Barbarella, elle l’a…

Véronique BERGEN, Barbarella. Une space oddity, Impressions Nouvelles, 2020, 130 p., 12 € / ePub : 7.99 €, ISBN : 978-2-87449-737-7

Cette année-là, le rock and roll venait d’ouvrir ses ailes, certes. Un oiseau qu’on appelait Spoutnik, adieu à Marilyn au cœur d’or, etc. Cette année-là, surtout, « soixante-deeeeux », une femme entrait, souverainement nue, dans un univers qu’on préférait encore qualifier de « petits mickeys » plutôt que de Neuvième Art… Blonde exponentielle, la plastique parfaite, la lèvre purpurine, l’œil aguicheur, Barbarella plante ses pieds dans le sol de planètes lointaines et son regard dans les créatures vouées à rejoindre la pléthorique cohorte de ses amants. Elle s’avance en conquérante, libre, impériale, solitaire, et crève la page de la BD canonique, dont elle bouleverse l’agencement en strips réguliers et fait vibrionner les phylactères.

La philosophe, romancière et académicienne Véronique Bergen livre une analyse très politique (au sens noble du terme, cela va de soi), ambitieuse et passionnée d’une superbe créature de fiction qui, dès la publication de ses premières aventures, a provoqué le scandale, ému les parangons de vertu de l’ère gaullienne et s’est attiré les foudres de la censure. Bergen, qualifiée à juste titre de « téméraire » en quatrième de couverture, a déployé des trésors d’énergie pour suivre à la trace, de galaxies en exoplanètes, d’une dimension temporelle à l’autre, la plus orbitale et exorbitante « pilote spatiale du XXXXIe siècle ». Chaque volume a été relu à l’aune des théories les plus contemporaines, ce qui permet à Bergen de démontrer que, dans la série Barbarella, se trouvent les germes des interrogations fondamentales sur notre époque : l’identité genrée, le transhumanisme, l’antispécisme, l’anthropocène, l’environnementalisme, la collapsologie. Sans parler du thème central : les relations de pouvoir (entre sexes, entre classes, entre ethnies) que Bergen approche à renfort de références imparables. Qui aurait jamais pensé que, pour sonder le cœur et les reins – oh oui, surtout les reins – d’un clone sur papier de Brigitte Bardot, il fallût convoquer Carl Schmidt, Deleuze, Badiou ? Bergen l’ose, et le résultat est bluffant. L’univers de Forest, dont l’insoupçonnable complexité est soumise à une brillante exégèse, en ressort magnifié, ne se résumant pas au seul personnage de Barbarella ; car nous comprenons que le premier titre, éponyme du personnage, puis Les colères du Mange-Minutes, Le semble-lune, Le miroir aux tempêtes composent une symphonie en mode majeur de la SF française.

Une question reste pendante à l’issue de la lecture :  celle du rapport entre le créateur et sa créature. En somme, Jean-Claude Forest aurait-il pu s’exclamer, à l’instar d’un Flaubert, « Barbarella, c’est moi » ? Est-il malvenu de se demander si une figure aussi idéalisée de la féminité – et une incarnation aussi subtile et pure des idéaux féministes – aurait pu sortir tout armée d’un cerveau féminin ? Véronique Bergen a ainsi tendance à investir Barbarella d’une autonomie de pensée, de décision et de caractère, comme s’il s’agissait d’un être en-soi, sans relever que l’ethos de l’héroïne, son rapport à la maternité, ses conceptions du couple, du désir, du plaisir, voire ses attributs esthétiques assez stéréotypés par certains aspects, ne sont peut-être que les projections fantasmatiques d’un créateur trentenaire, œuvrant dans une République qui frémit de se désencarcaner, ne fût-ce que sur le plan de la sexualité…

Il n’en reste pas moins que le travail mené avec érudition sidérale et style météorique par Bergen nous laisse la tête pleine d’étoiles et d’hybridations fantastiques, dans l’attente haletante de voir débarquer, droit campée dans ses bottes, l’anti-vamp, l’anti-Wonder woman, Son Excellence Barbarella, belle et rebelle entre toutes les femmes.

Frédéric Saenen