie ferrée. Les Juifs, qui parlaient
allemand, étaient nettement en minorité dans la ville. La maison natale de Freud
appartenait à la famille du serrurier Zajié et portait le numéro 117. Il y avait deux
pièces au rez-de-chaussée pour l’atelier et deux pièces au premier étage, l’une
occupée par la famille du propriétaire, l’autre par la famille de Jacob et d’Amalia.
Emanuel Freud et sa famille vivaient dans une autre maison et employaient
comme domestique Monica Zajié, chargée de surveiller les enfants des deux
familles Freud ; elle est probablement la « nounou » des premiers souvenirs de
Freud. L’allégation que Jacob Freud possédait une fabrique de tissage relève de
la légende, tout comme l’histoire qu’il aurait dû quitter Freiberg à cause d’une
vague d’antisémitisme.
Nous ne disposons que de données tout aussi fragmentaires sur l’année sui
vante, à Leipzig, et sur le déménagement de Leipzig à Vienne où Jacob Freud
s’établit probablement en février 1860.
Nous ne savons à peu près rien non plus de la première enfance de Freud à
Vienne. Le seul point certain est que Jacob Freud changea plusieurs fois d’ap
partement entre 1860 et 1865, pour s’installer finalement dans la Pfeffergasse,
dans le quartier à prédominance juive de Leopoldstadt47. Nous ne savons pas non
plus si Sigmund reçut sa première instruction de son père, à la maison, ou s’il fré
quenta une des écoles élémentaires juives du voisinage. Mais il fréquenta l’école
secondaire, de 1866 à 1873. Cette école, premier gymnase communal de Leo-
poldstadt, appelé couramment Sperlgymnasium ou Sperlaeum, était d’assez haut
niveau. Il comptait parmi ses professeurs le naturaliste Alois Pokomy, l’historien
Annaka et le futur politicien Victor von Kraus. Les recherches des Bemfeld et de
Renée Gicklhom ont apporté des informations précises sur les programmes de
l’école et sur les résultats scolaires de Freud. L’affirmation de Freud, selon
laquelle il avait toujours été premier de sa classe, a été confirmée par les archives
de l’école. Freud rapporte aussi qu’à l’âge de 15 ans ses condisciples le choisi
rent par acclamation comme porte-parole pour protester contre un professeur
ignorant et impopulaire48. Les archives de l’école, parfaitement conservées, ne
mentionnent pas cet incident, mais les recherches de Gicklhom49 ont mis au jour
un autre épisode. En juin 1869 — Freud avait alors 13 ans — le corps professoral
fut choqué d’apprendre que plusieurs élèves s’étaient rendus dans des mauvais
lieux. On mena une enquête, le directeur et les professeurs de l’école se réunirent
pour décider des sanctions à prendre contre les coupables. Sigmund Freud n’en
était pas, et son nom figure seulement parmi ceux des élèves qui témoignèrent de
ce qu’ils avaient entendu sur l’affaire.
Nous savons peu de chose sur la vie que menait le jeûné Sigmund pendant ces
années. Nous pouvons nous en faire une idée à travers la description du ménage
de Jacob Freud par Judith Bemays-Heller, qui passa une année chez ses grands-
parents en 1892-189350. A cette époque, Jacob Freud ne travaillait plus et Judith
se demandait « qui subvenait aux frais ». Jacob Freud passait son temps à lire le
Talmud et d’autres livres en hébreu et en allemand, courant les cafés ou se pro
menant dans les parcs. Il vivait quelque peu à l’écart des autres membres de la
famille et ne participait guère à la conversation pendant les repas. Judith Ber-
nays-Heller dépeint au contraire la grand-mère Amalia comme une femme tyran
nique, égoïste et sujette à de brusques emportements. A cette époque, Sigmund
avait quitté la maison depuis pas mal de temps, mais tous les détails dont nous
avons connaissance confirment qu’il jouissait d’une position privilégiée dans sa
famille.
Les biographes de Freud ont été intrigués par sa connaissance de l’espagnol,
langue peu enseignée en Autriche à cette époque. La communauté sépharade, qui
n’était pas très nombreuse, parlait un dialecte judéo-espagnol. Le prestige dont
jouissait cette communauté aurait-il incité le jeune Sigmund à apprendre leur
langue ? D’autre part, on sait que Freud avait appris l’espagnol avec un condis
ciple du nom d’Eduard Silberstein. Les deux adolescents avaient fondé à eux
deux une sorte d’« académie espagnole », imprégnée d’une « mythologie » de
leur cru. Plus tard, Silberstein étudia le droit et s’établit en Roumanie. Pendant
dix ans, ils échangèrent des lettres : celles de Freud à Silberstein ont été décou
48. Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, op. cit., p. 187. Standard Edition, IV,
p. 211-212.
49. Renée Gicklhom, «Eine Episode aus S. Freuds Mittelschulzeit », Unsere Heirnat,
XXXVI (1965), p. 18-24.
50. Judith Bemays-Heller, «Freud’s Mother and Father», Commentary, XXI (1956),
p. 418-421.
450 Histoire de la découverte de l’inconscient
vertes récemment. Si elles sont publiées un jour, elles nous fourniront certaine
ment des informations intéressantes sur la vie de Freud entre 16 et 26 ans51.
Sigmund quitta le gymnase à l’été 1873. Vienne vécut cette année-là des évé
nements dramatiques. Une exposition internationale venait d’ouvrir quand éclata
une épidémie de choléra qui provoqua la fuite panique des visiteurs étrangers. Le
marché des valeurs s’effondra, entraînant des banqueroutes, des suicides et une
grave récession économique. Nous ignorons dans quelle mesure les affaires de
Jacob Freud en furent affectées. Il ne semble pas, en tout cas, que cette crise ait
détourné Sigmund de ses études. Freud raconte lui-même comment il fut
influencé dans le choix de sa profession par une conférence publique du zoolo
giste Cari Brühl, qui lut un poème intitulé Nature, attribué à Goethe52. Pour beau
coup de jeunes de cette époque, l’étude de la médecine était la seule façon de
satisfaire une vocation pour les sciences naturelles. August Forel et Adolf Meyer
se tournèrent vers la médecine pour la même raison.
A cette époque, les études médicales, en Autriche, comportaient au minimum
dix semestres (cinq ans). L’année universitaire était partagée en deux semestres,
un d’hiver, d’octobre à mars, l’autre d’été, d’avril à juillet. L’étudiant pouvait
commencer ses études par l’un ou l’autre semestre. En médecine, comme ail
leurs, l’étudiant jouissait de ce qu’on appelait la « liberté académique », c’est-à-
dire qu’il était absolument libre de travailler ou de ne pas travailler. Il n’y avait ni
contrôle d’assiduité, ni travaux imposés, ni examens avant la fin des études.
L’étudiant pouvait choisir tous les cours qu’il lui plaisait, à condition de s’y ins
crire et de payer les droits. II y avait néanmoins un certain nombre de cours obli
gatoires. Quelques étudiants s’en contentaient, mais la plupart s’inscrivaient
aussi à d’autres cours, en rapport avec leur intérêt personnel ou leur spécialisa
tion future. Assez souvent, un étudiant suivait un ou deux cours dans une autre
faculté, surtout ceux d’un professeur éminent. La plupart des étudiants n’abu
saient pas de cette « liberté académique » : ils savaient qu’ils auraient à passer un
examen terminal extrêmement rigoureux. Les étudiants en médecine devaient
passer avec succès les trois rigorosa, les deux premiers au cours de leurs cinq
années d’études, le troisième à la fin ; ils pouvaient aussi choisir de passer tous
leurs examens ensemble à la fin. Bien des étudiants faisaient aussi du travail sup
plémentaire, en particulier durant les vacances universitaires, s’engageant
comme famuli dans les hôpitaux ou les laboratoires, c’est-à-dire accomplissant
des tâches de subalternes pour être progressivement autorisés à se livrer à des
activités plus importantes, éventuellement rémunérées, s’ils donnaient toute
satisfaction. Beaucoup d’étudiants consacraient une partie de leur temps libre
aux associations d’étudiants.
Freud commença ses études médicales à la rentrée d’hiver de 1873 et obtint
son diplôme le 31 mars 1881. Ce chiffre de huit années d’études a intrigué ses
51. Heinz Stanescu, «Unbekannte Briefe des jungen Sigmund Freud an einen
Rumanischen Freund », Neue Literatur, Zeitschrift des Schriftstellerverbandes der RVD, XVI,
n° 3 (juin 1965), p. 123-129.
52. Ce poème célèbre, imitation d’un hymne orphique, fut inclus dans les œuvres complètes
de Goethe ; on y voyait une œuvre de jeunesse. Des recherches récentes ont cependant montré
que son véritable auteur était Georg Christoph Tobler (1757-1812), jeune poète suisse qui
l’avait envoyé à Goethe. Voir Rudolph Pestalozzi, « Sigmund Freuds Berufswahl », Neue Zür-
cher Zeitung, Femausgabe 179 (1er juillet 1956).
Sigmund Freud et la psychanalyse 451
biographes, et d’autant plus que l’on raconte que sa famille était pauvre. Sieg
fried Bemfeld a publié une liste des cours suivis par Freud, en s’appuyant sur les
archives de l’université de Vienne53. Les trois premiers semestres, Freud suivit
les mêmes cours que les autres étudiants, plus quelques cours supplémentaires. A
partir du quatrième semestre il s’engagea dans une étude approfondie des
sciences naturelles, en particulier de la zoologie. A la fin de son cinquième
semestre, il commença à travailler régulièrement dans le laboratoire du profes
seur d’anatomie comparée Cari Claus. Il en fut ainsi pendant deux semestres,
avec deux séjours à la station de zoologie marine de Trieste : ce fut l’occasion,
pour Freud, de sa première publication scientifique. Il semble avoir été déçu par
Claus et, au terme de ces deux semestres, quitta son laboratoire pour celui de
Brücke, qui enseignait la physiologie et l’« anatomie supérieure » (c’est ainsi
qu’il appelait l’histologie). Freud appréciait fort Ernst Brücke (1819-1892), dont
il fit son maître vénéré, et il trouva dans son laboratoire la place qui lui conve
nait ; il y travailla les six années suivantes. Benedikt, dans ses mémoires, a laissé
un curieux portrait de ce Prussien rigide et autoritaire, qui ne se sentit jamais à
l’aise à Vienne et que les Viennois considérèrent toujours comme un étranger,
avec sa chevelure rousse, son visage dur et son sourire méphistophélique54. Son
enseignement était d’un niveau scientifique bien trop élevé pour ses étudiants et
il ne daigna jamais se mettre à leur portée. Il était le plus craint de tous les exa
minateurs : il ne posait qu’une seule question, et si le candidat ne savait y
répondre, il ne lui donnait aucune chance de se rattraper. Brücke attendait dans le
silence impassible que les quinze minutes prévues soient passées. « Que ses étu
diants n’aient jamais fait une émeute contre lui, c’est ce qui montre bien l’im
mense respect qu’il leur inspirait », ajoute Benedikt. L’histoire de son inimitié
durable et féroce avec l’anatomiste Hyrtl devint légendaire dans le monde
scientifique de Vienne55. Brücke avait été l’élève de Johannes von Müller, le
grand physiologiste et zoologiste allemand qui détermina le passage de la philo
sophie de la nature à la vision nouvelle, mécaniciste et organiciste, inspirée par le
positivisme56. C’est dire qu’avec Helmholtz, Dubois-Reymond, Cari Ludwig et
quelques autres, Brücke répudiait toute forme de vitalisme ou de finalisme en
science, cherchant à réduire les processus psychologiques à des lois physiolo
giques et les processus physiologiques à des lois physiques et chimiques57.
Brücke s’intéressait à bien des disciplines : il publia des articles sur les principes
scientifiques des beaux-arts, sur les fondements physiologiques de la poésie alle
mande, et il inventa la Pasigraphie, écriture universelle qui devait permettre de
transcrire toutes les langues de la terre.
A l’institut de Brücke, Freud fit connaissance avec deux assistants plus âgés,
le physiologiste Sigmund Exner et le très doué Fleischl von Marxow. H y rencon
tra également le docteur Josef Breuer qui y poursuivait des recherches. Freud
trouva en Breuer un collègue stimulant, un ami aux sentiments paternels à son
égard, qui, plus tard, l’aida en lui avançant des sommes assez considérables et qui
aiguisa sa curiosité avec l’histoire de la maladie extraordinaire et de la guérison
d’une jeune femme hystérique qui devint plus tard célèbre sous le pseudonyme
d’Anna O.
58. Ema Lesky, Die Wiener medizinische Schule im 19. Jahrhundert, Graz, Verlag Bôhlau,
1965, p. 535-537.
59. Josef Breuer, Curriculum Vitae, in Hans Mayer, Dr. Josef Breuer, 1842-1925, op. cit.
60. Léopold Breuer, Leitfaden beim Religionsunterrichte der Israelitischen Jugend, 2.
umgearbeitete Auflage, Vienne, Klopfsen und Eurich, 1855.
61. D’après sa lettre à la Kadimah (1894). (Avec l’aimable autorisation de madame Kathe
Breuer.)
62. Ces détails nous ont été communiqués par madame Kathe Breuer.
Sigmund Freud et la psychanalyse 453
63. Une copie de cette correspondance est en possession de madame Kathe Breuer qui a
bien voulu nous en permettre la lecture.
64. Rudolf Steiner, Mein Lebensgang, Domach, Philos. Anthropos. Verlag, 1925, p. 134-
135.
65. A. de Kleyn, « Josef Breuer (1842-1925) », Acta Otolaryngologica, X (1926), p. 167-
171.
66. Voir chapitre 10, p. 000. L’auteur remercie madame Kathe Breuer de lui avoir montré
les documents de la Breuer-Stiftung, et le petit-fils de Josef Breuer, George Bryant, de Van
couver, qui lui a communiqué d’autres détails.
67. John Stuart Mill, Gesammelte Werke, Autorisierte Übersetzung unter Redaktion von
Prof. Dr. Theodor Gompertz, XII. Übersetzung von Siegmund (sic) Freud, Leipzig, Fües’s
Verlag, 1880.
454 Histoire de la découverte de l’inconscient
clients. La seconde consistait à compléter ses études régulières par deux ou trois
années d’internat bénévole pour acquérir plus d’expérience ou pour se spéciali
ser. La troisième, la plus dure, consistait, après l’achèvement de ses études, à
concourir pour les grades successifs de la carrière universitaire dans une des
branches de la médecine théorique ou clinique. Il fallait de deux à cinq ans pour
devenir Privat-Dozent et cinq à dix ans de dure compétition pour accéder au
poste de professeur extraordinaire. Quelques-uns seulement pouvaient prétendre
au rang de professeur ordinaire qui comportait des avantages substantiels et béné
ficiait d’un haut statut social. Freud, en 1882, semblait s’orienter vers la seconde
solution, celle de la pratique médicale spécialisée, mais il ne renonça pas à ses
travaux d’histologie cérébrale — où il voyait peut-être la possibilité d’une future
carrière scientifique. On a proposé deux explications à ce changement d’orien
tation : Freud lui-même explique que Brücke l’avait incité à chercher une autre
voie dans la mesure où ses deux assistants, Exner et Fleischl, avaient dix années
d’ancienneté — ce qui signifiait que Freud devrait se contenter pendant de
longues années de fonctions subalternes et mal rémunérées. Siegfried Bemfeld et
Jones ont pensé que la véritable raison de ce revirement résidait peut-être dans les
projets de mariage de Freud et dans son intention de fonder une famille.
Freud avait rencontré Martha Bemays en juin 1882, en était tombé amoureux,
et ils s’étaient fiancés. Jones rapporte qu’elle était issue d’une famille juive bien
connue de Hambourg68 et que son père, marchand, était venu à Vienne plusieurs
années auparavant et était mort en 1879. Ceux qui l’ont connue la dépeignent
comme très attirante et douée d’un caractère énergique. Sous ces deux aspects,
elle ressemblait à la mère de Freud. Comme elle, elle vécut très longtemps (née
le 26 juillet 1861, elle mourut le 2 novembre 1951, à F âge de 90 ans). L’usage de
cette époque voulait qu’on ne se mariât pas avant d’être assuré d’une situation
financière convenable. Les longues fiançailles, impliquant de longues sépara
tions et une correspondance assidue, étaient fréquentes. Les liens entre Freud et
Bemays se trouvèrent renforcés par le mariage du frère de Martha, Eli, avec la
sœur de Freud, Anna.
A cette date, la situation de Freud était loin d’être aisée. Il avait à faire trois
années d’hôpital, avec un maigre salaire. Il avait quatre ans de retard par rapport
à ceux qui avaient choisi d’emblée la médecine clinique. Il avait de belles pers
pectives d’avenir, mais devait dans l’immédiat faire preuve de patience et d’ab
négation. La seule façon d’abréger cette attente eût été de faire une brillante
découverte qui aurait assuré rapidement sa réputation (tel était le secret espoir de
bien des jeunes médecins).
Le vieil Hôpital général de Vienne, avec ses quatre à cinq mille malades, était
un des centres d’enseignement les plus réputés au monde : presque tous les chefs
de service étaient des célébrités médicales. Le corps médical était le théâtre d’une
grande émulation et d’une vive compétition pour des postes très convoités, bien
qu’assez mal rémunérés69. Sigmund Freud passa d’abord deux mois dans le ser
vice de chirurgie, puis il travailla, avec le titre d’aspirant, sous les ordres du grand
interniste Nothnagel, d’octobre 1882 à avril 1883. Le 1er mai 1883, il fut nommé
68. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., chap. 7.
69. Aucune enquête documentaire n’a été menée jusqu’ici dans les archives de l’Hôpital
général de Vienne. Nous suivons Jones qui s’appuie sur les lettres de Freud à sa fiancée.
Sigmund Freud et la psychanalyse 455
70. Ema Lesky, Die Wiener Medizinische Schule im 19. Jahrhundert, Graz et Cologne,
Verlag Hermann Bohlaus, 1965, p. 373-379.
71. Bernard Sachs, Bamay Sachs (1858-1944), New York, édition privée, 1949, p. 55.
72. Auguste Forel, Rückblick aufmein Leben, Zurich, Europa-Verlag, 1935, p. 64.
73. Theodor Meynert, Gedichte, Vienne et Leipzig, Braumüller, 1905.
74. Dora Stockert-Meynert, Theodor Meynert und seine Zeit, Vienne et Leipzig, Osterrei-
chischer Bundesverlag, 1930.
75. Theodor Aschenbrandt, « Die physiologische Wirkung und Bedeutung des Cocain ins-
besondere auf den menschlichen Organismus », Deutsche medizinische Wochenschrift, IX
(1883), p. 730-732.
76. Sigmund Freud, «Über Coca», Centralblatt fur die Gesamte Thérapie, Il (1884),
p. 289-314.
456 Histoire de la découverte de l’inconscient
Tl. Karl Koller, « Vorlâufige Mitteilung über locale Anâsthesierung am Auge », Klinische
MonatsblütterfürAugenheilkunde, XXII (1884), p. 60-63.
78. Sigmund Freud, « Beitrag zur Kenntnis der Cocawirkung », Wiener medizinische
Wochenschrift, XXXV (1885), p. 129-133.
79. Albrecht Erlenmeyer, « Uber die Wirkung des Cocain bei Morphiumentziehung », Zen-
tralblattfür Nervenheilkinde, VIII (1885), p. 289-299.
80. Sigmund Freud, « Über den Ursprung des Nervus acusticus », Monatsschriftfür Ohren-
heilkunde, Neue Folge, XX (1886), p. 245-251,277-282.
81. Dans L'Interprétation des rêves, Freud dit que Paris fut pendant plusieurs années le but
d’un de ses rêves et que la joie qu’il éprouva en mettant le pied sur le pavé de Paris lui parut
une garantie de la réalisation d’autres vœux, (op. cit., p. 173 ; Standard Edition, IV, p. 195).
Sigmund Freud et la psychanalyse 457
phère enfiévrée de la capitale française. Il observa avec un vif intérêt la vie quo
tidienne à Paris, visita les musées et Notre-Dame, alla au théâtre où il vit jouer les
plus grands acteurs. Mais au début il ne pouvait que se sentir un peu perdu à la
Salpêtrière. Malgré la lettre d’introduction de Benedikt, Freud n’était pour Char
cot qu’un de ces innombrables visiteurs étrangers reçus à la Salpêtrière. Il entre
prit des recherches au laboratoire d’anatomie pathologique avec le neurologue
russe Darkschewitch et fut manifestement déçu des conditions de travail. Freud
offrit alors ses services à Charcot pour traduire certains de ses ouvrages en alle
mand. Le grand homme invita Freud à ses réceptions fastueuses. Dès l’abord,
Freud fut fasciné par Charcot qui l’impressionna non seulement par la hardiesse
de ses idées sur l’hypnotisme, l’hystérie et les névroses traumatiques, mais aussi
par son immense prestige et sa vie somptueuse de prince de la Science. Freud ne
se rendit pas compte que Charcot était entouré d’ennemis acharnés, et son séjour
ne fut pas suffisamment long pour qu’il puisse s’apercevoir (comme le fit Del-
bœuf à la même époque) quelle masse de suggestion était administrée à certains
malades hystériques de Charcot.
Freud aimait à raconter qu’il avait été l’élève de Charcot à Paris en 1885 et
1886. Certains ont conclu qu’il avait passé un long moment à la Salpêtrière. Mais
Jones a montré, en se fondant sur les lettres de Freud à sa fiancée, qu’il rencontra
Charcot pour la première fois le 20 octobre 1885, qu’il prit congé de lui le
23 février 1886, et que de ces quatre mois il fallait soustraire une semaine que
Freud passa avec sa fiancée en Allemagne à Noël et deux semaines pendant les
quelles Charcot fut malade82. On est en droit de supposer que la relation de Freud
avec Charcot fut une sorte de « rencontre » existentielle plutôt qu’une relation
classique entre disciple et maître. Freud quitta Paris le 28 février 1886, avec l’im
pression d’avoir rencontré un grand homme qui lui avait fait découvrir tout un
monde d’idées nouvelles et avec qui il resterait en contact pour la traduction de
ses ouvrages.
Après avoir passé le mois de mars à Berlin à étudier la pédiatrie avec
Baginsky, Freud revint à Vienne le 4 avril 1886. Il loua un appartement dans la
Rathausstrasse et ouvrit son cabinet médical à la fin d’avril 1886. Ce fut l’une des
périodes les plus actives de sa vie, occupée par la préparation de son mariage et
le souci de ses travaux scientifiques. Il rédigea un rapport sur son voyage pour le
Collège des professeurs de la faculté83 et en mai il lut sa communication sur
l’hypnotisme devant les membres du Club de physiologie et ceux de la Société de
psychiatrie84. Ce même mois parut un second article d’Erlenmeyer mettant en
garde contre les dangers de la cocaïne et critiquant Freud à cet égard85. Ne dis
posant pas encore d’une clientèle payante bien importante, Freud occupa ses loi
82. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, p. 228 ss.
83. Ce document a été publié dans le livre de Josef et Renée Gicklhom, Sigmund Freuds
akademische Laufbahn im Lichte der Dokumente, Vienne-Innsbruck, Urban et Schwarzen-
berg, 1960, p. 82-89.
84. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, p. 253.
85. Albrecht Erlenmeyer, « Über Cocainsucht », Deutsche Medizinalzeitung, VII (1886),
p. 672-675.
458 Histoire de la découverte de l’inconscient
sirs forcés à traduire un volume des leçons de Charcot. Cette traduction parut
avec une préface de Freud datée du 18 juillet 188686.
Du 11 août au 9 septembre, Freud accomplit une période de service militaire,
avec le grade de médecin de bataillon, dans un régiment de langue allemande en
manœuvres à Olmütz. Il est assez curieux de comparer la lettre de Freud à
Breuer87, où il donne libre cours à son ressentiment contre l’armée, avec le rap
port élogieux rédigé par les supérieurs de Freud à la fin de cette même période88.
Le 13 octobre 1886, Sigmund Freud épousa Martha Bemays à Wandsbek et ils
passèrent le reste du mois en voyage de noces sur les côtes de la mer Baltique.
Après leur retour à Vienne, Freud transféra son cabinet dans le Kaiserliches
Stiftungshaus, vaste immeuble résidentiel, construit à l’instigation de l’empereur
François-Joseph sur l’emplacement où le Ring-Theater avait brûlé le 8 décembre
1881, faisant environ 400 victimes. Freud n’était pas encore en état d’assumer
son enseignement de Privat-Dozent, mais il commença à travailler à l’institut
Kassowitz : c’était un hôpital pédiatrique privé, où il était affecté au service de
neurologie89 et pouvait disposer d’un riche matériel pour effectuer des études
cliniques.
Freud était revenu de Paris enthousiasmé de ce qu’il avait appris à la Salpê
trière et désireux de le faire connaître à Vienne. La conférence qu’il prononça à
la Société des médecins de Vienne fut pour lui une profonde déception, et cet
incident a donné naissance à une légende tenace. Dans l’impossibilité de discuter
les innombrables épisodes de la vie de Freud dans le cadre limité de cet ouvrage,
nous choisirons cet épisode particulier à titre d’exemple.
Le récit classique de cet événement peut être résumé comme suit. Freud parla
sur l’hystérie masculine devant la Société des médecins, le 15 octobre 1886 ; ses
révélations furent reçues avec incrédulité et hostilité. Il fut mis au défi de présen
ter un cas d’hystérie masculine à la Société, et bien qu’il l’eût fait le 26 novembre
de cette même année, l’hostilité contre lui persista et sa brouille avec ses col
lègues de Vienne devint irrémédiable.
Une étude critique de cet événement doit pouvoir élucider les points suivants :
Quel genre de corps scientifique était la Société des médecins de Vienne ? Quel
était à cette date l’état de la question de l’hystérie masculine ? Que se passa-t-il
exactement pendant la séance du 15 octobre 1886 ? Comment peut-on expliquer
les événements de cette séance ? Qtielles en furent les suites immédiates et
lointaines ?
La Société impériale des médecins de Vienne (Kaiserliche Gesellschaft der
Aertzte zu Wien) était une des plus célèbres société médicales d’Europe90. Ses
86. Jean Martin Charcot, Neue Vorlesungen über die Krankheiten des Nervensystems, ins-
besondere der Hystérie, Übers. von Sigmund Freud, Leipzig et Vienne, Tœplitz und Keuticke,
1886.
87. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, p. 213-214.
88. Voir chap. vn, p. 483.
89. Renée Gicklhom, « Das erste ôffentliche Kinder-Krankem-Institut in Wien », Unsere
Heimat, XXX (1959), p. 146-157.
90. Ema Lesky, Die Wiener medizinische Schule im 19 Jahrhundert, Graz, Bôhlau, 1965,
passim. Erich Menninger-Lerchenthal, « Jubilaum der Gesellschaft der Aerzte in Wien »,
Osterreichische Aerziezeitung (1964).
Sigmund Freud et la psychanalyse 459
91. Burghard Breitner, Hand an zwei Plügen, Innsbruck, Inn.-Verlag, (n.d.), p. 222-224.
92. Herbert Page, Injuries of the Spine and Spinal Chord without Apparent Mechanical
Lésions, and Nervous Shock, Londres, Churchill, 1882.
460 Histoire de la découverte de l'inconscient
96. Josef et Renée Gicklhom, Sigmund Freud’s akademische Laufbahn, op. cit., p. 82-89.
97. Anzeiger der K.K. Gesellsschaft der Aerzte in Wien (1886), n° 25, p. 149-152.
98. Allgemeine Wiener Medizinische Zeitung, XXXI (1886), p. 505-507. Wiener
Medizinische Wochenschrift, XXXVI (1886), p. 1445-1447. Münchner Medizinische
Wochenschrift, XXXHI (1886), p. 1445-1447. Wiener Medizinische Presse, XXVII (1886),
p. 1407-1409 (compte rendu détaillé par Arthur Schnitzler). Wiener Medizinische Blatter, IX
(1886), p. 1292-1293.
462 Histoire de la découverte de l’inconscient
99. Moritz Benedikt, Elektrotherapie, Vienne, Tendler und Co., 1868, p. 413-445.
100. Moriz Rosenthal, Klinik der Nervenkrankheiten (1870), 2. Aufl., Stuttgart, Enke,
1875, p. 466-467.
101. Dora Stockert-Meynert, Theodor Meynert und seine Zeit, Vienne et Leipzig, Osterrei-
chischer Bundêsverlag, 1930 (reproduit une lettre très flatteuse de Charcot à Meynert et
évoque une visite de Meynert à Charcot en 1892).
102. Paul Richer, Études cliniques sur l’hystéro-épilepsie ou grande hystérie, Paris, Dela-
haye et Lecrosnier, 1881, p. 258.
103. Laquer, in Neurologisches Zentralblatt, VI (1887), p. 429-432.
Sigmund Freud et la psychanalyse 463
névrose traumatique à l’hystérie masculine. Il est certain, nous l’avons dit, que
personne à Vienne à cette époque ne contestait l’existence de l’hystérie mascu
line « classique ». Sur les quatre spécialistes qui prirent la parole, deux, Rosen-
thal et Bamberger, affirmèrent expressément que l’hystérie masculine était une
affection bien connue. Un troisième, Leidesdorf, en parla comme d’une notion
courante. Quant à Meynert, il partageait nécessairement la même opinion,
puisque, comme nous l’avons déjà mentionné, un cas d’hystérie masculine dans
son service venait d’être publié un mois auparavant, et sous ses auspices104.
Les neurologues viennois pouvaient donc trouver trois motifs d’irritation dans
la communication de Freud. Tout d’abord, Freud enfreignait l’une des traditions
de la Société, celle de la nouveauté des sujets présentés. Tel était le sens de la
remarque de Bamberger : « Tout cela est fort intéressant, mais je n’y vois rien de
nouveau. » Freud aurait sans doute été mieux accueilli s’il avait rapporté une
observation personnelle au lieu d’en emprunter une à Charcot. En second lieu,
Freud intervenait sur la seule autorité de Charcot dans une controverse dont il ne
semblait avoir saisi ni la complexité, ni les implications pratiques. En fait, les
Viennois étaient beaucoup plus prudents que leurs collègues anglais et français
lorsqu’il s’agissait de prononcer un diagnostic de troubles fonctionnels (« hysté
riques ») plutôt qu’organiques, et cette prudence ne pouvait être qu’à l’avantage
de leurs malades. (Tel est le sens de la remarque de Leidesdorf.) Freud, enfin,
attribuait à Charcot d’avoir découvert que l’hystérie n’était ni une simulation, ni
une maladie des organes génitaux, deux points connus à Vienne depuis long
temps, de sorte que Freud semblait prendre les neurologues de la Société pour
des ignorants.
On peut se demander comment Freud ne s’est pas rendu compte qu’il froissait
ces hommes, qui, par ailleurs, étaient bien disposés à son égard105. Une des rai
sons est probablement que Freud, homme aux prompts et vifs enthousiasmes,
était alors sous le charme de Charcot. D’autre part, Freud semble avoir été hanté
par l’idée de la grande découverte qui assurerait sa renommée. Il était encore
sous le coup de la déception que lui avait valu l’épisode de la cocaïne, et il pen
sait apparemment que la « révélation » rapportée de la Salpêtrière pourrait être le
point de départ de nouvelles découvertes. C’est pourquoi l’accueil assez froid
réservé à sa communication dut lui être d’autant plus pénible.
Il n’existe aucune preuve documentaire que Freud ait été mis au défi de pré
senter un cas d’hystérie masculine à la Société. Quoi qu’il en soit, Freud s’y sen
tit obligé. Il en trouva un cas une semaine après la réunion ; il demanda au doc
teur Kônigstein de procéder à l’examen ophtalmologique le 24 octobre, et il
présenta le cas le 26 novembre ; il commença par dire qu’il avait accepté l’invi
tation (Aufforderung) du professeur Meynert de présenter à la Société un cas
104. A.V. Luzenberger (Assistent an der Psychiatrischen Klinik des Hofrathes, Professer
Meynert in Wien),« Über einen Fall von Dyschromatopsie bei einem hysterischen Manne »,
Wiener Medizinische Blatter, IX (16 septembre 1886), p. 1113-1126.
105. Bamberger avait été un des quatre membres du jury qui avaient accordé à Freud cette
allocation d’études qui devait lui permettre d’aller à Paris. Freud avait travaillé trois ans dans
le laboratoire de Meynert. L’année précédente, il avait remplacé pendant trois semaines un
médecin de la clinique de Leidesdorf.
464 Histoire de la découverte de l’inconscient
d’hystérie masculine affecté des stigmates décrits par Charcot106. Le patient était
un ouvrier de 29 ans qui, ayant été renversé par une voiture à l’âge de 8 ans, avait
perdu un tympan et avait eu pendant deux ans des convulsions de nature mal
déterminée. Maintenant, à la suite d’un choc émotionnel subi trois ans aupara
vant, il souffrait de troubles hystériques. Il présentait une hémianesthésie grave,
ainsi que d’autres stigmates tels que ceux.décrits par Charcot. En fait, le patient
trouvé par Freud avait subi deux traumatismes, l’un de nature physique dans son
enfance, l’autre de nature émotive trois ans avant la séance. Il s’agissait donc
d’un cas ambigu qui pouvait être aussi bien diagnostiqué « hystérie masculine
classique » qu’« hystérie traumatique » à la Charcot. En réalité, la communica
tion de Freud ne se rapportait pas au point qui avait été critiqué pendant la séance
du 15 octobre, à savoir l’assimilation du railway spine à l’hystérie masculine. La
présentation ne fut suivie d’aucune discussion, probablement à cause du pro
gramme chargé de la séance. Notons encore que le rôle des représentations
inconscientes dans l’hystérie ne fut l’objet d’aucune discussion, ni le 15 octobre,
ni le 26 novembre, si l’on s’en rapporte aux procès-verbaux des séances.
La légende affirme que Freud, en raison du mauvais accueil qu’il aurait reçu de
la part de la Société des médecins, « se retira », autrement dit cessa de venir aux
séances (ou démissionna) et finit bientôt par rompre toutes les relations avec le
monde médical viennois. En réalité, des recherches faites dans les archives de la
Société ont révélé que, peu après la séance du 15 octobre, il posa sa candidature,
laquelle fut appuyée par sept membres éminents de la Société le 16 février 1887,
et sa nomination comme membre de la Société fut annoncée le 18 mars 1887.
Tant qu’il vécut à Vienne, il ne cessa d’en faire partie107.
Trois mois après la séance du 15 octobre 1886, dans un compte rendu de la tra
duction de l’ouvrage de Charcot par Freud108, Arthur Schnitzler fit allusion à
cette soirée en parlant de la « fantaisie de l’ingénieux médecin » (die Phantasie
des geistreichen Artztes), c’est-à-dire de Charcot, et il note combien sa notion
d’hystérie masculine traumatique avait été accueillie avec réserve109. On le vit
bien « quand, récemment, le docteur Freud aborda ce sujet devant la Société
impériale-royale des médecins de Vienne, suscitant une vive discussion ». La
controverse sur la névrose traumatique par opposition à l’hystérie masculine se
prolongea en Europe pendant quelques années encore, jusqu’aux environs de
1900 ; alors le monde se désintéressa de l’hystérie, cessa de croire à l’existence
des stigmates de Charcot, et la maladie elle-même devint beaucoup moins
fréquente110.
106. Sigmund Freud, « Beitrage zur Kasuistik der Hystérie. L Beobachtung einer hochgra-
digen Hemianaesthesie bei einem hysterischen Manne », Wiener Medizinische Wochenschrift,
XXXVI (1886), p. 1633-1638. Standard Edition, I, p. 25-31.
107. C’est ce qu’a montré K. Sablik en s’appuyant sur ses recherches dans les archives de
la Société, « Sigmund Freud und die Gesellschaft der Aerzte in Wien », Wiener Klinische
Wochenschrift, LXXX (1968).
108. Arthur Schnitzler, analyse du livre de Charcot sur les maladies du système nerveux,
traduit par Freud, Internationale Klinische Rundschau, I (1887), 19-20.
109. L’adjectif geistreich, qui signifie littéralement « plein d’esprit », peut comporter par
fois une nuance ironique quand il est appliqué à un homme de science, indiquant qu’il a plus
d’imagination que de sens critique.
110. Voir Georges Gilles de La Tourette, Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie
d’après l’enseignement de la Salpêtrière, Paris, Plon, 1901, p. 76-88.
Sigmund Freud et la psychanalyse 465
Au cours des dix années suivantes, Freud lutta pour subvenir aux besoins de sa
famille, se faire une clientèle, effectuer ses recherches en neurologie et créer une
nouvelle psychologie. Il avait débuté en 1886, jeune médecin dépourvu de for
tune et chargé de dettes. Sa clientèle privée fut lente à venir, et Freud avait des
difficultés pour trouver des cas à présenter dans son enseignement de Privat-
Dozent. Quelques faits montrent qu’il dut être l’objet de critiques pendant cette
période. Il fut accusé d’avoir déchaîné sur l’humanité ce « troisième fléau », la
cocaïnomanie (les deux autres étant l’alcoolisme et la morphinomanie). Dans son
dernier article sur la cocaïne, en juillet 1887, Freud chercha à se justifier : la
cocaïne, écrivait-il, n’est dangereuse que pour les morphinomanes, mais on peut
obtenir de merveilleux résultats en traitant les morphinomanes à la cocaïne lors
du sevrage111. Il ^joutait : « Il n’est peut-être pas superflu de faire remarquer qu’il
ne s’agit pas là d’une expérience personnelle, mais d’un conseil donné à quel
qu’un d’autre. » Une revue médicale qui avait publié une brève analyse par Freud
d’un ouvrage de Weir Mitchell en publia peu après une bien plus longue par un
autre auteur112. Freud avait rompu avec Meynert et une vive querelle surgit entre
eux en 1889. Dans un article sur les névroses traumatiques, Meynert critiquait les
théories de Charcot sur les paralysies traumatiques, ajoutant, dans une note, que
les opinions de Freud étaient plus dogmatiques que scientifiques et qu’elles
contredisaient l’enseignement de Charcot113. Freud répondit à Meynert en l’ac
cusant de prévention. Ces épisodes illustrent l’atmosphère d’isolement et de
méfiance dans laquelle débuta la carrière de Freud.
Mais Freud avait aussi des atouts. Son vieil ami, Josef Breuer, qui jouissait
d’une des plus riches clientèles de Vienne, lui envoyait des malades. De plus,
Freud avait été chargé, à son retour de Paris, du service de neurologie de l’institut
Kassowitz
* 14. Travailleur acharné, il se créa progressivement une position sociale
enviable et une réputation de spécialiste.
Tous les témoignages concordent à reconnaître que son mariage avec Martha
fut heureux. Ils eurent six enfants : Mathilde, le 16 octobre 1887, Jean-Martin, le
7 décembre 1889, Oliver, le 19 février 1891, Ernst, le 6 avril 1892, Sophie, le 12
avril 1893, et Anna, le 3 décembre 1895115. La maisonnée de Freud comprenait
en outre sa belle-sœur, Minna Bemays, et deux ou trois domestiques. A l’été
1891, ils déménagèrent dans l’appartement du 19 Berggasse, que Freud ne devait
quitter qu’en 1938.
L’appartement de Freud était situé dans un quartier résidentiel, près de la
Innere Stadt ou ancienne ville, à proximité immédiate de l’université, des
musées, de l’opéra, du Burgtheater, des grands bâtiments du gouvernement,
enfin de la Cour impériale. Celle-ci comprenait le Palais impérial (Hofburg), ses
jardins, ses galeries d’art, sa bibliothèque, son trésor de la couronne (Schatzkam-
111. Sigmund Freud, « Bemerkungen über Cocainsucht und Cocainfurcht », Wiener Medi-
zinische Wochenschrift, XXXVII (1887), p. 929-932.
112. Wiener Medizinische Wochenschrift, XXXVII (1887), p. 138,200-201.
113. Theodor Meynert, « Beitrag zum Verstandnis der traumatischen Neurose », Wiener
Klinische Wochenschrift (1889), p. 489-502.
114. Renée Gicklhorn, « Das erste ôffentliche Kinder-Kranken-Institut in Wien », Unsere
Heimat, XXX (1959), p. 146-157.
115. Nous suivons les dates et l’orthographe des noms telles qu’elles figurent dans la Hei-
mat-Rolle de Vienne.
466 Histoire de la découverte de l’inconscient
116. Hippolyte Bernheim, Die Suggestion und ihre Heilwirkung, Übersertzung von Sig
mund Freud,'Leipzig et Vienne, Deuticke, 1889.
117. Hippolyte Bernheim, Neue Studien über Hypnotismus, Suggestion und Psychothéra
pie, Übersetzung von Sigmund Freud, Vienne et Leipzig, Deuticke, 1892.
1'18. Sigmund Freud, « Über Hypnose und Suggestion » (Originalbericht), Internationale
Klinische Rundschau, VI (1892), p. 814-818.
119. Cette traduction existe sous deux formes. Le texte est identique, la seule différence
réside dans les titres et les dates : Poliklinische Vortrage von Prof. J.M. Charcot, übersetzt von
Sigmund Freud. Mit Zahlreichen Holzschnittent im Text, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1892 ;
Poliklinische Vortrage von Prof. J.M. Charcot, übersetzt von Sigmund Freud, I Band. Schul-
jahr 1887/88. Mit 99 Holzschnitten, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1894.
120. Ludwig Eisenberg, « Das geistige Wien. Künster- und Schriftsellerlexikon », II, Medi-
zinisch-naturwisenschaftlicher Teil, Vienne, Daberkow, 1893, p. 132-133.
Sigmund Freud et la psychanalyse 467
Breuer d’achever les Études sur l’hystérie, qui furent publiées en 1895. C’était
un ouvrage bien construit, débutant par une courte préface où les auteurs disaient
qu’ils ne présentaient pas autant d’études de cas qu’ils l’auraient souhaité, à
cause du secret professionnel, après quoi on retrouvait le texte de la « Commu
nication préliminaire » de 1893. Venait ensuite le cas « Anna O », pris comme
exemple type d’une cure cathartique. Suivaient quatre cas observés par Freud,
dont celui d’Emmy von N., la première malade de Freud traitée par la catharsis.
Le livre s’achevait sur un chapitre de Breuer traitant de la notion d’hystérie, et un
autre de Freud sur la psychothérapie de cette névrose. Nous reviendrons plus loin
sur les réactions provoquées par ce livre. A cette époque, la situation profession
nelle et financière de Freud s’était améliorée au point qu’il pouvait s’offrir des
voyages de vacances en Italie et commencer une collection d’objets d’art. En
1896, il sentit que sa théorie et sa méthode thérapeutique étaient suffisamment
originales pour qu’il puisse leur donner un nom nouveau et spécifique, celui de
psychanalyse. Mais la naissance de cette nouvelle science devait s’effectuer à tra
vers un processus peu ordinaire qui était déjà engagé.
Au cours d’une période d’environ six ans (1894-1899), quatre événements s’en
tremêlent inextricablement dans la vie de Freud : ses relations très intimes avec
Wilhelm Fliess, ses troubles névrotiques, son auto-analyse, et son élaboration des
principes fondamentaux de la psychanalyse. Nous résumerons d’abord les faits
connus avant d’en proposer une interprétation. Les deux principales sources dont
nous disposions sont L’Interprétation des rêves, qui contient l’analyse faite par
Freud de plusieurs douzaines de ses rêves de cette époque, et la partie de sa cor
respondance avec Fliess qui a été publiée. (La publication complète de ces lettres
modifiera probablement quelque peu l’image que nous pouvons nous faire de
cette période.)
C’est en 1887 que Freud fit la connaissance de Wilhelm Fliess, un oto-rhino-
laryngologiste de Berlin. Fliess était l’auteur de théories dont les trois points
essentiels étaient la correspondance entre la muqueuse nasale et les organes géni
taux, la bisexualité de l’être humain, et l’existence en tout individu d’une double
périodicité : une périodicité féminine de vingt-huit jours et une périodicité mas
culine de trente-trois jours121. La première lettre de Freud à Fliess, datée du 24
novembre 1887, concerne le diagnostic d’un malade. Une amitié naquit entre
eux, marquée en juin 1892 par l’adoption du tutoiement. Cette amitié prit rapi
dement un caractère plus intime. Pour Freud, Fliess était un correspondant scien
tifique, son médecin personnel et un confident qui le stimulait dans ses propres
recherches et en qui il avait une confiance illimitée.
Au début de 1894, Freud souffrit de symptômes cardiaques. Sur le conseil de
Fliess, il cessa de fumer et, malgré les difficultés, s’en tint à sa décision. A cette
époque se situe un épisode qui nous a été révélé par Max Schur122. Freud soignait
une femme, Emma, souffrant d’une hystérie et il demanda à Fliess de déterminer
s’il n’y avait pas une relation entre ses symptômes et une éventuelle maladie du
nez. Fliess opéra les fosses nasales d’Emma et retourna à Berlin. Mais la malade
souffrit de graves complications post-opératoires et un autre spécialiste découvrit
que Fliess avait accidentellement oublié de retirer de la cavité nasale un morceau
de gaze iodoformée. Quelques semaines plus tard, la patiente fut atteinte d’une
hémorragie si grave que son état resta assez longtemps critique. D’après Schur,
Freud assura Fliess de toute sa confiance dans des lettres restées inédites : Fliess
restait pour Freud le guérisseur « aux mains duquel on s’en remet en toute
confiance ». Freud était alors entièrement absorbé par sa recherche d’une nou
velle psychologie. En juin 1895, il écrivit à Fliess qu’il avait recommencé à
fumer après une interruption de quatorze mois. C’est durant la nuit du 23 au 24
juillet 1895 que Freud fit son célèbre rêve sur l’injection faite à Irma, le premier
rêve dont il entreprit une analyse complète selon sa nouvelle technique des asso
ciations libres. Cette étude devait devenir le prototype de toute analyse des rêves,
non seulement dans l’ouvrage inaugural de Freud, mais aux yeux de tous les psy
chanalystes. Max Schur a montré que les éléments essentiels de ce rêve étaient
présents dans l’histoire d’Emma et qu’on pouvait l’interpréter comme un essai de
justification de Fliess de la part du rêveur. Freud éprouva la certitude d’avoir élu
cidé le mystère des rêves et d’avoir découvert une clé pour les interpréter, clé
qu’il pourrait désormais utiliser dans l’analyse et le traitement de ses malades.
Durant la période s’étendant de juillet 1895 à la mort de son père, le 23 octobre
1896, Freud publia, en collaboration avec Breuer, les Études sur l’hystérie, puis
il rompit avec Breuer et écrivit « Esquisse d’une psychologie scientifique », qu’il
abandonna bientôt et laissa inédit. Les souffrances de Freud ne faisaient qu’em
pirer. Lors d’une excursion en montagne, il se sentit très essoufflé et fut obligé de
revenir sur ses pas. Une fois de plus il cessa de fumer, mais recommença bientôt.
Jacob Freud, qui avait été gravement malade pendant plusieurs mois, mourut le
23 octobre 1896. La nuit qui suivit les funérailles, Sigmund rêva qu’il lisait une
affiche : « On est prié de fermer les yeux »123. Ce rêve était nuancé de remords.
Freud se rendait compte de tout ce que son père avait représenté pour lui. Très
probablement il ressentait un sentiment de culpabilité en raison de l’hostilité
qu’il avait souvent éprouvée contre lui. A partir de ce moment, l’auto-analyse, à
laquelle Freud semblait s’être livré de façon intermittente jusque-là, devint sys
tématique, en particulier l’analyse des rêves ; elle l’absorba de plus en plus. Edith
Buxbaum124 dans un article, et Didier Anzieu dans un livre125, ont essayé de
reconstituer l’auto-analyse de Freud en classant ses rêves dans l’ordre chronolo
gique et en les confrontant avec la correspondance avec Fliess.
Pendant une année environ après la mort de son père, les souffrances de Freud
empirèrent, ainsi qu’en témoignent ses lettres à Fliess. Il méditait nuit et jour sur
la structure de l’appareil psychologique et sur l’origine des névroses. Il portait
une attention accrue aux fantasmes qui masquent certains souvenirs. D se sentait
sur le point de découvrir de grands secrets, croyait les avoir découverts, puis
retombait dans un doute torturant. D parlait de sa névrose, de sa « petite hysté
123. C’est ainsi qu’il le raconte à Fliess peu après. Dans L’Interprétation des rêves, le texte
dit : « On vous demande de fermer les yeux ou un œil. »
124. Edith Buxbaum, « Freud’s Dream Interprétation in the Light of His Letters to Fliess »,
Bulletin of the Menninger Clinic, XV (1951), p. 197-212.
125. Didier Anzieu, L’Auto-analyse. Son rôle dans la découverte de la psycho-analyse par
Freud. Sa fonction en psychanalyse, Paris, PUF, 1959.
Sigmund Freud et la psychanalyse 469
rie ». Il se proclamait indifférent aux intrigues qui pouvaient être nouées à l’uni
versité. Le 14 août 1897, il écrivait à Fliess : « Mon principal malade, celui qui
m’occupe le plus, c’est moi-même. » Son analyse, ajoutait-il, était plus ardue que
celle de quiconque.
Le 21 septembre 1897, Freud écrivit à Fliess une terrible confidence : les his
toires de séduction par le père que lui racontaient toutes ses malades hystériques
n’étaient que le fruit de leur imagination, si bien que toute sa théorie de l’hystérie
s’en trouvait ébranlée. L’absence de résultats thérapeutiques, le fait que tant de
séductions par le père n’auraient pas dû passer inaperçues, l’impossibilité de faire
la différence, dans l’inconscient, entre un souvenir authentique et la fiction, telles
étaient les principales raisons qui lui faisaient perdre tout espoir de jamais éluci
der le mystère de la névrose. C’en était fait de l’espérance d’une grande décou
verte qui assurerait sa réputation et sa fortune. Néanmoins le ton de cette lettre
demeurait optimiste. D restait à Freud sa méthode d’interprétation des rêves et sa
« métapsychologie » naissante, c’est-à-dire sa conception de l’appareil psycho
logique. À partir de ce moment, son auto-analyse connut une phase féconde. Les
souvenirs de son enfance affluèrent La « nounou » vieille et laide qui lui parlait
de Dieu et de l’enfer, il voyait maintenant en elle la source de ses premières expé
riences sexuelles, tandis que la libido à l’égard de sa mère s’était éveillée à l’âge
de 2 ans et demi. Le type de relations qu’il entretenait avec son neveu, d’un an
son aîné, avait déterminé l’aspect névrotique de ses amitiés ultérieures. D se rap
pela sa jalousie à l’égard de son petit frère et les sentiments de culpabilité qu’il en
éprouva après sa mort. A la recherche de souvenirs relatifs à sa « nounou », il
découvrit un exemple de ce qu’il devait appeler plus tard un souvenir-écran. Il
supposa que les sentiments amoureux du petit garçon pour sa mère et sa jalousie
envers son père représentaient un phénomène universel. Il invoqua les noms
d’Œdipe et d’Hamlet. Il accorda de plus en plus d’importance à la résistance, où
il voyait maintenant la persistance de caractéristiques infantiles. Il reformula ses
idées sur l’origine de l’hystérie et des obsessions. Au cours de ce processus, que
traversait Freud, F auto-analyse et l’analyse de ses malades s’entremêlaient très
étroitement, et Freud écrivait à Fliess : « Il m’est impossible de te faire sentir la
beauté intellectuelle de ce travail. »
En novembre 1897, Freud écrivit que son auto-analyse était de nouveau au
point mort. D’autres souvenirs de son enfance émergeaient lentement. Il était
préoccupé par les phases infantiles du développement sexuel, notamment par des
souvenirs ou imaginations concernant la zone anale. Il établissait des comparai
sons entre les rêves, les imaginations, les symptômes névrotiques, les mots d’es
prit, et les créations artistiques. Il sentit sa névrose s’améliorer, il s’émancipa de
l’influence de Brücke et de Charcot et s’identifia à Goethe. Ses lettres à Fliess se
firent plus rares, plus brèves et manifestèrent un certain glissement de la dépen
dance à la rivalité. Au début de 1898, il entreprit d’écrire un livre sur les rêves.
Ce travail fut interrompu par les vacances d’été, puis, en automne, par une nou
velle phase de dépression et d’inhibition, mais il le reprit et le compléta en sep
tembre 1899.
La publication de L’Interprétation des rêves marqua la fin de sa névrose. Mais
Freud n’arrêta jamais son auto-analyse, et, à partir de cette époque, il lui consacra
un moment chaque jour, n sortit de cette expérience profondément transformé. Il
se libéra de la dépendance dans laquelle il avait vécu par rapport à Fliess, et leur
470 Histoire de la découverte de l'inconscient
étroite amitié prit fin au début de 1902. Freud fut capable de surmonter une
étrange inhibition qui l’avait empêché jusque-là de visiter Rome, si bien qu’en
septembre 1901 il passa douze jours dans la ville de ses rêves. Il entreprit finale
ment des démarches pour hâter sa nomination de professeur, et il se sentit dé
sonnais prêt à réunir autour de lui un petit cercles d’adeptes.
L’étrange maladie que traversa Sigmund Freud entre 1894 et 1900, ainsi que
son auto-analyse, a donné lieu à diverses interprétations. Certains de ses adver
saires prétendent qu’il était gravement malade et que la psychanalyse ne fut
qu’un sous-produit de sa maladie. Ses disciples, comme Jones, déclarent que son
auto-analyse fut un exploit héroïque sans précédent, jamais tenté avant lui, qui
révéla pour la première fois à l’humanité les abîmes de l’inconscient. Notre
hypothèse est que l’auto-analyse de Freud n’était qu’un aspect d’un processus
plus complexe qui engageait ses relations avec Fliess, sa névrose et l’élaboration
de la psychanalyse, et que ce processus nous offre un exemple de ce qu’on peut
appeler une « maladie créatrice ».
Ceci nous conduit à définir la maladie créatrice et à en dégager les caractéris
tiques essentielles126. On la retrouve, sous différents aspects, chez les chamans,
chez les mystiques de diverses religions, chez certains philosophes et écrivains
créateurs. Nous avons déjà mentionné l’exemple de Fechner127 et nous décrirons
dans un chapitre ultérieur la maladie créatrice de C.G. Jung128. Une maladie créa
trice succède généralement à une période de travail intellectuel intense, à de
longues réflexions, à des méditations, à la recherche d’une certaine vérité. Vue du
dehors, c’est un état polymorphe qui peut prendre la forme d’une dépression,
d’une névrose, d’une affection psychosomatique, voire d’une psychose. Quels
qu’en soient les symptômes, ils sont toujours pénibles et présentent des phases
d’apaisement relatif et d’aggravation. Tout au long de sa maladie, le sujet est
obsédé par une préoccupation dominante, qu’il laisse parfois apparaître mais
qu’il cache souvent, et par la recherche d’une chose ou d’une idée qui lui
importent par-dessus tout et qu’il ne perd jamais de vue.
La maladie créatrice est souvent compatible avec une activité professionnelle
et une vie familiale normales. Mais même si le sujet poursuit ses activités
sociales, il est presque entièrement absorbé en lui-même. Il souffre d’un senti
ment d’isolement extrême, même s’il a un mentor qui lui sert de guide pour tra
verser cette épreuve (comme l’apprenti chaman qui se laisse conduire par son
maître). La terminaison est souvent rapide, marquée par une phase d’exaltation et
de joie de vivre. Une fois guérie, la maladie est suivie d’une transformation
durable de la personnalité. Le sujet a la conviction d’avoir fait une découverte
intellectuelle ou spirituelle, d’avoir découvert un monde nouveau que le reste de
sa vie suffirait à peine à explorer.
Nous retrouvons tous ces traits dans le cas de Freud. Depuis sa visite à Charcot
en 1885 et 1886, il avait été préoccupé par le problème de l’origine de la névrose,
problème qui finit par occuper toute sa pensée. A partir de 1894, les souffrances
de Freud, telles qu’il les décrit dans ses lettres à Fliess, pourraient manifestement
être qualifiées de névrotiques et, parfois, de psychosomatiques. Mais, à la diffé
rence de la névrose, sa concentration sur une idée fixe n’était pas seulement obsé
dante, mais aussi créatrice. Ses spéculations intellectuelles, son auto-analyse et
son activité thérapeutique prenaient la forme d’une recherche désespérée d’une
vérité qui lui échappait sans cesse. A plusieurs reprises, il avait eu l’impression
d’être sur le point de découvrir un grand secret, voire de le posséder déjà — puis
il avait été repris par ses doutes. Le sentiment caractéristique de solitude extrême
est un des leitmotive de ses lettres à Fliess. Rien ne nous permet de penser que
Freud se soit trouvé effectivement isolé, ni qu’il ait été l’objet d’attaques de la
part de ses collègues pendant ces années.
Ses trois conférences devant le Doktorenkollegiutn furent très bien accueillies
malgré l’étrangeté de ses théories. Une autre conférence sur les rêves, devant le
B’nai B’rith, fut accueillie avec enthousiasme, au témoignage de Freud lui-
même. On peut même parler d’un véritable respect et d’une grande tolérance
envers Freud de la part de ses collègues. Le 2 mai 1896, quand Freud donna une
conférence à la Société de psychiatrie et de neurologie, exposant sa théorie de la
séduction dans la prime enfance comme origine de l’hystérie, Krafft-Ebing, pré
sident de rassemblée, se contenta de faire remarquer que cet exposé avait tout
l’air d’un conte de fées scientifique, mais n’en proposa pas moins, l’année sui
vante, d’accorder à Freud le titre d’Extraordinarius129. Quant aux auditeurs, qui
oserait leur reprocher leur scepticisme puisque Freud lui-même, quelques mois
plus tard, découvrait qu’il s’était trompé ? La névrose suscite assez souvent des
jugements péjoratifs : c’est ainsi que, dans ses lettres, Freud exprime des juge
ments assez durs à l’égard de ses collègues. Dès août 1888, il dit que ses attaques
contre Meynert avaient été telles que ses collègues avaient dû lui conseiller la
modération. Dans son livre sur l’aphasie, il s’en prend à plusieurs d’entre eux, et
surtout à « l’idole siégeant sur son trône élevé », Meynert. Même le débonnaire
Breuer se vit traiter avec mépris. Ces lettres témoignent aussi d’une extrême sus
ceptibilité envers toute critique. Freud qualifiait de « vile » (niedertrachtig) la
recension des Études sur l’hystérie par Strümpell, qui reconnaissait les mérites de
l’ouvrage, tout en exprimant certaines réserves130. Quand C.S. Freund publia un
article sur les paralysies psychiques131, Freud le qualifia de « quasi-plagiat »132,
alors même que cet article exposait une théorie entièrement différente de la
sienne. L’auteur, d’ailleurs, citait Freud. Freud était très pointilleux en ce
domaine : il avait toujours peur d’être devancé, par exemple par Moebius ou
129. Sigmund Freud, Aus den Anfangen der Psychoanalyse, op. cit, p. 178. The Origins of
Psychoanalysis, op. cit, p. 167. Trad. franç. : La Naissance de la psychanalyse, op. cit, p. 148.
130. Sigmund Freud, Aus den Anfangen der Psychoanalyse, op. cit, p. 167. The Origins of
Psychoanalysis, op. cit, p. 156.
131. C.S. Freund, « Über psychische Lahmungen », Neurologisches Zentralblatt, XIV
(1895), p. 938-946.
132. Sigmund Freud, Aus den Anfangen der Psychoanalyse, op. cit, p. 145. La Naissance
de la psychanalyse, op. cit, p. 120. En fait, rien dans l’article de C.S. Freund ne justifie une
telle accusation.
472 Histoire de la découverte de l’inconscient
Janet. Dans ses lettres, son attitude à l’égard de ses collègues apparaît faite sur
tout de méfiance, et parfois de provocation133.
Les relations de Freud avec Fliess, qui ont tant intrigué certains psychana
lystes, se comprennent aisément dans le cadre de la maladie créatrice. L’homme
qui traverse une telle crise a le sentiment de se frayer un chemin dans un monde
inconnu, et cela dans la solitude la plus complète. Il cherche désespérément un
guide capable de l’aider dans cette épreuve. Freud s’était détaché des figures
paternelles qu’avaient représentées pour lui Brücke, Meynert, Breuer et Charcot ;
aussi se tourna-t-il vers un homme de la même génération que lui. Dans son ado
lescence, Freud avait connu une amitié étroite avec l’un de ses condisciples,
Eduard Silberstein, avec qui il passait une bonne partie de ses loisirs. Les deux
amis avaient appris l’espagnol pour avoir entre eux une sorte de langage secret,
ils avaient pris des noms espagnols et fondé une « Académie castillane » ; il cor
respondirent pendant une dizaine d’années. C’est un peu sur ce modèle que
Freud et Fliess contractèrent une étroite amitié. Ils échangeaient des idées, en
particulier de nouvelles intuitions et découvertes sur lesquelles ils gardaient
encore le secret, à l’écart des autres. Cependant une lecture attentive des lettres
de Freud à Fliess révèle que la relation initiale entre deux amis se situant à un
niveau d’égalité se transforma progressivement en une subordination intellec
tuelle de Freud à Fliess, jusqu’à ce que Freud finît par retrouver sa position anté
rieure d’égal à égal. Ainsi, durant la phase cruciale de la maladie créatrice de
Freud, Fliess joua involontairement et inconsciemment le rôle du maître chaman
à l’égard de l’apprenti chaman, ou du directeur spirituel pour le mystique.
La maladie créatrice a pour caractéristique de guérir spontanément et subite
ment, engendrant alors un sentiment d’exaltation. Rappelons-nous comment
Fechner passa par une brève phase hypomaniaque où il se croyait en état de
déchiffrer toutes les énigmes de l’univers. Un sentiment analogue s’exprime dans
une phrase comme celle-ci : « Quiconque a des yeux pour voir et des oreilles
pour entendre sait parfaitement que les mortels sont incapables de garder un
secret. Celui-là même dont les lèvres restent silencieuses bavarde avec ses doigts
et la trahison sort par tous les pores de sa peau »134. Les années de vives souf
frances étaient derrière lui, mais subsistait le sentiment d’avoir passé par une
longue période de terrible isolement dans un monde hostile. La maladie créatrice
une fois terminée, l’attention du sujet cesse progressivement d’être fixée sur son
seul monde intérieur, d’où un intérêt renouvelé pour le monde extérieur. Ainsi,
pendant la maladie, Freud avait écrit à Fliess qu’il ne se souciait guère de sa
nomination et qu’il envisageait même de rompre complètement avec l’univer
sité ; or, maintenant, il intervenait activement auprès du ministère pour hâter son
avancement.
Le cas de Robert Bunsen, tel que l’a dépeint von Uexküll135, illustre à quel
point la personnalité d’un chercheur peut être modifiée par sa découverte. Quand
133. C’est ce que montrent certaines expressions comme « meinen Kollegen zum Trotz »
(au mépris de mes collègues), dans une lettre du 30 mai 1896, ou quand il se vante de s’être
montré « rude » (frech) à leur égard.
134. Sigmund Freud, « BruchstUck einer Hystérie-Analyse », Monatsschriftfur Neurologie
und Psychiatrie, XVIII (1906), p. 436. (Rappelons que cet article fut écrit en 1901 et publié
cinq ans plus tard.) Standard Edition, VII, p. 130-243.
135. J. von Uexküll, Niegeschaute Welten, Berlin, S. Fischer, 1936, p. 133-145.
Sigmund Freud et la psychanalyse 473
136. Paul Valéry, Autres Rhumbs, in Œuvres, éd. Pléiade, Paris, Gallimard, 1960, II, p. 673.
137. « Noli foras ire, in te ipsum redi ; in interiore homine habitat veritas », De vera reli-
gione, chap. 39, par. 72.
138. III. Intemationaler Kongress fur Psychologie in München vom 4-7. August 1896,
Munich, J.F. Lehmann, 1897, p. 369.
139. A.W. Van Renterghem, Liébeault en zijne School, Amsterdam, Van Rossen, 1898, p.
133.
140. Julius Léopold Pagel, Biographisches Lexikon hervorragender Aerzte des neunzehn-
ten Jahrhunderts, Berlin, Urban, 1901, p. 545.
474 Histoire de la découverte de l’inconscient
ment, dès 1895, aux idées de Freud sur la sexualité infantile141. L’affirmation qui
voudrait que Freud ait été l’objet d’un véritable ostracisme à Vienne ne repose
sur aucun fondement réel. Freud fit toujours partie de la Société impériale-royale
des médecins142, et, en 1899-1900, il exerça les fonctions d’assesseur de l’Asso
ciation pour la psychiatrie et la neurologie143 (celle-là même qui avait écouté
avec incrédulité ses conférences sur l’hystérie en 1896). Un certificat officiel,
daté du 4 octobre 1897, atteste que « Freud mène manifestement une vie aisée, a
trois domestiques à son service et jouit d’une clientèle lucrative, quoique peu
étendue » — et il est clair qu’entre-temps sa situation n’avait fait que
s’améliorer144.
Malgré son renom, L’Interprétation des rêves est un des livres de Freud les
moins bien compris aujourd’hui, et ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord
parce que le texte a subi des modifications, des additions et des coupures d’une
édition à l’autre, si bien que le texte que nous avons aujourd’hui entre les mains
est assez différent, dans sa forme et dans son contenu, de l’original. En second
lieu, ce livre est particulièrement difficile à traduire, si bien que les meilleures
traductions laissent nécessairement échapper bien des nuances de l’original145.
La seule façon d’accéder à une connaissance valable de son contenu est de lire
l’édition originale allemande qui est malheureusement très difficile à trouver. En
troisième lieu, L’Interprétation des rêves abonde en allusions à des événements
et à des coutumes, familiers au lecteur de cette époque, mais presque incompré
hensibles aujourd’hui sans commentaire146. Il abonde en détails humoristiques
sur la Vienne fin de siècle.
Par ailleurs, ce livre pourrait être qualifié d’autobiographie déguisée. Freud y
parle de sa naissance et de la prédiction d’une vieille paysanne, de l’éducation un
peu rude qu’il reçut d’une vieille nourrice, du curieux mélange d’amitié et d’hos
tilité qui le liait à son neveu John, d’un an son aîné, de l’émigration de ses demi-
frères en Angleterre, d’un cauchemar de son enfance où il voyait sa mère entou
rée de personnages portant des becs d’oiseaux, de sa place de premier à l’école,
de la « conspiration contre le professeur impopulaire », de ses premiers soupçons
sur l’antisémitisme de ses condisciples, et de bien d’autres détails de sa vie.
Freud y fait aussi allusion à des événements politiques : le gouvernement libéral
de 1866 qui comprenait deux ministres juifs, la guerre hispano-américaine de
1898, les attentats anarchistes à Paris. Il nous parle de ses travaux antérieurs, de
147. Cette histoire ne paraît pas pleinement convaincante. Meynert ne niait pas l’existence
de l’hystérie masculine, ainsi que le montre la publication de l’article de Luzenberger (voir
chap. VU, p. 463). L’hystérie est la maladie par excellence que l’on ne dissimule pas. Les
enquêtes de l’auteur auprès des spécialistes autrichiens de l’histoire de la médecine ont révélé
leur scepticisme quant à la prétendue « hystérie masculine » de Meynert. En supposant même
que Meynert ait pu cacher qu’il souffrait d’hystérie masculine, est-il vraisemblable qu’après
tant d’années de violentes polémiques avec Freud il ait convoqué celui-ci à son lit de mort pour
lui faire un tel aveu ?
148. Theodor Gomperz, Traumdeutung und Zauberei, ein Blick auf das Wesen des Aber-
glaubens, Vienne, Karl Gerold’s Sohn, 1866.
149. H existait plusieurs synonymes adéquats : Traumauslegung, Interprétation des
Traumes, Deutung des Traumes, etc. Traumdeutung faisait penser spontanément à Stemdeu-
terei (astrologie).
476 Histoire de la découverte de l’inconscient
Ce sont les mots de Junon quand Jupiter refusa de prévenir Énée de l’arrivée’
du roi du Latium. Elle manda alors, des Enfers, la furie Allecto qui attaqua les
Troyens avec une troupe de femmes en fureur. Ces vers peuvent s’interpréter
comme une allusion au sort des instincts refoulés, mais aussi comme une allusion
au refus de l’université de reconnaître Freud et à la révolution qu’il introduisait
dans les sciences de l’esprit. Dans une lettre à Fliess, datée du 9 février 1898, il
écrit qu’il se réjouit « en pensant à tous les hochements de tête que provoqueront
les indiscrétions et les impudences » de son livre151.
Ces caractères insolites de la Traumdeutung, son titre provocateur et son épi
graphe, sa haute qualité littéraire, ses relations étroites avec la vie privée et la per
sonnalité de Freud, ses allusions humoristiques à la vie viennoise de l’époque,
tout cela concourut à l’effet que le livre produisit. Certains critiquèrent ce qui
leur paraissait un manque de rigueur scientifique. Pour d’autres, le livre fut une
révélation bouleversante qui imprima un cours nouveau à leur vie. Le psychiatre
allemand Blüher152 rapporte dans son autobiographie qu’il ne s’était guère inté
ressé aux travaux de Freud jusqu’au jour où un ami lui prêta L'Interprétation des
rêves ; il ne put fermer le livre avant de l’avoir achevé, et cette lecture décida de
l’orientation de sa carrière. Ce sont des expériences semblables qui firent de Ste-
kel, d’Adler et de Ferenczi des disciples de Freud. Quant à la légende selon
laquelle ce livre fut accueilli dans un silence réprobateur ou méchamment cri
tiqué, elle a été déjà réfutée par Use Bry et Alfred Rifkin153.
Un des points qui restent obscurs dans la vie de Freud est la raison de sa nomi
nation si tardive au poste de professeur extraordinaire. Traditionnellement, on
évoque l’antisémitisme, le scandale provoqué par ses théories sexuelles, la mes
quinerie de ses collègues, jaloux de sa supériorité. Il obtint enfin cette nomina
tion, ajoute la légende, quand une de ses riches malades soudoya le ministre de
l’Éducation en faisant don d’un tableau de Bôcklin à la galerie d’art qu’il patron
nait. La découverte, par Josef et Renée Gicklhom, d’une série de quarante docu
ments sur la carrière universitaire de Freud dans les archives de l’université de
Vienne et les archives de l’État autrichien, a rendu enfin possible une étude
objective des faits154. K.R. Eissler y a ajouté ultérieurement deux autres docu
ments155. Nous savons ainsi qu’en janvier 1897 les professeurs Nothnagel et
Krafft-Ebing demandèrent à l’assemblée des professeurs de proposer Freud pour
156. K.R. Eissler, Sigmund Freud und die Wiener Universitat, Berne, Verlag Hans Huber,
1966.
157. A. Engelbrecht, « Wilhelm Ritter von Hartel », Jahresbericht über die Fortschritte
der klassischen Altertumswissenschaft, CXLI (1908), p. 75-107.
158. Karl Kraus, « Die Fakultat in Liquidation », Die Fackel, V (October 17,1903), n° 144,
p. 4-8.
478 Histoire de la découverte de l’inconscient
autrichien. Que Freud n’ait pas été nommé plus tôt ne saurait, dès lors, être attri
bué à l’antisémitisme. Quant à la légende qui voudrait que la nomination de
Freud ait été obtenue par Frau von Ferstel en échange d’un tableau de Bôcklin
(Die Burgruine), Renée Gicklhom a montré que ce tableau resta en possession de
ses propriétaires, la famille Thorsch, jusqu’en 1948 et que la Galerie moderne
avait déjà acquis un autre Bôcklin159. A cela, K.R. Eissler répliqua que la Galerie
moderne avait reçu de la baronne Marie von Ferstel, en 1902, un tableau d’Emile
Orlik160 intitulé « Église à Auscha ». Toutefois, le peu de valeur de ce tableau ne
peut que confirmer l’invraisemblance de la légende d’après laquelle la nomina
tion de Freud aurait été obtenue par corruption161. Il est possible que le don de ce
tableau n’ait été qu’un témoignage de gratitude de la baronne au ministre. Nous
pouvons donc en conclure, semble-t-il, que ce retard dans la nomination de Freud
a surtout été l’effet de la force d’inertie bureaucratique d’un système où l’on
accordait toujours la priorité aux candidats recommandés ; or, Freud lui-même
avait été longtemps trop absorbé par son auto-analyse pour s’occuper activement
de sa carrière professorale.
En 1902, Freud vit se réaliser ainsi une de ses ambitions. Le titre de professeur
extraordinaire signifiait une reconnaissance de ses travaux scientifiques et lui
permettait, en même temps, de demander des honoraires plus élevés. Freud
connut ensuite une période de productivité intense. En automne 1902, il réunit un
petit groupe d’intéressés qui se rencontraient chez lui chaque mercredi soir pour
discuter de psychanalyse. Les premiers adeptes de la Société psychanalytique du
mercredi furent Kahane, Reitler, Adler et Stekel. Tel fut le modeste point de
départ du mouvement psychanalytique qui devait atteindre des dimensions
mondiales.
ment » et que, « pendant la période où Freud est censé avoir été ignoré, on trouve
de nombreux signes de reconnaissance et d’extraordinaire respect pour ses
travaux »162.
Freud était devenu une célébrité et un thérapeute recherché. En 1906, à l’oc
casion de son cinquantième anniversaire, ses disciples lui offrirent un médaillon
frappé à son effigie. Si l’on fait abstraction d’une polémique avec Fliess, dont l’an
cienne amitié s’était muée en haine, Freud recevait d’un peu partout des témoi
gnages de reconnaissance et de dévouement.
En mars 1907, C.G. Jung et Ludwig Binswanger vinrent rendre visite à Freud,
et à leur retour à Zurich ils fondèrent un petit groupe psychanalytique. En 1908,
le mouvement prit un caractère international avec le premier Congrès internatio
nal de psychanalyse à Salzbourg, et, en 1909, fut créée la première revue de psy
chanalyse. Freud fut invité à donner des cours à la Clark University de Worces-
ter, et il fit ce voyage en Amérique avec Jung et Ferenczi. Ce grand moment de la
vie de Freud marqua, selon sa propre expression, « la fin de son isolement ».
162. lise Bry et Alfred H. Rifkin, « Freud and the History of Ideas: Primary Sources, 1886-
1910 », Science and Psychoanalysis, V (1962), p. 6-36.
163. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, p. 365.
480 Histoire de la découverte de l’inconscient
idées, révision qu’il rédigea sous forme de conférences devant un public imagi
naire : Nouvelle Introduction à la psychanalyse.
En 1933, quand Hitler prit le pouvoir, l’avenir paraissait bien sombre pour F Eu
rope. En 1934, les ouvrages de Freud furent brûlés à Berlin et, en 1936, tout le
stock des Éditions internationales de psychanalyse de Leipzig fut confisqué.
Cette même année, Thomas Mann prononça un discours à l’occasion du 80e anni
versaire de Freud166. Le mois suivant, survenait une nouvelle récidive du cancer.
Ses amis et disciples tentèrent de le persuader d’émigrer, mais il refusa. Le
12 mars 1938 les nazis entrèrent à Vienne et Freud se résigna à émigrer, mais la
chose était devenue difficile avec la présence des nazis. La princesse Marie
Bonaparte et d’autres amis influents et dévoués s’engagèrent dans des négocia
tions ardues pour lui permettre de fuir. Son fils Ernst lui avait déjà procuré un
refuge à Londres. Il quitta Vienne le 4 juin 1938. A son passage à Paris, l’ambas
sadeur des États-Unis, Bullitt, vint le saluer à la gare.
Freud fut reçu à Londres avec tous les honneurs. Malgré son âge et ses souf
frances, il gardait l’esprit vif. Après avoir quelque peu hésité, il publia Moïse et
le monothéisme qui fut sans doute, de toutes ses œuvres, la plus critiquée. Il reçut
la visite et l’hommage de nombreux admirateurs fervents et fut nommé membre
de la Société royale de médecine. Par dérogation spéciale, une délégation vint lui
apporter à domicile l’acte de sa nomination. Depuis sa première opération en
avril 1923, Freud en avait subi trente-deux autres, ainsi que des traitements aux
rayons X et au radium. Il avait la cavité buccale pleine de cicatrices, et, pendant
des années, il fut obligé de porter une prothèse embarrassante. Il y eut des
périodes où il ne pouvait plus parler, avalait difficilement et n’entendait plus
guère. Mais il ne manifestait ni impatience ni irritation et ne s’apitoya jamais sur
lui-même. Il refusa tout analgésique afin de garder sa pleine vivacité d’esprit.
Sigmund Freud mourut à Londres, dans l’appartement de son fils, le 23 sep
tembre 1939, à l’âge de 83 ans. Il fut incinéré au cimetière de Golders Green. Il
n’y eut aucune cérémonie religieuse, mais les derniers hommages lui furent ren
dus par le docteur Ernest Jones au nom de l’Association internationale de psy
chanalyse, par le docteur P. Neumann au nom du Comité des Autrichiens en
Angleterre et par un autre réfugié éminent, l’écrivain Stefan Zweig167.
Freud fut au nombre de ces quelques rares hommes dont la vie et la person
nalité furent exposées aux feux de la rampe et devinrent un objet de curiosité
publique. Il essaya de se protéger derrière une barrière de secrets, mais les
légendes s’en trouvèrent multipliées d’autant, et il suscita les jugements les plus
contradictoires.
Une des raisons de ces contradictions est sans doute à chercher dans les trans
formations que sa personnalité subit au cours de sa vie. Les témoignages sur son
enfance le dépeignent comme le fils aîné d’une mère très jeune qui lui prodiguait
166. Thomas Mann, Freud und die Zukunft, Vienne, Bermann-Fischer Verlag, 1936.
167. Stefan Zweig, « Worte am Sarge Sigmund Freuds », Erbe und Zukunft, II (1947),
p. 101-102.
482 Histoire de la découverte de l’inconscient
amour et encouragement. C’est sans doute à elle qu’il devait cette ambition qui
ne fit que s’accentuer tout au long de sa vie. Dans les souvenirs de sa sœur Anna,
Sigmund apparaît comme le fils aîné privilégié et comme un jeune tyran familial
qui lui interdisait de lire Balzac et Dumas ; lui seul parmi les enfants disposait
d’une chambre à lui et d’une lampe à pétrole168. Parce qu’il prétendait que le
piano le dérangeait, ses parents le vendirent, privant ainsi ses sœurs de la forma
tion musicale qui était habituelle à Vienne. A l’école, il se montra un élève bril
lant, toujours en tête de sa classe. Les archives de l’école attestent ses succès sco
laires et révèlent que, lors d’un scandale, il ne figurait pas parmi les délinquants,
mais coopéra au contraire avec les autorités en leur fournissant certains rensei
gnements169. A la faculté de médecine, Sigmund apparaît toujours ambitieux et
travailleur, mais ses études prolongées et son choix de cours hors programme
semblent dénoter un certain manque de sens pratique.
Sa correspondance avec sa fiancée, entre 27 et 30 ans, reflète toujours son
ambition et son travail acharné. Freud s’y révèle comme l’homme des amours et
des antipathies violentes, amoureux fervent et attentionné, bien que possessif et
jaloux à l’occasion.
Nous savons peu de chose sur les relations entre Freud et Martha après leur
mariage. Quelques disciples ou visiteurs de Freud parlent d’elle comme d’une
bonne ménagère et d’une bonne mère, peu au courant des travaux scientifiques
de son mari. On lui prête ces mots : « La psychanalyse s’arrête à la porte de la
chambre des enfants », et une allusion de Freud dans une lettre à Fliess, en date
du 8 février 1897, semble confirmer cette attitude. Laforgue rapporte que, lors
d’une promenade avec madame Freud dans les bois de Vienne, elle lui fit cette
allusion énigmatique : « Il a été pourvu à ce que les arbres ne montent pas jus
qu’au ciel »170. Son fils, Jean-Martin, dépeint Freud comme un bon éducateur et
un père affectueux qui savait trouver du temps pour sa famille le dimanche et
pendant les vacances d’été171. Il mentionne aussi l’attachement assez rigide de
Freud aux conventions de la vie professionnelle et son peu d’empressement à
accepter des innovations comme la bicyclette, le téléphone et la machine à écrire.
Le premier document qui nous fournisse une description substantielle du
caractère de Freud est un rapport sur ses « qualifications » en tant que médecin
militaire, rédigé au terme d’une période de service militaire dans l’armée autri
chienne, du 11 août au 9 septembre 1886. En voici les données essentielles172 :
168. Anna Freud Bemays, « My Brother, Sigmund Freud », American Mercury, LI (1940),
p. 335-342.
169. Renée Gicklhom, « Eine Episode aus Sigmund Freuds Mittelschulzeit », Unsere Hei-
mat, XXXVI (1965), p. 18-24.
170. René Laforgue, « Ein Bild von Freud », Zeitschrift fur Psychothérapie und
Medizinische Psychologie, IV (1954), p. 210-217.
171. Martin Freud, Glory Reflected. Sigmund Freud. Man and Father, Londres, Angus and
Robertson, 1957.
172. Ce document a été découvert dans les archives du ministère autrichien de la Guerre par
madame le professeur Renée Gicklhom qui a bien voulu nous en communiquer une photocopie
et nous permettre de l’utiliser ici.
Sigmund Freud et la psychanalyse 483
173. J’ai montré ce document à un ami viennois d’un certain âge, familier des recherches
dans les archives, et qui, dans sa jeunesse, avait servi dans l’armée austro-hongroise. Après
l’avoir lu attentivement, il me le rendit avec un sourire, disant : « Ceci prouve que Freud était
en bons termes avec l’officier qui a rédigé ce rapport. »
484 Histoire de la découverte de l’inconscient
l’égard de bien des personnes et donne libre cours à son sentiment d’isolement
dans un monde hostilé.
A partir de 1900, la personnalité de Freud se révèle sous un jour nouveau. Son
auto-analyse a transformé le jeune praticien hésitant en un homme sûr de lui, fon
dateur d’une nouvelle doctrine et d’une nouvelle école, convaincu d’avoir fait
une grande découverte qu’il se sent appelé à faire connaître au monde. Malheu
reusement nous ne disposons guère de témoignages relatifs à cette période de sa
vie. La plupart ont été écrits plus tard, après 1923.
A cette époque, la personnalité de Freud avait subi une métamorphose due à sa
réputation mondiale et aux souffrances physiques résultant d’une maladie incu
rable. Ses lettres, comme les témoignages de ses disciples, le font apparaître
comme un bon mari, bon père, bon fils, bon ami et bon médecin, comme un
homme au cœur d’or, plein de tact dans sa correspondance, attentif à choisir des
cadeaux, dépourvu de toute pose ou attitude théâtrale, comme un homme capable
de diriger un mouvement dans les circonstances les plus difficiles, alors qu’il
affrontait, avec le plus grand courage, les souffrances physiques et la perspective
d’une mort imminente. Freud offrait ainsi à ses proches l’image exceptionnelle
d’un sage et d’un héros.
Voici maintenant quelques exemples des impressions faites par Freud sur les
personnes qui eurent l’occasion de l’interviewer.
La première interview connue fut donnée par Freud, pendant son voyage en
Amérique, à un journaliste de Boston, qui le décrit de la façon suivante :
« On s’aperçoit du premier coup que l’on a affaire à un homme d’un grand raf
finement, d’une haute intelligence, d’une culture très diversifiée. Son regard
pénétrant et cependant aimable dénote tout de suite le médecin. Son front élevé,
avec les larges bosses de l’observation, ses mains belles et énergiques, sont très
frappants »174.
Cette interview est séparée des suivantes par un long intervalle de temps :
celles-ci se situent après 1923, alors que la personnalité de Freud avait déjà été
profondément transformée par sa réputation mondiale et par la maladie qui faisait
de sa vie un véritable martyre. C’est surtout pendant cette période qu’il reçut des
visites et que l’on écrivit sur lui.
Recouly, un journaliste français, trouvait que l’appartement de Freud ressem
blait à un musée et que Freud lui-même avait l’allure d’un vieux rabbin :
« Nous avons affaire à un juif au type très accentué (on dirait un vieux rabbin
arrivant directement de Palestine), au visage fin et émacié d’un vieil homme qui
aurait passé des jours et des nuits à discuter avec ses sectateurs des subtilités de
la Loi. On sent en lui une intense activité cérébrale et la capacité de jouer avec les
idées à la façon dont les Orientaux jouent avec les grains d’ambre de leurs cha
174. Adelbert Albrecht, « Prof. Sigmund Freud. The Eminent Vienna Psycho-Therapeutist
Now in America », Boston Evening Transcript (11 septembre 1909), p. 3.
Sigmund Freud et la psychanalyse 485
Max Eastman, en 1926, fut stupéfait par les préjugés outrageusement défavo
rables que Freud nourrissait à l’égard des États-Unis et par la franchise choquante
avec laquelle il les exprimait devant des visiteurs américains176.
André Breton rapporte que « le plus grand psychologue de ce temps habite une
maison de médiocre apparence dans un quartier perdu de Vienne »177. Il trouva
peu jolie la servante qui ouvrit la porte et banal le salon d’attente. Une porte capi
tonnée s’entrouvrit. « Je me trouve, dit-il, en présence d’un petit vieillard sans
allure, qui reçoit dans son pauvre cabinet de médecin de quartier. »
Le dramaturge Lenormand trouva que le bureau de Freud « ressemblait à n’im
porte quel cabinet de consultation d’un professeur d’université »178. Freud lui
montra les œuvres de Shakespeare et des tragiques grecs sur les rayons de la
bibliothèque et lui dit : « Voilà mes maîtres. Voilà mes répondants. » Freud lui
assura que les thèmes essentiels de sa doctrine avaient pour fondement l’intuition
des poètes.
Le psychiatre allemand Schultz décrit Freud comme un homme à la taille légè
rement supérieure à la moyenne, un peu voûté, de forte carrure, professeur à n’en
pas douter ; il lui rappela de façon frappante Paul Ehrlich179. Il avait une courte
barbe, des lunettes, un regard pénétrant. Freud associait une attitude strictement
objective et scientifique à un esprit pétillant et une amabilité typiquement autri
chienne ; il s’exprimait dans une langue classique et châtiée. Schultz voyait en
Freud un homme particulièrement doué, à la personnalité harmonieuse. « Vous
ne croyez pas réellement que vous êtes capable de guérir ? lui demanda Freud.
— En aucune façon, mais je peux, comme le fait un jardinier, écarter les obs
tacles qui entravent la croissance personnelle. — Dans ce cas, nous nous enten
drons », lui répondit Freud.
Viktor von Weizsâcker décrit Freud comme « un homme du monde savant, et
d’une haute culture bourgeoise »180. Son bureau s’ornait d’une longue rangée de
statuettes antiques en bronze et en terre cuite, représentant des satyres et des
déesses, ainsi que d’autres curiosités. « Il n’y avait pas trace en lui de pédanterie
universitaire et sa conversation passait aisément des thèmes les plus sérieux et les
plus difficiles à la causerie la plus détendue et la plus charmante. Mais on sentait
toujours la présence de l’homme éminent. » Von Weizsâcker nota que Freud
souffrait physiquement, mais ne le laissait pas paraître.
175. Raymond Recouly, « A Visit to Freud », Outlook, New York, CXXXV (5 septembre
1923), p. 27-29.
176. Max Eastman, Heroes I Hâve Known. Twelve Who Lived Great Lives, New York,
Simon and Schuster, 1942, p. 261-273.
177. André Breton, Les Pas perdus, Paris, Gallimard, 1924, p. 116-117.
178. H.R. Lenormand, Les Confessions d’un auteur dramatique, 2 vol., Paris, Albin
Michel, 1949,1, p. 270-271.
179. J.H. Schultz, Psychothérapie, Leben und Werk grosser Aerzte, Stuttgart, Hippokrates-
Verlag, 1952.
180. V. von Weizsàcker, Erinnerungen eines Arztes. Natur und Geist, Gottingen, Vanden-
hoeck et Ruprecht, 1954, p. 173-174.
486 Histoire de la découverte de l’inconscient
Emil Ludwig raconte sa visite à Freud au printemps 1927 et dit qu’il trouva
fantasmagoriques ses interprétations de la vie de Goethe, de Napoléon et de Léo
nard de Vinci181.
Unejournaliste française, Odette Pannetier, qui s ’ était fait une réputation de mys
tificatrice littéraire, réussit à extorquer une interview à Freud182. Sachant que l’oc
togénaire, physiquement souffrant, ne recevait aucun journaliste, elle se présenta
comme une malade affligée d’une phobie des chiens et montra à Freud une lettre
de recommandation d’un psychiatre français. L’interview, telle qu’elle la rap
porte, loin de ridiculiser Freud, le présente comme un vieillard sympathique, fai
sant preuve de bonne humeur et peut-être pas entièrement convaincu de l’exis
tence de cette phobie. Il demanda à voir son mari, lui expliqua le coût et les
difficultés du traitement. « Je lui tendis une enveloppe. Ses manières semblaient
plus amicales que professionnelles. Il prit néanmoins l’enveloppe. »
Les témoignages de personnes analysées par Freud datent pour la plupart des
dernières années de son activité. Roy Grinker dépeint Freud comme une fontaine
de sagesse183. Hilda Doolittle184 décrit en termes hautement poétiques les inspi
rations qu’elle retira de son analyse avec lui. Joseph Wortis, qui se soumit, en
1934, à une analyse didactique de quatre mois avec Freud, tint un journal de ses
séances et en fit un livre185. Son récit révèle certains aspects de la technique de
Freud et rapporte les opinions qu’il exprimait sur les sujets les plus divers : l’ar
gent, le socialisme, la vieillesse, les femmes américaines, la question juive, etc. Il
lançait aussi des remarques sarcastiques sur certains de ses collègues.
Pour conclure, nous mentionnerons les entrevues que Bruno Goetz eut avec
Freud en 1904 et 1905, et qu’il rapporta de mémoire presque un demi-siècle plus
tard186. Goetz était alors un étudiant pauvre et famélique, qui souffrait de vio
lentes névralgies faciales. Un de ses professeurs lui conseilla d’aller consulter
Freud, à qui il avait montré certains des poèmes de Goetz. Celui-ci fut impres
sionné par la façon attentive dont Freud le regarda, le fixant de « ses yeux mer
veilleusement bienveillants, chaleureux, et chargés d’un mélancolique savoir ».
Freud lui dit qu’il trouvait ses poèmes très bons, mais, dit-il, « vous vous cachez
derrière vos mots, au lieu de vous laisser porter par eux ». Freud lui demanda
pourquoi la mer revenait si souvent dans ses poèmes ; s’agissait-il pour lui d’un
symbole ou d’une réalité ? Goetz lui raconta sa vie ; son père avait été capitaine
de marine, il avait passé son enfance avec les marins, et il lui rapporta bien
d’autres détails. Freud lui dit qu’il n’avait pas besoin d’analyse et lui prescrivit
des médicaments pour traiter sa névralgie. Il s’enquit de la situation financière de
Goetz et apprit ainsi qu’il avait mangé son dernier bifteck quatre semaines avant
181. Emil Ludwig, Der entzauberte Freud, Zurich, Karl Posen Verlag, 1946, p. 177-180.
182. Odette Pannetier, « Visite au professeur Freud. Je me fais psychanalyser », Candide,
XIII, n’645 (23 juillet 1936).
183. Roy R. Grinker, « Réminiscences of a Personal Contact with Freud », American Jour
nal of Orthopsychiatry, X (1940), p. 850-854.
184. Hilda Doolittle, « Writings on the Wall », Life and Letters To-day, XLV (1945), p. 67-
98,137-154 ; XLVI, p. 72-89,136-151 ; XLVHI, p. 33-45.
185. Joseph Wortis, Fragments ofan Analysis with Freud, New York, Simon and Schuster,
1954.
186. Bruno Goetz, « Erinnerungen an Sigmund Freud », Neue Schweizer Rundschau, XX,
mai 1952, p. 3-11.
Sigmund Freud et la psychanalyse 487
cette entrevue. En s’excusant de jouer le rôle d’un père, Freud lui tendit une
enveloppe avec « un petit honoraire pour le plaisir que vous m’avez donné avec
vos vers et le récit de votre jeunesse ». L’enveloppe contenait 200 couronnes. Un
mois après, Goetz, dont la névralgie avait disparu entre-temps, rendit visite à
Freud pour la seconde fois : celui-ci le mit en garde contre son enthousiasme
pour la Bhagavad-gîta et lui fit part de ses idées sur la poésie. Plusieurs mois plus
tard, avant de retourner à Munich, Goetz vint prendre congé de Freud qui critiqua
certains de ses articles qu’il avait lus entre-temps, et ajouta : « Il est bon que nous
ne nous voyions pas pendant un certain temps et que nous n’ayons pas l’occasion
de parler ensemble » — et il demanda à Goetz de ne pas lui écrire.
Freud était de stature moyenne (certains le trouvaient petit), svelte dans sa jeu
nesse, plus arrondi à mesure qu’il avançait en âge. Il avait les yeux bruns, des
cheveux brun sombre, sa barbe parfaitement entretenue était plus longue dans ses
jeunes années que par la suite. Il était un travailleur acharné et continua de tra
vailler dans les pires moments de sa maladie. Il ne pratiquait d’autre sport que les
excursions à pied pendant les vacances d’été. Il fut un grand fumeur de cigares au
point de mettre sa vie en danger, mais ses efforts pour arrêter de fumer lui étaient
si pénibles qu’il recommençait toujours. Les témoignages que nous possédons
sur Freud permettent d’en peindre deux tableaux assez différents. Certains
étaient impressionnés par ce qu’ils appelaient la froideur de Freud, et C.G. Jung
assurait même que son principal trait de caractère était l’amertume : « Chacun de
ses mots en était chargé [...] toute son attitude exprimait l’amertume de quel
qu’un qui se sent entièrement incompris, et tout en lui semblait dire : S’ils ne
comprennent pas, qu’ils s’en aillent au diable »187. Freud était manifestement de
ceux qui « ne peuvent supporter les imbéciles ». Il pouvait aller très loin dans la
rancune et dans le ressentiment contre ceux dont il croyait, à tort ou à raison,
qu’ils l’avaient offensé188. Beaucoup d’autres témoins le dépeignent comme un
homme extrêmement aimable et courtois, plein d’esprit et d’humour et parfaite
ment charmant. C’était comme si la froide réserve de sa mère et le caractère
enjoué de son père s’étaient trouvés unis en lui.
Un des traits essentiels de Freud était son énergie indomptable. Il alliait une
capacité de travail quasi illimitée à la faculté de se concentrer intensément sur un
sujet. Il alliait également le courage physique au courage moral dont témoigne
son attitude stoïque les six dernières années de sa vie. Il était tellement convaincu
du bien-fondé de ses théories, qu’il ne supportait pas la contradiction. Ses adver
saires appelaient cela « intolérance » et ses disciples « passion de la vérité ».
D’une honnêteté scrupuleuse et d’une grande dignité professionnelle, il rejetait
dédaigneusement toute sollicitation impliquant une exploitation commerciale de
son nom. Il était extrêmement ponctuel, exact aux rendez-vous, et organisait
toutes ses activités selon un emploi du temps rigoureux établi par heures, jours,
semaines, mois et années. Il n’était pas moins soigneux dans sa mise. Avec le
recul, certains des traits de son caractère qui ont été qualifiés d’obsessionnels
paraissent parfaitement normaux une fois replacés dans le contexte de
l’époque’89. On exigeait des hommes de son niveau social une très grande dignité
et un véritable décorum. Dire de Freud « qu’il n’était pas viennois » témoigne
d’une confusion entre le stéréotype de l’opérette viennoise et la réalité
190.
historique189
Du fait de cette difficulté à comprendre la personnalité de Freud dans toute sa
complexité, certains se sont mis à la recherche d’une notion fondamentale qui la
rendrait intelligible. On a ainsi essayé d’interpréter la personnalité de Freud en
fonction de ses origines juives, du monde médical viennois de cette époque, du
Romantisme, ou encore on a voulu voir en lui un homme de lettres, un névrosé
ou un génie.
Freud écrivait en 1930 qu’il s’était entièrement libéré de la religion de ses
ancêtres (comme de toute autre d’ailleurs) et qu’il ne pouvait se rallier à l’idée
nationaliste juive, mais qu’il n’avait jamais renié son appartenance à son peuple,
qu’il avait conscience de sa singularité comme juif et qu’il ne désirait pas qu’il en
fût autrement191. Si quelqu’un s’avisait de lui demander ce qu’il y avait encore de
juif en lui, il répondait : « Pas grand-chose, mais probablement l’essentiel »192.
Ses sentiments à l’égard de son identité juive semblent avoir connu la même évo
lution que ceux de nombre de ses contemporains autrichiens. A l’époque de sa
naissance, l’antisémitisme avait à peu près disparu en Autriche. Il commença à se
réveiller un peu, dans certaines associations d’étudiants, au cours de sa jeunesse.
Pendant les vingt dernières années du XIXe siècle, l’antisémitisme s’accrut, mais
il ne pouvait guère entraver la carrière professionnelle d’un homme comme
Freud. A mesure que l’antisémitisme se développait, surtout après la Première
Guerre mondiale, le sentiment de l’identité juive se raviva, et bien des Juifs qui
avaient été portés jusque-là à la renier l’assumèrent à nouveau. C’est sans doute
Hyman qui a proposé la meilleure interprétation de la personnalité de Freud en
tant que juif :
« Voici un garçon qui grandit dans une famille juive appartenant à la classe
moyenne, famille qui se disait issue de célèbres érudits juifs et faisait remonter
son histoire légendaire jusqu’à la destruction du Temple. Il était le premier-né et
le préféré de sa mère, le brillant “savant” gâté par son père qui mettait sa fierté en
189. Ernest Jones a parlé de « phobie des voyages » parce que Freud arrivait à la gare une
heure avant le départ du train. En fait, c’était ce qu’il y avait de mieux à faire à cette époque où
l’on ne pouvait pas réserver sa place.
190. Les Viennois qui n’aimaient pas Vienne émigraient ; ceux qui l’aimaient prétendaient
la haïr, mais restaient sur place. « Le Viennois est un homme qui est mécontent de lui-même,
qui hait les Viennois, mais ne peut pas vivre sans eux », disait Hermann Bahr, Wien, Stuttgart,
Krabbe, 1906, p. 9. Martin Freud (Glory Reflected, op. cit., p. 48) exprime de sérieux doutes
sur la prétendue antipathie de son père pour Vienne.
191. Sigmund Freud, préface à la traduction en hébreu de Totem und Tabu, Gesammelte
Schriften, XII (1934), p. 385. Standard Edition, XIII, p. 15.
192. Freud n’a jamais témoigné d’aucune sympathie pour le mouvement sioniste et il n’a
pas eu de contacts personnels avec Theodor Herzl, bien qu’ils aient vécu tous deux à Vienne et
qu’ils aient eu un certain nombre de relations communes. Le nom de Freud n’apparaît pas dans
les 1 800 pages imprimées du journal de Herzl (Theodor Herzl, Tagebücher, 3 vol., Berlin,
Jüdischer Verlag, 1922-1923).
Sigmund Freud et la psychanalyse 489
lui, l’élève favori de ses professeurs. Nous savons que jeune, il se montra un peu
intransigeant, mais qu’il se rassit avec l’âge pour devenir un bon époux et un père
aimant et indulgent, un joueur de cartes passionné et un grand parleur quand il
était avec ses amis. Il témoigne d’une certaine ambivalence à l’égard de ses ori
gines juives comme une centaine de semi-intellectuels de notre connaissance. Il
n’aime guère le christianisme sans se rattacher pour autant à aucune autre nou
velle croyance, la plupart de ses amis sont juifs, il est fasciné par les rites juifs
tout en les raillant comme des superstitions, il joue avec l’idée d’une conversion,
mais jamais sérieusement, il est dévoré d’ambition, il a soif de réussite et de
renommée, il méprise les Goyim sans ambition, il ne croit pas qu’un écrivain
chrétien (il s’agit de George Eliot) puisse écrire sur les juifs et connaître les
choses “dont nous ne parlons qu’entre nous”, il est affligé de “rêveries de schnor-
reri’(c’estletermemêmedeFreud)oùl ’onhéritedes richesses imméritées,ils’iden-
tifie à l’héroïsme juif de l’histoire et de la légende (“J’ai souvent eu le sentiment
d’avoir hérité de toute la passion de nos ancêtres quand ils défendaient leur Tem
ple”). Nous pouvons être sûrs que ce gaillard finira au B’nai B’rith — et c’est
bien ce qui arriva. Si l’on nous avait dit que ce docteur Freud s’était assuré une
vie confortable comme praticien généraliste, avait donné une excellente éduca
tion à ses enfants et n’avait jamais fait parler de lui en dehors de son voisinage
immédiat, nous n’aurions pas été surpris.193 »
Il y eut évidemment bien des contemporains juifs de Freud dont la vie et la car
rière évoluèrent de la même façon (la réputation mondiale en moins). Une
comparaison entre Freud et Breuer pourrait être instructive : Breuer, qui avait été
victime d’intrigues et qui renonça à une brillante carrière universitaire, n’attribua
jamais aucune de ses déconvenues à l’antisémitisme et se déclarait parfaitement
satisfait de la vie qu’il avait eue. Freud, par contre, se plaignit à maintes reprises
de l’attitude hostile de ses collègues ou de personnalités antisémites. Parlant de
son père, Breuer soulignait combien un homme de sa génération avait trouvé
merveilleux d’être libéré du ghetto et de pouvoir s’intégrer dans un monde plus
large, tandis que la seule allusion que fit Freud à la jeunesse de son père concerne
l’affront que celui-ci subit un jour de la part d’un chrétien. Breuer consacra la
moitié de son autobiographie à un panégyrique de son père, tandis que Freud
n’avait aucun scrupule à exprimer ses sentiments d’hostilité à l’égard du sien.
Breuer critiquait l’hypersensibilité des Juifs à la moindre note d’antisémitisme,
l’attribuant à une assimilation imparfaite, tandis que Freud se sentit d’emblée
membre d’une minorité persécutée et attribua en partie sa créativité au fait qu’il
avait été contraint de penser autrement que la majorité. Benedikt, dans son auto
biographie, se plaignait longuement de nombre de ses contemporains, sans pour
tant jamais les accuser d’antisémitisme. Ainsi donc, le fait d’être juif à Vienne
pouvait engendrer des attitudes très différentes à l’égard du judaïsme et de l’uni
vers des gentils, et rien n’empêchait un Juif de se sentir en même temps parfai
tement viennois.
On peut aussi essayer de comprendre Freud en voyant en lui un représentant
typique du monde intellectuel viennois de la fin du xtxe siècle. U n’était pas
exceptionnel à Vienne, creuset ethnique et social, qu’un homme doué, sorti des
193. Stanley Edgar Hyman, « Freud and Boas : Secular Rabbis ? », Commentary, vol. XVII
(1954).
490 Histoire de la découverte de l’inconscient
194. David Riesman, Individualism Reconsidered and Other Essays, New York, The Free
Press, 1954, p. 305-408.
Sigmund Freud et la psychanalyse 491
« Pour ses lecteurs qui ne se sont pas intéressés directement au côté profes
sionnel, ce qu’il dit est souvent moins important que la façon captivante dont il le
dit. Les traductions de ses écrits sont incapables de rendre l’esprit profondément
germanique dont sont imprégnées ses œuvres. La magie de son style ne saurait
passer dans une autre langue. Si l’on veut vraiment comprendre la psychanalyse
de Freud, il faut lire ses livres dans leur version originale... »
D’autre part, Freud était animé de cette curiosité intellectuelle qui pousse un
écrivain à observer ses semblables pour essayer de pénétrer dans leurs vies, leurs
195. Fritz Wittels, Freud and His Time, New York, Grosset and Dunlap, 1931, p. 3-46.
196. Parmi les diverses études sur Freud écrivain, voir en particulier celle de Walter
Muschg, « Freud als Schriftsteller », Die Psycho-analytische Bewegung, II (1930), p. 167-509.
492 Histoire de la découverte de l’inconscient
amours, leurs attitudes les plus intimes. (Cette curiosité passionnée a été très bien
décrite par Flaubert et Dostoïevski.) En troisième lieu, Freud aimait écrire ; qu’il
s’agisse de lettres, de journal intime, d’essais ou de livres : Nulla dies sine linea.
Pour un homme de lettres, mettre par écrit ses pensées et ses impressions est plus
important que de toujours vérifier leur exactitude. Tel est le principe de la
méthode de Borne : mettre par écrit ses impressions immédiates sur toutes choses
en cherchant avant tout la sincérité. C’est également de cette façon que Popper-
Lynkeus rédigeait ses essais. Les essais de Freud sur Michel-Ange et Léonard de
Vinci peuvent être considérés comme des exercices écrits à la manière de Borne.
Enfin, Freud possédait une des qualités les plus rares chez un grand écrivain,
celle que Paul Bourget appelait la crédibilité. Un écrivain médiocre fera appa
raître artificielle une histoire vraie, tandis qu’un grand écrivain sera capable de
donner l’apparence de la vérité à l’histoire la plus invraisemblable. Un historien
juif commentant son essai Moïse et le monothéisme dressa une longue liste des
inexactitudes et des invraisemblances qu’il contient, mais ajouta que Freud,
grâce à son génie, avait réussi à rendre plausible ce tissu d’invraisemblances197.
Freud affirma à maintes reprises que les poètes et les grands écrivains avaient
précédé les psychologues dans l’exploration de l’esprit humain. Il citait souvent
les tragiques grecs, Shakespeare, Goethe, Schiller, Heine et bien d’autres
classiques.
Freud aurait pu, sans aucun doute, devenir un des écrivains les plus célèbres de
la littérature universelle, mais au lieu d’utiliser sa connaissance profonde et intui
tive de l’âme humaine pour créer des œuvres littéraires, il l’utilisa pour formuler
et systématiser ses intuitions.
On a essayé d’interpréter la personnalité de Freud à la manière des « pathogra
phies » rendues célèbres par Moebius, et développées ultérieurement par les psy
chanalystes198. Maylan essaya ainsi d’expliquer l’œuvre et la personnalité de
Freud à partir de son complexe paternel199. Natenberg recueillit pièce à pièce,
dans les écrits de Freud et dans le matériel biographique dont nous disposons à
son sujet, tous les signes de névrose, et composa le portrait d’un individu profon
dément perturbé, souffrant d’idées délirantes200. Erich Fromm, dans sa pathogra
phie, dépeint Freud comme un fanatique de la vérité, présentant divers traits
névrotiques, et convaincu qu’il avait pour mission de prendre la tête d’une révo
lution intellectuelle qui transformerait le monde par le mouvement psychanaly
tique201. Percival Bailey interprète Freud comme une sorte de génie excentrique
et maladroit, qui invoquait l’antisémitisme et l’hostilité de ses collègues comme
excuses à ses échecs, et qui s’égara à construire des théories fantastiques202.
Maryse Choisy interprète sa personnalité et son œuvre comme l’expression de la
197. Ludwig Koehler, Neue Zürcher Zeitung, n° 667 (16 avril 1939).
198. P.J. Moebius, Ausgewâhlte Werke, vol. N, Nietzsche, Leipzig, Barth, 1904.
199. Charles E. Maylan, Freuds tragischer Komplex. Eine Analyse der Psychoanalyse,
Munich, Ernst Reinhardt, 1929.
200. Maurice Natenberg, The Case History of Sigmund Freud. A Psychobiography,
Chicago, Regent House, 1955.
201. Erich Fromm, Sigmund Freud ’s Mission. An Analysis ofhis Personality and Influence,
New York, Grove Press, 1963.
202. Percival Bailey, Sigmund the Unserene. A Tragedy in Three Acts, Springfield, 111.,
Charles C. Thomas, 1965.
Sigmund Freud et la psychanalyse 493
203. Maryse Choisy, Sigmund Freud : A New Appraisal, New York, Philosophical Library,
1963, p. 48.
204. Franz Alexander, « The Neurosis of Freud », Saturday Review of Literature
(2 novembre 1957), p. 18-19.
205. Robert Merton, « Résistance to the Systematic Study of Multiple Discoveries in
Science », Archives européennes de sociologie, IV (1963), p. 237-282.
206. Maryse Choisy, Sigmund Freud : A New Appraisal, op. cit., p. 48-49.
207. Marthe Robert, La Révolution psychanalytique, Paris, Payot, 1964,1, p. 93-94.
208. Un exemple parmi bien d’autres : Freud croyait que L’Interprétation des rêves ne
s’était heurtée qu’au silence et à des critiques destructrices, dors qu’en fait elle fut l’objet d’un
assez grand nombre de recensions positives ou enthousiastes. Voir aussi chap. x, p. 799- 800.
209. K.R. Eissler, Freud : Versuch einer Persônlichkeits Analyse (texte dactylographié).
L’auteur remercie le docteur K.R. Eissler de lui avoir prêté son étude et de l’avoir autorisé à
l’utiliser ici.
210. K.R. Eissler, Goethe: A Psychoanalytic Study, 1775-1786, 2 vol., Detroit, Wayne
State University Press, 1963.
494 Histoire de la découverte de l’inconscient
1874 (un an après Freud)212. A la différence de Freud, il termina ses études médi
cales en un minimum de temps, quoique se livrant lui aussi à des travaux extra
scolaires dans des laboratoires, à partir de la troisième année. Son grand maître
fut le professeur de pathologie expérimentale Salomon Stricker. Comme Freud,
il publia ses premiers travaux scientifiques dans les Comptes rendus de l’Acadé
mie impériale-royale des sciences, tandis qu’il était en quatrième année. Il obtint
son diplôme de docteur en médecine le 14 juillet 1880 et resta dans le laboratoire
de Stricker où il rencontra Freud qu’il finit par tutoyer familièrement. Se rendant
compte qu’il n’y avait pas d’avenir pour lui chez Stricker, Wagner-Jauregg se
tourna vers la médecine clinique, caressa pendant quelque temps l’idée d’émigrer
en Égypte, étudia avec Bamberger et Leidesdorf et fut même, un moment, inté
ressé par les recherches sur les propriétés anesthésiantes de la cocaïne. En 1885,
il fut nommé Privat-Dozent en neuropathologie grâce à son maître Leidesdorf,
qui réussit à surmonter la forte opposition de Meynert. Trois années plus tard, ses
fonctions de Privat-Dozent furent étendues à la psychiatrie. Cette démarche, que
Freud n’avait pas faite, lui ouvrait la possibilité d’une nomination ultérieure de
professeur titulaire. En 1889, il fut nommé professeur extraordinaire de psychia
trie à Graz, et, en 1893 (alors que Freud et Breuer venaient juste de publier leur
« Communication préliminaire »), il fut nommé professeur titulaire de psychia
trie à Vienne.
L’œuvre psychiatrique de Wagner-Jauregg se distingue par trois réalisations
de premier ordre. Tout d’abord, tenant compte du fait que le crétinisme était dû à
un manque d’iode et qu’il pouvait être évité par l’ingestion régulière de sel
d’iode, il lutta pour l’application à large échelle de ce moyen prophylactique, si
bien que le crétinisme disparut presque entièrement dans certaines parties de l’Eu
rope. Puis ce fut sa découverte du traitement de la paralysie générale (maladie
considérée jusque-là comme incurable) par la malariathérapie. Cette découverte
fut le résultat d’expériences systématiques menées pendant de nombreuses
années. Enfin, il proposa et réussit à faire accepter une réforme de la législation
autrichienne relative aux malades mentaux. De nombreux titres honorifiques
vinrent couronner les travaux de Wagner-Jauregg, y compris, en 1927, le prix
Nobel. Il fut le premier psychiatre à se voir décerner ce prix.
Wagner-Jauregg pratiquait activement l’alpinisme et l’équitation, et il avait
reçu une éducation très diversifiée. Son style était clair et concis, évitant toute
comparaison et toute imagerie littéraire. Ses cours étaient considérés comme
bons, mais sans éloquence. Son attitude envers ses étudiants passait pour autori
taire mais bienveillante. Outre son enseignement, ses recherches, ses responsa
bilités hospitalières et sa clientèle privée, il participait activement aux sociétés
scientifiques et remplissait avec zèle des fonctions universitaires.
Les personnalités de Freud et de Wagner-Jauregg étaient si différentes qu’ils
ne pouvaient guère se comprendre. Wagner-Jauregg reconnaissait à leur juste
valeur les travaux neurologiques de Freud et peut-être aussi ses premières études
sur les névroses, mais il ne put accepter la validité scientifique de ses théories
ultérieures, de son interprétation des rêves et de sa conception de la libido. On a
beaucoup épilogué sur l’hostilité de Wagner-Jauregg à l’égard de Freud.
Wagner-Jauregg assure dans son autobiographie qu’il n’a jamais exprimé aucune
animosité à l’égard de Freud, sinon quelques mots sous forme de plaisanterie
dans des réunions privées. Cependant, un de ses élèves, Emil Raimann, devint un
adversaire acharné de Freud, et celui-ci en rendit responsable Wagner-Jauregg
lui-même. Wagner-Jauregg répondit que Freud, qui était l’homme le plus into
lérant qu’il eût jamais vu, ne pouvait pas comprendre qu’un maître puisse per
mettre à ses élèves d’avoir leurs propres opinions. Toutefois, à la demande de
Freud, il pria Raimann de cesser ses critiques contre Freud, et Raimann obéit.
Quand Freud obtint enfin le titre de professeur ordinaire en 1920, ce fut Wagner-
Jauregg qui rédigea le rapport proposant sa nomination. Des freudiens ont fait
remarquer qu’à la fin de ce rapport Wagner-Jauregg fit un lapsus, proposant la
nomination de Freud comme professeur « extraordinaire », puis rayant le préfixe
« extra ». Il faudrait en conclure que Wagner-Jauregg était réticent, mais soutint
la candidature de Freud par solidarité professionnelle.
Le prétendu procès de Wagner-Jauregg, en 1920, événement sur lequel nous
reviendrons213, a suscité des jugements contradictoires. Bien que le rapport
d’expert de Freud à cette occasion fût modéré dans les termes, il est clair qu’à son
tour Freud se montrait réticent. Cette réticence se manifesta plus ouvertement
lors des discussions et Wagner-Jauregg en garda du ressentiment, ainsi qu’en
témoigne son autobiographie. Mais dans leur vieillesse, alors qu’ils avaient tous
deux acquis une réputation mondiale, ces deux hommes se félicitèrent mutuelle
ment pour leur 80e anniversaire, dans un style quasi monarchique. Ainsi que
l’écrit K.R. Eissler :
A plusieurs reprises, des parallèles ont été faits entre Sigmund Freud et Arthur
Schnitzler. Dans une lettre à Schnitzler, à l’occasion de son 60e anniversaire,
Freud écrit : « J’aimerais vous faire une confidence... Je pense que je vous ai
évité par une sorte de crainte de retrouver mon propre double (Doppelganger-
Scheu) »215. Comme Freud, Schnitzler était issu d’une famille juive qui avait
coupé ses liens avec la religion de ses ancêtres. Il était né à Vienne le 15 mai
1862 (donc six ans après Freud). Son père, laryngologiste réputé et professeur à
l’université de Vienne, éditait une revue médicale et comptait dans sa clientèle
des actrices et des chanteurs d’opéra. Arthur étudia la médecine à Vienne de
1879 à 1885 et obtint son doctorat trois ans après Freud. Comme Freud, il passa
trois ans à l’hôpital général de Vienne, fut l’élève de Meynert et s’intéressa aux
216. Arthur Schnitzler, « Über fiinktionelle Aphonie und deren Behandlung durch Hypnose
und Suggestion », Internationale Klinische Rundschau, HI (1889), p. 405-408.
217. Wiener Medizinische Presse, XXVII (1886), p. 1407-1409.
218. Internationale Klinische Rundschau, 1(1887), p. 19-20.
219. Internationale Klinische Rundschau, HI (1889), p. 891-893.
220. Arthur Schnitzler, Wiener Klinische Rundschau, IX ( 1895), p. 662-663,679-680,696-
697.
221. Voir Olga Schnitzler, Spiegelbild der Freundschaft, Salzbourg, Residenz Verlag,
1962.
222. Arthur Schnitzler, « Anatol » (1889), in Gesammelte Werke. I. Abt. Die Theaterstücke,
Berlin, S. Fischer, 1912,1, p. 9-107.
498 Histoire de la découverte de l’inconscient
plus avant et la réveille. Max conclut : « Une chose me paraît claire, les femmes
mentent même sous hypnose. »
Une des pièces suivantes de Schnitzler, Paracelse, tourne également autour de
l’hypnotisme223. Dans la Bâle du XVIe siècle, Paracelse se voit rejeté par les auto
rités comme un charlatan, mais attire les foules et effectue des guérisons mira
culeuses. B hypnotise Justina, la femme d’un riche citoyen de la ville, prétendant
qu’il peut à volonté donner un rêve et l’effacer. Justina fait dès lors des révéla
tions surprenantes. Personne ne sait dans quelle mesure ce qu’elle dit est vrai. On
ne sait pas exactement à quel moment elle s’éveille de son état hypnotique. La
morale de cette pièce est la relativité et l’incertitude, non seulement de l’hypnose
mais de la vie mentale tout entière. Paracelse prétend que si un homme pouvait
voir défiler les images de ses années passées, il les reconnaîtrait difficilement
« parce que la mémoire nous trompe presque autant que l’espoir » et que nous
jouons toujours un rôle, même dans les domaines les plus sérieux, et que « la
sagesse consiste à en prendre conscience ». Le Paracelsus de Schnitzler nous
offre ainsi une image de l’hypnotisme et de la vie mentale très différente de celle
qui ressort des études sur l’hystérie de Breuer et de Freud. Ceux-ci semblent
avoir pris à la lettre les révélations de leurs sujets hypnotisés et avoir construit
leurs théories sur cette base, tandis que Schnitzler a toujours fait ressortir les
aspects artificiels et théâtraux de l’hypnose et de l’hystérie.
Il ne faudrait pas exagérer les ressemblances entre Schnitzler et Freud. Si
Freud a introduit la méthode des associations libres en psychothérapie, Schnitzler
fut un des premiers à écrire tout un roman dans le style du «courant de
conscience »224. Schnitzler et Freud se sont intéressés l’un et l’autre aux rêves.
On dit que Schnitzler mettait par écrit ses propres rêves et il fait largement appel
au motif du rêve dans ses œuvres. Dans ses romans, ses personnages font des
rêves où les événements récents, les souvenirs du passé et les préoccupations du
moment se déforment et s’enchevêtrent sous les formes les plus variées. Mais on
n’y trouve pas trace des « symboles freudiens », et, malgré leur beauté et leur
richesse artistiques, ces rêves ne fournissent guère matière à interprétations psy
chanalytiques. La même indépendance à l’égard de la psychanalyse de Freud se
manifeste dans le roman de Schnitzler, Frau Beate, qui rapporte l’histoire d’un
inceste entre un jeune homme et sa mère, veuve225. Aucune référence, ici, au
complexe d’Œdipe ou aux situations de l’enfance ; c’est un extraordinaire
concours de circonstances qui a rendu ce dénouement presque inévitable.
La Première Guerre mondiale conduisit beaucoup d’hommes à réfléchir sur la
tragédie dans laquelle ils étaient engagés. Freud conclut ses « Considérations
actuelles sur la guerre et sur la mort » en affirmant que les instincts d’agressivité
sont plus puissants que l’homme civilisé moderne le pensait : pour lui, le pro
blème essentiel était celui de la maîtrise et de la canalisation de cette agressi
vité226. Schnitzler, quant à lui, contestait le rôle de la haine : ni les soldats, ni les
officiers, ni les diplomates, ni les hommes d’État ne haïssent vraiment l’en
227. Arthur Schnitzler, Über Krieg und Frieden, Stockholm, Bermann-Fischer Verlag,
1939.
228. Arthur Schnitzler, Der Geist im Wort und der Geist in der Tat, Berlin, S. Fischer,
1927.
229. Arthur Schnitzler, Buch der Sprüche und Bedenken. Aphorismen und Fragmente,
Vienne, Phaidon-Verlag, 1927.
230. Arthur Schnitzler, Flucht in die Finstemis, Berlin, S. Fischer, 1931.
231. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., III, p. 95.
500 Histoire de la découverte de l’inconscient
L’œuvre de Freud
I — De l’anatomie microscopique à la neurologie théorique
Il existe déjà tant d’exposés sur l’œuvre de Freud que nous nous contenterons
ici d’un bref survol, en nous attachant plus particulièrement à ses sources, à ses
rapports avec la science contemporaine et surtout à la ligne générale de son
évolution.
Les premiers historiens de la psychanalyse divisèrent la carrière scientifique de
Freud en une période prépsychanalytique et une période psychanalytique. Ils
voyaient en Freud un neurologue qui abandonna son orientation première pour
fonder une nouvelle psychologie. On reconnut par la suite qu’une bonne connais
sance de la première période était nécessaire pour bien comprendre les origines
de la psychanalyse. Un examen encore plus attentif des faits révèle, à l’intérieur
même de la période prépsychanalytique, une ligne d’évolution bien distincte.
Quand l’étudiant Sigmund Freud, alors âgé de 19 ans, commença ses
recherches à l’institut d’anatomie comparée du professeur Claus, il s’engageait
dans une carrière particulièrement exigeante. Le travail au microscope était une
école d’ascétisme et d’abnégation scientifiques. Agassiz a parfaitement décrit le
long et pénible entraînement des yeux, de la main et de l’intelligence par lequel
il faut d’abord passer avant de travailler efficacement avec un microscope ou un
télescope :
232. Hermann Hesse, Der Regenmacher in Das Glasperlenspiel, Zurich, Fretz und Was-
muth, 1943, II, p. 261-328.
Sigmund Freud et la psychanalyse 501
« En général, les gens ne se rendent pas compte, je crois, des difficultés de l’ob
servation au microscope ni de la longue et pénible préparation qu’exige la simple
adaptation des organes de la vue et du toucher à ce genre de travail [...]. Quoi de
plus facile, pense-t-on, que de s’asseoir devant une table et de regarder des objets
à travers des lentilles grossissantes ; mais certains domaines de la recherche
microscopique sont si obscurs que le chercheur doit se soumettre à un régime
spécial avant d’entreprendre ses investigations, afin que la fermeté de son regard
ne soit pas troublée par le battement de ses artères et afin que son système ner
veux soit à ce point calme que son corps tout entier se soumette strictement, pen
dant des heures, à la fixité et à la concentration du regard »233.
Il faut souvent des années d’entraînement pour que le jeune chercheur puisse
faire sa première découverte et, comme le fait remarquer Agassiz, une vie entière
de recherche se résume parfois en une seule phrase234. Mais même ceux qui sont
passés maîtres dans cette technique ne sont pas à l’abri d’illusions : Haeckel
décrivit et dessina des configurations imaginaires qui confirmaient ses théories et
qui le firent accuser de fraude, Meynert décrivit des faisceaux illusoires à travers
la substance cérébrale et plusieurs générations d’astronomes virent et fixèrent sur
leurs cartes les « canaux » de Mars.
On confiait habituellement au jeune étudiant un sujet de recherche très limité,
autant pour éprouver ses capacités que pour les résultats eux-mêmes. C’est ainsi
que les premières recherches de Freud portèrent sur la structure des gonades de
l’anguille. Jones raconte comment Freud disséqua environ quatre cents anguilles
sans parvenir à une conclusion décisive. Claus fut néanmoins satisfait du travail
de Freud et présenta son mémoire à l’Académie des sciences, mais Freud lui-
même en resta mécontent235. (Lejeune homme ambitieux n’avait apparemment
pas encore compris la philosophie de la recherche microscopique.)
Pendant les six années qu’il passa dans le laboratoire de Brücke, Freud fit d’ex
cellentes recherches sur des sujets limités. A cette époque, l’anatomie du cerveau
était un domaine assez nouveau où tout chercheur zélé pouvait faire des décou
vertes. On avait le choix entre trois méthodes : l’examen habituel de cas nou
veaux avec les techniques courantes ; la mise au point d’une nouvelle technique
(un microtome ou un agent colorant, par exemple) pour ouvrir de nouvelles pers
pectives d’études ; enfin l’élaboration d’une théorie (comme le firent ceux qui
proposèrent la théorie du neurone). Freud essaya successivement chacune de ces
trois méthodes. Il commença par une étude consacrée à certaines cellules du cor
233. Louis Agassiz, Methods ofStudy in Natural History, 4' éd., Boston, Houghton, Mifflin
andCo., 1882, p. 296-298.
234. Agassiz dit : « J’ai montré qu’il y avait une correspondance entre la succession des
poissons dans les époques géologiques et les différentes étapes de leur développement dans
l’œuf - c’est tout. » Quant à Emst von Baer, l’œuvre de sa vie se résume en cette phrase :
« Tous les animaux naissent d’œufs et ces œufs sont identiques au début. »
235. Sigmund Freud, « Beobachtungen über Gestaltung und feineren Bau der als Hoden
beschriebenen Lappenorgane des Aals », Sitzungsberichte der Kaiserlichen Akademie der
Wissenschaften, LXXV, I, Abt. (1877), p. 417-431.
502 Histoire de la découverte de l’inconscient
236. « Über den Ursprung der hinteren Nervenwurzeln im hinteren Rückenmark Atnmo-
coetes (Petromyzon Planeri) », Sitzungsberichte der Mainematisch-Naturwissenschaftlichen
Klasse der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaften, LXXV, III, Abteilung (1877), p. 15-27.
237. Sigmund Freud, « Eine neue Méthode zum Studium des Faserverlaufes im Central-
nerven-system », Archiv fur Anatomie und Physiologie, Anatomische Abt. (1884), p. 453-460.
238. Sigmund Freud, « Die Struktur der Elemente des Nervensystems », Jahrbücher fur
Psychiatrie, V (1884), p. 221-229.
239. Sigmund Freud, « Ein Fall von Himblutung mit indirekten basalen Herdsymptomen
bei Skorbut », Wiener Medizinische Wochenschrift, XXXIV (1884), p. 244-246, 276-279 ;
« Ein Fall von Muskelatrophie mit ausgebreiteten Sensibilifâtsstôrungen (Syringomyelie) »,
Wiener Medizinische Wochenschrift, XXXVI (1886), p. 168-172 ; « Akute multiple Neuritis
der Spinalen und Himnerven », Wiener Medizinische Wochenschrift, XXXVI (1886), p. 168-
172.
240. Sigmund Freud et Oscar Rie, Klinische Studie über die halbseitige Cerebrallahmung
der Kinder, Vienne, Deuticke, 1891.
241. Sigmund Freud, Zur Auffassung der Aphasien. Eine kritische Studie, Leipzig et
Vienne, Deuticke, 1891.
Sigmund Freud et la psychanalyse 503
leurs éloges, y voyant une étape décisive dans l’histoire de l’étude de l’aphasie et
une préfiguration de certaines théories psychanalytiques ultérieures. En fait, il est
plus facile de définir la place de cet ouvrage dans l’évolution de la pensée de
Freud que dans l’histoire de l’aphasie. A cette époque, on publiait énormément
d’ouvrages sur l’aphasie. Aujourd’hui ces écrits sont presque introuvables ; la
plupart d’entre eux reposent sur la mythologie cérébrale qui était alors en hon
neur. Les principales théories sur l’aphasie, comme celles de Wemicke et de
Lichtheim, s’appuyaient sur l’hypothèse que les images sensorielles sont emma
gasinées dans certains centres cérébraux, l’aphasie étant due à des lésions dans
ces régions. En 1881, Heymann Steinthal242 proposa ce que nous appellerions
aujourd’hui une théorie dynamique de l’aphasie, mais comme il était linguiste,
les neuropathologistes l’ignorèrent243. Les historiens de l’aphasie244 font remar
quer que, de Bastian à Déjerine, on reconnut de plus en plus que des facteurs
dynamiques étaient à l’origine de l’aphasie. Dans sa monographie, Freud annon
çait déjà les conceptions de Déjerine. Il fut probablement le premier, en Europe
continentale, à citer les travaux de Hughlings Jackson, et ce fut lui qui introduisit
et définit le terme d’« agnosie ». Freud, apparemment, ne voyait pas dans ce tra
vail une contribution majeure au problème de l’aphasie. Il s’agissait d’une dis
cussion théorique sans observations cliniques nouvelles ni découvertes anatomo
pathologiques originales. Prétendre, comme bn le fait généralement, que
l’ouvrage de Freud sur l’aphasie n’eut absolument aucun succès et ne fut jamais
mentionné par la suite, est pour le moins exagéré245.
En 1892, un élève de Freud, Rosenthal, publia dans sa thèse de médecine 53
observations d’enfants atteints de paralysie cérébrale à forme diplégique ; ces
observations provenaient du service de Freud246. En 1893, Freud exposa sa
conception de la diplégie cérébrale infantile247. Un critique anonyme objecta que
Freud avait décrit l’anatomie pathologique de cet état, non à partir de ses propres
observations, mais en compilant les découvertes d’autres auteurs, et que ses
interprétations physiopathologiques n’étaient pas convaincantes, puisque les rap
L’œuvre de Freud
II—A la recherche d’un modèle psychologique
253. D’abord publié comme Entwurf einer Psychologie, dans Sigmund Freud, Aus den
Anfangen der Psychoanalyse, Londres, Imago Publishing Co., 1950, p. 371-466. Trad. franç.
dans La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2' éd., Paris, 1969, p. 313-396.
506 Histoire de la découverte de l’inconscient
254. H.F. Ellenberger, «Fechner and Freud», Bulletin of the Menninger Clinic, XX
(1956), p. 201-214.
255. Heinrich Sachs, Vortrage über Bau und Tatigkeit des Grosshims und die Lehre von
der Aphasie und Seelenblindheit fur Aerzte und Studierende, Breslau, Preuss und Jünger,
1893, p. 110.
256. Peter Amacher, Freud’s Neurological Education and its Influence on Psychoanalytic
Theory, IV, n” 4 de Psychological Issues, New York, International Universities Press, 1965.
257. E. Brücke, Vorlesungen über Physiologie, 2 vol., Vienne, Braumüller, 1876.
258. Théodore Meynert, Klinische Vorlesungen über Psychiatrie, Vienne, Braumüller,
1890.
Sigmund Freud et la psychanalyse 507
L’œuvre de Freud
III—La théorie des névroses
Les circonstances qui amenèrent Freud à proposer une nouvelle théorie des
névroses appartiennent à la fois à l’esprit de son époque et à des expériences per
259. Sigmund Exner, Entwurf zu einer physiologischen Erklarung der psychischen Ers-
cheinungen, Vienne, Deuticke, 1894.
508 Histoire de la découverte de l’inconscient
260. Blàtter des Jüdischen Fraenbundes, vol. XII, nos 7-8 (juillet-août 1936), numéro spé
cial consacré à Bertha Pappenheim.
261. Dora Edinger, Bertha Pappenheim, Leben und Schriften, Francfort-sur-le-Main, Ner-
Tamid-Verlag, 1963.
Sigmund Freud et la psychanalyse 509
contre leur émigration vers la Palestine et d’autres pays. Elle mourut en 1936,
trop tôt peut-être pour se rendre compte qu’elle avait fait fausse route à cet égard.
Après la Deuxième Guerre mondiale, on se souvint d’elle comme d’une figure
presque légendaire dans le domaine du travail social, à tel point que le gouver
nement de la République fédérale allemande honora sa mémoire par un timbre-
poste à son effigie en 1954.
Le contraste est saisissant entre le portrait de Bertha Pappenheim, philanthrope
et promoteur du travail social, et celui d’Anna O. la mystérieuse hystérique de
Breuer. Rien, dans la biographie de Bertha Pappenheim, ne laisse entendre
qu’elle était Anna O., et rien dans l’histoire d’Anna O. ne permet de deviner qu’il
s’agit de Bertha Pappenheim. Si Jones n’avait pas dévoilé l’identité de ces deux
personnages, il est possible que personne ne l’aurait découverte262.
L’histoire d’Anna O. connaît aujourd’hui deux versions, celle donnée par
Breuer en 1895263 et celle donnée par Jones en 1953264. Mais deux documents
nouvellement découverts ont permis de verser une nouvelle lumière sur ce cas
étrange.
Au dire de Breuer, Fraülein Anna O. était une jeune femme séduisante et intel
ligente, douée d’une forte volonté et d’une grande imagination. Elle était aimable
et charitable, elle souffrait d’une certaine instabilité affective. Elle avait été éle
vée dans une famille extrêmement puritaine et il y avait un contraste saisissant
entre l’instruction qu’elle avait reçue et la vie monotone qu’elle menait chez elle.
D’où son évasion dans des rêvasseries qu’elle appelait son théâtre privé.
Sa maladie, telle que Breuer la décrivit en 1895, s’était déroulée en quatre
périodes chronologiquement bien délimitées.
262. L’identité de Bertha Pappenheim et d’Anna O. a été mentionnée par Dora Edinger
dans sa biographie. Elle a été confirmée à l’auteur par des communications personnelles de
membres des familles Breuer et Pappenheim.
263. Josef Breuer et Sigmund Freud, Studien über Hystérie, Leipzig et Vienne, Deuticke,
1895, p. 15-37. Standard Edition, n, p. 21-47. Trad. franç. : Études sur l’hystérie, Paris, PUF,
1956, p. 14-35.
264. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., I, p. 246-249.
510 Histoire de la découverte de l’inconscient
advint qu’elle resta complètement muette pendant deux semaines, mais Breuer
savait que ce mutisme avait débuté à la suite d’un accident pénible et, après être
parvenu à l’amener à parler de cet incident, le mutisme disparut. Mais
maintenant, elle ne parlait plus qu’en anglais, tout en continuant à comprendre ce
qu’on lui disait en allemand. Vers la fin de l’après-midi survenaient ce qu’elle
appelait ses nuages (« clouds »), c’est-à-dire un état de somnolence dans lequel
on pouvait facilement l’hypnotiser. Breuer avait coutume de lui faire sa visite à
ces moments-là ; elle lui racontait alors ses rêveries qui étaient généralement des
histoires de jeune fille anxieuse en présence de personnes malades. Au cours du
mois de mars, son état s’améliora et elle quitta son lit pour la première fois le 1er
avril 1881.
3. La période de « somnambulisme continu alternant avec des états plus nor
maux » (du 5 avril à décembre 1881). La mort de son père, le 5 avril 1881, déter
mina chez elle deux jours de stupeur intense. Elle manifestait un « instinct néga
tif » contre ses proches et ne reconnaissait personne sauf Breuer. Elle ne parlait
plus qu’anglais et semblait incapable de comprendre l’allemand.
Environ dix jours après la mort de son père, on appela un consultant. Elle se
conduisit comme si elle ne percevait pas sa présence. Le consultant essaya de for
cer son attention en soufflant un peu de fumée dans la direction de son visage.
Cette tentative fut suivie par un terrible accès de colère et d’anxiété. Le même
soir, Breuer dut partir en voyage. Quand il revint, il trouva que l’état d’Anna O.
avait beaucoup empiré. Pendant son absence, elle avait refiisé de manger, elle
avait eu des crises d’angoisse et des hallucinations lugubres. Breuer recommença
à l’hypnotiser tous les soirs ; elle lui racontait ses hallucinations récentes, sur
quoi elle se trouvait soulagée. Le dédoublement se faisait maintenant entre l’es
prit troublé dans la journée et l’esprit clair dans la nuit.
Anna O. ayant manifesté des impulsions suicidaires, elle fut transportée,
contre son gré, dans une maison de campagne près de Vienne, le 7 juin 1881.
Après trois jours de grande agitation, elle se calma. Breuer lui rendait visite tous
les trois ou quatre jours. Ses symptômes se manifestaient maintenant selon un
cycle régulier, et ils étaient soulagés par les séances hypnotiques de Breuer. Dans
l’intervalle des visites de Breuer, il fallait lui administrer des doses assez élevées
de chloral.
Breuer était le seul à pouvoir effectuer ce qu’elle appelait maintenant sa tal-
king cure ou son chimney sweeping. L’état d’Anna O. s’améliora lentement. Elle
jouait avec un chien terre-neuve et allait visiter des pauvres dans le voisinage. A
l’automne, elle revint à Vienne dans une autre maison où sa mère avait emmé
nagé. Mais son état empira en décembre 1881, de sorte qu’il fallut la ramener à
la maison de campagne.
4. La quatrième période (de décembre 1881 à juin 1882) fut marquée par
deux remarquables changements. Comme précédemment, il y avait bien une per
sonnalité « normale » et une personnalité « malade », mais maintenant la person
nalité malade vivait avec un décalage de 365 jours sur la personnalité normale.
Grâce au journal que sa mère avait tenu de sa maladie, Breuer put s’assurer que
les événements qu’elle hallucinait s’étaient effectivement produits, jour pour
jour, exactement une année auparavant. Elle passait parfois spontanément et
brusquement d’une personnalité à l’autre et Breuer pouvait provoquer à volonté
ce passage en lui montrant une orange. Le second changement se rapportait à la
Sigmund Freud et la psychanalyse 511
« cure par la parole ». Un jour, sous l’hypnose, elle raconta à Breuer que sa répu
gnance à boire de l’eau avait commencé après qu’elle eut vu un chien boire dans
un verre d’eau. Ce récit terminé, le symptôme disparut. Dès lors, elle commença
à raconter à Breuer, dans l’ordre chronologique inversé, toutes les manifestations
successives d’un certain symptôme avec les dates exactes, jusqu’à ce qu’elle en
eût atteint la première apparition, ainsi que l’événement qui en avait été la cause,
et alors le symptôme disparaissait définitivement. Par exemple, Breuer trouva
sept sous-formes du symptôme « états passagers de surdité » ; chacun des sept
constituait une des « séries » que Breuer devait traiter séparément. Ainsi, la pre
mière sous-forme, « ne pas entendre quelqu’un entrer », était apparue 108 fois, et
la malade eut à décrire chacune des 108 manifestations du symptôme dans
l’ordre chronologique inversé, jusqu’à ce que Breuer eût atteint la première appa
rition : un jour elle n’avait pas entendu entrer son père. Mais les six autres sous-
formes du symptôme « ne pas entendre », de même que chacun des autres symp
tômes, durent être traitées à tour de rôle de la même façon. C’est par ce procédé
fastidieux que Breuer parvint à extirper tous les symptômes. Le dernier symp
tôme put être rapporté à un incident particulier : un jour qu’elle soignait son père
malade, elle avait vu en hallucination un serpent noir ; bouleversée, elle murmura
une prière en anglais — la première qui lui était venue à l’esprit. Dès qu’Anna O.
eut retrouvé ce souvenir, la paralysie quitta son bras et elle fut de nouveau
capable de parler allemand.
La malade avait annoncé à F avance qu’elle serait guérie en juin 1882, pour l’an
niversaire de son transfert à la maison de campagne et à temps pour les vacances
d’été. Breuer conclut son récit par ces mots : « Elle quitta Vienne pour faire un
voyage, mais il lui fallut beaucoup de temps pour retrouver son équilibre psy
chique. Depuis lors, elle jouit d’une tout à fait bonne santé. »
Les récits habituels de la maladie d’Anna O. n’en font pas ressortir les traits
insolites, tels que, pendant la quatrième période, la forme singulière prise par le
dédoublement de la personnalité (une personnalité vivant dans le présent et
l’autre 365 jours plus tôt). Et surtout il est absolument inexact qu’il « suffisait de
rappeler les circonstances dans lesquelles le symptôme était apparu pour le voir
disparaître » (ainsi qu’on le raconte toujours). Breuer déclare expressément
qu’Anna O. devait rappeler chacun des cas isolés où le symptôme était apparu,
quel qu’en fût le nombre, et dans l’ordre chronologique inversé. La maladie d’An
na O. n’était donc nullement « un cas classique d’hystérie », mais un cas unique
dont, à notre connaissance, aucun autre exemple n’a été signalé ni avant, ni après
elle.
Dans un séminaire donné à Zurich en 1925, Jung révéla que Freud lui avait dit
que la malade, en réalité, n’avait pas été guérie265. Jung déclara que ce « fameux
cas initial », dont on parlait si souvent comme d’un exemple de brillant succès
thérapeutique, n’en était pas un. Il n’y eut pas guérison dans le sens où on l’avait
dit. Pourtant, ajoutait Jung, « le cas était si intéressant qu’il était inutile de pré
tendre à son sujet quelque chose qui ne s’était pas produit ».
En 1953, Jones publia une version de l’histoire, qui, sur bien des points, diffère
de celle de Breuer. Malheureusement, nous ignorons jusqu’à quel point Jones se
265. Notes on the Seminar in Analytical Psychology Conducted by Dr C.G. Jung, op. cit.
512 Histoire de la découverte de l’inconscient
266. Jones écrit que Dora Breuer'se suicida à New York en 1942. En réalité, des documents
qui se trouvent aux archives de la communauté juive de Vienne indiquent qu’elle se suicida à
Vienne pour échapper au massacre des nazis.
267. L’auteur remercie ceux qui l’ont aidé dans ses recherches : monsieur Schramm, de
Gross Enzersdorf, monsieur Karl Neumayer, maire d’Inzersdorf, et le docteur W. Podhajsky,
directeur de l’hôpital psychiatrique de Vienne (Psychiatrisches Krankenhaus der Stadt Wien).
268. Madame Dora Edinger nous a fait savoir que, selon un document récemment décou
vert dans les archives municipales de Francfort, Bertha Pappenheim et sa mère vinrent s’établir
en cette ville, en novembre 1888. Il n’a pas été possible jusqu’ici de déterminer où elles avaient
vécu de 1882 à 1888.
Sigmund Freud et la psychanalyse 513
naît une copie d’un rapport inédit rédigé par Breuer lui-même en 1882, ainsi
qu’une observation écrite par un des médecins du Sanatorium Bellevue. Voici
tout d’abord un court résumé du rapport de Breuer.
Breuer désigne la malade par son nom véritable et donne une image plus
complète de la situation familiale : difficultés avec sa « très sérieuse mère », que
relles avec son frère, plusieurs mentions de « son amour passionné pour son père
qui la choyait ». Breuer déclare que Bertha n’avait jamais été amoureuse, « dans
la mesure où sa relation avec son père ne le remplaçait pas, ou plutôt n’était pas
remplacé par cela ». Breuer souligne son opposition puérile aux prescriptions du
médecin et son irréligion totale.
Quant à la « première période de sa maladie », Breuer confirme qu’il ne vit pas
Bertha pendant cette période, et que ni sa famille, ni elle-même ne soupçonnaient
les nombreux symptômes qui l’affligeaient et qu’il n’apprit que par les révéla
tions que Bertha lui fit plus tard sous hypnose.
La deuxième période commença peu de temps après la première visite de
Breuer. Breuer raconte cette période avec force détails et insiste davantage sur
« son amour véritablement passionné pour son père ». Quant aux deux semaines
où elle resta muette (en 1882, Breuer appelait cela une « aphasie »), il mentionne
que tout commença après un incident où elle avait été blessée moralement par
son père. A cette époque, Breuer pensait au diagnostic d’un tubercule dans la
fosse de Sylvius gauche avec une méningite chronique à extension lente, mais,
voyant combien elle se tranquillisait lorsqu’il l’écoutait parler le soir, il inclina à
penser plutôt à une « affection purement fonctionnelle ».
Le rapport de Breuer de 1882 nous apprend que, pendant les deux mois pré
cédant la mort de son père, on lui avait refusé la permission de le voir, et on lui
avait menti continuellement à son sujet269. Le 5 avril, au moment où le père était
mourant, on continuait à la rassurer. Lorsqu’elle apprit que son père était mort,
elle s’indigna : on lui avait « volé » son dernier regard et ses dernières paroles et
une aggravation marquée survint dans son état. La seule personne qu’elle recon
naissait immédiatement était Breuer. Son attitude envers sa mère et son frère était
fortement « négative ». Nous apprenons que le psychiatre consultant qui fut
appelé environ dix jours après la mort de son père n’était autre que Krafft-Ebing.
Malheureusement, aucune mention n’est faite de son diagnostic ni de ses
recommandations.
Vu la difficulté de garder Bertha à la maison, on la transféra à Inzersdorf, dans
une villa proche de la maison de santé des docteurs Fries et Breslauer, lesquels la
traitaient dans l’intervalle des visites faites par Breuer tous les quelques jours.
Breuer raconte qu’après une absence de cinq semaines il trouva Bertha dans un
état pitoyable, « le moral très bas, indisciplinée, capricieuse, méchante, pares
seuse ». Son imagination semblait épuisée. Elle donnait des récits déformés des
choses qui l’avaient irritée pendant les jours précédents. Breuer s’aperçut que
certains de ses « caprices » disparaissaient lorsqu’on les ramenait aux « incita
tions psychiques » qui en avaient été le point de départ (comme cela avait déjà
269. La date donnée par Breuer pour la mort du père d’Anna O. correspond toutefois à celle
de la mort de Siegmund Pappenheim, ainsi que l’atteste la Heimat-Rolle de Vienne, à savoir le
5 avril 1881.
514 Histoire de la découverte de l’inconscient
été le cas pour son « aphasie »). C’est ainsi qu’elle se couchait en gardant ses
bas ; parfois elle s’éveillait la nuit et se plaignait qu’on l’eut laissée aller au lit
avec ses bas. Un soir, elle raconta à Breuer qu’à l’époque où on lui interdisait de
voir son père malade, elle se levait pendant la nuit, mettait ses bas et allait écouter
à sa porte jusqu’à ce qu’elle fût une fois surprise par son frère. Après qu’elle eut
raconté cet incident à Breuer, le « caprice » disparut. L’événement qui suivit fut
l’histoire du petit chien (décrite comme le premier incident dans les Études sur
l’hystérie). Breuer s’aperçut que certains « caprices » pouvaient être ramenés
simplement Ji une « pensée fantastique » imaginée par la malade. L’étape sui
vante fut la constatation, faite par Breuer, que non seulement les « caprices »,
mais aussi des symptômes d’apparence neurologique pouvaient être amenés à
disparaître par le même moyen.
La fin du rapport de 1882 est décevante. Breuer dit en quelques lignes que Ber-
tha revint chez sa mère à Vienne au début de novembre 1881, de sorte qu’il put
lui donner sa talking cure, tous les soirs, mais, « pour des raisons inexplicables »,
l’état de la patiente empira en décembre. Pendant la période des fêtes juives cor
respondant à Noël, elle était agitée et racontait tous les soirs à Breuer les histoires
fantastiques qu’elle avait imaginées à la même époque de l’année précédente :
c’étaient, jour pour jour, les mêmes histoires. Le rapport ne contient rien sur la
« quatrième période » de la maladie, et s’achève sur cette phrase énigmatique :
« Après terminaison des séries, grand soulagement. »
Notons encore que ce rapport ne contient aucune mention d’une grossesse hys
térique et que le mot de catharsis n’y apparaît nulle part.
270. Les deux documents ont été publiés par Albrecht Hirschmüller en 1978, p. 339-375 de
l’édition française (voir le complément bibliographique en fin de volume). Le deuxième docu
ment porte la signature du docteur Laupus, médecin de la clinique de Kreuzlingen. (N.d.E.)
Sigmund Freud et la psychanalyse 515
aucune mention ; elle parle simplement d’un cas neurologique, difficile chez une
malade passablement désagréable, traitée avec de fortes doses de morphine. Les
deux documents nouvellement découverts confirment donc ce que Freud, au dire
de Jung, lui avait révélé : la malade n’avait pas été guérie. Le « prototype d’une
guérison cathartique » ne fut ni une guérison ni une catharsis. Anna O. était deve
nue une morphinomane grave qui avait conservé une partie de ses symptômes les
plus manifestes.
Les deux documents que nous venons de résumer montrent l’histoire d’Anna
O. sous un jour quelque peu différent de celui de la légende. La situation fami
liale apparaît plus clairement dominée par la rivalité entre la malade et sa mère,
et la personnalité de la malade plus complexe, avec son goût pour le théâtre, son
opposition aux médecins et son irréligion. Le caractère problématique de la
« première période » ressort davantage : Breuer confirme que sa maladie était
passée complètement inaperçue de sa famille et qu’elle-même n’en savait que ce
que Breuer avait appris d’elle sous hypnose et lui en avait redit. On peut s’éton
ner que Breuer ait ajouté foi sans l’ombre d’un doute aux révélations de la
malade hypnotisée, tandis qu’il note expressément qu’au niveau conscient elle
« donnait des récits déformés des choses qui l’avaient irritée pendant les jours
précédents ». L’évolution de la maladie de Bertha semble avoir été plus drama
tique qu’il n’apparaît dans le récit de 1895. D’autre part, l’histoire de la grossesse
hystérique rapportée par Jones ne trouve aucune confirmation et ne cadre pas
avec la chronologie du cas.
L’origine et le développement de ce qui fut nommé plus tard le « traitement
cathartique » apparaît plus clairement. Au début et pendant quelque temps, le
« ramonage » signifiait simplement que Bertha déchargeait son esprit des his
toires qu’elle avait imaginées pendant les jours précédents. En août 1881, arriva
le moment où son imagination fut épuisée et alors elle parla des événements qui
avaient marqué le début de ses « caprices », lesquels avaient été tout à fait
conscients et volontaires. Plus tard, dans une troisième phase, elle appliqua un
procédé semblable pour indiquer l’origine de ses symptômes plus graves d’ap
parence neurologique271.
C’est Juan Dahna272 qui a indiqué la relation entre la cure d’Anna O. et l’in
térêt général pour la catharsis qui avait suivi la publication, en 1880, d’un livre
sur la notion aristotélicienne de la catharsis par Jacob Bemays273 (l’oncle de la
future femme de Freud). Pendant quelque temps la catharsis fut un des sujets les
plus discutés parmi les érudits et un des thèmes de conversation dans les salons
271. Après la publication anglaise du présent ouvrage, H.F. Ellenberger a rédigé un article
sur le cas Anna O. à partir duquel il a ensuite modifié l’édition française. Voir « L’histoire d’An
na O. Étude critique avec des documents nouveaux », L’Évolution psychiatrique, 37,4 (1972),
p. 693-717. Repris dans Les Mouvements de libération mythique, op. cit., et dans Beyond the
Unconscious, Princeton University Press, 1993. (N.d.E.)
272. Juan Dalma, « La Catarsis en Aristoteles, Bemays y Freud », Revista de Psiquiatria y
Psicologia Medical, VI (1963), p. 253-269 ; « Reminiscencias Culturales Clasicas en Algunas
Corientes de Psicologia Modema », Revista de la Facultad de Medicina de Tucuman, V
(1964), p. 310-332.
273. Jacob Bemays, Zwei Abhandlungen über die Aristotelische Théorie des Drama, Ber
lin, Wilhelm Hertz, 1880.
516 Histoire de la découverte de l’inconscient
cure280 qu’il n’est guère possible de tirer des conclusions des données dont nous
disposons281. Ce cas représente la première tentative de Freud pour appliquer la
méthode de Breuer, à cette différence près que le patient de Freud n’avait besoin
de se rappeler que l’événement traumatique initial, et qu’une fois cet événement
évoqué le médecin suggérait au patient que le symptôme avait disparu. Ce pro
cédé reprenait donc celui que Janet avait appliqué pour la première fois en 1886.
En 1892 et 1893, Freud semble osciller entre l’École de Nancy, sa fidélité à
Charcot et la méthode cathartique de Breuer. Dans une conférence donnée le
27 avril 1892 devant le Club médical viennois, Freud adopta ouvertement la
conception de l’hypnose de Bernheim, en recommanda l’application et conseilla
à ses confrères d’aller à Nancy pour se familiariser avec cette méthode282. En
1893, il publia l’histoire d’une femme qui ne pouvait donner le sein à son enfant
en raison de divers symptômes hystériques : deux séances de suggestion hypno
tique avaient suffi à faire disparaître tous ses symptômes, et il en fut de même
après la naissance d’un autre enfant un an après283. Il n’était pas question de
catharsis : c’était un traitement dans le style de Bernheim. Le 24 mai 1893,
devant ce même Club médical viennois, Freud donna une conférence sur les
paralysies hystériques284, qu’il rédigea ensuite en français pour les Archives de
neurologie de Charcot285. Dans cet article, il se réfère constamment à Charcot, ne
modifiant que fort peu sa théorie (au lieu d’envisager des lésions dynamiques des
centres moteurs cérébraux, il suppose que la représentation du bras est dissociée
d’autres représentations). Se référant à Janet, Freud souligne que les paralysies
hystériques ne correspondent pas à la répartition des nerfs, comme si l’hystérie
ignorait l’anatomie. Mais quatre mois auparavant, le 11 janvier 1893, Freud avait
déjà révélé au même auditoire la nouvelle théorie de l’hystérie qu’il était en train
d’édifier avec Breuer286. Ce fut le point de départ de la « Communication préli
minaire » que l’on peut considérer comme la première pierre de l’édifice de la
psychanalyse.
280. « The Chronology of the Case of Frau Emmy von N. », appendice à la traduction
anglaise de Breuer et Freud, Studies in Hysteria, in Sigmund Freud, Complété Works, Standard
Edition, II, p. 307-3009.
281. La présentation par Freud du cas d’Emrny von N. ne contient qu’une seule indication
chronologique précise : la patiente fut effrayée après avoir lu, le 8 mai 1889, dans la Frankfur
ter Zeitung,- l’histoire d’un mauvais traitement infligé à un apprenti. Le département des
archives de ce journal a répondu à notre enquête qu’on n’avait pu trouver aucun article de ce
genre dans la Frankfurter Zeitung pendant le mois de mai 1889. Ceci confirmerait l’hypothèse
formulée par les éditeurs de la Standard Edition que Freud modifia non seulement les noms et
les lieux, mais aussi la chronologie de cette histoire.
282. Un compte rendu de cette conférence a été publié dans Internationale Klinische
Rundschau, VI (1892), p. 814-818, 853-856.
283. Sigmund Freud, « Ein Fall von hypnotischer Heilung nebst Bemerkungen über die
Entstehung hysterischer Symptôme durch den Gegenwillen », Zeitschrift fur Hypnotismus, I
(1893), p 102-107,123-129. Standard Edition, I, p. 117-128.
284. Recensé par le docteur Em. Mandl, Internationale Klinische Rundschau, VII (1893),
p. 107-110.
285. Sigmund Freud, « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies
motrices et hystériques », Archives de neurologie, XXVI (1893), p. 29-43. Standard Edition, I,
p. 160-172.
286. Recensé par le docteur Em. Mandl, Internationale Klinische Rundschau, VII, (1893),
p. 868-869.
518 Histoire de la découverte de l’inconscient
Cet article de Breuer et Freud suscita un vif intérêt et fut l’objet de recensions
favorables dans plusieurs revues neurologiques288.
La même année, Freud publia un panégyrique de Charcot ; il lui attribuait le
mérite d’une théorie de l’hystérie, qui, en fait, provenait dans une large mesure
de ses prédécesseurs ; il y exprimait par ailleurs quelques critiques respec
tueuses289. Il se demandait ce que Charcot aurait découvert s’il était parti de
l’idée que l’attaque d’hystérie était une décharge d’émotions violentes. Il aurait
alors pu chercher dans les antécédents du malade l’existence d’un traumatisme
dont ce dernier avait perdu conscience. C’est là ce qui aurait expliqué ces émo
tions. Chose curieuse, cette hypothèse ne s’éloigne pas beaucoup de la théorie de
Charcot sur la grande hystérie, telle qu’elle était exprimée dans la thèse de son
disciple Richer290.
En 1894, une notion réellement nouvelle apparaît dans les écrits de Freud,
celle de défense (Abwehr)291. Ce terme venait de Meynert qui distinguait deux
attitudes fondamentales de l’organisme, l’attaque et la défense, attitudes qui se
reflétaient dans les thèmes des idées délirantes. Freud donnait au mot « défense »
la signification d’« oubli » de souvenirs ou d’idées pénibles, tout en soulignant
quatre points essentiels : ce n’est pas le traumatisme lui-même qui est pathogène,
287. Josef Breuer et Sigmund Freud, « Über den psychischen Mechanismus hysterischer
Phânomene (Vorlaufge Mitteilung) », Neurologisches Zentralblatt, XH (1893), p. 4-10,43-47.
Standard Edition, II, p. 13-17.
288. Voir chap. x, p. 783.
289. Sigmund Freud, «Charcot», Wiener Medizinische Wochenschrift, XLIII (1893),
p. 1513-1520. Standard Edition, HI, p. 11-23.
290. Paul Richer, Études cliniques sur l’hystéro-épilepsie ou Grande Hystérie, Paris, Dela-
haye et Lecrosnier, 1881, p. 103,116,122.
291. Sigmund Freud, « Die Abwehr-Neuro-Psychosen », Neurologisches Zentralblatt, XHI
(1894), p. 362-364,402-409. Standard Edition, HI, p. 90-115.
Sigmund Freud et la psychanalyse 519
mais sa représentation ou son idée ; cette défense est dirigée contre des idées V
sexuelles ; cette défense est un trait commun des névroses et a été retrouvée dans '\
un cas de psychose ; la théorie de la dégénérescence est fausse.
En 1895, Freud publia un article sur la névrose d’angoisse, c’est-à-dire sur les
malades qui souffrent constamment d’anxiété diffuse et qui subissent de temps à
autre des attaques d’angoisse aiguës, sans qu’on puisse en déterminer la cause292.
Hecker293 avait déjà décrit cette névrose comme une variété de neurasthénie,
Krishaber294 comme une entité spécifique, et Kowalewsky295 comme une intoxi
cation de l’organisme consécutive à une stimulation et à un épuisement succes
sifs de certains centres cérébraux. L’hypothèse que des frustrations sexuelles
seraient à l’origine des symptômes d’angoisse était déjà assez largement répan
due, et l’innovation de Freud consista plutôt à décrire la névrose d’angoisse
comme une entité clinique spécifique liée à une théorie étiologique de frustration
sexuelle.
L’année 1895 vit aussi la publication des Études sur l’hystérie de Breuer et
Freud296. Cet ouvrage reprenait d’abord la « Communication préliminaire ». Puis
suivait un récit par Breuer du cas d’Anna O., présenté comme le prototype de la
cure cathartique, puis quatre observations de Freud, d’abord celle d’Emmy von
N. (première cure cathartique de Freud en 1889), suivie des cas de Lucie R., de
Katharina et d’Elisabeth von R. (toutes trois de la fin de 1892). Le livre se ter
minait sur un chapitre où Breuer exposait sa théorie de l’hystérie et un autre où
Freud traitait de la psychothérapie de cette névrose. Freud y exprimait ouverte
ment ses divergences avec la théorie de Breuer : il n’y avait pour lui qu’une ori
gine possible à l’hystérie, VAbwehr. Dans l’histoire d’Elisabeth von R., il décrit
sa nouvelle méthode des « associations libres », qui lui avait été suggérée par la
malade elle-même. Les quatre cas rapportés par Freud rappelaient beaucoup ceux
de Benedikt. Par ailleurs, l’influence de Janet était manifeste dans la façon dont
Freud utilisait les expressions d’« idées fixes », d’« analyse psychologique » et <
de « misère pyschologique ». '
Au début de 1896, Freud esquissa sa nouvelle classification des névroses297. Il
invoquait encore le grand nom de Charcot, mais s’éloignait ostensiblement de
Janet. Ainsi Freud ne parlait plus d’analyse psychologique, mais appelait sa
propre méthode psychanalyse. Il divisait les névroses en névroses proprement
dites, ayant leur source dans la vie sexuelle présente du malade, et en psychoné
vroses dont l’origine remonte à sa vie sexuelle passée. Il subdivisait les névroses
proprement dites en neurasthénie, dont l’origine spécifique est la masturbation, et
292. Sigmund Freud, « Über die Berechtigung von der Neurasthénie einen bestimmten
Symptomkomplex als Angstneurose abzutrennen », Neurologisches Zentralblatt, XIV (1895),
p. 50-66. Standard Edition, IH, p. 90-115.
293. Ewald Hecker, « Über larvierte und abortive Angstzustânde bei Neurasthénie », Zen
tralblatt für Nervenheilkunde, XVI (1893), p. 565-572.
294. Maurice Krishaber, De la névropathie cérébro-cardiaque, Paris, Masson, 1873.
295. P.J. Kowalewsky, « Die Lehre vom Wesen der Neurasthénie », Zentralblatt ftir Ner
venheilkunde, XHI (1890), p. 241-244,294-319.
296. Josef Breuer et Sigmund Freud, Studien über Hystérie, op. cit. Standard Edition,
vol. II. Trad. franç. : Études sur l’hystérie, op. cit.
297. Sigmund Freud, « L’hérédité et l’étiologie des névroses », Revue neurologique, IV
(1896), p. 161-168 ; « Weitere Bemerkungen über die Abwehr-Neuropsychosen », Neurolo
gisches Zentralblatt, XV (1896), p. 434-448. Standard Edition, IH, p. 143-156, 162-185.
520 Histoire de la découverte de l’inconscient
en névrose d’angoisse, dont l’origine spécifique est une stimulation sexuelle frus
trée, sous la forme, en particulier, du coitus interruptus. Les psychonévroses
comprenaient l’hystérie et les obsessions. La cause spécifique de l’hystérie était
le viol commis par un adulte sur un enfant qui le subissait passivement. Souvent
un traumatisme de ce genre ne perturbe guère le sujet en apparence, et il peut
sembler oublié, du moins jusqu’à la puberté ; il suffira alors d’une cause minime
pour réveiller l’impression antérieure qui agit alors avec les apparences d’un
traumatisme original. L’origine spécifique des névroses obsessionnelles était la
même que celle de l’hystérie, à cette différence près que l’enfant y jouait un rôle
plus actif, et en avait éprouvé du plaisir. Les idées obsessionnelles ne sont qu’une
auto-condamnation sous une forme masquée. Freud expliquait ainsi la plus
grande fréquence de l’hystérie chez les femmes et des obsessions chez les
hommes.
La même année, l’article de Freud « Sur l’étiologie de l’hystérie » marqua
l’aboutissement de dix années de réflexion sur la théorie de l’hystérie298. La
pierre angulaire de cette théorie restait l’hypothèse de Breuer suivant laquelle des
expériences traumatisantes seraient à l’origine de l’hystérie, expériences dont le
souvenir réapparaît inconsciemment sous forme symbolique dans les symptômes
de la maladie299300
, la guérison pouvant être obtenue par la prise de conscience de
ce souvenir390. Tout en s’appuyant sur cette conception, Freud montrait qu’en fait
la situation était plus complexe.
Le traumatisme, selon Freud, doit avoir à la fois une « qualité déterminante »
(une relation logique de cause à effet) et un « pouvoir traumatisant » (il doit être
capable d’engendrer une réaction intense). La difficulté est qu’en cherchant à
I découvrir le traumatisme on trouve souvent des événements qui n’ ont aucun rap-
/ port avec les symptômes ou qui sont inoffensifs. Cette difficulté serait liée, pen
sait Breuer, au fait que le traumatisme s’était produit dans un état hypnoïde, mais
j Freud rejetait cette théorie et supposait que les thèmes remémorés par le malade
ne sont que les maillons d’une longue chaîne et que derrière eux se cachent des
traumatismes plus élémentaires. En fait, disait Freud, à mesure qu’émergent des
chaînes de souvenirs, celles-ci divergent et convergent en des points nodaux,
pour aboutir en fin de compte à des événements de nature sexuelle survenus lors
de la puberté. Une nouvelle difficulté surgit alors, car ces événements pubertaires
présentent souvent un caractère extrêmement banal et ne paraissent guère sus
ceptibles d’engendrer l’hystérie. Freud suppose donc que ces événements puber-
î taires ne sont que des causes déclenchantes, ravivant des souvenirs inconscients
i de traumatismes bien plus anciens, remontant à l’enfance, et qui sont toujours
i eux aussi de nature sexuelle. Freud dit avoir trouvé, dans dix-huit cas analysés en
détail, que le patient avait été la victime d’une tentative de séduction sexuelle de
la part d’un adulte de son entourage immédiat, séduction souvent suivie d’expé
riences sexuelles avec des enfants de son âge. Ces expériences, ajoute Freud, ne
l’avaient en apparence guère impressionné sur le moment. Lors de la puberté, des
298. Sigmund Freud, « Zur Etiologie der Hystérie », Wiener Klinische Rundschau, X
(1896), p. 379-381, 395-397,413-415,432-433,450-452. Standard Edition, m, p. 191-221.
299. Ceci était déjà implicitement contenu dans la théorie de la grande hystérie de Charcot,
telle que l’avait développée Paul Richer, Études cliniques sur l’hystéroépilepsie ou grande
hystérie, Paris, Delahaye et Lecrosnier, 1881.
300. Telle était la procédure thérapeutique de Janet ; voir chap. vi, p. 397-399.
Sigmund Freud et la psychanalyse 521
301. Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, op. cit., p. 190-193 (lettre à Fliess
du 21 septembre 1897).
522 Histoire de la découverte de l’inconscient
Evénement actuel
Chaînes de souvenirs
Expérience
sexuelle précoce
L’œuvre de Freud
IV— La psychologie des profondeurs
D pouvait sembler, en 1896, que Freud avait désormais atteint son but :
construire une nouvelle théorie des névroses expliquant leurs symptômes et leurs
origines jusque dans leurs moindres détails. Certains, comme Krafft-Ebing,
accueillirent cette théorie avec un scepticisme bienveillant, d’autres, comme
Lôwenfeld, lui témoignèrent de l’intérêt ; nulle trace d’hostilité en tout cas dans
les écrits de cette époque. Pour Freud, cependant, ce n’était là que le point de
départ de ce que l’on appela un peu plus tard la « psychologie des profon
deurs »302. La psychologie des profondeurs affirmait fournir une clé pour explo
rer l’inconscient, renouveler la connaissance du conscient, mieux comprendre
l’art, la littérature, la religion et la culture.
La première psychiatrie dynamique avait été, pour l’essentiel, la systématisa
tion d’observations entreprises sur des patients hypnotisés. La méthode des asso
ciations libres de Freud ouvrit une nouvelle voie d’approche. Le patient devait
s’étendre en se relaxant sur un divan, et on lui imposait comme règle fondamen
tale de dire tout ce qui lui venait à l’esprit, quelque futile, absurde, embarrassant
ou même offensant que cela puisse lui paraître. En agissant ainsi, le patient res
sentait à certains moments une inhibition ou d’autres difficultés intérieures que
présent et un pied dans l’enfance. Du contenu latent, nous sommes donc ramenés
plus en arrière encore, jusqu’à un souvenir d’enfance, expression d’un désir insa
tisfait de cette période reculée du passé. Freud introduit ici la notion de complexe
d’Œdipe, découverte à travers son auto-analyse et celle de ses patients : le petit
garçon voudrait posséder sa mère, il voudrait supplanter et éliminer son père,
mais il a peur de ce rival menaçant, peur aussi que la castration ne vienne punir
ses sentiments incestueux à l’égard de sa mère. Tel est, dit Freud, le terrible
secret que tout homme recèle au plus profond de son cœur, secret refoulé et
oublié, mais qui n’en réapparaît pas moins, chaque nuit, sous le voile du rêve.
Pour compléter ce tableau, il faudrait y adjoindre l’« élaboration secondaire »,
c’est-à-dire les modifications subies par le contenu manifeste quand le rêveur se
réveille. On pourrait comparer ce processus à la mise en forme que certaines
revues font subir aux articles envoyés par les auteurs. L’article peut quelquefois
acquérir ainsi une forme plus organisée et plus agréable, mais l’auteur estimera
peut-être que sa pensée a été tronquée ou déformée.
Freud considérait comme sa découverte capitale le fait que le rêve est l’accom
plissement d’un désir ou, plus exactement, l’accomplissement vicariant d’un
désir sexuel refoulé, parce qu’inacceptable comme tel : c’est pourquoi il faut
qu’intervienne la censure pour le maintenir dans l’inconscient ou pour ne per
mettre sa manifestation que sous forme déguisée. Freud définit aussi le rêve
comme le gardien du sommeil : des sentiments qui seraient susceptibles d’éveil
ler le rêveur sont déguisés de façon à ne pas le perturber. Si ce mécanisme
échoue, le rêveur fait un cauchemar et se réveille. Le rêve correspond donc, selon
Freud, à un processus de régression qui se manifeste simultanément sous trois
formes : régression topique du conscient à l’inconscient, régression temporelle
du présent à l’enfance et régression formelle du niveau du langage à celui des
représentations imagées et symboliques.
Les sources de la théorie freudienne du rêve sont nombreuses. Tout d’abord
Freud était lui-même un bon rêveur qui se souvenait de ses rêves ; quelques
années auparavant, il les avait notés régulièrement pendant un certain temps. Le
rêve de l’injection faite à Irma (24 juin 1896) lui servit de prototype à l’analyse
des rêves et lui fit prendre conscience que l’essence du rêve était l’accomplisse
ment d’un désir. Comme les grands explorateurs du rêve qui l’avaient précédé,
Schemer, Maury et Hervey de Saint-Denys, Freud n’hésita pas à utiliser beau
coup de ses expériences intimes, telles que reflétées dans ses rêves, pour étoffer
son livre. Hervey de Saint-Denys, il est vrai, nous révèle beaucoup de choses sur
sa vie amoureuse, quand Freud parle essentiellement de son enfance, de sa
famille et de ses ambitions.
La seconde source de Freud fut l’abondante littérature sur les rêves parue au
XIXe siècle305. Il ne faudrait pas prendre trop à la lettre ses plaintes à Fliess au
sujet de la futilité de ces écrits, puisqu’il les utilisa largement. Il ne réussit pour
tant pas à se procurer un exemplaire de l’ouvrage de Hervey de Saint-Denys, et il
ne semble avoir connu Schemer qu’à travers les comptes rendus de Volkelt, si
bien qu’il sous-estima son originalité306. Il revient à Schemer d’avoir posé que
les rêves étaient passibles d’une interprétation scientifique selon des règles inhé
rentes à leur nature et que certains symboles oniriques avaient une valeur univer
selle. Schemer décrivait, entre autres, des symboles sexuels oniriques qui, dans
l’ensemble, étaient assez proches de ceux décrits plus tard par Freud307. Plusieurs
auteurs avaient déjà décrit les mécanismes du déplacement et de la condensation
sous des noms différents. Robert avait utilisé l’expression de « travail du rêve »
(Traumarbeit). La théorie de Freud se retrouve déjà en bonne partie chez Maury,
Strümpell, Volkelt, et surtout chez Delage. Celui-ci faisait appel au concept
d’énergie dynamique impliquant que les représentations chargées d’énergie psy
chique se refoulent ou s’inhibent les unes les autres, ou encore peuvent fusion
ner ; il reconnaissait aussi dans les rêves des chaînes d’associations qu’il était
parfois possible de reconstituer en partie, et il pensait que les rêves pouvaient
faire surgir des souvenirs anciens associés à des images récentes.
L’originalité de Freud consiste en quatre innovations. La première fut son
modèle du rêve, avec sa distinction entre contenu manifeste et contenu latent et
sa caractéristique d’être vécu simultanément dans le présent et dans un passé
éloigné. Sa seconde innovation fut d’affirmer que le contenu manifeste est une
distorsion du contenu latent, résultant du refoulement par la censure. Popper-
Lynkeus, il est vrai, avait exprimé l’idée, peu de temps auparavant, que l’absur
dité et l’absence de signification des rêves dérivaient de tendances secrètes et
impures chez le rêveur308, mais ce n’est certainement pas de lui que Freud a pu
tirer sa théorie309.
La troisième innovation de Freud consista à appliquer à l’analyse des rêves la
méthode des associations libres, et sa quatrième innovation, enfin, fut l’utilisa
tion d’une interprétation systématique 3ës rêves comme instrument
psychothérapique.
Chose curieuse, Freud attribuait à Liébeault l’idée que le rêve était le gardien
du sommeil, alors que rien de semblable ne se trouve dans les œuvres de celui-
ci310. Dans les éditions ultérieures, Freud donna d’autres exemples de rêves et
développa la section consacrée aux symboles oniriques, en partie, sans doute,
sous l’influence d’Abraham, de Ferenczi, de Rank et de Stekel. Il incorpora aussi
à sa théorie les découvertes de Silberer sur la dramatisation dans les rêves hyp-
306. Le jugement de Freud, selon lequel le livre de Schemer « est écrit dans un style si
ampoulé qu’il rebute le lecteur », ne s’applique qu’à la préface, non au corps de l’ouvrage, dont
le style reste concis et concret, sinon vivant
307. Karl Albert Schemer, Dos Leben des Traumes (1861), op. cit., p. 203.
308. Lynkeus (pseudonyme de Josef Popper), Phantasien eines Realisten, Dresde, Karl
Reissner, 1899, K, p. 149-163.
309. Notons que Philon d’Alexandrie écrivait déjà : « Les visions qu’ils ont dans leur som
meil sont nécessairement plus claires et plus pures chez ceux qui estiment que la beauté morale
est digne d’être recherchée pour elle-même, de même que les actions qu’ils accomplissent pen
dant la journée sont nécessairement plus dignes d’appréciation. » Trad. franç. : Philon
d’Alexandrie, Les Œuvres, t. XIX, « De Somniis », trad. de P. Savinel, Paris, Le Cerf, 1962.
310. Le docteur André Cuvelier, de Nancy, qui a spécialement étudié l’œuvre de Liébeault,
nous a fait observer que l’idée du « rêve gardien du sommeil » est en contradiction manifeste
avec la doctrine de Liébeault. (Pour Liébeault c’est la fixation sur l’idée de repos qui est la gar
dienne du sommeil, tandis que le rêve est un élément perturbateur.) Il semble que Freud, en se
référant à Liébeault, l’ait confondu avec un autre auteur, non encore identifié.
Sigmund Freud et la psychanalyse 527
Le narrateur rapporte comment, alors qu’il avait 3 ans, sa famille dut renoncer
à une vie heureuse à la campagne pour une vie plus dure en ville. Il se revoyait
jouant, à l’âge de 2 ans et demi, dans une prairie pleine de pissenlits, avec un cou
sin et une cousine de son âge. Avec son cousin, il arracha à la fillette le bouquet
de pissenlits qu’elle avait cueilli. Pour la consoler, une paysanne lui donna un
morceau de pain noir. Les garçons aussi reçurent des morceaux de ce pain déli
cieux. Ce souvenir se présenta à l’esprit du narrateur quand, à 17 ans, il retourna
dans son village natal où il tomba amoureux d’une jeune fille de 15 ans en robe
jaune. A l’âge de 20 ans, le narrateur alla rendre visite à un oncle aisé et il y
retrouva la cousine de son souvenir d’enfance. Les deux jeunes gens ne tombè
rent pas amoureux et ne se marièrent pas, comme leurs parents l’auraient sou
haité ; un tel mariage aurait assuré la sécurité économique du narrateur. La signi
fication du souvenir-écran était ainsi de substituer au désir de l’adolescent une
innocente « défloration » infantile. On y retrouvait aussi le désir de goûter au
pain de la sécurité économique. Cet exemple montre que la relation entre le sou
venir plus récent, datant de la jeunesse, et le souvenir plus ancien, remontant à
l’enfance, ressemble fort à celle qui s’établit entre le « résidu diurne » et les évé
nements de l’enfance dans la théorie freudienne du rêve313.
se trahissaient inévitablement, fût-ce par un seul mot, mais aussi bien par toute
leur attitude, leur physionomie ou leur gestes.
De son côté, Theodor Vischer avait publié un roman humoristique créant et
popularisant l’expression « la malice des objets » (Tücke des Objekts) pour
décrire les mésaventures dont certaines gens étaient perpétuellement victimes,
comme si quelque malin génie manœuvrait les objets pour les cacher ou pour leur
en substituer d’autres318.
La notion d’actes manqués, sinon leur théorie, était parfaitement connue de
certains contemporains de Freud. Karl Kraus, dans son journal Die Fackel, avait
l’habitude de reproduire des fautes d’impression amusantes montrant que le
typographe avait involontairement deviné et trahi la véritable pensée de l’auteur.
Certains auteurs recouraient couramment aux actes manqués comme à un pro
cédé si transparent qu’il était inutile de l’expliquer au lecteur.
Dans son Voyage au centre de la terre319, Jules Verne décrit un vieux profes
seur allemand cherchant à déchiffrer un cryptogramme avec l’aide de son neveu,
lequel est secrètement amoureux de la fille du professeur, Grûuben. Le jeune
homme pense avoir trouvé la clé de l’énigme, et à son grand étonnement, il abou
tit à ces mots : « Je suis amoureux de Grauben. » Dans Vingt mille Lieues sous
ces mers320, le même Jules Verne raconte comment le professeur Arronax se met
à la recherche de perles géantes au fond de la mer. D omet d’informer ses compa
gnons que l’endroit est infesté de requins, mais venant à parler d’une huître
géante il dit qu’elle ne contient « pas moins de 150 requins ». Devant l’étonne
ment de ses compagnons il s’empresse d’ajouter : « Ai-je dit requins ? Je voulais
évidemment parler de 150 perles ! Requins n’aurait aucun sens. »
318. Friedrich Theodor Vischer, Auch Einer, Eine Reisebekanntschaft, Berlin, Machler,
1879.
319. Jules Verne, Voyage au centre de la terre, Paris, Hetzel, 1864.
320. Jules Verne, Vingt mille Lieues sous les mers, Paris, Hetzel, 1869.
321. Par exemple Herbert Silberer, Der Zufall und die Koboldstreiche des Unbewussten,
Berne, Bircher, 1921.
322. Sigmund Freud, Der Witz und seine Beziehungen zum Unbewussten, Leipzig et
Vienne, Deuticke, 1905. Trad. franç. : Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris,
Gallimard, Idées, 1969.
323. Theodor Lipps, Komik und Humor, Hambourg, L. Voss, 1898.
530 Histoire de la découverte de l’inconscient
Freud distinguait dans les mots d’esprit une certaine technique et une certaine
tendance (en d’autres termes, une forme et un contenu). D retrouvait les tech
niques de condensation, de déplacement, d’expression d’une idée par son
contraire, etc., techniques analogues à celles mises en œuvre dans le travail du
rêve. Pour ce qui est des tendances, Freud distinguait les mots d’esprit inoffen
sifs, dont l’agrément est le fait de la seule technique, et les mots d’esprit tendan
cieux dont les mobiles essentiels sont soit l’agressivité, soit l’obscénité, soit les
deux. Les mots d’esprit obscènes requièrent la présence d’au moins trois per
sonnes : l’auteur de la plaisanterie, celle à qui elle s’adresse et un spectateur.
Elles expriment mentalement le désir de dénuder ou de séduire. Les mots d’esprit
nous égaient et par leurs tendances et par leurs techniques. Les mots d’esprit ten
dancieux nous aident également à supporter des désirs refoulés en leur fournis
sant un mode d’expression socialement acceptable. Freud reconnaît deux diffé
rences essentielles entre les rêves et les mots d’esprit : les rêves sont l’expression
de l’accomplissement d’un désir, tandis que les mots d’esprit tirent leur agrément
de notre tendance au jeu ; les rêves représentent une régression du niveau du lan
gage à celui de la pensée imagée, tandis que les mots d’esprit se caractérisent par
une régression du langage logique à celui du jeu (la fonction ludique du langage,
source de tant de plaisir pour les jeunes enfants).
Le livre de Freud sur les mots d’esprit est un de ses ouvrages les moins lus. D
abonde en calembours amusants, mais intraduisibles, et suppose chez le lecteur la
connaissance des classiques allemands, en particulier de Heine et de Lichten
berg. Ses « histoires juives » étaient plus drôles pour les lecteurs de son temps
que pour nos contemporains. C’est l’œuvre d’un homme qui prenait grand plaisir
aux anecdotes de son temps, mais la plupart d’entre elles auraient besoin d’un
commentaire de nos jours. Bien plus que L’Interprétation des rêves, ce livre est
un reflet de la vie viennoise à cette époque. En publiant cet ouvrage Freud a élevé
un petit monument à la mémoire de l’esprit de la Vienne de la double
monarchie324.
324. Témoignage de plus contre la légende qui voudrait que Freud ait « haï Vienne tout au
long de sa vie ». (Voir chap. vu, p. 490.)
Sigmund Freud et la psychanalyse 531
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qu’il n’y a aucun mal à débattre de questions sexuelles d’un point de vue scien
tifique. Cette précaution peut paraître étrange, si l’on tient compte du flot ininter
rompu de publications sur la pathologie sexuelle qui inondait l’Europe depuis
Krafft-Ebing. L’histoire de Dora peut être envisagée aussi comme une
manifestation de la « littérature démasquante » de l’époque. Comme chez Ibsen,
on nous présente d’abord une situation apparemment innocente ; mais à mesure
que l’histoire se déroule, nous découvrons des relations très complexes entre les
personnages et des secrets pesants sont dévoilés.
sexuelles et lui avait prêté les livres de Mantegazza. Mais dès l’instant où Dora
comprit que madame K. s’intéressait à elle parce qu’elle aimait son père, elle la
rejeta comme elle allait rejeter la gouvernante.
Arrivée en ce point, la psychanalyse se révèle capable d’aller bien plus loin
que toute « littérature démasquante ». Freud se propose de montrer comment l’in
terprétation des rêves peut aider au traitement en comblant les lacunes de la
mémoire et en fournissant une explication des symptômes. Les deux rêves de
Dora et leur interprétation sont bien trop complexes pour que nous puissions les
résumer ici. Disons simplement que le premier rêve exprime son désir que son
père l’aide à se défendre contre la tentation de monsieur K., qu’il révèle son vieil
amour incestueux à l’égard de son père ; il révèle aussi que, dans son enfance,
elle s’était adonnée à la masturbation, qu’elle savait que son père avait contracté
la syphilis et qu’il l’avait transmise à sa mère, et qu’elle avait surpris des inti
mités sexuelles entre ses parents. Le second rêve conduit le lecteur encore plus
avant dans le domaine des désirs secrets de Dora et dans le symbolisme d’une
sorte de « géographie sexuelle ».
Ce bref résumé ne saurait évidemment rendre compte de toute la complexité
de l’histoire de Dora, de l’intrication des relations interpersonnelles et de leurs
reflets comme symptômes névrotiques. Nous apprenons ainsi que la mère de
Dora tombe régulièrement malade la veille du retour de son mari, tandis que
Dora est souffrante dès que monsieur K. est absent et qu’elle guérit dès qu’il
revient. Nous apprenons aussi comment les gens empruntent, pour ainsi dire, les
uns aux autres les symptômes névrotiques, comment, dans d’autres circons
tances, des symptômes somatiques sont l’expression de sentiments cachés ou
inconscients, comment une dénégation peut être l’équivalent d’une confession, et
comment des accusations peuvent masquer des auto-accusations. L’importance
herméneutique et thérapeutique du transfert est, elle aussi, mise en lumière.
L’œuvre de Freud
V — La théorie de la libido
En 1905, Freud publia ses Trois Essais sur la théorie de la sexualité323. Cet
opuscule fait l’effet d’un abrégé tiré d’un ouvrage plus volumineux, plutôt que328
328. Sigmund Freud, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, Leipzig et Vienne, Deuticke,
1905. Standard Edition, VII, p. 130-243. Trad. franç. Trois Essais sur la théorie de la sexua
lité, Paris, Gallimard, 1962.
Sigmund Freud et la psychanalyse 535
d’un livre dans son état originel. Là encore, les éditions ultérieures se sont trou
vées considérablement augmentées, et pour comprendre la théorie originale, il
faut se rapporter à l’édition de 1905.
Le premier essai donne une classification des déviations sexuelles d’après leur
objet et leur but. C’est dans le premier groupe que se trouve l’« inversion » (l’ho
mosexualité) : en traitant de son étiologie, Freud souligne la bisexualité fonda
mentale de l’être humain et l’absence de frontière nette entre la perversion et les
diverses expressions normales de la sexualité. Freud assigne à la sexualité des
névrosés trois traits caractéristiques : le refoulement énergique d’une impulsion
sexuelle puissante, une sexualité de nature perverse (« la névrose est l’envers de
la perversion »), et ses caractéristiques infantiles (pulsions partielles, non encore
unifiées, localisées aux zones érogènes).
Le second essai traite de la sexualité infantile. « Pourquoi ce phénomène est-il
resté presque inconnu ? » demande Freud. Non seulement à cause de nos idées
conventionnelles sur l'innocence de l’enfant, mais en raison aussi d’une amnésie
particulière, semblable à celle qu’engendre le refoulement chez les névrosés,
amnésie qui efface de notre mémoire les six ou huit premières années de notre
vie. « Cette amnésie tient lieu, pour chacun de nous, de préhistoire. » La
« période de latence » qui suit ne résulte pas seulement de facteurs culturels, mais
aussi de facteurs organiques ; elle rend possible la sublimation des instincts
sexuels pour le bien de la société. Freud décrit ensuite les phases successives du
développement de la sexualité infantile, n y a d’abord une phase auto-érotique où
n’importe quelle partie du corps peut devenir zone érogène, mais son lieu habi
tuel est la bouche et elle trouve son assouvissement dans la succion. Après cette
« phase orale », c’est l’anus qui devient la principale zone érogène et c’est la
rétention des matières qui devient source de plaisir. Cette zone est remplacée,
dans une troisième phase, par les organes génitaux, d’où la fréquence de la mas
turbation infantile. Tout au long de ces trois phases l’enfant est un « pervers poly
morphe », c’est-à-dire que sont présentes en puissance toutes les perversions sus
ceptibles de se développer chez l’adulte sous l’effet de circonstances
particulières. Freud énumère aussi les sources de stimulation sexuelle (y compris
les mouvements rythmiques, l’activité musculaire, les émotions violentes, le tra
vail intellectuel intense), et il note qu’un élément constitutionnel est responsable,
au moins en partie, des diversités individuelles dans le domaine de la sexualité.
Dans les éditions ultérieures, Freud ajoutera à ce second essai des détails sur les
théories sexuelles infantiles et sur les effets de la « scène primitive » (quand l’en
fant assiste en spectateur aux relations sexuelles de ses parents).
Le troisième essai est intitulé : « Les transformations lors de la puberté. » Le
bouleversement biologique de la puberté provoque le passage de l’auto-érotisme
aux objets sexuels, des pulsions partielles à leur unification, conférant la pri
mauté à la zone génitale, et du plaisir individuel au service de la procréation. A
ce stade, le plaisir sexuel tel que le connaissait l’enfant survit sous forme de
« plaisir préliminaire » incitant à une satisfaction plus complète. Freud compare
ce mécanisme à celui des mots d’esprit où la technique engendre un plaisir pré
liminaire et appelle une satisfaction plus profonde en libérant des sentiments
agressifs ou érotiques. Freud traite ensuite de la différenciation psychosexuelle
entre l’homme et la femme. La libido, d’après Freud, est fondamentalement mas
culine, que ce soit chez l’homme ou chez la femme, et quel que soit son objet.
536 Histoire de la découverte de l’inconscient
Mais en même temps, Freud emprunte à Fliess son idée de la bisexualité fonda
mentale de l’être humain. Freud décrit alors le développement de la psycho-
sexualité chez l’homme, où elle est relativement simple, et chez la femme, où elle
est plus complexe, d’où la plus grande prédisposition de la femme à l’hystérie. Le
reste de l’essai traite du problème de la découverte de l’objet d’amour. Le tout
premier objet de la sexualité de l’enfant c’est son propre corps et le sein de sa
mère. Après le sevrage, la sexualité devient entièrement auto-érotique et c’est
plus tard seulement qu’il lui faudra à nouveau se diriger vers un objet. Le premier
objet, la mère, quand elle embrasse et caresse son enfant, éveille sa sexualité
infantile, ce qui conduira à la situation œdipienne — ce point devait être consi
dérablement développé dans les écrits psychanalytiques ultérieurs. Freud indique
l’importance de cette toute première éducation pour le choix futur de son objet
d’amour et pour la destinée de l’individu. En conclusion, Freud revient sur le rôle
de l’élément constitutionnel, et, à cet égard, il mentionne la fréquence d’une
hérédité syphilitique chez les névrosés.
En dépit de leur brièveté, les Trois Essais constituent une synthèse d’une
ampleur et d’une portée considérables, que Freud lui-même et des générations de
psychanalystes devaient longuement développer. Nous ne nous attarderons pas
sur ces développements que tant d’auteurs ont déjà exposés en détail. Nous
essaierons seulement de situer les théories de Freud dans le contexte de la patho
logie sexuelle de son époque.
Les théories sexuelles de Freud tournent autour de plusieurs thèmes. Tout
d’abord vient la notion de libido, c’est-à-dire l’instinct sexuel avec son embryo
genèse, ses phases successives d’évolution et ses métamorphoses. En second
lieu, Freud met l’accent sur les vicissitudes du choix de l’objet d’amour, insistant
en particulier sur le complexe d’Œdipe. Troisièmement, s’appuyant sur ce qui
précède, il propose une interprétation de certains types de caractères (en parti
culier le type oral et le type anal), des névroses et des déviations sexuelles. En
quatrième lieu, il propose un système de symbolisme sexuel. Enfin, il explore les
tout premiers événements intéressant la vie sexuelle, les tout premiers fantasmes
sexuels et le rôle qu’ils joueront dans la vie affective ultérieure.
Lors de la parution des Trois Essais, en 1905, on s’intéressait beaucoup aux
problèmes sexuels329. Les mœurs de cette époque n’avaient plus grand-chose à
voir avec les attitudes subsumées sous l’expression de « puritanisme victorien ».
Auguste Forel, dans ses Mémoires, donne une description vivante de la liberté
des mœurs sexuelles à Vienne, et il ajoute qu’il n’en allait pas mieux à Paris330.
Zilboorg signale que des « ligues d’amour libre » prospéraient un peu partout
dans l’empire du tsar, parmi les étudiants et les adolescents, et déclare qu’il
s’agissait là d’un « phénomène sociologique » nullement limité à la Russie. On
discutait partout très librement des problèmes posés par les maladies véné
riennes, la contraception et l’éducation sexuelle des enfants. Tous les aspects
possibles de la vie sexuelle étaient traités « avec une franchise aveuglante »
(selon les termes de Zilboorg331) dans les œuvres de Maupassant, de Schnitzler,
deux ouvrages proposèrent une théorie fondée sur le concept de bisexualité fon
damentale de l’homme. Le premier était le célèbre Sexe et Caractère de Weinin-
ger auquel nous avons déjà fait allusion, l’autre — écrit d’un point de vue moins
philosophique mais plus clinique — était le Libido et Manie de Herman342.
Toutes les déviations sexuelles, écrit Herman, sont le résultat du jeu combiné de
la bisexualité humaine et de perturbations lors des étapes par lesquelles passe
l’évolution de la libido (dans le sens donné à ce terme par Moll). Les anomalies
sexuelles se répartissent en trois groupes : d’abord les différentes formes
d’« asexualisme » (infantilisme sexuel, auto-érotisme, etc.) ; puis celles qui déri
vent du « bisexualisme » ; enfin, celles qui relèvent du « suprasexualisme »
(principalement la sexualité sénile anormale). La grande masse des déviations
sexuelles appartient au second groupe que Herman répartit en couples : ura
nisme-saphisme, sadisme-masochisme, etc. Que cette libido indifférenciée se
dirige finalement vers un homme ou une femme dépend en grande partie du
hasard : l’auteur se réfère à Meynert à cet égard343. Freud connaissait certaine
ment Libido et Manie de Herman, puisqu’il le cite dans ses Trois Essais.
Les notions de sexualité infantile et de phases précoces du développement
sexuel n’étaient pas entièrement nouvelles. Erasmus Darwin avait déjà exprimé
l’idée que le plaisir pris par l’enfant à téter le sein de sa mère trouvera plus tard
une transposition dans le plaisir esthétique344. Le premier à explorer l’érotisme
oral chez l’enfant fut le pédiatre hongrois Lindner qui décrivit plusieurs variétés
de succion du pouce, simple ou combinée, et qui vit dans ces actes l’expression
d’une insatisfaction érotique infantile345. Cet article avait attiré l’attention de
Krafft-Ebing et d’autres qui pensaient que l’allaitement procurait aussi à cer
taines femmes une satisfaction érotique.
La conception freudienne de l’érotisme anal semble plus originale, bien que
certains de ses aspects aient déjà été signalés avant Freud. Charles Fourier, le
socialiste utopique français, voyait dans le goût naturel de jouer dans la boue et
l’ordure une caractéristique de l’enfance, donc un des instincts humains fonda
mentaux346. Fourier proposait même de socialiser cette tendance : il suffirait d’or
ganiser les enfants qui en étaient à ce stade en « petites hordes » de ramasseurs
d’ordures, pour leur propre plaisir et pour le bien de la société. A un niveau plus
spéculatif, un représentant de la médecine romantique, K.R. Hoffmann, avait
proposé une théorie affirmant que la défécation n’était pas seulement une fonc
tion organique, mais un « instinct vital fondamental » (Grundtrieb des Lebens)
susceptible de se retourner éventuellement contre l’individu347. On peut aussi
342. G. Herman, « Genesis », Das Gesetz derZeugung, vol. V, Libido und Manie, Leipzig,
Strauch, 1903.
343. Voir chap. v, p. 329.
344. Erasmus Darwin, Zoonomia, or the Laws of Organic Life, I, Londres, J. Jonhson,
1801, p. 200-201.
345. S. Lindner, « Das Saugen an den Fingem, Lippen, etc., bei den Kindem (Ludeln) »,
Jahrbuch fur Kinderheilkunde und Physische Erziehung, Neue Folge, XIV (1879), p. 68-69.
346. Charles Fourier, Pages choisies, Charles Gide éd., Paris, Sirey, 1932, p. 174-182. Voir
aussi Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France, Paris, Gallimard, 1950, p. 246-
292.
347. K.R. Hoffmann, Die Bedeutung der Excrétion im thierischen Organismus (1823). Cité
par Friedrich von Muller, Spekulation und Mystik in der Heilkunde. Ein Überblick über die lei-
tenden Ideen derMedizin im letzen Jahrhundert, Munich, Lindauer, 1914.
Sigmund Freud et la psychanalyse 539
348. Friedrich Krauss et H. Ihm, Der Unrat in Sitte, Brauch, Glauben und Gewohnheits-
recht der Vôlker von John Gregory Bourke, Leipzig, Ethnologischer Verlag, 1913.
349. Voir chap. v, p. 325.
350. Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, op. cit., p. 86.
351. Heinrich Jung-Stilling, Theobald oder die Schwàrmer, eine wahre Geschichte, Franc
fort et Leipzig, 1785.
352. Voir chap. v, p. 330.
353. Voir chap. v, p. 307.
540 Histoire de la découverte de l’inconscient
354. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782), éd. Pléiade, Paris, Gallimard,
1959, p. 263.
355. Jules Laforgue, « Hamletoules suites de la piété filiale », La Vogue, III (1886), réédité
dans Œuvres complètes, Paris, Mercure de France, 1901, II, p. 17-72.
356. Stendhal, Vie de Henry Brulard (1836), Paris, Union générale d’édition, 1964, chap.
m, p. 49-59.
357. Hans Gustav Guterbock, Kumarbi, Mythen von churristischen Kronos, Zurich,
Europa-Verlag, 1946.
358. Georges Dumézil, « Religion et mythologie préhistoriques des Indo-Européens », in
Histoire générale des religions, Maxime Gorce et Raoul Mortier éd., Paris, Quillet, 1948,1,
p. 448-450.
Sigmund Freud et la psychanalyse 541
l’égard du père ; et inversement, il hait, soit le père, soit la mère, qu’il regarde
comme un rival, comme une rivale. Comme il est dit dans le Prajnâpti : “Alors se
produit dans le Gandharva, soit une pensée de concupiscence, soit une pensée de
haine.” L’esprit ainsi troublé par les deux pensées erronées, par désir d’amour, il
s’attache au lieu où sont joints les deux organes, s’imaginant que c’est lui qui
s’unit. [...]. L’être intermédiaire, goûtant le plaisir, s’y installe »359.
Un des aspects de la psychanalyse qui devait devenir des plus populaires est
celui des symboles sexuels (les « symboles freudiens »). A cet égard on peut
répartir les prédécesseurs de Freud en quatre groupes :
1. Des ethnologues s’étaient attachés à inventorier et à décrire les symboles
obscènes traditionnels tels qu’ils apparaissaient dans les poésies priapiques et
dans les kryptadia de tous les peuples. C’est ainsi qu’on demanda à Freud une
interprétation psychanalytique d’un recueil de ce genre publié par le folkloriste
Oppenheim360.
2. L’intérêt porté aux symboles oniriques attira aussi l’attention sur ceux qui
avaient une signification sexuelle. D’après Laignel-Lavastine et Vinchon, un
livre des songes de la Renaissance, celui de Pierus, décrivait des rêves de ser
pents, d’arbres, de fleurs, de jardins, de dents, de colonnes et de grottes, en leur
donnant le même sens que dans la symbolique de Freud361. La première étude
objective du symbolisme des rêves fut celle de Schemer, et les symboles aux
quels il trouva une signification sexuelle étaient les mêmes que ceux que Freud
décrivit, trente-neuf ans plus tard, dans son Interprétation des rêves362.
3. Tout au long du XIXe siècle, on avait assez largement exploré le symbo
lisme sexuel dans les cultes, les mythes et les religions. L’instigateur de ces
études, Jacques-Antoine Dulaure, soutenait que, dans les premières civilisations
où l’on adorait le soleil, on symbolisa sa force régénératrice dans l’image du
phallus363. Dulaure décrit longuement le culte du phallus et son symbolisme à
partir d’innombrables exemples empruntés aux anciennes civilisations. Son livre
connut un très grand succès et popularisa l’idée d’un culte universel du phallus.
Nombreux furent les archéologues amateurs à se passionner pour la recherche
des vestiges de ce culte. Pour nous borner à un seul exemple : dans Bouvard et
Pécuchet, de Flaubert, les deux héros, passionnés d’archéologie celtique, consi
dèrent comme une chose évidente que « le tumulus symbolise l’organe femelle
comme la pierre levée est l’organe mâle », que les tours, les pyramides, les
cierges, les bornes des routes et même les arbres sont des symboles phalliques. Ils
ouvrirent un « compartiment des phallus » dans leur musée. A la même époque,
un érudit sérieux, Adalbert Kuhn, voyait dans l’allumage rituel du feu un sym
bole de la génération humaine364. Au beau milieu de l’ère victorienne en Angle
terre, George Cox expliquait le symbolisme sexuel des religions anciennes : la
baguette, l’arbre, la houlette du berger, le sceptre, le serpent, le taureau étaient
des symboles mâles ; l’arche, le bateau, la coupe (y compris le Saint Graal), le
puits, le panier, la lampe, le lotus étaient des symboles féminins. Puisque les
« pensées suscitées par la distinction de la différence entre les hommes et les
femmes sont de celles qui émeuvent le plus le cœur humain », Cox estimait
qu’«une philosophie se proposant de concilier les impulsions naturelles des
fidèles avec leur sens de la justice et du devoir exercerait une fascination étrange
et quasi irrésistible »365. En Allemagne, Nagele interprétait le culte du serpent
dans l’antiquité comme un culte phallique366. En Italie, Gubematis développa
une théorie systématique des symboles sexuels universels empruntés à la bota
nique367 et à la zoologie368.
4. L’expérience clinique, enfin, avait, elle aussi, fourni un certain nombre de
données sur le symbolisme sexuel. La psychiatrie romantique avait insisté sur le
rôle des pulsions et des frustrations sexuelles dans les psychoses369. Neumann,
puis Santlus et, à un moindre degré Griesinger, avaient décrit les manifestations
déguisées de l’instinct sexuel chez leurs malades. Les romanciers, les psychiatres
et les auteurs religieux étaient conscients que bien des formes de mysticisme
pathologique étaient le résultat d’un refoulement sexuel370. Le criminologue
Hanns Gross avait également entrepris une recherche systématique sur les formes
déguisées sous lesquelles s’exprimait une sexualité frustrée et sur leur rôle dans
la criminalité.
Les recherches de Freud s’étendirent aussi sur les variétés et les vicissitudes
des fantasmes sexuels et leur rôle ultérieur dans la vie affective. Freud pensait
que le spectacle des relations sexuelles entre leurs parents (de ce qu’il appelait la
scène primitive) avait une influence profondément perturbatrice sur de jeunes
enfants, surtout s’ils l’interprétaient comme un acte sadique. Il attribuait égale
ment une grande importance aux théories imaginées par les jeunes enfants pour
répondre à leurs propres questions sur l’origine des nouveau-nés et sur les rela
tions sexuelles de leurs parents. Il y voyait un argument de plus en faveur de la
tendance contemporaine à donner une initiation sexuelle aux enfants. Un autre
fantasme était celui du roman familial qui conduisait certains enfants à s’imagi
364. Adalbert Kuhn, Die Herabkunft des Feuers und des Gôttertranks, Berlin, Dünunler,
1859.
365. George W. Cox, The Mythology ofthe Aryan Nations, Londres, Longmans, Green and
Co., 1870, fl, p. 112-130.
366. Anton Nagele, « Der Schlangen-Kultus », Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie und
Sprachwissenschaft, Lazarus und Steinthal (1887), XVII, p. 264-289.
367. Angelo de Gubematis, La Mythologie des plantes ou les légendes du règne végétal, 2
vol., Paris, C. Reinwald, 1878.
368. Angelo de Gubematis, Zoological Mythology or the Legends of Animais, 2 vol.,
Londres, Trübner and Co., 1872.
369. Voir chap. iv, p. 243-246.
370. Le philosophe Léon Brunschvicg fit remarquer, plus tard, que l’interprétation mys
tique du Cantique des Cantiques par de dignes hommes d’Église était l’exacte contrepartie des
commentaires freudiens sur les auteurs mystiques, « l’un et l’autre avec le même air d’infail
libilité » (in Mélanges offerts à Monsieur Pierre Janet, Paris, D’Artrey, 1939, p. 31-38).
Sigmund Freud et la psychanalyse 543
ner que leurs parents véritables étaient d’un rang social bien plus élevé que les
parents avec qui ils vivaient. Ce point fut considérablement développé par Otto
Rank371. Nous retrouvons, là encore, le reflet psychanalytique d’un thème popu- ’
laire contemporain. A cette époque, alors que la plupart des pays européens
avaient un roi ou un empereur, les malades mentaux se prétendaient souvent les
descendants des familles régnantes, voire même le monarque légitime. Krafft-
Ebing décrivit une variété de ces délires sous le nom iïOriginare Paranoïa (ce
terme a souvent été interprété à tort comme « délire sur son origine familiale » ;
en fait, il désigne une forme de paranoïa dont l’« origine » remonte à l’âge des
premiers souvenirs). En France, une malade célèbre, Hersilie Rouy, qui se pré
tendait de naissance royale, fut internée dans un hôpital psychiatrique, puis fut
relâchée avec une indemnité substantielle en raison d’un vice de forme dans la
procédure d’internement. Elle publia deux « autobiographies » : dans l’une, elle
passait sous silence une bonne partie de son délire, tandis que, dans l’autre, elle
lui donnait libre cours372. L’originalité de Freud consista à montrer que le roman
familial ne prenait pas toujours ces formes paranoïaques extrêmes, mais qu’il se
retrouvait souvent chez les enfants sous une forme simplifiée et qu’il était appa
renté à certains thèmes du folklore et de la mythologie.
Les récits habituels de la vie de Freud racontent que la publication de ses théo
ries sexuelles suscita la colère contre lui à cause de leur nouveauté inouïe dans
une société « victorienne ». Les documents dont nous disposons contredisent
nettement cette assertion. Les Trois Essais de Freud parurent au milieu d’un flot
d’écrits contemporains sur la sexologie et reçurent un accueil favorable373. L’ori
ginalité de Freud fut essentiellement de synthétiser un certain nombre d’idées et
de notions, dont la plupart existaient déjà à l’état isolé ou partiellement organisés,
et de les appliquer directement à la psychothérapie. A titre d’illustration clinique,
il présenta le cas du petit Hans qui fut pour la théorie de la libido ce que le cas
Dora avait été pour la psychologie des profondeurs.
Cette histoire présente des qualités littéraires moindres que celle de Dora et sa
lecture est moins captivante. Elle fut racontée par le père du petit Hans avec les
commentaires de Freud.
Hans était le fils aîné d’un psychanalyste parmi les disciples les plus fervents
de Freud. Sa mère lui prodiguait toute sa tendresse. Elle le prenait souvent avec
elle dans son lit et même, ainsi qu’il apparut plus tard, le prenait souvent avec elle
lorsqu’elle allait aux toilettes. A l’âge de 3 ans Hans s’intéressa beaucoup à son
« fait-pipi ». Quand il demanda à sa mère si elle en avait un elle aussi, elle lui
répondit que oui. Quand il eut 3 ans et demi, sa mère découvrit qu’il se mastur
bait et le menaça de la castration. A peu près à la même époque naquit une petite
sœur. On dit à Hans qu’elle avait été apportée par la cigogne, mais il fut impres
sionné par la trousse du médecin et les bassines pleines d’eau et de sang dans la
chambre de sa mère. Il se montra très préoccupé de savoir si les autres gens et les
371. Otto Rank, Der Mythus von der Geburt des Helden : Versuch einer psychologischen
Mythendeutung, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1909.
372. On trouvera des données sur le cas de cette patiente, objet de tant de publications, dans
Paul Sérieux et Joseph Capgras, Les Folies raisonnantes ; le délire d’interprétation, Paris,
Alcan, 1909, p. 386-387.
373. Voir chap. x, p. 810-811.
544 Histoire de la découverte de l’inconscient
théories sexuelles infantiles et de son ressentiment contre ses parents qui lui
avaient raconté l’histoire fausse de la cigogne.
Le 25 avril 1908, Hans qui avait juste 5 ans répondit à quelques questions de
son père. Dans un climat de confiance et de paix, il reconnut qu’il aurait aimé le
voir mourir et épouser sa mère. Ce fut le point culminant du processus thérapeu
tique et, à partir de ce jour, les vestiges de sa phobie disparurent progressivement.
Il avait surmonté le complexe d’Œdipe374.
L’histoire du petit Hans ne fut pas aussi facilement acceptée que les publica
tions antérieures de Freud, mais on a souvent mal interprété la signification de ce
scepticisme. Il s’explique moins par le fait qu’on avait trouvé cette histoire
immorale que parce que certains lecteurs avaient estimé que cet enfant, avant sa
phobie, avait fait preuve d’une précocité sexuelle assez inhabituelle; on se
demandait en outre si la phobie elle-même n’avait pas été la conséquence de l’at
titude inquisitrice du père et de ses questions suggestives. La psychologie du
témoignage, nouvelle branche de la psychologie très à la mode en 1909, apportait
de nombreux exemples d’enfants auteurs de faux témoignages, lesquels se révé
laient n’être qu’une réponse à des suggestions inconscientes (les enfants sont en
effet extraordinairement habiles à deviner les réponses que les adultes attendent
d’eux). Pour les psychanalystes, l’histoire du petit Hans apportait à la théorie
freudienne de la sexualité infantile la première confirmation obtenue par l’obser
vation directe d’un enfant. C’était aussi le premier exemple d’une psychanalyse
d’enfant (méthode qui devait se développer par la suite selon des lignes diffé
rentes), et c’était aussi la première analyse de contrôle.
Le pasteur Oskar Pfister375 commenta les changements qui s’étaient opérés
dans le développement de la psychanalyse. Originellement Freud attribuait les
symptômes névrotiques au refoulement de souvenirs pénibles, surtout d’ordre
sexuel (le terme de « sexualité » étant entendu en son sens habituel), et la guéri
son s’accomplissait par le moyen de l’abréaction. En 1913, la psychanalyse par
lait de refoulement des fantasmes tout autant que de refoulement des souvenirs et
faisait remonter les symptômes névrotiques au complexe d’Œdipe. La guérison
s’opérait par l’analyse du transfert et de la résistance : la notion de sexualité était
désormais élargie de façon à englober, sous le nom de « psychosexualité », tout
ce qui était inclus dans le mot Liebe (amour). Cette extension aurait dû faire un
sort à l’accusation de pansexualisme portée contre la psychanalyse. Mais certains
critiques estimèrent que cette notion de psychosexualité rendait les théories de la
libido et de la sublimation plus difficiles à comprendre.
L’œuvre de Freud
VI — De la métapsychologie à la psychanalyse du moi
Vers 1913, on pouvait penser que la théorie psychanalytique avait atteint son
développement final. Cependant, à la surprise des disciples de Freud, elle devait
374. Sigmund Freud, « Analyse der Phobie eines 5-jahringen Knaben », Jahrbuch furpsy-
choanalytische und psychopathologische Forschungen, VI (1909), p. 1-109. Trad. franç. in
Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 4e éd., 1970, p. 93-198.
375. Oskar Pfister, Die psychanalytische Méthode, Leipzig et Berlin, Klinkhardt, 1913,
p. 59-60.
546 Histoire de la découverte de l’inconscient
encore connaître une importante métamorphose. Cette fois-ci, ces nouveaux pro
longements ne furent plus consignés dans un seul ouvrage (comme L’Interpré
tation des rêves et les Trois Essais), mais dans une série d’articles et de brèves
monographies s’étendant sur une dizaine d’années.
En 1914, dans « Pour introduire le narcissisme », Freud présenta ses idées
nouvelles comme une hypothèse qu’il serait prêt à retirer ou à modifier si les
vents venaient à la contredire376. Jusqu’ici, la notion de conflit entre le conscient
et l’inconscient, celle de dualisme entre les pulsions de la libido et celles du moi
avaient été la base de la psychanalyse. Dans les Trois Essais, Freud avait déjà
parlé d’un premier stade d’auto-érotisme précédant l’investissement de la libido
sur le premier objet, la mère. Entre-temps, Jung avait expliqué la schizophrénie
par une « introversion de la libido » et Adler avait souligné l’importance de l’es
time de soi-même. Havelock Ellis en Angleterre et Naecke en Allemagne avaient
décrit le narcissisme comme une variété particulière de déviation sexuelle où le
sujet est amoureux de lui-même. La théorie freudienne du narcissisme semble
avoir eu pour but de synthétiser ces données nouvelles.
Cette théorie entraîna une nouvelle systématisation de la théorie des instincts.
L’ancienne distinction de Freud entre instincts (non sexuels) du moi et libido
(sexuelle) se trouva en effet modifiée par le nouveau concept de libido du moi, et
l’on eut dès lors deux types d’instincts du moi : les instincts libidinaux et les ins
tincts non libidinaux. Freud conserva la notion d’un premier stade d’auto-éro
tisme, mais il ajouta qu’à mesure que le moi se différencie la libido, jusqu’ici dif
fuse, se concentre sur lui : c’est le narcissisme primaire. Au stade suivant, une
partie de ce narcissisme primaire subsiste, mais la libido est très largement inves
tie sur la mère, puis sur d’autres objets. La libido objectale peut se retirer et se
réinvestir sur le moi ; c’est ce que Freud appellera ultérieurement le « narcis
sisme secondaire ».
L’analyse de sujets normaux, à plus forte raison de névrosés, d’homosexuels
ou d’autres, peut mettre en évidence des résidus du narcissisme primaire. Le
retrait de la libido objectale explique certains états pathologiques tels que les
délires de grandeur, l’hypocondrie, la schizophrénie et la paraphrénie.
Normalement le sentiment amoureux procède directement de la libido objec
tale ; c’est l’amour anaclitique. Si la libido est totalement investie sur une autre
personne et qu’il n’en subsiste plus suffisamment pour le moi, c’est l’amour fou.
Quand le narcissisme primaire se prolonge indûment, on aboutit à un amour de
type narcissique : le sujet ne voit alors dans l’objet que ce qu’il est lui-même, ce
qu’il a été et ce qu’il voudrait être.
Cette théorie du narcissisme devait ouvrir la voie à une restructuration
I complète du système théorique de la psychanalyse. En 1915, Freud annonça qu’il
travaillait à un ouvrage intitulé Métapsychologie, comprenant douze essais ; en
V s fait, il n’en publia que cinq. Freud sentait la nécessité de reconstruire un cadre
conceptuel suffisamment large pour rendre compte de toutes les données et des
multiples aspects de la psychanalyse. Il définissait la métapsychologie comme un
système décrivant les faits psychologiques d’un point de vue topographique,
376. Sigmund Freud, « Zur Einführung des Narzissmus », Jahrbuch fur psychoanalytische
undpsychopathologische Forschungen, VI (1914), p. 1-24. Standard Edition, XTV, p. 73-102.
Sigmund Freud et la psychanalyse 547
377. Sigmund Freud, « Triebe und Triebschicksale », Internationale Zeitschrift fiir Psy
choanalyse, III (1915), p. 84-100. Standard Edition, XIV, p. 117-140. Trad. franç. : « Pulsions
et destins des pulsions », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
378. Sigmund Freud, « Die Verdrangung », Internationale Zeitschrift fiir Psychoanalyse,
III (1915), p. 128-129. Standard Edition, XIV, p. 146-158. Trad. franç. : « Le refoulement »,
ibid.
379. Sigmund Freud, « Das Unbewusste », Internationale Zeitschriftfiir Psychoanalyse, III
(1915), p. 189-203, 257-260. Standard Edition, XIV, p. 166-204. Trad. franç. : « L’incons
cient », ibid.
380. Sigmund Freud, « Metapsychologische Ergànzung zur Traumlehre », Internationale
Zeitschrift fiir Psychoanalyse, TV (1916-1917), p. 277-287. Standard Edition, XIV, p. 222-
235. Trad. franç. : « Complément métapsychologique à la théorie du rêve », ibid.
548 Histoire de la découverte de l’inconscient
381. Sigmund Freud, « Trauer und Mélancolie », Internationale Zeitschrift fur Psychoa
nalyse, IV (1916-1917), p. 288-301. Standard Edition, XIV, p. 243-258. Trad. franç. : « Deuil
et mélancolie », ibid.
382. Sigmund Freud, Jenseits des Lustprinzips, Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer
Verlag, 1920. Standard Edition, XIV, p. 7-64. Trad. franç. : « Au-delà du principe du plaisir »,
in Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 7-85.
Sigmund Freud et la psychanalyse 549
très fechnérienne, Freud va jusqu’à dire que l’évolution des organismes est le
reflet de l’histoire évolutive de la terre et de ses rapports avec le soleil. Il propose
maintenant, à titre d’hypothèse, une nouvelle classification dualiste des pul
sions : Eros (regroupant toutes les formes de pulsions libidinales) et la pulsion de
mort (que les disciples de Freud appelleront bientôt Thanatos). En présentant ce
système dualiste, Freud semble postuler que la pulsion de mort est la plus fon
damentale. Comme Schopenhauer, Freud proclame maintenant que « le but de la
vie, c’est la mort », que l’instinct de conservation lui-même n’est qu’un aspect de
l’instinct de mort parce qu’il protège contre la mort accidentelle, extérieure, pour
conduire l’individu à la mort due à des causes internes. Eros est maintenant bien
plus qu’un instinct sexuel, il se retrouve dans chaque cellule vivante, poussant la
substance vivante à se constituer en organismes de plus en plus complexes, ce qui
revient à retarder la mort par une fuite en avant. La pulsion de mort correspond à
la tendance de la substance vivante à se dissoudre et à retourner à l’état de
matière inanimée. Ces deux pulsions sont inséparables et la vie n’est qu’un
compromis entre Eros et Thanatos, jusqu’à ce que ce dernier finisse par l’empor
ter. Freud exprime l’espoir que le progrès de la biologie permettra un jour de for
muler ces spéculations en termes rigoureusement scientifiques. En attendant, il
lui faut reformuler une bonne partie de ses conceptions cliniques. Pendant des
années, il avait proclamé le primat de la libido, et, en 1908, il avait rejeté l’idée
adlérienne d’un instinct d’agressivité autonome. Dans son premier article de
métapsychologie, en 1915, il avait pourtant attribué l’origine de la haine à des
pulsions non libidinales du moi, lui accordant même la priorité sur l’amour.
Maintenant ses nouvelles théories l’obligent à admettre un masochisme primaire,
qui n’est pas seulement le sadisme tourné contre soi-même, et dans ses écrits
ultérieurs il attribuera de plus en plus d’importance aux pulsions agressives et
destructrices. Il semble maintenant mettre l’accent sur ces pulsions comme il
l’avait mis auparavant sur la libido.
comme cause du devenir »390. Moxon voyait dans la théorie de Rank, qui veut
que tout homme aspire à retourner dans le sein de sa mère, une anticipation du
concept freudien de pulsion de mort391.
Les couples classiques de contraires étaient Eros-Neikos (Amour-Discorde) et
Bios-Thanatos (Vie-Mort), et non Eros-Thanatos, bien qu’un écrivain autrichien,
Schaukal, ait publié une série de cinq nouvelles de caractère passablement
lugubre sous ce titre392. Freud présenta d’abord ces idées à titre d’hypothèses,
mais ses écrits ultérieurs montrèrent qu’il y croyait fermement. Tout processus
psychologique associe, selon lui, deux processus opposés, Eros, qui est la ten
dance à constituer une unité plus vaste, et la pulsion de mort qui agit en sens
contraire. Cette dernière conception était très proche de la définition de l’évolu
tion et de la dissolution donnée par Spencer. Freud fut ainsi conduit une fois de
plus à réinterpréter ses théories concernant les différents états cliniques. C’est
ainsi, par exemple, qu’il interprétait maintenant la mélancolie comme une dés-
intrication entre la libido et la pulsion de mort.
Le concept freudien de pulsion de mort se heurta à des résistances, même de la
part des psychanalystes les plus fidèles. Brun, en Suisse, objecta que la notion de
pulsion de mort n’avait aucun support biologique. La mort, dit-il, est la finis (la
cessation), mais non le telos (le but final) de la vie. Les psychanalystes qui, tel
Karl Menninger, recourent au dualisme pulsionnel, se situent dans une perspec
tive empirique et clinique plutôt que biologique393. En fait, ainsi que l’a montré
Mechler, le concept freudien de pulsion de mort se comprend mieux sur l’arrière-
fond des réflexions sur la mort de plusieurs de ses contemporains les plus émi
nents : biologistes, psychologues et philosophes existentialistes394.
Alors que les idées exprimées dans « Au-delà du principe de plaisir » furent
accueillies par les psychanalystes avec des sentiments mêlés, celles qui furent
présentées trois ans plus tard dans « Le moi et le ça » connurent un vif succès,
bien qu’elles aient impliqué de profondes modifications dans la théorie psycha
nalytique395. Pendant des années, la psychanalyse s’était définie comme une psy
chologie des profondeurs, centrée essentiellement sur l’inconscient et son
influence sur la vie consciente. Freud avait distingué trois niveaux dans la vie
psychique : le conscient, le préconscient et l’inconscient, le premier se trouvant
implicitement identifié au moi. Mais Freud se rendit compte que son cadre
conceptuel était devenu inadéquat. Il considéra maintenant la vie mentale comme
résultant de l’interaction de trois « instances » psychiques, le moi, le ça et le sur-
moi. Le moi se définissait comme « l’organisation coordonnée des processus
mentaux chez un individu ». Il comportait un élément conscient et un élément
390. Sabina Spielrein, « Die Destruktion als Ursache des Werdens », Jahrbuch fur psy-
choanalystische undpsychopathologische Forschungen, IV (1912), p. 464-503.
391. Cavendish Moxon, « Freud’s Death Instinct and Ranks Libido Theory », Psychoana-
lytic Review, XIH (1926), p. 294-303.
392. Richard Schaukal, Eros Thanatos, Novellen, Vienne et Leipzig, Wiener Verlag, 1906.
393. Karl Menninger, Man Against Himself, New York, Harcourt and Brace, 1938.
394. Achim Mechler, « Der Tod als Thema der neueren medizinischen Literatur », Jahr
buch fur Psychologie und Psychothérapie, III, n’ 4 (1955), p. 371-382.
395. Sigmund Freud, Das Ich und das Es, Vienne, Intemationaler psychoanalytischer Ver
lag, 1923. Standard Edition, XIX, p. 12-66. Trad. franç. : « Le moi et le ça », in Essais de
psychanalyse, op. cit., p. 177-234.
552 Histoire de la découverte de l’inconscient
396. Georg Groddeck, Das Buch vom Es, Psychoanalytische Briefe an eine Freundin,
Vienne, Internationale Psychoanalytischer Verlag, 1923.
Sigmund Freud et la psychanalyse 553
397. Sacha Nacht, cité de mémoire. A la demande de l’auteur, le docteur Nacht répondit
qu’il se rappelait avoir donné cette définition, mais n’en trouvait pas lui-même la référence.
398. Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 2' éd. revue, 1968.
399. Anna Freud, Le Moi et les mécanismes de défense, Paris, PUF.
554 Histoire de la découverte de l’inconscient
L’œuvre de Freud
VII — La technique psychanalytique
400. Heinz Hartmann, « The Development of the Ego Concept in Freud’s Work », Inter
national Journal of Psychoanalysis, XXXVII (1956), p. 425-438.
401. Heinz Hartmann, « Ich-Psychologie und Anpassungsproblem », Internationale Zeits
chrift fur Psychoanalyse, XXIV (1939), p. 62-135.
Sigmund Freud et la psychanalyse 555
402. Le ralentissement ou l’arrêt des associations pourraient s’expliquer de bien des façons.
Les attribuer à la résistance intérieure du patient et attribuer à son tour cette résistance au refou
lement, telle est la double hypothèse de Freud, ainsi que l’a montré Rudolf Allers. (This Suc-
cessful Error; A Critical Study of Freudian Psychoanalysis, New York, Sheed and Ward,
1940, chap. L)
403. Sigmund Freud, « Die Freudsche psychoanalytische Méthode », in Loewenfeld, Die
psychischen Zwangsercheinungen, Wiesbaden, Bergmann, 1904, p. 545-551. Standard Edi
tion, VII, p. 249-254.
404. Sigmund Freud, « Die zukünftigen Chancen der psychoanalytischen Thérapie », Zen
tralblatt fiir Psychoanalyse, I (1910), p. 1-9. Standard Edition, XI, p. 141-152.
556 Histoire de la découverte de l’inconscient
lyste, et il s’élevait aussi contre l’idée que l’analyste pourrait satisfaire les
besoins affectifs du patient : l’analyse doit se dérouler dans une atmosphère
d’austérité. Freud n’admet pas non plus qu’une psychanalyse doive être complé
tée par une psychosynthèse, ni qu’elle doive s’occuper de religion ou de philo
sophie et entreprendre l’éducation du patient. Freud se souciait néanmoins de F ap
plication ultérieure de la psychanalyse aux plus défavorisés : dans cette
éventualité, il pensait que la psychanalyse devrait recourir, à titre complémen
taire, à l’hypnose.
Dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud réinterpréta la signification du
transfert, y voyant maintenant la manifestation de la contrainte de répétition. La
notion d’instinct de mort et les nouvelles théories qui devaient bientôt suivre
entraînaient de profondes transformations dans les techniques psychanalytiques,
et les promoteurs de la psychanalyse du moi en introduisirent encore d’autres. Le
travail analytique ne se concentrait plus sur l’exploration directe de l’inconscient,
mais sur celle des défenses du moi. Le moi ressent les pulsions inconscientes
comme des menaces, d’où l’angoisse et l’établissement par le moi de tout un sys
tème de défenses destiné à le protéger. La tâche de l’analyste consiste dès lors à
mettre prudemment ces défenses à nu et à dissiper, au moins en partie, l’angoisse
sous-jacente (Freud reconnaît maintenant que l’angoisse ne peut être extirpée
complètement). Le thérapeute analyse le caractère anachronique ou inapproprié
de ces défenses, ainsi que leurs relations avec les symptômes névrotiques. Il
enseigne au patient à recourir à des défenses plus adéquates permettant un meil
leur ajustement.
Dans les dernières publications de Freud, on remarque un ton presque pessi
miste. Il prévoyait que l’avenir accorderait plus d’importance à la psychanalyse
comme science que comme méthode thérapeutique. Dans « Analyse terminée et
analyse interminable », Freud reconnaît que certaines cures psychanalytiques
doivent être reprises après quelques années, et qu’elles pourront même se pour
suivre, bien que de façon intermittente, toute la vie412. Les espoirs thérapeutiques
sont limités par des facteurs biologiques, par la force constitutionnelle des ins
tincts, par la faiblesse du moi, et tout particulièrement par l’instinct de mort. Les
cas les moins accessibles à la psychanalyse sont ceux où domine, chez la femme,
le désir du pénis, et ceux où l’homme adopte une attitude féminine à l’égard de
son propre sexe. Dans son ouvrage posthume, Abrégé de psychanalyse, Freud
ajoute à ces facteurs négatifs l’inertie psychique, la « viscosité » de la libido et la
faible capacité de sublimation413. Il estimait que le résultat final du traitement
dépendait de la proportion existant entre la somme des forces que l’analyste et le
patient se montraient capables de mobiliser à leur profit, et la somme des forces
négatives qui travaillaient contre eux.
412. Sigmund Freud, « Die endliche und die unendliche Analyse », Internationale Zeits
chrift fur Psychoanalyse, XXIII (1937), p. 209-240. Standard Edition, XXIII, p. 216-253.
Trad. franç. « Analyse terminée et analyse interminable », Théraplix 1970 (non
commercialisé).
413. Sigmund Freud « Abriss der Psychoanalyse », Internationale Zeitschriftfur Psychoa
nalyse, XXV (1940), p. 7-67. Standard Edition, XXIII, p. 144-207. Abrégé de psychanalyse,
Paris, PUF, 6e éd., 1970.
558 Histoire de la découverte de l’inconscient
Hypnotisme Psychanalyse
Disposition : Le patient est assis face à Le patient est étendu. L’analyste est
l’hypnotiseur. assis derrière le patient, voyant sans
être vu.
414. René Descartes, lettre du 6 juin 1647, in Œuvres et Lettres, Paris, éd. Pléiade, Galli
mard, 1958, p. 1272-1278.
415. Un des éditeurs de Descartes dit que des histoires assez semblables ont été racontées
par Stendhal et Baudelaire. Samuel de Sacy, Descartes par lui-même, Paris, Seuil, 1956,
p. 119.
416. Chap. n, p. 94.
417. Chap. in, p. 184-188 ; chap. VI, p. 399.
418. R. Haym, Die romantische Schule, Berlin, R. Gaertner, 1870, p. 617.
419. Ludwig Borne, Gesammelte Schriften, Milwaukee, Bickler and Co„ 1858, II, p. 116-
117.
Sigmund Freud et la psychanalyse 561
420. Aufrichtigkeit ist die Quelle aller Genialitat (La sincérité est la source de tout génie).
C’est devenu une expression proverbiale en allemand.
421. Ludwig Borne, Lichtstrahlen aus seinen Werken, Leipzig, Brockhaus, 1870, p. 150.
422. Francis Galton, Memories ofmy Life, 2e éd., Londres, Methuen, 1908, p. 80.
562 Histoire de la découverte de l’inconscient
guide qualifié. Faire l’expérience d’une analyse réussie revient donc à entre
prendre un voyage à travers l’inconscient, voyage dont on sortira avec une per
sonnalité modifiée. Mais cette constatation conduit à son tour à un dilemme. Les
psychanalystes proclament que leur méthode est supérieure à toute autre
méthode thérapeutique, parce qu’elle seule est capable de restructurer la person
nalité. Mais, d’autre part, Freud et ses successeurs ont énuméré un nombre crois
sant de limitations, de contre-indications et de dangers. Faut-il en conclure que la
psychanalyse, comme thérapie, en viendra à être remplacée par des thérapies
moins onéreuses et plus efficaces, tandis que quelques privilégiés pourront se
permettre de faire cette expérience unique, capable de changer leur conception
du monde, de leurs semblables et d’eux-mêmes ?
L’œuvre de Freud
VIII—La philosophie de la religion, de la culture et de la littérature
Avec Totem et tabou, Freud entreprit de retracer les origines, non seulement de
la religion, mais de la culture humaine tout entière et d’établir une relation entre
le complexe d’Œdipe individuel et la préhistoire de l’humanité425. En lisant les
ouvrages de Tylor, de Lang, de Frazer et d’autres ethnologues, Freud retrouve
chez les populations primitives la même horreur de l’inceste que chez les
névrosés. Il retrouve le même caractère irrationnel dans le tabou des peuples pri
mitifs et dans les phobies des névrosés, la même toute-puissance de la pensée
dans les procédés magiques et dans les fantasmes névrotiques. Freud propose dès
lors une théorie générale, fournissant une base commune pour expliquer les
symptômes névrotiques, certains phénomènes sociaux et culturels chez les
peuples primitifs, et l’origine même de la civilisation. Freud trouve un dénomi
nateur commun dans l’histoire du meurtre du père primitif, élargissement de la
notion du complexe d’Œdipe. Tout petit garçon, avait dit Freud, doit surmonter
son secret désir de tuer son père et d’épouser sa mère. S’il parvient à surmonter
heureusement cette épreuve, l’enfant incorporera l’image de son père dans sa
propre personnalité : il aura ainsi construit son surmoi et sera prêt pour une matu
rité et une vie adulte normales. S’il échoue, il sera condamné à la névrose. Tel est
le destin de tout homme, mais ce destin individuel est lui-même le reflet d’un
événement décisif se situant dans la préhistoire de l’humanité. A une époque
reculée, les hommes vivaient en hordes, soumis au despotisme d’un vieux père
cruel qui gardait toutes les femmes pour lui et bannissait ses fils dès qu’ils par
venaient à l’âge adulte. Ces fils bannis se regroupaient dans une communauté
unie par des sentiments et un comportement homosexuels. Un jour, ces fils tuè
rent et mangèrent le père, assouvissant ainsi leur haine, et de cet acte naquit le
totémisme. Les fils se mirent à révérer un animal totémique comme un ancêtre
bienveillant (comme celui que le père aurait dû être), mais à intervalles réguliers,
ils le tuaient et le dévoraient. Après avoir tué le père, ils n’osèrent pas s’appro
prier ses femmes, tant par l’effet d’une obéissance posthume, que parce que la
nouvelle organisation aurait été menacée si les mâles s’étaient querellés au sujet
des femelles. Telle fut l’origine des deux premiers commandements de l’huma
nité, la prohibition du parricide et celle de l’inceste ; tel fut le commencement de
la culture, de la morale et de la religion, et en même temps le prototype du
complexe d’Œdipe.
L’idée que l’humanité primitive vivait en hordes sous la conduite d’un mâle
tyrannique avait déjà été présentée à titre d’hypothèse par Darwin. JJ. Atkinson
développa la description de Darwin : par suite du bannissement par le père de ses
fils rivaux, se constituèrent deux groupes vivant en proximité. L’un était la
« famille cyclopéenne », qui comprenait le chef mâle, les femelles capturées, sa
propre descendance femelle adulte, ainsi qu’une troupe d’enfants des deux
sexes ; l’autre groupe comprenait les fils bannis « qui vivaient très probablement
dans un état de polyandrie », dans une « pacifique union »426. Quand une bande
de mâles se sentait plus forte que le père, elle l’attaquait et le tuait, et le jeune
425. Sigmund Freud, « Totem und Tabu, Über einige Übereinstimmungen im Seelenleben
derWildenundNeurotiker », Zmago, 1(1912),p. 17-33,213-227,301-333 ;ü(1913),p. 1-21,
357-409. Standard Edition, XHI, p. 1-161. Éd. franç. : Totem et tabou, Paris, Petite Biblio
thèque Payot, 1967.
426. James Atkinson, Primai Law, pubhé comme 2e partie de Andrew Lang, Social Ori-
gins, Londres, Longmans, Green and Co., 1903, p. 209-294.
564 Histoire de la découverte de l’inconscient
mâle le plus fort prenait sa succession. Cet état de luttes aurait pu se perpétuer indé
finiment, mais Atkinson supposait qu’à une certaine époque une femme avait
réussi à persuader le patriarche de garder avec lui un de ses fils qui pourrait dès
lors prendre sa succession, à condition de ne pas toucher aux femmes du vieil
homme : telle aurait été l’origine de la prohibition de l’inceste. Freud s’inspira
aussi de la théorie de William Robertson Smith sur l’origine des cultes sémi
tiques : à l’époque où les hommes vivaient en petits clans, conformément aux
croyances et aux rites du totémisme, ils avaient coutume de sacrifier, à intervalles
réguliers, l’animal totémique et de le consommer dans un banquet rituel427.
Il est probable que les Métamorphoses de l’âme et ses symboles de C.G. Jung
avaient attiré l’attention de Freud sur l’histoire de la culture, mais les ethnologues
contemporains s’intéressaient aussi vivement au totémisme. Un peu partout sur
gissaient de nombreuses théories, pour la plupart oubliées aujourd’hui428. Durk
heim voyait dans le totémisme la racine commune de toutes les religions de l’hu
manité. Frazer énonça successivement trois théories, dont la troisième était
exposée dans son livre Totem et Exogamie, qui fut l’une des principales sources
de Freud. En 1912, Wundt chercha à reconstituer les étapes successives de la
culture humaine, l’une d’elles étant le totémisme.
En fait, il n’est pas impossible que l’inspiration de Totem et tabou soit venue
d’événements contemporains plutôt que d’une préhistoire perdue dans la nuit des
temps. A l’époque où écrivait Freud, la Turquie, empire anachronique, voisin de
l’Autriche, était gouvernée par le « sultan rouge », Abdül-Hamid IL Ce despote
avait pouvoir de vie et de mort sur ses sujets ; il tenait enfermées des centaines de
femmes dans un harem gardé par des eunuques, et il faisait massacrer de temps à
autre des populations entières de son empire. En 1908, « les fils s’unirent contre
le vieux père cruel », les Jeunes-Turcs se rebellèrent et renversèrent le sultan pour
instituer une communauté nationale où la civilisation et les arts pourraient fleurir.
En Autriche, plus qu’ailleurs, on suivait ces événements avec un vif intérêt.
Quoi que puissent penser les ethnologues du meurtre du père primitif, ce récit
garde sa valeur à titre de mythe philosophique, symétrique au mythe de Hobbes
sur l’origine de la société429. Hobbes décrit la situation originelle de l’humanité
comme la « guerre de tous contre tous ». Un jour, un certain nombre d’hommes
s’unirent et déléguèrent leurs droits à un souverain qui devait user de ce pouvoir
pour promouvoir le bien commun, prenant les décisions qu’il estimait les plus
opportunes. Telle fut l’origine de la monarchie absolue qui, pendant de longs
siècles, resta la forme de gouvernement dominante, pour le meilleur comme pour
le pire. De même que Hobbes avait forgé un mythe pour expliquer l’origine de la
monarchie absolue, Freud en créa un pour expliquer sa dissolution.
Dans « Psychologie collective et analyse du moi », en 1921, Freud proposa les
rudiments d’une sociologie qui rejetait l’idée d’un instinct social autonome et se
427. William Robertson Smith, Lectures on the Religion ofthe Semites, 1" série, The Fon
damental Institutions, Londres, A. Black, 1894.
428. Arnold Van Gennep (L'État actuel du problème totémique, Paris, Leroux, 1920)
contient un exposé détaillé et une critique de ces théories.
429. Thomas Hobbes, Leviathan (1651), in Great Books of the Westem-World, XXIII, part
n,chap.XVH,p. 99-101.
Sigmund Freud et la psychanalyse 565
se peut qu’elle se rattache par un invisible lien à la sexualité »433. Tarde montrait
le rôle de l’inconscient en psychologie sociale. Il distinguait les foules unies par
l’amour des foules unies par la haine. Quant à Sighele, il affirmait qu’on ne sau
rait comprendre un phénomène collectif si l’on ne connaît pas exactement son
contexte historique et social, ainsi que la composition particulière des foules en
question434.
Ces idées de Taine, de Tarde et de Sighele furent reprises, simplifiées, modi
fiées et popularisées par Le Bon dans sa Psychologie des foules435. Tout homme
placé dans une foule, dit Le Bon, perd momentanément son individualité et par
ticipe à « l’âme des foules ». « L’âme des foules » est inférieure, intellectuelle
ment, à l’âme individuelle et animée d’une sorte de malignité essentielle. Cela ne
peut s’expliquer que par une sorte de régression hypnotique à un stade mental
préhistorique de l’humanité. Le Bon appliqua ces conceptions sur l’âme des
foules à la psychologie des groupes sociaux et aux vicissitudes de l’histoire. Son
livre eut un succès énorme. Beaucoup prirent sa théorie pour une vérité scienti
fique indiscutable. On peut s’étonner que Freud en ait fait le point de départ de sa
propre théorie. Reiwald a montré que si les théories de Freud s’écartent des idées
de Le Bon, elles présentent de notables similitudes avec celles de Tarde436. Là où
Tarde avait parlé d’imitation, Freud parlait d’identification, et à maints égards les
idées de Freud se présentent comme une reformulation de celles de Tarde en lan
gage psychanalytique.
En 1930, dans Malaise dans la civilisation, Freud compléta ses idées sur les
origines de la civilisation437. Un certain nombre d’hommes s’aperçurent que s’ils
fixaient certaines limites à la satisfaction de leurs pulsions, ils seraient en état de
construire une communauté forte et unie. Cette situation, cependant, devait
conduire inévitablement à un conflit insoluble entre les pulsions et les exigences
de la société. Ces exigences allèrent s’amplifiant avec le progrès de la civilisa
tion, creusant ainsi ce fossé, et Freud se demande si les exigences de la société
civilisée contemporaine ne dépassent pas les possibilités individuelles de refou
lement des pulsions, engendrant ainsi une névrose de civilisation. Les idées
exposées dans cet essai rappellent parfois celles de Hobbes, mais elles procèdent
surtout directement de la Généalogie de la morale de Nietzsche, et par son inter
médiaire, du Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot438.
Dans le même essai, Freud propose une nouvelle hypothèse sur la domestica
tion du feu. Quand un homme primitif avait à affronter le feu, il l’éteignait en uri
nant. En raison de la forme phallique des flammes, il éprouvait un sentiment éro
tique de combat homosexuel. Le premier homme qui renonça à cette jouissance
433. Gabriel Tarde, « Les crimes des foules », in Actes du IIP Congrès d'anthropologie cri
minelle (Bruxelles, août 1892), Bruxelles, Hayez, 1894, p. 73-90.
434. Scipio Sighele, La Foule criminelle. Essai de psychologie collective. Trad. franç. :
Paris, Alcan, 1892.
435. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895.
436. Paul Reiwald, Vom Geist der Massen, Zurich, Pan-Verlag, 1946, p. 131-142.
437. Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Vienne, Intemationaler Psychoanaly-
tischer Verlag, 1930. Standard Edition, XXI, p. 64-145. Trad. franç. : « Malaise dans la civi
lisation », Revue française de psychanalyse, t. VII, n” 4 (1934), p. 692, réédité dans la même
revue, t. XXXIV (janvier 1970), p. 9-80.
438. Chap. tv, p. 212 ; chap. v, p. 305.
Sigmund Freud et la psychanalyse 567
érotique devint capable d’utiliser le feu pour un usage pratique. « Cette grande
conquête de la culture fut ainsi la récompense d’un renoncement instinctuel. » La
femme fut constituée gardienne du foyer parce que son anatomie ne lui permet
tait pas d’éteindre le feu à la façon de l’homme. Ailleurs, Freud énonce l’idée que
la femme a inventé le vêtement pour cacher la honte de son absence de pénis ; les
poils pubiens inspirèrent le tissage439.
Tandis qu’il estimait la religion nuisible et la philosophie superflue, Freud
jugeait l’art utile pour l’homme. Mais quelle est l’essence de l’art ? Freud le défi
nit comme une combinaison du principe de plaisir et du principe de réalité (un
peu comme Nietzsche y voyait la fusion des principes dionysiaque et apolli
nien)440. Dans son enfance, l’individu vit entièrement selon le principe de plaisir,
mais celui-ci cède progressivement le pas au principe de réalité, qui régira sa vie
adulte. L’artiste reste davantage sous la mouvance du principe de plaisir que les
autres, mais il transige avec le principe de réalité en créant des œuvres d’art qui
satisferont le principe de plaisir chez les autres. Dans un autre article, se référant
plus au poète qu’à l’artiste, Freud met l’accent sur le rôle de l’imagination : pré
dominante chez l’enfant, elle rétrocède progressivement, mais l’écrivain créateur
est capable de l’utiliser largement et de la convertir en œuvre littéraire par cer
tains procédés, en s’assurant surtout le plaisir préliminaire grâce à des éléments
formels441. Autre contribution de Freud à l’esthétique : son analyse de
l’« inquiétante étrangeté », ce sentiment particulier de frissonnement d’horreur
qui traverse les œuvres d’un écrivain comme E.T.A. Hoffmann442. Ce sentiment
a parfois sa source dans le retour inexplicable de certains événements, inoffensifs
en eux-mêmes ; d’autres fois il s’exprime dans la croyance en un double ou dans
la crainte des esprits ou d’autres êtres malveillants. Ce sentiment surgit, estime
Freud, dans des situations qui ravivent des matériaux refoulés ou des attitudes
animistes de l’enfance.
Le seul essai de critique d’art que nous possédions de Freud est son article sur
le Moïse de Michel-Ange qui parut d’abord sans nom d’auteur443. Binswanger
note que la méthode utilisée par Freud dans cette étude appartient à la psycholo
gie de l’expression, laquelle correspond aussi à l’une des premières étapes de la
méthodologie psychanalytique444. Quant à la critique littéraire, Freud consacra
439. Sigmund Freud, Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse,
Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer Verlag, 1933. Standard Edition, XXII, p. 132. Éd.
franç. : Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1971, p. 174.
440. Sigmund Freud, « Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Gesche-
hens », Jahrbuch fur psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, ni (1911),
p. 1-8, Standard Edition, XII, p. 218-226.
441. Sigmund Freud, «Der Dichter und das Phantasieren», Neue Revue, 1 (1908),
p. 716-724. Trad. franç. : « La création littéraire et le rêve éveillé », in Essais de psychanalyse
appliquée, Paris, Gallimard, 1971, p. 69-81.
442. Sigmund Freud, « Das Unheimliche », Imago, NI (1919), p. 297-324. Trad. franç. :
« L’inquiétante étrangeté », in ibid., p. 163-210.
443. Anonyme (Sigmund Freud), « Der Moses des Michelangelo », Imago, HI (1914),
p. 15-36. Standard Edition, XIII, p. 211-236. Trad. franç. : Le Moïse de Michel-Ange, Théra-
plix, 1970 (non commercialisé).
444. Ludwig Binswanger, « Erfahren, Versehen, Deuten », in Ausgewahlte Vortage und
Aufsatze, H, Berne, Francke, 1955, p. 40-66.
568 Histoire de la découverte de l’inconscient
Cet essai de Freud sur Léonard de Vinci suscita des réactions contradictoires.
Le pasteur Oskar Pfister, d’habitude mieux inspiré, crut reconnaître un vautour
caché à la façon d’un dessin-devinette dans lé tableau de sainte Anne, de la
Vierge et de l’Enfant. Meyer Schapiro recueillit les critiques énoncées par des
historiens de l’art447. Le mot nibbio, traduit inexactement par « vautour », signi
fiait en fait : milan. Le fantasme du milan introduisant sa queue dans la bouche de
l’enfant était un présage d’inspiration (ainsi que le montrent des parallèles dans
le folklore). D’autres artistes, avant Léonard de Vinci, avaient déjà peint sainte
Anne et Marie en leur faisant paraître le même âge. Le motif du visage souriant
appartenait à l’école de Verrocchio, le maître de Léonard. Nous n’avons aucune
preuve que Léonard ait passé ses premières années seul avec sa mère. En fait,
certaines données laisseraient plutôt supposer qu’il fut recueilli par son père dès
sa naissance. Certains de ces arguments ont été contestés par K.R. Eissler448. L’es
sai de Freud sur Léonard de Vinci a suscité l’admiration générale pour la beauté
de son style et pour son charme indéfinissable. On l’a comparé au sourire énig
matique de la Joconde. Il est possible que certaines interprétations de Freud à
propos de Léonard s’appliquent à ce que son auto-analyse lui avait révélé sur sa
propre enfance...
On peut ranger parmi les pathographies l’étude que- Freud consacra à un
magistrat allemand, Daniel Paul Schreber449. Homme d’une intelligence et d’une
habileté exceptionnelles, Schreber passa dix ans dans des établissements psy
chiatriques en raison d’une grave maladie mentale. Quand il en sortit, il publia,
en 1903, un long récit de ses hallucinations et délires, accompagné du texte des
expertises psychiatriques établies à son sujet. Malgré son grand intérêt descriptif,
cet ouvrage était un point de départ un peu étroit pour une pathographie : il ne
fournissait aucune donnée sur la famille de Schreber, sur son enfance et sur sa vie
avant son internement. La maladie elle-même n’était pas décrite selon son évo
lution chronologique, mais seulement dans la forme qu’elle avait prise après de
longues années d’évolution450. Par ailleurs, les éditeurs avaient retranché des
Mémoires de Schreber les données qui auraient été les plus importantes d’un
point de vue psychanalytique. Il restait, néanmoins, une masse inextricable
446. Sigmund Freud, Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci, Leipzig et Vienne,
Deuticke, 1910. Standard Edition, XI, p. 63-137. Trad. franç. : Un souvenir d'enfance de Léo
nard de Vinci, Paris, Gallimard, 1952.
447. Meyer Schapiro, « Leonardo and Freud : An Art Historical Study », Journal of the
History of Ideas, VII (1956), p. 147-178.
448. K.R. Eissler, Leonardo da Vinci ; Psychoanalytic Notes in the Enigma, Londres,
Hogarth, 1962.
449. Sigmund Freud, « Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch bes-
chriebenen Fall von Paranoïa (Dementia Paranoides) », Jahrbuch fur psychoanalytische und
psychopathologische Forschungen, vol. III (1911). Standard Edition, XII. Trad. franç.:
« Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Dementia para
noides) », in Cinq Psychanalyses, op. cit., p. 263-324.
450. Certains détails concernant les antécédents familiaux et personnels de Schreber, ainsi
que des fragments d’observations hospitalières, ont été rassemblés par Franz Baumeyer, « The
Schreber Case », International Journal ofPsychoanalysis, XXXVII (1956), p. 61-74.
570 Histoire de la découverte de l’inconscient
451. Ida Macalpine et Richard A. Hunter, « The Schreber Base », Psychoanalytic Quar-
terly, XXII (1953), p. 328-371.
452. Sigmund Freud, « Eine Teufelsneurose im siebzehnten Jahrhundert », Imago, IX
(1923), p. 1-34. Standard Edition, XXI, p. 177-194. Trad. franç. : « Une névrose démoniaque
au XVIIe siècle », in Essais de psychanalyse appliquée, op. cit., p. 211-251.
453. Ida Macalpine et Richard A. Hunter, Schizophrenia 1677 : A Psychiatrie Study of an
Illustrated Autobiographical Record ofDemoniacal Possession, Londres, Dawson and Sons,
1956.
Sigmund Freud et la psychanalyse 571
nouveaux, mais qui ne changent rien à notre connaissance du cas454. Aucun cri
tique, jusqu’ici, ne semble s’être demandé si les délires de Schreber et de Haiz-
mann ne pourraient pas s’expliquer, en partie du moins, par l’exagération ou la
mythomanie.
Freud esquissa un jugement psychanalytique sur Dostoïevski dans une préface
à la publication d’ébauches des Frères Karamazov, inédites jusque-là455. Freud
déclare que Dostoïevski avait été capable de composer un récit inoubliable d’un
parricide parce qu’il souffrait lui-même, à un degré destructeur, d’un complexe
du père. Lors de ses crises épileptiques où il paraissait comme mort, Dostoïevski
s’identifiait à son père tel qu’il aurait souhaité le voir (c’est-à-dire mort), et ces
crises représentaient en même temps un châtiment de ce désir. Sa passion pour le
jeu avait sa source dans ses tendances autodestructrices, elles-mêmes liées à son
complexe du père. « La destinée elle-même n’est rien d’autre, en fin de compte,
qu’une projection tardive du père », conclut Freud.
Moïse et le monothéisme qui parut d’abord, chapitre par chapitre, dans Imago,
en 1937 et 1938, n’est ni une pathographie, ni une œuvre d’érudit, ni un roman456.
Tout en reconnaissant qu’elle reposait sur une grande part d’hypothèses, Freud
estimait sa théorie suffisamment plausible pour justifier une publication. En voici
un bref résumé :
Freud part de l’hypothèse que Moïse n’était pas un Hébreu, mais un Égyptien
de haut rang et de statut important. Le roi d’Égypte Akhenaton avait établi une
religion monothéiste, mais, après sa mort, une contre-révolution fomentée par les
prêtres avait rétabli les cultes païens. Ayant refusé de renoncer au monothéisme,
Moïse se vit rejeté par les Égyptiens et choisit de s’intégrer au peuple hébreu.
Avec l’aide de ses disciples, les lévites, Moïse transmit le monothéisme aux Juifs
et les fit sortir d’Égypte, dans la péninsule du Sinaï, où ils s’unirent à la tribu des
Madianites qui adoraient une petite divinité locale appelée Yahwé. Moïse fut vic
time d’une rébellion et son peuple le tua. Mais soixante ans plus tard, environ, les
deux populations s’unirent à nouveau sous un autre chef, appelé lui aussi Moïse
(plus tard on confondit ces deux personnages en un seul), qui établit un compro
mis entre le monothéisme et le culte de Yahwé. Cette dualité de la nation et de la
religion hébraïques contenait en germe les sécessions et les vicissitudes poli
tiques ultérieures. Les prophètes ravivèrent le souvenir du premier Moïse, et le
désir de voir revenir ce Moïse qui avait été tué aboutit à la foi au retour du Mes
sie. L’histoire de Jésus-Christ ne fut qu’une réactualisation de celle du premier
Moïse.
454. Gaston Vandendriessche, The Parapraxis in the Haizmann Case of Sigmund Freud,
Louvain, Publications universitaires, 1965.
455. Sigmund Freud, «Dostojewski und die Vatertôtung », in F.M. Dostoïevski, Die
Urgestalt der Brader Karamazoff. Dostojewskis Quellen, Entwürfe und Fragmente. Erlautert
von W. Komarowitsch, Munich, Piper, 1928, p. xni-xxxvi. Standard Edition, XXI, p. 177-194.
456. Sigmund Freud, Der Mann Moses und die monotheistiche Religion, Amsterdam,
Albert de Lange, 1939. Standard Edition, XXIII, p. 7-137. Trad. franç. : Moïse et le mono
théisme, Paris, Gallimard, 1967.
572 Histoire de la découverte de l’inconscient
lèrent ses erreurs et ses contradictions historiques. On rappela aussi que Moïse
avait été l’objet d’innombrables légendes, depuis plusieurs siècles avant Jésus-
Christ jusqu’à notre époque. L’idée que Moïse avait été un Égyptien avait déjà
été soutenue à plusieurs reprises, entre autres par Eduard Meyer, dont Freud
connaissait les ouvrages457. Une partie des idées de Freud se trouvent aussi chez
Schiller458 et chez Karl Abraham459. S’il faut en croire David Bakan, Freud avait
pour dessein de prévenir l’antisémitisme en dépouillant l’image des Juifs des
caractéristiques mosaïques (le fardeau du surmoi historique), ce que seul un Juif
pouvait faire460. Freud aurait ainsi joué le rôle d’un « nouveau Moïse descendant
avec une nouvelle loi destinée à assurer la liberté psychologique de l’individu ».
Une autre interprétation, tout aussi plausible que les autres, voudrait que Freud se
soit identifié au premier Moïse, ses disciples fidèles se trouvant identifiés aux
lévites, qu’il ait assimilé son départ de Vienne à la fuite de Moïse hors d’Égypte,
et qu’il ait vu dans la psychanalyse contemporaine un mélange entre sa propre
doctrine et d’« impurs » enseignements pseudo-analytiques. Freud était effecti
vement préoccupé de la tournure que prenait le mouvement et il craignait des dis
torsions dans le monde anglo-saxon. Il prévoyait de longues luttes au sein du
mouvement psychanalytique, mais pensait que des prophètes surgiraient pour le
rétablir dans sa pureté originelle.
Malgré son rejet de la philosophie et le peu d’intérêt qu’il portait à la politique,
Freud ne put s’empêcher d’exprimer ses opinions sur des sujets d’intérêt général.
Il nous faut mentionner brièvement ses opinions sur la guerre et la paix et sur les
phénomènes parapsychologiques.
Dans une lettre à Einstein, datée de septembre 1932, Freud disait que le plus
grand obstacle à un organisme central destiné à assurer la paix résidait dans les
pulsions agressives et destructrices de l’homme461. La pulsion de mort peut se
tourner soit vers l’intérieur, soit vers l’extérieur. Assez fréquemment, elle se
tourne vers l’extérieur pour préserver l’individu. Et ce sont les diverses formes de
la libido qui peuvent être mobilisées pour la neutraliser, jusqu’à un certain point.
Cependant Eros et Thanatos sont toujours intriqués. Une autre solution serait la
création d’une classe supérieure d’intellectuels indépendants et courageux,
capables de guider les masses sur les sentiers de la raison.
Pendant longtemps, Freud était resté sceptique à l’égard des phénomènes para
psychologiques ; mais en 1911, il devint membre de la Société de recherches
psychiques462. En septembre 1913, il raconta à Lou Andreas-Salomé463 qu’il
avait eu connaissance de cas étranges de transmission de pensée, mais il ne les
457. Eduard Meyer, Geschichte des Altertums, I. Band, II. Hàlfte, 5. Aufl., Stuttgart, 1926,
p. 679.
458. Friedrich Schiller, Die Sendung Moses, in Samtliche Werke, Stuttgart und Tübingen,
Cotta, 1836, X, p. 468-500.
459. Karl Abraham, « Amenhotep IV (Ichnaton) », Imago, I (1912), p. 334-360.
460. David Bakan, Sigmund Freud and the Jewish Mystical Tradition, Princeton, Van Nos-
trand Co., 1958.
461. La correspondance entre Einstein et Freud a été reproduite dans Einstein on Peace,
Otto Nathan and Heiz Norden eds., New York, Simon and Schuster, 1960.
462. Emilio Servadio, « Freud’s Occult Fascinations », To-morrow, VI (hiver 1958), p. 9-
16.
463. Lou Andreas-Salomé, In der Schule bei Freud, Zurich, Max Niehans, 1958, p. 191-
193.
Sigmund Freud et la psychanalyse 573
publia que beaucoup plus tard464, avec d’autres cas analogues. Freud estimait que
le transfert ouvrait une nouvelle voie d’approche pour l’exploration de la télé
pathie et des phénomènes apparentés. Il garda cependant une attitude prudente à
l’égard de la parapsychologie, ainsi qu’en témoigne une interview qu’il accorda
à Tabori en 1935465. Il comparait les discussions sur les phénomènes dits occultes
à celles qui portent sur la composition de l’intérieur de la terre. Nous n’en savons
rien de certain, mais nous supposons qu’il s’agit de métaux lourds à de très hautes
températures. Une théorie qui prétendrait que le centre de la terre se compose
d’eau saturée en acide carbonique n’apparaîtrait guère logique, mais n’en méri
terait pas moins d’être discutée. Si quelqu’un, toutefois, prétendait qu’il est fait
de marmelade, cette théorie ne mériterait aucune attention scientifique.
Une note jetée sur le papier en 1938, peut-être la dernière pensée de Freud, a
la simplicité énigmatique d’un oracle de Delphes : « Le mysticisme — l’obscure
perception intime du domaine extérieur au moi, “le ça” »466.
464. Sigmund Freud, « Psychoanalyse und Telepathie », Gesammelte Werke (1941), XVII,
p. 27-44 ; « Traum und Telepathie », Imago, VIH (1922), p. 1-22. Standard Edition, XVHI, p.
177-193, 197-220 ; XXII, p. 31-56 ; Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psy
choanalyse, Vienne, Intemationaler Psychoanalyscher Verlag, 1933, chap. xxx.
465. Cornélius Tabori, My Occult Diary, Londres, Rider and Co., 1951, p. 213-219.
466. Sigmund Freud, Gesammelte Werke (1941), XVH, p. 152. Standard Edition, XXIH, p.
300.
467. Friedrich Nietzsche, Menschliches, Alzumenschliches, 1, n° 180, in Friedrich
Nietzsches Werke, Taschen-Ausgabe, Leipzig, Naumann, 1906, Hl, p. 181.
574 Histoire de la découverte de l’inconscient
471. L’auteur est redevable à madame le professeur Ema Lesky, directrice de l’institut
d’histoire de la médecine de l’université de Vienne, d’avoir attiré son attention sur l’œuvre de
Moritz Benedikt et sur son influence sur la psychiatrie dynamique.
472. Voir chap. v, p. 330.
473. Moritz Benedikt, « Aus der Pariser Kongresszeit. Erinnerungen und Betrachtungen »,
Internationale Klinische Rundschau, m (1989), p. 1611-1614,1657-1659.
474. Maria Dorer, Historische Grundlagen der Psychoanalyse, op. cit., p. 71-106.
475. Gustav Adolf Lindner, Lehrbuch der empirischen Psychologie nach genetischer
Méthode, Graz, Wiesner, 1858.
476. Sigmund Freud, « Formulierung über die zwei Prinzipen des psychischen Gesche-
hens », loc. cit.
477. Voir chap. iv, p. 241-246.
576 Histoire de la découverte de l’inconscient
surface dans les années 1890. Bien des idées qui, rétrospectivement, nous appa
raissent comme des nouveautés étonnantes dans les théories de la psychose pré
sentées par des hommes comme Bleuler, Freud et Jung, devaient apparaître à
leurs contemporains comme un retour à des conceptions psychiatriques
surannées.
Les origines de la psychanalyse ne sauraient se comprendre sans tenir compte
de divers courants scientifiques des dernières décennies du xixe siècle. Nous en
avons décrit trois dans les chapitres précédents : la nouvelle science de la patho
logie sexuelle, à laquelle Krafft-Ebing avait donné une impulsion décisive47?,
l’étude psychologique des rêves478479, et l’exploration de l’inconscient480.
Une autre source importante de la pensée freudienne, « la tendance démas
quante », mérite un examen un peu plus détaillé, parce qu’elle est généralement
passée sous silence. Il s’agit du dépistage systématique de la tromperie et de l’il
lusion volontaire en vue de démasquer la vérité sous-jacente, bref de tout ce qui
est appelé aujourd’hui « démystification ». Cette tendance semble remonter aux
moralistes français du xviT siècle. La Rochefoucauld, dans ses Maximes, démas
quait sous des attitudes et des actes apparemment vertueux les manifestations
déguisées de l’« amour-propre » (en langage d’aujourd’hui : du narcissisme).
Schopenhauer voyait dans l’amour une mystification de l’individu par le Génie
de l’Espèce, estimant que les qualités que nous attribuons à l’être aimé ne sont
que des illusions engendrées par la volonté inconsciente de l’Espèce. Karl Marx
affirme que les opinions d’un individu sont déterminées, sans qu’il en ait
conscience, par sa classe sociale, laquelle est également un produit de facteurs
économiques. La guerre et la religion ne sont que des « mystifications » à travers
lesquelles les classes dirigeantes trompent les classes inférieures et se trompent
elles-mêmes. Nietzsche, admirateur à la fois des moralistes français et de Scho
penhauer, fit également sienne cette tendance démasquante : il dévoile inlassa
blement les manifestations de la « volonté de puissance » sous ses innombrables
déguisements, ainsi que celles du ressentiment sous le couvert de l’idéalisme et
de l’amour de l’humanité. Il proclame que l’homme ne peut se passer de « fic
tions ». Dans la littérature contemporaine, cette volonté de démasquer était deve
nue un thème dont on usait et abusait. Dans les pièces d’Ibsen, par exemple, cer
tains personnages sont parfaitement conscients des turpitudes qui se cachent
derrière la façade de leur vie, jusqu’à ce que la vérité soit progressivement ou
brutalement révélée. L’effondrement de leurs illusions se solde alors par des
catastrophes comme dans Rosmersholm et dans Le Canard sauvage. Dans Les
Revenants (1881), Ibsen met en scène l’idée qu’une partie des actes que nous
croyons libres et volontaires n’est que la répétition inconsciente d’actes de nos
parents : « Nous vivons dans un monde de revenants... »
Dans L’Interprétation des rêves, Freud fait allusion, à plusieurs reprises, à
cette notion des « revenants » d’Ibsen, notion que l’on peut aussi retrouver dans
celle du transfert psychanalytique. L’essayiste Max Nordau dénonçait dans ses
écrits « les mensonges conventionnels de la civilisation ». L’économiste Vil-
fredo Pareto démontrait l’importance des illusions volontaires dans les phéno
481. Vilfredo Pareto, Le Mythe vertuiste et la vertu immorale, Paris, Rivière, 1911 ;
G.-H. Bousquet, Vilfredo Pareto, sa vie et son œuvre, Paris, Payot, 1928, p. 144.
482. Voir chap. v, p. 331 ; chap. vn, p. 528.
483. Voir chap. m, p. 139-140.
484. Voir chap. vn, p. 557-558.
578 Histoire de la découverte de l’inconscient
Depuis sa jeunesse, Freud avait été soumis à l’influence d’un courant de pen
sée prédominant en Europe après 1850, qui rejetait toute forme de métaphysique
et se proposait d’étudier l’univers d’un point de vue purement scientifique. En
fait, ce rejet de la philosophie équivalait à une philosophie particulière : le scien
tisme, doctrine suivant laquelle seule la science est capable de nous conduire à la
connaissance du monde. Mais puisque la connaissance scientifique a des limites,
une importante partie de la réalité (la plus grande peut-être) restera nécessaire
ment inconnaissable. Logiquement, le positivisme devrait impliquer l’agnosti
495. Xavier Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris, Brosson, Gabon
et Cie, 1796, p. 84.
496. Voir chap. rv, p. 269-270.
497. Voir chap. rv, p. 266-267.
498. Voir chap. rv, p. 270-271.
Sigmund Freud et la psychanalyse 581
Le seul philosophe dont Freud ait suivi les cours, Franz Brentano, était le pro
moteur d’une philosophie entièrement différente. Brentano était issu d’une
famille illustre qui comptait entre autres le poète Clemens Brentano, et il était le
frère de l’éminent économiste Lujo Brentano. Il avait été prêtre dominicain et
professeur de philosophie à Würzburg, mais, n’ayant pu accepter le dogme de l’in
faillibilité du pape, il avait quitté l’Eglise pour venir enseigner la philosophie à
Vienne comme Privat-Dozent (exemple unique d’une carrière universitaire à
rebours). Brentano enseignait une psychologie nouvelle reposant sur le concept
d’intentionnalité qu’il avait emprunté, en lui donnant une vie nouvelle, à la phi
losophie scolastique médiévale. Rudolf Steiner, qui fut l’un de ses auditeurs, rap
porte que Brentano était un logicien rigoureux pour lequel chaque notion devait
être parfaitement claire et s’inscrire avec précision dans une argumentation dia
lectique, mais, ajoute-t-il, il donnait parfois l’impression que sa pensée était un
univers autonome, étranger à la réalité. Brentano était un brillant orateur, et les
dames de la haute société de Vienne affluaient à ses cours. Il compta parmi ses
auditeurs des hommes aux orientations aussi variées qu’Edmund Husserl, Tho
mas Masaryk, Rudolf Steiner et Sigmund Freud. Brentano était une personnalité
éminente de la société viennoise. Dora Stockeit-Meynert dit qu’il ressemblait à
un Christ byzantin, qu’il parlait avec douceur, ponctuant son éloquence de gestes
d’une grâce inimitable, « une figure de prophète avec l’esprit d’un homme du
monde »499. Brentano était doué d’un prodigieux sens de la langue et, outre sa
réputation d’érudit et de philosophe original, il était connu pour sa facilité à
improviser des calembours très sophistiqués. Il inventa un nouveau type de devi
nettes, qu’il appelait les dal-dal-dal, qui firent fureur dans les salons de Vienne et
donnèrent lieu à de nombreuses imitations. Freud y fait allusion dans une note de
son ouvrage sur Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. C’est la seule
mention de Brentano dans ses écrits. Pour déceler une influence de Brentano sur
Freud, il faudrait analyser les écrits de ce dernier et voir si l’on n’y trouve pas des
idées qui appartiennent en propre à Brentano. James Ralph Barclay a entrepris
cette étude, et il en conclut que plusieurs concepts de Freud pourraient remonter
à Brentano500. La notion d’intentionnalité apparaît chez Freud sous la forme modi
fiée d’énergie psychique canalisée dans le sens des fins instinctuelles et de l’ac
complissement du désir. L’« existence intentionnelle » de Brentano devint
l’« investissement » de Freud. Pour Freud, comme pour Brentano, la perception
ne se réduit pas à un processus passif, mais relève d’une activité dotée d’énergie
psychique. L’évolution du processus secondaire, telle que la décrit Freud, pour
rait aussi avoir sa source chez Brentano.
On ne peut pas non plus mettre clairement en évidence l’influence de la phi
losophie romantique sur Freud, bien qu’elle soit incontestable. Nous avons
indiqué, dans un chapitre précédent, les analogies que certains concepts freu
diens présentent avec la pensée romantique de Goethe et de von Schubert501.
Cependant l’essentiel de l’influence exercée sur Freud par la philosophie de la
499. Dora Stockert-Meynert, Theodor Meynert und seine Zeit, Vienne et Leipzig,
Osterreichischer Bundsverlag, 1930, p. 149-156.
500. James Ralph Barclay, Franz Brentano and Sigmund Freud: An Unexplored Influence
Relationship, Idaho State College, 17 octobre 1961 (polycopié).
501. Voirchap. iv, p. 235-236.
582 Histoire de la découverte de l'inconscient
nature lui venait de ses deux épigones, Bachofen et Fechner502. On peut tracer un
parallélisme étroit entre les phases de l’évolution de la société humaine selon
Bachofen et les stades de la libido chez Freud. Freud, cependant, ne cite jamais
Bachofen. Quant à Fechner, rappelons que Freud le mentionne à maintes reprises
et qu’il lui a emprunté sa conception topographique de l’esprit, la notion d’éner
gie mentale, les principes de plaisir-déplaisir, de constance, de répétition, et,
peut-être, l’idée de la primauté de l’instinct de destruction sur Eros. Ainsi, les
principaux concepts de la métapsychologie de Freud dérivent de Fechner.
Mais l’attitude la plus voisine de la psychanalyse est incontestablement celle
des philosophes de l’inconscient, Carus, von Hartmann, et surtout Schopenhauer
et Nietzsche. Pour ceux qui sont familiarisés avec la pensée de ces deux derniers
philosophes, il ne saurait faire le moindre doute que la pensée de Freud leur fait
écho. Thomas Mann503 a dit que les concepts psychanalytiques n’étaient qu’une
« transposition des idées de Schopenhauer de la métaphysique à la psycholo
gie ». F.W. Foerster504 va jusqu’à dire que personne ne devrait aborder la psy
chanalyse sans avoir d’abord sérieusement étudié Schopenhauer. Une telle étude
révélerait la véritable nature de la psychanalyse, davantage même que le croient
les psychanalystes eux-mêmes. C’est encore plus vrai pour Nietzsche, dont les
idées pénètrent toute la psychanalyse et dont l’influence est manifeste jusque
dans le style de Freud. Ce fait, d’ailleurs, n’a pas échappé à certains psychana
lystes. Wittels, par exemple, parle de la « distinction de Nietzsche entre diony
siaque et apollinien qui recouvre presque parfaitement celle de processus pri
maire et processus secondaire »505506. Dans son célèbre article sur « Les criminels
par sentiment de culpabilité », Freud note que Nietzsche avait déjà décrit les
mêmes individus sous le nom de « criminels pâles »ÎOâ. Sont encore typiquement
nietzschéens le concept de mystification du conscient par l’inconscient et la pen
sée affective, les vicissitudes des instincts (leurs associations, conflits, déplace
ments, sublimations, régressions et leur capacité à se retourner contre eux-
mêmes), la charge énergétique des représentations, les instincts d’auto
destruction, l’origine de la conscience et de la morale par l’intériorisation des ins
tincts agressifs, le ressentiment et les sentiments de culpabilité névrotiques,
l’origine de la civilisation dans le refoulement des instincts, sans parler des
attaques contre les mœurs contemporaines et la religion507.
L’énumération des sources de Freud devrait aussi inclure ses malades et ses
disciples. Dans des chapitres antérieurs nous avons donné des exemples illustrant
le rôle joué par les malades dans l’histoire de la psychiatrie dynamique. Freud, lui
aussi, apprit beaucoup de quelques-uns de ses malades. Ce fut l’une d’elles, Eli
sabeth von R., qui lui suggéra la méthode des associations spontanées. Nous
ignorons comment d’autres idées lui vinrent de ses patients. Mais un homme, au
moins, joua un rôle capital et fut un « cas exemplaire » de qui Freud apprit énor
mément (comme Janet de Madeleine). Ce malade devint célèbre sous le nom de
« l’homme aux loups ».
Cet homme, alors âgé de 33 ans, arriva à Vienne au début de 1910 et entra en
analyse chez Freud. Fils d’un riche propriétaire terrien russe, c’était un homme
intelligent, clairvoyant, qui avait bon cœur, mais il souffrait d’une aboulie
extrême qui l’empêchait de faire quoi que ce soit dans la vie. En fait, ce cas dut
paraître moins étrange en Russie que dans le reste de l’Europe. C’était exacte
ment le tableau de ce que les Russes appelaient oblomovshtchina50*, état qui
n’était pas exceptionnel chez les fils de riches propriétaires terriens qui menaient
une vie d’oisiveté et de paresse. Ce patient fut appelé « l’homme aux loups », en
raison d’un rêve terrifiant qu’il avait fait à l’âge de 3 ans et demi et où apparais
saient des loups. Étant donné son attitude anormalement passive dans la situation
analytique, comme dans sa vie quotidienne, il n’y eut aucun progrès durant
quatre ans, jusqu’à ce que Freud fixât un terme au traitement, disant qu’il l’arrê
terait en juin 1914. Cette décision fut suivie d’une amélioration rapide, et le
patient put retourner en Russie. Ce cas se révéla extrêmement intéressant pour
Freud en raison de la masse de matériaux qui émergèrent, dont certains confir
maient les théories de Freud et contredisaient celles de Jung et d’Adler. Mais
d’autres matériaux étaient entièrement nouveaux et parurent presque incroyables
à Freud. En 1918, il fit paraître un résumé de ce cas, qu’il développa dans une
publication ultérieure, mais sans jamais publier l’histoire complète508 509. Quand
l’homme aux loups vint se réfugier à Vienne après avoir perdu toute sa fortune
lors de la révolution russe, Freud l’analysa gratuitement pendant quelques mois
et ouvrit une souscription en sa faveur, ce qui lui permit de vivre à Vienne avec
sa femme et de compléter ultérieurement son traitement psychanalytique avec
madame Ruth Mack Brunswick510. L’homme aux loups devint un personnage
très connu dans les milieux de la psychanalyse et une sorte d’expert en problèmes
psychanalytiques. Il joua sans aucun doute un grand rôle dans l’évolution de
Freud vers la « métapsychologie », et il l’aida aussi à comprendre le phénomène
du contre-transfert.
Un autre problème qui est encore loin d’être parfaitement éclairci est celui de
l’influence des disciples de Freud sur la pensée de leur maître. Il est certain que
Freud emprunta un certain nombre d’idées à Stekel, Ferenczi, Abraham, Rank,
Silberer, Pfister, Jung et d’autres. Les partisans de la psychologie individuelle
rappellent qu’en 1908 Adler avait proposé la théorie selon laquelle existait un
instinct d’agressivité primaire, ce que Freud nia à l’époque, mais adopta sous une
autre forme en 1920. Freud puisa aussi chez Adler la notion d’intrication des ins
508. Ce mot a été créé d’après le nom du héros d’un roman d’Ivan Gontcharov, Oblomov
(1859).
509. Sigmund Freud, « Aus der Geschichte einer infantilen Neurose », Sammlung kleiner
Schriften zur Neurosenlehre, IV (1918), p. 578-717 ; V (1922), p. 1-140. Standard Edition,
XVII, p. 7-122. Trad. franç. : « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’Homme aux
loups) », in Cinq Psychanalystes, op. cit., p. 325-420.
510. Ruth Mack Brunswick, « A Supplément to Freud’s History of an Infantile Neurosis »,
International Journal of Psychoanalysis, IX (1928), p. 439-476.
584 Histoire de la découverte de l’inconscient
511. David Bakan, Sigmund Freud an the Jewish Mystical Tradition, Princeton, D. Van
Nostrand Co.,1958.
512. Wilhelm Fliess, Die Beziehungen zwischen Nase und weiblichen Geschlechtsorganen,
in ihrer biologischen Bedeutung dargestellt, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1897. Freud est sou
vent cité, notamment aux pages 12,99,192,197-198,218.
Sigmund Freud et la psychanalyse 585
513. Voir, par exemple, les critiques sarcastiques de Moritz Benedikt, « Die Nasen-Mes-
siade von Fliess », Wiener Medizinische Wochenschrift (1901), LI, p. 361-365.
514. Voir chap. v, p. 322 ; chap. x, p. 805-806.
515. Voir chap. v, p. 326-328.
516. Renato Poggioli, Rozanov, New York, Hillary House, 1962. V.V. Rozanov, Solitaria,
avec un récit abrégé de la vie de l’auteur, par E. Gollerbach, trad. de S.S. Koteliansky, Londres,
Wishart and Co., 1927.
517. V.V. Rozanov, Izbrannoe, Vstupilelnaya Statya i Readaktiya lu, New York, Izda-
telstvo hneni Chekhova, 1956.
586 Histoire de la découverte de l’inconscient
L’influence de Freud
Il est extrêmement difficile d’apprécier objectivement l’influence de Freud. II
518. Karl Laufer, « Dr Joseph Winthuis zum Gedàchtnis », Anthropos, L1 (1956), p. 1080-
1082.
519. J. Winthuis, Das Zweigesschlechterwesen bei den Zentralaustraliem und anderen
Vôlkem, Leipzig, Hirschfeld, 1928.
520. J. Winthuis, Einfiihrung in die Vorstellungswelt primitiver Vôlker. Neue Wege der
Ethnologie, Leipzig, Hirschfeld, 1931 ; Mythos und Kutlgeheimnisse, Stuttgart, Strecker und
Schrôder, Rôder, 1935 ; Mythos und Religionswissenschaft, Moosburg, Selbst-Verlag des Ver-
fassers, 1936.
Sigmund Freud et la psychanalyse 587
s’agit d’une histoire trop récente, déformée par des légendes et dont toutes les
données n’ont pas encore été éclaircies.
L’opinion générale est que Freud a exercé une puissante influence, non seule
ment sur la psychologie et la psychiatrie, mais sur tous les domaines de la culture,
et que cette influence a été profonde au point de transformer notre façon de vivre
et nos conceptions sur l’homme. La question devient plus complexe et plus
controversée dès qu’on cherche à établir jusqu’à quel point cette influence a été
favorable ou non. Nous avons d’un côté ceux qui voient en Freud l’un des libé
rateurs de l’esprit humain et qui estiment même que l’avenir de l’humanité
dépendra de son acceptation et de son refus des enseignements de la psychana
lyse521. A l’opposé se trouvent ceux qui affirment que les effets de la psychana
lyse ont été désastreux. La Piere, par exemple, prétend que le freudisme a ruiné
l’éthique de l’individualisme, la discipline de soi et le sens des responsabilités
qui régissait le monde occidental522.
Toute tentative de répondre objectivement à ces deux questions — la portée et
la nature de l’influence de la psychanalyse — se heurte à trois grandes
difficultés :
La première, comme dans le cas de Darwin, provient du fait que l’importance
historique d’une théorie ne se réduit pas à sa signification originelle (celle de son
auteur), mais inclut aussi les amplifications, les prolongements, les interpréta
tions et les déformations de cette théorie523. Aussi, pour apprécier l’influence de
Freud, faudrait-il commencer par un historique de l’École freudienne et des
divers courants auxquels elle a donné naissance : les freudiens orthodoxes, les
continuateurs plus originaux (par exemple les promoteurs de la psychanalyse du
moi), les écoles dissidentes proprement dites avec leurs propres schismes et dis
sensions intérieures, et enfin les écoles (celles d’Adler et de Jung) qui reposent
sur des principes radicalement différents, tout en s’étant constituées en réponse à
la psychanalyse. Il faudrait encore tenir compte — et c’est au moins aussi impor
tant — des déformations et des idées pseudo-freudiennes largement répandues
dans le public par les journaux, les revues et les ouvrages de vulgarisation.
La seconde difficulté, plus grave encore, vient de ce que la psychanalyse, dès
ses origines, s’est développée dans une atmosphère de légende, si bien qu’une
appréciation objective ne sera guère possible avant que l’on ait pu dégager les
données authentiquement historiques de cette brume de légendes. Il serait d’un
intérêt inestimable de découvrir le point de départ de la légende freudienne et
d’analyser les facteurs qui ont permis son développement. Malheureusement
l’étude scientifique des légendes, de leur structure thématique, de leur dévelop
pement et de leurs causes reste l’une des provinces les moins explorées de la
science524, et jusqu’à ce jour rien n’a été publié sur Freud qui soit comparable à
l’étude d’Étiemble sur la légende qui se développa autour du poète Rimbaud525.
521. K.R. Eissler, Medical Orthodoxy and the Future of Psychanalysis, New York, Inter
national Universifies Press, 1965.
522. Richard La Piere, The Freudian Ethic, New York, Duell, Sloane and Pierce, 1959.
523. Voir chap. rv, p. 264-266.
524. Un des premiers pionniers de cette étude fut l’ethnologue français Arnold Van Gen-
nep. Son livre, La Formation des légendes (Paris, Flammarion, 1929), est maintenant dépassé,
mais il a eu le mérite d’ouvrir la voie.
525. René Étietnble, Le Mythe de Rimbaud, Paris, Gallimard, 1961.
588 Histoire de la découverte de l’inconscient
Un coup d’œil rapide sur la légende freudienne révèle deux traits essentiels. Le
premier est le thème du héros solitaire, en butte à une armée d’ennemis, subis
sant, comme Hamlet, les « coups d’un destin outrageant », mais finissant par en
triompher. La légende exagère considérablement la portée et le rôle de l’antisé
mitisme, de l’hostilité des milieux universitaires et des prétendus préjugés vic
toriens. En second lieu, la légende freudienne passe à peu près complètement
sous silence le milieu scientifique et culturel dans lequel s’est développée la psy
chanalyse, d’où le thème de l’originalité absolue de tout ce qu’elle a apporté : on
attribue ainsi au héros le mérite des contributions de ses prédécesseurs, de ses
associés, de ses disciples, de ses rivaux et de ses contemporains en général.
La légende une fois dissipée, les faits nous apparaîtront dans une lumière assez
différente. La carrière de Freud correspondra alors à la carrière habituelle d’un
universitaire d’Europe centrale, carrière dont les débuts n’avaient été que légè
rement entravés par l’antisémitisme, et sans plus de déconvenues que celles de
bien d’autres. Il vivait à une époque où les polémiques scientifiques avaient un
ton plus véhément que de nos jours, et il ne s’est jamais heurté à une hostilité
aussi violente qu’un Pasteur ou un Ehrlich526. La légende attribue d’autre part à
Freud une bonne partie des découvertes d’autres savants, en particulier de Her-
bart, de Fechner, de Nietzsche, de Meynert, de Benedikt et de Janet, et elle sous-
estime considérablement les travaux des explorateurs de l’inconscient, des rêves
et de la pathologie sexuelle antérieurs à Freud. Une bonne partie des idées dont
on attribue le mérite à Freud étaient des idées courantes, existant à l’état diffus ;
son rôle consista essentiellement à cristalliser ces idées et à leur conférer une
forme originale.
Nous en arrivons ainsi à la troisième grande difficulté à laquelle se heurte une
appréciation de la portée et de la nature de l’influence exercée par la psychana
lyse. De nombreux auteurs ont essayé de dresser un inventaire de l’influence des
idées freudiennes sur la psychologie normale et pathologique, la sociologie,
l’ethnologie, la criminologie, l’art, le théâtre et le cinéma, comme aussi sur la
philosophie, la religion, l’éducation et les mœurs. Nous n’avons pas l’intention
de reprendre ici ces considérations, ni même de les résumer, mais nous voudrions,
attirer l’attention sur un fait qui a été souvent passé sous silence : la psychanalyse
s’est greffée, dès le début, sur d’autres courants de pensée préexistants ou
contemporains de portée plus générale. Aux environs de 1895, la profession de
neuropsychiatre était devenue très à la mode, on se mettait partout activement à
la recherche de nouvelles méthodes psychothérapiques, et des hommes comme
Bleuler et Moebius s’efforçaient de « re-psychologiser » la psychiatrie ; les pre
mières publications de Freud se présentaient comme des expressions de cette
nouvelle tendance. A la même période, la psychopathologie sexuelle connaissait
un puissant développement : la théorie de la libido de Freud prenait sa place
parmi d’innombrables autres innovations dans ce domaine. Nous avons déjà
indiqué les affinités entre la psychanalyse à ses débuts et les œuvres littéraires
d’Ibsen, de Schnitzler, du groupe Jeune Vienne et des néo-romantiques ; il fau
drait y ajouter les mouvements d’avant-garde qui surgirent plus tard, tels que les
futuristes, les dadaïstes et les surréalistes527. La profession d’athéisme de Freud
Freud et Adler, tous deux fils de marchands juifs, se rattachaient par leurs ori
gines à la petite bourgeoisie : le père d’Adler était marchand en grains, tandis que
celui de Freud faisait le commerce de la laine. L’un et l’autre grandirent dans les
faubourgs de Vienne, furent viennois jusqu’au bout des ongles, fondèrent de nou
velles écoles et jouirent d’une renommée mondiale. Ils suivirent cependant des
voies différentes. Freud, engagé dans une carrière universitaire, connut le succès
après des débuts difficiles. D vivait dans un quartier résidentiel et avait une clien
tèle choisie. La carrière universitaire d’Adler fut compromise d’emblée. Il débuta
comme médecin généraliste dans, un quartier non résidentiel et lutta pour l’ins
tauration d’une médecine sociale. Après son association avec Freud, le groupe
qu’il fonda eut, bien plus que la psychanalyse, les allures d’un mouvement à
connotation politique. La plupart de ses malades étaient issus des classes infé
rieures ou moyennes, et les problèmes sociaux restèrent au centre de ses
préoccupations.
La carrière d’Alfred Adler offre ainsi l’exemple de l’ascension sociale d’un
homme qui resta affectivement attaché aux classes populaires au milieu
desquelles il avait passé son enfance. L’effondrement de la monarchie austro-
hongroise permit à sa doctrine de sortir de la position marginale qu’elle occupait
pour se muer en un mouvement social et éthique de portée mondiale.
2. Alfred Adler, « Something About Myself », Childhood and Character, VII (April 1930),
p. 6-8.
3. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle of Freedom, Londres, Faber and Faber, 1939,
p. 34-35.
594 Histoire de la découverte de l’inconscient
souvent erronées. La seule recherche systématique qui ait été entreprise jusqu’à
ce jour est celle de Hans Beckh-Widmanstetter que nous suivrons ici4.
Le grand-père d’Alfred Adler, Simon Adler, était maître fourreur (Kürschner-
meister) à Kittsee. Nous ne savons rien de lui sinon que sa femme s’appelait
Katharina Lampl et qu’il était mort en 1862, lors du mariage de son fils David.
Nous ne savons pas non plus s’il avait d’autres enfants que David (l’oncle d’Al
fred) et Léopold (son père). David se maria à l’âge de 31 ans, à Vienne, le 29 juin
1862. Il travaillait comme tailleur dans le faubourg juif de Leopoldstadt.
Léopold Adler (Leb Nathan de son nom juif) était né à Kittsee le 26 janvier
1835. Nous ne savons rien des trente premières années de sa vie. Quand il se
maria à Vienne, le 17 juin 1866, l’adresse portée sur le certificat de mariage était
celle de son beau-père, à Penzing : il faut en conclure qu’il vécut quelque temps
dans la maison de ce dernier, travaillant sans doute avec lui.
Les grands-parents d’Alfred Adler du côté de sa mère étaient originaires de la
petite ville de Trebitsch, en Moravie. Nous ignorons combien de temps ils y
vécurent, mais quand ils allèrent s’établir à Penzing, en 1858 ou 1859, ils avaient
au moins cinq enfants : Ignaz (né avant 1839), Moriz (né en avril 1843), Pauline
(la mère d’Alfred, née en janvier 1845), Salomon (né en juillet 1849), et Albert
(né en 1858). Deux autres enfants naquirent à Penzing : Ludwig (en décembre
1859) et Julius (en décembre 1861). Le grand-père d’Alfred, Hermann Beer,
avait créé la firme Hermann Beer et Fils qui faisait commerce d’avoine, de blé et
de son. Son fils Salomon reprit plus tard l’affaire à son compte. C’était un
commerce rentable à l’époque, mais le développement des transports par voie
ferrée lui fut fatal.
Deux ans après son arrivée à Penzing, le 10 octobre 1861, Hermann Beer
acheta une maison au 22 de la Poststrasse. Alfred Adler y séjourna vraisembla
blement à plusieurs reprises pendant son enfance. Cette maison existe encore :
c’est le 20 de la Linzerstrasse, près de l’angle de la Nobilegasse. Malgré la
modernisation des nouveaux immeubles qui l’entourent, sa disposition générale
n’a guère changé. Le rez-de-chaussée est occupé par une boutique et on accède à
l’appartement, au premier étage, par l’arrière, à partir de la cour intérieure sur
laquelle donne un large portail. La cour intérieure est assez vaste pour recevoir
une douzaine de voitures. La partie gauche est occupée par l’atelier d’un méca
nicien-garagiste et les écuries ont été transformées en garages. Un large escalier
de pierre mène à l’appartement du premier étage où la famille Beer vécut de
nombreuses années.
Hermann Beer et sa femme, Élisabeth (appelée aussi Libussa) Pinsker, eurent
au moins sept enfants qui devaient avoir à leur tour des familles nombreuses, si
bien qu’Alfred Adler avait une nombreuse parenté du côté de sa mère. L’un de
ses oncles, Julius Beer, n’avait que huit ans de plus que lui.
Nous ignorons presque tout de la vie, des occupations et de la situation finan
cière de Léopold Adler. De 1866 à 1877, il vécut dans les villages voisins de Pen
zing et de Rudolfsheim, changeant plusieurs fois d’adresse. Dans l’annuaire, on
4. Ces données concernant les ancêtres et la famille d’Adler sont le résultat des enquêtes
minutieuses du docteur Hans Beckh-Widmanstetter dans les archives de la communauté juive
et d’autres archives de Vienne. L’auteur exprime toute sa reconnaissance au docteur Hans
Beckh-Widmanstetter pour l’aide qu’il lui a apportée dans ses propres recherches.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 595
le dit « marchand ». Pour des raisons que nous ignorons, il alla ensuite s’établir à
Leopoldstadt, le faubourg juif du nord-est de Vienne, où il vécut de 1877 à 1881,
mais là encore il changea d’adresse chaque année. Puis il vécut pendant deux ans
à Hemals (en dehors de Vienne à cette époque), où il loua une maison au 25 de la
Hauptstrasse, avec un local commercial attenant, au 23. Ces deux maisons étaient
des dépendances de la Grossmeierei (sorte de grosse entreprise laitière), pro
priété du comte Palffy, un des magnats hongrois du Burgenland. Il est très pro
bable- que Léopold Adler revendait les produits agricoles de l’entreprise du
comte.
Hermann Beer mourut le 5 février 1881 et sa femme le 15 janvier 1882. Leur
propriété fut partagée entre leurs sept enfants vivants, mais Pauline revendit sa
part à l’un de ses frères et peu de temps après, le 27 juillet 1883, elle acheta, avec
Léopold, une propriété à Wâhring, quartier encore très peu habité à cette époque,
en dehors des limites de la ville de Vienne5, fait de maisons d’un étage et de jar
dins. La maison, située au 57-59 de la Hauptstrasse (aujourd’hui Wahringer-
strasse 129-131), existe encore. C’est une maison commerciale typique de cette
époque. Elle comprenait des locaux commerciaux, un appartement au premier
étage, avec deux grandes pièces et deux plus petites, ainsi qu’une cuisine et des
écuries en dessous6. Elle était située presque en face du cimetière où reposaient
Beethoven et Schubert (aujourd’hui le Schubert Park). Selon Phyllis Bottome, la
famille élevait non seulement des chevaux, mais aussi des vaches, des chèvres,
des poulets et des lapins ; il serait toutefois exagéré d’en conclure que le jeune
Alfred avait grandi dans une sorte d’Éden en miniature, comme on l’a parfois
présenté. Cette propriété, bien commun de Léopold et de Pauline, resta entre
leurs mains de juillet 1883 à juillet 1891. Mais les affaires de Léopold péricli
taient et, à ce que raconte la tradition familiale, les Adler furent en butte à des dif
ficultés financières croissantes. Cette allégation est confirmée par le fait que la
propriété fut de plus en plus lourdement hypothéquée, et que la famille Adler finit
par la vendre à perte en 1891.
Ils retournèrent à Leopoldstadt où ils connurent de nouveau des
difficultés matérielles, jusqu’à ce que Sigmund, l’aîné, montât une affaire pros
père, permettant ainsi à toute sa famille de retrouver une situation plus
confortable.
Puisque Alfred Adler a toujours affirmé, tout comme Freud, l’importance de la
constellation familiale dans la genèse de la personnalité, il serait intéressant de
savoir ce qu’il en était de la sienne propre. Mais sur ce point aussi nous ne dis
posons que de données incomplètes. Nous savons peu de choses sur la person
nalité de son père, Léopold Adler, et ces rares données émanent de gens qui l’ont
connu dans sa vieillesse. Phyllis Bottome écrit qu’il était de tempérament insou
ciant et heureux, plein d’humour et très fier, que c’était un bel homme qui prenait
grand soin de son aspect extérieur, qui brossait lui-même méticuleusement ses
habits, qui cirait soigneusement ses chaussures et qui était toujours habillé
comme pour une réception7. Son petit-fils Walter Fried, qui, dans son enfance,
vécut plusieurs années avec lui, écrit :
« C’était un homme d’aspect imposant, toujours élégant et distingué, habitué à
bien vivre. J’éprouvais un respect extraordinaire pour lui, bien qu’il se soit tou
jours montré très affectueux à mon égard. Je le vois encore me caressant la tête et
me donnant des pièces de monnaie neuves en bronze, ce dont j’étais démesuré
ment fier »8.
Un autre petit-fils, Ferdinand Ray, écrit :
« Grand-père Léopold Adler était un gentleman assez élégant et de belle appa
rence : il se tenait très droit et soignait sa mise... Les dernières années, il prenait
son déjeuner dans le Rathauskeller, toujours accompagné d’un verre de vin, puis,
à 5 heures, il prenait un sandwich au jambon et à 6 heures il allait se coucher »9.
Les relations entre Alfred et son père semblent avoir été excellentes. Selon
Phyllis Bottome, Alfred était le préféré de Léopold qui ne lui ménageait pas ses
encouragements (nous savons que l’encouragement devait devenir l’un des leit-
motive du système d’éducation d’Adler). Le même auteur rapporte également
que Léopold répétait souvent à Alfred : « Ne crois jamais ce que les gens te
racontent », ce qui voulait dire probablement qu’il faut juger les gens sur leurs
actes plutôt que sur leurs paroles. (Ce sera un axiome fondamental de la psycho
logie individuelle.)
Pauline Adler ne jouissait certainement pas d’une aussi bonne santé que son
mari, qui avait près de 87 ans quand il mourut. Selon tous les témoignages, elle
était usée par la maladie et le surmenage quand elle décéda à l’âge de 61 ans.
Phyllis Bottome la dépeint comme « nerveuse et morne », sans le moindre sens
de l’humour. S’il faut en croire la tradition familiale, elle se sacrifia à l’excès
pour certains de ses enfants. L’un de ses petits-fils la décrit comme « une femme
douce et délicate, qui faisait marcher la maison et qui était bien occupée avec son
mari, ses enfants, le ménage et le chien ». Son fils Alfred et elle ne réussirent pas
à se comprendre, et l’on dit qu’elle joua dans sa vie le rôle de ce qu’il appela plus
tard le Gegenspieler (l’adversaire du jeu), c’est-à-dire la personne contre qui on
mesure et exerce sa force.
Tandis que Freud met l’accent sur l’importance des relations de l’enfant avec
ses parents, et ensuite seulement avec ses frères et sœurs, Alfred Adler attribue
plus d’importance à la position de l’enfant parmi ses frères et sœurs qu’à ses rela
tions avec ses parents : il nous faut donc essayer de cerner de plus près la constel
lation fraternelle vécue par Alfred.
Il était le second d’une famille de six enfants, sans compter deux morts en bas
âge10. Ses relations avec son frère aîné Sigmund sont particulièrement
intéressantes.
Sigmund Adler (Simon de son nom juif) était né le 11 août 1868 à Rudolfs-
heim. Tous les témoignages s’accordent à voir en lui un homme très intelligent et
très doué, si bien que, pour reprendre les termes de Phyllis Bottome, « Alfred
Adler avait l’impression de vivre à l’ombre d’un frère aîné modèle, d’un authen
tique “premier-né”, qui semblait se mouvoir dans une sphère bien au-dessus d’Al
fred et que ce dernier, quelque effort qu’il fît, n’aurait jamais pu atteindre. Même
à la fin de sa vie, Alfred n’avait pas entièrement surmonté ce sentiment ». La
réussite de Sigmund fut d’autant plus remarquable qu’il avait connu une vie dif
ficile. Il avait dû quitter l’école avant d’avoir son diplôme à cause de la situation
financière de ses parents et il s’était mis au travail, d’abord dans le commerce de
son père, puis seul. Pendant quelque temps, il fut un agent commercial des Mino
teries hongroises, puis il s’établit à son propre compte comme courtier en
immeubles. Ses affaires prospérèrent, et il finit par acquérir une certaine fortune
qu’il perdit toutefois du fait de l’inflation qui suivit la guerre. L’un de ses fils rap
porte qu’en raison de sa nationalité magyare il servit un an dans l’armée hon
groise, qu’il se maria en 1900, qu’il eut trois enfants et qu’en raison de la situa
tion politique il finit par émigrer aux États-Unis où il resta jusqu’à sa mort11. Un
autre de ses fils le dépeint ainsi :
« Sigmund était vraiment un self-made-man, il avait une importante biblio
thèque et était fier de ses amis (des gens de la classe moyenne, supérieurs, des
médecins, des juristes, etc.) [...]. Par lui et par notre mère, nous [les enfants]
avons appris à apprécier les bienfaits de la vie, la bonne musique, les bons livres,
les voyages, etc. Il jouait bien aux échecs et il nous apprit à y jouer, mais il était
presque toujours trop occupé pour jouer avec nous.
Quant à ses relations avec Alfred, il avait la plus haute estime pour lui, et
comme médecin et comme psychologue, et il faisait souvent appel à lui quand
l’un de nous était malade. Plus tard, quand la réputation d’Alfred s’étendit, il
parla toujours de lui avec admiration et grand respect »12.
de Galicie, même s’ils avaient eux-mêmes perdu la foi. Bien que Freiberg restât
pour lui le paradis perdu de sa première enfance, Freud était citoyen autrichien à
part entière, avec tous les droits que cela impliquait. Mais il grandit à Leopold-
stadt, faubourg populeux de Vienne où s’étaient établis les Juifs les plus pauvres
de la partie orientale de l’Empire, quartier où pùllulaient les enfants et les men
diants, si bien qu’il se considéra toujours comme membre d’un groupe minori
taire. Parce qu’il avait toujours été soumis à la surveillance vigilante de ses
parents et maîtres, il fut porté à insister sur ses relations avec ses parents plus que
sur celles qu’il entretenait avec ses frères, ses sœurs et ses condisciples. Par ail
leurs, il était le premier-né et le préféré de sa mère et ressentait une certaine ani
mosité à l’égard de son père, si bien que la situation œdipienne lui sembla toute
naturelle.
La situation d’Adler était tout à fait différente. Les traditions juives n’avaient
pas le même poids pour les Juifs issus des communautés privilégiées du Burgen
land. Parce qu’il était né à Vienne, le Burgenland ne lui apparaissait pas comme
un paradis perdu : au contraire, cette origine représentait plutôt un handicap pour
lui. Il n’était pas officiellement autrichien, mais hongrois, ce qui le rendait sujet
d’un pays dont il ne parlait pas la langue, et il ne jouissait pas de certains droits
dont jouissaient les seuls Autrichiens à Vienne. (Il acquit tardivement la citoyen
neté autrichienne, en 1911.) A la différence de Freud, Adler passa la plus grande
partie de son enfance aux abords (Vororte) de Vienne20, à Rudolfsheim, Penzing,
Hemals et Wahring qui n’avaient pas complètement perdu leur caractère rural.
La population n’y était pas aussi dense. Des spéculateurs y avaient acheté de
vastes terrains qu’ils laissaient à l’abandon en attendant que les prix montent
pour pouvoir en tirer un bénéfice substantiel. On les appelait communément les
Gstatten, et les gamins des rues en faisaient leurs terrains de jeux. Adler passa
ainsi la plus grande partie de son enfance à l’extérieur de Vienne, à jouer ou à se
battre avec des enfants non juifs, issus en grande partie des classes inférieures.
Ses parents le surveillaient manifestement moins que ceux de Freud. Toutes les
biographies d’Adler parlent de ses escapades et de ses bagarres avec les autres
gamins. Tout ceci devait nécessairement le conduire à insister plus que Freud sur
le rôle des camarades et des frères et sœurs dans la formation de la personnalité.
La constellation familiale où ils grandirent était aussi très différente. Adler,
second enfant, se sentait rejeté par sa mère et protégé par son père : ayant ainsi
fait l’expérience d’une situation opposée à celle de Freud, il ne put jamais accep
ter l’idée du complexe d’Œdipe, n est remarquable qu’Adler, bien que juif et
étranger dans son pays, n’ait jamais eu l’impression d’appartenir à une minorité :
il se sentait engagé à fond dans la vie populaire de la capitale, et sa parfaite
connaissance de l’idiome viennois lui permettait de s’exprimer publiquement
comme un homme du peuple. On comprendra dès lors que la notion de sentiment
communautaire ait été au centre de sa doctrine.
20. Beckh-Widmanstetter nous a fait remarquer que les Viennois faisaient une distinction
très nette entre l’« intérieur de la ville » (innere Stadt), qui correspondait à l’ancienne ville his
torique, entourée de remparts démolis en 1856, les « faubourgs » (Vorstadte), de caractère
urbain et protégés par une enceinte fortifiée, et la « banlieue » (Vororte), à prédominance
rurale, incorporée dans la Stadt en 1890. Cela faisait une grande différence, pour un enfant, de
grandir dans un Vorort ou une Vorstadt.
600 Histoire de la découverte de l’inconscient
21. Mânes Sperber, Alfred Adler, der Mensch und seine Lehre, Munich, Bergmann, 1926.
22. Hertha Ogler, Alfred Adler, the Man and His Work, Londres, The C.W. Daniel Co.,
1939.
23. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle ofFreedom, op. cit.
24. Cari Furtmüller, « Alfred Adler, a Biographical Essay », in Heinz et Rowena Ansba-
cher, Superiority and Social Interest, Evanston, Northwestern University Press, 1964, p. 330-
376.
25. Phyllis Bottome, « Some Aspects of Adler’s Life and Work », in Not in Our Stars,
Londres, Faber and Faber, n.d., p. 147-155 ; The Goal, New York, Vanguard Press, 1962.
26. Voir Alfred Adler, « Two letters to a Patient », Journal oflndividual Psychology, XXII
(1966), p. 112-116.
27. Hans Beckh-Widmanstetter, Kindheit und Jugend Alfred Adlers bis zum Kontakt mit
Sigmund Freud 1902, dactylographié, inédit.
28. L’auteur est très reconnaissant au docteur Beckh-Widmanstetter pour l’avoir aidé dans
ses recherches et avoir mis généreusement à sa disposition ses propres découvertes.
29. Ce détail, et la plupart de ceux qui suivent, sont dus à Beckh-Widmanstetter, à partir de
recherches d’archives.
Ambroise Liébeault (1823-1904) Paul Dubois (1848-1918)
gamins ; il allait, dit-on, jusqu’à dérober des fleurs dans les jardins du château
impérial de Schônbrunn qui était situé à proximité de Penzing. Alfred croyait se
souvenir d’avoir fréquenté l’école publique de Penzing, mais ni son nom, ni celui
de son frère Sigmund ne figurent dans les archives de cette école. Il est possible
qu’il ait fréquenté une école privée dont les archives n’ont pas été conservées. Un
des événements les plus importants pour lui durant cette période fut la naissance
de son frère Rudolf, puis sa mort quelques jours avant le quatrième anniversaire
d’Alfred. S’il faut en croire ses plus anciens souvenirs d’enfance, cet événement,
suivi d’une grave maladie infantile quelque temps après, fut à l’origine de son
orientation ultérieure vers la médecine.
Alfred avait sept ans lorsque sa famille alla s’installer dans le faubourg juif de
Leopoldstadt où ils passèrent quatre ans. Il est significatif qu’aucun des bio
graphes d’Adler ne signale qu’il ait vécu à Leopoldstadt. Il gardait probablement
un souvenir pénible de ces années et n’avait aucune envie d’en parler. En 1879,
Alfred, à l’âge de 9 ans, entra au Real-und Obergymnasium de la Sperlgasse, plus
connu sous le nom de Sperlgymnasium ou Sperldum, le même établissement dans
lequel Freud était entré quatorze ans plus tôt, au même âge. Entre-temps, cepen
dant, le règlement de l’école avait changé, fixant à 10 ans l’âge minimal d’ad
mission. Beckh-Widmanstetter a découvert que dans le Klassenbuch (le registre
de l’école) une main inconnue avait corrigé la date de naissance d’Alfred Adler,
de 1870 en 1869. Les archives de l’école nous apprennent que le jeune Alfred
rata cette première année et dut la redoubler.
Au cours de l’été 1881, la famille quitta Leopoldstadt et alla s’établir à Ber
nais, où Alfred fréquenta le Hemalser Gymnasium, dans la rue du même norti. Il
continua à fréquenter cette école quand sa famille déménagea de nouveau pour le
Vorort voisin de Wâhring. A18 ans, il obtint son diplôme. Malheureusement, les
archives de l’école ont été détruites lors de l’occupation de Vienne par les Alliés,
au terme de la Deuxième Guerre mondiale. Il nous est donc impossible de nous
faire une idée du comportement scolaire d’Adler. Il est certain qu’il y reçut une
excellente formation, et étudia le latin, le grec et les classiques allemands tels
qu’ils étaient enseignés à cette époque.
Nous ne savons presque rien de l’adolescence d’Alfred en dehors de l’école.
Selon ses biographes, il était passionné de musique, de chant et de théâtre, et était
très doué pour l’art dramatique.
Dès qu’il eut terminé ses études secondaires, il s’inscrivit à la faculté de méde
cine de Vienne, pour le semestre d’hiver de 1888-1889. Hans Beckh-Widmans-
tetter a retrouvé le dossier complet de ses résultats universitaires dans les
archives de la faculté de médecine. Il nous apprend qu’Adler acheva ses études
médicales dans des délais moyens, ne suivit que les cours obligatoires sans les
quels on ne pouvait se présenter aux examens, et obtint aux trois Rigorosa la note
genügend (suffisant), minimum requis pour être admis. Puisqu’à cette époque la
psychiatrie ne faisait pas encore partie des cours obligatoires, il ne reçut aucun
enseignement psychiatrique. Il ne suivit pas non plus les cours du Privat-Dozent
Sigmund Freud sur l’hystérie. Toutefois, pendant le cinquième semestre, il suivit
les cours de Krafft-Ebing sur « les principales maladies du système nerveux ».
Le dossier universitaire d’Alfred Adler montre que ses cinquième, sixième et
septième semestres furent particulièrement chargés. Pendant ces trois semestres,
il suivit, entre autres, un cours de chirurgie occupant dix heures par semaine, un
602 Histoire de la découverte de l’inconscient
30. Beckh-Widmanstetter suppose qu’Adler a travaillé pendant quelque temps dans le labo
ratoire de pathologie expérimentale du professeur Salomon Stricker, qui disposait de plusieurs
postes pour jeunes assistants, et avec qui avaient également travaillé Wagner-Jauregg et Freud.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 603
ses années d’études. Il avait assisté à des meetings sans toutefois y participer acti
vement, et c’est là qu’il aurait rencontré sa future femme, Raïssa Timofeyevna
Epstein, venue à Vienne pour y faire ses études, puisque à cette époque les uni
versités russes n’étaient pas ouvertes aux femmes. En fait, les documents dont
nous disposons montrent qu’elle passa trois semestres à l’université de Zurich, en
1895 et 189631, mais qu’elle ne fat jamais inscrite à l’université de Vienne, bien
qu’elle vînt y vivre en 189732.
Alfred Adler épousa Raïssa Epstein le 23 décembre 1897. Selon les registres
de la communauté juive de Vienne, elle était née à Moscou le 9 novembre 1873
et était la fille d’un marchand juif. Le mariage fat célébré dans la communauté
juive de Smolensk. Après leur mariage, ils allèrent habiter dans l’appartement
des parents d’Adler, au 22 de laEisengasse (aujourd’hui Wilhelm-Exnerstrasse),
tandis que ses parents s’installaient ailleurs.
L’année 1898 fut marquée par deux événements importants pour Adler : la
naissance de son premier enfant, une fille, Valentine Dina, née le 5 août 1898, et
la publication de son premier ouvrage, le Livre de santé pour le métier de
tailleur33.
En 1899, Adler ouvrit un nouveau cabinet au 7 de la Czemingasse. Jeune pra
ticien, il dut probablement rencontrer des difficultés dans la Eisengasse, à proxi
mité du quartier où exerçaient bon nombre de spécialistes distingués. Il avait plus
de chances de réussir dans une rue populaire, non loin du Prater.
De 1899 à 1902, nous n’avons d’autre renseignement que la naissance de sa
fille Alexandra le 24 septembre 1901. Du 12 août au 15 septembre 1902, Adler
s’acquitta d’une période de trente-cinq jours de service militaire dans le 18e régi
ment d’infanterie du Honved, l’armée de réserve hongroise. Ce régiment se
composait de soldats de langue allemande et tenait garnison dans le Burgenland,
à Oedenburg34.
Cette même année vit le début de la collaboration d’Adler avec Heinrich Grün,
éditeur d’un nouveau journal médical, la Aerztliche Standeszeitung. Nous igno
rons quel genre de contrat liait les deux hommes, mais la lecture de ce journal
révèle que Heinrich Grün considérait manifestement Adler comme son principal
collaborateur.
C’est en cette année cruciale de 1902 qu’Adler fit la connaissance de Freud.
On raconte que la Neue Freie Presse avait publié un compte rendu qui dénigrait
L'Interprétation des rêves de Freud et qu’Adler envoya une lettre de protestation
au journal, qui la publia. Cette lettre lui aurait valu l’attention de Freud, qui lui
aurait envoyé une carte de remerciement l’invitant à lui rendre visite. En réalité,
la Neue Freie Presse ne publia jamais de compte rendu de L’Interprétation des
31. Selon les archives de l’université de Zurich, Raïssa Epstein y fut inscrite du 17 mai
1895 au 2 octobre 1896, et y suivit des cours de zoologie, de botanique et de microscopie.
32. Renseignements provenant des archives de l’université de Vienne.
33. Voir p. 620-622.
34. En 1919, après la dislocation de la monarchie austro-hongroise, le Burgenland, pro
vince hongroise de langue allemande, fut attribué à l’Autriche, mais la partie sud resta hon
groise avec la ville d’Oedenburg, aujourd’hui Sopron.
604 Histoire de la découverte de l’inconscient
rêves, ni aucun article contre Freud, et nous ignorons dans quelles circonstances
les deux hommes se rencontrèrent35.
En 1904, Alfred Adler se convertit au protestantisme. Au dire de Phyllis Bot-
tome, Adler reprochait à la religion juive de ne s’adresser qu’à un seul groupe
ethnique et il préféra « partager une divinité commune avec l’ensemble des
hommes »36. Il fut baptisé le 17 octobre 1904, en même temps que ses filles
Valentine et Alexandra, mais sans Raïssa, dans l’église protestante de la
Dorotheergasse37.
De 1902 à 1911, Adler participa au cercle psychanalytique dont il avait été
l’un des quatre premiers membres, et qui s’agrandit progressivement autour de
Freud. Jusqu’en 1904, il continua à collaborer au journal de Heinrich Grün. Mais,
à partir de 1905, il se mit à rédiger divers articles à orientation psychanalytique
pour des revues médicales ou pédagogiques. Ses activités dans le cadre des ren
contres du mercredi soir organisées par Freud nous sont connues par les procès-
verbaux de la Société psychanalytique de Vienne qui résument ses interventions.
Il semble avoir été le membre le plus actif du cercle et avoir joui de l’entière
estime de Freud pendant ces premières années38. En 1907, parurent ses Études
sur les infériorités organiques où l’on pouvait voir un complément psycholo
gique à la théorie psychanalytique ; ce livre fut bien accueilli par Freud. A la pre
mière rencontre internationale de psychanalyse, à Salzbourg, le 26 avril 1908,
Adler lut une communication sur « le sadisme dans la vie et dans la névrose ». Il
présida et participa activement aux discussions que la Société consacra au suicide
des enfants, en avril 1910 : ces discussions furent ensuite publiées. En octobre
1910, après l’installation de la Société dans ses nouveaux locaux, Adler fut élu
président, et Stekel vice-président.
Entre-temps, des changements étaient survenus dans la vie d’Adler. Sa famille
s’était agrandie avec la naissance de Kurt, le 25 février 1905, et celle de Comelia
(Nelly), le 18 octobre 1909. Il quitta la Czemingasse pour un quartier plus rési
dentiel, et s’installa dans un vaste appartement au 10 de la Dominikanerbastei39.
Il exerçait maintenant sa spécialité de neuropsychiatre, bien que pendant quelque
temps encore il semble avoir été appelé assez souvent pour des consultations de
médecine générale. En 1911, il acquit la citoyenneté autrichienne40.
A cette même époque commençaient à se préciser les divergences entre les
idées d’Adler et celles de Freud relativement aux névroses. Les écrits d’Adler ne
pouvaient plus passer pour de simples compléments apportés à la psychanalyse,
puisqu’ils contredisaient les principes essentiels enseignés par Freud. Néan
moins, quand se posa la question de l’organisation de la Société viennoise de
35. Une enquête des plus minutieuses ne nous a pas permis de trouver trace dans aucun
journal viennois d’un article dépréciatif sur Freud, suivi d’une réplique d’Adler. La Neue Freie
Presse, qui était le quotidien de Freud, publia à plusieurs reprises des recensions d’ouvrages ou
des notices sous la plume de Freud.
36. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle ofFreedom, op. cit., p. 65.
37. Ces renseignements proviennent de la Heimat-Rolle.
38. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., p. 137-138.
39. D’après la tradition familiale, les Adler allèrent s’établir dans la Dominikanerbastei en
octobre ou novembre 1908. Selon la Heimat-Rolle, ils habitaient encore la Czemingasse en
1910.
40. Renseignement fourni par Beckh-Wildmanstetter,
Alfred Adler et la psychologie individuelle 605
41. Léon Trotski, Ma vie, trad. franç. par Maurice Parijanine, Paris, Gallimard, 1953,
p. 230-231,285.1. Deutscher, The Prophet Armed, Trotzki : 1879-1921, Londres, Oxford Uni-
versity Press, 1954, p. 193.
606 Histoire de la découverte de l’inconscient
42. Ce document a été découvert dans les archives de l’École de médecine de Vienne et
publié par Hans Beckh-Widmanstetter, « Zur Geschichte der Individualpsychologie », Unsere
Heimat, XXXVI (1965), p. 182-188.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 607
ses opinions socialistes, mais cela est peu probable : le rapport de Wagner-Jau-
regg ne fait aucune mention de l’opuscule d’Adler sur le métier de tailleur, ni de
ses publications antérieures sur la médecine sociale.
Entre-ter'.ps avait éclaté la Première Guerre mondiale. Au milieu de la tragédie
universelle, Adler avait aussi des soucis de famille. Sa femme était partie pour un
séjour en Russie avec leurs quatre enfants, et quand il lui envoya un télégramme
la pressant de revenir à Vienne, elle ne comprit pas combien la situation était
grave, retarda son retour et fut bloquée par les hostilités. Il fallut plusieurs mois
de démarches ardues pour lui permettre de quitter la Russie et de retourner à
Vienne, en passant par la Suède et l’Allemagne. Adler, qui avait 44 ans, n’avait
pas été mobilisé : il avait été libéré d’obligations militaires ultérieures en
décembre 1912. Mais, en 1916, la situation militaire était devenue plus grave en
Autriche-Hongrie : on révisa les réglementations et on mobilisa beaucoup
d’hommes qui, en vertu des lois précédentes, avaient été libérés de toute obliga
tion militaire. C’est ainsi qu’Adler fut affecté comme médecin militaire au ser
vice de neuropsychiatrie de l’hôpital militaire de Semmering. Dans son autobio
graphie, Stekel raconte qu’il succéda à Adler dans ce service : il précise qu’Adler
y avait fait un excellent travail, que ses examens cliniques étaient très minutieux,
ses observations parfaites et qu’il s’était montré un médecin modèle43. Adler fut
ensuite transféré au service neuropsychiatrique de l’hôpital de garnison n° 15 à
Cracovie. Ce transfert d’un médecin militaire sans grade dans un hôpital de gar
nison d’une ville universitaire était passablement insolite et l’on a supposé
qu’Adler avait bénéficié de puissants appuis44. Nous ne savons rien de ce séjour
à Cracovie, sinon qu’Adler y donna une conférence sur les névroses de guerre
devant un auditoire de médecins militaires en novembre 191645.
Nous ignorons la durée exacte du séjour d’Adler à Cracovie. En novembre
1917, il fut transféré à l’hôpital militaire de Grinzing où il fut chargé, pendant
quelque temps, des malades atteints du typhus. Une carte postale révèle qu’Adler
fit un voyage en Suisse avant la fin de la guerre : on a supposé qu’il y accompa
gna un convoi de prisonniers blessés ou malades.
La défaite austro-hongroise fut suivie d’une longue période d’extrême misère
à Vienne. On y souffrait de la famine, d’épidémie, du manque de médicaments,
de combustibles et de lumière. La plupart des gens étaient ruinés, riches et
pauvres avaient perdu leurs économies, les familles étaient disloquées, des mil
liers d’hommes étaient retenus prisonniers au loin et sans possibilité de corres
pondance. La propagande révolutionnaire faisait rage parmi les soldats démobi
lisés et les ouvriers. La délinquance juvénile s’étendait de jour en jour. C’était
aussi un sentiment humiliant pour les Viennois d’avoir été à la tête d’un puissant
empire et de se voir déchus, réduits maintenant à n’être plus que le centre hyper
trophié d’une petite république besogneuse.
43. Wilhelm Stekel, The Autobiography of Wilhelm Stekel : The Life History of a Pioneer
Psychoanalyst, Emil A. Gutheil éd., Introduction de Hilda Stekel, New York, Liveright Publi-
shing Co., 1950, p. 158.
44. Beckh-Widmanstetter fait remarquer qu’Adler avait dans sa clientèle la femme d’un
général appartenant aux milieux les plus élevés de l’armée.
45. Alfred Adler, « Die neuen Gesichtpunkte in der Frage der Kriegsneurose », Medizi
nische Klinik, XIV (1918), p. 66-70.
608 Histoire de la découverte de l’inconscient
L’auteur s’étonne du fait suivant : les hommes partent à la guerre avec un tel
débordement d’enthousiasme qu’ils sont prêts à supporter les pires souffrances
pour une cause qui n’est réellement pas la leur. On peut expliquer ce paradoxe en
disant que ces hommes agissent ainsi pour échapper au sentiment angoissant de
leur insignifiance46.
La troisième publication est un petit opuscule, L’Autre Côté, dans lequel Adler
retrace brièvement les événements des cinq années précédentes pour en tirer la
leçon.
Avant la guerre, la population avait été intoxiquée par les exercices et la pro
pagande militaristes, si bien que quand la guerre éclata les gens se laissèrent
conduire aveuglément, par l’effet de cette intoxication de l’esprit. Les soulève
ments attendus ne se produisirent pas, mais un nombre croissant d’hommes cher
chèrent à échapper à leurs obligations militaires, si bien que des conflits surgirent
entre les médecins militaires et les commissions de révision des congés. La
police militaire réprima durement les tentatives de désertion en masse lors de l’of
fensive russe. Il ne restait plus, dès lors, que la résistance passive secrète, et,
48. Alfred Adler, Die andere Seite : eine massenpsychologische Studie über die Schuld des
Volkes, Vienne, Léopold Heidrich, 1919.
49. Ses idées sur la réforme de l’école sont résumées dans un opuscule : Otto Glôckel,
Drillschule, Lemschule, Arbeitsschule, Vienne, Verlag der Organisation Wien der sozial-
demokratischen Partei, 1928.
50. Voir Robert Dottrens, The New Education in Austria, Paul L. Dengler éd., New York,
John Day, 1930.
51. Voir p. 644-645.
610 Histoire de la découverte de l’inconscient
tions pour instituteurs. Ils devaient se retrouver avec lui ou ses associés pour dis
cuter sur des problèmes posés par les enfants difficiles.
A partir de cette date, la vie d’Adler se confondit de plus en plus avec le déve
loppement et l’histoire de la psychologie individuelle.
La Zeitschrift fiir Individualpsychologie, dont la parution avait été interrom
pue pendant la guerre, reparut en 1923 sous le nom & Internationale Zeitschrift
fur Individualpsychologie (Revue internationale de psychologie individuelle) :
elle publiait maintenant des articles émanant de divers groupes adlériens d’Eu
rope et d’Amérique du Nord. La même année, Adler donna des conférences en
Angleterre et présenta une communication au Congrès international de psycho
logie, à Oxford. En 1924, il fut nommé professeur à l’institut pédagogique de la
ville de Vienne, et de nombreux enseignants assistèrent à ses cours. En 1926
parut, sous la direction d’Erwin Wexberg, un important traité de 864 pages expo
sant les divers aspects de la psychologie individuelle52.
L’année 1926 fut pour Adler une année très active : il publia plusieurs articles
et entreprit la publication d’une série de monographies rédigées par certains de
ses disciples53. Il consacra de plus en plus de temps à des tournées de conférences
qui s’étendaient maintenant jusqu’aux États-Unis. Il exprimait parfois aussi ses
idées dans des interviews données aux journalistes54.
La situation économique et sociale de l’Autriche s’était améliorée notablement
et Adler avait retrouvé une certaine prospérité. Le 9 septembre 1927, il acheta
une maison de campagne à Salmannsdorf, bourgade située à l’extrême nord-
ouest de la ville. C’était une grande maison avec un beau jardin et un verger, d’où
l’on avait une vue magnifique sur la forêt de Vienne. En été, Adler venait souvent
y passer les dimanches et jours fériés : il y recevait volontiers ses amis, qui
venaient nombreux. Du 19 au 23 octobre de cette même année, il participa à un
symposium au Wittenberg College, à Springfield (Ohio), qui rassemblait un
grand nombre d’éminents psychologues américains et européens. C’est cette
année encore que parut son troisième ouvrage important, Connaissance de
l’homme, exposé très clair de la forme la plus récente prise par ses idées.
Progressivement, Adler en vint à passer la plus grande partie de son temps aux
États-Unis. Il passait l’été avec sa famille à Vienne, où il poursuivait ses activités
habituelles, puis il retournait en Amérique pour le reste de l’année, non sans avoir
donné des conférences dans d’autres pays européens. En 1929, il fut nommé
directeur médical du Mariahilfe Ambulatorium de Vienne, clinique ambulatoire
pour le traitement des névroses. Il donna aussi des cours populaires à l’université
Columbia de New York, pendant la session de printemps 1929 et celle de l’hiver
1930-1931.
Par décision du conseil municipal de Vienne en date du 11 juillet 1930, Alfred
Adler se vit octroyer le titre de citoyen de Vienne « en reconnaissance des grands
mérites qu’il s’est acquis par ses recherches scientifiques et à l’occasion de son
soixantième anniversaire »55. Une cérémonie eut lieu sous la présidence du maire
de Vienne, Karl Seitz5657 . Phyllis Bottome rapporte que le maire salua en Adler un
disciple méritant de Freud, maladresse qu’Adler ressentit douloureusement.
Selon le même biographe, un autre incident pénible eut lieu cette même année à
New York : à l’insu d’Adler, un de ses admirateurs avait proposé de le nommer
professeur titulaire à l’université Columbia, nomination que les autorités univer
sitaires jugèrent prématurée. Adler eut connaissance de cet incident, s’en irrita et
donna sa démission. En 1932, il commença à enseigner au Long Island Medical
College. A cette époque, il avait de nouveaux soucis parce que certains de ses
disciples, aux opinions politiques de gauche, persistaient à affirmer que la psy
chologie individuelle était une émanation du marxisme.
En 1934, le Parti social-démocrate fut interdit en Autriche. La menace nazie se
faisait de plus en plus inquiétante. Adler avait prévu la catastrophe qui devait
bientôt submerger l’Europe, et pensait que l’avenir de la psychologie indivi
duelle dépendait de son implantation en Amérique du Nord. Il fonda le Journal
for Individual Psychology, première revue de ce genre en langue anglaise. Pen
dant son séjour aux États-Unis, il tomba gravement malade. Quand on crut qu’il
était sur le point de mourir, sa femme accourut de Vienne avec leur fille Alexan
dra pour le soigner. Il recouvra cependant la santé et s’installa définitivement aux
États-Unis avec sa famille.
Au terme de longues négociations, il vendit sa maison de Sahnannsdorf le
24 février 1937î7. Une tournée de cours et de conférences avait été organisée en
Angleterre, du 24 mai au 2 août 1937. Pendant tout ce temps, Adler fut angoissé
au sujet de sa fille aînée, Valentine, qui avait disparu en Russie. En route pour
l’Angleterre, il donna une conférence à La Haye devant les membres de l’Asso
ciation pour l’étude de l’enfant. Ce même soir, il téléphona de l’hôtel à son ami,
le docteur Joost Meerloo, lui disant qu’il souffrait très probablement d’angine de
poitrine. Le docteur Meerloo vint le voir, accompagné d’un cardiologue. La dou
leur avait disparu, mais le spécialiste conseilla un examen cardiologique complet
et une période de repos58. Adler partit toutefois le lendemain pour l’Angleterre.
Le quatrième jour de sa tournée, il s’effondra à Aberdeen, dans l’Union Street, le
matin du vendredi 28 mai 1937 : il mourut dans l’ambulance de la police qui le
conduisait à l’hôpital. Sur la proposition de l’université d’Aberdeen, on célébra
un service funèbre dans la chapelle du King’s College, le 1er juin, en présence de
plusieurs membres de sa famille, ainsi que de représentants du conseil municipal,
des universités et des sociétés scientifiques. On transporta sa dépouille à Édim-
bourg, au cimetière de Warriston, où il fut incinéré. On célébra un service reli
55. Le titre conféré à Adler ne fut pas citoyen honoraire de Vienne, ainsi que le rapporte, par
erreur, Phyllis Bottome, mais bien citoyen de Vienne. Ce titre était honorifique, n’avait aucune
connotation politique, et ne conférait pas d’autres droits.
56. Renseignement fourni par les archives de la ville de Vienne. H n’a pas été possible de
retrouver le texte de l’allocution du maire, qui ne semble pas avoir été officiellement
enregistrée.
57. Les données relatives à l’achat et à la vente de la maison de Salmannsdorf nous ont été
aimablement communiquées par son propriétaire actuel, Manfred Reiffenstein.
58. Communication personnelle du docteur Joost Meerloo.
612 Histoire de la découverte de l’inconscient
59. Ces renseignements nous ont été aimablement communiqués par Marcus K. Milne,
bibliothécaire de la ville d’Aberdeen, et C.S. Minto, bibliothécaire d’Édimbourg.
60. Communication personnelle du docteur Alphonse Maeder.
61. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., U, p. 138.
62. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle of Freedom, op. cit., p. 30.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 613
posaient dans sa vie. Après avoir entendu un rapport sur l’histoire d’un nouveau
malade, il pouvait deviner comment il se comporterait et ce qu’il dirait quand il
se trouverait en présence de l’équipe des psychologues. Il finit par acquérir le don
de deviner presque instantanément la position du premier venu dans la constel
lation de ses frères et sœurs.
Adler était également célèbre pour la facilité avec laquelle il entrait en contact
avec tout un chacun, y compris avec les enfants difficiles, les psychotiques et les
criminels. Il s’intéressait sincèrement à chaque être humain et compatissait à ses
souffrances, mais, comme Janet, il savait discerner immédiatement la part de jeu
et de mensonge qui pouvait entrer dans le comportement de ses patients.
Adler faisait preuve de la même clairvoyance en politique. C’est ainsi qu’il
prédit, dès 1918, que le recours à la violence de la part des bolcheviks susciterait
une contre-violence qui chercherait à conquérir l’Europe. C’était bien avant que
Hitler n’ait fondé son parti et n’ait tenté son premier putsch. Plus tard, Adler pré
dit clairement la catastrophe de l’expansion nazie et de la Deuxième Guerre
mondiale.
Contrastant avec sa perspicacité psychologique, son manque de sens pratique
eut des conséquences désastreuses pour son mouvement. Les premières années,
il commit une grave erreur en tenant aussi assidûment des réunions sans façon
dans les cafés de Vienne et en y invitant aussi facilement des névrosés. C’est
ainsi qu’il se fit une réputation de superficialité66. Avec les années, ce défaut
devint encore plus manifeste. Bien des difficultés provenaient de son horreur du
compromis, qui était souvent interprétée comme un manque de souplesse et de
sens diplomatique. Quand Adler émigra aux États-Unis, ces difficultés atteigni
rent un point critique. Il se trouva seul, à l’âge de 60 ans, dans un pays nouveau
dont la langue et les habitudes ne lui étaient plus familières. Phyllis Bottome
pense qu’une bonne secrétaire lui aurait prolongé sa vie de dix ans, mais il ne
savait pas choisir ses collaborateurs ; des articles qu’on lui envoyait se perdaient
et des lettres importantes restaient sans réponse67.
Phyllis Bottome nous a fait connaître l’histoire de l’amour d’Alfred Adler pour
Raïssa Epstein et de leur mariage68. Raïssa Epstein avait reçu une éducation libé
rale. A cette époque, les étudiantes russes étaient nombreuses à fréquenter les
universités d’Europe centrale, et plusieurs d’entre elles épousèrent des condis
ciples ou des professeurs. On pourrait dresser une assez longue liste d’universi
taires français, allemands et autrichiens ayant ainsi épousé des étudiantes russes.
Il serait intéressant d’analyser l’influence exercée par ces épouses russes sur la
pensée et l’œuvre de leurs maris. Dans le cas d’Adler, cette influence semble
avoir été considérable. Raïssa Epstein était une socialiste convaincue, et Furt-
müller dit qu’Adler et elle assistèrent souvent à des meetings socialistes avant
leur mariage. Raïssa avait un caractère très indépendant et une forte volonté ;
après une période initiale de bonheur sans mélange, les difficultés surgirent. Sui
vant l’expression de Phyllis Bottome, « lutter pour l’émancipation des femmes et
66. Un témoin de cette époque héroïque nous a confirmé que ce fut Karl Novotny qui attira
l’attention d’Adler sur le danger qu’il y avait à faire des cafés viennois le centre du mouvement
de la psychologie individuelle.
67. Phyllis Bottome, Alfred Adler, Apostle of Freedom, op. cit., p. 266.
68. Ibid., p. 50-57,129-130.
616 Histoire de la découverte de l’inconscient
vivre avec une femme qui s’est émancipée sont deux choses entièrement diffé
rentes »69. Les sujets de discorde ne manquèrent pas entre eux. Adler appartenait
à la petite bourgeoisie autrichienne qui attendait essentiellement de la femme
qu’elle joue son rôle de maîtresse de maison et se conforme aux règles tradition
nelles de la bienséance, tandis que Raïssa était issue des cercles de l’intelligentsia
qui estimait ces règles assez secondaires. Par ailleurs, Raïssa, qui eut toujours des
convictions d’extrême gauche, ne comprenait pas qu’Adler ait pu leur préférer sa
psychologie individuelle. En 1914, leurs sympathies allèrent à leurs pays respec
tifs qui étaient en guerre l’un contre l’autre.
Phyllis Bottome fait remarquer que ces difficultés conjugales inspirèrent beau
coup de choses décrites par Adler dans son livre, Le Tempérament nerveux,
notamment la notion de « protestation virile ». Mais Alfred Adler passa paisible
ment ses dernières années dans son foyer reconstitué en Amérique, où Raïssa vint
le rejoindre en 1934.
Les préoccupations philosophiques d’Alfred Adler subirent certaines modifi
cations au cours de sa vie. Pendant sa jeunesse, il fut vivement attiré par le
marxisme et devint membre, pendant quelque temps, du Parti social-démocrate.
H ne perdit jamais son intérêt pour la politique et ne cacha jamais ses opinions.
Mais, peu à peu, il en vint à accorder la priorité aux problèmes de l’éducation et
à la propagation de sa psychologie individuelle.
On ignore à quel moment précis Adler se détacha de la religion juive. Ses
remarques sur certains névrosés qui fuient leurs tâches vitales en se réfugiant
dans la religion pourraient faire conclure à une attitude sceptique à l’égard de la
religion en général. Toutefois, on ne trouve dans ses écrits aucune idée franche
ment antireligieuse. Il est remarquable que, lorsqu’il quitta la synagogue en
1904, il se rallia à l’Église protestante. Au dire de Phyllis Bottome, il était gêné
par la limitation ethnique de la religion juive et il préféra se rattacher à une reli
gion universelle. Nous verrons plus loin qu’il eut, avec un ministre protestant, le
pasteur Jahn, une discussion sur les rapports entre la religion et la psychologie
individuelle : Adler reconnaissait que les idéaux qu’ils poursuivaient l’un et
l’autre présentaient des points communs, bien que l’un se situât dans le domaine
de la science et l’autre dans celui de la foi70.
Il est intéressant de comparer la vision du monde d’Adler avec celle de
Freud71. Freud, dans la tradition du scepticisme de Schopenhauer, voyait dans le
névrosé la victime d’une grandiose et tragique illusion de l’humanité. Adler, dans
la lignée d’un Leibniz, considérait le névrosé comme un pitoyable individu
recourant à des ruses transparentes pour fuir les obligations de sa vie. Adler en
arriva à voir dans la tendance à se perfectionner soi-même l’essence de l’homme.
L’organisation même de leurs mouvements respectifs manifeste la différence qui
sépare Adler de Freud. Tandis que la Société psychanalytique s’était donné une
organisation minutieuse et structurée, très hiérarchisée avec, au sommet, le
comité central et une « coterie » secrète autour de Freud, la Société de psycho
logie individuelle d’Adler était très souple. De nombreux malades participaient
aux réunions, parce que Adler attendait d’eux qu’ils se joignent au mouvement et
qu’ils en deviennent les porte-drapeau (Bannertrâger). Dans une perspective
quasi messianique, Adler espérait que son mouvement conquerrait et transfor
merait le monde par l’éducation, l’enseignement et la psychothérapie.
72. Wilhelm Stekel, The Autobiography of Wilhelm Stekel : The Life History of a Pioneer
Psychoanalyst, op. cit.
73. Wilhelm Stekel, « Über Coitus im Kindesalter, eine Hygienische Studie », Wiener
Medizinische Blàtter, XVIII (1895), p. 247-249.
74. Wilhelm Stekel, Nervôse Angstzustande und ihre Behandlung, Vorwort von Prof. Dr.
Sigmund Freud, Berlin et Vienne, Urban und Schwarzenberg, 1908.
75. Wilhelm Stekel, Die Sprache des Traumes, Munich, Bergmann, 1911.
76. Wilhelm Stekel, Die Traüme der Dichter, Munich, Bergmann, 1912.
618 Histoire de la découverte de l’inconscient
Stekel resta un auteur prolifique dans plusieurs domaines. Outre des pièces de
musique et des chansons pour enfants, il composa des pièces de théâtre en vers et
en prose, et publia des recueils d’historiettes humoristiques, sous son propre nom
ou sous le pseudonyme de Sérenus. Certains personnages de ses pièces et de ses
récits humoristiques paraissent plus réels que les malades sur lesquels il accu
mulait les observations dans ses publications psychanalytiques.
Pendant la Première Guerre mondiale, Stekel servit comme médecin militaire
et eut à traiter de nombreux cas de névroses traumatiques. Il trouva néanmoins le
temps d’envoyer assez souvent des articles aux journaux et aux revues médi
cales. Après la guerre, il réunit autour de lui un groupe de disciples. Il continuait
à s’intituler psychanalyste et à se réclamer de Freud comme de son grand maître,
mais ses traitements étaient bien plus brefs et comportaient un élément de réé
ducation. Sa production littéraire était toujours aussi abondante.
Au fil des années, son école prit de l’importance. Il voyagea et donna des
conférences à l’étranger. Il se mit à rédiger une série de vastes monographies
remplies d’observations cliniques. Quand les nazis envahirent l’Autriche, il réus
sit au dernier moment à fuir en Suisse ; de là il gagna l’Angleterre où il s’établit.
Pendant la période la plus sombre de la Seconde Guerre mondiale, il se suicida.
Adler et Stekel étaient tous deux fils de marchands juifs et ils estimaient l’un
et l’autre avoir eu une enfance malheureuse. Tous deux avaient joué avec les
gamins des rues, tous deux étaient doués pour la musique, le chant et le théâtre.
Ils firent tous les deux leurs études médicales à Vienne et fondèrent une clientèle
de médecine générale. Ils se sentirent en même temps attirés par les idées de
Freud et furent parmi les quatre premiers membres des rencontres du mercredi
soir, dont ils furent les participants les plus actifs pendant plusieurs années. Ils
publièrent presque en même temps leur première monographie, Adler en 1907 et
Stekel en 1908. Ils y décrivaient ce que l’un appelait le «jargon des organes »
(Adler), l’autre le « langage des organes » (Stekel), nouveauté dont chacun,
ensuite, revendiqua la paternité. Au moment de l’organisation du mouvement
psychanalytique, ils devinrent respectivement président et vice-président de la
Société viennoise et coéditeurs du Zentralblatt. Puis Adler et Stekel quittèrent
l’un et l’autre la Société psychanalytique pour suivre leur propre voie. Pendant la
Première Guerre mondiale, ils travaillèrent successivement dans le même hôpital
militaire, et, plus tard, ils achetèrent l’un et l’autre une maison à Salmannsdorf77.
Nous ignorons pourquoi, au terme d’une si longue amitié, ils se brouillèrent au
point de ne plus s’adresser la parole et de ne plus se saluer dans la rue. Le destin
voulut qu’ils fussent contraints l’un et l’autre à quitter le pays et à finir leurs jours
en Grande-Bretagne.
Au début, Stekel était un adepte convaincu de la psychanalyse, au point que
Freud adopta plusieurs de ses idées sur le symbolisme des rêves et sur la signifi
cation des symptômes névrotiques. Quant à Adler, il se montra d’emblée plus
indépendant à l’égard des idées fondamentales de Freud. Ultérieurement, Stekel
n’hésita pas à reprendre bon nombre des idées d’Adler, et son système devint un
amalgame entre les idées de Freud, celles d’Adler et les siennes propres.
77. La maison d’Adler était sise au 16 Am Dreimarkstein, celle de Stekel (appelée Linden-
hof) au 2 Am Dreimarkstein, à l’angle de la Salmannsdorfstrasse.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 619
Dans son livre sur l’infériorité des organes, en 1907, Adler parle de la signifi
cation symbolique des symptômes physiques, ce qu’il appelle le «jargon des
organes ». En 1908, Stekel, dans Les États d’angoisse, fait état d’une série
impressionnante d’observations et explique les symptômes les .plus divers
comme un langage des organes exprimant symboliquement des sentiments
inconscients. En 1908, Adler proclama, contre Freud, l’existence et l’importance
des instincts primaires d’agressivité ; Stekel alla plus loin en attribuant aux ins
tincts criminels un rôle important dans la genèse des névroses78, de la mélancolie,
de l’épilepsie, de même que dans le choix d’une profession79. Quand Adler déve
loppa sa conception de la « protestation virile », Stekel lui emboîta le pas en
décrivant « la guerre des sexes », et ce qu’Adler avait nommé « hermaphrodisme
psychique », Stekel l’appela « bipolarité sexuelle ».
Quand Freud parle de refoulement, Adler et Stekel soulignent l’un et l’autre
que ce qui est censément refoulé, c’est en fait ce que le névrosé ne veut pas voir
en lui-même. L’insistance de Stekel sur la part du jeu dans le comportement de
tout névrosé rappelle ce qu’Adler disait du « style de vie » d’un patient. La
conviction d’être appelé à une mission importante, telle que Stekel la décrit chez
le névrosé, correspond, dans le langage d’Adler, au « désir d’être semblable à
Dieu ». Quand Freud expliqua que la perversion était l’envers de la névrose, Ste
kel et Adler ne le suivirent pas : pour eux, la perversion n’était qu’une forme par
ticulière de névrose.
Au début des années vingt, les éléments adlériens devinrent encore plus appa
rents dans l’œuvre de Stekel. Dans son opuscule sur les rêves télépathiques, Ste
kel écrit : « Les rêves cherchent toujours à explorer l’avenir, ils mettent en
lumière nos attitudes à l’égard de la vie, nos façons de vivre et nos buts
vitaux »80. Dans ses Lettres à une mère* 1, il signale l’importance des premiers
souvenirs et proclame que l’éducation ne devrait jamais user de violence contre
l’enfant, de peur de susciter en lui une contre-tendance de même nature82. Ail
leurs, Stekel traite des « buts vitaux » (Lebensziele) : l’enfant se propose un but
impossible à atteindre auquel il renoncera progressivement au fur et à mesure
qu’il grandira83. Le névrosé est un homme qui n’a pas été capable de ce renon
cement et sa maladie sera l’expression de cette ambition brisée. Le problème cen
tral de l’auto-éducation est le « courage à l’égard de soi-même » (Mut zu sich
selbst). Ce sont là des idées typiques d’Adler exprimées avec ses propres mots.
Ces ressemblances entre Stekel et Adler ne devraient pas nous faire mécon
naître la grande différence qui sépare ces deux hommes et leurs œuvres. Stekel
78. Voir Emil Gutheil, « Stekel’s Contributions to the Problem of Criminality », Journalof
Criminal Psychopathology, vol. Il (1940-1941).
79. Wilhelm Stekel, « Berufswahl und Kriminalitat », Archiv Fur Kriminal-Anthropologie
und Kriminalistik, XLI (1911), p. 268-280.
80. Wilhelm Stekel, Der telepathische Traum. Meine Erfahrungen über die Phanomene
des Hellsehens im Wachen und im Traume, Berlin, Johannes Baum, 1920.
81. Wilhelm Stekel, Briefe an eine Mutter, Zurich et Leipzig, Wendepunkt-Verlag, 1927,
vol. I.
82. La formule de Stekel, « Zwang erzeugt Gegenzwang » (la contrainte engendre la contre-
contrainte), est presque identique à celle d’Adler : « Druck erzeugt Gegendruck » (la pression
engendre la contre-pression).
83. Wilhelm Stekel, Das Liebe Ich. Grundriss einer neuen Diatetik der Seele, 3. Aufl., Ber
lin, Otto Salle, 1927.
620 Histoire de la découverte de l’inconscient
commença comme un disciple de Freud, et même après avoir rompu avec lui il
prétendit qu’il était resté psychanalyste. Effectivement, il conserva l’élément cli
nique et empirique de la psychanalyse tout en s’éloignant de son système théo
rique. Le cas d’Adler est tout à fait différent. Quand il rencontra Freud, il avait
déjà certaines idées originales qu’il continua à développer pendant ses années de
collaboration avec Freud. Quand il le quitta, il construisit un système théorique
fondamentalement différent de la psychanalyse.
Les écrits de Stekel montrent ce que la psychanalyse aurait pu devenir si elle
s’était bornée à n’être qu’une méthode empirique et pratique, sans préoccupa
tions théoriques. Mais en même temps, la psychanalyse « dissidente » de Stekel
montre exactement ce que la psychologie individuelle n’est pas : en d’autres
termes, elle montre ce que la doctrine d’Adler aurait pu devenir si Adler n’avait
pas rompu radicalement avec la psychanalyse pour édifier son propre système
conceptuel.
L’œuvre d’Adler
I—La médecine sociale
Avant d’entrer dans le groupe de Freud, Adler avait conçu et exprimé des idées
originales en matière de médecine sociale. La psychologie individuelle qu’il éla
bora ultérieurement ne peut être comprise si l’on fait abstraction des conceptions
formulées dans sa période pré-psychanalytique.
En 1898, le docteur G. Golebiewski de Berlin, spécialiste des maladies profes
sionnelles, accepta de publier, comme cinquième volume d’une série de mono
graphies consacrées à ce sujet, le travail d’un auteur inconnu, Alfred Adler, sous
le titre Livre de santé pour le métier de tailleur
.
** Cet opuscule de 31 pages est
devenu introuvable, à tel point que certains adeptes de la psychologie indivi
duelle sont allés jusqu’à mettre en doute son existence84 85. Dans l’avant-propos,
l’auteur explique qu’il se propose de mettre en lumière les rapports existant entre
la situation économique et la maladie dans une profession donnée, ainsi que leurs
conséquences préjudiciables pour la santé publique. Cette analyse devait démon
trer que la maladie peut être un produit de la société, ajoutant ainsi une nouvelle
cause de maladie à celles communément reconnues par les médecins.
Dans la première partie de sa monographie, Adler esquisse un tableau de la
situation sociale et économique du métier de tailleur en Autriche et en Alle
magne, avec les transformations que ce métier avait subies au cours des dernières
décennies. Jadis, les tailleurs travaillaient indépendamment pour leur clientèle
privée, ils étaient unis et protégés par leurs corporations. L’avènement de la
confection et du prêt-à-porter provoque le déclin des petits tailleurs. Dans les
entreprises industrielles, les travailleurs bénéficient de conditions plus favorables
84. Alfred Adler, Gesundheitsbuch für das Schneidergewerbe, n° 5 des séries : Wegweiser
der Gewerbehygiene, G. Golebiewski éd., Berlin, Karl Heymanns, 1898.
85. Il ne semble exister aucun exemplaire de cet opuscule en Autriche, en Suisse, en France
ou en Amérique du Nord. Après de longues recherches, nous en avons trouvé un exemplaire
dans la bibliothèque municipale de Mônchengladbach, en Allemagne : l’auteur la remercie de
le lui avoir prêté.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 621
en raison du contrôle exercé par l’État, et il leur est plus facile de s’unir pour la
défense de leurs intérêts communs. Les grandes entreprises ont l’avantage de
pouvoir utiliser toute une machinerie et de travailler pour un vaste marché, tant
national qu’international.
En contraste avec la situation favorable de la grosse industrie, l’auteur fait une
sombre peinture des conditions déplorables où vivent les maîtres-tailleurs et leurs
employés. Le progrès technique, qui assure de tels avantages aux grandes entre
prises, est bien moins avantageux pour les maîtres-tailleurs : ils ne disposent que
de machines à coudre, ils ne travaillent que poùr un marché local restreint, ils
sont bien plus exposés aux fluctuations économiques. Le handicap le plus grave
est la répartition inégale du travail au cours de l’année : il y a cinq ou six mois de
surmenage intense pendant lesquels le tailleur travaille seize, dix-huit heures,
sinon plus, par jour, aidé de sa femme et de ses enfants. Le reste de l’année, il n’a
presque pas de travail, ce qui l’oblige à diminuer les salaires de ses employés,
sinon à les renvoyer. Et pourtant, en dépit de cette situation économique précaire,
on ne compte pas moins de 200 000 petits tailleurs en Allemagne et à peu près
autant en Autriche-Hongrie. Le petit tailleur doit affronter non seulement la
concurrence de la grosse entreprise de confection, mais aussi celle du Sitzgeselle
qui emporte chez lui du travail à la pièce et qui n’hésite pas à réaliser des cos
tumes entiers pour des clients. Les conditions de vie du petit tailleur sont à tous
-égards misérables. Son logement et son atelier, qui ne font qu’un, sont habituel
lement situés dans les quartiers les moins chers et les plus insalubres de la ville,
dans des maisons humides, sombres, sans air et surpeuplées qui favorisent la
contagion des maladies infectieuses. En cas d’épidémie, cette situation peut être
dangereuse pour le client lui-même. Les soucis matériels minent la santé du tail
leur et il n’est pas suffisamment protégé par la législation du travail.
La deuxième partie de cette monographie est consacrée à la description des
maladies dont souffrent le plus fréquemment les petits tailleurs. Viennent en tête
les affections pulmonaires : rien d’étonnant, puisqu’ils travaillent assis et
penchés en avant, respirant la poussière des tissus. La tuberculose pulmonaire est
deux fois plus fréquente chez eux que dans les autres métiers. Cette position
assise et penchée en avant entraîne aussi des troubles circulatoires, tels que les
varices et les hémorroïdes, ainsi que des troubles gastro-intestinaux dont plus de
30 % des tailleurs sont atteints. Cette position est également cause de scoliose, de
cyphose, d’arthrite du bras droit, de callosités des chevilles, etc. Le tailleur
souffre souvent de crampes des mains ou des bras. Les maladies de la peau sont
fréquentes : 25 % des tailleurs souffrent de la gale. Du fait des piqûres d’ai
guilles, ils souffrent souvent d’abcès aux doigts, et la pression entraîne souvent la
luxation du pouce droit. Leur habitude de mettre les fils dans la bouche occa
sionne souvent l’infection des gencives et diverses affections de la bouche et de
l’estomac. La minutie de leur travail entraîne myopie et crampes oculaires. Ils
sont victimes d’un lent empoisonnement par les teintures toxiques, et de mala
dies infectieuses transmises par les habits usagés qu’on leur demande de remettre
en état. Les accidents de travail sont peu fréquents, encore qu’ils soient moins
rares qu’on ne serait tenté de le croire. Les statistiques montrent que la maladie
frappe bien plus souvent les tailleurs que les autres travailleurs, et que leur espé
rance de vie moyenne est la plus basse de toutes.
622 Histoire de la découverte de l’inconscient
Analysant les causes de cette morbidité élevée, Adler insiste sur la sous-ali
mentation, l’insalubrité du logement, le surmenage, le manque de protection
sociale des travailleurs et le fait que beaucoup choisissent ce métier parce qu’ils
sont physiquement incapables de faire un autre travail, ce qui aboutit à une
« sélection des plus faibles ».
Dans la troisième partie de sa monographie, l’auteur propose un programme
de mesures destinées à mettre fin à cette situation. Il faut avant tout créer une
nouvelle législation du travail, n faut renforcer les réglementations existantes
(comme la caisse de maladie), généraliser F assurance-accident qui n’est obliga
toire que dans les ateliers employant au moins vingt travailleurs. Les inspecteurs
devraient contrôler les conditions de travail partout, et pas seulement dans les
entreprises importantes, n faudrait rendre obligatoire F assurance-vieillesse et
F assurance-chômage, la loi devrait imposer un nombre maximal d’heures de tra
vail, l’atelier devrait obligatoirement être distinct de l’appartement, et il faudrait
interdire le travail à la pièce. Le programme préconise encore la construction de
logements convenables et de cantines pour les travailleurs.
Le fil conducteur de cette monographie est la dénonciation de la médecine uni
versitaire contemporaine qui ignore jusqu’à l’existence des maladies sociales. De
même que dans le passé on a découvert que seule une hygiène publique efficace
pouvait avoir raison des maladies contagieuses, de même les maladies profes
sionnelles comme celles des tailleurs exigent l’instauration d’une nouvelle méde
cine sociale, dont la médecine contemporaine n’a pas conscience.
Nous ignorons les circonstances qui conduisirent Adler à rédiger cette mono
graphie. Comme sources d’information, il cite divers travaux sur les maladies
professionnelles, ainsi que des statistiques commerciales et sanitaires. Les idées
d’Adler relatives à la supériorité de la grosse entreprise sur les petits ateliers
semblent refléter la théorie dont on parlait beaucoup à l’époque de Schulze-Gae-
vemitz, qui soutenait que les conditions de vie de la classe laborieuse ne s’amé
lioreraient pas en l’absence d’une florissante industrie lourde86. La description du
métier de tailleur telle que la présente Adler semble indiquer qu’il en avait plus
qu’une connaissance simplement théorique, peut-être grâce à son oncle David
qui était tailleur. Adler était manifestement un socialiste convaincu à la recherche
d’une synthèse entre la médecine et le socialisme.
Quatre années s’écoulèrent entre cette première monographie d’Adler et sa
publication suivante. Au dire de sa famille, Adler écrivit pendant cet intervalle,
sous divers pseudonymes, des articles pour YArbeiter-Zeitung, le journal vien
nois social-démocrate. H n’a pas été possible jusqu’à ce jour d’identifier ces
articles.
Le 15 juillet 1902, un certain docteur Heinrich Grün lança une nouvelle revue
médicale, VAerztliche Standeszeitung. Elle devait paraître deux fois par mois,
avec un tirage de 10 000 exemplaires : le premier numéro fut envoyé gratuite
ment à tous les médecins autrichiens. La moitié inférieure des trois premières
86. Gerhart von Schulze-Gaevemitz, Der Grossbetrieb, ein wirschaftlicher und sozialer
Fortschritt, Eine Studie aufdem Gebiete der Baumwollindustrie, Leipzig, Duncker und Hum-
boldt, 1892.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 623
pages était occupée par un article d’Adler (qui se voulait clairement un mani
feste) intitulé « L’irruption des forces sociales dans la médecine »87.
87. Alfred Adler, « Das Eindringen sozialer Triebkrafte in die Medizin », Aertzliche Stan-
deszeitung, I, n° 1 (1902), p. 1-3.
88. Aladdin, « Eine Lehrkanzel fur Soziale Medizin », Aerztliche Standeszeitung, I, n° 7
(1902), p. 1-2.
89. Alfred Adler, « Stadt und Land », Aerztliche Standeszeitung, n, n” 18 (1903), p. 1-3 ;
n’ 19, p. 1-2 ; n° 20, p. 1-2.
624 Histoire de la découverte de l’inconscient
que cette carence de l’hygiène rurale finira par être préjudiciable aux villes elles-
mêmes.
En novembre 1903, un article d’Adler intitulé « Être aidé par l’État ou s’aider
soi-même ? » déplorait une nouvelle fois le gouffre qui séparait les aspects scien
tifiques et les aspects sociaux de la médecine90. Adler pensait que la science
médicale faisait des progrès rapides mais qu’elle avancerait plus rapidement
encore si elle n’était constamment freinée par les autorités. Étant donné l’impor
tance primordiale de la recherche, il estimait qu’il faudrait créer des postes
appropriés, permanents et bien payés, ouverts aux chercheurs et aux enseignants
dans les divers secteurs de la médecine (y compris la médecine sociale).
En juillet et août 1904 parut un long article : « Le médecin comme éduca
teur », dans lequel Adler découvrait un nouvel aspect de sa pensée.
Le rôle social du médecin ne se réduit pas aux aspects mis en lumière dans les
articles précédents : il lui revient encore d’assumer une fonction d’éducateur.
Cette fonction éducatrice doit être remplie dans la lutte contre l’alcoolisme, les
maladies infectieuses et vénériennes, la tuberculose, la mortalité infantile, et dans
l’hygiène scolaire, mais elle doit aller plus loin encore : le médecin devrait être
capable de donner des conseils sur l’éducation des enfants. En présence d’enfants
fragiles et maladifs, il ne suffit pas de prescrire un régime, de l’exercice et autres
mesures physiques. Ces enfants perdent facilement leur meilleur soutien : leur
confiance en leurs propres capacités. Le premier souci du médecin devrait être de
leur rendre confiance en eux-mêmes et de les encourager, en prescrivant de façon
appropriée l’exercice, les jeux et les sports.
Suit un résumé de ce que devrait être l’éducation de l’enfant. Elle devrait
commencer par celle des parents, avant même la naissance de l’enfant. L’agent
d’éducation le plus puissant est l’amour, à condition qu’il soit équitablement
réparti entre les enfants et qu’il ne soit pas excessif. Parmi les erreurs le plus fré
quemment commises dans l’éducation, une des plus graves consiste à gâter les
enfants, ce qui ruine leur confiance en eux-mêmes et les prive de courage. Mais
il n’est pas moins dangereux de recourir à des châtiments sévères, de les frapper,
de les enfermer et de les réprimander sans cesse. Il devrait suffire de les éloigner
un moment de la table familiale, de leur adresser quelques mots de réprimande,
de prendre un air sévère. Il faut être prudent quand il s’agit de confier un enfant à
des domestiques. Adler traite ensuite de quelques cas d’enfants difficiles : l’en
fant têtu, le jeune menteur, le poltron, le masturbateur, l’anxieux. La meilleure
façon de prévenir le mensonge est de développer le courage, la poltronnerie étant
le plus dangereux de tous les défauts. « S’il était nécessaire, j’entreprendrais de
faire du garçon le plus cruel un boucher, un chasseur, un collectionneur d’in
sectes ou un chirurgien compétent, tandis que le lâche restera toujours à un
niveau culturel inférieur. » Adler conclut par cette affirmation : « La confiance en
soi et le courage personnel sont, pour un enfant, les plus grands de tous les
biens. »91
Cet article d’Adler montre que, dès 1904, il avait édifié une théorie complète
de l’éducation, et nous y trouvons la première ébauche de plusieurs de ses idées
favorites : le rôle des infériorités organiques, le portrait de l’enfant gâté, la valeur
thérapeutique de la confiance en soi et du courage.
Adler cite les psychologues de l’enfant contemporains, Preyer et Karl Groos,
il mentionne aussi pour la première fois Freud comme l’homme qui a démontré
l’importance primordiale des premières impressions du jeune enfant et qui a éta
bli l’existence de la sexualité infantile.
En septembre et octobre 1904, Adler, en rendant compte d’un livre de Max
Gruber intitulé Hygiène de la vie sexuelle, expose ses propres idées sur le sujet.
Adler est en désaccord avec Max Gruber sur ce sujet très discuté à cette
époque. Il estime en effet que l’abstinence sexuelle est susceptible de perturber
l’équilibre affectif, à de rares exceptions près. Quant aux excès sexuels, il estime
que Max Gruber a exagéré leurs effets nocifs et que rien ne prouve qu’ils puissent
être la cause de la neurasthénie. Il ajoute que les dangers de la prévention des
naissances ont été surévalués. (Notons au passage que l’opinion d’Adler contre
dit celle de Freud à cet égard.) Quant à F homosexualité, Adler reconnaît avec F au
teur qu’il ne s’agit pas d’une anomalie congénitale et qu’elle ne devrait être punie
que dans les cas où elle cause un préjudice au partenaire, ou bien quand il s’agit
de protéger des mineurs. Adler voit les dangers de la masturbation dans une autre
perspective que Gruber : ces dangers se rapportent moins à la santé physique
qu’à l’équilibre du développement affectif92.
L’œuvre d’Adler
Il—La théorie des infériorités organiques
Adler fut très fidèle aux réunions du mercredi soir chez Freud : il y participa
aux discussions et y présenta des communications personnelles93. Lors de la dis
cussion d’une communication sur La Généalogie de la morale de Nietzsche,
Adler exprima sa vive admiration pour les intuitions psychologiques du philo
sophe. En 1909, il attribua à Karl Marx d’importantes découvertes psycholo
giques. En avril 1910, il présida un symposium sur le suicide des écoliers : le
compte rendu parut avec un avant-propos d’Adler et une conclusion de Freud.
Parmi les nombreux articles qu’Adler publia à cette époque, deux, parus en
1905, sont fortement marqués par la psychanalyse. Le premier cherche, à la
manière de Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud, à élucider la signi
fication de l’obsession des chiffres chez trois malades94. L’autre, relatif aux pro
blèmes sexuels dans l’éducation, traite de la sexualité infantile à la façon des
Trois Essais95.
Le principal travail d’Adler durant sa période psychanalytique est un petit
ouvrage de 92 pages sur les infériorités organiques96. Cette idée n’était pas nou
velle. Les cliniciens parlaient du Locus minoris resistentiae, c’est-à-dire de l’or
gane de moindre résistance qui risquait de devenir le siège de complications lors
d’une maladie infectieuse. A cet égard, Adler se référait à ses prédécesseurs,
mais son originalité fut d’édifier une théorie systématique des infériorités
organiques.
Adler part du fait qu’il existe beaucoup d’états morbides dont nous connais
sons les symptômes, mais non les causes. Parmi les causes connues, il en est de
générales (infections ou intoxications) et de locales (troubles fonctionnels d’un
organe). Mais pour nombre de maladies, on ne trouve aucune explication satis
faisante, et Adler pense que la théorie des infériorités organiques pourrait éclair
cir de tels cas.
L’infériorité d’un organe peut se manifester de diverses façons. La plupart du
temps, les anomalies microscopiques ne sont guère décelables, mais parfois elles
se manifestent par des signes extérieurs tels que les prétendus stigmates de la
dégénérescence ou l’existence d’un nævus à proximité de l’organe en question.
Puisque l’infériorité d’un organe dérive d’une perturbation du développement
fœtal, elle affecte un segment embryonnaire tout entier. Dans d’autres cas, il
s’agit d’une infériorité fonctionnelle (insuffisance sécrétoire, par exemple) ou
même d’une simple anomalie d’un réflexe (lequel peut être exagéré, diminué ou
absent). Dans un troisième groupe de cas, l’existence d’une infériorité organique
peut être déduite de l’anamnèse qui révèle un fonctionnement défectueux de l’or
gane en question au cours de l’enfance (comme exemple, Adler parle de malades
ayant souffert de troubles intestinaux précoces, et qui plus tard devinrent diabé
tiques). La fréquence des maladies affectant un organe constitue un autre signe
de son infériorité.
L’infériorité d’un organe peut être absolue ou relative. Son évolution peut être
favorable grâce aux mécanismes de compensation. Cette compensation peut s’ef
fectuer à divers niveaux : soit dans l’organe lui-même, soit dans un autre organe,
soit par l’intermédiaire des centres nerveux. Dans ce dernier cas, l’infériorité
organique détermine un processus de compensation d’ordre général. Une telle
compensation peut se produire lorsque le malade fixe son attention sur le fonc
tionnement de l’organe atteint d’infériorité. Cela revient à un entraînement qui
94. Alfred Adler, « Drei Psycho-Analysen von Zahleneinfallen und obsedierenden Zah-
len », Psychiatrische-Neurologische Wochenschrift, VII (1905), p. 263-266.
95. Alfred Adler, « Das Sexuelle Problem in der Erziehung, Die Neue Gesellschaft, Vin
(1905), p. 360-362.
96. Alfred Adler, Studie über Minderwertigkeit von Organen, Vienne, Urban und Schwar-
zenberg, 1907. Trad. franç. : La Compensation psychique de l’état d’infériorité des organes,
Paris, Payot, Bibliothèque scientifique, 1956.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 627
97. Alfred Adler, « Der Aggressionstrieb im Leben und in der Neurose », Fortschritte der
Medizin, XXVI (1908), p. 577-584.
98. Alfred Adler, « Der Psychische Hermaphroditismus im Leben und in der Neurose »,
Fortschritte der Medizin, XXVIII (1910), p. 486-493.
99. Alfred Adler, Über den Nervôsen Charakter : Grundziige einer vergleichenden Indivi-
dual-Psychologie und Psychothérapie, Wiesbaden, Bergmann, 1912.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 629
ses idées s’écartent nettement de ceDes de Freud : loin de voir dans la libido la
racine des névroses et des déviations sexuelles, Adler attire l’attention sur le
caractère symbolique du comportement sexuel.
A la différence de Freud, Adler insiste sur le rôle du facteur social à l’origine
de la névrose et de ses conséquences sociales défavorables. Certains névrosés,
par exemple, fuient la société en restreignant leur champ d’activité au cercle
familial. Parfois même ils donnent la prééminence à leur famille d’origine (celle
où ils sont nés) plutôt qu’à leur propre famille (celle qu’ils ont fondée).
Adler compare la progression de la névrose à l’évolution des fictions telle que
la décrivait Vaihinger. Certains savants ont présenté leurs théories sous la forme
de modèles fictifs, à la réalité desquels ils ne croyaient pas. Le modèle fictif a été
ensuite, par erreur, considéré comme une hypothèse et celle-ci s’est transformée
en dogme. Le névrosé, de même, joue avec ses fantasmes, puis il en vient à y
croire. C’est ce qu’Adler appelle la « substantiation ». La situation devient dan
gereuse dès que la fiction ainsi substantifiée est appelée à affronter la réalité. Ce
schéma général d’évolution avec ses phases de fiction, de substantiation et de
confrontation critique à la réalité se retrouve dans toutes les formes de névroses.
Adler rejette la nosologie classique des névroses (hystérie, phobie et obsessions)
que Freud avait retenue. Il va jusqu’à inclure les déviations sexuelles dans les
névroses.
Le Tempérament nerveux ne brille ni par son style, ni par sa composition, mais
il est riche en idées neuves et en observations cliniques. Adler cite un grand
nombre d’auteurs : des médecins, des pédiatres, des psychiatres d’université
comme Kraepelin et Wemicke et, parmi les représentants d’écoles plus récentes,
Janet, Bleuler, Freud et plusieurs psychanalystes. Parmi les philosophes, il se
réfère le plus souvent à Nietzsche et à Vaihinger et, parmi les écrivains, à Goethe,
Schiller, Shakespeare, Tolstoï, Dostoïevski, Gogol et Ibsen.
100. Alfred Adler, Menschenkenntnis, Leipzig, Hirzel, 1927. Trad. angl. : Understanding
Human Nature, New York, Greenberg, 1927. Trad. franç. : Connaissance de l’homme, Paris,
Petite Bibliothèque Payot, 1966.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 631
vie. Selon Neuer, Adler appelle courage (A/»r) cette forme d’énergie psychique
supérieure, le fameux thymos où les anciens Grecs voyaient l’essence même de
l’âme. Donner du thymos à un enfant devrait être le souci premier de l’éducateur,
mais aussi du psychothérapeute, que son malade soit un enfant ou un adulte.
Troisième axiome, le principe de l’influence cosmique : l’individu ne saurait
se concevoir isolé du cosmos dont il subit les influences sous des formes mul
tiples. Mais, outre ces influences universelles, chaque individu a sa propre façon
de percevoir le cosmos. Le sentiment communautaire (Gemeinschaftsgefühl) est
un reflet de cette interdépendance générale du cosmos qui vit en nous, auquel
nous ne pouvons pas nous arracher totalement et qui nous rend capables de res
sentir ce que sentent les autres êtres. Le sentiment communautaire consiste avant
tout dans l’acceptation spontanée de vivre conformément aux exigences natu
relles et légitimes de la communauté humaine.
Il n’est peut-être pas superflu d’écarter quelques interprétations erronées. Le
sentiment communautaire ne se réduit pas à la simple aptitude à nous mêler aux
autres, et il est bien plus que la fidélité à l’égard d’un groupe ou d’une cause. Il
ne faudrait pas le confondre non plus avec l’abdication de la personnalité indi
viduelle entre les mains d’une collectivité. La notion adlérienne de communauté
inclut la structure des liens familiaux et sociaux, des activités créatrices (c’est la
communauté qui crée la logique, la langue, les proverbes et le folklore), ainsi
qu’une fonction éthique (la justice est une émanation de la communauté). Ainsi
le sentiment communautaire est la perception par l’individu des principes qui
régissent les relations des hommes entre eux.
Le sentiment communautaire est plus ou moins développé selon les individus :
parfois il se limite à la famille ou au groupe dont l’individu est issu, mais il peut
aussi s’étendre à la nation, à l’humanité dans son ensemble, et, par-delà l’huma
nité, aux animaux, aux plantes, aux êtres inanimés et à l’univers entier.
Quatrièmement, le principe de la structuration spontanée des parties à l’inté
rieur d’un tout : toutes les composantes de l’esprit s’organisent spontanément et
s’équilibrent en fonction du but que l’individu se fixe à lui-même. Les sensations,
les perceptions, les images, les souvenirs, les fantasmes, les rêves convergent
tous vers la ligne directrice de l’individu. De même, quand nous considérons l’hu
manité comme un tout, nous retrouvons cette structuration spontanée sous la
forme de la division du travail. Pour l’individu comme pour l’humanité, cette
structuration spontanée est une manifestation du principe de l’adaptation à notre
loi propre.
Cinquième axiome fondamental : le principe de l’action et de la réaction entre
l’individu et son milieu. Il faut, d’abord, que l’individu s’adapte et se réadapte
sans cesse à son milieu. Quand il se trouve dans une position d’infériorité, il
cherche spontanément à surmonter celle-ci, directement ou indirectement. La
chose est vraie pour l’individu comme pour l’espèce. A l’instar de Marx, Adler
considère l’aptitude à modifier son milieu comme la marque distinctive de l’es
pèce humaine. Mais, comme dans la mécanique des fluides, toute action entraîne
une réaction, et ceci est particulièrement vrai pour l’individu à l’intérieur de son
groupe social. « Nul ne peut se dresser au sein de la communauté et étendre son
pouvoir sur les autres, sans que s’éveillent immédiatement des forces qui ten
dront à enrayer son expansion. »
Alfred Adler et la psychologie individuelle 633
Adler distingue plusieurs causes aux sentiments d’infériorité. Les unes résul
tent des infériorités organiques, telles qu’il les avait décrites dans sa monogra
phie de 1907, mais Adler insiste désormais sur l’importance de la réaction de l’in
dividu à cette infériorité plutôt que sur l’infériorité elle-même. Les erreurs
d’éducation sont une autre cause fréquente : exigences excessives imposées à F en
fant, trop grande insistance sur sa faiblesse, tendance à en faire un jouet de notre
humeur, lui laisser entendre qu’il est un fardeau, le ridiculiser, lui mentir. Il existe
encore des causes sociales : ainsi l’infériorité économique et sociale des enfants
des classes pauvres.
Quelle qu’en soit la cause, un sentiment d’infériorité peut se développer selon
deux lignes différentes que l’on peut déjà reconnaître chez le jeune enfant. L’une
et l’autre tendent vers un but de supériorité, mais elles suivent une voie différente
pour l’atteindre.
112. Alfred Adler, « Das Problem der Distanz. Über einen Grundcharakter der Neurose und
Psychose », Zeitschriftfiir Individual-Psychologie, 1 (1914), p. 8-16.
636 Histoire de la découverte de l’inconscient
Gegenspieler (l’« adversaire.de jeu », le partenaire contre qui l’enfant peut mesu
rer sa force). Ce rôle peut aussi être joué par l’un des frères ou sœurs, en parti
culier par l’aîné.
D’après Adler, chacun des enfants d’une famille naît et sé développe dans une
« perspective » qui dépend de sa position par rapport à ses frères et sœurs. Dès le
départ, l’aîné jouit d’une position plus favorable que celle de ses frères et sœurs
plus jeunes. On lui fait sentir qu’il est le plus fort, le plus sage, le plus chargé de
responsabilités. Aussi fait-il grand cas de l’autorité et de la tradition et devient-il
facilement conservateur. Le plus jeune, au contraire, risque toujours de resterl’en-
fant gâté et peureux de la famille. Tandis que l’aîné choisira volontiers la profes
sion du père, le dernier-né deviendra souvent artiste ou alors, par l’effet d’une
surcompensation, il déploiera une ambition démesurée et s’efforcera de devenir
le sauveur de toute la famille. Le second enfant est soumis à une pression
constante de deux côtés ; il cherche à surpasser l’aîné et craint de se laisser dépas
ser par celui qui vient après lui. Quant à l’enfant unique, il est encore plus exposé
à être choyé et gâté que le plus jeune. Les soucis de ses parents à propos de sa
santé peuvent susciter chez lui l’anxiété et la peur. Ces schémas sont sujets à des
modifications qui dépendent de la différence d’âge entre les enfants et de la pro
portion de garçons et de filles, ainsi que de leurs positions d’âge respectives dans
la famille. Si le frère aîné est suivi de près par une sœur, le jour viendra où il
craindra de se voir dépassé par la fille qui mûrira plus vite que lui. Parmi les
autres situations possibles, relevons celle de l’unique fille dans une famille de
garçons et celle de l’unique garçon parmi des filles (situation particulièrement
défavorable, au dire d’Adler).
Adler traite aussi des relations entre deux individus. L’une d’elles est l’obéis
sance normale guidée par le sentiment communautaire. Une autre est la déso
béissance due à un manque de sentiment communautaire ou encore à la volonté
de puissance. Il y a aussi l’obéissance aveugle, qui est particulièrement dange
reuse dans les groupes de délinquants. Adler voit dans l’hypnose une forme spé
ciale de relation entre deux individus, « aussi dégradante pour l’hypnotisé que
pour l’hypnotiseur ». La suggestion, d’après Adler, est une façon de réagir à cer
taines stimulations de l’extérieur ; certains individus sont portés à surestimer
l’opinion des autres et à sous-estimer la leur, tandis que d’autres sont enclins à
croire qu’ils ont toujours raison et à rejeter indistinctement les opinions des
autres. Quant à la relation immédiate qui s’établit spontanément entre deux indi
vidus qui se rencontrent pour la première fois, Adler ne l’a jamais décrite claire
ment, mais elle est implicite dans ses écrits.
Un des grands obstacles qui surgissent dans les relations entre êtres humains
est le manque de compréhension. La plupart des hommes se montrent fort peu
perspicaces, tant sur eux-mêmes que sur les autres. Pis encore, l’expérience ne
leur est d’aucun secours car ils l’interprètent à la lumière de leur perspective déjà
faussée. Ils n’ont d’ailleurs aucune envie d’être éclairés sur eux-mêmes. Néan
moins, Adler était convaincu que si la connaissance de l’homme était plus répan
due, les relations sociales en seraient grandement facilitées, car les hommes ne
pourraient se tromper les uns les autres aussi facilement. D’où la nécessité d’une
technique permettant un diagnostic psychologique pratique.
La technique d’Adler part du principe que la plupart des individus s’efforcent
d’atteindre un but caché dont ils n’ont pas conscience. La connaissance de ce but
Alfred Adler et la psychologie individuelle 637
nous fournirait une clé permettant de comprendre la personnalité d’un homme et,
à l’inverse, on pourrait déduire la nature de ce but d’une étude critique du
comportement d’un individu. Parce que ce but caché détermine à la fois la ligne
directrice et la perspective (ou la conception du monde) de l’individu, nous dis
posons d’un certain nombre d’indices nous orientant vers le but secret. Le psy
chologue individuel procédera un peu comme l’astronome qui se propose de tra
cer la trajectoire d’une nouvelle étoile. Il détermine un certain nombre de
positions successives à partir desquelles il reconstruira la ligne et la direction sui
vies par l’étoile. Ainsi le psychologue adlérien partira de deux points aussi
éloignés l’un de l’autre que possible : l’un pourra être un souvenir d’enfance,
l’autre un événement récent éclairant le comportement social de l’individu. Le
psychologue tiendra compte aussi, évidemment, de points intermédiaires : plus
ces points seront nombreux, plus la reconstruction de la ligne sera exacte. Parmi
les données ainsi utilisées par le psychologue figurent les premiers souvenirs, les
jeux spontanés de l’enfant, les projets de vie successifs de l’enfant et de l’adoles
cent, ainsi que ses rêves.
Adler attribue aux premiers souvenirs une grande valeur diagnostique, qu’ils
se rapportent à des événements réels ou non. Ils sont le reflet du « projet de vie »
et du « style de vie » de l’individu, à condition de tenir compte de leurs rapports
avec d’autres indices psychologiques.
Adler pense que les rêves révèlent quelque chose du style de vie de l’individu,
en particulier les aspects de sa personnalité qu’il cherche à dissimuler aux yeux
d’autrui (parce que la censure de la contrainte sociale est temporairement levée).
Ils ont aussi une fonction prospective : ils expriment une tentative de solution aux
problèmes actuels du rêveur, ou plutôt une fuite de la véritable solution ration
nelle, et représentent ainsi une illusion volontaire113.
Cette enquête sur les attitudes présentes, les premiers souvenirs, les activités
infantiles, les projets d’avenir de l’adolescent et les rêves dévoile en même temps
la « perspective » de l’individu, c’est-à-dire sa perception individuelle et sélec
tive du monde, et son « style de vie ». Chaque individu a sa tactique particulière
pour atteindre son but et c’est elle qu’Adler appelle le « style de vie » (Lebens-
stil). L’un utilisera l’arrogance, l’autre une feinte modestie7Tüï”irôîsième cher
chera à susciter la pitié et ainsi de suite, mais la plupart du temps on aura affaire
à un système complexe d’artifices. Pour diagnostiquer le « style de vie » d’un
individu, ses actes et son comportement sont bien plus révélateurs que ses
paroles. Il est'doncpossible de diagnostiquer aisément et rapidement le but secret
poursuivi par ceux avec qui nous sommes en relation et nous rendre compte de la
façon dont ils cherchent à nous influencer. Nous pouvons ainsi les voir à travers
leurs masques et déjouer leurs attaques. Chez les enfants, il est facile de décou
vrir le secret des difficultés de caractère et des obstacles qui entravent
l’éducation.
Pour faire le bilan complet d’un caractère, il faut encore prendre en considé
ration d’autres données. La vision du monde d’un individu sera différente suivant
qu’il appartient au type visuel, auditif ou moteur. Ce dernier, par exemple, a
besoin de plus de mouvement. Adler en viendra plus tard à attacher une grande
114. Alfred Adler, Praxis und Théorie der Individualpsychologie, Vienne, Bergmann,
1920, p. 171-182. Trad. franç. : Pratique et théorie de la psychologie individuelle comparée,
Paris, Payot, 1961.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 639
plus tendre enfance, le sujet a manqué d’énergie et d’activité, a fui les difficultés,
les décisions et les responsabilités. Il se montre méfiant et critique à l’égard des
autres. Le monde lui paraît fondamentalement hostile, la vie une entreprise extra
ordinairement difficile, ses compagnons de vie lui semblent froids et peu enga
geants. Par ailleurs, il a toujours secrètement nourri l’idée de sa propre supério
rité et le désir d’obtenir la plus grande somme possible d’avantages de la part des
autres. Pour atteindre ce but secret, il adopte une tactique bien définie : se faire
aussi petit et effacé que possible, limiter ses relations à un petit groupe de per
sonnes qu’il peut dominer, en recourant surtout aux plaintes, aux larmes et à la
tristesse. La mélancolie surgit toujours sous l’effet d’une crise vitale, d’une situa
tion où des difficultés accrues exigent que le sujet prenne une décision catégo
rique, ou encore parce que l’entourage du malade se montre plus critique envers
lui et échappe à sa domination, ou encore, peut-être, parce qu’il commence à se
montrer plus critique envers lui-même. C’est à ce moment que débute la mélan
colie et que s’établit un cercle vicieux : les insomnies, l’alimentation insuffisante
et d’autres facteurs de ce type altèrent l’équilibre physiologique du malade et
contribuent ainsi à renforcer sa fiction. L’issue de la maladie est fonction, dit
Adler, du succès ou de l’échec de la tactique du patient. Dans le premier cas, la
maladie régresse dès que le patient a atteint son but secret. Mais si la tactique
échoue, le sujet recourra à son ultima ratio, le suicide, lequel est à la fois la seule
façon honorable de sortir d’une situation désespérée et un acte de vengeance
contre l’entourage.
La paranoïa, d’après Adler, constitue le développement d’une autre manière
caractéristique, remontant elle aussi à la première enfance, de se tirer d’affaire
face aux difficultés de la vie115. Quand un individu a fait montre d’un manque de
sentiment communautaire dès l’enfance, quand il a toujours été insatisfait de la
vie, critique et hostile à l’égard des autres, il s’assigne un but secret très ambi
tieux et s’efforce de l’atteindre en recourant à des actes de caractère belliqueux.
Pendant quelque temps, le sujet peut avancer dans cette direction, mais survient
un moment où il est obligé de s’arrêter à quelque distance du but qu’il s’est pro
posé. Pour se justifier devant lui-même et devant les autres, il recourt alors à deux
stratagèmes : il érige des obstacles fictifs, de façon à épuiser son énergie en lut
tant pour les surmonter, et il déplace la bataille dans un autre champ qu’il s’est
choisi.
La schizophrénie, selon Adler, affecte les individus qui ont manifesté de très
bonne heure une peur de vivre. La maladie se déclare au moment où le sujet doit
affronter ses grandes tâches vitales. La maladie elle-même est l’expression du
découragement le plus extrême.
Quant à l’alcoolisme, Adler et ses disciples lui attribuent une pluralité de
causes possibles. Les infériorités organiques peuvent jouer un rôle116. L’inges
tion d’alcool peut être une façon d’apaiser des sentiments d’infériorité, une mani
festation de protestation virile, ou une façon de renforcer une attitude hostile à
l’égard des autres. L’ivresse est une façon de s’exclure soi-même de la commu
115. Adler présente dans le même article sa théorie de la paranoïa et celle de la mélancolie.
Voir aussi Georges Verdeaux, La Paranoïa de compensation, Paris, Le François, 1943.
116. Vera Strasser-Eppelbaum, Zur Psychologie des Alkoholismus. Ergebnisse experimen-
teller und individualpsychologischer Untersuchungen, Munich, Reinhardt, 1914.
640 Histoire de la découverte de l'inconscient
l’expérience d’un monde hostile ; enfin, un groupe plus restreint qui comprend
des enfants affligés de difformités. Mais quelle qu’ait été leur situation originelle,
les criminels sont tous animés de la même soif de supériorité. Pour Adler, le cri
minel est essentiellement et toujours un lâche. Il ne s’engage jamais dans une
lutte loyale : il ne commet ses crimes que quand il se sent en position de force (il
volera une victime inattentive ou sans défense, il tuera si sa victime est incapable
de se défendre, etc.). Son sentiment de supériorité se trouve renforcé par le fait
qu’avant de se faire prendre, il a généralement commis plusieurs délits sans être
découvert. Une intelligence médiocre et un manque de préparation profession
nelle favorisent également la criminalité. Au dire de Phyllis Bottome, Adler esti
mait que les cambrioleurs étaient plus faciles à guérir que les autres criminels
parce qu’ils sont en moyenne plus intelligents et parce que leur « savoir-faire »
leur permettra plus facilement de trouver un travail honorable et de s’y adapter.
A la différence de Freud, Adler ne s’est guère étendu sur les domaines de l’art,
de la littérature, de l’ethnologie et de l’histoire de la culture. Un article écrit occa
sionnellement pour le quotidien social-démocrate de Vienne montre comment la
psychologie individuelle pourrait être utilisée pour interpréter un événement his
torique, en l’occurrence la Révolution française de 1789.
manquait de souplesse, et lorsqu’il lui fallut affronter son dernier ennemi, il s’ef
fondra soudain122.
On peut se demander dans quelle mesure ces analyses étaient fondées sur la
psychologie individuelle ou sur la connaissance personnelle qu’avait Adler des
révolutionnaires russes.
puis à une fois par semaine. Les adlériens font souvent abstraction des règles
rigides caractéristiques de la psychanalyse freudienne. Le thérapeute n’hésitera
pas à s’entretenir avec des membres de la famille ou des amis du malade, en sa
présence (et avec son assentiment), s’il le juge nécessaire. Les adeptes de la psy
chologie individuelle n’ont jamais remarqué que les résultats soient différents
selon que le traitement est gratuit ou payant, et ils ne pensent pas non plus qu’il
soit absolument nécessaire de faire payer une séance manquée, quelle que soit la
cause de l’absence du patient.
La psychothérapie individuelle comporte trois étapes d’inégale longueur. La
première doit permettre au thérapeute de comprendre son malade et ses pro
blèmes, ce qui, suivant l’expérience et la perspicacité du thérapeute, peut prendre
d’un jour à deux semaines au plus (Adler était connu pour la rapidité de son dia
gnostic). Le malade raconte sa vie et expose ses difficultés. Le thérapeute l’inter
roge sur ses premiers souvenirs, les situations vécues dans sa première enfance,
ses rêves et autres caractéristiques de sa personnalité, afin de discerner le but
secret et le style de vie de son patient. Une des questions favorites d’Adler était :
« A supposer que vous ne soyez pas atteint de cette maladie, que feriez-vous ? w'
La réponse du malade révélait ce qu’il cherchait, en réalité, à ne pas faire.
Dans une deuxième étape, le thérapeute amène le patient à prendre progressi
vement conscience de son but fictif et de son style de vie. Il est évident qu’il ne
s’agit pas de jeter brutalement ces révélations à la face du malade. Il faut y venir
progressivement en discutant avec lui des causes de ses échecs et de son compor
tement de névrosé. On lui montre comment son but fictif et son style de vie sont
en contradiction avec les exigences de la vie et avec les normes du sentiment
communautaire.
Une fois que le patient a ainsi acquis et accepté une image claire et objective
de lui-même, on aborde la troisième étape : c’est alors au patient de décider s’il
veut changer sa ligne directrice et son style de vie. Il faut l’aider dans ses efforts
de réadaptation à la réalité nouvellement découverte, ce qui peut prendre
quelques mois de plus. Cependant un traitement par les méthodes de la psycho
logie individuelle exige rarement plus d’une année. Tandis que Freud considérait
le patient comme guéri lorsqu’il retrouvait la capacité de jouir et de travailler,
pour Adler, le critère consistait dans la capacité de s’acquitter des trois tâches
principales de la vie : la profession, l’amour et la famille, la communauté. Quant
aux manifestations de la « résistance » et du « transfert », qui jouent un rôle si
essentiel dans la psychanalyse freudienne, les adlériens n’y voient guère que des
artefacts. Adler assimile la résistance à une forme de protestation virile, dont il
faut montrer immédiatement au patient le caractère nocif. Dans le transfert, Adler
voit un désir névrotique qu’il faut éradiquer.
A la différence de Freud, Adler n’a jamais publié d’observations détaillées
comparables à celles de l’Homme aux loups ou du petit Hans. Mais nous possé
dons deux fragments assez importants connus sous les noms de « cas de made
moiselle R. »124 et de « cas de madame A. »125, bien qu’il ne s’agisse pas à pro
124. Alfred Adler, « Die Technik der Individualpsychologie », Die Kunst eines Lebens und
Krankengeschichte zu lesen, Munich, Bergmann, 1928, vol. I. Trad. angl. : The Case ofMiss
R. ; The Interprétation ofa Life Story, New York, Greenberg, 1929.
125. Alfred Adler, « The Case of Mrs. A... », Individual Psychology Pamphlets, vol. I
(1931).
644 Histoire de la découverte de l’inconscient
prement parler d’observations cliniques. Le premier cas consiste dans une brève
autobiographie de la malade, le second dans un bref compte rendu écrit par le
médecin sur son malade. L’un et l’autre furent lus à Adler (qui ne connaissait pas
les malades) qui commenta le récit, phrase par phrase. Le but d’Adler était de
montrer comment tout document clinique peut être interprété de manière à révé
ler le but fictif et le style de vie du sujet.
La technique de psychothérapie qu’Adler appliquait aux enfants diffère à
maints égards de celle qu’il appliquait aux adultes. Elle pouvait varier suivant le
caractère de l’enfant, son âge, ses difficultés. Adler ne traitait jamais un enfant
sans avoir eu des entretiens avec ses parents, et une partie au moins des séances
thérapeutiques se faisait en présence de l’un des parents ou d’une personne res
ponsable de l’enfant.
La méthode qu’employait Adler pour traiter l’individu isolé ne constitue qu’un
élément dans l’ensemble de son activité de psychothérapeute. Il conçut aussi et
organisa à Vienne des institutions chargées de l’éducation thérapeutique126.
En 1920, Adler se rendit compte que l’effort principal, dans l’éducation thé
rapeutique, devait porter sur les instituteurs plutôt que sur la famille ; aussi
ouvrit-il des consultations pour les enseignants. Ceux-ci devaient, à intervalles
réguliers, rencontrer Adler ou ses associés pour discuter en commun des pro
blèmes posés par les enfants difficiles. On invitait les enseignants à comprendre
ces problèmes à la lumière de la psychologie individuelle. Bientôt se fit sentir la
nécessité de consultations auxquelles pourraient également participer les
parents : ces consultations avaient lieu deux fois par semaine, gratuitement, dans
une salle de classe. L’instituteur préparait un dossier sur l’enfant avant la consul
tation ; Adler, ou l’un de ses remplaçants, s’entretenait toujours d’abord avec la
‘ mère, puis avec l’enfant, enfin avec l’instituteur. Plusieurs autres instituteurs
étaient également présents, et un des assistants d’Adler prenait des notes. Adler
attribuait beaucoup d’importance à la présence de plusieurs instituteurs et édu
cateurs, non seulement pour que leurs collègues puissent se familiariser avec ses
méthodes, mais aussi pour donner à l’enfant le sentiment qu’il était confié à un
groupe de personnes qui cherchaient à l’aider. Premier pas vers ce qu’on devait
appeler plus tard la thérapeutique multiple. Adler ne recourait pas aux tests psy
chologiques. Un de ses principes était de traiter l’enfant sans l’éloigner de sa
famille, pour lui apprendre à s’adapter aux difficultés provenant de son entou
rage. C’est seulement dans les cas extrêmes qu’il le faisait entrer dans une insti
tution. Il envoyait certains enfants après les heures de classe dans un Hort, lieu
surveillé où ils faisaient leurs devoirs avant de jouer.
Adler ne cherchait jamais à s’imposer et attendait qu’on l’appelle avant d’en
treprendre un travail dans une nouvelle école. Au témoignage de Madelaine
Ganz, il s’occupait de 26 écoles en 1929. Vienne fut ainsi la première ville au
monde où tous les enfants d’âge scolaire pouvaient bénéficier de consultations
psycho-éducatives gratuites s’ils en avaient besoin.
L’expérience avait appris à Adler que cette thérapie éducative était d’autant
plus efficace qu’elle était commencée plus tôt. Cette constatation le conduisit à
126. Adler lui-même a peu écrit sur le sujet. A notre connaissance, la description la plus
complète est celle de Madelaine Ganz, La Psychologie d’Alfred Adler et le développement de
l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, n.d.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 645
créer des jardins d’enfants organisés selon les principes de la psychologie indi
viduelle. Leur but était d’aider le tout jeune enfant à devenir indépendant et
capable de s’adapter. Madelaine Ganz, qui visita un de ces jardins d’enfants en
1932, notait que les enfants y semblaient moins disciplinés que dans ceux de la
méthode Montessori ; ils se livraient librement à leurs activités, soit en petits
groupes, soit seuls. La seule règle imposée à l’enfant était de mener à son terme
toute tâche entreprise. On cherchait à stimuler le sentiment communautaire, non
seulement par des exercices de gymnastique rythmique, mais aussi en consacrant
une heure à un entretien présidé par l’enseignant. A dix heures, les enfants se réu
nissaient autour d’une table commune avec leurs petites provisions personnelles
et ils les échangeaient spontanément.
Une autre réalisation dans le domaine de l’éducation fut l’École expérimen
tale, ouverte en septembre 1931, après dix années de préparation et de pourpar
lers avec les autorités scolaires. Cette école était dirigée par trois des disciples les
plus expérimentés d’Adler : Oskar Spiel, Bimbaum et Scharmer. Leur tâche était
loin d’être facile, car la Commission des écoles avait décidé que les programmes
et les règlements seraient exactement les mêmes que dans les autres Hauptschu-
len de Vienne. Cette école était située dans l’un des quartiers les plus pauvres de
Vienne, avec des classes de 30 à 40 élèves. A cette époque se faisaient déjà sentir
les effets de la grande crise économique, beaucoup de parents étaient réduits au
chômage, si bien que les élèves étaient souvent sous-alimentés. Madelaine Ganz
exprimait son admiration pour le dévouement de ces éducateurs et pour les résul
tats remarquables qu’ils obtinrent en dépit de toutes sortes d’obstacles. Les
classes étaient divisées en groupes de travail de 5 à 7 élèves, avec un président
assisté de deux moniteurs. L’esprit communautaire était assuré par un « groupe
d’échanges » auquel participait toute la classe, une fois par semaine. On encou
rageait systématiquement l’entraide. Un élève qui réussissait bien en mathéma
tiques, par exemple, était placé à côté d’un autre qui était faible dans cette
branche, de façon à ce qu’il puisse l’aider. Les maîtres accordaient des entretiens
individuels aux élèves qui en ressentaient le besoin, et une rencontre mensuelle
réunissait parents et professeurs (de telles réunions étaient tout à fait inhabi
tuelles à l’époque).
Ces organisations furent abolies en 1934, lorsque le Parti social-démocrate
perdit sa dernière citadelle, la « Vienne rouge ». Mais les idées d’Adler restèrent
vivantes et son inspiration se retrouve dans maintes réalisations de ses disciples.
Le docteur Joshua Bierer, qui avait été personnellement formé par Adler et avait
reçu son enseignement avant d’émigrer en Angleterre, proclamait que toute psy
chiatrie qui se veut sociale doit s’adresser à la communauté dans son ensemble.
C’est cette idée qui inspira Bierer127 lorsqu’il fonda le premier club social théra
peutique autonome pour les malades, aigus et chroniques, de l’hôpital Runwell
(1938-1939), les premiers clubs destinés aux malades rentrés chez eux et à ceux
des consultations externes à East Ham et Southend en 1939, ainsi que le Centre
de psychothérapie sociale (appelé aujourd’hui hôpital de jour), en 1946128. La
Dans son ouvrage Connaissance de l’homme, en 1927, Adler avait donné l’ex
posé le plus systématique de sa doctrine. Dans les années suivantes, surtout après
1933, il lui fit subir certaines modifications. Les unes reposaient sur des concep
tions psychologiques nouvelles, les autres revenaient à accentuer l’aspect philo
sophique de ses idées. Ces modifications apparaissaient dans son livre Le Sens de
la vie129 et dans divers articles ultérieurs130.
Dans ces écrits, Adler attache une importance accrue à la capacité de créer et
au degré d’activité de l’individu. Il voit maintenant dans la capacité de créer l’un
des facteurs essentiels à la construction du « plan de vie » et duTstyle de vie ».
Il en résulte que ceux-ci ne peuvent plus être considérés comme de simples reflets
de situations de la première enfance. La capacité de créer se retrouve dans la
façon dont le névrosé fabrique sa névrose. Autre innovation importante : le
concept de « degré d’activité » chez les enfants difficiles. La différence dans le
degré d’activité détermine des différences dans la forme que prendront plus tard
les troubles psÿchopathologiques chez l’adulte, d’où la nécessité d’appliquer des
méthodes d’éducation différentes. Une troisième innovation consiste dans l’ac
cent mis par Adler sur le désir de supériorité : Adler estime maintenant qu’il
s’agit d’une tendance essentielle et normale, et non plus d’une tendance opposée
au sentiment communautaire. Celui-ci représente un idéal normatif qui dirige la
tendance vers la supériorité. Adler ne considère donc plus les sentiments d’infé
riorité comme la tendance primaire dont la tendance à la supériorité serait une
compensation. Ce sont, au contraire, les sentiments d’infériorité qui sont secon
daires par rapport au besoin de supériorité. La tendance opposée au sentiment
communautaire est maintenant « l’intelligence privée ».
Dans sa description de la névrose et de la délinquance, Adler emploie
maintenant des termes nouveaux. Le névrosé et le délinquant, qui suivent leur
« intelligence privée » au lieu delà logique de la vie en société, consacrent leur
activité au « côté inutile de la vie ». Dès qu’un homme s’écarte de l’idéal
communautaire, il s’ensuit nécessairement un rétrécissement de son champ d’ac
tivité. L’homosexuel, par exemple, se retranche du sexe opposé, c’est-à-dire de la
moitié de l’humanité. Chez le criminel invétéré, ce retranchement est encore bien
plus prononcé. La différence entre le névrosé et le criminel est que le premier n’a
pas perdu tout sentiment communautaire ; sa réponse aux exigences de la
communauté est « oui, mais », tandis que celle du criminel est « non ». Dans un
autre de ses écrits, Adler aborde le problème de la mort : une personne mentale
129. Alfred Adler, Der Sinn des Lebens, Vienne, Passer, 1933. Trad. franç. : Le Sens de la
vie, Paris, Petite Bibliothèque Payot, rééd. 1972.
130. La plupart de ces derniers écrits ont été réunis dans le volume édité par Heinz et
Rowena Ansbacher, Superiority and Social Interest, Evanston, Northwestern University Press,
1964.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 647
131. Alfred Adler, « Das Todesproblem in der Neurose », Internationale Zeitschrift fur
Individualpsychologie, XIV (1936), p. 1-6.
132. Alfred Adler, « Case Interprétation », Individual Psychology Bulletin, Il (1941), p. 1-
9. Réimprimé dans H. et R. Ansbacher éd., Superiority and Social Interest, op. cit., p. 143-158.
133. « Menschsein heisst, ein Minderwertigkeitsgefühl zu besitzen, das standig nach seiner
Überwindung drangt » (Der Sinn des Lebens, op. cit., p. 48).
648 Histoire de la découverte de l’inconscient
134. L’auteur est profondément reconnaissant au pasteur Ernst Jahn de lui avoir aimable
ment prêté ses propres exemplaires de ces ouvrages (il semble qu’ils soient uniques) et pour lui
avoir communiqué beaucoup de renseignements sur Alfred Adler et plusieurs de ses
contemporains.
135. Ernst Jahn, Wesen und Grenzen der Psychanalyse, Schwerin i. M., Bahn, 1927.
136. Ernst Jahn, Machtwille und Minderwertigkeitsgefühl, Berlin, Martin Wameck, 1931.
137. Ernst Jahn et Alfred Adler, Religion und Individualpsychologie. Eine prinzipielle
Auseinandersetzung über Menschenführung, Vienne et Leipzig, Passer, 1933. Trad. franç. :
Religion et psychologie individuelle comparée, Paris, Payot. Voir aussi la nouvelle préface
d’Ernst Jahn in Heinz et Rowena Ansbacher, Superiority and Social Interest, op. cit.,
p. 272-274.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 649
138. Izydor Wassermann, « Letter to the Editer », American Journal ofPsychotherapy, XII
(1958), p. 623-627 ; « Ist eine Differenzielle Psychothérapie moglich ? », Zeistschriftfiir Psy
chothérapie und Medizinische Psychologie, IX (1959), p. 187-193.
139. Heinz Ansbacher, « The Significance of the Socio-Economic Status of the Patients of
Freud and of Adler », American Journal of Psychotherapy, Xm (1959), p. 376-382.
650 Histoire de la découverte de l’inconscient
Freud Adler
140. Willy Hellpach, Wirken und Wirren. Lebenserinnerungen. Eine Rechenschaft über
Wert und Gluck, Schuld und meiner Génération, I, Hambourg, Christian Wegner, 1948,
p. 413.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 651
Dans tout groupe « socratique » il est très difficile de dire qui influence qui. n
en fut ainsi pour Adler et son groupe de disciples. Pour donner un exemple : la
distinction entre le sentiment d’infériorité réel et celui qui relève de la névrose
(autrement dit entre le sentiment d’infériorité et le complexe d’infériorité)
semble avoir été inspirée par Alexander Neuer. Mais même lorsqu’un auteur
rejette les objections faites à sa théorie, ces objections peuvent faire leur chemin
dans son esprit, peut-être sous forme de cryptomnésie. C’est ce qui se passa pour
Freud qui, après avoir rejeté l’idée d’un instinct d’agressivité autonome (avancée
par Adler en 1908), finit par l’adopter en 1920. De façon analogue, Hans Kunz
publia une critique impitoyable de la psychologie individuelle, en 1928, affir
mant que la tendance à la supériorité n’était pas une compensation aux senti
ments d’infériorité, mais bien une tendance autonome ; or, cette même idée fut
introduite par Adler dans ses dernières révisions de la psychologie
individuelle141.
Divers courants philosophiques apportèrent une contribution essentielle à la
psychologie individuelle. S’il faut en croire Phyllis Bottome, Adler avait étudié
Aristote et l’admirait beaucoup142. Mais l’influence d’Aristote n’est guère appa
rente dans la psychologie individuelle, à moins de remonter à la définition aris
totélicienne de l’homme comme « animal politique ». La psychologie indivi
141. Hans Kunz, « Zur grundsatzlichen Kritik der Individualpsychologie Adlers », Zeit
schrift fiir die gesamte Neurologie und Psychiatrie, CXVI (1928), p. 700-766.
142. Phyllis Bottome, Alfred Adler. Apostle of Freedom, op. cit., p. 17.
652 Histoire de la découverte de l’inconscient
143. Immanuel Kant, « Traume eines Geistessehers, in Immanuel Kants Werke, Ernst Cas-
sirer éd., Berlin, Bruno Cassirer, 1912, II, p. 329-390.
144. Immanuel Kant, « Anthropologie in pragmatischer Hinsicht », in Immanuel Kants
Werke, Ernst Cassirer éd., Berlin, Bruno Cassirer, 1922, VIII, p. 3-228.
145. C’est Heinz Ansbacher, « Sensus Privatus versus Sensus Communis », Journal of
Individual Psychology, XXI (1965), p. 48-50, qui a attiré l’attention sur cette ressemblance.
146. Voir chap. iv, p. 226-227.
147. Voir chap. iv, p. 255.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 653
imposée qu’au terme d’une lutte prolongée. Bebel combina cette théorie avec le
marxisme148. La femme a été réduite en esclavage par l’homme comme la classe
prolétarienne l’a été par la bourgeoisie ; le socialisme reconnaîtra à l’homme et à
la femme des droits égaux. La théorie de Bebel inspira en partie à Adler sa notion
de la « protestation virile » (processus qui contre chez la femme les sentiments
liés à son statut d’infériorité), et celle de la « crainte de la femme » chez l’homme
névrosé. Adler suppose que l’homme a renversé le matriarcat et l’a remplacé par
la domination masculine pour compenser le sentiment d’infériorité qu’il éprouve
à l’égard de la femme : la puissance sexuelle de l’homme est, en effet, plus limi
tée que celle de la femme149.
Adler mûrit dans un climat intellectuel dominé par le darwinisme150, et se
forma contre lui. En premier lieu, il voit dans les infériorités organiques, non une
cause de défaite et d’élimination, mais, grâce au processus de compensation, un
stimulant pour atteindre la supériorité. En second lieu, il considère que la ten
dance la plus fondamentale de l’homme n’est pas l’instinct de lutte, mais le sen
timent communautaire.
L’intérêt passionné qu’Adler porta dans sa jeunesse aux problèmes sociaux et
au socialisme devait nécessairement le conduire à Karl Marx. Nous ignorons si
Adler lut les œuvres de Marx, mais il est clair qu’il était imprégné d’idéologie
marxiste. Bien qu’Adler ait refusé toute affiliation de son mouvement au socia
lisme ou au communisme, l’influence du marxisme se repère dans plusieurs
thèses fondamentales de la psychologie individuelle. Rappelons d’abord que le
premier écrit d’Adler avait été une brochure sur le métier de tailleur, montrant
que certaines maladies étaient causées non par des microbes ou des poisons, mais
par l’ordre social. Adler a toujours insisté sur le rôle des facteurs sociaux et de
renvironnementdansl’étiologiedesnévroses.Ensuite,lanotionmarxistede« mys
tifications » n’est pas très éloignée de ces tromperies inconscientes et de ces illu
sions volontaires qui devaient jouer un si grand rôle dans la théorie adlérienne de
la névrose151. Réciproquement, les moyens proposés pour dévoiler ces mystifi
cations sont remarquablement semblables dans le marxisme et dans la psycho
logie individuelle152.
Comme tous les hommes de sa génération, Adler subit la puissante influence
de Nietzsche153. Mais la nature de cette influence a souvent été mal comprise.
Adler ne s’est pas contenté, dans son système, de « remplacer la libido de Freud
par la volonté de puissance de Nietzsche », comme on le dit souvent. Pour lui, la
volonté de puissance n’est qu’une forme de la lutte pour la supériorité, et, dans
ses derniers exposés sur la psychologie individuelle, il fait dériver la lutte pour la
supériorité de la capacité créatrice de l’individu. Crookshank a relevé de nom
breuses similitudes entre Adler et Nietzsche, et il en existe probablement bien
148. August Bebel, Die Frau und der Sozialismus, Stuttgart, Dietz, 1879.
149. Sofie Lazarsfeld, Wie die Frau den Mann erlebt, Leipzig et Vienne, Verlag für Sexual-
wissenschaft, 1931, p. 79-82.
150. Voir chap. rv, p. 268-269.
151. Henri Lefebvre, La Conscience mystifiée, Paris, Nouvelle Revue française, 1936.
152. Henri Lefebvre, Pour connaître la pensée de Karl Marx, Paris, Bordas, 1947, p. 42-43.
153. Voir chap. v, p. 298-306.
654 Histoire de la découverte de l’inconscient
154. F.G. Crookshank, Individual Psychology and Nietzsche, Individual Psychology Pam
phlets, n° 10, Londres, C.W. Daniel Co., 1993.
155. Hans Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob. System der theoretischen, praktischen
und religiosen Fiktionen der Menschheit auf Grund eines idealistischen Positivismus, Berlin,
Reutherund Reichard, 1911.
156. Bentham donna sa définition des fictions dans son ouvrage : Logical Arrangements, or
Instruments of Invention and Discovery, The Works of Jeremy Bentham, Hohn Bowring éd.,
Édimbourg, William Tait, 1843, ni, p. 286.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 655
157. Joseph Wandeler, Die Individualpsychologie Alfred Adlers in ihrer Beziehung zur
Philosophie des Als Ob Hans Vaihingers, Ph. D. Diss. (Fribourg, Suisse, 1932), Lachen, Buch-
druckerei Gutenberg, 1932.
158. Sarah Gertrude Millin, General Smuts, 2 vol., Londres, Faber and Faber, 1936.
656 Histoire de la découverte de l’inconscient
S’il faut en croire les biographes de Smuts et d’Adler, les deux hommes échan
gèrent des lettres (dont rien n’a été publié jusqu’ici). Il est possible qu’Adler ait
considéré que sa psychologie individuelle constituait justement cette future science
de la personnalité esquissée par Smuts. L’influence du holisme de Smuts est per
ceptible dans Connaissance de l’homme d’Adler et dans ses écrits ultérieurs.
159. Jan Christiaan Smuts, Holism and Evolution, Londres et New York, Macmillan, 1926.
160. F. Oliver Brachfeld, Les Sentiments d’infériorité, op. cit.
161. Alfred Adler, Über den Nervôsen Charakter, Wiesbaden, Bergmann, 1912. Trad.
franç. Le Tempérament nerveux, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1926.
162. C’est ce qu’a bien montré Georges Blin, Stendhal et les problèmes de la personnalité,
Paris, Corti, 1958,1, p. 169-217.
163. Stendhal mentionne expressément le « sentiment continuel de son infériorité » chez
Julien Sorel, Le Rouge et le Noir, chap. 40. Cf. Stendhal, Romans et nouvelles, éd. Pléiade,
Paris, Gallimard, 1952,1, p. 507.
164. Stendhal, Du rire. Mélanges d'art et de littérature, Paris, Calmann-Lévy, 1924, p. 1-
30.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 657
quelqu’un, plus nous sommes prêts à rire de lui. Le comique est augmenté par le
spectacle de la confusion de celui qui est couvert de ridicule. Mais celui qui se
moque de sa victime est, lui aussi, à la merci des autres personnes présentes qui
se feront les juges de son esprit. Le comique est annulé par l’indignation et la
pitié (en termes adlériens, par le sentiment communautaire).
Ralph Waldo Emerson ne définit pas le sentiment d’infériorité avec autant de
précision que Stendhal, mais cette notion est implicite dans ses œuvres, en par
ticulier dans ses Essais et dans The Conduct of Life 165. Dans l’essai intitulé
« Self-Confidence », Emerson décrit ce qu’Adler appellera « courage et encou
ragement». On trouve, dispersés dans ses œuvres, bien des pensées et des
conseils qui s’intégreraient admirablement dans la psychologie individuelle.
L’idée que la tendance fondamentale de la nature humaine consiste dans l’as
piration à la supériorité a été exprimée souvent et sous bien des formes. Hobbes
proclamait que la condition naturelle de l’homme était la lutte de tous contre
tous. Helvétius voyait le mobile essentiel des actions humaines dans le désir d’at
teindre à la plus grande puissance possible de façon à pouvoir dominer les autres
et jouir de la satisfaction de ses passions166. Pour Nietzsche, la volonté de puis
sance est l’instinct fondamental et la puissance constitue une fin en elle-même.
Pour Adler, la volonté de puissance n’est que l’une des déviations possibles
d’une tendance plus fondamentale vers la supériorité. Sur ce point aussi, Adler
avait eu des précurseurs. Un psychologue français, Prosper Despine, avait décrit
l’« ascendant des personnes animées de sentiments puissants sur celles dont les
sentiments ont une puissance moindre »167.
L’idée que la tendance à la supériorité soit innée et qu’elle soit le mobile le
plus puissant dans les relations entre les hommes est entrée dans le domaine des
vérités courantes depuis les progrès de la psychologie animale. Nous ignorons si
Adler avait eu connaissance des études pionnières de Schjeldreup-Ebbe sur la
« hiérarchie sociale » chez les gallinacés.
Quand deux de ces volatiles se rencontrent pour la première fois, ils s’enga
gent dans une épreuve de force en recourant soit à la menace, soit à la lutte
directe. Les deux animaux décident ainsi lequel des deux dominera l’autre. Si
plusieurs animaux vivent ensemble, il s’établira très rapidement entre eux une
hiérarchie de supériorité. Au sommet, on trouve l’animal alpha, auquel tous les
autres ont à se soumettre, puis l’animal bêta, qui ne se soumet qu’à alpha et qui
domine tous les autres, puis tous les intermédiaires jusqu’au dernier, l’animal
oméga, soumis à tous les autres, sans avoir personne à dominer. Plus un animal
est haut placé dans la « hiérarchie sociale », plus il s’arroge de privilèges : une
plus grande quantité de nourriture, une meilleure place dans le poulailler, un plus
grand nombre de femelles. Les animaux les plus jeunes sont soumis aux plus
vieux, et à travers leurs jeux ils établissent progressivement leur propre hiérar
chie. A mesure qu’ils prennent de la force, ils défient les plus vieux et finissent
165. Ralph Waldo Emerson, The Complété Works. Centenary Edition, Boston et New
York, Houghton Mifflin and Co., 1903-1912, vol. II-HI, VI.
166. Helvétius, De l’esprit, Paris, Durand, 1758.
167. Prosper Despine, Psychologie naturelle. Étude sur les facultés intellectuelles et
morales dans leur état normal et dans leurs manifestations anormales chez les aliénés et chez
les criminels, Paris, Savy, 1868,1, p. 291-292.
658 Histoire de la découverte de l’inconscient
par les vaincre. Tous se soumettent sans protestation à cette hiérarchie sociale,
mais dès que surgit une occasion de rivalité, pour la nourriture ou pour quelque
autre raison, les becs entrent en action et la distribution des coups de bec se
conforme à la hiérarchie sociale établie : l’animal alpha donne des coups de bec
à tous les autres sans en recevoir en retour, l’animal bêta ne reçoit de coups de
bec que de l’animal alpha tandis qu’il en donne à tous les autres, et ainsi de suite
jusqu’au derûier, l’animal oméga, qui reçoit des coups de bec de tous les autres
sans pouvoir en donner à aucun. La situation peut toutefois devenir plus
complexe, car des relations triangulaires peuvent s’établir où l’animal alpha
domine bêta qui domine gamma qui, paradoxalement, domine alpha. Il peut aussi
arriver qu’un animal de rang inférieur mette au défi un animal de rang plus élevé
et lui ravisse sa position hiérarchique168.
Ces choses étaient connues des écrivains depuis longtemps. On peut en trouver
un exemple classique dans le roman de Samuel Butler, Ainsi va toute chair, où
nous voyons un jeune couple arriver à l’hôtel quelques heures après la cérémonie
du mariage. Le mari demande à sa femme de descendre et de commander le
dîner. Elle est fatiguée et peu disposée à le faire, mais le mari insiste et obtient
gain de cause, imposant sa domination une fois pour toutes.
Tous ces faits s’accordent d’une façon frappante avec plusieurs des principes
fondamentaux de la psychologie individuelle, mais il ne faudrait pas oublier que
la réalité est plus complexe. Les relations entre deux individus ne sont pas seu
lement régies par la force comparée de leur auto-affirmation, mais aussi par leur
style de vie et par leur fiction directrice ainsi que par les relations qu’ils entre
tiennent avec les groupes qui les entourent ou qu’ils réunissent autour d’eux. Ces
idées ont été développées en France par un auteur dont Adler n’avait sans doute
jamais entendu parler, le baron Ernest Seillière171.
A la suite de Nietzsche, Seillière voit dans la volonté de puissance, qu’il
appelle « impérialisme », le moteur essentiel des actions des hommes : cet impé
rialisme peut rester sain et rationnel, ou devenir pathologique. Dans ce dernier
cas, il s’appuie souvent sur le « mysticisme », c’est-à-dire sur une croyance irra
tionnelle. Seillière distingue trois types d’impérialisme : l’impérialisme indivi
duel qu’un homme peut satisfaire en se dominant lui-même ou en dominant ceux
qui l’entourent ; l’impérialisme collectif, où l’individu s’identifie à un groupe
revendicateur dont il se fait le champion hautain ; enfin l’impérialisme humain,
qui consiste dans la domination de l’homme sur la nature. Seillière publia un
grand nombre de monographies, en particulier sur Jean-Jacques Rousseau, sur les
romantiques, les néo-romantiques et Nietzsche. Chose curieuse, dans le volume
consacré à Freud et à Adler, Seillière ne fait aucune allùsion à l’analogie frap
pante entre ses notions d’impérialisme et de mysticisme, et les notions adlé-
riennes de tendance à la supériorité et de fiction directrice172. Dans d’autres
ouvrages, Seillière fait un pas de plus qu’Adler : quand il professe que la véri
table nature des relations humaines apparaît plus clairement dans les relations
internationales, parce que les relations interpersonnelles sont plus ou moins
tenues en échec par la contrainte sociale.
Les écrivains ont souvent exprimé l’idée que les hommes conduisent leur vie
selon une opinion fictive, qu’ils se font sur eux-mêmes et sur les autres. Des per
sonnages comme Don Quichotte ou Tartarin de Tarascon sont des illustrations
extrêmes de ce thème. Quant aux personnages de la vie quotidienne, nul n’a
montré avec plus de pénétration que Flaubert l’écart entre ce que les hommes
sont effectivement et ce qu’ils croient être, et comment la fiction qui commande
leur vie les induit en erreur et peut parfois (comme dans le cas de Madame
Bovary) les conduire à leur perte. Parfois la fiction a valeur d’écran protecteur
dont la disparition brutale peut conduire à une catastrophe, comme dans la
célèbre pièce d’Ibsen, Le Canard sauvage. Un auteur français, Jules de Gaultier,
systématisa, sous le nom de « bovarysme » l’idée que nombre d’individus se for
gent une image fictive d’eux-mêmes et n’accordent pas leurs actions à leur véri
table personnalité, mais à cette image irréelle173. Plus récemment, cette notion a
été appliquée aux biographies. N.B. Fagin a cherché à montrer, par exemple,
qu’Edgar Allan Poe avait créé pour lui-même et joué le rôle du grand génie
mélancolique et incompris, rôle qui lui réussit parfaitement174. Joseph Dorfman a
171. Voir Louis Estève, Une nouvelle psychologie de l’impérialisme, Paris, Alcan, 1913.
172. Ernest Seillière, Le Néoromantisme en Allemagne, I, Psychanalysefreudienne ou psy
chologie impérialiste, Paris, Alcan, 1928.
173. Jules de Gaultier, Le Bovarysme, Paris, Mercure de France, n.d.
174. N. Bryllion Fagin, The Histrionic Mr. Poe, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1949.
660 Histoire de la découverte de l’inconscient
175. Joseph Dorfman, Thorstein Veblen and His America, New York, Viking Press, 1934,
p. 313-319.
176. J. W. von Goethe, Zur Farbenlehre (1810), in Samtliche Werke, Stuttgart, Cotta, 1833,
LII, XI.
177. Franz Josef Gall, Sur les fonctions du cerveau et sur celles de ses parties, Paris, Bail
lière, 1825,111, p. 181-182.
178. Josef Popper-Lynkeus, Die allgemeine Nàhrpflicht als Losung der Sozialen Frage,
Dresde, Karl Reissner, 1912.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 661
L’influence d’Adler
Pour juger de l’influence exercée par Alfred Adler, il ne faut pas perdre de vue
que la psychologie individuelle ne constitue nullement une « déviation » de la
psychanalyse, mais qu’elle en diffère radicalement. En tant que théorie psycho
logique, elle se présente comme un système de psychologie pragmatique (ou
concrète) qui analyse le comportement humain en fonction de deux tendances
180. Alfred Adler, « Der Aggressionstrieb im Leben und in der Neurose », Fortschritte der
Medizin, XXVI (1928), p. 577-584.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 663
Bien que l’auteur se déclare psychanalyste, le mot libido ne figure nulle part.
Le nom d’Adler est cité une seule fois en 762 pages, mais son esprit imprègne
tout l’ouvrage. L’auteur insiste sur les concepts d’infériorités organiques, de sen
timents d’infériorité, ainsi que sur les diverses formes de compensation, saines
ou morbides. Parmi les défenses contre les sentiments d’infériorité, Kempf décrit
la « fuite de la compétition », dont la forme extrême est la « crainte généralisée
de tout contact personnel », caractéristiques de l’hébéphrénie. Kempf signale
même la situation particulière du deuxième enfant dans sa famille.
181. Heinz et Rowena Ansbacher, The Individual Psychology ofAlfred Adler, New York,
Basic Books, 1956, p. 31, 32, 37, 39,458,459.
182. Edward J. Kempf, Psychopathology, Saint Louis, C.V. Mosby Co., 1920.
664 Histoire de la découverte de l’inconscient
183. Harry Stack Sullivan, Conceptions ofModem Psychiatry, Washington, William Alan-
son White Psychiatrie Foundation, 1947 ; The Interpersonal Theôry ofPsychiatry, New York,
Norton, 1953 ; The Psychiatrie Interview, New York, Norton, 1954 ; Clinical Studies in Psy
chiatry, New York, Norton, 1956.
184. Karen Homey, «Flucht aus der Weiblichkeit », Internationale Zeitschrift fur Psy
choanalyse, XII (1926), p. 360-374.
185. Karen Homey, « Der Mânnlichkeitskomplex der Frau »,ArchivfUrFrauenkunde, XIII
(1927), p. 141-154.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 665
Karen Homey critique l’insistance excessive mise par Freud sur la biologie et
sa méconnaissance des facteurs culturels. Elle rejette ainsi résolument la théorie
de la libido ainsi que la théorie freudienne de la névrose. Elle voit à la racine de
la névrose une tentative pour se protéger contre l’angoisse. (Adler aurait parlé de
manque de courage.) Comme Adler, elle rejette aussi la classification classique
des névroses qu’acceptait encore Freud. Elle ne reconnaît qu’une seule névrose
générale, avec plusieurs types de développements possibles : la docilité (ou la
résignation), l’agressivité guidée par la volonté de puissance, et le retrait. Ces
types de développements névrotiques peuvent être mis en corrélation avec des
situations particulières vécues dans l’enfance. Quant au complexe d’Œdipe,
Karen Homey, exactement comme Adler, reconnaît qu’il peut parfois exister,
mais elle l’explique comme typique du développement d’un enfant initialement
gâté. Dans le narcissisme, elle voit non un amour de soi, comme Freud, mais une
admiration pour une image de soi idéalisée. Dans ses derniers ouvrages, Karen
Homey en vint à considérer la tendance à l’auto-réalisation comme la plus fon
damentale de l’homme, tendance entravée, dit-elle, par l’image idéalisée que l’in
dividu se fait de sa personne. Ici encore, nous reconnaissons l’importance qu’Ad
ler, dans ses derniers écrits, attribua à l’instinct créateur et au rôle joué par
l’image fictive que l’individu se fait de lui-même187.
Fromrn critique, lui aussi, la théorie des instincts de Freud, mais il le fait du
point de vue de la différence entre l’instinct chez l’être humain et chez l’animal.
Comparé à celui de l’animal, le développement de l’être humain prend une forme
tout à fait différente, et même spécifique (qui correspond, soit dit en passant, à ce
que Jung appelle l’individuation), et dont l’objectif est la liberté. Fromm n’ac
cepte plus la validité des entités névrotiques traditionnelles, il considère les
divers types de mécanismes névrotiques : la tendance à la soumission désintéres
sée à l’autorité, la recherche avide du pouvoir (le caractère autoritaire), la ten
dance à la destruction, et le besoin de se conformer à la manière d’un automate.
Quant aux facteurs étiologiques de ces mécanismes névrotiques, Fromm les
cherche dans le domaine social et culturel, c’est-à-dire dans le système capita
liste. Mais d’autre part, il parle d’un « caractère productif », qui rappelle ce
186. Karen Homey, « Die Angst vor der Frau », Internationale Zeitschrift fiir Psychoana
lyse, XVIII (1932), p. 5-18.
187. Karen Homey, The Neurotic Personality of Our Time, New York, W.W. Norton,
1937 ; New Ways in Psychoanalysis, New York, W.W. Norton, 1939 ; Ourlnner Conflicts : A
Constructive Theory of Neurosis, New York, W.W. Norton, 1945 ; Neurosis and Human
Growth : The Struggle towards Self-Realization, New York, W.W. Norton, 1950.
666 Histoire de la découverte de l’inconscient
Après avoir montré l’influence exercée par la psychologie individuelle sur les
néo-psychanalystes (qu’il vaudrait mieux appeler néo-adlériens), il nous faut
maintenant parler de l’influence plus subtile et plus diffuse qu’elle a exercée sur
le monde des psychanalystes en général. Cette influence est difficile à circons
crire parce qu’elle emprunte des formes plus ou moins déguisées. Certains psy
chanalystes s’affirment résolument freudiens dans les théories qu’ils professent
consciemment, mais adoptent un mode de pensée adlérien dans les choses de la
vie quotidienne. Un psychanalyste suisse déclarait un jour publiquement que les
théories d’Adler étaient absurdes et ne méritaient pas la moindre attention ; un
moment après, parlant d’une connaissance commune, dans une conversation pri
vée, il déclarait : « Cet homme souffre d’un grave sentiment d’infériorité, qu’il
188. Erich Fromm, Escape from Freedom, New York, Farrar, Strauss and Giroux, Inc.,
1941 ; ManforHimself, New York, Reinhart, 1947 ; The Sane Society, New York, Reinhart,
1955.
189. Ses deux principaux ouvrages sont : Der gehemmte Mensch, Berlin, Springer-Verlag,
1940, et Lehrbuch der analytischen Psychothérapie, Berlin, Springer-Verlag, 1950.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 667
190. Joseph Wilder, « Introduction » à Kurt A. Adler et Danica Deutsch éd., Essays in Indi-
vidual Psychology, New York, Grove Press, 1959, p. xv.
191. Ceci a été souligné à plusieurs reprises. Voir, par exemple, Ernest L. Johnson, « Exis-
tential Trends toward Individual Psychology », Journal of Individual Psychology, XXII
(1966), p. 33-42.
192. Ferdinand Bimbaum, « Victor E. Frankls Existentialpsychologie individualpsycholo-
gisch gesehen », Internationale Zeitschriftfiir Individualpsychologie, XVI (1947), p. 145-152.
193. J.-P. Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard,
1943, p. 643-663.
668 Histoire de la découverte de l’inconscient
L’exigence première d’un organisme, dit Lecky, est d’assurer l’unité et l’in
tégralité de son organisation mentale. La personnalité est un ensemble organisé
de valeurs que l’on perçoit comme mutuellement compatibles. Le comportement
est l’expression de nos efforts en vue d’atteindre la cohérence et l’unité, dans l’or
ganisation et dans l’action. L’individu est un système unifié qui doit faire face à
deux séries de problèmes : assurer sa propre harmonie interne et rester en har
monie avec l’environnement, en particulier avec l’environnement social. Il lui
faut constamment ajuster sa perception, ses souvenirs et ses oublis, ses senti
ments, sa pensée, son imagination, etc., afin de garantir son autoconsistance. La
notion centrale du système est F auto-évaluation de l’individu. Toute valeur
compatible avec son auto-appréciation est susceptible d’assimilation ; à l’in
verse, toute valeur incompatible se heurte à une forte résistance, pour être fina
lement rejetée, à moins d’une réorganisation générale. En tant que psychothéra
peute, Lecky voyait dans les symptômes l’expression d’attitudes dont il avait
entrepris l’inventaire. Il montrait ensuite au patient que ses attitudes étaient inop
portunes et désuètes, et l’amenait ainsi à leur en substituer de meilleures. Pour
Lecky, la résistance ne consistait pas dans une persévération névrotique, mais
dans un stratagème naturel pour éviter de faire l’effort d’une réorganisation195.
194. Jakob Klaesi, Vont Seelischen Kranksein. Vorbeugung und Heilen, Berne, Paul Haupt,
1937.
195. Prescott Lecky, Self-Consistency. A theory ofpersonality, New York, Highland Press,
1945.
196. Wilhelm Keller, Das Selbstwertstreben : Wesen. Formen und Schichsale, Munich,
Reinhardt, 1963.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 669
Les idées d’Adler sur le rôle du rang de l’enfant à l’intérieur de la fratrie ont
donné lieu à des développements originaux et inattendus. Walter Toman a
énoncé une théorie fondée sur l’observation de plusieurs centaines d’individus,
dont le rang de naissance avait été soigneusement relevé197. Dans son analyse des
constellations familiales, Toman tient compte du nombre d’enfants, de la répar
tition des garçons et des filles, de l’intervalle entre les enfants et des décès sur
venus parmi eux. Il étend son analyse à la constellation familiale des sujets étu
diés, de leurs enfants et de leurs conjoints. Pour chacune des innombrables
combinaisons possibles, Toman décrit brièvement les principaux traits de carac
tère auxquels on est en droit de s’attendre.
Martensen-Larsen a adopté un point de départ différent dans son analyse de la
constellation familiale198. S’occupant d’alcooliques, il a entrepris des recherches
généalogiques qui lui ont permis d’attribuer une influence déterminante dans
l’étiologie de l’alcoolisme non à l’hérédité, mais à la position occupée dans la
constellation familiale élargie jusqu’à la génération des grands-parents. Plus tard,
il a étendu ses recherches à l’homosexualité masculine.
Quant au style de vie, nous avons déjà vu que beaucoup d’auteurs ont écrit à
ce sujet, avec ou sans référence à Adler. Mais ni Adler ni ses disciples ne
semblent avoir approfondi les diverses interactions possibles entre deux styles de
vie différents. Il existe au moins une tentative en ce sens, celle du docteur Eric
Berne : son livre à succès, Games People Play, montre combien il vaudrait la
peine d’entreprendre une exploration systématique et scientifique de ce domaine
peu connu199.
La notion de sentiment d’infériorité s’est trouvée si rapidement adoptée par le
public qu’un homme comme Paul Hâberlin a pu en faire le sujet d’un livre, décri
vant les innombrables formes, variétés, compensations et causes des sentiments
d’infériorité, sans citer une seule fois le nom d’Adler200. Pour donner un exemple
encore, parmi bien d’autres : un psychanalyste a publié l’histoire d’un névrosé
dont la phobie se reflétait dans son plus ancien souvenir (il avait été effrayé par
une souris) ; petit garçon, il jouait à la poupée201. Quand son sentiment d’infério
rité empira, il chercha une compensation dans des rêveries grandioses où il
s’imaginait être un surhomme. Ce malade fut guéri par une méthode que l’auteur
n’hésite pas à appeler psychanalyse.
Nous pourrions donner de nombreux autres exemples de la pénétration lente et
continue des idées adlériennes dans la pensée psychologique contemporaine.
Ainsi des notions de sentiment d’infériorité, de style de vie, de rôle de l’infério
rité organique, ainsi de l’application du « comme-si » de Vaihinger à la théorie
197. Walter Toman, Family Constellation, New York, Springer Publishing Co. 1961. Éd.
allemande augmentée, Familienkonstellationen. Ihr Einfluss aufMenschen und seine Hand-
lungen, Munich, C.H. Beck, 1965.
198. La technique d’analyse utilisée pour cette recherche est décrite dans O. Martensen-
Larsen, « Family Constellation Analysis and Male Alcoholism », Acta Psychiatrica Scandi-
navica, Supp., vol. CVI (1956), p. 241-247.
199. Eric Berne, Games People Play, New York, Grave Press, 1964. Trad. franç. : Des jeux
et des hommes, Paris, Stock, 1966.
200. Paul Hâberlin, Minderwertigkeitsgefühle, Zurich, Schweizer Spiegel-Verlag, 1936.
201. Gustav Hans Graber, « Untermensch-Übermensch. Ein Problem zur Psychologie der
Überkompensation », Acta Psychotherapeutica, IV (1956), p. 217-224.
670 Histoire de la découverte de l'inconscient
202. Margaret Mead et K. Heyman, Family, New York, Macmillan, 165. Voir Danica
Deutsch,'« Alfred Adler and Margaret Mead, a Juxtaposition », Journal ofIndividual Psycho
logy, XXII (1966), p. 228-233.
203. Walter Goldschmidt, Man’s Way, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1959, p.
220.
204. Alfred Adler, Introduction à Maxwell Maltz, New Faces, New Futures, New York,
Richard K. Smith, 1936, p. vn.
205. Albert Eglash et Ernst Papanek, « Creative Restitution : A Correctional Technique and
a Theory », Journal of Individual Psychology, XV (1959), p. 226-232.
206. Noël Mailloux, O.P., « Genèse et signification de la conduite antisociale », Revue
canadienne de criminologie, IV (1962), p. 103-111.
Alfred Adler et la psychologie individuelle 671
vaut la réprobation de son entourage. Il se considère dès lors comme une victime
de la haine et nourrit des sentiments de vengeance : aussi commettra-t-il des
délits plus graves et cherchera-t-il un refuge dans le gang. Le traitement des
délinquants juvéniles implique une rencontre avec des éducateurs thérapeutes et
un traitement collectif dans le cadre du groupe de délinquants. Notons combien il
est facile de formuler ces théories et méthodes en termes de psychologie indivi
duelle : parce que l’enfant moralement dévalorisé se sent en position d’infério
rité, il adopte un style de vie qui s’accorde avec l’image dépréciative qu’il se fait
de lui-même, d’où une réaction punitive de l’entourage (la pression engendre la
contre-pression). Le traitement s’appliquera à ranimer et à restaurer le sentiment
communautaire distordu.
Toute tentative d’appréciation de l’influence de l’œuvre d’Adler se heurte à un
paradoxe. L’influence de la psychologie individuelle sur la psychologie contem
poraine ne fait aucun doute. Hans Hoff a déclaré qu’Adler avait inauguré la
médecine psychosomatique moderne, qu’il avait été le précurseur de la psycho
logie sociale et de l’approche sociale de l’hygiène mentale, le fondateur de la
psychothérapie de groupe, que sa conception du soi créateur en fait le père de la
psychologie du moi207, n aurait pu ajouter qu’Adler est, à notre connaissance, l’au
teur du premier système unifié de psychologie concrète.-
Mais d’autre part, nous nous heurtons à ce fait difficile à comprendre : le renie
ment collectif de l’œuvre d’Adler et l’attribution systématique de toutes ses
découvertes et intuitions à d’autres auteurs. Nous connaissons de nombreux
exemples de psychanalystes qui reprennent l’une ou l’autre des découvertes les
plus originales d’Adler en prétendant qu’elles sont « implicitement contenues
dans les écrits de Freud » ou qu’elles correspondent à des « aspects négligés de
sa pensée » ; si Adler est cité, c’est pour préciser qu’en dépit des analogies appa
rentes avec ses idées, il s’agit de conceptions fondamentalement différentes. On
retrouve la même attitude chez des psychologues non freudiens, avec parfois un
rejet encore plus catégorique d’Adler. Le ton de vertueuse indignation qu’ils
arborent pour nier l’influence d’Adler est caractéristique. Même les psycho
logues qui reconnaissent avoir rencontré personnellement Adler et avoir lu de ses
œuvres, n’en proclament pas moins énergiquement que leurs idées n’ont rien à
voir avec celles d’Adler.
H serait difficile de trouver un autre auteur à qui on ait autant emprunté sans le
reconnaître. Son œuvre est devenue, pour ainsi dire, une carrière publique, c’est-
à-dire que n’importe qui peut venir y puiser sans scrupule. Un auteur notera soi
gneusement la source de toute phrase prise ailleurs, mais il ne lui vient pas à
l’idée d’en faire autant lorsqu’il s’agit de la psychologie individuelle ; c’est
comme si rien d’original ne pouvait jamais venir d’Adler. Cette attitude s’étend
même au grand public. Le Times de Londres écrivait à l’occasion de la mort de
Freud : « Certaines de ses expressions sont passées dans le langage courant, le
complexe d’infériorité par exemple »208. Vingt-deux ans après, quand Jung mou-
rat, le New York Times imprima en gros caractères : « Le Dr Karl Jung est mort
207. Hans Hoff, « Opening address to the Eighth International Congress of Individual Psy-
chology, Vienna, August 28,1960 », Journal of Individual Psychology, XVII (1961), p. 212.
208. The Times (Londres), 25 septembre, 1939, p. 10.
672 Histoire de la découverte de l'inconscient
Le problème devient dès lors : pourquoi cette image négative a-t-elle prévalu ?
On pourrait peut-être en trouver une explication dans la victimologie, cette
branche récente de la criminologie qui analyse la personnalité des victimes
latentes de crimes212. Dans la personnalité d’Adler, on retrouve les caractéris
tiques d’un type particulier de victime latente, caractérisé par le syndrome
d’Abel. C’est le cas de l’homme dont la supériorité dans un domaine suscite l’en
vie,- mais qui ne sait pas ou ne veut pas se défendre. Il s’agit d’un cas fréquent.
Dans une étude sur Jean-Jacques Rousseau, Cocteau explique ainsi les malheurs
et les persécutions incessantes dont fut l’objet le grand écrivain. Quand certains
hommes reçoivent une gifle, on colportera partout qu’ils l’ont donnée ; que les
autres giflent, on colportera qu’ils l’ont reçue213 (étant sous-entendu que Rous
seau appartient au deuxième groupe). Sans aller aussi loin, que de fois n’arrive-
t-il pas dans une réunion mondaine qu’un homme jouissant d’un certain prestige
puisse raconter n’importe quelle banalité et n’en continuer pas moins à intéresser
son auditoire, tandis qu’un autre pourra dire les choses les plus judicieuses et les
plus spirituelles et passer inaperçu (ou alors ce qu’il dit sera recueilli en silence et
redit ailleurs avec le plus grand succès) ?
On comprendra à quel point cela s’applique à Adler en comparant sa person
nalité à celle de Freud.
Freud Adler
Élégant, imposant, une barbe bien Pas particulièrement beau, sans préten
entretenue. tion, une petite moustache et un pince-
nez.
Il vivait dans le plus riche quartier rési Il vivait dans un quartier petit-bour
dentiel, avait une collection d’œuvres geois, dans un appartement à l’ameuble
d’art et employait plusieurs domes ment banal, avec un seul domestique.
tiques.
Il acquit des titres universitaires. D se vit refuser un titre universitaire.
Il donnait des cours à l’université et était H s’adressait surtout à des maîtres
entouré d’un cercle de disciples en d’école et participait à des réunions sans
thousiastes. façon dans les cafés.
Il avait une maîtrise parfaite de la prose Œuvres écrites dans un style très ordi-
allemande, était un écrivain supérieur naire, mal composées et sans images
qui savait utiliser des images frappantes, frappantes.
Fondateur de la psychologie des profon- Promoteur d’une psychologie ration-
deurs, science se proposant de dévoiler nelle, relevant du sens commun, aux
les mystères de l’âme humaine. applications pratiques immédiates.
212. Voir Hans von Hentig, The Criminal and His Victim, New Haven, Yale University
Press, 1948 ; Das Verbrechen, Berlin, Springer, 1962, II, p. 364-515. H.F. Ellenberger, « Psy-
chological Relationships between Criminal and Victim », Archives of Criminal Psychodyna-
mics, I, n’ 2 (1955), p. 257-290.
213. Jean Cocteau, « Rousseau », in Œuvres complètes, Paris, Marguerat, 1950, IX, p.
365-373.
674 Histoire de la découverte de l’inconscient
Pas plus qu’Alfred Adler, Cari Gustav Jung n’est un dissident de la psycha
nalyse de Freud. Il ne convient donc pas de considérer la psychologie analytique
en fonction de la psychanalyse freudienne, pas plus qu’il ne conviendrait déjuger
de cette dernière selon les critères de la psychologie analytique, n faut les
comprendre l’une et l’autre en fonction de leur philosophie respective.
Les différences essentielles entre le système de Jung et celui de Freud peuvent
se résumer ainsi.
Tout d’abord, leurs fondements philosophiques sont entièrement différents. La
psychologie analytique de Jung, comme la psychanalyse de Freud, est un rejeton
tardif du Romantisme, mais la psychanalyse est en même temps l’héritière du
positivisme, du scientisme et du darwinisme. La psychologie analytique, au
contraire, rejette cet héritage pour retrouver les sources inaltérées du Roman
tisme psychiatrique et de la philosophie de la nature.
En second lieu, tandis queTreïïïsê’f0f8pôSë d’explorer cette partie du psy
chisme humain dont les grands écrivains avaient une connaissance intuitive, Jung
cherche à aborder objectivement et à annexer à la science un domaine de l’âme
intermédiaire entre la religion et la psychologie.
Le milieu familial
ment. Ceux qui désirent devenir officiers sont soumis à un entraînement pério
dique spécial. Ainsi tout citoyen suisse est à la fois un civil et un militaire, soldat
ou officier. Le personnel militaire permanent est réduit au minimum.
Le Suisse est fortement intégré dans la vie de sa commune, de son canton et de
son pays. La politique locale et la vie militaire le touchent de près, et il s’intéresse
vivement à la généalogie et à l’histoire de sa famille : non seulement la noblesse,
mais (dans un esprit authentiquement démocratique) presque toutes les familles
ont leurs armoiries. Par suite de l’importance attachée à la commune d’origine, il
est facile pour un Suisse d’établir sa généalogie en consultant les registres de la
commune.
Ainsi s’expliquent la stabilité générale de la population suisse, son attache
ment à la tradition, son respect pour les usages locaux et les dialectes, mais aussi
les grandes différences d’une localité à l’autre. Cet état de chose constitue
l’aboutissement d’une longue et laborieuse évolution historique, entrecoupée de
maintes guerres civiles. Les vicissitudes de l’histoire ont ainsi progressivement
fait de la Suisse un État fédéral composé de vingt-deux cantons, dont trois sont
subdivisés en demi-cantons, formant ainsi vingt-cinq unités politiques auto
nomes. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, la Suisse était devenue une
sorte de laboratoire expérimental pour les institutions démocratiques. Elle pos
sède aujourd’hui des institutions inconnues ailleurs, comme le droit d’initiative
des citoyens et le référendum1.
De nos jours, la Suisse donne l’image d’un pays qui a joui d’une longue
période de paix à l’abri des bouleversements de l’histoire européenne. En fait, à
la naissance de Cari Gustav Jung, en 1875, ses parents et grands-parents n’au
raient certainement pas partagé cette opinion. A l’époque où ses grands-parents
étaient jeunes, la Suisse avait été entraînée dans les remous de la Révolution fran
çaise et les guerres de l’Empire. Puis, entre 1815 et 1830, le pays avait souffert
de luttes intestines, en particulier quand les partis des paysans cherchèrent, dans
plusieurs cantons, à abolir les privilèges du patriciat urbain. Dans le canton de
Bâle, on en arriva à des conflits armés entre la campagne et la ville, conflits qui
aboutirent, en 1833, à la scission du canton en deux unités politiques : Bâle-Ville
et Bâle-Campagne. En 1838, la Suisse connut la mobilisation et fut sur le point
d’entrer en guerre avec la France. En 1845, les sept cantons catholiques se consti
tuèrent en une ligue séparatiste, le Sonderbund, provoquant ainsi une guerre
civile qui aboutit à la victoire de la Fédération et à la réunification du pays en
1847. En 1857, la Suisse mobilisa, de nouveau, cette fois-ci contre la Prusse,
mais des négociations permirent de régler le conflit. La Suisse avait également
connu de nombreux affrontements d’ordre religieux.
La personnalité de Cari Gustav Jung reflète puissamment non seulement les
traits caractéristiques de la mentalité suisse, mais aussi l’esprit de sa ville natale,
Bâle, celui de ses ancêtres et de sa famille. Bâle est non seulement une ville, mais
un exemple presque unique d’une unité politique autonome ayant son gouver
nement, ses assemblées, ses ministères et son administration. Centre industriel et
commercial international, située au carrefour de la Suisse, de la France et de
l’Allemagne, Bâle était encore une ville de taille suffisamment modeste pour que
1. Pour une présentation du système démocratique suisse, voir André Siegfried, La Suisse,
démocratie-témoin, édition revue et augmentée, Neuchâtel, La Baconnière, 1956.
678 Histoire de la découverte de l’inconscient
ses habitants puissent se connaître les uns les autres. En 1875, l’année de la nais
sance de Jung, la ville comptait 50 000 habitants. Depuis la Renaissance, Bâle
demeurait un des centres de la culture européenne. Jung enfant pouvait rencon
trer, en se promenant dans les rues, l’historien-philosophe Jacob Burckardt ou le
vieux Bachofen ; partout il entendait parler de Nietzsche que tant de gens avaient
connu ; il était lui-même immanquablement reconnu, comme le « petit-fils du
célèbre Cari Gustav Jung ».
Son grand-père, Cari Gustav Jung (1794-1862)2, était une figure légendaire à
Bâle3. Fils d’un médecin allemand, il avait étudié la médecine à Heidelberg où il
avait connu les poètes romantiques, et il avait lui-même écrit des poèmes et des
chansons d’étudiants4, n avait été converti au protestantisme par Schleiermacher.
Un groupe de professeurs d’université organisa une fête religieuse et patriotique
au château de la Wartburg, en Saxe, le 17 octobre 1817, avec l’autorisation du
gouvernement. Bien que les participants se fussent soigneusement abstenus de
toute manifestation politique, les autorités prirent prétexte d’un incident futile
pour intervenir et s’en prendre ultérieurement à toutes les organisations étu
diantes d’Allemagne. Cari Gustav Jung, avec de nombreux autres jeunes gens,
fut jeté en prison sans jugement ; quand il fut relâché, treize mois plus tard, sa
carrière était brisée et il émigra en France. A Paris, il rencontra Alexander von
Humboldt qui, sachant que l’université de Bâle cherchait un homme jeune et
énergique pour réorganiser son école de médecine, le recommanda, et c’est ainsi
que Cari Gustav Jung l’aîné devint citoyen suisse et l’une des personnalités les
plus en vue de Bâle. Tous les témoignages de ce temps s’accordent à le présenter
comme un homme au charme irrésistible qui gagnait le cœur de tous ceux qui
avaient affaire à lui. Un de ses fils, cependant, le dépeint comme un père despo
tique, bien qu’il participât quelquefois aux amusements et aux espiègleries de ses
enfants5. La tradition familiale rapporte qu’à la mort de sa première femme, qui
lui avait donné trois enfants, il se rendit chez le maire de Bâle pour lui demander
la main de sa fille, Sophie Frey. Le maire refusa ; sur ce, Cari Gustav Jung se ren
dit immédiatement dans une taverne et demanda à la serveuse si elle voulait
l’épouser. Elle accepta sur-le-champ et le mariage fut conclu à la consternation
de toute la ville. Elle mourut trois ans plus tard, après lui avoir donné deux
enfants. Il décida de se remarier, et cette fois-ci le maire consentit à lui donner sa
fille. En tout, il eut treize enfants dont plusieurs lui causèrent bien des déboires
pendant la dernière période de sa vie. En 1857, il fonda un établissement pour
enfants arriérés, auquel il finit par consacrer la plus grande partie de son temps.
Cari Gustav Jung l’aîné eut une carrière étonnamment brillante : médecin très
en vogue à Bâle, il fut élu recteur de l’université, devint grand maître de la franc-
maçonnerie suisse, et publia des traités scientifiques ainsi que des pièces de
théâtre, sous divers pseudonymes. La rumeur publique en faisait un fils illégitime
de Goethe. Les deux hommes présentaient, en effet, une certaine ressemblance
physique. Cari Gustav Jung l’aîné ne fit jamais allusion à cette rumeur, mais il est
2. Nous donnons sa date de naissance la plus probable. Certains documents portent 1793,
d’autres 1795, mais la plupart la situent en 1794.
3. Eduard His, Basler Gelehrte des 19 Jahrhunderts, Bâle, Benno Schwabe, 1941, p. 69-76.
4. H. Haupt, Ein vergessener Dichter aus der Frühzeit der Burschenschaft, Karl Gustav
Jung (1794-1864), s.Ln.d.
5. Ernst Jung éd., Aus den Tagebüchem meines Vaters, s.l.n.d.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 679
peut-être significatif que dans une page de son journal il juge sévèrement le
manque de sens moral des deux pièces de Goethe et que dans un traité anato
mique sur les os surnuméraires il ne cite pas l’étude classique de Goethe sur l’os
intermaxillaire6. Ce prétendu lien de parenté avec Goethe contribua à faire de
Cari Gustav Jung une figure légendaire de son vivant. Tel était l’homme fasci
nant que le psychiatre Cari Gustav Jung ne connut jamais, mais dont il portait le
nom et dont l’image exerça sans aucun doute une grande influence sur sa
destinée7.
Les grands-parents maternels de Cari Gustav Jung étaient non moins remar
quables. Samuel Preiswerk (1799-1871), théologien et hébraïsant éminent,
connut bien des difficultés, jusqu’à ce qu’il devienne antistes de l’église de Bâle,
c’est-à-dire président de l’assemblée des pasteurs. Il laissa le souvenir d’un
homme pieux et érudit, qui avait composé de nombreux poèmes et hymnes reli
gieux et publié une grammaire hébraïque. Il était convaincu que la Palestine
devait être rendue aux Juifs et défendit activement cette idée, si bien qu’aujour-
d’hui on le considère comme un précurseur du sionisme. Il se maria deux fois : sa
première femme ne lui donna qu’un enfant, mais la seconde, Augusta Faber, lui
en donna treize. S’il faut en croire la tradition familiale, il avait des visions et
était en relation avec le monde des esprits : dans son cabinet de travail, un siège
spécial était réservé à l’esprit de sa première femme qui venait lui rendre visite
chaque semaine, au grand chagrin de sa seconde femme. On raconte aussi qu’en
écrivant ses sermons il demandait à sa fille Émilie de s’asseoir derrière lui pour
que les esprits ne puissent pas lire par-dessus ses épaules. On dit que sa seconde
femme (la grand-mère de C.G. Jung) avait le don de seconde vue et que plusieurs
membres de sa famille avaient des aptitudes parapsychologiques8.
Les parents de C.G. Jung étaient l’un et l’autre les derniers-nés de familles
nombreuses et faisaient pour ainsi dire partie de la « génération sacrifiée »,
puisque à leur naissance leurs pères respectifs étaient appauvris. Paul Achille
Jung (1842-1896) s’intéressait vivement aux langues classiques et à l’hébreu,
mais il devint un modeste pasteur de campagne. Il épousa Émilie Preiswerk, la
fille cadette de son professeur d’hébreu. Jung avait l’impression que leur mariage
n’avait pas été particulièrement heureux. Qu’on nous permette toutefois d’ajou
ter que nous avons eu l’occasion de rencontrer une vieille dame qui, dans sa jeu
nesse, avait bien connu le pasteur Paul Jung. Elle le dépeignait comme un
homme calme, sans prétention, débordant de bonté, qui savait admirablement
prêcher aux paysans et que tous ses paroissiens aimaient et respectaient. Selon
une autre source digne de foi, ses collègues le considéraient comme un homme
assez ennuyeux.
Au terme de ses études de théologie, le pasteur Paul Jung fut affecté à la
paroisse de Kesswil, sur le lac de Constance, puis, pour trois ans, à celle de Lau-
fen, près de Schaffhouse. En 1879, il fut nommé définitivement à Klein-Hünin-
Notre connaissance de la vie de Cari Gustav Jung est encore assez imparfaite.
Les comptes rendus biographiques restent sommaires et comportent d’impor
tantes lacunes11. Son ami de toujours, Albert Oeri, a rapporté quelques souvenirs
sur son enfance et sa jeunesse12. Il n’existe pas encore, sur la vie de Jung, d’ou
vrage fondé sur des recherches comparables à celles des Bemfeld et des Gickl-
hom pour Freud, ou de Beckh-Widmanstetter pour Adler, si ce n’est l’étude de
Gustav Steiner sur l’activité de Jung dans son association d’étudiants, écrite à
partir des archives de cette association13. Jung avait toujours décliné la sugges
tion de ses amis d’écrire l’histoire de sa vie. Vers la fin de 1957, alors qu’il avait
82 ans, il changea d’avis et rédigea ce qui devait devenir les premiers chapitres
de son autobiographie ; le reste, il le raconta à sa secrétaire qui devait plus tard
rédiger et publier ces souvenirs14. Mais là aussi subsistent d’importantes lacunes
ainsi que des contradictions entre certaines affirmations de Jung et des versions
issues d’autres sources15. On peut s’étonner aussi que ce vieillard de 82 ans ait pu
rapporter avec tant de précision ses premiers souvenirs. Seule une faible partie de
l’énorme correspondance de Jung a été publiée, et nombre de ses écrits restent
inédits16.
Selon les registres d’état civil de Bâle, Jung naquit le 26 juillet 1875 à Kesswil,
dans le canton de Thurgovie, sur les bords du lac de Constance17. Six mois après,
sa famille déménagea à Laufen, près de Schaffhouse, où ils restèrent trois ans. Le
presbytère était très proche de la chute du Rhin. C’était un site fort pittoresque,
mais assez effrayant pour le jeune enfant, si l’on en croit les premiers souvenirs
de Jung tels qu’il les rapporte dans son autobiographie.
En 1879, alors que Cari allait sur ses quatre ans, la famille déménagea à Klein-
Hüningen qui était à cette époque un petit village de paysans et de pêcheurs, situé
11. Le livre d’E. A. Bennet, C.G. Jung (Londres, Barris and Rockliff, 1961), s’appuie
essentiellement sur des interviews données par Jung dans sa vieillesse.
12. Albert Oeri, « Ein paar Jugenderinnerungen », in Die Kulturelle Bedeutung der kom-
plexen Psychologie, Berlin, Springer, 1935, p. 524-528.
13. Gustav Steiner, « Erinnerungen an Cari Gustav Jung. Zur Entstehung der Autobiogra
phie », Basler Stadtbuch (1965), p. 117-163.
14. L’essentiel de cette autobiographie parut d’abord dans l’hebdomadaire Die Weltwoche
(Zurich), du 31 août 1962 au 1er février 1963, puis en livre : C.G. Jung, Erinnerungen, Traume,
Gedanken, recueillis par Aniela Jaffé, Zurich, Rascher, 1962. Trad. franç. : cf. note 8.
15. Un seul exemple : Albert Oeri dit que Jung avait décidé très jeune de se faire médecin ;
dans son autobiographie, Jung raconte que cette décision lui est venue subitement, sous l’effet
de deux rêves, peu avant de s’inscrire à l’université.
16. Une édition de la correspondance de C.G. Jung est actuellement en préparation sous la
direction du docteur Gerhard Adler.
17. Toutes les données relatives aux noms, aux dates et aux lieux de naissance des membres
de la famille Jung sont extraites des registres de la ville de Bâle.
682 Histoire de la découverte de l’inconscient
et celle, ignorée de tous les autres, d’un personnage éminent du XVIIIe siècle20.
D’autre part, le jeune Cari Gustav lisait énormément. Il fut impressionné par
Schopenhauer dont la philosophie pessimiste était alors à l’apogée de sa popu
larité, et par Goethe, car il voyait dans son Faust une explication du problème du
mal. Entre 15 et 18 ans, il passa aussi par une crise religieuse, qui donna lieu à de
longues discussions fastidieuses et stériles avec son père, ainsi qu’en témoigne
clairement son autobiographie. Il en vint ainsi, vis-à-vis de la religion, à l’attitude
qu’il exprima plus tard dans une de ses affirmations favorites : « Je ne peux pas
croire à ce que je ne connais pas, et ce que je connais, je n’ai pas besoin d’y
croire »21.
Cari Gustav Jung passa ses examens de fin d’études secondaires, la matura, au
printemps 189522. Si l’on en croit Oeri, Jung eut la chance que les règlements de
cette époque n’aient tenu compte que de la moyenne, ce qui lui permit de racheter
sa faiblesse en mathématiques. Quand vint le moment de choisir une orientation,
il opta pour la médecine.
Son père avait obtenu pour lui une bourse d’études à l’université de Bâle. (Les
bourses étaient très rares à cette époque et n’étaient accordées qu’aux étudiants
ne disposant vraiment que de faibles ressources.) Il était déjà gravement malade
et devait mourir un an plus tard. Cari Gustav Jung s’inscrivit à la faculté de méde
cine de l’université de Bâle le 18 avril 1895 et il y fit toutes ses études médicales,
du semestre d’été 1895 au semestre d’hiver 1900-190123. Son père mourut le 28
janvier 1896, pendant sa première année de médecine. Jung vécut dès lors avec
sa mère et sa sœur, et assuma le rôle de chef de famille. Ils s’étaient établis dans
une petite maison du village de Binnigen d’où il se rendait chaque jour à pied à
la faculté. Il termina ses études en cinq ans, ce qui était relativement rapide,
même à cette époque ; on peut en conclure qu’il s’y adonnait de toutes ses forces.
Il consacrait néanmoins un certain temps à des activités estudiantines. Le 18
mai 1895, il fut admis à la section bâloise de la Zofingia, société suisse d’étu
diants. Gustav Steiner rapporte que la section de Bâle comptait à cette époque
environ 120 membres provenant des quatre facultés (théologie, philosophie,
droit, médecine) et que les réunions hebdomadaires rassemblaient en moyenne
80 membres24. Albert Oeri, qui faisait partie de la même société, écrit que Jung
ne s’intéressait ni aux bals mondains ni aux divertissements, mais qu’il partici
pait activement aux soirées de discussion, surtout quand il était question de phi
losophie, de psychologie ou d’occultisme. Gustav Steiner raconte comment Jung
parvenait à captiver ses auditeurs. Il s’intéressait passionnément à des auteurs tels
que Swedenborg, Mesmer, Jung-Stilling, Justinus Kemer, Lombroso et surtout
20. Bien que Jung ne l’ait jamais nommée, cette seconde personnalité fut très probablement
celle de Goethe, comme reflet de la légende de son grand-père.
21. « Ich kann nicht glauben an was ich nicht kenne, und an was ich kenne brauche ich
nicht zu glauben. »
22. Renseignements communiqués par monsieur Hans Gutzwiller, recteur du Gymnase des
humanités de Bâle.
23. Renseignement provenant des archives d’État du canton de Bâle-Ville.
24. Gustav Steiner, « Erinnerungen an Cari Gustav Jung. Zur Entstehung der Autobiogra
phie », loc. cit.
684 Histoire de la découverte de l’inconscient
25. L’identité du jeune médium n’est plus un secret. Elle était le onzième enfant de Rudolph
Preiswerk, oncle maternel de C.G. Jung. On trouvera d’autres détails dans le livre d’Emst
Schopf-Preiswerk, Die Basler Familie Preiswerk, Bâle, Friedrich Reinhardt, n.d., p. 122.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 685
26. Franz Jung, fils de C.G. Jung, nous a aimablement fourni des détails sur les périodes de
service militaire de son père.
27. Nous devons ce renseignement au professeur Manfred Bleuler, directeur de l’hôpital
psychiatrique du Burghôlzli, à Zurich.
28. Voir chap. v, p. 314-317.
29. Communication personnelle du docteur Alphonse Maeder.
30. Communication personnelle du professeur Jakob Wyrsch.
686 Histoire de la découverte de l’inconscient
31. Le professeur Erwin Ackerknecht a bien voulu relever pour nous, dans les archives de
l’université de Zurich, la liste des cours donnés par Jung en tant que Privat-Dozent.
32. C.G. Jung, « Über die Bedeutung der Lehre Freuds für Neurologie und Psychiatrie »,
Korrespondenz-BlattfiirSchweizerAerzte, XXXVIU(19O8), p. 218-222.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 687
33. Alphonse Maeder nous a assuré avoir assisté à des incidents au cours desquels Jung
aurait publiquement ridiculisé Bleuler.
688 Histoire de la découverte de l’inconscient
42. Les Septem Sermones ad Mortuos ont été réimprimés dans l’édition originale allemande
de son autobiographie, p. 389-398.
43. Le terme « soi » ne rend qu’incomplètement la signification du mot Selbst que nous
définirons plus loin.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 691
imagination et s’efforça de dessiner ses rêves. Chez l’un et l’autre, ces exercices
agirent comme une autothérapie, bien qu’au début leurs souffrances s’en fussent
trouvées accrues. Ces expériences n’étaient certainement pas sans danger.
L’amitié paradoxale qui lia Freud à Fliess peut être comprise surtout comme un
moyen de maintenir ses liens avec la réalité. Quant à Jung, nous ne savons pas
exactement quel rôle jouèrent les relations humaines pendant ces années, mais il
s’attacha, de propos délibéré, à remplir ses obligations familiales, profession
nelles et civiques.
Ce voyage que fit Jung à travers l’inconscient ne nous est connu que par les
descriptions qu’il en donna dans ses séminaires de 1925, puis dans son autobio
graphie. Malheureusement, nous ne disposons pas à ce sujet de documents
contemporains comparables aux lettres de Freud à Fliess et nous ne savons que
fort peu de choses sur son activité professionnelle pendant cette période. Jung dit
qu’il s’était trouvé complètement isolé et abandonné de tous ses amis. Il y a là
une exagération manifeste, puisqu’il avait gardé quelques disciples et qu’un petit
groupe jungien s’était constitué à Zurich en 1916, sous le nom de Psychologis-
cher Club44.
La maladie créatrice prend souvent fin très rapidement et fait place à une
courte phase d’euphorie, marquée par une intense joie de vivre et un grand besoin
d’activité. Dans ses séminaires, Jung fait souvent allusion à ce qu’éprouve l’in
dividu qui a surmonté une introversion extrême et qui progresse dans le sens de
l’extraversion, ainsi qu’à « l’impression de soulagement et de liberté » que res
sent l’homme débarrassé du fardeau des conventions sociales.
Quand l’issue d’une telle expérience est favorable, elle s’exprime dans une
métamorphose définitive de la personnalité. Jung, comme autrefois Freud, était
maintenant en état de fonder et de diriger sa propre école. Mais, à la différence de
Freud, il sortit de sa maladie créatrice avec une prédisposition accrue à subir des
intuitions, des expériences parapsychologiques et des rêves significatifs. Les
hommes qui ont vécu une telle aventure spirituelle sont portés à attribuer une
valeur universelle à leur propre expérience. Ceux qui ont connu Jung se sou
viennent du ton de conviction absolue qu’il avait en parlant de l’anima, du soi,
des archétypes et de l’inconscient collectif. C’étaient pour lui des réalités psy
chologiques dont l’existence était aussi certaine que celle du monde matériel
environnant.
Après la Première Guerre mondiale, Jung était donc sorti de son expérience
psychologique profondément métamorphosé. Devenu le chef d’une école psy
chologique, il était maintenant un psychothérapeute très estimé qui attirait de
nombreux malades venus d’Angleterre et d’Amérique. Il vivait dans sa belle
maison patricienne de Küsnacht avec sa famille qui comptait maintenant cinq
enfants : Agathe (née le 26 décembre 1904), Anna (née le 8 février 1906), Franz
(né le 28 novembre 1908), Marianne (née le 20 septembre 1910) et Emma (née le
18 mars 1914). Son épouse, une femme exceptionnelle, était une mère et une
maîtresse de maison accomplie ; elle s’intéressait vivement aux travaux de son
mari, devint sa collaboratrice et appliqua ses méthodes psychothérapiques. Jung
avait ramené de son « voyage à travers l’inconscient » une telle abondance d’ar
44. Alphonse Maeder nous a fait savoir qu’il était resté très proche de Jung et se considérait
comme son disciple pendant toute cette période, et jusqu’en 1928.
692 Histoire de la découverte de l’inconscient
chétypes et de symboles qu’il allait pouvoir passer une vingtaine d’années à tra
vailler sur ce matériel, l’utiliser dans sa thérapie, ses séminaires et ses
publications.
Certains disciples de Jung rapportent que, pendant ces vingt années, sa vie fut
exclusivement consacrée à la psychothérapie, à l’enseignement et à la rédaction
de ses ouvrages. Jung lui-même prétendait que sa vie avait été « singulièrement
pauvre en événements extérieurs » pendant cette période. Il y a là une exagéra
tion manifeste, car Jung voyagea beaucoup et rencontra beaucoup de personna
lités éminentes.
En 1919, il se rendit en Angleterre où il donna des conférences sur la croyance
aux esprits devant la Societyfor Psychical Research. D’après Jung, les « esprits »
n’étaient que la projection de fragments détachés de l’inconscient. Il retourna en
Angleterre l’année suivante, cette fois pour un séjour plus long : selon son propre
témoignage, il y fit une expérience curieuse qui se termina par la brève vision
d’un fantôme ; il apprit par la suite que la maison où il avait logé passait pour être
. En 1920, il fit aussi un voyage à Alger, à Tunis et dans certaines régions
hantée4546
du Sahara, observant avec le plus vif intérêt la vie et la mentalité de civilisations
non européennes.
En 1921, parut l’un des ouvrages les plus connus de Jung, Les Types psycho
logique^6. Cet imposant ouvrage de 700 pages exposait non seulement sa théorie
de l’introversion, de l’extraversion, ainsi que son système typologique, mais don
nait aussi une vue d’ensemble de ses nouvelles théories de l’inconscient. Ses
œuvres ultérieures ne firent souvent que développer les idées esquissées ici.
A la même époque, Jung fit la connaissance du célèbre sinologue Richard Wil
helm. En 1923, il l’invita à donner des conférences au Club psychologique de
Zurich. Mais avant même que Wilhelm eût publié sa traduction allemande du Yi-
king, Jung s’était passionnément intéressé à cette méthode divinatoire chinoise et
l’avait expérimentée, apparemment avec quelque succès. Il s’abstint toutefois
d’en parler pendant longtemps au cours des années suivantes. Jung participa
aussi à des expériences médiumniques à Zurich, avec Eugen Bleuler et von
Schrenck-Notzing, sur le médium autrichien Rudi Schneider, alors très connu.
Jung refusa toutefois de tirer de ces expériences une conclusion quelconque : il
n’y fait même aucune allusion à cette époque. En 1923, Jung acheta un terrain à
Bollingen, à l’autre extrémité du lac de Zurich : il y fit construire une tour où il
devait passer ses fins de semaine et ses vacances.
Arrivé en ce point de ses recherches, Jung semble avoir jugé utile, pour appro
fondir sa connaissance de l’inconscient, de faire l’expérience d’un contact direct
avec des hommes appartenant à des sociétés primitives. Aussi, quand il alla aux
États-Unis, en 1924 et 1925, se joignit-il à un groupe d’amis américains pour
aller visiter les Indiens Pueblo du Nouveau-Mexique. Jung fut frappé par l’at
mosphère de mystère qui régnait parmi ces Indiens Pueblo et par le portrait peu
flatteur du Blanc que lui avait tracé un indigène intelligent. L’année suivante, il
alla vivre plusieurs mois dans une tribu africaine du mont Elgon, au Kenya. Jung,
45. Fanny Moser éd., Spuk : Irrglaube oder Wahrglaube ?, Baden bei Zurich, Gyr, 1950, p.
250-261.
46. C.G. Jung, Psychologische Typen, Zurich, Rascher, 1921. Trad. franç. : Les Types psy
chologiques, Genève, Librairie de l’université, Paris, Buchet-Chastel, 3e éd., 1967.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 693
47. Nous avons demandé un jour à Jung pourquoi il ne publiait pas ses observations sur les
Elgoni. fl nous répondit qu’étant psychologue il ne voulait pas empiéter sur le terrain des eth
nologues. On trouvera un bref récit de ce voyage (et d’autres) dans son autobiographie.
48. Renseignement fourni par Paul Guyer, archiviste de la ville de Zurich.
49. Neue Zürcher Zeitung, 26 novembre 1932, n° 2202, et 27 novembre 1932, n° 2210.
50. Gustav Bally, « Deutschstammige Psychothérapie », Neue Zürcher Zeitung, 27 février
1934, n’ 343.
51. C.G. Jung, « Zeitgenossisches », Neue Zürcher Zeitung, 13 mars 1934, n° 437 ; 14 mars
1934, n” 443 ; « Ein Nachtrag », Neue Zürcher Zeitung, 15 mars 1934, n” 457.
694 Histoire de la découverte de l’inconscient
52. Gustav Bally, « C.G. Jung », Neue Ziircher Zeitung, 23 décembre, 1942, n° 2218, p. 2.
53. Selon l’archiviste de l’université de Calcutta, Jung se vit conférer le titre honorifique de
docteur en Droit, le 7 janvier 1938, mais ne put pas assister à la cérémonie parce qu’il était
malade.
54. Jung publia ses impressions sur l’Inde dans deux articles : « The Dreamlike World of
India », et « What India Can Teach Us », dans Asia, XXXIX (1939), p. 5-8 et p. 97-98.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 695
ment, de façon inattendue, quelques semaines plus tard). Jung déclare qu’il se
sentit d’abord amèrement déçu en revenant à la vie. Quelque chose avait effec
tivement changé en lui, sa pensée avait pris une nouvelle direction, ainsi qu’en
témoignent ses œuvres ultérieures. Il était maintenant le « vieux sage de Küs-
nacht ». Il devait, par la suite, écrire des ouvrages qui stupéfièrent ses disciples
(comme sa Réponse à Job), accorder des interviews à des visiteurs du monde
entier, recevoir bien des honneurs, mais souffrir aussi bien des indignités.
Au terme de la Deuxième Guerre mondiale, Jung fut l’objet d’une campagne
l’accusant d’avoir été pro-hitlérien et antisémite de 1933 à 194055. Il fut accusé
d’être devenu président de l’Association allemande nazie de psychothérapie
après l’exclusion des Juifs et la démission de Kretschmer. L’accusation d’anti
sémitisme reposait sur quelques citations d’un article où Jung parlait d’une psy
chothérapie juive et d’une psychothérapie aryenne56. Les amis de Jung répondi
rent à ces accusations. D’abord, dirent-ils, Jung n’avait jamais pris la succession
de Kretschmer dans l’Association allemande, mais avait accepté la présidence de
l’Association internationale pour aider, dans la mesure du possible, les Juifs57. A
cette époque, c’est-à-dire en 1934, on croyait encore qu’il était possible de négo
cier avec les nazis et, en 1936, Jones lui-même eut des entretiens, à Bâle, avec le
docteur Goering et d’autres représentants du mouvement nazi58. Quant à la
seconde accusation, les amis de Jung répondaient que les phrases incriminées
n’avaient pas la signification antisémite que ses accusateurs voulaient y trouver.
Jung était d’avis qu’il n’existait pas de méthode psychothérapique universelle, et
que le zen ou le yoga, qui pouvaient être efficaces au Japon ou en Inde, ne
l’étaient pas nécessairement en Europe. De façon analogue, les Suisses, profon
dément enracinés depuis des générations dans les institutions de leur culture spé
cifique (famille commune, canton et fédération), pouvaient avoir besoin d’une
autre forme de psychothérapie que les Juifs, déracinés et contraints d’assimiler la
culture d’une patrie d’adoption59. En fait, les réflexions de Jung sur l’absence
d’identité culturelle juive ne différaient guère des proclamations de Theodor
Herzl et des sionistes. Il reste que Jung, comme bon nombre de ses contempo
rains, avait sous-estimé, au début, la force de pénétration du fléau nazi. Il est pos
sible qu’il ait été influencé par le souvenir de son grand-père qui avait participé
au mouvement nationaliste et démocratique allemand. Peut-être que Jung avait
fait inconsciemment un rapprochement entre le mouvement nazi à ses débuts et
la poussée patriotique et créatrice de la jeunesse allemande de 1848 : son article
55. La campagne fut lancée depuis les milieux socialistes suisses, par Theodor Schwarz et
Alex von Murait ; puis elle s’étendit à certains périodiques juifs ; quelques années plus tard, un
petit groupe de psychanalystes la relancèrent.
56. Les phrases incriminées se trouvent dans un article de C.G. Jung, « Zur gegenwartigen
Lage der Psychothérapie », Zentralblatt ftlr Psychothérapie, VH (1934), p. 1-16.
57. Si Jung avait effectivement remplacé Kretschmer dans l’Association allemande,
comme le prétend Jones, il est évident que Kretschmer l’aurait dit dans son autobiographie. Or,
Kretschmer, au contraire, fait un portrait très sympathique de Jung. Voir Ernst Kretschmer,
Gestalten und Gedanken, Stuttgart, Thieme, 1963, p. 133-136.
58. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF, 1958, Ht, p. 214.
59. Voir l’article de Ernest Harms, « Cari Gustav Jung — Defender of Freud and the
Jews », Psychiatrie Quarterly, XX (1946), p. 198-230.
696 Histoire de la découverte de l’inconscient
de 1945 montre en tout cas quels furent ses sentiments quand il prit conscience
de la terrible réalité60.
Simultanément, et de divers côtés, on reconnaissait à leur juste valeur les
mérites de Jung et de son œuvre. Le 26 juillet 1945, l’université de Genève lui
conféra le titre de docteur honoris causa. Une Revue de psychologie analytique
fut fondée en Angleterre. Aux États-Unis, Paul et Mary Mellon, qui avaient per
sonnellement connu Jung, créèrent la fondation Bollingen, destinée à subven
tionner la publication de la traduction anglaise des œuvres complètes de Jung,
ainsi que d’autres ouvrages savants.
Le 24 avril 1948, s’ouvrit à Zurich l’institut C.G. Jung à l’initiative d’un
comité de personnalités suisses, anglaises et américaines. Cet Institut est essen
tiellement destiné à enseigner les théories de Jung et ses méthodes de psycholo
gie analytique. L’Institut donne des cours en allemand et en anglais, et pourvoit
aux analyses didactiques. Il dispose d’une bibliothèque bien fournie contenant
les séminaires et les cours inédits de Jung. Il s’efforce aussi d’encourager les
recherches inspirées par les théories jungiennes et assure la publication des tra
vaux qui en résultent.
Toute sa vie, Jung s’était vivement intéressé au gnosticisme ; aussi la nouvelle
de la découverte, en 1945, d’une collection de manuscrits gnostiques dans le vil
lage de Khenoboskion, en Haute-Égypte, l’émut-elle profondément. Il était loin
de se douter qu’un ami influent s’arrangerait pour acquérir un de ces manuscrits
et lui en faire cadeau. Jung entra en possession de ce manuscrit en novembre
1953, à Zurich. On lui donna le nom de Codex Jung. Jung le fit éditer et publier
par des spécialistes61.
En 1955, pour son 80e anniversaire, Jung fut grandement honoré et fêté. Un
Congrès international de psychiatrie se tint à Zurich sous la présidence du pro
fesseur Manfred Bleuler, le fils d’Eugen Bleuler. On demanda à Jung de parler de
la psychologie de la schizophrénie, sujet qu’il avait commencé à explorer dès
1901. Mais son 80e anniversaire fut également marqué par une recrudescence de
la campagne qui cherchait à stigmatiser sa prétendue collaboration avec les nazis.
Jung, disait-on, avait soigneusement dissimulé ses sentiments antisémites pour
les révéler quand il avait cru que Hitler allait régner sur l’Europe. Il aurait trahi
Freud en 1913 et cherché à écraser la psychanalyse en 19336263 . Un groupe de dis
ciples juifs de Jung publia une protestation dans l’Israelitisches Wochenblatf3.
Les amis de Jung continuaient à affirmer que ces accusations ne reposaient que
sur quelques phrases isolées de leur contexte, mal comprises et parfois mal tra
duites, et soutenaient que Jung avait ouvertement pris position contre l’antisé
mitisme, qu’il avait apporté une aide discrète et efficace à des réfugiés juifs en
Suisse, que son nom figurait sur la « liste noire » des nazis et que ses œuvres
avaient été détruites par ces derniers en Allemagne et dans les pays occupés. La
campagne contre Jung devait néanmoins suivre son cours, même après sa mort.
60. C.G. Jung, « Nach der Katastrophe », Neue Schweizer Rundschau, XIH (1945), p. 67-
88.
61. M. Malinine, H. Puech, G. Quispel éd., Evangelium Veritatis, Studien aus dem C.G.
Jung Institute, VI, Zurich, Rascher, 1957.
62. Ludwig Marcuse, « Der Fall C.G. Jung », Der Zeitgeist, n° 36 (1955), p. 13-15 (supplé
ment mensuel à la revue DerAufbau, New York).
63. Israelitisches Wochenblatf, 2 mars 1956, p. 39-40.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 697
Cari Gustav Jung avait coutume de parler de la vie comme d’une succession de
métamorphoses psychiques. Sa propre vie ne fait pas exception à cet égard, ce
qui explique peut-être qu’il ait fait l’objet de jugements contradictoires ; il rap
porte dans son autobiographie que dès ses plus jeunes années il avait une vie inté
rieure intense qui resta cachée aux yeux de son entourage, et que ses parents et
ses maîtres le considéraient comme un enfant nerveux. D’anciens condisciples de
Jung ont confié à Gustav Steiner qu’au gymnase il se montrait hypersensible et
irascible, qu’il ne cherchait pas la compagnie de ses camarades et qu’il se défiait
de ses maîtres67. Pendant ses années d’études, Steiner connut personnellement
Jung, et il parle de son impétuosité, de sa vitalité, de son éloquence et de son iné
64. On trouvera des détails sur la cérémonie dans la Ztirichsee Zeitung du 28 juillet 1960.
65. Tels E.A. Bennet, C.G. Jung, Londres, Barrie and Rockliff, 1961 ; Richard I. Evans,
Conversations with Cari Jung and Reactions from Ernest Jones, Princeton, Van Nostrand Co.,
1964.
66. Cari Jung, M.L. von Franz, Joseph L. Henderson, Jolande Jacobi, Aniela Jaffé, Man and
His Symbols, Londres, Aldus Books, 1964. Édition franç. : L’Homme et ses symboles, Paris,
Robert Laffont, 1964.
67. Gustav Steiner, « Erinnerungen an Cari Gustav Jung », Basler Stadtbuch (1965),
p. 117-163.
698 Histoire de la découverte de l’inconscient
68. Communication personnelle d’Alphonse Maeder qui faisait partie de l’équipe du Burg-
holzli à cette époque.
69. Martin Freud, Sigmund Freud, Man and Father, New York, Vanguard, 1958, p. 108-
109.
70. Communication personnelle.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 699
faire des emplettes, l’empereur vint à passer71. Jung s’excusa et courut rejoindre
la foule, « aussi enthousiaste qu’un jeune garçon ». Jung était aussi extrêmement
sociable. Ernst Kretschmer raconte qu’au cours des soirées qui prolongeaient les
rencontres de l’Association médicale de psychothérapie, Jung ôtait son veston
pour yodler et danser jusque tard dans la nuit et contribuait ainsi à la gaieté géné
rale72. Il avait (in sens aigu de l’humour et était connu pour ses nombreuses
façons de rire sur tous les tons, depuis le rire discret et réservé jusqu’aux grands
éclats de rire homériques.
Ceux qui sont personnellement entrés en contact avec Jung, même de façon
très brève, s’accordent à reconnaître le brillant et la fascination de sa conversa
tion. Les idées les plus subtiles, les plus profondes et parfois les plus paradoxales,
se succédaient à un rythme incomparable sur le ton de la plus grande aisance. On
retrouve dans ses séminaires inédits certaines qualités de sa conversation qui
contrastent avec le style souvent lourd et laborieux de ses ouvrages.
On a beaucoup parlé de la vaste érudition de Jung. Il s’était d’abord intéressé
à la psychologie et à l’archéologie. Puis, quand il entreprit d’étudier les sym
boles, il se plongea dans l’histoire des mythes et des religions. Il s’intéressa plus
particulièrement au gnosticisme et à l’alchimie, puis aux philosophies de l’Inde,
du Tibet et de la Chine. Tout au long de sa vie, il s’intéressera fort à l’ethnologie.
Cette diversité d’intérêts se reflétait dans sa bibliothèque. Bien qu’il ne collec
tionnât pas les livres pour leur rareté, il finit par être en possession d’une collec
tion unique d’ouvrages anciens sur l’alchimie.
Jung était assez doué pour les langues. Outre l’allemand classique et le dialecte
de Bâle, dont il usait dans les conversations quotidiennes, il parlait très bien le
français. Il apprit l’anglais un peu plus tard et finit par le posséder assez bien,
encore qu’il ne parvînt jamais à se défaire de son accent suisse-allemand. Il
connaissait bien le latin et assez bien le grec, mais, à la différence de son père, il
ignorait l’hébreu. Avant de se rendre en Afrique orientale il avait pris des leçons
de souahéli à Zurich, mais il avait habituellement recours à un interprète dans ses
conversations avec les indigènes.
Beaucoup de gens admiraient son aptitude à converser avec des gens de tous
les milieux ; il était aussi à l’aise avec de simples paysans qu’avec les person
nages les plus haut placés (ce qui est sans conteste un don précieux pour un psy
chothérapeute). Jung pensait que quiconque voulait devenir un bon psychiatre ne
devait pas craindre de quitter le cabinet de consultation pour aller visiter les pri
sons et les hospices, les tripots, les maisons closes et les tavernes, les salons mon
dains, la Bourse, les meetings socialistes, les églises et les sectes. Même s’il y
avait là une part d’exagération, Jung insistait à juste titre sur la nécessité, pour le
psychothérapeute, de compléter sa formation professionnelle par une connais
sance pratique de la vie. On disait, même dans les milieux jungiens, que Jung se
montrait rude et intolérant à l’égard de certains malades. Quant à son rapport à
l’argent, les affirmations les plus contradictoires ont été portées : selon des
sources dignes de foi, il demandait, au début des années vingt, 50 francs suisses
pour une heure de psychothérapie (honoraires très élevés en Suisse à cette
époque), mais d’autres témoins rapportent que, plusieurs années après, les gens
71. Martin Freud, Sigmund Freud, Man and Father, op. cit., p. 108-109.
72. Ernst Kretschmer, Gestalten und Gedanken, Stuttgart, Thieme, 1963, p. 135.
700 Histoire de la découverte de l’inconscient
La maison était entourée d’un beau jardin. Il avait aussi fait construire un han
gar pour y abriter ses voiliers et un pavillon vitré avec une vue magnifique sur le
lac (en été, il y effectuait souvent ses traitements psychothérapiques). Ainsi que
nous l’avons dit, Jung acheta en 1923 un terrain à Bollingen à l’autre extrémité
du lac, où, aux environs de 1928, il fit constuire une tour. Il agrandit progressi
vement la construction originelle, y adjoignant plusieurs pièces, une seconde tour
et une cour. Il allait y passer ses jours de congé et ses vacances, appliquant ainsi
un autre des principes qui lui étaient chers, à savoir qu’il faut essayer de vivre
aussi simplement que possible. La maison de Bollingen n’avait ni téléphone, ni
Pour mieux définir la place occupée par la psychologie analytique dans les
sciences de l’esprit, il peut être intéressant de comparer Jung à trois de ses
contemporains : le théologien Karl Barth (1886-1968), le philosophe Paul Hâber-
lin (1878-1960) et l’anthroposophe Rudolf Steiner (1861-1925).
Denis de Rougemont a écrit : « Il est possible que le plus grand théologien et
le plus grand psychologue de ce siècle, jusqu’ici, soient deux Suisses : Karl Barth
et C.G. Jung »74. Ces deux hommes, explique Denis de Rougemont, se sont
consacrés à la cure de l’âme et l’esprit et à l’édification d’un vaste système. Ils
étaient tous deux fils de pasteurs bâlois, de haute taille et de robuste carrure,
fumeurs de pipe et d’humeur malicieuse, et pas du tout « intellectuels », ni par
allure ni dans l’abord humain. Barth partageait aussi avec Jung la fierté d’être
citoyen suisse et avait, comme lui, un faible pour la vie militaire. Par ailleurs, tout
les opposait. Alors qu’il n’était encore qu’un pasteur de petit village, Barth
publia un commentaire sur l ’Épître aux Romains qui révolutionna la pensée théo
logique. Il fut appelé à enseigner la théologie dans plusieurs universités alle
mandes. Quand Hitler prit le pouvoir, Barth se mit à la tête de la résistance de
l’Église protestante contre les nazis, ce qui lui valut un procès et l’expulsion d’Al
lemagne. A son retour en Suisse, il fut nommé professeur de théologie à l’uni
versité de Bâle. Barth, qui avait écrit d’innombrables livres et articles, concentra
désormais ses efforts sur un traité de théologie, vaste et exhaustif, la Kirchliche
Dogmatik, qui a été comparée à la Somme de Thomas d’Aquin pour son ampleur
et sa profondeur. Barth est généralement considéré comme le plus grand théolo
gien protestant depuis Luther et Calvin et jouit d’un prestige universel, non seu
lement parmi les protestants, mais également parmi les catholiques.
Si Jung est, lui aussi, lu abondamment par les théologiens protestants, catho
liques et orthodoxes, c’est pour des raisons toutes différentes. Tandis que Barth
appelle l’homme à une obéissance inconditionnelle au Dieu transcendant de la
révélation biblique, Jung déchiffre les valeurs religieuses cachées en l’homme,
en analysant notamment les symboles et les rites. Barth et Jung font preuve tous
les deux d’une érudition et de connaissances très étendues, mais tandis que Barth
tire ses conclusions de l’interprétation canonique de la Bible, Jung a une prédi
74. Denis de Rougemont, « Le Suisse moyen et quelques autres », Revue de Paris, LXXII
(1965), p. 52-64.
702 Histoire de la découverte de l’inconscient
lection pour les évangiles apocryphes, les écrits gnostiques et les livres sacrés de
l’Orient. La dogmatique de Barth fait résolument abstraction de la psychologie ;
son Dieu est le « Tout Autre » qui parle à l’homme par l’intermédiaire de sa
Parole et de l’Église. Jung, au contraire, ne sort jamais des limites de la psycho
logie. Ce qu’il appelle Dieu est une sorte de réalité psychique dont la source
demeure mystérieuse. Une synthèse entre les pensées de ces deux hommes n’est
même pas concevable, mais il leur arrive parfois d’avoir les mêmes convictions,
par exemple l’idée que l’essence de l’homme réside dans sa relation complémen
taire à la femme, et réciproquement75.
Paul Hâberlin, généralement considéré comme le plus grand philosophe suisse
contemporain, a quelques traits en commun avec Jung, à commencer par le fait
qu’ils sont tous les deux nés dans la petite ville de Kesswill. Fils d’instituteur,
Hâberlin se sentit une vocation pour le ministère pastoral, étudia la théologie à
Bâle où il eut l’occasion de discuter avec Jung à la Zofingia et passa ses examens
en 1900. Puis il s’orienta vers la philosophie, passa son doctorat à Bâle en 1903,
puis occupa divers postes d’enseignement et se consacra à l’éducation des
enfants difficiles. Pendant plusieurs années, il en garda toujours deux ou trois
dans sa propre famille. De 1914 à 1922, il fut professeur titulaire de philosophie
à Berne. Ses cours attiraient un auditoire considérable et l’on a comparé son
succès à celui de Bergson au Collège de France. Il occupa ce même poste à l’uni
versité de Bâle, de 1922 à sa retraite en 1944. Les écrits de Hâberlin, extrême
ment nombreux, sont remarquables par la clarté de leur style, leurs qualités
didactiques, la rigueur de leur composition et leur étendue qui ne néglige aucun
détail. Son Anthropologie philosophique est considérée comme très remar
quable76. L’ensemble de l’œuvre de Hâberlin couvre la métaphysique, la logique,
la philosophie de la nature, la religion, l’esthétique, la morale, la caractérologie,
la psychologie du mariage et l’éducation77. Certains se sont étonnés qu’en dépit
de sa brillante carrière universitaire, de la popularité de ses cours, de son univer
salité et du nombre de ses écrits, Hâberlin ne jouisse pas d’une réputation compa
rable à celle de Jung. La raison en est peut-être que sa vie et son œuvre sont
dépourvues de romantisme. Deux écrits de Hâberlin contrastent vivement avec le
reste de son œuvre : son esquisse autobiographique78 et un petit opuscule
consacré à ses aventures de chasse dans les montagnes suisses ; il y fait part, avec
beaucoup de simplicité, de ses réflexions sur la vie et les hommes79. Selon Hâber
lin, la dépression résulte souvent d’une attitude arrogante à l’égard de la vie et
d’un manque d’humour, tandis que l’anxiété résulterait souvent du sentiment de
culpabilité. Quant à « l’angoisse de l’homme moderne », il n’y voit qu’une mode
passagère comparable à celle du « mal du siècle » des romantiques. Analysant les
75. Karl Barth, Die kirchliche Dogmatik, Zollikon, Evangelischer Verlag, 1951, vol. m/4,
lrc partie, § 54,1.
76. Paul Hâberlin, Der Mensch, eine Philosophische Anthropologie, Zurich, Schweizer
Spiegel-Verlag, 1941.
• 77. Parmi ses livres sur l’éducation, deux sont particulièrement connus : Wege undIrrwege
der Erziehung (Bâle, Kober, 1918), et Eltem und Kinder, Psychologische Bemerkungen zum
Konflikt der Generationen (Bâle, Kober, 1922).
78. Paul Hâberlin, Statt einer Autobiographie, Frauenfeld, Huber, 1959.
79. Paul Hâberlin, Aus meinem Hüttenbuch. Erlebnisse and Gedanken eines Gemsjagers,
Frauenfeld, Huber, 1956.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 703
différentes sortes de hâbleries dont sont coutumiers les chasseurs, Haberlin étend
la notion aux « hâbleries » des philosophes et des psychologues. Haberlin assure
que Jung lui aurait un jour avoué qu’il y avait un élément de ce genre dans son
œuvre, ajoutant : « mundus vult decipi » (le monde veut être trompé).
Le contraste entre Haberlin et Jung se révèle dans leurs attitudes respectives à
l’égard de Freud. Jung lui témoigna d’abord un intérêt et un enthousiasme pas
sionnés, puis son appréciation devint de plus en plus défavorable et il finit par
rejeter tout ce que Freud lui avait enseigné. Hâberlin se montra toujours critique
à l’égard de Freud, tout en faisant preuve d’une vive curiosité pour ses idées : on
ne saurait toutefois le qualifier d’antifreudien. Dans les deux petits ouvrages que
nous avons signalés plus haut, Hâberlin raconte ses rencontres avec Freud80. Il
avait un grand respect pour l’homme, mais ne fut pas impressionné par ses idées.
Selon Hâberlin, la théorie freudienne des instincts n’était qu’un reflet d’événe
ments vécus par Freud. La psychanalyse, remarquait Hâberlin, n’est pas une
théorie psychologique exhaustive, puisque Freud lui-même se reconnaît inca
pable d’expliquer le mystère du génie artistique et poétique. Freud fut incapable
d’expliquer à Haberlin comment les pulsions pouvaient être refoulées par une
censure provenant des pulsions elles-mêmes (c’était avant l’introduction du
concept de surmoi). Au cours de cette conversation, Freud affirma que la reli
gion, la philosophie et les sciences étaient des manifestations de sexualité subli
mée. Hâberlin objecta que, dans ce cas, la psychologie elle-même devait être
aussi une forme de sexualité sublimée, à quoi Freud aurait répondu évasivement :
« Mais elle est socialement utile. » Haberlin emprunta à la psychanalyse tout ce
qui lui paraissait vrai. Quant aux idées qu’il rejetait, elles lui servirent parfois de
point de départ pour ses propres recherches : c’est ainsi que la théorie freudienne
des rêves, qu’il n’acceptait pas, l’incita à élaborer sa propre théorie des rêves81.
On a souvent comparé Cari Gustav Jung à Rudolf Steiner, le fondateur de l’an
throposophie. Leurs doctrines respectives, a-t-on fait remarquer, ne sont que des
expressions différentes d’une même vision du monde, étrangère à la science
expérimentale. Nous connaissons la vie de Rudolph Steiner, principalement par
son autobiographie qui, à l’inverse de celle de Jung, rapporte essentiellement les
événements extérieurs de sa vie et s’étend fort peu sur son développement spiri
tuel82. Fils d’un petit employé des chemins de fer autrichiens, Steiner manifesta
très tôt des dons remarquables pour les mathématiques et les sciences naturelles.
Il fit ses études secondaires et techniques à Vienne où il suivit les cours du phi
losophe Franz Brentano. Dès l’âge de 7 ans, il avait fait l’expérience de certains
phénomènes parapsychologiques, à l’insu de sa famille. Il rencontra aussi des
hommes qui, tout en menant une vie très simple, appartenaient à un monde spi
rituel mystérieux. De 23 à 29 ans, il fut chargé, dans une grande famille autri
chienne, de l’éducation d’un enfant difficile avec qui il obtint des succès remar
quables. Il fréquentait des personnalités de l’élite intellectuelle viennoise, aussi
connues que Josef Breuer, par exemple. Il travailla ensuite sept ans dans la
85. Les idées de Rudolf Steiner sur le « tournant de la vie » sont dispersées dans ses œuvres.
Elles ont été résumées par Friedrich Husemann, Das Bild des Menschen als Grundlage der
Heilkunst, Stuttgart, Verlag Freies Geistesleben, 1956, II, p. 136.
86. Rudolf Steiner, Geisteswissenschaftliche Erlauterungen zu Goethes Faust, Domach,
Philosophisch-Anthroposophischer Verlag, 1931,1, p. 76.
87. Rudolf Steiner, Anthroposophie und Psychoanalyse, Domach, 10 novembre 1917, vol.
I. Réimprimé dans Anthroposophie, Stuttgart, vol. ni, IV (avril-septembre 1935).
706 Histoire de la découverte de l’inconscient
analyse de Freud, dans ce sens que, dans les deux cas, il s’agissait d’une maladie
créatrice aboutissant à un système de psychologie dynamique. C’est pourquoi,
bien que le cadre théorique de Jung diffère radicalement de celui de Freud, Jung
est infiniment plus proche de Freud que d’un théologien comme Barth, d’un phi
losophe comme Haberlin, ou d’un anthroposophe comme Steiner.
88. Gustav Steiner, « Erinnerungen an Cari Gustav Jung », Basler Stadtbuch (1965), p.
117-163.
89. C.G. Jung, Erinnerungen, Traurne, Gedanken, op. cit., p. 106.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 707
Avant d’entrer au Burghôlzli, Jung avait déjà fait les observations qui devaient
devenir l’objet de sa thèse en 190291. Là encore, nous retrouvons, à l’état
embryonnaire, plusieurs des idées fondamentales de Jung. Ces observations
avaient été faites sur un jeune médium, sa cousine Hélène Preiswerk.
Au dire de Jung, cette jeune personne avait d’abord participé à des séances de
tables tournantes en juillet 1899, puis, au début d’août, elle avait présenté les pre
mières manifestations de somnambulisme médiumnique. Elle avait incarné
d’abord l’esprit de son grand-père, Samuel Preiswerk, et des témoins avaient pu
admirer la fidélité avec laquelle elle reproduisait son ton pastoral, bien qu’elle ne
l’eût jamais connu. Dès ce moment, Jung participa assidûment aux séances.
Hélène personnifiait aussi un certain nombre de ses connaissances ou membres
de sa famille décédés, et faisait preuve d’un remarquable talent d’actrice. Durant
ces séances, à la surprise des assistants, elle parlait un allemand littéraire très pur,
et non le dialecte de Bâle dont elle usait habituellement. Il n’était pas facile de
préciser dans quelle mesure elle se souvenait, la séance terminée, de ce qu’elle
avait dit dans son état somnambulique, mais elle soutenait toujours que c’étaient
vraiment les esprits des défunts qui parlaient par sa bouche. Elle suscitait le res
pect et l’admiration de plusieurs de ses parents et amis qui n’hésitaient pas à lui
demander conseil. Environ un mois plus tard, elle commença à connaître des
états semi-somnambuliques, où, tout en gardant contact avec la réalité, elle
entrait en communication étroite avec les esprits. Dans cet état, elle disait s’ap
peler Ivenes, elle parlait sur un ton posé et digne, et ne révélait rien de son carac
tère, habituellement instable et étourdi.
En septembre, elle prit connaissance du livre de Justinus Kemer, La Voyante
de Prevorst, et ses manifestations se modifièrent92. Suivant l’exemple de Frie-
dericke Hauffe, elle se magnétisait elle-même vers la fin de la séance et se mettait
alors à parler une langue inconnue qui ressemblait vaguement à un mélange de
français et d’italien.
Ivenes racontait ses voyages sur la planète Mars dont elle avait vu les canaux
et les machines volantes : elle prétendait avoir visité les habitants des étoiles et le
monde des esprits. Elle recevait l’enseignement d’esprits lumineux et enseignait
à son tour à des esprits ténébreux. Son esprit-guide restait celui de son grand-
père, le pasteur Samuel Preiswerk, dont elle répétait les discours édifiants. Les
autres esprits se répartissaient en deux groupes, l’un sombre et taciturne, l’autre
de folle exubérance. Jung nota que ces caractéristiques correspondaient aux deux
aspects extrêmes de la personnalité d’Hélène, entre lesquels elle ne cessait d’os
ciller. Ces personnifications firent progressivement place à des révélations. La
jeune fille fournit un nombre prodigieux de détails sur ses vies antérieures. Elle
avait été la voyante de Prevorst, après avoir été séduite par Goethe — ce qui
aurait fait d’elle la prétendue arrière-grand-mère de Jung. Au XVe siècle, elle
avait été la comtesse de Thierfelsenburg, au xiif elle avait été madame de
Valeurs, brûlée comme sorcière, et plus anciennement encore, à Rome, une mar
tyre chrétienne du temps de Néron. Dans chacune de ses vies antérieures, elle
91. C.G. Jung, Zur Psychologie und Pathologie sogenannter occulter Phenomdne. Eine
Psychiatrische Studie, Leipzig, Oswald Mutze, 1902. Trad. angl. : On the Psychology and
Pathology ofSo-Called Occult Phenomenon, in C.G. Jung, Collected Works, New York, Pan
théon Books, 1957,1, p. 3-88.
92. Voir chap. n, p. 113-114.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 709
93. Notes on the Seminar inAnalytical Psychology, Conducted by Dr. C.G. Jung (Zurich,
March 23-July 6,1925), Arrangée! by members of the class, 1926.
710 Histoire de la découverte de l’inconscient
Les neuf années que Jung passa au Burghôlzli furent une période de travail
intense et concentré. Après avoir rédigé sa thèse et publié quelques articles dont
la plupart portaient sur des cas cliniques, il se concentra sur des recherches effec
tuées à l’aide du test des associations verbales.
Ce test consistait à prononcer devant le sujet une série de mots soigneusement
choisis ; le sujet devait à chaque fois répondre par le premier mot qui lui venait à
l’esprit : le temps de réaction était mesuré avec précision.
Jung lui-même écrivit un jour un récit complet de l’histoire du test99. Son
invention remonte à Galton qui avait montré comment on pouvait l’utiliser pour
94. Une dame qui a tenu pendant longtemps un magasin de confection à Bâle, fréquenté par
une clientèle distinguée, nous confirma que la cousine de Jung « travaillait bien, mais conce
vait des vêtements sans originalité, copiés des magazines de mode ». S’agissait-il de rivalité
professionnelle ? Les psychiatres sont-ils nécessairement les meilleurs juges en matière de
mode ?
95. Archives de psychologie, Il (1903), p. 85-86.
96. P.-E. Comillier, La Survivance de l'âme et son évolution après la mort. Comptes rendus
d’expériences, Paris, Alcan, 1920.
97. H.-R. Lenormand, Les Confessions d’un auteur dramatique, Paris, Albin Michel, 1953,
H, p. 134-140.
98. H.-R. Lenormand, L’Amour magicien (1926), in Théâtre complet, Paris, Crès, 1930, VI,
p. 1-113.
99. C.G. Jung, « Die Psychopathologische Bedeutung des Assoziationsexperimentes »,
Archiv fur Kriminal-Anthropologie und Kriminalistik, XXII (1906), p. 145-162.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 711
explorer les replis les plus cachés de l’esprit. Wundt le reprit et s’en servit pour
chercher à établir expérimentalement les lois de l’association des idées. Puis
Aschaffenburg et Kraepelin introduisirent la distinction entre associations
internes et externes, les premières se rapportant à la signification, les autres aux
formes du discours et au son ; on pourrait donc parler d’associations sémantiques
et d’associations verbales. Kraepelin montra que la fatigue entraînait un accrois
sement progressif du taux des associations verbales. La fièvre et l’état d’ébriété
alcoolique pouvaient avoir des effets analogues. Ces mêmes auteurs analysèrent
les résultats du test des associations verbales appliqué aux principales maladies
mentales. Ziehen fit un nouveau pas en avant en découvrant que le temps de réac
tion était plus long quand le mot proposé comportait une connotation déplaisante
pour le sujet. Parfois, en rapprochant plusieurs réponses au temps de réaction
prolongé, on pouvait les rapporter à une représentation commune sous-jacente
que Ziehen appelait un gefühlsbetonter Vorstellungskomplex (complexe des
représentations émotivement chargées) ou simplement un « complexe ». Ziehen
constata qu’en donnant ces réponses le sujet n’avait habm^fiement pas
conscience de la relation existant entre les réponses et le complexe.
C’est alors que Bleuler introduisit le test au Burghôlzli pour compléter les exa
mens cliniques. Puisque pour Bleuler le symptôme fondamental de la schizo
phrénie était le relâchement de la tension des associations, il était logique de
chercher à vérifier cette hypothèse à l’aide du test des associations verbales, tra
vail qu’il confia à Jung. Celui-ci se lança dans une expérimentation à grande
échelle avec quelques autres internes du Burghôlzli. Ces recherches, poursuivies
pendant plusieurs années, furent réunies dans un livre100. Jung perfectionna la
technique du test. Comparant les résultats chez des sujets instruits et des sujets
non instruits, il trouva un plus fort pourcentage d’associations sémantiques chez
les non-instruits. Un de ses collaborateurs constata que, statistiquement, on déce
lait une similitude plus grande dans les tests de personnes appartenant à la même
famille, en particulier entre le père et le fils, la mère et la fille.
Mais l’objectif principal de Jung était la détection et l’analyse des complexes
(dans le sens originel que Ziehen avait donné à ce terme). Jung distinguait les
complexes normaux, accidentels et permanents. Il compara les complexes nor
maux chez Fhomme et chez la femme. Chez les femmes, prédominaient les
complexes érotiques, ainsi que ceux qui se rapportaient à la famille, au logement,
à la grossesse, aux enfants et à la situation matrimoniale ; chez les femmes plus
âgées, on trouvait des complexes exprimant le regret vis-à-vis des amoureux de
jadis. Chez les hommes, les complexes touchant l’ambition, l’argent et la
recherche du succès passaient avant les complexes érotiques. Les complexes
accidentels se rapportaient à des événements spécifiques de la vie du patient. Les
complexes permanents s’avéraient particulièrement intéressants chez les sujets
atteints d’hystérie et de démence précoce.
Jung constata que, dans l’hystérie, les associations étaient submergées sous un
vaste complexe extrêmement tenace lié à une ancienne blessure secrète, mais que
l’individu pouvait être guéri si on l’amenait à vaincre et à assimiler son
complexe. Dans la démence précoce, Jung trouva un ou plusieurs complexes
fixés et devenus impossibles à surmonter.
101. C.G. Jung, Über die Psychologie derDementia Praecox, Halle, C. Marhold, 1907.
102. Eugen Bleuler et C.G. Jung, « Komplexe und Krankheitsursachen bei Dementia Prae
cox », Zentralblatt fur Nervenheilkunde und Psychiatrie, XXXI, n° 19 (1908), p. 220-227.
103. C.G. Jung, Der Inhalt der Psychose, Vienne et Leipzig, Deuticke, 1908.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 713
« c’est toi qui as volé » pour obtenir son aveu, ce qui arriva effectivement104. Il y
eut aussi l’histoire d’un vol d’argent dans un hôpital, vol qui ne pouvait avoir été
commis que par une des trois infirmières. Jung les soumit toutes les trois au test
et découvrit la coupable, laquelle, d’ailleurs, n’était pas celle sur qui pesaient les
soupçons les plus lourds105.
Jung pensa un moment avoir trouvé une nouvelle méthode de détection des
criminels, mais il ne tarda pas à se rendre compte que les choses n’étaient pas
aussi simples. Freud fit remarquer que le sujet ne réagissait pas au test en fonction
de sa culpabilité objective, mais en fonction de ses sentiments subjectifs de
culpabilité et d’angoisse106. Après avoir abondamment utilisé le test pendant plu
sieurs années, Jung l’abandonna complètement. Il ne le désavoua jamais, et, à
l’institut C.G. Jung, on continua à y recourir pour sa valeur disciplinaire. Mais
Jung n’en proclama pas moins que « quiconque désire acquérir une connaissance
de l’esprit humain n’apprendra rien, ou presque rien, de la psychologie
expérimentale »107108
.
Jung avait fait connaissance avec la psychanalyse dès le début de son séjour au
Burgholzli. Dans une interview accordée en 1957’08, Jung rapporte qu’en 1900109
Bleuler lui avait déjà demandé de parler de L’Interprétation des rêves de Freud
lors d’une soirée de rencontre entre médecins110. Jung cite Freud à quatre
reprises, en passant, dans sa thèse de 1902, et il le mentionne de temps en temps
dans ses articles de 1902 à 1905. Dans ses publications sur le test des associations
verbales, il se réfère à Freud comme à une autorité. Au commencement, l’intérêt
de Jung s’était surtout fixé sur les éléments détachés de l’inconscient (les « idées
fixes subconscientes » de Janet), il les avait ensuite assimilés aux « complexes de
représentation émotivement chargés » de Ziehen, et il les retrouvait maintenant
111. Aussi est-il faux, comme le prétendent certains, que le test des associations verbales ait
été une « application de la psychanalyse à la méthode des tests ». Le test lui-même et la notion
de « complexe » étaient antérieurs à la fondation de la psychanalyse.
112. C.G. Jung, « Die Bedeutung des Vaters fiir das Schicksal des Einzelnen », Jahrbuch
fur Psychoanalytische und Psychopathologische Forschungen, I (1909), p. 155-173.
113. C.G. Jung, « Über Konflikte der kindlichen Seele », Jahrbuch fur Psychoanalytische
und Psychopathologische Forschungen, Il (1910), p. 33-58.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 715
tement rassurée. Plus tard, dans une réédition du même article, Jung notait que
l’enfant avait ensuite laissé de côté ces « éclaircissements » pour retourner à sa
théorie enfantine.
L’article de Jung, « Contribution à la psychologie des rumeurs », représentait
une première application de la psychanalyse à la psychologie sociale. Une éco
lière de 13 ans avait raconté à ses compagnes un rêve qu’elle avait fait à propos
du maître. Cette histoire provoqua un scandale et l’enfant fut renvoyée de l’école.
La direction de l’école était néanmoins disposée à la reprendre après consultation
d’un psychiatre. Jung, à qui l’on avait demandé de rédiger le rapport, reproduisit
le rêve tel que l’avait raconté la fillette, ainsi que les versions rapportées par huit
de ses camarades qui l’avaient entendue raconter ce rêve. Le rêve, par lui-même,
n’avait rien de scandaleux, mais les témoins l’avaient enrichi d’un certain
nombre de détails scabreux. Jung en conclut que le rêve exprimait effectivement
les désirs inconscients de la fillette, mais que les témoins en avaient fourni de
nouvelles versions comme s’ils avaient interprété le rêve dans la ligne de la
psychanalyse"4.
Entre-temps, Jung s’était lancé dans la préparation d’une œuvre de grande
envergure. Avec l’encouragement de Freud, plusieurs psychanalystes avaient
entrepris l’étude des mythes, en particulier Abraham, Rank et Silberer, ainsi que
Riklin à Zurich. Jung, qui s’était longtemps intéressé à l’histoire des religions,
reprit ses anciennes études. Il rapporte, dans son autobiographie, qu’il avait lu les
œuvres de Creuzer avec un intérêt tout particulier"5. Mais il ne se contenta pas
d’interpréter les mythes à la lumière de la psychanalyse, il utilisa aussi sa
connaissance des mythes pour comprendre les rêves et les fantasmes de ses
malades. Il consacra plus de 400 pages à l’interprétation mythologique de
quelques rêves éveillés et fantasmes d’une personne qu’il n’avait jamais rencon
trée. Ce travail fut publié en deux parties dans le Jahrbuch, en 1911 et 1912114 116.
115
En 1906, Floumoy avait publié quelques notes écrites par une jeune étudiante
américaine, Miss Frank Miller117. Cette jeune personne était très encline aux
expériences de suggestion et d’autosuggestion. Au cours d’un rêve éveillé, lors
d’une croisière en Méditerranée, elle entendit un poème de trois strophes,
« Gloire à Dieu ». Pendant une nuit en chemin de fer, elle composa un poème
hypnagogique de dix vers intitulé « La mite et le soleil ». Quelque temps plus
tard, après une soirée passée dans la tristesse et l’angoisse, elle imagina un drame
hypnagogique dont le personnage principal était un héros aztèque ou inca,
Chiwantopel. En consignant ces produits de son imagination, Miss Miller cher
chait en même temps à en retrouver la source, soit dans les événements antérieurs
114. C.G. Jung, « Ein Beitrag zur Psychologie des Gerüchtes », Zentralblatt fiir Psychoa
nalyse, 1(1911), p. 81-90.
115. Friedrich Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Viilker, besonders der
Griechen, 4 vol., Leipzig, Leske, 1810-1812.
116. C.G. Jung, « Wandlungen und Symbole der Libido. Beitrage zur Entwicklungsges-
chichte des Denkens », Jahrbuch fiir Psychoanalytische und Psychopathologische Forschun-
gen, ni, n’ 1 (1911), p. 120-227 ; IV (1912), p. 162-464. Édité en livre à Leipzig et Vienne,
Deuticke, 1912. Trad. franç. : Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Paris, Buchet-Chastel,
1953,2' éd., 1967.
117. Miss Frank Miller, « Quelques faits d’imagination créatrice subconsciente », Archives
de psychologie, V (1906), p. 36-51.
116 Histoire de la découverte de l’inconscient
de sa vie, soit dans ses lectures. C’est de ces données relativement minces que
Jung partit pour tenter une interprétation fondée sur la mythologie et l’histoire
des religions.
Cet ouvrage de Jung n’est pas de lecture facile. Dans sa version originale, il
abonde en citations latines, grecques, anglaises et françaises non traduites, et
reproduit de longues explications étymologiques copiées des dictionnaires. Le
lecteur est submergé sous une avalanche de citations savantes empruntées à la
Bible, aux Upanishads et à d’autres livres sacrés ; à VÉpopée de Gilgamesh et à
l’Odyssée, aux poètes et aux philosophes (en particulier à Goethe et à Nietzsche),
aux archéologues, aux linguistes et aux historiens des religions, à Creuzer, Stein
thal et autres spécialistes en mythologie, sans parler des psychologues, psy
chiatres et psychanalystes contemporains. Devant cette accumulation de maté
riaux, le lecteur a toujours peur de perdre le fil conducteur, mais, de temps en
temps, il est ramené à Miss Miller. On a l’impression que l’auteur avait besoin de
se libérer d’une surabondance de matériaux accumulés pendant des années. Il
reproduit même un cantique composé par son grand-père, Samuel Preiswerk.
Mais il ne cite pas encore beaucoup les travaux des ethnologues (sauf Frobenius)
et ne se réfère presque pas aux gnostiques ni aux alchimistes.
Bien qu’il fût d’une lecture difficile, l’ouvrage de Jung suscita un vif intérêt. Il
apportait aux milieux de la psychanalyse trois points de vue nouveaux. Tout
d’abord, il s’éloignait de la notion freudienne originelle de libido : pour Jung, le
phénomène de la psychose ne saurait s’expliquer par le retrait de la libido du
monde extérieur. Il faudrait, pour cela, que la libido soit bien plus que la pulsion
sexuelle : aussi Jung identifie-t-il maintenant la libido à l’énergie psychique. En
second lieu, Jung affirmait que la libido, dans cette nouvelle acception, ne s’ex
prime qu’à travers des symboles. Comme il l’exprima plus tard dans un de ses
séminaires, la libido apparaît toujours sous forme cristallisée, c’est-à-dire sous
forme des symboles universels que nous ont fait connaître les études de mytho
logie comparée. Nous voyons ainsi ébauchées les notions jungiennes d’incons
cient collectif et d’archétypes. En troisième lieu, parmi tous les mythes abordés
dans cette étude, il en est un qui émerge comme particulièrement important : le
mythe du héros. Rank avait déjà étudié le mythe de la naissance du héros. Jung
parle maintenant de la lutte du héros pour se délivrer de la mère et de la lutte
contre un animal monstrueux.
Dans sa version allemande originale, le livre se terminait sur une remarque
assez ambiguë, qui pouvait viser Freud aussi bien que ses adversaires : « J’estime
que l’affaire de la science n’est pas de chercher à avoir le dernier mot, mais plutôt
de travailler à l’accroissement et à l’approfondissement de la connaissance »118.
En septembre 1912, Jung donna à New York une série de neuf conférences sur
la psychanalyse, qui furent publiées en 1913119. Il souligne que la théorie psycha
nalytique s’était modifiée au fil des années et que Freud avait renoncé à sa pre
mière théorie qui attribuait l’origine de toutes les névroses à un traumatisme
sexuel subi dans l’enfance. Jung se propose, pour sa part, d’aller plus loin encore,
118. D faut souligner que ce livre subit tant de modifications dans ses éditions ultérieures
que la dernière (sur laquelle ont été faites les traductions) correspond presque à un nouveau
livre.
119. C.G. Jung, « Versuch einer Darstellung der Psychoanalytischen Théorie », Jahrbuch
fur Psychoanalytische und Psychopathologische Forschungen, V (1913), p. 307-441.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 717
120. Dans la terminologie de Vaihinger, ce ne serait pas une hypothèse, mais une fiction
(voir chap. vm, p. 654).
718 Histoire de la découverte de l’inconscient
En 1913, Jung rompit avec Freud et, peu après, remit sa démission à l’univer
sité de Zurich. En 1921, son livre intitulé Les Types psychologiques présentait un
système de psychiatrie dynamique complet et nouveau122. Durant la période
intermédiaire (1914-1920), il ne publia guère, mais mena à bien trois grandes
tâches intimement liées les unes aux autres : l’exploration de l’inconscient,
l’étude des types psychologiques et l’étude du gnosticisme.
Nous avons vu qu’en décembre 1913 Jung entreprit s'àNekyia, expérimentant
sur lui-même une méthode d’imagination active associée à l’analyse des sym
boles qui se présentaient. Il appliquait maintenant à ses propres fantasmes, à
mesure qu’ils se présentaient, la même méthode d’élucidation des symboles fon
dée sur la mythologie comparée, celle qu’il avait appliquée jadis aux fantasmes
de Miss Miller. C’est de cette expérience que sortirent plusieurs concepts fon
damentaux de la psychologie de Jung : l’anima, le soi, la fonction transcendante,
le processus d’individuation. Ces concepts correspondaient tous à des réalités
121. C.G. Jung, « Psycho-Analysis », Transactions of the Psycho-Medical Society, vol. IV,
Part tt (1913).
122. C.G. Jung, Les Types psychologiques, Paris, Buchet-Chastel, 1958.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 719
Binet étudia pendant trois ans ses deux filles, Armande et Marguerite, les sou
mettant à de nombreux tests psychologiques de son invention. Il qualifia
Armande de subjectiviste et Marguerite d’objectiviste. Leur demandant d’écrire
uif certain nombre de mots au hasard, Binet constata qu’Armande inscrivait
davantage de mots abstraits et se rapportant à ses imaginations et à ses anciens
L’ouvrage de Binet ayant paru peu avant l’époque où Jung étudiait à Paris
auprès de Janet, il est fort possible qu’il l’ait lu, puis oublié : ce serait un exemple
de plus de ces cryptomnésies, si fréquentes dans l’histoire de la psychiatrie
dynamique.
L’énergétique psychique
Comme bon nombre de ses contemporains, Jung a élaboré un système d’éner
gétique psychique. Ses idées à ce sujet sont exposées dans Métamorphoses de
l’âme et ses symboles, ainsi que dans un livre intitulé : De l’énergétique de
l’âme134. A la fin du XIXe siècle, le mot « libido » était souvent employé dans le
sens de « désir sexuel » ou « instinct sexuel ». Moll y adjoignit l’idée d’étapes
d’évolution de l’instinct sexuel, et Freud en étendit la signification à l’ensemble
des étapes d’évolution et des métamorphoses éventuelles de la pulsion sexuelle.
Ce que Freud avait fait par rapport à Moll, Jung le fit par rapport à Freud : il éten
dit encore davantage la signification du terme, jusqu’à lui faire englober toute
l’énergie psychique. Plus tard, Jung abandonna le terme de libido pour ne plus
parler que d’énergie psychique.
Dès lors, devait surgir la question du rapport entre énergie psychique et éner
gie physique. Comme Janet, Jung suppose que ce rapport existe bel et bien, mais
qu’il ne saurait être démontré et que, contrairement à l’énergie physique, l’éner
gie psychique n’est pas susceptible d’être mesurée. On ne peut pas établir d’équi
valences entre l’énergie physique et l’énergie psychique. Par ailleurs, Jung admet
que les principes régissant l’énergie physique ont leurs parallèles dans la sphère
de l’énergie psychique, notamment les principes de conservation, de transfor
mation et de dégradation de l’énergie. Mais à la différence de l’énergie physique,
l’énergie psychique implique non seulement une cause, mais également un but.
L’énergie psychique a sa source dans les instincts et elle peut être transférée
d’un instinct à un autre (la sublimation n’étant qu’un processus parmi plusieurs).
A travers ces transformations, la quantité d’énergie demeure constante : l’appa
rente disparition de l’énergie signifie simplement qu’elle a été mise en réserve
dans l’inconscient d’où elle pourra à nouveau être mobilisée. Bien que nous
n’ayons aucun moyen de mesurer l’énergie psychique, il est possible d’apprécier
des différences quantitatives d’énergie. Nous disposons d’indicateurs qui nous
permettent une estimation approximative de la quantité d’énergie dont est chargé
un complexe. Parmi ces indicateurs, figurent le nombre de mots qui s’organisent
en une constellation et la puissance des éléments perturbateurs dans le test des
associations verbales.
L’énergie psychique comporte également plusieurs niveaux. Jung, suivant
l’exemple de Janet, parle d’énergie psychique de niveau supérieur ou inférieur.
Même le principe de l’entropie peut s’appliquer à la psychologie, dans la mesure
où il existe des systèmes fermés d’ordre psychologique. Le vieux schizophrène
qui a perdu tout contact avec le monde extérieur, qui reste immobile et muet,
manifeste une dégradation extrême de l’énergie psychique et un accroissement
de l’entropie psychique.
134. C.G. Jung, Über die Energetik der Seele, Zurich, Rascher, 1928. Développé ultérieu
rement sous le titre : Über Psychische Energetik und das Wesen der Traume, Zurich, Rascher,
1948. Trad. franç. : L’Énergétique psychique, Paris, Buchet-Chastel, 1956.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 725
Jung estime que l’énergie psychique est orientée, soit dans le sens de la pro
gression, soit dans celui de la régression. La progression correspond à un proces
sus continu d’adaptation aux exigences du monde extérieur. L’échec de cette
adaptation engendre des phénomènes de stagnation ou de régression, qui ont
pour effet de réactiver les contenus inconscients et les anciens conflits intérieurs.
Il ne faut toutefois pas confondre progression et évolution : un individu peut res
ter parfaitement adapté aux exigences du monde extérieur, mais perdre tout
contact avec la réalité psychique intérieure ; dans ce cas, une régression tempo
raire pourrait être bienfaisante dans la mesure où elle lui permettrait de s’adapter
aux exigences de l’inconscient.
Dans cette même perspective, les symboles deviennent des transformateurs
d’énergie. L’assimilation d’un symbole libère une certaine quantité d’énergie
psychique qui pourra dès lors être utilisée au niveau conscient. Les rites religieux
et magiques, comme ceux que les peuples primitifs accomplissent avant la chasse
ou la guerre, permettent de mobiliser l’énergie à des fins précises135.
138. Albrecht Dieterich, Eine Mithrasliturgie erlautert, Leipzig, Teubner, 1903, p. 7,62.
139. C.G. Jung, Wandlungen und Symbole der Libido, op. cit., p. 91.
140. En fait, le symbole du soleil phallique (Sonnenphallus) avait été mentionné par Frie
drich Creuzer dans Symbolik und Mythologie der alten Vôlker (3' éd., Leipzig, Leske, 1841,
m, p. 335), ouvrage que Jung connaissait bien ; par ailleurs Dieterich avait déclaré que cette
conviction était largement répandue dans de nombreux pays.
141. William James, « On Some Mental Effects of the Earthquake » (1906), réimprimé
dans Memories and Studies, Londres, Longman’s, Green and Co., 1911, p. 209-226.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 727
142. Charles Baudoin, « Position de C.G. Jung », Schweizerische Zeitschrift fur Psycholo
gie, IV (1945), p. 263-275.
728 Histoire de la découverte de l’inconscient
fiée dans les rêves, les visions et les fantasmes, dans de nombreux mythes popu
laires. Elle est toujours une source d’inspiration féconde pour les romanciers et
les poètes. Parfois l’anima se trouve projetée hors de l’inconscient d’une façon
spectaculaire : ainsi dans le « coup de foudre » ou dans certains engouements
inexplicables, avec les résultats désastreux que l’on sait. Mais l’anima n’a pas
que des effets négatifs. L’individu peut établir avec l’anima des relations telles
qu’elle devienne pour lui source de sagesse, d’inspiration et de créativité.
La notion jungienne de l’anima englobe plusieurs idées qui étaient l’objet de
vives discussions vers la fin du XIXe siècle. Il y avait d’abord la notion d'amour
narcissique, c’est-à-dire la projection d’un amour de soi plus ou moins incons
cient sur une autre personne. Il y avait aussi le concept d’imago de la mère.
Nietzsche avait déjà dit : « Tout homme porte en soi une image de la femme éma
nant de celle de sa mère, et en conformité avec cette image il sera porté à respec
ter ou à mépriser les femmes. » Karl Neisser avait développé une idée assez sem
blable : pour qu’un homme aime une femme, il faut qu’elle ressemble aux
femmes qui ont été ses ancêtres145. Dans un poème, « Mon rêve familier », Ver
laine dépeint la femme idéale, aimante et très aimée, changeante bien que tou
jours la même, et ressemblant aux femmes mortes de sa famille. Il y avait encore
le thème du premier amour reporté d’une femme sur une autre. Nous en trouvons
une illustration littéraire dans le roman de Thomas Hardy, The Well-Beloved (La
Très-Aimée) : au cours de sa vie, un homme tombe successivement amoureux de
trois femmes, dans sa jeunesse, à l’âge mûr et au seuil de la vieillesse146. Il les
aime en vain, elles épousent toutes d’autres hommes et la première sera la mère
de la seconde et celle-ci de la troisième. Il finit par se rendre compte qu’en fait il
a toujours été amoureux de la même femme. La notion d’anima inclut également
le phénomène de l’attraction résultant de la bisexualité physiologique de l’être
humain. Parce que en l’homme se trouve une composante féminine et dans la
femme une composante masculine, l’homme et la femme sont attirés l’un par
l’autre. La nature de l’anima est telle qu’un homme peut projeter l’image de
celle-ci sur la femme dont il est amoureux, et la voir, en conséquence, autre
qu’elle n’est en réalité. Il attribuera ainsi à sa bien-aimée des qualités qui lui sont
tout à fait étrangères. Mais ce n’est pas tout. Jung appelle Anima-Gestalt (figure
de l’anima) un type particulier de femme qui semble attirer sur elle la projection
de l’anima des hommes. A cet égard, Jung fait souvent allusion au roman de
Rider Haggard, She (Elle)147.
145. Karl Neisser, Die Entstehung derLiebe, Vienne, Karl Koneggen, 1897.
146. Thomas Hardy, The Well-Beloved. A Sketch of a Tempérament, Londres, Mcllvaine
and Co., 1897.
147. H. Rider Haggard, She. A History ofAdventure, Londres, Longman’s, Green and Co.,
1886.
730 Histoire de la découverte de l’inconscient
une colonne de feu ; devant ses hésitations, Ayesha traverse le feu elle-même
pour donner l’exemple, mais, en le faisant, elle perd son immortalité et tombe en
cendres. Ce roman avait obtenu un vif succès à la fin du XIXe siècle, et l’on assure
qu’il avait été écrit sous l’effet d’une inspiration subite, dans une sorte de
transe148.
148. Morton Cohen, Rider Haggard. His Life and Works, Londres, Hutchinson, 1960,
p. 102-114.
149. Emma Jung, « Ein Beitrag zum Problem des Animus », in C.G. Jung, Wirklichkeit der
Seele, Zurich, Rascher, 1934, p. 296-354.
150. Les milieux jungiens signalent des descriptions littéraires de l’animus dans Mary Hay,
The Evil Vineyard ; Ronald Frazier, The Flying Draper ; H.G. Wells, Christina Alberta’s
Father.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 731
L’individuation
Nous en venons ainsi à la notion la plus centrale du système psychologique et
de la thérapie de Jung. Jung appelle individuation le processus qui conduit nor
malement un être humain vers l’unification de sa personnalité. Les théologiens
médiévaux employaient ce terme, mais lui donnaient un autre sens152. Le proces
sus de l’individuation s’étend sur le cours tout entier de la vie humaine.
Freud avait formulé une nouvelle conception du déroulement de la vie
humaine : une série de stades du développement libidinal culminant dans la
situation œdipienne, puis une période de latence suivie d’un second réveil de
l’instinct sexuel, lors de la puberté, conduisant à la maturité, et enfin une longue
période sans changement significatif. Tout autre est la conception de Jung. Pour
lui, la vie humaine passe par une série de métamorphoses. Entre le moment où
l’enfant émerge de l’inconscient collectif et le moment où se parachève le soi, se
déroule une longue succession de métamorphoses.
En entrant dans la vie, l’être humain n’a pas encore un inconscient différen
cié ; son moi conscient apparaît très lentement. Jung insiste sur la symbiose psy
chologique dans laquelle vit le jeune enfant, non seulement avec sa mère, mais
avec toute la famille. On cite des cas de rêves parallèles chez la mère et l’enfant,
ou de réponses analogues chez les parents et les enfants dans le test des associa
tions verbales. Aussi les névroses infantiles doivent-elles attirer l’attention sur le
comportement des parents. Quant au complexe d’Œdipe, Jung n’y a jamais vu un
trait universel et inéluctable de la nature humaine ; il y voit plutôt un symptôme
résultant d’attitudes mentales fautives des parents à l’égard de l’enfant.
L’individualité de l’enfant se dégage progressivement de celle de la famille.
L’entrée à l’école représente un événement important et un des premiers pas vers
l’individuation. Plus tard, l’adolescent devra renoncer aux attitudes infantiles et
le jeune homme laissera celles de l’adolescence. Jung a observé en Afrique orien
tale comment le passage de l’enfance à l’âge adulte était facilité par les rites
d’initiation. Les jeunes gens échappent ainsi aux dangers d’une adolescence pro
longée, si fréquente dans le monde occidental. L’âge adulte inspire des préoccu
pations nouvelles liées aux responsabilités sociales et pose de nouveaux pro
blèmes en rapport à l’anima et à l’animus.
Le « tournant de la vie » (Lebenswende) est marqué par l’une des principales
métamorphoses de la vie humaine. Entre 32 et 38 ans, l’être humain doit néces
sairement subir un profond changement, lequel peut se faire progressivement ou
survenir brutalement. Ce changement est parfois annoncé par un rêve impres
sionnant de nature archétypique. Les problèmes, les devoirs ou les besoins
négligés pendant la première partie de la vie se manifestent. Ainsi un homme qui
a toujours refoulé son besoin d’amour sera facilement la proie du démon de midi,
illustré par un des romans les plus connus de Paul Bourget153, et que Répond a
étudié dans une perspective psychanalytique154. Dans d’autres cas, la névrose
aura sa source dans des besoins intellectuels ou spirituels longtemps refoulés155.
Il faut voir dans une telle névrose un avertissement de l’inconscient : le sujet doit
changer de mode de vie s’il ne veut pas manquer la seconde moitié de sa vie. De
même qu’il importe, en atteignant la maturité, d’abandonner ce qui appartient à
l’enfance et à l’adolescence, de même l’individu doit se détacher de ce qui appar
tient à la première moitié de sa vie quand il entre dans la seconde. La seconde
moitié de la vie est une période de confrontation avec les archétypes de l’esprit et
du soi. Jung déplore la pseudo-jeunesse des gens âgés dans la civilisation occi
dentale, en l’opposant à la dignité des anciens chez les Elgoni d’Afrique orientale
et au respect qu’ils inspirent aux autres membres de la tribu.
Lorsque l’individuation est achevée, le moi n’est plus le centre de la person
nalité, mais ressemble à une plante tournant autour d’un soleil invisible, le soi.
L’individu atteint la sérénité et ne craint plus la mort ; il s’est trouvé lui-même, et
il a appris en même temps à établir des rapports authentiques avec autrui. Jung
n’hésite pas à utiliser le mot quelque peu démodé de « sagesse » (pour lequel le
156. Cet aphorisme de Jung, qui circulait parmi ses disciples, ne semble pas se trouver dans
ses écrits.
157. C.G. Jung, Psychology and Religion, The Terry Lectures, New Haven, Yale Univer-
sity Press,1937.
158. Fabre d’Olivet, Les Vers dorés de Pythagore, Paris, Treuttel et Würtz, 1813. Voir
Léon Cellier, Fabre d’Olivet. La vraie maçonnerie et la céleste culture, Paris, 1952, p. 75-144.
159. Giuseppe Tucci, Teoria e practica del Mandata con particolare riguardo alla
modema psicologia del profonde, Rome, Astrolabio, 1949. Anagarika Govinda, Mandata.
Des heilige Kreis, Zurich, Origo-Verlag, 1960.
734 Histoire de la découverte de l’inconscient
160. August Rüegg, Die Jenseitsvorstellungen vor Dante und die übrigen literarischen
Voraussetzungen der Divina Commedia, Einsiedeln, Benziger, 1944.
161. Le Voyage au centre de la terre de Jules Verne peut s’interpréter dans tous ses détails
comme un voyage à travers l’inconscient, marqué par la découverte d’archétypes de plus en
plus profonds, jusqu’à la rencontre d’un globe de feu (symbole de l’esprit), qui marque le
début de l’énantiodromie, c’est-à-dire l’inverse de la régression et le retour au monde.
162. Alphonse Daudet, Tartarin sur les Alpes, Paris, Calmann-Lévy, 1885.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 735
pas163. Plus souvent, il lui faut prendre conscience des implications morales de
ses actes. Comme exemple, Jung cite le cas d’un jeune homme en traitement psy
chothérapeutique pour une névrose mal définie164. En fait, le patient vivait aux
dépens d’une pauvre vieille institutrice qui lui était très attachée. Le premier
souci du thérapeute devait être de lui faire comprendre que cette façon de vivre
était immorale et qu’il lui fallait la changer radicalement. Ce souci de la situation
actuelle et de la réalité reste toujours au premier plan dans toute psychothérapie
de Jung. Ainsi que nous le verrons, même quand il analyse les symboles les plus
obscurs en relation avec les archétypes, le patient est toujours confronté à la
question : comment mettre ces notions en pratique dans sa vie quotidienne.
Une seconde étape de la psychothérapie jungienne concerne les secrets patho
gènes. Nous avons vu dans un chapitre antérieur que le maniement discret et
habile du secret pathogène était un moyen thérapeutique efficace pratiqué par
certains ministres protestants dans la cure d’âmes165. Nous avons vu aussi
comment la thérapeutique du secret pathogène s’était progressivement laïcisée
jusqu’à ce que Moritz Benedikt l’introduisît dans la psychiatrie. La question reste
ouverte de savoir si Jung avait entendu parler de cette forme de thérapie ou s’il
l’avait découverte lui-même. Dans son autobiographie, il relate sa première expé
rience clinique avec cette forme de thérapie.
Alors qu’il était jeune interne au Burghôlzli, on lui confia une femme dont la
dépression était si grave qu’on avait diagnostiqué une démence précoce. Les
résultats du test des associations verbales et les rêves de la malade conduisirent
Jung à soupçonner l’existence d’un secret tragique que la patiente lui confia ulté
rieurement. Elle avait été bouleversée en apprenant que l’homme qu’elle avait
souhaité épouser et qu’elle avait cru indifférent était en fait amoureux d’elle.
Mais il était trop tard : elle avait épousé un autre homme et avait deux enfants.
Elle laissa sa petite fille sucer une éponge imbibée d’eau polluée et elle en donna
même un verre à son petit garçon. Quand la fillette mourut de la fièvre typhoïde,
sa mère fut si bouleversée qu’il fallut l’interner. Jung lui expliqua que c’était son
secret qui la rendait malade, et quinze jours plus tard elle quitta l’hôpital, guérie.
Mais Jung jugea qu’il ne devait pas divulguer le secret à ses collègues. Il eut
d’autres occasions d’entreprendre de telles cures, et il en conclut qu’il fallait
envisager systématiquement la possibilité d’un secret pathogène166.
Il n’est peut-être pas superflu de souligner que cette thérapie exige du théra
peute le respect le plus absolu du secret du malade. Il ne saurait être question de
le communiquer aux collègues ou aux supérieurs médicaux, de le consigner dans
une observation, moins encore de faire usage d’un magnétophone ou d’une pièce
d’où l’on puisse voir et entendre à l’insu du malade. Il s’agit, pour ainsi dire, de
la thérapeutique « du secret par le secret ».
Avant d’aller plus avant dans la psychothérapie, il faut examiner le problème
religieux. Jung affirme que, parmi tous ses patients entrés dans la seconde moitié
de leur vie, il n’y en avait pas un seul dont le problème essentiel ne fût pas lié à
son attitude envers la religion167. Il va sans dire qu’il ne revient pas au psycho
thérapeute de s’immiscer dans les problèmes proprement religieux de son
patient, mais il doit lui faire comprendre que, s’il était croyant, il pourrait guérir
de sa névrose en se remettant simplement à pratiquer sérieusement sa religion.
Ceci s’applique surtout aux catholiques ; le cas des protestants est semble-t-il
plus difficile. Jung rapporte cependant comment certains de ses malades protes
tants ont été guéris de leur névrose en se ralliant au groupe d’Oxford ou à un autre
mouvement de ce type.
La plupart des malades, cependant, ne sont pas accessibles à une cure aussi
simple et requièrent un traitement psychothérapique complet. Il faut, au préa
lable, que le malade fournisse un récit détaillé de sa vie et de l’histoire de sa
maladie. Le thérapeute décidera, ensuite, s’il convient de le soumettre à une thé
rapie analytique-réductrice (c’est-à-dire à une thérapie d’inspiration freudienne
ou adlenenne)ou aunethérapie s^thétique-herméneutique.
Certains malades, dit Jung, se distinguentessëntiéllemênt par une sorte d’hé
donisme infantile et ne recherchent que la satisfaction de leurs instincts ; d’autres
sont constamment en quête de pouvoir et de supériorité. Les premiers relèvent
d’une thérapie à orientation psychanalytique, les seconds d’une thérapie d’ins
piration adlérienne. Ce serait une erreur grossière, par exemple, d’appliquer la
méthode freudienne à un homme qui n’a pas réussi dans la vie et qui manifeste
un besoin infantile de supériorité, et il ne serait pas moins erroné d’appliquer la
méthode adlérienne à un homme qui a réussi socialement, mais qui possède une
mentalité fortement hédoniste. Les entretiens préliminaires suffisent habituelle
ment à déterminer laquelle de ces deux thérapies sera la plus appropriée. Parfois,
quand il avait affaire à des malades plus cultivés, Jung leur faisait lire des
ouvrages de Freud et d’Adler, et, en règle générale, ils ne tardaient pas à décou
vrir eux-mêmes lequel des deux leur convenait le mieux. Les méthodes réduc-
trices-analytiques donnent souvent de bons résultats, mais souvent aussi elles ne
sont pas entièrement satisfaisantes : soit on aboutit à une impasse, soit le malade
se met à faire des rêves de caractère archétypique. Il faut alors s’engager dans une
autre voie, c’est-à-dire recourir à la méthode synthétique-herméneutique. Cette
dernière est indiquée d’emblée chez les patients qui, généralement dans la
seconde moitié de leur vie, se posent des problèmes moraux, philosophiques ou
। religieux.
La méthode synthétique-herméneutique, habituellement considérée comme la
psychothérapie typiquement jungienne, diffère à maints égards de la psychana
lyse freudienne. De même que dans la thérapie adlérienne, le patient n’est pas
étendu sur un divan, mais assis face au psychothérapeute. Les séances d’une
heure ont lieu deux fois par semaine au début, puis sont ramenées à une seule
séance hebdomadaire dès que cela devient possible. On demande au patient de
167. C.G. Jung, Die Beziehungen der Psychothérapie zw Seelsorge, Zurich, Rascher, 1932.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 737
168. Remarquons que c’est exactement ce que Janet écrivait en 1896 dans son article « L’in
fluence somnambulique et le besoin de direction » (voir chap. vi, p. 398).
169. C.G. Jung, « Die transzendente Funktion », in Geist und Werk, Zurich, Rhein Verlag,
1958, p. 3-33.
170. Voir chap. v,p. 337-339.
738 Histoire de la découverte de l’inconscient
sant qui apparaît à chaque fois sous un aspect différent, mais conserve certains
traits constants et offre également certaines ressemblances avec le rêveur. Il
adviendra un moment où le patient comprendra que cet individu n’est autre que
lui-même, ou plutôt son ombre, ce qui lui permettra de prendre conscience des
aspects de sa personnalité qu’il se refusait à voir jusque-là. Ayant pris pleinement
conscience de son ombre, il lui faudra l’assimiler. Mais Jung ne prétend pas pour
autant que le patient doive faire ouvertement et consciemment ce que l’ombre lui
faisait faire jusqu’ici inconsciemment. Et s’il lui faut, bien sûr, accepter son
ombre, il doit, en même temps, la rendre inoffensive. Pour illustrer ce processus,
on évoque souvent, dans les milieux jungiens, l’histoire de saint François d’As
sise et du loup de Gubbio171. Les habitants de Gubbio, harcelés par un loup,
demandèrent à saint François de leur venir en aide. Il alla à la rencontre du loup,
non pour le tuer, mais pour lui parler. Le loup accepta de suivre saint François
jusqu’à la ville où on lui donna asile et où il passa, paisible et inoffensif, le reste
de sa vie.
Dans une seconde étape du processus thérapeutique, apparaissent spontané
ment les problèmes de l’anima et de l’animus. S’il s’agit d’un homme, il rêvera
souvent d’une femme se présentant sous des aspects divers et une humeur
variable. Elle peut être douce et charmante, étrange et fascinante, parfois mena
çante. Le sujet se rend compte que toutes ces figures féminines ont des points
communs, et il finit par comprendre qu’elles ne sont autres que son anima. Les
discussions thérapeutiques se concentrent dès lors sur le problème de l’anima. Le
sujet doit prendre conscience qu’il projette toujours plus ou moins son anima sur
les femmes qu’il rencontre. Il lui faudra maintenant s’efforcer, dans la vie, de
voir les femmes telles qu’elles sont, sans l’interférence de cette projection de
l’anima. S’il s’agit d’une femme, les problèmes de l’animus seront traités de
façon analogue. Une fois résolus, les problèmes de l’anima et de l’animus ne per
turberont plus la vie affective et les relations sociales ; pour reprendre les termes
de Jung, l’animus et l’anima deviennent alors des « fonctions psychologiques ».
Dans une troisième étape, ce sont les archétypes du vieux sage et de la magna
mater qui passent au premier plan. Là encore, les images archétypiques apparaî
tront dans les rêves, comme dans les fantasmes et les dessins. Il faut aussi veiller
à éviter certains dangers : le patient est toujours susceptible de projeter sur son
thérapeute l’archétype du vieux sage, ou encore de s’identifier lui-même à cet
archétype, ce qui serait de l’inflation psychique.
La psychothérapie jungienne comporte ainsi trois étapes successives, relatives,
respectivement, à l’ombre, à l’anima et à l’animus, au vieux sage et à la magna
mater. La réalité, cependant, est souvent plus complexe, puisque de nombreux
autres archétypes peuvent apparaître à divers stades de la thérapie, chacun d’eux
requérant son propre traitement spécifique. Le thérapeute a pour tâche et de faci
liter l’émergence des archétypes et d’éviter qu’ils ne submergent le sujet. Chaque
nouvel archétype doit être interprété et assimilé par l’esprit conscient, et il revient
au patient d’appliquer dans sa vie pratique ce qu’il a ainsi appris. Maeder a
indiqué que, dans certains cas, le processus de guérison s’accélère au moment où
171. H n’a pas été possible, jusqu’ici, de déterminer si l’on devait cette comparaison à Jung
lui-même ou à l’un de ses disciples.
740 Histoire de la découverte de l’inconscient
174. C.G. Jung, « Einige Bemerkungen zu den Visionen des Zosimos », Eranos Jahrbuch,
V (1937), p. 15-54.
175. M. Berthelot, Les Origines de l’alchimie, Paris, Steinheil, 1885.
176. Herbert Silberer, Problème der Mystik und ihrer Symbolik, Vienne, H. Heller, 1914.
177. C.G. Jung, « Die Erlôsungsvorstellungen in der Alchemie », Eranos Jahrbuch, IV
(1936), p. 13-111 ; Psychologie und Alchemie, Zurich, Rascher, 1944. Trad. franç. : Psycho
logie et alchimie, Paris, Buchet-Chastel, 1970 ; Die psychologie der Übertragung, Zurich,
Rascher, 1946. Trad. franç. : La Psychologie du transfert, Buchet-Chastel ; Symbolik des
Geistes, Zurich, Rascher, 1948 ; Gestaltungen des Unbewussten, Zurich, Rascher, 1950 ; Mys-
terium Conjunctionis, 2 vol., Zurich, 1955-1956.
742 Histoire de la découverte de l'inconscient
Le Livre des morts tibétain décrit les expériences par lesquelles passera l’âme
entre l’instant de la mort et celui de sa prochaine réincarnation, en même temps
qu’il enseigne à l’âme comment parvenir à l’illumination ultime et échapper ainsi
à la réincarnation. Le voyage à travers le Bardo Thôdol, c’est-à-dire le séjour des
morts, comprend trois périodes. Dans une première, assez brève, l’âme est dans
un état de sommeil ou de transe, sans avoir conscience de la mort. Puis vient le
réveil avec les premières visions. Dans ce court moment, l’âme illuminée peut
passer directement dans un royaume céleste, mais si elle laisse passer cet instant,
elle continuera à éprouver des visions, des hallucinations, et en particulier l’illu
sion d’avoir un corps de chair et de sang. Elle croira voir d’autres êtres humains,
ainsi que toutes sortes de dieux et de créatures fantastiques. Mais l’âme devrait
toujours garder conscience du fait que ces visions ne sont que les produits de son
propre esprit. Ces visions se modifient sans cesse, mais finissent par s’épuiser à
mesure que l’âme descend pas à pas vers des niveaux de conscience inférieurs.
Durant la troisième période, l’âme aperçoit des mâles et des femelles en train de
s’unir. Si elle doit naître mâle, l’âme se percevra elle-même comme mâle : elle
sera animée d’une haine intense contre le père, elle sera jalouse de la mère et se
sentira attirée par elle ; elle s’interposera entre les parents et c’est ainsi qu’elle se
réincarnera. Si elle doit naître femelle, elle connaîtra des sentiments inverses, elle
haïra la mère et aimera le père180.
181. Richard Wilhelm, Das Geheimnis der goldenen Blüte, avec un commentaire de C.G.
Jung, Munich, Dom, 1929.
182. Jung écrivit une préface pour la traduction anglaise de la version allemande de Richard
Wilhelm, The I Ching, or Book of Changes, trad. de Cany F. Baynes, New York, Panthéon
Books, 1950.
183. Jung écrivit une introduction au livre de T.D. Suzuki, Die grosse Befreiung, Leipzig,
CurtWeller, 1949, p. 7-37.
184. J.W. Hauer, The Kundalini Yoga, Bericht über das Seminar im psychologischen Klub
(Zurich, 3-8 octobre 1932), Zurich, 1933. Dactylographié.
185. C.G. Jung, « Synchronizitàt als ein Princip akausalerZuzammenhange », in C.G. Jung
et W. Pauli, Naturerkldrung und Psyché, Zurich, Rascher, 1952, p. 1-107.
744 Histoire de la découverte de l’inconscient
remarques de Schopenhauer, ainsi que dans les cas relevant de ce qu’on appelle
la « loi des séries ». L’attention de Jung avait été attirée par des cas de « coïnci
dences significatives ». Un exemple était l’histoire d’une femme dont l’analyse
n’avançait pas, du fait que son animus était rationnel à l’excès. Elle avait rêvé
qu’on lui présentait un scarabée doré ; or, tandis que Jung analysait ce rêve avec
elle, un scarabée vivant vint s’écraser contre la vitre. Jung l’attrapa et le lui tendit.
Cet incident impressionna tellement la patiente que sa cuirasse de rationalité
tomba en morceaux. Jung rapprocha ces phénomènes des données expérimen
tales recueillies par Rhine sur la perception extra-sensorielle. Tandis que Rhine
avait mis en évidence le rôle des facteurs émotionnels dans les cas de perception
extra-sensorielle, Jung trouva qu’un élément archétypique était impliqué dans ses
« coïncidences significatives ». Enfin, Jung en vint à se demander si la physique
moderne, en s’écartant du principe du déterminisme rigoureusement causal, ne
s’avançait pas un peu dans la direction du principe de synchronicité.
De tous les philosophes que Jung avait lus dans sa jeunesse, c’est Nietzsche
qui retint le plus son attention. Jung voyait en lui un homme en qui s’était consti
tuée peu à peu une seconde personnalité inconsciente ; celle-ci avait fait irruption
soudain. C’était comme une sorte d’éruption volcanique qui avait amené au jour
une masse énorme de matériel archétypique. C’est précisément ce qui pourrait
expliquer la fascination que le Zarathoustra de Nietzsche exerça sur tant de lec
teurs. Du printemps 1934 à l’hiver 1939, Jung consacra chaque semestre un
séminaire au Zarathoustra. Ces séminaires, conservés à l’institut C.G. Jung,
représentent dix volumes dactylographiés et constituent certainement le plus
vaste commentaire du chef-d’œuvre de Nietzsche186.
L’intérêt multiforme de Jung se porta aussi sur l’art et la littérature contem
porains, bien qu’on n’en retrouve pas grand-chose dans ses œuvres publiées. A
l’occasion d’une exposition de Picasso à Zurich, Jung étudia les œuvres du
maître dans leur ordre chronologique et y décela une évolution psychologique
caractéristique187. La période bleue de Picasso avait marqué le début d’une
Nekyia, c’est-à-dire d’un « voyage au séjour des morts », marqué par une série de
«régressions », et Jung se demandait quel serait l’aboutissement de l’aventure
spirituelle du peintre.
Chose curieuse, lorsqu’on demanda à Jung de rédiger une introduction pour la
troisième édition de la traduction allemande de l’Ulysse de Joyce, il n’y reconnut
pas la réplique moderne de Y Odyssée, alors que l’œuvre évoquait même sa
Nekyia ! Jung resta perplexe devant l’apparente absurdité de ce livre. Il eut l’im
pression d’une sorte d’interminable « ténia » et d’un roman que l’on pourrait
aussi bien lire à l’envers qu’à l’endroit. Ses commentaires furent publiés dans
une revue188 et irritèrent Joyce189. Il est regrettable, pour Jung, que cet article soit
la seule critique littéraire qu’il ait jamais publiée. Dans ses séminaires, il se réfé
186. C.G. Jung, Psychological Analysis of Nietzsche’s Zarathustra. Notes on the Seminar
given by C.G. Jung, Zurich, 10 vol., 1934-1939 ; l’index a été réalisé par Mary Briner.
Dactylographié.
187. C.G. Jung, « Picasso », Neue Zürcher Zeitung, 3 novembre 1932, n” 2107. Réédité in
Wirklichkeit der Seele, Zurich, Rascher, 1934, p. 170-179.
188. C.G. Jung, « Ulysses, Ein Monolog », Europaische Revue, VUI (U) (1932), p. 547-
568.
189. Richard Ellmann, James Joyce, Londres, Oxford University Press, 1959, p. 641-693.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 745
rait souvent à des romans anglais, français ou allemands dans lesquels il décou
vrait des illustrations inattendues de ses théories.
On pourrait mettre en évidence dans les articles de Jung, en particulier dans ses
séminaires, les éléments dispersés d’une philosophie de l’histoire centrée autour
de l’idée d’un lent processus d’individuation collective par lequel aurait passé
l’humanité. Jung expliquait les épidémies psychiques par la reviviscence d’un
archétype à l’échelle des masses. C’est ainsi qu’il voyait dans l’hitlérisme la
résurgence de l’archétype de Wotan, l’antique dieu germanique de l’orage, de la
guerre, de l’inspiration prophétique et des sciences occultes190. Il distinguait deux
types de dictateurs : le type « chef de clan » (tels Mussolini et Staline) et le type
« prophète » (tel Hitler). Ce type « prophète » est capable de percevoir les forces
obscures présentes dans l’inconscient de ses sectateurs et de les diriger comme
un Messie191. Dans un petit livre sur les « soucoupes volantes », Jung dit que ces
manifestations sont des « réalités psychologiques » pour ceux qui croient en leur
existence, qu’elles aient par ailleurs une réalité physique ou non. Ce sont des
symboles archétypiques d’une médiation entre deux mondes incommensurables.
Elles constituent un mythe qui a sa source dans la crainte d’une destruction col
lective de l’humanité192. Le plus grand danger qui guette l’humanité, déclare
Jung, serait la substitution d’une mentalité de masse à l’authentique mentalité
démocratique qui repose sur l’éducation et l’accomplissement de l’individu.
Ceux qui ont rendu visite à Jung pendant la dernière partie de sa vie gardent de
sa conversation le souvenir d’un mélange unique de hautes idées psychologiques
et de sagesse pratique. Il soulignait la signification de la pleine conscience, non
seulement comme procédé thérapeutique, mais comme principe éthique. « L’in
conscience est le péché suprême », telle était une de ses maximes favorites193.
Bien des névroses, disait-il, ont leur source dans l’inconscience, et bien d’autres
dans une fuite des tâches imposées par la vie. Tel est le cas du jeune enfant qui
fait l’école buissonnière, de l’adolescent prolongé, de l’étudiant étemel, de
l’homme qui n’accomplit pas ses devoirs de citoyen, du vieillard qui joue au
jeune homme. Le mariage représente un facteur de santé affective dans la mesure
où le mari et la femme ne projettent pas l’un sur l’autre leurs anima et animus res
pectifs. L’une des fonctions du mariage doit être de promouvoir l’individuation
des deux époux. Un autre facteur de stabilité émotionnelle est l’intégration
sociale de l’individu : chacun devrait avoir sa propre maison et son jardin, être un
membre actif de sa communauté, vivre selon la ligne de sa tradition familiale et
de sa culture, obéir aux commandements de sa religion s’il est croyant. Bien que
le chemin conduisant à l’individuation puisse être différent en Orient et en Occi
dent, il tend au même but : plus un individu est « devenu ce qu’il est », plus il
sera un homme véritablement social.
Depuis sa crise religieuse, Jung ne s’est jamais départi d’un profond intérêt
pour la religion, même si, dans ses premiers écrits, nous trouvons çà et là des
remarques empruntes de scepticisme envers la religion établie. Il semble néan
moins avoir changé de point de vue à la suite de son voyage à travers l’incons
cient, de 1913 à 1918. Il en vint ainsi à attribuer un caractère numineux aux
archétypes et à parler de la fonction naturelle de la religion.
Comme ce fut souvent le cas dans l’histoire de la psychiatrie dynamique, c’est
une publication contemporaine qui engagea Jung à donner une orientation nou
velle à ses idées. Le Sacré de Rudolf Otto, paru en 1917, fut salué comme une
contribution importante à la psychologie de la religion194. Cherchant à mettre en
évidence une expérience fondamentale commune à toutes les religions, Otto
décrivit le « numineux » comme une expérience parfaitement définie, complexe,
rigoureusement spécifique. Le « numineux » inspire sans délai un « sentiment de
l’état de créature », c’est-à-dire un sentiment non pas simplement de dépendance,
mais du néant de la créature face à son Créateur. La créature expérimente la pré
sence du Créateur comme un mysterium tremendum, c’est-à-dire avec un senti
ment de crainte et de tremblement devant un Être inaccessible, qui est une éner
gie vivante et un « Tout Autre ». Mais, faisant contraste avec le tremendum,
l’expérience du « numineux » est éprouvée simultanément comme fascination,
c’est-à-dire comme une réalité qui attire et remplit d’une félicité exaltante. Le
numineux est également ressenti comme une confrontation avec une Valeur
insurpassable, à laquelle un sentiment d’obligation intérieure nous pousse à
accorder obéissance et respect absolus.
Jung reprit à son compte le terme de numineux, mais en étendit la significa
tion. Otto voyait dans le numineux une expérience exceptionnelle vécue par les
prophètes, les mystiques et les fondateurs de religions. Jung confère un caractère
numineux à l’expérience de l’archétype ; mais, dit-il, seuls certains traits de l’ex
périence totale du numineux (telle que décrite par Otto) accompagnent la mani
festation de l’archétype. Pour Jung, les archétypes sont à l’origine des expé
riences religieuses dont sont issus les rites et les dogmes. A son avis, une grande
partie de cette expérience religieuse élémentaire échappe aux institutions reli
gieuses établies.
Ceci explique une des affirmations favorites de Jung : l’homme est naturelle
ment religieux. En l’homme, la « fonction religieuse » est aussi puissante,
affirme-t-il, que l’instinct sexuel ou l’instinct d’agressivité. C’est pourquoi aussi
certains individus guérissent de leur névrose en se remettant simplement à prati
quer la religion en laquelle ils croient, c’est pourquoi encore, ajoute Jung, les per
sonnes âgées qui ont une foi religieuse jouissent d’une meilleure santé mentale.
Notons à ce propos que le néo-psychanalyste Schultz-Hencke, tout à fait indé
194. Rudolf Otto, Das Heilige, Breslau, Trewendt und Granier, 1917. Trad. franç. : Le
Sacré, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1969.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 747
195. Harald Schultz-Hencke, « Das religiose Erleben des Atheisten », Psyché, IV (1950-
1951), p. 417-435.
196. C.G. Jung, « Brader Klaus », Neue Schweizer Rundschau, I (1933), p. 223-229.
197. C.G. Jung, Aion. Untersuchungen zur Symbolgeschichte, Zurich, Rascher, 1951.
748 Histoire de la découverte de l’inconscient
198. C.G. Jung, Antwort auf Hiob, Zurich, Rascher, 1952. Trad. franç. : Réponse à Job,
Paris, Buchet-Chastel, 1964.
199. H.G. Wells, conversation avec Jung rapportée dans une lettre à la Neue Zürcher Zei-
tung, 18 novembre 1928, n° 2116, p. 9.
200. Interview avec Frédéric Sands, Daily Mail (Londres), 29 avril 1955.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 749
comment s’orienter dans un domaine aussi obscur ? Jung passe en revue plu
sieurs hypothèses. L’idée d’un monde d’esprits bienheureux, indemnes de toute
souffrance, lui paraît improbable en raison de l’unité fondamentale de l’univers ;
il doit y avoir beaucoup d’angoisse et de souffrance dans l’autre monde ; ce doit
être un monde « grandiose et terrible », mais, comme sur la terre, il doit exister
là-bas une certaine forme d’évolution. Jung ne trouve guère d’arguments en
faveur de la réincarnation. Néanmoins notre vie individuelle n’est qu’un maillon
d’une chaîne bien plus longue, peut-être celle de la vie de nos ancêtres. Il se peut
que le sens de la vie sur terre soit d’apporter une réponse aux questions qu’ils se
sont posées, ou bien qu’elle soit l’accomplissement d’une tâche imposée du
dehors. Peut-être encore qu’une vie n’est rien d’autre que l’incarnation d’un
archétype (en d’autres termes, une projection temporaire d’un soi permanent).
Jung estime que la communication entre les vivants et les morts est une chose
probable. Une opinion, jadis énoncée par Fechner et défendue avec des argu
ments intéressants par Frederik Van Eeden201, voudrait que l’apparition d’une
personne décédée, dans certains rêves accompagnés d’un sentiment d’absolue
réalité, corresponde effectivement à une apparition de cette personne. Mais en
analysant les rêves de ce genre qu’il lui a été donné de faire au cours de sa vie,
Jung leur trouve à tous une caractéristique commune : loin de nous révéler ou de
nous apprendre quoi que ce soit, ce sont les morts qui ont besoin de nous, et qui
nous posent des questions. Puisqu’ils vivent en dehors du temps et de l’espace, il
leur faut faire appel à l’aide de ceux qui participent encore à la vie spatio-tem
porelle. Mais tout ceci n’est qu’une hypothèse. Le problème essentiel est de
savoir si l’on prend en considération l’infini202. Quiconque a atteint ce stade et
achevé son individuation est libéré de la crainte de la mort ; à plus forte raison ne
se laissera-t-il pas affecter par nombre de préoccupations terrestres.
201. Frederik Van Eeden, « A Study of Dreams », Proceedings ofthe Societyfor Psychical
Research, LXVII, n° 26 (1913), p. 413-461.
202. Bist du auf Unendliches bezogen ? Cette phrase signifie littéralement : Es-tu en rela
tion avec un Infini ?
750 Histoire de la découverte de l’inconscient
de son adolescence le marqua pour le restant de sa vie. H devait à ses origines une
certaine familiarité avec la pensée des théologiens protestants (nous avons déjà
cité Albrecht Ritschl et Rudolf Otto) et probablement avec le principe de la
« cure d’âmes ». L’intérêt porté à la médecine, aux langues classiques et à l’his
toire des religions dérivait également de la tradition familiale. Il fut également
influencé par la tradition humaniste de Bâle, patrie de penseurs qui unissaient
l’érudition à l’imagination (tels que Bachofen, avec qui Jung avait plus d’un
point en commun).
Comme tous les intellectuels de sa génération, Jung avait une bonne connais
sance des classiques latins et grecs, si bien que, quand il entreprit son voyage
dans l’inconscient, il était naturel qu’il le comparât aux voyages d’Ulysse et
d’Énée au séjour des morts. Il était non moins naturel qu’il connût Goethe et,
comme Freud, il citait Faust à tout propos. Nous avons déjà vu comment Schiller
fut une des principales sources des Types psychologiques de Jung.
La formation psychiatrique de Jung date d’une époque où la psychiatrie subis
sait de profondes transformations. Ses maîtres furent Bleuler, Janet, Binet et
Floumoy. Bleuler s’efforçait avant tout de comprendre ses malades et d’établir
une relation affective avec eux. Il cherchait à « re-psychologiser » la psychia
trie203. Pierre Janet, auprès de qui Jung étudia pendant un semestre à Paris, exerça
une influence considérable sur lui. Jung lui doit les notions d’« automatisme psy
chologique », de « dédoublement de la personnalité », de « force » et de « fai
blesse psychologique », de « fonction de synthèse », d’« abaissement du niveau
mental » et d’« idées fixes subconscientes » (que Jung identifia ultérieurement
aux « complexes » de Ziehen et aux « réminiscences traumatiques » de Freud).
Jung apprit encore de Janet la distinction entre les deux névroses fondamentales :
l’hystérie et la psychasténie (à laquelle il substitua la distinction entre hystérie
extravertie et schizophrénie introvertie). Jung cite l’ouvrage de Binet sur les alté
rations de la personnalité et, bien qu’il ne cite pas son livre sur les deux types d’in
telligence204, il semble peu probable qu’il n’ait pas connu ce livre et ne s’en soit
pas inspiré dans sa description des types introverti et extraverti. Jung reconnais
sait toute l’aide et l’inspiration dont il était redevable à Théodore Floumoy. Il
n’aurait pas pu comprendre aussi bien son jeune médium de Bâle sans l’étude de
Floumoy sur Hélène Smith. C’est aussi à Floumoy que Jung devait l’intérêt qu’il
portait au phénomène de la cryptomnésie.
Pour ce qui est de la psychanalyse, Jung accueillit avec enthousiasme la nou
velle méthode d’exploration de l’inconscient préconisée par Freud, celle des
associations libres ainsi que l’affirmation selon laquelle les rêves peuvent être
interprétés et par conséquent utilisés en psychothérapie. Il accepta de même les
idées de Freud sur l’influence persistante de l’enfance et des premières relations
avec les figures parentales. Plus tard, Jung substitua, il est vrai, ses propres
méthodes et ses idées à ces trois grandes innovations de Freud, mais c’est à lui
qu’il dut l’impulsion décisive. En revanche, Jung n’accepta jamais les idées de
Freud sur le rôle de la sexualité dans les névroses, sur le symbolisme sexuel, ni
sur le complexe d’Œdipe.
205. Alphonse Maeder, « Über die Funktion des Traumes », Jahrbuch fiir psychoanaly
tische und psychopathologische Forschungen, IV (1912), p. 692-707 ; « Über das
Traumproblem », V (1913), p. 647-686.
206. Herbert Silberer, « Zur Symbolbildung », Jahrbuch fiir psychoanalytische und psy
chopathologische Forschungen, IV (1912), p. 607.
207. W. Leibbrand, « Schellings Bedeutung fiir die moderne Medizin », Atti del XIVe
Congresso Internationale di Storia délia Medicina, vol. H, Rome, 1954.
208. Rose Mehlich, J.G., Fitches Seelenlehre und ihre Beziehung sur Gegenwart, Zurich,
Rascher, 1935.
209. Voir chap. rv, p. 235-236.
210. Ceci a été bien expliqué par Paul Sucher, Les Sources du merveilleux chez E.T.H.
Hoffmann (Paris : Alcan, 1912), p. 132-133.
752 Histoire de la découverte de l’inconscient
montrait comment son souvenir refoulé s’exprimait sous des formes symbo
liques. Transposées en termes psychologiques, ces idées correspondraient à
l’image jungienne de l’homme dont l’âme féminine est refoulée et aux symboles
de l’anima. Quant à Nietzsche, Jung le cite couramment, et il est possible qu’il lui
ait emprunté les concepts de l’ombre et du vieux sage.
Nous ignorons quelle contribution les mystiques et les occultistes ont apportée
à la pensée de Jung, ou s’ils ont simplement été pour lui des objets d’études. Les
philosophes romantiques, qui figurent parmi les sources directes de Jung, avaient
eu eux-mêmes une longue suite de précurseurs, depuis les gnostiques et les alchi
mistes jusqu’à Paracelse, Boehme, Swedenborg, Saint-Martin, von Baader et
Fabre d’Olivet. En certains de ces hommes, Jung se plaisait à saluer les pionniers
de la psychologie de l’inconscient.
Jung semble avoir subi l’influence de l’œuvre de l’ethnologue allemand Adolf
Bastian, érudit, grand voyageur et écrivain prolifique, qui énonça une théorie des
« pensées élémentaires »218. Bastian soutenait que la théorie de la diffusion ne suf
fisait pas à expliquer l’existence des mêmes rites, mythes et pensées à travers le
monde entier. Seule, disait-il, une théorie de la structure universelle de l’esprit
humain pouvait en rendre compte. Ces idées conduisirent un psychiatre italien,
Tanzi, à établir un parallèle entre les hallucinations et les délires de ses malades
paranoïdes et les rites et croyances de certains peuples primitifs219. Un autre eth
nologue allemand, Léo Frobenius, édifia une théorie suivant laquelle l’humanité
avait passé par trois visions du monde successives. La plus ancienne était la
vision « animaliste » où l’homme adorait les animaux. Les débuts de l’agricul
ture donnèrent naissance à une nouvelle vision du monde, centrée sur le pro
blème de la mort et sur le culte des morts. Puis ce fut F « époque du Dieu-Soleil »,
dominée par le culte du Soleil. Les hommes croyaient que les âmes des défunts
suivaient le soleil dans le monde souterrain, et cette croyance donna naissance à
d’innombrables histoires de héros mythiques engloutis par un monstre à l’inté
rieur duquel ils cheminaient avant de resurgir pour une nouvelle vie220. Jung
reconnut ce mythe fondamental dans les fantasmes subconscients de miss Miller,
et, pendant quelque temps, ses élèves et lui le retrouvèrent chez des malades du
Burghôlzli221. On peut se demander dans quelle mesure ce mythe a pu inspirer
certains traits de son propre « voyage à travers l’inconscient ». L’ouvrage d’Al-
brecht Dieterich, Mutter-Erde (La Terre-Mère)222, pourrait avoir en partie inspiré
à Jung l’idée de la magna mater et de son symbolisme.
Il est difficile de déterminer ce qui, dans la littérature asiatique, a servi de
source ou de stimulant à la pensée de Jung. Ses conversations avec des hommes
comme Richard Wilhelm et Heinrich Zimmer furent sans doute les plus
décisives.
218. Adolf Bastian, Ethnische Elementargedanken in der Lehre vom Menschen, Berlin,
1895.
219. Eugenio Tanzi, « Il Folk-Lore nella Patologia Mentale », Rivista di Filosofia Scienti-
fica, IX (1890), p. 385-419.
220. Léo Frobenius, Das Zeitalterdes Sonnengottes, Berlin, George Reiner, 1904.
221. Jan Nelken, « Analytische Beobachtungen über Phantasien eines Schizophrenen »,
Jahrbuch fiir psychoanalytische und psychopathologische Forschungen, IV (1912), p. 504-
562.
222. Albrecht Dieterich, MutterErde. Ein Versuch über Volksreligion, Leipzig, 1905.
754 Histoire de la découverte de l’inconscient
Nous avons déjà mentionné que la pensée de Jung fut stimulée par des romans
comme Imago de Spitteler, Tartarin sur les Alpes d’Alphonse Daudet, Elle de
Rider Haggard et L’Atlantide de Pierre Benoît. Un autre romancier, Léon Dau
det, énonça des idées qui présentent de remarquables parallèles avec les théories
psychologiques de Jung223.
223. Léon Daudet, L’Hérédo, essai sur le drame intérieur, Paris, Nouvelle Librairie natio
nale, 1917.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 755
L’influence de Jung s’est exercée à travers sa personnalité, ses idées, ses dis
ciples, ses anciens malades, son école. Au début, elle se limita à la psychiatrie et
à la psychothérapie, mais, après 1920, elle s’étendit aux milieux religieux et à
l’histoire de la culture. Plus tard, son œuvre attira aussi l’attention des socio
logues, des économistes et des spécialistes en sciences politiques.
Jung se fit d’abord connaître par ses recherches fondées sur le test des associa
tions verbales, méthode qui existait déjà avant lui, mais dont il fit le premier test
projectif226. Celui-ci fut appliqué quotidiennement dans les hôpitaux psychia
triques suisses et il contribua à la création du test de Rorschach. Bien que ses ten
tatives d’appliquer le test en criminalistique aient échoué, ses recherches furent
reprises par d’autres expérimentateurs et aboutirent à l’invention du détecteur de
mensonges.
Vinrent ensuite les études de Jung sur la schizophrénie, dans la ligne de ce que
Bleuler avait entrepris pour comprendre ses malades et établir une relation avec
eux. Nous avons vu comment Jung découvrit d’abord des « complexes », puis
des « archétypes » à la racine des symptômes. Il contribua grandement à promou
voir la psychothérapie de la schizophrénie et il devança les recherches des ana
lystes existentiels contemporains dans leurs efforts pour comprendre et rendre
intelligible l’expérience subjective des schizophrènes. Un certain nombre de psy
chiatres, tant jungiens que non jungiens, ont noté des analogies entre les mythes
universels et l’expérience subjective des schizophrènes227.
Plusieurs disciples de Freud ont dûment reconnu les contributions de Jung à la
psychanalyse228. Celui-ci a introduit les termes de « complexe » et d’« imago »,
et il fut l’instigateur de l’analyse didactique. S’il faut en croire Jung, ce fut lui qui
attira l’attention de Freud sur les Mémoires de Schreber. Les critiques de Jung sur
la façon dont Freud avait interprété le cas de Schreber amenèrent Freud à réviser
sa théorie de la libido et à introduire la notion de narcissisme. L’intérêt porté par
Jung aux mythes et ses Métamorphoses de l’âme et ses symboles encouragèrent
224. Léon Daudet, Le Monde des images. Suite de « L’Hérédo », Paris, Nouvelle Librairie
nationale, 1919.
225. C.G. Jung, The Interprétation of visions (séminaires inédits, hiver 1934, XI, p. 25).
226. Voir Bruno Klopfer et al., « C.G. Jung and Projective Techniques », Spécial issue of
the Journal of Projective Techniques, XIX, n° 3 (1955), p. 225-270.
227. Voir par exemple John Weir Perry, The Self in Psychotic Processes, Its Symbolization
in Schizophrenia, University of California Press, 1953 ; John Custance, Weisheit und Wahn,
Zurich, Rascher, 1954 ; John Staehelin, « Mythos und Psychose », SchweizerArchivfiir Neu
rologie und Psychiatrie, LXVIJI, 1951, p. 408-414.
228. Sheldon T. Selesnick, « C.G. Jung’s Contributions to Psychoanalysis », American
Journal of Psychiatry, CXX (1963), p. 350-356.
756 Histoire de la découverte de l’inconscient
Freud à écrire Totem et tabou. Les psychanalystes d’enfants ont adopté les tech
niques de la thérapie jungienne par le dessin et la peinture. Plus récemment, un
certain nombre d’analystes ont discrètement énoncé des idées présentant cer
taines ressemblances avec celles de Jung. Erikson, par exemple, décrit le déve
loppement de l’individu en huit étapes, dont les cinq premières correspondent
aux stades du développement libidinal selon Freud, mais dont les trois dernières
paraissent inspirées de la conception jungienne de l’individuation229.
Une des techniques de Jung dite de l’imagination active a inspiré à Desoille sa
méthode du rêve éveillé230. Desoille demande à son malade, étendu sur un divan,
d’imaginer qu’il est soulevé dans les airs et qu’il monte de plus en plus haut dans
le ciel ; le patient décrit alors au thérapeute toutes les images qui se présentent à
son esprit, ce qui permet à celui-ci d’explorer son inconscient.
De nombreux thérapeutes ont adopté, sous des formes différentes, la méthode
jungienne de peinture mettant en jeu l’inconscient ; les psychanalystes y
recourent aussi dans la psychothérapie des enfants et des malades mentaux. Un
des disciples de Jung, Hans Trüb, estime que l’unique facteur de guérison dans
toutes les psychothérapies consiste dans la rencontre entre le thérapeute et le
patient231. En développant cette théorie, il en vint à se séparer de Jung, tout en
maintenant avec lui des rapports de « loyal antagonisme » suivant ses propres
termes. H.K. Fierz a systématisé la thérapie jungienne de la maladie mentale232.
Vers 1909, Jung s’était intéressé à la médecine psychosomatique, et C.A. Meier
mit au point une approche jungienne dans ce domaine233. Hans Illing introduit
une variante de thérapeutique de groupe à partir de principes jungiens234.
Il convient aussi de signaler que l’association des Alcooliques anonymes doit
indirectement son existence à Jung.
Cette histoire, assez peu connue, s’est trouvée éclairée par la publication
récente d’un échange de lettres entre l’un des cofondateurs des A.A. et Jung235.
Aux environs de 1931, un malade alcoolique américain, Roland H. vint trouver
C.G. Jung qui lui administra un traitement psychothérapique pendant environ
une année, mais une rechute se produisit peu après. Il revint vers Jung qui lui dit
franchement qu’il n’y avait rien à espérer d’une reprise du traitement médical ou
psychiatrique. Roland H. lui demanda s’il existait quelque autre espoir, et Jung
lui répondit que la seule possibilité consistait dans une expérience spirituelle ou
religieuse susceptible de renouveler toutes ses motivations. Roland H. adhéra au
groupe d’Oxford où il fit l’expérience de la conversion, fut libéré de son impul
229. Erik Erikson, Childhood and Society, New York, W.W. Norton, 1950, p. 219-234.
230. Robert Desoille, Exploration de l’affectivité subconsciente par la méthode du rêve
éveillé, Paris, D’Artrey, 1938.
231. Hans Trüb, Heilung aus der Begegnung, Stuttgart, Klett, 1951.
232. H.K. Fierz, Klinik und Analytische Psychologie, Zurich, Rascher, 1963.
233. C.A. Meier, « Psychosomatik in Jungscher Sicht », Psyché, IX (1962), p. 625-638.
234. Hans A. Illing, International Journal of Group Therapy, VH (1957), p. 392-397 ;
« C.G. Jung on the Présent Trends in Group Psychotherapy », Human Relations, X (1957),
p. 77-83.
235. « Bill W. - Cari Jung Letters », AA. Grapevine. The International Monthly Journal of
Alcoholics Anonymous, XIX, n° 8 (janvier 1963), p. 2-7. (L’auteur remercie Mrs. Paula Car-
penter de lui avoir procuré un exemplaire de ce numéro.)
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 757
236. Voir « Bill’s Story », dans Alcoholics Anonymous, New York, Works Publishing,
1939, p. 10-26.
237. HJ. Eysenck, Dimensions of Personality, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1947,
p. 10-14. Trad. franç. : Les Dimensions de la personnalité, Paris, PUF.
238. P. Plattner, Glilcklichere Ehen, Berne, Hans Huber, 1950.
239. Arnold J. Toynbee, A Study ofHistory, Londres, Oxford University Press, 1954, VII,
p. 722-736 ; 1954, X, p. 225-226.
240. David Riesman, The Lonely Crowd, New Haven, Yale University Press, 1950.
758 Histoire de la découverte de l’inconscient
241. C.G. Jung et Karl Kerenyi, Eine Einfiihrung in das Wesen der Mythologie, Zurich,
Rascher, 1941. Trad. franç. : Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Petite Biblio
thèque Payot, 1968.
242. W. Pauli, « Der Einfluss archetypischer Vorstellungen auf die Bildung naturwissens-
chaftlicher Theorien bei Kepler », in C.G. Jung et W. Pauli, Naturerkldrung und Psyché,
Zurich, Rascher, 1952.
243. F.M. Comford, The Unwritten Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press,
1950, p. 10-13.
244. Max Frischknecht, « Die Religion in der Psychologie C.G. Jungs », Religiôse Gegen-
wartsfragen, Heft 12, Berne, Haupt, 1945.
245. Hans Schar, Religion undSeele in der Psychologie C.G. Jungs, Zurich, Rascher, 1946.
246. Hans Schar, Erlosungsvorstellungen und ihre psychologischen Aspekte, Zurich, Ras
cher, 1950.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 759
La vie économique, d’après Bôhler, est moins régie par les intérêts du pays que
par des impulsions collectives issues des fantasmes et des mythes. Ou, plus pré
cisément, tandis que la production est le résultat d’un processus rationnel, la
consommation dépend d’impulsions irrationnelles analogues aux pulsions éro
tiques. L’imagination est le véritable promoteur du progrès économique : le
258. Dietrich Schindler, Verfassungsrecht und Soziale Struktur, Zurich, Schulthess, 1931.
259. Hans Fehr, «Primitives und germanisches Recht. Zur Lehre vom Archetypus»,
Archiv fiirRechts- und Sozialphilosophie, vol. XLI (1954-1955).
260. Hans Marti, Urbild und Verfassung, Berne, 1958.
261. Erich Fechner, Rechtsphilosophie. Soziologie und Metaphysik des Rechts, Tubingen,
J.C.B. Mohr, 1956.
262. Max Imboden, Die Staatsformen. Versuch einer psychologischen Deutung staats-
rechtlicher Dogmen, Bâle et Stuttgart, Helving und Lichtenhahn, 1959.
Cari Gustav Jung et la psychologie analytique 761
C’est le sort de tous les innovateurs d’ignorer ce que deviendra leur œuvre
parce que sa diffusion dépend moins de sa valeur intrinsèque que de facteurs
matériels, de circonstances historiques et des fluctuations de la mentalité
collective.
Les systèmes de Freud et de Jung présentent une ressemblance fondamentale,
en ce sens qu’ils dérivent tous les deux d’une « maladie créatrice » ayant abouti
à une méthode psychothérapique. L’un et l’autre proposent un voyage dans l’in
conscient sous la forme d’une analyse didactique ou thérapeutique. Mais les deux
voyages sont très différents. Ceux qui entreprennent une analyse freudienne ne
tarderont pas à contracter une intense névrose de transfert, feront des rêves freu
diens et découvriront leur complexe d’Œdipe, leur sexualité infantile et leur
angoisse de castration. Ceux qui entreprennent une analyse jungienne auront des
rêves jungiens, affronteront leur ombre, leur anima, leurs archétypes et travail
leront à leur individuation. Un psychanalyste freudien qui se soumettrait à une
analyse jungienne se sentirait tout aussi désorienté que Méphistophélès dans la
seconde partie du Faust, lorsqu’il découvre avec étonnement qu’il existe un autre
Enfer avec ses propres lois. (La différence entre l’inconscient freudien et l’in
conscient jungien trouverait en effet une assez bonne illustration dans le
contraste entre la Nuit de Walpurgis sur le Blocksberg, avec ses démons et ses
sorcières, et la Nuit de Walpurgis classique, avec ses figures mythologiques.)
C’est également pour cette raison que l’attitude de la plupart des gens à l’égard
de Freud et de Jung dépend davantage de leurs convictions personnelles que d’un
examen objectif des faits. Certains auront l’impression que Freud s’appuie sur la
base solide des faits scientifiques, tandis que Jung se perd dans un mysticisme
nébuleux. D’autres estimeront que Freud prive l’âme humaine de son auréole de
762 Histoire de la découverte de l’inconscient
mystère263 et que Jung sauve ses valeurs spirituelles. Freud lui-même, diront-ils,
n’a-t-il pas choisi, comme épigraphe de son Interprétation des rêves, le vers de
Virgile : Flectere si nequeo Superos, Acheronta rnovebo (Si je ne puis fléchir les
cieux, je soulèverai les enfers), tandis que la devise de Jung pourrait être un autre
vers de Virgile264 : Carmina vel coelo possunt deducere lunam (Avec des incan
tations on peut faire descendre la lune des cieux).
Ainsi, ceux-là mêmes qui voient en Freud le sorcier qui réduit l’homme à ses
instincts diaboliques, sont prêts à voir en Jung le magicien capable de faire mou
voir la lune.
Avec le temps, l’œuvre de Jung subira probablement certaines transforma
tions. D’abord pour une raison d’ordre général : c’est le sort de toute idéologie
que chaque génération soit portée à la voir dans une perspective nouvelle. Mais
dans le cas de Jung, il y a plus. Son œuvre est essentiellement connue aujourd’hui
par les livres, articles et conférences publiés de son vivant et réunis dans ses
Œuvres complètes. Quand la totalité de ses séminaires dactylographiés seront
édités, la personnalité et l’œuvre de Jung apparaîtront dans une perspective nou
velle, et plus encore quand ses lettres seront publiées. Et lorsque paraîtront enfin
son Livre rouge, son Livre noir, et peut-être même son journal, il n’est pas impos
sible qu’il nous apparaisse sous un jour nouveau et tout à fait inattendu. Non seu
lement la vie d’un homme, mais aussi son image et son influence posthumes
peuvent subir une succession imprévisible de métamorphoses.
263. Ces sentiments sont très bien exprimés dans une lettre de Cari Burckardt à Hofinanns-
thal. Voir Hugo von Hofmannsthal-Carl Burckardt, Briefivechsel, Francfort-sur-le-Main, Fi
scher, 1957, p. 161-163.
264. Virgile, VIIF Églogue.
CHAPITRE X
Naissance et essor
de la nouvelle psychiatrie dynamique
S’il est si difficile d’écrire l’histoire, c’est en partie parce que nous sommes
toujours portés à décrire les événements du passé en fonction de la signification
qu’ils ont acquise aujourd’hui. Mais les hommes d’autrefois ont vu les événe
ments contemporains selon leur propre optique. Ils ont accordé de l’importance à
des faits qui sont maintenant oubliés ou jugés insignifiants, ils se sont engagés
dans des controverses véhémentes sur des sujets que nous avons peine à
comprendre aujourd’hui, tandis que des événements qui nous apparaissent
comme décisifs ont passé presque inaperçus au moment où ils se sont produits.
Les historiens doivent décrire les événements du passé dans la perspective de
l’époque correspondante, mais insister aussi sur ceux que nous considérons
aujourd’hui comme décisifs.
C’est pourquoi, après avoir étudié le cadre social, politique, culturel et médical
de la nouvelle psychiatrie dynamique et tenté de résumer les idées de ses quatre
grands représentants, Janet, Freud, Adler et Jung, il nous reste à esquisser les
relations complexes de ces grands systèmes entre eux, leurs rapports avec des
systèmes moins importants, dans le tableau général des événements de l’époque.
Nous prendrons pour point de départ la célèbre communication de Charcot sur
l’hypnotisme, présentée en février 1882, qui ouvre une ère nouvelle, et nous nous
arrêterons à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, parce que, après cette date,
nous manquons du recul nécessaire à une vision synthétique.
« Sur les divers états nerveux déterminés par l’hypnotisation chez les hysté
riques w1. Cette communication avait pour but de proposer une description rigou
reusement objective des états hypnotiques en termes purement neurologiques.
Dans ses manifestations les plus complètes, telles qu’elles peuvent s’observer
chez les femmes hystériques. Charcot décrit ainsi l’hypnose :
Elle comprend trois états qui peuvent se suivre selon un ordre quelconque ou
se présenter isolément. Dans l'état cataleptique, le sujet conserve les attitudes
qu’on lui impose ; ses réflexes tendineux sont abolis ou très affaiblis, il a de
longues pauses respiratoires ; on peut provoquer chez lui des impulsions auto
matiques variées. Dans l’état léthargique, les muscles sont flasques, la respira
tion est profonde et précipitée, les réflexes tendineux sont « remarquablement
exaltés » ; on note une « hyperexcitabilité musculaire », c’est-à-dire une aptitude
des muscles à entrer en contraction sous l’influence d’une excitation mécanique
portée sur le tendon, sur le muscle lui-même ou le nerf dont il est tributaire. Dans
l’état somnambulique, les réflexes tendineux sont normaux, il n’y a pas d’exci
tabilité neuromusculaire, mais certaines excitations cutanées légères peuvent
déterminer dans un membre un état de rigidité. On note habituellement une
« exaltation de certains modes encore peu étudiés de la sensibilité cutanée, du
sens musculaire et de quelques-uns des sens spéciaux ». Il est facile en général de
provoquer chez le sujet, par voie d’injonction, les actes automatiques les plus
compliqués et les plus variés. On peut amener un patient de l’état cataleptique ou
léthargique à l’état somnambulique par une friction légère sur le vertex. Une
légère compression des globes oculaires fait passer du somnambulisme à la
léthargie.
1. J.M. Charcot, « Sur les divers états nerveux déterminés par F hypnotisation chez les hys
tériques », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, XCIV
(1882) (1), p. 403-405.
2. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, Paris, Alcan, 1919,1, p. 155.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 765
paré d’une façon assez inattendue par les hypnotiseurs de foire3. Hansen (en
Allemagne et en Autriche) et Donato (en Belgique, en France, en Suisse et en Ita
lie) allaient de ville en ville, organisant des séances publiques d’hypnotisme, atti
rant des foules nombreuses et provoquant souvent après leur départ des épidé
mies psychiques. Maints neurologues et psychiatres eurent l’occasion d’assister
à ces séances et certains en conclurent « qu’il devait bien y avoir là quelque
chose ». Le physiologiste Charles Richet fut l’un des premiers à oser faire des
expériences dans ce domaine apparemment nouveau et à en publier les résultats
dans une revue scientifique4. C’est ce qui encouragea probablement Charcot à
entreprendre ses propres expériences, et, à mesure que ses recherches progres
saient, d’autres savants se sentirent encouragés à utiliser l’hypnose.
Avant la communication de Charcot, un neurologue de Breslan, Heidenhain,
impressionné par les exploits de Hansen, avait adopté sa méthode et publié en
1880 un ouvrage sur l’hypnotisme5. En Autriche, Moritz Benedikt l’avait
essayée quelque temps et Josef Breuer suivit son exemple. L’hypnotisme avait
aussi ses partisans en Belgique, et à Nancy on parlait tellement des cures de Lié-
beault qu’en 1882 la Société médicale de cette ville consacra une de ses réunions
à l’hypnotisme. Bernheim rendit visite à Liébeault, fut favorablement impres
sionné et décida d’adopter et de perfectionner la méthode6. L’attention du public
avait aussi été attirée sur ces phénomènes, et l’hypnotisme était un sujet couram
ment traité dans les journaux7.
A partir de cette date, soit en vertu de la caution de Charcot, soit pour d’autres
raisons, « une barrière fut brisée » (selon l’expression de Janet) et le public fut
submergé sous un déluge de publications sur l’hypnotisme. Mais d’importantes
divergences ne tardèrent pas à apparaître entre les auteurs. En 1883, Bernheim lut
une communication devant la Société médicale de Nancy, définissant l’hypnose
comme un simple sommeil, produit par la suggestion et susceptible d’applica
tions thérapeutiques. Cette conception équivalait à une déclaration de guerre
contre les idées de Charcot, puisqüe, pour lui, l’hypnose était un état physiolo
gique très différent du sommeil, un état réservé aux individus prédisposés à
l’hystérie et sans possibilité d’utilisation thérapeutique.
L’année suivante, en 1884, la « guerre » entre les deux écoles changea de ter
rain. Un juriste de Nancy, Liégeois, avait suggéré à des sujets hypnotisés de
commettre des crimes, leur fournissant à cet effet des armes inoffensives8. Il
amena ainsi les sujets à commettre des simulacres de meurtres. L’École de la Sal
3. A. Jacquet, Ein halbes Jahrhundert Medizin, Bâle, Benno Schwabe, 1929, p. 169-171.
4. Charles Richet, « Du somnambulisme provoqué », Journal de l’anatomie et de la phy
siologie normale et pathologique de l’homme et des animaux, n (1875), p. 348-377.
5. Rudolf Heidenhain, Der sog thierische Magnetismus. Physiologische Beobachtungen,
Leipzig, Breitkopf und Hartel, 1880.
6. Voir chap. n, p. 120.
7. Robert G. Hillman, « A Scientific Study of Mystery : The Rôle of the Medical and Popu-
lar Press in the Nancy-Salpêtrière Controversy on Hypnotisai », Bulletin of the History of
Medicine, XXXIX (1965), p. 163-182.
8. Jules Liégeois, « De la suggestion hypnotique dans ses rapports avec le droit civil et le
droit criminel », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, CXXII
(1884), p. 155.
766 Histoire de la découverte de l’inconscient
pêtrière n’accepta pas les conclusions que Liégeois tirait de ces expériences, et
l’opuscule de Bernheim sur la suggestion suscita de vives critiques à Paris9.
En 1885, alors que l’hypnotisme et l’hystérie étaient au centre de toutes les
préoccupations, Charcot fit ses cours sur les paralysies traumatiques, les accom
pagnant de démonstrations cliniques dans lesquelles il reproduisait des paralysies
analogues en hypnotisant des individus prédisposés. Charcot et nombre de ses
auditeurs estimaient que ces démonstrations prouvaient scientifiquement la psy
chogenèse des paralysies traumatiques. Nous avons vu que les expériences de
Charcot eurent une portée plus grande10. Croyant pouvoir assimiler le mécanisme
de ces paralysies traumatiques à celui des paralysies hystériques, Charcot ratta
cha ces paralysies traumatiques à l’hystérie. Cette nouvelle terminologie suscita
une vive opposition, surtout en Allemagne, et ranima les controverses sur l’im
portance relative des facteurs organiques et fonctionnels dans l’étiologie des
paralysies traumatiques. L’opposition aux nouvelles conceptions de Charcot sur
l’hystérie se renforça parmi les neurologues.
C’est alors, vers la fin de 1885, que Sigmund Freud obtint une bourse lui per
mettant de passer quatre mois à Paris. Voilà un exemple typique de ces événe
ments qui, rétrospectivement, s’avèrent décisifs, mais qui semblaient insigni
fiants en leur temps. C’est ce qui apparaît plus clairement encore si nous situons
les faits dans le cadre de la vie à Paris et à la Salpêtrière pendant ces quatre mois.
La lecture des journaux parisiens d’octobre 1885 à février 1886 montre que
cette période fut troublée un peu partout dans le monde. On y parle beaucoup des
rivalités anglo-russe en Asie centrale, franco-anglaise en Afrique et hispano-alle
mande en Océanie ; les Anglais envahissaient la Birmanie ; à Londres, un scan
dale fit suite aux révélations de la Pall Mail Gazette sur la prostitution des
mineures. Les Italiens envahissaient l’Érythrée ; les Canadiens français de Mont
réal étaient troublés par l’exécution du chef d’une rébellion indienne, Louis Riel.
La guerre civile faisait rage au Pérou ; les troupes des États-Unis supplantaient
les mormons à Sait Lake City ; plusieurs villes de France, de Belgique et des
États-Unis étaient secouées par l’agitation socialiste, des grèves et des émeutes
sanglantes. La guerre avait éclaté entre la Bulgarie et la Serbie, exacerbant dan
gereusement la rivalité entre la Russie et l’Autriche-Hongrie. La statue de la
Liberté venait juste d’être érigée à New York. En France, le général Boulanger,
l’idole des nationalistes, fut nommé ministre de la Guerre en janvier 1886, ce qui
rendit l’espoir à ceux qui rêvaient de revanche après la défaite de 1870-1871. De
nombreuses protestations s’élevaient contre le déluge de littérature et de pièces
de théâtre obscènes, et un scandale éclata à propos des concours des hôpitaux
parisiens : on disait qu’un examinateur avait communiqué les sujets à certains
candidats, avant l’épreuve. L’opinion publique était enthousiasmée par les spec
taculaires guérisons de la rage obtenues par Pasteur, et de tous les coins d’Europe
affluaient à Paris des gens qui avaient été mordus par des chiens enragés. Le
public semblait s’intéresser davantage à de nouvelles pièces comme la Sapho de
Daudet, à la visite incognito du roi de Bavière, Louis H, à Paris, et à l’exhibition
d’un groupe d’aborigènes australiens dans un parc zoologique. Le journal des
frères Concourt nous apprend que Charcot avait déménagé, l’année précédente,
dans la splendide demeure qu’il s’était fait construire au faubourg Saint-Germain
et que, selon la rumeur publique, sa fille Jeanne était amoureuse du fils d’Al
phonse Daudet, Léon, dont l’hésitation déplaisait fort à Charcot. Les revues
médicales rendaient fidèlement compte des cours de Charcot qui était alors à
l’apogée de sa gloire.
Sans aucun doute, la visite d’un jeune neurologue autrichien, à une époque où
tant d’hommes éminents venaient en pèlerinage à la Salpêtrière, « la Mecque de
la neurologie », dut apparaître comme franchement anecdotique. Et pourtant,
rétrospectivement, nous y voyons un des chaînons historiques reliant la nouvelle
psychiatrie dynamique à l’ancienne.
Sigmund Freud, qui venait d’obtenir le titre de Privat-Dozent à l’université de
Vienne, était l’auteur de plusieurs articles appréciés sur l’anatomie du système
nerveux, mais il avait connu des déboires dans ses recherches sur la cocaïne. Il
arriva à Paris en octobre 1885, après avoir rendu visite à sa fiancée à Wandsbek,
près de Hambourg. Jones rapporte que Freud vit Charcot pour la première fois le
20 octobre 1885 et prit congé de lui le 23 février 1886. Il nous faut encore exclure
de cette brève période la durée de la maladie de Charcot et les vacances de Noël
que Freud passa à Wandsbek ; mais les quelques rencontres qu’il eut avec Char
cot suffirent pour lui laisser une impression inoubliable. Il est évident que Freud
n’était pas venu à la Salpêtrière pour observer d’un œil critique les expériences
que Charcot effectuait sur ses hystériques, comme cela avait été le cas de Del-
bœuf. Freud était fasciné par la personnalité du grand homme. Il admirait en
Charcot non seulement la renommée universelle du neurologue, les dons artis
tiques, l’éloquence et les manières de l’homme du monde, mais aussi sa façon
d’aborder les hommes et les choses sans idées préconçues. Son séjour à Paris fut
cependant trop court pour lui permettre une connaissance approfondie de l’œuvre
du maître. Freud fut impressionné par les expériences que Charcot avait faites un
peu plus tôt sur les paralysies hystériques et par l’idée qu’une représentation
inconsciente pouvait être la cause de troubles moteurs11. Mais Freud se fit une
image inexacte et idéalisée de l’œuvre de Charcot. Ainsi, comme il apparaît clai
rement dans la notice nécrologique qu’il rédigea plus tard, il lui attribuait une
grande partie des idées sur l’hystérie qui revenaient en fait à Briquet12. Il exagé
rait l’importance accordée par Charcot à l’hérédité dissemblable (« dégénéres
cence » dans le jargon médical de l’époque) ; il ne semblait pas avoir lu la des
cription que Richer avait faite de la grande hystérie, dans laquelle ce dernier
expliquait que la crise hystérique reproduit souvent un traumatisme psychique,
notamment d’ordre sexuel13. S’il l’avait lue, Freud n’aurait pas été aussi surpris
d’entendre Charcot mentionner comme une chose évidente le rôle de la sexualité
dans les troubles névrotiques. Nous pouvons en conclure que les relations entre
Freud et Charcot n’étaient pas exactement celles qui unissent ordinairement le
disciple au maître : il s’agissait plutôt d’une « rencontre » existentielle. Charcot
fournit à Freud un modèle d’identification ainsi que le germe de l’idée d’un dyna
misme psychique inconscient.
Nous ignorons si Freud rencontra ou non Janet durant son séjour à la Salpê
trière. Freud protestait contre les bruits selon lesquels il aurait suivi les cours de
Janet à la Salpêtrière, ajoutant : « Pendant tout mon séjour à la Salpêtrière, le
nom même de Janet ne fut jamais prononcé »14. Il est vrai qu’à cette époque Janet
vivait au Havre où, en février 1883, il avait été nommé professeur de philosophie
au lycée15. Mais il lui arrivait de venir à Paris lors de ses congés, et il se rendait
alors à la Salpêtrière16. Le 30 novembre, à l’époque où Freud était à Paris, une
communication de Pierre Janet sur ses premières expériences avec Léonie fut
présentée par son oncle Paul Janet devant la Société de psychologie physiolo
gique, sous la présidence de Charcot17. Cette communication suscita un vif inté
rêt et des discussions passionnées, et il est peu vraisemblable que le nom de Janet
n’ait pas été prononcé à la Salpêtrière à cette occasion18. Mais nous n’avons
aucune preuve directe que Freud et Janet se soient rencontrés ou aient entendu
parler l’un de l’autre à cette époque.
Parmi les personnalités que Freud eut l’occasion de voir à Paris, figurait Léon
Daudet (le fils de l’écrivain Alphonse Daudet) qu’il rencontra au moins une fois
chez Charcot19. Bien qu’il fût encore étudiant en médecine, ce jeune homme très
doué était déjà connu dans les milieux mondains et on lui prédisait le plus brillant
avenir en politique, en littérature ou en médecine. Léon Daudet, qui était pourtant
un bon observateur et possédait une excellente mémoire des visages qu’il ren
contrait, ne semble pas avoir remarqué le neurologue viennois, puisqu’il ne fit
jamais aucune allusion à cette rencontre, alors que Freud garda un souvenir
durable du jeune Daudet20. Qui aurait pu soupçonner à cette époque que l’hôte
autrichien allait acquérir une renommée mondiale tandis que Léon Daudet ne ter
minerait pas ses études médicales, s’engagerait, à la tête du mouvement royaliste,
dans une carrière politique sans espoir, et qu’en dépit de dons littéraires remar
quables il n’écrirait jamais le chef-d’œuvre qu’on eût été en droit d’attendre de
lui ? On pourrait trouver de curieuses analogies entre Freud et Léon Daudet qui
avaient tous deux subi profondément l’influence de la personnalité de Charcot.
Certains romans de Léon Daudet traitent de l’inceste et d’autres déviations
sexuelles, de la morphinomanie et de l’hérédité psychopathique. Il écrivit aussi
directement sur les rêves éveillés et la personnalité humaine, en particulier sur le
moi et le soi, qualifiant son propre système psychologique de métapsychologie21.
14. Sigmund Freud, « Selbstdarstellung in Grote », Die Medizin der Gegenwart (1925) IV,
p. 1-52 (citation p. 4). Standard Edition, XX, p. 7-74.
15. Communication personnelle de madame Hélène Pichon-Janet.
16. Communication personnelle de madame Hélène Pichon-Janet.
17. Voir chap. vi, p. 362.
18. Ernst Freud, qui a été assez aimable pour parcourir, à la demande de l’auteur, les lettres
de Freud à sa fiancée, dit n’avoir pas trouvé mention de cette rencontre.
19. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, Paris, PUF, 1958,1, p. 206.
20. Ainsi qu’en témoignent deux lettres de Freud reproduites en traduction française dans
André Gaucher, L’Obsédé. Drame de la libido, avec lettres de Freud et de Pierre Janet, Paris,
André Delpech, 1925.
21. Léon Daudet, « Le moi et le soi », in L’Hérédo, Paris, Nouvelle Librairie nationale,
1917, p. 1-38.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 769
publia les résultats de ses séances avec Lucie ; rétrospectivement, on peut les
considérer comme la première cure cathartique26.
A Nancy, Bernheim publia une édition augmentée, sous forme de manuel, de
son premier opuscule sur la suggestion27. Ce manuel fit de lui un chef d’école, et
ceux qui s’intéressaient à l’hypnotisme commencèrent à affluer à Nancy pour le
voir, ainsi que Liébeault. Ce dernier, qui avait mené une vie des plus obscures,
fut soudain placé sous les feux de la rampe. Bernheim se proclamait lui-même le
disciple de Liébeault, ne manquait jamais une occasion de reconnaître ce qu’il lui
devait, et l’on s’étonnait qu’un professeur d’université ait pu devenir le disciple
d’un médecin de campagne. Mais en Italie, il se passait une chose encore plus
extraordinaire. Enrico Morselli, professeur de psychiatrie à l’université de Turin,
réputé pour sa finesse et sa distinction, assista à une démonstration d’hypnotisme
par Donato, se fit lui-même hypnotiser par cet homme rude et vulgaire, eut de
longs entretiens avec lui et publia un livre sur l’hypnotisme, consacrant trente
pages à faire l’éloge de Donato et à attaquer ceux qui, prétendument, le
plagiaient28.
En Angleterre, l’intérêt porté à l’hypnotisme était lié aux problèmes de para
psychologie. Myers, qui, en 1882, avait été l’un des fondateurs de la Society for
Psychical Research, entreprit une étude minutieuse de l’hypnotisme et de ce
qu’il appelait le moi subliminal, comme étape préliminaire aux études parapsy-
chologiques proprement dites. En 1886, il souligna l’analogie rapprochant l’état
hypnotique du génie, tout autant que de l’hystérie, et prédit que la poursuite des
recherches sur l’hypnotisme conduirait à des découvertes insoupçonnées sur la
nature humaine29. Cette même année, Edmund Gumey et Frederick Myers
publièrent Phantasms of the Living qui reste un classique de la
parapsychologie30.
En Autriche, l’événement le plus important de l’année fut probablement la
publication de Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing.
15 août 1887, une clinique pour le traitement hypnotique. A Berlin, Albert Moll
donna une conférence sur l’hypnothérapie devant un auditoire de médecins35.
L’accueil fut réservé, rapporte-t-il, mais une seconde conférence fut mieux
comprise. A Stockholm, Wetterstrand ouvrit un cabinet de traitement hypnotique
qui allait connaître un succès extraordinaire. A Paris, Bérillon, qui avait adopté
les idées de Bernheim, fut autorisé à donner une série de conférences sur l’appli
cation thérapeutique de l’hypnotisme, à l’École de médecine même, c’est-à-dire
dans ce qui était considéré comme le fief de Charcot36.
L’année 1888 fut considérée à l’époque comme une année de bouleversements
mondiaux. En Allemagne, on l’appela l’année fatidique : l’empereur
Guillaume Ier mourut en mars à l’âge de 91 ans ; mais son successeur,
Frédéric III, de tendance libérale, dont on attendait qu’il corrigeât la politique
autoritaire de son père, mourut trois mois plus tard, remplacé par le fantasque
Guillaume II. En France, la fièvre boulangiste ne faisait que monter et les natio
nalistes voyaient dans le général l’homme qui reprendrait l’Alsace-Lorraine. Les
Français, songeant maintenant à une alliance avec la Russie, souscrivaient avec
enthousiasme aux emprunts russes. Les puissances européennes se disputaient
âprement les dernières colonies disponibles ; les Européens considéraient la
colonisation comme une mission civilisatrice. Quand le Brésil abolit l’esclavage
en 1888, le reste du monde fut scandalisé d’apprendre qu’il avait existé jusqu’à
cette date.
Telle était l’atmosphère générale dans laquelle se développèrent la connais
sance et la pratique de l’hypnotisme. Cette année-là, Max Dessoir publia une
Bibliographie de l'hypnotisme moderne, qui comptait 801 titres récents, mais ne
mentionnait ni les articles sur le sujet parus dans les journaux et les revues popu
laires, ni les romans, nouvelles ou pièces de théâtre ayant pour thème l’hypno
tisme ou le dédoublement de personnalité37. L’hypnotisme recrutait sans cesse de
nouveaux adhérents. Le Suisse August Forel se rendit à Nancy, revint à Zurich
enthousiasmé par l’hypnotisme et publia un ouvrage dans lequel il se déclarait
convaincu que des crimes pouvaient être commis sous hypnose, et traitait égale
ment du phénomène de la résistance consciente et inconsciente sous hypnose38.
A Berlin, Preyer donna une série de conférences sur l’hypnotisme. En Belgique,
Masoin provoqua une discussion sur l’hypnotisme à l’Académie belge de méde
cine. En France, Binet à Paris et Janet au Havre poursuivaient des recherches ori
ginales et indépendantes sur le même sujet.
L’hypnotisme fit également l’objet de controverses judiciaires. Puisque
l’École de Nancy admettait la possibilité de crimes en état d’hypnose et que la
Salpêtrière la niait, les experts avaient d’excellents prétextes pour se livrer à des
joutes oratoires. Il en fut ainsi lors de la fameuse affaire Chambige39. En janvier
1888, dans une petite bourgade d’Algérie, on découvrit dans une villa le corps nu
35. Albert Moll, Ein Leben als Arzt der Seele, Erinnerungen, Dresde, Reissner, 1936, p. 31.
36. Docteur Crocq, L’Hypnotisme scientifique, 2e éd., Paris, Société d’éditions
scientifiques, 1900.
37. Max Dessoir, Bibliographie des modemen Hypnotismus, Berlin, Düncker, 1888.
38. August Forel, Der Hypnotismus und seine strafrechtiiche Bedeutung, Berlin et Leipzig,
Guttentag, 1888.
39. Anonyme, « L’affaire Chambige », Revue des grands procès contemporains, VII
(1889), p. 21-101.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 773
de madame Grille, sur un lit, avec, à ses côtés, un étudiant en droit âgé de 22 ans,
Henri Chambige, le visage ensanglanté par un coup de feu. Le mari de la victime
préféra croire que sa femme s’était laissé séduire sous hypnose. Chambige dit
qu’une violente passion les avait liés, qu’elle avait voulu clore cette affaire par un
double suicide et qu’à sa requête il l’avait tuée avant de se tirer lui-même une
balle dans la tête. L’accusation soutenait que Chambige l’avait hypnotisée, ou
qu’il avait peut-être eu recours à quelque drogue pour lui faire perdre conscience.
Chambige nia, mais n’en fut pas moins condamné à sept ans de travaux forcés.
Un peu partout régnait un vif intérêt pour l’hystérie. A la suite de Charcot et de
Strümpell, Moebius, en Allemagne, définit l’hystérie comme « des modifications
morbides produites dans le corps par des représentations »40.
L’année 1889 débuta par deux événements à sensation. Le 30 janvier, l’archi
duc Rodolphe, héritier du trône de la monarchie austro-hongroise, fut retrouvé
mort, tué par un coup de feu, dans le pavillon de chasse de Mayerling, forêt vien
noise, avec sa maîtresse, la jeune baronne Maria Vetsera. Le mystère entourant
cette double mort n’a jamais été éclairci. Ce fut un coup terrible pour l’empereur
François-Joseph et il s’ensuivit de graves problèmes de succession. Un autre évé
nement sensationnel fut le succès triomphal de Boulanger aux élections géné
rales en France. L’enthousiasme pour Boulanger était à son apogée, et l’on s’at
tendait à ce qu’il prît le pouvoir, mais, lorsque vint le moment d’agir, il n’osa pas
faire le geste décisif et s’enfuit en Belgique ; alors, son mouvement s’effondra.
La tension politique se relâcha ainsi en France, créant une atmosphère plus favo
rable pour l’Exposition universelle. Le gouvernement français l’avait organisée
pour célébrer le centenaire de la Révolution et pour montrer que, bien que vain
cue par l’Allemagne en 1870-1871, la France n’en restait pas moins une grande
puissance.
Un troisième événement à sensation fut la nouvelle que Frédéric Nietzsche,
frappé de graves troubles mentaux à Turin, avait été interné dans une institution
psychiatrique. Il devait passer le restant de ses jours dans un état de démence pro
fonde. Cette tragédie contribua à attirer l’attention sur l’œuvre de Nietzsche qui
devait, pendant une vingtaine d’années, exercer une influence extraordinaire sur
la jeunesse européenne.
L’Exposition universelle attira à Paris des foules énormes, désireuses notam
ment de voir la tour Eiffel et le Moulin rouge. Elle donna lieu aussi à une suite
ininterrompue de congrès internationaux : parfois il s’en tenait simultanément
cinq ou six. Les visiteurs avaient l’impression que l’activité intellectuelle n’avait
jamais été aussi vive en France. Notons, parmi les succès de cette année : La Bête
humaine de Zola, Thaïs d’Anatole France, Un homme libre de Barrés et Le Dis
ciple de Paul Bourget (inspiré par l’affaire Chambige). La thèse d’Henri Bergson
sur Les Données immédiates de la conscience assura la réputation du philo
sophe41. Son collègue, Pierre Janet, qui avait brillamment soutenu sa propre
thèse, L’Automatisme psychologique, était devenu célèbre, lui aussi, dans les
milieux philosophiques et psychologiques42. Un autre événement suscita de
40. P.J. Moebius, « Über den Begriff der Hystérie », Zentralblatt fur Nervenheilkunde, XI
(1888), p. 66-71.
41. Henri Bergson, Les Données immédiates de la conscience, Paris, Alcan, 1889.
42. Voir chap. vi, p. 000-000.
774 Histoire de la découverte de l’inconscient
43. E. Brown-Séquard, « Des effets produits chez l’homme par des injections sous-cuta
nées d’un liquide retiré des testicules frais de cobaye et de chien », Comptes rendus hebdo
madaires des séances et mémoires de la Société de biologie, 9e série, 1,1889, p. 415-419.
44. « Congrès international de psychologie physiologique », Revue philosophique, XXVHI
(1889) (II), p. 109-111,539-546.
45. Premier Congrès international de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique (Paris, 8-
12 août 1889), comptes rendus publiés par Edgar Bérillon, Paris, Doin, 1890.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 775
(Ce fut probablement la première fois que l’on entendit le mot « psychothéra
pie » dans un congrès.)
Le lendemain, 9 août, ce fut au tour de Bernheim de discuter de la valeur
comparée des diverses techniques utilisées pour produire l’hypnose et accroître
la « suggestibilité », d’un point de vue thérapeutique. Il déclara : « On n’est pas
hypnotiseur quand on a hypnotisé deux ou trois sujets qui s’hypnotisent tout
seuls. On l’est quand, dans un service d’hôpital, où l’on a de l’autorité sur les
malades, on influence huit à neuf sujets sur dix. » La communication de Bern
heim provoqua une discussion animée. Pierre Janet déclara « dangereuses » les
affirmations de Bernheim, parce qu’elles impliquaient « la suppression de toute
espèce de déterminisme », et il les jugea antipsychologiques, « car la psycholo
gie, comme la physiologie, a des lois que la suggestion est incapable de faire flé
chir ». A cela, Bernheim répondit qu’il y avait effectivement une loi fondamen
tale : « Toute cellule cérébrale, actionnée par une idée, tend à réaliser cette
idée. »
Le troisième jour, le 10 août, fut consacré aux applications pratiques de l’hyp
notisme, avec présentation de cas cliniques. Marcel Briand rapporta l’histoire
d’une dame qui, toutes les nuits à la même heure, se réveillait en poussant des
cris46. La suggestion : « Vous ne crierez plus ! », ne suffisait pas. Briand pria le
mari de l’interroger au moment de la crise. Il finit par comprendre que c’était un
cauchemar où elle se voyait enterrée vivante. Briand lui fit alors repasser sous les
yeux, sous hypnose, toute la scène de l’enterrement, lui affirmant qu’il l’arrache
rait aux croque-morts avant la fin, et que ce serait la dernière scène de ce genre.
La malade fut guérie, mais Briand préféra renforcer l’effet de la cure en répétant
la séance cinq jours plus tard, puis au bout d’un mois. Ensuite, Bourru et Burot
rapportèrent le cas d’une femme de 45 ans qui, à la suite de diverses épreuves,
était devenue sujette à des troubles hystériques graves47. Elle demanda à être
hypnotisée, se disant certaine que cet état lui ferait revivre une phase de son exis
tence remontant à deux ans. Sous hypnose, elle revécut effectivement des évé
nements heureux et ses symptômes disparurent temporairement. A partir de là,
l’« événement heureux » fut utilisé systématiquement pour traiter la malade.
Finalement, elle connut une alternance d’état maladif et d’état heureux — ce que
les auteurs interprétèrent comme un dédoublement de la personnalité. On pen
serait, au récit de cette histoire, que le traitement s’était soldé par un succès par
tiel, ayant fait passer la malade d’un état de maladie permanente à un état de santé
intermittente. Mais la communication contient une affirmation remarquable :
« Ce n’est pas tout de combattre les phénomènes morbides un à un par la sugges
tion. Ces phénomènes peuvent disparaître et la maladie persister. Ce n’est qu’une
thérapeutique de symptômes, ce n’est qu’un expédient. L’amélioration réelle et
durable ne s’est produite que lorsque l’observation attentive et logique nous a
conduits à l’origine même de la maladie. [...] Ce fut la constatation de ces crises
hallucinatoires qui nous donna l’idée de ramener la malade à cette époque de sa
vie par un changement provoqué de sa personnalité. »
46. Marcel Briand, Premier Congrès international de l’hypnotisme, op. cit., p. 182-187.
47. Bourru et Burot, Premier Congrès international de l'hypnotisme, op. cit., p. 228-240.
776 Histoire de la découverte de l’inconscient
d’espoir connurent une amélioration temporaire, si bien que les comptes rendus
hâtivement publiés renforcèrent encore cet espoir. Il ne fallut que quelques mois
pour qu’éclate la terrible vérité : les malades traités par cette nouvelle méthode
mouraient par centaines et par milliers57.
Dans le domaine de la psychologie, l’événement le plus important fut la publi
cation des Principes de psychologie de William James58. Le célèbre psychologue
de Harvard avait travaillé pendant douze ans à ce livre qui fut la première œuvre
importante de ce genre à paraître aux États-Unis ; l’ouvrage remporta un succès
immédiat et durable des deux côtés de l’Atlantique. Ce manuel abordait non seu
lement les divers aspects de la psychologie expérimentale, mais aussi les pro
blèmes de l’hypnotisme, du dédoublement de la personnalité et des recherches
parapsychologiques.
Entre-temps, les publications sur l’hypnotisme s’étaient à ce point multipliées
qu’il devenait impossible de se tenir au courant. Max Dessoir ajouta 382 titres
aux 801 publications recensées dans sa bibliographie de l’hypnotisme moderne
publiée en 1888. Un bon nombre de ces publications nouvelles traitaient du pro
blème du crime sous hypnose. H ne s’agissait pas là d’un problème purement aca
démique ; il y eut des batailles d’experts, lors des procès, et des discussions pas
sionnées dans les journaux.
57. Adolf Strümpell, Aus dem Leben eines deutschen Klinikers. Erinnerungen und
Beobachtungen, Leipzig, F.C.W. Vogel, 1925, p. 217-219.
58. William James, The Principles ofPsychology, 2 vol., New York, H. Holt, 1890.
59. Anonyme, « Michel Eyraud et Gabrielle Bompard », Revue des grands procès contem
porains, IX (1891), p. 19-107.
60. H. Bernheim, De la suggestion, Paris, Albin Michel, n.d„ p. 170-171.
61. J. Grasset, «Le roman d’une hystérique. Histoire vraie pouvant servir à l’étude
médico-légale de l’hystérie et de l’hypnotisme », La Semaine médicale, X (1890), p. 57-58.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 779
colporteur fut arrêté. Or, un enfant à terme naquit deux mois avant la date prévue.
La jeune mère reconnut alors la fausseté de ses accusations contre le colporteur,
précisant que, lors de ses séances hypnotiques avec les experts, elle avait entiè
rement simulé son comportement.
En 1891, Charcot défendit énergiquement ses positions contre les attaques de
l’École de Nancy. Son disciple, Georges Gilles de La Tourette, publia son grand
Traité de l’hystérie, synthèse de la doctrine de Charcot et réfutation des objec
tions de ses adversaires62. Pendant ce temps, Pierre Janet, nouvelle célébrité de la
Salpêtrière, élaborait son analyse psychologique ; il publia cette année-là l’his
toire de Marcelle, analysant en détail les relations entre symptômes, idées fixes
subconscientes et terrain constitutionnel63.
Le 25 mai eut lieu à Nancy une cérémonie en l’honneur de Liébeault, qui allait
prendre sa retraite, avec le banquet, les discours et les cadeaux habituels. A l’oc
casion de cette fête, on put se rendre compte du nombre de partisans que l’École
de Nancy comptait à travers le monde64. Un prix Liébault fut créé pour récom
penser la recherche sur l’hypnotisme.
A Vienne, Moritz Benedikt reformulait sa théorie de l’hystérie : cette névrose,
disait-il, reposait sur une vulnérabilité innée et acquise du système nerveux, mais
avait pour cause immédiate, soit un traumatisme psychique (qu’il s’agisse
d’hommes ou de femmes), soit un trouble fonctionnel du système génital ou de la
vie sexuelle sur lequel la femme préfère garder le secret, même vis-à-vis de ses
proches parents et de son médecin de famille65. Benedikt proclamait l’inefficacité
du traitement hypnotique de l’hystérie et la nécessité d’une psychothérapie au
niveau conscient. Le criminologue Hanns Gross, de Graz, publia en 1891 son
Manuel de l’enquêteur judiciaire qui contenait des observations perspicaces sur
les effets néfastes d’une frustration de l’instinct sexuel et les divers masques
qu’elle pouvait prendre66. A cette époque, Sigmund Freud s’intéressait encore
principalement à la neurologie ; il publia des articles sur les paralysies cérébrales
des enfants et son livre sur l’aphasie.
L’année 1892 apparut comme particulièrement violente : de nombreux atten
tats criminels furent commis par les anarchistes en Europe et en Amérique.
A Paris, l’étoile de Charcot avait vraiment terni, et, pour la première fois, il
essuya un sérieux échec. Il avait voulu voir Babinski élevé au rang de professeur
(il voyait probablement en lui son successeur), mais Bouchard contrecarra ses
projets. Babinski ne fut jamais nommé professeur et sa carrière universitaire fut
brisée. Charcot cherchait manifestement de nouvelles voies. Il avait été vivement
impressionné en voyant certains de ses malades revenir de Lourdes guéris de
leurs symptômes et il en était venu à la conclusion qu’il existait de puissants fac
teurs de guérison encore inconnus, que la médecine de l’avenir devrait apprendre
67. J.M. Charcot, « La foi qui guérit », Revue hebdomadaire, I (1892) ; Archives de neu-
rologia, XXV (1893), p. 72-87.
68. J.M. Charcot, « Sur un cas d’amnésie rétro-antérograde probablement d’origine hysté-
risque », Revue de médecine, XII (1892), p. 81-96. (Avec une suite d’A. Souques, même revue,
même année et même volume, p. 267-400, 867-881.)
69. Voir chap. vi, p. 391.
70. Voir chap. vi, p. 425.
71. Louis-Henri-Charles Laurent, Des états seconds. Variations pathologiques du champ
de la conscience, thèse méd. (Bordeaux, 1891-1892), n° 13, Bordeaux, Cadoret, 1892.
72. International Congress on Experimental Psychology. Second session, Londres, Wil
liams and Norgate, 1892.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 781
Strümpell rappelle que le rôle des facteurs psychologiques dans l’étiologie des
maladies physiques a été connu de tout temps, bien que certaines personnes
soient plus sensibles que d’autres à ces influences. Si des facteurs psycholo
giques peuvent être à l’origine d’une maladie, ils peuvent aussi la guérir. Bien
des guérisons s’expliquent moins par les agents médicamenteux eux-mêmes que
par la foi des malades en leur efficacité. La mode est aujourd’hui à l’hypnotisme
et à la suggestion. En fait, l’hypnose est efficace dans la mesure où le patient croit
en son pouvoir et en ignore la véritable nature. Un homme normal, sachant exac
tement ce qu’est l’hypnose, ne voudra guère se laisser hypnotiser, sans parler du
fait que l’hypnose est une forme grave d’hystérie artificielle. L’hypnose n’amène
aucune guérison que n’auraient pu obtenir d’autres méthodes. L’hypnotisme ne
se serait pas répandu à ce point si les jeunes médecins avaient reçu une meilleure
formation psychologique. Strümpell conclut son allocution en exprimant l’espoir
que l’enseignement de la psychologie sera rendu obligatoire dans les écoles de
médecine, au même titre que celui de la physiologie73.
Un jeune homme, Maurice, que sa mère avait gâté d’une façon exceptionnelle
et qui s’était extraordinairement attaché à elle dans son enfance, recherche des
femmes au tempérament maternel. Il tombe amoureux d’une femme frustrée qui
se sent vieillir ; cet amour a un caractère tragique à cause du manque de maturité
de Maurice et parce que sa maîtresse, madame Surgère, est une femme pieuse
tourmentée par des sentiments de culpabilité. Par ailleurs, sa fille adoptive,
Claire, est profondément amoureuse de Maurice, lequel songe à l’épouser après
73. Adolf Strümpell, Über die Entstehung und die Heilung von Krankheiten durch Vorstel-
lungen, Erlangen, F. Junge, 1892.
782 Histoire de la découverte de l’inconscient
un flirt sans conséquence, lorsqu’il sera fatigué de son aventure actuelle. Entre
temps, la famille a arrangé des fiançailles entre Claire et un homme assez âgé,
qu’elle respecte, mais n’aime pas. Claire souffre d’une grave dépression causée
par son secret qu’elle n’ose révéler à personne. Son état s’aggrave et elle est réel
lement sur le point de mourir, lorsque quelqu’un devine son secret et en obtient
l’aveu : il s’agit du docteur Daumier, un jeune neurologue de la Salpêtrière. En
psychothérapeute d’une habileté peu commune, le docteur Daumier démêle la
situation, en faisant prendre conscience à chacun des personnages de la cause
profonde de ses troubles. Il fait comprendre à Maurice quelle est en réalité la
situation et fait appel, avec succès, à son sens des responsabilités. Maurice met
fin à son aventure avec madame Surgère et décide d’épouser Claire qui, dès ce
moment, retrouve la santé. Pour madame Surgère, le docteur Daumier l’aide à
surmonter le choc de la rupture avec Maurice et la renvoie à son confesseur qui
la réconciliera avec la religion. Quant à l’homme auquel on avait fiancé Claire, le
docteur Daumier l’aide à prendre conscience de sa véritable vocation, la
prêtrise74.
empire colonial. Les anarchistes furent plus actifs que jamais et, le 9 décembre,
Vaillant jeta une bombe à la Chambre des députés. Cet incident fut suivi par la
déclaration mémorable du président : « Messieurs, la séance continue. »
A la Salpêtrière se manifestaient lentement de nouvelles tendances. Tandis que
Janet poursuivait son analyse psychologique de l’hystérie, Babinski était à la
recherche de critères neurologiques précis pour définir les symptômes hysté
riques et les distinguer des symptômes organiques (ce qui devait le conduire à la
découverte du réflexe cutané-plantaire, ainsi que du « signe de Babinski »).
A Vienne, les controverses pour'ou contre l’hypnotisme étaient plus vives que
jamais. Krafft-Ebing publia une série de recherches sur l’hypnose qui se heurtè
rent à de véhémentes critiques de Benedikt, non seulement dans les réunions de
médecins, mais dans la presse quotidienne75. Sigmund Freud, dont la réputation
de neurologue était déjà solidement établie, commençait à se faire connaître en
neuropsychiatrie. Nous avons vu qu’en 1893 Freud traitait encore ses malades
selon la méthode de Bernheim, mais il n’en rendait pas moins hommage à Char
cot dans un article consacré aux différences entre paralysies organiques et para
lysies hystériques76. Freud, apparemment, ne se rendait pas bien compte de l’évo
lution qui se faisait sentir à Paris ; son article correspondait à la doctrine
professée à la Salpêtrière en 1886, mais, vu la nouvelle direction prise avec
Babinski, il apparaissait légèrement suranné en 1893. Cependant Freud rédigea
aussi, en collaboration avec Breuer, un article sur « le mécanisme psychique des
phénomènes hystériques », proposant une nouvelle théorie qui combinait les
idées de Janet avec celles de Benedikt. Cet article fut accueilli favorablement. Il
donna lieu à un compte rendu objectif dans la Revue neurologique le même mois,
et à plusieurs analyses dans des revues allemandes77. Obersteiner cite cet article
dans son ouvrage sur l’hypnotisme comme une « application très intéressante de
la suggestion hypnotique »78. En Angleterre, Myers y vit une confirmation de sa
propre conception du moi subliminal79. Michell Clarke, dans Brain, lui consacra
un commentaire détaillé et favorable80. En Belgique, Dallemagne donna un bon
résumé de la théorie Breuer-Freud, tout en exprimant quelques réserves81. Janet
écrivait : « Nous sommes heureux que plusieurs auteurs et en particulier
MM. Breuer et Freund (sic) aient confirmé récemment notre interprétation déjà
ancienne des idées fixes subconscientes chez les hystériques »82. Benedikt qui,
comme Janet, était cité dans une note, critiqua l’article, disant que Breuer et
Freud avaient eu vraiment de la chance de tomber sur une série aussi extraordi
naire de cas cliniques favorables83.
La mort subite de Charcot, le 16 août 1893, fut un choc pour la France et pour
le monde scientifique en général. Charcot, ainsi que nous l’avons déjà noté, était
harcelé par une meute d’ennemis prêts à exploiter contre lui le moindre inci
dent84. On avait critiqué son attitude dans l’affaire Valroff : le valet de chambre
Valroff, après avoir essayé de tuer la maîtresse de maison et sa femme de
chambre, avait déclaré qu’il avait agi pendant un accès de somnambulisme, en
état d’inconscience absolue85. Charcot, appelé à donner son avis, s’était contenté
de décrire ce qu’était le somnambulisme mais, faute d’avoir vu Valroff, n’avait
pu se prononcer sur son cas. Pendant ce temps, la campagne pour les élections
générales s’ouvrait dans une atmosphère de passions déchaînées. L’opinion
publique était bouleversée par des scandales financiers. En juin, à la Chambre des
députés, plusieurs hommes politiques furent accusés de s’être laissés soudoyer
par les Anglais, par l’intermédiaire du financier Cornélius Hertz. Les documents
présentés furent reconnus comme des faux, mais Hertz, accusé de détournements
de fonds, s’enfuit en Angleterre. Les Anglais refusèrent de le livrer aux autorités
françaises parce qu’il était gravement malade. Les Français envoyèrent Charcot
avec un autre expert médical en Angleterre pour se rendre compte de l’état de
Hertz. On reprocha à Charcot d’avoir prédit que, dans quinze jours, cet homme
serait mort (en fait, c’est Hertz qui survécut à Charcot). Le mois de juillet débuta
avec des manifestations d’étudiants à Paris, et un jeune homme fut accidentelle
ment tué dans un café. Ce fut le signal de violentes émeutes étudiantes, appuyées
par des ouvriers. Pendant quatre jours, le Quartier latin fut couvert de barricades.
La chaleur était suffocante, rendant plus pénible encore la tension qui régnait à
l’École de médecine en cette période de soutenance de thèses. Le 29 juillet, Janet
soutint brillamment sa thèse de médecine sous la présidence de Charcot. Les pré
paratifs des élections générales furent l’occasion de polémiques passionnées qui
dégénérèrent à plusieurs reprises dans la violence.
C’est dans ces circonstances troublées que Charcot quitta Paris, un peu avant
le 15 août, pour aller prendre des vacances dans le Morvan, avec deux de ses dis
ciples préférés, Debove et Strauss. Le médecin russe Lyubimov raconte qu’il
était allé chercher Charcot chez lui, pour aller rendre visite à un malade, ignorant
son départ imminent, et qu’il avait été frappé par l’expression douloureuse de son
visage86. Charcot accepta cependant d’aller voir le malade de Lyubimov, et c’est
ainsi qu’il vit son dernier patient en se rendant de chez lui à la gare. Le lende
main, l’état de Charcot parut s’améliorer, mais, vers la fin de la soirée, il eut un
malaise et appela ses compagnons. Ils lui firent une injection de morphine et le
laissèrent dormir. Le lendemain matin 16 août, ils le trouvèrent mort87. On fit à
Charcot des funérailles nationales. Une cérémonie imposante eut lieu dans la
chapelle de la Salpêtrière, en présence de représentants du gouvernement, des
administrations publiques, des corps scientifiques et de nombreuses personna
lités. Plusieurs revues médicales parurent bordées de noir et les journaux donnè
rent une foule de détails, exacts ou inexacts, sur la carrière et la mort de Charcot.
grands savants de tous les temps. Certains Français eurent l’impression que l’his
toire de la médecine se diviserait désormais en deux périodes : avant et après
Pasteur.
A Paris, Janet publia une série d’articles illustrant le rôle des idées fixes sub
conscientes dans l’étiologie des symptômes hystériques, des fugues et même des
spasmes musculaires92. Mais la faveur du public cultivé allait à la Psychologie
des foules de Gustave Le Bon, dont on pensait qu’elle fournissait une nouvelle
clé pour la compréhension de la sociologie, de l’histoire et des sciences
politiques93.
A Vienne, Sigmund Freud, par ses études sur les névroses, apparaissait comme
le rival de Janet. C’est ce que montraient ses articles sur la psychothérapie de
l’hystérie, sur la névrose d’angoisse, sur les obsessions et les phobies (exposant
sa théorie des quatre types de névroses et de leur étiologie sexuelle spécifique), et
surtout sa publication, écrite en collaboration avec Breuer, des Études sur l'hys
térie9*. Cet ouvrage, nous l’avons vu, contenait la présentation du cas Anna O.
par Breuer et quatre études de cas par Freud. L’évolution était nette par rapport à
la «Communication préliminaire» de 1893: deux seulement de ces quatre
malades avaient été traités sous hypnose ; les deux autres avaient été traités en
abordant directement leurs difficultés à l’état de veille, à la manière de Benedikt.
L’opinion traditionnelle qui voudrait que les Études sur l’hystérie n’aient ren
contré aucun succès est nettement contredite par les faits. Umpfenbach écrivit
que ces cinq cas étaient extrêmement intéressants et que les deux auteurs en
étaient arrivés aux mêmes conceptions que Janet et Binet95. Bleuler fit un compte
rendu objectif de l’ouvrage, se contentant d’exprimer quelques réserves (il n’est
pas exclu, disait-il, que le succès thérapeutique de la méthode cathartique soit
simplement l’effet de la suggestion). Il considérait cet ouvrage comme un des
plus importants publiés au cours des dernières années96. Jones assure que l’ou
vrage se heurta à l’incompréhension et à la critique malveillante de Strümpell,
mais fut l’objet d’une recension très favorable de J. Michell Clarke. En fait,
Strümpell et Clarke firent les mêmes éloges et les mêmes critiques, bien que for
mulés différemment. Strümpell dit : « Les deux auteurs ont essayé, avec beau
coup d’habileté et de pénétration psychologique, de nous faire entrer plus profon
dément dans la condition mentale des hystériques et leurs affirmations
comportent bien des éléments intéressants et stimulants »97. Il ne met pas en
doute les succès thérapeutiques de Breuer et de Freud, mais il se demande dans
quelle mesure on a le droit de percer les secrets les plus intimes de son malade et
si ce qu’un malade dit sous hypnose correspond réellement à la vérité, puisque,
dans ces conditions, tant d’hystériques sont portés à inventer toutes sortes de
romans. Les mêmes objections, que Jones estime déplacées quand elles viennent
de Strümpell, se retrouvent chez Michell Clarke qui écrit : « Je laisse de côté la
question de l’opportunité de pénétrer aussi intimement dans les pensées et les
préoccupations les plus personnelles d’un malade [...]. Il semble probable, dans
certains cas au moins, que cela déplaît vivement aux malades. Il faut répéter qu’il
est nécessaire, lorsqu’on étudie les hystériques, de toujours se rappeler à quel
point ils sont sensibles à la suggestion : c’est peut-être là le point faible de cette
méthode d’investigation »9899 . Le danger, ajoute-t-il, serait que ces malades
« affirment des choses conformes à la moindre suggestion, même légère, à l’insu
éventuellement du médecin ». En Angleterre également, Myers fit l’éloge du
livre dans lequel il trouva, déclara-t-il, une confirmation de ses propres vues ainsi
que des recherches de Binet et de Janet en France”. Havelock Ellis se livra à des
commentaires enthousiastes, attribuant à Breuer et à Freud le mérite d’avoir
« ouvert une porte », et ajoutant : « Les progrès à venir dans l’explication de
l’hystérie passeront probablement par une analyse psychique plus poussée »100.
Bressler101 s’appuya sur l’histoire d’Anna O. dans une étude sur la malade de
Blumhardt et sa guérison par l’exorcisme102 ; la théorie de l’hystérie de Breuer et
de Freud, dit Bressler, pourrait nous aider à comprendre scientifiquement ce cas.
A Budapest, Ranschburg et Hajos publièrent une étude comparative de la théorie
de l’hystérie de Janet, d’une part, et de celle de Breuer et Freud, d’autre part ; ils
reconnaissaient les mérites des deux théories, tout en refusant les critiques que
Breuer adressait aux théories de Janet103. Le commentaire le plus lucide vint de
Krafft-Ebing, qui dit avoir essayé la méthode de Breuer-Freud sur quelques hys
tériques, et s’être rendu compte qu’il ne suffisait pas de mettre en lumière le
trauma causal pour guérir les symptômes104. Krafft-Ebing soulignait également
que le souvenir du trauma refoulé peut réapparaître à la conscience sous un
aspect fantastique et déformé105.
Les Études sur l’hystérie connurent aussi un vif succès dans les milieux litté
raires. L’écrivain Alfred Berger, connu pour un essai philosophique sur Des
cartes, des romans psychologiques et des études de critique littéraire, rédigea,
pour la Morgenpresse, un compte rendu intitulé : « Chirurgie de l’âme »106. Il
louait la profondeur de sentiment, la perspicacité psychologique et la bonté de
cœur révélées par l’ouvrage de ces deux auteurs ; il comparait leurs guérisons
cathartiques à la guérison d’Oreste dans Y Iphigénie en Tauride de Goethe. Il
saluait surtout en cette œuvre « un morceau de la psychologie des écrivains anti
ques ». Les écrivains, disait-il, sont comme les grands Vikings qui vinrent en
Amérique bien avant Colomb ; maintenant les médecins se mettent enfin à les
rattraper. Nous savons aussi par la correspondance de Hofmannsthal qu’il s’in
téressa aux Études sur l’hystérie, y cherchant des matériaux tandis qu’il préparait
son Elektra'm. Il voulait que son héroïne, à la différence de celle de Goethe, fût
une sorte de furie hystérique107 108. Hermann Bahr, qui avait prêté à Hofmannsthal
son exemplaire du livre de Breuer-Freud, utilisa leur notion de catharsis dans son
interprétation de pièces de théâtre109.
L’année 1896 porta un autre coup pénible à l’amour-propre européen. Les Ita
liens, qui avaient entrepris la conquête de l’Éthiopie, subirent une défaite humi
liante de la part de l’empereur Menelik à Adoua. Mais, de tous les événements de
cette année, le plus terrible fut sans doute la catastrophe qui marqua le couron
nement du tsar Nicolas II et de l’impératrice Alexandra, le 29 mai. Durant les fes
tivités, la foule fut prise de panique et plusieurs milliers d’hommes, de femmes et
d’enfants moururent piétinés. Ce drame suscita la protestation des milieux libé
raux et des émeutes d’étudiants, réprimées par la force. Les superstitieux virent
dans tout cela un présage funeste pour le règne du nouveau tsar. L’alliance
franco-russe prenait néanmoins forme et, lors de sa visite à Paris, le tsar Nicolas
reçut un accueil triomphal. Ces événements ne pouvaient qu’accroître la tension
entre les deux blocs politiques qui se partageaient l’Europe.
L’antisémitisme devenait un sujet de préoccupation croissant en Europe. En
France, un groupe d’intellectuels entreprit une campagne en faveur de Dreyfus et
deux camps opposés se formèrent. En Autriche, un journaliste et dramaturge juif,
Theodor Herzl, publia un livre qui devait faire date, L’État juif110. En sa qualité
de journaliste au service de l&Neue Freie Presse, il avait été témoin de l’agitation
autour de l’élection de Lueger et de celle suscitée par l’affaire Dreyfus en France.
La seule alternative qu’il voyait à l’antisémitisme était la création d’un État
national juif en Palestine. Il n’était pas le premier à proposer cette solution, mais
il apportait des plans complets et travailla à leur réalisation.
En 1896, le troisième Congrès international de psychologie se tint à Munich,
du 4 au 7 août111. Le Congrès avait été préparé avec la Gründlichkeit (application
approfondie) caractéristique des Allemands et réunit environ 500 participants, ce
qui était considérable pour l’époque. Cent soixante-seize communications furent
présentées en quatre langues (allemand, français, anglais et italien). Parmi les
participants, on comptait les philosophes, les psychiatres et les psychologues les
plus connus de cette époque. Nombre de communications furent de haute qualité,
et quelques-unes ont fait date.
Theodor Lipps présenta une communication très remarquée sur la notion d’in
conscient112. L’inconscient, dit-il, est la question de la psychologie. L’incons-
118. L. Lôwenfeld, Lehrbuch der gesamten Psychothérapie mit einer einleitenden Darstel-
lung der Haupttatsachen der medizinischen Psychologie, Wiesbaden, Bergmann, 1897.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 793
Janet y présente une synthèse de ses conceptions sur les idées fixes subcons
cientes, leur nature, la façon de les détecter et de les manier, leurs rapports avec
les symptômes (compte tenu du caractère symbolique de ces derniers dans cer
tains cas). Il souligne qu’il ne suffit pas de les ramener à la conscience, mais qu’il
faut encore les dissocier, en dépit d’une résistance considérable (souvent sous
forme de symptômes somatiques). Janet insiste aussi sur le rôle capital de l’in
fluence somnambulique et indique la façon de l’utiliser tout en la réduisant au
minimum compatible avec l’efficacité thérapeutique. Il est tout aussi important,
ajoute-t-il, de compléter le traitement hypnotique par un programme de
rééducation120.
que l’instinct sexuel évolue : les jeunes adolescents passeraient normalement par
un stade indifférencié transitoire, et dans certains cas un trouble survenant dans
cette évolution pourrait expliquer l’homosexualité des adultes. Le mot « libido »,
que Benedikt, Krafft-Ebing et d’autres avaient utilisé dans le sens de désir
sexuel, prenait une signification nouvelle, et désignait maintenant l’instinct
sexuel dans ses phases d’évolution. A Vienne, Freud publia ses articles sur le
« Mécanisme psychique de l’oubli » et « La sexualité dans l’étiologie des
névroses ».
En 1899 commença la guerre des Boers. Le public s’attendait à une victoire
rapide des Anglais, mais ceux-ci commencèrent par essuyer des revers et furent
obligés d’envoyer des renforts. Les Boers jouissaient d’une grande sympathie en
France et en Allemagne. En France, l’agitation autour de l’affaire Dreyfus
s’apaisa progressivement, la sentence fut révoquée et Dreyfus revint de l’île du
Diable.
L’École de Nancy se développait de façon spectaculaire en Hollande. La cli
nique psychothérapique de Van Renterghem, située dans un quartier résidentiel
d’Amsterdam, fut solennellement transformée en Institut Liébeault. Celui-ci
comprenait un hall d’entrée, des salles d’attente et d’examen, des bureaux, une
bibliothèque et 26 chambres pour les malades. Dans le hall, une plaque portait
cette inscription :
Ambrosio Auguste Liébeault
Ex Favereis oriundo (Lotharingia)
Dedicatum
(rappelant aux visiteurs que Liébeault était né dans le village de Favières, en Lor
raine). La clinique était décorée de portraits de Liébeault, de Bernheim et de
Liégeois.
L’intérêt porté à la pathologie sexuelle, très vif depuis la parution de la pre
mière édition de Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing, se concrétisa par la fon
dation du Jahrbuch de Magnus Hirschfeld124, qui contenait des articles originaux
et des comptes rendus de publications consacrées à la pathologie sexuelle. Cette
revue adoptait une position active, en préconisant une réforme des lois relatives
à l’homosexualité. Signalons, parmi les nombreuses publications de cette année-
là, le livre de Féré, L’Instinct sexuel. Évolution et dissolution, par lequel l’auteur
cherche à introduire une conception évolutive des déviations sexuelles125. S’ap
puyant sur ses nombreuses observations cliniques, Féré soulignait l’influence
qu’exercent les expériences sexuelles précoces sur le développement sexuel ulté
rieur des individus.
Cette même année, Freud publia son article sur les « souvenirs-écrans » qui fut
recensé favorablement dans la Revue neurologique et dans plusieurs autres
revues psychiatriques et psychologiques.
L’année 1900 apparut comme l’une des plus sanglantes que l’on ait connues
jusqu’alors. La guerre faisait rage en Afrique du Sud, les Anglais semblaient s’y
être enlisés et, en dépit de succès locaux, semblaient incapables de forcer la vic
124. Jahrbuch fur sexuelle Zwischenstufen unter besonderer Berücksichtigung der Homo-
sexualitàt, Leipzig, Max Spohr, 1899.
125. Charles Féré, L’Instinct sexuel. Évolution et dissolution, Paris, Alcan, 1899.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 795
pouvaient se réclamer d’antécédents lointains ; Pierre Janet avait montré que les
magnétiseurs avaient décrit les trois phases de l’hypnotisme dès 1840, et la que
relle entre les deux écoles ne faisait que ressusciter l’ancienne querelle entre flui
distes et animistes. La seule donnée réellement nouvelle, ajoutait Raymond, c’est
qu’aujourd’hui nous croyons tous au déterminisme psychologique et que nous
cherchons à définir les lois qui régissent l’esprit. A la suite de ce discours, Béril-
lon fit un long exposé, très détaillé, sur l’histoire de l’hypnotisme, depuis Braid
jusqu’à l’époque contemporaine.
Oskar Vogt traita de la valeur de l’hypnose en tant qu’instrument d’investiga
tion psychologique. Il avait mis au point une méthode où le sujet hypnotisé devait
concentrer son esprit sur une image, une idée, un souvenir ou un sentiment
donnés, l’amenant à une prise de conscience de plus en plus intense, comme si le
contenu et le cadre du phénomène exploré étaient examinés à la loupe129. Les
congressistes visitèrent la Salpêtrière le 13 août, sous la conduite des docteurs
Cestan, Philippe et Janet. Les journalistes qui participèrent à cette visite ressen
tirent probablement que le mystère qui habitait la Salpêtrière au temps de Char
cot s’était évanoui : aussi furent-ils ravis de répandre la nouvelle d’une malade
extraordinaire, nommée Madeleine, qui portait les stigmates de la passion du
Christ.
Le quatrième Congrès international de psychologie se tint du 20 au 25 août,
sous la présidence de Théodule Ribot, avec Charles Richet comme vice-président
et Pierre Janet comme secrétaire général130. Participaient au congrès un nombre
impressionnant de philosophes, de psychologues, de psychiatres et même d’écri
vains. On y traita de tous les sujets possibles présentant un intérêt psychologique.
La troisième séance générale était consacrée à la question du somnambulisme.
Théodore Floumoy, dont le livre Des Indes à la planète Mars avait paru quelques
mois plus tôt, parla d’Hélène Smith et de ses élucubrations somnambuliques.
Leur caractère enfantin et leur ineptie indiquaient que ces phénomènes prenaient
naissance dans les couches les plus primitives et les plus infantiles de l’esprit. Ils
correspondaient à une sorte d’émergence transitoire d’étapes du développement
psychologique dépassées depuis longtemps. Un autre trait caractéristique de
l’état somnambulique était l’audace avec laquelle le sujet cherchait à imposer ses
élucubrations comme des faits indiscutables. Ici encore Floumoy notait un trait
infantile, le sujet retrouvant la candeur avec laquelle l’enfant vit ses fictions et ses
jeux. Dans tout cela, il voyait des phénomènes de « réversion ».
F.W.H. Myers, dans une communication « Sur les phénomènes de transe chez
Mrs. Thompson », citait Pierre Janet, Binet, Breuer et Freud comme des auteurs
faisant autorité dans le domaine de l’hystérie. Immédiatement après lui, Frederik
Van Eeden parla de ses expériences avec la même Mrs. Thompson (un médium
clairvoyant). Tandis qu’il était en Hollande et Mrs. Thompson en Angleterre,
Van Eeden l’appela trois fois en rêve et fut capable, plus tard, de préciser la date
et l’heure de ces appels. Les deux premières fois, il l’avait appelée Nellie, la troi
sième fois, par erreur, il l’appela Elsie. Deux jours plus tard, il reçut une lettre de
Mrs. Thompson l’informant qu’elle l’avait entendu l’appeler Elsie, mais que
c’était là le nom d’un esprit de sa connaissance. Van Eeden déclara aussi qu’il
n’y avait aucune différence essentielle entre la transe médiumnique et le rêve, et
que l’on pouvait s’entraîner à diriger ses rêves à volonté131.
D’autres communications furent présentées : Morton Prince, sur les person
nalités multiples de miss Beauchamp ; Hartenberg, sur la névrose d’angoisse, qui
rejeta la théorie freudienne de l’origine sexuelle (mais reconnut toutefois dans la
discussion qu’il pouvait en être ainsi dans certains cas) ; et Durand (de Gros) qui
exposa sa théorie du polypsychisme. A la suite d’une communication de Jovic,
préconisant le recours aux méthodes expérimentales en psychologie, un jeune
Viennois, Otto Weininger, répliqua vivement qu’avec le perfectionnement
continu des méthodes expérimentales en psychologie l’introspection finirait par
atteindre un degré de raffinement encore impossible à imaginer.
Il y eut aussi des communications sur des cas cliniques. Paul Farez, un disciple
de Durand (de Gros), distinguait deux types de traitement hypnotique : dans le
premier, il suffit de donner un ordre pour guérir un malade, dans l’autre il est
nécessaire d’explorer l’inconscient pour trouver la cause et pouvoir la traiter132.
Cette cause peut être un cauchemar ou un événement qui a fortement impres
sionné le malade sans qu’il en ait gardé le souvenir conscient. Farez cita aussi le
cas d’un écrivain qui, tombé sous la coupe d’une comédienne, se plaignait de
trous de mémoire. Sous hypnose, il se souvint que celle-ci était capable de l’hyp-
notiser pour lui faire faire ce qu’elle voulait, puis lui faire tout oublier. Farez fiit
alors en mesure de neutraliser l’influence néfaste de cette femme.
Dans son compte rendu du Congrès, Le Figaro écrit :
« Jamais esprits plus divers n’ont disputé de questions plus variées. Il y avait
là des professeurs de philosophie, des gens de lettres, des médecins, des abbés,
des jésuites, des dominicains, des physiologistes, des mages, des brahmanes hin
dous, des criminologistes, des vétérinaires, des princes russes, et bon nombre de
femmes dont quelques-unes étaient venues là pour causer spiritisme [...] »133.
Deux livres qui allaient devenir des classiques de la psychiatrie dynamique
parurent fin 1889 : Des Indes à la planète Mars de Floumoy et L’Interprétation
des rêves de Freud.
Nous avons déjà parlé de l’investigation poursuivie pendant cinq années à
Genève par Floumoy sur le médium « Hélène Smith » (Catherine Muller) qui
prétendait avoir le don de clairvoyance et être capable de revivre, pendant ses
transes médiumniques, des épisodes de ses vies antérieures. Elle avait été la reine
Simandini dans l’Inde du XVe siècle, puis la reine Marie-Antoinette à Versailles ;
elle avait aussi vécu sur la planète Mars dont elle parlait et écrivait couramment
la langue134. Floumoy décrit ces trois cycles qu’il appelle romans de l’imagina
tion subliminale. Ce livre, aussi captivant qu’un roman de Jules Verne ou de
H.G. Wells, constituait une analyse approfondie de certains processus subtils de
l’esprit subconscient. Il démontrait que l’imagerie subliminale fonctionnait
comme une activité créatrice et continue. Par-delà les diverses sous-personnalités
de son médium, Floumoy soulignait l’unité fondamentale de sa personnalité
135. Anonyme (D. Metzger), Autour « des Indes à la planète Mars », Paris, Librairie spi
rite, 1901.
136. Édouard Claparède, « Théodore Flournoy. Sa vie et son œuvre. 1854-1920 », Archives
de psychologie, XVIII (1923), p. 1-125.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 799
vait : « J’estime que votre ouvrage a probablement franchi le pas décisif en fai
sant de la recherche psychique une science respectable. » Myers voyait dans ce
livre « un modèle de parfaite bonne foi » et estimait aussi qu’il représentait un
progrès décisif dans l’exploration de l’esprit subliminal, opinion que partagèrent
aussi Morselli, Dessoir, Oesterreich et d’autres.
Le deuxième grand livre paru à l’orée de 1900 fut L’Interprétation des rêves
de Freud dont nous avons déjà parlé137. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’accueil
fait au livre lors de sa publication. Au milieu de la masse d’ouvrages publiés
chaque année sur les rêves, le titre de Traumdeutung était fait pour retenir l’at
tention, parce que bien peu de choses avaient été publiées sur l’interprétation des
rêves depuis l’époque de Schemer. Par ailleurs, le mot Traumdeutung faisait pen
ser à Stemdeuterei (l’astrologie). En dépit de ce titre un peu ambigu, l’ouvrage de
Freud apportait beaucoup au lecteur : d’abord, une revue historique des études
sur la psychologie du rêve, ensuite une explication de la méthode que Freud uti
lisait lui-même pour interpréter les rêves, puis un exposé de sa théorie du rêve, et
enfin un résumé de sa théorie de l’esprit en général. Le livre était bien écrit et
contenait des exemples tirés des propres rêves de l’auteur, ainsi que des détails
curieux sur la vie à Vienne à la fin du xix' siècle. Il s’annonçait comme la pierre
angulaire d’une nouvelle science de l’esprit.
L’accueil fait à L’Interprétation des rêves a donné lieu à une légende tenace.
Jones écrit : « Il est rare qu’un livre aussi important n’ait pas suscité le moindre
écho. » Au dire de Freud, dix-huit mois après sa parution aucune revue psychia
trique ne l’avait encore recensé. Use Bry et Alfred Rifkin ont montré que la réa
lité fut tout autre :
« L’Interprétation des rêves fut d’abord recensée dans au moins onze pério
diques d’intérêt général et revues scientifiques dont sept étaient spécialisées en
philosophie et théologie, en neuropsychiatrie, en psychologie, en recherche para
psychologique et en anthropologie criminelle. Ces recensions rendaient vraiment
compte du livre ; ensemble elles totalisèrent plus de 7 500 mots. L’intervalle
entre la parution et les recensions fut d’environ un an, ce qui n’est pas mal du tout
[...] On constate que les ouvrages de Freud sur les rêves ont été largement et rapi
dement analysés dans les meilleures revues, y compris les plus remarquables
dans leurs domaines respectifs.
Par ailleurs, les éditeurs de bibliographies annuelles internationales de psycho
logie et de philosophie sélectionnèrent les ouvrages de Freud sur les rêves. Le
Psychological Index signala L’Interprétation des rêves moins de quatre mois
après sa parution. Bref, vers la fin de 1901, les milieux médicaux, psychiatriques,
psychologiques, ainsi que le public cultivé du monde entier, étaient informés de
la parution de l’ouvrage de Freud.
[...] Certains comptes rendus étaient très complets et témoignaient d’une
grande compétence, plusieurs avaient été rédigés par des auteurs qui avaient eux-
mêmes effectué d’importantes recherches dans ce domaine ; tous se montraient
138. Use Bry et Alfred H. Rifkin, « Freud and the History of Ideas : Primary Sources, 1886-
1910 », Science and Psychoanalysis, V (1962), p. 6-36.
139. William Stem, Zeitschrift fur Psychologie und Psychophysiologie der Sinnesorgane,
XXVI (1901), p. 30-133.
140. Naecke, Archiv fur Kriminal-Anthropologie und Kriminalistik, VII (1901), p. 168-
169.
141. W. Weygandt, Zentralblattfür Nervenheilkunde, XXIV (1901), p. 548-549.
142. Théodore Floumoy, Archives de psychologie, n (1903), p. 72-73.
143. Henri Bergson, «Le rêve», Bulletin de l’institut psychologique international, I
(1901), p. 97-122 ; réimprimé dans la Revue scientifique, 4" série, XV (1901), p. 705-713, et
dans la Revue de philosophie, I (1901), p. 486-489.
144. Emil Raimann, Die hysterischen Geistesstôrungen. Eine Klinische Studie, Leipzig et
Vienne, Deuticke, 1904.
145. Dans le même livre, Raimann exprime une appréciation favorable sur la théorie de
l’hystérie de Breuer et Freud. Il est étrange que Jones puisse avoir vu dans ce livre une violente
attaque contre Freud.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 801
Pour les contemporains, l’entrée dans le XXe siècle fut perçue comme l’aube
d’une ère nouvelle. L’esprit « décadent » et l’atmosphère fin de siècle étaient
devenus intolérables. La mort de la reine Victoria marqua la fin d’une époque
révolue et le règne d’Édouard VII fut caractérisé par un mélange de « charme
aristocratique et de confort moderne ». Cette période, dite « la Belle Époque »,
apparaît rétrospectivement comme une période de paix, de sécurité, de joie de
vivre, mais, pour les contemporains, ce fut une époque de « paix armée », comme
en témoignent La Guerre dans l’air de H.G. Wells et les romans du capitaine
Danrit. Beaucoup attendaient d’un triomphe des partis socialistes l’assurance que
la paix serait préservée. La croissance et l’attitude provocatrice des puissances
non européennes témoignaient d’une certaine faillite de l’Europe.
On souhaitait, dans l’ensemble, tourner le dos au XIXe siècle et s’engager dans
des voies nouvelles. Des sports nouveaux, l’automobile et le ski, devinrent à la
mode. Les intellectuels applaudissaient de nouveaux penseurs : le philosophe
146. Max Burckhardt, « Ein modernes Traumbuch », Die Zeit, 6 janvier 1900, n° 275,
p. 911 ; et 13 janvier 1900, n” 276, p. 25-27.
147. Die Umschau, IV, n° 11 (10 mars 1900), p. 218-219.
148. « H. K., Traüme und Traumdeutung », Fremden-Blatt, LIV, n° 67 (10 mars 1900),
p. 13-14.
149. Arbeiter-Zeitung, XII, n° 289 (21 octobre 1900).
150. Neues Wiener Tageblatt, 29 et 30 janvier 1902.
151. Ces deux dernières analyses ont été découvertes par Hans Beckh-Widmanstetter. L’au
teur le remercie, ainsi que K.R. Eissler, pour les photocopies qu’ils lui ont procurées.
802 Histoire de la découverte de l’inconscient
L’année 1901 fut marquée par un événement profondément ressenti par les
contemporains : la mort de la reine Victoria, « la Reine étemelle », « la Grand-
Mère de l’Europe ». Son nom avait été associé à l’expansion et à la domination
mondiale de l’Empire britannique, et à un ensemble de valeurs morales et
sociales définissant l’« esprit victorien »152. Le roi Édouard VII avait été jalou
sement tenu à l’écart des affaires de l’Empire par sa mère, mais il n’en avait pas
moins sa propre philosophie politique et entreprit de suivre sa ligne propre. Lors
de son accession au trône, sa première préoccupation fut de mettre fin à la guerre
des Boers et d’établir de bonnes relations avec la France. Les autres grands évé
nements de cette année furent le traité de paix imposé à la Chine par les puis
sances européennes et l’assassinat du président McKinley aux États-Unis.
Cette même année, Joseph Babinski, qui avait été le disciple préféré de
Charcot, porta le coup de grâce à ce qui restait des enseignements de son maître
sur l’hystérie. Lors d’une réunion mémorable de la Société neurologique de
Paris, il présenta une communication intitulée « Définition de l’hystérie » : il en
proposait une définition purement pragmatique153. L’hystérie, disait-il, est l’en
semble des troubles fonctionnels provoqués par des causes psychiques, repro
duits par suggestion, et susceptibles de disparaître sous l’influence exclusive de
la persuasion. Certains symptômes, comme la prétendue fièvre hystérique ou les
hémorragies, étaient désormais exclus de l’hystérie. D’après Babinski, l’hystérie
repose sur une prédisposition particulière : « L’hystérie est un état psychique ren
dant le sujet qui s’y trouve capable de s’autosuggestionner. » Babinski proposa
de remplacer le terme d’« hystérie » par celui de « pithiatisme ». La plupart des
neurologues français, qui avaient vu et observé à satiété les hystériques à la Sal
pêtrière, à la Charité ou à l’Hôtel-Dieu, acceptèrent avec empressement les idées
de Babinski. Certains ne remarquèrent même pas que Babinski postulait que cer
tains individus avaient une prédisposition spéciale à subir la suggestion : ils en
conclurent simplement que l’hystérie était une entité inexistante. Le nombre de
malades hystériques décrût rapidement et régulièrement, ce que beaucoup de
Français attribuèrent à l’effet des nouvelles conceptions de Babinski, mais,
puisque le même déclin se retrouvait ailleurs en Europe, on peut se demander s’il
n’était pas dû plutôt à des facteurs sociaux et culturels.
154. Sigmund Freud, Über den Traum, in Loewenfeld et Kurella, Grenzfragen des Nerven
und Seelenlebens, Wiesbaden, Bergmann, 1901, p. 307-344. Standard Edition, V, p. 633-686.
155. lise Bry et Alfred Rifkin, « Freud and the History of Ideas : Primary Sources », lac. cit.
156. Hermann Komfeld, Psychiatrische Wochenschrift, Il (1900-1901), p. 430-431.
157. Ziehen, Jahresbericht über die Leistungen und Fortschritte aufdem Gebiete der Neu
rologie und Psychiatrie, V (1901), p. 829.
158. Moebius, Schmidt’s Jahrbücher der in und auslandischen gesammten Medizin,
CCLXIX (1901), p. 271.
159. Liepmann, Monatsschriftfür Psychiatrie und Neurologie, X (1901), p. 237-239.
160. Giessler, Zeitschriftfiir Psychologie und Physiologie der Sinesorgane, XXIX (1902),
p. 228-236.
161. O. Kohnstamm, Fortschritte der Medizin, XX (1902), p. 45-46.
162. A. Pick, Prager Medizinische Wochenschrift, XXVI (1901), p. 145.
163. Voss, St. Petersburger Medizinische Wochenschrift, XXVI (1901), p. 325.
164. Voir chap. vn, p. 527.
165. Jahresbericht über die Leistungen und dem Gebiete der Neurologie und Psychiatrie,
V (1901).
166. Hermann Rohleder, Vorlesungen über Sexualtrieb und Sexualleben des Menschen,
Berlin, Fischer, 1901.
804 Histoire de la découverte de l’inconscient
sexuelle substitutive qu’ils risquent de provoquer chez celui qui châtie, chez
celui qui est châtié et parmi les spectateurs167. L’ethnologue Heinrich Schurtz
expliqua théoriquement que la société avait son origine non dans la famille (ce
qui avait toujours semblé évident), mais dans les associations d’hommes, théorie
que devaient reprendre Hans Blüher et d’autres168.
Cette année-là, Janet fut nommé professeur de psychologie expérimentale au
Collège de France et consacra ses premières conférences à la tension psycholo
gique et aux émotions. Freud, de son côté, fut nommé professeur extraordinaire à
l’université de Vienne et commença à organiser ses réunions du mercredi soir.
Les revues spécialisées s’intéressaient de plus en plus à la nouvelle psychiatrie
dynamique naissante. Un médecin de Varsovie, Theodor Dunin, compara les
théories et les traitements de l’hystérie de Janet et de Freud, donnant sa préfé
rence à Janet mais reconnaissant que d’autres traitements pouvaient être tout
aussi efficaces169. Lors d’un congrès psychiatrique à Grenoble, les idées de Freud
sur la névrose d’angoisse firent l’objet de discussions animées, mais
objectives170.
A Zurich, le nouveau professeur de psychiatrie, Eugen Bleuler, après avoir
réorganisé l’hôpital psychiatrique universitaire du Burghôlzli, poursuivait ses
recherches sur la démence précoce et enseignait à ses internes sa nouvelle
conception de cette maladie. Un jeune interne, Cari Gustav Jung, qui s’était joint
à l’équipe fin 1900, publia sa thèse Sur la psychopathologie des phénomènes dits
occultes, après quoi il se rendit à Paris pour suivre les cours de Janet171. Cette
thèse fit l’objet d’une recension très favorable de Théodore Floumoy, qui donna
cette même année une suite à son histoire du médium Hélène Smith172. Cette
suite contenait une remarque qui équivalait presque à un mea culpa.
« J’estime qu’il n’est pas bon qu’un médium soit étudié trop longtemps par le
même investigateur, parce que ce dernier, malgré ses précautions, finit inévita
blement par façonner la subconscience si suggestible de son sujet et par lui impo
ser des plis de plus en plus persistants qui s’opposent à l’élargissement possible
de la sphère d’où jaillissent ses automatismes. »
L’année 1903 fut marquée par diverses tensions de par le monde. En Serbie, le
roi Alexandre et la reine Draga furent assassinés à la suite d’un complot ourdi par
une société secrète. Le nouveau roi, Pierre Ier, inaugura une nouvelle politique.
Son gouvernement, farouchement nationaliste et hostile à F Autriche-Hongrie,
était soutenu par la Russie. Ce qui ne paraissait être qu’une révolution de palais
dans un pays balkanique aggrava en fait dangereusement les tensions entre pays
européens. En France, le gouvernement décréta l’expulsion de toutes les congré-
gâtions religieuses : l’agitation qui s’ensuivit fut telle qu’on parla d’une guerre de
religion sans effusion de sang. Sur le continent américain, les États-Unis, qui
avaient réussi à percer le canal de Panama, alors que les Français avaient échoué,
obtinrent la concession territoriale de la zone du canal. Au Congrès international
de médecine de Madrid, en avril 1903, Pavlov présenta une communication
consacrée à « la psychologie et la psychopathologie expérimentales sur les ani
maux », qui contenait ses premières définitions des réflexes conditionnés173.
Trois des publications de cette année concernaient directement la psychiatrie
dynamique. Janet publia deux forts volumes intitulés Les Obsessions et la psy
chasthénie, description détaillée et rigoureuse des obsessions et des troubles psy
chasthéniques apparentés, avec de nombreux exemples cliniques et un exposé
des notions nouvelles de force et de tension psychologiques174.
Il y eut aussi l’œuvre posthume de F.W.H. Myers, La Personnalité humaine175.
Ce livre rassemblait non seulement une masse sans précédent de matériaux de
première main sur le somnambulisme, l’hypnose, l’hystérie, le dédoublement de
la personnalité et les phénomènes parapsychologiques, mais présentait égale
ment une théorie complète de l’inconscient avec ses fonctions régressive, créa
trice et mythopoïétique176.
Dans la littérature psychologique de cette année, aucune œuvre, pourtant,
n’égala le succès de Geschlecht und Charakter (Sexe et caractère) de Weininger.
173. XIVe Congrès international de médecine, Madrid (23-30 avril 1903), volume général,
1904, p. 295.
174. Voir chap. VI, p. 399-402.
175. F.W.H. Myers, Human Personality and Its Survival ofBodily Death, 2 vol., Londres,
Longmans, Green and Co., 1903.
176. Voir chap. v, p. 349.
806 Histoire de la découverte de l’inconscient
lement entre les peuples : les Chinois, et plus encore les Juifs, sont plus
« féminins »177.
Les 472 pages du livre de Weininger sont complétées par un appendice de 133
pages comportant des citations des classiques grecs, latins et allemands, de Sha
kespeare, de Dante, de philosophes anciens et modernes, de Pères de l’Église et
de psychiatres contemporains, y compris Janet, Breuer, Freud, Fliess, Krafft-
Ebing, les sexologues et d’autres. Sexe et caractère fit l’objet de nombreux
comptes rendus, suscita une tempête de controverses, fut salué comme un chef-
d’œuvre et connut un succès fantastique, surtout dans les pays de langue alle
mande, en Italie, en Russie et au Danemark. En Suède, il suscita l’admiration
enthousiaste de Strindberg. A Vienne, tout le monde en parla des mois durant.
Son succès fut encore renforcé par le fait que l’auteur, âgé de 23 ans seulement,
se suicida avant la fin de l’année178179
.
La notion de la bisexualité fondamentale de l’être humain, avec celle de la
libido, servit de base à une classification et à une théorie plus complète des ano
malies sexuelles, exposée par G. Herman dans Libido et manie'19. Ce petit livre
ne fut guère remarqué à l’époque, mais nous apparaît rétrospectivement comme
un précurseur des Trois Essais de Freud.
Dans la production littéraire de 1903, deux autres livres allaient devenir
célèbres grâce aux commentaires de Freud. L’un était un plaidoyer pro domo
d’un magistrat atteint de troubles mentaux, le président Daniel Paul Schreber180,
l’autre un court roman de Wilhelm Jensen, Gradiva.
Pour les contemporains, Gradiva n’était rien de plus qu’une de ces fictions
néo-romantiques illustrant le thème courant de l’engouement d’un homme pour
le « fantôme » d’une femme182. L’histoire d’un jeune homme cherchant dans la
vie réelle l’objet de sa vision et le découvrant dans la personne d’une compagne
d’enfance avait déjà fait l’objet d’un épisode du roman de Novalis, Les Disciples
à Sais183. Les psychiatres du siècle précédent auraient sans doute reconnu dans
l’état de Norbert un exemple de « vision extatique » : Prichard l’avait décrit en
1835 comme un état passager où un rêve éveillé d’une grande vivacité fusionne
parfaitement avec des événements de la vie normale184. Qui aurait pu prévoir, en
1903, que, quatre aimées plus tard, Gradiva serait sauvée de l’oubli grâce à un
commentaire psychanalytique de Freud ? La mode allait s’introduire parmi les
psychanalystes d’avoir un moulage de la Gradiva dans leur cabinet, et ceux qui
ont séjourné à Paris en 1936 ou 1937 se souviennent peut-être d’une petite gale
rie d’art, rue de Seine, à l’enseigne de Gradiva.
L’année 1904 porta un coup très dur au prestige de l’Europe. Une grande puis
sance, la Russie, se vit attaquée par une puissance non européenne, le Japon, qui
ne s’était ouvert à la civilisation occidentale que depuis un demi-siècle à peine.
Ce qui était peut-être encore plus grave, c’est qu’aucune des autres puissances ne
s’éleva contre la perfidie de l’attaque japonaise contre la flotte russe, sans décla
ration de guerre. S’étant ainsi assurés dès l’abord un avantage stratégique, les
Japonais battirent régulièrement les Russes. Le prix Nobel, qui, pour la première
fois, fut décerné à un Russe, Pavlov, était loin de constituer une compensation
suffisante.
Pendant ce temps, les États-Unis organisaient une Exposition universelle, à
Saint Louis, dans le Missouri. Suivant l’exemple des expositions françaises, elle
comporta un Congrès des arts et des sciences qui fit une grande place aux
diverses sciences. Dans la division des sciences de l’esprit, le département XV
fut consacré à la psychologie, avec une section sur la psychologie pathologique,
dont le secrétaire fut le docteur Adolf Meyer et les deux conférenciers invités,
Pierre Janet et Morton Prince. C’était la première fois que Pierre Janet se rendait
tait les théories de Freud191. Emil Raimann (qui allait devenir plus tard un adver
saire acharné de Freud) passa en revue les différentes théories de l’hystérie, et fit
un exposé objectif de la « théorie de Breuer-Freud », tout en se montrant assez
sceptique quant à ses applications thérapeutiques192.
L’année 1905 vit la fin de la guerre russo-japonaise. Les Russes avaient subi
défaite sur défaite. La flotte baltique, qui avait dû faire la moitié du tour du globe
pour rejoindre le Pacifique, fut coulée en quelques heures par les Japonais. Une
armée russe assiégée à Port-Arthur fut contrainte de capituler. Le président Théo
dore Roosevelt offrit sa médiation, et un traité de paix fut signé à Portsmouth
(New Hampshire). A la suite de cette humiliation nationale, une révolution éclata
en Russie, mais elle fut écrasée. Le tsar accorda quelques réformes, ainsi que la
création d’une assemblée représentative, la Douma. Pendant ce temps, les Alle
mands adoptaient une attitude plus agressive dans les affaires politiques et un
conflit éclata avec la France à propos du Maroc.
Cette même année, Albert Einstein fit paraître sa première publication sur la
théorie de la relativité. A Genève, Claparède publia sa Psychologie de l’enfant,
qui marqua pour beaucoup un tournant décisif dans l’histoire de la psychologie
de l’enfant et de la pédagogie193. A Paris, Alfred Binet publia, en collaboration
avec Théodore Simon, sa méthode de mesure de l’intelligence de l’enfant194. Les
deux auteurs ne prévoyaient probablement pas que leur méthode serait adoptée et
appliquée aussi rapidement et à aussi grande échelle. Le livre de Forel intitulé La
question sexuelle connut un succès immédiat, fut traduit en plusieurs langues et
fut l’objet de plusieurs éditions augmentées195.
L’année 1905 fut particulièrement féconde pour Sigmund Freud, puisqu’il
publia trois de ses œuvres les plus importantes : Trois Essais sur la théorie de la
sexualité, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, et l’histoire de Dora.
On a souvent dit que les Trois Essais étaient apparus comme une « nouveauté
révolutionnaire » qui aurait « soulevé une tempête d’indignation et d’insultes ».
Cette présentation des choses est pour le moins exagérée. Les trois décennies pré
cédentes, surtout depuis la publication de Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing,
avaient vu paraître une littérature extrêmement abondante sur la psychologie et la
pathologie sexuelles, et les Trois Essais ne contiennent guère d’idées qui n’aient
déjà été exprimées auparavant sous une forme ou sous une autre. Un examen
objectif des écrits de ce temps montre en outre, indiscutablement, que les idées de
Freud suscitèrent intérêt et sympathie. Bry et Rifkin196 citent des extraits des
191. Willy Hellpach, Grundlinien einer Psychologie der Hystérie, Leipzig, Wilhelm Engel-
mann, 1904.
192. Emil Raimann, Die Hysterischen Geistesstôrungen. Eine Klinische Studie, Leipzig et
Vienne, Deuticke, 1904.
193. Édouard Claparède, Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale, Genève,
Kündig, 1905.
194. Alfred Binet et Théodore Simon, « Méthodes nouvelles pour le diagnostic du niveau
intellectuel des anormaux », L’Année psychologique, XI (1905), p. 191-244.
195. August Forel, Die sexuelle Frage, Munich, Reinhardt, 1905.
196. Use Bry et Alfred H. Rifkin, « Freud and the History of Ideas : Primary Sources, 1886-
1910 », loc. cit.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 811
Un poète, âgé de 34 ans, Viktor, revient faire un court séjour dans la petite ville
où il est né et a passé sa jeunesse. Plusieurs années auparavant, il avait rencontré
par hasard une jeune femme, Theuda Neukomm ; nul mot d’amour n’avait été
échangé. Theuda n’avait jamais rien su des sentiments de Viktor à son égard,
mais pour Viktor cette brève rencontre avait représenté une « parousie », c’est-à-
dire une sorte de vision ou de révélation spirituelle. Il s’était fait de Theuda une
image idéale et une source d’inspiration, sous le nom d’imago. Or voici qu’il
apprend que Theuda a épousé un certain directeur Wyss et qu’elle a un enfant. Il
décide d’infliger un châtiment symbolique à l’« infidèle », qu’il appelle Pseuda,
afin de rétablir le portrait originel d’imago. Peu après son arrivée, Viktor est
invité aux réunions de VIdealia, société locale de divertissements et de bienfai
sance. Bien qu’il fasse bévue sur bévue, il est invité dans la famille du directeur
Wyss. Celui-ci lui demande d’écrire un poème pour la fête annuelle de VIdealia.
Des membres du groupe, déguisés, jouent une sorte de conte de fées. L’acteur qui
doit jouer le rôle de l’ours étant retenu par une affaire urgente, on demande à Vik
tor de le remplacer, et il imite les grognements de l’ours à la satisfaction de l’as
semblée. Le clou de la représentation est le moment où madame Wyss chante un
poème en s’adressant à une énorme « chrysalide » ; les voiles tombent et le
« papillon » sort : c’est une jeune orpheline, VIdealkind (l’enfant idéal), la pro
tégée de VIdealia, qui récite à son tour un poème en l’honneur de ses bienfai
teurs. Viktor se rend compte alors qu’il est éperdument amoureux de Theuda,
mais il commet de nouvelles bévues. Les Wyss l’invitent néanmoins à venir fêter
avec eux l’anniversaire de leur petit enfant. Theuda, en reine des fées, vêtue
d’une robe blanche, avec deux ailes et une couronne sur la tête, récite un poème ;
Viktor, transporté d’admiration, la contemple comme une déesse. Quelques jours
après, il se jette à genoux devant elle et lui confesse son amour. Pour l’aider à sor
tir de cette situation, elle lui permet de venir chaque jour s’entretenir avec elle.
Leurs entretiens deviennent progressivement plus impersonnels, jusqu’à ce
qu’elle lui demande un jour quand il compte quitter la ville. Lors d’une visite
ultérieure, Theuda n’est pas chez elle : Viktor est reçu par son mari, aimable
ment, mais avec des allusions suffisamment claires. Le même soir, la logeuse de
Viktor, madame Steinbach, une jeune veuve, lui demande avec colère quand il
cessera de se rendre ridicule. Viktor apprend que Theuda répétait tout ce qu’il lui
disait, non seulement à son mari, mais à madame Steinbach. Viktor se sent
« étouffer de honte, comme une souris tombée dans un pot de chambre ». Le len
demain il quitte la ville, sans même s’être aperçu que madame Steinbach est
amoureuse de lui depuis le début. Mais il a maintenant dégagé la véritable Imago
de la Theuda réelle et de la fausse Pseuda. L’Imago purifiée lui sera une source
d’inspiration rayonnante pour le restant de ses jours.
thème, en ce sens que la femme qui était l’objet de la projection aidait le héros de
l’histoire à sortir de son illusion par une sorte de psychothérapie. Tel est aussi le
sens du roman de Spitteler, qui est écrit avec une plus grande perspicacité psy
chologique. Ce roman représente un des traits d’union entre la tradition roman
tique et la nouvelle psychiatrie dynamique. Les psychanalystes l’admirèrent
beaucoup ; ils adoptèrent le terme d’imago pour désigner l’image qu’un individu
se forge inconsciemment de son père ou de sa mère, indépendamment de ce
qu’ils sont en réalité. Cette notion devait évoluer plus tard et donner naissance à
celle d’anima dans la psychologie de C.G. Jung. Imago devint aussi le titre d’une
revue psychanalytique, d’une collection d’ouvrages psychanalytiques, et enfin de
la maison d’édition qui publia les œuvres complètes de Freud.
En 1907, les troupes d’occupation françaises débarquèrent au Maroc et le pré
sident Théodore Roosevelt fit faire le tour du monde à la Grande Flotte blanche
pour faire étalage de la puissance américaine. Le midi de la France connut une
crise agricole et des émeutes. De nouvelles écoles artistiques firent l’objet de
vives discussions, tandis que Picasso était l’objet de toutes les attentions.
A Beme, Dubois connut un succès considérable avec ses théories de l’in-
fiuence de l’esprit sur le corps ; ses livres furent constamment réédités et traduits.
Zurich émergea à son tour comme un grand centre de psychothérapie. En février
1907, Jung, accompagné d’un jeune collègue du nom de Ludwig Binswanger,
alla rendre visite à Freud, à Vienne. Celui-ci, en dépit de l’extension de son
groupe, n’était pas satisfait de l’accueil réservé à ses idées à Vienne et fut heu
reux d’apprendre qu’elles avaient été acceptées dans un établissement universi
taire. Il fiit séduit par la personnalité de Jung et vit en lui un éventuel successeur.
Jung pensait avoir trouvé le maître qu’il cherchait depuis longtemps et était
impatient de propager les idées de Freud au Burgholzli. A partir de ce jour, la
psychanalyse sembla avoir deux centres, Vienne et Zurich, et toute l’équipe du
Burgholzli se passionna pour les idées de Freud. Un jeune médecin, le docteur
A.A. Brill, venu travailler au Burgholzli à cette époque, évoqua plus tard ses
impressions :
« En 1907, toute l’équipe du Burgholzli s’efforçait activement de maîtriser la
psychanalyse de Freud. Le professeur Eugen Bleuler, directeur de l’hôpital, qui
fut le premier psychiatre orthodoxe à reconnaître la valeur des apports de Freud,
exhortait ses assistants à se familiariser avec ces nouvelles théories et à utiliser
les techniques de Freud dans leur activité clinique. Sous la conduite de Jung, tous
les assistants de la clinique se livraient à des expériences d’associations ; chaque
jour, ils passaient des heures à examiner des patients choisis en vue de déterminer
expérimentalement la justesse des vues de Freud [...] Il m’est absolument impos
sible de décrire aujourd’hui les sentiments qui furent les miens quand je fus
admis dans les rangs de ces chercheurs ardents et enthousiastes [...]. On ne se
contentait pas d’appliquer les principes freudiens aux malades, mais la psycha
nalyse semblait obséder tout le personnel de la clinique »2”.
211. A.A. Brill, Introduction du traducteur à C.G. Jung, The Psychology ofDementia Prae-
cox, Nervous and Mental Disease Monographs, 1936.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 815
naux, tels que l’étude sur les infériorités organiques d’Alfred Adler212. Un jeune
homme de 20 ans, Otto Rank, impressionna le groupe psychanalytique par sa
monographie, L’Artiste213.
Plus la psychanalyse s’organisait en mouvement, plus elle suscitait de polé
miques. Nous prendrons comme exemple le premier Congrès international de
psychiatrie et de neurologie, qui se tint à Amsterdam du 2 au 7 septembre 1907,
et qui offrit aux participants l’occasion de confronter les tendances rivales en
psychiatrie dynamique214. Un des principaux débats, le 4 septembre, fut consacré
aux théories modernes de la genèse de l’hystérie, et Janet se vit confier le rapport
général. Janet exposa une nouvelle fois la théorie selon laquelle les idées fixes
subconscientes et le rétrécissement du champ de la conscience résultent de la dis
sociation mentale, et conclut en disant que l’hystérie était une forme de dépres
sion mentale. A la suite de Janet, Aschaffenburg présenta une critique de la théo
rie de Freud sur l’hystérie. La théorie de Freud, dit-il, n’explique pas pourquoi
certains individus deviennent hystériques et d’autres non, après avoir pourtant
subi un trauma similaire. La prédisposition doit donc jouer un certain rôle. Freud
et Jung, ajouta-t-il, insistent tellement sur la sexualité qu’ils suscitent des repré
sentations sexuelles chez leurs patients.
Le troisième orateur fut Cari Gustav Jung, qui commença par un rapide exposé
historique puis déclara que « les présupposés théoriques qui ont guidé les inves
tigations de Freud proviennent avant tout des découvertes de Janet». Jung
exposa longuement les grands traits de la technique psychanalytique, déclarant
que sa propre expérience confirmait en tous points les idées de Freud. Au témoi
gnage de Jones, qui participait au Congrès, Jung « eut le tort de n’avoir pas cal
culé la durée de son intervention et de n’avoir pas obéi aux signaux du président
qui le pressait de finir. Il fut contraint de s’interrompre et quitta aussitôt la salle
d’un air courroucé »215.
Le lendemain, 5 septembre, on assista à de vives discussions sur la nature de
l’hystérie, et la confrontation de diverses opinions216. Dupré, Auguste Marie et
Solfier défendirent leurs théories respectives. Joire soutenait que l’hystérie pro
venait de modifications dans le potentiel nerveux et disait avoir inventé un appa
reil, le « sthénomètre », pour les mettre en évidence. Bezzola déclara qu’il accep
tait l’ancienne théorie Bleuler-Freud, mais non la théorie psychanalytique plus
récente de Freud. Otto Gross et Ludwig Frank défendirent la théorie de l’hystérie
de Freud, que Konrad Alt et Heilbronner attaquèrent vivement ensuite. Alt
déclara : « Si la conception de Freud relative à la genèse de l’hystérie devait pré
valoir, les pauvres hystériques seraient comme jadis, rejetés et méprisés. Ce
serait un grand pas en arrière, au plus grand détriment des infortunés malades. »
Janet déclara : « Le premier travail de messieurs Breuer et Freud sur l’hystérie en
1895 est à mon avis une contribution intéressante à l’œuvre des médecins fran
çais qui, pendant quinze ans, avaient analysé l’état mental des hystériques au
moyen de l’hypnotisme ou de l’écriture automatique. » Breuer et Freud avaient
trouvé des cas semblables à ceux des auteurs français, ajouta Janet, mais Freud en
avait tiré des généralisations indues. Nous savons tous, conclut-il, que l’on
observe chez quelques hystériques des idées fixes d’ordre érotique, mais on ne
peut s’appuyer sur ces quelques cas pour construire une théorie générale de
l’hystérie.
Dubois parla de sa méthode de traitement des phobies. Les sentiments,
déclara-t-il, succèdent toujours à des idées. Aussi le traitement doit-il s’attaquer
à l’idée mère, à la représentation erronée que le malade a laissé s’infiltrer dans
son entendement. Van Renterghem classa les différentes formes de psychothé
rapie en trois groupes: celles qui s’adressent au «cœur» du patient (par
exemple : relever le courage, dissiper l’angoisse) ; celles qui s’adressent à son
intelligence (expliquer au malade sa maladie et ses causes, le raisonnement,
l’éducation) ; enfin celles qui s’adressent à l’imagination (les diverses variétés de
médecine suggestive).
Il est intéressant de noter le prestige dont fut entouré Janet à ce Congrès. Il
avait été chargé du rapport principal sur l’hystérie ; Jung lui reconnut le mérite
d’avoir énoncé les idées fondamentales dont était issue la psychanalyse, et un
jeune médecin anglais, Ernest Jones, dans une communication sur l’allochirie,
cita « la remarquable étude du professeur Janet, qui n’avait pas reçu toute l’atten
tion qu’elle méritait ». Un autre trait frappant de ce Congrès fut l’animation sin
gulière des discussions dès qu’elles touchaient à la psychanalyse. Dans un
compte rendu, Konrad Alt déclare que les théories de Freud n’ont trouvé que peu
d’appui parmi les nombreux neurologues et psychiatres allemands présents217.
On racontait que Janet avait qualifié de plaisanterie la théorie freudienne de
l’hystérie218.
Les discussions sur la psychanalyse à Amsterdam n’étaient qu’un épisode
d’une controverse plus vaste, dont la signification a souvent été obscurcie par la
légende. Parlant d’un article de Friedlànder, Jones dit qu’il était « plein d’erreurs
grossières »219. En réalité, Friedlànder reconnaissait parfaitement les mérites de
la méthode de Freud, et il écrivait : « Je considère les Études de Breuer-Freud
comme un des travaux les plus précieux sur l’hystérie »220. Friedlànder refusait
toutefois l’argument de Jung qui voulait que ceux-là seuls qui avaient pratiqué la
méthode psychanalytique avaient le droit de mettre en doute les idées de Freud ;
une façon de réfuter Freud était de guérir l’hystérie par des méthodes non analy
tiques. Friedlànder faisait état de sept hystériques graves qu’il avait traités par
une méthode non analytique et qui étaient guéris depuis au moins vingt ans. On
pourrait faire des remarques comparables sur les prétendues attaques féroces de
Weygandt contre la psychanalyse221. Weygandt s’en prenait à la façon dont les
disciples de Freud comparaient leur maître à Galilée, et refusaient de prêter
l’oreille à toute opinion s’écartant des théories de Freud. Weygandt s’élevait
aussi contre leur principe que « ceux-là seuls qui ont pratiqué la méthode psy
chanalytique ont le droit à la discussion ». « En effet, disait-il, des méthodes erro
nées débouchent sur de fausses découvertes et l’application répétée d’une
méthode erronée reproduira nécessairement encore et toujours les mêmes
erreurs. » Weygandt considérait en outre comme étrangers à la science certains
termes psychanalytiques, par exemple « accomplissement du désir ». Dans une
recension de La Psychologie de la démence précoce de Jung, Isserlin se demande
si, dans le test des associations verbales, il existe effectivement une liaison cau
sale entre le mot inducteur et la réponse, et si la réponse révèle réellement des
complexes dissociés222. Jones qualifie cette critique méthodologique de « polé
mique violente ».
En 1908, l’Empire turc, « l’homme malade de l’Europe », montra qu’il n’était
pas encore mort. Il se produisit un événement où certains virent les derniers sou
bresauts précédant la mort, tandis que d’autres l’interprétèrent comme le premier
signe de la guérison. Un groupe de révolutionnaires, les Jeunes-Turcs, las du des
potisme sanglant du sultan Abdül-Hamid H, réussirent un coup d’État, à la suite
duquel le sultan leur accorda un certain rôle politique. Les minorités opprimées
reprirent espoir. Les Bulgares proclamèrent leur indépendance et une agitation
nationaliste s’éleva parmi les Arméniens qui rêvaient de s’émanciper comme
l’avaient fait les Grecs, les Serbes et les Bulgares. Le gouvernement austro-hon
grois profita de l’occasion pour proclamer l’annexion des provinces de Bosnie et
d’Herzégovine, qui, bien que nominalement soumises à l’autorité du sultan,
étaient en fait administrées depuis trois décennies par l’Autriche-Hongrie. Cette
annexion accrut la tension politique entre F Autriche-Hongrie, d’une part, la Ser
bie et la Russie, d’autre part. Les tensions entre l’Allemagne et la France
n’avaient pas diminué. Le rapprochement entre la France et l’Angleterre, inau
guré par le roi Édouard VII, commençait à prendre forme, si bien que l’Alle
magne se sentait de plus en plus encerclée.
Les contemporains avaient l’impression de vivre dans un climat général de
violence et de destruction. Les anarchistes poursuivaient leurs activités et le roi
Carlos de Portugal fut assassiné. De nouvelles tendances se faisaient jour parmi
les intellectuels européens, marquées par F antidémocratisme, F anti-intellectua
lisme et le futurisme. L’économiste Georges Sorel publia ses Réflexions sur la
violence : c’était une négation du libéralisme et de sa foi dans la raison et le
progrès223. Le public était scandalisé par les expositions de peintures cubistes.
Beaucoup en venaient à penser que la situation internationale amènerait inévita
blement des guerres terribles. Karl Kraus prédit que l’avènement de l’aviation
conduirait à l’effondrement du monde224.
On n’avait jamais autant parlé de psychothérapie. Deux Américains,
E. Ryan225 et R.C. Clarke226, qui avaient visité des institutions en Allemagne et
en Suisse, s’émerveillaient des réalisations thérapeutiques qu’ils avaient vues en
visitant les hôpitaux psychiatriques de Berlin, Munich, Tübingen et Zurich.
Obemdorf, qui était venu étudier en Allemagne cette année-là, parle d’une mai
son de santé près de Berlin, nommée Haus Schonow, où l’on pratiquait assidû
ment les sports, le jardinage et la thérapie par l’art227. Les malades avaient à leur
disposition des animaux familiers (y compris un âne). A Paris, Pierre Janet, dans
ses leçons au Collège de France, présenta un panorama de toutes les méthodes de
psychothérapie, depuis les guérisons miraculeuses jusqu’à l’hypnotisme, la sug
gestion et la rééducation.
Freud était désormais un psychothérapeute de réputation mondiale, jouissant
d’une nombreuse clientèle. Il ne cessait d’accueillir de nouveaux disciples,
comme Ferenczi et Brill. Le 26 avril, quarante-deux personnes intéressées à la
psychanalyse — des Autrichiens pour la plupart — se réunirent à titre privé à
Salzbourg. Freud présenta l’une des six communications, donnant des extraits de
l’histoire d’un malade célèbre, l’« homme aux rats ». Plus tatd, cette rencontre
fut désignée du nom de premier Congrès international de psychanalyse.
Certains critiques de Freud exprimaient leur scepticisme bienveillant et leur
perplexité. Telle fut la recension, par Gruhle, d’un article de Freud sur « La
morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes »228. Après
un résumé détaillé et objectif de l’article, Gruhle ajoutait qu’il était loisible à cha
cun de tirer ses propres conclusions : « Il peut être agréable, à l’occasion, de che
miner sur des sentiers nouveaux et fantastiques vous conduisant au loin, vers un
monde d’étranges rêves éveillés. » L’opposition la plus manifeste à la psycha
nalyse vint de certains qui l’avaient d’abord acceptée avec enthousiasme. La
revue bien connue de Karl Kraus, Die Fackel, qui avait entrepris une lutte véhé
mente contre la moralité sexuelle conventionnelle et glorifiait le marquis de Sade
et Weininger, avait applaudi aux Trois Essais de Freud. Mais maintenant Karl
Kraus ridiculisait le psychanalyste qui prétendait déceler des fantasmes mastur
batoires dans L’Apprenti Sorcier de Goethe229. Kraus déniait à la psychanalyse
toute valeur curative et comparait les psychanalystes à des météorologistes qui ne
se contenteraient pas de prédire le temps, mais prétendraient le faire.
Dans les milieux psychiatriques, les polémiques se poursuivaient. Le 9
novembre 1908, Abraham fit un exposé, devant l’Association psychiatrique de
224. Karl Kraus, « Apocalypse (Offener Brief an das Publikum) », Die Fackel, X, n* 261/
262 (13 octobre 1908), p. 1-14.
225. Edward Ryan, « A Visit to the Psychiatrie Clinics and Asylums of the Old Land »,
American Journal oflnsanity, LXV (1908-1909), p. 347-356.
226. R.C. Clarke, « Notes on Some of the Psychiatrie Clinics and Asylums of Germany »,
American Journal oflnsanity, LXV (1908-1909), p. 357-376.
227. Clarence P. Obemdorf, A History of Psychoanalysis in America, New York, Grune
and Stratton, 1953, p. 75.
228. H.W. Gruhle, Zentralblatt für Nervenheilkunde, XXXI (XIX) (1908), p. 885-887.
229. Karl Kraus, « Tagebuch », Die Fackel, X, n° 256 (5 juin 1908), p. 15-32.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 819
233. W.B. Parker éd., Psychotherapy : A Course of Reading in Sound Psychology, Sound
Medicine, and Sound Religion, 3 vol., New York, Centre Publishing Co., 1909.
234. A.A. Brill, « Freud’s Method of Psychotherapy », Psychotherapy, H, n° 4, p. 36-47.
235. Richard C. Cabot, « The Literature of Psychotherapy », Psychotherapy, III, n° 4, p.
18-25.
236. Emest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud; op. cit.. Il, p. 56-69.
237. Lectures and Addresses Delivered before the Departments of Psychology and Peda-
gogy in Célébration of the Twentieth Anniversary of the Opening of Clarke University, Sep-
teniber 1909, 2 vol., Worcester, Mass., 1910.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 821
H y eut aussi des conférences très savantes sur la biologie, les mathématiques,
et le physicien italien Volterra exposa en français les théories de Maxwell et de
Lorentz.
Le jeudi 9 septembre, les diverses sections discutèrent de nombreux sujets scien
tifiques. Titchener traita de psychologie expérimentale, C.G. Jung parla du test
des associations verbales et Léo Bürgerstein, de Vienne (« qui s’était déjà acquis
la sympathie du public de la Clark »), traita de la coéducation. Adolf Meyer lut
un « essai saisissant » sur les facteurs dynamiques à l’œuvre dans la démence
précoce, et les conférences de Freud trouvèrent des auditeurs enthousiastes.
Le vendredi 10 septembre, les présentations scientifiques furent aussi variées
que les jours précédents. Freud insista sur le fait que sa théorie était « dyna
mique », à l’opposé de la théorie « héréditaire » de l’école de Janet. Jung captiva
son auditoire en rapportant comment il utilisait avec succès son test des associa
tions verbales pour découvrir les crimes et déceler les causes cachées de la mala
die. Ce climat scientifique fut troublé un moment, l’après-midi, pendant une
conférence sur l’éducation, lorsque l’anarchiste Emma Goldmann, accompagnée
de Ben Reitman, le « roi des Clochards », s’immisça dans la discussion.
Le samedi 11 septembre, le Boston Evening Transcript publia une longue
interview de Sigmund Freud par Adelbert Albrecht238. Au dire du journaliste,
Freud prédisait que le mouvement Emmanuel, alors très discuté aux États-Unis,
finirait par disparaître. Freud cita, comme pionniers de la psychothérapie, Lié
beault, Bernheim et Moebius. Il qualifia l’hypnotisme « d’échec et de méthode
de valeur morale douteuse ». A propos de la cure psychanalytique, il déclara :
« Je n’ai réussi à appliquer ma méthode que dans des cas graves, déclarés déses
pérés par d’autres médecins. Elle est la mieux adaptée aux cas graves. »
Durant leur séjour à l’université Clark, Freud et Jung furent les hôtes person
nels de son président, Stanley Hall. Freud déclara, au début de sa première confé
rence, que cette invitation en Amérique était la première reconnaissance offi
cielle de ses efforts, affirmation à tout le moins surprenante si l’on pense à la
façon dont ses idées et sa méthode avaient été adoptées par Bleuler et par
l’équipe du Burgholzli.
A cette époque, Jung venait de se démettre de ses fonctions de directeur
adjoint du Burgholzli. Il se consacrait maintenant à sa clientèle privée, à la direc
tion de l’Association psychanalytique internationale nouvellement créée et à
l’édition du Jahrbuch. H semblait avoir entièrement épousé la cause du mouve
ment psychanalytique.
La littérature psychanalytique s’accrut d’année en année. Freud publia de
nombreux articles, entre autres deux de ses cas les plus célèbres, l’histoire du
petit Hans et celle de l’homme aux rats. Les disciples de Freud furent des écri
vains prolifiques, en particulier Stekel, Rank et Abraham. Parurent en outre de
nombreux essais sur la psychanalyse.
Une communication de Friedlânder au Congrès international de médecine de
Budapest est intéressante à cet égard, parce qu’elle montre quelles étaient exac
tement les objections déployées contre la psychanalyse.
Tout d’abord, au lieu d’exposer calmement leurs idées, comme il est d’usage
dans les discussions entre savants, les psychanalystes procèdent par affirmations
dogmatiques ponctuées de débordements affectifs ; les psychanalystes n’ont pas
leurs pareils pour égaler Freud à des hommes comme Kepler, Newton et Sem-
melweis et pour la violence de leurs attaques contre leurs adversaires. Deuxiè
mement, au lieu de prouver scientifiquement leurs affirmations, les psychana
lystes se contentent d’énoncés invérifiables. Ils disent : « l’expérience
psychanalytique nous apprend que... », laissant à leurs contradicteurs la charge
de la preuve. Troisièmement, les psychanalystes n’acceptent aucune critique, ni
même l’expression du doute le plus justifié, qu’ils qualifient immédiatement de
« résistance névrotique ». Friedlander citait Sadger : « La pruderie des médecins
dans leurs discussions à propos de questions sexuelles relève moins de leurs prin
cipes que de leurs antécédents psychologiques [...]. Plutôt que d’accepter d’être
hystériques, ils préfèrent se prendre pour des neurasthéniques. Même s’ils ne
sont ni l’un ni l’autre, il leur faudrait admettre qu’ils ont une femme, une mère ou
une sœur hystériques. Il est déplaisant d’avoir à reconnaître de tels faits à propos
de ses proches parents ou de soi-même : aussi préfèrent-ils déclarer fausse la
théorie tout entière et la condamner a priori »239. Friedlander estimait, comme
Aschaffenburg, qu’une telle argumentation était inadmissible entre hommes de
science. Quatrièmement, les psychanalystes négligent ce qui a été fait avant eux
ou par d’autres, et se présentent toujours comme des découvreurs. C’est comme
si, avant Freud, on n’avait jamais guéri aucun hystérique ni pratiqué aucune psy
chothérapie. Cinquièmement, les théories sexuelles de la psychanalyse sont pré
sentées comme des données scientifiques, bien qu’elles ne soient pas prouvées ;
telle l’affirmation de Wulffen : « Toutes les forces morales à l’intérieur de
l’homme, son sens de la pudeur, sa moralité, son culte de Dieu, son esthétique,
ses sentiments sociaux, ont leur source dans la sexualité refoulée. » Wulffen nous
fait penser à Weininger qui affirmait : « La femme est une criminelle sexuelle
née ; lorsque sa forte sexualité est intensément refoulée, elle la conduit facile
ment à la maladie et à l’hystérie, et lorsqu’elle est insuffisamment refoulée, à la
criminalité ; souvent elle la conduit à l’une et à l’autre. » Sixièmement, Friedlân-
der s’en prend à l’habitude prise par les psychanalystes de s’adresser directement
au grand public des profanes, comme si leurs théories étaient déjà scientifique
ment prouvées ; en agissant ainsi, ils font passer pour des ignorants et des rétro
grades ceux qui n’acceptent pas leurs affirmations240.
239. J.I. Sadger, « Die Bedeutung der psychoanalytischen Méthode nach Freud », Zentral-
blattfur Nervenheilkunde und Psychiatrie, XXX(XVIII) (1907), p. 45-52 (les extraits cités se
trouvent p. 50).
240. A. Friedlander, « Hystérie und moderne Psychoanalyse », Congrès international de
médecine, Budapest (1909), sect. XII, p. 146-172.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 823
241. Caroline E. Playne, The Neuroses of the Nations, Londres, Allen and Unwin, 1928.
242. F.T. Marinetti, « Le futurisme », Le Figaro, n* 51 (20 février 1909).
824 Histoire de la découverte de l’inconscient
beaucoup plus explosive à sa mort que lors de son avènement. Cette même
année, mourut à l’âge de 82 ans un grand apôtre de la paix, le comte Léon Tols
toï, le patriarche des lettres européennes. Son disciple le plus célèbre, Gandhi,
devait appliquer plus tard sa doctrine de la non-violence.
Durant la première décennie du XXe siècle, la psychiatrie dynamique avait subi
de nombreux changements. Lors de la célébration de son jubilé, Bernheim appa
rut comme un homme du passé et son allocution fut imprégnée d’amertume243.
Tout ce qu’il avait écrit depuis vingt-huit ans, disait-il, était désormais oublié. On
attribuait maintenant le mérite d’avoir fondé la psychothérapie au Suisse Dubois,
qui l’avait « annexée » (un peu comme l’Allemagne avait « annexé » l’Alsace-
Lorraine). Apparemment, Bernheim ne se rendait pas compte de ce qui se passait
à Vienne et à Zurich.
Les psychanalystes se montraient de plus en plus actifs, notamment dans les
domaines de l’interprétation des mythes, de la littérature et de l’anthropologie.
Freud publia son célèbre essai sur Léonard de Vinci244. Jones fit paraître son
interprétation d’Hamlet^5. Le folkloriste Friedrich Krauss, dont le périodique
Anthropophyteia avait pour but de rassembler les mots d’esprits obscènes de tous
les peuples et de tous les pays, demanda à Freud d’écrire un commentaire psy
chanalytique sur ce matériel246.
Une seconde rencontre internationale eut lieu à Nuremberg, les 30 et 31 mars.
On décida la création d’une Association psychanalytique internationale. Freud
préféra mettre un non-Juif à la tête de cette organisation247. En dépit d’une forte
opposition de la part des membres viennois, Jung fut élu président. En guise de
compensation, un nouveau périodique, le Zentralblatt fiir Psychoanalyse, fut
confié à la direction conjointe d’Adler et de Stekel.
L’opposition à la psychanalyse qui se faisait alors sentir était due pour une
bonne part aux pratiques des analystes dits « sauvages », qui, sans y être aucu
nement préparés, se mettaient à « analyser », souvent au détriment de leurs
malades. Hans Blüher, membre du groupe freudien de Berlin, décrit ainsi la
situation :
243. Anonyme, Jubilé du professeur Bernheim (12 novembre 1910), Nancy, 1910.
244. Voir chap. vu, p. 568-569.
245. Ernest Jones, « The Œdipus Complex as an Explanation of Hamlet’s Mystery : A
Study in Motive », American Journal of Psychology, XXI (1910), p. 72-113.
246. Sigmund Freud, « Brief an Dr. Friedrich Krauss », Anthropophyteia, VII (1910), p.
472-473, Standard Edition, XI, p. 221-227.
247. Il est intéressant de noter qu’à la même époque Ludwig Zamenhof, le créateur de
l’espéranto, cherchait à confier la direction de son organisation à un non-Juif. Voir Israeli-
tisches Wochenblatt, XI (1912), p. 541-542.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 825
Cette situation incita Freud à écrire son article bien connu sur « l’analyse sau
vage w249. Freud soulignait que nul ne devait entreprendre d’analyse sans avoir
reçu la formation voulue. Il utilisait pour la première fois le terme de psycho
sexualité. Il précisait que la libido ne se réduisait pas aux pulsions sexuelles ins-
tinctuelles, mais qu’elle englobait tout ce que signifie le mot allemand lieben
(aimer). « Combien de colère et de hargne auraient été évitées si cette mise au
point avait été faite plus tôt », commenta Oskar Pfister250.
Le Congrès international de psychologie médicale et de psychothérapie qui se
tint à Bruxelles, les 7 et 8 août, montra combien les relations entres les écoles
psychothérapiques s’étaient modifiées251. Janet, qui avait joué un rôle modéra
teur dans les congrès précédents, ne vint pas à celui-ci (son rapport sur la sugges
tion fut lu en son absence). Les discussions prirent souvent l’allure d’un conflit
de générations entre les « vieux » (Forel, Bernheim, Vogt) et les «jeunes » (Seif,
Jones, Muthmann). On eut parfois l’impression que les « jeunes » étaient prêts à
réagir par une attaque massive à tout ce que diraient les « vieux ». Prenons
comme exemple la communication d’Ernst Trômmer sur le processus de l’en
dormissement et les phénomènes hypnagogiques. Seif entama la discussion en
reprochant à l’auteur de n’avoir pas cité Freud et Silberer, ajoutant que « le maté
riel était mûr pour une élaboration psychanalytique ». Forel se leva pour protes
ter, mais Muthmann, Jones et Graeter soutinrent énergiquement Seif. De Montet
commença à contredire la théorie du rêve de Freud, et alors Trômmer rappela à
l’auditoire que son exposé portait sur l’endormissement et non pas sur les rêves.
Au cours de la discussion d’une des comunications suivantes, Vogt s’opposa à
Seif qui prétendait lui interdire de parler des rêves et de l’inconscient : « Je pro
teste contre le fait qu’un freudien prétende refuser le droit de discuter de ces
questions à un homme comme moi, qui ai noté mes propres rêves depuis l’âge de
16 ans et qui ai étudié les problèmes discutés ici, depuis 1894, c’est-à-dire
presque aussi longtemps que Freud lui-même et plus longtemps qu’aucun de ses
disciples ! »
Ce Congrès de Bruxelles offre un exemple typique du genre de discussions
auxquelles donnaient lieu la plupart des congrès de cette époque en Europe.
C’étaient tantôt, comme à Bruxelles, les psychanalystes qui avaient le dessus,
tantôt leurs adversaires. Lors d’une rencontre des psychiatres et neurologues de
l’Allemagne du Sud-Ouest à Baden-Baden, le 8 mai, le docteur Hoche fit un
exposé mémorable intitulé « Une épidémie psychique parmi les médecins ».
248. Hans Blüher, Traktat über die Heilkunde, Stuttgart, Klett, 1926. (Cité de la 3e édition,
1950, p. 99-107.)
’ 249. Sigmund Freud, « Über wilde Psychoanalyse », Zentralblatt fiir Psychoanalyse, I
(1910), p. 91-95. Standard Edition, XI, p. 221-227.
250. Oskar Pfister, Die psychanalytische Méthode, Leipzig et Berlin, Klinkhardt, 1913, p.
59-60.
251. Journal fiir Psychologie und Neurologie, XVII, Erganzugsheft (1910-1911), p.
307-433.
826 Histoire de la découverte de l’inconscient
252. Alfred Hoche, « Eine psychische Epidémie unter Aertzten », Medizinische Klinik, VI
(1910), p. 1007-1010.
253. Ludwig Frank, Die Psychanalyse, Munich, E. Reinhardt, 1910.
254. Eugen Bleuler, « Die Ambivalenz », Festschrift der Dozenten der Universitat Zurich,
Zurich, Schultherz, 1914.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 827
255. Roger Vittoz, Traitement des psychonévroses par la rééducation du contrôle cérébral,
Paris, Baillière, 1911.
Le lecteur pourra trouver d’autres détails sur la méthode de Vittoz dans la thèse de médecine
de Robert Dupond, La Cure des psychonévroses par la méthode du Dr Vittoz (Paris, Jouve,
1934) et dans un opuscule rédigé par une admiratrice, Henriette Lefebvre, Un sauveur, le doc
teur Vittoz (Paris, Jouve, s.d.).
256. E. Bleuler, Dementia Praecox, oder Gruppe der Schizophrenien, in G. Aschaffenburg,
Handbuch der Psychiatrie, Spezieller Teil, 4. Abt., 1 Hâlfte, Vienne, Deuticke, 1911. Voir
chap. v, p. 315-316.
828 Histoire de la découverte de l’inconscient
L’année 1912 fut surtout marquée par les guerres balkaniques. La Grèce, la
Serbie et la Bulgarie, les nouveaux États balkaniques, attaquèrent la Turquie,
invoquant la nécessité de libérer leurs compatriotes encore soumis au joug turc.
C’était le grand sujet de conversation et l’on parlait beaucoup des « atrocités
macédoniennes ». Cette guerre accrut la tension entre les autres puissances euro
péennes, en particulier entre la Russie et F Autriche-Hongrie.
258. Lors d’une des audiences postérieures au naufrage, un passager de troisième classe
déclara sous serment que, durant les opérations de sauvetage, une porte séparant la dernière
classe du pont supérieur avait été verrouillée. Les passagers de troisième classe qui avaient
réussi à s’en échapper avaient été obligés de briser la serrure. (Titanic Disaster. Hearing before
a Subcommittee on Commerce, United States Senate, 62nd Congress, 2nd session, Document
n° 726, Washington, Government Printing Office, 1912, p. 1021.)
259. Friedrich von Bemhardi, Deutschland und der nachste Krieg, Stuttgart, Cottas Nach-
folger, 1912.
260. Il n’a pas été possible de déterminer si une partie des fonds de la fondation a été
déboursée. La Breuer-Stiftung fut l’une des nombreuses victimes de l’inflation de l’après-
guerre. Quand la monnaie autrichienne se stabilisa en 1922,10 000 couronnes valaient 1 shil
ling (un septième de dollar).
261. L’auteur est redevable à madame Kathe Breuer de lui avoir montré ces documents, et
à monsieur George H. Bryant, petit-fils de Josef Breuer, de lui avoir fourni des renseignements
complémentaires.
830 Histoire de la découverte de l’inconscient
Une grande activité régnait parmi les psychanalystes. Rank et Sachs lancèrent
un nouveau périodique, Imago. Dans le premier numéro parut un article de
Freud, première esquisse de ce qui allait devenir son Totem et tabou. Ce fut pro
bablement Métamorphoses de l’âme et ses symboles de Jung qui poussa Freud à
s’intéresser à l’ethnologie. Depuis quelques années, le problème du totémisme
suscitait un vif intérêt. Frazer avait publié son Totémisme et exogamie2*2. Durk
263 voyait dans le totémisme la forme originelle de la religion, et Thumwald
heim262
le décrivait comme un mode de pensée primitif264. Wundt esquissa un vaste
tableau de l’évolution de l’humanité où il distinguait quatre périodes : une
période primitive de vie sauvage, une période totémique marquée par l’organi
sation tribale et l’exogamie, une « période des héros et des dieux », enfin la
période moderne (avec des religions universelles, des puissances mondiales, une
culture mondiale et une histoire du monde)265. Par ailleurs, en écrivant Totem et
tabou, Freud semblait s’être inspiré d’événements récents : le soulèvement des
Jeunes-Turcs (les fils) contre le sultan Abdül-Hamid II (le vieux père cruel), qui
avait un vaste harem gardé par des eunuques, lui servit peut-être de modèle.
Après la révolution, il fut possible de moderniser l’organisation sociale, et la lit
térature fleurit en Turquie, exactement comme dans la description de Freud où la
culture humaine fleurit après le meurtre du vieux père. Comme une sorte de
complément à Totem et tabou, Otto Rank publia un recueil très documenté sur le
thème de l’inceste dans la poésie et la légende266.
Les controverses qui s’élevaient autour de la psychanalyse étaient plus vives
que jamais. Pour comprendre leur véritable signification, il est nécessaire de bien
connaître l’arrière-plan culturel de l’époque. C’est ce qu’illustre très bien une
controverse qui eut lieu à Zurich au début de 1912267268.
La Neue Zürcher Zeitung n’avait fait aucune allusion à la psychanalyse avant
le 8 février 1911, date à laquelle le docteur Karl Oetker publia une recension d’un
petit livre de Ludwig Frank, Die Psychanalysé269. Ce compte rendu, qui ne men
tionnait même pas le nom de Freud, pouvait faire croire au lecteur que la psycha
nalyse était une découverte suisse. Il contenait, par ailleurs, une profession de foi
matérialiste, affirmant que l’âme périssait en même temps que le corps. Dix mois
plus tard, le 7 décembre, un certain « docteur E.A. » commenta une conférence
que le docteur F. Riklin avait prononcée lors d’une réunion récente de la société
philologique de Zurich, la Gesellschaftfürdeutsche Sprache. Riklin avait dit que
la psychanalyse s’était montrée capable de guérir des névrosés en ramenant à la
262. Sir James Frazer, Totemism and Exogamy. A Treatise on Certain Early Forms of
Superstition and Society, 4 vol., Londres, Macmillan Co., 1910.
263. Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique
en Australie, Paris, Alcan, 1912.
264. Richard Thumwald, « Die Denkart als Wurzel des Totemismus », Korresponenzblatt
der deutschen Gesellschaft fur Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte, 1911, p. 173-
179.
265. Wilhelm Wundt, Elemente der Vôlkerpsychologie, Leipzig, Alfred KrSner, 1912.
266. Otto Rank, Das Inzest-Motiv in Dichtung und Sage, Leipzig et Vienne, Deuticke,
1912.
267. L’auteur remercie le docteur Gustab Morf pour avoir attiré son attention sur l’intérêt
de cet épisode, et le département des archives de la Neue Zürcher Zeitung pour l’aide qu’il lui
a apportée.
268. Voir chap. x, p. 826.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 831
conscience des images refoulées et en interprétant les rêves. Il ajoutait qu’il avait
été démontré que les symboles oniriques et hallucinatoires correspondaient aux
symboles universels des mythes de l’humanité : le sens des symboles universels
et des mythes avait donc été déchiffré. Le soleil, par exemple, symbolisait l’éner
gie sexuelle masculine, le serpent et le pied étaient des symboles phalliques et
l’or symbolisait les excréments. Le compte rendu présentait tout cela, non
comme des hypothèses, mais comme des découvertes absolument fondées. C’est
probablement cette conférence, et, peut-être, d’autres du même genre, qui incita
le Kepler-Bund à consacrer une soirée à la discussion de la psychanalyse. Mais
pour comprendre le sens exact de cette réunion, quelques explications sont
nécessaires.
A cette époque, la culture européenne était imprégnée de scientisme, c’est-à-
dire de la conviction que seule la science est capable de répondre aux grandes
énigmes de l’univers. C’étaient les sciences naturelles qui étaient alors domi
nantes (comme la physique atomique de nos jours), avec, au premier plan, la
théorie de l’évolution. On confondait sous ce nom quatre conceptions diffé
rentes : celle du transformisme (s’opposant au créationnisme ou au fixisme), la
théorie originelle de Darwin attribuant l’évolution des espèces à la sélection
naturelle causée par la lutte pour la vie, un ensemble de doctrines pseudo-dar
winiennes appelées darwinisme social, et enfin la doctrine de Haeckel. Nous
avons peine à imaginer aujourd’hui à quel point les idées de Haeckel influen
çaient la vie culturelle à l’époque. Haeckel avait commencé une brillante carrière
de naturaliste, puis s’était engagé sur la voie de la philosophie de la nature avant
de s’attaquer finalement à la religion. A ses yeux, la science s’identifiait au maté
rialisme, à l’athéisme et à sa conception du transformisme. La religion s’identi
fiait à la tradition, à la superstition et à toutes les attitudes contraires à la science.
Haeckel était l’idole de bien des jeunes qui s’étaient convertis à sa doctrine.
Ainsi, le jeune Goldschmidt, après avoir lu le récit de la création selon Haeckel,
pensa avoir trouvé la solution de tous les problèmes philosophiques et scienti
fiques, et il se mit à propager ces idées avec le zèle d’un missionnaire269.
Haeckel avait fondé une association, le Monisten-Bund, qui présentait la
science comme la religion de l’avenir. Son activité se heurta naturellement à une
vive opposition des différentes Églises. Ses ennemis démontrèrent sans peine
qu’il présentait constamment ses hypothèses comme des certitudes et ils l’accu
sèrent d’avoir falsifié un certain nombre des illustrations utilisées dans ses
ouvrages afin de les rendre conformes à sa doctrine. La lutte contre Haeckel fut
menée de deux côtés. Le théologien Wasmann créa le Thomas-Bund pour réfuter
les conceptions de Haeckel au nom de la religion, et le naturaliste Dennert fonda
le Kepler-Bund dont le but officiel était de combattre, au nom de la science,
toutes les spéculations pseudo-scientifiques. Le Kepler-Bund comptait parmi ses
membres plusieurs savants connus, et il disposait de sections dans les principales
villes de langue allemande.
La section zurichoise du Kepler-Bund organisa une réunion sur la psychana
lyse. En s’appuyant sur la recension du livre de Frank par Oetker et sur le compte
rendu de la conférence de Riklin par « E.A. », le Kepler-Bund donnait l’impres
270. Johann Michelsen, Ein Wort an geistigen Adel deutscher Nation, Munich, Bonsels,
1911.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 833
puisse être sûr d’être déjà allé. « F.M. » concluait en soulignant le danger que
représente le psychanalyste qui se croit en possession d’un secret infaillible ; il
notait également que ceux qui souffrent de graves difficultés d’ordre sexuel ne
peuvent guère attendre de secours réel de la psychanalyse, puisque ces troubles
dépendent souvent de facteurs sociaux et économiques et que, dans d’autres cas,
la guérison impliquerait l’abandon de certains principes moraux. Dans le numéro
suivant, daté du 15 janvier, le docteur Kesselring protesta contre l’accusation de
Jung lui reprochant d’avoir présenté la psychanalyse à un public profane. A
Zurich, les éducateurs et les pasteurs ne cessaient d’en faire autant, à preuve les
nombreux articles parus dans Evangelische Freiheit, Berner Seminarblatter, etc.
D’ailleurs, disaient-ils, c’étaient les psychanalystes eux-mêmes qui avaient inau
guré cette pratique.
Le numéro du 17 janvier contenait encore deux lettres. Dans la première,
C.G. Jung disait que « la notion de sexualité, telle que nous l’entendons, Freud et
moi, possède une acception plus vaste que le sens ordinaire du terme [...]. Les
écrits de Freud et les miens en témoignent ». Il ajoutait qu’il était injuste de
mettre le livre de Michelsen sur le même plan que des ouvrages aussi importants
que ceux de Riklin. La seconde lettre était la réponse de « F.M. » à Jung. Théo
riquement, disait-il, la notion freudienne de sexualité est très large, mais, dans la
pratique, elle utilise le terme dans son sens étroit. « F.M. » refusait l’objection de
ceux qui lui avaient reproché de se mêler de psychanalyse sans être médecin ; et
il n’est pas nécessaire, en effet, d’être médecin pour se rendre compte de l’im
mense danger de la psychanalyse, cette pseudo-science qui a trouvé à Zurich plus
d’adeptes fanatiques que partout ailleurs, et qui a engendré une véritable épidé
mie psychique. Le 25 janvier, Auguste Forel, qui avait pris sa retraite sur les
bords du lac de Genève, se mêla à la controverse. Il s’en prit à une critique de
« F.M. » concernant l’hypnose et à l’affirmation de Kesselring selon laquelle le
traitement psychanalytique transformait les malades névrosés en psychotiques. Il
déplorait que les idées fécondes de Breuer sur la thérapie cathartique aient été
déformées par Freud. Il ne sert à rien, disait-il, d’engager des polémiques contre
la psychanalyse, on devrait au contraire l’étudier sérieusement, comme le faisait
le docteur Frank à Zurich. Cette lettre était suivie d’une réponse de Kesselring :
les psychanalystes parlent toujours de leurs succès, jamais de leurs échecs. H
citait les cas de deux névrosés qui, à la suite de l’analyse, étaient devenus psy
chotiques. Enfin, « F.M. » répondit à Forel que c’étaient les psychanalystes eux-
mêmes qui s’adressaient à un large public profane et propageaient leurs idées en
écrivant de nombreuses brochures et des articles de journaux.
Le numéro du 27 janvier publia une protestation véhémente de la part des
psychanalystes :
« Le président des associations psychanalytiques internationale et zurichoise
se voit dans l’obligation de rejeter énergiquement les accusations insultantes et
gravement dépréciatives portées par un profane contre des médecins spécialistes.
Les articles signés F.M. offrent une description complètement déformée du trai
tement psychanalytique, par suite de l’ignorance de leur auteur. Nul homme
sensé n’accepterait de se soumettre à un traitement aussi répugnant que celui
décrit par F.M. Le ton même de ce réquisitoire exclut toute discussion ultérieure.
Pour l’Association psychanalytique internationale : C.G. Jung, président,
F. Riklin, secrétaire.
834 Histoire de la découverte de l’inconscient
la victoire sur le père272 ? Le fait que Freud se proclamât ouvertement athée, et qua
lifiât la religion de névrose collective, contribuait à entretenir la confusion. Hans
Blüher rapporte dans ses Mémoires qu’à Berlin la maison du Monisten-Bund
local servait de lieu de rencontre aux jeunes artistes et écrivains « modernes »,
mais aussi aux freudiens273. Jusqu’à un certain point, l’opposition à la psycha
nalyse relevait de l’opposition croissante à Haeckel et à son Monisten-Bund.
Mais la principale cause de cet antagonisme résidait probablement dans la
façon dont la psychanalyse était présentée. Les psychanalystes, et surtout les
jeunes disciples, proclamaient leurs découvertes sans les étayer de preuves ou de
statistiques. Ils rejetaient sur leurs adversaires le fardeau de la preuve, ne suppor
taient aucune critique, et usaient d’arguments ad hominem, taxant par exemple
leurs adversaires de névrosés. La psychanalyse était parfois aussi utilisée par des
hommes comme Michelsen pour écrire des choses qui semblaient avoir pour seul
but de scandaliser le lecteur religieux, à l’instar des futuristes274.
Le tableau de ces controverses serait incomplet si nous ne signalions pas
qu’elles étaient tout aussi véhémentes entre les psychanalystes eux-mêmes.
Alphonse Maeder raconte comment, lors d’une discussion sur les rêves dans un
congrès psychanalytique, il avait présenté ses idées personnelles sur la « fonction
prospective » des rêves. Il s’ensuivit « une tempête d’opposition contre moi,
comme si j’avais touché à une réalité sacrée ». Il n’avait contredit aucune des
théories de Freud, mais seulement proposé de les compléter275. A cette même
époque, de violents conflits opposèrent la Société viennoise et Stekel. Pis encore,
Jung commençait à suivre sa voie propre, qui devait le conduire à se séparer de
Freud. En février 1912, le Zentralblatt publia le résumé d’un livre de l’historien
de l’art Sartiaux, signé par Freud276 :
272. Otto Rank et Hanns Sachs, Die Bedeutung der Psychoanalyse für die Geisteswissen-
schaften, Wiesbaden, Bergmann, 1913, p. 68.
273. Hans Blüher, Werke und Tage. Geschichte eines Denkers, Munich, Paul List, 1953, p.
252.
274. Cette même année, Marinetti publiait un roman, Le Monoplan du pape, roman poli
tique en vers libres (Paris, Sansot, 1912), histoire « choquante » d’un pape kidnappé et voya
geant en avion. On ne pouvait guère deviner alors que bien des jeunes lecteurs vivraient suf
fisamment longtemps pour voir un pape se rendre à Jérusalem et à New York.
275. Communication personnelle du docteur Alphonse Maeder.
276. Sigmund Freud, « Gross ist die Diana der Epheser », Zentralblatt für Psychoanalyse,
B (1912), p. 158-159. Standard Edition, XH, p. 342-344.
277. Voir chap. n,p. 110-111.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 837
280. 17th International Congress of Medicine (London, 1913), Sect. 12, Parts I and II,
Londres, Henry Frowde, 1913.
281. Cet épisode a donné lieu à une des légendes les plus tenaces dans l’histoire de la psy
chiatrie : Janet est censé avoir insulté Freud et avoir proclamé que « la psychanalyse ne pouvait
naître que dans une ville aussi immorale que Vienne ». Il suffit de se reporter au texte de la
communication de Janet pour se rendre compte qu’il citait Ladame, lequel avait cité l’opinion
de Friedlânder sur le genius loci, à savoir l’intérêt particulier porté par le public viennois à la
pathologie sexuelle après les publications de Krafft-Ebing et d’autres.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 839
Janet, évidemment, ne connaissait les doctrines de Freud que par ce qui, dans
la littérature psychanalytique de cette époque, avait été publié en français et en
anglais. Il avait lu L'Interprétation des rêves dans la traduction de Brill, les
résumés des écrits de Freud publiés par Brill et Acher, ainsi que certaines publi
cations de Maeder, Ferenczi, Sadger, Jung, Jones et Putnam. Ainsi les critiques
de Janet visaient plutôt la psychanalyse des débuts que ses développements les
plus récents.
A la suite de l’exposé de Janet, Jung entreprit de défendre la psychanalyse. Il
parla en anglais et commença par une remarque caustique visant Janet : « Mal
heureusement, il arrive souvent que des gens s’estiment qualifiés pour juger de la
psychanalyse alors qu’ils ne sont même pas capables de lire l’allemand. »
Puisque, dit-il, la théorie de Freud n’était encore, dans l’ensemble, ni très claire
ni aisément accessible, Jung présenta une version condensée de la psychanalyse,
développant des critiques plus sévères encore que celles de Janet : « C’est pour
quoi je propose de libérer la théorie psychanalytique de son point de vue exclu
sivement sexuel. Je propose de le remplacer par un point de vue énergétique sur
la psychologie des névroses. » Jung assimila la libido à l’élan vital de Bergson.
La névrose était un acte d’adaptation qui a échoué, d’où une accumulation
d’énergie et la substitution des composantes supérieures d’une fonction par ses
composantes inférieures. (Remarquons en passant que telle était la conception de
la névrose de Janet, bien que celui-ci ne fût pas cité.)
Dans la discussion qui suivit, personne ne répondit à Jung. Neuf personnes
prirent part à la discussion dont cinq étaient favorables à Freud, trois hostiles et
une neutre. Jones dit que la communication de Janet était une longue suite de
malentendus, de déformations et d’erreurs, et qu’il n’avait rien compris à la psy
chanalyse. Corriat avoua qu’il avait été hostile à la psychanalyse, mais qu’il
comprenait maintenant la validité de sa théorie et son extrême valeur du point de
vue thérapeutique. Forsyth déclara que la psychanalyse offrait un « aperçu
unique sur les caractéristiques affectives des enfants ». Eder se demandait
comment Janet pouvait déclarer la psychanalyse absurde tout en s’en disant le
véritable auteur. Savage dit qu’il ne fallait pas se laisser impressionner par l’élo
quence de Janet, mais comprendre l’importance du subconscient infantile.
Frankl-Hochwart de Vienne objecta que le traitement psychanalytique avait
connu de nombreux échecs, qu’il n’était pas bon de remuer les problèmes sexuels
des malades, que les psychanalystes non médecins étaient dangereux, et qu’il
faudrait établir des statistiques des succès et des échecs. Walsh souligna égale
ment le danger d’une insistance excessive sur la sexualité, ajoutant que toute
méthode thérapeutique pouvait se prévaloir d’un certain nombre de succès. Béril-
lon énuméra les six critères d’une psychothérapie acceptable et conclut que la
psychanalyse ne satisfaisait à aucun d’entre eux. T.A. Williams exprima une opi
nion mesurée : « La recherche psychanalytique de l’origine de la maladie est un
grand progrès par rapport à la simple description. » Il nourrissait cependant des
doutes quant au caractère inconscient des complexes perturbateurs, estimait que
la psychanalyse ne corrigeait pas les habitudes mentales défectueuses, et qu’il
était préférable en général de réorienter le malade d’une façon consciente, donc
rationnelle. Quant au critère thérapeutique, il était douteux.
Tous les comptes rendus de cette discussion confirment qu’elle fut assez ora
geuse. Dans son autobiographie, Jones écrit que le rapport de Janet constituait
840 Histoire de la découverte de l’inconscient
« une attaque cinglante et satirique contre Freud et son œuvre [...] à l’occasion de
laquelle il déploya pleinement son inimitable don théâtral », et Jones ajoute : « Il
me fut facile de démontrer à l’auditoire, non seulement sa profonde ignorance de
la psychanalyse, mais aussi le manque de scrupule avec lequel il inventait, de la
façon la plus déloyale, des hommes de paille pour pouvoir les ridiculiser »282.
Jones explique l’opposition de Janet à la psychanalyse par la jalousie : il se serait
senti surpassé par Freud. Dans sa biographie de Freud, Jones écrit simplement :
« Au cours de la première semaine d’août, il y eut entre Janet et moi, au Congrès
international de médecine, un duel oratoire qui mit fin à sa prétention d’avoir
fondé la psychanalyse et de l’avoir vue ensuite gâchée par Freud. » Il reproduit
ensuite la lettre de félicitations de Freud283. Mais les comptes rendus de l’époque
ne confirment pas l’histoire du « duel ». Dans les procès-verbaux officiels du
Congrès, l’intervention de Jones apparaît très brève et ne tranche guère sur celles
des huit autres participants. Le Times de Londres, dans ses comptes rendus
détaillés des séances de discussions, se contentait de résumer l’intervention éner
gique du docteur Corriat en faveur de la psychanalyse et l’affirmation du docteur
Walsh qui voyait en elle la dernière d’une série d’épidémies psychiques, mais il
ne faisait aucune mention de Jones. Jones aurait-il confondu son intervention
orale au Congrès avec sa réplique écrite à Janet, publiée plus tard dans le Journal
for Abnormal Psychology ?
Pour apprécier complètement les événements de ce Congrès, il faut tenir
compte de l’atmosphère politique de l’époque. Pendant des années, l’Angleterre
avait mené une campagne contre tout ce qui était mode in Germany. Wollenberg,
l’un des psychiatres allemands qui participèrent au Congrès, évoqua plus tard,
comme preuve du sentiment antiallemand qui régnait au Congrès, le fait qu’au
cun Allemand ne fut invité à porter un toast lors du banquet de clôture284.
Trois semaines après le Congrès international de médecine de Londres, les
psychanalystes se réunirent à Munich pour leur quatrième Congrès international,
les 6 et 7 septembre. Les participants semblent s’être moins préoccupés de
communications scientifiques que des conflits au sein même de l’Association.
Freud et ses proches collaborateurs s’inquiétaient de la nouvelle orientation don
née à la psychanalyse par Jung et ses disciples. En sa qualité de président de l’As
sociation internationale, Jung assumait la présidence du Congrès ; mais son man
dat était près d’expirer. En dépit d’une forte opposition, il fut réélu par 30 voix
sur les 52 suffrages exprimés.
Lou Andreas-Salomé, qui était venue en invitée, accompagnée du poète Rilke,
nota ses impressions dans son journal285. Elle trouva l’attitude de Jung à l’égard
de Freud indûment autoritaire et dogmatique ; Freud se tenait sur la défensive et
contenait difficilement l’émotion profonde que lui causait l’idée de rompre avec
le « fils » qu’il avait tant aimé.
286. Voirchap.ix,p.712.
287. Ernest Jones, La Vie et l'œuvre de Sigmund Freud, op. cit.. H, p. 116.
288. L’auteur remercie madame Paula Hanunet, de Melbourne, qui a mené pour son
compte des recherches à ce sujet, et qui a pu faire la lumière en interrogeant des personnes qui
avaient bien connu la famille du pasteur Donald Fraser.
289. Le professeur Birger Strandell a aimablement entrepris des recherches dans les
archives de l’université d’Uppsala et nous a procuré une photocopie des discussions du conseil
de la faculté à propos de la candidature de Sperber. Parmi les opposants, un seul fit, en passant,
une remarque désobligeante sur l’article de Sperber traitant de l’origine sexuelle du langage.
En fait, cet article ne joua aucun rôle dans le rejet de la thèse de Sperber.
290. Ernest Jones, Free Associations: Memories ofa Psycho-Analyst, op. cit., p 225.
842 Histoire de la découverte de l’inconscient
femmes vont-elles trouver Freud, d’autres Jung ? — Les premières sont des
Freudentnadchen (filles de joie), les autres des Jungfrauen (vierges). »
L’année 1914 s’ouvrit sous de sombres auspices. L’Europe était le théâtre de
nombreux conflits, manifestes ou voilés. En Autriche-Hongrie, l’agitation crois
sante des nationalistes tchèques amena une vigoureuse protestation des groupes
de langue allemande contre ce qu’ils considéraient comme un empiètement
slave. Les relations entre l’Autriche et la Serbie s’étaient tendues à propos de F Al
banie que les Serbes avaient cherché à annexer, tandis que l’Autriche-Hongrie
avait assuré son indépendance. Les Anglais étaient inquiets de l’agitation natio
naliste croissante en Irlande. Le nouveau président de la République française,
Poincaré, se rendit en Russie en juin, et, lors d’un banquet officiel, il assura les
Russes de l’appui de la France en cas de conflit.
Ce furent aussi des mois de crise aiguë au sein du mouvement psychanaly
tique. Jung jugea sa position intenable et démissionna de l’Association interna
tionale au mois de mars. Bleuler publia une critique des théories de Freud, mais
ne rompit pas ses relations personnelles avec lui. La Société suisse de psycha
nalyse fut dissoute.
Cette grave crise poussa Freud à écrire une histoire du mouvement psychana
lytique. Ce fut une apologia pro domo, caractérisée par les imprécisions de sou
venirs habituelles et par des polémiques relatives à ses relations avec Adler et
Jung. A cette même époque, la revue Imago publia un article anonyme intitulé :
« Sur le Moïse de Michel-Ange »291. L’auteur analysait la pose et l’expression de
cette sculpture célèbre, et concluait que, loin d’exprimer la colère du prophète
prêt à briser les Tables de la Loi, elle exprimait l’effort suprême que faisait le
grand conducteur d’hommes pour maîtriser sa juste colère. On découvrit plus
tard que l’auteur de cet article n’était autre que Freud, et l’on s’accorde à recon
naître dans son interprétation une projection de ses propres sentiments. Cette
même année apporta aussi une des principales innovations dans la théorie psy
chanalytique, à savoir l’article de Freud intitulé : « Pour introduire le
narcissisme »292.
En dépit de la crise que traversait le mouvement psychanalytique, les théories
de Freud obtenaient un succès croissant à travers le monde. La psychanalyse
devenait populaire en Russie, les principales œuvres de Freud étaient traduites en
russe, et plusieurs grandes villes de Russie avaient leur groupe psychanalytique.
La psychanalyse gagnait aussi du terrain en Angleterre et aux Etats-Unis. En
France, les idées de Freud n’étaient connues que d’un nombre assez restreint de
personnes, mais, dans l’atmosphère de chauvinisme intense qui régnait dans le
pays, elles étaient l’objet d’attaques véhémentes. Ce fut le cas à la Société de psy
chothérapie de Paris, lors de la séance du 16 juin 1914, au cours de laquelle Janet
prit la défense de Freud.
Janet protesta contre le fait que, dans une séance consacrée à l’œuvre de Freud,
on n’ait entendu que des critiques : ce n’était ni courtois ni juste. Les études de
l’école de Freud s’étaient développées en dehors de l’Autriche et de l’Allemagne
dans plusieurs pays étrangers et particulièrement aux États-Unis d’Amérique, ce
qui n’aurait pas été possible si ces enseignements n’avaient pas présenté une
grande importance et une grande valeur. Les erreurs, les exagérations, et surtout
les généralisations indéfinies étaient le fruit d’une théorisation insuffisante mais
l’incertitude de ces théories n’abolissait pas la valeur des travaux qui avaient été
accomplis autour d’elles. La psychanalyse avait apporté des contributions remar
quables à nos connaissances sur les névroses, la psychologie infantile, la psycho
logie sexuelle. « Sachons reconnaître tous ces mérites et que nos critiques inévi
tables ne nous empêchent pas d’exprimer l’estime que nous avons pour les beaux
travaux de nos confrères de Vienne et pour leurs importantes observations »293.
Henri Bergson raconte que lorsque le 4 août 1914, dépliant un journal, il lut en
gros caractères : « L’Allemagne déclare la guerre à la France », il eut la sensation
soudaine d’une invisible présence, comme si un personnage de légende, évadé du
livre où l’on raconte son histoire, s’installait tranquillement dans la chambre294.
Comme tous ceux qui étaient enfants pendant la guerre de 1870-1871, il avait
considéré une nouvelle guerre comme imminente pendant les douze ou quinze
années qui avaient suivi. Puis cette guerre lui était apparue tout à la fois comme
probable et comme impossible. Bergson s’apercevait maintenant que cet événe
ment imprégnant tout de sa présence était advenu, et, malgré son bouleverse
ment, il éprouvait un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était
effectué le passage de l’abstrait au concret. Cette guerre, qui nous apparaît rétros
pectivement comme un coup de tonnerre dans un ciel serein et une interruption
dramatique de la marche de l’Europe vers le bonheur et la prospérité, apparut à
beaucoup de contemporains comme l’issue inévitable d’une longue suite de
conflits, de menaces, de guerres locales et de rumeurs de guerre, voire même
comme une libération de tensions intolérables.
En 1914, la civilisation européenne se heurtait, dans le cours de son expansion,
au dernier avant-poste de la barbarie, l’Empire turc. Seules les rivalités des puis
sances européennes avaient empêché que le coup de grâce fût porté à « l’homme
malade », ainsi qu’on appelait alors couramment la Turquie. Mais comme dans la
fable, les dents du dragon vaincu avaient donné naissance à une progéniture
redoutable : les nouveaux pays balkaniques. A peine libérés, ils s’étaient mis à
opprimer leurs propres minorités et à entrer en guerre les uns contre les autres.
Des organisations terroristes secrètes, fondées jadis pour lutter contre les Turcs,
étaient maintenant engagées dans des luttes politiques générales. Des jeunes gens
qui se disaient patriotes recevaient un entraînement au terrorisme pour servir
d’exécrables intérêts politiques.
295. Robert A. Kann, The Multinational Empire, 2 vol., New York, Oregon Books, 1964.
296. Z.A.B. Zerman, The Break-Up ofthe Hasburg Empire, 1914-1918, Londres, Oxford
University Press, 1961, p. 24.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 845
risque d’une guerre générale, puisque la Serbie était soutenue par la Russie297.
Comme le dit Somary :
« L’Europe occidentale ne comprit absolument pas ce qui était en jeu [...]. Ils
se mirent faussement en tête qu’une petite nation était la victime de la malveil
lance impérialiste, prenant instinctivement le parti de David, alors qu’il s’agissait
du sapement systématique d’un empire civilisé par un satellite russe et que l’as
sassinat de Sarajevo était typiquement un acte de partisans »298.
La guerre représentait un risque mortel, d’autant plus qu’à peine un an aupa
ravant on avait découvert que le colonel Alfred Redl, chef de la section de contre-
espionnage de l’armée impériale, avait été l’objet d’un chantage pour obtenir de
lui qu’il communique des informations militaires vitales aux Russes. En outre,
l’Italie était en train de se dégager de son alliance avec F Autriche-Hongrie. Que
la guerre reste localisée ou non dépendait de la réaction de la Russie. Du fait de
sa croissance économique rapide, des conflits sociaux et des activités de groupes
révolutionnaires, la Russie était mal préparée à la guerre. Mais un parti militariste
réussit à obtenir la mobilisation générale, ce qui représentait également une
menace pour l’Allemagne. L’Allemagne était préparée à une guerre, que ses diri
geants militaires et politiques considéraient depuis longtemps comme inévitable.
Estimant que l’issue dépendrait de la rapidité des premières opérations, et pen
sant s’assurer un avantage stratégique initial, l’Allemagne déclara la guerre à la
Russie et à la France, et viola la neutralité de la Belgique ; sur quoi l’Italie se
dégagea de son alliance avec les empires d’Europe centrale, et l’Angleterre
déclara la guerre à l’Allemagne. C’est ainsi qu’en quelques semaines la machine
infernale fut mise en mouvement.
La plupart des peuples d’Europe avaient été conditionnés depuis longtemps à
cette guerre ; aussi commença-t-elle par un extraordinaire débordement d’en
thousiasme patriotique. Les Autrichiens et les Hongrois voyaient dans la lutte la
seule possibilité de survie de la Double Monarchie. Les Allemands cherchaient à
se libérer de l’encerclement par les nations voisines et de l’invasion de la barbarie
russe. Les Français considéraient cette guerre comme une croisade pour la liberté
du monde et la libération de l’Alsace-Lorraine. Elle signifia la faillite des pou
voirs spirituels. Les Églises de toutes les confessions prirent fait et cause poin
teurs pays respectifs et 1e pape se contenta de recommander les combattants à
Dieu. Les socialistes, qui avaient à plusieurs reprises proclamé leur opposition à
la guerre, suivirent 1e mouvement général avec à peu près 1e même enthousiasme
que tes autres. Les pacifistes ne représentaient partout qu’une infime minorité et
ceux qui refusaient de combattre furent liquidés discrètement. Les intellectuels
s’engagèrent fiévreusement dans ce qu’on a appelé depuis la « mobilisation des
consciences », c’est-à-dire ce nationalisme fanatique qui ne supportait pas la
moindre divergence. Seul un petit nombre de penseurs furent encore capables de
jeter un regard lucide sur la catastrophe. Le philosophe Alain prédit que cette
guerre aboutirait à une hécatombe de l’élite, et laisserait le pays à la merci des
plus rusés, des tyrans et des esclaves299. Anatole France, qui, dans une protesta
tion écrite contre le bombardement de la cathédrale de Reims, exprimait l’espoir
qu’après la guerre le peuple français accepterait à nouveau d’entretenir des rela
tions amicales avec l’ennemi vaincu, se vit copieusement insulté et la populace
jeta des pierres sur sa maison. Romain Rolland, qui s’était établi à Genève, publia
un manifeste célébrant l’héroïsme de la jeunesse européenne et de ses sacrifices
pour un idéal patriotique, mais stigmatisant les hommes d’État qui avaient
déchaîné cette guerre et ne faisaient rien pour y mettre fin, condamnant par ail
leurs les écrivains qui attisaient le feu300. Dans la même ligne, le romancier alle
mand Hermann Hesse, tout en proclamant son admiration pour les combattants,
dénonça ceux qui, bien à l’abri chez eux, écrivaient des textes incendiaires contre
l’ennemi301.
Au début du conflit, chaque psychiatre réagit conformément à sa personnalité.
Breuer prédit que l’Autriche ou bien périrait dans la conflagration, ou bien renaî
trait comme un phénix jeune et vigoureux302. Freud exprima des sentiments
patriotiques autrichiens, et l’on comprend mal que Jones s’en soit montré sur
pris303. L’attitude de Janet fut plus étonnante : il fut l’un des rares à ne pas suc
comber à la fièvre de chauvinisme304. Moll rapporte un épisode curieux dans son
autobiographie305. Un agent secret vint le voir, lui demandant de l’instruire de
telle façon qu’il puisse, avec quelque vraisemblance, se faire passer pour méde
cin. Moll lui répondit que c’était impossible, mais qu’il pouvait lui indiquer
comment incarner le personnage d’un psychanalyste. Il lui apprit ainsi en
quelques jours les rudiments et le jargon de la profession, et l’homme servit
effectivement son pays tout au long de la guerre en « exerçant » sa nouvelle
compétence. En Suisse, Auguste Forel fut si bouleversé par la catastrophe qu’il
abandonna sa campagne antialcoolique pour s’engager intensément dans l’action
pacifiste306.
Les milliers d’hommes qui étaient partis au combat avec un tel enthousiasme
s’attendaient à une guerre de courte durée, persuadés que les armes modernes
amèneraient nécessairement une conclusion rapide. Fort peu prévoyaient que la
lutte durerait plus de quatre ans. La guerre débuta par une période d’ardent
enthousiasme et d’attaques meurtrières. Jamais peut-être, dans l’histoire de l’hu
manité, de tels actes d’héroïsme ne furent exigés de tant d’hommes, et jamais les
vies humaines ne furent gaspillées avec une telle prodigalité.
299. Cité par Georges Pascal, Pour connaître la pensée d’Alain, 3e éd., Paris, Bordas, 1957,
p. 176-177.
300. Romain Roland, « Au-dessus de la mêlée », Journal de Genève, (22-23 septembre
1914), supp., p. 5.
301. Hermann Hesse, « O Freunde, nicht diese Tône ! », Neue Zürcher Zeitung, n” 1487 (3
novembre 1914), p. 1-2.
302. Josef Breuer, lettre à Maria Ebner-Eschenbach, 28 juin 1914. (Aimablement commu
niquée par madame Kâthe Breuer.)
303. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., U, p. 182.
304. Voir chap. vi, p. 368-369.
305. Albert Moll, Ein Leben als Arzt der Seele, Erinnerungen, Dresde, Cari Reissner, 1936,
p. 192-193.
306. August Forel, Rückblick aufmein Leben, Zurich, Europa-Verlag, 1935, p. 263-270.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 847
Cette période initiale fut suivie d’une immobilisation des armées sur les fronts
occidentaux. Cette guerre d’usure fut entrecoupée, de part et d’autre, par des
offensives infructueuses. Comme dans une sorte de gigantesque potlatch, les bel
ligérants rivalisaient à qui jetterait le plus de richesses et d’hommes dans le bra
sier et se ferait de nouveaux alliés. C’est à cette époque qu’eut lieu le premier
génocide de grande envergure des temps modernes. Les Arméniens, que les
agents des Alliés avaient incités à secouer le joug turc en leur promettant l’indé
pendance, furent victimes d’un massacre organisé et systématique ; près de deux
millions d’hommes furent tués dans des conditions horribles307.
L’enthousiasme patriotique spontané dont les nations belligérantes avaient fait
preuve au départ céda progressivement le pas à une propagande omniprésente,
parfaitement organisée et insidieuse. En 1917, les populations montraient des
signes de lassitude et des mutineries éclatèrent dans l’armée française. L’Empire
russe fut le premier à s’écrouler sous les coups de la révolution démocratique de
Kerenski en mars 1917, puis de la révolution bolchevique de novembre 1917,
suivie d’une paix séparée avec les empires d’Europe centrale. L’Allemagne cher
cha à hâter le dénouement en intensifiant sa guerre sous-marine, ce qui conduisit
les États-Unis à intervenir aux côtés des Alliés.
Après la mort de l’empereur François-Joseph, son successeur, le jeune
Charles, fit de vains efforts pour obtenir une paix séparée. L’Allemagne chercha
désespérément à remporter la victoire avant que l’armée des États-Unis ne puisse
intervenir efficacement. Mais une fois de plus, ce fut au Proche-Orient que se
joua l’issue du conflit, avec l’effondrement de la Turquie, suivi de celui de la
Bulgarie, de l’Autriche-Hongrie et enfin de l’Allemagne, marqué par l’armistice
du 11 novembre 1918. Pour les Anglais, et surtout pour les Français, ce fut une
victoire à la Pyrrhus, obtenue grâce à l’intervention américaine. Vers la fin de
1918, tous les peuples de l’Europe mettaient des espoirs illimités dans le prési
dent Wilson. Les Alliés voyaient en lui un avocat puissant qui appuierait leurs
revendications à la Conférence de paix ; les Allemands et les Autrichiens étaient
convaincus qu’il chercherait à établir une paix juste et qu’il aiderait à la
réconciliation.
Au long de ces quatre années et demie, le monde occidental avait été plongé
dans une grande confusion. La vie politique, économique, sociale et intellectuelle
des nations belligérantes avait été absorbée par la guerre. Les psychiatres ne
firent pas exception. Leur préoccupation la plus immédiate était le traitement des
névroses de guerre, et ils avaient à résoudre des problèmes auxquels ils étaient
peu préparés. Le traitement par stimulation électrique, souvent efficace dans les
cas de paralysie fonctionnelle, fut souvent utilisé inconsidérément, ce qui lui
valut en France le nom de « torpillage ». Babinski, qui avait rejeté la conception
de Charcot sur l’hystérie, eut affaire à des troubles cliniques très proches de l’an
cienne hystérie, qui résistaient toutefois à l’action thérapeutique de la suggestion.
Il les qualifia de « troubles physiopathiques »308. Wagner-Jauregg distinguait,
dans les commotions par éclat d’obus, les effets de facteurs physiques (bruit,
307. Voir, entre autres, les documents officiels réunis sous le titre The Memoirs ofNaim
Bey. Turkish Official Documents Relating to the Déportations und Massacres of Amenions,
Londres, Hodder and Stoughton, 1920.
308. Joseph Babinski et Eugène Froment, Hystérie, pithiatisme et troubles nerveux d’ori
gine réflexe en neurologie de guerre, Paris, Masson, 1917.
848 Histoire de la découverte de l’inconscient
Les circonstances poussèrent bien des hommes à réfléchir sur les causes et la
signification de la guerre. Quand Freud publia, en 1915, ses « Considérations
actuelles sur la guerre et sur la mort », il ne fit que suivre un courant dans lequel
s’étaient engagés nombre de penseurs éminents. Un cardiologue allemand, G.F.
Nicolai, emprisonné pour ses idées pacifistes, écrivit sa Biologie de la guerre313.
D’autres, comme Arthur Schnitzler à Vienne ou le philosophe Alain en France,
notaient leurs réflexions qui devaient être publiées plus tard sous forme de livres.
Durant la guerre, Zurich, la plus grande ville de la Suisse neutre, conserva son
caractère cosmopolite314. Quelques jeunes artistes, poètes et musiciens, groupés
autour du Roumain Tristan Tzara, ouvrirent en 1916 le « Cabaret Voltaire » dans
une des rues les plus anciennes et les plus étroites de Zurich, la Spiegelgasse
(c’est dans cette même rue que vivait Lénine). Ces jeunes gens, qui s’intitulèrent
eux-mêmes les dadaïstes, déclamaient des poèmes d’une absurdité délibérée et
exprimaient de toutes les façons possibles leur mépris de l’ordre établi, qui s’était
révélé incapable d’éviter le massacre collectif. Plusieurs de ces hommes s’étaient
dérobés à leurs obligations militaires, dans leurs pays respectifs315. Quelques
dadaïstes, comme Hans Arp, Hugo Bail et Marcel Janco, allaient se rendre
célèbres plus tard comme écrivains ou comme artistes. Friedrich Glauser devint
le meilleur auteur suisse de romans policiers, et un autre dadaïste, Richard Hül-
senbeck, devait finir sa carrière comme psychanalyste à New York.
A Vienne, les événements de la guerre donnèrent naissance à divers courants
de pensée. L’enthousiasme initial avait été rapidement entamé par les premières
défaites. L’armée serbe, bien entraînée du fait des guerres balkaniques, se révéla
plus rude que l’on ne s’y attendait. L’invasion de la Galicie par les Russes amena
à Vienne des foules de réfugiés, parmi lesquels de nombreux Juifs des classes les
plus pauvres. L’Italie, puis la Roumanie déclarèrent la guerre à l’Autriche. Une
habile propagande provoqua des désertions en masse parmi les Tchèques et
d’autres minorités peu loyales. La nourriture et le combustible se faisaient rares,
tandis que le coût de la vie montait sans cesse. Beaucoup ressentirent la mort de
l’empereur François-Joseph comme celle de l’Empire. Pendant les derniers mois
de la guerre, l’opposition aux hostilités s’exprima ouvertement. Jakob Moreno
Levy, un jeune médecin qui participait activement à la vie littéraire, lança un
nouveau périodique, Daimon, dont le premier numéro s’ouvrait sur un manifeste
lyrique : « Invitation à une rencontre », plaidoyer déguisé en faveur de la paix où
l’on devait voir plus tard un jalon important de l’histoire de la littérature existen
tialiste316. La population mettait tous ses espoirs dans le président Wilson qui, le
8 janvier 1918, avait proclamé ses Quatorze Points relatifs à la paix mondiale.
Mais la plupart des Autrichiens ressentirent la défaite et la dislocation de l’Em
313. Georg Friedrich Nicolai, Die Biologie des Krieges. Betrachtungen eines deutschen
Natuiforschers, Zurich, Orell-Füssli, 1917.
314. Voir le numéro spécial du magazine suisse Du, XXVI (septembre 1966), « Zurich,
1914-1918 ».
315. S’il faut en croire Friedrich Glauser, Tristan Tzara alla jusqu’à simuler la maladie
mentale devant une commission médicale roumaine ; il répondait simplement « Da, Da » (oui,
oui) à toutes les questions posées par les experts. (Voir Schweizer Spiegel, octobre 1931.)
316. Jakob Moreno Levy, « Einladung zu einer Begegnung », Daimon, eine Monatschrift,
n 1 (février 1918), p. 3-21.
850 Histoire de la découverte de l’inconscient
317. Ernst Lothar, Das Wunder des Überlebens. Erinnerungen und Erlebnisse, Hambourg-
Wim, Paul Zsolnay, 1960, p. 36-37.
318. « Ich habe wie Sie eine unbândige Zuneigung zu Wien und Oesterreich. » Remarquons
qu’il s’agit là d’un autre témoignage s’inscrivant en faux contre la légende qui voudrait que
Freud ait nourri toute sa vie une profonde haine à l’égard de Vienne.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 851
Spengler fut critiqué par les biologistes comme par les historiens en raison des
nombreuses erreurs contenues dans son livre. Certains le comparèrent à Freud en
319. Malcom Bullock, Austria, 1918-1938 : A Study in Failure, Londres, Macmillan Co.,
1939, p. 67.
320. Est caractéristique, à cet égard, un opuscule de Hermann Hesse, Blick ins Chaos,
Berne, Verlag Seldwyla, 1921.
321. Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes : Umriss einer Morphologie der
Weltgeschichte, 2 vol., Munich, Beck, 1919, 1922. Trad. franç. : Le Déclin de l’Occident,
Paris, Gallimard, 1948.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 853
322. Karl Kraus, Die Letzten Tage der Menschheit (1926), in Werke, Munich, Kosel-Ver-
lag, 1957, vol. V.
323. Voir chap. vm, p. 608-609.
324. Paul Fedem, « Zur Psychologie der Révolution ; die Vaterlose Gesellschaft », Der
Aufstieg, Neue Zeit- und Streitschriften, n” 12/13, Leipzig et Vienne, Anzengruber Verlag,
1919.
854 Histoire de la découverte de l’inconscient
Emil Sinclair avait été élevé dans une ambiance très religieuse. Alors qu’il
était écolier, il s’était un jour vanté d’être l’auteur d’un méfait commis par
d’autres, ce qui lui avait valu de devenir le souffre-douleur d’un méchant cama
rade qui le faisait chanter. Mais il rencontre un garçon plus âgé, Max Demian,
auquel il confie son secret. Grâce à Demian, Sinclair est libéré rapidement d’une
situation intolérable. Une étroite amitié avec Demian conduit Sinclair à modifier
sa vision du monde, à accepter l’existence et la nécessité du mal. Mais Sinclair va
trop loin et mène une vie d’étudiant dissolu, jusqu’à ce qu’une brève rencontre
avec une jeune femme, Béatrice, lui inspire un nouvel idéal (bien qu’ils n’aient
échangé aucune parole). Plus tard, il rencontre un musicien érudit et d’une
325. A. Aichhom éd., Saatkbmlein. Mitteilungen zum Ausbau des Hortbetriebes der Wie
ner stâdtischen Knabenhorte, Erstes Heft, Vienne, 1917.
326. Voir chap. x, p. 870-871.
327. Clarence P. Obemdorf, A History of Psychoanalysis in America, New York, Grune
and Stratton, 1953, p. 75.
328. Sandor Ferenczi et al., Zur Psychoanalyse der Kriegsneurosen, Vienne, Intemationa-
ler Psychoanalytischer Verlag, 1919, Préface de Freud.
329. Voir chap. vi, p. 369,402-411.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 855
sagesse profonde, qui lui apprend à interpréter ses rêves et ses dessins spontanés.
Ils tombent d’accord sur l’idée que Dieu et le démon sont identiques (ou plutôt
que Dieu et le démon ne représentent que deux aspects d’un seul et même Être
suprême, Abraxas).
Plus tard encore, Sinclair rencontre la mère de Demian, Eva, et il reconnaît en
elle l’image féminine qui lui était apparue dans une vision et qu’il avait peinte.
C’est alors qu’éclate la Première Guerre mondiale. Demian apparaît à Sinclair et
lui explique que désormais, quand il aura besoin d’aide et de conseils, il les trou
vera au plus profond de lui-même330.
La Grande Guerre (ainsi que l’appelèrent les contemporains) avait fait environ
trente millions de morts et d’innombrables autres victimes (sans compter celles
de la famine et des épidémies), mais le plus grand désastre résidait dans le « mas
sacre des élites », c’est-à-dire des hommes en pleine force de l’âge, entre 20 et 40
ans. Les dirigeants du monde de l’après-guerre appartenaient à la génération pré
cédente et se montrèrent souvent incapables de comprendre et d’affronter les pro
blèmes nouveaux. Les représentants de la génération montante (c’est-à-dire ceux
qui avaient atteint leur majorité tout de suite après la guerre) sentaient qu’ils
n’avaient rien en commun avec leurs aînés, ils n’avaient que mépris pour eux,
mais ils se révélèrent eux-mêmes plus aptes à protester qu’à agir de façon
constructive. Jeunes et vieux faisaient face à un bouleversement général dans
tous les domaines de la vie. La suprématie de la race blanche, en particulier celle
de l’Europe, était remise en question. En Europe même, les Français vivaient
avec l’illusion d’avoir supplanté l’hégémonie allemande. Les formes de gouver
nement démocratiques et libérales étaient sur le déclin et un nouveau type d’État
apparut, qui reposait sur le pouvoir absolu d’un parti soutenu par une puissante
police au service du gouvernement et du parti. La torture, qui avait disparu au
XIXe siècle, réapparut et devint une institution permanente dans un nombre crois
sant d’États332. Les mouvements révolutionnaires et contre-révolutionnaires
sévissaient un peu partout et l’on cherchait désespérément de nouvelles solu
tions. On assistait du moins à un certain progrès dans le domaine de la législation
sociale, et notamment à la réduction de la durée du travail.
330. Hermann Hesse, Demian, die Geschichte einer Jugend, von Emil Sinclair, Berlin, S.
Fischer, 1919.
.331. Hermann Hesse avait entrepris une analyse jungienne en 1916 et 1917 avec le docteur
Joseph Lang à Lucerne, puis, en 1920, il avait eu des « entretiens thérapeutiques » avec Jung
lui-même, n écrivit Demian en 1917, et le publia deux ans plus tard. (Renseignement fourni
par madame Ninon Hesse, dans une lettre du 15 mars 1964.)
332. Alec Mellor, La Torture, son histoire, son abolition, sa réapparition au XXe siècle,
Tours, Marne, 1961.
856 Histoire de la découverte de l’inconscient
333. Voir, par exemple, Maurice Sachs, Au temps du Bœuf sur le toit, Paris, NRF, 1939,
p. 108-127.
334. H est significatif que, dans les romans de Marcel Proust, il n’y ait aucune allusion aux
boissons alcooliques, alors que dans ceux de Hemingway et d’autres écrivains d’après-guerre
l’alcool coule à flots.
335. Philippe Soupault, Paul Éluard, Pierre Drieu la Rochelle, Joseph Delteil, André Breton
et Louis Aragon, Un cadavre, Paris, 1924. Partiellement réédité dans Maurice Nadeau, His
toire du surréalisme, H, Documents surréalistes, Paris, Seuil, 1948, p. 11-15.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 857
leurs, se suicida un peu plus tard). Cet incident interrompit momentanément les
activités du mouvement, que Breton réorganisa en 1924.
Progressivement, le surréalisme étendit son intérêt à la peinture, à la sculpture,
à la photographie et au cinéma, et prétendit enrichir l’humanité d’une nouvelle
esthétique. A la recherche de précurseurs et d’alliés, les surréalistes mirent, entre
autres, Freud, Sade et Lautréamont sur la liste de leurs figures paternelles. Ils s’in
téressaient à toutes les manifestations du merveilleux, du fantastique, du bizarre,
ainsi qu’aux coïncidences inexplicables. Breton soupçonnait que d’étranges êtres
invisibles jouaient un rôle dans la vie des hommes. Les surréalistes étaient atten
tifs aux aspects « ironiques » de la vie qui en trahissent brusquement le caractère
tragique (c’est ce qu’ils appelaient l’humour noir). Ils s’intéressaient aussi beau
coup au « hasard objectif », c’est-à-dire à ces coïncidences mystérieuses qui
semblent trahir une intention ironique.
Les surréalistes encouragèrent et inventèrent de nouvelles formes d’art. Ils
organisèrent des expositions d’objets surréalistes : des machines très ingénieuses
sans aucune utilité pratique, des objets vus en rêve ou fruits d’un mélange d’ins
piration créatrice, de hasard et d’automatisme341. Parmi les multiples procédés
utilisés par les surréalistes, il faut mentionner l’imitation consciente de la maladie
mentale, au moins dans leurs écrits. Breton et Éluard publièrent une série de cinq
essais dans lesquels ils imitaient les manifestations verbales de la débilité men
tale, de la manie aiguë, de la paralysie générale, des délires d’interprétation et de
la « démence précoce »342.
Le mouvement surréaliste est lié, de plusieurs façons, à l’histoire de la psy
chiatrie dynamique. Il est clair que son chef de file, André Breton, s’était large
ment inspiré de la première psychiatrie dynamique, même si sa technique de
l’écriture automatique est entièrement différente de celle qu’appliquaient les spi
rites, William James et Janet. Sa « dictée intérieure » ne s’identifie pas davantage
à la méthode des associations libres de Freud. Si Breton avait terminé ses études
médicales et s’était spécialisé en psychiatrie, il aurait fort bien pu, avec ces
méthodes, devenir le fondateur d’une nouvelle école de psychiatrie dynamique.
C’est aussi ce qui explique son admiration pour Freud et l’intérêt qu’il portait à
la psychanalyse. Il rendit visite à Freud à Vienne et échangea quelques lettres
avec lui343. Deux articles de Freud au moins parurent pour la première fois en tra
duction française dans les revues surréalistes344 Freud, toutefois, semble être
resté perplexe et embarrassé en voyant l’intérêt que lui témoignaient ces hommes
dont il ne parvenait pas à comprendre les idées et les écrits345. Comme on pouvait
341. Ceci n’était pas aussi nouveau que le croyaient les surréalistes. Lors de la psychose
collective appelée Ghost Dance Religion, des Indiens d’Amérique du Nord réalisèrent systé
matiquement des objets entrevus dans leurs visions et rêves. Voir James Mooney, The Ghost
Dance Religion and the Sioux Outbreak of 1890, Fourteenth Annual Report of the Bureau of
Ethnology for 1892-1893, Part II, Washington, 1896.
342. André Breton et Paul Éluard, L’Immaculée Conception, Paris, Corti, 1930.
343. Voir chap. vu, p. 485.
344. Une partie de l’article de Freud sur l’analyse par des non-médecins parut dans La
Révolution surréaliste, ni, n” 9/10 (octobre 1927), p. 25-32. Une partie de son essai sur Le Mot
d’esprit et ses rapports avec l’inconscient parut dans Variétés, numéro spécial (juin 1929),
p. 3-6, sous le titre « L’humour ».
345. Quant à Jung, on raconte qu’il aurait dit à propos des productions dadaïstes : « C’est
trop idiot pour être schizophrénique. »
860 Histoire de la découverte de l’inconscient
s’y attendre, le surréalisme devint à son tour un objet d’étude pour les psy
chiatres. Henri Ey déclare que l’art surréaliste et l’art psychopathologique pro
cèdent, tous les deux, de la même source créatrice inconsciente ; toutefois les sur
réalistes puisent consciemment à cette source et canalisent son inspiration, tandis
que le malade mental est submergé par elle346. En d’autres termes, pour reprendre
les termes d’Henri Ey, le surréaliste « fait le merveilleux », tandis que l’artiste
psychotique « est merveilleux ».
En 1920, alors que l’Europe occidentale et l’Amérique retrouvaient une nou
velle prospérité, l’Allemagne et surtout l’Autriche étaient encore dans une situa
tion économique et financière désespérée. Plus grave encore : l’attitude déprécia
tive des Autrichiens à l’égard de leur propre pays et de leur culture
traditionnelle ; ils n’avaient plus que mépris et sarcasmes pour l’époque de la
Double Monarchie.
Les milieux socialistes n’avaient pas ménagé leurs attaques contre les méde
cins militaires qui avaient traité les névroses de guerre par stimulation électrique.
Le Parlement autrichien nomma une commission d’enquête présidée par le pro
fesseur Lôffler, un éminent juriste. Cette commission recueillit les plaintes d’un
certain nombre d’anciens militaires malades contre une demi-douzaine de neu
ropsychiatres, parmi lesquels figurait Wagner-Jauregg347. Les audiences eurent
lieu du 15 au 17 octobre 1920, en présence de nombreux neuropsychiatres et de
journalistes348. La commission chargea Sigmund Freud et Emil Raimann de rédi
ger séparément une expertise sur le traitement électrique des névrosés de guerre.
Wagner-Jauregg déclara que le lieutenant Kauders (son principal accusateur)
n’avait été qu’un simulateur et qu’il ne lui avait pas été agréable de poser un tel
diagnostic. Wagner-Jauregg mentionna qu’il avait assumé volontairement les
fonctions de neuropsychiatre pendant toute la durée de la guerre sans jamais por
ter l’uniforme, sans grade militaire, sans salaire, ni reconnaissance officielle. Il
avait examiné et traité des milliers de soldats et d’officiers affligés de toutes
sortes de névroses de guerre. Quelques-unes seulement étaient véritablement des
névroses de combat. On n’en avait jamais observé parmi les prisonniers de
guerre. La plupart s’étaient déclarées à l’arrière et souvent à la manière d’une épi
démie, et surtout chez certains groupes ethniques. « Parmi les Tchèques, les plus
courageux levaient les bras et se rendaient à l’ennemi, tout en sachant qu’ils
auraient ensuite à combattre aux côtés de l’ennemi. Ceux qui étaient moins cou
rageux fuyaient dans la maladie. Lors de la débâcle, un grand nombre de ces
névrosés s’enfuirent de l’hôpital. Ils avaient subitement retrouvé l’usage de leurs
membres. » Beaucoup de Tchèques reconnurent ouvertement qu’ils avaient
349. Le rapport d'expertise de Freud fut d'abord publié en traduction anglaise dans la Stan
dard Edition, XVH, p. 210-215.
350. En fait, la notion de « fuite dans la maladie » avait déjà été formulée presque dans les
mêmes termes par Ideler (voir chap. rv, p. 244-245) et était assez courante dans la médecine
romantique.
351. Rappelons qu’on ne parlait pas moins de onze langues dans les armées de l’Empire
multinational.
862 Histoire de la découverte de l’inconscient
guerre, et il faut un certain aplomb pour oser présenter une expertise sur des ques
tions auxquelles on ne connaît rien. » Raimann ajouta qu’au Congrès psychana
lytique de 1918 deux des plus proches disciples de Freud avaient reconnu que la
psychanalyse n’était pas applicable à ces cas, pour ne rien dire du prix des
séances.
Otto Pôtzl prit le parti de Freud, déclarant que, du point de vue théorique, il
adhérait sans réserve à la psychanalyse, bien qu’il fût d’une opinion différente
quant à son application pratique.
Fuchs déclara avoir étudié et appliqué la psychanalyse sans avoir jamais
obtenu le moindre résultat avec cette méthode. Il avait adressé des névrosés de
guerre à des psychanalystes, et tous lui étaient revenus sans avoir été guéris. « Si
le professeur Freud estime que ses disciples n’étaient pas à la hauteur, pourquoi
n’est-il pas descendu lui-même dans l’arène ? » conclut-il sarcastiquement.
La commission conclut qu’il n’y avait pas lieu d’engager un procès. L’agita
tion générale de l’époque fit vite oublier cet incident. Plus tard, quand le rapport
de Freud fut publié, les psychanalystes eurent l’impression qu’il s’était montré
extrêmement équitable à l’égard de Wagner-Jauregg. Mais celui-ci était d’un
avis tout à fait différent352. Dans son autobiographie, il affirme que l’enquête
avait procuré à Freud une occasion inattendue d’exprimer sa fureur contre lui353.
Ces polémiques n’entravèrent cependant pas la croissance du mouvement psy
chanalytique. Il était devenu de bon ton pour les Anglais et les Américains d’aller
à Vienne pour faire une analyse didactique ou thérapeutique. A Berlin, Max
Eitingon ouvrit la première policlinique psychanalytique. Freud était entré dans
une nouvelle phase créatrice et publia son essai : Au-delà du principe de plaisir.
L’année 1921 montra une fois de plus combien l’Europe avait de peine à se
remettre du désastre de la guerre. La Commission des réparations imposa à l’Al
lemagne le paiement de 132 milliards de marks-or, créant ainsi des problèmes
économiques et financiers insolubles. La révolution irlandaise contraignit la
Grande-Bretagne à accepter la création de la République d’Irlande (Eire). L’Ita
lie devint la proie de mouvements gauchistes subversifs, tandis que Mussolini
organisait son mouvement fasciste. En Russie, le gouvernement bolchevique se
heurtait à de graves difficultés dans son projet d’économie strictement commu
niste, si bien que Lénine adopta une Nouvelle Politique économique qui impli
quait un retour partiel aux méthodes traditionnelles. L’Autriche se débattait dé
sespérément dans une situation apparemment sans issue, au point que des
mouvements séparatistes surgirent dans certaines provinces.
En psychiatrie, certains des maîtres de la génération précédente se tournèrent
vers d’autres centres d’intérêt. Eugen Bleuler publia son Histoire naturelle de
l’âme354 à laquelle il avait travaillé de nombreuses années et que certains appe
lèrent son Second Faust355. Beaucoup manifestèrent leur étonnement de voir ce
savant positiviste adopter certaines conceptions spéculatives de Driesch et
352. Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, op. cit., ni, p. 23-27.
353. Julius Wagner-Jauregg, Lebenserinnerungen, von L. Schônbauer et M. Jantsch éd.,
Vienne, Springer, 1950, p. 71-73.
354. Eugen Bleuler, Naturgeschischte der Seele und ihres Bewusstwerdens, Berlin, Sprin
ger, 1921.
355. Voulant indiquer ainsi que, comme Goethe pour son Second Faust, Bleuler avait
composé cet ouvrage vers la fin de sa vie et qu’il s’agissait d’une œuvre profonde et obscure.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 863
356. August Forel, Le Monde social des fourmis, 5 vol., Genève, Kündig, 1921.
357. Voir chap. vi, p. 419-426.
358. Voir chap. ix, p. 719-722.
359. Ernst Kretschmer, Koperbau und Character, Berlin, Springer, 1921, p. 189-192 ;
Medizinische Psychologie, Leipzig, Thieme, 1922, p. 149-156.
360. H.F. Ellenberger, « The Life and Work of Hermann Rorschach (1884-1922) », Bulle
tin ofthe Menninger Clinic, XVIII (1954), p. 173-219.
864 Histoire de la découverte de l’inconscient
lyse361. Il avait soumis des enfants d’âge scolaire à un test des taches d’encre,
comparant les résultats à ceux du test des associations verbales. Il s’intéressait
particulièrement au problème de la transposition des images sensorielles d’un
champ de perception à un autre, par exemple la transposition de perceptions
visuelles en perceptions kinesthésiques. Mourly Vold avait montré que l’inhibi
tion motrice favorisait l’apparition de rêves kinesthésiques. Cette observation
conduisit Rorschach à concevoir l’introversion comme la propension à se tourner
vers un monde intérieur d’images kinesthésiques et d’activité créatrice. L’extra
tension, en revanche, revient à se tourner vers un monde de couleurs, d’émotions
et d’adaptation à la réalité. Rorschach incorpora ces deux fonctions dans le
concept d’Erlebnistypus (désignant le degré d’introversion, d’extratension, ainsi
que leurs proportions mutuelles). Il concevait en outre cet Erlebnistypus comme
la capacité la plus intime, la plus personnelle de vibrer à l’unisson des expé
riences de la vie, mais aussi comme le fruit de l’élaboration continue de ces nou
velles expériences vitales. Dans un même individu, l’Erlebnistypus est sujet à des
fluctuations quotidiennes, mais aussi à un processus autonome d’évolution lente
et continue. Le test des taches d’encre était conçu pour explorer l’Erlebnistypus.
Contrairement aux tests similaires antérieurs (en particulier celui de Hens), l’élé
ment diagnostique essentiel ne consistait pas dans le contenu des réponses, mais
dans leurs caractéristiques formelles : le nombre et la proportion des réponses
d’ensemble et des réponses de détail, des réponses kinesthésiques et des
réponses-couleur, etc. Rorschach publia son ouvrage intitulé Psychodiagnostic,
en dépit des circonstances difficiles, au cours de l’été 1921 : l’ouvrage reçut un
accueil favorable de la part d’un petit groupe d’amis et de collègues362.
Cette année-là, la principale réalisation de Freud fut son ouvrage : Psychologie
collective et analyse du moP63. Freud, qui avait alors 65 ans, consacrait la plus
grande partie de son temps à la psychanalyse, et en cette seule année il n’entreprit
pas moins de quatre nouvelles analyses d’Américains, dont celles d’Abram Kar-
diner et de Carence Obemdorf364. A Vienne, l’atmosphère psychanalytique était
orageuse. Du fait de l’afflux croissant d’étrangers venant se faire analyser à
Vienne, les analystes sérieux ne suffisaient plus à la tâche, ce qui favorisait les
activités de faux analystes incompétents et insuffisamment formés. On racontait
que les riches Américains qui venaient à Vienne tombaient souvent dans les
mains de dangereux charlatans qui exigeaient des honoraires exorbitants et ne
faisaient qu’aggraver l’état de leurs patients365. Le Verlag connut également des
problèmes. La publication d’un « roman psychanalytique » de Groddeck suscita
366. Georg Groddeck, Der Seelensucher. Ein psychoanalytischer Roman, Vienne, Inter-
nationaler Psychoanalytischer Verlag, 1921.
367. Hermine von Hug-Hehnuth, Tagebuch eines halbwüchsigen Màdchens, Vienne, Inter-
nationaler Psychoanalytischer Verlag, 1918.
368. Cyril Burt, British Journal of Psychology, Medical Section, I (1920-1921), p. 353-
357.
369. Cyril Burt note que cet écrit fait non seulement preuve de qualités littéraires et de
cohérence logique qu’on n’attend pas d’une adolescente, mais que les banalités personnelles
qui emplissent ordinairement les journaux d’adolescents en sont étrangement absentes. L’au
teur, d’autre part, se donne mille peines pour décrire la personnalité et les relations des gens
dont elle parle. Certaines scènes sont si longues que certains jours elle aurait dû passer au
moins cinq heures à écrire, alors qu’à l’évidence les conditions matérielles dans lesquelles elle
vivait ne le permettaient pas. On peut se demander aussi pourquoi elle aurait pris la peine de
recopier intégralement le texte de longues lettres au lieu de les glisser simplement dans son
journal.
370. Ivan Kinkel, Kem veprosa za psikologicheskite osnovi iproizkhoda na religiata, Sofia,
1921.
371. Jacob Klaesi, « Über die therapeutische Anwendung der Dauemarkose mittels Som-
nifens bei Schizophrenen », Zeitschrift fur die gesamte Neurologie und Psychiatrie, LXXIV
(1922), p. 557-592.
866 Histoire de la découverte de l’inconscient
372. Émile Coué, La Maîtrise de soi par l’autosuggestion consciente, nouvelle édition,
Nancy, chez l’auteur, 1922.
373. Ella Boyce Kirk, My Pilgrimage to Nancy, New York, American Library Service,
1922.
374. Ludwig Binswanger, « ÜberPhanomenologie », SchweizerArchivfur Neurologie und
Psychiatrie, XH (1957), p. 322-330.
375. Jean Piaget, Le Langage et la pensée chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé,
1923.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 867
388. Comelia Stratton Parker, « The Capital of Psychology », The Survey, New York, LLV
(septembre), p. 551-555.
389. Theodor Reik, Gestandniszwang und Strafbedürfnis. Problème der Psychoanalyse
und der Kriminologie, Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer Verlag, 1925.
390. August Aichhom, Verwahrloste Jugend, die Psychoanalyse in der Fürsorgeerzie-
hung. Zehn Vôrtrage zur ersten Einfiihrung, mit eine Geleitwort von Prof. Dr. Sigmund Freud,
Leipzig, Internationale Psychoanalytische Bibliothek, n” 19,1925.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 871
talent assez grand pour déverser ses perversions dans sa production littéraire ».
Freud conclut que le cas de Philippe Daudet apportait une confirmation éclatante
à ses doctrines. Il ignorait manifestement que Gaucher était un anarchiste mal
famé qui se hâterait d’utiliser ces deux lettres à des fins personnelles. Le poète et
journaliste allemand Tucholsky déplora, en rapportant cette histoire, que Sig
mund Freud ait accordé sa « bénédiction papale à cette mauvaise action »396.
La signature des accords de Locamo en octobre 1925 avait fait croire à des
millions d’Européens que la paix était désormais assurée. Les pays européens
avaient retrouvé, à des degrés divers, la prospérité économique, tandis que les
États-Unis connaissaient un essor inouï. Mais les jeunes gens qui avaient connu
la guerre étaient plus désorientés que jamais. Des Américains s’expatrièrent à
Paris ; Hemingway parla de « génération perdue ». Aidons Huxley décrivit de la
même façon la jeunesse anglaise. Dans les pays où la dictature était déjà établie
ou près de l’être, la même génération fournissait à la fois les chefs et les membres
des organisations fascistes. L’immaturité affective, l’irresponsabilité, le déses
poir, le cynisme et l’esprit de révolte étaient les traits caractéristiques de cette
nouvelle maladie, servant souvent de masque à des souffrances réelles, mais ina
vouées. Le rejet des principes moraux traditionnels et la recherche universelle du
plaisir incitèrent les Français à désigner cette période sous le nom d’« années
folles ». Cette période prit fin brutalement avec l’effondrement de la bourse de
New York en octobre 1929.
Certains virent dans l’admission de l’Allemagne à la Société des nations, en
septembre 1926, un pas vers la reconstruction de l’Europe, tandis que d’autres y
virent le signe inquiétant que ce pays retrouvait sa puissance perdue. Les obser
vateurs politiques notaient que la démocratie perdait continuellement du terrain :
c’est ainsi qu’en mai 1926 le général Pilsudski prit le pouvoir en Pologne. En
France, le gouvernement de gauche, qui était arrivé au pouvoir en 1924, avait
conduit le pays au bord de la catastrophe monétaire, et, en juillet 1926, le Parle
ment fut contraint de rappeler Poincaré au pouvoir.
Pierre Janet, qui, pendant les douze années précédentes, avait été absorbé par
l’édification de sa grande synthèse psychologique, fit une rentrée brillante en
1926 avec la publication de son ouvrage De l’angoisse à l’extase, qui contenait
l’histoire de sa malade Madeleine et la première présentation substantielle de son
nouveau système397. Les leçons qu’il donna au Collège de France en 1925-1926
furent également publiées398 et les conférences qu’il avait prononcées comme
professeur invité à Mexico, sur la psychologie des sentiments, parurent en tra
396. Kurt Tucholsky, « Herr Maurras vor Gericht », Gesammelte Werke, Hambourg, Roh-
wolt Verlag, n.d., Il, p. 217-223.
397. Pierre Janet, De l’angoisse à l’extase. Études sur les croyances et les sentiments, I,
Paris, Alcan, 1926. (Voir aussi chap. vt, p. 421.)
398. Pierre Janet, Les Stades de l’évolution psychologique, Paris, Maloine, 1926.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 873
399. Pierre Janet, Psicologia de los sentimientos, Mexico, DF. Sociedad de Ediçion y
Libreria Franco-Americana, 1926.
400. C. Jung, Das Unbewusste im normalen und kranken Seelenleben, Zurich, Raschei,
1926.
401. Voir chap. m, p. 188-189.
402. Au Bureau des recherches surréalistes, à Paris, était exposé un exemplaire de l’intro
duction à la psychanalyse de Freud, entouré de fourchettes « comme une invitation à le dévo
rer ». Voir André Masson, « Le peintre et ses fantasmes », Les Études philosophiques, II, n’ 4
(1956), p. 634-636.
874 Histoire de la découverte de l’inconscient
403. Sigmund Freud, Die Zukunft einer Illusion, Vienne, Intemationaler Psychoanalyti
scher Verlag, 1927. Trad. franç. : L’Avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1971.
404. Oskar Pfister, « Die Illusion einer Zukunft, Eine freundschaftliche Auseinanderset-
zung mit Sigmund Freud », Imago, XIV (1928), p. 149-184.
405. Fedem et Meng, Das Psychoanalytische Volksbuch, Stuttgart, Hippokrates-Verlag,
1927.
406. Heinz Hartmann, Die Grundlagen der Psychoanalyse, Leipzig, Thieme, 1927.
407. Franz Alexander, Psychoanalyse der Gesamtpersônlichkeit ; neun Vorlesungen über
die Anwendung von Freud’s Ichtheorie auf die Neurosenlehre, Vienne, Intemationaler Psy
choanalytischer Verlag, 1927.
408. Wilhelm Reich, Die Funktion des Orgasmus. Zur Psychopathologie und zur Soziolo-
gie des Geschlechtslebens, Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer Verlag, 1927.
409. Otto Rank, Die Technik der Psychoanalyse, Leipzig et Vienne, Deuticke, 1926, vol. I.
410. Voir chap. vm, p. 630-638.
411. Ludwig Frank, Die Psychokathartische Behandlung nervôser Storungen, Leipzig,
Thieme, 1927.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 875
412. Max Bircher-Benner, Der Menschenseele Not, Erkrankung und Gesundung, 2 vol.,
Zurich, Wendepunkt-Verlag, 1927-1933.
413. Eugène Minkowski, La Schizophrénie, Paris, Payot, 1927.
414. Martin L. Reymert éd., Feelings and Emotions. The Wittenberg Symposium, Worces-
ter, Clark University Press, 1928.
415. M.K. Petrova, « Posleoperatsionnyi nevroz serdtsa, tchastyu analizirovannyi samim
patsientom-fiziologom », Klinitcheskaya Meditsina, VHI (1930), p. 937-940. L’auteur remer
cie le professeur P. Kupalov de Leningrad de lui avoir envoyé une photocopie de cet article qui
ne figure pas dans les Œuvres complètes de Pavlov.
416. Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemayer, 1927.
417. Voir chap. vn, p. 570-571.
876 Histoire de la découverte de l’inconscient
418. C.G. Jung, Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten, Darmstadt, Reichel,
1928 (trad. franç. : La Dialectique du moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1964) ; Über
die Energetik der Seele, Zurich, Rascher, 1928 (trad. franç. : L’Énergétique psychique, Paris,
Buchet-Chastel, 1956). Voir chap. rx.
419. C.G. Jung, Contributions to Anaiytical Psychology, traduit par C.F. Baynes et H.G.
Bayes, Londres, Kegan Paul, 1928.
420. V.E. Freiherr von Gebsattel, « Zeitbezogenes Zwangsdenken in der Melancholie (Ver-
suche einer Konstruktiv-genetischen Betrachtung der Melancholiesymptome) », Nervenarzt, I
(1928), p. 275-287.
421. Edmund Jacobson, Progressive Relaxation, Chicago, University of Chicago Press,
1928.
422. Voir chap. vn, p. 566.
423. Franz Alexander et Hugo Staub, Der Verbrecher und seine Richter, Vienne, Intema-
tionaler Psychoanalytischer Verein, 1929. Il existe une traduction anglaise revue et augmentée,
The Criminal, the Judge and the Public : A Psychological Analysis, New York, Macmillan,
1931.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 877
comme essentiel. Un autre événement, dont la portée fut peut-être plus grande
encore, fut la rapide disparition de la psychanalyse en Russie, en l’espace d’un ou
deux ans. En fait, l’histoire de la psychanalyse russe n’a jamais été écrite, et nous
ignorons pourquoi les théories de Freud, qui avaient été considérées comme
matérialistes, monistes et compatibles avec le marxisme, furent soudainement
bannies par l’idéologie communiste. L’Histoire de la psychiatrie de Kannabikh
contient une des dernières prises de position russes favorables à la psychana
lyse424. Kannabikh voyait en Freud un représentant éminent de la réaction pro
gressiste contre la psychiatrie « formelle, statique, impersonnelle » de Kraepelin,
et il estimait que, « grâce à lui, nous avons considérablement progressé dans la
connaissance de nombreux mécanismes du comportement humain». En
revanche, la psychanalyse progressait dans d’autres parties du monde. Au Japon,
où avaient déjà paru quelques écrits de Freud adaptés de l’anglais, le docteur
Kenji Ohtsuki entreprenait une traduction des Œuvres complètes de Freud à par
tir du texte original allemand.
Certaines des nouvelles méthodes psychothérapiques ne faisaient que ressus
citer et perfectionner des méthodes plus anciennes. C’est ainsi que Krestnikoff,
un psychiatre bulgare, conçut et mit au point une nouvelle technique de traite
ment cathartique. Il semble que Krestnikoff ait obtenu de brillants résultats thé
rapeutiques, mais, comme il était éloigné des grands centres universitaires, sa
méthode ne retint guère l’attention425.
La « thérapeutique plus active », instituée par Hermann Simon426, n’était
qu’un perfectionnement des méthodes appliquées dans les hôpitaux psychia
triques, en Allemagne, avant la Première Guerre mondiale427. Simon avait pour
principe qu’il ne fallait jamais considérer un malade mental comme « irrespon
sable », ni le dispenser du travail. Il avait organisé un système perfectionné de
thérapeutique par le travail et l’occupation à l’hôpital psychiatrique de Gütersloh,
en Westphalie. A une époque où n’existaient ni l’insuline, ni l’électrochoc, ni les
tranquillisants, Simon réussit à éliminer complètement de son institution les
manifestations d’agitation, d’agressivité, de régression émotionnelle et de dété
rioration psychique. Sa méthode suscita une vive admiration, mais ne fut adoptée
que dans un petit nombre d’hôpitaux psychiatriques.
Un autre psychiatre allemand, Hans Berger, publia cette même année les pre
miers résultats qu’il avait obtenus avec une nouvelle méthode d’exploration phy
siologique du cerveau, F électro-encéphalographie, qui ne suscita guère d’intérêt
sur le moment428.
424. Yuriy V. Kannabikh, Istoriya psikhiatrii, Leningrad, Gos. Med. Izd., 1929, p. 455-
458,470-471.
425. Nicolaus Krestnikoff, « Die heilende Wirkung hervorgerufener. Reproduktionen von
pathogenen affektiven Erlebnissen », Archiv fiir Psychiatrie und Nervenkrankheiten, LXX-
XVIII (1929), p. 369-410.
426. Hermann Simon, Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt, Berlin, De Gruy
ter, 1929.
427. Voir chap. x, p. 818.
428. Hans Berger, « Über das Elektrenkephalogramm des Menschen », Archivfiir Psychia
trie und Nervenkrankheiten, LXXXVII (1929), p. 527-570.
878 Histoire de la découverte de l’inconscient
429. Ludwig Bauer, Morgen wieder Krieg. Untersuchung der Gegenwart, Blick in die
Zukunft, Berlin, Rowohlt, 1931.
430. Ludwig Binswanger, « Über Ideenflucht », Schweizer Archivfiir Neurologie und Psy
chiatrie, XXVH (1931), p. 203-217 ; XXVIU (1932), p. 18-26 ; XXVBI (1932), p. 183-202 ;
XXIX (1932), p. 1 et 193 ; XXX (1932), p. 68-85.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 879
431. Melanie Klein, The Psychoanalysis ofChildren, Londres, Hogarth Press, 1932.
432. J.H. Schultz, Das autogène Training (konzentrative Selbstentspannung), Leipzig,
Thieme, 1932.
433. J.L. Moreno, Group Method and Group Psychotherapy, New York, Beacon House,
1932.
880 Histoire de la découverte de l’inconscient
434. Rappelons qu’en juillet 1936 Ernest Jones rencontra encore à Bâle M.H. Goring,
Bôhm et Müller-Braunschweig ; il obtint de Goring des promesses qui devaient garantir la
liberté de la pratique psychanalytique. Voir Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud,
op. cit., DI, p. 214.
435. Wilhelm Reich, Charakteranalyse, Copenhague, Sexpol Verlag, 1933.
436. Eugène Minkowski, Le Temps vécu. Études phénoménologiques et psychopatholo
giques, Paris, D’Artrey, 1933.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 881
437. Albert Einstein, Mein Weltbild, Amsterdam, Querido, 1934, p. 36-69, 72. Trad.
franç. : Conceptions scientifiques, morales et sociales, Paris, Flammarion.
438. Sigmund Freud, Neue Folge der Vorlesungen zur Einfiihrung in die Psychoanaly-
tische, Vienne, Intemationaler Psychoanalytischer Verlag, 1933. Trad. franç. : Nouvelles
Conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1971.
439. C.G. Jung, Wirklichkeit der Seele, Zurich, Rascher, 1934.
440. Gerhard Adler, Entdeckung der Seele, von Sigmund Freud und Alfred Adler zu C.G.
Jung, Zurich, Rascher, 1934.
441. J.L. Moreno, Who Shall Survive ?, Washington, Nervous and Mental Disease Co.,
1934.
882 Histoire de la découverte de l’inconscient
446. L.J. von Meduna, Die Konvulsionstherapie der Schizophrénie, Halle, Cari Marhold,
1937.
447. L. Szondi, « Analysis of Marriages », Acta Psychologica, IH (1938), p. 1 -80.
448. Mark Wischnitzer, To Dwell in Safety. The Story ofJewish Emigration Since 1800,
Philadephie, Jewish Publication Society of America, 1948.
884 Histoire de la découverte de l’inconscient
449. Léopold Ehrlich-Hichler, « 1938 » - Ein Wiener Roman, Vienne, Europaischer Verlag,
n.d.
450. Voir chap. v, p. 309.
451. Cité par Anne-Marie Wettley, August Forel, Salzbourg, Otto Müller, 1953, p. 116-
117.
452. Hans Wolfgang, Hôrbiger. Ein Schicksal, Leipzig, Koehlerund Amelang, 1930.
453. Ironie du sort, le quartier général du Hôrbiger Institut s’établit dans la maison qui avait
appartenu à Alfred Adler, à Salmannsdorf.
454. H.S. Bellamy, A Life History of Our Earth. Based on the Geological Application of
Hoerbiger’s Theory, Londres, Faber and Faber, s.d.
455. Ugo Cerletti et L. Bini, « L’elettroschock », Archivio générale di neurologia, psichia-
tria e psicoanalisi, XIX (1938), p. 266-268.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 885
reconstituée sur des bases plus saines, sous le nom d’Organisation des nations
unies, et, pour la première fois dans l’histoire, on institua un tribunal destiné à
juger les criminels de guerre. Ce conflit accéléra les transformations des mœurs
et des coutumes qui avaient accompagné et suivi la Première Guerre mondiale.
La génération qui parut sur la scène en 1945 était aussi différente de la précé
dente que l’avait été celle de 1919 par rapport à celle de la Belle Époque.
Dès que la guerre fut déclarée, il devint évident qu’elle serait exceptionnelle
ment cruelle et impitoyable. Hitler avait révélé ses intentions dans sa déclaration
du 22 août 1939 :
« [...] Notre force est dans notre rapidité et notre brutalité. Gengis Khan fit tuer
de son plein gré et de gaieté de cœur des millions de femmes et d’enfants. L’his
toire ne voit en lui qu’un grand bâtisseur d’empire. Peu m’importe ce que pense
de moi la chétive civilisation européenne. [...] Ainsi, pour l’instant, je n’ai
envoyé vers l’est que mes Têtes de Morts, avec l’ordre de tuer sans pitié ni misé
ricorde tous les hommes, femmes et enfants de race ou de langue polonaise. Qui
parle encore aujourd’hui de l’extermination des Arméniens ? »462.
Les troupes allemandes engagèrent une guerre éclair en Pologne le 1er sep
tembre 1939. Le 17 septembre, les Russes envahirent le pays par sa frontière de
l’est pour prendre leur part de butin, si bien qu’en moins de trois semaines la
Pologne fut rayée de la carte. Sur le front occidental, ce fut la «drôle de
guerre » : deux armées gigantesques restèrent face à face pendant huit mois, n’en
gageant que des escarmouches insignifiantes. En novembre, les Russes attaquè
rent la Finlande ; en avril 1940, les Allemands occupèrent rapidement le Dane
mark et la Norvège. Le 10 mai 1940, ils lancèrent une guerre éclair sur la
Hollande, la Belgique et la France. Le choc fut si inattendu que la France décida
de signer un armistice le 16 juin. Mais, entre août et octobre, les Allemands per
dirent la bataille d’Angleterre, ce qui sauva le monde occidental. Après une nou
velle pause, les Allemands envahirent la Yougoslavie et la Grèce en avril 1941,
et, le 22 juin, ils attaquèrent la Russie. Après plusieurs victoires initiales et une
avance rapide, l’armée allemande fut arrêtée devant Moscou. Cette campagne fut
menée avec un acharnement inouï pendant le rigoureux hiver russe.
La guerre prit une nouvelle tournure le 7 décembre 1941. Les Japonais renou
velèrent la manœuvre stratégique qui leur avait valu la victoire dans leur guerre
contre la Russie : comme ils l’avaient fait pour la flotte russe en 1904, ils atta
quèrent la flotte américaine sans déclaration de guerre à Pearl Harbor. Ayant
ensuite déclaré la guerre aux États-Unis et à l’Angleterre, le Japon envahit rapi
dement la Malaisie, l’Indonésie, les Philippines et les îles du Pacifique. L’effort
de guerre colossal des États-Unis permit aux Américains de mener la guerre
simultanément dans le Pacifique et en Europe. Le général MacArthur reconquit
un à un les territoires occupés par les Japonais, tandis que le général Eisenhower
préparait le débarquement allié en Europe. En novembre 1942, les Alliés débar
quèrent en Algérie, en juillet 1943 en Sicile et, le 6 juin 1944, en Normandie. A
la suite des victoires anglo-américaines en Europe occidentale et des victoires
russes à l’est, les armées allemandes capitulèrent le 8 mai 1945, tandis que le
462. Cité d’après la traduction donnée par le Times (Londres) du 24 novembre 1945. Voir
Pastermadjian, Histoire d’Arménie depuis les origines jusqu’au traité de Lausanne, Paris,
Samuelian, 1949, p. 456.
888 Histoire de la découverte de l’inconscient
Japon continuait à résister. Mais le 6 juillet, après un bref survol d’Hiroshima par
une escadrille américaine, le monde apprit avec consternation l’existence de la
bombe atomique. La guerre était terminée, et une ère nouvelle s’ouvrait pour
l’humanité.
Le destin de la psychiatrie dynamique se trouva profondément affecté par ces
événements. Deux des quatre grands pionniers, Freud et Adler, étaient morts en
exil ; un autre, Janet, travaillait à un livre, La Psychologie de la croyance (qui
resta inachevé), tandis que le dernier, Jung, semblait concentrer toute son atten
tion sur la mythologie et l’alchimie. Le fait capital, cependant, fut l’émigration
massive des psychothérapeutes d’Europe centrale en Angleterre et surtout aux
États-Unis. Aussi le foyer principal du mouvement psychanalytique et de la psy
chologie individuelle se transporta-t-il en Amérique. L’anglais supplanta l’alle
mand comme langue officielle de ces associations. Après la destruction du
Verlag psychanalytique de Vienne, une nouvelle maison d’édition, l’imago
Publishing House, fondée à Londres, commença la publication des Sàmtliche
Werke de Freud pour remplacer les collections détruites des Gesammelte Werke.
Des ouvrages plus récents, même écrits par des thérapeutes allemands et autri
chiens, paraissaient maintenant directement en anglais. Ce passage de l’allemand
à l’anglais ne se fit pas sans quelques fluctuations sémantiques. Certaines
nuances de la terminologie allemande se perdirent, tandis qu’un terme comme
« frustration » acquit une popularité qu’il n’avait pas connue en allemand.
Les annales de la psychiatrie, en ces années, sont relativement brèves.
En 1940 parut une œuvre posthume de Freud, VAbrégé de psychanalyse. Son
livre sur Moïse suscita de vives controverses et des protestations dans les milieux
juifs. Il paraissait inconcevable qu’un Juif puisse publier un livre présentant
Moïse comme un Égyptien tué par les Hébreux, au moment même où l’existence
physique du peuple d’Israël se trouvait menacée. L’attitude de Freud contrastait
avec celle de Bergson qui, par conviction personnelle, était devenu catholique,
mais refusa le baptême par solidarité avec son peuple. Bergson refusa en effet
d’être dispensé des vexations imposées aux Juifs, mais il mourut le 3 janvier
1941, avant la déportation des Juifs français.
En 1941, la psychanalyse était plus florissante que jamais en Amérique, mais
les tendances dites néo-freudiennes prenaient de plus en plus d’importance.
Karen Homey quitta l’Association psychanalytique américaine et fonda l’institut
américain de psychanalyse pour propager sa propre doctrine et sa propre théra
pie. Erich Fromm publia son Escape from Freedom, qui s’inspirait davantage des
événements contemporains que de la théorie psychanalytique463.
En 1942, Binswanger publia son ouvrage intitulé Formes fondamentales et
connaissance de l’existence humaine, un fort volume de 726 pages dans lequel il
exposait et discutait son nouveau système de Daseinsanalyse (analyse existen
tielle)464. Ce système s’inspirait de la Daseinsanalytik de Heidegger, qui est une
analyse philosophique de la structure de l’existence humaine en général, tandis
que Binswanger se proposait d’analyser l’« être-dans-le-monde » des individus.
Grâce à un système de coordonnées phénoménologiques dérivé de Heidegger,
463. Erich Fromm, Escape from Freedom, New York, Farrer and Rinehart, 1941.
464. Ludwig Binswanger, Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins, Zurich,
Niehans, 1941.
Naissance et essor de la nouvelle psychiatrie dynamique 889
465. Cari R. Rogers, Counseling and Psychotherapy : Newer Concepts in Practice, Boston,
Houghton Mifflin, 1942.
466. Marc Guillerey, « Médecine psychologique », in Alexis Carrel et Auguste Lumière,
Médecines officielles et médecines hérétiques, Paris, Plon, 1943.
467. Edward Weiss et O. Spurgeon English, Psychosomatic Medicine, Philadelphie, W.B.
Saunders Co., 1943.
468. Flanders Dunbar, Psychosomatic Diagnosis, New York, P. Hoeber, 1943.
469. W.A. Stoll a montré l’importance de cette découverte du point de vue psychiatrique
dans « Lysergsaurediathylamid, ein Phantastikum aus der Mutterkomgruppe », Schweizer
Archivfiir Neurologie und Psychiatrie, I, X (1947), p. 279-323. Voir aussi B. Holmstedt et Lil-
jestrand, Readings in Pharmacology, New York, Pergamon Press, 1963, p. 209.
890 Histoire de la découverte de l’inconscient
Ellen West appartenait à une famille juive fortunée qui comptait des person
nalités éminentes, mais aussi quelques cas de maladie mentale et de suicide. A
l’âge de 9 mois, elle refusa catégoriquement de prendre du lait, et elle resta tou
jours difficile à nourrir. Elle fut une enfant enjouée qui préférait les jeux de gar
çon ; elle était volontaire et ambitieuse et aimait beaucoup la lecture. Depuis son
adolescence, elle tenait un journal, faisait de la poésie, et exprimait une sorte d’en
thousiasme panthéiste pour la vie et la nature. Elle se sentait appelée à réaliser de
grandes choses, à devenir célèbre et elle aspirait à l’amour d’un homme parfait.
Elle menait la vie d’une riche jeune fille cosmopolite : elle faisait du cheval,
voyageait, étudiait de façon irrégulière, mais se préoccupait de problèmes
sociaux, avec l’idée d’« aller au peuple » et l’espoir d’une grande révolution
sociale. (En fait, Ellen West avait un certain nombre de traits communs avec
Marie Bashkirtseff ou Lou Andreas-Salomé.)
A l’âge de 20 ans, elle commença à avoir peur de grossir et cette obsession en
vint à dominer toute sa vie. Elle s’imposa un régime alimentaire et des méthodes
d’amaigrissement d’une rigueur extrême, mais parfois elle se précipitait sur la
nourriture et en engloutissait, à sa grande honte, des quantités énormes.
Vers l’âge de 27 ans, elle épousa un cousin qui semble avoir été un mari extrê
mement dévoué ; elle continua à travailler dans le domaine de l’aide sociale,
mais sa santé s’altéra. A 32 ans, elle entra en traitement chez un psychanalyste
qui lui interpréta que son véritable but était de « subjuguer tous les autres ». Un
an après, une seconde analyse fut apparemment moins heureuse, mais l’analyste
la poursuivit malgré plusieurs tentatives de suicide. L’état de la malade empira au
point que son médecin intervint pour mettre fin au traitement. Ellen West entra
alors à la maison de santé de Binswanger, à Kreuzlingen, où elle resta deux mois
et demi. En raison de ses idées de suicide, Binswanger n’osa pas prendre la res
ponsabilité de la garder dans la section ouverte de la maison de santé. Deux psy
chiatres éminents appelés en consultation s’accordèrent avec Binswanger pour
juger la maladie incurable. Le mari, informé de son état et du danger de suicide,
préféra la reprendre à la maison. Les souffrances de la malade disparurent immé
diatement. Le cœur plein de joie, elle mangea à satiété pour la première fois
depuis treize ans, lut des poèmes, écrivit des lettres, puis absorba du poison et
mourut le lendemain matin.
La longue, minutieuse et subtile analyse que fit Binswanger de l’« être-dans-
le-monde » d’Ellen West ne peut être résumée : il faut la lire dans le texte. Sa
crainte de l’obésité et de la gloutonnerie n’était que l’expression la plus appa
rente d’un'lent processus d’appauvrissement et de vide existentiels. Elle avait
perdu son enracinement dans le monde de la vie pratique. Ses activités sociales
avaient été une façon de combler le vide de sa vie. La patiente oscillait en per
manence entre deux mondes d’expérience subjective de plus en plus divergents.
L’un était un monde idéal, chaud, lumineux, éthéré, coloré, exaltant, où elle flot
tait sans effort, et où il n’était pas nécessaire de manger. L’autre, qui s’exprimait
par la gloutonnerie, était celui où la pression des choses extérieures parvient à
étouffer toute spontanéité et toute liberté d’action chez l’individu. C’était un
monde de brouillard humide, de nuages sombres, de lourdeur, d’inertie, de dépé
rissement et de déclin, le monde noir et froid de la tombe. Du point de vue de la
temporalité, Ellen West, qui était devenue incapable de construire le temps,
n’avait plus d’avenir, ou plus précisément, l’avenir chez elle avait fait place au
monde éthéré de ses rêveries, monde détaché de son passé comme de son présent.
Elle était également privée du passé sur lequel elle aurait pu édifier son action
présente et son avenir : le passé était, dans son cas, remplacé par ce monde d’obs
curité, de lourdeur et de déclin, dont l’expression achevée était la mort. Le pré
sent se réduisait à l’instantané. Ayant perdu sa continuité, le temps n’était plus
qu’une succession d’instants. L’opposition entre ces deux mondes et leur déca
lage croissant ne laissaient place à aucun compromis, et c’est ainsi qu’il arriva un
892 Histoire de la découverte de l’inconscient
moment où le seul acte libre et authentique qu’Ellen West put accomplir fut le
suicide.
et même dans la façon de mourir), dont la somme constitue notre destinée. L’hy
pothèse fondamentale de Szondi est que chaque homme naît avec un faisceau de
destinées possibles, qui sont déterminées par la formule de son génotype. De
même que Freud avait analysé les mécanismes de la formation des rêves (dépla
cement, condensation) afin de permettre au rêveur de comprendre son rêve, de
même Szondi analyse les mécanismes de la formation de la destinée afin de
reconstituer la structure génétique latente de l’individu. Parmi les principaux
mécanismes fondamentaux de la destinée, Szondi décrit en particulier le génotro-
pisme, c’est-à-dire le mécanisme qui fait que le choix de l’objet d’amour est
inconsciemment guidé par des ressemblances latentes inscrites dans la formule
génétique. Un autre mécanisme est l’opérotropisme, c’est-à-dire la tendance
inconsciente de l’individu à choisir une profession dans laquelle son facteur héré
ditaire positif lui permettra d’affirmer sa supériorité. Szondi établit une liste de
professions caractéristiques de chacun de ses huit facteurs. Du fait de la double
origine de L’Analyse de la destinée, les mêmes manifestations peuvent faire l’ob
jet d’une double interprétation, biologique et psychologique. Ce que le généti
cien appellera « manifestations positives d’un radical biologique » pourra être
« sublimation » pour le psychanalyste. Szondi distingue trois degrés de subli
mation : la « socialisation » (sublimation dans le métier), la « sublimation pro
prement dite » (dans le caractère), et l’« humanisation » (sublimation au profit de
l’humanité entière).
La méthode fondamentale de l’analyse de la destinée consiste à établir très
minutieusement la généalogie de l’individu. A la différence de la génétique psy
chiatrique ordinaire, on ne se contentera pas de noter les cas de psychose, de
névrose, de psychopathie et de criminalité, mais on tiendra compte également de
la structure du caractère, ainsi que de la profession de tous les membres de la
généalogie. On confrontera, en outre, la généalogie ainsi établie avec celle des
personnes auxquelles sa destinée lie étroitement l’individu (telle est la méthode
que Szondi avait appliquée dans son Analyse des mariages).
Cette méthode étant manifestement trop longue et trop fastidieuse, Szondi
imagina une technique accélérée d’exploration de l’inconscient familial en vue
de déterminer la formule génétique de ses sujets. En 1944, il avait déjà élaboré et
appliqué depuis plusieurs années le test qu’il devait publier plus tard. Le matériel
du test comprenait une série de photographies de meurtriers, d’homosexuels,
d’épileptiques et d’autres patients représentatifs des manifestations négatives
extrêmes de chacun des huit facteurs. On présente successivement ces photogra
phies au sujet, en lui demandant d’indiquer les deux qui lui semblent les plus
sympathiques et les deux qui lui semblent les plus antipathiques. Une méthode
complexe d’évaluation est appliquée pour déterminer la formule génétique du
sujet et la structure de sa personnalité, à partir de ses réactions.
Dès sa parution, L’Analyse de la destinée de Szondi provoqua l’admiration
enthousiaste des uns, mais aussi les critiques acerbes des autres. On mit en doute
ses présupposés génétiques, en particulier son système de huit facteurs groupés
deux par deux pour former quatre vecteurs. Il semble, à vrai dire, que dans l’es
prit de Szondi ce système correspondait plutôt à un modèle fictif, comparable aux
résonateurs de Helmholtz qui permettent aux physiciens d’analyser les éléments
constitutifs d’un son. Le choix des résonateurs est nécessairement arbitraire, mais
aucun physicien ne nie leur utilité dans l’analyse d’un son. Avec les années,
894 Histoire de la découverte de l’inconscient
Szondi devait perfectionner son test, puis mettre au point sa propre méthode
psychothérapique.
Quand la guerre prit fin en 1945, un flot de publications nouvelles témoigna
que l’esprit créateur était toujours vivant. En France, le philosophe Merleau-
Ponty publia sa Phénoménologie de la perception, qui devint rapidement un des
classiques de la phénoménologie476. Le psychiatre Henri Baruk, qui, en tant que
Juif, avait affronté de grands dangers les années précédentes et qui en avait
réchappé presque miraculeusement, publia Psychiatrie morale expérimentale,
individuelle et sociale, ouvrage dans lequel il insistait sur la permanence de la
« personnalité morale », même chez les malades mentaux tombés dans la régres
sion et la démence les plus profondes. Baruk montra que, chez ces malades, le
sentiment de la justice se trouvait même avivé et qu’il était possible d’obtenir une
amélioration sensible lorsqu’on tenait pleinement compte du sentiment de
dignité personnelle et du besoin de justice qui les animaient. Ce souci de la per
sonnalité profonde du malade apparut comme une réaction contre l’esprit maté
rialiste et organiciste qui avait dominé la psychiatrie depuis le milieu du XIXe
siècle477. Un autre aspect de cette réaction fut le succès de l’existentialisme en
Europe occidentale, en psychiatrie comme en philosophie.
Une autre innovation fut la méthode de psychothérapie brève de Maeder,
méthode qui requiert du malade un authentique désir de guérison, et du psycho
thérapeute un authentique désir d’aider son patient478. Le psychothérapeute
cherche à mobiliser les tendances d’autoguérison chez le malade, et celui-ci pro
jette sur le thérapeute l’archétype du sauveur. La méthode de Maeder s’inspirait
en partie des idées de Jung, mais en insistant surtout sur les processus d’auto
régulation et d’autoguérison. Maeder s’était inspiré aussi des idées de Théodore
Floumoy et du biologiste Hans Driesch.
En Amérique, on notait surtout le développement rapide de la thérapie de
groupe. Moreno eut de nombreux disciples et imitateurs, qui imaginèrent et
appliquèrent diverses techniques de thérapie de groupe479.
Dans le monde de l’après-guerre, deux superpuissances se faisaient face, ani
mées d’une méfiance réciproque croissante, les Etats-Unis et l’Union soviétique,
chacune ayant ses alliés, ses satellites et ses zones d’influence. Entre ces deux
colosses, certains débris des anciens pays européens luttaient pour retrouver leur
identité. Cette situation trouvait son reflet en psychiatrie. En Union soviétique, la
psychiatrie pavlovienne était maintenant promue au rang de doctrine officielle,
tandis que la psychanalyse et les doctrines apparentées n’avaient plus droit de
cité. Aux États-Unis, toutes les écoles psychiatriques jouissaient d’une même
liberté (l’école pavlovienne au même titre que n’importe quelle autre), mais, en
fait, la psychanalyse dominait nettement : le nombre de psychanalystes ne cessait
de croître, ils occupaient les postes de direction dans les départements psychia
triques des universités, et l’idéologie freudienne ou pseudo-freudienne pénétrait
toute la vie culturelle.
1. Chap. n, p. 84-86.
2. Chap. iv, p. 218-220.
3. Chap. rv, p. 220.
4. Chap. v, p. 314-315.
5. Chap. rv, p. 256-259 ; chap. n, p. 116-119.
898 Histoire de la découverte de l’inconscient
derniers sursauts des luttes entre les Lumières et le Romantisme à la fin du xvnr
siècle et au début du xtx® siècle.
Comme chez l’artiste et l’écrivain, la perception du monde, par le pionnier de
la psychiatrie dynamique, est déterminée essentiellement par la qualité de sa sen
sibilité et par ses dons. Chacun de ces pionniers a sa façon particulière d’aborder
la réalité psychique, et ses théories sont également influencées par les événe
ments de sa vie. Janet était un homme actif et froid, d’où son intérêt pour la
découverte d’une sorte de psychologie du comportement15. Son attitude déta
chée, bienveillante et gentiment ironique se reflète dans sa psychothérapie ration
nelle ; les mœurs laborieuses et économes de ses ancêtres revivent dans sa théorie
du « budget des forces psychologiques ». Comme il ne se rappelait pas ses rêves,
il n’était pas question pour lui d’écrire une Interprétation des rêves, ce que fit
Freud, qui était un bon rêveur. La crise religieuse de son adolescence, jamais
résolue, lui inspira un intérêt répété pour la psychologie de la religion. Freud,
nous l’avons vu, montra comme les grands écrivains un intérêt profond pour les
aspects secrets de la vie des peuples et des personnes, et une maîtrise supérieure
de la langue allemande16. La notion de « complexe d’Œdipe » et la place centrale
donnée à celui-ci dans la destinée humaine découlent manifestement de sa propre
vie, d’où le refus opposé à cette thèse par Adler et Jung, qui avaient vécu des
situations familiales complètement différentes dans leur petite enfance. Quant à
Adler, son talent par excellence était un sens fulgurant de l’observation, ce que
les Allemands appellent le « regard clinique » (der klinische Blick)'1. H devinait
au premier coup d’œil le style de vie, normal ou anormal, de chacun, d’où son
élaboration d’une psychologie pragmatique. Les circonstances de son enfance
conduisirent Adler à attribuer une importance fondamentale à la hiérarchie entre
frères et sœurs, plus grande même qu’aux relations précoces avec les parents.
Dans le cas de Jung, ce qui frappe, c’est le contraste entre les capacités pratiques
d’un homme bien installé dans les réalités matérielles et un rare don d’intuition
psychologique, sinon même parapsychologique18. Ce contraste trouve son
expression dans le système typologique de Jung et dans sa psychothérapie, qui
repose sur les efforts déployés par l’analyste pour amener le patient à s’éveiller à
lui-même, et sur une méthode synthétique-herméneutique visant à accomplir son
individuation. Jung, pas plus que Janet, ne résolut jamais la crise religieuse de
son adolescence, ce qui exerça une influence durable sur le développement de
son système psychologique.
D’autre part, l’homme qui étudie l’esprit humain peut avoir à affronter sa
propre névrose ou les éléments névrotiques de sa personnalité. Il importe ici de
faire une distinction fondamentale entre les psychiatres qui ont simplement pris
leur propre névrose comme objet d’étude, et ceux dont l’œuvre capitale a été le
fruit d’une maladie créatrice.
Dans la première catégorie, les exemples ne manquent pas. Robert Burton
décrivit sa propre névrose dans sa peinture vigoureuse de la « mélancolie de
l’homme d’étude »19. George Cheyne donna une description classique de l’hy
pocondrie, fondée sur l’observation de plusieurs cas, dont le plus long et le plus
intéressant était le sien20. Benedict Augustin Morel enrichit son analyse du délire
émotif (appelé plus tard phobie) de la description imagée de son propre cas21.
Quant à Janet, on peut supposer que certains traits de sa description de la psy
chasthénie provenaient de son expérience personnelle. S’il faut en croire Phyllis
Bottome, Adler avait souffert, dans sa petite enfance, de rachitisme, ce qui éclai
rerait l’origine de ses théories sur l’infériorité des organes, le complexe d’infério
rité et la compensation. Pavlov lui-même écrivit un récit bref, mais suggestif, de
la névrose cardiaque dont il avait souffert après une opération en 1927, et cette
expérience semble avoir grandement stimulé son intérêt pour la psychiatrie22.
Il ne faudrait pas confondre cette névrose banale, qui fournit au psychiatre un
objet d’étude et l’incite peut-être à chercher à se guérir lui-même, avec la
« névrose créatrice ». Nous émettons l’hypothèse que les systèmes de Freud et de
Jung sont essentiellement le fruit de leur névrose créatrice respective (dont leur
auto-analyse ne représente qu’un aspect). Nous avons déjà décrit les caractéris
tiques essentielles de la maladie créatrice dans les chapitres antérieurs23. Rappe-
lons-les brièvement ici.
Cet état assez exceptionnel fait suite à une longue période de labeurs et de tour
ments intellectuels sans répit. Les symptômes sont la dépression, l’épuisement,
l’irritabilité, l’insomnie, la migraine. Bref, le tableau est celui d’une névrose
grave, parfois même d’une psychose. Les symptômes peuvent varier dans leur
intensité au cours du temps, mais le sujet reste continuellement obsédé par une
idée ou par la poursuite d’un but difficile à atteindre. Il vit dans un isolement spi
rituel complet, il croit que personne ne peut l’aider ; il essaie de se guérir lui-
même et n’en éprouve qu’une souffrance accrue ; cet état peut durer trois ans ou
plus, puis guérit spontanément, pour faire place à une merveilleuse euphorie et
une métamorphose de la personnalité. Guéri de tous les symptômes précédents,
le sujet est convaincu qu’il a accédé à un nouveau monde spirituel, ou qu’il a
atteint une nouvelle vérité spirituelle qu’il révélera au monde. On peut trouver
des exemples de cette maladie chez les chamans de Sibérie et de l’Alaska, chez
les mystiques de toutes les religions et chez certains écrivains et philosophes
créateurs. Un exemple sur lequel nous sommes bien documentés est celui de
Fechner, et il est possible que Nietzsche, lui aussi, ait conçu ses idées les plus ori
ginales pendant les affres d’une maladie créatrice24.
L’aspect clinique de la névrose créatrice diffère d’un individu à l’autre. Il faut
par-dessus tout distinguer la névrose du pionnier et celle de ses disciples. Le pre
mier chaman qui, peut-être, il y a des milliers d’années, découvrit un procédé
pour entrer en transe et explorer le monde des esprits, ce chaman, donc, fut un
modèle pour des générations de chamans après lui. Il fut le pionnier qui ouvrit le
chemin ; ils furent les disciples qui suivirent. Mais de nombreuses névroses créa
trices n’ont engendré aucune école parce que ceux qui en souffrirent ne montrè
rent aucun esprit de prosélytisme, comme Fechner, par exemple. D’un autre côté,
d’un fluide magnétique émanant de sa propre personne32. Plus tard, il pensa avoir
guéri Maria Theresia Paradis de sa cécité et elle crut elle-même, un moment,
avoir retrouvé la vue. On interprète aujourd’hui cette histoire comme un exemple
typique de suggestion, de transfert et de contre-transfert, mais, faute de
comprendre ce qui se passait, Mesmer soupçonna un complot contre lui et quitta
Vienne33. Puységur fut mieux inspiré. Non seulement il observa sur Victor Race
le premier exemple de « crise parfaite », mais il apprit de lui comment on pouvait
guérir par le sommeil magnétique, que la théorie mesmérienne du fluide était
erronée, et qu’un magnétiseur ne devait pas utiliser un patient pour des expé
riences publiques comme s’il s’agissait d’un instrument inerte34. Il semble que
ces enseignements ne furent pas perdus pour tout le monde. En lisant l’histoire de
Despine et d’Estelle, on se rend compte combien il fallait d’expérience à Despine
pour comprendre les ruses de sa patiente et utiliser le rapport, de façon à la faire
sortir habilement de sa maladie35. Quant à Justinus Kemer, il ne se laissa pas
prendre aveuglément aux supercheries de Friedericke Hauffe comme on le pré
tend souvent. Il l’observait plutôt avec un mélange d’étonnement et d’esprit cri
tique. Il n’encouragea pas ses prétendus talents thérapeutiques ; il était fier de
présenter sa maladie aux sommités de la philosophie et de la théologie, et s’il ren
dit sa voyante célèbre, la publication de son histoire le rendit célèbre lui-même36.
Un exemple plus extraordinaire encore d’implication réciproque entre un théra
peute et son sujet nous est offert par le pasteur Blumhardt et sa paroissienne
possédée, Gottliebin Dittus. Pendant deux années, Blumhardt mena un combat
désespéré contre les puissances des ténèbres ; plus il luttait, plus les symptômes
de Gottliebin s’aggravaient. Quand Blumhardt remporta enfin la victoire déci
sive, sa personnalité avait subi une profonde transformation37.
Il est fort regrettable que les enseignements de Puységur et des anciens magné
tiseurs aient été si complètement oubliés dans les dernières décennies du XIXe
siècle, comme le montrent les exemples de Charcot et de Breuer. Nous avons vu
comment Charcot utilisa Blanche Wittmann et d’autres hystériques pour ce qu’il
croyait être des recherches expérimentales38. Le cas de la célèbre malade de
Breuer, Anna O. (Bertha Pappenheim), appartient en réalité à ces grandes
« maladies magnétiques » que les premiers magnétiseurs recherchaient avec tant
d’ardeur. Anna présentait des symptômes singuliers, elle dirigea son propre trai
tement en l’expliquant au médecin, elle annonça d’avance la date de sa guérison.
Comme elle avait choisi pour ce traitement dirigé par elle-même le procédé de la
catharsis (qu’un livre récent avait mis à la mode), Breuer39 crut avoir découvert
la clé de la psychogenèse et du traitement de l’hystérie. Certes, la construction
théorique était erronée et l’échec thérapeutique fut patent, mais ils n’en contri
buèrent pas moins l’un et l’autre à orienter Freud vers la psychanalyse. Mais c’est
à Janet qu’il fut donné de renouer avec les découvertes des anciens magnétiseurs,
Tout au long de ce livre, nous avons croisé d’autres éléments qui ont contri
bué, d’une façon ou d’une autre, à la formation de la psychiatrie dynamique.
« Nul homme n’est une île », pas même le pionnier qui fait l’expérience d’une
maladie créatrice, habité par le sentiment d’un isolement extrême. Les esprits les
plus créateurs sont indissolublement liés à leur milieu social, ainsi qu’à un entou
rage plus restreint qui comprend leurs maîtres, leurs collègues, leurs amis, leurs
élèves, leurs critiques et même leurs adversaires. Il est impossible de distinguer,
dans la pensée d’un homme, ce qui est authentiquement sien de ce qui lui a été
suggéré par ceux qui l’entouraient ou de ce qu’il a pu lire. Il ne faut jamais sous-
estimer la puissance de la cryptomnésie, ni l’étendue des stimulations fournies
par les événements contemporains. Nous avons fait allusion, à cet égard, à la
révolution des Jeunes-Turcs en 1908-1909 et à la façon dont elle a influé sur
Totem et tabou46. Il arrive qu’un psychologue à la recherche de voies nouvelles
trouve l’amorce d’une solution dans un livre récent. C’est ainsi que Freud fut ins
piré par le livre de Frazer sur le totémisme47, Jung par L’Époque du Dieu Soleil
de Frobenius48 et Adler par La Philosophie du Comme Si de Vaihinger49. La
publication des Mémoires de Schreber incita Jung à s’éloigner de la théorie freu
dienne de la libido, mais inspira à Freud sa théorie de la paranoïa50. Même un
roman peut susciter la réflexion ; il en fut ainsi pour la Gradiva de Jensen51 et
F Imago de Spitteler52.
Autre phénomène récurrent dans l’histoire de la psychiatrie dynamique :
l’adoption d’idées courantes dans une autre branche du savoir. Transposées en
psychiatrie et formulées dans une autre terminologie, elles donnent le sentiment
de la nouveauté. L’éveil précoce de l’instinct sexuel chez certains enfants et l’at
tachement amoureux du petit garçon à sa mère étaient des choses bien connues
des éducateurs catholiques, et Michelet avait popularisé ces idées, mais, quand
Freud les proclama à son tour, elles apparurent comme des nouveautés sensation
nelles53. L’idée que l’homosexualité dépendait le plus souvent de causes psycho
logiques, et non d’une constitution physique particulière, était bien connue des
éducateurs avant qu’elle ne s’impose aux psychiatres. De même, la théorie psy
chosexuelle de l’hystérie était couramment admise par les gynécologues avant
que les neuropsychiatres la reprennent. Les enquêteurs en matière criminelle
connaissaient la signification des actes manqués bien avant l’apparition de la
théorie psychanalytique54. Avant que Moreno n’utilise le psychodrame comme
procédé thérapeutique, la reconstitution des crimes était pratique judiciaire cou
rante et aboutissait quelquefois à l’aveu des meurtriers.
Le progrès n’est parfois que l’actualisation d’une idée abandonnée. Certains
concepts avancés par les nouvelles psychiatries dynamiques, loin d’être cho
quants par leur nouveauté, apparurent aux contemporains comme démodés. Il en
fut ainsi de la notion de « fuite dans la maladie », qui avait été connue des anciens
psychiatres romantiques et qui était restée vivante dans l’esprit populaire, de
même que l’idée que les mouvements stéréotypés du psychotique pouvaient
avoir une signification psychologique. Dans un roman d’Edmond de Concourt,
une femme subit tant de malheurs qu’elle se réfugie dans une psychose grave55.
Elle reste assise dans le coin d’une cour, faisant sans cesse des mouvements cir
culaires de la main. L’auteur explique que, dans son délire, elle s’imagine ramas
sant des fleurs qui tombent d’un cerisier, comme elle le faisait à l’époque heu
reuse de son enfance. En lisant ce roman, certains psychiatres durent sourire de
cette fantaisie romantique démodée, mais, lorsque Bleuler et Jung se mirent à
enseigner des idées analogues, elles apparurent comme d’éblouissantes
nouveautés.
Quelles que soient sa nouveauté et son originalité, une œuvre créatrice cristal
lise un grand nombre d’intuitions éparses. L’Interprétation des rêves de Freud
parut au moment où l’intérêt public avait été excité par une abondante littérature
sur les rêves ; ses Trois Essais sur la théorie de la sexualité furent publiés en
1905, au beau milieu d’un déluge d’écrits sur la pathologie sexuelle dont le
nombre n’avait cessé de croître depuis les années 1880. Totem et tabou parut éga
lement à une époque où historiens, ethnologues et psychologues avaient ten
dance à voir dans le totémisme une période décisive dans une reconstruction
hypothétique de l’histoire de l’humanité. Il est extrêmement difficile de déter
miner dans quelle mesure une œuvre qui fait époque inaugure réellement une
révolution culturelle, si elle n’est pas plutôt l’une des manifestations d’une sen
sibilité contemporaine.
Nous devons ainsi revenir au paradoxe qui fut le point de départ de notre
enquête, à savoir le fait que la psychiatrie dynamique a connu une incohérente
succession de vicissitudes, de phases d’acceptation et de rejet, à la différence du
cours (cohérent) de l’évolution des sciences physiques. Mais ici il nous faut indi
quer d’autres différences fondamentales entre la psychiatrie dynamique et les
autres sciences.
La science moderne est un corps de connaissance unifié au sein duquel chaque
science a son autonomie, se définit par son objet et par sa méthodologie spéci
fiques. Le champ de la psychiatrie dynamique, en revanche, n’est pas clairement
délimité, elle s’efforce d’envahir le champ des autres sciences, au besoin de les
bouleverser. Freud affirmait que « le fondateur de la psychanalyse était forcé
ment la personne la plus qualifiée pour juger de ce qui est et de ce qui n’est pas
de la psychanalyse »56. Une telle assertion est étrangère à la science moderne. On
n’imagine pas Pasteur, par exemple, se déclarant seul habilité à décider de ce qui
est ou n’est pas de la bactériologie. En revanche, il serait parfaitement normal
que Heidegger se proclamât le seul apte à définir ce qui relève (ou non) de la phi
losophie heideggérienne.
En science, une « école » est un groupe de chercheurs attelés à une tâche
commune. A mesure que s’accomplit la tâche, elle cesse d’appartenir à
l’« école » pour entrer dans le patrimoine universel des connaissances. Telle fut,
par exemple, l’« école » de Pasteur avant que ses découvertes ne fussent entiè
60. D’autres systèmes de psychiatrie dynamique ont été conçus, par exemple, par Arthur
Schnitzler (chap. vu, p. 497-499), Léon Daudet (chap. ix, p. 754-755) et André Breton
(chap. x, p. 857-859).
61. Chap. v, p. 349.
Complément bibliographique
*
par Olivier Husson
Johann J. Gassner
Aucune publication de ou sur Gassner n’a été entreprise deuis 1970 en langue fran
çaise, et nous n’en avons pas retrouvée non plus en langue anglaise.
Cesare Lombroso
L’hypnose
— Dominique Barrucand, Histoire de l’hypnose en France, Paris, PUF, 1967.
— Mikkel Borch-Jacobsen, Le Sujet freudien, Paris, Flammarion, 1982, et Hypnose
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— Jacqueline Carroy, Hypnose, suggestion et psychologie. L’invention de sujets,
Paris, PUF, 1991.
— Alan Gauld, The History of Hypnotisme, Cambridge University Press, 1993.
Le rêve
— lan Dowbiggin, « Alfred Maury and the Politics of the Unconscious in Nine-
teenth-Century France », in History of Psychiatry, 1,1990.
— Yannick Ripa, Histoire du rêve ; regards sur l’imaginaire des Français au XIX’
siècle, Paris, Olivier Orban, 1988.
— Signalons, en marge, deux rééditions aux extrêmes de la chronologie : Artemi-
dore, La Clef des songes, Paris, Vrin, 1975, et Hervey de Saint-Denys, Les Rêves et
les moyens de les diriger (1867), Paris, Édition d’aujourd’hui, 1980.
— Les œuvres de Bernheim n’ont guère été rééditées. Nous avons relevé : De la sug
gestion (1916), Paris, Retz, 1975 ; Hypnotisme, suggestion, psychothérapie : études
nouvelles, Hachette, 1975 (consultable uniquement sur microfilm à la Bibliothèque
nationale) ; Fac-similé d’une lettre (1886) de Bernheim à son éditeur espagnol : « De
912 Histoire de la découverte de l’inconscient
Le Romantisme
— Andrew Cunningham et Nicolas Jardine (éd.), Romanticism and the Sciences,
New York, Cambridge University Press, 1990.
— Madeleine et Henri Vermorel, « Was Freud a Romantic ? », in International
Review of Psycho-Analysis, 13, 1986.
Friedrich Nietzsche
Œuvres :
— Œuvres, 2 vol., Paris, coll. « Bouquins », Robert Laffont, 1993. Édition dirigée
par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, trad. d’Henri Albert, révisée par Jean Lacoste
et Jacques Le Rider. Présentation de Jacques Le Rider pour le vol. 1 et de Philippe
Raynaud pour le vol. 2.
Essai :
— Paul-Laurent Assoun, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 1980.
Arthur Schopenhauer
Œuvres :
— Essai sur les fantômes, suivi de Magnétisme animal et magie, Paris, Criterion,
1992.
— Essai sur les femmes, Arles, Actes Sud, 1987.
— Essai sur le libre arbitre, Marseille, Rivages, 1972, et Paris, Éditions d’Au
jourd’hui, 1976.
— Le Fondement de la morale, Paris, Aubier, 1978.
— Métaphysique de l’amour. Métaphysique de la mort, Paris, UGE, 1980.
— Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1989.
— Le Sens du destin, Paris, Vrin, 1988.
— Le Vouloir-vivre, l’art et la sagesse, textes choisis, Paris, PUF, 1970.
Essai :
— Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, PUF, 1976.
— Russel Jacoby, Otto Fenichel, destins de la gauche freudienne, Paris, PUF, 1986.
— R. Kalivoda, Marx et Freud, Paris, Anthropos, 1971.
— Élisabeth Roudinesco, Un discours au réel, Paris, Marne, 1973, et article
« Freudo-marxisme », in Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1982.
— L’Homme et la société, numéro spécial 11, 1969, intitulé « Freudo-marxisme et
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Charles Darwin
Œuvres :
— Ébauche de l’origine des espèces, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de
Lille, 1992.
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tence dans la nature, Paris, Maspero, 1980 ; La Découverte, 1989 ; Flammarion,
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— Voyage aux origines de l’espèce, Évreux, Le Cercle du bibliophile, 1970.
— Théorie de l’évolution (textes choisis), Paris, PUF, 1969.
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— Yvette Conry, L’introduction du darwinisme en France au XIX’ siècle, Paris,
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— Zeev Stemhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914, Paris, Seuil, 1978.
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Essais
— Francis Schiller, A Môbius Strip : Fin-De-Siècle Neuropsychiatry and Paul
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Complément bibliographique 915
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— Christine Levy-Friesacher, Meynert-Freud/« L’Amentia », Paris, PUF, 1983.
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Sigmund Freud
1899
— « Sur les souvenirs-écrans » (1899), 1- trad. D. Berger, P. Bruno, D. Guérineau,
F. Oppenot, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, 2- « Des souve
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— «Une prémonition onirique accomplie» (1899), trad. J. Altounian, A. et O.
Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— « Notice autobiographique » (1899), trad. coll. in Œuvres complètes, III, Paris,
PUF, 1989.
1901
— Sur le rêve (1901), trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1988, publié en 1985 sous le
titre : Le Rêve et son interprétation, rééd. de la trad. de 1925.
1905
— Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), trad. D. Messier, Paris, Gal
limard, 1988. (Anciennement : Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient.)
— « Mes vues sur le rôle de la sexualité dans l’étiologie des névroses » (1905), trad.
J. Altounian, A. et O. Bourguignon, G. Goran, J. Laplanche, A. Rauzy, in Résultats,
idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
— Trois Essais sur la théorie sexuelle (1905), comprenant: «Les aberrations
sexuelles », « La sexualité infantile », « Les métamorphoses de la puberté », trad. P.
Koeppel, Paris, Gallimard, 1987.
1906
— « L’établissement des faits par voie diagnostique et la psychanalyse » (1906),
trad. B. Féron, in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais (anciennement Essais de
psychanalyse appliquée), Paris, Gallimard, 1985.
— « Personnages psychopathiques sur la scène » (1906), 1- trad. G. Bouquerel, in
Revue française de psychanalyse, 44,1,1980,2- « Personnages psychopathiques à la
scène » (1906), trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats,
idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984.
1907
— « Actions compulsionnelles et exercices religieux » (1907), trad. D. Guérineau,
in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
— Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen (1907), trad. R.M. Zeitlin,
précédé de Wilhelm Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne (1903), trad. J. Bellemin-
Noël, Paris, Gallimard, 1986. (Anciennement : Délire et rêves dans la « Gradiva » de
Jensen.)
1908
— « Caractère et érotisme anal » (1908), trad. D. Berger, P. Bruno, D. Guérineau, F.
Oppenot, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
— « Le créateur littéraire et la fantaisie » (1908), trad. B. Féron, in L’Inquiétante
Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985. (Anciennement : La Création lit
téraire et le rêve éveillé.)
— «Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité» (1908), trad. J.
Laplanche et J.-B. Pontalis, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
1909
— « Préface » à Lélekelemzés, értekezések a pszichoanalizis kdrébôl de Sandor
Ferenczi (1909/1910), 1- trad. coll. in Œuvres complètes, X, Paris, PUF, 1993, 2-
Première traduction in Freud-Ferenczi, Correspondance, I, 1908-1914, Paris, Cal
mann-Lévy, 1992, comme proposition de préface de Freud à Ferenczi à la suite de sa
lettre, p. 118.
Complément bibliographique 919
Laplanche, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, 3- trad. coll. in
Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Une névrose diabolique au xvu * siècle » (1922/1923), 1- trad. B. Féron, in L’In
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XVIIe siècle ».)
— « Le moi et le ça » (1922/1923), 1- trad. J. Laplanche, in Essais de psychanalyse,
Paris, Payot, 1981, 2- trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Quelque chose de l’inconscient » (1922), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI,
Paris, PUF, 1991.
— « Mise au concours d’un prix » (1922), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI,
Paris, PUF, 1991.
1923
— « Josef Popper-Lynkeus et la théorie du rêve » (1923), 1- trad. J. Altounian, P.
Cotet, A. Bourguignon, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, H, Paris, PUF,
1985, 2- trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « L’organisation génitale infantile » (1923), trad. coll. in Œuvres complètes,
XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Lettre à L. Lopez-Ballesteros y de Torres » (1923), trad. coll. in Œuvres
complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Avant-propos au compte rendu de M. Eitingon sur la polyclinique psychana
lytique de Berlin » (1923), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Dr. Ferenczi, pour son 50e anniversaire » (1923), 1- trad. I. Barande, in Revue
française de psychanalyse, 47,5,1983,2- « Le Dr. Ferenczi Sandor (jour de son 50e
anniversaire) » (1923), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991.
— « Petit abrégé de psychanalyse » (1923/1924), 1- trad. J. Altounian, A. Bourgui
gnon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, 2-
« Court abrégé de psychanalyse » (1923/1924), trad. coll. in Œuvres complètes, XVI,
Paris, PUF, 1991.
— « Lettre à Fritz Wittels », documents joints à la lettre (1923-1924), trad. coll. in
Œuvres complètes, XVI, Paris, PUF, 1991. (Première traduction in Correspondance,
1873-1939, Paris, Gallimard, 1966.)
— « Névrose et psychose » (1923/1924), 1- trad. D. Guérineau, in Névrose, psy
chose et perversion, Paris, PUF, 1973, 2- trad. coll. in Œuvres complètes, XVII,
Paris, PUF, 1992.
1924
— « Le problème économique du masochisme » (1924), 1- trad. J. Laplanche, in
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, 2- trad. coll. in Œuvres
complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
— « La disparition du complexe d’Œdipe » (1924), trad. coll. in Œuvres complètes,
XVB, Paris, PUF, 1992.
— « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose » (1924), 1- trad. D.
Guérineau, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, 2- « La perte de la
réalité dans la névrose et la psychose » (1924), trad. coll. in Œuvres complètes, XVII,
Paris, PUF, 1992.
— « Lettre au Disque vert » (1924), texte original en français, in Œuvres complètes
XVB, Paris, PUF, 1992.
— « Communication de l’éditeur » (1924), trad. coll. in Œuvres complètes, XVII,
Paris, PUF, 1992.
924 Histoire de la découverte de l’inconscient
— Sigmund Freud présenté par lui-même (1924/1925), trad. F. Cambon, Paris, Gal
limard, 1984, 2- « Autoreprésentation » (1924/1925) et « Post-scriptum » (1935),
trad. coll. in Œuvres complètes, XVII, Paris, PUF, 1992. (Anciennement : Ma vie et
la psychanalyse.)
— « Résistances à la psychanalyse », texte original en français (1925), 1- in Nou
velle Revue de psychanalyse, 1979, 2- ibid., in Résultats, idées, problèmes, II, Paris,
PUF, 1985, 3- « Les résistances à la psychanalyse », trad. coll. in Œuvres complètes,
XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Notice sur le bloc magique » (1924/1925), 1- trad. I. Barande et J. Gillibert, in
Revue française de psychanalyse, 45, 5, 1981, 2- « Note sur le “Bloc-notes magi
que” » (1924/1925), trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, in Résultats, idées, pro
blèmes, II, Paris, PUF, 1985, 3- « Note sur le “Bloc magique” » (1924/1925), trad.
coll. in Œuvres complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
1925
— «La négation» (1925), 1- «La dénégation», trad. J.F. Lyotard, in Discours,
Figure, Paris, Klincksieck, 1971, 2- «La dénégation », trad. Jean-Michel Rey, in
Parcours de Freud, Paris, Galilée, 1974,3- Bernard This et Pierre Thèves, in Le Coq-
Héron, 52, 1975, 4- « La négation », trad. J. Laplanche, in Résultats, idées, pro
blèmes, II, Paris, PUF, 1985, 5- « La négation », trad. coll. in Œuvres complètes,
XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Lettre à l’éditeur de la “Jüdische Presszentrale Zurich” » (1925), trad. coll. in
Œuvres complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Lettre à Maxime Leroy sur quelques rêves de Descartes » (1925), texte original
en français, in Revue française de psychanalyse, 45,1, 1981.
— « Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves » (1925), trad. A.
Balseinte, J.-G. Delarbre, D. Hartmann, in Résultats, idées, problèmes, H, Paris, PUF,
1985, 2- « Quelques suppléments à l’ensemble de l’interprétation du rêve » (1925),
trad. coll. in Œuvres complètes, XVII, Paris, PUF, 1992.
— « Message à l’occasion de l’inauguration de l’Université hébraïque » (1925),
trad. coll. in Œuvres complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Josef Breuer (in memoriam) » (1925), trad. coll. in Œuvres complètes, XVH,
Paris, PUF, 1992.
— « Préface à Jeunesse à l’abandon » (1925), 1- trad. non mentionné, préface à la
réédition du livre d’Auguste Aichhom, Jeunesse à l’abandon, Toulouse, Privât,
1973,2- trad. coll. in Œuvres complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Quelques conséquences psychiques de la différence des sexes au niveau ana
tomique » (1925), trad. coll. in Œuvres complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
— « Inhibition, symptôme et angoisse » (1925/1926), 1- trad. coll. in Œuvres
complètes, XVH, Paris, PUF, 1992, 2- trad. J. et R. Doron, Paris, PUF, 1993.
— « Psycho-analysis » (1925/1926), trad. R. Rochlitz, in Résultats, idées, pro
blèmes, H, Paris, PUF, 1985, 2- « Psychanalyse » (1925/1926) trad. coll. in Œuvres
complètes, XVH, Paris, PUF, 1992.
1926
— La Question de l’analyse profane (1926), et « Postface de 1927 » (1927), trad. J.
Altounian, A. et O. Bourguignon, P. Cotet et A. Rauzy, Paris, Gallimard, 1985.
(Anciennement : « Psychanalyse et médecine », in Ma vie et la psychanalyse, Paris,
Gallimard, 1950.)
Complément bibliographique 925
1927
— « L’humour » (1927), trad. B. Féron, in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais,
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1928
— « Dostoïevski et le parricide » (1928), trad. J.-B. Pontalis, C. Heim et L. Weibel,
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1929
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1930
— « Prix Goethe 1930 » (1930), trad. A. Balseinte, D. Hartmann, in Résultats, idées,
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1931
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1932
— Le Président T. W. Wilson. Portrait psychologique, en coll. avec W. Bullitt, trad.
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— Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), trad. R.M. Zeit-
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— « La conquête du feu » (1932), 1- trad. J. Sédat et J. Laplanche, in Psychanalyse
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— « Ma rencontre avec Josef Popper-Lynkeus » (1932), trad. J.-G. Delarbre, in
Résultats, idées, problèmes, n, Paris, PUF, 1985.
— « Une lettre circulaire de Freud » (1932), trad. C. Heim, in Nouvelle Revue de
psychanalyse, 15, 1977.
1933
— « Pourquoi la guerre ? » (1933), trad. J.-G. Delarbre et A. Rauzy, in Résultats,
idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.
— « Sandor Ferenczi, in memoriam » (1933), trad. I. Barande, in Revue française de
psychanalyse, 47, 5,1983.
— « Une interview retrouvée de Sigmund Freud au Neue Freie Presse » (1933),
trad. J. Le Rider, in Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 5,1992.
1934
— « Préface à l’édition hébraïque de Totem et tabou » (1934), trad. M. Weber, Paris,
Gallimard, 1993, in Totem et tabou (1912).
1935
— « La finesse d’un acte manqué » (1935), trad. R. Rochlitz, in Résultats, idées,
problèmes, H, Paris, PUF, 1985.
1936
— « Un trouble de mémoire sur l’Acropole », lettre à Romain Rolland (1936), 1-
trad. M. Robert, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985,2- « Un trouble
du souvenir sur l’Acropole », trad. H. et M. Vermorel, in Sigmund Freud et Romain
Rolland, Correspondance 1923-1936, Paris, PUF, 1993.
1937
— « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » (1937), trad. J. Altounian, A. Bour
guignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.
(Anciennement : « Analyse terminée, analyse interminable ».)
926 Histoire de la découverte de l’inconscient
b) Correspondance
— Lou Andreas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, suivie du Journal
d’une année (1912-1913), Paris, Gallimard, 1970.
— Sigmund Freud/Amold Zweig, Correspondance 1927/1939, Paris, Gallimard,
1973.
— Sigmund Freud/Edoardo Weiss, Lettres sur la pratique psychanalytique, précé
dées de Souvenirs d’un pionnier de la psychanalyse, Toulouse, Privât, 1975.
— Sigmund Freud/Carl Gustav Jung, Correspondance, t. 1,1906-1909, Paris, Gal
limard, 1975, t. 2,1909-1914, ibid.
— Sigmund Freud/René Laforgue, « Correspondance 1923-1937 », in Nouvelle
Revue de psychanalyse, 15, Paris, Gallimard, 1977.
— « Correspondance de Freud avec Hilda Doolitle », in Visage de Freud, Paris,
Denoël, 1977.
— « Lettres de Freud à Jakob Meitlis 1938-1939 », in L’Écrit du temps, 3,1983.
— « Correspondance inédite avec Georg Simmel », in Psychanalyse à l’Université,
9, 33,1983.
— Sigmund Freud, Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904, Francfort-sur-le-Main, S.
Fischer, 1986.
— Lettres de jeunesse, Paris, Gallimard, 1990.
— Sigmund Freud/Karl Abraham, Correspondance 1907-1926, Paris, Gallimard,
1991, rééd.
— Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister 1909-1939, Paris, Gal
limard, coll. « Tel », 1991.
— « Deux lettres inédites de Freud concernant l’exercice de la psychanalyse par les
non-médecins », « Lettre de Sigmund Freud à Anna Freud de mars 1933 », « Lettre
de Sigmund Freud à W. Mackenzie (1920) », in Revue internationale d’histoire de la
psychanalyse, 3, 1991.
— Sigmund Freud/Stefan Zweig, Correspondance, Paris, Rivages, 1991.
— « Lettres de Sigmund Freud à sa patiente Anna von Vest 1903-1926 », in Revue
internationale d’histoire de la psychanalyse, 5,1992.
Complément bibliographique 927
Alfred Adler
Œuvres :
— Le Tempérament nerveux : éléments d’une psychologie individuelle et applica
tions à la thérapeutique, Paris, Payot, 1970.
— École et psychologie individuelle comparée, Paris, Payot, 1975.
Essais :
— Paul E. Stepansky, Adler dans l’ombre de Freud, Paris, PUF, 1992.
— Harold H. Mosak (éd.), Alfred Adler : His Influence on Psychology Today, Park
Ridge, New Jersey, Noyés Press, 1973.
— H.H. Mosak et Birdie Mosak (éd.), A Bibliography for Adlerian Psychology,
Washington D.C., Hemisphere, 1975.
— Manès Sperber, Alfred Adler et la psychologie individuelle : l’homme et sa doc
trine, Paris, Gallimard, 1972.
— H. Schaffer, La Psychologie d’Adler, Paris, Masson, 1976.
Œuvres :
— The Collected Works, 20 vol. (Panthéon Books jusqu’en 1960, Bollingen Foun
dation and Randorn House jusqu’en 1969, puis, en 1983, Princeton University Press).
— Psychologie et alchimie, Paris, Buchet-Chastel, 1970.
— Les Racines de la conscience, Paris, Buchet-Chastel, 1970.
— Aspects du drame contemporain, Genève, Georg et Paris, Buchet-Chastel, 1970.
— Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Genève, Georg, 1973.
— Commentaire sur le mystère de la fleur d’or, Paris, Albin Michel, 1979.
— Psychologie du transfert, Paris, Albin Michel, 1980.
— Mysterium Conjunctonis, I et II, Paris, Albin Michel, 1980 et 1982.
— Aion, Paris, Albin Michel, 1983.
— « Préface » à D.T. Suzuki, Introduction au bouddhisme zen, Paris, Buchet-Chas
tel, 1978.
— « A la mémoire de Richard Wilhelm », préface à l’édition anglaise du Yi King,
Paris, Albin Michel, 1970.
— « Préface » à Aniela Jaffé, Apparitions, fantômes et rêves de mort, Paris, Mercure
de France, 1983.
— Entretiens avec C.G. Jung, Richard Evans, Paris, Payot, 1964, avec commen
taires d’Ernest Jones.
— « Entretien avec C.G. Jung », Suzanne Percheron (éd.), in Cahiers de psycholo
gie jungienne, 6, 1975.
— Jung parle : rencontres et interviews, réunis par W. McGuire et R.C.F. Hull,
Paris, Buchet-Chastel, 1985 (Princeton, 1977).
— Correspondance, 1906-1940, Paris, Albin Michel, 1992.
Complément bibliographique 931
Essais :
— Paul J. Stem, C.G. Jung. The Haunted Prophet, New York, G. Braziller, 1976.
— Vincent Brome, Gustav Jung. L’homme et le mythe, Paris, Hachette, 1986.
— Frieda Fordham, Introduction à la psychologie de Jung, Paris, Payot, 1980.
— Edmond Rochedieu, Jung, Paris, Seghers, 1970.
— L’Heme, « Cari Gustav Jung », Paris, 1984.
— Jean-Louis Bouttes, Jung, la puissance de l’illusion, Paris, Seuil, 1990.
— Joseph F. Vincie et Margreta Rathbauer-Vincie (éd.), C.G. Jung and Analytical
Psychology : A Comprehensive Bibliography, New York, Garland, 1977.
— William B. Goodheart, « C.G. Jung’s First Patient : On the Séminal Emergence
of Jung’s Thought », in Journal ofAnalytical Psychology, 29, 1984.
— G. Bose et E. Brinkmann (éd.), Sabina Spielrein : Ausgewahlte Schriften, Berlin,
Kore Verlag, 1987.
— Aldo Carotenuto et Carlo Trombetta (éd.), Sabina Spielrein entre Freud et Jung,
Paris, Aubier, 1981.
— John Kerr, A Most Dangerous Method : Sabina Spielrein, Jung and Freud, New
York, Knopf, 1993.
— J.J. Ducret, Jean Piaget, savant et philosophe : les années de formation. Étude
sur la formation des connaissances et du sujet de la connaissance, Genève, Droz,
1984.
Disciples et figures
Victor Tausk
Œuvres :
— Œuvres psychanalytiques, Paris, Payot, 1975.
Essais :
— Paul Roazen, Animal mon frère toi. Histoire de Freud et de Tausk, Paris, Payot,
1971.
— Marius Tausk, « Viktor Tausk vu par son fils », in Revue française de psychana
lyse, 42,4,1978.
— Kurt R. Eissler, Le Suicide de Tausk, Paris, PUF, 1988.
Karl Abraham
Œuvres :
— Œuvres complètes, 2 vol., Paris, Payot, 1977.
— « Six lettres inédites de Karl Abraham à Wilhelm Fleiss 1911-1925 », in Littoral,
31-32,1991.
Essai :
— Hilda Abraham, Karl Abraham, biographie inachevée, Paris, PUF, 1976.
Sandor Ferenczi
Œuvres :
— Œuvres complètes, 4 vol., Paris, Payot, 1968-1982.
— Journal clinique, janvier-octobre 1932, Paris, Payot, 1985.
— Sandor Ferenczi/Georg Groddeck, Correspondance 1921-1933, Paris, Payot,
1982.
932 Histoire de la découverte de l’inconscient
Essais :
— Michael Balint, Le Défaut fondamental, Paris, Payot, 1979.
— Use Barande, Sandor Ferenczi, Paris, Payot, 1972.
— André Haynal, « De la Correspondance au Journal », in Revue internationale
d’histoire de la psychanalyse, 2, 1989, et « Brefs aperçus sur l’histoire de la corres
pondance Freud/Ferenczi, “Les intrications des différents divans” », in Revue inter
nationale d’histoire de la psychanalyse, 2, 1989.
— Claude Lorin, Le Jeune Ferenczi, premiers écrits, Paris, Aubier-Montaigne,
1983, et Sandor Ferenczi, de la médecine à la psychanalyse, Paris, PUF, 1993.
Otto Rank
Œuvres :
— La Volonté du bonheur, Paris, Stock, 1972.
— Don Juan et le double (1914 et 1922), Paris, Payot, 1973 (Denoël, 1932).
— « Une contribution au narcissisme » (1911), in Topique, 1974.
— Volonté et psychothérapie, Paris, Payot, 1976.
— Le Traumatisme de la naissance (1924), Paris, Payot, 1976.
— Le Mythe de la naissance du héros. Essai d’une interprétation psychanalytique
du mythe, Paris, Payot, 1983.
— L’Art et l’artiste : créativité et développement de la personnalité, Paris, Payot,
1983.
— En collaboration avec Hans Sachs, Psychanalyse et sciences humaines, Paris,
PUF, 1980.
Biographie :
— E. J. Lieberman, La Volonté en acte : la vie et l’œuvre d’Otto Rank, Paris, PUF,
1991.
<
Oskar Pfister
Articles :
— « La psychanalyse et la pédagogie », présenté par Mireille Cifali, in Le bloc-notes
de la psychanalyse, Genève, 1,1981.
— « L’illusion d’un avenir », trad. de Claude Lorin, in Revue française de psycha
nalyse, 41,3,1977.
Essais :
— H. Newton Malony et Gérard North, « The Future of an Illusion, The Illusion of
a Future. An Historié Dialogue on the Value of Religion between Oskar Pfister and
Sigmund Freud »,in Journal ofthe History ofthe Behaviourial Sciences, 15,1979.
— Paul Roazen, « The Illusion of a Futur : A Friendly Disagreement with Prof. Sig
mund Freud », in International Journal of Psycho-Analysis, 74, 557,1993.
— Pier Cesare Bori, « Oskar Pfister, pasteur à Zurich et analyse laïque », in Revue
internationale d’histoire de la psychanalyse, 3,1990.
Ludwig Binswanger
Œuvres :
— Discours, parcours, Freud, Paris, Gallimard, 1970, rééd.
— Introduction à l’analyse existentielle, Paris, Minuit, 1971.
Complément bibliographique 933
Théodore Floumoy
Œuvre :
— Des Indes à la planète Mars, commenté et annoté par Marina Yaguello et Mireille
Cifali, Paris, Seuil, 1983.
Essais :
— Olivier Floumoy, Théodore et Léopold : de Théodore Floumoy à la psychana
lyse, Neuchâtel, La Baconnière, 1986.
— Mireille Cifali, « Entre Genève et Paris : Vienne », in Le Bloc-notes de la psycha
nalyse, Genève, 2, 1982, et « Théodore Floumoy, la découverte de l’inconscient »,
Le Bloc-notes de la psychanalyse, Genève, 3,1983.
Lou Andreas-Salomé
Œuvres et correspondance :
— Correspondance avec Friedrich Nietzsche et Paul Rée, Paris, PUF, 1979.
— Correspondance avec Rainer Maria Rilke, Paris, Gallimard, 1979 (rééd. 1985).
— Lettre ouverte à Freud, Paris, Lieu commun, 1983, et Seuil, 1987.
— L’Amour du narcissisme, textes psychanalytiques, Paris, Gallimard, 1980.
— Ma vie, Paris, PUF, 1977 (1951).
— Carnet intime des dernières années, préface de J. Le Rider, Paris, Hachette, 1983.
— Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Paris, Grasset, 1992.
Biographie :
— Angela Livingstone, Lou Andréas-Salomé, Paris, PUF, 1984.
Theodor Reik
Œuvres :
— Trente Ans avec Freud, Bruxelles, Complexe, 1975.
— Écrits sur la musique, Paris, Les Belles Lettres, 1984, suivi des lettres échangées
entre Freud et Reik.
— Le Besoin d’avouer, Paris, Payot, 1973.
— La Création de la femme, Bruxelles, Complexe, 1975.
— Écouter avec la troisième oreille, Paris, Épi, 1976.
— Fragment d’une grande confession, Paris, Denoël, 1973.
— Mythe et culpabilité : crime et châtiment de l’humanité, Paris, PUF, 1979.
— Le Psychologue surpris. Deviner et comprendre les processus inconscients, Paris,
Denoël, 1976 (1935).
934 Histoire de la découverte de l’inconscient
Wilhelm Stekel
Œuvres :
— La Femme frigide, Paris, Gallimard, 1973.
— Technique de la psychothérapie analytique, Paris, Payot, 1975.
Wilhelm Reich
Œuvres :
— La Psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot, 1972.
— L’Irruption de la morale sexuelle, Paris, Payot, 1972.
— L’Analyse caractérielle, Paris, Payot, 1973.
— Premiers Écrits, I et II, Paris, Payot, 1976 et 1982.
« Wilhelm Reich », numéro spécial de la revue L’Arc, 83,4e trimestre 1982.
Georg Groddeck
Œuvres :
— La Maladie, l’art et le symbole, Paris, Gallimard, 1969.
— Le Livre du ça, Paris, Gallimard, 1973.
— Le Pasteur de Langewiesche, Paris, Mazarine, 1981.
— Le Chercheur d’âme. Roman psychanalytique, Paris, Gallimard, 1982.
— L’Etre humain comme symbole, Paris, Gérard Lebovici, 1991.
— Conférences psychanalytiques à l’usage des malades, 2 vol., Paris, Champ libre,
1978.
— Ça et moi. Lettres à Freud, Ferenczi et quelques autres, Paris, Gallimard, 1977.
Essais :
— C. et S. Grossman, L’Analyste sauvage, Georg Groddeck, Paris, PUF, 1978.
— Jacquy Chemouni, Georg Groddeck, psychanalyste de l’imaginaire, Paris, Payot,
1984.
MaxEitingon
— Max Eitingon, Rapport original sur les dix ans de l’institut psychanalytique de
Berlin (1920-1930). On forme des analystes, Paris, Denoël, 1985.
— Jacquy Chemouni et Michèle Moreau-Ricaud, « Max Eitingon (1881-1943) », in
Frénésie, 5, printemps 1988.
Complément bibliographique 935
La question du nazisme
— Robert Castel, L’Ordre psychiatrique, Paris, Minuit, 1977 et, en coll. avec Fran
çoise Castel et Anne Lovell, La Société psychiatrique avancée, Paris, Grasset, 1979.
— Jacques Postel, Genèse de la psychiatrie, les premiers écrits de Philippe Pinel,
Paris, Le Sycomore, 1981.
— Jacques Postel, Claude Quétel, Nouvelle Histoire de la psychiatrie, Toulouse,
Privât, 1983.
— Gladys Swain, Le Sujet de la folie, Toulouse, Privât, 1977.
— Gladys Swain, Marcel Gauchet, La Pratique de l’esprit humain. L’institution asi
laire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980.
— Gladys Swain, « Chimie, cerveau, esprit », in Le Débat, 47, novembre-décembre
1987.
— Paul Bercherie, Les Fondements de la clinique, Paris, Navarin, 1980.
— Yannick Ripa, La Ronde des folles, femmes, folie et enfermement au XIX‘ siècle,
Paris, Aubier, 1986.
— Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Pritz Saxl, Saturne et la Mélancolie
(1964), Paris, Gallimard, 1989.
— Marie-Claude Lambotte, Esthétique de la mélancolie, Paris, Aubier, 1984.
— Élisabeth Roudinesco, Théroigne de Méricourt, une femme mélancolique sous la
Révolution, Paris, Seuil, 1989.
— Évelyne Pewzner, L’Homme coupable, la folie et lafaute en Occident, Toulouse,
Privât, 1992.
— Penser la folie. Essais sur Michel Foucault, Actes du IXe colloque de la Société
internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, Paris, Galilée, 1992.
— Roy Porter, « The Patient’s View : Doing Medical History from Below », in
Theory and Society, 14,1985.
— Edward Shorter, Doctors and their Patients : A Social History, New Brunswick,
New Jersey, Transaction Books, 1991.
— Russel Jacoby, Social Amnesia : A Critique of Contemporary Psychology from
Adler to Laing, Boston, Beacon, 1975.
— Andrew Seuil (éd.), Madhouses, Mad-Doctors and Madmen : The Social History
of Medicine, 6,1, April 1993.
— Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970.
— Mary Bames/Joseph Berke, Mary Bames, un voyage à travers la folie, Paris,
Seuil, 1973.
— Moi Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère. Un cas de par
ricide au XIX‘ siècle, présenté par Michel Foucault, Paris, Gallimard/Julliard, coll.
« Archives », 1973.
Ouvrages et articles
d’Henri F. Ellenberger
Certains articles cités ici ont été repris dans deux recueils, l’un en français, l’autre
en anglais :
— La Psychiatrie suisse, Paris, Imprimerie Poirier-Bottreau, 1954. (Recueil d’ar
ticles parus dans L’Évolution psychiatrique entre 1951 et 1954.)
— Les Mouvements de libération mythique, et autres essais sur l’histoire de la psy
chiatrie, Montréal, Québec, Quinze/Critère, 1978. Abréviation : MLM.
— Beyond the Unconscious, Introduced and Edited by Mark S. Micale, Princeton
University Press, 1993, translation from the French by Françoise Dubor and Mark S.
Micale. Abréviation : BU.
— « Pierre Janet and his American Friends », in George E. Gifford (éd.), Psychoa
nalysis, Psychotherapy and the New England Medical Scene, 1894-1944, New York,
Science History Publication, 1978.
— « From Justinus Kemer to Hermann Rorschach : The History of the Inkblots »,
inédit.
— « Histoire de la psychiatrie », in Précis de psychiatrie, sous la direction de R.
Duguay et H.F. Ellenberger, Montréal, Chenelière et Stanké, 1981.
— « Evolution of Ideas about the Nature of the Psychotherapeutic Process in the
Western World », communication présentée au quatrième Symposium international
d’histoire de la médecine comparée, Tokyo, Saikon Publishing Company Limited,
1982.
— « C.G. Jung and the story of Helene Preiswerk : A critical Study with New Docu
ments », in History of Psychiatry, 2, 5, 1991, BU.
Index des noms propres
Abdül-Hamid H : 564, 786, 817, 819, 830. 613 ; psychanalytique (période), 476, 478,
Abraham (Karl) : 446, 526, 572, 583, 715, 625-630, 824, 828 ; psychologie indivi
818-819, 821, 892. duelle, 432, 610, 612, 630-642, 643, 662 ;
Ach (Narziss) : 344. psychologie individuelle (mouvement),
Achille, patient de Janet: 365, 394, 420, 480, 617, 662, 837, 870, 878, 883, 902 ;
432, 435, 786, 793. psychothérapie, 642-646 ; relations avec...
Ackerknecht (Erwin) : 72, 74, 81. Bachofen, 255, 633, 652 ; Bebel, 653 ;
Adler (Alexandra), fille d’Adler : 603-604, Benedikt, 602, 642, 650 ; Bleuler, 630 ;
611. Darwin, 269, 653 ; Freud, 476,478,480,
Adler (Alfred) : biographiques (études) sur 546, 553, 583, 587, 591-596, 599-601,
Adler, 593-594, 600-602, 659 ; cadre de 603-606, 611-614, 616-620, 625-628,
vie, 591-592 ; campagne (maison de), 597, 630-631, 635, 641-643, 649-652, 659,
610, 611, 618 ; citoyen de Vienne, 610- 662-668, 671-674, 719, 842, 881, 902 ;
611 ; citoyenneté autrichienne, 604 ; Jahn, voir Jahn ; Janet, 355, 432, 615,
citoyenneté hongroise, 599, 602 ; confé 630,656 ; Jung, 613,671,718,730,736,
rences (tournées de), 610-611 ; congrès 740, 751, 881 ; Krafft-Ebing, 601, 650 ;
(participation aux), 873, 875 ; contempo Marx, 272, 625, 631, 632, 633, 653 ;
rains, 617-620 ; controverses, 294 ; conver Nietzsche, 304, 306, 625, 631, 653-654,
sion au protestantisme, 593, 604, 616 ; 657, 663 ; Smuts, voir Smuts ; Stekel,
États-Unis (établissement aux), 591, 604-605, 617-620 ; Vaihinger, 628-630,
610-611, 615, 616; enfance et jeunesse, 654 ; Wagner-Jauregg, 605-606 ;
599-601 ; familial (arrière-plan), 591-599 ; religieuses (opinions), 616,647-648 ; sur la
fratrie, 596-598, 613, 629, 899 ; guerre Révolution française, 641-642 ; sociale
(expériences de), 591, 607-608, 848 ; (médecine), 602, 612, 620-625 ; socialistes
influence sur- (opinions), 602, 607, 609, 612, 615, 622 ;
la psychanalyse, 661-674 ; la néo-psy sources, 649-661, 898, 905 ; souvenirs
chanalyse, 663-666 ; la psychiatrie exis (premiers), 612-613 ; thérapeutiques édu
tentielle, 667-668 ; la psychologie, 668 ; catives (institutions), 609, 644-646 ; théo
juif (arrière-plan), 443, 592-593 ; légende, ries, 211 :
672-674 ; mariage et enfants, 602-604,611, axiomes fondamentaux, 631-633 ; com
616 ; méconnaissance collective de son munautaire (sentiment), 306, 630-634,
œuvre, 671-674 ; médicales (vocation et 638, 639, 640, 645, 646, 647, 648, 651,
études), 593, 601-602 ; militaire (vie), 602, 653-654, 660-661, 666, 670-671 ;
603 ; mort et funérailles, 591, 597, 611- compensation, 269, 553, 626-628, 651,
612, 674 ; œuvres : 653, 663, 666, 900 ; cours de la vie
L’Autre Côté, 608, 853 ; Connaissance humaine, 637-638 ; criminels, 640, 646-
de l’homme, 630, 631, 634, 638, 646, 647, 670 ; développement dialectique,
656, 874 ; Études sur l’infériorité orga 633-637 ; développement ultérieur, 647 ;
nique, 604, 815 ; Guérir et éduquer, diagnostic psychologique pratique, 636-
605 ; Livre de santé pour le métier de 637 ; éducation, 609, 624-625 ; femmes,
tailleur, 603, 620-623, 653 ; Le Sens de 321, 629, 633, 653, 670, voir aussi pro
la vie, 646, 647 ; Le Tempérament ner testation virile ; guerre, 607-608, 633-
veux, 605, 606, 616, 628-630, 633 ; 634 ; homosexualité, 640, 646, 670 ;
et patients, 902 ; personnalité, 612-617 ; hypnose, 636 ; inconscient (notion d’),
philosophiques (opinions), 647 ; pré-psy- 650 ; infériorité (complexe d’), 634-635,
chanalytique (période), 602-603, 620-625 ; 651,656,900 ; infériorité (sentiment d’),
Privat-Dozent (candidature), 605-606, 306, 432, 628-629, 634-635, 638, 646,
942 Histoire de la découverte de l’inconscient
Beaunis (Henri-Étienne) : 121. 763, 770, 786, 793, 794 ; École de Nancy
Bebel (August): 254-255, 273, 321, 633, (déclin de F), 123, 824-825 ; hypnose
653. (théorie de F), 120-121, 497, 765, 774-
Beccaria (Cesare) : 226. 775...
Bechtereff (Vladimir) : 121, 295, 875. amnésie post-hypnotique, 122,143, 554,
Beckh-Widmanstetter (Hans) : 594, 600- 578 ; crime sous hypnose, 198, 778 ;
602, 681. idéodynamisme, 184, 318, 775 ; simu
Beer (Albert), oncle d’Adler : 594. lation inconsciente, 206-207 ; souvenirs
Beer (Élisabeth, née Pinsker), grand-mère suggérés, 148, 198 ; suggestion post
maternelle d’Adler : 594. hypnotique, 143, 578 ;
Beer (Hermann), grand-père maternel d’Ad illusions sur son œuvre, 132, 191, 362;
ler : 594-595. jubilé et retraite, 824, 837 ; œuvres, 770 ;
Beer (Ignaz), oncle d’Adler : 594. personnage de roman, 135 ; personnalité,
Beer (Julius), oncle d’Adler : 594. 120-121 ; psychothérapie (usage du mot),
Beer (Ludwig), oncle d’Adler : 594. 353 ; rapport (méconnaissance du rôle du),
Beer (Moriz), oncle d’Adler : 594. 186 ; relations avec...
Beer (Pauline), voir Adler (Pauline). Charcot, voir Charcot ; Freud, voir
Beer (Salomon), oncle d’Adler : 594. Freud ; Liébeault, 120-121, 765, 770 ;
Beer-Hofmann (Richard) : 311. thérapeutiques (méthodes) :
Beethoven (Ludwig van) : 236, 595. hypnose, 148, 206, 346, 775 ; psycho
Benedetti (Gaetano) : 52-53. somatiques (cures), 883 ; suggestion à
Benedikt (Moritz) : concept de vie imagi l’état de veille, 150, 786 ; thérapie diri
naire, 521, 560, 575, 777... gée par le patient, 184 ;
hypnose, 206, 294, 765 ; hystérie, 80, vie et carrière, 120-121.
177, 330-331, 462, 521, 575, 779, 783 ; Bersot (Ernest) : 359, 381.
secret pathogène, 80,331,518,554,575, Berthelot (Marcellin) : 741.
735, 782 ; Bertrand (Alexandre): 107-108, 114, 119,
contemporains, 292,328,451 ; juif (arrière- 143, 149, 188, 216, 362, 429.
plan), 442,489,593 ; libido (usage du mot), Besser (Jochen) : 884.
333, 794 ; relations avec... Bezzola (D.) : 815.
Adler, voir Adler; Charcot, 128, 296, Biàsch (professeur) : 635.
447, 462 ; Freud, voir Freud ; Krafft- Bichat (Xavier) : 580.
Ebing, 293-294, 328, 783 ; Bierer (Joshua) : 645.
vie et carrière, 296. Billy (André) : 311.
Benoît (Pierre) : 730, 754. Binder (Hans) : 174.
Bentham (Jeremy) : 654. Binet (Alfred) : 173, 176-177, 201, 328-330,
Ber de Bolechow : 440. 349, 366-367,378-380,400,430,710,722-
Bergasse (Nicolas) : 92, 95-98,99,104. 723,750,772,774,776,787-788,796,809-
Berger (Alfred) : 788. 811.
Berger (Hans) : 877, 881. Binet (Armande), fille de Binet : 380, 722-
Bergson (Henri) : 202, 206, 235, 289, 353, 723.
359,367,378-379,401,419,425,430,647, Binet (Marguerite), fille de Binet : 380, 722-
702, 748, 769, 773, 800, 802, 839, 843, 723.
888. Bini (L.) : 884.
Bérillon (Edgar) : 772, 796, 839. Binswanger (Ludwig) : 339, 479, 567, 667,
Bernard (Claude) : 428. 814, 866, 878, 888-891.
Bernays (Anna, née Freud), sœur de Freud : Binswanger (Wolfgang) : 512.
445, 482. Binz (Cari) : 341.
Bernays (Eli), beau-frère de Freud : 445. Biran (Maine de), voir Maine de Biran.
Bernays (Jacob), oncle de Martha Freud : Bircher-Benner (Max) : 163, 869, 874,884.
515-516. Birnbaum (Ferdinand) : 645, 667.
Bernays (Martha), voir Freud (Martha). Bismarck (Otto, prince von) : 257,285,491.
Bernays (Minna), belle-sœur de Freud : 465. Bittel (Karl) : 88.
Bernays-Heller (Judith), nièce de Freud : Bjerre (Poul) : 183.
449. Blanche (Antoine Émile) : 785.
Berne (Eric) : 669. Blanche Wittmann, voir Wittmann
Bernfeld (Siegfried) : 445, 447, 449, 451, (Blanche).
454, 527, 681. Blériot (Louis) ; 819.
Bernhardi (Friedrich von) : 829. Bleuler (Eugen) : 313, 314-317 ; ambiva
Bernheim (Hippolyte) : congrès (participa lence, 826 ; Burghôlzli (directeur du), 315,
tion aux), 364, 776, 825 ; Ecole de Nancy 685, 793, 804, 811, 814 ; dévouement pour
(chef de file de F), 120-121,122,139,314, les malades, 315, 316, 558, 685-686, 755 ;
944 Histoire de la découverte de l’inconscient
Carus (Cari Gustav) : 233, 235, 237-240, nalité, 126-131 ; psychothérapie primitive
343, 582, 693, 752, 867. (intérêt pour la), 36 ; psychothérapie des
Cassirer (Ernst) : 240. paralysies, 129 ; psychothérapie des per
Castiglione (Baldassare) : 223. versions sexuelles, 330 ; rapport (mécon
Catherine de Russie : 86. naissance du rôle du), 186 ; relations avec...
Cavé (Madeleine) : 434. Babinski, 779,802,847 ; Bernheim, 121,
Cerletti (Ugo) : 884. 131, 205, 577, 765-766; Binet, 379;
Cestan (docteur) : 796. Bouchard, 131 ; Briquet, 175,177,767 ;
Chabaneix (Paul) : 203. Delbœuf, 130, 207, 457 ; Duchenne,
Chambard (Ernest) : 328. 124 ; Pasteur, 771 ; Richer, voir Richer ;
Chamberlain (Arthur Neville) : 883. Richet, 124, 765 ; voir aussi Benedikt,
Chamberlain (Houston Stewart) : 309, 884. Freud, Janet ;
Chambige (Henri) : 772-773. réputation, 123, 127-132, 175 ; Salpêtrière
Champollion (Jean-François) : 297, 674. (nomination à la), 124 ; vie et œuvre, 123-
Charcot (Jean), fils de Charcot : 127, 134, 137 ; voir aussi Salpêtrière, Société de psy
376. chologie physiologique.
Charcot (Jeanne), fille de Charcot : 767. Charles I" D’Autriche : 847.
Charcot (Jean Martin) : 123-137 ; Académie Charles X : 105.
des sciences (communication à 1’), 121, Charpignon (Louis, Joseph, Jules) : 108,
359, 763-765, 771 ; artistiques (intérêts), 145, 147, 149, 185, 188, 198, 429.
128, 129-130 ; centenaire, 136 ; concepts : Chateaubriand (François René de) : 232.
amnésie dynamique, 125 ; amnésie orga Chevreul (Michel) : 118, 344, 346.
nique, 125 ; automatisme ambulatoire, Cheyne (George) : 899.
153-156 ; catalepsie, 124,129 ; foi (gué Choisy (Maryse) : 492.
rison par la), 126, 779-780 ; hystérie, Cicéron : 150, 376.
124, 129, 131, 175, 176, 330, 400, 460, Claassen (Ria) : 323.
464, 518, 521, 577, 773 ; hystérie mas Claparède (Édouard) : 348, 717, 798, 810-
culine, 460-461, 464, 769 ; paralysies 811, 819, 866.
dynamiques, 125, 318, 780; paralysies Claretie (Jules) : 129, 134, 200, 311.
hystériques, 125, 181-182; paralysies Clarke (J. Michell) : 783, 787.
organiques, 125, 318, 780; paralysies Clarke (R.C.) : 818.
traumatiques, 125, 460, 465, 766, 769 ; Claus (Cari) : 451, 500-501.
personnalité (fragments dissociés de la), Cleckley (Hervey) : 174.
182, 349 ; personnalités multiples, 129, Cléments (Forest E.) : 35, 73.
168, 790 ; rêves éveillés (rôle des), 350 ; Clouston (sir Thomas) : 838.
sexualité et névroses, 577, 767 ; som Cocteau (Jean) : 673.
nambulisme, 124, 129 ; Colsenet (Edmond) : 179.
congrès (participation aux), 128, 774 ; Comte (Auguste) : 257, 318.
démonologie (intérêt pour la), 129-130 ; Condillac (Étienne de) : 382, 427.
disciples, 128, 130-131, 134, 135, 779; Condorcet (Antoine) : 222, 257.
dynamiques (glissement vers des concep Constantin (comte de) : 776.
tions), 508 ; ennemis, 131, 784 ; enseigne Cook (Florence), médium : 117.
ment (méthodes d’), 130 ; expert judiciaire, Copernic (Nicolas) : 264.
778, 784 ; famille, 127, voir aussi Charcot Cornford (F.M.) : 758.
(Jean et Jeanne) ; hypnotisme : Cornillier (P.-E.) : 710.
reconnaît sa valeur, 124, 129, 132, 205- Corriat (docteur) : 839-840.
206, 346, 359, 764-765 ; illusion à son Cory (Charles E.) : 164-165.
sujet, 131, 132, 191, 205-206, 362, 903- Cotard (Jules) : 128.
904 ; note ses dangers, 148 ; études sur, CouÉ (Émile) : 209, 866.
124, 129, 133, 143, 903 ; Court de Gébelin (Antoine) : 97, 213, 228.
légende, 134-135 ; littérature (influence sur Cowles (Edward) : 367.
la), 134 ; malades, 128, 129, 130, 132-133, Cox (George) : 542.
136, voir aussi Achille, madame D., Witt- Creuzer (Friedrich) : 230, 715-716, 752.
mann (Blanche) ; méthodologiques Crocq (docteur) : 207.
(erreurs), 132-133, 206, 785 ; mort et funé Crookes (Sir William) : 117-118, 684.
railles, 134-135, 365 ; mort (réactions après Crookshank (F.G.) : 306, 653.
sa), 135, 367, 402, 433, 795, 796, 837 ; Curran (Mrs), médium : 197, 204.
nécrologies, 134, 784-785 ; neurologiques Czermak (Johann) : 292, 459.
(études), 129, 132 ; œuvres inédites, 134-
135 ; opposition à ses idées, 130-132, 460- Daladier (Édouard) : 883.
464, 766, 769, 777-779, 784, 785, 786, Dalbiez (Roland) : 532.
791 ; personnage de roman, 135 ; person Dallemagne (J.) : 330, 521, 539, 783.
946 Histoire de la découverte de l’inconscient
Dalma (Juan) : 515. Dubois (Paul) : 123,802,809, 811,814,816,
Dampœrre (baron de) : 220. 819, 824, 827, 837.
Danrit (capitaine) : 801. Dubois-Reymond (Emil) : 451.
Dante : 126,128,130, 323, 475, 734, 807. Duchenne (de Boulogne) (Guillaume) : 124.
Danton (Georges Jacques) : 641. Dujardin (Edouard) : 310.
Daquin (Joseph) : 227. Dulaure (Jacques-Antoine) : 541.
Darwin (Charles) : 261-270, 290, 294, 437, Dumas (Alexandre) : 107,194,482.
550, 563, 580, 587, 589, 831, 897-898. Dumas (Georges) : 366-367, 370, 380.
Darwin (Erasmus) : 158,264,538. Du Maurier (George) : 199,339.
Daudet (Alphonse): 126, 134, 734, 754, Dumézil (Georges) : 540.
766-768, 871. Dunbar (Flanders) : 889.
Daudet (Léon) : 126, 134-135, 293, 754, Dunin (Theodor) : 804.
767-769, 837, 871. Dupanloud (Mgr) : 325.
Daudet (Philippe) : 871-872. Du Potet ou Dupotet (baron J.) : 108, 145,
Davis (Andrew Jackson) : 115, 881. 147,149-150,189, 220,429.
Debreyne (père P.J.C.) : 147,325-326. Dupré (Ernest) : 182, 815.
Déjerine (Jules) : 364, 367, 433, 503, 809, Dupréel (F.) : 565,898.
811,819. Durand (de Gros) : 108,149,179,797.
Delacroix (Henri) : 428. Durkheim (Émile) : 289,359,378, 380,413-
Delage (Yves) : 341-342,526. 414,422,430, 564, 830.
Delay (Jean) : 204, 370-371,426,433.
Delbœuf (Joseph) : 130, 207, 349,457, 767, Eastman (Max) : 273,485.
769,774,776. Ebner-Eschenbach (Maria) : 453.
Deleuze (J.P.F.) : 107, 143, 147-149, 188, Economo (Constantin von) : 848.
194,429. Eddy (Mary Baker) : 115.
Démocrtte : 654. Edinger (Dora) : 508, 512.
Denys l’Aréopagite : 343. Edison (Thomas) : 323.
Édouard VH : 801-802, 817,823, 882.
Descartes (René) : 428,560,693,788.
Effertz (Otto) : 333.
Desfontaines (abbé) : 251. Egg (Johann Heinrich) : 100.
D’Eslon ou Deslon (Charles) : 92,95-97. Ehrlich (Paul) : 293,485,588.
Desmoulins (Fernand) : 198. Ehrlich-Hichler (Léopold) : 884.
Desnos (Robert) : 858. Einstein (Albert) : 572,810,829,880.
Despine (Antoine), père : 108, 159-161, 173, Eisenhower (Dwight David) : 887.
429, 903. Eissler (K.R.) : 447,476-478,493-494, 496,
Despine (Prosper), fils : 149, 383-384, 429, 569.
657. Eitingon (Max) : 862.
Desoille (Robert) : 756, 885 Elena, patiente de Morselli : 169-170,173.
Dessoir (Max) : 178,291,333,364,372,537, Eliot (George) : 489.
772, 774,777-778,793,799. Élisabeth d’Autriche : 791-792.
Diderot (Denis) : 212, 302, 305,566. Elisabeth von R., patiente de Freud : 500,
Dœterich (Albrecht) : 726,753. 519,582,904.
Disertori (Beppino) : 170-171. Elkin (A.P.) : 67,72.
Dnrus (Gottliebin), patiente de Blumhardt : Ellen West, voir West (Ellen).
49-52,276,903-904. Elliotson (John) : 114-115.
Dnrus (Katharina) : 50. Ellis (Havelock) : 328, 539,546, 670,788.
Dollfuss (Engelbert) : 438, 880. Éluard (Paul) : 857-859.
Donato (Alfred d’Hondt): 118, 150, 207, Emerson (Ralph Waldo) : 205,656-658.
360, 765, 770. Emmerich (Katharina), patiente de Brentano :
Doolittle (Hilda) : 486. 110-111,192,836.
Dora, patiente de Freud : 312,478,500, 532- Emmy von N., patiente de Freud : 467-468,
534, 543, 555, 810. 500,516,519.
Dorer (Maria) ; 447, 574-575. Empédocle : 262.
Dorfman (Joseph) : 659. Engels (Friedrich) : 253, 255-256, 270-272,
Doris, patiente de W.F. Prince : 172-173, 351,633.
179. English (O. Spurgeon) : 889.
Dostoïevski (Fedor) : 196, 300, 492, 571, Ennemoser (Joseph) : 192,334.
613,630,661,875. Épée (abbé de 1’): 227.
Drabovitch (W.) : 431. Épictète : 381.
Draga, reine de Serbie : 804, 844. Épicure : 76, 674.
Dreyfus (Alfred) : 786,789,792,794. Erikson (Erik) : 756.
Driesch (Hans) : 343,862, 894. Erlenmeyer (Albrecht) : 456-457.
Index des noms 947
Freud (Anna), sœur de Freud, voir Bemays 478, 558, 588, 686-687, 712, 787, 811-
(Anna). 812,814,815,821,827,841-842 ; Bren-
Freud (Émanuel), demi-frère de Freud : 444- tano, 581 ; Breuer, 80, 434, 452, 458,
445, 448. 465, 466, 468, 472, 479, 489, 495, 502,
Freud (Ernst), fils de Freud : 465, 480-481. 508, 512, 517, 531, 554, 574, 783, 786,
Freud (Jacob), père de Freud : 440, 442-445, 789, 790, 791, 820, 826, 829, 841;
448-450, 468, 475. Briicke, 451, 453, 456, 475, 501, 507,
Freud (Jean-Martin), fils de Freud : 447,465, 574, 580 ; Charcot, 130, 136, 137, 435,
480, 482, 698. 456-458, 461, 466, 470, 497, 508, 516,
Freud (John), neveu de Freud : 445, 474. 521, 577, 674, 767, 768, 783 ; Darwin,
Freud (Josef), oncle de Freud : 445, 475. 267,269-270,580 ; L. Daudet, 768,871-
Freud (Marie), sœur de Freud : 445. 872 ; Épicure, 76 ; Fechner, 250, 506,
Freud (Martha, née Bemays), épouse de 548, 549-550, 582, 588; Fliess, voir
Freud : 454, 458, 465, 482, 494. Fliess ; Floumoy, 800 ; Forel, 523, 825,
Freud (Mathide), fille de Freud : 465, 698. 826, 833, 834 ; Hâberlin, 703 ; Herbart,
Freud (Oliver), fils de Freud : 465. voir Herbart ; Jackson, 319 ; Janet, 364,
Freud (Paula), sœur de Freud : 445. 368, 370, 432, 435, 437, 471-472, 516-
Freud (Pepi, née Hoffman), grand-mère de 517, 519, 523, 531, 552, 554, 558, 560,
Freud : 443. 578-579, 588, 654, 768, 783, 786, 787-
Freud (Philipp), demi-frère de Freud : 444- 788, 791, 802, 804, 809, 811, 815, 821,
445. 823, 838-840, 842, 871; Jung, voir
Freud (Rebecca), seconde épouse de Jacob Jung ; Krafft-Ebing, 471, 476-477, 522,
Freud : 444. 788, 835 ; Liébeault, 122, 516,526, 577,
Freud (Rosa), sœur de Freud : 445. 777, 821 ; Maeder, 836 ; Marx, 273-
Freud (Salomon), grand-père de Freud : 443. 274 ; Meynert, 455, 456, 461, 462, 463,
Freud (Saly, née Kanner), première épouse 465, 471-472, 475, 479, 502, 507, 518,
de Jacob Freud : 444. 574,580,588 ; Moll, 333,537,724,873,
Freud (Sigmund) : Angleterre (immigration 885 ; Nietzsche, 253,270,304,305,548,
en), 438 ; anniversaires : 552, 566-567, 576, 582, 588, 625, 663 ;
cinquantième, 479 ; soixante-dixième, Platon, 537 ; la Première psychiatrie
873 ; soixante-quinzième, 878 ; quatre- dynamique, 177, 181, 202, 208, 211,
vingtième, 481 ; 279, 349, 577 ; la Psychiatrie roman
appartement de la Berggasse, 465, 485 ; tique, 575-576, 898 ; le Romantisme,
auto-analyse, 467, 468-470, 478, 493, 494, 229, 234, 236, 246, 550, 552, 575, 581,
523, 528,561, 569, 586,689-690,705-706, 674 ; Schnitzler, 464, 496-500 ; Scho-
791, 900 ; cadre de vie, 437-438 ; cancer et penhauer, 240, 582, 584, 811 ; Silbers-
interventions chirurgicales, 480, 481, 484, tein, 449 ; Stekel, 476, 478, 480, 521,
870, 875 ; Clark University (conférence à 526, 617-619 ; Wagner-Jauregg, 477,
la), 479, 820-821 ; cocaïne (recherches sur 480, 494-496, 606, 861, 862 ; Weinin-
la), 447, 455-456, 457, 465, 475 ; congrès ger, 807 ;
(participation aux), 364,774,873 ; contem interviews, 484, 486, 573, 850 ; isolement
porains, 290, 494-500 ; critiques de ses (sentiment d’), 446, 470, 479, 493 ;
théories, 368, 693, 810, 812, 815, 823, 825, légende, 446,458,462,473,474,476,479,
826, 832, 841-842 ; culturel (contexte), 481,503,504,543, 587-588,603-604,816,
211, 289-290, 750; disciples, 583-584, 841 ; malades et analysés, 438, 468, 554,
817,841 ; École de Nancy, 793 ; enfance et 848, 861, 864,902 ; maladie créatrice, 241,
jeunesse, 448-449, 474-475, 482, 601 ; 472,690-691,706,761, 900,901 ; mariage
États-Unis (opinions sur les), 485, 851 ; et enfants, 458, 482 ; médicales (études),
États-Unis (voyage aux), 479, 484, 820- 450-451,453 ; militaire (service), 453,458,
821 ; familial (cadre), 438,445 ; fiançailles, 482 ; militaires (rapport sur ses qualifica
454, 482, 494 ; Freiberg (cérémonie de), tions), 483 ; mort et funérailles, 438, 481,
480; hostilité contre lui, 294, 471, 479, 885-886 ; nazis (persécutions par les), 481,
487,495-496,543,571,696,787, 810,812, 880, 883-884, 885-886 ; neurologiques
839-841 ; hystérie masculine (communica (travaux), 779 ; nominations :
tion sur F), 458, 464 ; influence, 586-590, professeur extraordinaire, 471, 476-477,
895 ; influencé par... 478, 495 ; professeur ordinaire, 480,
Adler, voir Adler ; Andreas-Salomé, 496 ; Privat-Dozent, 456, 477, 767 ;
446, 572; Bachofen, 254-255, 582; œuvres :
Benedikt, 80, 457, 519, 521, 554, 574, Abrégé de psychanalyse, 557, 888 ;
783,787 ; Bernheim, 122,466,497, 516, L’Analyse pratiquée par les non-méde
554, 577-578, 777, 783, 821 ; Binswan- cins, 480, 873 ; L’Analyse sauvage, 555-
ger, 479, 567, 814, 866 ; Bleuler, 315, 556, 825 ; Analyse terminée et analyse
Index des noms 949
interminable, 557 ; Sur l'aphasie, 466, 811, 818, 842, 878 ; sources, 250,254-255,
471, 502, 503 ; L’Avenir d’une illusion, 269-270, 573-586, 905 ; symboles (inter
480, 562,580, 873 ; Au-delà du principe prétation des), 254 ; technique psychana
de plaisir, 250,480, 548-551, 557, 862 ; lytique, 554-562, 750, 904 ; théories sur-
Charcot, 518,767,785 ; Communication actes manqués, 523, 528, 529, 532, 574,
préliminaire, voir Breuer-Freud ; Consi 576, 650, 803 ; angoisse, 552, 553, 557,
dérations actuelles sur la guerre et sur 574, 575, 868 ; art, 253, 567, 703 ; civi
la mort, 498-499, 589, 849 ; Les Crimi lisation, 212, 563, 566 ; cours de la vie
nels par sentiment de culpabilité, 582 ; humaine, 731 ; criminalité, 571, 582,
Délire et rêves dans la Gradiva de Jen- 875 ; déviations sexuelles, 521, 538 ;
sen, 322, 568, 807-808 ; Deuil et mélan énergie psychique, 505, 506 ; femme
colie, 547-548 ; Dostoïevski et le parri (psychologie de la), 321 ; imagination,
cide, 571, 808, 875 ; Esquisse d’une 469, 521, 533, 542, 559, 567, 574;
psychologie scientifique, 468, 504-507, inconscient, 180, 547,902 ; homosexua
549, 574, 580 ; Etudes sur l’hystérie, lité, 255, 537-538, 546, 570, 574 ; hyp
voir Breuer-Freud ; Extrait de l’histoire nose, 517, 821 ; hystérie, 796, 810, 815 ;
d’une névrose infantile, 583 ; Fragment libido, 324,333,535,536,537,546,551,
d’analyse d’un cas d’hystérie, 478, 532- 553, 573, 650-651, 670, 717, 724, 731,
534 ; Grande est la Diane des Ephésiens, 755-756,796, 804, 825, 885,901 ; méta
836-837 ; Inhibition, symptôme et psychologie, 469, 545-554, 582, 583,
angoisse, 480, 553, 873, 874 ; L’Inter 768 ; moi, 546, 551-554, 572, 578, 886 ;
prétation des rêves, 250, 290, 446, 453, mort (pulsion de), 236, 549, 551, 572 ;
467, 469, 473-476, 490, 523, 526, 530, névroses, 279, 468, 507-522, 627, 630,
541, 546, 555, 573, 576, 603-604, 617, 649, 716, 737, 786, 787; névroses
713, 797, 799, 801, 803, 839, 899, 906 ; d’angoisse, 519, 787, 804 ; névroses de
Introduction à la psychanalyse, 480, guerre, 480, 861 ; Œdipe, 234, 255, 270,
848 ; Malaise dans la civilisation, 270, 282, 325, 442, 469, 475, 498, 524, 525,
305, 480, 566, 876 ; Mécanisme psy 532, 536, 545, 552, 563, 574, 599, 613,
chique de l’oubli, 794 ; Le Moi et le ça, 628, 635, 650-651, 665, 668, 670, 714,
480, 551-552, 553, 867, 874 ; Le Moïse 717, 732, 750, 761, 819, 870, 879, 899,
de Michel-Ange, 492, 567, 842 ; Moïse 901, 902 ; paranoïa, 904, 905 ; psy
et le monothéisme, 481, 492, 571-572, chique (vie), 505, 507, 530-532, 551,
883, 888 ; Le Mot d’esprit et ses rap 553, 574 ; psychologie des foules, 565,
ports avec l’inconscient, 250, 478, 490, 566, 759 ; psychologie des profondeurs,
529-530, 581, 810 ; Nouvelle introduc 522-534 ; pulsions destructrices, 853 ;
tion à la psychanalyse, 481, 881 ; Pour rêves, 334,336,342,523-527,738,893 ;
introduire le narcissisme, 546 ; Psycho
sexualité infantile, 474, 535, 536, 538,
logie collective et analyse du moi, 480,
539, 901, 905 ; souvenirs-écrans, 255,
564-565,864,886 ; Psychopathologie de
475, 527, 532, 794 ;
la vie quotidienne, 478, 490, 523, 527,
vieillesse et dernière maladie, 881, 883 ;
528,529,532,626,809 ; Pulsions et des
tin des pulsions, 547 ; Le Cas Schreber, Vienne, 473-474, 490-491 ; Vienne (haine
569-571 ; La Sexualité dans l’étiologie de), 490, 850 ; voir aussi psychanalyse,
des névroses, 794 ; Un souvenir d’en Société psychanalytique du mercredi.
fance de Léonard de Vinci, 479, 492, Freud (Sophie), fille de Freud : 465, 480.
568-569, 824 ; Sur l’étiologie de l’hys Freund (Anton von) : 848.
térie, 520 ; Sur les rêves, 803 ; Totem et Freund (C.S.) : 471.
tabou, 480,563,564,580,756,830,905, Fried (Franz), beau-frère d’Adler : 598.
906 ; Trois Essais sur la théorie de la Fried (Irma, née Adler), sœur d’Adler : 598.
sexualité, 478, 534-538, 543, 546, 626, Fried (Walter), neveu d’Adler : 596, 598.
807, 810-811, 818, 906 ; publication de Friedericke Hauffe, voir Hauffe (Friede
ses œuvres, 814, 888 ; traductions, 841- ricke).
842, 859, 868, 871, 877, 895 ; Frœdlànder (A.A.) : 816, 821-823, 835.
parapsychologie, 572 ; Paris (séjour à), Fries (docteur) : 513.
456-457, 475, 766, 768 ; patriotiques (sen Frink (Horace W.) : 848.
timents), 846, 850 ; personnalité, 481-494, Frischknecht (Max) : 758.
573,899 ; phüosophiques (idées), 562,579, Frobenius (Léo) : 716, 753, 905.
581-582, 703 ; prédisposition (concept de), Fromm (Erich) : 492, 663, 665-666, 888.
892 ; Première Guerre mondiale, 480,589 ; Fuchs (Albert) : 290-291, 861-862.
pré-psychanalytique (période), 500-504 ; Fugger (comte) : 85.
Prix Goethe, 480, 878 ; religion (idées sur Furtmüller (Cari) : 600,602,605,609,615,
la), 562 ; réputation, 473, 478-479, 796, 663.
950 Histoire de la découverte de l’inconscient
Fustel de Coulanges (Numa-Denis) : 295, Gotthelf (Albert Bitzius, dit Jeremias) : 79.
359. Gottliebin Drrrus, voir Dittus (Gottliebin).
Gourmont (Rémy de) : 269, 326, 332.
Galien : 74, 76-77. Gozlan (Léon) : 199.
Galilée : 197, 817. GraciAn y Morales (Balthazar) : 224.
Gall (Franz Joseph) : 269, 331, 660. Granjel (Luis S.) : 240.
Gallé (Émile) : 120. Grasset (Bernard) : 672.
Galton (Francis) : 203, 344, 349, 561, 710, Grasset (Joseph) : 777, 778.
774. Gray (Asa) : 266.
Gambetta (Léon) : 128. Grébert (Fernand) : 53-54.
Gandhi : 824. Griesinger (Wilhelm) : 274-275, 312, 314,
Ganz (Madelaine) : 644-645. 343, 542, 575.
Garnier (père Julien) : 251. Grieve (John) : 94.
Gassner (Johann Joseph) : 48, 83-87,90,93, Grillparzer (Franz) : 296,613.
96-97, 100, 140-141, 215, 224, 889, 897- Grimm (Melchior) : 98.
898. Grinker (Roy) : 486.
Gaucher (André) : 871-872. Groddeck (Georg) : 552, 864, 867.
Gaultier (Jules de) : 659. Grohmann (A.) : 317.
Gauthier (Aubin) : 108, 185, 188-189, 217, Groos (Karl) : 625, 638.
429. Gross (Hanns) : 331,528,542,577,779,870.
Gebsattel (V.E. Freiherr von) : 876. Gross (Otto) : 815.
Georg (Stefan) : 307. Grossmann (docteur) : 461.
George V : 823, 882. Grotefend (Georg Friedrich) : 297, 674.
Georget : 194. Gruber (Max) : 625.
Georgiades (Patrice) : 537. Gruhle (H.W.) : 818.
Gibert (docteur) : 361, 383, 429. Grün (Heinrich) : 603-604, 622.
Gicklhorn (Josef) : 447, 476-477, 681. Grünwald (Max) : 442.
Gicklhorn (Renée) : 443-445,447-449,476- Grynszpan (Herszel) : 883.
478, 681. Gubernatis (Angelo de) : 542.
Gide (André) : 204, 682. Gudden (Bernard von) : 314, 769.
Gilles de La Tourette (Georges): 128, Guillain (Georges) : 123, 128, 131,135.
776, 779. Guillaume I" : 772.
Glauser (Friedrich) : 849.
Guilaume II : 772.
Gley (Eugène) : 537.
Guillaume III : 285.
Glôckel (Otto) : 609.
Guillerey (Marc) : 889.
Glover (Edward) : 869.
Guislain (Joseph) : 246.
Gmelin (Eberhardt) : 157,165, 186, 192.
Gobineau (Joseph Arthur, comte de) : 309, Guldenstubbe (baron de) : 150.
884. Gurney (Edmund) : 118, 770.
Goblot (Edmond) : 359, 378. Guyau (Jean-Marie) : 425, 427.
Goclenius : 97.
Goering (Hermann) : 695. Hàberlin (Paul) : 634, 669, 701-703, 706-
Goethe (Johann Wolfgang von) : 192, 204, 707.
212,233,235,290,450,469,486,491-493, Hadrien : 76.
528, 579, 581, 591, 613, 630, 660, 674, Haeckel (Ernst) : 259, 263, 266-267, 270,
678-680,683-684, 700,704-705,708, 716, 291,293,351,501,580,589,831,835-836,
720, 750, 788-789, 818. 884.
Goetz (Bruno) : 486-487. Haggard (Henry Rider) : 323, 729, 754.
Gogol (Nicolas) : 630. Haizmann (Christoph) : 570-571.
Goldbrunner (Josef) : 759. Hajos (Ludwig) : 788.
GOldi (Anne) : 86. Halberstadt (Heinerle), petit-fils de Freud :
Goldmann (Emma) : 821. 480.
Goldschmidt (Richard B.) : 831. Hall (Stanley) : 821.
Goldschmidt (Walter) : 670. Hans (dit le petit Hans), patient de Freud :
Goldstein : 319. 543-545, 643, 714, 821.
Golebiewski (G.) : 620. Hanselmann (Hans) : 869.
Gomperz (Elise) : 477. Hansen, hypnotiseur de foire : 118, 765.
Gomperz (famille) : 440. Hardy (Thomas) : 729.
Gomperz (Theodor) : 475. Harley (G. W.) : 70.
Concourt (Edmond de) : 127,131,767,906. Harms (Ernest) : 242-243, 375.
Concourt (Jules de) : 127, 131,767. Hartel (Wilhelm von) : 477-478.
Gorki (Maxime) : 661. Hartenberg (Paul) : 797.
Index des noms 951
lective, 759 ; psychosomatique (la méde les), 151, 684, 693, 708-710, 750, 904 ;
cine), 352 ; le rapport, 186, 187, 383, militaire (vie), 684-685, 686, 688, 700 ;
396, 398, 411, 523, 579, 790, 904 ; la mort et funérailles, 696-697 ; nazis (préten
religion, 372, 419-426 ; le spiritisme, due collaboration avec les), 693-696, 880 ;
116, 385, 425 ; le subconscient, 180, œuvres :
385,412,578,654, 819 ; subconscientes Aion, 747 ; Analyse psychologique du
(les idées fixes), 80, 137, 182, 349, 385, Zarathoustra de Nietzsche, 744 ; De
390, 396-398, 407, 521, 530, 713, 750, l’énergétique de l’âme, 724 ; L’Homme
779, 787, 815 ; et ses symboles, 697 ; Le Livre noir, 690,
thèse en latin, 289, 363 ; typologie, 408-- 762 ; Le Livre rouge, 690, 762 ; Méta
411, 722 ; utilisation de... morphoses de l’âme et ses symboles,
«la boule de cristal», 313; «distrac 564, 688, 715, 720, 755, 830 ; Picasso,
tions », 384, 391, 394, 397 ; l’écriture 744 ; Psychologie de la démence pré
automatique, 150, 383, 390, 391, 561, coce, 686-687, 712, 817 ; Réalité de
780 ; l’hypnose, voir Janet (cas) ; la l’âme, 881 ; Réponse à Job, 695, 707,
parole automatique, 391, 397, 561, 579, 748 ; La Signification du père dans la
780, 858 ; la stimulation mentale, 395- destinée de l’individu, 714 ; Sur la psy
396 ; la thérapie par le travail, 410 ; chopathologie des phénomènes dits
vie (grandes lignes de sa), 355-356. occultes, 708, 804 ; Les Types psycho
Janet (Pierre-Étienne), arrière-grand-père de logiques, 692, 718, 720, 723, 750, 854,
Janet : 356. 863 ; Ulysse, un monologue, 744 ;
Janet (Pierre-Honoré), grand-père de Janet ; parapsychologie, 684, 749, 899 ; Paris
356. (séjour à), 686; personnalité, 697-701,
Jaspers (Karl) : 299, 301. 749-750, 899 ; polémiques, 688,833 ; poli
Jaurès (Jean) : 359, 378. tiques (idées), 700, 745 ; Privat-Dozent,
Jean de la Croix (saint) : 901. 686, 688, 718 ; publications, 873, 876,
Jensen (Wilhelm) : 153, 322, 568, 807, 813, 881 ; psychanalyse (contributions à la),
905. 755-756 ; psychanalytique (période), 686-
Johnson (James) : 276. 689, 713-718, 824 ; psychologie analy
Jon?E : 815. tique, 723-734, 908 ; psychothérapie,
Jones (Ernest) : 234, 432,434,444-445,447, 734-740, 855, 885, 889 ; rééducation, 740 ;
454,457,470,479-481,501,508-509,511- relations avec...
512,515,579,612,695,767,787,799-800, Adler, voir Adler ; Bachofen, 255, 678,
815-817, 820, 824-825, 828, 839-841, 846. 450, 752-753; Binet, 380, 722-723,
Joyce (James) : 201, 744, 858. 750; Bleuler, 315, 685-686, 687, 692,
Jung (Agathe), fille de Jung : 691. 711-712, 722, 750, 804, 812, 841 ; L.
Jung (Anna), fille de Jung : 691. Daudet, 754, 769 ; Floumoy, 151, 687,
Jung (Cari Gustav l’aîné), grand-père de 710, 712, 750, 804, 904 ; Freud, 479,
Jung : 678-679, 684. 480, 487, 546, 583, 584, 587, 590, 591,
Jung (Cari Gustav) : 675-762 ; Afrique 675, 680, 686-691, 693, 696, 698, 703,
(voyages en), 692,699,732, 870 ; alchimie 705, 712, 713-714, 718, 724, 725-726,
(intérêt porté à 1’), 699, 741, 751 ; astrolo 731, 736-738, 740, 743, 750, 755-756,
gie, 742 ; auto-expérience, 689-691, 705, 758-759, 761-762, 800, 812, 814, 815,
719,751 ; Bollingen (maison de), 692,700- 816, 820-821, 824, 830, 836-837, 839,
701 ; Burghôlzli (période du), 684-687, 840-842, 880, 881, 902; Jahn, voir
688, 698, 710-713; Codex Jung, 696; Jahn ; Janet, 182, 432, 686, 688, 710,
congrès (participation aux), 368, 688, 696, 712, 713, 718, 722-723, 724, 740, 750,
815, 840; contemporains, 701-706; cri 759, 804, 815, 816, 839 ; Krafft-Ebing,
minologie, 713 ; cryptomnésie, 205, 723, 684; Maeder, 698, 718, 751, 894;
750 ; culturel (arrière-plan), 223,289,750 ; Nietzsche, 204,205, 304, 306, 678,684,
enfance et jeunesse, 680-683, 697-698 ; 689, 716, 721, 731, 744, 753 ; la Pre
États-Unis (voyages aux), 687, 688, 716, mière psychiatrie dynamique, 177, 180,
820-821 ; familiaux (contexte et antécé 208,211 ; le Romantisme, 229,234-235,
dents), 675-680 ; gnosticisme (intérêt porté 674,751-753,906 ; les surréalistes, 859 ;
au), 696, 719-720 ; Inde (voyage en), 694 ; religion (idées sur la), 648, 707, 736, 746-
influence, 755-762 ; Institut Cari Gustav 749, 758-759 ; réputation, 693, 696-697,
Jung, 696, 713 ; intermédiaire (période), 870 ; sources, 749-755, 905 ; suisse
688-692, 718-723 ; Kiisnacht (maison de), (arrière-plan), 676-680,696-697,749-750 ;
687,691,700 ; maladie créatrice, 241,470, synthétique-herméneutique (thérapie), 736-
689-691,705,761, 848,900, 901 ; mariage 740, 899 ; test des associations verbales,
et enfants, 686, 691, 700 ; médicales 315,344,686,710-713,724,725,755,812,
(études), 683-685 ; médiums (études sur 821, 907 ; théories sur...
954 Histoire de la découverte de l’inconscient
Musset (Alfred de) : 232. civilisation, 212, 270, 302, 305, 309,
Mussolini (Benito) : 694,745,862,866,876, 566, 582 ; conscience, 303, 305, 582 ;
882 crime, 300, 582 ; destructrices et auto
Myers (A.) : 362. destructrices (tendances), 303, 305, 550,
Myers (Frédéric) : 118, 133, 150, 169, 208- 582 ; énergie mentale, 300, 305, 582 ;
209, 290, 345, 349, 362, 364, 366, 379, fictions (rôle des), 654 ; inconscient,
710,770,774,780,783,788,791-792,796, 300-301, 305 ; inhibition, 301 ; instincts,
799, 805, 857. 301, 582 ; mère (image de la), 302, 305,
322, 729 ; morale (origine de la), 270,
Nacht (Sacha) : 553. 302, 582 ; penseurs créateurs, 573 ; res
Nadia, patiente de Janet : 890. sentiment, 293, 301-302, 305, 582 ;
Naecke (Paul) : 539, 546, 800. rêves, 301 ; science, 259, 303, 852 ;
Naef (docteur) : 155. sublimation, 301, 305, 539, 582 ; sur-
Naef (malade de) : 155. moi, 552 ; volonté de puissance, 301,
Nagele (Anton) : 542. 306, 635, 653, 657, 659 ;
Napoléon I" (Napoléon Bonaparte) : 104- universitaire (carrière), 290,291,293,298 ;
105, 130, 194, 221, 229, 284, 297, 375, valeurs traditionnelles (attaques contre les),
408, 486. 254, 299 ; vie, 298 ; Zarathoustra, double
Napoléon IB : 285, 355. personnalité de Nietzsche, 204, 205, 298,
Natenberg (Maurice) : 492. 306, 689, 731.
Nathanson (Jacob), grand-père maternel de Nightingale (Florence) : 284.
Freud : 445. Nioradzé (Georg) ; 72.
Naumann (Gustav) : 332. Noailles (Anna de) : 493.
Nehru (Jawaharlal) : 262. Noailles (famille) : 95.
Neisser (Karl) : 322, 729. Noizet (général): 107-108, 119, 149, 183,
Nerval (Gérard de) : 153. 185, 396, 429.
Neuer (Alexander) : 631-632, 634, 651. Nordau (Max) : 309, 576.
Neumann (Heinrich Wilhelm) : 242, 245- Nothnagel (Hermann) : 454,476, 477, 504,
246, 274, 313, 330, 542, 553, 575, 752. 602.
Newton (Isaac) : 93,222,227-228,248,258, Novalis (Friedrich von Hardenberg) : 203,
262, 294, 822. 231-232,241,247,322,539,550,808,867.
Nicolai (Georg Friedrich) : 849. Nozaki (Kiyoshi) : 46.
Nicolas de Russie (grand-duc) : 129.
Nicolas II : 786, 789, 791. Oberndorf (Clarence P.) : 818, 864.
Nietzsche (Friedrich) : 298-306 ; cryptom- Obersteiner (Heinrich) : 292, 783.
nésies, 205 ; démence de la fin de sa vie, Ochorowicz (Julian) : 362, 774.
298, 299, 320, 773 ; influence, 283, 299, Oeri (Albert) : 681-683, 688, 706.
304, 306 ; légende, 298-299 ; maladie créa Oesterlin (Fraülein), patiente de Mesmer :
trice, 241, 304, 900 ; œuvres : 89, 93, 902.
Ainsi parlait Zarathoustra, 204, 205, Oesterreich (Traugott) : 44, 799.
297, 298, 299, 306, 684, 689, 731, 744 ; Oetker (Karl) : 830-831.
Généalogie de la morale, 205, 270, 302, Ogler (Hertha) : 600.
305, 552, 566, 625 ; L’Origine de la tra Ohtsuki (Kenji) : 877.
gédie, 205, 253, 291, 293, 298, 299 ; Oliver-Brachfeld (F.) : 634, 656, 722.
personnalité, 298, 299 ; philosophiques Oppenheimer (C.) : 801.
(concepts), 299 ; Origène : 720.
étemel retour, 298, 303-304, 901 ; nihi Orlik (Emile) : 478.
lisme, 299 ; surhomme, 298, 303-306 ; Orne (Martin) : 207.
psychologie... Ostwald (Wilhelm) : 332, 720.
démasquante, 300, 305, 576 ; pragma Otto (Rudolf) : 746, 750.
tique, 631 ; nouveauté de ses intuitions,
299; Page (Herbert) : 459-460.
relations avec... Pagniez (Philippe) : 809.
Adler, voir Adler ; Andreas-Salomé, Palffy (comte) : 595.
304, 305, 323; Bachofen, 253, 254 ; Pannetier (Odette) : 486.
Diderot, 212, 302, 305, 566 ; Freud, voir Papanek (Ernst) : 670.
Freud ; Jung, voir Jung ; Meysenbug, Pappenheim (Bertha), voir Anna O.
310, 323; Schopenhauer, 239, 298; Pappenheim (famille) : 440.
Seillière, 659 ; Wagner, 298 ; Pappenheim (Siegmund), père d’« Anna
théories sur- O. » : 508.
art, 567, 720, 852 ; autoduperie, 300, Pappenheim (Wolf), grand-père d’«Anna
306, 582 ; beauté, 332 ; ça, 305, 552 ; O. » : 508.
958 Histoire de la découverte de l’inconscient
écoles : anciennes — dynamiques, voir hyp Eichbaum, 672 ; Myers, 208, 345, 770,
notisme, magnétisme animal, Nancy, Sal 792 ; Weininger, 806.
pêtrière ; — dynamiques modernes, voir génotropisme : 883, 893.
Nancy, Salpêtrière ; — philosophiques gnosticisme : 690, 696, 702, 716, 719-720,
grecques, voir Aristote, Platon, épicuriens, 741, 753.
pythagoriciens, stoïciens. guérisseurs : 34, 38-40, 54, 61-66,72-73, 81 ;
éducation thérapeutique, voir psychothéra types de — :
pies. exorciste, 45 ; magnétiseur, 188-191 ;
électrochoc : 371, 884. psychanalyste, 828 ; voir aussi chaman.
énantiodromie : 734. guerres : — balkaniques, 823, 828, 837 ; —
énergie psychique : 140, 149, 181 ; théories des Boers, 794 ; — franco-allemande
de... (1870-1871), 285, 295, 355, 358 ; — his
Beard, 276-277, 429; Fechner, 248- pano-américaine, 288, 309, 792 ; — de
250 ; James, 429 ; voir aussi Freud, l’indépendance américaine, 92, 213-214 ;
Janet, Jung, Nietzsche ; libido, métapsy Première — mondiale, 268, 368, 480, 499,
chologie. 589, 607, 618, 688, 843-850, 855, 887,
épicuriens : 74-76, 590, 674. 898 ; Deuxième — mondiale, 662, 881-
épidémies psychiques : 102, 104, 109, 115, 882, 887-888 ; psychologie de la — (théo
148, 258, 633-634, 759-760, 825-826, voir ries) :
aussi psychose collective. Adler, 608, 633-634, 848 ; Freud, 498-
Épopée de Gilgamesch : 716, 733. 499,572,589, 849 ; Marx, 272 ; Nicolai,
ergothérapie, voir psychothérapies. 849 ; Schnitzler, 397, 849.
esclavage : 76, 104, 261, 284, 302, 772.
États-Unis : 116, 256, 288. haine : 301.
étrangeté, merveilleux : 567, 857. Henry Phipps (clinique) : 838.
« être-dans-le-monde » : 888, 891. hétaïrisme : 251-252, 255.
Europe : à la fin du XVIH' siècle, 85-86, 211- hiérarchie des tendances : 368, 400-401, 403,
215; en 1880, 281-284; en 1914, 843- 421, 427, 429, 431, 435.
846 ; en 1919, 851-852 ; en 1920-1925, holisme : 655.
855-857. homme (types idéaux) : 222, 225, 231.
évolution (théorie de 1’) : 249, 261-267, voir homosexualité : 320, 329, 535, 537, 568, 570,
aussi Darwin, Haeckel, darwinisme. 585,669,670, 848, 873,905 ; théories de...
existentialisme : 674, 849,867,875,888,889- Adler, voir Adler ; Dessoir, 332-333,
890, 895, voir «urri.phénoménologie. 537, 793-794 ; Freud, voir Freud ; Her
exorcisme, voir possession, psychothérapie man, 538 ; Hirschfeld, 328, 794 ; Krafft-
primitive (procédés de guérison). Ebing, 328 ; Meynert, 329, 538, 574 ;
extraversion : 721-722, 733, 757. Moll, 537, 793-794, 873 ; Weininger,
805 ; Westphal, 327.
femme : complémentaire de l’homme, 233, hôpital général viennois : 454-456, 496, 502,
702, voir aussi bisexualité ; crainte de la —, 602, 606.
640, 653, 665, 670 ; images de la —, 302, hôpitaux, voir Burghôlzli, Henry Phipps, Sal
322-324, 806, 813-814 ; — fatale (vamp), pêtrière.
311, 322-324; — inspiratrice, 323, 812- humour : 859, voir aussi comique, mots
814 ; infériorité de la —, 321, 633, 806 ; d’esprit.
supériorité de la —, 321, voir aussi matriar hypnose, voir aussi hypnotisme : 218, 805,
cat, protestation virile. 897 ; amnésie post-hypnotique, 122, 142-
fétichisme : 311, 326-327, 628. 144, 554 ; anesthésie chirurgicale sous —,
fictions : 576, 630, 650, 654-655, 659, 662. 114-115, 144; — et art, 199, 202-203;
fin de siècle : 306, 309-312, 350, 474, 791- auto —, 72, 186, 879 ; clairvoyance sous
801. —, 103,110,146 ; crime sous —, 147,198,
folklore : 214, 217, 230, 279, 287, 307, 539, 765-766, 772, 776, 778-779 ; dangers de
569. 1’—, 107-108,115,147-149,777 ; —à dis
fragments dissociés de la personnalité : 140, tance, 186, 194, 361, 383 ; érotique
182, 386, 705, 709, 713. (composante), 148-149, 185, 190-191,
France : 92, 256, 285-286. 777 ; — et génie, 208, 770 ; méthodes
fratrie : 629, 636, 669, 899. d’induction, 143-144, 775 ; — partielle,
fugues : 154-155. 208,797 ; régression hypnotique, 146,188,
fuite dans la maladie : 243, 575, 860, 906. 387 ; rôle joué sous —, 146,175,182, 383,
futurisme : 588, 817, 823, 836. 497-498 ; séduction sous —, 108,142-143,
147, 185, 198 ; simulation, 207, 769, 778 ;
génie (théories) : 332, 334, 345, 672 ; K.R. situation hypnotique, 142-143 ; aspect
Eissler, 493-494 ; Grasset, 672 ; Lange- sociologique de 1’—, 183, 188-189, 218-
966 Histoire de la découverte de l’inconscient
219 ; sommeil hypnotique, 119, 120, 141- fonction conservatrice, 349, 908 ; fonction
143, 147, 150, 183 ; suggestion post-hyp créatrice, 239,349,805,908 ; fonction des
notique, 107, 142-144, 148, 181,186, 199, tructrice, 349 ; fonction mythopoïetique,
349, 577-578 ; théories de... 114, 140, 182, 345, 349, 379, 500, 805,
Mesmer, 103, 148 ; Meynert, 777 ; 908 ; fonction régressive, 805 ; théories
Myers, 208 ; Striimpell, 781 ; voir aussi de...
Adler, Bernheim, Charcot, Forel, Freud, Adler, 650 ; Binet, 380 ; Carus, 238,
Janet ; 240 ; Fechner, 344 ; Floumoy, 347-348 ;
traits caractéristiques, 144-145 : Freud, 180, 522-534, 547, 902; von
catharsis sous—, 183,775,797 ; relaxa Hartmann, 240-241, 342 ; Herbart, 343,
tion, 183 ; sommeil hypnotique pro 575 ; Héricourt, 346 ; Janet, 346, 819,
longé, 115, 790; suggestion théra Jung, 239, 710, 713, 725-726, 902;
peutique sous —, 183, 220, 319 ; Leibniz, 343 ; Lipps, 789-790 ; Maine de
thérapie de marchandage hypnotique, Biran, 428 ; Myers, 345,805 ; Nietzsche,
183-184, 220 ; utilisation en psychothé 300 ; romantiques, 230, 234, 237-238,
rapie, 66, 108, 175, 182, 209 ; 342 ; Schopenhauer, 239 ; Szondi, 892-
utilisation dans l’investigation psycholo 894 ; Troxler, 237, 752.
gique, 208, 379-380, 797. individuation, voir Jung (théories).
hypnotisme, voir aussi hypnose : 141, 149, infériorité (complexe d’), voir Adler (théo
897-898, 902 ; bibliographie, 772, 778 ; — ries).
de foire, 109,143, 148,189-190, 258, 360, infériorité (sentiment d’), voir Adler (théo
765, 770, 775 ; — dans la littérature, 199 ; ries).
— et philosophie, 202. inspiration : 178, 203-204.
hypocondrie : 216, 226, 241, 276. instincts (théorie des), voir agressifs (ins
hystérie, 174-177, 278 ; conception populaire tincts), pulsions, sexuel (instinct).
de 1’—, 174, 360 ; disparition aux environs interprétation : 555-556, 560.
de 1900,283,802 ; grande et petite —, 124, introversion : 720-722, 733, 757.
132,135,175,461,518, 521,767 ; —dans
la littérature, 177, 788-789 ; — masculine, Juifs : assimilation, 440-443 ; situation en
174,176, 331, 458-464,475,497 ; psycho- Autriche avant l'émancipation, 438-441 ;
génèse sexuelle de 1’—, 330,577 ; rôle joué émancipation, 226, 441-442 ; persécution
dans F—, 135-136, 176, 182, 498 ; simu et génocide, 824, 879-880, 883, 886, 888 ;
lation, 206-207 ; aspect sociologique : 174, voir aussi antisémitisme, mysticisme.
809 ; théâtral (mode de vie), expression de
F—, 283 ; théories, 810... kairos : 53.
Babinski, 135, 802, 847 ; Bernheim, kitsune-tsuki : 46.
121 ; Binet, 176,330,400 ; Briquet, 174, kleptomanie : 409.
177, 330, 767 ; Forel, 790 ; Hellpach,
809-810 ; Ideler, 244 ; King, 176, 330 ; langage : origine, 213,228,263-264 ; psycho
Moebius, 773 ; Myers, 791-792 ; voir logie, 416, 866 ; voir aussi mots d’esprits.
aussi Benedikt, Breuer, Breuer-Freud, langues : créées par les médiums, 113, 197,
Charcot, Richer, Freud, Janet ; 348, 708, 797, 798 ; allemand, 230, 285,
traitement, 386-389, 466-467, 518, 787, 287, 289-290, 377, 839, 851, 888 ; anglais,
793. 351, 377, 851, 888 ; espéranto, 377 ; fran
çais, 98, 122, 213, 286, 289-290, 351 ;
idéodynamisme, voir Bernheim. hébreu, 439,440,441 ; latin, 289-290,377 ;
idéologie : 272-274. yiddish, 441.
imaginaire : théories de... légendes: Adler, 603-604, 613, 672-673;
L. Daudet, 754 ; Floumoy, 347, 904 ; Charcot, 129, 135 ; Darwin, 264 ; Freud,
Jung, 733, voir aussi réalités psy 446, 458, 462, 473, 474, 476, 479, 481,
chiques ; Myers, 345 ; voir aussi Bene 503, 504, 543, 587-588, 603-604, 816,
dikt, Freud (théories). 841; Janet, 819; Jung, 693-697; Lié-
imagination : 96,136,140-141,151,182,223, beault, 119 ; Nietzsche, 298 ; Mesmer, 99 ;
754, 809. Rimbaud, 587 ; étude scientifique de la
imago : 305, 584, 725, 729, 755, 812-814. formation des —, 587-588.
imitation : 413-414, 422, 567. léthargie, 124, 133, 140, 151,175, 177, 764.
« impérialisme » ; 659. libido : théories de...
inconscience : 728, 745. Herman, 538, 807 ; Jung, 546, 716-717,
inconscient : voir aussi subconscient ; — col 724; Mofi, 724, 793-794, 885; voir
lectif : 180, 235, 691, 725-727, 748, 758, aussi Freud ; usage du terme avant
901, 902 ; étude expérimentale, 343-344 ; Freud, 331, 333,537-539,724,771,794,
exploration, 118, 150, 342-350, 353, 908 ; 803, 807, 885.
Index thématique 967
liquidation (acte de) : 48, 406. Nietzsche, 303 ; Novalis, 550 ; von
Livre des morts tibétain : 541,742. Schubert, 235-236, 550 ; Spielrein, 550-
Lourdes : 64, 126, 779. 551 ; Stekel, 617 ; Tokarsky, 288, 550.
Lumières : 86-87,92,223-229,261,279,652, mots d’esprit (psychologie des) : 529-530,
674, 898. 581, 824.
mysticisme, mystiques : 148, 423, 425, 573,
magie : 67-70. 659 ; —juif : 584.
magna mater, voir archétypes. mystification : 272-273, 576, 653.
magnétique : mouvement —, 108-109 ; fluide mythes : 60,62, 213,228, 234,252,255,310,
—, 89-90, 93-97, 103,107, 110, 119, 136, 321, 350, 417, 422, 715, 719, 752, 753,
148, 180-181, 216; maladies —s, 140, 755-760 ; — philosophiques, 234, 320,
151-153,175,182,140,151-153,175,182, 382, 427, 564, 661.
903. mythologie: 250, 252, 715-716, 718, 757,
magnétisme, magnétisme animal : chap. m et 758, 888 ; — cérébrale, voir cérébrale
IV (passim), 89-115, 776, 901. (mythologie).
malades, voir patients. mythomanie: 42, 173, 182, 350, 417-418,
maladie créatrice : 72, 241, 247, 470-472, 571.
690-691, 761, 899-902, voir aussi Fechner, mythopoïétique (inconscient), voir incons
Freud, Jung, Nietzsche, R. Steiner. cient.
maladie initiatique : 72.
malariathérapie : 495, 771, 848, 865. Nancy (École de): 107, 119-123, 131, 143,
mandata : 690, 733. 145,150,183-184,198,207,318,473,769,
Mars (planète) : 294, 347,501,708,776,796, 772, 776, 777, 780, 785, 793, 794, voir
797, 798. aussi Berheim, Liébeault, Liégeois.
marxisme, marxistes : 261,270-274,351,653, narcissisme : 236, 307, 539, 546, 576, 665,
666, 871. 755, voir aussi amour (de soi-même).
masculine : domination, 281-282, 321 ; supé narco-analyse, voir psychothérapies (diverses
riorité, voir femme (infériorité de la). méthodes).
masochisme : 306, 321, 327, 549, 880. nationalités (principe des) : 221-223, 229,
matriarcat : 251-255, 633, 653, 752-753. 844.
médicales (sociétés) : 61-62, 73. naturalisme : 298, 306-307, 309.
médiums: 72, 117-118, 150-151, 179, 197, Nekyia : 688-689, 705, 718, 744.
346-348, 692, 693, 804 ; voir aussi Alexis, néo-romantisme : 254, 283, 306-312, 491,
Cook (Florence), Curran (Mrs), Home 579, 588, 659, 808.
(Daniel Dunglas), Piper (Mrs), Preiswerk Neue Freie Presse : 490, 603, 789.
(Hélène), Reine, Schneider (Rudi), Slade, Neue Zürcher Zeitung : 830-835.
Smith (Hélène), Thompson (Mrs), et Bleu neurasthénie : 276-278, 325, 331, 399, 519.
ler, Floumoy, Jung. névroses : 275-276, 278, 899-901 ; — expé
« mélancolie de l’homme d’étude » : 899. rimentales, 875 ; — de guerre, 480, 608,
mélancolique (dépression) : théories de... 848, 854, 861-862 ; facteurs sociaux étio
Adler, 638-639 ; Freud, 547-548 ; von logiques, 272-273, 630 ; — des peuples,
Gebsattel, 876 ; Minkowski, 867 ; 823 ; syphilis comme facteur étiologique,
traitement, 371, 884. 320, 871 ; théories de...
mensonge (détecteur de) : 755. Adler, 272-273, 628-630, 653; Jung,
mesmérisme : voir magnétisme animal ; dif 740, 745 ; voir aussi Freud, Janet (théo
fusion du —, 106-116. ries).
métapsychologie : théories de... — de transfert, voir transfert (névrose de) ;
L. Daudet, 754, 768 ; Freud, voir Freud — traumatique, 278, 460, 464, 466 ; voir
(théories). aussi angoisse (névrose d’), hystérie, neu
« modem style » : 120, 352, 795. rasthénie, obsessions, phobies.
moi : 551-554, 578, 879, 907 ; théories de... nihilisme : 287-288, 299, 852.
Alexander, 886 ; Baldwin, 430 ; L. Dau nostalgie : 56-57.
det, 754, 768 ; Fichte, 192, 553 ; Anna numineux : 726, 746.
Freud, 553, 882, 886 ; Freud, voir Freud
(théories) ; Griesinger, 275 ; H. Hart obsessions : 44, 520, 787, 805, 809.
mann, 554, 886 ; Janet, 416-417 ; Jung, Œdipe (complexe d’), voir Freud (théories).
727 ; Mead, 431 ; Meynert, 507 ; Nacht, Œdipe (mythe) : 252, 255.
553 ; Royce, 430. ombre, voir Jung (théories),
mort psychogène : 53-57, 68-69, 141, 241. opérotropisme : 893.
mort (instinct de) : théories de... organes (infériorité des), voir Adler (théories),
Freud, 236,549-551,557,572 ; Mennin paralysies : — dynamiques, 318,780 ; — hys
ger, 551; Metchnikoff, 288, 550; tériques, 125, 175 ; — organiques, 125,
968 Histoire de la découverte de l’inconscient
318, 780 ; — psychiques ou hypnotiques, 648, 749 ; survie après la mort, 118, 345,
125, 129, 175, 471, 780 ; — traumatiques, 748-749 ; voir aussi âme du monde,
125, 460, 465, 516, 766. mysticisme, religion, spiritisme.
paranoïa : 59, 570, 639, 811, 905. phobie : 141, 278, 409, 669, 714, 787, 816,
parapsychologie: 114, 118, 345, 346, 572- voir aussi Hans (petit).
573, 684, 691, 770, voir aussi Freud, Janet, plan de vie : 646,655, voir aussi projet de vie.
Jung, Kemer, Myers, alchimie, anthropo pornographie : 311, 326, 328, 766, 865, 871.
sophie, astrologie, hypnose (à distance), positivisme : 257, 260, 274, 306, 579-580.
médiums, spiritisme, télépathie, Yi-king. possession: 43-53, 85, 111, 129, 140, 156-
Paris : 91-92, 311, 766, 773-774, 783, 784. 157, 179, 219, 224, 226, 350, 394, 420,
patients, voir Achille, Anna O., Ansel Boume, 423, voir aussi démons, exorcisme.
Beauchamp (Miss), Dittus (Gottliebin), précurseurs : 663,859 ; — de Bernheim, 122 ;
Dora, Doris, Elena, Elisabeth von R., — de Freud, 136, 550, 573 ; — de Jung,
Emmerich (Katharina), Emmy von N., 881 ; — de la psychiatrie dynamique : 97,
Estelle, Félida, Hans (petit), Hauffe (Frie- 101, 108, 264.
dericke), « l’homme aux loups », prédictions pour le XXe siècle : 257, 350-353,
« l'homme aux rats », Horeczky de Horka, 795.
Ikara, Irène, Irma, Isabelle, Justine, Katha Première psychiatrie dynamique : chap. m ;
rina, Léonie, Lucie, Lucie R., Madame D., cadre social, 211-222 ; descriptions cli
Madeleine, Marcelle, Marie, Marisa, Meb, niques, 151-177 ; exploration de l’incons
Miller (Miss), Nadia, Naef (malade de), cient, 141-151 ; déclin, 205-209 ; maladie
Oesterlin (Fraülein), Paradis (Maria The- (notion de), 180-182 ; modèles de l’esprit,
resia), Poulting-Poultney, Preiswerk 177-180 ; psychothérapiques (procédés),
(Hélène), Race (Victor), Reynolds (Mary), 182-184 ; retentissement culturel, 191-205,
Rose, Rouy (Hersilie), Schreber (Daniel 209; sources, 140-141 ; traits fondamen
Paul), Smith (Hélène), West (Ellen), Witt- taux, 139-140 ; rapport, 184-188.
mann (Blanche). présentification : 401, 418, 433.
patients (rôle des) : 582-583, 902-904. principes de-
paysans, peuple : 214,218-219,282,287,307, constance : 250, 268-269, 506, 549, 582 ;
314, 660-661, 897-898. inertie, 506 ; plaisir-déplaisir, 234, 248,
péché : 51, 55-56, 243, 246, 326, voir aussi 249, 250, 253, 506, 547, 548, 549, 567,
culpabilité (sentiment de). 582, 901 ; réalité, 253, 432, 548, 567,579 ;
pèlerinages : 47, 48, 64, 77. répétition, 249, 250, 548, 550, 557, 582 ;
pensée intérieure : 416-422. stabilité, 249, 506, 548, 549.
père : 570 ; identification au —, 302,584,680,
procès : Bompard, 778 ; Chambige, 772-773 ;
714 ; meurtre du — primordial, 234, 268,
Valroff, 784 ; Wagner-Jauregg (affaire, dite
563-564, 741.
procès), 480, 496, 860-861.
personnalités multiples: 140, 156-174, 345,
« progressions » : 725, 733.
744, 750, 790, 797, 805 ; agglomérats de
—, 171-173 ; 179, 204 ; cas anciens, 108, projection : 430, 570.
156-159, 218 ; cas atténués, 173 ; classifi projet de vie : 619, 637, 650, voir aussi plan
cation, 162 ; dans la littérature, 195-197, de vie.
199-204, 324 ; principaux traits, 173-174 ; prolétariat : 214, 256, 261, 282, 897-898.
— simultanées, 162-164 ; — successives, protestation virile, voir Adler (théories),
164-171. psychasthénie, voir Janet (théories).
phénoménologie philosophique : théories de... psychanalyse : chap. vn ; origine du terme,
Heidegger, 875, 888 ; Husserl, 795, 866, 519-520, 578, 838 ; régie fondamentale,
875 ; Merleau-Ponty, 894. 555, 558-559 ; sources, voir Freud
phénoménologie psychiatrique : théories de... (sources).
Binswanger, 866, 878, 888-892 ; von psychanalytique (mouvement) : 478-481,590,
Gebstattel, 876 ; Minkowski, 867, 875, 625, 811, 815, 820, 821, 823, 826, 829,
880. 837, 873, 876 ; maisons d’édition, 590,
philosophie de la Nature : 185, 229-230, 232- 830, 848,879, 880,888 ; organisation, 590,
241,248-249,250,343,491,506,580,704, 824, 906-907.
751. psychisme : dipsychisme, 177-178, 203 ;
philosophiques (problèmes) : avenir de l’hu modèles du — humain, 140,177-181,577 ;
manité, 419, 426 ; communication avec les polypsychisme, 179-180, 201-204, 797 ;
esprits des défunts, 118, 345, 749, voir théories de...
aussi spiritisme ; conservation du passé, Freud, voir Freud (théories) ; Heinroth,
377, 426 ; existence de Dieu, 381, 707, 242-243 ; Ideler, 244-245 ; Janet, 411-
748 ; individuation collective de l’huma 420 ; Meynert, 574 ; Neumann, 245-
nité, 745, 747 ; signification de la vie, 647- 246 ; Nietzsche,299-304 ; Proust, 201.
Index thématique 969
rapport: 107-108, 184-188, 278, 386, 411, 897, 898 ; — de 1848 en Europe, 257-258,
523, 558, 577, 798, 897, voir aussi trans 897 ; — des Jeunes-Turcs, 438, 564, 819,
fert ; 817, 830, 905.
— décrit dans les romans (Hoffmann), Romantisme: 119-110, 229-255, 265, 279,
193 ; — dans l’exorcisme, 185 ; — dans 306-308 ; amour romantique, voir amour ;
l’hypnotisme, 119, 142, 148, 186; — arrière-plan sociologique, 229 ; épigones
dans le magnétisme, 103, 106-107, 108, du —, 246-255, 258 ; médecine roman
136, 140, 143, 146, 160, 180, 185, 215 ; tique, 235, 241 ; philosophie, 232-241,
— dans le massage, 278, 397 ; — dans 581 ; psychiatrie, 241-246, 274, 279, 898 ;
le médiumnisme, 347-348,710,798 ; — traits caractéristiques, 229-232.
de Mesmer à Janet, 184-188 ; — avec les rumeurs (psychologie des) : 715.
schizophrènes, 315, 750 ; voir aussi Russie : 257, 287, 536, 804.
Janet (théories),
réalité : fonction de —, 379, 400-401, 417, sadisme : 327, 549, 604.
579 ; principe de —, voir principes ; — s sagesse : 732-733.
psychiques, voir Jung (théories) ; structure Salpêtrière (hôpital de la) : 53, 123, 127, 365,
de—,401,417-418. 367,375,389,434,457,458,763,767-768,
refoulement: 240, 255, 301, 305, 321, 531- 782, 784, 809, voir aussi Charcot, Freud,
532, 553, 578, 582, 619, 803. Janet, Raymond.
régression : 269,309,319,530,725,733,744, Salpêtrière (École de la) : 123-136, 763-785.
796, 798, voir aussi hypnose (régression « savant » (le) : 260.
hypnotique). scène primitive : 535, 542.
Reizschutz : 548. schizophrénie (ou démence précoce) : 39, 47,
religion : voir aussi Barth, Jahn, Otto, 52, 724, 735, 884 ; théories de ...
Ritschl ; — comme illusion, 273 ; psycho Adler, 639 ; Bleuler, 314-317, 432, 804,
logie de la —, 758-759 ; substituts de la —, 826, 827, 897; Janet, 402-405, 410-
425 ; voir aussi Adler, Freud, Janet, Jung. 411 ; Jung, 546, 755, 812 ; Meyer, 410,
Renaissance : 222-224. 812, 821 ; Minkowski, 875 ; voir aussi
ressentiment : 240, 293, 301-302, 305, 331, Bleuler, Jung.
582. science : caractère destructeur, 260, 303 ;
résistance : décrite par... caractéristiques fondamentales, 81 ;
Adler, 643 ; Freud, 523, 554-555, 643 ; comme corps de connaissance, 258, 259,
Rank, 874 ; Reich, 880 ; 906-908 ; définition, 381-382 ; ère pré
— dans l’exorcisme, 47, 52 ; — dans scientifique, 211, 227-228 ; foi en la —,
l’hypnose, 155, 558.
225, 258-259 ; histoire, 297, 324, 330 ; —
rêves : — archétypiques, 338, 732, 738 ;
comme organisation unifiée, 258,906-908 ;
conditionnement, 338 ; espace onirique,
origine, 258-259, 419, 758 ; — et religion,
340 ; étude des —, 334-342 ; Festival des
—, 58 ; fonctions des —, 341, 525-526, 259, 372.
737-738 ; imagination onirique, 340 ; inter scientisme : 259, 274, 579-580, 831.
prétation des —, 236, 238, 368, 473-476, secret, discrétion : acte de discrétion, 414,
525-526, 556, 737-738, 799, voir aussi 415 ; secret pathogène, 55,78-80,331,560,
Freud (œuvres) ; maîtrise des —, 337-339, 575, 718, 735-736, 782, 897.
704 ; séries de —, 733, 738 ; symbolisme Le Secret de la fleur d’or : 743.
des —, 236, 335-336, 340, 541, 738, 831 ; serfs : 214, 226, 261, 287.
techniques d’investigation, 334; — télé serviteurs : 103, 214-215, 218-220, 282.
pathiques, 619 ; travail du —, 341, 524, sexe (métaphysique du) : 537, 584.
525 ; — thérapeutiques, 66 ; utilisation des sexes (égalité des) : 321.
—, 340 ; théories de... sexualité infantile : 325, 534-545, 568, 868,
Delage, 341-342 ; Hervey de Saint- 905 ; théories de...
Denys, 334, 337,339,737 ; Hildebrandt, Arréat, 333 ; Dallemagne, 330, 521,
340 ; Maeder, 718, 751, 836 ; Maury, 539 ; Debreyne, 325 ; Freud, 469, 475,
334, 336, 338 ; Mourly Vold, 337, 864 ; 520-521, 535-536, 539, 901, 905, voir
Robert, 341 ; romantiques, 234-235, aussi libido, Œdipe (complexe d’) ;
334-335, 340 ; Schemer, 335-336 ; Jung, 714-715, 716-717 ; Lindner, 538 ;
Schnitzler, 498 ; von Schubert, 235- Michelet, 325,539,540,905 ; Moll, 329,
236 ; Silberer, 526-527, 751, 857 ; Ste- 537-538, 793-794, 803-804 ; Rohleder,
kel, 617, 618, 619 ; Volkelt, 340 ; voir 803 ; Stekel, 521, 617.
aussi Adler, Freud, Jung, Nietzsche. sexualité refoulée, 329-332, 542, 570, 577,
révolution : psychologie de la —, 853, 868 ; 779 ; conceptions de Freud, 240, 305 ; voir
— française de 1789, 104, 127, 641-642, aussi Janet, libido, sexuel (déviations
868 ; — industrielle, 221, 256, 261, 276, sexuelles).
Index thématique 971
sexuel : déviations sexuelles, voir aussi homo suicide : 604, 625, 639.
sexualité, théories de... Suisse : 676-678.
Adler, 619, 628 ; Binet, 328, 329 ; Des supériorité (efforts en vue de l’affirmer) : 306,
soir, 332, 537 ; Féré, 329, 794 ; Freud, 629,634-635,646,653,656,657-659,751.
535, 810-811, voir aussi sexualité infan surhomme, voir Nietzsche.
tile, libido ; Herman, 538, 807 ; Janet, surmoi : 180, 236, 553, 563, 907.
374-376, 409 ; Krafft-Ebing, 327, 328, surréalisme : 136, 375, 588, 857-860, 873.
329, 537, 538, 770-771 ; Meynert, 329, Susto : 38-39.
538 ; théologiens moralistes, 326 ; Wei symboles : 66, 178, voir aussi rêves, sexuel ;
ninger, 805-807 ; théories de...
Gustations sexuelles, 244-246, 331 ; ins Bachofen, 250-255, 752-753 ; Creuzer,
tinct —, 239,245,301,305,539, voir aussi 230, 752; Freud, 236, 255, 523-524,
libido ; mysticisme —, 537,584-586 ; psy 541 ; Jung, 688,725,757-758, voir aussi
chopathologie sexuelles, 320-334, 532, Jung (théories : archétypes) ; Riklin,
588, 771, 777, 794, 803, 905 ; sélection, 830-831 ; von Schubert, 235-236.
263, 331-333 ; symbolisme —, 254, 526, « symptômes » : 531, 532, 650.
532, 541-542, 585, 586, 831 ; transcendan synchronicité, voir Jung (théories),
talisme —, 585-586. syndrome d’usure : 276.
sionisme : 679, 695, 789, 791. synthèse : fonction de —, 386, 390,401, 412,
sociale (classe) des malades : 215, 216, 217, 432, 552, 578, 750 ; — psychologique,
218, 220, 649. 411-422.
sociales (classes), voir aristocratie, bourgeoi syphilis : 293, 320, 871.
sie, esclavage, paysans, prolétariat, serfs,
serviteurs. tabou : 36, 37, 53-55, 73,563, 822, voir aussi
social (darwinisme), voir Darwin, darwi Freud (œuvres : Totem et tabou).
nisme. télépathie : 372, 573, 619.
social (intérêt), voir communion humaine témoignage (psychologie du) : 545, 811,
(sentiment de). tendances (psychologie des), voir Janet.
socialisme : 256, 272, 615, 653, 660. tests psychologiques : Binet, 722 ; Binet et
sociétés, voir associations et sociétés, Simon, 380 ; Rorschach, 114, 755, 863-
sociologie (origine de la) : 257, 317-318. 864, 866 ; Szondi, 893-894 ; test des asso
socius : 413, 416, 418, 422, 430. ciations verbales, 315, 344, 686, 710-713,
soi : 236, 430, 431, 690, 691, 727, 749, 751, 724, 725, 732, 755, 812, 821, 907.
754,768, voir aussi archétypes (soi), subli Titanic (naufrage du) : 829.
minal (soi/moi). topographique de l’esprit (conception) : 250,
sommeil prolongé (traitement) : 865. 344, 582.
somnambulisme : — artificiel, voir hypnose ; totémisme : 563-564,830,905,906, voir aussi
— spontané, 142, 151. Freud (œuvres : Totem et tabou).
souvenirs : premiers —, 613, 619, 637, 670, tournant de la vie : 688, 705, 732, 742.
904 ; « — d’une vie antérieure », 146-147, transcendante (fonction), voir Jung (théories),
163, 178, 682, 708-709 ; — écrans, voir transfert : 432, 523, 548, 554-557, 558-559,
Freud (théories) ; — suggérés, voir Bern 573, 643, 737, voir aussi rapport.
heim (théories) ; réminiscences trauma transfert (névrose de) : 43, 48, 274, 556, 558,
tiques, 80, 407, 531, 714, 750 ; voir aussi 560, 592.
Janet (théories). transfert par aimant : 135, 207.
spiritisme : 115-118, 137,150, 179, 197-198, transformisme, voir évolution.
258,310,323,344,346-348,420,425,692, Turquie : 286, 564, 817, 819, 843-844, 852.
706. typologie de : Binet, 722-723 ; Kretschmer,
spiritualiste (philosophie) : 378, 427. 863 ; Reich, 880 ; Rorschach, 863-864 ;
stoïciens : 74, 75, 76, 590, 652, 660, 674. Schnitzler, 499 ; Weininger, 806 ; voir
style de vie : 619, 637, 643, 646, 650, 671, aussi Adler, Janet, Jung.
899.
subconscient, voir Janet (théories). universitaire (vie) : 290-293.
subconscientes (idées fixes), voir Janet (théo
ries). « vapeurs » : 216, 218, 276, 279, 897.
sublimation : 78, 301, 305, 323, 539, 545, victimologie : 673.
557, 582, 893. victorien (esprit) : 284-285, 310, 320, 360,
subliminal (soi/moi) : 345, 349, 770, 783. 536, 543, 801, 835.
suggestion : 121, 183, 636, 903, voir aussi Vienne : 86,287,311,437-439,442-443,465-
psychothérapies ; auto —, 140, 143, 148, 466,599,835, 850, 864,869-870,883-884.
182,198, 207,209 ; — mutuelle, 133,143, virile (protestation), voir Adler (théories).
146, 149. « vision extatique » : 153, 154, 808.
972 Histoire de la découverte de l'inconscù
Yi-king : 743.
yoga : 74,695,743.
Conclusions 897
Imprimé en France
Dépôt légal : mars 1995
N° d'édition : 7554 - N° d'impression : 30421
ISBN : 2-213-59188-1
35-26-9188-02/0
L’aventure commence pour de bon avec Franz Anton Mesmer à
la fin du XVIIIe siècle. L’homme était assez fantasque, peu scrupu
leux, odieux à son entourage. Et l’on a peine à imaginer aujourd’hui
qu’un tel personnage ait pu convaincre tant de malades de la haute
société de le rémunérer aussi largement pour être rassemblés
autour d’un baquet rempli d’eau magnétisée, lui qui s’était aliéné la
médecine officielle. Le secret de sa réussite ? Il guérissait. Certes,
pas tous ses patients, mais bon nombre d’entre eux au meilleur de
sa carrière. Et si le baquet n’y était pas pour grand-chose - pas plus
d’ailleurs que l’orme magnétisé autour duquel le marquis de Puysé
gur, son disciple, soignera plus tard les paysans de Buzancy -, il
contribua bel et bien à mettre en évidence que l’activité psychique
échappe partiellement à la conscience et détermine le comporte
ment des hommes à leur insu.
Il faudra attendre un bon siècle d’expérimentation et de travaux
théoriques contradictoires, bien éloignés de l’aristocratique baquet,
pour que se mette en place le dispositif thérapeutique et théorique
moderne, marqué par les figures de Sigmund Freud, Pierre Janet,
Alfred Adler et Cari Gustav Jung. Mais il ne fait pas de doute que la
psychanalyse, l’analyse psychologique, la psychologie individuelle
et la psychologie analytique procèdent de la même histoire, et que
celle-ci plonge ses racines au siècle des Lumières.
C’est précisément cette histoire que raconte dans cet ouvrage
pionnier, et aujourd’hui classique, Henri F. Ellenberger, médecin
psychiatre et historien des sciences. Littérature, politique, philoso
phie, économie, vie sociale : tous les domaines de l’activité humaine
sont ici sollicités pour mettre en situation l’aventure des explora
teurs de l’inconscient, l’acharnement qu’ils durent souvent déplo
yer pour vaincre l’incrédulité et la résistance des institution? en
place, la fécondité de leurs erreurs, la portée intellectuelle et prati
que de leurs découvertes.
Les voici en leur temps, blessés par les échecs, tout au plaisir de ° 9rap ^ e color'ée de Sigmund Freud entre 1930 et 1935
par Eugénie de Grèce, Collection Jean-Pierre Bourgeron
leurs succès, s’affrontant les uns les autres dans la plus extrême
violence, mais unis par la gloire d’avoir contribué à alléger le
fardeau moral des hommes.
35-9188-0
95-III
295,00 FF TTC