La boîte à Mitraque !

Jean-Pierre VERHEGGEN, La Grande Mitraque, préfaces de l’auteur, de Jean L’Anselme et d’André Miguel, Arbre à paroles, 2018, 97 p., 12 €, ISBN : 978-2-87406-678-8

Au moment où reparaît, dans la collection patrimoniale Espace Nord, Gisella, le texte sensible et poignant que le poète a consacré à son épouse décédée, les éditions de l’Arbre à paroles ont la bonne idée de rééditer le premier recueil de Jean-Pierre Verheggen, publié en 1968 chez Henry Fagne. Augmenté de fac-simile des courriers reçus à l’époque en provenance d’auteurs ayant, en quelques sorte, adoubé le jeune poète, cette nouvelle édition célèbre les cinquante ans de ce texte qui marque l’entrée en littérature de Verheggen dans la cour des grands. Les signatures prestigieuses sont éloquentes et ont, sans nul doute, encouragé le poète en herbe à poursuivre dans cette voie burlesque et baroque comme le souligne l’éditeur Henri Parisot. Une voie doublée d’une voix poétique inimitable ! La liste des écrivains qui remercient, de son envoi, le jeune récipiendaire est en effet impressionnante. De Norge à Koenig en passant par Scutenaire ou le plasticien dadaïste Raoul Hausmann, tous semblent avoir reconnu dans ce premier souffle, la vivacité d’une langue singulière et novatrice. En suivant le conseil que lui donna André Miguel, celui de faire parvenir le livre aux auteurs qu’il appréciait, Jean-Pierre Verheggen a marqué, à coup sûr, les esprits !

C’est que d’emblée, la marque de fabrique « Verheggen » joue à pleins poumons ! Même si aujourd’hui, le lecteur peut sembler rompu aux plus excentriques pulsations poétiques et donc, s’étonner d’un tel accueil, la forge langagière de Jean-Pierre fonctionne dès ce premier texte. On y décèle déjà les thèmes, les accroches, les points d’ancrages qui feront la particularité de cette écriture et que viendra confirmer la volumineuse série de recueils publiés chez les plus grands éditeurs, Gallimard en tête. D’entrée de jeu, dans la première partie intitulée Musique, dans le premier mot du premier vers, en somme, tout est dit ! Ventre ! C’est de là que tout sort en effet, que la parole éructe, du bide et des tripes !

Ventre qui triture, lamine, malaxe
Boudin pi sa boudine : Ventre-Saint-Gris ! Ventre-Saint-Gris !
– Ah M’ssieur Tube a sa claque ! – Il déborde… 

C’est bien sûr ici du tube digestif que ça dégouline, de tous ces conduits tubulaires qui transportent la logorrhée et d’où jaillissent – éruptions vulvecaniques ! – les matières syntaxiques. Avant même ce mot initial ventru et pansu, le titre lui-même, en forme de mot-valise, ne suggère-t-il pas la contraction, la réunion de deux oblongues capsules que seraient la matraque et la valve mitrale ? Le corps donc au cœur de cette année charnière du siècle que fut 1968, dans le vacarme des répressions et des engouements libertaires. Le second chapitre, dont le titre dérive logiquement du premier, tout pétri d’argot, Zizi-que et que ne désavouera pas, quelques années plus tard, Pierre Perret dans un tube (encore un !) qui fera date dans la chanson française, claironne encore la tripaille, de la grossesse cette fois :

Fait Bosse Grosse Calebasse Sauge à figue mûre et
Boubouche d’oseille
T’y a fait mime Marceau au Ventre et Douanier
Rousseau dans les oreilles, mon Engrossée…

La suite allait couler, le robinet était désormais ouvert et l’évier sans fond, tout s’enchaînera vite pour le poète gembloutois. Un an après, la rencontre avec Christian Prigent et l’entrée au groupe TXT seront décisives. La méthode Verheggen tournera à plein régime. Pour ceux qui ont pu, à un moment, douter de la capacité du poète à renouveler ce qui faisait l’irrégularité de la méthode dans laquelle il aurait pu s’enliser, ils trouveront avec le superbe texte Gisella, sorti initialement en 2004 aux éditions du Rocher et réédité en ce début d’année, de quoi faire taire leur perplexité. Cohérent, Verheggen n’a eu de cesse d’affiner ses sujets et sa langue pour mieux les maîtriser et donc en jouer ! Dès 1976 d’ailleurs, William Cliff, poète lui aussi originaire de Gembloux, naviguant pourtant dans d’autres espaces poétiques, ne s’y trompait pas, qui s’associait, par le rapport au corps et au langage, à l’auteur d’Artaud Rimbur quand il écrivait dans son recueil Ecrasez-le (Gallimard, 1976) que « personne n’a le droit de chiffonner [le] langage » si ce n’est pour le faire bouillonner,

… ce très ancien héritage
nous le devons approfondir et enrichir car c’est le sang
sacré qui nous fait vivre et traverser au long des âges
l’abîme et ses délires et ses hoquets engloutissants 

Cette absolue nécessité pour le poète de questionner et donc de renouveler constamment la langue, le premier matériau, Verheggen s’y sera attelé assurément !

Signalons pour terminer avec l’actualité « verheggenienne », la prouesse de Christoph Bruneel, animateur avec Anne Letoré des éditions L’Âne qui butine, qui s’est lancé depuis 2016 dans la traduction vers le néerlandais du recueil de Verheggen, Pubères, Putains. Un pari un peu fou qui verra le jour prochainement sous le titre Pubers, Pietenpakkers. À suivre donc…

Rony Demaeseneer