Lagune vivante

Dominique WARFA, Lagune morte et autres nouvelles, choix anthologique et postface de Nicolas Stetenfeld, Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2024, 536 p., 12 € / ePub : 8,99 €, ISBN : 9782875685995

warfa lagune morte et autres nouvellesUne fois de plus, la collection Espace Nord joue pleinement son rôle patrimonial, et nous charme par l’audace et la qualité de ses choix. Ainsi, c’est Dominique Warfa qui voit près de cinquante ans d’écriture mis à l’honneur.

Dominique Warfa est une des références en science-fiction francophone belge. Auteur liégeois, né en 1954, il se passionne très jeune pour le genre, crée des fanzines, en intègre d’autres, écrit des nouvelles et des essais critiques, fait partie des quelques aventuriers qui, dès les années 1970, voient dans les innovations technologiques et les recherches scientifiques des manières de questionner l’imaginaire, de tenter de mieux comprendre la place de l’homme dans le monde ou, pour reprendre les mots de Nicolas Stetenfeld, qui signe l’excellente préface : « offrir aux lecteurs des pistes de réflexion sur la manière dont nous habitons, et habiterons demain, un monde en constante mutation. »

Dix-sept nouvelles, soigneusement sélectionnées sur un demi-siècle de foisonnement créatif, sont regroupées dans ce recueil, et présentées dans l’ordre chronologique de leur parution, de 1976 à 2022. On y vit les affres d’un héros coincé dans une faille temporelle, ayant accepté de servir de cobaye dans une expérience quantique pour échapper à la prison ; on y suit des personnages dont la vie est le rêve d’autres personnages ; on entrevoit un monde où notre esprit serait numérisé, couplé avec un système informatique, et notre corps obsolète. Les thèmes qui hantent Dominique Warfa sont ceux qui hantent notre époque, pour peu que nous entrouvrions la porte des mondes possibles, et ce sont autant de questions abyssales. Qu’est-ce que le temps ? Qu’est-ce que la réalité ? Qu’est-ce que l’identité ? Dans les nouvelles de Warfa, ces questions trouvent des réponses inattendues, troublantes, parfois angoissantes. C’est un avocat liégeois qui se retrouve « inversé ». Ce sont deux danseurs dans le corps d’un seul, par la vertu d’un téléchargement expérimental. C’est une malade qu’on maintient en vie en pompant l’énergie de créatures extraterrestres mystérieuses.

Ce questionnement, ces explorations de l’imaginaire, sont pour Dominique Warfa des manières de lutter contre la violence de la modernité et de ses conséquences sur l’humanité. Ainsi qu’on peut le lire dans Aux couleurs d’un rivage blond, « au fond, le vieil Orwell n’avait pas fait montre d’un trop grand pessimisme ». Au cours de l’entretien-fleuve qui clôt le recueil, il donne sa juste place à la science-fiction : « aux yeux de celui qui écrit, cette activité permet également de supporter le monde, celui-là même qu’il tente de décrypter avant de le façonner directement. » Et si certaines nouvelles sont plus nettement fantastiques, ainsi ce bel hommage à Jean Ray, ou cet autre à Tolkien, elles n’en restent pas moins des pistes ouvertes qu’il convient à chaque lectrice et lecteur de défricher : quel être humain serai-je ?

Il convient de souligner encore le très beau travail d’édition, l’élégante couverture signée Luc Schuiten, et la profondeur de la préface de Nicolas Stetenfeld, dont on peut lire par ailleurs, pour un panorama éclairant, l’indispensable « La littérature de science-fiction en Belgique francophone », paru dans Le Carnet et les Instants n°211 (2022) et disponible sur le site. Il sera aussi utile, pour creuser l’œuvre de Dominique Warfa, de se référer à cet autre article paru dans Le Carnet et les Instants n°183 (2014), « Dominique Warfa et la SF : aventures en territoires virtuels », signé René Begon.

Mais il est temps maintenant d’ouvrir le recueil, et de se perdre dans la vie de la lagune.

Nicolas Marchal

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