La planète providence.

Par Francois Ewald

Bibliographie

Gouverner la Sécurité sociale, tel est le titre du gros livre que Bruno Palier consacre aux politiques de Sécurité sociale depuis la guerre. Les Républiques ont pu changer et les majorités alterner, les institutions de Sécurité sociale, elles, n'ont cessé de se développer. Canicule aidant, on parle même aujourd'hui de couvrir un « 5 e risque » dépendance, après la retraite, la maladie, les accidents du travail et la famille. Pourtant, la Sécurité sociale, pratiquement depuis l'origine, est en crise.

Tous nos voisins européens se sont engagés dans la réforme de leur Etat providence. La France a tardé. Elle a finalement « réformé » son système des retraites au printemps dernier. Suscitant un « mouvement social » dont le gouvernement semble tant craindre la puissance de nuire, qu'à peine la loi adoptée, le message fut donné de gommer jusqu'au mot de « réforme ». Maintenant que le gouvernement doit faire face au déficit abyssal de l'assurance maladie, il n'est plus question que de « modernisation » ou « d'adaptation ». Qui aurait pu imaginer, à la Libération, que des institutions présentées et vécues comme progressistes deviendraient le refuge et le motif de tant de conservatisme ?

L'essai que le sociologue Robert Castel consacre à L'Insécurité sociale est exemplaire de ce retournement. Quand les historiens nous avaient habitués à voir dans l'Etat providence une conquête ouvrière durement arrachée sans hypothéquer d'autres avenirs radieux ou un compromis transitoire entre classes sociales, Robert Castel compose un discours où l'histoire a disparu au profit d'une anthropologie de l'insécurité à l'âge de l'individualisme. L'individu moderne a une demande de sécurité infinie, conséquence même de sa liberté. Elle peut se satisfaire, partiellement, selon deux modèles : celui de Hobbes avec l'absolutisme du Léviathan ; ou celui de Locke, qui assoit la sécurité sur la propriété. On a commencé par privilégier le second qui a trouvé sa limite dans la figure du prolétaire : il n'a comme propriété que sa force de travail, dont la valeur sur le marché ne lui permet pas d'épargner. Les droits sociaux de l'Etat providence auraient ainsi permis de constituer une quasi-propriété à ceux qui s'en trouvaient privés.

L'Etat providence apparaît ainsi comme la revanche de Hobbes sur Locke. Robert Castel ne peut cacher sa crainte que l'inflation contemporaine du discours sur les risques ne conduise l'Etat providence à devenir absolutiste. Il ne récuse pas pour autant une forme politique qui réduit l'inégalité face aux risques et permet l'existence d'une société de « semblables ». Citant Saint-Just, Robert Castel en appelle à une République qui domestiquerait le marché.

Voilà qui n'est guère réjouissant. Par bonheur la demande légitime de sécurité que nous pouvons éprouver face aux risques actuels ne conduit pas nécessairement à abdiquer nos libertés dans les bras du Léviathan. Outre-Atlantique vient de paraître un livre fondamental qui explique comment l'extension des protections est possible, bien au-delà de ce que peut imaginer un esprit européen pétri de« social », sans passer par l'Etat mais par le contrat. Dans The New Financial Order, Robert Shiller, élève de James Tobin et professeur d'économie à Yale, annonce qu'on peut désormais démocratiser les techniques financières de gestion du risque. Ceci permettrait à chacun de se protéger contre les risques de l'existence, aux Etats de lutter contre d'excessives inégalités et aux nations de s'assurer mutuellement contre les crises économiques. Bref, de satisfaire le voeu des altermondialistes.

On le devrait à une double révolution : celle de l'information qui permet de constituer des indices objectifs concernant l'évolution de l'ensemble des valeurs, et celle de la finance qui a appris à partager les risques de l'incertitude en les distribuant sur les bases les plus larges. Les protections individuelles et collectives seraient d'autant plus grandes que l'échange des risques pourrait se faire sur une base mondialisée. Quand nous ne savons répondre aux risques nouveaux que par l'assistance, Robert Shiller nous indique que nous pourrions trouver des instruments plus performants en nous assurant contre la fluctuation des valeurs. Nous disposons, à condition de sortir de nos cadres de pensée, des instruments d'une nouvelle solidarité et de lutte contre les risques que l'économie fait courir à nos existences et nos propriétés. Ils ne passent pas par l'Etat parce que l'Etat nous prive de la surface mondiale qui permet de les bien répartir. La mondialisation qui nous apparaît aujourd'hui comme le plus grand risque est sans doute aussi la plus grande chance. Couplée aux nouvelles technologies du risque, elle permet de concevoir une nouvelle utopie assurantielle bien plus puissante que l'Etat providence.

En 1713, Jacques Bernoulli annonçait, à la fin de son Ars conjectandi, que les techniques du calcul de probabilités, qui n'étaient alors connues que de quelques joueurs et mathématiciens, allaient révolutionner les pratiques du gouvernement... Elles sont désormais partout. En 1852, Emile de Girardin, le fondateur de la presse moderne, publiait depuis son exil à Bruxelles Politique universelle, un petit livre où il reconstruisait l'ensemble de la politique à partir de la notion de risque. Il y proposait que chaque individu soit doté d'une police d'assurance dont le numéro servirait en même temps d'identification. Utopie... que le XX e siècle devait réaliser avec la Sécurité sociale. The New Financial Order sera peut-être, pour le XXI e siècle, un livre du même ordre. Cet ouvrage propose une nouvelle alternative aux programmes sociaux traditionnels : non plus tant domestiquer le marché par l'Etat, que faire en sorte qu'il produise les instruments de sa propre régulation. De quoi complètement renouveler le débat sur l'Etat providence.

Par Francois Ewald
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