[Litterature] L’oncle Silas, chef d’oeuvre gothique de Sheridan Le Fanu

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Illustration par Nicolas Delort

Aujourd’hui je vais vous parler de littérature, pour changer. Je vais commencer donc cette nouvelle rubrique par un roman méconnu, d’un auteur injustement resté dans l’ombre, d’un style qui a fait les belles heures de la littérature horrifique et du cinéma hollywoodien, à savoir L’oncle Silas de Joseph Sheridan Le Fanu, un roman gothique dans la lignée d’un Rebecca de Daphne Du Maurier.

Sheridan le Fanu est le genre d’auteur prolifique du 19e siècle qui, pour des raisons étrange, sans doute l’absence d’adaptation théâtrale ou de très rares cinématographiques de ses œuvres, ou le fait qu’il soit plutôt tardif quand il s’attaque à un genre, est resté dans l’ombre d’autres auteurs. Pour autant, Le Fanu était apprécié et respecté par ses pairs, il partageait une relation épistolaire avec Edgar A. Poe qui bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés ont avoués être influencés l’un et l’autre par leurs textes, de même, Arthur C. Doyle s’est inspiré de L’oncle Silas pour écrire The Firm of Girdlestone. Malgré cette reconnaissance, malgré quelques titres offerts, Le Fanu reste relativement peu connu, et son roman considéré comme son chef d’œuvre, L’oncle Silas publié en 1864 n’a pas la reconnaissance aujourd’hui qu’il mérite.

Loin de moi l’idée de rétablir cela, je doute d’en avoir le pouvoir, mais si par cet article, je fais naitre l’envie chez certains de lire ce magnifique roman voire de s’attaquer à la bibliographie de cet exceptionnel auteur, alors j’aurais au moins réussit mon modeste pari !

Mais revenons à nos moutons. L’Oncle Silas est le cinquième roman de Joseph Sheridan Le Fanu, et sans nul doute celui le plus connu, qui n’a jamais cessé d’être réédité, est une œuvre résolument gothique et passionnante à tout point de vue. Dans une ambiance particulièrement oppressante, celle d’un manoir anglais sentant le renfermé, aux pièces plongées dans l’obscurité, vit une jeune fille qui semble en proie à d’inquiétantes perceptions d’une sorte de trouble de la réalité. Le surnaturel présent dans le roman n’est jamais clairement dénoncé, c’est par des petites touches qu’il s’imprime, et comme jamais nous ne quittons le point de vue de la jeune héroïne, nous ne savons donc si ce sont de vrais spectres ou bien des fantômes présents dans la psyché de nature fragile de la jeune demoiselle. Ce choix délibéré de ne jamais affirmer ce qui est ou n’est pas surnaturel, si les spectres sont réels ou non, va dans le sens aussi de la fascination qu’avait Le Fanu pour la psychanalyse mais aussi pour le mystérieux suédois Swedenborg qui avait pour théorie que le monde réel n’était que le reflet du monde éternel.

Dans ce roman appartenant bel et bien au mouvement gothique, s’inscrivant dans la tradition avec le manoir délabré de l’inquiétant et mystérieux Oncle Silas, s’abîmant dans de longues descriptions mais il y a aussi un côté résolument Maurier dans ce roman car l’intrigue qui se noue n’est pas du fait des spectres et le danger ne vient pas du mystérieux passé mais bel et bien des vivants, en fait, les spectres du passé peuvent se révéler une aide précieuse ou au contraire un handicap selon ce qu’on choisit d’en faire, ce qui nous ferait presque penser à la théorie développée dans L’Echelle de Jacob, mais l’enfer dans lequel est plongé l’héroïne de Le Fanu ne se transformera pas en paradis.

Envoûtant, muni d’un univers particulier qui n’est pas sans rappeler celui de La chute de la maison Usher, L’Oncle Silas s’inscrit dans une lignée, un genre, mais apporte sa touche, avec un univers qui mêle réalisme et gothisme, fantômes et intrigue digne d’un thriller moderne, avec un soin particulier apporté à l’ambiance. En parcourir ses pages, c’est tomber amoureux, c’est se laisser guider dans un univers obscur et étrange, un univers qu’on ne trouve plus aujourd’hui, ce goût pour l’ambiance sombre et cet attachement au vrai fantastique, celui qui apporte un surnaturel incertain, comme celui d’un Rosemary Baby par exemple, ou d’un Rebecca, qui avait vécu ses dernières heures dans le cinéma horrifique des années 70, et que j’apprécie tant est tellement manifeste et présent dans les œuvres de Joseph Sheridan Le Fanu. On y trouve aussi de la mélancolie, un regard plein d’amour pour le passé et les drames qui s’y sont joués, et comme dans Carmilla, même les plus méchantes créatures fascinent, sont romantiques à souhait, et intriguants.

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Illustration par Nicolas Delort

En guise de conclusion, je vais laisser l’auteur vous parler lui-même avec un extrait de L’oncle Silas de Joseph Sheridan Le Fanu:
« C’était l’hiver, pendant la deuxième semaine de novembre, je crois. De grandes rafales secouaient les fenêtres, gémissaient, rugissaient à travers nos hauts arbres et nos cheminées recouvertes de lierre — une nuit très noire, un feu joyeux qui brille, délicat mélange de boulets de charbon et de bois sec, pétillant dans une vieille pièce sombre. Les petits panneaux d’ébène des lambrissages luisaient jusqu’au plafond ; sur la table à thé, un joyeux groupe de bougies de cire ; aux murs, de vieilles toiles, parfois sinistres et délavées, parfois jolies, pleines de grâce et de charme. Peu de paysages — presque rien que des portraits, de toutes dimensions. Je crois, en fin de compte, que vous auriez pris cette pièce pour notre salle de séjour ; pourtant, très longue, très vaste, mais irrégulière, elle ne rappelait pas notre notion moderne de salon.
À la table de thé était assise une demoiselle, rêveuse, d’un peu plus de dix-sept ans, encore qu’elle parût plus jeune, je crois. Mince, assez grande, elle avait d’abondants cheveux dorés, des yeux gris sombre et une expression plutôt sensible, voire mélancolique. Cette demoiselle, c’était moi.
Personne d’autre ne se trouvait dans cette maison, sauf mon père — je veux dire : personne d’autre de ma famille. Dans cette région, on l’appelait M. Ruthyn, de Knowl, bien qu’il possédât d’autres propriétés. Il descendait d’une très ancienne souche dont les membres avaient refusé une baronnie, prétendait-on, et même une vicomté : tous se révélaient trop orgueilleux, trop méfiants, s’estimaient plus éminents et de sang plus pur que les deux tiers de la noblesse qui voulaient les attirer dans leurs rangs, murmurait-on. De ces rumeurs familiales, je ne connaissais que des détails fragmentaires et vagues — ceux que l’on entend lors de conversations au coin du feu, dans la chambre d’enfants, alors que l’on évoque les souvenirs. »

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