Revue jules verne n° 33 | 34

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CENTRE INTERNATIONAL JULES VERNE

LES ARTS DE LA

REPRÉSENTATION

R EVUE J ULES33V| 34ERNE DÉ CE � B RE 2011

20 €



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Directeur de la publication Samuel Savreux Comite permanent Philippe Blondeau Jean–Paul Dekiss Céline  Giton Claude Lepagnez Jean–Yves  Paumier Alexandre Tarrieu Coordination de la revue n° 33 | 34 Philippe Blondeau

Patrice Soulier Auteurs

Marie-Annick Benet Volker Dehs Marie Dekaeke Jean Demerliac Lauric Guillaud Issam Marzouki Gilles Menegaldo Angélique Mottet Jean-Yves Paumier Jan Rychlik

Samuel Sadaune

Isabelle Scaviner

Patrice Soulier Irène Zanot Maria-Pilar Tresaco Belio Claude Lepagnez

Ainsi que Jean Davy Alexandre Tarrieu

Direction éditoriale & graphique Marc Sayous Dépôt légal : février 2012 N° ISBN : 2-901811-50-7 EAN 13 : 9782901811503 Tirage : 550 exemplaires - Prix de vente au public : 20 € Le service de la revue est assuré gratuitement aux adhérents à jour de leur cotisation ainsi qu’aux membres bienfaiteurs. Les opinions exprimées dans la revue n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. © les auteurs, février 2012.

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R evue J ules V erne LES  ARTS  DE  LA REPRÉSENTATION

33 | 34 Second semestre 2011

Fondée en 1996, par Jean-Paul Dekiss

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éditions du

Centre International Jules Verne


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SOMMAIRE

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La Revue Jules Verne - Époque III

Dossier : les arts de la représentation

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Patrice Soulier Les Arts de la représentation

Arts du spectacle

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Jean-Yves Paumier Cirque et chansons Irène Zanot Phileas Fogg chez Orson Welles

41 Isabelle Scaviner Les Tribulations d’un Chinois en Chine 53 Volker Dehs Les Drames du crépuscule Famille-sans-nom

Cinéma 67 Angélique Mottet Méliès et Verne, une histoire de filiations… 85 Jean Demerliac Le Film Jules Verne 99 Gilles Menegaldo Au prisme du cinéma hollywoodien

113 Jan Rychlik Le Mystère du Château des Carpathes

Bande dessinée et animation 127

Issam Marzouki Robur, du roman au ciné-roman


139

Maria-Pilar Tresaco Belio Jules Verne en bandes dessinées en Espagne

153 Patrice Soulier L’Étonnant « anime » de La Mission Barsac

Arts plastiques 173

Samuel Sadaune Peintures verniennes

183 Marie-Annick Benet Léon Benett 197 Marie Dekaeke Quand la sculpture rend hommage

Tiré à part

216 L’Influence aux États-Unis de Lauric Guillaud

226 L'Après 2005 dans le 9ème art de Claude Elouard

Chroniques verniennes

232 Les 1000 yeux d’Alexandre Tarrieu 234 Dictionnaire des personnes citées… Alexandre Tarrieu 236 Le Verne est-il encore vernal ? Claude Lepagnez

Zone critique

244 247

Par Jacques Davy Par Ivar Ch'Vavar

Actualités

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Jean-Paul Dekiss quitte la direction du CIJV Marc Sayous, délégué général du CIJV

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Dans le souci constant de promouvoir l’actualité et la modernité de l’œuvre vernienne, la Revue Jules Verne propose, pour la troisième fois depuis sa création, une nouvelle approche éditoriale. Avec sa couverture, détachée de la figure tutélaire de Jules Verne, la revue prend désormais appui sur les forces imaginaires que l’œuvre elle-même stimule. À l’illustration succède la création artistique moderne, capable de produire une vision singulière de ces forces. Si perpétuer la connaissance de l’écrivain par l’exploration littéraire est bien sûr indispensable, la Revue Jules Verne entend aussi souligner les images vives qu’une telle œuvre suscite au cœur de nos songes, comme le fit Hetzel en son temps. Pour chaque numéro, une ou un artiste – ici Chris Falaise, peintre et photographe – sera donc pris à témoin pour sublimer l’imaginaire vernien et son pouvoir exceptionnel d’inspiration dépassant largement les frontières de la littérature. Par-delà cette invitation au voyage en couverture, une nouvelle ligne graphique vient soutenir la réflexion des auteurs et, nous l’espérons, le confort de nos lecteurs. Par cette nouvelle approche, la passion traverse encore le temps pour proposer un véritable foyer de rayonnement de l’œuvre. Source documentaire, esthétique et littéraire, la Revue Jules Verne est en mesure aujourd’hui de s’imposer comme une conception éditoriale toujours plus soignée et plus attractive.

Le comité de rédaction

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Après ce double numéro consacré aux rencontres biennales de 2011, la revue renouera en 2012 avec les grands entretiens qui ont ponctué son histoire et donnera la parole à une figure de la culture française contemporaine : Régis Debray.


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Dossier thématique

L  e  s   A r t s de la représentation « Chaque image de mon film rappelle une gravure célèbre des romans de Verne »1 , déclarait Karel Zeman à propos de son film de 1958, L’Invention diabolique, projeté en France sous le titre Aventures Fantastiques. Entre 1955 et 1970, le réalisateur tchèque adapta quatre œuvres de Verne, films qui mettent tous en relief ce lien intrinsèque qui attache, chez Verne, le texte à ses illustrations, le récit à l’image. Les artistes, comme Zeman, ne s’y sont pas trompés qui ont permis au corpus vernien d’enserrer dans son réseau tentaculaire, comme le poulpe géant le Nautilus, tous les domaines de la représentation : artistes qui ont su saisir que le texte vernien se révèle un texte en représentation. De la création des Voyages Extraordinaires à nos jours, le texte vernien n’a cessé de se projeter en images : représentations théâtrales, cinéma, bande-dessinée et, avant la télévision, la radio car les drames radiophoniques font, eux-aussi, naître des images : la voix de Phileas Fogg résonne des accents de celle d’Orson Welles, la voix de La Guerre des mondes qui sema la panique en Amérique.

1 Midi minuit fantastique, Entretien avec Karel Zeman, n°15-16, Décembre 1966Janvier 1967.

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C’est que le spectaculaire inonde l’œuvre de Verne, dramaturge, auteur de chansons et de livrets d’opéra. Le récit vernien, débordant d’images, fonctionne sur une urgence dramatique qui en fait un texte qui se prête aisément à la mise en scène : caractère théâtral de l’écriture de Verne qu’anticipent les gravures incluses au cœur du texte.


Face à la multiplication des médias au vingtième siècle, ce caractère lui a permis une étonnante plasticité. Les articles de ce recueil témoignent à quel point l’adaptation de l’œuvre vernienne est protéiforme. Ils démontrent aussi que c’est ce caractère spectaculaire, inhérent aux Voyages extraordinaires, qui fait leur persistance même et leur large diffusion. Le cinéma, puis la télévision, en ont fait une œuvre universellement populaire. Le caractère cosmopolite des regards portés ici sur quelques-uns des Voyages en est la preuve vivante. L’œuvre de Verne traverse les âges, portée par des médias multiples, toujours nouveaux. L’étude de la réception de Verne, à laquelle une grande partie des articles de ce recueil est consacrée, témoigne de l’intérêt sans cesse renouvelé pour ses romans. Mieux, elle suggère que c’est par d’autres médias que le livre imprimé – ou que le roman lui même – que l’œuvre de Verne rencontre ses futurs lecteurs. Je suis heureux de pouvoir présenter, dans La Revue Jules Verne, les actes de ces neuvièmes rencontres, que j’ai vécues pour ma part avec une intensité qu’il m’est difficile de retranscrire. Verniens ou chercheurs de tous horizons, sans distinction de chapelle, ont répondu présents pour offrir, dans la maison de la rue Dubois, des interventions dont chacun pourra juger de la qualité à la lecture de ces textes. Je tiens à remercier les participants pour leur confiance, leur travail et leur esprit d’ouverture, tout comme je tiens à saluer les membres du CA et les personnels du CIJV, ceux de la Maison Jules Verne, ainsi que les éditeurs de la revue, qui m’ont confié l’organisation de ces rencontres et m’ont épaulé de leur conception à leur réalisation effective. Pour ma part, je suis prêt à recommencer l’aventure, afin de fêter conjointement les 150 ans du début des Voyages en 2013 et en 2014, le bicentenaire de la naissance d’Hetzel, l’autre père de cet édifice littéraire qui défie le temps. Patrice SOULIER


ARTS DU

SPECTACLE



Jean-Yves PAUMIER

Chancelier de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire

Cirque et chansons « Riez, mon garçon, riez et chantez tant qu’il vous plaira ! »

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e souvenant sans doute de l’écolier grand animateur des cours de récréation, ou bien encore du jeune homme espiègle et enjoué, l’écrivain des Voyages Extraordinaires a distillé une bonne dose d’humour dans ses romans. Pas étonnant non plus que quelques-unes de ses poésies se transformèrent en chansons et que l’homme de théâtre s’intéressa au cirque ! Allegro, Adagio, Andante… Dès l’enfance de Jules, la musique – et tout particulièrement la chanson – faisait partie de l’univers de la famille Verne. Celle-ci se retrouvait fréquemment au salon pour jouer du piano, réciter des vers et aussi chanter. Jules Verne suivit donc ce parcours artistique, rima et chanta de sa belle voix de « fort ténor ». Des treize chansons dont les partitions nous sont connues1, la plus ancienne date de décembre 18472. Alors intitulée Chanson de Gabiers, avant d’être publiée sous le titre Les Gabiers, cette chanson maritime évoque la séparation d’un matelot d’avec ses proches. Jules dédia la poésie à son frère Paul qui allait s’embarquer vers l’Ile Bourbon comme novice pilotin sur le Regulus. La musique fut composée par son ami nantais Aristide Hignard, inaugurant ainsi une longue

2 Voir le premier carnet de Poésies inédites (1989).

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1 Celles-ci peuvent s’écouter sur le CD des Mélodies inédites de Jules Verne produit par l’Académie de Bretagne et des Pays de la Loire et réalisé par Mirare (2005) : Tout simplement, Au printemps, Notre étoile, Berceuse, Les deux troupeaux, La douce attente, Daphné, Les Gabiers, Souvenirs d’Écosse, Chanson scandinave, Chanson turque, La Tankadère, En avant les Zouaves !


collaboration. Charles Battaille, de l’Opéra-Comique et également Nantais, en fut le dédicataire. Tous trois se retrouvaient à Paris au sein du petit groupe des Onze-sans-femmes, dont les dîners étaient également fréquentés par Victor Massé et Léo Delibes. Certaines chansons se retrouveront dans les romans : la Chanson groenlandaise (ou scandinave) dans Le Pays des fourrures, Souvenir d’Ecosse dans Les Indes noires, ou encore La Tankadère dans Les Tribulations d’un Chinois en Chine, tandis que d’autres apparaissent (sans musique) : refrains militaires dans Hector Servadac, un hymne à la longitude dans Les Mirifiques aventures de Maître Antifer, la Complainte de John Playne dans P’tit Bonhomme, ou encore Lorsque vibre la chanson dans Mathias Sandorf et Le feu follet dans Famille-Sans-Nom. Enfin quelques extraits et réflexions apparaissent au fil des pages pour les besoins de l’action romanesque. Morceaux choisis : « Avec un lien d’or, Qui ne finit qu’à la mort ainsi que le dit une vieille chanson de la Bretagne. » La Chasse au météore « Nell, dit James Starr, chacun de ces îlots a sa légende, et peut-être sa chanson, aussi bien que les monts qui encadrent le lac. » Les Indes noires « Enfin, le dernier coup fut porté par une chanson française que l’illustre Paulus – il vivait encore à cette époque – mit à la mode. Cette machine courut les cafés-concerts du monde entier. Voici quel était l’un des couplets les plus applaudis : Pour modifier notre patraque, Dont l’ancien axe se détraque, Ils ont fait un canon qu’on braque, Afin de mettre tout en vrac ! C’est bien pour vous flanquer le trac ! Ordre est donné pour qu’on les traque,


Ces trois imbéciles !… Mais… crac ! Le coup est parti… Rien ne craque ! Vive notre vieille patraque ! » Sans dessus dessous « Partout dans les grands centres, le monstre devint à la mode ; on le chanta dans les cafés, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les théâtres. » Vingt mille lieues sous les mers Laissons le mot de la fin à Paganel : « Je n’ai jamais été mieux, même dans mon cabinet. Nous menons la vie des oiseaux, nous chantons, nous voltigeons ! Je commence à croire que les hommes sont destinés à vivre sur les arbres. » Les enfants du capitaine Grant En compagnie de joyeux saltimbanques C’est dans Mathias Sandorf (1885) que l’on retrouve ces prototypes de l’humour vernien, les deux saltimbanques Cap Matifou et Pointe Pescade, drôles de colosses et véritables artistes forains, avec notamment la réplique reprise dans le titre de cette communication : « Bien, Pointe Pescade ! répondit le docteur. Nous nous entendrons à merveille, et, par-dessus tout, je vous recommande de ne rien perdre de votre belle humeur ! Riez, mon garçon, riez et chantez tant qu’il vous plaira ! L’avenir nous garde peut-être d’assez tristes choses pour que votre joie ne soit pas à dédaigner en route ! »

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Les deux font la paire, comme il s’en trouve au théâtre ou dans certaines bandes dessinées modernes. Matifou, lutteur tout en force, avait « la poitrine comme un soufflet de forge, les jambes comme des baliveaux de douze ans, les bras comme des bielles de machine, les mains comme des cisailles ». Ce colosse un peu


simplet contrastait avec son partenaire, petit et fluet, mais à l’esprit vif et pratique, qui « paradait, chantait, bouffonnait, amusait le public par ses saillies de pitre jamais à court, et l’étonnait par ses tours d’équilibriste dont il se tirait adroitement, quand il ne l’émerveillait pas par ses tours de cartes ». Et inventif pour attirer les foules : « Entrez donc ! Entrez donc ! Suivez le monde ! répétait en s’époumonant le pauvre Pescade. Vous verrez là ce que vous n’avez jamais vu ! Pointe Pescade et Cap Matifou aux prises ! Les deux jumeaux de la Provence ! Oui… deux jumeaux… mais pas du même âge… ni de la même mère !… Hein ! comme nous nous ressemblons… moi surtout ! » Un équilibriste passe-partout C’est avec Le Tour du monde en 80 jours (1872) que le cirque fait sa véritable entrée dans les Voyages Extraordinaires. Lors du recrutement par Phileas Fogg d’un nouveau domestique, le futur accompagnateur de l’excentrique parieur se présenta ainsi : « Jean, n’en déplaise à Monsieur, répondit le nouveau venu, Jean Passepartout, un surnom qui m’est resté, et que justifiait mon aptitude naturelle à me tirer d’affaire. Je crois être un honnête garçon, monsieur, mais, pour être franc, j’ai fait plusieurs métiers. J’ai été chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin ; puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j’étais sergent de pompiers, à Paris. » En Asie, une circonstance imprévisible met Passepartout en présence d’une affiche salvatrice qui lui permet de sortir d’une fâcheuse impasse : « TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE DE L’HONORABLE WILLIAM BATULCAR — — —


DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS Avant leur départ pour les États-Unis d’Amérique DES LONGS-NEZ-LONGS-NEZ SOUS L’INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU Grande Attraction ! » Il n’en fallait pas plus pour que notre touche-à-tout soit embauché pour remplacer l’un des piliers de cette pyramide humaine plutôt originale et composée d’une cinquantaine de Longs-Nez. « Passepartout entra en scène, et vint se ranger avec ceux de ses collègues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut. Tous s’étendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. Une seconde section d’équilibristes vint se poser sur ces longs appendices, une troisième s’étagea au-dessus, puis une quatrième, et sur ces nez qui ne se touchaient que par leur pointe, un monument humain s’éleva bientôt jusqu’aux frises du théâtre. » L’honorable Batulcar s’étouffa de rage lorsque Passepartout quitta brusquement son poste pour retrouver son maître qui assistait au spectacle, provoquant une rupture qui fit s’écrouler le monument comme un château de cartes. Mentionnons également une autre bête de cirque qui apparaît dans Un capitaine de quinze ans (1878), le prodigieux chien Munito « qui savait lire et écrire et même jouer aux dominos, comme un vrai maître d’école ! ».

« […] j’allai finir la journée au théâtre Barnum. On y jouait un

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Barnum, un cirque à la dimension des romans de Jules Verne Jules Verne fut particulièrement marqué par un spectacle de Barnum à New-York lorsqu’il traversa l’Atlantique sur le Great Eastern en 1867 avec son frère Paul.


drame qui attirait la foule : New York’s Streets. Au quatrième acte, il y avait un incendie et une vraie pompe à vapeur, manœuvrée par de vrais pompiers. De là « great attraction ». Une ville flottante Un personnage très vernien que ce Barnum dont Jules remarqua la signature (avec son adresse) sur le livre des voyageurs lors de sa visite aux Chutes du Niagara. Phineas Taylor Barnum (1810-1891) se lança très tôt dans l’industrie du spectacle forain, n’hésitant pas à exhiber des personnages originaux (comme Tom Pouce ou la Sirène des îles Fidji), et n’étant pas à une supercherie près. En 1871, il crée le P.T. Barnum’s Grand Traveling Museum, Menagerie, Caravan, and Circus. Ce cirque va très vite s’imposer comme « The Greatest Show On Earth » capable d’accueillir dix mille spectateurs assis. Il voyage en train, s’associe à son concurrent londonien Bayley, fait l’acquisition du célèbre éléphant Jumbo et multiplie les tournées aux États-Unis et en Europe.


Barnum est ainsi devenu un personnage familier des Voyages Extraordinaires. Jules Verne le cite d’ailleurs dès 1862, non sans une certaine ironie : « […] le docteur Fergusson passa pour un être purement chimérique, de l’invention de M. Barnum, qui, après avoir travaillé aux États-Unis, s’apprêtait à « faire » les Îles Britanniques. » Cinq semaines en ballon « Je n’ignore pas quelle exploitation des hommes fossiles ont faite les Barnum et autres charlatans de même farine. Chose rare ! Mon oncle jouissait de son vivant de toute la gloire qu’il avait acquise, et il n’y eut pas jusqu’à M. Barnum qui ne lui proposât de « l’exhiber » à un très haut prix dans les États de l’Union. » Voyage au centre de la Terre « Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des corvées inhérentes à l’état d’homme célèbre. Les entrepreneurs de succès voulurent l’exhiber. Barnum lui offrit un million pour le promener de ville en ville dans tous les EtatsUnis et le montrer comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l’envoya promener lui-même. » De la Terre à la Lune « Calistus Munbar3, de New-York, cinquante ans, arrière-petitneveu du célèbre Barnum, actuellement surintendant des Beaux-Arts à Standard-Island, chargé de ce qui concerne la peinture, la sculpture, la musique, et généralement de tous les plaisirs de Milliard-City.

3 Anagramme de Barnum.

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Peut-être a-t-il été dompteur, ce petit-fils de Barnum, ou tout au moins directeur de ménageries ambulantes ? » L’Île à hélice


« Vois-tu, Cornélia, on m’offrirait un engagement, fût-ce au théâtre de M. Barnum, que je refuserais maintenant ! Un soir, au théâtre de Barnum dans le Broadway, où il se trouvait en qualité de spectateur, César Cascabel fut émerveillé du charme, de la souplesse, de la force que déployait une jeune acrobate française dans l’exercice de la barre fixe, Mlle Cornélia Vadarasse. Associer ses talents à ceux de cette gracieuse personne, n’en faire qu’une de ces deux existences, entrevoir pour l’avenir une famille de petits Cascabel dignes de leurs père et mère, cela parut tout indiqué à l’honnête saltimbanque. » César Cascabel Cascabel ! voici le nom qui nous conduit tout droit à Amiens et à son cirque ! Jules Verne et le cirque d’Amiens On comprend un peu mieux pourquoi Jules Verne, tout juste élu conseiller municipal d’Amiens le 13 mai 1888, ne manqua pas de s’intéresser aussitôt au projet de nouveau cirque pour sa ville ! Il y portait déjà un réel intérêt dans son essai futuriste publié en 1875, peu après son installation à Amiens : « En tout cas, à gauche, se dressait un vaste monument de forme hexagonale, avec une superbe entrée. C’était à la fois un cirque et une salle de concert, assez grande pour permettre à l’Orphéon, à la Société philarmonique, à l’Union chorale, à la Fanfare municipale des Sapeurs-pompiers volontaires, d’y fusionner leurs accords. » Une ville idéale, Amiens en l’an 2000 La ville a déjà alors une grande passion pour le cirque. Il était de tradition qu’un spectacle de cirque vienne animer la Foire de la Saint-Jean, place de Longueville (depuis 1845). Pour l’occasion, on y édifiait un bâtiment provisoire, remplacé en 1874 par une structure permanente, toujours en bois. En 1882, Robert Godefroy proposera une construction neuve et permanente, un vœu qui se transformera en décision cinq ans plus tard, avec l’adoption du projet conçu par l’architecte amiénois Émile Ricquier, un élève de


Gustave Eiffel. Cet avocat devenu sous-préfet suggérera ensuite au maire Frédéric Petit de prendre son ami Jules Verne sur la liste des élections municipales suivantes. Lequel ne se fit pas prier pour prendre… le cirque en marche, suivant le chantier et prononçant le discours officiel d’inauguration, le 2 juin 1889 : « Le nouveau cirque est une œuvre d’art que votre administration municipale a voulu doter de tous les perfectionnements de l’industrie moderne. C’est le plus beau, sans conteste, c’est aussi le plus complet par ses aménagements et son outillage qui a été édifié en France et à l’étranger. »

4 « Pour le jeu, pour la lumière » : Jules Verne ne se prive jamais d’une citation latine !

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Il avait en effet fort belle allure, ce monument – « Ad ledem, ad lucem »4 – aux allures futuristes contrastant avec un portique d’entrée inspiré d’un temple antique, pour lequel l’architecte a mélangé subtilement « le style romain et le style de la renaissance italienne ». La modernité avec cet assemblage de fer, de briques, de bronze et de cuivre, une alimentation électrique pour l’éclairage (que Jules Verne avait imposé à la place du gaz prévu) et une cheminée pour la machine à vapeur. L’audace avec cet amphithéâtre, un polygone (16 côtés, 44 mètres de diamètre, 150 mètres de périphérie) sans pilier central, et sa vaste coupole.


Vice-président de la 4ème commission ayant pour objet l’instruction, les beaux-arts, les musées, le théâtre, les fêtes et les dénominations de rues, Jules Verne ne se doutait pas que ce discours et son implication en faveur du cirque feraient couler l’encre de La Picardie, un journal (boulangiste) d’opposition farouchement hostile au maire, qui se fendit d’une chanson intitulée M’sieur Jules Verne dans son édition du 4 juillet 1889 (à chanter sur l’air de Cadet Roussel) : « M’sieur Jules Verne était heureux, Littérateur, homme chanceux Avec Strogoff, Le Tour du monde, Chaque recette était fort ronde. ah ! ah !, ah ! oui vraiment, M’sieur Jules Verne était brillant. Mais hélas ! un jour de guignon, Il fut mordu par l’ambition Il voulait faire un peu de tapage Et devenir un gros personnage. […] Et lorsqu’il fallut tant bien qu’mal Parler du Cirqu’municipal C’est lui qu’eut la vilaine corvée De chanter d’Ricquier la r’nommée. ah ! ah !, ah ! oui vraiment, Il dut trouver l’truc embêtant. » L’écrivain répondit par avance aux critiques, en assurant le public que le ciel ne tombera pas sur lui et en concluant son discours par ces mots : Non ! Il ne croulera pas, et quelle meilleure preuve, quelle plus incontestable garantie en pourrait-on exiger, puisqu’il ne s’est pas écroulé ce soir sous les applaudissements dont vous avez salué son élégante inauguration ! Le premier spectacle du nouveau cirque eut lieu trois jours


après. Il fut donné par le Cirque Rancy, que la ville d’Amiens avait l’habitude de recevoir chaque été. Présent à l’inauguration, son fondateur Théodore Rancy (1818-1892) – fils de danseurs de cordes, et un très court temps menuisier à Nantes – fit beaucoup pour le développement du cirque en France : il géra plusieurs cirques fixes (ou cirques d’hiver) et eut même l’honneur d’offrir un spectacle en Egypte dans le cadre de l’inauguration du canal de Suez en 1869, en présence de l’impératrice Joséphine et du Khédive Ismaïl Pacha. Par la suite, les plus prestigieuses familles du cirque firent étape à Amiens, notamment le Cirque Barnum and Bailey, le Buffalo Bill Circus, le Cirque Jean Houcke, etc. Tandis que le fidèle cirque Rancy évoluait au fil des générations et des reprises. Entre temps, le Cirque d’Amiens a servi de cadre à plusieurs films (Les Clowns de Federico Fellini ou Roselyne et les lions de Jean-Jacques Beineix), tandis que le chanteur Claude Nougaro y a présenté l’auteur de Vingt Mille Lieues sous les mers comme Le capitaine des mots ! Il a également accueilli l’émission télévisée La Piste aux étoiles et son animateur Roger Lanzac (1920-1996). La passion du cirque a conduit ce dernier à se lancer à son tour dans l’aventure : après une éphémère « Piste d’or », il a parcouru la France avec le Cirque Rancy Carrington, le Cirque Jean Richard, avant de faire une dernière tournée avec le cirque Albert Rancy en 1983. En 1986, il est à Nantes pour incarner Jules Verne dans les Fêtes du Carnaval et pour présenter une comédie musicale créée dans le cadre du Festival Jules Verne. Rénové en 2003, l’édifice amiénois a pris désormais le nom de Cirque Jules Verne et accueille le Pôle Régional des Arts du Cirque et de la Rue d’Amiens-Métropole. Il héberge en résidence le Cirque Arlette Gruss et programme également du théâtre, des concerts, de la danse et des événements sportifs.

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Cascabel et Rancy : quand la fiction et la réalité fusionnent ! Jules Verne a donc consacré un livre entier au thème du cirque, César Cascabel (1890), roman dont le titre provisoire était Voyage à reculons. Son héros n’était pas le directeur d’un grand cirque, mais un simple forain avec sa famille, « qui s’exhibait sur les places,


en plein air quand il faisait beau, sous une tente, quand il pleuvait ». Et c’est ainsi qu’il proposait son spectacle itinérant, ayant décidé de quitter l’Amérique pour retrouver le sol natal français. Avec sa Belle-Roulotte pour seul moyen de transport, faisant fi des obstacles terrestres et même maritimes, s’offrant de dériver sur un glaçon pour traverser la mer de Behring ! « FAMlLLE CASCABEL TROUPE FRANÇAISE, RETOUR D’AMÉRIQUE. GYMNASTIQUE, JONGLERIES, ÉQUILIBRISME, EXERCICES DE FORCE ET D’ABRESSE, DANSES, GRÂCES ET SÉDUCTIONS M. CASCABEL, premier hercule en tous genres. Mme CASCABEL, première lutteuse en tous genres, grand prix au Concours international de Chicago. M. JEAN, équilibriste en tous genres. M. SANDRE, clown en tous genres. Mlle NAPOLÉONE, danseuse en tous genres. M. CLOU-DE-GIROFLE, paillasse en tous genres. JACKO, perroquet en tous genres. JOHN BULL, singe en tous genres. WAGRAM et MABENGO, chiens en tous genres. GRANDE ATTRACTION LES BRIGANDS DE LA FORÊT NOIRE pantomime avec fiançailles, mariage, surprises et dénouement. Immense succès consacré par trois mille cent soixante-dixsept représentations en France et à l’Étranger. NOTA : Il va sans dire que le langage parlé étant proscrit de cette pantomime et remplacé par des gestes en tous genres, ce chef-d’œuvre de l’art dramatique peut être compris même des personnes atteintes d’une regrettable surdité.


Pour les facilités du public, on pourra entrer gratuitement. Les places ne seront perçues que lorsqu’elles auront été occupées. Prix : 40 kopeks sans distinction. » La recherche des sources d’inspiration de Jules Verne a permis de trouver des résonances amiénoises bien précises5. En 1888, la presse locale se fait l’écho du spectacle estival du Cirque Rancy : « Cette année, Une Fête au Village donne prétexte à l’exhibition de Cascabel l’homme-caméléon. Le public a fait fête hier à cet artiste original et nous croyons pouvoir affirmer qu’il n’y aura personne à Amiens qui ne tienne à venir applaudir de visu les transformations surprenantes de Cascabel. » Journal d’Amiens du 18 juillet 1888 « Inutile de raconter tout le succès qu’a obtenu ce merveilleux artiste. Par cinq fois successives, il a du revenir devant le public et exécuter de nouveaux tours ; mais à la fin, il est resté court. Il en est de même des bons artistes, et M. Cascabel en est un. Félicitons M. Rancy de cette excellente recrue, qui lui fait le plus grand honneur. » Le Progrès de la Somme du 13 juillet 1888

5 « Les avatars de Cascabel », Volker Dehs, Revue Jules Verne n°3, Un écrivain célèbre et méconnu, 1997.

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« Le doute n’est donc pas permis, le héros vernien a bien existé ! Il a peut-être, à son tour, apprécié son aventure romanesque. La famille Rancy, certainement. Car les deux fils de Théodore Rancy poursuivent l’aventure de leur père après sa mort. Et c’est ainsi qu’Alphonse Rancy (1860-1933) monte en 1898 César Cascabel, une pantomime à grand spectacle en 21 tableaux inspirée du roman de Jules Verne et présentée d’abord à Lyon. Les 25 représentations données à Amiens (du 9 au 29 juillet 1898) connurent un énorme succès dont Jules Verne fut le témoin direct :


Le Maître, qui assistait à la représentation, n’a pas dissimulé sa satisfaction. Il a trouvé, en effet, en M. Rancy un collaborateur scénique merveilleusement inspiré […] » Journal d’Amiens du 11 juillet 1898 Cette boucle inédite entre le spectacle et la littérature illustre la force extraordinaire du romancier, se nourrissant d’un personnage avant de le retrouver transformé par son propre récit. Avec cette étonnante curiosité de la pantomime qui a dû laisser Jules Verne sans voix et sans mots !

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Irène ZANOT

Docteur de recherche à l’Université Roma Tre

Phileas Fogg chez Orson Welles Jules Verne au Mercury Theatre on the Air

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e 23 octobre 1938, à l’âge d’or de la radio, un rendezvous enthousiasmant est proposé aux auditeurs qui aiment Jules Verne : sur les fréquences de la Columbia Broadcasting System (CBS), ils peuvent écouter les aventures de Phileas Fogg, l’imperturbable voyageur du Tour du monde en quatre-vingt jours. Animée par un personnage qui n’a pas besoin lui non plus d’être présenté, Orson Welles, la troupe du Mercury Theatre On The Air donne vie à ce radio drame passionnant et cocasse, où les péripéties du gentleman anglais sont racontées d’une façon tout à fait novatrice. En effet, si le Voyage extraordinaire de 1872 a constitué une source d’inspiration intarissable non seulement pour beaucoup de pièces théâtrales ou pour les arts visuels, mais également pour les mass média, l’émission de Around the world in Eighty Days brille par son originalité ainsi que par sa capacité de demeurer fidèle au texte vernien. Le metteur en scène de Citizen Kane fonde son adaptation sur des techniques nouvelles, tout à fait semblables à celles dont il se servira pour accomplir sa révolution cinématographique ; des techniques qui, comme nous allons le voir, lui permettront de réaliser un drame radiophonique lequel témoigne admirablement et de son génie, et des potentialités recelées dans le roman français. Pour essayer de comprendre en quoi consiste l’originalité de l’émission, nous encadrerons avant tout Around the World in Eighty Days dans le projet du Mercury Theatre on the Air (ce


qui nous permettra aussi de résumer les étapes saillantes de la carrière radiophonique de Welles). Puis, nous exposerons de façon sommaire les caractéristiques du script, alors que les aspects techniques du radio drame feront l’objet d’une analyse plus approfondie. Une large place sera accordée à la musique, véritable atout qui fonctionne non pas comme un simple accompagnement, mais revêt des fonctions stratégiques dans l’économie narrative, comme le démontrera l’écoute de quelques extraits. Des leitmotive significatifs seront un point de départ pour formuler quelques considérations relatives au contenu de l’émission ainsi que pour rapprocher celle-ci du culte Citizen Kane. Enfin, nous nous interrogerons sur une possible identification du cinéaste, qui était un globe trotter formidable, à ce parieur à l’aplomb inébranlable qu’était Fogg ; cette hypothèse nous permettra d’expliquer les raisons profondes de l’attachement de Welles au roman. Lorsqu’il s’embarque, un carpetbag à la main et un haut-deforme sur la tête, dans son tour du monde radiophonique, Orson Welles a vingt-trois ans et est déjà une vedette de ce moyen de communication de masse. Il a débuté dans l’émission « The March of Times » (celle-là même qui est évoquée au début de Citizen Kane) ; incarné l’ineffable « ombre » Lamont Cranston, dont le rire bruyant et la devise « Who knows what evil lurks in the hearts of men ? » ont terrorisé et enthousiasmé des centaines d’adolescents américains des années 30. Il a fait vibrer, par sa voix grave et chaude, les cœurs des aficionados de dizaines de feuilletons, comme le rappelle Richard France1. Son succès était débordant, si bien que Welles n’hésitait pas à se servir de quelques ruses dignes d’un Fogg du XXe siècle pour se déplacer rapidement d’une cabine d’enregistrement à l’autre : louer une ambulance, ou encore se précipiter dans un ascenseur qu’on tenait ouvert exprès pour lui2. Si l’attachement des auditeurs lui valait des cachets considérables, 1 (Richard France, The theatre of Orson Welles, Bucknel University Press, Lewisburg 1977, p. 171-172). Pour une présentation globale de cet aspect de la carrière de Welles, nous renvoyons au chapitre The radio years (p. 171-180), et à Paul Heyer, The medium and the magician : Orson Welles, the radio years 1934.1952, Rowman & Littlefield, Lanham 2005. 2 Voir Orson Welles, Peter Bogdanovich, Jonathan Rosenbaum, This is Orson Welles, Da Capo Press, New York 1998 (1992), p. 11.


le cinéaste manifestait une affection énorme pour cette future « victime de l’inquiétude technologique »3 : la radio, disait-il, est un plaisir privé qui donne une « joie » comparable à celle qu’on éprouve quand on chante dans une baignoire, puisqu’elle assure l’intimité tout comme la liberté expressive4. Peu soumise à la censure, et donc favorable à l’épanouissement artistique de sa personnalité exubérante, en 1937 la radiophonie était en effet devenue pour Welles le lieu où transporter et développer les techniques qu’il avait expérimentées au théâtre, notamment avec sa troupe du Mercury Theatre. C’est la série First Person Singular (le futur Mercury Theatre On the Air) de la chaîne CBS qui avait offert à Welles l’opportunité de s’imposer en tant qu’auteur et réalisateur de radio drames. Aidé du co-fondateur du Mercury Theatre, John Houseman, et de Howard Koch, l’acteur et réalisateur dirige, interprète et adapte pour le « public invisible » de la CBS une série de grands classiques, tels que Treasure Island, Oliver Twist, Dracula. Le choix des sujets, la manière dont les œuvres sont adaptées, les effets sonores: tout concourt à faire de ces émissions une nouveauté absolue pour le panorama de l’époque5. Si bien que le héros du Troisième Homme se vantera (et non sans raison) d’avoir été le premier qui a inventé l’utilisation de la narration à la radio6. Or, le pouvoir de fascination de Around the world in eighty days n’est pas inférieur au charme dégagé par quelques petits joyaux tels que Dracula ou la célèbre adaptation de The War of the Worlds. L’émission s’ouvre par le « Concerto pour piano n° 1, op. 23 » de Tchaïkovski et par un court préambule où Dan Seymour présente

3 Ibid., p. 10. 4 Ibid., p. 18 : « I was happy in it, Peter, the happiest I’ve ever been as an actor. It’s so… what do I want to say, impersonal ? No, private. It’s as close as you can get, and still get paid for it, to the great, private joy of singing in the bathroom ». 5 Nous renvoyons encore une fois aux ouvrages de R. France (op. cit., p. 172-173) et de Paul Heyer (op. cit., p. 46). 31

6 This is Orson Welles, cit., p. 89. À ce sujet, voir aussi Paul Heyer, The medium and the magician, cit., p. 47.


Welles comme le « star and director of the Mercury Theatre »7. Ensuite, notre réalisateur salue les auditeurs en évoquant un tout récent exploit de l’aviateur Howard Hughes, un tour du monde aérien accompli en trois jours : ce voyage, commente-t-il, ne demeure pas moins « incroyable » que les « tentatives » de Phileas Fogg8. Capturé par le ton assuré et nonchalant de Phileas Fogg (un Orson Welles à l’accent anglais qui se définit comme « a man of simple tastes, without relatives or friends ») et amusé par la voix criarde du français Passepartout (qu’Edgar Barrier transforme en une véritable macchietta), le « public invisible » est bientôt entraîné dans un drame radiophonique où l’humour alterne avec des moments de véritable suspense. En effet, si les premières scènes répondent à des fonctions introductives, l’élément de l’enquête vient bientôt soutenir l’action : conformément à la démarche narrative typique des films de Welles, celle-ci procède par bonds et est racontée sous plusieurs points de vue. Certes, en cela le travail d’adaptation était facilité par la structure du roman, qui non seulement foisonne en dialogues, mais se construit comme une sorte de « jeu de l’oie » ; ce qui permet de condenser en 57 minutes une action riche en événements et en changements de décors. Remarquons enfin que le script est à peu près une traduction mot à mot des pages du Tour du Monde en quatre-vingt jours, que les auteurs résument et mêlent grâce à un excellent découpage, pour le dire en des termes cinématographiques9. 7 En fait, comme le souligne Paul Heyer, si Welles était incontestablement la vedette de ces émissions, l’expérience du Mercury Theatre on the Air était le fruit d’un travail en équipe : « He would be the program’s centrepiece, its producer, director, writer, and star – at least this is the way things would be sold to the public. In reality, save for playing the lead and directing, he would have considerable help with other tasks. Houseman, as it turned out, was apportioned a lion’s share of the production and writing labors. Davidson Taylor of CBS would serve as executive producer. » (ibid., p. 46). 8 Puisque la présente communication s’accompagnait de l’écoute de quelques extraits, nous invitons le lecteur à écouter l’émission sur le site http://www.mercurytheatre.info/ ; dans les notes, nous indiquerons les minutes du radio drame auxquelles nous ferons référence. Nous accompagnerons ces indications de la transcription du script du radio drame (source : http://www.genericradio.com/ show.php?id=MTExMjY3ODIzNw1). 9 Pour une analyse des aspects techniques de la révolution cinématographique accomplie par Welles, voir André Bazin, Orson Welles ; précédé de Welles et Bazin par François Truffaut, Cahiers du cinéma, Paris 1998 (éditions du Cerf, 1976).


Cela n’empêche pas que les solutions adoptées par Houseman et Welles soient vraiment remarquables, d’autant plus qu’elles tiennent constamment en éveil l’attention des auditeurs. Les interprètes évitent les temps morts qui ne sont pas expressément demandés par le script, ou bien, ils parlent en même temps, « comme les instruments d’une partition »10. Et s’ils se taisent, c’est pour que l’un des narrateurs puisse prendre la parole et livrer son commentaire émotif sur les faits qu’il relate. Cette alternance de voix provoque chez le public un passage continuel d’un état d’âme à l’autre : par exemple, on passe du calme légèrement ironique d’Orson Welles-Phileas Fogg, qui garde son sang froid face aux retards de dernière minute et aux adversités du destin, aux pathos surexcité de Passepartout, qui ponctue ses discours d’interjections et de petits cris hystériques. Il est intéressant d’observer que Fogg joue le rôle du narrateur une seule fois, lorsqu’il résume par son carnet les événements qui se déroulent entre l’arrivée à Medicine Bow et le moment où il rate le paquebot Chine. Cela s’explique par la prépondérance que Welles, dans son esthétique, accordait aux « scènes émotionnelles », comme le rappelle François Truffaut11. Aptes à émouvoir et à faire frémir le public, celles-ci sont dans la plupart des cas jouées par les acteurs, ou bien, elles sont narrées par l’hypersensible Passepartout12. Une place à part doit être faite à un personnage clé, le detective Fix, auquel Ray Collins prête une voix proche de celle typique des méchants d’Hollywood. Plus machinal que Fogg lui-même, l’inspecteur de Scotland Yard non seulement prend le relais d’un personnage secondaire, sir Francis Cromatry, mais il se charge de synthétiser nombre de scènes « informatives » en les « fixant » sur le télégraphe, dispositif auquel le ton métallique de sa voix finit par l’assimiler. En vérité, le cliquetis du télégraphe n’est pas le seul bruit qui résonne dans l’émission. Les sifflements de train et les sirènes

11 Ibid., p. 18. 12 Voir les passages correspondant aux minutes 0:50:00 - 0:50:53.

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10 François Truffaut, Welles et Bazin, in André Bazin, Orson Welles, cit., p. 19 : « Ici, dans Kane, nous avons un film où les voix comptent autant que les paroles, un dialogue qui laisse parler tous les personnages en même temps, comme les instruments d’une partition, avec des phrases inachevées comme dans la vie ».


de brume ponctuent les départs et les arrivées du couple FoggPassepartout ; de même, le teuf-teuf ou le bruit de la locomotive accompagnent comme une basse continue le voyage des personnages, qui s’enrichit aussi de coups de feu retentissants. Mais cette adaptation est avant tout un véritable triomphe de carillons et de tic-tac : ceux-ci contribuent à souligner le thème de fond (l’écoulement du temps) et à cadencer les pas de cette « véritable mécanique » qu’est Fogg. Last but not least, ce procédé crée des moments riches de suspense, comme le démontre le compte à rebours des membres du Reform Club ; scandé tout simplement par le bruit du balancier de la pendule, ce dénouement rend pleinement justice au coup de théatre final13. Aussi le radio drame se montre-t-il en parfaite harmonie avec l’ouvrage de Verne, où foisonnent les références aux horloges, aux montres et aux pendules. Toutefois, cette utilisation savante du bruitage ne saurait suffire à expliquer l’enchantement qui se dégage de notre adaptation ; car si la troupe du Mercury Theatre On the Air était un « superbe orchestre », c’est grâce aux bandes sonores de Joseph Hermann que la merveille de ces émissions se produisait14. Fondant les voix multiples des personnages dans une polyphonie ravissante, l’accompagnement musical d’Hermann scande le rythme de l’action, signale ses différentes étapes ainsi que les changements de décors. Ce n’est pas par hasard si le début de l’aventure se fait sur un air de marche : annoncée par des percussions et des cordes en pizzicato, qui se superposent au son d’un basson, la présentation de Fogg suggère l’idée d’un temps qui s’écoule d’une façon régularisée et bien mesurée, voire rigide ; un temps cosmique, pour reprendre l’analyse de François Raymond et ses observations sur la « mécanique céleste » de Fogg15. Cet effet quelquefois bouffon est ensuite modifié par l’adjonction d’autres 13 Nous renvoyons aux minutes 0:52:30 - 0:53:13. 14 C’est Joseph Herrmann lui-même qui comparait les acteurs du Mercury Theatre à un orchestre (voir François Truffaut, Welles et Bazin, cit., p. 17). Comme le dit Paul Heyer, le compositeur avait recours à « the full orchestra for every musical moment in favour of employing whatever combination of instruments would achieve the appropriate auditory complement » (op. cit., p. 49). 15 Voir François Raymond, L’homme et l’horloge, in Touttain Philippe, Jules Verne, Editions de l’Herne, Paris 1974, p. 141-151. Les passages auxquels nous faisons référence correspondent aux minutes 0 : 01 :47- 0: 02 :48 de l’émission.


instruments à vent. La clarinette, par exemple, exécute en tempo presto le thème par lequel Fogg annonce le début de son tour du monde, évoquant ainsi l’image d’une véritable course contre l’horloge16. Au contraire, le hautbois ralentit le rythme et apporte une touche exotique qui s’avère tout à fait indiquée aux scènes situées en Inde. Hermann se sert aussi de quelques instruments à percussion qui créent une atmosphère hypnotisante : l’idiophone, qui rythme la négociation entre Fogg et le propriétaire de l’éléphant Kiouni17 ; ou encore, des coups de grand caisses, qui retentissent lors de l’épisode du défilé du cortège funèbre. Narré par Fix sur un ton inquiétant et quelque peu morbide, le sauvetage d’Aouda se fait sur le fond des dissonances qui se mêlent à des lamentations confuses : l’effet est sinistre, voire angoissant18. D’autres moments saillants de l’action sont caractérisés par une admirable combinaison de voix, bruitage et musique. On peut penser au cri d’un crieur de journaux, « Extry ! Extry », qui se greffe sur la marche initiale pour annoncer le malentendu sur l’identité de Fogg ; ou encore, au cliquetis du télégraphe et aux roulements de tambours, qui s’ajoutent à des notes de clairon et de trombone, lorsque Fix résume les événements. Ce vacarme donne lieu à un crescendo entraînant, qu’une interruption publicitaire coupe brusquement19. Effectivement, ces fusions ne sont pas rares dans l’émission. Dans l’épisode de l’emprisonnement de Fogg, un morceau musical formidable unit une mélodie mélancolique, exécutée par un hautbois, à des dissonances de fond créées par les instruments à vent ; entre-temps un Passepartout désespéré s’interroge sur le sort de son maître. Le coup d’un gong et le refrain « Extry ! Extry » viennent ensuite boucler l’action, créant 16 Voir les minutes 0:10:22 - 0:11:09 : « FOGG: Passepartout, it is the second time that I have called you. PASSEPARTOUT: But it is not midnight, Monsieur! I do not expect you- FOGG: -I know it. And I do not find fault with you. Prepare yourself. We leave in ten minutes. No trunks are necessary; only a carpetbag. [...] PASSEPARTOUT: But FOGG: -Yes ? PASSEPARTOUT: Monsieur is thinking of leaving home? FOGG: Yes, Passepartout. We are going around the world ». 17 Voir les minutes 0:19:29 - 0:20:30. 19 Ce sont les minutes 0:27:30 - 0:28:47 qui se chargent de résumer toute une série d’événements se déroulant aux chapitres XV-XXVII du Tour du monde en quatre-vingt jours...

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18 Nous renvoyons aux minutes 0:21:59 - 0:23:27.


ainsi une sensation de défaite qui est soulignée par le tic-tac de l’horloge, ainsi que par la voix chaude d’Aouda et par un soupir de Passepartout. Cette impression, toutefois, s’évanouit subitement : le claquement d’une porte signale la reprise de l’action, laquelle est en effet relancée par un Fix anxieux de délivrer l’innocent20. Un procédé semblable caractérise aussi la scène qui s’ensuit. Résumée encore une fois par la voix émue de Passepartout, la dernière course contre le temps de Phileas Fogg est en effet accompagnée du thème musical principal, auquel s’ajoutent le bruit de la locomotive et le carillon de la pendule : la marche par laquelle l’émission s’était ouverte vient enfin sceller la débâcle apparente du gentleman, qui commente tout simplement : « I’ve lost ! »21 Les extraits que nous venons de commenter nous permettent de formuler des considérations intéressantes sur les choix opérés dans le script de Around the World in Eighty days. Avant tout, nous observerons que l’utilisation constante d’effets sonores transforme en de véritables personnages les paquebots et les trains ; ce qui atteste que Welles et Houseman ont été très attentifs à préserver l’essence de ce véritable « hymne » aux moyens de transports modernes22 qu’est Le tour du monde en quatre-vingt jours. Cependant, d’autres thèmes deviennent le pivot de cette adaptation, des thèmes qui concernent et le rôle joué dans l’époque moderne par les nouveaux moyens de communications, et, parallèlement, les conséquences du développement de la société capitaliste. « La terre a diminué / The world has grown smaller » : si dans les années 1870 Verne, comme le dit William Butcher, chantait le « rétrécissement de l’espace » en reliant ce phénomène 20 Cette séquence est résumée aux minutes 0:40:29 - 0:42:07 : « FIX: -You are really Phileas Fogg? FOGG: (not comprehending) Y-yes sir? FIX: Then with this warrant, in the name of the Queen, I arrest you. (…) SFX: DOOR OPEN/CLOSE FIX: (yelling from off mike) Mr. Fogg! Mr. Fogg! Auoda! Passepartout- PASSEPARTOUT: (angrily) What is it, scoundrel FIX: (breathless at mike) I have made a mistake! A terrible thing! Quickly, quickly, come with me hurry! Or your master will be ruined!!! ». 21 Les dernières péripéties du voyageur Fogg sont narrées aux minutes 0:42:22 - 0:42:48. 22 Nous empruntons l’expression à Jean Chesneaux, Le tour du monde en quatrevingts jours. Notes de lecture, in Jules Verne I : le tour du monde, F. Raymond éd., Minard, Paris 1976, p. 11-20 (p. 11).


à la possibilité toute nouvelle de se déplacer en des temps rapides d’un lieu à l’autre23, le public d’Orson Welles était en proie à d’autres émotions. Car, avec l’avènement de l’ère technologique, il n’y a même plus besoin de bouger pour connaître le globe : il suffit de lire la presse ou d’allumer la radio pour savoir ce qui se passe de l’autre bout du monde ; de même, il suffit d’aller au cinéma pour expérimenter de près la sensation de dépaysement qu’éprouvent les lecteurs des aventures de Fogg lorsque le héros visite des paysages exotiques ou des terres éloignées. Certes Jules Verne, nous l’avons déjà souligné, avait eu cette intuition ; la référence aux titres et aux débats qui animaient la presse, voire l’insertion dans le tissu narratif d’extraits tirés de journaux anticipe en quelque sort des mécanismes qui seront typiques de l’époque des mass media, ainsi que les déformations que ces derniers ont inévitablement produites (manipulation de l’opinion publique, altération de la vérité, dépersonnalisation de l’homme, qui est assimilé à un titre de bourse)24. Rien de surprenant alors si le réalisateur de ce tableau cynique du monde de la presse qu’est Citizen Kane, donnera le maximum d’importance non seulement au dispositif dont Fix se sert pour mener sa chasse à l’homme, le télégraphe, mais surtout au tamtam des journaux, qui s’avèrent les protagonistes incontestables de ce radio drame. Comme il arrivait dans le roman français, ces derniers déclenchent l’action, puisque l’idée d’un tour du monde dans un délai déterminé naît exactement de la lecture d’un article de journal (et remarquons, en passant, que cette trouvaille met en abyme la genèse du livre lui-même, comme le rappellent les 23 William Butcher, Préface à Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, édition présentée, établie et annotée par William Butcher, Gallimard, Paris 2009 (p. 9-10).

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24 Voir le Tour du monde en quatre-vingts jours, chapitre V Dans lequel une nouvelle valeur apparaît sur la place de Londres : « Aussi, non seulement les divers membres du Reform-Club établirent-ils des paris considérables pour ou contre Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. On en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la place de Londres. On demandait, on offrait du « Phileas Fogg » ferme ou à prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq jours après son départ, après l’article du Bulletin de la Société de géographie, les offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa. On l’offrit par paquets. Pris d’abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu’à vingt, à cinquante, à cent ! » (op. cit., p. 61).


critiques verniens)25. De nombreux éléments renforcent cette affirmation : le cri poussé à tue-tête « Extry ! Extry ! » (expression désignant une édition spéciale) ; la liste des quotidiens que Fogg passe journellement en revue ; le discours de Stuart, qui, d’un ton flegmatique, évoque la bataille journalistique qui se déchaîne le lendemain du pari ; ou, enfin, la conversation avec le conducteur du train qui s’arrête à Kholby (qui devient Osaga dans l’adaptation radiophonique). C’est à cette occasion que Fogg-Orson Welles s’heurte matériellement aux mensonges de la presse26. Le parallélisme avec Citizen Kane peut être poussé plus loin. Comme on le sait, ce scénario entraîne les spectateurs dans l’univers des ploutocrates américains des années 30 et 40, qui imaginaient que l’argent peut tout offrir et conférer automatiquement un rang dans la société. Or, la trame du Tour du monde reflète à la perfection ce diktat imposé par l’« Occident du capitaliste ascendant », comme l’observe Chesneaux27, et ce trait ne passe pas inaperçu dans notre adaptation. La circulation des banknotes va de pair avec le flux temporel pour Fogg-Orson Welles, qui est toujours aux prises avec les négociations, toujours prêt à avoir recours à son « carpetbag » pour gagner sa course contre le temps. L’utilisation du terme (qui remplace « bag », le « sac » du roman de Verne) s’avère elle aussi très significative : désignant à l’origine le sac fabriqué en tissu de tapis des commerçants nordistes, cette locution du slang est un synonyme pour indiquer un politicien cherchant fortune. Tout cela ne manque pas d’évoquer Kane, qui, comme le savent les fans de Welles, se servira de l’immense 25 Voir Daniel Compère, Le jour fantôme, in Jules Verne 1, p. 31-51 (rappelons en passant que Verne tira l’idée du jour gagné de Three Sundays in a week, écrit par son maître Edgar Allan). 26 Voir le dialogue qui se déroule aux minutes 0:18:30 - 18:44 : « […] -The papers were mistaken sir. (as if reciting from a memo) «From Osaga to Allahabad, the tracks are not finished. Passengers must be otherwise transported» ». 27 « Au fond, si le Tour du monde est un hymne à la toute-puissance de la machine à vapeur et du cheval-vapeur, que ce soit entre des rails ou sur les flots, le contrôle de ces machines appartient à ceux qui possèdent l’ARGENT […] Avec les chemins de fer et les vapeurs qui permettent à Fogg de gagner son pari, avec son sac de bank-notes sans lequel il ne pourrait tirer parti du progrès technique, c’est tout l’Occident du machinisme moderne et du capitalisme ascendant qui crie son orgueil d’être ‘européen’, et qui étend son contrôle à la surface de la planète – ou du moins croit naïvement qu’il pourra le faire sans encombres » (Op. cit., p.20).


fortune accumulée par son journal, The Inquirer, pour essayer de se faire élire gouverneur. Contenant en germe quelques thématiques cruciales pour le cinéaste, le Tour du monde fait l’objet d’une véritable passion chez celui-ci ; si bien que l’artiste adaptera le roman au théâtre et à la télé. On pourrait se demander si cette affection est due à une identification du cinéaste au gentleman anglais, d’autant plus que quelques repères biographiques sembleraient confirmer cette hypothèse. Car non seulement les parents de Welles ont conçu l’enfant pendant qu’ils faisaient un tour du monde ; mais M. Richard Welles répéterait l’expérience avec son fils, l’emmenant entre autres en Chine28. De fait, l’artiste, qui continuerait sa carrière de globe-trotter tout au long de sa vie, comme l’attestent ses biographes, porte un jugement négatif sur Fogg : il le définit comme un « philistin, le conformiste le plus grand de tous les temps »29. De plus, à la fin de l’émission, Welles se montre déçu par le happy ending : « We of the world who can’t read timetables, wind watches or get out of bed, we for whom traffic jams were made and for whom the alarm clock never rings […] Phileas Fogg made it and is lost to us », commente-t-il avant d’avouer qu’il n’a rien compris à la ruse qui permet à ce « faux voyageur » de gagner son pari. Ce très amusant Around the World in Eighty Days recèle de véritables surprises pour les fans de Welles et pour les lecteurs de Jules Verne : ceux-ci goûtent une adaptation brillante, laquelle laisse intouchée la substance du roman tout en lui donnant le charme des films d’Hollywood. L’enchantement se produit aussi grâce à la bande sonore, que Welles (le plus « musical » des cinéastes, comme l’a défini François Truffaut)30 harmonise parfaitement au script. Qui plus est, le radio drame focalise deux thèmes centraux dans le roman de Verne : l’évolution du capitalisme et le pouvoir de la presse. À bien y regarder, cela n’est pas trop surprenant, si l’on pense à l’émission qui suivrait Around the World in Eighty Days : l’énorme canular de The war of the worlds. 39

28 Pour une biographie de Welles, voir entre autres Barbara Leaming, Orson Welles, a biography, Limelight editions, New York, 1995. 29 O. Welles, P. Bogdanovich, This is Orson Welles, p. 112. 30 Op. cit., p. 30.



Isabelle SCAVINER

Doctorante en Arts du spectacle | Université Caen Basse-Normandie

Les tribulations d’un Chinois en Chine Adaptation théâtrale d’après le roman de Jules Verne par Claude Farrère et Charles Méré à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931

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1 Pierre Frondaie, poète et auteur dramatique français, 1884-1942. 2 Paul Gsell, Gémier, le théâtre, Paris, Grasset, 1925, p.148.

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’est autour de Firmin Gémier, metteur en scène emblématique des années vingt, que les noms de Claude Farrère et de Charles Méré s’étaient déjà croisés au cours de mes précédentes recherches sur le répertoire théâtral de la Grande guerre. Le metteur en scène et directeur de théâtre avait décidé de monter et de programmer au Théâtre Antoine La Bataille de Claude Farrère (1909) adaptée à la scène par l’un de ses principaux adaptateurs, Pierre Frondaie1. Les répétitions de cette pièce commencèrent au début de la guerre, mais furent interrompues par la censure : « le spectacle de cette “bataille� paraissant incompatible avec ce qui se déroulait ailleurs “pour de vrai�, et de même “tragiquement incompatible� avec la situation diplomatique »2. Le projet fut reporté, et la pièce ne vit le jour que le 18 mars 1921. Moins d’un an auparavant, la pièce pacifiste de Charles Méré, La Captive fut créée dans ce même théâtre sous la direction de Firmin Gémier le 21 janvier 1920. D’autres faits que celui-ci rapprochent les deux auteurs, notamment leur carrière militaire ainsi que la ville de Toulon, ville


natale de Charles Méré (né en 1883) et port d’attache de Claude Farrère (né en 1876) : « lorsqu’il était élève au lycée de Toulon, M. Charles Méré apercevait parfois, dans la ville, la silhouette élégante du lieutenant Bargone qui commençait d’être Claude Farrère et avait déjà sous son grand front les magnifiques images d’Orient que sa plume transformait en roman. Aujourd’hui la collaboration du lycéen devenu homme et du lieutenant devenu romancier fait vivre toute une troupe d’acteurs. »3 Charles Méré est un auteur et critique dramatique, président de la SACD au moment de la collaboration des deux hommes. Claude Farrère est à l’initiative de l’adaptation des Tribulations, Charles Méré confessant dans un entretien ne pas connaître le roman de Jules Verne avant que Claude Farrère ne le sollicite sur ce projet.4 S’il connaît mal l’œuvre de Jules Verne, il n’en est pas à son coup d’essai dans l’exercice d’adaptation de textes pour la scène. Il a entre autre coadapté avec Henri Frescourt5 les derniers chants de l’Odyssée d’Homère en 1909 – Le festin du Roi6 – et L’Ingénu7 de Voltaire en collaboration avec Régis Gignoux8 en 1913. Charles Méré affirme avoir retrouvé tout entier, en écrivant Les Tribulations, le plaisir que lui procura l’adaptation scénique de l’Ingénu de Voltaire. Le conte de Voltaire et le roman de Jules Verne entretiennent, semble-t-il, quelques parentés, notamment dans le recours à l’exotisme pour diffuser une satire des mœurs de la société de leur temps, et partagent surtout une dimension philosophique et ontologique. Après-guerre, Claude Farrère s’essaie à l’écriture dramatique avec La veille d’armes. Il semble qu’il pense depuis un certain temps à adapter Jules Verne, séduit par la façon dont « il a parlé de ce grand pays [l’Indochine] avec une

3 Didier Daix, critique dramatique et cinématographique Ciné-mondial, L’Ecran français, article du 17 mai 1931. 4 Charles Méré, lors d’un entretien avec le journaliste Didier Daix « Je ne connaissais pas Les Tribulations. J’ai lu pour la première fois ce roman lorsque C. Farrère me proposa de collaborer avec lui. », 17 mai 1931. 5 Henri Frescourt, journaliste, écrivain et réalisateur français, 1880-1966. 6 Charles Méré, et Henri Frescourt, Le Festin du Roi, Grasset, Paris, 1909. 7 Charles Méré et Régis Gignoux, L’Ingénu, Librairie théâtrale, Paris, 1921. 8 Régis Gignoux, auteur et critique dramatique rencontre Méré à Paris-Journal.


9 Didier Daix, 17 mai 1931. 10 Émile Vuillermoz, Excelsior, 24 mai 1931. 11 Jules Delini, Comœdia, 23 mai 1931.

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grande érudition et une exactitude absolue ».9 L’idée se concrétise suite à un séjour à Nantes où Claude Farrère fait la rencontre du compositeur Guillon-Verne, neveu du romancier, et, lui faisant part de son désir d’adapter Jules Verne à la scène, celui-ci se montra enthousiaste et collabora sur le projet en composant la musique de scène. Restait à Claude Farrère à « trouver un vieil homme de théâtre, bien rompu au métier. […] Tout de suite j’ai pensé à Charles Méré. Nous avions bien en lui l’écrivain dramatique qui trouve les situations les plus scéniques et sait en tirer les plus logiques effets, avec sa collaboration j’étais tranquille. Méré a apporté à ce projet sa dextérité d’homme de théâtre habile à découper cinématographiquement le plus complexe des romans. »10 À cette période, Charles Méré n’écrit qu’occasionnellement pour le théâtre, ayant abandonné dès la fin des années vingt l’écriture dramatique au profit de la création cinématographique où il multiplie les fonctions : scénariste, dialoguiste, et aussi producteur. Concernant l’adaptation des Tribulations, je parlerais volontiers d’un travail de « découpage », de « montage » d’épisodes, termes qui renvoient à la technique cinématographique, d’où résulte un feuilleton théâtral en trois actes et quinze tableaux : la structure du roman de Jules Verne ne tendrait-elle pas à générer ce type de réécriture, de transposition, de réponse artistique ? À la question posée par un journaliste « Et vous avez suivi le roman ? » Claude Farrère répond : « Tout, tout. Sous la fantaisie et l’invention, nous trouvions une œuvre d’une grande portée philosophique. »11 On connaît l’histoire : dans la Chine de 1860, le neurasthénique Kin-Fo annonce à ses amis son choix de se marier afin, espère-t-il, de rompre la monotonie du cours de sa vie. C’est en définitive son ami Wang le philosophe qui par ses stratagèmes, l’éveillera au plaisir de vivre et d’aimer. Méré et Farrère ont accordé au domestique Soun une place centrale dans leur pièce, l’inscrivant dans la droite lignée des valets de comédie du siècle des Lumières, formant avec son maître Kin-Fo un duo maîtrevalet proche de ce qu’on peut trouver chez Marivaux ou chez Lesage. Le célèbre metteur en scène André Antoine note dans sa


critique de la pièce que les deux auteurs « ont même pu se servir sans retouches de quelques parties dialoguées du livre »12. Ils ont cependant dû faire des choix dramaturgiques et des suppressions. Aussi, le critique Robert Kemp du journal Liberté regrette certains éléments du roman : « les impressions touristiques de cette Chine de fantaisie […] et mille notations ethnographiques si amusantes ! On savoure moins lentement, moins voluptueusement au théâtre que dans le livre le diner offert par Kin-Fo à ses jeunes amis. […] La chair du roman se dessèche, il ne reste plus que les os. On a également écarté des épisodes mémorables, comme la plongée de Kin-Fo et de sa suite dans le golfe de Petchili ou encore la bataille contre le requin… […] la mise en scène remplace, de son mieux, la prose narrative. »13 L’intérêt de cette adaptation n’est pas littéraire mais réside dans la mise en perspective de sa représentation à travers l’étude de son contexte de création et celle de sa mise en scène. Au moment de la programmation des Tribulations d’un chinois en Chine sur la scène du Théâtre Sarah-Bernhardt, l’évènement qui retient l’attention des journaux est l’exposition coloniale. La « plus grande France », la France impériale, est mise à l’honneur au Parc de Vincennes de mai à novembre. Catherine Hodeir et Michel Pierre, auteurs d’un livre sur l’Exposition Coloniale Internationale et des pays d’Outre-Mer de 1931 résument par ces mots l’évènement : « manifestation éphémère, site de constructions conçues pour disparaître, espace de l’illusion et de l’imaginaire. »14 Des millions de visiteurs vont se succéder, enthousiastes à l’idée d’effectuer, comme l’affirment les annonceurs, « le tour du monde en une demi-journée »15 en référence au roman de Jules Verne. Le but de cette manifestation de grande envergure – pilotée par le Maréchal Lyautey – est de souligner pour le grand public, de façon ludique et divertissante, l’importance économique et stratégique des colonies et d’exalter une certaine fierté de l’homme blanc devant le spectacle des peuples issus de ces continents lointains et pourtant « domestiqués » par lui. Instruire et distraire sont les enjeux de cette exposition. 12 André Antoine, L’Information, 26 mai 1931. 13 Robert Kemp, Liberté, 25 mai 1931.. 14 Catherine Hodeir et Michel Pierre, L’Exposition Coloniale, 1931, éditions Complexe, 1991, p.7. 15 Ibid, p.14.


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Vincennes est une fête permanente, colorée, où les indigènes occupent une place centrale. Figurants d’une « comédie indigène », ils sont eux-mêmes mis en scène, plantés dans des décors où s’entremêlent la reconstitution, le pastiche, la féérie, l’exotisme plus ou moins vulgaire et le didactisme. Le Commissariat général de l’Exposition propose au Théâtre du Petit Monde – situé dans le parc – une programmation de spectacles d’inspiration coloniale dont des pièces aux titres évocateurs comme : La féérie africaine, Le monde colonial qui danse et qui chante, Les nuits coloniales, L’adieu aux colonies, etc. Le spectacle n’a pas lieu exclusivement à Vincennes, durant l’été 1931 une grande quantité de manifestations culturelles (ballets indigènes, concerts, démonstrations diverses) se déroulent au cœur de Paris et attirent une foule nombreuse. C’est dans ce contexte qu’est présentée la pièce Les Tribulations d’un chinois en Chine. Claude Farrère prête certes un intérêt particulier aux récits de Jules Verne, intérêt lié à son parcours personnel de voyageur et d’écrivain, mais le choix des Tribulations prendra un tour nettement plus stratégique. Le recours à Jules


Verne, auteur connu et populaire, n’est pas tout à fait désintéressé : adapter Jules Verne, c’est s’assurer une part d’audience, une part de public, des gens susceptibles d’emmener leurs enfants ou leurs petits enfants au spectacle. La pièce est programmée au Théâtre Sarah Bernhardt dont les directeurs messieurs Vincent et Emile Isola ont la réputation d’être des Producers ou encore selon l’expression du journaliste Louis Gautreau, des « entrepreneurs d’amusement ». Le Théâtre Sarah Berhnardt est voisin du Théâtre du Châtelet qui met à l’affiche d’alléchantes pièces à effets, notamment à destination des enfants, dont deux adaptations de Jules Verne : Michel Strogoff et Le Tour du monde en 80 jours. Dans le but de rivaliser avec le Châtelet, les frères Isola inaugurent avec Les Tribulations d’un chinois en Chine une nouvelle formule, une pièce de théâtre proche de la comédie musicale. Le public visé est aussi celui de l’Exposition Coloniale. Mic, chroniqueur au journal satirique Charivari, s’amuse de cette programmation : « L’Exposition Coloniale a des effets inattendus dont le moins grave, sans doute, est le changement de programme du Théâtre Sarah Bernhardt. Espérons que Les Tribulations, dont on nous montre les aventures, se poursuivront jusqu’à l’Exposition universelle qu’on nous promet pour l’an 2000 ! Parce que si l’on abuse, on ne pourra bientôt plus trouver un roman de Jules Verne à mettre en pièce ! »16 Les Tribulations est une pièce significative du goût du public de 1930, qui apprécie les adaptations de romans populaires et les ambiances exotiques. Aussi le traitement de l’exotisme et de la figure du colonisé constituent les enjeux centraux de cette adaptation. Pour la conception des décors, Charles Méré fait appel à M. Bertin, collaborateur de la première heure. Ses décors monumentaux (15 décors – auxquels correspondent 15 tableaux différents) ne laissent ni le public ni les critiques indifférents : « La muraille de Chine, la rue de Shangai, le salon de Kin-Fo, la berge du Pei-Ho, autant de toiles magistrales où la couleur, l’atmosphère et les particularités de l’architecture d’Asie sont évoquées aussi exactement que possible. Il en résulte un ensemble de magnifiques images, d’estampes aux couleurs vives, d’œuvres d’art dont la qualité rend ce spectacle attrayant tout autant pour les artistes 16 Mic, Charivari, 30 mai 1931.


que pour les jeunes spectateurs. »17 Les ballets, la musique (de M. Guillon-Verne, « gentiment chinoise »18), ainsi que les parties chantées participent à ce qu’Etienne Rey, critique à Comœdia, décrit comme calqués sur le « cadre rutilant d’exposition coloniale »19. En effet, la mise en scène multiplie les mouvements de foule (80 personnes sur scène), ainsi que les effets visuels et sonores, comme en témoigne le critique Paul Reboux : « il y a le pillage de la jonque dans le golfe du Pé-tché-li, avec bandits à barbes qui sortent d’un tonneau, bruits du typhon dans la coulisse et praticable soulevé en mesure par les machinistes pour imiter la furie des vagues. On a lésiné ni sur la toile, ni sur la peinture. C’est monté avec un luxe qui rappelle l’époque florissante des pièces à grand spectacle et les sketches où Mistinguett, cheveux au vent, parmi la foudre et la tempête, se jetait d’une barque en carton dans un baquet d’eau tiède qui figurait l’océan »20. Ce qui retient encore davantage l’attention des spectateurs, c’est la participation d’une authentique troupe d’acrobates chinois. Devant le pont de Palikao en carton-pâte, gardé par deux immenses dragons, se déroule une fête chinoise, Jules Delini rapporte que « les jongleurs font preuve d’agilité, et les acrobates exécutent des sauts périlleux devant la rampe »21. Tout aussi émerveillé, le journaliste du Temps ajoute que les « acrobates bondissent à travers des rosaces de couteaux, font tourner des assiettes au bout d’une tige flexible, et traversent la scène en 3 sauts périlleux »22. Dans un article23 intitulé La Chine aux chinois, on salue « la direction du Théâtre [qui] a eu l’excellente idée de faire appel aux petites danseuses que l’Extrème-Orient nous envoie à l’occasion de l’Exposition coloniale. Cette note, d’authentique couleur locale, ne sera pas un des moindres éléments d’intérêts du spectacle ». On promet au spectateur sur les affiches « des attractions indigènes de 17 Paul Reboux, 11 juin, 1931. 18 Pierre Dumaine, 1931. 19 Étienne Rey Comœdia, 26 mai 1931. 20 Pierre Brisson, Le Temps, 1er juin 1931. 22 Pierre Brisson, Le Temps, 1er juin 1931. 23 Article non daté où manque le titre du quotidien de parution et l’auteur de l’article.

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21 Jules Delini, Comœdia, 23 mai 1931.


premier ordre ». En effet, la participation des asiatiques « des vrais ceux-là, note le journaliste Pierre Dumaine, si vrais, qu’ils avaient dédaignés de se maquiller et qu’ils avaient l’air beaucoup moins chinois que M. Escande (interprète de Kin-Fo) »24 - met de fait en perspective la naïveté des artifices, et les représentations grossières de l’Asie et de ses habitants. Les acteurs blancs, français, qui tiennent les premiers rôles de cette comédie sont grimés et affublés d’attributs asiatisants et paraissent en décalage par rapport aux artistes chinois mis très simplement. Les « vrais » chinois côtoient les « faux » chinois, copies déformées et outrées, presque clownesques. Les critiques dramatiques témoignent d’un jeu des acteurs alourdi par des manières, des costumes, des attributs collant aux clichés véhiculés par toute une iconographie coloniale présente sur les affiches, les publicités, etc. Aussi Melle Renée Devilliers, dans le rôle de la jeune financée Léou, renvoie à l’image orientaliste d’une jeune femme fragile, maniérée, faisant songer à des chinoiseries, « ces statuettes de vitrines, à ces petits joyaux de Jade ou d’ivoire où l’art asiatique mit tant de charme en une substance si harmonieusement réduite. »25 Dans Paris-midi, elle est décrite comme « chinoise jusqu’au bout des ongles, qui sont fort longs chez les chinois » et incarne « la douceur qu’on prête aux habitantes du Céleste empire »26. Kin-Fo, interprété par Maurice Escande, est un « riche seigneur à figure jaune et aux yeux obliques s’éventant d’un éventail tenu par ses doigts aux ongles trop longs. »27 Les acteurs français que l’on retrouve dans la distribution sont des acteurs populaires très prisés du grand public, ils sont en quelques sortes des repères familiers pour les spectateurs qui se retrouvent face à un mélange troublant de connu et d’inconnu. La seule présence d’authentiques chinois sur scène assure une part du divertissement, d’autant plus que si l’on observe les spectacles exotiques représentés sur la période, les asiates - qui demeurent les plus insaisissables des peuples colonisés dans l’imaginaire collectif - sont aussi les moins représentés sur scène. 24 Pierre Dumaine, 1931. 25 Paul Reboux, L’Heure des Bravos, 11 juin 1931. 26 Pierre Audiat, Paris-midi, 24 mai 1931. 27 Idem.


La mise en scène de l’Autre, ici le colonisé, a toujours participé à la promotion du projet colonialiste de la France en construisant un imaginaire social autour de sa personne. Jusqu’aux années vingt, il était représenté uniquement par des acteurs blancs, et restait en quelque sorte l’éternel absent. Sylvie Challaye, spécialiste de l’image du noir au théâtre, note qu’à l’occasion de la reprise de la pièce A l’ombre du mal de Henri René Lenormand en 1924 au Studio des Champs-Elysées, Firmin Gémier introduisit sur scène, pour plus de réalisme, un comédien noir, Habib Benglia. Sa présence physique n’a pas beaucoup fait évoluer la perception du noir car on lui demandait toujours de fournir le même jeu caricatural : « le public n’attendait pas du nègre qu’il joue autre chose que ce qu’il est, c’est-à-dire ce qu’il offre à sa curiosité »28. Dans le cas des Tribulations, les asiatiques fournissent sur scène des performances très spectaculaires répondant ainsi favorablement aux fascinations pour l’Autre et l’ailleurs. Le critique de Paris-Nouvelle conclut à l’issue de la première des Tribulations : « le Théâtre Sarah Bernhardt tient donc un gros succès, destiné à plaire pendant de longs mois au public qui aime les belles fééries. Celle-ci a l’avantage de pouvoir être écoutée par tous les spectateurs, y compris les enfants et les jeunes filles, ce qui n’arrive pas tous les jours »29. Lugné-Poe, metteur en scène et critique affirme que les auteurs « ne se sont pas mis en frais d’invention » et n’ont eu avec cette pièce « aucune prétention sinon d’amuser les provinciaux et les coloniaux qui sont à Paris en ce moment » montrant « une Chine un peu désuète, souvent artificielle. »30 Edmond Sée, critique reconnu, affirme que « la Chine est un pays assez dangereux au théâtre. Nous n’avons pas échappé aux poncifs au Théâtre Sarah Bernhardt ! » avant de résumer son opinion sur l’adaptation des deux auteurs : « cet ouvrage est susceptible de plaire au public, un public d’été, d’exposition coloniale, facile, crédule et même un peu enfantin ! Messieurs Farrère et Méré lui ont conté une histoire bien faite pour le satisfaire, le divertir sans effort, lui donner même à rêver autour

29 Duliani, Paris-Nouvelle. 30 Aurélien Lugné-Poe, L’avenir, 26 mai 1931.

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28 Sylvie Challaye, Du noir au nègre : l’image du noir au théâtre (1550-1960), L’Harmattan, 1998.


d’un thème philosophique et moral de tout repos »31. La pièce est en effet un succès près des spectateurs « émerveillés devant la somptuosité des décors et des tableaux »32. Cet intérêt particulier porté à l’esthétisme, aux images, renvoie à l’art cinématographique. À cette période, le cinéma fait concurrence au théâtre et attire à la fois beaucoup d’artistes et de spectateurs. Charles Méré lui-même travaille exclusivement à partir de cette période pour le cinéma. Son nouveau centre d’intérêt à beaucoup influencé son travail sur Les Tribulations. Le journaliste Etienne Rey du journal Comœdia spécialisé dans l’actualité théâtrale et cinématographique souligne ce rapprochement théâtre-cinéma : « il y a dans ces 15 tableaux, qui se succèdent avec une heureuse rapidité, le même mouvement et la même variété d’images qu’au cinéma »33. À Paris-midi on pense que : « si le ravissant spectacle que viennent de monter messieurs Isola au Théâtre Sarah Bernhardt ne réussit à y attirer la foule aux cent mille têtes qu’on nomme le grand public, alors il faudra désespérer du théâtre populaire et laisser le champ libre au cinéma » car « rien n’a été épargné pour séduire les spectateurs, et leur donner, plus raffinées et plus délicates, les joies qu’ils demandent à l’écran parlant.34 » « Une pièce qui s’efforce à être un film » selon James de Coquet est un « genre faux, on n’en sort pas pleinement satisfait » car ne livre qu’une « imparfaite illusion de la réalité », « l’écran aurait fait beaucoup mieux35 » affirme le journaliste. Pour conclure sur l’histoire de cette adaptation, un très court article trouvé dans le fonds Rondel de la BnF daté du 31 août 1931 mentionne qu’« après la dure expérience de la pièce à grand spectacle qui leur fit perdre 400.000 francs, les frères Isola reviennent à la comédie bourgeoise avec Ces dames aux chapeaux verts d’Albert Acremant. » Ces quelques lignes semblent faire référence aux représentations des Tribulations, qui n’auraient donc pas rencontrées le succès escompté par les directeurs du théâtre. 31 Edmond See, L’œuvre, 26 mai 1931. 32 Émile Vuillermoz, Excelsior, 24 mai 1931. 33 Etienne Rey, Comœdia, 26 mai 1931. 34 Pierre Audiat, Paris-midi, 24 mai 1931. 35 James De Coquet, Figaro, 26 mai 1931.


L’adaptation correspond à un changement de nature, à un geste de réécriture. « Le plus souvent », écrira Gérard-Denis Farcy enseignant-chercheur à l’université de Caen à propos de l’adaptation théâtrale, « elle a été une réponse circonstancielle, un compromis entre l’avènement d’une œuvre coûte que coûte et sa soumission à de nouveaux codes tant esthétiques que culturels. Que ceux-ci changent dans le temps (ou dans l’espace), et la réponse diffère – tout en restant conjoncturelle et périssable »36. Le contexte de reprise impose une lecture à l’historien. Paradoxalement cette réécriture est le fait d’auteurs comme Claude Farrère qui connaît l’Extrême-Orient et démontrera à diverses reprises lors de cette même exposition coloniale de 1931 son érudition et de Charles Méré qui donne aux pièces de ses débuts des accents anticolonialistes. Il semblerait que les auteurs aient cédé à une forme d’opportunisme et n’aient pas accordé à ce projet de spectacle populaire l’attention qu’il aurait mérité, étant donné que la scène de théâtre, enjeux majeur de l’histoire des représentations, reste le lieu par excellence où les clichés prennent corps.

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36 Gérard-Denis Farcy, Préface à L’Adaptation théâtrale, entre obsolescence et résistance, Presses universitaires de Caen, 2000.



Volker DEHS

Chercheur et écrivain | Spécialiste de l’œuvre de Jules Verne

Les drames du crépuscule L’exemple de Famille-sans-nom

A

ujourd’hui que la plupart des pièces de théâtre de Jules Verne ont été retrouvées et publiées, l’on peut distinguer trois époques de sa production dramatique : 1. Les pièces de jeunesse dont Christian Chelebourg a qualifié quelques-unes de « drames de l’aube »1, faisant allusion à l’influence incontestable de Victor Hugo que subissait alors le jeune Verne. Cette période commence en 1845-46 et s’étend jusqu’à la fin de 1862 où Verne sollicita – mais sans succès – la direction de l’Opéra-Comique. Relativement peu, parmi les œuvres écrites pendant cette époque, ont été jouées et publiées du vivant de leur auteur, la plupart n’ayant été imprimées que tout récemment.2 2. Les drames du romancier qui se constituent surtout, mais non exclusivement, d’adaptations des Voyages extraordinaires, dont les grands succès furent le Tour du monde en 80 jours (1874) et Michel Strogoff (1880). Malgré ces réussites, beaucoup d’essais étaient des échecs, en commençant par l’opéra-bouffe en partie perdu sur L’Enlèvement des Sabines (1867) jusqu’au four formidable de Kéraban-le-têtu (1883) et la comédie en trois actes Les Erreurs

2 J. Verne : Théâtre inédit, édité sous la direction de Christian Robin. Le cherche midi 2005.

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1 C. Chelebourg : « Les drames de l’aube. Étude comparée des influences du drame romantique sur l’inspiration du jeune Jules Verne. » In Bulletin de la Société Jules Verne (abrégé par la suite BSJV) n° 114, 1995, pp. 7-25.


d’Alcide, prévue par le théâtre de Cluny cette même année, mais restée définitivement dans les tiroirs.3 3. Enfin les « drames du crépuscule », postérieurs à l’attentat commis sur l’auteur, et entamés entre 1887 et le début du XXe siècle. Cette dernière période, très peu connue, doit être l’objet de cette contribution. Il est vrai qu’à part l’adaptation du roman Les Tribulations d’un Chinois en Chine entre 1888 et 1890 et entre 1899 et 19024, toutes les pièces de cette époque, si elles se rapportent bien aux œuvres de Jules Verne, n’ont pas été élaborées par luimême. Il s’agit plus précisément d’adaptations autorisées par le romancier, dont il a établi une fiche qui a été très heureusement conservée dans ses papiers.5 Cette liste prouve l’intérêt de Jules Verne à se voir représenté sur scène, même s’il ne donnait plus de sa propre personne. Parmi cette vingtaine de pièces autorisées sur le plan européen, on relève relativement peu de titres populaires (notamment De la Terre à la Lune, Michel Strogoff et, à la rigueur, Un Capitaine de quinze ans), mais certains ouvrages auxquels on ne s’attendrait pas : citons le roman Le Rayon-Vert et les nouvelles Martin Paz, Le Comte de Chanteleine ainsi que Maître Zacharius, cette dernière même dans deux versions différentes. Sachant qu’« il est impossible, en réalité, d’imposer une date même très élastique à la représentation d’une pièce. Un auteur ne sait jamais s’il sera joué et où il sera joué »6, Jules Verne accordait habituellement son autorisation pour une durée de trois ans et la renouvelait, le cas échéant, une ou deux fois. Malgré cette tolérance, la plupart des pièces n’ont jamais vu la lumière de la rampe, même dans les cas où les auteurs étaient très réputés à l’époque : il en est ainsi de William Busnach (1832-1907), vieil ami 3 Voir V. Dehs : « Les Mystères du deuxième acte – à propos d’un fragment dramatique de Jules Verne (et quelques autres) », in Verniana vol. 2 (2009/10). http://verniana.org/volume/02/A4/Dehs.pdf 4 Voir V. Dehs : « Likao ou le Chinois éclipsé », in Jules Verne & Cie. Bulletin du Club Verne (Amiens : encrage) n° 1 (2011), pp. 60-66. 5 Voir le texte complet reproduit en annexe. 6 Verne à Hetzel, le 8 décembre 1887. Correspondance Verne-Hetzel, 2e série, tome I, Genève : Slatkine 2004, p. 74.


de Verne et adaptateur d’Émile Zola, d’Henri de Bornier (18251901) pour le Rayon-Vert ou bien de Pierre Decourcelle (18561926), un neveu d’Adolphe d’Ennery, pour La Jangada. « Voilà, la difficulté n’est pas de faire une pièce, mais de trouver un théâtre qui veuille la représenter », écrit Verne à son fils Michel, à propos de Famille-sans-nom, dont il sera question plus loin.7 Tel était aussi le sort de la dernière pièce, autorisée moins de trois mois avant la mort du romancier. Bien qu’un entrefilet de 1907 eût annoncé la représentation imminente, celle-ci ne devait jamais se réaliser : « Jules Verne avait confié l’adaptation scénique de sa dernière œuvre : Un drame en Livonie, à M. Paul Nigel. C’est sous forme d’une pièce en trois actes, dont le titre est : Dans la rafale, que M. Nigel vient de terminer sa mission. »8 Famille-sans nom (1889) n’occupe certainement pas un statut prééminent parmi les Voyages extraordinaires dont il est d’ailleurs le seul à finir tragiquement. Il est d’autant plus surprenant que ce roman historique sur le combat pour la liberté des FrancoCanadiens ait inspiré plusieurs adaptations dramatiques dont au moins deux furent réalisées sur scène. Le premier auteur à en tenter l’aventure fut le journaliste Georges Bastard (1851-1914), Nantais comme Verne et fils d’un capitaine au long cours. Bastard collaborait à divers journaux parisiens et avait fondé en 1883 la Gazette illustrée où il publia, cette même année, une longue étude biographique sur son illustre compatriote, qui allait aussi être publiée en plaquette.9 C’est le 25 août 1897 que Verne lui renouvela l’autorisation probablement donnée vers 1894 et lui précisa : « Je m’en rapporte à vous pour la pièce et désire n’y collaborer en aucune façon, pas même en prenant lecture. Je ne puis que vous conseiller une chose, c’est de changer le dénouement du livre, et de finir bien au lieu de finir mal. »10 7 2 décembre 1899. Bibliothèque municipale 8 « Théâtres », in La Presse n° 5565, 31 août 1907, p. 3

10 Lettre reproduite en fac-similé in G. Bastard : « Jules Verne. Sa Vie. Son Œuvre », in Revue de Bretagne (Nantes), vol. 5, n° 36 (1906), p. 50. Reproduite in BSJV n° 160 (2006), p. 38, mais attribuée à un faux destinataire.

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9 G. Bastard : Célébrités contemporaines de la Gazette illustrée. Jules Verne, auteur des Voyages extraordinaires. E. Dentu 1883, 60 p. Récemment repris in BSJV n° 162 (2007), pp. 5-20.


Bastard ne réussit pas à mener à bien son projet et Verne hésitait à lui accorder un deuxième renouvellement, d’autant plus que, par l’intermédiaire de son fils Michel, il avait eu connaissance d’un autre auteur intéressé. Cette fois-ci, il s’agissait de Théo Bergerat, dont le père Émile – beau-fils de Théophile Gautier – était un ami intime de Michel Verne. Jules Verne avait fait connaissance de la famille Bergerat lorsqu’il avait passé des vacances à la Fourberie, près de Dinard, en été 1893. Théo Bergerat (1876-1934), s’essayant avec peu de succès comme auteur dramatique, était plus chanceux comme scénariste du cinéma muet et fut considéré comme le créateur du « roman-feuilleton » et même du « théâtre radiophonique ». Lorsqu’il mourut, le 25 août 1934, « dans une situation voisine de la misère »11, les quelques articles nécrologiques se montraient plutôt réservés sur ses talents littéraires : « Un brave, un excellent homme auquel il ne manquait qu’un peu de talent et de modestie. Il avait entrepris de monopoliser à son profit le théâtre radiophonique. Cela ne lui avait pas réussi spécialement. »12 L’affaire se compliqua parce que Bastard, malgré son échec, ne voulait pas abandonner son adaptation. Le 14 novembre 1899, Verne écrit à son fils : « Pour l’affaire Bastard, qui me menace d’un procès absurde, vois ce monsieur, et retiens bien [que] dans sa lettre du 20 octobre, il me dit : J’ai été profondément peiné de voir qu’un aussi important travail nous est enlevé pour quelques semaines dépassant le délai. Je lui ai répondu que ce délai dépassé dont il parlait était un renouvellement de 2 ans après tant d’années déjà écoulées depuis que je lui avais donné l’autorisation. Si M. Bastard te donne un [désistement]13, c’est bien, sinon je le lui demanderai par lettre. Mais, en somme, c’est ce que j’ai conseillé, pourquoi Bergerat ne s’entendrait-il pas avec lui, puisque le dit Bastard accepte d’avance ses conditions et qu’il profiterait aussi d’un travail qui est peut-être bon ? Cela est à considérer. »14 Fin novembre, Verne reprit tous ses droits sur l’adaptation de Bastard et donna, un mois plus tard, l’autorisation à Bergerat qui 11 Ouest-Éclair (Rennes) n° 15564, 23 juin 1939, p. 4. 12 Écoutez-moi (Paris), 8 septembre 1834, p. 30. 13 Mot lu sous réserves. 14 BMA, JV MS 21 <1457024>


voulait en même temps tirer une pièce de De la Terre à la Lune. Famille-sans-nom fut annoncée pour être jouée deux ans plus tard, parfois sous le titre Jean-sans-nom15 et sous le nom de l’écrivain, ce qui déplut beaucoup à celui-ci : « Mon cher Michel, les journaux annoncent Famille Sans Nom au Château d’Eau pour le 29 Mars. Ils disent pièce de M. J. Verne et Théo Bergerat. Je te prie de voir Bergerat Théo dont j’ignore l’adresse et de lui dire que je n’accepte pas cette rédaction. Pièce de Théo Bergerat, tirée du roman de J. Verne, soit, mais pas autre chose. Je n’ai point fait la pièce, je ne la connais pas et je ne veux pas en accepter la responsabilité. Je compte absolument sur toi pour régler cela. »16 Le reste est plus ou moins connu17 : la pièce, arrangée en un prologue, 5 actes et 8 tableaux18, fut montée au Théâtre du Château d’Eau et connut 20 représentations entre le 29 mars et le 13 avril 1902, rapportant à chacun des deux ayant droit la somme décevante de 823,90 F. La première impression du romancier avait été pourtant positive : « Je vois que la pièce de Théo – à qui j’écris, – a pas mal réussi. Nous verrons ce qu’en diront les critiques s’ils en parlent. »19 La critique était plutôt mitigée. Ainsi Edouard Noël, journaliste, romancier et auteur dramatique, concéda : « Une intéressante adaptation du roman connu, intéressante, sans doute, mais trop longue, et parfois même un peu ridicule en ses nombreuses batailles entre Anglais et Canadiens, – ceux-ci soutenus de façon si inattendue, qu’elle en semble grotesque, par une bande de sauvages… C’est la note chauvine 15 Journal des débats politiques et littéraires n° 61, 3 mars 1902, p. 3. La Bibliothèque nationale de France conserve une affiche de Maurice de Lambert (1873-1952) annonçant « Jean Sans Nom ou les Guerres d’indépendance du Canada, par Jules Verne & Théo Bergerat » (Département Estampes et Photographies, ENT DO-1 (Lambert, Maurice de) – ROUL). 16 Amiens, Dimanche [1902]. BMA, JV MS 21 <1457081>.

18 Voici les titres des tableaux, d’après L’Orchestre. Revue théâtrale et financière : Joueur et traître (prologue) ; J.B.J. ; Trois cœurs pour le drapeau ; Indiens et Anglais ; Maison close ; Le Major Sinclair ; Le faux serment ; Fusillé ; La dernière lutte. 19 À Michel Verne. Amiens, 30 mars. BMA, JV MS 21 <1457083>.

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17 Voir notamment Robert Pourvoyeur : « Le Québec au Château d’Eau », in BSJV n° 55, 1980, pp. 266-268 ; V. Dehs : « Curiosités de la scène vernienne. De quelques apocryphes (?) dramatiques », in BSJV n° 160, décembre 2006, pp. 33-44, particulièrement pp. 38-41


d’un bout à l’autre : le dévouement à la patrie et le sacrifice d’un frère se substituant à son frère pour mourir fusillé ! Huit tableaux légèrement monotones, coupés par d’interminables entr’actes. »20 L’Intransigeant, l’organe nationaliste d’Henri Rochefort, salua par contre « une belle flamme de patriotisme ; on est empoigné, subjugué par des situations dramatiques. Toutes les parties ne sont pas également inspirées et cependant, depuis le début jusqu’au dénouement, l’œuvre est écrite avec une sûreté de plume et une science de l’effet qui font honneur à M. Bergerat. […] Famille sans nom mérite de réussir au Château-d’Eau. À côté de la note patriotique, la note tendre ou comique n’est pas absente. Les décors sont pittoresques. L’interprétation à la tête de laquelle se place M. Albert Darmont (Jean sans nom et sans peur) est fort intéressante. M. Legrand mérite d’être loué tout spécialement pour une courte scène, dans le rôle d’un major comique. Les bravos n’ont pas été ménagés à MM. Desfontaines, Andréas, Kerny et à Mmes Jeanne Dulac et Dorlia. »21 La vraie raison de la fin prématurée des représentations est plutôt de nature accidentelle : le Théâtre du Château d’Eau était obligé de faire une longue relâche pour préparer soigneusement la première française du Crépuscule des Dieux de Richard Wagner, qui devait avoir lieu le 17 mai 1902. Famille-sans-nom fut alors transportée en banlieue et représentée au moins quinze fois aux théâtres de Montmartre et de Batignolles du 10 au 24 mai. Et ceci n’est pas tout : une année plus tard, le drame ressuscita et fut somptueusement annoncé dans la presse : « Une tournée de Famille sans nom, le drame extrait du célébre roman de Jules Verne par M. Théo Bergerat, fils de M. Emile Bergerat – on se souvient que ce fut un des grands succès du Château-d’Eau, – part demain, sous la direction de M. Girard-Bourgeois, pour son Tour de France. Famille sans 20 Édouard Noël in Le Monde artiste illustré, 42ème année, n° 14, 6 avril 1902, p. 212 ; repris in E. Noël et Edmond Stoullig : Les Annales du théâtre et de la musique. 28ème année 1902. Paul Ollendorff 1903, p. 467. 21 Dom Blasius : « Premières représentations », in L’Intransigeant n° 7930, 1er avril 1902, p. 4.


nom sera joué par l’auteur lui-même, M. Théo Bergerat, M. Joumard, qui fut à la Comédie-Française, et une excellente troupe recrutée parmi les meilleurs artistes de nos théâtres de boulevard.22 » La première étape de la tournée était Amiens où la pièce fut jouée le 16 mai et provoqua un vrai scandale : « Nous ne nous étendrons pas longtemps sur la vaste fumisterie qui a été donnée mardi soir pour la tournée Bourgeois ; si cet impresario a eu l’intention de se moquer du public, il peut se vanter d’avoir pleinement réussi ! Il nous a présenté une pièce peu intéressante (hâtons-nous de dire que notre éminent concitoyen Jules Verne n’y a nullement collaboré ; M. T. Bergerat a pris seulement le canevas du roman Famille sans nom pour construire lui-même le scénario et n’en a pas tiré tout le parti possible), jouée par une troupe très ordinaire, à quelques rares exceptions près ; l’intelligent directeur, dans le but de flatter la manie actuelle, a trouvé moyen d’y introduire un cake walk (en 1837 ! déjà) dansé sans musique, au grand mécontentement des spectateurs, et nous a annoncé une troupe de gymnasiarques… qu’il a sans doute prudemment laissés dans la coulisse, car on ne pouvait prendre au sérieux les deux ou trois cabrioles exécutées par des sous-ordres très ordinaires ! À partir de ce moment jusqu’à la fin de la soirée, les murmures du public n’ont fait que s’accentuer, et la chute finale du rideau a été accueillie par des sifflets et des huées.23 » La troupe continua-t-elle sa tournée pour s’exposer à d’autres échecs ?

22 « Courrier des théâtres », in Le Figaro n° 165, 14 juin 1903, p. 4. 23 Piccolino : « Théâtre d’Amiens. Tournée Bourgeois », in Journal d’Amiens. Moniteur de la Somme, 18 juin 1903, p. 2.

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Pratiquement en même temps que la pièce de Bergerat, une autre adaptation de Famille-sans-nom fut représentée au Théâtre national du Québec : Germain Beaulieu (1870-1944) avait produit un drame en six actes et un prologue, en respectant le désir du romancier de finir bien, car tout se termine par un mariage entre


Jean-sans-nom et Clary de Vaudreuil. Avec 24 représentations du 21 avril 1902 jusqu’en 1903 (et une reprise en 1927), la pièce fut alors considérée comme un beau succès : « Aucune œuvre dramatique, ancienne ou récente, de nos littérateurs n’égale la dernière qui a été représentée hier, au Théâtre National Français, avec un succès dont seraient jaloux maints dramaturges français. »24 Terminons par une curiosité. Elle est due à A.-Jacques Parès (1867-après 1939), archiviste de la ville de Toulon, qui paraît avoir demandé à son concitoyen Michel Verne l’autorisation d’adapter à son tour Famille-sans-nom ou plutôt les antécédents du roman. En effet, Trahison ou Simon Morgaz de 1913 nous montre comment Morgaz (ruiné non pas par le jeu, mais par la faillite de sa banque) trahit les patriotes franco-canadiens au chef de police Rip et est découvert par son fils. Les frères Jean et Joann sont réduits à Jean seul, le suicide de Morgaz est substitué par un parricide bien mélodramatique, et trop beau pour ne pas être cité en guise de conclusion : « Jean – Qu’ai-je fait (se penchant sur le cadavre.) Mort… mort par ma main. Ah ! fatale destinée qui m’a fait frapper l’être, qu’il y a une heure, j’estimais le plus au monde, et qui maintenant me fait horreur. Mais comment le coup est-il parti ?… Est-ce bien moi qui l’ai tué ? Que la justice divine me juge. Scène XVI. Les mêmes, Mme morgaz Mme Morgaz (se précipitant) – Simon… Mort (elle pleure). 24 La Patrie (Québec), 22 avril 1902, p. 1. Cité d’après l’excellent article de Louis Bilodeau dont j’ai tiré toutes les informations : « Le théâtre de Verne au Québec », in J.V. (Amiens) n° 24, 1992, pp. 22-27.


Jean – Pleure, pauvre mère ! pleure, pauvre martyre. Ce n’est que le commencement de l’expiation pour nous victimes innocentes, dont le malheur n’inspirera jamais que de la haine et du dégoût ! Scène XVII. Les mêmes, Rip Rip (rentrant). – Quel est ce bruit. (Apercevant le corps de Morgaz). Simon Morgaz !!! (se penchant). Mort !!! (il se redresse et porte la main à son chapeau qu’il veut ôter). Jean (arrêtant son mouvement) – Restez couvert… même mort, on ne salue pas un traître !! Rideau. »25

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25 Trahison ou Simon Morgaz. Drame Historique en 1 Acte par A.-Jacques Parès. Toulon : Imprimerie et Lithographie A. Bordato 1913, pp. 27-28. Le même texte fut publié in Bulletin de l’Académie du Var, XXXXIe année 1913. Toulon : Imp. Bordato 1913, pp. 86-111. Cette revue est disponible sur le site de Gallica.


ANNEXE Fiche de travail de Jules Verne26 « Autorisations – Mathias Sandorf27 – Busnach Henry 1887 – Maurice Drak Bernard – Nord contre Sud – 1888 – Bornier – Rayon Vert – Busnach Maurens – Le Chemin de France 1888 – Paul Vincent [ou : Vincart] – Martin Paz – G. Bastard – Famille-Sans-Nom (renouvelé pour 2 ans le 25 Août 97) Bergerat fils – Caranta (Milan) M. Strogoff28 – Rancy – Cascabel29 – Bernède – Capitaine de 15 ans (3 ans depuis Juin 93. (Adaptation anglaise 1. oct. 97)30 – F. Salvatore (Rome) – Maître Zacharius ([ill.]) 26 BMA, JV MS 28, n° 3. 1 feuillet écrit à l’encre (10,5 x 13,8 cm). La dernière indication est écrite au verso. Certains noms, dont l’écriture est difficile à déchiffrer, sont donnés sous réserves. L’orthographe de Jules Verne est respectée. 27 Joué le 27 novembre 1887 au Théâtre de l’Ambigu-Comique (94 représentations jusqu’au 14 février 1888) et publié en 1992 par la Société Jules Verne. 28 Il s’agit d’un ballet du compositeur Francesco Quaranta (1848-1897), chorégraphie d’Eugenio Casati, monté le 1er janvier 1893 à la Scala de Milan et retiré après deux représentations seulement pour faire place aux répétitions du Falstaff der Verdi, créé le 9 février. L’ouvrage fut même publié en 1892: Michele Strogoff. Azione coreografica in dieci quadri, tolta in parta del romanzo omonimo di G. Verne. Milano: Ricordi, 21 p. 29 le 19 mars 1898 à Lyon par le Cirque Rancy. Ensuite tournée nationale ; 25 représentations à Amiens du 9 au 29 juillet 1898 (matinées inclues). Ce fut certainement le plus grand succès de toutes les adaptations indiquées sur cette fiche. 30 Annoncé le 1er juillet 1893 par Le Progrès de la Somme : « Ce sont MM. Arthur Bernède et Lucien Gleize, qui, avec l’autorisation de l’auteur, ont été chargés de cette adaptation. La pièce comportera cinq actes et douze tableaux, plusieurs clous inédits et une importante partition » (p. 2). Aucune réalisation n’est connue.


– Piacentini et Bacci (Rome) – Comte de Chanteleine (2 ans, 25 9bre 98) – Henry (Maurens) et Samson – Archipel en feu (12 Janvier 99)31 – Bergerat. Famille Sans Nom (Autoris. du 31 Xe 99 au 31 X 1902, 3 ans) e

– Bergerat Terre à la Lune (Autoris. du 15 Juin 1900 pour 3 ans) – Bernède – Capitaine de 15 ans, renouvelée le 7 mai 1901 pour 3 ans – P. Decourcelle – Jangada. 1/3 des droits, 29 novembre 1901 – Herrosiller (Journal les Valenciennes) Maître Zacharius (20 9bre 1902) – L. Turiel, Trieste. Kéraban (3 ans, à partir du 3 Xe 1902) – G. Spitzmuller – Cascabel, 1 juillet 1904 – 3 ans) – Drame en Livonie, Nigel, 3 ans 1 Janv. 1905 à 1 Janv. 1908 »

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31 Prévu pour être joué au théâtre du Châtelet entre 1900 et 1904.


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Angélique MOTTET

Doctorante à l’Université de Picardie Jules Verne |CERR/CERCLL

Méliès & Verne : une histoire de filiations…

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orce est de constater que, tant au regard du public qu’à celui d’une partie de la critique de cinéma, il semble exister une certaine filiation, une forme de connivence entre l’univers poétique des Voyages Extraordinaires que signe Jules Verne et celui qui se déploie dans les œuvres filmées de Georges Méliès (1861-1938), le « magicien de Montreuil ». Existerait un faisceau de convergences entre l’imaginaire proprement vernien et l’imaginaire de Méliès, sorte de continuité fantasmée entre d’impossibles mondes à atteindre, des contrées toujours plus extraordinaires à découvrir et à conquérir, œuvres de papier et œuvres sur pellicule se répondant toujours, en quelque inlassable jeu d’échos… C’est ainsi qu’à la suite de la célèbre formule de l’historien du cinéma Georges Sadoul1 Jean Collomb et Lucien Patry n’hésitent pas à intituler l’un des chapitres de leur ouvrage2 : « Georges Méliès, le Jules Verne du cinéma ». Ici, la formule se révèle particulièrement éloquente et significative3. Dans la mémoire collective, des amalgames et des glissements se produisent alors entre les univers des deux auteurs, et, même dans l’inconscient collectif. Il ne s’agit point ici pour nous de nier totalement la pertinence d’un tel rapprochement entre deux 1 Histoire du cinéma mondial. Des origines à nos jours, Flammarion, 1949, p.33.

3 On peut ici retrouver aisément la dimension mythique que sous-tend semblable formulation, ce que Roland Barthes, dans le numéro 16 de Communications, définit comme « l’incarnation d’une vertu dans une figure » (p. 201).

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2 Du cinématographe au cinéma, 1895-1995. Cent ans de technologies cinématographiques françaises, Dixit, 1995, p.24 et sq.


œuvres, deux auteurs, et, partant, deux visions du monde qui auraient toutefois en commun la pluralité même de ces mondes ; il s’agira davantage pour nous ici de l’interroger. La parenté VerneMéliès va-t-elle vraiment de soi, alors que les lectures faisant de Verne l’un des pères fondateurs de la science-fiction littéraire et de Méliès l’inventeur, ou du moins le précurseur de la sciencefiction cinématographique sont à l’heure actuelle pour le moins contestées ? Ce lien, d’ordre quasiment gémellaire, qui existerait entre Verne et Méliès ne découle-t-il pas plutôt d’un phénomène de réception, d’un aléa de la postérité, qui en vient à superposer deux horizons d’attente qui en réalité sont bel et bien distincts ? Ce qui a pour effet d’offrir de ces deux œuvres une vision clairement infléchie du côté du mythe, au sens barthésien du terme, vision qu’il convient alors de nuancer. C’est en somme le but que poursuivront ces lignes. Posons tout d’abord le chiffre suivant : sur les centaines de films que l’on doit à Méliès (dont seulement deux cents sont parvenus jusqu’à nous, et dont les deux tiers sont considérés comme perdus), entre 1896, année où Méliès donne son premier tour de manivelle, et 1913, date à laquelle il interrompt sa production cinématographique, on ne compte en tout et pour tout que cinq films qui relèvent de l’adaptation, de la transposition, quand ce n’est pas d’une vague inspiration d’un ou de plusieurs textes de Jules Verne. Selon la chronologie, il s’agit des titres suivants : Tout d’abord, le célèbre Voyage dans la lune (1902). Le dirigeable fantastique (1903). Voyage à travers l’impossible (1906). 200 000 lieues sous les mers ou le cauchemar d’un pêcheur (1907). A la conquête du Pôle (1912). Ce nombre est modeste, et la relative pauvreté du corpus ainsi délimité contribue d’emblée à nuancer l’idée d’une totale intrication entre l’œuvre de Verne et l’œuvre de Méliès.


Le Voyage dans la Lune C’est donc en 1902 que la présence vernienne se fait pour la première fois sentir dans l’œuvre de Méliès, avec ce film connu par tous les spectateurs et les cinéphiles du monde entier, ne serait-ce qu’au travers de l’image devenue iconique où l’obus des voyageurs en route pour la Lune arrive, selon la notice explicative rédigée par Méliès lui-même4, « en plein dans l’œil » du malheureux astre, qui s’en trouve comiquement éborgné. Il s’agit d’une « pièce à grand spectacle, en 30 tableaux et 17 changements de décor», qui, à ce

jour, demeure l’œuvre la plus connue de son auteur. Inspiration vernienne car l’« enchanteur » Méliès adapte ici librement deux Voyages Extraordinaires : De la Terre à la Lune (1865) et Autour de la Lune (1870), qui en constitue la suite. Il est toutefois attesté que Méliès a également puisé son inspiration dans le texte de H.G. Wells intitulé Les Premiers hommes dans la Lune (The First Men in the Moon) qui paraît en 1901. On voit, dans ce dernier texte, 69

4 Reproduite dans le catalogue de l’exposition « Georges Méliès, magicien du cinéma », à la Cinémathèque Française en 2008. Jacques Malthête, Laurent Mannoni, L’œuvre de Georges Méliès, Editions La Martinière/La Cinémathèque Française, 2008, p.125 et sq.


le scientifique Cavor mettre au point la « cavorite », métal censé générer l’apesanteur, avec lequel il décide de construire un astronef à bord duquel, accompagné du jeune aventurier Bedford, il se dirige vers la Lune et découvre la civilisation souterraine des Sélénites. Dans le film de Méliès, point de Michel Ardan ou de Professeur Barbicane, mais… on trouve en lieu et place de ces figures familières aux lecteurs de Verne le « Club des astronomes », que préside le professeur Barbenfouillis (joué par Méliès). Ce club décide d’organiser rien de moins qu’une expédition interplanétaire. C’est ainsi qu’est construit un canon géant permettant d’envoyer vers la Lune une fusée-obus, à bord de laquelle d’intrépides voyageurs partent en quête d’aventures… Arrivant en plein dans l’œil de la Lune, ils découvrent ses merveilles, que le descriptif de Méliès présente ainsi : « 8 – La Lune approche ! – Au milieu des nuages, on aperçoit la Lune dans le lointain. L’obus se rapprochant de minute en minute, l’astre radieux grandit progressivement et finit par atteindre des dimensions colossales. Il se présente enfin sous la forme d’une tête vivante, grotesque, souriant béatement. 9 – En plein dans l’œil – Tout à coup l’obus arrive avec la rapidité de l’éclair et crève l’œil de la Lune. La tête se met aussitôt à faire des grimaces épouvantables, tandis que de sa blessure coulent d’énormes larmes5. » Les pionniers de la Lune assistent à une éruption volcanique qui empêche les voyageurs d’en explorer les cratères. Un spectacle onirique prend place, car les voyageurs épuisés s’endorment à même le sol lunaire, et voient passer dans l’espace des comètes, des bolides… Ils assistent ensuite à la lente apparition de sept étoiles gigantesques figurant la Grande Ourse, dont sortent des têtes de femmes qui semblent furieuses de la présence de ces intrus. Les étoiles se fondent dans l’espace et sont remplacées par Phoebé sur son croissant, par Saturne dans son globe entouré d’un anneau, par de jeunes femmes soutenant une étoile. Cette étrange assemblée décide de punir ces présomptueux Terriens par une tempête de 5 Idem, p.129.


neige. Le froid qui s’abat alors contraint les voyageurs à s’abriter à l’intérieur d’un grand cratère. Parvenus dans les entrailles de la Lune, les explorateurs trouvent une grotte aux champignons, champignons qui abritent en fait les Sélénites ou habitants de la Lune. S’ensuit un combat homérique entre les autochtones et les voyageurs, au cours duquel l’un des astronomes terrasse un Sélénite à coups de parapluie. Après une course-poursuite avec les Sélénites en furie, les habitants de la Terre finissent par être arrêtés, ligotés, et menés au palais du roi des Sélénites. En bien fâcheuse posture, les astronomes parviennent toutefois à se libérer et à s’enfuir, toujours poursuivis par les Sélénites ! Les Terriens finissent par retrouver l’obus, dans lequel ils parviennent à tous s’enfermer… sauf le Professeur Barbenfouillis, qui, victime de son légendaire retard, en est réduit à s’accrocher à la corde qui pend à la pointe de l’obus, et, d’une secousse malencontreuse, fait chuter l’obus à travers l’espace, puis dans l’océan. Cependant, grâce à l’air hermétiquement contenu à l’intérieur de l’obus, ce dernier remonte lentement à la surface, au milieu de l’effarement de la faune et de la flore aquatiques. L’obus est ensuite recueilli par un paquebot rentrant au port. Le Sélénite se laisse traîner par l’obus auquel il est resté accroché. Barbenfouillis et ses acolytes sont accueillis en héros et en triomphateurs. Le Dirigeable fantastique En 1906, Méliès convoque à nouveau les univers conjugués de De la Terre à la Lune et d’Autour de la Lune, cette fois pour une courte bande, nettement moins ambitieuse que celle du Voyage dans la Lune, puisque la projection de ce petit film ne dure que trois minutes, contre trente dans le cas du métrage précédent. On y retrouve le thème privilégié du voyage sidéral.

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Une fois encore, nous assistons aux tribulations d’un savant qui, cette fois-ci, met au point un ballon à moteur à bord duquel il espère explorer l’espace. Endormi, le scientifique rêve que son invention lui permet effectivement d’aller dans l’espace. Mais il se retrouve pris dans les filets de son appareil dont il perd le contrôle. Dans l’espace, l’engin entre en collision avec une comète et explose. Cette explosion réveille l’homme de science, qui prend


alors conscience que toute cette aventure n’est que le fruit d’un rêve. Effrayé, il choisit finalement de détruire le dirigeable de son invention. Dans son entier, le film baigne donc dans un climat fantastique et onirique. Il est intéressant de noter que, dans ce cas précis, Méliès fait le choix de traiter l’élément fantastique de son récit sous l’angle du rêve, créant ainsi un monde fantasmatique, où les frontières

entre rêve et réalité sont totalement brouillées et abolies, ce qui teinte d’ambigüité la perception du spectateur, qui, à l’instar du protagoniste de l’histoire, est égaré entre réel et illusion. La destruction finale de la machine fait ici écho à cette profonde ambivalence qu’on observe chez Verne en ce qui concerne l’avènement d’une science et de machines toujours potentiellement délétères, voire mortifères, ce qui place le romancier du côté d’un pessimisme foncier vis-à-vis des avancées scientifiques6. Un pessimisme et une méfiance, qui, même atténués, sont somme toute assez rares chez un Méliès dont les œuvres sont en majorité marquées du sceau de la fantaisie, du merveilleux et de la féerie.

6 On a parfois tendance à occulter cette dimension de l’œuvre, qui est remise en perspective de manière tout à fait éclairante par Jacques Noiray dans le second tome de ses travaux consacrés au Romancier et la machine, Corti, 1981-1982.


Le Voyage à travers l’impossible Troisième cas de figure où Méliès se fait adaptateur de Jules Verne (et d’Adolphe d’Ennery), en puisant cette fois dans le théâtre vernien : c’est le Voyage à travers l’impossible, adaptée de la pièce du même nom cosignée par Verne et d’Ennery en 1882, qui fut donnée au théâtre de la Porte Saint-Martin, dont Méliès, avant tout homme de théâtre, aurait fort bien pu être spectateur. Toutefois, loin de suivre les péripéties d’une intrigue dominée par les aventures du jeune Georges Hatteras, et où plusieurs grands personnages du romanesque vernien tels le docteur Ox ou le capitaine Hatteras sont convoqués pour une sorte de périple qui subsumerait en un seul voyage extraordinaire en plusieurs étapes un bon nombre de voyages extraordinaires imaginés par Jules Verne. Avec ce film, Méliès pratique allègrement la libre transposition de la pièce composée par Verne et d’Ennery. Méliès substitue à Georges Hatteras un personnage de savant farfelu tel qu’il les affectionne, ici le professeur Mabouloff, auquel il prête de nouveau ses traits, protagoniste qui, d’ailleurs, fera retour dans l’œuvre de Méliès, puisqu’il réapparaît dans A la conquête du Pôle en 1912. En vertu d’une sorte d’intertextualité au sein de l’œuvre de Méliès lui-même, il apparaît très clairement que ce film emprunte davantage d’éléments au Voyage dans la Lune de 1902, dont il constitue une variation que nombre d’historiens du cinéma7 attribuent, semble-t-il avec raison, au désir qu’avait Méliès de rééditer l’immense succès populaire qu’avait connu le Voyage dans la Lune. C’est ainsi que le professeur Mabouloff prépare, pour l’expédition qu’il organise, un voyage cette fois en direction non de l’astre lunaire mais du Soleil, avec le soutien de la « Société incohérente de Géographie ». Le moyen de transport utilisé n’est plus l’obus-fusée, mais le train, pris par les voyageurs après une première étape dans les Alpes Suisses à bord d’un chariot mécanique, dont l’accident conduit les protagonistes à l’hôpital et à poursuivre leur voyage en train ! Mais il s’agit d’un train en quelque sorte aérien, nimbé d’une étrange aura féerique : ce train, à l’aide de deux montgolfières 73

7 À l’instar de Roger Boussinot dans l’article « Méliès » de son Encyclopédie du cinéma, t.2, Paris, Bordas, 1989, ou d’André Gendreault dans Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Editions du CNRS, collection Cinéma, 2008.


fixées à ses wagons, tirant son élan du versant ascendant d’une montagne, cette machine-merveille, cette machine-rêve, parvient à traverser l’espace et à se propulser jusqu’au Soleil, sur lequel elle s’écrase… On retrouve ici le motif, récurrent chez Méliès, de l’atterrissage brutal ou forcé, qui, précédemment dans son œuvre, avait occasionné les pleurs de la Lune. Le récit connaît alors une progression analogue à celle du Voyage dans la Lune : les astronomes, après avoir passé quelque temps à la surface du Soleil, subissent, comme si l’œuvre constituait le négatif du Voyage dans la Lune, autant de fortes chaleurs et de fusions qu’ils avaient précédemment essuyé de tempêtes de neige et de températures glaciales et polaires. Puis les hardis voyageurs quittent le Soleil, empruntant cette fois un submersible nanti d’un parachute, qui plonge alors dans l’océan, réalisant de manière parfaite la trajectoire inversée de la remontée vers la surface des eaux du précédent Voyage merveilleux de Georges Méliès. À travers une vitre qui rappelle irrésistiblement au lecteur de Verne Vingt mille lieues sous les mers et les spectacles des grands fonds sousmarins qu’orchestre le capitaine Nemo pour Aronnax, Ned Land et Conseil, les passagers du submersible, en lequel le spectateur croise un avatar du Nautilus, aperçoivent fugitivement la silhouette d’une pieuvre. Les deux Voyages connaissent des dénouements symétriques : triomphal retour à la civilisation terrestre, apothéose finale des héros. De manière extrêmement nette à travers la comparaison que je viens d’esquisser ici, on voit que ce Voyage à travers l’impossible signé Méliès n’a en définitive que peu de points communs avec celui qu’avaient conjointement imaginé Jules Verne et Adolphe d’Ennery. Il s’agit bien plus, semble-t-il, d’un jeu auto-référentiel auquel se livre un Méliès facétieux, par le parallélisme affiché entre deux de ses propres œuvres. Il est à mon sens révélateur de la circulation des thèmes et des motifs (même de manière totalement inverse et symétrique) au sein de l’œuvre même de Méliès que l’idée du déplacement d’un train à travers l’espace soit abordée sous la plume de Jules Verne dans De la Terre à la Lune, texte dont nous pensons qu’il constitue l’une des


matrices du Voyage dans la Lune8. On la retrouve en effet à travers ce dialogue où Michel Ardan anticipe ou rêve les voyages à venir : « Savez-vous quel temps il faudrait à un train express pour atteindre la Lune ? (…) Je ne crois pas trop m’avancer en disant qu’on établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n’y aura ni choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l’on atteindra le but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, à vol d’abeille.9 » À travers sa poétique visuelle singulière, Méliès a donc pleinement exploité l’idée originelle de Verne d’un train aérien, capable de se propulser d’un point à l’autre de l’espace, capable de couvrir toutes les distances, même celles qui semblent trop extraordinaires ou trop infinies pour être franchies, établissant ainsi une filiation rêvée entre deux imaginaires, la figure de ce train qui ne saurait circuler sur aucune autre voie faisant le lien entre les deux mondes, qui ne se recoupaient pas forcément alors, attestant de la possibilité d’une rencontre. Deux cent mille lieues sous les mers ou le cauchemar d’un pêcheur En 1907, Méliès s’inspire de manière extrêmement lointaine de Vingt mille lieues sous les mers pour filmer ses Deux cent mille lieues sous les mers ou le cauchemar d’un pêcheur, qu’il qualifie lui-même, dans ses notes préparatoires au film de « grande féerie fantaisiste en trente tableaux ». La durée en est approximativement comprise entre quatorze et dix-huit minutes, étant donné que ne nous sont parvenues de ce film que des visions mutilées et incomplètes. Il faut bien l’avouer, ce film est davantage emblématique de l’univers de Méliès que de l’univers de Verne, à qui Méliès emprunte toutefois

9 Jules Verne, De la Terre à la Lune, Le Livre de Poche, 1980, « Un meeting », p.241242.

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8 En dépit de la thèse contraire que défend Thomas C. Renzi dans sa filmographie commentée des adaptations de l’œuvre de Verne, Jules Verne on film. A filmography of the cinematic adaptations of his works, 1902 through 1997, Jefferson, McFarland, 1998, p.67.


une fois encore, un majestueux submersible qui n’est pas sans parenté avec le Nautilus. Dans ce film se déploient librement le merveilleux et la féerie propres à l’univers esthétique de Méliès, à la fois en tant que metteur en scène et homme de théâtre, en tant que prestidigitateur, et en tant qu’expérimentateur de ce nouveau médium artistique qu’est le tout jeune cinématographe. Le héros en est un simple marin, de retour à terre après un voyage en mer. Une fois chez lui, épuisé, il sombre dans un profond sommeil. Lors d’un rêve, lui apparaît une fée de l’océan qui l’invite à le suivre en direction des eaux. La fée le nomme alors capitaine d’un sous-marin. Désormais à même de contempler les spectacles subaquatiques, notre nouveau lieutenant de vaisseau observe les algues marines, les épaves fabuleuses, les grottes fantastiques et les coquillages géants… Il réveille les nymphes marines, croise des monstres marins, et finit par faire naufrage. Le malheureux naufragé est alors en proie aux attaques de crabes et de poissons gigantesques, avant de se retrouver face à face avec une pieuvre géante. Le rêve tourne donc au cauchemar pour cet infortuné pêcheur… Mais, par chance, il est pris au filet par les divinités marines et se trouve donc sauvé. Ce salut inopiné du principal protagoniste coïncide, selon le même mécanisme présent dans Le Dirigeable fantastique, avec le réveil de notre héros, et le tableau final intitulé « La fin du cauchemar. »


Toutefois, même si cette trame peut sembler bien éloignée du texte de Verne, il semble néanmoins possible d’esquisser un rapprochement entre les deux œuvres, concernant la dimension onirique du récit. Il est vrai que les Deux cent mille lieues sous les mers ou le cauchemar d’un pêcheur se présente comme un rêve de manière univoque. Or, la fable du pêcheur présente pourtant des traits communs avec le récit du professeur Pierre Aronnax, qui se clôt par l’épisode fantastique du maelström, où semblent s’anéantir Nemo et son Nautilus. Fin fantastique qui entre en contradiction totale avec la prétention à la rigueur scientifique du personnage qui relate les faits… Faits qui ne sont guère que l’histoire, sans témoins ni preuves, d’un périple qui pourrait fort bien n’avoir existé qu’en rêve. Rappelons-nous en effet que le savant nous dit avoir perdu les pages écrites pendant son aventure… L’épopée vécue à bord du Nautilus pourrait n’avoir été que le rêve d’Aronnax et de ses compagnons, qui sont par ailleurs absents de ce dernier chapitre, et n’apportent donc pas leur caution au récit ! De plus, ne serait-ce le retour de Nemo/Drakkar et du Nautilus à la fin de L’Île mystérieuse, le trajet sous les mers aurait fort bien pu se lire comme, à ma connaissance, le seul des Voyages Extraordinaires dans lequel la fiction est, en quelque sorte, doublement rêvée, en un phénomène de double mise en abîme et d’enchâssement. À la conquête du Pôle En 1912, Méliès adapte les Aventures du capitaine Hatteras et le Sphinx des glaces dans À la conquête du Pôle, film d’une durée de trente-trois minutes. Chez Méliès, la figure paroxystique et tourmentée de John Hatteras est totalement absente, tout comme l’est celle du docteur Clawbonny.10 Inventeur, une fois encore, d’un improbable engin volant, Mabouloff invite six autres professeurs étrangers de nationalités différentes à l’accompagner dans son périple en direction du Pôle Nord. Cette mission internationale est confrontée, lors de son cheminement vers le Pôle, à de nombreux obstacles dont le plus 77

10 En lieu et place de ces créations typiquement verniennes, on retrouve la figure désormais familière au spectateur des films de Méliès du professeur Mabouloff, que Méliès prend un plaisir certain à camper.


marquant et le plus inattendu est sans conteste une manifestation de suffragettes brandissant des pancartes réclamant que le Pôle revienne aux femmes ! Après s’être écrasés sur la banquise d’une manière toute symptomatique, les explorateurs sont attrapés et dévorés par un géant des glaces. Cependant, fort opportunément, la créature les recrache, si bien qu’ils peuvent reprendre leur route. L’aventure filmée suit ici le schéma des épisodes que Méliès emprunte directement à Verne dans bon nombre de ses spectacles cinématographiques : départ – aventures – succès – retour triomphal, et les personnages d’À la conquête du Pôle finissent par atteindre le Pôle Nord et rentrent chez eux en héros, à bord d’un dirigeable mis au point par l’ingénieux Mabouloff. Cette quête victorieuse jalonnée d’embûches et d’obstacles constitue l’un des emprunts structurels très nets de Méliès à Verne. Au travers de cette évocation des liens unissant les œuvres de Méliès et de Jules Verne se mettent finalement en lumière bien plus de divergences que de convergences. En effet, si Verne a su faire du roman de la science, la « relecture » de ses textes par Georges Méliès, ou tout du moins l’extrapolation à laquelle il se livre à partir de cette matière romanesque, il nous faut bien dire, que, contrairement à une idée reçue qui a la vie dure, Méliès ne


se livre pas dans ses œuvres à une glorification des progrès de la technique, une apologie qui serait le corollaire de l’invention des trucages et du langage du cinéma. Il semble en effet plus juste de considérer le spectacle cinématographique tel que le conçoit Méliès comme la continuité et le prolongement des expérimentations scéniques menées au théâtre Robert-Houdin dont il fut le directeur. C’est pourquoi, toute séduisante que puisse être cette hypothèse de prime abord, les féeries filmiques de Méliès, en définitive trop hétérogènes génériquement pour être facilement classables, relèvent autant du burlesque, que du fantastique ou du merveilleux, comme l’écrit Vincent Pinel : « L’œuvre de Georges Méliès, riche en éléments burlesques, mais qui échappe au genre pour se ranger dans le domaine de la fantaisie et du merveilleux (…).11 » Méliès met donc en place un univers de magie, qui tend à abolir la raison et la science. La machine devient l’un des véhicules du merveilleux, tandis que se crée sous nos yeux un univers onirique et fantasmatique, d’une richesse plastique proprement inouïe, et empreint d’une poésie toute particulière.

11 Vincent Pinel, Genres et mouvements au cinéma, Larousse, 2000, article « Burlesque » (le film), p. 40.

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L’inscription du discours scientifique dans le discours romanesque de Verne, avec ceci de particulier le fait que la science devient matière à une fiction envisagée comme seul véritable voyage possible en soi, est subvertie et détournée par Méliès, qui s’en sert pour introduire dans ses films des éléments qui relèvent de l’esthétique burlesque. Ce choix prend toute sa dimension par la présence récurrente de personnages doucement farfelus, dont l’onomastique proche du jeu de mots – Mabouloff, Barbenfouillis – révèle le caractère, alliant à une comique et touchante maladresse (une forme d’inadaptation au monde) une ingéniosité certaine. S’il fallait chercher un « ancêtre » vernien à ce type de personnage, il s’agirait très certainement du Paganel des Enfants du capitaine Grant.


Le burlesque de Méliès se fonde sur des effets comiques inattendus et fulgurants, des gags dont l’insertion dans le récit engendre un univers doucement marqué par l’irrationnel, tout en jouant sur les ressorts classiques de la burla ou plaisanterie, qui, au XVIIe siècle, désignait un genre littéraire parodiant les sujets nobles et l’épopée. Le versant de l’œuvre, immense, de Méliès, dont il ne nous reste, selon les estimations de Jacques Malthête et de Madeleine Malthête-Méliès, que près de deux-cent vingt films12, qui s’inspire plus ou moins librement de Jules Verne s’inscrit dans cette tradition. On y trouve en effet des courses poursuites, des chutes, des bastonnades, comme celles que Mabouloff inflige aux Sélénites, qui se dégonflent sous ses yeux ahuris. Ces éléments sont directement hérités du comique du théâtre et du music-hall américain. On ne répétera d’ailleurs jamais assez combien Méliès était un véritable homme-orchestre, un artiste complet et polymorphe. D’où une œuvre de « cinématographiste »13. Il convient plus que jamais de resituer la tradition du cinéma premier, dans laquelle s’inscrit l’œuvre de Méliès, dans le contexte des arts forains, d’où la notion d’un « cinématographe-attraction », appartenant à la sphère des arts du cirque, du théâtre, à l’univers des bonimenteurs, du caféconcert, de la pantomime, de la féerie, du théâtre d’ombres, des variétés… Contexte du cinématographe aujourd’hui oublié, que le spectateur moderne a d’ailleurs du mal à se représenter, reflet d’une époque antérieure à l’institutionnalisation du langage et des codes de ce qui va devenir le cinéma, transition qui advient, toujours d’après Gendreault, aux alentours de 1910, soit dans les toutes dernières années de la production de Méliès, qui est bientôt relégué dans la pauvreté et l’oubli, lui qui finit vendeur de bonbons et de jouets à la gare Montparnasse. Il faut attendre l’impulsion d’Henri Langlois pour que son œuvre soit redécouverte à la Cinémathèque, s’affirmant comme une référence incontournable pour des générations de cinéphiles. 12 Sur un total de 520 films tournés dans les studios de Montreuil, comme le précise l’ouvrage cosigné par Laurent Mannoni et Jacques Malthête, L’œuvre de Georges Méliès, « Les films de Georges Méliès », p.88. 13 Pour reprendre le terme forgé par d’André Gendreault dans Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe.


L’œuvre de Méliès brouille et distend toutes nos catégories génériques. Elle est un véritable laboratoire de trucages et d’idées, continuant les expérimentations scéniques et visuelles menées pendant toute une vie, selon ce que Gendreault nomme le « paradigme culturel du spectacle de scène »14. C’est au sein de ce paradigme infiniment plus vaste que s’inscrit l’usage que fait Méliès du cinématographe. « Les vues magiques de Méliès sont le prolongement de son activité magique sur scène et font en quelque sorte partie de la même série culturelle que cette activité scénique. Ses vues fantastiques sont le prolongement de ses mises en scène fantastiques, et font, elles aussi, partie de la même série culturelle que cette activité scénique. Ses féeries filmiques sont le prolongement des féeries scéniques, et font, elles aussi, partie de la même série culturelle que cette activité scénique.15 » Le « théâtre cinématographique »16 est le prolongement de la grande illusion du prestidigitateur Méliès, avide de réaliser et de montrer l’impossible, l’inimaginable, ce en quoi réside sans doute sa profonde parenté avec le projet de Jules Verne, qui, par le prisme de la fiction romanesque, entend donner à voir des contrées inexplorées à son époque.17 Que le mot de la fin revienne à Georges Méliès, qui, en 1907, écrit18 les phrases suivantes : « […] Il faut avoir mis, comme on dit, la main à la pâte, et pendant 14 Idem, p.115. 15 Ibidem, p.115. 16 Pour reprendre la belle expression qu’emploie Jacques Deslandes dans Le Boulevard du cinéma à l’époque de Georges Méliès, Editions du Cerf, 1963, p.31.

18 Dans une « causerie » (selon la brochure originale) intitulée Les vues cinématographiques, publié en annexe de Cinéma et attraction, d’André Gendreault, préfacé par Jacques Malthête, p.194-222.

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17 Comme le Pôle Nord, la Lune, les profondeurs sous-marines… pour ne citer qu’elles.


bien longtemps, pour connaître à fond les innombrables difficultés à surmonter dans un métier qui consiste à réaliser tout, même ce qui semble impossible, et à donner l’apparence de la réalité aux rêves les plus chimériques, aux inventions les plus invraisemblables de l’imagination. Enfin il n’y a pas à dire, il faut absolument réaliser l’impossible, puisqu’on le photographie et qu’on le fait voir !!!19 » La filiation Verne-Méliès est-elle un mythe ? Pas forcément, mais une affinité qui tient moins à des thèmes précis qu’à un certain esprit, car les deux hommes était tous deux, à n’en pas douter, des créateurs, des artistes de l’imagination, en un mot des illusionnistes.

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19 Idem, p. 203.

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Jean DEMERLIAC Chercheur | Spécialiste de l’œuvre de Jules Verne

Le film Jules Verne Jules Verne n’a pas écrit pour le cinématographe dont il a pourtant été un contemporain. Il ne l’a pas fait sans doute parce que, comme beaucoup d’hommes de son époque – Proust notamment – il jugeait cet art infiniment en dessous du théâtre. L’inverse n’est heureusement pas vrai et tout au long du XXe siècle, de nombreux liens se sont tissés entre l’homme de spectacle complet qu’il a été et le cinéma. Pourtant, assez paradoxalement, après l’emballement des féeries filmées et bouffonnes de Méliès, Zecca et De Chomon, aux premières années 1900, les « Voyages Extraordinaires » ont peiné à décoller au cinéma. Un article paru le 12 juillet 1929 dans Ciné magazine s’étonnait avec raison du peu d’adaptations cinématographiques qui ont été tirées de l’œuvre de Jules Verne. Les filmographies de plus en plus fournies publiées depuis une trentaine d’années atténuent ce constat parce qu’elles s’attachent à inventorier tout film au cinéma et à la télévision dont l’intrigue ou l’idée originale a pu être influencée par Jules Verne. Si ces films « verniens » se comptent en centaines de références, il en va différemment des productions qui se sont acquittées des droits d’adaptation cinématographiques de l’œuvre littéraire (cela dit sans préjuger d’une meilleure qualité ou d’une plus grande fidélité de ces adaptations « autorisées »).

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Créée en 1912 par Michel Verne et active jusqu’au milieu des années soixante, la société LE FILM JULES VERNE s’est bâtie sur la conviction qu’il existait un actif littéraire exceptionnel à porter à l’écran, qu’il fallait réaliser, protéger ou commercialiser. Deux archives « cinématographiques », le Fonds Serge Sandberg de la BNF et le Fonds Jean Verne déposé à la Bibliothèque de Nantes, nous permettent aujourd’hui de retracer l’histoire de cette société, à partir de documents de production tels que lettres, contrats, statuts


de société, propositions commerciales, demandes de cession de droit, autorisations, etc. Il a semblé intéressant de produire un premier échantillon de cette histoire centré sur le film muet et sur la trajectoire cinématographique forte en rebondissements et encore mal connue de Michel Verne. Le Pérou Le premier intérêt de Michel Verne pour le cinématographe est attesté par une lettre adressée à l’éditeur Louis-Jules Hetzel datée du 16 avril 1908. Alors que ce dernier affichait la prétention de « participer dans ces produits » au motif que « l’exploitation cinématographique était en quelque sorte analogue à une édition de librairie », Michel Verne déclarait s’être engagé parallèlement avec un « ami […] à la tête d’une société » qui l’avait sollicité à ce sujet1. En 1908, Michel Verne avait plusieurs raisons de s’intéresser au cinématographe. Contre l’opinion de Louis-Jules Hetzel, il était convaincu que « la projection de la bande favorisait, au moins transitoirement, la vente des volumes »2. Le cinématographe pouvait aussi l’aider à sortir de l’anonymat dans lequel le confinait son statut étrange d’« éditeurnègre posthume » de son père. Enfin, grâce à l’allongement de la pellicule, des adaptations ambitieuses et plus fidèles aux romans étaient devenues possibles à la fin des années 1900. Michel Verne découvrait non seulement l’attrait que représentaient les adaptations des « Voyages Extraordinaires » au cinéma, et notamment des pièces de théâtre, comme Michel Strogoff et Le Tour du Monde en 80 jours, mondialement connues et plus ou moins prêtes à l’emploi, mais il voyait aussi les risques qui venaient menacer la propriété de ce fabuleux actif cinématographique. Un premier cas de litige sérieux se présenta en 1910 quand l’éditeur américain Edison et des loueurs français mirent sur le marché français huit copies non copyrightées du film américain Michel Strogoff, courrier du Czar, adapté de la pièce de Jules Verne et Adolphe Dennery. Michel Verne et la veuve Leroux d’Ennery s’opposèrent victorieusement dans un procès qui fit grand bruit à l’époque3. 1 24 juin 1914, Correspondance inédite de Jules et Michel Verne avec l’éditeur LouisJules Hetzel, 1897-1914, 2006, p. 336. 2 Ibid. 3 Cf. Alain Carou, Le Cinéma français et les écrivains – Histoire d’une rencontre, 1906-1914, École nationale des chartes, 2002, pp. 251-252.


Michel Verne créa la Société LE FILM JULES VERNE en 1912 et signa parallèlement un beau contrat avec la société d’édition Éclair Films à qui il céda les droits d’adaptation cinématographique d’une série de huit romans de son père, dont trois furent annoncés comme en préparation : Les Enfants du Capitaine Grant, Vingt mille lieues sous les mers et Les Indes noires. Les Enfants du capitaine Grant, commencé par Victorin Jasset et achevé par Henri Roussel en 1914, eut un bon succès dans le public. Les Indes noires probablement réalisé sous la supervision de Michel Verne en 1916-1917, en collaboration avec les éditions Aubert, fut présenté en salle. Enfin, le projet d’adapter Vingt mille lieues sous les mers fut compromis par la sortie en 1916 du film de Stuart Patton chez Universal. Michel Verne put seulement négocier en son nom une sortie du film américain sous le label « LE FILM JULES VERNE », ainsi que des droits d’exploitation d’une série de copies positives du film en France et en Europe qui furent cédés un peu plus tard à l’Éclair. En s’associant avec la Compagnie Éclair, Michel Verne escomptait que la compagnie produise au rythme d’un film par an des adaptations de romans célèbres de son père. Malheureusement, l’Éclair, totalement mobilisée par la guerre, ne suivait pas le calendrier des sorties prévues dans le contrat de 1912, asséchant Michel de nouvelles recettes. Pour comble de malchance, ce dernier avait été payé en monnaie d’emprunt russe, totalement dévalorisée après la Révolution de 1917. Le contrat Éclair fut résilié le 6 août 1917. Le 10 août, Michel écrivait à Louis-Jules Hetzel :

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« […] J’ai dû m’absenter assez longtemps, à cause d’affaires désagréables de cinéma : je pensais avoir trouvé le Pérou, au moment où, en 1912, j’avais signé un contrat que j’estimais très avantageux. Les débuts furent plus que brillants en effet, ils furent étincelants, mais ce ne fut qu’un Éclair, et l’ombre est venue tout de suite avec la catastrophe qui nous accable depuis trois ans. La maison avec laquelle j’avais traité a été tellement secouée par le désastre, qu’elle ne pouvait plus tenir ses engagements […]. Je suis donc en train de résilier dans des conditions misérables et je reste avec un centime de papier à la main, malgré la vignette fallacieuse qui garantit sa valeur à 1 f 80. […] Je crains fort être obligé de voler de mes propres ailes. Je redoute cette entrée dans les affaires et les risques à courir avec le petit capital dont je dispose et dont le fond a réduit de


valeur de plus d’un tiers. […] Sans les livres, je me demande ce que nous serions tous devenus, et cela me fait penser avec attendrissement à mon père, dont la protection dure par delà la tombe. Le cinéma, plus brillant, m’a complètement lâché. Les livres, plus modestes, ont fermement tenu. »4 Ayant résilié le contrat Éclair, Michel Verne s’associa avec Jules Schreter, homme d’affaires qui avait à son compte une société de transport et plusieurs affaires hôtelières et immobilières, et qui devint le commanditaire, c’est-à-dire, le bailleur de fonds, du FILM JULES VERNE. Il se dota d’un laboratoire qui devait lui permettre d’exécuter lui-même des copies positives de ses négatifs et recruta un agent commercial, M. Aliez, pour l’exploitation des « bandes ». Avec des moyens très limités, Michel Verne réalisa trois films au cours des années 1918-1919 : L’Étoile du Sud (1918), Les 500 millions de la Bégum (1918) et La Destinée de Jean Morenas (1919), d’après la nouvelle Pierre-Jean de Jules Verne, complètement remaniée par ses soins. Les deux premiers films sont perdus et tous semblent avoir souffert d’un sérieux problème de distribution5. Le choix d’adapter ces histoires plutôt mal connues de Jules Verne ou, plus précisément, attribuées à Jules Verne6, a pu être dicté par des considérations financières. Convaincu que le cinéma était un moyen de promotion des volumes, Michel pouvait avoir intérêt à adapter les ouvrages récents et mal connus, pour lesquels, un contrat signé en 1875 entre son père et Pierre-Jules Hetzel, lui permettait de percevoir des droits plus importants7. Des motifs plus personnels, liés aux rapports difficiles qu’il avait eus avec son père, ont pu également entrer en ligne de compte dans le choix de ces différents récits8. 4 De Michel Verne à Louis-Jules Hetzel, Bulletin de la Société Jules Verne, 3e trimestre 1995. 5 L’Etoile du Sud fut présenté en 1920 à Genève. Dans La Revue Suisse de Cinéma, le 17 avril 1920, on pouvait lire : « Mise en scène sommaire, paysage cafre, qui ressemble étrangement à la plaine de Crau, quelques nègres anémiques, un lion famélique, mais tout cela plaît énormément ; le public applaudit sans cesse », cité par Hervé Dumont, L’Ecran fantastique, n°9 (« Spécial Jules Verne »), Paris, 1979, pp. 99-109. 6 Les 500 millions de la Bégum et L’Étoile du sud furent en grande partie écrits par Paschal Grousset. 7 Brian Taves, « The Novels and Rediscovered Films of Michel (Jules) Verne », Journal of Film Preservation, Fiaf n°62, avril 2001, p. 38. 8 Ibid.


Mathias Sandorf Le FILM JULES VERNE semblait aller vers des jours sombres quand un concours de circonstances inattendu, au début de l’année 1919, vint relancer les espérances de Michel et lier temporairement le destin de sa société à l’une des plus palpitantes aventures du cinéma français de l’après-guerre : la création des Studios de la Victorine. L’année précédente, Serge Sandberg, exploitant d’une trentaine de salles de cinéma et détenteur de nombreuses sociétés, avait fondé la Société industrielle cinématographique (S.I.C.) en récupérant tous les actifs de la société Éclair. L’idée de Sandberg, contre l’opinion de Charles Pathé, était de relancer l’industrie cinématographique française, doublement éprouvée par la guerre et la concurrence allemande et américaine, en la dotant de grands studios modèles, à l’instar de ce qui était fait en Californie. C’est ainsi que la SIC se dota d’un nouveau « théâtre de prise de vue » à Epinay, et que Serge Sandberg se mit en tête, avec un associé administrateur, Louis Nalpas, de faire construire à Nice un autre studio qui serait un « Los Angeles » français. Commanditaire de la société du FILM JULES VERNE, Jules Schreter suivait d’un œil maussade les pertes de Michel Verne sur La Bégum, quand il fut averti des grands projets niçois de Serge Sandberg et de Louis Nalpas. Dans un entretien qu’il eut avec Louis Nalpas, le 28 janvier 1919, il n’y alla pas par quatre chemins en demandant à ce dernier qu’il exécutât les adaptations des « Voyages Extraordinaires » à la place du fils Verne. Il œuvra ensuite pour que le futur studio s’établisse sur un beau terrain de 61 000 mètres carrés qu’il avait en sa possession, au lieu dit La Victorine, dans le quartier des Augustins de Nice. Il conditionna la vente de la Victorine à la renonciation de ses parts dans les FILMS JULES VERNE, équivalant à la somme de 250 000 francs (313 352 euros), qui seraient directement reversés dans la nouvelle société de studio créée par Louis Nalpas et Serge Sandberg. Louis Nalpas n’eut ensuite de cesse de convaincre Serge Sandberg de saisir cette opportunité :

L’achat de la Victorine fut conclu en février 1919 et le théâtre de prise de vue qu’on projetait d’y bâtir prit la forme d’une société

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« Et maintenant, cher Monsieur, si j’ai une telle hâte de voir l’affaire faite, c’est d’abord parce qu’elle est à la base de tous nos projets de production et qu’elle nous amènera mathématiquement l’affaire Verne … »


du nom de Ciné-Studio. Un contrat fut signé le 18 mai 1919 entre Michel Verne et Serge Sandberg qui accordait à ce dernier le droit d’exploitation cinématographique de dix romans de Jules Verne, au choix et à condition d’éditer et d’exploiter au moins un roman par an. En contrepartie de cette cession de droits, Michel Verne devait percevoir 5% des recettes brutes des films, et percevoir par versements échelonnés la somme de 500 000 francs (626 705 euros). Lors des pourparlers préliminaires, Michel Verne essaya de confier à Serge Sandberg l’exploitation de ses films, et notamment de La Bégum, pour se consacrer uniquement à la mise en scène9. Malheureusement, l’impression produite par La Bégum sur Sandberg et Nalpas fut des plus mauvaises10 et ces derniers prirent alors résolument le parti d’écarter Michel Verne de la réalisation, ou du moins de celle des dix films « majeurs » prévus dans le contrat. Ce choix apparaît clairement dans un commentaire que fit Louis Nalpas au sujet de la proposition que leur avait faite Michel Verne, le 14 juin 1919, de mettre à l’écran La Destinée de Jean Morenas : « Le sujet qu’il [Michel Verne] se propose de mettre à l’écran et qui est intitulé La Destinée de Jean Morenas est un petit conte d’une cinquantaine de pages dont il pourra tirer un film de 1 200 mètres au maximum. Quant au Tour du Monde en 80 jours, c’est évidemment le dernier sujet à lui laisser faire ou céder. » Sur le conseil de Michel Verne, Louis Nalpas et Serge Sandberg portèrent leur choix d’adaptation sur Mathias Sandorf, reprise moderne du Comte de Monte-Cristo de Dumas, dont l’adaptation cinématographique de Henri Prouctal avait rencontré un grand succès en 1918. Louis Nalpas dut fournir à Serge Sandberg un « Rapport sur le rendement des œuvres de Jules Verne exécutées en 9 Voir la lettre adressée à Serge Sandberg le 26 avril : « Vous avez le droit d’utiliser la maison Les Films Jules Verne […]. Je considérerais comme désirable que vous soyez chargé de l’exploitation des films que je pourrais exécuter à l’avenir », Fonds Serge Sandberg (FSS), BNF Arts du spectacle, 4° Col-5959/525. 10 Comme le montre cet aparté de Louis Nalpas à Serge Sandberg : « Je lui ai répondu […] que vous avez probablement préféré ne rien dire que d’exprimer votre pensée réelle sur le film qu’il avait fait… », lettre du 6 mai 1919.


film à épisodes ». Ce document assez détaillé donnait une estimation du bénéfice des ventes – 2 400 000 francs (3 millions d’euros), sur la base de 200 copies distribuées en Europe et en Amérique – et présentait un argumentaire pour la réalisation du film : « La Compagnie Pathé de New York fut la première maison d’édition qui lança le film à épisodes avec Les Mystères de New York. On peut dire que son succès dépassa toutes les espérances. Le rendement brut de ce premier film atteignit 12 millions de francs malgré la guerre qui empêcha son placement en Allemagne, Autriche & Balkans. […] Un fait avéré et sur lequel il est inutile de s’étendre est que la popularité d’un titre ou d’un nom est d’importance capitale en matière de cinématographie, spectacle populaire par excellence. À cet égard les œuvres de Jules Verne sont trop connues dans le monde entier pour qu’il y ait quelque hésitation à les inscrire en tête de la liste qu’on voudrait dresser à cet effet. Ils constituent pour le cinématographiste la plus belle collection de romans d’action et d’aventures et se prêtent tout particulièrement à l’exécution des films dits sensationnels, non seulement par la popularité de leur titre, mais par l’ingéniosité, l’imprévu, l’imagination des situations qui s’y déroulent. […] La première œuvre à exécuter serait Mathias Sandorf, qui n’est qu’une transposition extrêmement habile, dans l’époque contemporaine, du roman de Dumas, Le Comte de Monte-Cristo. On connaît le succès qu’a eu ce film adapté en épisodes. […] Après Mathias Sandorf, les principales œuvres de Jules Verne à exécuter sont : Michel Strogoff, Keraban le têtu, Le Tour du monde en 80 jours, etc., etc. »

11 Pour un aperçu plus approfondi des studios de la Victorine au moment du tournage de Mathias Sandorf, lire Anne Elizabeth de la Rochère, Les Studios de la Victorine : 1919-1929, « L’Affaire Verne », pp. 81-89, Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma & Cinémathèque de Nice, 1998.

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Ayant alloué au film un budget de 300 000 francs (376 000 euros), une somme colossale pour l’époque, Nalpas projetait une grande production commerciale qui lancerait Ciné-Studio. Pour cela, il s’attacha une distribution prestigieuse et un réalisateur de confiance, Henri Fescourt, un protégé de Louis Feuillade qui avait commencé sa carrière de réalisateur chez Gaumont11. Malheureusement, les


travaux de la Victorine traînèrent et le tournage ne put commencer qu’à partir de septembre 1920. Mathias Sandorf manqua la saison. Il ne fut présenté que l’année suivante où il obtint sept mois d’exclusivité. Ce fut, avec L’Atlantide de Jacques Feyder, le plus grand succès de l’après-guerre. En considération du retard pris, Michel Verne reçut non plus 5% mais 7,5% des recettes, en sus de la somme de 50 000 frs (62 000 euros) qu’il avait reçue en premier versement de son contrat. Cinéroman Le cinéma muet souffrait généralement d’un manque de légitimité par rapport au théâtre et à l’écrit, d’où le fait que l’on recherchait beaucoup une caution littéraire pour donner une autorité au film. Bien que « mort cinématographiquement » aux yeux de Serge Sandberg et de Louis Nalpas, Michel Verne pouvait avoir son utilité de faire valoir littéraire. Dans un premier temps, Louis Nalpas suggéra à Michel Verne d’accompagner la sortie de Mathias Sandorf d’une édition de luxe du roman qui aurait servi de produit de lancement : « Verne est sorti de mon bureau décidé à ne plus jamais faire de films lui-même. Je lui ai parlé d’une édition de luxe de Mathias Sandorf. Il est emballé par cette idée. »12 L’édition de luxe ne vit pas le jour et au début de l’année 1920 on songea à la publication de Mathias Sandorf en feuilleton cinématographique dans L’Intransigeant. Non content d’avoir réécrit une bonne partie de l’œuvre non publiée de son père, Michel Verne ne voulut pas manquer cette occasion de réécriture : « Je vous confirme que je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’un feuilleton inédit paraisse dans un grand journal de Paris, sous le titre suivant : « Mathias Sandorf, roman cinématographique adapté de l’œuvre de Jules Verne ». Toutefois, je me permettrai de poser une condition à cette autorisation, et cette condition est que ce roman cinématographique sera rédigé par moi. Inutile de vous dire que je ne mets pas d’amour propre dans une question qui n’en comporte à aucun titre, mais j’ai besoin 12 Lettre de Nalpas à Sandberg, 12 août 1919.


de gagner ma vie, et comme j’en trouve là l’occasion, je ne veux pas la laisser échapper13. » Michel Verne fit une proposition de feuilleton de 21 000 lignes à 0.50 centimes la ligne correspondant à un total de 10 500 francs (9 436 euros). Malheureusement, le projet subit les mêmes retards que le film, et quand ce dernier fut prêt, aucune décision n’avait été prise sur le feuilleton. L’Intransigeant se contenta de publier en épisode le roman de Jules Verne, sans y apporter de modifications « cinématographiques ». Sagesse Au début de l’année 1920, Michel Verne, qui avait renoncé définitivement à ses projets de réalisation, était entré en pourparlers avec Serge Sandberg au sujet de l’apport d’une nouvelle société LE FILM JULES VERNE, pour l’adaptation cinématographique de l’œuvre entière de Jules Verne, dont il avait estimé le capital nécessaire à 3, 5 millions de francs. Michel Verne avait assorti sa proposition de diverses combinaisons financières, ainsi que de deux textes insolites, à savoir une « Note sur l’édition cinématographique » et une « Note sur l’exploitation en Amérique ». Dans la première, il vantait la supériorité de la production littéraire française, pénalisée par son infériorité technique : « Jusqu’ici personne n’a osé consacrer à l’édition cinématographique les sommes considérables qui seraient nécessaires. … Nous n’avons qu’à changer nos méthodes, et à nos avantages littéraires, nous ajouterons une supériorité, ou tout au moins une égalité technique, qui nous ouvrira le marché universel. … Les chances de succès seront encore augmentées et confineront à la certitude, si, à l’élément « perfection », nous ajoutons une signature d’un caractère mondial, telle que celle de Jules Verne. »

13 Lettre de Michel Verne à Serge Sandberg, 16 février 1920, 4° - COL – 59/526.

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Dans la « Note sur l’exploitation en Amérique », Michel Verne proposait rien de moins à Serge Sandberg que la création d’un syndicat d’exploitants de salles et d’éditeurs européens qui serait le


pendant des syndicats américains, précisant qu’il était « trop mince personnage pour s’atteler à une si vaste besogne ». En écrivant ces notes, Michel Verne exprimait ses pensées personnelles, toujours promptes à prendre la forme de rêves de grandeur, ainsi qu’une réflexion sur le cinéma de nature à montrer qu’il restait de la partie, malgré des moyens modestes. Quoiqu’il en soit, il était important de signifier surtout que la nouvelle société LE FILM JULES VERNE exigeait des moyens proportionnés aux « Voyages Extraordinaires ». Serge Sandberg fit une contre-proposition à 3 millions de francs que Michel Verne jugea insuffisante. La discussion commença à s’enliser. Alors qu’on était dans ces pourparlers, Serge Sandberg voulut confier en mars 1920 Le Tour du Monde en 80 jours à Léonce Perret, un réalisateur de chez Gaumont qui s’était expatrié aux Etats-Unis et préparait son retour en France. C’était une bonne idée, compte tenu du report de la sortie de Mathias Sandorf à l’année 1921, mais, étrangement, Michel Verne émit des restrictions très contraignantes sur l’exploitation du film qui ne devait pas concurrencer les nouvelles saisons des pièces de théâtre de Jules Verne et d’Adolphe d’Ennery. Devant l’incompréhension de Serge Sandberg, Michel Verne écrivit une très longue « Note sur la dualité des exploitations cinématographiques et théâtrales », qui conditionnait les dates de sorties du film à Paris et en province aux dates des saisons et des tournées théâtrales. La note ne fit qu’apporter un peu plus d’obscurité à l’affaire. Serge Sandberg fit savoir « que la vulgarisation par le film ne pouvait être que profitable à la vente en librairie et aux représentations théâtrales, les précédents [faisant] foi » et « qu’il préférerait ne pas donner suite au projet si les restrictions en question étaient maintenues ». Michel maintint ses restrictions et le projet d’adapter le Tour du monde en 80 jours tomba à l’eau, tout comme le projet de transformer le FILM JULES VERNE. Une raison très simple, mais omise depuis toujours par Michel dans tous ses échanges avec Serge Sandberg, explique ce fiasco. Une partie des droits de Michel Strogoff et du Tour du monde en 80 jours avait été aliénée à Alexandre Fontanes, le directeur du Théâtre du Châtelet, lequel avait tout bonnement interdit par traité aux héritiers Verne de céder les droits cinématographiques de ces deux œuvres14. 14 A. Carou, op. cit., p. 172, pp. 251-252.


Michel Verne était allé le plus loin possible pour contourner cette difficulté et concilier exploitation au théâtre et au cinéma, au prix d’un système de sorties différées qu’il déclarait « simple », mais dont la mise en œuvre s’avérait en réalité très compliquée. Michel ne fit aucune démarche avec le Châtelet, peut-être par sagesse, parce qu’il ne désirait pas se couper d’une source de revenus qui durait depuis 45 ans et durerait encore de nombreuses années et représentait une rente moyenne de plus de 50 000 frs par an (45 000 euros). Il fallut bien en rester là. Les suites de l’« affaire » Verne nous sont connues par un historique figurant dans le nouveau contrat de société LE FILM JULES VERNE d’octobre 1923. Le 19 juillet 1922, Michel Verne, ayant vraisemblablement résilié tous ses engagements avec Union Éclair, vendit ses droits en bloc à Edouard Louchet, administrateur de La Cinématographie française, contre 250 000 francs comptant (264 000 euros). Malheureusement, Edouard Louchet céda à la Maison Pathé Consortium Cinéma les droits d’exploitation de Michel Strogoff sans l’accord de Michel Verne, lequel résilia le contrat en octobre 1923. Une nouvelle société vit aussitôt le jour, dont le capital était constitué de l’actif de la société, estimé à 700 000 francs et d’un apport de 300 000 francs des administrateurs de la Cinématographie française, représentés par Henri Regnault, industriel, Charles Martellet, commerçant et Cyprien Pailhé, imprimeur. En réalité, les 700 000 francs d’actif de la société représentaient en grande partie le bénéfice non épuisé du contrat Louchet, soit une dette de la société à l’égard de Michel d’un montant de 550 000 francs.

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À la mort de Michel Verne, en juin 1925, la société modifia encore ses statuts. Elle se cantonna exclusivement à la vente des droits de l’œuvre littéraire, avec l’accord des ayant droits Verne, Fernande Reboul, Michel Jean Pierre Verne, Jean Jules Verne, à qui elle distribuait des parts de ses bénéfices tout en leur remboursant par traites successives le montant renégocié de la dette, jusqu’à l’acquisition complète par la société des droits cinématographiques et du capital.


Epilogue Rétrospectivement, l’impossibilité de mettre à l’écran les deux grandes pièces de Jules Verne et d’Adolphe d’Ennery, apparaît, sur fond de crise du cinéma français (à partir de 1914), comme un élément d’explication de la faible représentation des « Voyages Extraordinaires » dans les trois premières décennies du cinématographe, en particulier en France où la Convention de Berne et un arsenal juridique complexe offrait une protection efficace des œuvres littéraires et théâtrales. Adoptant la conception générale de l’époque qui voulait que toute pièce une fois mise à l’écran était irrémédiablement morte pour le théâtre, Michel n’avait aucune raison de sacrifier au cinéma la rente coquette que lui assuraient les pièces du Châtelet. Cette conception était exagérée, car même le cinéma parlant n’entama pas le succès des pièces du Châtelet. On le crut cependant quand, en 1932, le FILM JULES VERNE fut vendu à la London Film et au célèbre producteur Alexander Korda et qu’on imagina que la technique sonore allait propulser le cinéma des « Voyages extraordinaires » au firmament. Edouard Louchet monta une fausse interview de Michel Jean Pierre Verne qui parut dans L’Intransigeant : « On nous avait dit, il y a quelques temps qu’une société était en train de se constituer pour l’exploitation cinématographique des œuvres de Jules Verne. Monsieur Michel-Jules [sic] Verne, un des petits-fils du célèbre romancier étant de passage à Paris, nous nous sommes empressés de le joindre pour nous donner des précisions à ce sujet. Monsieur Michel Jules Verne nous a reçus avec la plus grande courtoisie, il nous dit : “ La nouvelle de la constitution d’une société FILMS JULES VERNE est exacte, et je suis heureux de vous la confirmer le premier. L’idée de porter à l’écran les romans de Jules Verne n’est d’ailleurs pas nouvelle. Mais le nom de Jules Verne est synonyme de progrès et il est logique qu’on ait pensé maintenant à utiliser les ressources merveilleuses de la nouvelle technique sonore et parlante pour donner à l’œuvre de mon grand-père toute la perfection qu’elle nécessite et qu’elle mérite au point de vue cinématographique.


[...] Pour revenir à la question cinématographique, qui vous intéresse, je vous dirai que si j’étais un peu sceptique quant à la possibilité de rendre à l’écran par des simples moyens du film muet les mille aspects de son œuvre, je n’ai pas hésité à donner mon consentement lorsque j’ai appris qu’un groupe de capitalistes et de techniciens renommés avait confiance dans l’idée d’ajouter la parole à l’image pour animer à l’écran les personnages créés par l’auteur des « Voyages Extraordinaires ». [...] Quels rôles admirables pour nos vedettes nationales, pour des Maurice Chevalier, Préjean, Charles Boyer, Henri Garat […] ! Le public semble las des petites comédies sentimentales tournées dans les studios. Il montre une préférence marquée pour les films tournés en plein air et pour les documentaires. Donnez-lui des héros courant à travers le monde. Intéressez-le à leurs voyages, leurs amours et à leurs aventures et il vous en sera reconnaissant. C’est ce qu’a fait Jules Verne pour ses lecteurs et c’est ce que vont essayer de faire les «FILMS JULES VERNE» pour la renaissance du cinéma français et international.�» Le « boom » du cinéma vernien, prévu et désiré en France, ne s’est produit qu’à partir du début des années 1950 dans une Amérique en pleine croissance, cette fois au grand profit du FILM JULES VERNE (London Film) qui poursuivit une existence prospère jusqu’en 1966, date où la société fut en partie liquidée et vendue à une Société de production basée au Lichtenstein. Quatre ans plus tard, les droits d’adaptation cinématographiques de l’œuvre de Jules Verne étaient libres.

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Gilles MENEGALDO

Université de Poitiers | Equipe FORELL

Au prisme du cinéma hollywoodien Conventions génériques et idéologie

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1 Les abréviations VML et Voyage seront utilisées respectivement dans la suite du texte pour Vingt mille lieues sous les mers et Voyage an centre de la terre.

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ules Verne est l’un des Àuteurs les plus adaptés à l’écran depuis les débuts du 7ème art avec Méliès (Le Voyage dans la lune, 1902 et La conquête du pôle, 1912, inspiré du Sphinx des glaces) et Secundo de Chomon en Espagne (De la terre à la lune, 1903). Hollywood s’est rapidement intéressé à son univers avec des adaptations souvent très libres comme celle de Michel Strogoff (1908) condensé en 12 mn pour le studio Biograph avec Charles Ogle dans le rôle titre. Parmi les romans les plus adaptés figure 20 000 lieues sous les mers déjà porté à l’écran en 1905 (Mac Cutcheon), puis en 1907 par Méliès. En 1916, Universal propose une version plus ambitieuse qui combine, au niveau du scénario, VML1 et L’île mystérieuse racontés ensemble et non consécutivement, rajoutant aussi des intrigues amoureuses. Nemo apparaît comme un patriarche à barbe blanche plutôt bienveillant, désireux seulement de se venger de l’aventurier Charles Denver qui l’a trahi et livré aux Anglais, après avoir agressé sa femme et enlevé sa fille. Le film a connu un grand succès public, en particulier à cause de l’intérêt généré par les prises sous-marines et la guerre sous-marine. Il a aussi suscité, dès 1917, diverses parodies, dont un film d’animation : 20 000 Legs Under the sea avec les Katzenjammer Kids (Pim Pam Poum). VML a fait, depuis, l’objet d’autres adaptations mixtes : L’île mystérieuse (1925) réalisé en partie par Maurice Tourneur (remplacé par Benjamin Christensen), mais aussi de suites et de réécritures diverses comme Wargods of


the Deep de Jacques Tourneur (1965) ou Le Capitaine Nemo et la cité sous-marine, pâle avatar, malgré un casting prestigieux, dominé par Robert Ryan. L’adaptation la plus réussie et la plus célèbre est la version cinémascope de Richard Fleischer (Disney,1954), dont le succès public et critique (le film a reçu deux Oscars, effets spéciaux et photographie couleurs) a permis la réalisation d’autres adaptations verniennes. Il s’agit ici de voir comment l’imaginaire de Verne est retranscrit en fonction du mode de production, des codes et conventions génériques et du public ciblé, (ici les enfants et adolescents, même si le film se veut ouvert au public le plus large) et en quoi le film propose une lecture adaptée au contexte américain. Je prendrai, comme exemple secondaire, une autre célèbre adaptation hollywoodienne, Voyage au centre de la terre d’Henry Levin (Fox, 1959), avec James Mason (qui déjà incarne Nemo chez Fleischer). Les deux films adoptent des stratégies comparables. Ils ont en commun la notion d’exploration d’un monde inconnu poussée à un point extrême. Le fond des mers est encore un univers peu connu à l’époque où le roman est publié, mais déjà nettement plus familier en 1954. Visiter l’intérieur de la terre est, en 1880, un projet extraordinaire, hors de portée d’une science même futuriste (alors que justement Verne déploie très peu d’appareillage scientifique). Jean-Michel Racault a bien montré les contradictions assumées et même exhibées du récit vernien à cet égard. En 1959, le projet relève de la plus haute fantaisie, en raison des connaissances acquises sur la composition de l’intérieur du globe, qui rend impossible toute exploration humaine. Les génériques des deux films mettent en relief cette spécificité des mondes explorés : VML s’ouvre sur un plan de rideau de théâtre (référence constante chez Verne) qui, petit à petit,se lève pour laisser apparaître un décor océanique stylisé en bleu, couleur dominante du film consacré à l’espace sous-marin. Le Voyage s’ouvre sur des images à dominante rouge d’explosion volcanique, de coulée de lave en fusion. Dans les deux cas, les éléments eau et feu coexistent. Ainsi dans Le Voyage, la mer intérieure et la scène du radeau pris dans un maelström offrent un contrepoint aquatique à la prédominance de l’espace terrestre minéral et de l‘élément feu. De la même manière, le Nautilus est associé au feu : il éperonne les navires ennemis et les fait exploser, comme dans la scène initiale.


Les deux films, comme les œuvres sources, développent un discours sur la science et ses possibilités. Fleischer met en scène, de manière spectaculaire, le pouvoir de la science, à la fois théorique et pragmatique. Le savoir scientifique confère au professeur Arronax un statut supérieur. Il est courtisé par le gouvernement américain, par une presse manipulatrice (aspect inventé par les scénaristes) et aussi et surtout par le capitaine Nemo qui, dans le film, veut en faire un émissaire pour négocier avec les autres nations. Au plan théorique, il est fait mention de l’état du savoir de l’époque, quand Nemo commente le livre d’Arronax qui, par ailleurs, passe son temps à observer, à chercher des specimen de créatures marines (immédiatement classées par Conseil) et à tenir son journal. La science appliquée s’exprime par l’exhibition de prouesses technologiques liées au Nautilus, et, en particulier, l’énergie de propulsion dont on laisse entendre qu ‘il s’agit de l’énergie atomique. (Scène où Nemo utilise un casque de protection anti-radiations). L’explosion finale s’apparente à une explosion atomique. Le texte vernien suggère une énergie électrique parfaitement maîtrisée, tout en restant assez vague sur ses conditions de fonctionnement (accumulation et dépense d’énergie). Ce motif atomique est très présent dans le cinéma de l’époque (films de SF comme Tarantula, 1955 ou Them, 1954) et aussi film noir White Heat (1950), Kiss me Deadly, 1955). Rien de tel dans Le Voyage qui ne fait que mobiliser des instruments connus et ne présente aucune merveille technologique futuriste. La dimension quasi fantastique et les effets spéciaux concernent le monde souterrain lui-même, non pas la science des explorateurs même si ce savoir scientifique et technique est mobilisé occasionnellement. De manière paradoxale, le plus extraordinaire des voyages est accompli avec des moyens très ordinaires (cordes, lampes de Ruhmkorff, instruments de mesure, boussole, manomètre à air comprimé gradué jusqu’à 150 degrés, etc.)

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Les deux récits mettant en évidence un décor naturel spectaculaire proche du sublime (merveilles mais aussi dangers des fonds sousmarins, paysages volcaniques, monde intérieur, faune et flore primitives, animaux surdimensionnés etc.). Ils évoquent la volonté humaine d’appropriation, de domestication de la nature, mais aussi l’effroi ressenti face à la grandeur et la beauté des paysages


et l’ampleur des phénomènes naturels. Les films mettent aussi en relief les conflits entre les humains. Voyage met en scène une rivalité scientifique entre le professeur Götaborg et le comte Saknussem, descendant de l’explorateur Arne Saknussem. Dans VML, il s’agit davantage d’un affrontement psychologique et idéologique plus complexe et ambivalent, déjà présent dans le roman, mais déplacé dans le film. L’œuvre de Verne est sacralisée par la présence de l’objet livre, fermé et filmé plein cadre dans l’incipit de VML et montré au début et à la fin de Voyage. Il s’agit donc aussi d’une reconnaissance de la valeur universelle de l’œuvre. Comment le matériau de base est-il transformé dans le processus d’écriture du script ? Dans le cas du Voyage, le scénariste est Charles Brackett, connu pour son association avec Billy Wilder et qui travaille en étroite collaboration avec Fleischer pour VML. Étant donné la longueur et le caractère très descriptif des romans de Verne, le processus de sélection est fondé, selon Fleischer, sur le choix de la mise en scène des « passages les plus mémorables » du roman. Il implique la suppression de pans entiers du texte et d’épisodes parfois importants. Parmi les très nombreuses suppressions, citons l’épisode de la traversée du Pôle Sud par dessous la calotte glaciaire et de l’emprisonnement du Nautilus (seul moment où la maîtrise technique de Nemo atteint ses limites), l’épisode de l’exploration de la cité atlantidienne, celui du dépôt des lingots en Grèce, etc. Le film est structuré en deux parties, la première est plutôt axée sur la création d’un climat psychologique, avec l’enterrement, l’épisode de la colonie esclavagiste, la deuxième met l’accent sur l’action : le torpillage du vaisseau de guerre, le combat avec le calmar géant. L’intrigue s’éloigne progressivement de celle de Verne, en particulier vers la fin qui se veut close. Dans Voyage disparaissent, entre autres, le cryptogramme poësque, le rêve d’Axel, la scène du géant. Le scénario occulte les descriptions scientifiques et le discours sur la science, jugés peu cinématographiques et évacue la dimension pédagogique, voire didactique du roman. Il convient de noter, cependant, des additions significatives. Dans Voyage, plusieurs personnages sont ajoutés, certains ne jouant qu’un rôle épisodique, d’autres jouant un rôle central comme la


femme du professeur Götaborg (Arlène Dahl). L’ajout d’une femme exploite une potentialité du roman, où Grauben regrette de ne pouvoir participer à l’expédition. VML, comporte peu d’ajouts. Les personnages du roman sont relativement respectés et aucun protagoniste important ne manque. L’otarie Esmeralda est inventée, pendant de l’oie Gertrude dans Voyage, qui est déjà présente dans le roman. L’animal vient offrir un contrepoint comique au personnage austère de Hans. Certaines additions compensent une suppression et impliquent une relation intertextuelle. Ainsi, l’épisode de la cité d’Atlantis, supprimé de la diégèse de VML, alors qu’il existe dans le roman, est réintroduit dans Voyage alors qu’il ne figure pas dans l’œuvre de Verne. Dans VML, nombre de péripéties narratives sont ajoutées, en particulier des scènes d’action au début et à la fin qui visent à mettre en valeur Ned Land. La fin du film est profondément transformée. Dans VML, certains épisodes narratifs sont déplacés. Ainsi, la scène d’enterrement d’un marin du Nautilus, située au chapitre 24 dans le roman, est déplacée au début du film. Ce changement modifie radicalement la signification de la scène. Dans le livre, cette scène vient réaffirmer l’humanité, le sens moral de Nemo et son attachement au culte des morts, qui transparaît, aussi, dans son discours sur le navire Le Vengeur. Dans le film, cette scène ne fait que manifester la rémanence de certains rites sacrés, mais ne modifie pas la perception que nous avons de Nemo.

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Les transpositions sont présentes dans les deux films, mais plus encore dans Voyage où la transposition est géographique et culturelle. L’action est située en Ecosse, jugée sans doute plus exotique, folklorique et colorée que l’Allemagne romanesque, un peu austère. Le film exploite consciencieusement cette veine folklorique avec les paysages, le château médiéval, les cornemuses, les costumes écossais, tartans et kilts. Ceci induit des changement onomastiques : Otto Liddenbrock devient Oliver Lidenbrook, Axel le jeune premier (ou jeune initié) devient Alec McEwan. Dans VML la séquence de combat contre les calmars géants offre un bel exemple de condensation et d’étoffement. Les marins se battent contre un groupe d’animaux. Le film conserve un seul animal de proportions gigantesques et donne au combat un caractère dramatique et épique plus marqué, accentuant le spectaculaire, le suspense et aussi le pathos.


Les deux films jouent aussi avec les conventions génériques, au-delà des limites des romans source. La comédie musicale est ainsi convoquée de manière inattendue. Dans Voyage, le jeune héros, Alec, est interprété par un comédien (Pat Boone), qui chante à plusieurs occasions, avec, dans l’une des scènes, l’hommage au professeur, l’accompagnement d’un chœur masculin et dans une autre, une romance sentimentale. C’est une manière d’extérioriser le sentiment amoureux ressenti par Axel, le narrateur vernien, mais qui détone quelque peu dans le contexte (même si Verne a aussi composé des chansons). Dans VML, c’est Kirk Douglas qui tient ce rôle du comédien chanteur, objet du spectacle. Douglas interprète, en particulier, une chanson de matelot un peu leste, devant un parterre de marins fascinés, qui figurent un public et servent également de chœur. Plus tard, c’est l’otarie qui sert de partenaire et de spectatrice enthousiaste du spectacle donné par Ned. Cette dimension comique devient un peu envahissante en raison du cabotinage de l’acteur Douglas. Le genre policier est également convoqué, plus particulièrement dans Voyage, avec l’enlèvement initial, le meurtre de Göteborg, les scènes de filature ou de surveillance à la surface et à l’intérieur du globe, tout au long du voyage, et la capture d’Alec par le comte Saknussem qui le blesse d’une balle. VML comporte des traces du sous-genre film de prison et d’évasion (aspect amplifié par rapport au livre) dans la mesure où l’idée fixe de Ned est de quitter le sousmarin, à l’inverse d’Arronax fasciné par Nemo. À l’évidence, aussi, les codes du film de guerre sont convoqués dans VML, qui propose diverses séquences de bataille navale, de canonnades, de bateaux envoyés par le fond (1ère image diégétique du film) etc. L’utilisation ponctuelle, mais intermittente, de fragments de codes générique fonctionne comme signal de reconnaissance pour le spectateur hollywoodien ou de clin d’œil culturel, plus ou moins explicitement référencé. Ainsi, la pêche à la baleine, présente dans le roman, évoque aussi, pour le public hollywoodien, Moby Dick et Achab, peu avant l’adaptation de Melville à l’écran par John Huston en 1956. La comédie est présente dans les deux films également sous diverses formes. Dans Voyage, elle est surtout concentrée dans la


première partie du film, avec l’utilisation de gags burlesques, comme la chute brutale de l’échelle de la fiancée d’Alec, qui s’attend à une déclaration amoureuse, alors qu’il annonce tranquillement son départ avec le professeur, provoquant ainsi l’accident. À l’inverse, la Grauben romanesque encourage Axel à partir. L’autre épisode burlesque est celui de l’enfermement des héros dans la grange avec les plumes d’eider (scène proche du slapstick) et le code morse insolite pratiqué par Gertrud avec son bec. Cette séquence est le démarquage comique d’une scène analogue du roman quand Axel perdu tente de communiquer avec Liddenbrock. Dans VML, le comique est présent d’emblée avec, en vedette, Kirk Douglas s’étalant dans la boue. Plus tard l’acteur constitue un duo comique, d’une part avec Conseil incarné par PeterLorre, souvent utilisé à cette époque comme contrepoint comique dans les films de Roger Corman, d’autre part avec Esmeralda, l’otarie favorite de Nemo. Plusieurs scènes relèvent du « comic relief », en particulier le duo avec l’otarie, qui singe littéralement l’acteur. La course effrénée de Douglas, poursuivi par les indigènes cannibales dans la scène de l’île, constitue un autre épisode burlesque (elle est présente aussi dans le livre, mais sans cette tonalité). Ceci nous amène assez logiquement à évoquer le casting comme élément central de la stratégie des studios hollywoodiens (Disney et Fox).

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Les deux films mettent en avant des stars et ont d’ailleurs en commun la même star, James Mason, mais les stratégies sont différentes. Dans Voyage, Mason domine l’interprétation masculine face à l’insipide, et un peu niais, jeune premier crooner à ses heures et au mutique géant islandais. Le comte Saknussem campe un « méchant » un peu caricatural par son faciès, son air sombre et ses grimaces de mélodrame. Seul Arlène Dahl se hisse au niveau de Mason et rend presque crédible la présence d’une femme dans cette expédition. Le souci de réalisme amène même le réalisateur à lui faire enlever son corset alors que la chaleur augmente. Son apparence physique se dégrade sensiblement au fil des aventures, mais elle offre un contrepoint intéressant au héro masculin et on accepte cette entorse majeure au récit vernien (présentée à titre d’hypothèse impossible par Grauben). Dans VML, la situation est plus complexe et le casting beaucoup plus prestigieux. Chacun des


comédiens a un passé cinématographique majeur : Mason, Kirk Douglas, Paul Lukas, et bien sur Peter Lorre. Chacun véhicule ses interprétations passées et récentes et colore le film de sa présence, en particulier Douglas (Les Vikings de Fleischer, les films noirs et les westerns) mais aussi James Mason. Il est difficile de ne pas évoquer Pandora (Lewin, 1951), où l’acteur rejoue le mythe du Hollandais volant, et incarne un capitaine tourmenté et charismatique, qui séduit Pandora (Ava Gardner), la chanteuse américaine en quête d’un amour idéal. Les décors et effets spéciaux sont largement utilisés et contribuent au succès des deux films. VML propose de spectaculaires prises de vue sous-marine2, très novatrices pour l’époque et qui créent un effet métafilmique. Les hublots ouverts sur le spectacle des profondeurs fonctionnent comme un écran géant, ce qui permet aussi le jeu des identifications avec les personnages, d’autant qu’il reste des traces de la subjectivité du récit vernien par l’entremise ponctuelle de la narration d’Arronax en voix off. On trouve la même recherche de l’effet spectaculaire dans le Voyage, mais en dépit de la qualité de certains effets, le résultat est moins convaincant (en particulier la séquence atlantidienne assez kitsch). Les animaux préhistoriques sont de simples lézards un peu déguisés, filmés en gros plan, et ne suscitent pas la magie et la poésie des marionnettes animées et filmées en stop-motion (image par image) par un Ray Harryhausen, dans ses films adaptés des Mille et une Nuits. J’en viens à une analyse plus spécifique de la représentation comparée des péripéties narratives et des personnages principaux en me focalisant sur VML. Le récit vernien se fonde sur deux aspects : la découverte par un homme de sciences des merveilles du monde sous-marin et les différents incidents et accidents à travers lesquels la vision du monde politique et philosophique de Nemo (anti-esclavagiste, pacifiste mais vengeur, Nemesis des nations belliqueuses) est graduellement (et partiellement) mise au jour. Au-delà de ces deux thèmes explicites, c’est aussi l’histoire de quatre hommes 2 Images filmées aux Bahamas et en Jamaïque.


très différents, confrontés à des situations hors du commun et la mise en scène de leurs relations, faite de sentiments ambivalents. Fleischer retient l’idée d’une fiction qui est une série d’incidents. Le désir d’améliorer le récit de Verne conduit le réalisateur et son scénariste à se concentrer sur le « récit d’évasion », rappel d’un sous-genre hollywoodien populaire, le « prison-film », d’où un décentrement de l’intrigue au détriment d’Arronax et de la science et au bénéfice de Ned Land, héros individualiste typiquement américain (incarné par l’icône Douglas). Alors que le roman mettait l’accent sur l’ambivalence des sentiments d’Arronax à l’égard de Nemo, perçu aussi comme figure paternelle et initiatrice, le film conserve en partie cette fascination, mais tend à minimiser le pouvoir et le charisme de Nemo, et à renforcer celui de Ned, qui apparaît comme une figure du fils révolté contre une instance paternelle symbolique dédoublée et porteuse de valeurs en partie semblables.

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L’affaiblissement du personnage de Nemo vient d’abord de l’adoucissement relatif de la férocité qu’il manifeste dans le roman à l’encontre de ses ennemis. Nemo ne tue pas pour le plaisir de tuer, et il enferme Arronax et ses compagnons (ou les drogue) pour qu’ils ne soient pas témoins de ses actes de représailles. Dans le livre, il n’est jamais sur la défensive et il conserve toujours l’avantage sur ses opposants, naturels et humains. Ses motivations sont explicitées par les références faites à la prison, à la torture subie et au massacre de sa famille, l’ennemi n’étant jamais explicitement désigné (on peut penser qu’il s’agit de l’Angleterre). On n’apprendra le secret de son origine, c’est un prince indien, que dans L’île mystérieuse. Au lieu de se concentrer sur le dilemme de Nemo, en particulier après l’attaque de la frégate, le film met l’accent sur Ned, héros de la liberté individuelle, liberté qui est affirmée au détriment du savoir scientifique et du génie technologique de Nemo. La liberté et la science ne sont plus unies, mais antagonistes. De manière totalement divergente du roman, le désir forcené de liberté de Ned conduit à la mort de Nemo, à travers la complicité du harponneur avec un des gouvernements ligués contre lui, présenté comme puissance coloniale brutale, esclavagiste et marchande de canons (scène ajoutée, où Nemo montre un vaisseau ennemi à Arronax et ses compagnons).


La séquence de l’invasion de Vulcania, l’île/repaire de Nemo par des soldats en uniforme kaki crée un certain trouble. Doit-on les identifier aux troupes de la « nation détestée » ou s’agit-il des militaires américains ? La question n’est pas tranchée. Cette fin, si elle emprunte certains détails à la fin de L’île mystérieuse, tranche singulièrement avec le récit vernien, à différents niveaux. Le roman se clôt sur l’épisode du Nautilus, pris dans un maelström, suite à l’étrange comportement de Nemo qui, pour la première fois, semble ne plus avoir de ligne directrice et semble profondément troublé par le coulage de la frégate, laissant échapper sa célèbre dernière phrase : « Dieu tout-puissant, assez, assez ». Le roman est à la fois clos — les prisonniers parviennent à s’échapper et Arronax pourra ainsi rédiger son livre — et ouvert sur une incertitude : le Nautilus et son capitaine ont-ils survécu au maelström ? Arronax termine son récit sur une note d’espoir : « J’espère également que son puissant appareil a vaincu la mer dans son gouffre le plus terrible et que le Nautilus a survécu là où tant de navires ont péri ! »3 Le film est, par contre, parfaitement suturé, au prix d’une distorsion considérable. Les prisonniers s’échappent, grâce à Ned Land qui, d’abord se substitue à Nemo, blessé à mort, pour gouverner le Nautilus, ensuite se bat contre les marins et confirme son statut de héros4. Le film montre deux scènes en montage alterné : la scène en surface où les naufragés et l’otarie contemplent l’explosion de l’île et celle dans les entrailles du sous-marin, où Nemo agonise, son dernier geste étant celui d’ouvrir le hublot pour contempler le bleu de l’océan, vidé de toute présence animale. Le film maintient jusqu’au bout un équilibre entre le groupe des évadés d’une part, et Nemo d’autre part. C’est ce dernier qui a, littéralement, le dernier mot, alors qu’on entend, par l’entremise d’une voix off d’outre tombe (spectrale) la phrase prophétique déjà énoncée : « There is hope for the future for a new and better life when the world is ready in God’s good time » (on note la référence appuyée à Dieu). 3 Vingt mille lieues sous les mers, Editions Rencontres, Lausanne, 1966, p. 616. 4 Voir l’analyse de Brian Taves dans le chapitre consacré au cinéma de son encyclopédie vernienne, in Brian Taves and Stephen Michaluk, Jr (eds), The Jules Verne Encyclopedia, The Scarecrow press, London, 1996.


Ce rééquilibrage final vient nuancer le parti pris affiché pendant tout le film, l’avantage donné au harponneur, véritable héros du film, ce que souligne Arronax, qui le qualifie de « bienfaiteur de l’humanité », et ne lui tient pas rigueur de la perte de ses notes. En effet, Nemo est assez systématiquement dévalorisé par rapport à son avatar romanesque et ceci à l’avantage, quasi exclusif, de Ned. Ainsi, dans la séquence où Nemo dirige le Nautilus vers le vaisseau ennemi pour l’éperonner, la caméra cadre son visage de plus en plus serré pour finir sur un insert de son œil hanlluciné. Ce plan donne à voir l’obsession du capitaine, alors que le roman conserve une certaine opacité et ne propose pas l’équivalent de cette scène. L’expression angoissée sur le visage de Nemo le fait paraître moins froid et impitoyable, et de ce fait moins omnipotent que dans le roman. La sueur qui coule sur son front est aussi un moyen de l’humaniser, mais l’œil fiévreux peut aussi se lire comme un signe de folie. L’attaque du calmar géant fournit un autre exemple de dévalorisation de Nemo. Chez Verne, le combat contre les calmars est mis en parallèle avec le massacre des cachalots (occulté dans le film) et offre un contrepoint significatif à un autre épisode, la conquête du Pôle Sud et son pendant négatif, le blocage du Nautilus pris dans les glaces. L’idée sous-jacente étant celle d’une revanche de la nature, qui enserre le sous-marin dans un étau quasimortel. Le combat contre le calmar géant est traité de manière inversée dans le roman et le film. Chez Verne, c’est Nemo qui doit secourir Ned Land, même si celui-ci achève l’animal en perçant son triple cœur avec son harpon. Dans le film, c’est Ned qui sauve Nemo, prisonnier d’un tentacule. Il regrette immédiatement ce beau geste et va s’alcooliser avec Esmie l’otarie.

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La faiblesse du capitaine est encore plus frappante dans la scène où, frappé d’une balle alors que l’île est envahie par les soldats, il devient incapable de diriger le Nautilus. C’est significativement Ned Land qui prend, pour un temps, les commandes d’un navire hautement technologique. Nemo est donc moins surhumain, plus vulnérable que dans le roman. Ned devient le véritable héros


du film, occupant le devant de la scène, dans les registres les plus variés : action, aventure, héroïsme, mais aussi théâtralité et burlesque. Chez Verne, Ned Land et Nemo, en dépit de leurs noms antinomiques, sont, à certains égards, des figures dédoublées. Tous deux sont marins, chasseurs et combattants, mais Nemo domine clairement le harponneur par son savoir scientifique et technologique, sa compréhension du monde sous-marin et sa vision politique et métaphysique du monde. Dans le film, c’est Ned Land, l’anti-intellectuel, l’homme d’action rusé mais un peu primaire (et parfois immature) qui domine un Nemo diminué et dépassé par les événements. La masculinité brutale et le pragmatisme « terrien » de Ned l’emportent et le fait qu’il puisse parvenir à prendre le contrôle d’un sous-marin atomique suggère que l’individu moyen, le « common man », peut maîtriser une technologie avancée. Ce constat implicite va à l’encontre du discours vernien qui valorise clairement l’intellect supérieur. Nemo devient, chez Fleischer, une figure du savant fou mégalomane (cliché qui sera repris dans la série des James Bond dix ans plus tard). De manière ambivalente, Nemo exprime son pouvoir résiduel en faisant sauter l’île, mais il est lui-même mortellement blessé dans le dos, destin tragique, qui nie toute possibilité d’un avenir ménagé par la fin romanesque. L’étude de ces adaptations permet de mesurer l’écart entre le roman source et sa version filmique, qui passe, en effet, par le filtre des conventions génériques, mais, au-delà, transforme assez profondément le sens du récit vernien, en fonction du contexte de production de l’œuvre et de certains sous-entendus de nature idéologique. La dimension subversive (révolutionnaire, voire anarchiste) du capitaine Nemo est ainsi largement gommée, car elle ne trouverait que peu d’écho dans le public hollywoodien, en particulier dans le cadre d’une production Walt Disney. L’adaptation filmique d’un des romans phare de Verne met en œuvre un double processus de transfert partiel et de transformation, qui se doit de prendre en compte l’horizon d’attente du spectateur hollywoodien. eee

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Jan RYCHLIK Chercheur | Spécialiste de l’œuvre de Jules Verne

Le mystère du château des Carpathes Hommage parodique

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uand on parle des films verniens tchèques, on pense toujours à Karel Zeman, cinéaste exceptionnel et adaptateur génial. Il a traité les sujets verniens en tenant compte à la fois de la notoriété de la science-fiction vernienne et des gravures originales. Et sa propre œuvre est désormais inséparable de la popularité de Verne en Tchéquie. Néanmoins, Karel Zeman n’est pas le seul réalisateur tchèque à avoir adapté Jules Verne. C’est dans le contexte du cent-cinquantenaire de Jules Verne que l’on réalisa quatre adaptations verniennes, dont deux télédrames1, un téléfilm2 et un film. Ce dernier, Tajemstvi hradu v Karpatech (Le Mystère du Château des Carpathes, 1981), mérite une analyse, non seulement par rapport au roman mais encore par rapport à la tradition vernienne. Le Château des Carpathes est un roman fascinant, assez populaire chez les lecteurs tchèques,3 mais sous-estimé et toujours considéré comme une œuvre mineure et peu réussie.4 En 1893, la célèbre 1 Les frères Kip (1979) et Vingt mille lieues sous les mers (1981). 2 500 millions de la Bégum (1978) fut distribué à l’étranger, principalement à la télévision.

4 La lettre de Louis-Jules Hetzel à Josef Richard Vilimek le 28 octobre 1893 témoigne de la déception du premier éditeur tchèque qui n’a pas trouvé le roman assez scientifique. (Archive littéraire de Musée de la littérature tchèque, 376/58/13.377)

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3 Il existe trois traductions différentes du roman qui a été publié 8 fois de 1893 à 1993.


série vernienne de l’éditeur Vilimek a commencé par Le Château des Carpathes. Dès le début du XXe siècle, le roman est souvent adapté au théâtre. Mais les amateurs de science-fiction vernienne le trouvent dépourvu d’un contenu visionnaire.5 Le scénariste du Mystère du Château des Carpathes était lui même convaincu que le roman était très mauvais et tout à fait impropre à une adaptation au cinéma. Il était déjà gravement malade quand il se lança dans cette besogne et il lui fallut recommencer plusieurs fois, jeter des scènes entières, et le scénario devint un cauchemar. Enfin, il ne put faire la part entre la « faiblesse du roman » et sa propre incapacité à l’adapter.6 Jiri Brdecka (1917-1982) était surtout un scénariste et réalisateur de films d’animation. De plus, il fut critique de films, écrivain et caricaturiste. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est sa participation au scénario de L’Invention diabolique de Karel Zeman. Brdecka écrivit le commentaire, qui rappelle le style du journal dans Face au drapeau. Il faut noter que, selon Brdecka, la plus grande qualité de ce film était la création d’une nouvelle réalité.7 La principale source d’inspiration de l’œuvre de Brdecka était la littérature et les genres inférieurs ou marginaux. Il disait à propos de cette prédilection : « Histoires d’aventure, personnages schématiques, mais quelquefois également pleins de vie, leur langue littéraire, tout cela m’impressionait toujours par son comique involontaire, mais aussi par sa poésie inconsciente, très frappants même dans Le Château des Carpathes. »8 Un critique prononça cette condamnation rude : « Parfois Verne se contente d’utiliser un appareil afin d’obtenir un sujet romanesque. Il prend donc le phonographe et le cinématographe, les porte dans une ancienne ruine pour y amuser un minable lunatique, et voilà Le Château des Carpathes. » (Karel Scheinpflug: « Jules Verne », Nase doba, vol. 14 [1907], p. 442) Selon son biographe, Jules Verne « n’a pas réussi à produire une impression de réalité et son roman ressemble à une chromolitographie naïve. » (Ondrej Neff: Podivuhodny svet Julese Verna, Prague 1978, p. 155) 5 Ondrej Neff, op. cit., p. 130. 6 Tereza Brdeckova, « Jiri Brdecka - Pokus o rekapitulaci » in Jiri Brdecka : Pod tou starou Lucernou a jine vzpominky, Prague, 1992, p. 42. 7 Jiri Brdecka, Faunovo znacne pokrocile odpoledne, Prague, 1991, p. 156. 8 Milena Nyklova, « Tajemstvi hradu v Karpatech aneb o parodii s Jirim Brdeckou », Zaber, vol. 14, no 12 (12 juin 1981), p. 3.


Or, c’est avec le réalisateur Oldrich Lipsky (1924-1986) que Brdecka a produit trois parodies de genre : Jo Limonade (1964) qui est une célèbre parodie de western, Adèle n’a pas encore dîné (1976) dont la source est le roman policier facile de magazine Pulp, et Le Mystère du Château des Carpathes. Brdecka lui-même l’appela une « comédie excentrique », car il n’a pas voulu parodier le roman, qui, selon lui, n’était plus connu.9 Ce fut en effet vingtcinq ans après l’édition précédente que ce livre parut de nouveau pendant que Brdecka écrivait le scénario. La parodie se concentre donc sur l’image populaire de Verne en tant que visionnaire du progrès scientifique. Il s’agit d’une parodie de la science-fiction vernienne,10 ou plutôt prétendue vernienne. Cette parodie est réalisée notamment grâce aux trucages de Jan Svankmajer (1934).11 Ce cinéaste surréaliste a créé les accessoires de style « steampunk ». Brdecka dit qu’il s’agit des inventions 9 Ibidem. 11 Père spirituel de Frères Quay, dont le film surréaliste L’accordeur de tremblements de terre (The PianoTuner of EarthQuakes, 2005) évoque une cantatrice enlevée, nommée – non par hasard – Malvina van Stille.

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10 Ibidem.



contemporaines revêtues de la robe de XIXe siècle.12 Par exemple, les écoutes évoquées dans le roman, et complétées par la vidéosurveillance dans le film, offrent non seulement l’occasion de présenter toute une gamme d’oreilles d’or, d’yeux peints cachant l’optique de caméras et même de chaines de télévision, mais permettent également de faire allusion à la réalité contemporaine des pays communistes. D’abord, Orfanik est dépeint comme un savant peu pragmatique, une espèce de Zéphyrin Xirdal ou de Cousin Bénédict, qui s’occupe de recherches spatiales (« Je suis en train de lancer ma 421e fusée sur la Lune. Cette fois je ne la manquerai pas, assurément. »). Il s’escrime à manier son bras artificiel en panne, probablement inspiré par le crochet de J. T. Maston (De la Terre à la Lune). On peut même se demander s’il n’y a pas là un commentaire ironique de l’imaginaire populaire qui est à l’origine des clichés de journalistes tels que « un projet digne de la fantaisie vernienne » ou bien « le progrès que même Jules Verne ne sut imaginer ». Mais il ne s’agit pas seulement, dans ce film, d’une parodie de la science-fiction vernienne. On sait que Le Château des Carpathes commence par un avertissement sans précédent : « Cette histoire n’est pas fantastique, elle n’est que romanesque. »13 La correspondance avec l’éditeur révèle que Jules Verne considéra Le Château des Carpathes comme son roman le plus romantique, tout en ayant assuré Hetzel que le thème scientifique rend le romanesque plus acceptable.14 Or, le roman représente un démontage nostalgique du romantisme et saisit la tension entre le noble rêve romantique et la réalité de la fin du siècle de la vapeur. Brdecka a remplacé la poétique romantique du roman gothique15 par celle du roman d’épouvante, une forme moins noble qui lui est plus chère. 12 Pavel Taussig, «Dobro vinitute, grafula Teleke!», TV magazin, 25/2011, p. 44. 13 Jules Verne, Le Château des Carpathes, Librairie générale française, 2007, p. 7.

15 Selon Daniel Cougénas le roman constitue « un admirable hommage au genre gothique » et un « pastiche du genre » (« Traces intertextuelles, Le « gothique » de Jules Verne » in Jules Verne 5, Revue des lettres modernes, 1987, p. 28-30, 36).

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14 Jules Verne à Louis-Jules Hetzel, 13 février 1891 et 4 mars 1892 in Olivier Dumas, Volker Dehs, Piero Gondolo della Riva, éd., Correspondance inédite de Jules et Michel Verne avec l’éditeur Louis-Jules Hetzel (1886-1914), tome I, Genève 2004, p. 137, 166.


Le réalisateur voulait tourner le film sous un ciel nuageux afin que l’atmosphère soit conforme au genre, mais il fit beau pendant tout le tournage et le directeur de la photographie dut sous-exposer la pellicule.16 Le film contient des citations du Fantôme de l’Opéra et de Dracula (le film de 1958), mais l’action elle-même réfrène plutôt les éléments terrifiants du livre, puisque le film est une comédie. Pas de voix mystérieuse à l’auberge, pas de dragon au-dessus du château. Par contre, le roman d’épouvante est manifestement déprécié : le squelette allant et venant dans le forêt n’est qu’un modèle d’enseignement transporté sur une charrette par le maître d’école de village de Werst, rebaptisé Hauts Loups-garous dans le film. Ainsi, la parodie souligne une tension entre le noble (romantisme, roman gothique) et le bas (roman d’épouvante, trivialité). L’humour verbal17 est le principal véhicule de cette parodie : la langue littéraire des personnages nobles, la raideur des expressions de Télek, le patois artificiel des villageois. Ce principe parodique est accentué par les relations entre les personnages nobles et roturiers, le comte de Télek et les villageois, le forestier ou le domestique. Ici, s’inspirant des illustrations originales du roman, Brdecka crée une parodie brillante des personnages verniens stéréotypés : si Rotzko est toujours dépeint avec une valise, son vis-à-vis du film porte un grand panier de pique-nique et un fauteuil sur son dos afin de pouvoir préparer à son maître un petit festin près du château. L’opéra est le troisième domaine parodié. Il est encore plus présent dans le film que dans le roman.18 Pourtant Télek est un chanteur lui même, un ténor d’origine noble (dit Il Contecanto) et aux 16 Entretien avec Viktor Ruzicka sur le DVD Tajemstvi hradu v Karpatech (2003). 17 Une traduction anglaise des dialogues, qui conserve les jeux de mots et le patois, est disponible dans la thèse d’Eva Cizkova soutenue en 2007 au Département d’anglais de la Faculté de pédagogie de l’Université Masaryk à Brno (http:// is.muni.cz/th/54145/pedf_m/finished4.pdf). 18 L’importance donné à l’opéra est soulignée par le fait que l’air final de la Stilla fut chanté par la meilleure soprano du pays à cette époque, Gabriela Benackova, soliste à l’Opéra National à Vienne et à l’Opéra Métropolitain de New York. La mélodie obsédante sans parole intelligible, mais ressemblant à la langue roumaine, est toujours présente dans la marche Salsa Verde (le nom de la Stilla dans le film) pour orchestre à vent de l’auteur de la musique, Lubos Fiser (1935-1999).


manières ostantatoires. Le pathos d’opéra, proche du romantisme faux de la littérature inférieure, est impeccablement parodié par le jeu stylisé des acteurs, notamment La Stilla (« Je n’en peux plus, je ne suis qu’une faible prima donna »). Tout à fait à l’opposé, l’affection maniaque pour la cantatrice trouve une représentation grotesque : désireux d’être près de son objet d’amour, le baron de Gortz se mêle à la garde d’incendie ou bien au chœur. La mort de La Stilla est traité de la même manière, car la commotion mortelle est donnée par un coup de trompette en carton. De plus, ce sujet important a déterminé tout le dénouement du film. Le combat final des personnages principaux, notamment celui de Télek et Gortz est toujours interrompu, presque interminable, et l’agonie, prolongée comme dans un opéra, est virtuellement multipliée. Le film se termine par un vrai final d’opéra – avec tous les acteurs majeurs ensemble sur scène, le décor peint du château en arrièreplan – et par le rideau. Quoique le scénariste ait été très critique sur son modèle littéraire, l’histoire du roman n’est pas vraiment modifiée dans le film. Selon Brdecka, « l’exposition du roman est trop longue, l’auteur se concentre sur des personnages qui disparaissent au cours du récit et ceux qui sont vraiment importants n’arrivent que dans la seconde moitié. »19 Pour cela, le film commence par la découverte, par Télek et son domestique, de Nic Deck inconscient dans la forêt. À cause de la dramaturgie, le forestier devient le partenaire de Télek dans l’élucidation du mystère. Bien que Nic Deck lui même soit enchanté par La Stilla, cela ne trouble pas ses relations avec Télek, car le forestier est conscient de sa position inférieure. Il n’intervient même pas dans le combat final de Télek et de Gortz, tournée sous une forme burlesque. Un nouveau personnage est ajouté dans la même perspective : il ne s’agit que d’un larbin et homme de main du Baron de Gortz, pris pour un sourd-muet dans une bonne partie du film.

19 Milena Nyklova, op. cit., p. 3.

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Il n’y a que deux divergences importantes du scénario par rapport au modèle littéraire, toutes deux justifiées dans le cadre d’adaptation choisi par Brdecka. Télek n’est pas absolument sympathique à cause de son amour propre – en effet, Nic Deck est


beaucoup plus chevaleresque dans sa candeur, prêt à mourir afin de rencontre La Stilla (« véritable Sainte-Vierge ») au ciel. C’est une autre manifestation du contraste déjà abordé entre l’aristocrate mondain et le villageois intègre. Il reste Orfanik. Si ce personnage est plutôt indolent dans le roman, il se dresse contre le baron de Gortz à la fin du film. Cependant, l’influence de l’Invention diabolique de Karel Zeman est évidente, car Orfanik est un « révolutionnaire scientificotechnique » que le baron a sauvé d’un asile de fous, où il avait été jeté suite aux intrigues des « contre-révolutionnaires scientificotechniques ». Et, tout comme Thomas Roch, Orfanik meurt pour le bien général. Non seulement l’histoire est peu modifiée, mais un côté inattendu de cette comédie est particulièrement intéressant. Brdecka a su conserver voire intensifier le moment essentiel de la poétique romanesque – la destruction de l’image de La Stilla, l’amante disparue. Voilà comment l’événement est traité dans le livre (transcrit de sorte qu’il ressemble à un texte dramatique) : « Telek : Stilla… ma chère Stilla, toi que je retrouve ici… vivante… Gortz : Vivante… La Stilla… vivante ! Et cette phrase ironique s’achève dans un éclat de rire. Vivante ! Eh bien! que Franz de Télek essaie donc de me l’enlever ! Franz a tendu les bras vers La Stilla […] À ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s’est échappé de la main de Franz, et il le dirige vers La Stilla immobile. […] Soudain, le bruit d’une glace qui se brise se fait entendre, et, avec mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît La Stilla… Gortz : La Stilla échappe encore à Franz de Télek !… Mais sa voix… sa voix me reste… Sa voix est à moi… à moi seul… et ne sera jamais à personne.20 » 20 Jules Verne, op. cit., p. 204.


Dans le film, la fameuse soprano est triplement présente : enregistrée sur la pellicule, portraiturée sous forme de vitrail, et conservée comme un corps embaumé que Télek, trompé par le baron de Gortz, tient pour sa fiancée endormie. Une explosion détruit le portrait en vitrail ainsi que le vitrage qui assurait la fermeture hermétique indispensable à la perpétuité de l’embaument. Le corps de La Stilla tombe en cendres. Ce n’est donc pas le baron qui détruit son image, mais il ajoute un commentaire bien cynique : « Gortz : Hélas, c’est fini et avec ça tout ce qui était mortel dans mon artiste adorée ! Telek : Je respecte vos sentiments. Gortz : Maintenant elle n’est que cendres pour polir l’argenterie. Telek : Quel monstre cynique vous êtes ! Gortz : Je suis indifférent au corps évanescent. J’ai plus que ça ! J’ai son âme, sa voix immortelle ! Quand je la revêts de l’image de son corps, elle vit – et moi je vis avec elle ! » Mais la dernière image de La Stilla brûle avec la pellicule en celluloïd et l’enregistrement de sa voix est détruit par Orfanik. Il ne reste au baron qu’à faire sauter le château et mourir dans ses débris. On sait que, dans le roman, l’appareil phonographique est cassé par un simple coup de fusil. Cela se passe plus « scientifiquement » dans le film, comme le veut la parodie de la vision populaire de Verne : Orfanik court-circuite le phonographe en utilisant sa découverte de l’electricité animale – il enfonce la fiche dans son nez !

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En outre, le film se référe plusieurs fois aux éléments de la tradition vernienne tchèque. Il y a une collection de la célébre série vernienne de l’éditeur Vilimek dans le laboratoire d’Orfanik. Le lustre qui cache une échelle d’acier dans l’Invention diabolique de Karel Zeman (originellement les 500 millions de la Bégum) est


récréé dans le film. Les gravures originales, qui sont le fondament de la poétique de l’Invention diabolique, sont respectées malgré leur caractère parodique – le visage de Gortz, avec sa barbe visiblement artificielle, est une copie exacte de l’illustration de Léon Benett. Même l’affiche pour ce film est dessinée d’après la couverture de la série vernienne de l’époque. Les critiques n’ont guère été favorables au Mystère du Château des Carpathes. À leur avis, le scénario était trop attaché au roman, peu connu ; l’histoire leur sembla faible et le film fragmenté. Ils ont trouvé l’humour trop cultivé, car les jeux de mots n’étaient pas accessible aux spectateurs dépourvus de connaissances culturelles et linguistiques. 21 Puisque Le Mystère du Château des Carpathes est devenu une sorte de film culte pour les spectateurs tchèques, dont plusieures répliques sont devenues populaires (de la même manière qu’autrefois le titre de la première édition tchèque fit naître la locution « il est aussi mystérieux que le château 21 Compte-rendu sans titre, Zemedelske noviny, 15 octobre 1981 ; Eva Zaoralova, « Tajemstvi hradu v Karpatech », Svobodne slovo, 30 octobre 1981 ; Zdenka Cervenkova: « Tajemstvi hradu v Karpatech », Mlada fronta, 31 octobre 1981 ; « Tajemny hrad v Karpatech », Ceskoslovenska televize, 7 octobre 1981.


des Carpathes »), on peut considérer que les critiques ont eu tort, d’autant plus qu’en 1984, le scénario a été couronné au festival international de films fantastiques « Fantasporto », au Portugal. Du fait de son caractère comique semble-t-il, le film n’a guère été confronté au livre de Jules Verne, ni considéréé comme une adaptation. Les critiques l’ont jugé, par rapport à deux autres films de Brdecka et Lipsky, comme une comédie plus ou moins indépendante du modèle littéraire, tout comme Brdecka semble l’avoir voulu.22 Pourtant on peut s’étonner du haut degré de conformité au roman, dans le registre de la parodie. Cette adaptation est tout à fait convenable car elle transpose à l’écran non seulement l’histoire mais aussi la poétique du roman, quelle que soit l’exagération. Brdecka lut le roman attentivement, le démonta en éléments détachés afin d’obtenir le point de départ de la parodie. Puis il rassembla l’œuvre sous une nouvelle forme. Le film exploite la perception populaire de Verne, qui est parodiée et parfois (lorsque la connaissance est à la limite de l’ignorance) même tournée en ridicule. Tout comme Karel Zeman, son ancien collaborateur, Jiri Brdecka a su resituer l’essence de Verne dans un média très différent de la littérature. Si Zeman a déjà traité l’histoire sombre avec l’humour doux, Brdecka et le réalisateur ont osé en faire une comédie absolue. On peut donc prendre l’adaptation du Château des Carpathes comme pendant comique de l’Invention diabolique. Ainsi le film a rempli la promesse de son titre – Le Mystère du Château des Carpathes – il démontre le secret de la popularité de ce roman et de l’œuvre vernienne.

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22 Milena Nyklova, op. cit., p. 3.


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Animation

Bande dessinĂŠe



Issam MARZOUKI Professeur de littérature moderne Directeur de Radio Tunis Chaîne Internationale

Robur

Du roman au ciné-roman Étude sémiologique

L

e ciné-roman, genre bâtard, dont la dénomination même atteste le caractère hybride (nom composé d’une abréviation populaire de « cinéma », lui-même abréviation ancienne de « cinématographe », et du substantif « roman », pris dans un sens extensif), est un média issu du roman-photo, apparu en Italie dans l’après-guerre (les spécialistes s’accordent sur la date de 1947) ; c’est une forme particulière de récit constituée d’une suite de photographies accompagnées de dialogues succincts et de commentaires. Si l’on tient compte de cette double identité du ciné-roman, due à sa filiation avec le cinéma d’une part, puisqu’un ciné-roman est matériellement constitué d’une série de photogrammes extraits d’un long métrage et disposés selon une continuité narrative rigoureusement fidèle à celle du film dont il est adapté, et d’autre part avec le roman-photo, qui repose lui-même techniquement sur une synthèse de l’art photographique et de la bande dessinée, on peut noter que dans son discours, le ciné-roman est soumis à une multitude de contraintes formelles qui pourraient se résumer en deux points essentiels : 127

1• Des contraintes éditoriales dues à ce qu’on appelle dans le jargon éditorial le « maquettage », à savoir tous les éléments qui


relèvent du format et de la disposition des photogrammes dans la page (ou planche) – comment réduire les images d’un film, destinées à être projetées sur un écran immense, à une surface minimale devant figurer sur une page de format rectangulaire réduit (26 sur 18,5 cm) en compagnie de 5 autres photogrammes ? En fait, comment réussir à opérer le miracle de transformer l’infiniment grand en infiniment petit ? 2• Une contrainte narrative : comment doser, selon les techniques éprouvées de la bande dessinée, un texte narratif, destiné à figurer dans des récitatifs indépendants ou intégrés dans les cases, les images soigneusement sélectionnées dans la pellicule d’un film et des bulles censées reproduire peu ou prou le dialogue du film original. C’est un peu ce miracle éditorial que je propose d’étudier à partir d’un exemple : celui du ciné-roman Maître du Monde paru dans la collection mythique Star-Ciné Cosmos (n° 65, Mai 1964) adapté du film américain de William Whitney (1961) avec Vincent Price (Robur), Charles Bronson (Struch), Henry Hulles (Uncle Prudent) et Mary Mebster (Dorothy), sur un scénario de Richard Matheson qui réussit une synthèse assez originale du diptyque vernien Robur le Conquérant (1886) et Maître du Monde (1904). Avec L’Ile mystérieuse de Cy Endfield (1961), il s’agit de l’unique cas d’adaptation en ciné-roman d’un film réalisé d’après l’œuvre de Jules Verne (L’Ile Mystérieuse, figure dans la même collection – n° 13, publié en Mai 1962). J’étudierai les modalités techniques du passage du film au cinéroman avec ses variations et ses contraintes, en les ramenant systématiquement à la source narrative, c’est-à-dire les deux romans de Jules Verne. Cette étude sera articulée autour de deux axes correspondant à deux dimensions importantes du récit (le roman, le film et le ciné-roman) : l’ouverture narrative et le portrait de Robur.


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L’ouverture narrative Si l’on considère que d’un point de vue narratif, et dans le cadre d’un récit d’aventures, la séquence d’ouverture est déterminante en tant qu’accroche du lecteur, il en est de même dans un cinéroman, qui, quoique correspondant à une adaptation de seconde main, ramène son propre lecteur à une posture qui coïncide avec celle du lecteur de roman, puisque le discours du ciné-roman renoue avec le texte écrit, qui n’est qu’exceptionnellement utilisé au cinéma. Matériellement parlant, l’enclenchement narratif s’opère dans notre ciné-roman de la même manière qu’il s’opère dans le roman. Il est toutefois précédé d’un paratexte constitué d’une couverture et d’un mince générique. Le rôle de la couverture est en tous points similaires à l’affiche du film dont elle semble d’ailleurs s’inspirer. Très cinématographique, la couverture du Maître du monde favorise un sens de lecture traditionnel dans le genre, ce que les spécialistes appellent une lecture en zigzag dans laquelle on passe d’une représentation colossale de L’Albatros, plus proche d’un zeppelin, dont la connotation est menaçante, à Robur, pris en contre-plongée dans une pause plastique dominatrice, un Robur dont la barbe et le costume blanc constituent autant de signes orientant le lecteur vers une identification science-fictionnelle du stéréotype du savant-fou. Enfin, en bas et en arrière plan, on devine les navires incendiés qui annoncent l’action du film. La première page tournée, on relève sur une seule bande, un générique limité aux noms des acteurs principaux ainsi que celui du réalisateur et, copyright oblige, celui de la société de production. Le générique reconduit la couverture sous la forme du premier photogramme, associant les deux moyens de transport -phares du récit, L’Albatros et le navire, dans une relation verticale ambiguë, puisqu’elle appelle la comparaison, sans contenir toutefois d’éléments explicitement violents.


Venons-en à la séquence d’ouverture proprement dite correspondant au chapitre I du Maître du monde : « Ce qui se passe dans le pays ». Dans le ciné-roman, elle se compose d’une suite de vignettes dont 6 photogrammes choisis dans la 1ère séquence du film et de deux récitatifs indépendants : D’abord un texte d’ouverture plein de structures stéréotypées et qui est éloigné tout aussi bien du texte de Verne que de celui, exclusivement dialogué, du film. Ensuite un premier récitatif intégré qui ouvre le récit comme on le ferait dans un roman. Nous pouvons également relever, comme dans la bande dessinée, l’alignement des photogrammes favorisant un jeu d’ellipses systématiques, mis à profit dans les différents récitatifs commentant l’action. Sans insister sur les ajouts au roman comme le discours biblique de Robur en voix off, qui dote le film d’une dimension symbolique volontairement religieuse, et qu’on retrouve dans l’image de la grande bible que porte Vincent Price à la fin du film, je peux relever deux éléments qui me semblent déterminants dans une identification de la sémiologie du ciné-roman et qui confirment cette idée selon laquelle le ciné-roman constitue d’une certaine manière un retour au roman : 1• D’abord l’importance de la masse textuelle fortement présente dans les vignettes, de telle sorte qu’on approche une forme d’équilibre entre espace occupé par le texte et espace occupé par l’image, ce qui n’est nullement le cas pour la bande dessinée où le texte se limite au tiers de la surface disponible sur la vignette.

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Si l’on considère que le texte est la résultante d’un passage par toutes sortes de filtres déformants, dont le moindre n’est pas l’adaptation du dialogue filmique et la traduction du texte italien de l’édition originale, puisque ce ciné-roman est un produit de l’éditeur Franco Bozzesi, il nous oriente vers une fonction prépondérante du texte, où l’image cinématographique perd son autonomie au profit d’un habillage textuel important commentant et résumant le photogramme.


Une loi du genre, résidant dans la nécessité impérieuse de comprimer les photogrammes du film, afin de les réduire à un minimum sémantique, favorise par voie de conséquence cette revanche du texte. 2• Ce qui rapproche davantage le texte de Jules Verne du cinéroman, en sautant d’une certaine manière l’étape du film, est le rôle essentiel que jouent les illustrations dans les romans. Les 45 dessins de Benett pour Robur et les 28 de George Roux pour Maître du monde ponctuent les deux romans et forment avec le texte un rapport quasi dialectique, contribuant à son enrichissement et le mettant en perspective. Or, rien qu’en observant cette première séquence du ciné-roman, on relève une ressemblance troublante, sans doute involontaire, entre les deux premières illustrations de Roux, représentant le Great-Eyry et sa transposition dans le ciné-roman. Le film de William Whitney, présente la même similitude, quoiqu’en couleurs, entre le dessin de Roux et une sorte de toile peinte assez simplifiée, voire grossière, censée représenter cette montagne. C’est ainsi que les quelques interférences qui semblent attester qu’en tant que medium populaire, le ciné-roman renoue, tant dans son contenu thématique et dramatique, que dans ses techniques propres, avec la tradition du roman vernien. Le portrait de Robur Nous avons souligné, en commentant la couverture du Maître du monde, le rôle axial que joue le personnage dans les trois médias, roman, film et ciné-roman. L’illustration concentre les signes de reconnaissance (savant fou, personnalité, orateur…) Si l’on se reporte à sa première apparition dans le film, on remarque, abstraction faite de sa théâtralité recherchée, qu’elle répond aux normes de l’exploitation cinématographique dans la mesure où elle se conforme aux principaux critères de l’apparition d’un personnage important et que j’identifierai comme suit :


Sa préparation dans un processus rythmique conventionnel : celui du suspense, à la suite d’un parcours spatial de la cabine où les personnages étaient emprisonnés, aux couloirs et au hall et jusqu’à la salle aux baies vitrées qui correspond au bureau de Robur. Ce parcours est d’autant plus connoté qu’il se fait sous la contrainte (c’est un matelot armé qui conduit les personnages) et qu’il est trompeur (les personnages croient qu’ils sont sur un bateau). L’apparition théâtrale de Robur, assis face aux baies vitrées, c’est-à-dire en symbiose avec son élément préféré, l’air, et le dos tourné aux personnages, répond parfaitement à la convention cinématographique qui tend à renforcer visuellement l’effet de suspense. La technique du champ/contre champ, qui correspond au vocabulaire cinématographique du dialogue, fait le reste, jusqu’à la volte-face de Vincent Price et la découverte progressive de ses traits, par un effet de focalisation rendu grâce au procédé du travelling avant. Ce qui se traduit limpidement dans le film passe difficilement dans cette séquence ou le découpage (maquettage) semble impuissant à assurer l’effet de focalisation et inapte à traduire le suspense. Nous observons ainsi les limites auxquelles est astreint le ciné-roman, qui ne peut, dans le cadre limité de ses techniques narratives, ni traduire le mouvement, d’où son recours systématique à l’usage du procédé de l’ellipse comme dans la bande dessinée, ni transposer avec fidélité l’ampleur de l’image cinématographique destinée naturellement à être projetée et non à être circonscrite dans le cadre limité et forcément réducteur de la vignette. Sur notre planche, Robur qui apparaît en champ/contrechamp, de la troisième à la sixième vignette, est spatialement décentré ; sa prestance, telle qu’on l’observait dans l’illustration de couverture, s’effondre et il perd de sa superbe. 133

Toutefois, l’essentiel sur la présentation du personnage est dit dans le texte – très important en l’occurrence – qui prend en charge tous les éléments de sens que le photogramme ne peut point traduire, dont quelques éléments du portrait :


Récitatif : « Bien qu’il leur tourne le dos, cet homme inspire respect et crainte… » Mais plus encore l’attention des naufragés est attirée par le vide qu’ils aperçoivent dernière les vitres, puisque les personnages découvrent qu’ils se trouvent dans un véhicule aérien ; cette information est également consolidée par le texte de la bulle : « Oui, messieurs, vous êtes mes hôtes à bord de l’Albatros, un bateau volant… ». Il s’en suit que, par moments, la lecture d’un ciné-roman s’alourdit par des obstacles et des freins techniques qui relèvent de sa nature même de ciné-roman, c’est-à-dire celle d’un genre cumulant des procédés d’expression qui ne lui sont pas propres mais qu’il glane, d’une manière quasi aléatoire, dans d’autres médias, lesquels, s’ils ne sont pas plus purs, demeurent plus autonomes que lui. Si l’on se réfère, comme précédemment, à cette proximité que j’avais relevée entre ciné-roman et gravures de l’édition Hetzel, on ne peut que souligner la présence de gravures représentant Robur, chap. II de Robur et chap. XIII du Maître du monde. Un Robur assuré et solennel dans le premier roman et assez satanique dans le second ; si ces portraits anticipent sur les traits caractéristiques de Vincent Price (la moustache en moins), ils ne coïncident nullement avec sa représentation dans le ciné-roman, qui tend à privilégier plutôt ses traits de savant fou, statut que le film ne reflète pas, quant à lui, d’une manière systématique. Voilà donc soulignés, à travers l’étude de deux exemples courts, quelques éléments essentiellement d’ordre technique, qui contribuent à cerner, d’une manière générale, les techniques narratives du ciné-roman, très peu étudiés par les chercheurs en sémiologie des médias et les spécialistes de la paralittérature. Le cas de ce ciné-roman me semble symptomatique du destin iconographique de l’œuvre vernienne et mon appréciation à ce niveau est double et assez paradoxale. En effet, il me semble que le ciné-roman cristallise les nombreuses virtualités que l’œuvre peut offrir. Nous sommes en face d’une


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double transposition originale voire unique en son genre, du roman vers le cinéma et du cinéma vers le ciné-roman, ce qui constitue en soi une sorte de boucle, et dans une certaine mesure, un retour aux sources de l’œuvre. Le ciné-roman s’inscrit également au croisement du cinéma, de la bande dessinée et de la photographie et, dans le cas d’une œuvre adaptée d’un roman, il opère une jonction entre ces médias et la littérature, même s’il privilégie l’aspect le plus voyant et le plus spectaculaire de cette littérature. D’une manière frappante, par le fait même que Robur le Conquérant a été publié en 1886, Maître du monde en 1904, ces deux romans soulignent une évolution en inscrivant Jules Verne dans une continuité historique qui a fait passer l’illustration du procédé de la gravure à la photographie, puis par le biais du cinéma au ciné-roman. Maître du monde a été publié alors que le cinématographe avait déjà neuf ans d’âge ! Cette dynamique est matériellement représentée dans les illustrations du Maître du monde où, concurrençant les 28 dessins de George Roux, comme un défi de la modernité iconographique, une photographie du Lac Michigan de Bret au chapitre III, faisant également écho aux trois gravures de Benett réutilisées dans le chap. XVI. C’est cette mise en perspective historique complexe qui a permis à l’œuvre de Jules Verne de survivre et même de s’étendre et de prendre de l’ampleur en touchant un public de plus en plus diversifié.

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3ème Colloque hispano-français Géographie, langue et textes littéraires DE JULES VERNE A NOS JOURS : LA PAROLE ET LA TERRE Le groupe de recherche AXEL de l’Université de Saragosse, a le plaisir d’annoncer la tenue du 3ème Colloque hispano-français Géographie, langue et textes littéraires les 18, 19 et 20 avril 2012 au Campus de Huesca de l’Université de Saragosse sur le thème De Jules Verne à nos jours : la parole et la terre. Ce colloque, pluridisciplinaire et transfrontalier, tourne autour de la figure de Jules Verne, qui a su transmettre, grâce au récit, un savoir vaste et complexe encore à l’ordre du jour. Le Comité organisateur invite à l’étude des auteurs, artistes et chercheurs de toutes disciplines et de toutes nationalités qui donnent la parole à la terre, depuis le XIXe siècle. Ce colloque privilégiera les approches géographiques, littéraires et linguistiques, et les analyses anthropologiques, esthétiques et artistiques, centrées sur les XIXe, XXe et XXIe siècles. Les propositions seront envoyées à : axel@unizar.es en fichier attaché, au format Word. Elles devront comporter les informations suivantes : · Titre de la communication ; · nom et coordonnées professionnelles de l’auteur ; · résumé de 200 mots maximum et cinq mots clés. Date limite pour l’envoi des propositions : 4 février 2012. Confirmation de l’acceptation des propositions : 20 février 2012.

Langues de travail : espagnol et français.

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Inscription Le formulaire sera publié sur le site Internet du colloque. Prix : 80 €. Le prix inclut la publication des travaux, ainsi que les repas de midi et du soir des 18 et 19 avril qui auront lieu dans 4 restaurants différents de Huesca. Conférences 18 avril : Dr. Jean-Yves Puyo (Université de Pau et des Pays de l’Adour) 19 avril : Dr. José Domingues de Almeida (Université de Porto) 20 avril : Dr. José Carlos Mainer (Université de Saragosse)



María-Pilar TRESACO

Université de Saragosse

Jules Verne en BD en Espagne E

n Espagne, les traductions des romans de Jules Verne commencent au XIXe siècle, avec Cinco semanas en globo, viajes de descubrimientos en África por tres ingleses redactado en vista de las notas del doctor Fergusson. C’est le premier roman traduit en espagnol, en février 1867, dans un format in-8º chez Duran et quelques mois après en feuilleton dans le journal madrilène La Correspondencia de España du vendredi 13 septembre au jeudi 14 novembre. En revanche, le deuxième roman traduit, Viaje al centro de la Tierra, a été d’abord publié en feuilleton du 27 décembre 1867 au lundi 13 janvier 1868, dans l’imprimerie de Hilarión de Zuloaga, et ensuite en in-8º par la maison d’édition de Duran1. Les autres romans de Verne furent traduits mais avec un délai de plus en plus bref entre la publication en France et la traduction espagnole. Il faut attendre 1919 pour trouver la première adaptation espagnole en vignettes et uniquement de trois romans : Cinco semanas en globo, Veinte mil leguas de viaje submarino, El correo del Zar et d’une nouvelle El Capitán Corbeta en el Polo. Ce sont des brochures de 16 pages en noir et blanc avec couverture couleurs, au format 27 x 21cm, publiées par la maison d’édition Buigas de Barcelone et que l’auteur catalogue comme Fantasía gráfica inspirada en la obra de ... Julio Verne. 139

1 Voir Tresaco, M.P.


Joaquín Arqués était le directeur littéraire et Manuel Urda le directeur artistique. L’image ci-dessus correspond à la deuxième page de l’adaptation de la nouvelle Un hivernage dans les glaces. Toutes les images des couvertures représentent une action où le(s) protagoniste(s) se trouve(nt) en situation de grand danger. Mais la première maison d’édition qui a fait une véritable adaptation des romans les plus populaires en introduisant les vignettes a été Bruguera de Barcelone. On peut dire qu’il y a eu plusieurs variantes de ces adaptations. Initialement Bruguera publie les romans dans la Colección Historias devenue ensuite Colección Historias Selección – Serie Julio Verne avec 21 romans. Ces éditions ou adaptations racontent l’histoire sous deux formats, d’un côté le texte adapté et de l’autre les vignettes où l’on peut suivre le récit, simplifié, à travers les bulles et les images correspondantes. Pour trois pages de texte il y en a une de vignettes en noir et blanc. Les dessins varient beaucoup en fonction de l’illustrateur. Cette collection, de format 13 x 19,50 cm et de 255 pages, dont la


première est texte et la dernière vignettes, commence en 1957 et l’on peut trouver encore des rééditions dans les années 80 : Viaje al centro de la Tierra a eu 15 éditions, la dernière en 1984. En 1970 apparaît la première édition exclusivement en vignettes, Joyas Literarias Juveniles. Il s’agit d’une nouvelle adaptation de Bruguera, les vignettes sont en couleurs, en grand format (18 x 27 cm) et si l’édition antérieure était dédiée exclusivement à Jules Verne, cette fois-ci la collection englobe des auteurs comme Twain, Stevenson, Dickens… Elle comprend 48 titres de Verne et on peut la dater entre 1970 et 1983. La Colección Historias Color Serie Julio Verne a été publiée à partir de 1972. Il ne s’agit que partiellement d’une nouvelle édition, car Bruguera a repris les vignettes en couleurs de la collection Joyas Literarias Juveniles, en revanche le texte est une nouvelle adaptation, bien différente de celle de Colección Historia et la couverture varie par rapport aux autres. En 1973, dans un format un peu plus petit (15,5 x 21,6cm), apparaît la nouvelle collection Historias Famosas, mais la seule variante, en dehors de la couverture, est que 12 œuvres sur 22 seulement sont de Jules Verne. Quelques années plus tard, en 1977, on reprend les vignettes en couleurs de Joyas literarias Juveniles, on les réunit en 4 volumes et on les insère dans les Grandes Obras Ilustradas qui deviendront par la suite, Colección Super Joyas. Il faut remarquer qu’en 2009 on a réimprimé Joyas Literarias Juveniles et en 2011 on continue à les trouver sans problèmes. Cependant 9 romans seulement sont présents dans toutes les éditions :

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« Cinco semanas en globo Viaje al centro de la Tierra Un viaje a la Luna Los hijos del capitán Grant Veinte mil leguas de viaje submarino La vuelta al mundo en 80 días


La isla misteriosa Miguel Strogoff Un capitán de quince años » On constate donc que l’on a deux variantes pour le texte (1 et 2) et deux autres pour les vignettes, noir et blanc (n/b) et couleurs. On peut le synthétiser dans le schéma suivant : Editions espagnoles des œuvres de Jules Verne en bandes dessinées Texte 1 Texte 1 Images n/b Images n/b P l u s i e u r s J. Verne auteurs 1957 1968 1965 1986 1970 2010

----------Images couleurs

Texte2 Images couleurs Plusieurs auteurs

Historias Historias Selección (Serie Julio Verne) Joyas Literarias Juveniles Historias Color (Serie Julio Verne)

1972…

Historias Famosas

1973…

1977…

Texte2 Images couleurs

Grandes Obras Ilustradas de Julio Verne

La caractéristique essentielle de tous ces romans est que les vignettes couleurs sont plus nombreuses que celles en n/b, ainsi dans Viaje al centro de la Tierra, le rapport est de 195 vignettes n/b pour 300 en couleurs.


De même, les vignettes n/b sont en général plus grandes et la distribution et le nombre dans chaque page peut varier alors que les vignettes en couleurs gardent quasiment le même schéma. Généralement, les noms et prénoms des protagonistes ne sont pas traduits mais il a des cas où l’on peut lire le prénom en espagnol : Joe, dans Cinco semanas en globo, devient José dans la version en couleurs, et Pepe dans la version n/b, Pepe étant un hypocoristique de José. Les dessins des vignettes n/b sont très différents de ceux des vignettes en couleurs, mais tous restent invariables le long des diverses éditions publiées. Cependant il y a une exception, Michel Strogoff, où l’on trouve deux versions en n/b. Les images suivantes nous montrent l’énorme différence entre la première et la deuxième version. La dernière vision offerte à Michel Strogoff avant sa cécité est celle des danseuses de Sangarre. Jules Verne nous les décrit au grand détail et l’illustrateur Férat reporte parfaitement cette scène (2 p, c V2 - ci-après image 3). Elle est assez bien reproduite dans la version de 1958 (image 13) par contre en 1973 (page suivante : 2 On désigne ainsi la partie (p) et le chapitre (c) du roman.

Image 1

3 © Ediciones B. Toutes les images de Bruguera ont été cédées par Ediciones B.

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Image 3 Image 2


image 2) nos danseuses ont perdu tout leur charme avec ces vêtements lourds et peu sensuels et pourtant l’illustrateur est le même Javier Puerto. La représentation graphique des protagonistes peut ne pas peindre l’aspect imaginé par Verne. Ainsi Phileas Fogg et Aouda semblent une copie des acteurs de Hollywood des années 50, ni leur aspect ni leurs vêtements ne rappellent un gentleman ou une princesse hindoue. Un autre exemple est l’image du missionnaire fait prisonnier dans Cinco semanas en globo, que Verne décrit ainsi : « Au pied de ce poteau gisait une créature humaine, un jeune homme de trente ans au plus, avec de longs cheveux noirs, à demi nu, maigre, ensanglanté, couvert de blessures, la tête inclinée sur la poitrine, comme le Christ en croix. (c.XII) » Dans l’édition n/b la reproduction est exacte mais, en couleurs, cette créature devient un vieil homme, vêtu, avec des cheveux blancs et qui n’est pas comme le Christ en croix. Il y a deux vignettes où l’on trouve cette même image. Dans tous les cas, vignettes n/b ou couleurs, on peut suivre l’histoire racontée par Jules Verne parce que les adaptations synthétisent assez bien le texte original. Il y a des erreurs que l’on peut tenir pour typographiques, comme celle que l’on trouve dans l’édition couleurs du Viaje al centro de la Tierra. Verne écrit : « En voici le fac-similé exact. Je tiens à faire connaître ces signes bizarres, car ils amenèrent le professeur Lidenbrock et son neveu à entreprendre la plus étrange expédition du XIXe siècle: (c.II) » En espagnol, on avance d’un siècle et l’expédition aura lieu au XXe siècle. 145

Il y a des variations dues à l’invention du traducteur-adaptateur ; mais si le lecteur ne connaît pas le roman français, il ne pourra les déceler. Verne raconte comment le ballon est entraîné par un


éléphant qu’on tue pour pouvoir suivre le voyage (c.XVII). Cette scène est très bien expliquée dans Cinco semanas en globo version n/b mais, dans la version couleurs, l’éléphant devient l’aide dont les protagonistes ont besoin pour se déplacer, de sorte qu’ils ne le tuent pas et se réjouissent de le voir partir. La description des balles employées par les hommes du Nautilus est un autre exemple de modification de l’original. « Une vingtaine de balles électriques » (p. 1, c. XVI) deviennent, dans l’édition n/b de Veinte mil leguas de viaje submarino, « las balas son de cristal con pie de acero y contienen electricidad a alta tensión ». Les enfants de la maison où sont reçus les protagonistes de Viaje al centro de la Tierra sont décrits ainsi par Verne : « Mon oncle et moi, nous fîmes très bon accueil à cette “couvée”, et bientôt il y eut trois ou quatre de ces marmots sur nos épaules, autant sur nos genoux et le reste entre nos jambes. […] Ceux qui ne parlaient pas n’en criaient que mieux. (c. XIII). »

Le traducteur décrit ces gamins comme « estas criaturas insoportables », « ces créatures insupportables ». Ce sont des mots que Jules Verne n’utilise jamais lorsqu’il parle des enfants.


Lidenbrock ordonne à son neveu d’écrire quelques lettres d’une manière très concrète et qui aboutissent à l’expression de l’amour d’Axel envers Graüben. Cette phrase perd toutes les connotations romantiques car « Je t’aime ma petite Graüben » devient un simple « Où es-tu Graüben ? » L’erreur peut être plus importante, comme dans La vuelta al mundo en 80 días édition n/b où Passepartout dit à plusieurs reprises que ce sont les membres du Reform-Club qui ont persuadé Fix d’empêcher que Phileas Fogg gagne le pari. Parfois, le traducteur réécrit l’histoire et normalement il le fait en ajoutant des scènes qui n’ont pas eu lieu dans le roman vernien. On a choisi comme exemple de cette imagination Viaje al centro de la Tierra (n/b), et plus exactement le dernier chapitre. À un moment donné, Axel explique la rencontre avec sa fiancée Graüben, après le long voyage au centre de la Terre :

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« Maintenant que tu es un héros, me dit ma chère fiancée, tu n’auras plus besoin de me quitter, Axel ! » […] et moi le plus heureux des hommes, car ma jolie Virlandaise, abdiquant sa position de pupille, prit rang dans la maison de Königstrasse en la double qualité de nièce et d’épouse. » Tout ceci devient : « - Tu aimerais voyager en Islande lorsqu’on se mariera ? - Ça sera merveilleux ! » Si on observe les visages et les expressions des regards de nos deux protagonistes, on constate que le bonheur, que ce moment doit exprimer, n’est pas du tout recueilli par l’image. Si on n’avait pas le dialogue des bulles on dirait qu’Axel vient d’annoncer à Graüben qu’il va l’abandonner et en conséquence que le mariage s’annule.


Par contre la version couleurs reproduit très fidèlement le texte de Verne. Quelques scènes auparavant, on nous raconte qu’après leur bref séjour à Stromboli Lidenbrock, Axel et Hans rentrent à Hambourg. Si l’on suit le parcours vernien : « Nous fûmes reçus par les pêcheurs stromboliotes […] le 31 août, un petit speronare nous conduisit à Messine, […]. Le vendredi 4 septembre, […] trois jours plus tard, nous prenions terre à Marseille, [...] Le 9 septembre au soir, nous arrivions à Hambourg. (c.XLV) » Mais notre adaptateur a dû penser que le trajet de retour était trop court après un si long voyage de sorte qu’il invente un nouveau parcours : Stromboli Messine Cosenza ---------- Rome ---------- Genève Marseille Marseille Hambourg Notre patrie Et il utilise deux images pour nous montrer ce retour :

Cette variante pourrait être sans importance s’il s’agissait simplement d’une mention des endroits visités. Ce qui la rend exceptionnelle, c’est le fait de dédier une demi-page à une image


qui a une valeur symbolique très puissante : on doit remercier Dieu du succès de l’expédition et surtout d’avoir pu rentrer chacun chez soi, sain et sauf. Ceci implique que si l’itinéraire du retour peut inclure Rome, il ne faut la laisser de côté. Il est inexcusable de s’arrêter et visiter la basilique de Saint Pierre, par la suite profiter de cette situation et être reçus en audience publique par le Pape, ce qui représente un grand honneur. Les différentes adaptations faites par Bruguera des romans de Jules Verne ont contribué énormément à la diffusion de l’œuvre vernienne. Les versions texte et vignettes en noir et blanc ont eu, à l’époque, un énorme succès. Les adaptations en vignettes en couleurs, surtout sans texte adjoint, sont encore aujourd’hui d’actualité ce qui nous montre la qualité de ces éditions. Finalement, le lecteur peut comprendre et suivre le développement de l’action et avoir une idée assez précise de l’argument du roman adapté.

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BIBLIOGRAPHIE TRESACO, María Pilar., «Viaje al centro de la Tierra: las ediciones españolas del siglo XIX» en Tresaco, M.P. (coord.) in Alrededor de la obra de Julio Verne: escribir y describir el mundo en el siglo XIX. Zaragoza: PUZ-IEA, 2011, pp. 145-171. VERNE, Jules. 2008. Michel Strogoff. Le Livre de Poche. Vol. 2034. Paris: Librairie Générale Française. VERNE, Julio. 1955. Miguel Strogoff. Col. Historias. Trad. José A. Vidal Sales ; Illus.: Puerto Baguera. Barcelona: Bruguera. 1957. Cinco semanas en globo. Col.Historias. Trad. Genoveva Bernard de Ferrer; Illus.: García Bartolomé. Barcelona : Bruguera. 1957. La vuelta al mundo en ochenta días. Historias. Trad. Heliodoro Lillo Lutteroth; Illus.: Pérez García Carrillo. Barcelona : Bruguera. 1957. Viaje al centro de la Tierra. Col. Historias. Trad. José A. Vidal Sales ; Illus.: Badía Camps. Barcelona: Bruguera. 1967. Veinte mil leguas de viaje submarino. Col. Historias Selección. Serie Julio Verne. Vol. 1. Trad. Heliodoro Lillo Lutteroth; Illus.:Vivas García. Barcelona: Bruguera. 1967. Viaje al centro de la Tierra. Col. Historias Selección. Serie Julio Verne. Vol. 4 Trad. José A. Vidal Sales; Illus.: Badía Camps. Barcelona: Bruguera. 1970. Veinte mil leguas de viaje submarino Col. Joyas Literarias Juveniles. Vol. 4. Trad. José A. Vidal Sales; Illus.: Torregrosa Manrique. Barcelona: Bruguera. 1973. La vuelta al mundo en ochenta días. Col. Historias Selección. Serie Julio Verne. Vol. 5. Trad. Heliodoro Lillo Lutteroth; Illus. : Pérez García Carrillo. Barcelona: Bruguera.


1973. Miguel Strogoff. Col. Historias Selección. Serie Julio Verne. Vol. 2. Trad. José A. Vidal Sales; Illus.: Puerto Baguera. Barcelona: Bruguera. 1974. La vuelta al mundo en ochenta días. Col. Joyas Literarias Juveniles. Vol. 17. Trad. José A. Vidal Sales; Illus.: Torregrosa Manrique. Barcelona: Bruguera. 1976. Cinco semanas en globo. Col. Joyas Literarias Juveniles. Vol. 62. Trad. José A. Vidal Sales; Illus.: Escandell Torres. Barcelona : Bruguera. 1979. Miguel Strogoff. Col. Joyas Literarias Juveniles. Vol. 1. Trad. José A. Vidal Sales; Illus.: García Quirós. Barcelona: Bruguera. 1979. Viaje al centro de la Tierra. Col. Joyas Literarias Juveniles. Trad. Victor Mora Pujades; Illus. Casamitjana Colominas. Barcelona: Bruguera. 1958. Veinte mil leguas de viaje submarino. Col. Historias. Trad. Heliodoro Lillo Lutteroth; Illus.: Vivas García. Barcelona : Bruguera. 1977. Cinco semanas en globo. Col. Historias Selección. Serie Julio Verne. Vol. 7. Trad. Genoveva Bernard de Ferrer; Illus. : García Bartolomé. Barcelona: Bruguera.

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Patrice SOULIER

Doctorant à l’Université de Picardie Jules Verne | CERR/CERCLL

L’étonnant « anime » de la mission Barsac À Masataka Ishibashi pour son aide précieuse, sa disponibilité, son amabilité et sans qui cet article ne serait pas ce qu’il est.

L

’étonnante aventure de la mission Barsac, n’est pas une œuvre de Jules Verne, soit. En 1978, Piero Gondolo della Riva, le premier, a démontré qu’il s’agissait d’une œuvre de Michel. Si, chez les verniens, la question de retenir ou non cette œuvre dans le corpus des Voyages Extraordinaires fait toujours débat, pour les non-spécialistes, le problème ne se pose pas. Mieux, dans une étude de la réception de Verne, faire fi de cette œuvre serait, à mon sens, commettre une grave erreur.

1 Il a aussi réalisé une adaptation futuriste de Deux ans de vacances…

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J’en veux pour preuve l’étonnante adaptation japonaise de ce roman en série animée réalisée par Yuichiro Yano1 et projetée pour la première fois à la télévision nippone en 2002. Son titre, Pata Pata hikôsen No Bôken, qu’on pourrait traduire par Les Aventures d’un ornithoptère, conserve un lien étroit avec le roman puisqu’il rappelle, à l’évidence, les planeurs de Marcel Camaret. Le titre français, en revanche, Le Secret du sable bleu, n’a plus aucun rapport avec l’œuvre primitive : la traduction, bien des fois dans cette série, réserve d’amusantes surprises qui révèlent


que l’œuvre partie de France y revient avec des déformations qui permettent de supposer une méconnaissance de l’œuvre initiale par les traducteurs : ou quand le Japon connaît mieux la littérature française que les français eux-mêmes… ou de l’intérêt de l’étude de la réception littéraire… La série a été produite par TMS Entertainment, une société qui a produit, depuis 1964, nombre d’« animes » – et non de manga – souvent tirés de la littérature ou de la bande-dessinée – le manga, même si les japonais n’utilisent plus ce mot aujourd’hui : Rémi (Sans famille), fidèle adaptation du roman d’Hector Malot, Lupin III (Edgar de la cambriole) librement inspiré de l’Arsène Lupin de Maurice Leblanc (notons encore une fois le manque dans le titre français), Sherlock Hound (Sherlock Holmes) d’après Conan Doyle et enfin Little Nemo, tiré de la célébrissime bande dessinée Little Nemo in Slumberland de Windsor Mc Cay. Cette adaptation de Verne n’est donc pas un coup d’essai et, pour ceux qui sont familiers avec les « anime » cités, il est inutile de préciser qu’il s’agit de dessins animés de grande qualité ; il suffit pour les profanes de dire que l’immense Hayao Miyazaki a réalisé la série des Sherlock Holmes et participé à Lupin III pour avoir une idée de l’excellence de ces réalisations. La popularité de L’Étonnante aventure de la mission Barsac au Japon ne fait aucun doute. En effet, il existe trois traductions du roman réalisées entre 1964 et 1969, ainsi qu’une republication au format de poche de la traduction intégrale en 19722. C’est sur cette base, et sur d’autres, on le verra, que je formulerai, ici, l’hypothèse suivante : si la place de ce roman dans le corpus demeure problématique pour les verniens, elle est capitale pour l’étude de la réception de Verne au Japon, particulièrement dans la traduction qu’en donnent les grands noms de ce qu’on appelle communément la « Japanimation ».

2 On compte ainsi deux versions abrégées pour les enfants en 1964 et 1968 sous les titres La cite secrète dans le désert et La cité scientifique dans le désert ; et une traduction intégrale pour les adultes de Yu Ishiwaka parue en 1969 sous le titre La cite secrète dans le désert. Cette dernière traduction a été republiée en format de poche en 1972 sous le titre Le Secret du Sahara.


Juxtaposer pour enrichir : recomposition dans l’esprit nippon Juxtaposer pour enrichir est le titre d’un article d’Hisayasu Nakagawa, dans Introduction à la culture japonaise.3 L’auteur y caractérise l’art japonais comme la « juxtaposition harmonieuse d’éléments hétérogènes »4. C’est bien cette règle, toute nippone, qui préside à l’élaboration de notre « anime » et ce pour plusieurs raisons : 1• Le scénario de l’« anime » consiste d’abord en une recomposition de l’intrigue à partir de la juxtaposition de plusieurs romans verniens : Face au drapeau, puisque le site de Néo City se situe dans un cratère comme Back Cup et que le scénario met en avant le motif de la conception d’une arme terrifiante ; Le Tour du monde en 80 jours, avec le personnage de Moriliré qui possède des parentés avec Fix puisqu’il suit depuis l’Europe l’expédition de Barsac et avec les luges des sables qui évoquent l’épisode du traineau à voile du chapitre XXI ; Robur et Maître du Monde avec le thème du vol du plus lourd que l’air et la ressemblance troublante de plusieurs des engins comme le cuirassé des sables ou les machines volantes avec l’Albatros ; Harry Killer souhaite à plusieurs reprises devenir le Maître du monde ; enfin, une belle déformation poétique de L’Invasion de la mer, puisque le désert est une véritable mer de sable sur laquelle on vogue. Sans entrer dans le détail, on peut relever des références plus ou moins explicites à une dizaine de roman. 2• L’intrigue se double, de plus, de références extérieures à l’œuvre de Verne : Métropolis de Lang et Métropolis de Tezuka dans la vision de Néo City, la Black Land de l’anime. Les Mille et une nuits avec la transposition du récit de l’Afrique noire à un Orient arabisant imaginaire et des références précises à certains contes de Shéhérazade. 3• L’intrigue juxtapose au roman les règles du genre du dessin-

4 p. 26, op. cit.

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3 Introduction à la culture japonaise. Essai d’anthropologie réciproque, PUF, 2009.


animé japonais, qui n’est pas simple adaptation au monde enfantin comme en témoigne Sébastien Denis : « L’animation ne s’adresse pas qu’aux enfants car dans la conception japonaise (et plus généralement orientale) ce qui parait régressif en Occident (rêver à des monstres, faire parler son imaginaire, délirer le réel) est naturel du fait de l’animisme issu de la tradition shinto, qui fait cohabiter esprits, animaux, humains et objets5. » 4• L’esthétique mêle passé et futur en situant l’œuvre dans un XIXe siècle victorien imaginaire, peuplé de machines étonnantes ; tout comme elle mêle les techniques d’animation en 2D et 3D. 5• Enfin, une juxtaposition culturelle mêle mythologie égyptienne (mythe d’Apis, dieu égyptien de la fécondité, de la force fécondante, né de la foudre ou d’un rayon de soleil) et japonaise (Rai Jin, dieu de la foudre) comme elle mêle alphabet latin et caractères orientaux. Loin de l’idée purement occidentale du « fourre-tout », l’union de ces éléments disparates, hétérogènes illustre l’idée que les japonais se font de l’œuvre d’art : « Tous coexistent paisiblement et chacun veut collaborer avec l’autre, et concourir à l’entretien à l’enrichissement de l’ensemble »6. La lecture qu’offre l’anime du roman est d’ailleurs totalement cohérente et met en évidence des problématiques essentielles au roman. Le « fils de la morte » ou le funeste roman familial Le véritable objet de L’étonnante aventure de la mission Barsac est la quête de Jane Buxton. L’« anime » ne s’y trompe pas qui débute par l’intrigue familiale plutôt que par la spectaculaire scène de cambriolage : le premier épisode de la série est ainsi intitulé Les héritiers Buxton. Le roman familial Buxton, si l’on me permet ce terme de psychanalyste, est particulièrement complexe et recèle une des clés de lecture de l’œuvre. 5 p. 181, in Sébastien Denis, Le Cinéma d’animation, Armand Colin Cinéma, 2007. 6 Hisayasu Nakagawa, op. cit., p. 86.


Le pater familias Lord Edward Alan Buxton est père de quatre enfants issus de deux lits différents : d’un premier mariage, qui dure un peu plus de 25 ans, naissent une fille – naissance que Lord Buxton qui souhaite un héritier vit comme une déception – qui sera la mère, vingt ans plus tard, d’Agénor de Saint-Bérain et qui vient au monde la même année que Georges, le militaire. Enfin, Lewis Robert, le banquier de la Central Bank naît cinq ans plus tard, naissance tragique puisqu’elle entraîne la mort de la première épouse Buxton. Neuf ans après ce drame, Lord Buxton se remarie à Marguerite Ferney, mère de William – âgé de 16 ans et futur Harry Killer – qui met au monde « quelques années plus tard » la quatrième héritière Buxton, Jane, et meurt à son tour en couches. Ce qui frappe c’est d’abord l’extrême complexité de la famille, complexité qui trouve son paroxysme dans la confusion des générations – Amédée Florence est perdue face au lien qui unit Agénor – « neveu » ou « oncle » ? – et Jane. C’est ensuite la mort des deux épouses en couches, comme si la naissance d’un Buxton était un événement funeste ou comme si porter ce nom était synonyme de malédiction. C’est aussi l’attitude du père, en apparence un père exemplaire, qui « se consacra exclusivement à son devoir de père » et qui ne distingue pas ses propres enfants du fils de sa deuxième épouse : « dans son cœur, il ne séparait pas William Ferney des deux garçons et de la fille de son sang » ou « William Ferney, ce fils de la morte, qu’il chérissait comme s’il eût été le sien »7. Néanmoins, apparaît un premier paradoxe : l’oubli de la première fille (« la fille de son sang ») et la distinction nettement tracée entre les enfants: « Fort heureusement ses vrais enfants lui donnaient autant de satisfaction que l’enfant étranger lui avait causé de souci »8.

7 p. 61, L’étonnante aventure de la mission Barsac, L’Harmattan, Paris, 2005. 8 Ibid.

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De plus, la déception qui le frappe lors de la disparition de ses fils le touche moins dans son amour que dans son honneur. On peut lire lors de la disparition de Georges, soupçonné des pires méfaits : « Cette fois, ce n’était pas seulement au cœur qu’il était


atteint, mais aussi dans l’honneur, ce pur honneur des Glenor dont le nom allait être à jamais flétri par la plus abominable des trahisons. »9 et « Frappé à la fois dans son amour passionné pour son fils, et dans son honneur plus cher encore […]. »10 Honneur plus important que le cœur ! L’attitude paternelle met l’accent sur le drame réel du roman qui est celui de la reconnaissance : obsession de la pureté du nom, obsession de la reconnaissance liée à ce nom. Or, le nom est bien ce que William n’a pas ; pas plus que la reconnaissance du père, qui n’a pas eu à le reconnaître parce qu’il n’est pas le sien, parce qu’il ne peut prétendre à la moindre reconnaissance paternelle puisqu’il n’est pas un héritier Buxton : « il conçut une haine violente pour Georges et Lewis, ces héritiers de Lord Buxton, qui seraient riches un jour, tandis que resterait pauvre le descendant déshérité de Marguerite Ferney ».11 Ce drame de la reconnaissance se cristallise lors de l’arrivée de Jane à Blackland puisque le frère et la sœur ne se reconnaissent pas – William devenu Harry Killer va vouloir en faire son épouse –, mais aussi par l’acharnement à tuer le nom des Buxton : meurtre du frère aîné et enlèvement du cadet qui vont entacher le nom des méfaits que le « fils de la morte » a commis et fait volontairement endosser à ses « frères ». Harry Killer est avant tout un tueur de nom : il tue le sien et celui de tous ses compagnons – les Merry Fellows doivent prendre une nouvelle identité – mais surtout celui de son père adoptif ; le meurtre du nom, c’est bien celui du père. Absence de reconnaissance, meurtre du père à travers son nom, inceste, le roman semble bien une réécriture moderne du mythe d’Œdipe. En opérant des concentrations et des déplacements, l’« anime » met l’accent sur ce funeste roman familial et son aspect œdipien : 1• Georges et Jane naissent du même lit et la première épouse meurt à la naissance de Jane. On passe donc de deux fils et deux filles Buxton à un fils et une fille. 9 p. 63, ibid. 10 p. 64, ibid. 11 p. 61, ibid.


2• Lors de l’arrivée de la seconde épouse Margaret Ferney, William est plus jeune puisqu’il n’a que onze ans. Il est à la fois plus vulnérable et plus isolé que dans le roman. 3• Jane est ainsi liée à Georges par le sang paternel et à William par la perte de la mère, par la mort. L’« anime » accentue et renouvelle le problème de la filiation et de la reconnaissance au travers des deux figures du fils. Celle de William en premier lieu ; lors de son arrivée avec sa mère, l’« anime » le montre très attaché à elle, perdu, au point de ne vouloir ou ne pouvoir se séparer d’elle : « ne m’abandonne pas » est un véritable leitmotive entre ses lèvres, lorsqu’on lui défend de partager la chambre maternelle et lorsqu’il s’adresse à sa mère sur son lit de mort. Il apparaît comme un enfant terrorisé qui entretient une relation fusionnelle avec sa mère et vit très mal sa nouvelle vie : les scénaristes le pourvoient d’un œdipe particulièrement puissant. Le complexe d’Œdipe n’est étranger ni au Japon, ni aux auteurs de mangas : les psychanalystes japonais ont forgé à partir de la mythologie bouddhiste un complexe identique appelé Complexe d’Ajasé, figure qu’on retrouve dans le septième tome du manga de Tesuka La vie de Bouddha, intitulé Le Prince Ajasé.12

12 La Vie de Bouddha, Tome 7 : Le prince Ajasé, Tonkam, 2006. Osamu Tezuka est considéré comme le père de la bande-dessinée et de l’animation japonaise contemporaine. C’est un auteur extrêmement populaire au Japon, comme Hergé, Franquin ou Gotlib chez nous.

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Mais William est aussi une synthèse des personnages de William et de Lewis Robert. Il travaille au départ dans la banque paternelle : en effet la Central Bank du premier chapitre du roman devient la Bank of Buxton. Transformation pour le moins intéressante : Lord Buxton devenu banquier songe à faire de William son successeur mais ce dernier se révèle un banquier escroc qui fait gagner de l’argent à la banque au moyen de malversations financières. Lord Buxton le découvre et le condamne. Puisque William n’obtient pas, par ce moyen, la reconnaissance paternelle, il va la voler : il dérobe la montre aux armes de la famille dont Lord Buxton a fait don à Georges et la déposera dans le coffre de la banque après s’être emparé de son contenu, retournant ainsi les soupçons contre Lord Buxton lui même : le meurtre symbolique du père est ainsi plus direct !


Deuxième figure, celle de Georges qui, s’il conserve la position d’aîné, n’est plus militaire. L’« anime » en fait un scientifique idéaliste qui se passionne pour une légende orientale selon laquelle en un lieu mystérieux existerait une substance fabuleuse qui permettrait de voler. Lorsqu’il expose sa théorie à l’université, il est moqué par ses pairs… et pères spirituels. Il se trouve ainsi marqué et blessé par le manque de reconnaissance, tout comme William. Cette théorie va néanmoins le mener à monter une expédition secrète organisée par le gouvernement et le recteur de son université, un certain Barsac ! Cette expédition va mal tourner, conduire à la disparition des deux frères… et à la construction de Néo City, l’équivalent dans l’« anime » de la Blackland du roman. Reste Jane. La jeune fille du roman est ici une adolescente : règle du genre oblige, il faut que l’identification soit possible pour un public enfantin ou adolescent. Comme dans le roman, elle se lance à la recherche de la vérité et de ses frères disparus, suite à la réception d’une enveloppe sur laquelle elle reconnaît l’écriture de Georges et qui contient un fragment du mystérieux minerai « flottant ». Pour l’accompagner dans son périple, un adulte est nécessaire. Ce sera le majordome de la famille un certain Chambellan dans la traduction française ; en réalité, en japonais, le personnage se nomme Agenor San Berran et est inséparable d’un objet, sa canne à pêche. Ainsi, le fils de la première fille Buxton du roman et neveu de Jane devient le domestique fidèle, attaché à la famille Buxton par des liens plus affectifs que professionnels. Mais ce qui distingue la Jane de l’« anime » de celle du roman, c’est que cette jeune fille partage avec son frère Georges le même rêve de vol… Rêve de vol et machines volantes Le rêve de vol, dans l’« anime » est un point commun à deux des personnages : Jane et Georges. Dans le roman, le seul à réaliser le « vol », dans les deux acceptions du terme, c’est bien sûr Harry Killer/William Ferney grâce au génie de Marcel Camaret… À nouveau, l’adaptation japonaise opère des transformations fort intéressantes.


La Jane de l’« anime » est réellement obsédée, depuis son plus jeune âge, par la réalisation d’un engin volant. Elle « bricole » des machines qu’elle baptise de son propre prénom auquel elle adjoint un numéro – clin d’œil aux Saint-Michel de Verne ? Il faudra attendre le dernier épisode pour que ce rêve se concrétise avec une machine qu’elle baptisera l’Albatros, baptême qui se passe de commentaire… Le rêve de vol, note Freud, est un rêve érotique, un rêve d’érection. Et Jane réussit là où ses frères vont échouer, elle sera la seule à voler, la seule héritière Buxton en vie à la fin de l’« anime », et le couple qu’elle forme avec Jeanne son double de Néo City finit par se substituer au couple initial des mères mortes… Le nom est bien mort, peut-être est-ce la seule façon de mettre fin à la malédiction qu’il porte, car les hommes sont définitivement marqués par la stérilité et par la mort – mais peut-il en être autrement pour des fils de morte ? À la différence de Jane, Georges ne cherche pas à résoudre le problème du vol du plus lourd que l’air en cherchant la réponse – mécanique – en lui, mais hors de lui : la quête de Georges est d’abord celle d’une source d’énergie, d’un minerai fabuleux qui lui permettra de faire voler n’importe quel objet, y compris une « locomotive », déclare-t-il. Ce minerai se trouve dans un lieu nommé Fu Yû Sen, c’est-à-dire en japonais, la « fontaine flottante », polysémie du participe adjectivé qui signifie à la fois qui flotte et qui permet de flotter. La traduction française remplace le lieu par le nom de la substance, l’Azurium, alors qu’en japonais, le minerai est intimement lié à la grotte obscure dans laquelle se trouve une source inversée, qui défie les lois de la gravité et dont l’eau ruisselle vers le haut.

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C’est la première expédition qui va conduire Georges, William qui l’a suivi et une troupe de soldat, à la mine où se trouve la source fabuleuse, le lieu où sera fondée Néo City. Or, à l’origine de la fondation de la ville, il y a le meurtre par William de toute l’escouade. Ce meurtre fondateur asservit Georges à William car ce dernier fait reposer, par une habile manipulation, la culpabilité de la mort des hommes sur les seules épaules de son frère. C’est à ce moment de l’« anime » que William tue son nom et celui de


Georges : il devient Harry Killer et rebaptise Georges, professeur Malcele Kamale… évidemment encore une fois, les traducteurs ne saisissent pas la référence au roman. Bien évidemment la nouvelle identité que donne William à Georges est bien Marcel Camaret : la transcription japonaise pose le problème de la graphie du « r » dorso-vélaire, inexistant en japonais, qui entraine les modifications dans la version française des noms de San Beran et Kamare. Le personnage de Georges est donc une synthèse des personnages de Robert Lewis et de Marcel Camaret… il ne conserve en commun avec le Georges du roman que la mort pour trahison, encore que dans l’« anime » cette mort soit une pure mise en scène. Georges devenu le professeur Kamale réalise grâce au minerai trouvé sur place les machines volantes et la cité dans le désert. Ainsi, deux quêtes s’opposent dans l’« anime ». Celle de Jane est une quête positive : elle cherche la vérité et va puiser en elle même les ressources nécessaires à la réalisation de son rêve, que ce soit le vol ou la volonté de reconstituer sa famille éparpillée, en retrouvant ses deux frères. C’est une figure lumineuse, solaire : au Japon, le soleil est une déesse, Amaretsu-Omikami, dont les empereurs jusqu’à Hiro Hito se disaient descendants comme en témoigne le drapeau, solaire, du Japon. La quête de William et de Georges est négative : elle est sombre, cachée, trompeuse comme la lune. C’est bien pour cela que le minerai fabuleux ne révèle son pouvoir qu’à la lumière de l’astre de la nuit, un dieu au Japon, Tsukumi no Mikoto. Mieux, il faut allier le minerai à l’eau, changeante, instable et insaisissable pour qu’il produise son énergie. Mais davantage encore, leur quête va entrainer un renversement de valeur absolument catastrophique. Au soleil, le minerai extraordinaire devient instable et explose. En maîtrisant cette énergie négative, ils pervertissent l’image positive de l’astre du jour, féminin et fécond, pour en faire une arme redoutable et destructrice qui amène le feu solaire sur Terre et la désolation… Le premier vaisseau, qu’on retrouve écrasé dans le désert, se nomme d’ailleurs le Rai Jin : il s’agit du dieu japonais de la foudre. Un nom qui annonce la stérilité fatale des fils des mortes puisque dans la mythologie japonaise le dieu de la foudre est friand des nombrils ou des ventres des enfants. Ce thème de la fécondité et de la


stérilité tisse toute la série, comme en témoigne le premier mythe évoqué par Georges, celui d’Apis13. L’« anime » japonais offre donc une lecture attentive du texte initial que, je le rappelle, les scénaristes ont reçu comme un texte vernien. De plus, les machines volantes marquent le rôle de la mission Barsac dans la réception de l’œuvre de Verne par l’univers de la Japanimation. Dans le roman, les planeurs se manifestent d’abord par un « bourdonnement » ; c’est que l’Usine est défendue par des engins volants que Camaret a nommé les « guêpes », nom qui apparente la machine volante à un insecte. Dans l’« anime », lors de la première apparition de la machine volante, un personnage dit avoir aperçu une « sorte d’insecte noir » et les machines volantes de Néo City ont toutes une morphologie d’insecte : le « Prodigieux » est un vaisseau qui possède la forme d’un oryctes nasicornis géant, par exemple. Le concepteur de ces machines, Kazuhide Tomonaga, a travaillé en collaboration avec Miyazaki pour Le Château dans le ciel, le plus verniens des « animes » du réalisateur nippon, ainsi que pour la série Sherlock Hound. Mais il a également conçu les machines de Galaxy express 999 qui met en scène un train spatial, à l’image des « trains de projectiles pour la Lune » de De la terre à la lune14… Ces inventions poétiques à partir de Verne, mettent en évidence le rapport entre machine et insecte et ce lien, développé par l’animation japonaise, trouve sa source à mon sens dans la Mission Barsac. L’orient merveilleux et la cité dans le désert La transformation majeure du roman réside dans le déplacement géographique qui entraîne toute une série de modifications et dépolitise le récit – il ne reste plus rien du manuscrit de Voyage

14 p. 240, dans l’édition du livre de poche du roman de Verne.

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13 Le taureau Apis, selon les croyances égyptiennes naissait d’une vache fécondée par la foudre : naissance asexuée pour un taureau dont le culte reposait, essentiellement, autour de la fécondité. Une fois l’an, pour satisfaire ses ardeurs sexuelles, on présentait au taureau une génisse, immédiatement sacrifiée après avoir été couverte par le dieu taureau incarné qui n’avait donc aucune descendance.


d’étude – ou qui, plutôt, le nettoie de sa vision colonialiste de l’Afrique. En même temps, la transformation scientifise le récit puisque Barsac, qui ne peut plus jouer de rôle politique, devient un savant à la tête d’une expédition scientifique et militaire, dont le seul enjeu politique est de taille puisqu’il s’agit de préserver le monde d’un usage néfaste de l’Azurium. Ce changement géographique entraîne une métamorphose des personnages indigènes : de négro-africains, ils deviennent arabopersans. Morilire est simplement orientalisé, alors que Tongané devient Sabri, un enfant débrouillard, livré à lui-même, à la tête d’une troupe d’enfants vagabonds qui rappelle par bien des aspects les jeunes héros des Mille et une nuits, et particulièrement Aladin15. Car la plus importante transformation est que le récit prend place dans un Moyen-Orient imaginaire, un orient de merveilles uchronique, qui s’inspire grandement de celui des Mille et une nuits. Les motifs empruntés directement ou indirectement au recueil oriental inondent littéralement le scénario : la jeune vierge guerrière, Camille, qui épouse un soldat occidental, Marcenay, rappelle l’histoire d’amour entre chrétien et musulmane, inversion de Tancrède et Clorinde, qui se rencontre par exemple dans le conte du roi ‘Umar An-Nu’Man qui débute à la 45e nuit16 ; les mers, les fleuves de sable et les pirates du désert sont une variation imaginaire sur les thématiques du désert et de la mer, qui rappellent les aventures de Sindbad ; les paysages changeants – désert, jungles et montagnes – évoquent les périples des héros des contes orientaux ; enfin, les motifs de la source miraculeuse et de la grotte enchantée se retrouvent à plusieurs reprises dans les histoires de Shéhérazade17. 15 « Le fils qui se nommoit Aladdin, avoit été élevé d’une manière très-négligée, et qui lui avoit fait contracter des inclinations vicieuses. Il étoit méchant, opiniâtre, désobéissant à son père et à sa mère. Sitôt qu’il fut un peu grand, ses parens ne le purent retenir à la maison ; il sortoit dès le matin, et il passoit les journées à jouer dans les rues et dans les places publiques, avec de petits vagabonds qui étoient même au-dessous de son âge », Aladdin, in Les Mille et une Nuits, traduction de Galland, Le Normant, 1806. 16 Les Mille et Une Nuits, contes traduits par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Gallimard, La Pléiade, 2005. 17 Il suffit de penser à la grotte des merveilles dans laquelle Aladin trouve la lampe merveilleuse ou à la caverne d’Ali Baba, pour s’en convaincre.


La Blackland du roman devient Néo City. Elle conserve les traits principaux de la cité romanesque: c’est une cité au cœur du désert, coupée du monde et très hiérarchisée. Elle est dirigée par un chef despotique : Harry Killer. Elle abrite un savant idéaliste Malcele Kamale, alias Georges, et ses inventions fantastiques comme la machine à faire tomber la pluie. La ville est peuplée par une population cupide et une armée de malfaiteurs qui pratiquent rapt et pillage comme un sport. Enfin, la cité repose sur un mensonge : elle apparaît faussement comme « ville idéale, cité du bonheur ». Les différences qui se font jour sont intéressantes. Tout d’abord, la cité est hiérarchisée verticalement à l’image de la Metropolis de Lang à laquelle elle est liée, sans doute, à travers le prisme de Tezuka18. Elle s’apparente à une organisation fasciste ou nazi car les entrailles sous-terraines de la cité cachent une organisation concentrationnaire où travaillent des esclaves, enlevés dans les alentours, au service des castes de la surface19 : « Je suis un être supérieur. Il est normal que les autres travaillent pour moi. Je suis incapable de me tromper », déclare Harry Killer à l’épisode 20. Ce dernier est un chef masqué, et lorsque Jane le rencontre elle ne peut le reconnaître. Son masque à l’œil unique l’apparente au cyclope, référence au cycloscope du roman mais aussi au monstre qu’après Homère, les voyages de Sindbad mettent en scène. Cette dernière remarque confirme la parenté de Néo City avec les cités perdus des Mille et une nuits comme Iram aux colonnes ou la Ville d’Airain ; à l’image de ces cités fabuleuses, la ville est inaccessible, ressemble à un paradis sur terre, mais demeure profondément funeste. L’« anime » souligne ce lien intertextuel. Or les contes où apparaissent ces cités ne se rencontrent pas chez Galland, mais chez Mardrus, une lecture de Michel ? Blackland et Néo City sont des contre-utopies, mais dans le roman la ville n’a pas de pendant positif alors que l’ « anime » accentue cet aspect dystopique en mettant en scène une société utopique, elle, victime de Blackland, la tribu des Hanane. Elle

19 On passe ainsi d’une vision esclavagiste dans le roman à une vision concentrationnaire dans l’« anime » japonais.

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18 Metropolis de Tezuka est un manga qui a donné lieu à une magnifique adaptation cinématographique réalisée par Rintaro en 2001.


prolonge et développe la fable du progrès en une fable à la morale très vernienne… La fable du progrès Comme le roman, l’« anime » développe une fable. Cette fable du progrès se développe en trois strates successives. Chaque épisode présente un passage très didactique. Au fil de la série sont ainsi expliqués la poussée d’Archimède, le fonctionnement d’un sextant, celui d’un manomètre… L’« anime » est émaillé d’un discours pédagogique qui n’interfère pas avec le récit mais s’intègre parfaitement à lui, comme dans les Voyages Extraordinaires. Dans le roman, ce rôle didactique est endossé par le docteur Châtonnay. L’« anime » adapte parfaitement la forme des romans verniens en ménageant dans l’aventure des passages didactiques et associe, à la manière du texte source, « éducation » et « récréation ». Les scénaristes, sur ce point, sont d’excellents lecteurs de Verne. L’interrogation qui parcourt l’« anime » est celle du rapport entre le bonheur et le progrès. Face à Blackland, se dresse la tribu des Hanane – un nom signifiant compassion, tendresse en arabe – qui refusent d’user de machines, bref qui refusent tout progrès technique : en ce sens, ils sont semblables aux habitants de la Bétique du Télémaque de Fénelon. Camille, la jeune guerrière Hanane déclare ainsi à Jane : « Moi, tu sais, les machines me font peur. Elles sont dangereuses. En tombant entre de mauvaises mains, elles font souffrir les innocents ». Cette explicitation cadre parfaitement avec le roman mais Camille va plus loin : « Aucun de nous n’approchera une machine, quelle que soit la situation, même désespérée. » Et Jane de renchérir lors de l’attaque des malfrats de Néo City en luge mécanique : « Comment peuvent-ils utiliser des machines pour se battre ? Les machines doivent servir à réaliser nos rêves, à rendre les gens heureux, pas à les tuer. » La question est posée : un grand progrès, une grande source de puissance sont-ils bénéfiques ou néfastes pour l’homme ? Jamais chez Verne, une invention n’apporte le bonheur. Et la morale


de l’anime s’oppose clairement à ce qu’avance Jane quand elle déclare : « Les machines peuvent être de bonnes ou de mauvaises choses. Tout dépend des gens qui les utilisent. » La fin de l’« anime » est explicite. Harry Killer et Georges vont tenter de maîtriser la puissance négative de l’Azurium. Georges fabrique une arme qui contient un fragment infime du cristal et qui va causer de terribles ravages, à l’image du Fulgurateur de Thomas Roch mais, relu après Hiroshima et Nagasaki : l’explosion finale qui dévaste Néo-City n’est rien d’autre qu’un champignon atomique. Cette énergie, qu’ils nomment « énergie élémentaire », ils ne la maîtriseront pas réellement puisque l’arme ne servira qu’un court instant et détruira la cité. Impossible maîtrise de la puissance atomique du soleil que rappelle cruellement l’histoire et, malheureusement, l’actualité du Japon… Dans une terrible et émouvante scène finale à bord du « Prodigieux », devenu incontrôlable après l’usage de l’arme, les frères ennemis vont se réconcilier. Harry Killer, devenu fou, affronte dans un violent combat Georges qui, désespéré, a compris le pouvoir de nuisance de son frère adoptif et le rôle terrible qu’il lui a fait jouer malgré lui. Jusque-là, rien de très différent du roman… Mais, face à leur sœur en danger de mort, les deux frères vont agir de conserve pour la sauver et mourir ensemble. La fin diffère en ce sens, qu’elle propose une morale du rachat, de l’amour, de la tendresse… on est loin de Camaret et de William Ferney – Harry Killer – qui meurent dans un règlement de compte final. Ici, les frères se sacrifient pour que vive Jane.

20 Jean-Pierre Picot, « Jules Verne et le discours amoureux, utopie » in : Jules Verne ou les inventions romanesques, Encrage Université, 2007.

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Cette puissance de la fratrie n’est pourtant pas étrangère à l’œuvre de Verne, et comme le fait remarquer Jean-Pierre Picot, la fratrie ou son lexique permet d’exprimer le sentiment amoureux : « Verne préfère faire « transiter » le sentiment amoureux par l’alibi de la Fratrie, fratrie qui unit des adelphes que séparent néanmoins parfois plusieurs années de différence d’âge »20. Grande différence d’âge, vocabulaire de la fratrie qui laisse transparaître la relation


incestueuse, que ce soit le roman ou son adaptation japonaise L’Étonnante aventure de la mission Barsac ne s’éloigne pas des thématiques verniennes mais semble bien au contraire les amplifier. Pour une étude de la réception, L’Étonnante aventure de la mission Barsac ne peut donc être considéré comme un simple satellite des Voyages Extraordinaires, mais comme un volume capital qui a orienté l’esthétique de la machine volante dans l’univers de l’animation japonaise. Il mérite, ne serait-ce que pour cette raison, de posséder une place de choix dans les études verniennes. De plus, la réception japonaise du roman met en évidence que, comme l’écrit Henriette Walter, « on a toujours besoin d’un étranger chez soi »21. Car il faut la lecture nippone, la lecture de l’œuvre originale que propose l’« anime », pour mettre en relief l’œdipe puissant qui se love dans le texte. Sous le nom de son père, disparu, Michel écrit le dernier des Voyages extraordinaires et donne à la série un tour neuf et inattendu. C’est la vengeance du fils, le vol du nom, un vol commis en toute impunité et au grand jour, facétieuse mise en abyme de celui qui ouvre le roman. Le larcin était presque parfait, aussi parfait que le roman qui, j’ose l’affirmer ici, constitue l’un des plus brillants des Voyages extraordinaires.

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21 Henriette Walter, Les mots français venus d’ailleurs, LGF-Livre de Poche, 1999.


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Arts plastiques



Samuel SADAUNE

Docteur ès lettres et écrivain

Peintures verniennes J

ules Verne critique du Salon de 1857 ! Qui l’eût cru ? Quelle légitimité Verne avait-il pour réaliser ce genre d’article ? La réponse est : pas plus, ni moins que n’en avaient Diderot ou Baudelaire. On a l’impression de nos jours que cela allait de soi pour l’encyclopédiste et le poète, parce que tous deux ont persévéré dans le genre, au point, pour Diderot de réaliser le génial Salon de 1767. Mais n’oublions pas que ce qui nous plait le plus dans ce Salon diderotien, c’est bien moins sa description des toiles accrochées sur les murs de l’exposition que les nombreux apartés auxquels il se livre. On peut alors se poser la question suivante : que se serait-il passé si Verne avait persévéré dans le genre ? La réponse se trouve peut-être parmi quelques pages de description fulgurantes de Vingt Mille Lieues sous les mers, ou du Pays des fourrures. Et surtout, dans les propos tenus par des personnages peintres du Rayon vert et du Secret de Wilhelm Storitz.

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Jules Verne est un homme de mise en scène, comme tend à le démontrer ce colloque. Il a une vision de son art, le romanthéâtre, qui s’accompagne d’une mise en image et d’une mise en musique. Par ailleurs, de même que sa musique est toute de rythme, sa description est toute de mouvement. À plusieurs reprises, particulièrement dans le chapitre IV du Rayon vert ou dans La Maison à vapeur, il fait allusion à des « panoramas mouvants » (alors qu’en réalité, c’est l’endroit où se tient le spectateur qui est mouvant). Ceci n’est pas étonnant, car l’univerne est mouvement, changement, évolution, circulation. Il en est de même de la nature et de l’art. Les descriptions picturales de Verne seront donc faites de lumières mouvantes, de couleurs intermittentes, de formes changeantes. Mais commençons par les portraits avec


deux exemples, un portrait que tente de réaliser Léonard de Vinci (Monna Lisa) et un autre qu’est parvenu à produire Marc Vidal (Le Secret de Wilhelm Storitz). Il est intéressant au passage de relever que le thème du portrait encadre l’œuvre complète de l’écrivain. D’abord, donc, celui de Mona Lisa par Léonard, dans la pièce que l’on date en général aux environs de 1851 ; et celui de Myra par Marc Vidal, que l’on situe en principe à la toute fin de l’existence de Verne, entre 1897 et 1901. Dans Monna Lisa, on se retrouve dans la situation d’un peintre qui semble avoir des ambitions proches de Frenhofer, le héros du Chef d’œuvre inconnu de Balzac ; mais des ambitions qui ont toujours été monnaie courante depuis au moins le XIVe siècle. Nous sommes dans la scène 4 et Léonard dit à Bambinello : « Peintres grecs ! Il faudrait avoir votre génie ! On dit que les oiseaux d’Athènes ont jadis Becqueté les raisins au tableau de Xeuxis ; J’ambitionnerais un plus digne suffrage, Et je voudrais jeter les hommes d’un autre âge Aux pieds de ce portrait, enivrés et tremblants […] »1 On retrouve là une obsession du mimétisme du réel, mais une imitation qui sera rendue plus réelle par les détails. Je songe à la mouche de Giotto décrite par Giorgio Vasari : « Giotto, dans sa jeunesse, peignit un jour d’une manière si frappante une mouche sur le nez d’une figure commencée par Cimabue que ce maître, en se remettant à son travail, essaya plusieurs fois de la chasser avec la main avant de s’apercevoir de sa méprise. »2 C’est l’exemple type du détail qui fait vrai. Or, il faut se rappeler qu’il manque toujours à Léonard un petit quelque chose pour achever son portrait de Mona Lisa, LE détail qui fera VRAI. Le Léonard vernien cherche, à partir d’une ambition réelle des artistes du XVIe siècle (notamment), à se rapprocher de la Création. Même 1 Jules Verne, Monna Lisa, L’Herne, « Confidences », 1995, p. 21. 2 G. Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, II, rapporté par Daniel Arasse, Le Détail, Paris, Flammarion, « Champs », 1992, p. 117.


s’il semble plus sympathique à première vue, Léonard est très proche de maître Zacharius, qui lui se croit d’une certaine manière maître du Temps, du fait qu’il utilise le mode de l’échappement.3 Mais, en fait, le problème de Léonard est plus vaste que la simple imitation du réel. Ou plutôt, de la même manière que l’ambition de Zacharius est de « s’emparer » du rythme du temps, Léonard cherche à retrouver sous son pinceau le rythme de la vie. C’est l’ajout de Verne par rapport à cette théorie du détail à la mode au XVIe siècle. L’écrivain fait intervenir une autre réflexion, contradictoire, dans la bouche de son personnage : « C’est toujours un chef-d’œuvre incessant qu’elle expose Sur ces fonds variés que prête le hasard ».4 Mais surtout, c’est Joconde, le mari de Mona Lisa, qui définit le problème dans la scène 6 : « Mais j’explique comment Léonard pour vous peindre, Est chaque jour forcé de suivre pas à pas Cette mobilité qui ne se fixe pas ! Si donc vous désirez, Monna, qu’il en finisse, Ne laissez pas vos traits changer à leur caprice, Et choisissez enfin le genre de beauté Que vous voulez léguer à la postérité. »5 Tout le problème de Léonard est là : pour saisir sur sa toile ce qui fait la nature de Mona, son âme, il ne peut en faire un portrait, lequel, si vivant paraisse-t-il, sera toujours incomplet. Joconde a raison de dire au sujet de la toile : « Ce n’est qu’une copie, j’ai l’original. »6 Cinquante ans ont passé. Vers la fin de sa vie, Jules Verne rédige Le Secret de Wilhelm Storitz, œuvre (notamment) fantastique. Le narrateur a un frère, Marc Vidal, qui « avait déjà obtenu de

3 Voir la Revue Jules Verne n° 31 « 8èmes Rencontres Internationales, Maître Zacharius, horloger genevois », décembre 2010. 5 Ibid, p. 34. 6 Ibidem.

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4 Jules Verne, Monna Lisa, op. cit., p. 21.


grands succès aux Salons comme peintre de portraits. »7 Il est dit de lui qu’il peint ses portraits plus ressemblants que nature, ainsi que le jeune homme se plait d’ailleurs à le répéter à son frère : « Je te répète, plus ressemblant que nature !... C’est mon genre paraît-il… »8 Le narrateur insiste tout particulièrement là-dessus au cours de ce chapitre III. Toujours, donc, cette obsession déjà présente dans Monna Lisa, à ceci près qu’au début de ce roman, Marc prend la chose avec une certaine distance amusée. Son talent semble inné et exploité pour plaire à sa clientèle, sans toutefois qu’il en fasse une théorie ou un art de peindre. Or, la fin de Storitz va démontrer, d’une façon inattendue, que Marc est véritablement capable de peindre « plus ressemblant que nature » ! Sa femme, Myra, est en effet devenue invisible et si on entend sa voix, si on ressent sa présence, il ne reste plus de visible chez elle que le portrait que Marc a fait d’elle : elle n’existe physiquement que par lui. Ce qui fait dire à la jeune femme : « Vous le voyez bien… C’est moi… je suis là… je suis redevenue visible… et vous me voyez comme je me vois ! »9 Faut-il y voir (c’est le cas de le dire) l’idée que le travail de l’artiste, mais également la description de l’écrivain, permet de mieux rendre compte des secrets de la vie (que ce soit celle qui est en une jeune femme ou celle qui est en la nature) que ce que nous en montrent nos seuls sens ? Théorie, on le sait, déjà sous-jacente (et souvent rejetée) à l’époque des Grecs classiques et qui ne cesse de traverser l’histoire de l’art. Le Secret de Wilhelm Storitz figurant parmi les six romans posthumes, nous ne saurons jamais si Verne avait l’intention ou non de développer cette esquisse. On peut cependant faire deux remarques à propos de cette problématique du « peindre plus vrai que nature » ou de l’ « imitation du réel ». La première remarque est que si Verne insère dans son œuvre une idée plus que ressassée qui traverse les époques, il est surtout influencé par les œuvres littéraires de son temps, tout en s’efforçant comme à son habitude de donner une tournure originale à un thème en vogue. Dans Le Chef d’œuvre inconnu d’Honoré de 7 Jules Verne, Le Secret de Wilhelm Storitz, Gallimard « folio », 1999, p. 24. 8 Ibid, p. 67. 9 Ibid, p. 306.


Balzac (1831), Frenhofer meurt d’avoir voulu peindre plus vrai que nature (conscient de son échec, il brûle ses toiles et se laisse mourir avec). Dans Le Portrait ovale d’Edgar Poe (1842), l’artiste a peu à peu transmuer la vie qui animait son épouse, vers son portrait. Cette fois, c’est la réussite de l’artiste qui provoque la mort du modèle. Enfin, Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde (1891) voit un portrait d’une incroyable fidélité vieillir à la place de son modèle, jusqu’à la scène finale où, Gray mourant, il prend enfin l’aspect physique qui devait être le sien cependant que le portrait retrouve son aspect initial. Qu’il s’agisse d’un échec ou d’une réussite, quelqu’un doit de toute façon être sacrifié au nom de l’accomplissement artistique. Il en est tout autrement pour Verne, si l’on s’en tient du moins à la version posthume que nous avons de Storitz : non seulement personne ne meurt, mais il parait évident que ce portrait, si réussi soit-il, ne saurait contenir en lui l’essence de Myra car il lui manque un élément dont il n’est question ni chez Balzac, ni chez Poe, ni chez Wilde : la voix ! Et nous retrouvons ici les deux parties de ce qui fait l’être sublimé dans les Voyages : la voix humaine qui représente l’âme, et l’enveloppe charnelle. Mais à l’inverse de ce qui se produit dans Le Château des Carpathes, où la voix de la Stilla chantant est conservée (et, en quelque sorte, figée) pour l’éternité (jusqu’à l’accident final), c’est l’image de l’enveloppe charnelle qui est conservée dans Storitz. Rapprochement et inversion d’autant plus lourde de sens si l’on part du principe que les deux romans seraient des « suites », un quatrième et un cinquième acte des Contes d’Hoffmann d’Offenbach.10 Élargissons maintenant ce problème de la dualité entre l’œuvre figée et la nature vivante (pour faire simple) à l’ensemble des Voyages extraordinaires. Cette dualité a du reste souvent pris une forme singulière, au niveau des personnages. Il est fréquent de mettre en scène et en opposition un personnage énergique, extrêmement mobile, mais dont le caractère (l’âme en quelque

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10 Voir à ce sujet deux articles de Jean-Pierre Picot : « La morte-vivante et la femme sans ombre », in Jules Verne 5, « émergence du fantastique », Lettres modernes Minard, 1987, pp. 77-97 (dans lequel J.-P. Picot fait déjà le rapprochement entre Monna Lisa et Storitz) ; et « Le Château des Carpathes à l’opéra », in BSJV n° 173, avril 2010, pp. 47-58.


sorte) est tout d’une pièce : le capitaine Hatteras en est certainement l’exemple le plus accompli. À l’inverse, le docteur Clawbonny est beaucoup plus souple de caractère, capable à la fois de flegme, d’admiration, de colère ou de compassion. Ainsi, la nature semble créer de temps à autre des êtres qui sont de corps et se réduisent à des hommes-machines, et des créatures au contraire extrêmement animées (animus = âme). Cette façon amusante d’opposer Hatteras à Clawbonny, ou Passepartout à Fogg n’a bien entendu pas valeur de théorie. Mais elle met en exergue (notamment) cet intérêt de Verne pour une représentation d’un univers en constante animation, en perpétuel mouvement, dont des séquences spectaculaires sont fréquemment mises en scène dans les pages des Voyages. Tout le problème, pour l’artiste, est de parvenir à les représenter sur sa toile. L’homme ne peut réaliser quelque chose d’aussi magnifique, d’aussi prodigieux que ce que fait la nature car il lui manque cette possibilité du mouvement. Au point qu’un des peintres de la galaxie vernienne, Olivier Sinclair (Le Rayon vert, 1882), déclare, à l’issue du mémorable passage de la partie de croquet, qui a vu la boule d’Helena Campbell se projeter contre la toile du jeune peintre, Olivier donc s’écrit : « Je cherchais à obtenir un effet de lames déferlantes et il est probable que votre boule […] jetée en travers de ce tableau, aura produit l’effet que mon pinceau cherchait vainement à rendre. » (chapitre XI) Ce qui équivaut à dire, finalement, qu’un geste brutal, spontané, a plus d’efficacité que toutes les tentatives minutieuses, que toutes les techniques, que tous les artifices que cherchera à employer le peintre pour approcher la vérité. Car de toute façon, il n’y a pas une vérité de la nature qui puisse être retenue, captée et reproduite sur une toile, elle ne peut qu’être suivie dans son mouvement. D’où cette remarque d’Olivier, si proche alors de Léonard : « me voilà parti à la recherche de quelques nuances nouvelles au milieu de cette écume imprégnée de lumière. Et alors j’allais plus avant, toujours plus avant ! » (chapitre XI) On sait qu’à vouloir saisir tous les effets de ces changements de couleurs, il manque de se noyer.


Ce que le peintre semble ne pouvoir obtenir, Jules va insolemment le mettre en place par le biais de l’écriture. Voyons trois exemples. Au début des années 1870 paraît Le Pays des fourrures, magnifique ode à la nature, ponctuée de quelques descriptions aussi sublimes que celle-ci (c’est moi qui souligne) : « […] quelle scène imposante pour leurs yeux ! quel souvenir pour leur esprit ! Entre l’obscurité profonde du firmament et la blancheur de l’immense tapis de neige, l’épanouissement des flammes volcaniques produisait des effets de lumière qu’aucune plume, qu’aucun pinceau ne saurait rendre ! L’intense réverbération s’étendait jusqu’au-delà du zénith, éteignant graduellement toutes les étoiles. Le sol blanc revêtait des teintes d’or. Les hummocks de l’icefield, et, en arrièreplan, les énormes icebergs réfléchissaient les lueurs diverses comme autant de miroirs ardents. Ces faisceaux lumineux venaient se briser ou se réfracter à tous ces angles, et les plans, diversement inclinés, les renvoyaient avec un éclat plus vif et une teinte nouvelle. Choc de rayons véritablement magique ! On eût dit l’immense décor de glaces d’une féerie, dressé tout exprès pour cette fête de la lumière ! (1re partie, chap. XX) » Sans même vouloir insister sur la présence d’un clair-obscur, on notera, à travers cet étonnant champ lexical (« réverbération », « réfléchissaient », « réfracter », « renvoyaient » « miroirs »), que nous ne sommes plus dans le cadre de l’action traditionnelle du système éditorial Hetzel, nous ne sommes plus dans le cadre d’une description d’un lieu géographique, nous sommes dans celui du fonctionnement d’une machine à créer. Et s’agissant du Pays des fourrures, j’aurais tendance à dire que ce type de représentation du monde est bien plus important que l’histoire elle-même. Tout n’est que mouvement dans cette féerie et, de surcroît, rarement une illustration n’aura aussi bien accompagné le texte de Verne.11 179

11 Il s’agit de l’illustration de Férat sous-titrée : « C’est encore plus beau qu’une aurore boréale ! »


Au mouvement, il faut ajouter la forme, omniprésente, et d’une grande variation, dans ce deuxième extrait (c’est toujours moi qui souligne) : « Le soleil s’abaissait déjà avec la rapidité qui semble l’animer aux approches de la mer. À la surface des eaux tremblotait une large traînée d’argent, lancée par le disque, dont l’irradiation était encore insoutenable. Bientôt, de cette nuance de vieil or, qu’il prenait en tombant, il passait à l’or cerise. Devant les yeux, lorsqu’on les voilait de leurs paupières, miroitaient des losanges rouges, des cercles jaunes, qui s’entrecroisaient comme les fugitives couleurs du kaléidoscope. De légères stries ondulées rayaient cette sorte de queue de comète que la réverbération traçait à la surface des eaux. C’était comme un floconnement de paillettes argentées, dont l’éclat pâlissait en s’approchant du rivage. (Le Rayon vert, chapitre XXII) » Enfin, le troisième extrait, issu de Vingt Mille Lieues sous les mers, tout en s’intéressant de nouveau aux jeux de lumière, installe une de ses listes de poissons et joue sur les formes (formes des représentants de la faune sous-marine, mais également sonorité des mots) : « Le Nautilus flottait au milieu d’une couche phosphorescente, qui dans cette obscurité devenait éblouissante. Elle était produite par des myriades d’animalcules lumineux, dont l’étincellement s’accroissait en glissant sur la coque métallique de l’appareil. Je surprenais alors des éclairs au milieu de ces nappes lumineuses, comme eussent été des coulées de plomb fondu dans une fournaise ardente, ou des masses métalliques portées au rouge blanc ; de telle sorte que, par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombre dans ce milieu igné, dont toute ombre semblait devoir être bannie. Non ! ce n’était plus l’irradiation calme de notre éclairage habituel ! Il y avait là une vigueur et un mouvement insolites ! Cette lumière, on la sentait vivante ! En effet, c’était une agglomération infinie d’infusoires pélagiens, de noctiluques miliaires, véritables globules de gelée diaphane,


pourvus d’un tentacule filiforme, et dont on a compté jusqu’à vingt-cinq mille dans trente centimètres cubes d’eau. Et leur lumière était encore doublée par ces lueurs particulières aux méduses, aux astéries, aux aurélies, aux pholades-dattes, et autres zoophytes phosphorescents, imprégnés du graissin des matières organiques décomposées par la mer, et peut-être du mucus sécrété par les poissons. (1re partie, chap. XXIII) » Ces trois extraits, d’époques tout à fait différentes, ne suivant même pas la chronologie (début des années 1870, puis des années 1880, et cœur des années 1860), ne sont qu’une ébauche de ce qui pourrait être un travail de recherche sur une esthétique vernienne, laquelle comprendrait la peinture, la musique, les modes de représentations. Mais accessoirement, on peut aussi tirer une autre conclusion de la contemplation de ce type d’extraits, de ces « peintures verniennes » : elles dominent tellement le roman vernien qu’on peut s’interroger sur les quelques rares titres du cycle des Voyages, titres où elles brillent par leur absence.

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Marie-Annick BENET

Descendante de Léon Benett Co-auteure de Léon Benett illustrateur

Léon Benett De la conception de l’illustration à la gravure

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’époque d’Hetzel, Verne et Benett est certainement un âge d’or de l’illustration. Il est pourtant paradoxal, dans cette très courte période (quelques décennies) où le métier d’illustrateur et les ateliers de graveurs se développent à une vitesse inouïe, que les conditions de la mort à très court terme de ces métiers, soient déjà présentes. Les germes de la mort annoncée de la gravure au XIXe, ce sont la photographie, puis le gillotage et la similigravure. Les prémices de la photographie dans les années 30 sont suivies d’une succession de brevets et de découvertes : le gillotage permet de graver dans le zinc une image photographique au trait et de faire des clichés dont on pourra se servir comme de la gravure sur bois, les surfaces souples qui donneront les pellicules verront le jour à partir des années 80. C’est à cette époque que naît également la similigravure qui permet une trame par procédé photomécanique. Tous les éléments sont alors réunis pour donner à la photographie sa place dans l’industrie.

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Avant de parler de la mort industrielle de la gravure, il faut parler de son magnifique élan et de son développement fulgurant. Un éditeur comme Hetzel va saisir au vol un certain nombre de bouleversements radicaux tant au niveau de la société qu’au niveau de l’industrie. Depuis 1859, l’instruction est obligatoire en France de 6 à 16 ans mais les lois Jules Ferry en 1881-1882 vont plus loin et, avec l’obligation de l’instruction, de la gratuité et de la laïcité de l’enseignement public, les écoles se développent rapidement. Les classes moyennes aspirent à l’élévation de leur niveau culturel,


aux sciences et aux techniques, et le nombre de lecteurs croît très rapidement. La base d’un développement du livre est assurée. Ces fondements entrent en adéquation avec le développement industriel de l’imprimé. Quand, en 1837, Hetzel se lance dans le métier d’éditeur, la toute jeune gravure sur bois debout1 permet d’allier le texte typographique et le bois gravé pour que soient imprimés sur le même support à la fois le texte et l’illustration, avec une qualité et une finesse qui peuvent rivaliser avec les techniques d’eauforte et de lithographie, ces dernières ne pouvant toutefois être utilisées que pour les illustrations hors texte ce qui était un gros inconvénient. La gravure de bois debout, condition d’un développement industriel de l’édition illustrée, n’aura pourtant qu’une durée de vie très limitée qui est d’ailleurs à peu près celle d’un Benett ou d’un Verne. Pierre-Jules Hetzel a connu les débuts de cette révolution mais pas la totale disparition de la gravure sur bois car, à sa mort en 1886, l’impression de documents photographiques n’est pas encore à la hauteur, même si Hetzel se sert de photographies comme outil de documentation puis comme outil de mise sur bois. En fait, la photographie donne toutes les nuances de gris, elle rend une idée très proche de la réalité, mais elle ne peut pas avant la fin du siècle être réellement imprimée dans des conditions de qualité suffisante et proche de sa nature première. En tout cas pas à des coûts compétitifs par rapport à la gravure sur bois qui est pendant quelques décennies le moyen le plus économique d’imprimer des documents illustrés à des dizaines de milliers d’exemplaires. De plus, si l’on désire faire un tirage plus important et ne pas refaire les bois, il suffit de faire un moule qui permettra de réaliser un cliché en métal. Évidemment, le tirage fait à partir du moule sera moins fin que le premier. La gravure sur bois debout se pratique en général sur du buis, préparé dans des conditions qui éviteront les fissures et permettront au graveur de se servir de cette planche de bois dur avec les mêmes outils que les graveurs sur métal et avec d’autres 1 En gravure de bois debout, la plaque à graver est coupée perpendiculairement aux fibres du bois et la surface à travailler est ainsi lisse et plane.


outils plus spécifiques à leur art. On ira même dans les ateliers de gravure jusqu’à utiliser des outils qui permettent de graver plusieurs lignes en même temps (le vélo) ou des petites machines pour aider à la gravure. Le fait que le bois soit coupé en allant contre le fil du bois permet d’avoir une planche lisse, sans aspérités. En revanche, comme c’est souvent le cœur du bois qui est gardé pour faire ces planches, il n’est pas évident qu’elles soient toute d’une pièce, et le bois à graver peut être constitué d’un certain nombre de morceaux agencés par des plaques de fer et des vis. D’ailleurs c’est le même procédé qui sera utilisé quand il faudra faire des corrections sur le bois.

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Collaborations amicales Quand le peintre Timbal, ami d’Hetzel, lui présente Benett, les deux hommes sympathisent. La preuve en est qu’un an plus tard, en 1867, Hetzel est témoin au mariage de Léon Benett avec Marguerite Olivier. Si Benett dessine déjà fort bien les paysages,


il connaît sa faiblesse pour la reproduction des personnages et décide de suivre des cours à l’Académie suisse où les peintres peuvent s’entraîner d’après des modèles vivants. C’est à cette époque qu’il commence à dessiner sur bois. Hetzel, conquis par ses dessins, décide de lui donner un premier ouvrage à réaliser, Les Aventures d’un jeune naturaliste au Mexique de Lucien Biart. Si Benett n’excelle pas pour ses personnages en gros plan, un peu maladroits dans ce livre, ses animaux et ses paysages sont déjà très bons. Cependant, il s’améliorera beaucoup avec le temps. Il est intéressant de noter que dans ce livre certains de ses dessins sont signés Benet avec un t et d’autres Benett avec deux t. Dans les lettres, nous pouvons lire qu’Hetzel pratiquait la division du travail et faisait travailler Benett en binôme avec Froelich. Benett réalisait les décors et des dessins aux traits que Froelich reprenait avec sa patte, ou bien Froelich préparait ses dessins et Benett rajoutait les décors. Hetzel écrit par exemple : « Vous ferez ces figures au trait indiquées en laissant autour la petite place nécessaire pour faire les raccords quand Froelich leur aura donné le cachet des autres figures »2. Hetzel demandait également à Benett de dessiner les bois de Froelich, qui visiblement n’était pas à l’aise pour le faire, ou ne savait pas le faire. Cette collaboration Benett-Hetzel va durer 20 ans et se termine avec le décès d’Hetzel, une semaine seulement après la mésaventure terrible arrivée à Jules Verne. Benett va continuer à dessiner pour Louis-Jules, le fils, mais ce n’est pas la même chaleur dans les relations, même s’ils sont de la même génération. Ils continueront cependant à travailler ensemble jusqu’en 1910. Quant à Verne-Benett, leur relation approchera les trois décennies, Benett débutant sa collaboration avec Jules Verne avec Le Tour du monde en 80 jours en 1873 et la terminant avec L’Invasion de la mer en 1905, année du décès de notre grand auteur. Cependant cette collaboration sera interrompue entre 1873 et 1878 puisque Benett travaillera pour son administration dans les colonies et qu’il ne réalisera aucun Voyage Extraordinaire pendant cette période. En voyant ce qu’Hetzel a enduré pendant les années où Benett 2 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 21 mai 1873, coll. part.


s’est trouvé à l’étranger, on comprend tout à fait que l’éditeur n’ait pas eu du tout envie de mettre en péril ses Voyages Extraordinaires qui devaient sortir avec régularité. Exceptionnellement, Hetzel donne un Voyage Extraordinaire à réaliser à Benett alors que ce dernier n’est pas définitivement rentré en France, parce qu’Hetzel est vraiment dans l’urgence et que de Neuville est en train de le mettre dans une situation impossible. Benett est alors en congé maladie après son rapatriement d’urgence de Cochinchine et Hetzel va le faire travailler durement tout en se plaignant qu’il ne soit pas au meilleur de sa forme.

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La conception de l’illustration Suivant les types de livres, nous avons des fonctionnements un peu différents. Pour certains ouvrages, les éditions Hetzel laissent toute latitude à Benett pour trouver les sujets des dessins et les réaliser, Louis-Jules Hetzel écrivant par exemple à propos du Désert d’eau :


« Êtes-vous disposé à reprendre pour la seconde fois cette besogne et à intercaler huit nouvelles compositions dans l’illustration de ce livre. Il me semble qu’il ne vous sera pas difficile d’en trouver les sujets […] »3. Il est d’autres ouvrages et notamment Les Voyages Extraordinaires où Benett n’a pas cette latitude et où il est serré de très près à la fois par l’auteur et par l’éditeur, Hetzel père en l’occurrence. Est-ce que ce fonctionnement a perduré au cours des années ? Nous ne le savons pas ! Cependant, pour Mathias Sandorf en 1884, c’est encore ce fonctionnement qui prédomine. Hetzel aimerait beaucoup s’appuyer sur un Benett capable de fournir du texte comme il fournit des illustrations. En 1878, il écrit à Benett : « Quel malheur qu’à ce don de dessiner vous ne puissiez joindre celui de faire un texte, un canevas qui permette à Verne d’utiliser la plupart de ces beaux dessins. Il l’essaiera sans vous mais y réussira-t-il comme si vous lui fournissiez une maquette – ayant couleur du pays ? »4. Benett n’est pas capable de faire un texte, mais en revanche, il fait parfois des propositions. Pour Les Cinq Cents Millions de la Bégum, comme on le voit dans la correspondance éditée par les éditions Slatkine, Benett pense qu’il ne faut pas faire figurer les uniformes prussiens dans l’ouvrage, ce que Hetzel reprend à son compte puisqu’il en parle à Verne. Même si Benett n’est pas apte à produire des textes, il y a là une vraie synergie créatrice, les dessins de Benett pouvant donner des idées à un auteur, et Benett devant créer des dessins pour répondre à des aspirations de l’auteur. C’est le cas pour L’Ile à hélice par exemple, quand Verne écrit, en adjoignant une description tout de même : « Je ne puis rien vous dire de plus, il me serait impossible de faire un croquis de cette Screw-Island. Tâchez donc de faire comme moi et de vous en rapporter à votre imagination : c’est encore ce qu’il y a de mieux, en donnant à notre ville une tournure de ville américaine. Voilà tout ce que je puis vous envoyer. »5 De même, dans un courrier sur La Machine à vapeur, Hetzel écrit : 3 Lettre de Louis-Jules Hetzel à Léon Benet, le 6 avril 1870, coll. part. 4 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 2 septembre 1878, BnF, F° 72 à 74. 5 Lettre de Jules Verne à Léon Benet, 14 novembre 1894, coll.part.



« Vous ne recevrez la description de Verne que dans les chapitres suivants mais si d’ici là vous aviez des idées à lui donner par des dessins au trait, faites, il peut avoir besoin d’être aidé. »6 L’éditeur Hetzel est souvent le pivot de cet échange créatif, même si Verne et Benett se rencontrent à l’occasion pour échanger des documents ou parler des projets d’illustration. Source de l’information, Hetzel fait circuler critiques, compliments, demandes d’information et même arrangements entre amis… comme par exemple ce prêt que feront Hetzel et Verne à Benett qui en a besoin. Non content de se faire iconographe, de rechercher les documentations nécessaires à l’illustrateur et à l’auteur, Hetzel se fait critique et cela sans relâche. Il remet sans cesse Benett sur le métier pour ses personnages, quand un Passepartout doit être, écrit-il, « un écureuil, un singe, un chat enlevé subitement par une force supérieure. Il lui faut une figure effarée dans le comique, des bras et des jambes se démenant comme les bras d’un télégraphe souples »7, ou encore quand l’éditeur écrit : « Je garde le Passepartout s’écriant “mes souliers”, et cependant c’est encore un bourgeois réclamant sa propriété que vous nous avez fait. Il aurait dû lever les bras en l’air, avoir la bouche ouverte les yeux exorbitants, être amusant il ne l’est pas, mais comme ce n’est qu’à demi raté, je le garde. »8 Il est vrai qu’à regarder l’illustration, Passepartout a plutôt l’air d’un commerçant que d’un valet débrouillard. Dans Le Tour du monde en 80 jours, PierreJules Hetzel fera refaire deux illustrations, celle du bûcher et celle de Passepartout dans la trompe de l’éléphant. De même, pour Mathias Sandorf, Hetzel se plaint énormément des personnages de Benett. Par exemple : « Votre Mathias Sandorf ne me va pas, ce n’est pas la tête puissante et sympathique qu’il nous faut, ce n’est pas le personnage étoffé qui doit porter trois volumes, et auquel on pourra ôter tout ce qui, dans sa seconde incarnation, devra nous donner le docteur Antékirtt »9. Mais en même temps, il critique également Verne pour le fait que ce dernier n’incarne 6 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 15 octobre 1879, BnF, F° 80-81. 7 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 4 juin 1873, BnF, F° 49 à 52. 8 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 4 juin 1873, BnF, F° 49 à 52. 9 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 20 septembre 1884, BnF, F° 91-92.


pas assez son personnage, ne donne pas assez de détails par sa plume et ainsi ne permet pas à l’illustrateur de pouvoir incarner le héros par son dessin. Ainsi, quelques lignes plus loin dans sa lettre, Hetzel écrit : « Nous verrons ce que Verne va nous raconter. Il est bien embêtant de ne pas mieux dessiner ses personnages par sa plume. C’est aux lacunes de son dessin écrit que j’attribue ce que je considère comme les erreurs du vôtre. »10 et il envoie un courrier à Verne en ces termes : « J’ai, pour ce signalement, des questions à vous adresser auxquelles je vous prierais d’être assez aimable de me répondre. Doit-il être brun, doit-il être blond ? Doit-il avoir les cheveux longs, frisés ou bouclés, la barbe ou seulement des moustaches ? Il faut préparer cette tête, vous le comprenez, au début, pour qu’on puisse lui donner dans sa seconde incarnation des différences sensibles. […]. Quand un auteur pose un personnage comme le héros de son livre, il faut qu’il le voie et le fasse voir à ses lecteurs. Représentez-vous donc votre Sandorf dans ses deux incarnations. Décrivez-le pour Benett afin qu’il s’en approche dans ses dessins. »11 Hetzel se fait critique aussi de la manière dont Benett rend ses effets sur bois pour le graveur. Il écrit, toujours pour Le Tour du monde en 80 jours : « Le graveur vous renverrait du gâchis et nous en renverra car je vais les faire graver faute de temps »12 ; ou, dans cette autre lettre : « Vous aviez en effet un dessin à l’effet bleu qui me plaisait, mais il n’était pas aussi fini que les autres et laissait trop à interpréter au graveur, Pannemaker13 m’en a fait la remarque, et cela prend toujours ou une demande d’augmentation, ou une gravure moins bonne qui va arriver. »14 À tous les stades de la production d’une illustration, Hetzel est là et il a un œil acéré et un regard critique. Par exemple : « les 10 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 20 septembre 1884, BnF, F° 91-92. 11 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Jules Verne, 20 septembre 1884, Correspondance de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel, Editions Slatkine, Genève, tome III (1879-1886).

13 François Pannemaker (1822-1900), graveur sur bois renommé. 14 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 30 mai 1873, coll. part. et BnF, F° 45 à 48.

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12 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 26 mai 1876, coll. part. et BnF, F° 41 à 44.


deux chaussures de Sarcani ne font pas la paire – le soulier droit de Toronthal est un peu bien long à côté de l’autre »15. Mais c’est aussi un homme qui sait féliciter et encourager : « Vos dessins sont d’ensemble charmants, la petite bergère est un bijou digne de Bayard16, et qui serait parmi les plus jolies choses qu’il puisse faire maintenant. »17 ou : « Votre illustration du Jardin d’acclimatation va paraître dans quinze jours. C’est un beau volume de Grimard, bien imprimé, où vos images font très bel effet. Malheureusement j’ai été obligé de faire faire par d’autres les vignettes complémentaires qui au dernier moment nous ont paru nécessaires et elles ne valent pas les vôtres. »18 Les détails des allers-retours nécessaires pour camper les personnages et notamment pour Sandorf qui pose énormément de problèmes sont très intéressants et on pourra lire pour cela l’article de Nicolas Petit19 sur cet échange de lettres. Mais une des petites réflexions humoristiques chères à Hetzel à la fin de la lettre du 30 septembre 1884 donne une idée de l’ambiance d’exaspération qui doit régner : « Je voudrais voir les yeux de votre femme, quand je vous expédie des courriers de ce genre. Je suis sûr qu’ils sont chargés à balle contre ce pauvre M. Hetzel »20. 15 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 30 septembre 1884, coll. part. 16 Emile Bayard (1837-1891), peintre, dessinateur et illustrateur français. 17 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 3 novembre 1876, coll. part. et BnF, F° 69 à 71. 18 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 3 novembre 1876, coll. part. et BnF, F° 69 à 71. 19 Nicolas Petit, Editeur exemplaire, modèle de père, héros de roman : figures d’Hetzel, Bibliothèque de l’Ecole des chartes, t. 158, 2000, p. 197-221. 20 Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Léon Benet, 30 septembre 1884, coll. part.


Du dessin à la gravure Louis-Jules Hetzel écrit à Benett en 1870 : « Je vous envoie aujourd’hui un exemplaire du Désert d’eau, et en même temps les fumés21 des bois déjà gravés, et pour complément je joins à cette lettre la liste des bois faits et pas encore gravés. Je vous serais très obligé de m’envoyer les bois un peu au fur et à mesure pour que notre graveur puisse y travailler sans trop se presser. »22 Cela résume très bien le « process » qui conduit du dessin à la gravure. Le dessin est pensé par l’illustrateur ou commandé par l’éditeur, l’illustrateur lit le livre et trouve des idées ou fait ses dessins sur commande. Il s’appuie alors sur de la documentation. Sur cette phase du travail, Benett écrit en 1894 à Louis-Jules Hetzel : « J’attends la première partie de L’Île à hélice pour exécuter le programme que vous me tracez, c’est-à-dire me pénétrer du sujet, préparer les types et réunir les documents nécessaires ».23 Après cela, se place une étape dont il n’est pas question ici, celle du dessin préparatoire, en général très détaillé, que fait Benett et qui est gardé par lui puisque ces dessins sont restés dans la famille Benet. Léon Benet réalise un dessin final pour l’éditeur (et à l’attention du graveur) avant de dessiner sur bois. Ces dessins-là ne sont pas dans la famille, ils sont restés chez Hetzel, sauf, et nous ne savons pas pourquoi, pour Robur-le-Conquérant dont les illustrations définitives se trouvent pour quelques-unes chez des descendants de Léon Benett. L’IMEC a conservé une partie des dessins définitifs des Voyages Extraordinaires. Léon Benett dessine sur bois (ce sont « les bois faits et pas encore gravés » dont parle Louis-Jules Hetzel) et il est nécessaire qu’il les envoie au fur et à mesure ; les graveurs sont à l’époque très puissants, et toute urgence ou toute complication dues à un dessin mal dessiné ou trop complexe doit se payer. Or Hetzel, les deux Hetzel d’ailleurs, surveillent les coûts de très près. Doré a

22 Lettre de Louis-Jules Hetzel à Léon Benet, 8 avril 1870, coll. part. 23 Lettre de Léon Benet à Louis-Jules Hetzel, 10 août 1894, BnF, F° 26.

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21 Epreuves d’essai au noir pour vérifier la qualité d’une gravure et pour permettre son contrôle par l’imprimeur.


popularisé une façon de travailler en gravure de teintes sur le bois debout, à partir de lavis24. Benett utilise également le lavis mais Hetzel ne l’apprécie pas toujours. Sur ces bois qui appartiennent à des descendants de Léon Benett, les dessins ont été portés à la plume et à la gouache. Le dessin apparaît alors nettement avec ses blancs, ses gris et ses noirs pour le graveur, demandant des hachurages plus ou moins serrés et des creusements plus ou moins profonds. Le dessin sur bois sera remplacé à un moment donné par la photographie sur bois. Quand il reçoit les bois et les dessins, l’éditeur peut les renvoyer. C’est ce que fait Hetzel pour Le Tour du monde en 80 jours. Il renvoie deux bois à Benett pour qu’il les recommence. À ce moment-là les bois ne sont pas gravés et il faut reprendre le dessin sur le bois. L’éditeur fait graver les bois par un de ses graveurs (pour les vingt-cinq Voyages Extraordinaires illustrés par Benett, une cinquantaine de graveurs différents se succéderont). Les fumés des bois déjà gravés sont envoyés au dessinateur. Ce sont des épreuves tirées d’après les bois gravés. Le dessinateur peut demander des retouches dans certaines limites : on peut ajouter du blanc en creusant ou des gris en rajoutant des hachures dans le noir, ou même redécouper un morceau du bois et le regraver. Enfin, le résultat final est une gravure imprimée. Nous entrons ensuite dans les domaines de l’imprimerie puis de la reliure avant la diffusion des magnifiques ouvrages des Editions Hetzel… mais c’est une autre histoire. eee

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24 Le dessinateur peint directement sur le bois avec de l’encre de Chine et de la gouache diluées (lavis) ou non diluées, exprimant les différentes teintes de blanc, noir, gris que le graveur peut ainsi reproduire avec plus de fidélité qu’avec l’utilisation de la mine de bois. Informations disponibles sur le site : www.leonbenett.fr




Marie DEKAEKE

Doctorante en histoire de l’art contemporain | Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense

Quand la sculpture rend hommage à Jules Verne

L

a sculpture pour honorer la mémoire d’un écrivain. L’idée n’est certes pas nouvelle mais elle connut au temps de Jules Verne un développement sans précédent dans l’histoire de l’art. Le monument sculpté s’inscrit en effet dans le culte que la Troisième République voua aux « Grands Hommes » dans sa quête d’exemplarité. Jules Verne était particulièrement investi dans la vie amiénoise pour laquelle il exerça notamment des fonctions relevant du domaine artistique et culturel. En effet, en 1872 il fut élu membre titulaire de l’Académie d’Amiens, dont il fut président à deux reprises. Il fréquentait le Cercle de l’Union regroupant des intellectuels de la ville. Il fut également Président d’honneur du Comité Départemental de l’Alliance Française dont le but était la propagation et la sauvegarde de la langue française. Enfin de 1888 à 1904, il occupa la fonction de conseiller municipal.1 Plusieurs exemples des plus significatifs nous offrent l’occasion de percevoir comment ont évolué les représentations sculptées de l’écrivain. 197

1 Daniel Compère, La vie amiénoise de Jules Verne, Amiens, CRDP, 1985.


Hommages publics Au lendemain de la mort de l’écrivain, plusieurs projets de monuments furent lancés. Le 30 mars 1905, soit moins d’une semaine après la mort de Jules Verne, le Syndicat de la Presse Artistique Amiénoise2 veut constituer un comité en vue d’ériger un monument lui rendant hommage dans sa ville d’adoption. Mais l’initiative fut récupérée par l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres d’Amiens, réunie en séance extraordinaire le 31 mars 1905 et faisant autorité dans ce domaine. Une souscription fut aussitôt ouverte. Peu après, le 11 avril 1905, la ville de Nantes prit également la décision d’honorer l’enfant du pays : une plaque commémorative fut immédiatement posée sur sa maison natale et son nom fut attribué à un square3. Mais le maire, Paul-Émile Sarradin jugea ces hommages insuffisants et organisa la création d’un comité chargé de l’érection d’un monument à Jules Verne, comité dont la première réunion se tint le 16 mai 19054. Outre la nature du monument, les deux villes ont en commun les modalités de la souscription. Au XIXe siècle et plus encore sous la Troisième République, en raison de l’engouement pour l’art de la statuaire, le mode de financement le plus prisé était la souscription publique qui appelait au bon vouloir de tous : conseils municipaux des grandes villes comme des plus modestes ainsi que particuliers étaient conviés à prendre part au mécénat5. Dans le cas des monuments à Jules Verne, les listes de souscriptions circulèrent dans les établissements scolaires, les 2 Anonyme, « Un monument à Jules Verne », Le Journal d’Amiens, vendredi 31 mars 1905, p. 2 et Alfred Ansart, in Le Nouvelliste de la Somme, samedi 1er avril 1905, p.2. 3 Archives municipales de Nantes : 1M433 : Monuments Jules Verne au Jardin des Plantes : extrait des Délibérations du Conseil Municipale, séance du 19 avril 1905. 4 Archives municipales de Nantes : 1M433 : Monuments Jules Verne au Jardin des Plantes. 5 Cf. Chantal Martinet, « Le monument public de 1850 à 1914 », in catalogue d’exposition De Carpeaux à Matisse. La sculpture française de 1850 à 1914 dans les musées et les collections publiques du Nord de la France, Calais, Lille, Arras, Boulogne-sur-Mer, Paris, 1982-1983, p. 32-38.


municipalités françaises, mais aussi parmi les membres de la famille. L’Etat, par le biais de la direction des Beaux-Arts fut également sollicité et contribua à hauteur de 2 000 francs dans chacun des projets6. À Amiens, c’est en mars 1908 que le conseil municipal s’arrêta sur la pelouse des Petits Jardins du Mail Albert Ier, au-dessus du tunnel du chemin de fer, comme emplacement pour le monument à Jules Verne : « Cet emplacement satisferait à toutes les conditions d’esthétique, dans un superbe cadre de verdure, avec une excellente lumière et non loin de l’ancienne demeure du célèbre romancier »7. L’emplacement choisi se situe non loin de la demeure de l’écrivain8 et du monument aux Illustrations picardes9 inauguré en 1962, à un endroit qui était déjà plébiscité par Jules Verne quatrevingt-sept ans plus tôt. En effet dans la lecture d’Une Ville idéale, Jules Verne se prononça en ces termes : « Place Montplaisir, un monument considérable apparut à mes yeux. Aux quatre angles, les statues de Robert de Luzarches, de Blasset, de Delambre et du général Foy. Aux faces du piédestal, des bustes et des médaillons de bronze. Au-dessus, une femme assise, représentant la statuaire avec cette légende : La Sculpture aux Illustrations Picardes ! […] »10 6 Pour Amiens cf. Archives Nationales : F214875 dossier 61 [départements]. Pour Nantes cf. Archives municipales de Nantes : 1M434 : Monument Jules Verne au Jardin des Plantes. 7 Archives municipales d’Amiens : 1M20/9 : lettre de Randon (directeur de l’Académie d’Amiens) au maire, en date du 21 juillet 1906. 8 A Amiens, Jules Verne habita successivement au 44 boulevard Longueville, aujourd’hui boulevard Jules Verne ainsi qu’au 2 rue Charles Dubois, où se trouve aujourd’hui la Maison Jules Verne.

10 Jules Verne, Une ville idéale, Amiens, CDJV – Maison de Jules Verne, 1999

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9 Le monument aux Illustrations picardes fut exécuté en 1874 par Gédéon de Forceville (Saint-Maulvis 1799 – Amiens 1886). Il rend hommage aux grands picards que furent l’astronome Delambre, le général Foy, Nicolas Blasset et Robert de Luzarches.


C’est le sculpteur Albert Roze11 qui fut retenu pour l’exécution du monument, assisté d’Amédée Milvoy pour la partie architecturale. Dans son essai intitulé Albert Roze et Jules Verne, Pierre Foucart suppose que le projet était plus grandiose que sa réalisation. Et ce à juste titre puisque des esquisses, conservées en collections privées montrent « un Jules Verne en pied, superbe et solitaire, adossé au sommet d’un haut rocher pyramidal qui paraît dominer un vaste horizon de mers ou de montagnes12. » La raison peut être financière puisque le montant de la souscription fut inférieur au devis. Mais il est également possible que l’explication soit d’ordre technique13. En effet, l’emplacement choisi est situé au dessus du tunnel des chemins de fer, ce qui pouvait engendrer des vibrations nuisibles au monument. Le monument que nous connaissons est composé d’un portrait en buste de Jules Verne placé au sommet d’une stèle, au pied de laquelle sont disposés trois jeunes gens absorbés par la lecture d’un des romans de l’auteur. Nous pouvons estimer que la rencontre entre Albert Roze et Jules Verne eut lieu aux alentours de 1894 au cours d’une des diverses réunions artistiques amiénoises. En effet à cette époque, le sculpteur est depuis peu directeur de l’École régionale des Beaux-Arts d’Amiens. À cette époque, Jules Verne exerçait, entre autres, les fonctions de conseiller municipal et de membre de [Lecture faite dans la séance publique annuelle du 12 décembre 1875 par Jules Verne], p. 31-32. 11 Albert Roze (Amiens 1861 – id.1952). 12 Pierre Foucart, « Albert Roze et Jules Verne », Grand album Jules Verne, les intégrales Jules Verne, Paris, Hachette, «collections grandes œuvres », 1982, p. 278281. 13 Jeanine et Claude Verdier, Rêve de pierre. Amiens au hasard des statues, Paris, Le livre d’histoire, 1999, p. 72.


la Commission du musée de Picardie. Il semble que Roze n’ait réalisé aucun buste du vivant de l’écrivain. Le seul portrait en buste réalisé d’après nature provient du ciseau du sculpteur italien Fabio Stecchi14 qui présenta, comme premier envoi au Salon de la Société des Artistes Français en 1883, un buste de Jules Verne en terre cuite15. Stecchi était un familier d’Hetzel, qui lui présenta rapidement Jules Verne. Comme en témoigne une lettre de Jules Verne à son éditeur, le sculpteur italien réalisa pendant l’été 1882 à Amiens un buste d’Honorine Verne puis un autre de Jules Verne16: « […] Le buste de ma femme est une merveille. Le mien sera aussi remarquable. Stecchi qui est un charmant garçon, pas gênant, trouvera certainement à faire des bustes ici… Je travaille à Kéraban. A vous bien cordialement, Jules Verne »17. Pour réaliser le portrait en buste de Jules Verne, Albert Roze se serait donc inspiré de celui de Stecchi. Au point qu’il sculpta dans le marbre en 1906 un buste qu’il signa : « Albert Roze d’après Stecchi. 1906 », conservé aujourd’hui au musée Jules Verne de Nantes18. Sans doute Roze préférait-il une représentation de Jules Verne dans la force de l’âge et non un Jules Verne vieillissant. Le sculpteur choisit de réaliser un portrait découpé aux épaules, la tête tournée de trois quarts vers la gauche, ce qui lui confère dignité et élégance. C’est avec encore plus de sobriété que Roze représenta Jules Verne dans le monument des Petits Jardins. 14 Fabio Stecchi (Urbino 1855 – Nice 1928) fut l’élève de Fedi à Florence puis termina sa formation artistique dans l’atelier de Paul Dubois à Paris. A trente ans, il s’installa à Nice et obtint la naturalisation française. Il réalisa de nombreux bustes dont ceux de Gustave Eiffel, de Gambetta, sans oublier Pierre-Jules Hetzel ainsi qu’un médaillon pour le tombeau de l’éditeur au cimetière de Montparnasse. A Paris, Stecchi présenta ses œuvres au Salon des Artistes Français, de 1883 à 1907. 15 SAF 1883, n°4206 : Portrait de M. J. Verne, buste, terre cuite. 16 Collection particulière. Cf. Jacques et Pierre Foucart, « Albert Roze et Jules Verne », in Visions nouvelles sur Jules Verne, D. Compère, Amiens, Centre de documentation Jules Verne, 1978, p. 96.

18 Il s’agit d’un don du Dr Georges Verne, petit-fils de l’écrivain.

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17 Michel Destombes, « Fabio Stecchi et le buste de Jules Verne de 1882 », in Bulletin de la Société Jules Verne, n°52, 4e trimestre 1979, p. 126-128.


Roze choisit pour modèle des trois enfants assis à la base du monument amiénois Thérèse et Gabriel Thorel, enfants d’Octave Thorel, conseiller à la Cour d’Amiens et Robert Michel, fils du conservateur de la bibliothèque19. C’est avec toute l’attention d’une sœur aînée que Thérèse, la main posée sur l’épaule, surveille la lecture de son jeune frère. De l’autre côté Robert Michel semble captivé par l’observation d’une carte de géographie qui lui permet de situer les contrées dans lesquelles se déroulent les aventures des héros verniens. Les attributs de l’écrivain, véritables clefs de lecture d’un monument public, ne sont pas directement visibles. Il faut en effet regarder à l’arrière du monument pour y découvrir des livres, une plume, un encrier ainsi qu’un globe terrestre faisant plus spécifiquement référence à la thématique du voyage. Au-dessus sont inscrits quelques-uns des titres des soixante-quatre Voyages extraordinaires de Jules Verne. Sitôt la publication dans la presse du projet de la ville de Nantes de rendre hommage à l’illustre enfant du pays, pléthore de statuaires proposèrent leur concours20. Ce fut le cas de Gabriel Pech, Fernand Clostre, Georges Muhlenbeck, Georges Bareau, Jean Boucher qui aurait même ébauché une maquette, ou encore Fabio Stecchi qui proposa son buste au maire de Nantes : « Ayant appris que la Ville de Nantes a l’intention d’élever un buste à la mémoire de son illustre fils, Jules Verne, j’ai l’honneur de porter à votre connaissance que j’ai fait ce buste, d’après nature en 1883 ; buste qui se trouve actuellement chez Madame Verne. J’ai, par conséquent, l’honneur, M. le Maire, de solliciter de votre haute bienveillance l’honneur d’être chargé de cette commande »21. 19 Cf. Jeanine et Claude Verdier, op. cit., p. 74. 20 Archives municipales de Nantes : 1M434 : Monuments Jules Verne au Jardin des Plantes : lettre de Gabriel Pech daté du 26 avril 1906, lettre de Fernand Clostre datée du 24 novembre 1905, lettre de Georges Muhlenbeck datée du 21 novembre 1905, lettre de Georges Bareau datée du 27 avril 1905, lettre d’Armand Payot datée du 10 septembre 1905 dans laquelle il propose de confier la réalisation du monument à Jean Boucher. 21 Archives municipales de Nantes : 1M434 : Monuments Jules Verne au Jardin des Plantes, lettre de Fabio Stecchi au maire de Nantes datée du 30 avril 1905.


Le choix de l’artiste chargé d’exécuter le monument s’arrêta alors sur Georges Bareau22 en octobre 1906. Il fut justifié de la sorte : « Le Bureau du Comité propose de ne pas s’arrêter à l’idée d’un concours, et cela pour de nombreuses raisons qu’il détaille. Il pense que la ville de Nantes devrait en ce moment se laisser guider par un sentiment d’amour propre, et choisir, pour exécuter ce monument, le compatriote de talent qui vient coup sur coup de remporter des distinctions si brillantes et si méritées, Georges Bareau »23. Bareau était alors au sommet de sa carrière, il venait notamment de réaliser Vision du poète, un monument à Victor Hugo. Il proposa au Comité différents projets mais c’est un monument conçu sur un schéma se rapprochant de celui des Petits Jardins à Amiens qui fut retenu : une stèle élancée supporte le buste de Jules Verne, avec à la base un groupe de deux enfants lisant. Le Comité avait une vision bien précise de ces enfants et définit ainsi précisément le cadre du programme : « Le groupe gagnerait fort, entre nous, à ce que les deux enfants, au lieu d’être de ces amours potelés et joufflus que l’on rencontre un peu partout, fussent des bambins de huit ans environ, deux garçons ou garçon et fille à votre choix, habillés à la 23 Archives municipales de Nantes : 1M434 : Monuments Jules Verne au Jardin des Plantes, Ville de Nantes, Comité du Monument de Jules Verne, séance du 22 octobre 1906.

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22 Georges Bareau (Paimboeuf 1866 – Nantes 1931)


moderne, serrés l’un contre l’autre dans une attitude simple et naturelle, et absorbés tous les deux dans la lecture d’un même livre, avec une expression de ravissement et d’intérêt intense ; ou bien, l’un d’eux, interrompant sa lecture un moment pour rêver aux horizons inouïs qui viennent de s’ouvrir devant lui… En un mot, nous voudrions que ce petit groupe se fît remarquer par l’expression intéressante, amusante des deux physionomies »24. Bareau réalisa alors un monument en pierre dure de Chauvigny (Poitou-Charentes) et en bronze de près de cinq mètres de haut sur une base d’environ deux mètres de largeur et demanda qu’il fût placé dans le cadre de verdure que constitue le Jardin des Plantes de Nantes. L’œuvre se compose d’un garçon et d’une fille assis lisant un roman de leur auteur favori ; au-dessus, sculpté en basrelief sur la stèle figurent un train empruntant un viaduc au pied d’un volcan, une montgolfière et un croissant de lune, l’ensemble étant surmonté du buste en bronze de l’écrivain25. Notons que dans les deux cas l’accent est porté sur l’hommage de la jeunesse, renvoyant ainsi Jules Verne au rang d’auteur pour enfants, comme il le fut longtemps considéré. Une circulaire de l’Académie d’Amiens en témoigne : « Ses livres, traduits dans toutes les langues, ont fait l’admiration et la joie de plusieurs générations. Ils ont ce rare mérite de dépasser la portée d’œuvres purement littéraires, donnant à la jeunesse des leçons d’énergie et de patriotisme, ils ont été d’admirables éducateurs […] » ou encore « De successives générations d’enfants et de jeunes gens y ont puisé le goût de la science, des voyages et de l’action. Jules Verne fut au plus haut degré un Maître de la jeunesse, puisqu’il eut le double secret de charmer les imaginations et d’éveiller les énergies »26. 24Archives municipales de Nantes : 1M434 : Monuments Jules Verne au Jardin des Plantes, Lettre du secrétaire du Comité Jules Verne à Georges Bareau, datée du 28 septembre 1907. 25 Le buste que l’on peut voir aujourd’hui est une réplique en pierre par Jean Mazuet de l’original en bronze puisque celui-ci fut récupéré et fondu sous l’Occupation. 26 Circulaire de l’Académie d’Amiens, 1er juillet 1905. En Annexe n° VII dans Charles Lemire, Jules Verne, Paris, Berger-Levrault et Cie éditeurs, 1908.


C’est pourquoi ces monuments sont pensés en hommages des enfants du monde entier à Jules Verne. D’ailleurs écoliers, collégiens et lycéens ont tous participé aux souscriptions27. La consécration d’un monument a lieu le jour de son inauguration. Il s’agit là de sa remise officielle par le groupe commanditaire à la communauté. À Amiens, elle se déroula le 9 mai 1909 et à Nantes, initialement prévue le 1er février 1910, elle fut reportée au 29 mai de la même année en raison du décès d’Honorine Verne. La cérémonie d’inauguration amiénoise fut présidée par Jules Claretie, membre de l’Académie Française et ami de Jules Verne. En plus des notables étaient présents en qualité d’invités d’honneurs les membres de la famille Verne et Hetzel. La cérémonie fut suivie d’un banquet et des festivités se déroulèrent tout au long de la journée. Rappelons que sous la Troisième République, et plus encore à partir du centenaire de la Révolution, le nombre d’inaugurations ne cessa de s’accroître. Par exemple en 1889, la ville de Paris compta six inaugurations28 de monuments aux grands hommes. Dans la décennie suivante, pas moins de quatre cents inaugurations furent relevées sur l’ensemble du territoire29. Ce déploiement de monuments publics porte un nom : la statuomanie. Le terme n’est pas nouveau30, il est apparu au moment où le phénomène atteignit sans doute son apogée vers le tournant du siècle. Dans une volonté didactique, les comités de patronage ne demandent 27 Archives municipales d’Amiens : 1M20/9 et Archives municipales de Nantes : 1M43 où sont conservées les listes des souscriptions. 28 Jacques Lanfranchi, Les statues des Grands Hommes à Paris – Cœurs de bronze. Têtes de pierre, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 32. 29 Cf. Calcul réalisé à partir de : Catherine Chevillot et Chantal Georgel, A nos grands hommes : la sculpture française publique jusqu’à la seconde guerre mondiale à travers la carte postale, CD-Rom, Paris, Musée d’Orsay, INHA, 2004.

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30 Maurice Agulhon explique que le terme se trouve déjà dans la rubrique « statues » dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, dans le 2e supplément du tome XVII, paru entre 1890 et 1900. Cf. Maurice Agulhon, « La “ statuomanie ” et l’histoire », Ethnologie française, 1978, tome 2-3, p. 167 (note n°2).


pas à l’artiste de mettre en avant son génie mais de célébrer la valeur morale du personnage représenté, qu’il s’agisse d’un homme de lettres, d’un militaire ou d’un scientifique. Le meilleur exemple est celui du projet de monument à Balzac par Rodin qui, sortant des codes traditionnels de représentation, fut refusé par la Société des Gens de Lettres en 1898 au profit d’une statue de Falguière. Rodin s’imprégnait des écrits de Balzac, il a recueilli des témoignages auprès de personnes l’ayant connu dans son village. C’est un hommage personnel qu’il voulut rendre à l’écrivain, pris dans le feu de l’action, vêtu de cette robe de chambre qui tend à l’abstraction. Rodin a préféré répondre au génie littéraire de Balzac par son génie artistique. Les deux monuments à Jules Verne s’inscrivent ainsi dans la tradition de l’hommage qu’une municipalité réserve à son grand homme, cette catégorie n’invitant cependant pas à l’individualisation. En effet il n’y a pas de référence directe aux personnages, ni aux engins futuristes de ses romans. Seul Bareau y fait allusion en esquissant sur la stèle en très bas-relief un train et une montgolfière. Que les sculpteurs aient lu ou non les écrits de Jules Verne, cela ne transparait pas dans leurs œuvres. Il est même envisageable que ce soit délibéré puisque rien n’empêchait les artistes d’intégrer des bas-reliefs tirés des voyages extraordinaires aux piédestaux, outre peut-être le fait qu’il ne s’agissait pas encore d’une littérature classique. C’est donc avant tout l’auteur adulé de la jeunesse qui est mis en valeur. L’hommage reste en ce sens des plus traditionnels respectant les codes de la statuaire publique. Monument funéraire « À la notion de mémoire s’associa très tôt l’idée que les cimetières étaient des lieux privilégiés qui permettaient de rendre hommage aux grands hommes et de tirer de leur souvenir une leçon à valeur d’exemple »31. À la mort de Jules Verne, la famille du défunt sollicita Albert Roze pour qu’il modèle le dernier portrait de l’écrivain. Il réalisa alors 31 Antoinette Le Normand-Romain, Mémoire de marbre. La sculpture funéraire en France 1804-1914, Paris, Agence culturelle de Paris, 1995, p. 56.


un masque mortuaire32 en plâtre d’après les croquis qu’il fut autorisé à prendre dans la chambre mortuaire, masque qu’il exposa au Salon de la Société des Artistes Français de 190533. « L’œuvre d’Albert Roze est sans contredit, une des plus attirantes du Salon, et justifie la curiosité mêlée de respect qui attire autour d’elle un si grand nombre de visiteurs, qui ne peuvent se détacher de cette vision tout à la fois terriblement humaine, et suavement idéale et mystique. L’âme bat encore sous ce plâtre ébauché, une pensée voltige sur les lèvres, les tempes ne sont point glacées, le sommeil dans la grande Paix tient captif le fécond écrivain, mais l’artiste en sculptant ses traits a prolongé l’illusion de la vie »34. La tête de Jules Verne présentée de profil repose sur un oreiller garni de lys et d’œillets représentés avec une grande précision. Il peut sembler légitime d’envisager ce masque au sommet d’une stèle comme un projet de monument funéraire. Mais la tombe de Jules Verne au cimetière de la Madeleine à Amiens est un véritable morceau de sculpture. Roze présenta le modèle en plâtre au Salon de la Société des Artistes Français en 1907 sous le titre Vers l’immortalité et l’éternelle jeunesse et acheva la même année l’œuvre définitive. Le sculpteur, s’inspirant à nouveau du buste de Stecchi, représente ici Jules Verne torse nu, rejetant son suaire et soulevant de son poing la dalle de son tombeau. Roze aurait pu représenter Jules Verne entouré des attributs de l’écrivain mais le sculpteur amiénois choisit un tout autre point de vue, laissant ainsi surgir sa foi catholique souvent perceptible dans nombre des sujets de ses

33 SAF 1905, n°3596 : Jules Verne, haut-relief, plâtre. 34 Alfred Ansart, « Une œuvre de Roze », Le Nouvelliste, 11 mai 1905.

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32 Ce masque est conservé à la Maison Jules Verne à Amiens.


sculptures35. Cette œuvre fut en effet parfois appréhendée comme une allégorie de la victoire de la vie sur la mort36. Charles Lemire, biographe de Jules Verne rédigea un passage des plus passionnés sur le monument du cimetière de la Madeleine : « L’allégorie est d’une conception élevée, rendue dans un mouvement d’une rare intensité. L’illustre auteur populaire soulève la pierre de sa tombe, d’où son corps émerge à moitié. Le bras, le thorax, sont d’une observation anatomique impeccable : un véritable morceau d’étude. Nerfs et muscles, tendus dans un élan d’une envolée superbe, sont d’une justesse saisissante. Il y a, dans la tête, dans le corps, une vigueur de mouvement, une puissance d’essor qui font réellement vivre, vibrer, l’allégorie, trop souvent froide et incapable de provoquer le frisson artistique. Ce frisson, la belle et magistrale œuvre de M. Roze le fait naître, le maintient, le surexcite jusqu’au sentiment profond d’une poignante réalité. […] le morceau est d’une large, d’une pure et noble inspiration. On sent que l’artiste interprétait un autre artiste vénéré, qu’il voulait l’apothéoser, le ranimer dans un geste d’une sublime et irrésistible impression. L’artiste a réussi. Jules Verne s’enlève positivement, il vole vers cette immortalité qu’il avait conquise de son vivant »37.

35 Roze réalisa notamment : la Vierge dorée, Jésus et la Samaritaine, Piéta (groupe marbre) pour la basilique d’Albert, Jésus au Jardin des Oliviers (haut-relief), Vierge et enfant (groupe marbre) pour l’église du Sacré-Cœur à Amiens, Les Saintes Femmes au tombeau du Christ pour une sépulture au cimetière de la Madeleine à Amiens, La Prière des humbles présenté au Salon de la SAF en 1907 ou encore La Résurrection (1898) dont le marbre est conservé au musée de Picardie à Amiens. 36 Cf. Jeanine et Claude Verdier, op. cit., p. 71. 37 Charles Lemire, Jules Verne, Paris, Berger-Levrault et Cie éditeurs, 1908, p. 124-127.


Il semble que Roze fut inspiré par Charlotte Besnard38, fille du sculpteur Gabriel-Vital Dubray, qui érigea le tombeau du poète symboliste belge Georges Rodenbach au cimetière du Père Lachaise, représentant le défunt soulevant la pierre de son tombeau et dont le modèle fut exposé au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1902. Besnard et Roze insistent dans les tombeaux de Rodenbach et de Verne sur le caractère mystique de la résurrection, thème cher à la littérature symboliste39. Au-delà de Jules Verne, c’est son œuvre que Roze promet à l’immortalité. Même si nous sommes en présence d’une thématique chrétienne-païenne plutôt que vernienne, le mystère qui se dégage de l’iconographie permet au spectateur de spéculer sur un éventuel rapprochement avec un personnage des romans de l’écrivain. Plutôt que Verne sortant de son linceul, ne s’agirait-il pas du capitaine Nemo, sous les traits de l’auteur, qui pousserait la trappe du Nautilus venant de quitter les flots, que peut nos rappeler le parterre stylisé ? L’esprit du spectateur n’est-il pas attiré vers le souvenir d’une lecture de Voyage au centre de la Terre ? L’interprétation reste donc très ouverte à la sensibilité du promeneur-lecteur. Amiens est une de ces villes où coexistent monument funéraire et monument de place publique, qui plus est réalisés par le même artiste. À la même époque, ces deux hommages existent aussi pour Alexandre Dumas fils à Paris où le monument place Malesherbes (1906) et la tombe au cimetière de Montmartre (1897) furent exécutés par René de Saint Marceaux. Par son caractère privé, le cimetière laisse peut-être une plus grande part de liberté artistique au sculpteur. Les portraits actuels de Jules Verne Pour clore le Centenaire de la mort de Jules Verne, la ville de Nantes inaugurait le 3 décembre 2005, sur le belvédère de la butte Sainte-Anne un ensemble de deux sculptures monumentales40

39 Cf. Antoinette Le Normand-Romain, op. cit., p. 174-176, 380. 40 Les dimensions atteignent 2,40 m de hauteur.

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38 Charlotte Besnard (Paris, 1854 – Paris, 1931).



Elisabeth Cibot à l'œuvre (droits réservés)

représentant le Capitaine Nemo et Jules Verne enfant. C’est le projet de la sculptrice Elisabeth Cibot41 qui fut retenu un an auparavant. L’artiste dut adapter son travail aux critères préalablement définis par la commande municipale. Celle-ci expliquait : « Le capitaine Nemo est un aventurier. Il est libre, indépendant. Il représente la mer, l’évasion. Il se devait d’être debout. C’est le personnage principal, on lui laisse plus d’ampleur. J’ai choisi un Jules Verne adolescent parce que c’est l’âge où l’on se

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41 Elisabeth Cibot est née à Nantes en 1960. Elle obtint le prix Paul Belmondo en 2004 pour son envoi Bel accent au Salon d’Automne. Diplômée de l’ENSBA de Paris (1981), elle soutient une thèse d’histoire et d’archéologie à la Sorbonne (1984) ainsi qu’un DEA d’histoire des techniques à EHESH en 1993. Elle poursuit alors sa carrière en Italie ainsi qu’aux Etats-Unis avant de s’installer en région parisienne.


construit sa personnalité. Lui, avait peut-être déjà en tête ses futures passions »42. La posture du Capitaine Nemo reprend celle des célèbres illustrations de Vingt mille lieues sous les mers : debout sur le sousmarin, un sextant entre les mains il fait face au port. En retrait, Jules Verne enfant, vêtu d’un costume marin, est assis sur un banc et regarde sa création. L’ensemble peut laisser imaginer que Nemo sort ici directement de l’imagination du petit Jules. L’artiste réalise ici le premier portrait sculpté de Jules Verne adolescent et ce grâce aux différents documents d’archives qu’elle a pu consulter et notamment d’après un tableau où Jules Verne est présenté en compagnie de son frère Paul, tous deux enfants, réalisé par leur oncle Francisque de la Celle de Châteaubourg vers 184043. En 2005, toujours à l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain, le sculpteur Gérard Leroy réalise un portrait en bronze des plus surprenants. Il s’agit en effet d’un buste44 de Jules Verne en Capitaine Nemo, soit « la métamorphose du créateur en sa créature »45. Le sculpteur a repris les traits de l’écrivain auxquels il a intégré les traits imaginés du Capitaine Nemo. Sur la baie de Vigo (Espagne), où Jules Verne s’était rendu à deux reprises en 1878 et en 1884, se trouve un monument en son hommage dû au sculpteur José Morales qui représenta en 2005 l’écrivain assis sur un calmar géant. Ce monument fait écho à la bataille navale du roman Vingt mille lieues sous les mers qui s’est déroulée sur cette baie. Enfin, à Amiens à l’entrée de l’Université de Picardie ainsi que dans le quartier Saint-Leu, deux colonnes en pierre et en bronze en hommage à Jules Verne attirent l’attention. Elles furent réalisées en 2001 par le sculpteur tchèque Ivan Theimer46. 42 in Ouest France, 10 août 2005. 43 Cf. COMPÈRE, Daniel, « La vie de Jules Verne », in Grand Album Jules Verne, les intégrales Jules Verne, Paris, Hachette, «collections grandes œuvres », 1982, p.11. 44 Buste en bronze patiné conservé au musée Jules Verne de Nantes (réserves). 45 Cf. fiche technique de l’œuvre conservée au musée Jules Verne de Nantes. 46 Ivan Theimer est né en 1944 à Olomouc (Tchécoslovaquie). Il acheva ses études artistiques à Paris à l’ENSBA de 1968 à 1971. Il exposa notamment en France, en Suisse, aux Pays-Bas et aux Etats-Unis. A Paris, il réalisa par exemple


Au XXIe siècle, il semble donc que les artistes expriment plus volontiers la place de l’imaginaire dans leurs représentations de l’écrivain. Les monuments à Jules Verne réalisés à l’aube du XXe siècle s’inscrivent dans les codes traditionnels de représentation de l’hommage sculpté et ancrent définitivement Jules Verne dans la catégorie des littérateurs pour la jeunesse. L’hommage est rendu à l’homme plus qu’à son œuvre, du moins celle-ci n’est pas directement représentée. Une plus grande part de liberté est prise au cimetière de la Madeleine où Jules Verne sort de son tombeau. Mais là encore aucune allusion n’est faite à son travail d’écriture. Il faut donc attendre un nouveau millénaire pour que des artistes intègrent l’œuvre de Jules Verne à sa représentation sculptée, prenant le pas sur la seule représentation de l’homme. À l’époque de Jules Verne, la sculpture était donc l’art le plus à même de rendre hommage à l’homme, mais peut-être aussi le moins à même d’illustrer son œuvre, comme on en trouve des exemples dans la gravure. Avec un recul de plus d’un siècle, il est plus facile d’exploiter l’univers littéraire de l’auteur pour dédier des statues à sa mémoire, dans une mise en scène de la sculpture dans l’espace urbain.

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les obélisques pour le palais de l’Elysée, le monument des Droits de l’Homme au Champ de Mars ainsi qu’un relief pour le centre des Archives nationales. En été 2008, plusieurs de ses œuvres furent présentées conjointement au Palazzo Pitti, aux Jardins Boboli et sur la place des Offices à Florence.


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Laurie GUILLAUD

Directeur du CERLI| Université d’Angers

L’influence du roman vernien

dans les pays anglo-saxons et en union soviétique 1864|1930 « – Oui, c’est la fin de la Terre de Sannikov ! murmura Ordine. Nous l’avons découverte et elle s’anéantit sous nos yeux. » V. Obroutchev, La Terre de Sannikov (1926)

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’exposais dans une précédente communication sur « Jules Verne et l’Amérique »1 la dette de l’Amérique science-fictionnelle à l’égard de Verne, emblématisée par le premier numéro d’Amazing Stories, que publie Hugo Gernsback en 1926. On trouve en effet sur la couverture une scène extraite de Off on a Comet (Hector Servadac)2. Durant des années, le logo d’Amazing Stories représenta la pierre tombale de l’écrivain à Amiens. La vision de l’auteur surgissant de la tombe pour gagner l’immortalité correspond à une réalité dans les pays anglo-saxons, surtout les États-Unis, où la littérature dite « populaire » fut profondément marquée par l’imaginaire vernien. Je reviendrai donc sur le problème de l’impact 1 « Jules Verne et l’Amérique», Centre Internationale des Études Verniennes, Maison de Jules Verne, Amiens, 3 octobre 2008. 2 Dans son éditorial, Gernsback annonce « avoir signé des accords d’exclusivité pour obtenir les droits de reproduction de l’intégralité des œuvres volumineuses et immortelles de Jules Verne. Nombre de ces histoires demeurent inconnues du grand public américain, mais, pour la première fois, elles seront accessibles à tout lecteur grâce à Amazing Stories. » Cité par S. Moskowitz, Explorers of the Infinite, Hyperion, Westport, Connecticut, 1963, p. 86.


Tiré à part

vernien en Amérique du Nord et en Angleterre, sujet gigantesque que je ne pourrai qu’effleurer à travers quelques exemples peu connus en France. Je terminerai mon bref exposé par un détour en Union Soviétique, avec l’exemple de Vladimir Obroutchev.

Tout commence en 1864 avec la publication du Voyage au Centre de la Terre. La notoriété de Verne s’étend alors aux pays de langue anglaise, en dépit des traductions médiocres et bâclées de l’époque, l’une des premières datant de 18713. Ce célèbre roman inaugure la version modernisée du voyage extraordinaire et des aventures souterraines ; je veux parler du genre ou du sous-genre du « monde perdu ». Lidenbrock se présente comme le père lointain de toute une lignée d’explorateurs qui, au nom de la science, explorent le monde en vue d’en répertorier les zones les plus mystérieuses4. On y trouve aussi une trinité de héros qui annonce la répartition des rôles que l’on trouve dans ce type d’histoires (le guide, le savant, le néophyte), sans parler des éléments incontournables du genre jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale : le manuscrit à l’origine du voyage, l’idylle entre le jeune héros et sa fiancée, la situation géographique (au Nord) de l’ouverture vers le monde intérieur, le volcan, la rencontre avec les monstres et la vision d’un ancêtre préhistorique, la sortie tumultueuse, le retour au bercail. Mais d’autres œuvres de Verne vont connaître progressivement le succès aux USA. Aux États-Unis, les dime novels connaissent leur heure de gloire avec les deux cents aventures de « Frank Reade, Jr. », popularisées ensuite par Luis P. Senarens (1865-1939). La première, Frank Reade and His Steam Man of the Plains, signée par Harry Enton, paraît en feuilleton dans le magazine Boys of New York (28 Fév.-24 Avril 1876). 3 Voir l’article « Jules Verne », rédigé par John Clute pour The Encyclopedia of Science-Fiction, Peter Nicholls ed., Granada, 1979, p. 631. (Dans une traduction américaine du roman de Verne, toujours disponible aux États-Unis, on s’aperçoit que le traducteur a changé jusqu’aux noms de personnages, ex : Hardwigg pour Lidenbrock !) . Du côté britannique, on note deux traductions, l’une datant de 1871, l’autre de 1877 (A Journey into the Interior of Earth, trad. F.A. Malleson). 217

4 Les professeurs Congreve et Oxenden (A Strange Manuscript Found in a Copper Cylinder de J. DeMille), la mission White (The Goddess of Atvatabar de Bradshaw), les frères Attlebridge (The Secret of the Earth de Beale), David Innes (Pellucidar de Burroughs), le professeur Maracot (The Maracot Deep de Conan Doyle), etc.


La première histoire de Senarens, « Frank Reade, Jr., and His Steam Wonder », est publiée en 1879 dans Boys of New York. Il écrira près de 1500 romans sous une vingtaine de pseudonymes, dont le plus fréquent est « Noname ». Ses « inventions » comprennent des vaisseaux aériens de type dirigeable ou hélicoptère qui semblent bien inspirés des illustrations de certains romans de Verne. Celui que l’on va surnommer « abusivement » le « Jules Verne » américain reçoit, d’après l’historien Sam Moskowitz5, une lettre admirative de l’auteur français après la parution de Steam Man Mark III, en 1879. Apparemment, jamais les spécialistes de Verne n’ont eu vent de cette lettre surpreownante mais on sait en revanche que la bibliothèque de Verne renfermait quelques ouvrages américains de science-fiction ou de mondes perdus – comme The Mountain Kingdom (1891) de D. L. Johnstone par exemple. Verne a-t-il reçu un exemplaire du magazine Frank Reade Jr ? L’hypothèse est improbable. Il demeure que l’on constate quelques points communs entre les thèmes traités, notamment celui de l’automate de la prairie qui, selon Moskowitz, aurait influencé Verne pour La Maison à vapeur (1880), traduit l’année suivante. La prudence est de mise car l’on constate à l’inverse une influence du roman de Verne sur certaines productions ultérieures comme Frank Reade and His Steam Horse (1882). Par ailleurs, d’aucuns vont jusqu’à affirmer que Verne s’inspira des hélicoptères de Senarens (vers 1883) pour son Robur le Conquérant. C’est évidemment le contraire comme le montrent maintes illustrations. Par contre, les machines électriques comme The Eclipse peuvent à la rigueur anticiper le sous-marin volant de Maître du monde (1904), traduit en 1914. Il est toutefois douteux que Verne ait pu en avoir connaissance auparavant. Quant on sait que Verne ne lisait pas l’anglais et que les dime novels étaient circonscrits à la sphère étasunienne, il est plus que probable que les plagiaires sont à chercher outre-Atlantique et non en France. D’ailleurs, les autres thèmes traités par Senarens confirment plutôt cette thèse. Dans les années 1880, « The Frank Reade Library » propose à ses lecteurs, non seulement des récits influencés par les « inventions scientifiques » de Verne, mais aussi des récits 5 S. Moskowitz, Explorers of the Infinite, op. cit., p. 115.


Tiré à part

de « mondes perdus » destinés à la jeunesse6. Le souvenir des voyages verniens est patent dans d’autres récits (par exemple, les aventures de Tom Edison Jr ou d’Electric Bob, 1892-93), et non seulement dans la littérature populaire. On y trouve des machines extraordinaires hybrides qui, soit dit en passant, ont d’ailleurs traversé le temps jusqu’à maintenant, si l’on visite, dans la ville natale de Verne, le site des « Machines de l’île ».

L’époque 1850-1914 voit l’essor du « monde perdu » romantique. Ce nouveau genre, le lost-race tale, se développe à l’époque plutôt en Angleterre, codifié œuvre après œuvre par Henry Rider Haggard7. En 1885, celui-ci publie Les Mines du roi Salomon dont le déroulement correspond à trois phases que l’on trouve souvent dans les romans de Verne : la présentation des personnages et du secret, le voyage et la découverte du peuple perdu ; enfin, l’achèvement de la quête, la découverte du trésor liée le plus souvent à une descente aux enfers. Or, un Canadien méconnu, James De Mille, après Verne et avant Haggard, anticipe le cadre exotique et les éléments d’aventures fantastiques des œuvres du créateur de She, de même que les innombrables romans mettant en scène des monstres préhistoriques. Le drame de De Mille fut d’être reconnu trop tardivement après 1888, alors que Haggard avait déjà publié King Solomon’s Mines. Or, apparemment, De Mille avait jeté les bases du genre bien avant. L’étrange manuscrit trouvé dans un cylindre de cuivre, publié en 1888, constitue une curiosité : on ignore la date exacte de sa rédaction (sans doute autour des années 1870-79) ; ce roman inclassable puise son inspiration dans plusieurs genres (fantasy, SF, utopie, monde perdu, voyage extraordinaire) ; enfin, cette œuvre déroute car on y trouve maints échos littéraires : non seulement Symzonia de Seaborn, Arthur Gordon Pym et « Le Manuscrit trouvé dans une bouteille » de Poe, mais aussi Les Mille et Une Nuits,

7 Voir notre préface « Les oubliés du temps », anthologie Mondes perdus, Paris, Omnibus, Presses de la Cité, 1993, pp. 1-6.

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6 Par exemple, « Frank Reade, Jr. in the Sea of Sand and His Discovery of a Lost People », « From Pole to Pole », « The Underground City of the Sahara », « The Underground Sea », « The Silent City », « The Lost Oasis », etc. (The Frank Reade Library, E. F. Bleiler ed., Garland, 1979, s.p.).


L’Utopie de Thomas More, Les Voyages de Gulliver et Robinson Crusoé. Ce livre a été évidemment comparé aux histoires de Jules Verne, sans doute à cause du voyage maritime des premiers chapitres et de la verticalité de la quête8. On peut classer en effet cette œuvre comme roman « symmesien », en raison du caractère souterrain de l’étrange pays perdu dans l’antarctique9. Enfin, le récit du héros est interrompu à trois reprises par les digressions de quatre savants qui discutent la véracité du manuscrit. La réappropriation des éléments verniens et leur agrégation à des sources diverses semble typique de la démarche des auteurs nordaméricains : Verne a plutôt une fonction d’accélérateur d’hybridité littéraire, jusqu’à l’ivresse des mélanges d’un Edgar Rice Burroughs dans Pellucidar par exemple. Ainsi, nombre de lost-race tales américains vont incorporer les éléments usuels du monde de Verne : moyens de locomotion sophistiqués, voyages en terra incognita, exploration des « points sublimes » (île, volcan, pôle, fond de l’océan ou monde intérieur). Cette dernière thématique est privilégiée en Amérique du Nord, sans doute depuis l’hypothèse de la terre creuse avancée par Symmes (Symmes’Hole) et qu’on retrouvera jusque chez Poe, même si le nom de Symmes n’y est jamais cité explicitement10. D’une certaine façon, l’incroyable succès du Voyage au Centre de la Terre dans les pays anglo-saxons redonne un crédit scientifique à l’hypothèse de Symmes11. Plusieurs épigones, intéressés par le thème du voyage extraordinaire, rendront indirectement hommage 8 Voir notre traduction et notre présentation du roman de James De Mille, L’étrange manuscrit trouvé dans un cylindre de cuivre, Paris, Michel Houdiard Editeur, 2009. 9 Voir J. Van Herp, Panorama de la Science-fiction, Verviers, Marabout, 1973, p.106. 10 On sait que Verne connaissait cette hypothèse. Dans Les Aventures du Capitaine Hatteras, le Dr Clawbonny prétend « qu’il existait aux pôles une immense ouverture [...] ; vous voyez, mes amis, que l’imagination s’est donnée libre carrière à l’endroit du pôle, et qu’il faut tôt ou tard en revenir à la simple réalité [...] s’il y a une ouverture particulière pour aller au centre de la Terre, nous irons ensemble ! » (J. Verne, Les Aventures du Capitaine Hatteras, Magasin Illustré d’Éducation et de Récréation, vol. IV, 1865-66, pp. 592-593). 11 H. de Vere, A Trip to the Center of the Earth, The 5-Cent Wide Awake Library, n° 235, F. Tousey Publ., New York, 1879.


Tiré à part

à l’écrivain nantais, comme William B. Westall dans The Phantom City : A Volcanic Romance (1886), E. D. Fawcett dans Swallowed by an Earthquake (1894) ou F. Balch dans A Submarine Tour (1905). Plusieurs romans similaires, inédits en français, véhiculent une image paradoxale du progrès car les envoyés de la civilisation, qui représentent l’idéologie du savoir et l’appropriation de la nature, sont confrontés à une verticalité qui les renvoie au monde des origines12.

The Secret of the Earth (1899) de C. W. Beale est le récit de deux frères qui ont atteint la Terre creuse13. Celle-ci contient à la fois le paradis et le purgatoire, le Jardin d’Éden et l’enfer, dualité que l’on trouve métaphoriquement dans le roman de Verne (la forêt du tertiaire, l’explosion volcanique). Le roman de Beale s’achève par une révélation : la race humaine est issue du monde souterrain. The Smoky God (1908) de W. G. Emerson propose lui aussi un retour aux origines14. Le monde intérieur n’est autre que le Jardin d’Éden, perdu et maintenant retrouvé. Sur cet arrière-plan biblique vient se greffer un schéma évolutionniste, lorsque le héros aperçoit des mammouths qui rappellent les mastodontes de Verne. Dans tous ces romans, le centre de la Terre se présente comme le lieu de prédilection des mythes de création. L’empreinte vernienne est même visible dans les romans américains les plus occultes, tel Etidorhpa de John Uri Lloyd, publié en 189515. Il s’agit du récit initiatique de « I-am-The-Man » (« Je suis l’Homme ») qui est confié à la garde d’un être singulier qui communique par télépathie. En sa compagnie, il pénètre à l’intérieur de la Terre, traversant des forêts de champignons géants, de magnifiques structures de cristal et des cavernes peuplées de reptiles préhistoriques, lac souterrain, paysages verniens par excellence. L’apothéose du voyage correspond à l’arrivée au « Pays Inconnu ». I-Am-The-Man y tourne le dos à son passé. Il sait la route qui mène à « Etidorhpa », « Aphrodite » dont le

13 C. W. Beale, The Secret of the Earth, New York & London, Neely, 1899. 14 W. G. Emerson, The Smoky God, or A Voyage to the Inner World, Chicago, Forbes, 1908. 15 J. U. Lloyd, Etidorhpa (1895), New York, Kangaroo Pocket Book, 1978.

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12 À propos des liens entre imaginaire et verticalité, on consultera mon ouvrage Le retour des morts (Pertuis, Ed. Rouge Profond, 2010).


nom inversé rappelle le caractère régressif du voyage souterrain, comme le confirme Mark Rose dans son article consacré à Voyage au centre de la Terre : « Atteindre le centre, c’est parvenir à pénétrer l’essence, le cœur même du mystère [...], afin de posséder absolument la nature [...]. La clé du message de Saknussem, c’est qu’il faut le lire à l’envers. De la même façon, durant leur descente, Lidenbrock and Axel doivent lire la nature à l’envers, tandis qu’ils traversent les strates de plus en plus anciennes de l’histoire naturelle [...]. Le voyage au centre de la terre de Lidenbrock and Axel est ainsi un voyage dans l’abîme de l’évolution du temps [...]. Projetée temporellement, la quête du centre, cœur du mystère, devient la quête du commencement primordial 16. » La vision de la déesse, dans le roman de Lloyd, correspond à cette autre découverte : elle est « le commencement et la fin de la Terre ». Toutefois, Etidorhpa montre les limites de la transposition didactique de l’ésotérisme dans la science-fiction. Ce que suggère le décor mythique de Jules Verne prend plutôt chez Llloyd l’allure d’un exercice de prosélytisme. Jules Verne avait compris que le décor souterrain constituait un cadre idéal pour les hypothétiques découvertes intra-terrestres, tout en réactivant les « vieilles traditions ésotériques de la Terre creuse et des géants ancestraux »17. Dans Voyage au centre, les voyageurs avancent parce qu’ils marchent sur les traces de Saknussem. Dans Le Monde perdu (1912) de Conan Doyle, c’est l’explorateur Maple White qui joue ce rôle, ouvrant la voie au professeur Challenger. J’ai déjà montré ailleurs que le roman de Doyle est fortement influencé par l’imaginaire vernien18. 16 M. Rose, “Jules Verne : Journey to the Center of Science Fiction”, in Coordinates ; Placing SF and Fantasy, G. E. Slusser, E. S. Rabkin and R. Scholes ed., Southern Illinois Univ. Press, 1983, p. 33 17 M. Serres, « Géodésiques de la Terre et du Ciel », L’Arc, n° 29, « Jules Verne », Paris 1966, p. 16. 18 La chronique de Malone rappelle celle d’Axel, l’originalité de Challenger, l’excentricité de Lidenbrock. On observe également la thématique du secret, du cryptogramme hérité de Poe, du guide originel (Maple White) qui a le premier frayé le


Tiré à part

Quelques démarquages littéraires de Jules Verne reprennent les thèmes du voyage souterrain et du recensement scientifique, tous deux assimilables au thème du retour aux temps primordiaux19. Parfois, à l’instar de De la Terre à la Lune de Jules Verne, des romans se limitent au voyage physique effectué par des savants qui ne font que traverser la terre de part en part, comme la nouvelle de George Griffith, « From Pole to Pole » (1904)20. Sous-titrée « Relation d’un voyage par l’Axe de la Terre, tirée des journaux du regretté prof. Haffkin et de sa nièce, Mrs A. Princeps », la nouvelle de Griffith conte l’expédition, composée d’une femme et de deux hommes, chargée de vérifier scientifiquement l’existence d’un tunnel reliant les pôles. Grâce à l’attraction terrestre, un véhicule serait théoriquement entraîné sans danger d’un pôle à l’autre. « Il s’agit d’un voyage par le centre de la Terre », affirme le prof. Haffkin à la manière de Lidenbrock, et, comme dans le roman de Verne, le voyage vertical est aussi une descente dans le passé (« Vous y verrez ce qui est arrivé à la jeune Terre, il y a des millions d’années », p. 102). Dans une sorte de capsule spatiale, que Verne n’aurait pas désavouée, les trois héros atteignent l’ouverture polaire. Au bout de six jours éprouvants, la capsule ralentissant, le professeur décide de se sacrifier en sortant du véhicule, épisode typiquement vernien. Après cet acte héroïque, le narrateur et la nièce d’Haffkin atteignent le pôle nord sains et saufs : la « vérité » a triomphé. chemin vers le « monde perdu », et surtout d’un voyage qui s’apparente plus à une quête qu’à une véritable exploration scientifique (même si celle-ci existe partiellement). Si la verticalité est plutôt métaphorique dans Le Monde perdu, on constate une même direction de la quête dans les deux romans : un retour aux origines. Voir notre ouvrage L’Aventure mystérieuse, Liège, Ed. du CEFAL, 1993.

20 G. Griffith, “From Pole to Pole ; An Account of a Journey...”, in Science-Fiction By the Rivals of H.G. Wells, London, A. K. Russell ed., Castle Books, 1979, pp. 101114.

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19 F. B. Crofton, Hairbreadth Escapes of Major Mendax ; A Personal Narrative, Philadelphia, Hubbard Bros, 1889 ; R. Rockwood, Five Thousand Miles Underground ; or the Mystery of the Centre of the Earth, New York, Cupples and Leon, 1908 ; E. D. Fawcett, Swallowed by an Earthquake, London, E. Arnold, 1894 ; R. A. Bennet, Thyra : A Romance of the Polar Pit, New York, H. Holt, 1901 ; J. E. P. Muddock, The Sunless City ; With an Authentic Account of Oï Pithecoïdes, London, F. V. White, 1905 ; W. G. Stables, A City at the Pole, London, J. Nisbet, 1906 ; R. Tooker, Inland Deep, Philadelphia, Penn. Pub. Co., 1936.


De retour du royaume des morts, les deux héros se réveillent symboliquement à la lumière21. Dans les romans de mondes perdus polaires, des « civilisés » atteignent le pôle par ballon ou par sous-marin – souvenirs tenaces de Jules Verne – et découvrent dans les solitudes glaciaires un véritable isolat écologique de climat tempéré ou même tropical, abritant par exemple une colonie de Vikings. Parfois survivent des représentants de la faune préhistorique – mammouths le plus souvent – ajoutant par là-même un élément anachronique22. Une vingtaine d’ouvrages nord-américains, majoritairement publiés durant la période 1885-1909, porteront la double marque « symmesienne » et « vernienne », jusqu’à la découverte du Pôle Nord par Peary en 1909. E. R. Burroughs, avec son cycle de Pellucidar (1914-1943) sera l’un des rares à prolonger le rêve intraterrestre. Il serait vain de recenser tous les auteurs qui, vers la fin du XIXe siècle, « surfèrent » sur la vague vernienne. Sur le plan zoologique, on peut citer With Airship and Submarine (ca 1900) de Harry Collingwood qui conte, à la manière de Verne, la rencontre d’une expédition scientifique et d’un okapi23. Collingwood avait été, en Grande-Bretagne, l’un des pionniers de la cryptozoologie littéraire, avec The Log of the Flying Fish, publié en 1887. L’auteur mêlait allégrement légende et zoologie en décrivant la découverte en Afrique d’un troupeau de licornes, et celle, au pôle nord, d’un troupeau de mammouths. Ce type d’ouvrage, plutôt destiné à la jeunesse, est caractéristique de l’époque qui se nourrit, sur un mode sensationnaliste, des acquis des explorations scientifiques. 21 Griffith, dans son roman The Angel of the Revolution: A Tale of the Coming Terror (1893), est l’un des premiers à prolonger le merveilleux scientifique vernien en décrivant des machines volantes futuristes. 22 R. H. Cutter, Reached At Last, London, Griffith, Farran, Okeden and Welsh, 1886; D. L. Johnstone, The Paradise of the North, London, Remington, 1890 ; E. Western, Ninety North, London, T. Burleigh, 1899 ; W. H. Wilson, Rafnaland, New York, Harper, 1900; R. Wray, Beyond the Northern Lights, London, T. Burleigh, 1903; J. Bechdolt, The Lost Vikings, New York, Cosmopolitan Publ. Co., 1931 23 « Ce nouvel animal étrange dont on a tant entendu parler dans les cercles zoologiques et scientifiques, dont l’existence avait été attestée par certains voyageurs; mais dont, jusqu’à maintenant, pas un seul os, ni même un seul fragment de peau, ne nous étaient parvenus ! » H. Collingwood, With Airship and Submarine, in The Harry Collingwood Omnibus, London, Blackie and Son ltd, s.d., p. 179.


Tiré à part Ce panorama succinct suffirait à rendre compte de l’impact de Jules Verne sur le roman d’aventures anglo-saxon et sur la genèse du lost-race tale. Mais l’influence de Verne va bien au-delà de l’Occident, comme le montre la faveur dont a longtemps joui l’auteur nantais dans les pays de l’Europe de l’Est. À suivre dans le prochain numéro

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Claude ELOUARD

L’après 2005 dans le neuvième art Jules Verne est non seulement l’écrivain français le plus traduit dans le monde, mais aussi celui dont l’œuvre a inspiré le plus grand nombre d’adaptations en bandes dessinées. En 2005, l’Année Jules Verne a réveillé et inspiré bon nombre de créateurs français et même étrangers.

¬ Principales nouveautés en France : Éditions GALLIMARD, 2007 : Une Fantaisie du Docteur O. Mathieu Sapin, couleurs de Clémence. Éditions ADONIS, 2008 : Le Tour du monde en 80 Jours. Romans de toujours en BD. Avec l’album, un CD offre le texte original du livre et sa version audio lue par des artistes confirmés. Adaptation, scénario, dessins et couleurs de Chrys Millien. Éditions DELCOURT, Collection Ex-Libris, 2008-2010 : Le Tour du monde en 80 Jours, en trois volumes. Scénario de Loïc Dauvillier, dessins et couleurs d’Aude Soleilhac. Les Enfants du Capitaine Grant, tomes 1 & 2. Adaptation d’Alexis Nesme qui précise : « J’avais envie de tirer parti des informations délivrées par Jules Verne pour les emmener vers quelque chose de plus magique ». Éditions ROYMODUS, série « Les mondes extraordinaires », 2010 : cette collection a pour but de faire redécouvrir


Tiré à part

l’œuvre de Jules Verne dans ce qu’elle a de plus actuelle. Où il est question de virtualité, de développement durable, d’écologie. Jules Verne, un auteur du XXIe siècle ! Le Château des Carpathes. Dessins de Eric Rückstühl, scénario de Marc Jakubowski et couleurs de Jean-Paul Renault ; existe en version couleurs et en version collector noir et blanc. Éditions CLAIR DE LUNE, Les Voyages Extraordinaires, 20092011: elles proposent en bandes dessinées une série de romans choisis parmi les moins connus de Jules Verne. 1 à 4. Hector Servadac. Scénario de Samuel Figuière, dessins de Esteva Pools Borrell, couleurs Micaela Tangorra & Andres Josè Mossa. 5/6. Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique Australe. Scénario, dessins, couleurs de Samuel Figuière. 7/9. La Maison à vapeur. Adaptation de Samuel Figuière, dessins de Nicolaï Pinheiro et couleurs de Samuel Figuière. 10. L’École des Robinsons. Adaptation de Joffrey Dachelet, dessins d’Alexandre Gaillard et couleurs de Samuel Figuière. 11/12. Le Testament d’un excentrique. Adaptation d’Ark et Sorg, dessins de Javier Fernandez Barranco, couleurs de Samuel Figuière.

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Éditions SIX PIEDS SOUS TERRE, Collection Monotrème, 2009 : La Journée d’un journaliste américain en 2889. Réalisation de Guillaume Guerse & David Vandermeulen. La collection propose des récits intimistes et poétiques, jusque dans le trait, développant la subtilité dont peut faire preuve la bande dessinée en tant que médium. Un terrain rêvé pour les auteurs d’aujourd’hui. Version facile à lire de la nouvelle « In The Year 2889 », d’après Jules et Michel Verne.


Éditions GLÉNAT, 2010 : le magazine Télé 7 jours et les Éditions Glénat ont lancé une nouvelle série de bandes dessinées : « Les Incontournables de la littérature en BD ». Réalisée avec le concours de l’Unesco et en collaboration avec la fédération internationale des professeurs de français, cette collection réunit des albums adaptés des romans les plus célèbres du patrimoine littéraire mondial. Dans le hors série spécial jeux de PIF GADGET (juillet 2007) nous retrouvions déjà les adaptations de De la terre à la lune & Autour de la lune de Pierre Guilmard.

¬ Forte présence également dans la création étrangère Editions RED WAGON, 2008, Chez Graphic Planet, USA : Around The World In 80 Days. Adaptation et illustration de Rod Espinosa. Journey To The Center Of The Earth. Adaptation de Davis Worth Mille, Illustration de Greg Rebis. DE VUELTA A VERNE, Mexique, 2008 : Adaptation de treize histoires de Jules Verne : Keraban le têtu, Un drame au Mexique, Le Château des Carpathes, L’École des Robinsons, Le Rayon vert, 20.000 lieues sous les mers, Voyage au centre de la terre, Un billet de loterie, Le Sphinx des glaces, De la Terre à la Lune, L’Éternel Adam. Deux histoires inspirées de l’œuvre de Jules Verne : La Ciudad de Erdos et La Vision. Éditions ONGRYS, Pologne, 2009 : Deux ans de vacances & Un Capitaine de quinze Ans. Adaptation de Tadeusz Raczkiewicz. Un album basé sur les deux romans de Jules Verne. Éditions STUDIS, Roumanie, 2011 : Deux ans de vacances. Dessins de Livia Rusz. Adaptation qui avait d’abord paru en


Tiré à part

feuilleton en 1968 dans une revue roumaine de langue hongroise, Napsugar. Ensuite, cet album vient d’être ressuscité par Dodo Nita. Éditions CARTOON PRESS, Roumanie, 2011 : Cinq semaines en ballon. Réalisé par le caricaturiste politico-comique bien connu dans les Carpathes, Vali Ivan. Une première édition brochée de cet ouvrage avait paru en 2005.

¬ Clins d’œil

à Jules univers fantastique

Verne

et à son

Divers scénaristes et dessinateurs ont puisé leur inspiration dans l’œuvre de Jules Verne en mettant en scène ses personnages et parfois Verne luimême comme personnage de la BD. Éditions SOLEIL, 2007-2008 : Tandori Fakir du Bengale. Scénario d’Arleston, dessin & couleurs de Curd Ridel. Éditions CLAIR DE LUNE, 2008 : Le Capitaine Nemo. Scénario de Pascal Davoz, dessin de Richard Artiz, couleurs d’Houdelot. Éditions

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LES REQUINS MARTEAUX, 2009 : Mode d’emploi. Dans la série « Les Voyages Ordinaires ». Mise en scène d’Éric Nosal. Jules Verne, l’auteur bien connu des Voyages Extraordinaires sort son dernier roman mais les répercussions de l’ouvrage finissent par le dépasser… Plongé dans d’inextricables machinations, il part en exil pour une île lointaine, en voyage au centre de lui-même… Mode d’emploi ? Alors c’est quoi ? C’est l’autobiographie apocryphe d’un écrivain de sciencefiction à la recherche de son mode d’emploi…


Éditions GLÉNAT, 2010 : Les Aventures du jeune Jules Verne. Créée par deux auteurs espagnols, Jorge Garcia et Pedro Rodriguez, cette nouvelle BD intitulée Les Aventures du jeune Jules Verne est arrivée en France en avril 2010. Une histoire pleine de fraîcheur, dans laquelle on peut suivre les mystérieuses et palpitantes aventures du petit Jules en vacances à Chantenay, avec son frère Paul, sa petite sœur Marie, sa cousine Caroline, et même son oncle Francisque de Chateaubourg. Cet album, sorti en Espagne l’année précédente, a été récompensé dans ce pays par le prix Josep Coll décerné par Historieta. Éditions DELCOURT, 2010 : Le Mystère de Nemo. Mathieu Gabella scénariste propose une nouvelle lecture de L’Île mystérieuse : comment le riche prince indien Dakkar, inventeur d’un phénoménal engin pour envoyer l’occupant britannique aux enfers, abandonne son nom pour adopter celui de Nemo. Grande aventure tout public sous le dessin vigoureux de Kenny et les couleurs de Maz. Ogregod. Ce curieux album de Janjetov & Jodorowsky n’est autre qu’une adaptation de Deux ans de vacances, mais façon space opera. Le Sloughi, un vaisseau spatial, est paré au décollage. À son bord, huit héritiers des familles les plus puissantes de la galaxie participent à un voyage avec, en guise d’accompagnateurs, un robot instructeur et un esclave. Très vite, des rivalités divisent l’équipage, les caractères se heurtent, la scission s’opère tandis que le Sloughi, en perdition, s’échoue sur une planète inconnue... Éditions SOLEIL, 2011 : Univerne. 1862 : Jules Verne décide de créer Univerne, un pays sur une île déserte, dans lequel il mettrait en


Tiré à part

marche ses idées, réalisant ainsi la plus belle des utopies. Mais les empires de l’époque partent à la conquête de ce pays naissant, et pille ainsi sa si brillante technologie. Que serait devenu Jules Verne sans Hetzel ? Voici une question que personne ne se pose, mais que les auteurs de cette nouvelle BD, le scénariste Morvan et le dessinateur Nesmo, ont néanmoins retenue comme idée de départ de leur nouvel album, une évocation imaginaire dans le temps. qui décrit le monde tel que Jules Verne l’a imaginé à travers son œuvre.

¬ Rééditions diverses 2008 : Les Nouvelles de Jules Verne adaptées en BD par le scénariste Ceka et dessinées par huit jeunes dessinateurs, déjà éditées par les éditions Petit à Petit, reviennent avec une nouvelle couleur de couverture. NEMO : réédition, toujours chez Dib-buks, de treize étranges histoires par Brüno, en un seul album et en noir et blanc. Les Classics Illustrated : la société Jack Lake Production (Canada) a entrepris de rééditer un certain nombre de titres dont Vingt mille lieues sous les mers et Voyage au centre de la terre. 2009 : 20 000 Leagues Under The Sea. Flesk Publications, US. Superbe adaptation en couleur par le célèbre illustrateur Gary Gianni. Le roman de Verne reçoit une approche visuelle fraîche passionnante permettant au lecteur d’éprouver l’histoire à nouveau. 231

2010 : En Espagne, la société édiciones B de Barcelone a décidé de rééditer la série des célèbres « Joyas Literarias Juvéniles », dont six joyaux de Jules Verne, tels qu’ils avaient été édités à l’époque par les éditions Bruguera.


Alexandre TARRIEU

Les mille yeux de Tarrieu Le sous-marin à quatre places du Grand Aquarium de SaintMalo se nomme le Nautilus. L’association des femmes chefs d’entreprise de la province de Pontevedra a fait ériger le 16 octobre 2005 à Vigo une statue de Jules Verne, œuvre du sculpteur José Morales. (Hubert Chémereau, « Les voyages maritimes d’un Breton universel », in Jules Verne, le Monde celtique et la mer, Cahiers de l’Institut culturel de Bretagne n° 9, 2005, p.19). L’expression « le Beau Danube Jaune » qu’utilise Jules Verne pour titré son roman éponyme, transformé par Michel Verne en Le Pilote du Danube, vient du récit de voyage d’Edgar Boulangier Voyage à Merv (1888), p.1, que Jules Verne utilisa beaucoup pour l’écriture de Claudius Bombarnac.. « Sans parler de Swift et de Jean Paul, dont l’humour, grinçant et charmant tour à tour, pimente une entreprise évidemment allégorique, comment comprendre des œuvres mieux dissimulées et très diverses, Moby Dick, les personnages emblématiques de Hawthorne, Edgar Poe (Arthur Gordon Pym), Jules Verne, Kafka (La Métamorphose, Le Terrier), Joseph Conrad (Lord Jim), Camus (La Peste), Jorge-Luis Borges (Historia de la eternidad, El Inmortal), W. Golding (Lord of the flies), etc., que la mémoire nous offre pêle-mêle, sans la clef de lecture qu’est l’allégorie, la déréalisation, le motif de l’absence, l’insidieuse priorité de l’universel ? » (Xavier Tilliette, Esquisse d’un plaidoyer en faveur de l’allégorie, in Corps Écrit n°18, « L’allégorie », PUF 1986, p.151). « En consultant le Dictionnaire culturel en langue française, sous


Chroniques verniennes

la direction d’Alain Rey (volume 1, page 2077), j’ai eu l’agréable surprise de découvrir qu’un extrait d’un roman de Jules Verne était cité à titre d’exemple pour l’une des définitions du mot « damas » : « Sabre à lame de damas : […] trempé dans les neiges, comme un damas dans les eaux de Syrie, il avait une santé de fer… » (Michel Strogoff). Vérification faite, ce passage se trouve dans le chapitre 3 de la première partie du roman, lorsque Verne brosse le portrait physique et moral de son héros ». (Lettre de Claude Lengrand, que je remercie vivement, du 23 mars 2011). Erreur de Jules Verne lorsqu’il recopie sa source Paul Marcoy dans La Jangada sur les mesures : « […] la largeur de l’Iça est de mille neuf cent deux mètres… » (P. Marcoy, Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, Le Tour du Monde 1867) ; « […] l’embouchure de l’Iça ou Putumayo, qui mesure neuf cents mètres de largeur. » (J. Verne, La Jangada, 1881) » (Lionel Dupuy). Un ouvrage de Julio Cortázar s’intitule Le Tour du Jour en 80 Mondes. (Julian Garavito, Jules Verne et l’Amérique Latine, in Europe n°595-596, 1978, p.145). Le personnage de Kâlagani dans La Maison à vapeur, serviteur indou de Nana Sahib, tient son nom d’une ville du Pakistan. Jules Verne participa au 1055ème vol d’Eugène Godard. (Jean-Michel Margot in Jules Verne en son temps, Encrage 2004, note 101, p.49). 233

Louis-Jules Hetzel prévoyait en 1881 de faire un volume sur les voyages du Saint-Michel, avec des récits de Raoul-Duval, luimême, Paul Verne et Jules Verne, dédié à Jules par les auteurs. (Correspondances Verne-Hetzel, T3, lettre 518, p.116).


Alexandre TARRIEU

Dictionnaire des personnes citées par Jules

Verne

Aaron (XIIIème av J-C) : Paris au XXe siècle (XII) [oubli]. Frère aîné de Moïse et premier grand prêtre des Hébreux dans la Bible. Agricola, Martin Sore, dit Martin (1486-1556) : M. Ré-Dièze et Mlle Mi-Bémol (V). Compositeur et théoricien de la musique allemand, né à Schwiebus, près de Sorau. Cantor de l’église luthérienne, auteur de nombreux cantiques, on lui doit des ouvrages théoriques illustrant la doctrine musicale de Josquin des Prés : Musica instrumentalis deudsch (1529), Musica figuralis (1532). [† Magdeburg]. Alcinoüs ou Alcinoos : L’Archipel en feu (IV). Roi des Phéaciens dans la Mythologie Grecque (Odyssée), fils de Nausithoos, petit-fils de Poséidon, père de cinq fils et d’une fille, Nausicaa. Il accueillit Ulysse naufragé à Schéria (probablement Corfou). Très aimé par le peuple, il était hospitalier envers les étrangers. Il réconforta Ulysse et lui offrit un navire pour rentrer à Ithaque. Dans les Argonautiques, il accueillit Médée et Jason mais décida de rendre Médée à son père à la condition qu’elle soit encore vierge. Arétè, épouse d’Alcinoos, les maria alors pour sauver Médée. Alcmène : Mathias Sandorf (4, I). Personnage de la Mythologie Grecque. Epouse d’Amphitryon, princesse légendaire de Mycénes, elle fut séduite par Zeus, qui avait pris la forme de son mari absent et enfanta d’Héraclès et d’Iphiclés. Pour se venger, Amphitryon décida de la brûler sur le bûcher, mais Zeus fit tomber une averse qui éteignit le feu. Alors, il pardonna, mais Héra, jalouse de sa rivale, prolongea sa grossesse. Avec son mari, elle partit ensuite vivre à Thèbes. Veuve, elle s’installa à Tirynthe, sa ville d’origine, mais, à la mort de son fils, Héraclès, fut chassée. Elle se réfugia alors à Athènes où on la protégea. De retour à Thèbes après la mort d’Eurystée, son protecteur, elle mourut très âgée. Après sa mort, Hermès la transporta dans les Iles des Bienheureux, par demande de Zeus, et elle y épousa Rhadamante.


Chroniques verniennes

Alexandre Ier Pavlovitch (1777-1825) : Hector Servadac (1, X), Michel Strogoff (1, I), César Cascabel (2, X). Empereur de Russie (1801-1825), né à Saint-Pétersbourg, fils et successeur de Paul Ier et petit-fils de Catherine II. Dès son avènement il s’engagea dans une série de réformes (abolition de la torture, de la censure, droit pour les roturiers d’acquérir des terres, réorganisation de l’enseignement), fit la paix avec la Grande-Bretagne (1801) et participa avec celle-ci à la troisième coalition contre Napoléon (1805). Vaincu à Austerlitz (1805), Eylau (1807), Friedland (1807), il fut contraint de demander la paix, qu’il signa au traité de Tilsit (1807). Engagé dans le système du Blocus continental, après la seconde rencontre avec Napoléon à Erfurt (1808), il déclara la guerre à la Grande-Bretagne et à la Suède et mit fin à la guerre avec la Turquie (1806-1812) par le traité de Bucarest (1812). Mais, gêné par le Blocus, il renoua avec l’Angleterre. Napoléon envahit alors la Russie. Après Waterloo, il abandonna la politique extérieure à l’influence de Metternich et signa en 1815 le traité de la Sainte-Alliance. [† Taganrog].

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Alexandre II Nikolaïevitch (1818-1881) : César Cascabel (2, XIII). Empereur de Russie de la dynastie des Romanov (1855-1881), né à Moscou, fils de Nicolas Ier. Il signa, après la guerre de Crimée, la paix avec la France (Traité de Paris, 1856). En 1859, il acheva la conquête du Caucase et pénétra en Asie Centrale : prise de Tachkent (1865), de Boukhara et de Samarkand (1868). En 1863, il aida l’Allemagne à réprimer l’insurrection polonaise et en 1877-1878, entreprit une guerre contre la Turquie. Mais, abandonné par Bismarck, il dût signer le traité de Berlin. En politique intérieure, on lui doit de nombreuses réformes : abolition du servage (1861), institution des zemstvos (1864), justice égale pour tous et service militaire obligatoire (1874). En outre, il donna un nouvel essor à la vie économique du pays en développant le réseau ferroviaire. Il mourut assassiné à Saint-Pétersbourg, par les nihilistes (narodnihi). Son fils Alexandre III lui succéda.

Sources et remerciements : http://pagesperso-orange.fr/julesverne/ Remerciements_Alexandre_Tarrieu.pdf http://revuejulesverne.over-blog.com/ext/http://sourcesremerciementsdicojulesverne.over-blog.com/


Claude LEPAGNEZ

Le Verne est-il encore vernal ? A travers presse, et musique, ou fête… La « vernitude » n’est plus ce qu’elle était…Car, jusqu’où n’iraitelle pas se cacher, désormais, cette « vernitude » d’aujourd’hui ? Convenons en ! Si, par le passé, elle se contentait des marges des vieux livres, des recoins secrets des bibliothèques ou dépôts d’archives, des arrière-boutiques des antiquaires ou bouquinistes, des brocantes, « réderies », et autres vide-greniers, bref, de tous les lieux où souffle l’esprit, il faut bien le constater, à présent : elle s’invite dans la grande presse dominicale, les colonnes de brèves d’agences, dans les quotidiens régionaux, le répertoire des sociétés de musique à intérêt cantonal, le programme des scènes de province, supports tous plus insolites les uns que les autres… C’est, du moins, la leçon qui se peut tirer du dernier trimestre 2011 !... De Michel Serres… À l’occasion de la publication d’un récent numéro Hors série de Philosophie Magazine, intitulé : « Tintin au pays des philosophes », Michel Serres, que l’on ne présente plus, car il a fait l’objet d’une livraison spéciale de notre revue, accorde, ce 23 octobre 2011, un entretien au Journal du Dimanche, en une quinzaine de questions/ réponses, sous le titre, un brin provocateur : « Hergé est le Jules Verne du XXe siècle » !... Cet entretien, naturellement, a été motivé par la sortie, simultanément, du film de Steven Spielberg : « Les Aventures de Tintin – Le Secret de la Licorne », d’après Hergé, inspiré non seulement par la BD éponyme, mais aussi par deux autres, non moins connues : « Le Trésor de Rackham le Rouge », et « Le Crabe aux pinces d’or ». Une autre adaptation, celle des « Sept Boules de Cristal », est prévue pour 2013.


Chroniques verniennes

Michel Serres insiste, d’abord, sur sa proximité chronologique avec le jeune héros. Ainsi, à la question : « Depuis quand lisez vous Tintin ? », répond il : « Je suis presque assez vieux pour l’avoir vu naître ! Tintin au pays des Soviets date de 1930, mon année de naissance. Je lisais Tintin avant la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1930. Il paraissait dans une revue hebdomadaire, sous forme de feuilleton. Je me souviens avoir lu, dans les années 1936, 1937, L’Oreille cassée, qui s’appelait alors Tintin chez les Arumbayas… » Dès le deuxième questionnement (« Quelle place a-t-il (id est : Tintin) dans votre enfance ? »), l’analogie avec Jules Verne s’impose d’elle-même : « Une place importante. La guerre est arrivée à ce moment là et Tintin a joué pour moi un rôle assez analogue à celui de Jules Verne. Hergé et lui m’ont permis de voyager. Grâce à eux, nous qui étions enfermés, en pleine guerre, nous pouvions nous échapper. Nous, les enfants de la guerre, ils nous ont permis de rêver. » Pourquoi ? « Hergé est le Jules Verne des sciences humaines. Jules Verne permet de faire comprendre les sciences, le progrès scientifique ; Hergé est celui qui fait la même chose avec les sciences humaines du XXe siècle. Son Tintin court le monde pour nous le faire connaître et comprendre. »

« Un siècle plus tard, quel est le secret de sa longévité incroyable ? »

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Mais, pour arriver à cette définition, il aura fallu une conduite de détour, amenée par la question précédente :


D’où la réplique de Michel Serres : « Oui, Tintin et nous, c’est quelque chose de profond. Interrogez vous : comment avons-nous appris l’antiracisme, la tolérance et l’amitié entre les peuples ? Je compare souvent Tintin à l’ethnologie. Les ethnologues, ces savants du début du XXe siècle, étudient d’abord dans les colonies, et puis, petit à petit, ils deviennent anticolonialistes. Hergé suit le même chemin. Il commence avec Tintin au Congo, qui est le temps des colonies, et il finit avec ces deux grandes amitiés, avec Chang, le Chinois du Lotus bleu, et Zorrino, l’Indien du Temple du soleil. » De là, un nouvel échange verbal. À la remarque du journaliste, Laurent Valdigulé : « Ça commence du mauvais côté et ça finit du bon… », Michel Serres rétorque : « Exactement. », et y enchaîne la réponse citée précédemment, qui prend ainsi une tout autre signification. Un autre point fait ressurgir la comparaison entre Jules Verne et Hergé : « Pourquoi est-ce un monde sans femmes ? » Michel Serres s’en explique : « Ah ça, c’est le grand mystère et le grand problème ! D’abord, il faut dire que ce n’est pas le propre de Tintin, la littérature de ces années là est, elle aussi, sans femmes. Dans Jules Verne, il n’y en a pas non plus. Aujourd’hui, on le remarque, parce qu’on sort d’une grande période d’antiféminisme, dont on ne se rendait pas compte à l’époque. Tintin, c’est le XXe siècle ! Ce siècle où la honte de la France a été de donner le droit de vote aux femmes en 1946, après avoir écrit, pendant des décennies, dans les livres d’histoire, que le vote, en France, était universel. » Ce propos reste, bien sûr, à tempérer, à la lumière, par exemple, de notre numéro consacré à : Jules Verne au féminin ! Dans cette RJV (N° 9, 1er trimestre 2000), par son article au titre éloquent : « Femmes, je vous aime… », Alexandre Tarrieu ne recense pas moins d’une centaine d’héroïnes verniennes (pages : 71/116),


Chroniques verniennes

tandis que Cécile Hautière révèle, au minimum, le même nombre d’études sur le sujet dans le fonds documentaire du CIJV (pages : 117/120). Dans le numéro 13/14, paru en 2002 : Conversations avec Michel Serres : Jules Verne, la science et l’homme contemporain, l’Académicien français, interrogé par Jean-Paul Dekiss, consacre une dizaine de pages aux femmes (pages : 40/50), où il déclare notamment : « Beaucoup de critiques littéraires ont parlé de Jules Verne comme s’il n’y avait pas de femmes, comme dans Tintin. Je les soupçonne de ne pas avoir lu la totalité des romans. » Déjà, dans Jouvences, Sur Jules Verne (1974), il faisait remarquer : « Contrairement à ce qu’on dit toujours, contrairement à des thèses récentes, la femme est toujours l’héroïne principale des « Voyages », et leur clé. » Et Michel Serres revient, pour conclure, à la fois sur ce sujet et l’ensemble de ses déclarations sur Hergé, déjà évoqué dans quatre ou cinq autres questions ; mais la réflexion pourrait, aussi, sans difficulté, s’appliquer à Jules Verne lui-même. Car, suite à la question : « Vous en aviez parlé avec Hergé, de cette absence de femmes ? », Michel Serres rétorque : « Oui, souvent. Lui aussi reconnaissait que c’était un problème. Il disait qu’il était parti avec une ”équipe“, qu’il ne pouvait plus marier Tintin, que le capitaine Haddock était un personnage de vieux garçon… Où mettre une femme dans tout cela ? Il a essayé avec la Castafiore. Mais, la messe était déjà dite. » Précisons que Michel Serres connaît bien Hergé, à qui il a consacré un ouvrage : Hergé, mon ami Editions Moulinsart, 2000. Ce qui lui permet de proclamer , dans le volume d’entretiens avec Jean-Paul Dekiss, déjà cité (page : 105) :

À vous d’en juger, en votre âme et conscience !

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« Jules Verne, Alexandre Dumas, Hergé, sont les instituteurs du peuple », même s’ils appartiennent tous trois à « une classe d’écrivains méprisée » !...


… Au Prix Nobel de Chimie 2011… Le mercredi 5 octobre 2011, à Stockholm, le chercheur israëlien Daniel Shechtman a reçu le Prix de Chimie décerné par l’Académie suédoise, pour avoir découvert, dès le matin du 8 avril 1982, l’existence d’une nouveau type de matériau : « un quasi cristal », alors qu’il examinait au microscope électronique un étrange alliage d’aluminium et de manganèse. « Une telle chose ne peut pas exister », s’était aussitôt écrié le savant, alors âgé d’une quarantaine d’années seulement, car elle aurait défié les connaissances scientifiques de l’époque. Sa découverte a suscité l’incompréhension et même la réprobation de ses collègues, qui l’ont prié de quitter son laboratoire de recherche, alors aux Etats-Unis. C’est seulement dix ans plus tard que cette découverte a été enfin entérinée par la communauté scientifique mondiale, d’où le prix attribué cette année. Ce qui nous importe, c’est que ce chimiste affirme, dans un entretien publié en avril dernier, avoir trouvé sa vocation scientifique en lisant… Jules Verne. N’y déclarait-il pas : « Après avoir lu 25 fois L’île mystérieuse, en étant enfant, je me suis dit que c’était ça la meilleure chose : l’ingénieur, dans le livre, connaît la mécanique et la physique, et crée toute une vie sur l’île, à partir de rien. » Dès le lendemain de la proclamation du nom du lauréat, toute la presse, française et étrangère, s’est fait l’écho de cette étonnante déclaration, confidence pourtant passée inaperçue au moment de sa parution. C’est d’ailleurs dans mon quotidien régional, Le Courrier Picard, que j’ai lu cette information, le jour en question. Comme quoi l’actualité de Jules Verne peut, parfois, trouver ses points d’application dans les lieux les plus inattendus. Et, en ce qui concerne l’écrivain qui nous est cher : tout vient donc à point à qui sait attendre !...


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… Via la Maison de la Culture d’Amiens… Jules’s dream, le rêve de Jules (Verne, of course), constitue un évènement de première grandeur dans et pour la ville, hantée, à temps plein ou partiel, par le célèbre écrivain, durant un demisiècle, de mai 1856 à mars 1905. Ce « Double concerto pour trombone, tuba et orchestre d’harmonie » s’inspire, d’ailleurs, directement, selon les propres termes du compositeur, Denis Leloup, de quatre épisodes de la longue vie amiénoise de Jules Verne. Trois textes, par ordre chronologique : 24 minutes en ballon, une ascension avec « Le Météore », en date du 28 septembre 1873, depuis la place Longueville, là où s’élèvera, plus tard, le Cirque Municipal, inauguré par Jules Verne, le 23 juin 1889. Cet article, sous forme d’une lette à M. Jeunet, son directeur, sera publié, dès le lendemain, dans Le Journal d’Amiens. Une Ville idéale, une lecture faite, le 12 décembre 1875, à l’Académie des Sciences, Arts et Lettres d’Amiens. 10 heures en chasse, une autre causerie, lue, le 18 décembre 1881, devant le même auditoire. Mais, elle raconte une mémorable aventure cynégétique, datée, elle, de la fin du mois d’août 1859, c’est à dire au tout début du séjour amiénois de l’auteur. Un double évènement : le grand bal travesti, sur le thème de « La grande auberge du Tour du Monde », donné le 8 mars 1885, par Jules Verne dans sa nouvelle demeure, depuis 1882, du 2 rue Charles Dubois, actuelle Maison Jules Verne. On ne peut manquer de lui rattacher une première soirée dansante, organisée le 2 avril 1877, dans des salons de location, sur un autre sujet : « De la Terre à la Lune ».

Car, si l’orchestre représente les bruits et la rumeur de la Ville, les instruments solos, eux, figurent des personnages : le tuba,

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Pour le compositeur, il s’agit de concilier l’esthétique traditionnelle de l’orchestre d’harmonie et le travail de création, autour d’une formule fédérant la festivité et la nouveauté, servie par l’orchestre et ses solistes.


c’est Jules Verne, et le trombone, ce sont, tour à tour : Nadar, le photographe, Godart, l’aérostier, Brétignot, le chasseur, sans oublier le médecin, anonyme, lui, d’ Une Ville idéale. En route pour quarante minutes de musique instrumentale, à la fois évocatrice et suggestive ! Pour guider le public, un texte, émaillé de brèves citations musicales, a été lu, qui indique l’esprit et la lettre de cette création. Vu sa relative brièveté, il mérite être cité ici, in extenso : « Imaginez ! Vous vous réveillez un dimanche matin comme tant d’autres. Vous sortez de chez vous pour vaquer à vos occupations dominicales. Une sensation curieuse vous envahit : vous évoluez bien dans votre environnement habituel. Mais, en parcourant les rues des quartiers de votre ville… Vous remarquez que certaines choses ont changé : les monuments et les immeubles… les jardins, les parcs et les fontaines… la foule des promeneurs, même la fanfare du 324 joue une musique bizarre. Vous êtes d’abord surpris, agréablement même, puis cette surprise se transforme au fil de votre déambulation en angoisse. Vous vous posez des questions. Que se passe-t-il ? Suis-je devenu fous ? C’est la rencontre d’un médecin qui, faisant l’éloge de sa ville et vous amenant à la foire agricole et ses machines monstrueuses finira par vous faire comprendre que vous êtes en l’an de grâce 2148. Mais, vous vous réveillez brusquement. Tout cela n’était qu’un rêve, une vision, une vision 135 ans dans le futur. C’est l’idée géniale dont s’est servi Jules Verne pour écrire un discours qu’il prononcera à l’Académie des Sciences d’Amiens, en 1875, en se projetant, donc, en l’an 2000. C’est également cette idée qui servira de support à l’écriture de ce « concerto pour trombone, tuba et orchestre d’harmonie ». Vous serez, comme Jules Verne (le tuba), transporté dans un rêve musical au gré des bruits de la ville (orchestre) et vous assisterez à la rencontre avec le médecin (le trombone) et à la fin de ce rêve fantasmatique et visionnaire. Alors : bon voyage immobile vers le futur !… » Cette création s’est déroulée, le samedi 3 décembre 2011, en soirée, au Grand Théâtre de la MCA, qui était totalement rempli


Chroniques verniennes

d’un public enthousiaste, avec une avant-première, le dimanche 20 novembre, à Roye (Somme). L’Orchestre d’harmonie de Roye était placé sous la baguette d’Eric Bourdet. François Thuiller et Denis Leloup tenaient, en solistes, leurs pupitres respectifs de tuba et trombone.

…et le Marché de Noël de cette ville Que vous entriez par la place de la Gare, du côté de la grande roue, ou par le parvis de l’Hôtel de Ville, sous l’arche de l’île mystérieuse, vous pourrez constater que ce grand rassemblement de 150 chalets, implantés du 25 novembre au 31 décembre, fait sa part à Jules Verne, place René Goblet, sous forme d’un simulateur de vol. Déjà, sur les sept degrés montant à l’habitacle, autant d’invitations au voyage : L’île mystérieuse, Parfums d’hiver, Voyage à bord du Nautilus, les créatures , le canyon , le volcan, la visite de l’île . Avec, chaque jour, un programme différent : « Visitez l’île mystérieuse, mais attention au dragon du lac ! Devenez un combattant pour affronter les créatures de l’île ! Descendez dans les entrailles du volcan en fusion ! Dévalez à toute vitesse le grand canyon ! À bord du Nautilus, découvrez les trésors engloutis. » Emotions fortes garanties…pendant trois minutes !

interactives !

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Et demain ?! L’esprit (ou l’instinct) vernal, tout en continuant d’explorer son champ d’investigation habituel, c’est-à-dire la galaxie Gutenberg, tel que développé ci-dessus, se doit aussi d’investir la galaxie Mac Luhan, celle des médias (radio, télévision, autres moyens audiovisuels), ainsi que l’univers des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).C’est à ce prix que, grâce à des « vernologues » avertis, attentifs, Si vous avez des pistes, curieux, et assidus, la veille n’hésitez pas à m’en faire documentaire vernienne pourra part. C’est avec plaisir que escompter de nombreux beaux je les insérerai dans cette jours devant elle et espérer, chronique avec, bien sûr, la encore et toujours, des surprises mention de votre participation inattendues, pour le plus personnelle. A bientôt, donc, grand bonheur des fervents dans ces colonnes désormais admirateurs de Jules Verne.


Par Jacques Davy Plongée dans le monde de Jules Verne

Vingt mille lieues sous les mers au festival d’Avignon. La journée du 19 juillet fut bien belle au festival off d’Avignon et avait commencé sous les meilleurs auspices puisqu’il s’agissait d’une adaptation de Vingt mille lieues sous les mers présentée par le Théâtre de La Grande Poche sous l’appellation « ombres et marionnettes », au théâtre de la Rotonde, centre culturel des cheminots, à 11h du 8 au 20 juillet. En dépit de la situation excentrée du lieu de représentation, la salle était à moitié pleine ; le public était majoritairement composé d’adultes et de quelques enfants. Au milieu de la salle était installé le castelet qui prenait des allures de théâtre miniature ou d’un large écran de télévision… Devant étaient disposées plusieurs rangées de bancs. Deux actrices grimées en crieurs de journaux firent leur apparition devant le castelet, en guise d’introduction au voyage sousmarin. Début d’une féerie faisant appel alors aux marionnettes et au théâtre d’ombres. On suit avec intérêt l’enchaînement des principaux épisodes, découvrant avec émerveillement les astuces et trouvailles des adaptateurs qui font une belle part au rêve et à


Zone cr i t i q u e l’imagination. Certes, on est peut-être un peu surpris par l’apparence de Nemo qui ressemble plus à un Samouraï qu’au capitaine du Nautilus popularisé par les illustrations des éditions Hetzel, mais il faut aussi s’adapter au jeune public contemporain ; l’accent de Ned Land peut aussi surprendre si l’on a oublié que le célèbre harponneur est canadien. Ce ne sont là que des broutilles et le parti pris par les adaptateurs est tout à fait défendable. Le travail produit est sans réserves digne d’éloges. À la fin de la représentation d’une durée d’une heure dix, le public est invité à découvrir l’envers du décor, en passant derrière le castelet. Et là, surprise on ne retrouve que les deux actrices du prélude quand on s’attendait à découvrir quatre voire cinq marionnettistes. C’est un vrai miracle qui exige une maîtrise et une minutie exceptionnelles, s’appuyant sur une technologie parfaitement adaptée et dominée pour servir le déroulement du spectacle. Il existe plusieurs marionnettes pour certains personnages quand la situation l’exige : par exemple, on n’a pas le temps de leur faire enfiler un scaphandre… On découvre aussi le recours au matériel de récupération pour construire certains éléments, démarche s’inscrivant d’ailleurs dans l’option écologiste, qu’il s’agisse de la lecture du roman ou de la construction du spectacle. Une double exposition de chaque côté de la salle mérite l’attention. Sans revenir sur la dimension écologiste aussi illustrée par un questionnaire à destination du jeune public, c’est la partie consacrée au travail préparatoire qui permet de mesurer l’investissement : on découvre quelques fiches techniques agrémentées de croquis, bref le découpage au cordeau et à la seconde d’un spectacle réjouissant où tout semblait aller de soi. Félicitations à Christine Darrigade et Céline Le Pape, les brilantes comédiennes, marionnettistes et adaptatrices ; bravo à Sylvaine Jenny, graphiste, Eric Bellevègue, à la lumière et à ceux que j’ai oubliés et ont participé au projet. À voir et à revoir sans modération. 245

Sur les pas de Jules Verne… à Marseille


Jules Verne. Voyage au centre de Marseille Claude CAMOUS - Autres Temps Editions, 2011 Mon libraire préféré, connaissant mon intérêt pour Jules Verne et guettant les publications susceptibles de m’intéresser m’avait prévenu de la parution prochaine de cet ouvrage qu’il avait commandé pour que je puisse l’examiner sans obligation d’achat… J’étais surpris par la perspective choisie, je ne savais pas que le romancier avait séjourné dans la cité phocéenne, je le fus moins quand il me précisa qu’elle s’inscrivait plus ou moins dans l’optique de Marseille capitale européenne de la culture 2013 : encore une démarche opportuniste ! En possession de l’ouvrage, j’ai attendu quelques semaines pour trouver le moment de le lire, à vrai dire j’aurais mieux fait de passer mon temps à autre chose. Voilà un écrivain présenté en quatrième de couverture comme « historien, conférencier, dramaturge et critique de théâtre […], auteur de nombreuses biographies et divers ouvrages sur l’histoire de Marseille ». Faut-il entendre par historien celui qui invente des histoires ? On pourrait le croire à la lecture de ses propos sur le célèbre romancier. Finalement il y a peu de choses sur l’écrivain, qui semble plus un prétexte pour attirer le chaland. Le plus grave réside dans les approximations voire les erreurs patentes. La fugue à bord de La Coralie refait surface. Jules Verne serait nécessairement venu à Marseille enquêter pour sa Géographie illustrée de la France et de ses colonies (voir plus particulièrement les passages consacrés aux Bouches-du-Rhône et à Marseille). On attend des preuves et on est stupéfait de la méconnaissance des méthodes de travail du romancier. Pire, le sonnet intitulé À la morphine, et cité in extenso, est présenté comme « un poème à ce jour inédit ». La Ville de Nantes et les éditions du Cherche Midi seront ravies de l’apprendre, à moins que l’ouvrage de Claude Camous ne soit un retirage d’une publication antérieure à 1989 ? Voilà quelques exemples révélateurs de l’ensemble. « … il écrivait à propos des Marseillais : “L’imagination chez eux est la faculté dominante“. En relisant cette phrase, je pense que


Zone cr i t i q u e Jules Verne fit alors aux Marseillais, le plus beau compliment qui se puisse annoncer. » Ainsi s’achève le propos de Claude Camous qui pourra certainement prendre sa part du « compliment » et ajouter à ses titres relevés sur la quatrième de couverture, celui d’auteur de science-fiction…

Par Ivar Ch’Vavar L’Inachevable : entretiens sur la poésie Yves BONNEFOY - Albin Michel, 2010 pages 214-217

Le fait est peu connu des verniens, semble-t-il, mais Yves Bonnefoy, incontestablement le plus célèbre des poètes français vivants, a été profondément marqué par la lecture des Enfants du capitaine Grant, au point de considérer ce livre comme un de ceux qui ont décidé de sa vocation poétique. C’est dans un entretien avec Jean Roudaut, paru en 1992 dans Le Magazine littéraire, et repris dans L’Inachevable (2010), qu’il évoque Jules Verne. Il répond à une question sur ses lectures d’enfant, et va parler principalement de deux livres : Les Grimpeurs de rochers, de Mayne-Reid, et Les Enfants du capitaine Grant. Il n’a jamais voulu relire ces romans, dit-il, « parce qu’ils se sont simplifiés en moi d’une façon qui n’a fait que mieux dégager leur intuition essentielle ». 247

Le récit de Mayne-Reid lui a donné une image à la fois grandiose et mystérieuse de la terre, et permis ainsi de prendre conscience de la réalité de celle-ci. Les héros sont parvenus dans un pays


montagneux, reculé, et ne retrouvent pas le passage pour en ressortir. La réalité est là, dans son évidence brute, minérale, mais en même temps on éprouve le pressentiment (ou la nostalgie) d’un autre monde, d’un arrière-pays, Parce que (Bonnefoy ouvre toute la portée symbolique du thème) « on est venu d’ailleurs, n’est-ce pas, on est entré dans la condition mortelle par ce qui semble un hasard autant qu’une chute, on passe ensuite sa vie à chercher la voie du retour à ce pays d’origine dont le souvenir est déjà presque effacé ». Et Yves Bonnefoy a oublié la fin du roman, par crainte, peut-être, d’avoir à choisir entre ce « pays d’origine » et l’âpre mais si belle contrée où l’aventure nous a conduits. Des Enfants, par contre, il se souvient assez bien pour en résumer en quelques lignes, d’une manière très sûre, tout le mouvement. Et pour évoquer avec émotion le dénouement du récit : « ce moment de retrouvailles, de joie, a peut-être été (écrit-il), dans toutes mes lectures d’enfant l’apport majeur – et complémentaire de l’autre, celui des Grimpeurs de rochers, mais plus proche encore de mon souci ». En effet, le livre de Mayne-Reid, c’est l’évidence même du monde, et de notre présence au monde, qu’il révèle, à laquelle il donne accès par ce grand détour de personnages imaginaires prisonniers du pays qu’ils ont découvert. – Mais, précise Bonnefoy, il nous la montre, cette évidence, « sans réflexion sur nos moyens de la déchiffrer ». Alors que le roman de Verne, c’est « une pensée du grand moyen, le langage : ces paroles écrites dans le péril » (il s’agit bien sûr du message enfermé par le capitaine Grant dans une bouteille jetée à la mer), « ce texte qui dit le sens mais d’une façon à chaque fois incomplète, ce qui voue tout déchiffrement, et certes d’abord celui du bien perdu, du divin, à ne faire que se rabattre sur soi, à ne rien dire que notre manque, à moins que… ». Oui, c’est la grandeur de ce roman de nous faire faire le tour du globe à la poursuite d’un mot fantôme, et de nous montrer que si la langue permet d’entreprendre le déchiffrement du monde, il y a toujours un manque en elle, qui nous empêche de le compléter. Mais « au dernier moment de la recherche, écrit Bonnefoy, quand on croit comprendre qu’il va falloir renoncer, voici le don d’une grâce ; et


de quoi persuader le lecteur troublé, très en profondeur, qu’il ne faudra pas se contenter, devant l’énigme des textes, de l’analyse textuelle », mais oser penser l’inconnu et s’ouvrir à cette grâce, justement. Alors, au dernier moment, « le tour des conjectures achevé, ainsi que celui de la terre (…), on a abandonné tout espoir, on va rentrer en Europe, mais on a mouillé aux abords d’une île basse, inconnue, et soudain, dans la ténèbre, ces feux sur le rivage, ces ombres qui s’agitent devant, les naufragés ! ». Interrogé dans la suite de l’entretien sur la façon dont « cohabitent » dans sa mémoire ces livres de son enfance et « de plus graves lectures », Bonnefoy répond : « Les uns et les autres font bon ménage car les récits préparent aux poètes et même aux plus difficiles des philosophes. Jules Verne pour révéler Kierkegaard ? Oui, puisqu’il n’y a qu’une seule imagination, qui nous incite tous à la même sorte de réflexion, de critique ». Adultes, le langage nous a éloignés du « rapport intime » avec la réalité, et l’éros a compliqué ce rapport au point de le rendre « improbable »… Il faudrait retrouver « cet autre désir, plus originel, celui qui interroge, dans Les Grimpeurs de rochers, dans Les Enfants du capitaine Grant », et quand ce désir « prend forme spéculative, rien ne pourra mieux le garder à soi que l’émotion provoquée jadis par de tels livres ». Et Yves Bonnefoy conclut cette réflexion tendue, difficile, en affirmant que « c’est le rôle des écrivains, ceux qui se soucient de la poésie, que d’opérer une rejonction entre, d’une part, ces lieux d’esprit, fiction, poème – et tableau aussi, musique – et, d’autre part, le questionnement sans fin des philosophes ».

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Jean-Paul Dekiss quitte la direction du CIJV À l'automne 2011, Jean-Paul Dekiss est allé vers de nouveaux horizons, souhaitant désormais se consacrer pleinement à son travail littéraire. La Revue Jules Verne a souhaité revenir sur ses pas et parcourir le sillon fertile tracé pendant plus de vingt ans par son fondateur. En 1990, vous arriviez au Conseil d’administration de l’association et deveniez président en 1995. Que retenez-vous de ces premières années ? Jean-Paul Dekiss : en 1990, le Centre de documentation Jules Verne était déjà une association dynamique et active. Cécile Compère notamment avait réalisé depuis 1975 un important classement des documents. Lorsque je suis venu compléter mes recherches, en 1989, pour le livre que je terminais chez Gallimard, plus de 20 000 documents étaient classés répertoriés dans une centaine de classeurs thématiques et plusieurs milliers de fiches. Il y avait ici, dans une partie de la maison où avait vécu Jules Verne, une petite équipe enthousiaste qui représentait une véritable administration du domaine de l’écrivain. Ensuite, lorsque monsieur et madame Compère m’ont proposé de me présenter à la présidence, j’ai été plutôt surpris. À l’époque je produisais pour le cinéma des films d’auteurs, principalement originaires d’Europe centrale. Nous étions aux lendemains de la chute du mur de Berlin. Mes bureaux se partageaient entre Paris et Budapest, je n’étais pas très disponible. Mais j’étais très attaché à Jules Verne. Il faisait vivre en moi l’horizon d’un monde émerveillé. J’ai été élu président de l’association et pendant plusieurs années, je suis venu à Amiens deux jours toutes les six semaines. Entre 1995 et 2000, j’ai développé, avec l’aide d’un conseil d’administration


Actualités unanime, un projet qui se voulait ambitieux. Nous avions dix ans pour préparer les commémorations de 2005, centenaire de la disparition de l’écrivain, et faire d’Amiens la capitale de Jules Verne. Pourquoi Amiens et pas Nantes ? On m’a souvent posé cette question au début : « pourquoi tu choisis Amiens, cette ville grise ? Jules Verne, c’est Nantes ! ». De plus, j’aime Nantes et la Bretagne. Je répondais, oui, Jules Verne est né à Nantes et d’un père qui n’était pas Nantais. Jules Verne s’est partagé entre Paris et Amiens. Il a vécu à Amiens sa vie d’écrivain et de ce fait Amiens n’est pas une ville grise. Le projet que j’ai imaginé pour l’association a retenu l’attention du maire de l’époque, Gilles de Robien, qui en a convaincu sa communauté de communes. Amiens Métropole a suivi notre projet. Vous semblez tenir à cette idée d’un monde émerveillé qui vous animait dès le début et que vous partagiez avec l’association. Comment s’est-elle traduite dans la réalité ?

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L’histoire est si longue et instructive que j’y consacre actuellement quelques mois à en faire un livre, mais vous avez raison, l’émerveillement du monde est ce qui caractérise le mieux Jules Verne. Je suis parti de l’idée que, de toute l’histoire de l’humanité, n’existe vraiment que ce qui existe réalisé dans une œuvre et dans un lieu. Ne débattons pas ici sur les livres, ce qui est un autre sujet. Le lieu était la Maison de Jules Verne, et elle devait être, dans le réseau mondial des musées et des musées littéraires en particulier, le lieu public singulier représentant l’un des écrivains les plus populaires de la planète. Un vrai trésor près de la cathédrale, encore caché il y a dix ans, pour la ville d’Amiens. La Maison de Jules Verne, entre 2000 et 2010, son projet, sa réalisation, sa mise en œuvre sont devenus pour moi tellement importants que je décidai d’arrêter le cinéma après vingt-cinq films réalisé et six long métrages produits. Toute mon attention allait dorénavant vers la culture littéraire, Jules Verne, son œuvre et sa maison. Le chantier avait un nombre infini de résonnances dans les domaines


de la scénographie, de l’histoire, des idéologies et des sciences qui étaient à l’œuvre au XIXe siècle et les ramifications de cette connaissance ne cessaient de croître avec l’approche de la commémoration du centenaire. Une fois le programme de la Maison de Jules Verne voté par les élus, le projet entrait dans une phase administrative, mais la communication prenait le dessus. Entre le numéro spécial du magazine GEO consacré à Jules Verne qui m’avait été confié en 2003 et la fin des commémorations en 2006, ce sont des dizaines d’articles, d’entretiens pour la télévision et la radio, de films, de conférences, des centaines de demandes documentaires qui ont afflués vers l’association qui, avec le projet de la Maison, faisaient déjà d’Amiens la capitale de l’écrivain où se documentaient journalistes, mairies et bibliothèques. Des dizaines d’expositions itinérantes ont été produites et diffusées pour les commémorations de 2005. Un espace d’exposition temporaire de trois ans a été ouvert à Amiens dans un ancien cinéma animé par l’association… L’association s’est alors vue confier la gestion et l’animation de la Maison de Jules Verne dans le cadre d’une délégation de service public et vous êtes devenu le directeur de la Maison de Jules Verne en même temps que celui de l’association. Un exercice périlleux ? Pas du tout, bien au contraire, d’une grande harmonie et d’une dynamique culturelle que j’ai vécus comme remarquables… Du moins jusqu’au changement de majorité municipale en 2008. J’avais attendu des nouveaux élus, et l’association avec elle, un redoublement d’intérêt pour ce que nous avions créé. Nous avons vite déchanté et j’ai décidé de partir dès que l’association aurait la garantie d’une relève à la hauteur des enjeux à venir, au-delà des élus qui passent. C’est arrivé en 2011. Qu’avez-vous fait de la Maison de Jules Verne et que devientelle depuis votre départ ? Ce qu’elle devient, il ne m’appartient pas d’en parler, du moins pas encore. Ce que j’ai fait… ce fut d’abord de passer d’une équipe de six salariés à dix-sept, d’engager une administratrice et après avoir créé la Maison avec l’équipe de Bleu Lumière et l’aide du


Actualités collectionneur Piero Gondolo della Riva, en faire un lieu littéraire de vie et de création. Cela me paraissait central pour assurer un accueil public sans cesse renouvelé avec une constante dynamique de vie. Ce fut l’aménagement d’une librairie qui vendait plus de 3000 livres de Jules Verne ou sur sa vie et son œuvre... établir un programme de soixante manifestations annuelles… passer d’une moyenne annuelle de 6 000 visiteurs avant 2005 à 33 000 en 2010… augmenter les recettes propres qui ont représenté plus de 40% de notre budget avec de nombreux mécénats, allant jusqu’à distribuer 20 000 € de bourses annuelles à des jeunes démunis mais ayant un projet au sortir des établissements professionnels. Toutefois, le plus important, pour la dynamique littéraire d’une Maison d’écrivain, le plus important c’est d’être un lieu de vie littéraire et de fait nous avons reçu à nos soirées plus de 200 écrivains et artistes entre mars 2007 et juin 2010. Et ce, sur un concept qui faisait vivre toute la Maison de Jules Verne de 18h30 à minuit et où la personnalité de chaque invité était représentée par plusieurs autres afin d’estomper la singularité montée en vedettariat, qui est une chose que je déteste car elle laisse croire que les créateurs sont magiquement prédestinés à en imposer à d’autres. Alors oui, ce que j’ai fait en réalisant la Maison de Jules Verne sur dix ans, j’en suis très heureux, d’autant que bon nombre des écrivains qui sont venus à ces soirées sont maintenant les administrateurs ou des adhérents de l’association. C’est assurément, avec le choix d’un nouveau directeur correspondant à de nouveaux enjeux, le meilleur des gages d’avenir. Et vous maintenant ? Je me consacre à mes livres, à des projets en Russie et à l’aménagement d’une propriété dans le sud-ouest que je transforme avec mon épouse en résidence d’écrivains : ce sera La Ferme des Lettres.

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Marc Sayous - Délégué général du CIJV Depuis le mois d'août 2011, Marc Sayous a pris la direction du Centre International Jules Verne en proposant d'assurer son développement dans un esprit pluridisciplinaire digne de rassembler les multiples facettes culturelles que contient et stimule l'œuvre de Jules Verne. Son parcours en témoigne : direction éditoriale et rédaction en chef, supervision d'expositions et scénographie, création de sites Internet, programmation de colloques, voix pour FranceCulture, gestion de base de données bibliographiques… Marc Sayous a partagé différentes approches culturelles, des arts aux sciences en passant par les lettres et les techniques, sans exclusive. Il s'est confronté à l'éventail des responsabilités propres à la direction de projets en coordonnant des programmes souvent complexes, harmonisant les activités d’une institution, d'une association ou d'une action nationales. Il collabore par ailleurs actuellement à la création du département muséographique (Arsem) de la société Ar'Scène Evolutions. Son credo repose sur la recherche d'une dimension toujours plus limpide pour que les contenus s’impriment positivement dans les mémoires et que le dialogue des spécialités puisse s'instaurer réellement sur un terrain fertile et innovant. La diversité de son expérience devrait rapidement permettre au Centre International Jules Verne d'engager une nouvelle étape pour bâtir son développement. Après la création d'un centre de documentation réputé, la réalisation d'expositions et d'évènements internationaux et la production d'une qualité muséale reconnue au cœur de la Maison Jules Verne à Amiens, le CIJV s'oriente désormais vers la création d'une structure qui placera l'œuvre en son centre et satellisera en orbites les imaginaires contemporains, qu'ils soient littéraires, scientifiques, techniques ou artistiques.


Actualités Marc Sayous souhaite fédérer les éléments d'une médiation complète, valorisant la modernité de la littérature vernienne - ce cœur toujours battant qui pulse aussi aujourd'hui dans les veines de ses nombreux héritiers, restés sous influence et ciselant partout sur la planète les imaginaires contemporains. Il s'agira de faire vivre une littérature associée aux autres branches de la culture et des arts, et offrant d'infinitives perspectives que le CIJV déclinera sans relâche : lire, écrire, éditer, réciter, relier, numériser, restaurer, divertir, exposer, conserver, calligraphier, enluminer, débattre, dépeindre, scénographier, etc. Un premier partenariat privilégié avec l'Université de Picardie Jules Verne est en préparation pour fonder l'avenir. Il assurera la pérennité du fonds documentaire en lui donnant un espace prestigieux et accessible, ainsi que des conditions de lecture très appréciables. La préfiguration de l'ensemble des projets prendra forme au cours de l'année 2012 puis 2013 avec l'ouverture progressive d'un nouveau site Internet permettant de proposer une vision généreuse de l'univers de Jules Verne. Véritable centre de ressources, ce site proposera peu à peu une valorisation de l'action du CIJV depuis sa création ainsi que plusieurs portails culturels. Marc Sayous a fondé par ailleurs Electrônes, portail de ressources culturelles qu'il associera au site du CIJV, ce qui permettra de proposer un enrichissement vers d'autres monde ainsi qu'une aide à la recherche d'emploi précieuse dans un secteur culturel actuellement très fragile. La Revue Jules Verne ne sera pas oubliée sur ce terrain numérique et offrira bientôt à ses adhérents de nouveaux services et quelques couleurs sur un site Internet autonome. On l'aura compris, Marc Sayous n'est assurément pas un spécialiste vernien. Son savoir-faire culturel devrait permettre de servir dignement une œuvre mondialement appréciée pour que sa reconnaissance comme son rayonnement soient une fois de plus à la hauteur de cette notoriété. 255

A ce titre, la troisième époque de la Revue Jules Verne est déjà un premier pas pris dans cet élan.


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CENTRE INTERNATIONAL JULES VERNE 7, rue Duthoit 80 000 Amiens Tél. : 03 22 45 37 84 Fax : 03 22 45 32 96

géo-localisation : 49°53'23"N 2°17'57"E

Conseil d'administration (mars 2011) Samuel Savreux Piero Gondolo della Riva Bernard Nemitz Paul Personne Bertrand Cuvelier Alexandre Tarrieu Patrice Soulier

Président Vice-Président Vice-Président Vice-Président & trésorier Trésorier adjoint Secrétaire général Secrétaire adjoint


Membres administrateurs : Philippe Blondeau, Alain Braut, Jacques Davy, Jean-Paul Dekiss, Gilbert Desmée, Maria Desmée, Denis Dormoy, Pierre Gévart, Arnaud Huftier, Claude Lepagnez, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, Jean-Yves Paumier, Jean-Pierre Picot, Philippe Sturbelle.

Pour tout contact : Délégué général - Marc Sayous Assistante du délégué - Véronique Simard

www.jules-verne.net Facebook : Centre–International Jules Verne


Crédits photographiques En couverture : Couple, Chris Falaise - Droits réservés. 11 Woman with a Pearl Necklace in a Loge, Mary Stevenson Cassatt, 1879, huile sur toile, Philadelphia Museum of Art 12 - 18 - 19 - 27 Jean-Yves Paumier 28 The Mercury Theater on the Air, www.mercurytheatre.info 40 Les Tribulations d'un Chinois en Chine, Jules Verne, p. 42, ill. par Léon Benett, CIJV. 45 Les Tribulations d'un Chinois en Chine, affiche par C. Farrère et C. Méré. 52 Le Testament d'un excentrique, Jules Verne, p. 63, ill. par George Roux, CIJV. 60 Trahison ou Simon Morgaz par A.- Jacques Parès, Imprimerie et Lithographie A. Bordato,1913 64 - 65 Jane Daly dans L'Île Mystérieuse de Lucien Hubbard, 1929, CIJV. 66 Portrait de Georges Méliès, CIJV 69 Le Voyage dans la Lune, Georges Méliès, 1902. 72 Le Dirigeable fantastique, Georges Méliès, 1905. 76 20 000 lieues sous les mers, Georges Méliès, 1907. 78 À la conquête du pôle, Georges Mélies, 1912. 98 Enseigne, Marc Sayous, 2012.

112 Le Château des Carpathes, pp. 35-63-130-152, ill. par Léon Benett, CIJV. 115 - 116 2 comparaisons entre : •Le Château des Carpathes, Jules Verne, pp. 126-148, ill. par Léon Benett, CIJV. •Deux photogrammes : Vladimir Soucek, archive des Ateliers Bonton Zlin. 122 comparaison : •Vladimir Soucek, archive des Ateliers Bonton Zlin. •Gravure – Bernhard Krauth. 125 Jules Verne-magasinet, CIJV. 126-129-135 Star Ciné Cosmos, couverture et planches, I. Marzouki. 138 à 149 Maria Pilar Tresaco • El Capitán Corbeta en el Polo Michel Strogoff, Cinco semanas en glogo, Viaje al centro de la tierra. •Michel Strogoff, Jules Verne, p. 230, ill. Jules-Descartes Férat, CIJV. 152 L'Étonnante aventure de la mission Barsac, Jules & Michel Verne, p. 264, ill. par G. Roux, CIJV. 170 - 171 Les trois canons. •Gravure définitive de Bennet pour Les Cinq millions de la Begum. •Dessin préparatoire de Bennet pour Les Cinq miilions de la Begum.

Léon cents Léon cents

172 Hand painters, photo : Parmis Parki, peintre et photographe, Téhéran (Iran). Droits réservés, 2012.


182 - Principe de montage des bois gravés et système d'attache utilisé par Léon Benett. 185-187-189-192 Bois et gravures par Léon Benett pour Robur (avec l'aimable autorisation de MarieAnnick Benet et des Éditions à la frontière). 196 Deux sculptures, CIJV, photo : Marc Sayous - 2012 200 Monument Jules Verne, Albert Roze, 1905-1909, Amiens, petits jardins, mail Albert 1er, photo : Tiziano Micci, CIJV. 203 Monument Jules Verne, Georges Bareau, 1907-1910, Nantes, Jardin des plantes, CIJV. 207 Masque mortuaire de Jules Verne, Albert Roze, 1905, Amiens, Maison de Jules Verne, petit salon. 208 Tombe de Jules Verne, Albert Roze, 1907, Amiens, Cimetière de la Madeleine. 210-211 Elisabeth Cibot dans son atelier travaillant sur les deux sculptures monumentales du Belvédère

de la Butte Sainte-Anne. Photos publiées avec l'aimable autorisation d'E. Cibot). Droits réservés. 213 Jules Verne, Albert Roze, 1906, Musée Jules Verne, Nantes. 214-215 La Tour Perret à Amiens Photo : Marc Sayous - 2012. 226 à 231-247 Reproduction des couvertures avec l'aimable autorisation des éditeurs présentés. 232 à 235 Au CIJV, photos : Marc Sayous - 2012. 236-237 Illuminations verniennes à Amiens, photo : Marc Sayous, 2012. 244 Gravure extraite du Magasin d'éducation et de récréation. 249 Jean-Paul Dekiss par Ludovic Leleu - Droits réservés. 254 Marc Sayous - Droits réservés. 258-259 & 262-263 Last brushes, photo : Parmis Parki, peintre et photographe, Téhéran (Iran). Droits réservés, 2012.

Les neuvièmes rencontres internationales Jules Verne organisées par le CIJV se sont déroulées à la Maison de Jules Verne d'Amiens en mars 2011. Le CIJV remercie les 16 intervenants invités, pour la qualité de leurs interventions, dont une partie a permis de composer ce numéro double. Ne pouvant tout publier en raison de l'ampleur du travail, vous trouverez sur le blog de la Revue Jules Verne des transcriptions de débats.

http://revuejulesverne.over-blog.com

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Sous la direction éditoriale d'Alexandre Tarrieu, le blog est un complément incontournable de notre publication. Il permet de voyager dans le temps et de découvrir, lire ou relire des documents précieux.


Remerciements


Le Centre International Jules Verne reçoit de précieux soutiens pour réaliser ses différentes missions culturelles.

Nous tenons à remercier chaleureusement, pour leur fidélité et leur bienveillance, les partenaires qui nous accompagnent tout au long de l'année et qui contribuent durablement à nos travaux. Sans eux, cette publication ne pourrait voir le jour : •Amiens Métropole ; •Le Conseil régional de Picardie ; •La Direction régionale des affaires culturelles de Picardie •Le Centre National des Lettres et bien sûr les adhérents du centre.


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