Turner : De la lumière ! Plus de lumière !

Rejoindre un jour le panthéon des grands maîtres ne suffisait pas à Joseph Mallord William Turner (1775-1851). « Je veux être une tête au-dessus de Titien, Rembrandt, Poussin et Lorrain. » Voilà ce que le peintre anglais se disait en se rasant le matin.
Après avoir visité l’exposition Turner et ses peintres, que le Grand Palais à Paris accueille du 22 février au 23 mai 2010, juste après une étape obligée à la Tate Britain de Londres, on ne peut plus en effet définir Turner en quelques mots clés rebattus : paysagiste, romantique, précurseur de l’impressionnisme et de l’abstraction, il faut aussi ajouter à la liste : compétiteur maladif.
Certes, il a fallu attendre un siècle et demi après la disparition de leur peintre star, pour que messieurs les Anglais relayés par les Français réalisent le vœu le plus cher de Turner : être confronté à ses mentors symboliques, pièces à l’appui.
Londres et Paris sont si proches, que le Grand Palais a modifié l’exposition organisée l’automne dernier par les Britanniques. Le titre et une partie du contenu ont donc changé. Nous sommes passés des maîtres de Turner (Londres) à ses peintres (Paris). Ce qui revient à dire que la galerie nationale nous présente à la fois les œuvres des maîtres avérés de Turner et celles de peintres moins connus du grand public qui l’ont influencé. Parmi elles les paysages néo-classiques des Français Pierre-Henri de Valenciennes et de Jean-Victor Bertin.
Paris a également voulu souligner combien Turner avait fréquenté le Louvre et s’était imprégné de ses chefs d’œuvres. Onze peintures du musée français, dont La Vierge au Lapin du Titien, ont été prêtées à la galerie nationale, contre quatre seulement à la Tate Britain. La madone de l’Italien est mise en relation avec la Sainte famille, 1803, de Turner. Le tableau, on le sait, appartient à la Reine.
Le Déclin de l’empire carthaginois,1817, fait aussi partie des œuvres de Turner qui n’ont pas fait le voyage de Londres. Il est mis en regard de Port de mer au soleil couchant, 1639, de Claude Lorrain, dont la lumière n’a pas cessé de travailler l’Anglais.
Moins notoire, l’attrait du jeune Turner pour les gravures de Piranèse, notamment Les vues de Rome. Pour le démontrer sont juxtaposées Vue intérieure de la villa de Mécène à Tivoli, 1764, et une aquarelle de Turner L’Intérieur de la cathédrale de Durham, vers l’est, le long du flanc Sud, 1798.
Cela dit, Turner n’avait pas qu’une inclinaison au challenge, il vouait aussi un culte à ses œuvres. À partir de 1804, il aménagea une galerie contiguë à son logement, pour y organiser des expositions régulières de ses peintures.
Une salle de l’exposition évoque cette galerie, sans pour autant la restituer à l’identique. Ceux qui souhaitent en visionner une reconstitution virtuelle iront sur le site de la Tate, à l’adresse : http://www.tate.org.uk/britain/turner/gallery.htm
Turner compétiteur, disions-nous. En effet, selon ce fils de barbier, admis à la Royal Academy Schools à l’âge de 14 ans, tout tableau peut être copié et dépassé.
Pendant ses années d’apprentissage, Turner puise dans les chefs d’œuvres des maîtres anciens, ou carrément les refait à sa manière. Parmi ses peintres de prédilection : Canaletto, Le Lorrain, Poussin, Rembrandt, Rubens… Ou encore des artistes contemporains : Bonington, Constable, Girtin, Wilson et le Suisse Ducros.
Ainsi, les personnages du premier plan et les arbres encadrant la scène d’Énée et la Sibylle, lac d’Averne, 1798, sont-ils directement inspirés du Lac de Nemi de Richard Wilson.
La simplicité de son Clair de lune, étude à Millbank, 1797, avec ses miroitements dans la Tamise n’est pas sans rappeler les peintures de son ami Thomas Girtin, avec qui, à ses débuts, il peignait à quatre mains.
Si Turner est un fervent admirateur de ses aînés, il ne néglige pas de regarder les peintres de la jeune génération, d’autant plus quand ceux-ci se prétendent ses continuateurs, comme le très remarqué Richard Parkes Bonington, emporté en 1828, à vingt-six ans, par la tuberculose. En 1830, Turner rendra hommage à la Côte française avec pêcheurs, 1826, de ce dernier, en lui en dédiant une remarquable variation intitulée Les Plages de Calais. On y reconnaît, sans hésitation, sa lumière chaude et saturée gommant les formes des pêcheurs, réduites à des silhouettes.
Pour Turner, vous l’aurez compris, mort ou vif, un peintre est à la fois un rival et un stimulant. En 1802, il traverse le Channel et court au Louvre. Le déluge de Nicolas Poussin, 1660, le laisse sans voix. Cependant, il trouve à redire. Certes les couleurs du Français sont à tomber par terre. « Mais avec un sujet pareil, quelle absence de dramatisation ! » s’écrie-t-il.
Enthousiasmé, mais pas convaincu, par le déluge de Poussin, Turner en réalise un en 1805 dans lequel il multiplie les personnages de façon à amplifier l’issue funeste de ce mythe universel. À la barque du premier plan chez Poussin, Turner substitue un groupe d’hommes en train de repêcher femmes et enfants dérivant. Derrière eux, non pas une barque, mais le squelette d’une coque aux prises avec le déferlement d’une lame de fond, qui se répète à l’arrière-plan. Sur l’épave inondée, des corps nus s’accrochent, glissent et s’enchevêtrent. Nous ne sommes plus dans les lumières si bien orchestrées par Poussin mais dans celles désordonnées d’une scène représentant le déchaînement de la nature. Priorité est donc déjà donnée aux effets naturels exprimés de manière plastique et non illustrative comme chez le Français.
Tout au long de sa carrière Turner répétera ce procédé : partir d’une œuvre admirée et en donner sa version plastique. Ce qui n’est pas mauvais en soi, dans la mesure où à force de se pétrir de ses modèles déclarés, il analyse ce qui préside à leur composition, au choix du chromatisme, à la distribution de la lumière. Son Pilate se lavant les mains, 1830, en est un bon exemple. La peinture se réfère à une gravure de Rembrandt La Pièce de 100 florins, 1649. Même traitement indistinct de la foule et des contrastes lumineux.

Pour peindre Ce que vous voudrez ! 1822, illustration d’une scène de La Nuit des rois de Shakespeare, Turner s’est, cette fois, inspirée des Deux Cousines, 1716, de Watteau. Ici, l’Anglais non seulement s’approprie les roses et ocres de la palette du Français, mais il les dispose par petites touches de couleurs primaires (rouges, jaunes) et de ses complémentaires (verts, oranges) de manière à ce qu’elles produisent exactement la lumière cuivrée d’une fin d’après-midi d’automne.

C’est cependant chez Claude Gelée dit le Lorrain que s’enracine la passion de Turner pour la lumière. Sa filiation est là, nulle part ailleurs. Turner s’est construit sur l’œuvre aimée à en pleurer du Lorrain.
La lumière éblouissante du Déclin de l’empire carthaginois et de Regulus (transcription du martyre du général romain du même nom, forcé par ses ennemis à regarder le soleil, paupières arrachées) est en germe dans le Port de mer avec l’embarquement de Sainte Ursule, 1641 et dans celui au soleil couchant, 1639, du Lorrain. Turner la lui a dérobée et l’a magnifiée.
Bref, comme nombre d’artistes, c’est en dialoguant avec ses maîtres, que Turner s’en est affranchi et a trouvé son propre style. On lui doit une nouvelle forme d’expression de la lumière et de la couleur (notamment par le transfert de la technique de l’aquarelle à la peinture à l’huile). Mais aussi une distanciation du régime figuratif, ainsi que l’attestent ses dernières œuvres comme Tempête de neige, 1842. Dans cette peinture, les figures se délitent dans la matière au profit d’une atmosphère. Elle n’est plus qu’illumination et chaos.
Les peintres abstraits américains de l’après-guerre (Pollock, Rothko) retiendront les leçons des derniers Turner et s’en réclameront jusqu’à en faire l’initiateur de l’Action painting.

Catherine Cazalé

Laisser un commentaire