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16.10.06, Jørgensen et al., eds., The Saturated Sensorium

16.10.06, Jørgensen et al., eds., The Saturated Sensorium


(N.B.: Étant donné le lexique parfois technique de cet ouvrage en anglais, je reprends certains termes importants dans l'original.)

Le thème des sens et de la sensorialité, mais aussi ceux de la communication et de la médialité dans la culture médiévale, ont suscité depuis plusieurs années de nombreuses publications. Si l'on considère que ces thèmes sont naturellement connectés à d'autres encore, tels ceux de la corporéité humaine, de l'oralité et de l'écrit, ou encore de l'église / Église, on peut dire que c'est l'ensemble de la civilisation médiévale qui peut faire l'objet d'analyses effectuées selon des perspectives renouvelées. L'ouvrage présenté ici s'inscrit dans ce nouveau courant historiographique.

Disons d'emblée que nous avons là un beau livre, réalisé avec une attention évidente à la mise en page et au graphisme, et pourvu de nombreuses illustrations, presque toutes en couleurs. J'ai relevé peu d'erreurs de typographie. [1]

L'ouvrage recueille des contributions de chercheurs issus des pays scandinaves (Danemark surtout, Norvège, Suède). Comme l'indiquent les renvois offerts d'une étude à l'autre, il se caractérise par un effort marqué d'intégration des différentes parties en un projet cohérent. Les 10 contributions et celle proposée en guise d'introduction sont toutes placées sous un titre plus vaste (Incarnation, Remediation, Consumption, etc.) désignant tel ou tel aspect de la culture médiévale de la perception et de la médiation, ce qui est également une manière de nouer le fil entre elles. Le lecteur pressé verra sa tâche facilitée par les résumés figurant avant chaque chapitre, ainsi que par un index général très fourni--même si l'on souhaiterait toujours y voir figurer plus de matières encore. En revanche, il faut continuellement sauter du corps du texte aux notes placées en fin de chapitre, puis aller chercher dans la bibliographie générale du livre des références que les notes citent simplement par le nom de l'auteur et l'année de publication. Ce choix éditorial, il est vrai très commun, renforce peut-être l'unité de l'ouvrage mais le rend néanmoins d'usage moins agile. La richesse des contenus ne me permettant pas de discuter chaque contribution, je me limiterai à mettre en évidence quelques aspects qui me semblent importants.

Les différentes contributions se fondent sur cette idée commune que le Moyen Âge est caractérisé par une intermediality pluriforme et changeante, qui implique une intersensoriality. En d'autres termes, différents media se combinent selon différentes modalités dans un spectre d'expériences allant du plus sacré au plus profane; parallèlement à cela, les cinq sens fonctionnent de manière combinée et également changeante. Multimédialité et multisensorialité sont les deux composants essentielles de cette sensorialité saturée (saturated sensorium) annoncée en titre de l'ouvrage. Une conséquence de ces observations est que les strictes délimitations communément établies entre les divers media (peinture, musique, texte, etc.), entre medium et contenu, ou entre les cinq sens, sont effacées devant la nature essentiellement composite des sensations, des expériences en général. Les différentes sphères de l'existence humaine apparaissent ainsi interconnectées, en tension les unes avec les autres (comme l'unité et la tension--si typiquement médiévales--du corps et de l'âme).

Les études composant The Saturated Sensorium illustrent chacune à leur manière cette recherche de synesthésie ou de concordia qui traverse le Moyen Âge. En guise d'introduction à toutes ces questions, et indépendamment des intérêts particuliers des lecteurs pour tel ou tel thème affronté dans l'ouvrage, je recommande le chapitre de H. H. Lohfert Jørgensen, Sensorium. A model for medieval perception, dense de concepts théoriques modernes et riches de suggestions invitant les lecteurs à revisiter leurs propres recherches. Revenant sur le terme saturated sensorium présenté dans l'introduction du volume, l'auteur suggère que la civilisation médiévale a amené un tel système organisateur de la perception--historiquement et culturellement déterminé--à rechercher une expérience chrétienne du sacré, expérience qu'il lui fallait aussi authentifier (cf. 25). C'est ce que H. H. Lohfert Jørgensen appelle hagiosensorium et qu'il propose comme un modèle général capable de décrire les expériences du sacré au Moyen Âge.

Sans pouvoir discuter plus longuement ce chapitre, je relève seulement que la mise en avant d'un hagiosensorium médiéval me paraît quelque peu restreindre le thème que devait traiter ce chapitre, à savoir Sensorium, terme plus général et qui suggère la possibilité d'expériences autres que celles du sacré. Cela peut sembler un point de détail, mais cela soulève néanmoins la question fondamentale de savoir si la civilisation médiévale dans son ensemble était bel et bien marquée par une vision du monde chrétienne, promue par l'Église (éventuellement pour s'y opposer), ou s'il y avait des pans de l'existence humaine qui échappaient à cette influence. Par ailleurs, l'auteur renonce aux différentiations chronologiques et géographiques pour se concentrer sur des "aspects constitutifs des modalités médiévales de l'expérience sensorielle" (25). C'est un choix tout à fait justifiable mais qui peut poser quelques problèmes. Par exemple, en ne situant pas par rapport à la tradition gréco-romaine ou même judaïque l'opposition faite dans le christianisme entre bonnes et mauvaises odeurs, il risque de surévaluer la spécificité de la grammaire chrétienne des sens.

Un point intéressant illustrant la démarche des auteurs concerne l'usage critique de certains termes modernes. Celui, par exemple, de media a été finalement laissé de côté parce que jugé trop lié à des notions contemporaines de représentation et de communication inconnues comme telles au Moyen Âge. C'est le terme de médiation qui lui a été préféré en raison de son champ sémantique plus vaste et du rôle central joué par la médiation du Christ dans la culture chrétienne médiévale. C'est en effet à partir de ce Médiateur archétypique et paradigmatique que se déployait une série continue de médiations ayant pour corollaire une vision sacramentelle du monde selon laquelle tout est porteur de sens ou peut le devenir, tout est susceptible de manifester la présence et l'agir divins. Cette conception dépend évidemment de l'affirmation de l'Incarnation du Verbe divin, dont les effets se déployaient d'innombrables manières dans la chrétienté médiévale (voir le chapitre consacré à ce thème par Kristin Bliksrud Aavitsland, 72-90).

Pour conclure ces brèves observations qui ne rendent guère justice à la richesse de l'ouvrage, je soulignerai le fait que les études qu'il réunit illustrent à leur manière, et chacune avec ses caractéristiques propres, l'idéal médiéval de concordia. Des leitmotivs se croisent et se développent en suscitant de nouvelles résonnances. Les auteurs ont mis en avant des documents très divers, certains très remarquables, provenant pour la plupart d'un monde scandinave trop souvent absent des études sur la culture médiévale, et les ont mis en rapport avec des textes classiques de la période, de Jean Damascène à Thomas d'Aquin ou Bonaventure.

Si toutes les contributions du livre présentent une assise théorique, certaines la développent beaucoup plus amplement que d'autres. Le volume fournit ainsi des accès, certes quelque peu épars, aux réflexions médiévales et modernes sur la sensation, le rôle des sens, de la mémoire, etc. Stimulante, la confrontation aux concepts théoriques les plus contemporains est cependant respectueuse des spécificités des sources anciennes et souligne parfois sans ambages la différence séparant notre culture médiatique post-moderne et celle du Moyen Âge (voir encore Kristin Bliksrud Aavitsland, 88).

Comme ces études proposent de nombreux cas concrets de mise en oeuvre des "principles of perception and mediation" annoncés en titre, ce dernier aurait pu le mentionner et ainsi attirer peut-être l'attention d'historiens moins friands de considérations théoriques.

Nul doute, en tout cas, que chacun trouvera de quoi nourrir ses réflexions avec ce bel ouvrage.

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Note:

1. P. 93: sacer devrait être écrit en italique. P. 154: le titre de l'ouvrage de Bonaventure est : De modo orandi (non: De modi orandi). P. 259, phrase fautive: "..wherefore all objects of science must needs be, in a fashion seen."