« Pour un monde qui a le malheur de n’être plus chrétien, et pour un monde qui se persuade trop facilement l’être toujours », par le Cardinal Pie

Image Pieuse de Saint Benoît-Joseph Labre
Saint Benoît-Joseph Labre, le saint pèlerin, mort à Rome, le 16 avril 1783, à 35 ans.
Saint Benoît-Joseph Priez Pour Nous.

« A ne considérer que toute une grande portion de l’humanité contemporaine, on pourrait dire, mes Frères, que le détrônement de la chose chrétienne est un fait accompli ; que la face du monde est changée, renouvelée ; que le Christianisme a disparu sans retour, qu’il est vaincu, enterré, remplacé.

Le Christianisme, c’est l’édifice de la grâce s’élevant sur les ruines de la nature. Or, le monde moderne, c’est la nature reprenant fastueusement ce qu’elle appelle ses droits, étalant hautement ses titres, dilatant sans réserve ses moyens d’action et de jouissance. Concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil de la vie : voilà la triple puissance que le Christianisme entend briser. Or, le monde moderne a cassé ce triple anathème ; et, des trois choses renversées par le Christ, il a fait la triple colonne du temple de l’humanité émancipée, le trépied de la chaire où elle trône et d’où elle rend ses oracles.

Prêtez l’oreille à ses enseignements, et vous reconnaîtrez qu’elle a ses dogmes, sa morale, son culte, ses sacrements, ses béatitudes, son ciel, son enfer, qui forment l’exacte contre-partie de tout le système chrétien. Il est vrai, dans ce temple nouveau, tout n’est pas encore harmonie. Au sein de ce vaste naturalisme, il reste des dissensions, des guerres intestines. En face du sensualisme repu qui jouit et qui veut conserver, se dresse le sensualisme affamé qui conspire et qui veut partager. Au-dessus du sensualisme abaissé qui s’arrête et se complaît dans la jouissance animale, s’élève le sensualisme raisonné qui veut devenir une doctrine et prétend à la dignité de l’idée. Conservatorisme [Conservatisme] donc et communisme ou socialisme ; spiritualisme et matérialisme ; libéralisme et despotisme ; déisme même et athéisme : tout cela, comme on le voit, forme un concert assez discordant, et présente la religion moderne sous des noms et des aspects assez divers. Mais enfin toutes ces nuances savent se rapprocher et se fondre ; toutes ces lignes aboutissent dans un cadre commun, toutes ces diversités se relient dans un même symbole, se rencontrent dans un même programme, à savoir, la supplantation de l’élément révélé par l’élément humain, la substitution des droits de l’homme aux droits du Christ et de son Église, le triomphe du naturalisme sur le Christianisme.

Aussi trouve-t-on de toutes parts le même patois sur toutes les lèvres, la même fièvre dans toutes les âmes. Civilisation, progrès, conquêtes de l’humanité ; industrie, spéculation, agiotage; émancipation de l’esprit et de la chair, sécularisation de la loi et du pouvoir : que sais-je ? Complétez un peu cette énumération, et vous aurez tout le bagage de mots, d’idées et d’aspirations qui font un homme de ce temps, véritable antipode de tout ce qui constitue la doctrine, la morale et la discipline chrétienne.

Or, mes Frères, à cette génération qui ne connaît, ne sert et n’adore que la nature, voici que la providence vient opposer un phénomène inattendu. C’est un homme qui foule aux pieds tous les dons, tous les droits, tous les avantages même les plus légitimes de la nature, et qui embrasse volontairement et par vertu le genre de vie le plus opposé à la nature ; c’est un homme qui, prenant les préceptes et les conseils de l’Évangile pour la règle unique de son esprit et de ses actions, abandonne sa famille, son patrimoine, traite son corps en ennemi, épouse la pauvreté, l’abjection, le mépris, et ne vit ici-bas que pour Dieu ; c’est un homme qui immole complètement le sens humain et la prudence de la chair pour n’obéir qu’à la sagesse surnaturelle ; un homme qui prise si haut la virginale intégrité de la foi, la pureté de l’orthodoxie, qu’il ne peut supporter la rencontre d’un hérétique, et qu’il n’hésite point à tripler la fatigue d’un voyage pour éviter de mettre le pied sur une terre protestante.

Et cet homme, que notre siècle serait si enclin à ne pas regarder, à dédaigner, à insulter, voici que, bon gré mal gré, notre siècle est obligé de lui prêter son attention. Car enfin, Dieu s’est encore réservé des moyens de se faire entendre ; sa voix a des accents qui dominent toujours tous les bruits de la terre. Cet homme, méprisé du monde, le ciel lui donne pour auréole, les miracles ; l’Église lui donne pour piédestal, les autels : deux marques de distinction qui réveilleront toujours les esprits même les plus distraits. Cet homme donc est un signe levé contre le siècle qui l’a vu naître et mourir, et contre le siècle qui le voit renaître et resplendir d’une gloire posthume. Il est un étendard déployé contre les doctrines et les tendances de l’une et l’autre époque. C’est un principe de la science que les contraires sont guéris par les contraires. Tout était contesté dans le code moral de Jésus-Christ : voici ce code observé dans sa dernière rigueur. L’Évangile était déclaré absurde, impossible : le voici pratiqué au pied de la lettre. Le remède est proportionné au mal, la résistance à l’attaque. Seigneur tout-puissant, cette fois encore vous aurez choisi ce qu’il y a de plus faible pour confondre ce qu’il y a de plus fort. Le naturalisme, comme un fleuve qui a brisé toutes ses digues, allait engloutir la terre. Un humble serviteur de Dieu s’est levé pour repousser le torrent dévastateur. Benoît Labre a planté sur le sol son bâton de pèlerin ; et le flot s’est arrêté, et le naturalisme a fait un pas en arrière. »

Extrait de : Panégyrique du B. Benoît-Joseph Labre, Arras, 18 juillet 1860, par le Cardinal Louis-Édouard Pie.