Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu

Tous les ans, à l’approche du 31 octobre, nous vous concoctons pour notre plus grand plaisir une section d’ouvrages pour Halloween, en lien avec la littérature fantastique / d’épouvante, nos tops d’Halloween. Mais depuis l’année dernière, en plus de notre traditionnel top de l’horreur, nous avons eu envie de consacrer l’ensemble du mois d’octobre aux genres littéraires en lien avec cette fête, avec son lot de sorciers et de sorcières, de monstres et de démons, de revenants de tout poils, de brouillard, de clairs-obscurs et de nuits de pleine lune, de cauchemars et de terreur ! Nous commençons ce nouveau mois de l’étrange avec le grand classique de la littérature gothique vampirique, le troublant Carmilla de Joseph Sheridan Le Fanu.

Moins connu que son successeur Dracula, Carmilla est pourtant un classique du fantastique vampirique qui a servi de socle à de nombreux projets artistiques, comme les films Vampyr de Dreyer et Mourir de plaisir de Vadim, diverses productions de la Hammer, ou encore la série des jeux-vidéos Castlevania. Bram Stocker lui-même a avoué s’être fortement inspiré de Carmilla pour l’écriture de son monument de la littérature vampirique. C’est effectivement en 1872, 26 ans avant Dracula, que l’irlandais Joseph Sheridan Le Fanu fait publier In a Glass Darkly, un recueil de nouvelles gothiques parmi lesquelles Carmilla mettant en scène une jeune femme innocente en proie aux tourments d’un amour monstrueux.

Le récit se déroule en Autriche, dans un château isolé de la Styrie. La narratrice de l’histoire, Laura, est la fille d’un gentilhomme, officier de l’armée autrichienne à la retraite, qui y demeure avec sa fille et quelques domestiques. Le vaste domaine s’étend au cœur d’une forêt, à plusieurs milles anglais du plus proche village habité. Plus près, se trouve un village abandonné dont l’église en ruines renferme les tombeaux de l’ancestrale famille des Kamstein. La jeune Laura souffre de solitude dans cette immense bâtisse, jusqu’au jour où une jeune femme accidentée à proximité du domaine est accueillie dans le château : la mère de cette dernière, pressée par une affaire de la plus haute importance, se voit en effet contrainte de laisser sa fille sous la protection du père de Laura sous peine d’être freinée dans sa mission. La jeune inconnue, prénommée Carmilla, se révèle d’une grande beauté et va exercer, au fil de son séjour, un ascendant de plus en plus suspect sur la jeune Laura, fascinée par la beauté et l’étrangeté émanant de sa nouvelle amie…

Carmilla est LE récit gothique par excellence : il recèle quantité des stéréotypes du genre. Je sais que de nos jours, le terme stéréotype a pris une connotation péjorative dans la mesure où l’on loue davantage une œuvre pour son originalité et son non-conformisme. Or, l’un n’empêche par l’autre ! Je vous explique : j’emploie ici le terme stéréotype sans valeur de jugement mais plutôt pour désigner les codes génériques du gothique. J’aime bien la littérature gothique et j’aime les éléments dits stéréotypés du gothique, c’est à dire les éléments qui la caractérisent, le modèle sur lequel l’œuvre peut se déployer. Il existe de grands romans gothiques, très stéréotypés (c’est-à-dire qui reprennent les codes du genre) et très originaux (la saga gothique de Joyce Carol Oates, pour ne citer qu’un exemple contemporain, mais on puise également quantité d’œuvres cultes du genre si l’on cherche du côté du mouvement néo-gothique de la fin du XIXe siècle). Je lis avec plaisir et bienveillance ce genre romanesque et me délecte en découvrant comment ces codes sont utilisés. Car l’accumulation d’éléments dits gothiques ne peut pas à elle seule permettre la production d’une œuvre riche de sens. Et Carmilla est un œuvre singulière et intéressante à bien des égards.

Carmilla est un classique du genre et a donc participé à l’établissement de ces stéréotypes, c’est d’ailleurs le premier texte à relater de manière très détaillée les rituels pour éliminer un vampire (pieu, décapitation, incinération du corps et de la tête). Par conséquent, on trouve évidemment de nombreux éléments gothiques, à commencer par le décor qui marque un goût prononcé pour le passé, ses ruines, et le théâtre élisabéthain — Shakespeare — : il s’agit d’une part d’un vieux château, immense et sombre, avec une multitudes de pièces, et dans lequel on a vite fait de se perdre, d’autre part, du village abandonné dans les ruines duquel reposent les restes de la famille éteinte des Kamstein. Les personnages aussi sont stéréotypés, à commencer par le couple antithétique formé par Laura, jeune femme pure et et vertueuse, persécutée par les forces du mal, et Carmilla, femme fatale à la beauté renversante et sexualisée qui manipule tout le monde.

L’intérêt du roman réside dans cette relation qu’entretiennent les deux jeunes femmes, en particulier la fascination qu’exerce Carmilla sur Laura. Les deux personnages se sont en effet rencontrées des années plus tôt, lors de ce que Laura, alors enfant, avait cru être un cauchemar durant lequel la vampire l’a visitée. La relation entre les deux femmes va rapidement se charger d’une tension sexuelle que l’auteur va distiller subtilement, abordant ainsi de manière très audacieuse pour l’époque la question de l’homosexualité féminine. C’est d’ailleurs l’un des premier textes victoriens à aborder si explicitement le trouble qui peut naître entre deux femmes, la brune voluptueuse et la blonde placide, couple antithétique que l’on n’a pas fini de voir et revoir sur les grands écrans (surtout les fans de David Lynch)… Ainsi, l’auteur associe la peur au désir, la monstruosité à l’amour et l’érotisme, éléments que de nombreux récits vampiriques vont ensuite explorer à outrance.

La nouvelle joue sur des effets de suspens et de peur en insufflant au fil du récit de nombreux éléments vampiriques, comme des références à la morsure de la créature, et plus largement fantastiques, avec des apparitions fantomatiques par exemple. De plus, le paratexte joue avec les lecteurs et les lectrices en avançant dans le prologue que le texte que nous nous apprêtons à lire est tiré d’une histoire vraie. Ainsi, Joseph Sheridan Le Fanu prend le parti d’une narration à la première personne, sous la forme d’une confession que Laura aurait couché sur papier, témoignage d’un événement surnaturel. De ce fait, la narration du point de vue de Laura permet aux lecteurs et lectrices de s’identifier à la victime de Carmilla, entre séduction et répulsion. Ce jeu avec le paratexte, s’il est aujourd’hui éculé, n’en est pas moins dépourvu de charme, de même que l’écriture du texte, précieuse et ornementée, un tantinet surannée comme j’aime. L’horreur émanant du récit est aussi esthétisée, avec les flots de sang qui s’écoulent des corps décapités ou encore le bain de sang dans lequel Carmilla se ressource dans son cercueil (la légende de la Comtesse Báthory a encore frappé !). Il en résulte un roman gothique encore troublant aujourd’hui, que les amateurs et les amatrices du genre se doivent de lire absolument !

Anne

Carmilla, Joseph Sheridan Le Fanu, Le Livre de poche, 2€

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