La Maison hantée de Shirley Jackson

Tous les ans, à l’approche du 31 octobre, nous vous concoctons pour notre plus grand plaisir une section d’ouvrages pour Halloween, en lien avec la littérature fantastique / d’épouvante, nos tops d’Halloween. Mais depuis deux, en plus de notre traditionnel top de l’horreur, nous avons eu envie de consacrer l’ensemble du mois d’octobre aux genres littéraires en lien avec cette fête, avec son lot de sorciers et de sorcières, de monstres et de démons, de revenants de tout poils, de brouillard, de clairs-obscurs et de nuits de pleine lune, de cauchemars et de terreur ! Nous continuons ce nouveau mois de l’étrange avec un classique de l’épouvante, La Maison hantée de Shirley Jackson.

Considéré par Stephen King comme « le meilleur roman fantastique de ces cents dernières années », La Maison hantée, originellement The Haunting of Hill House, est paru en 1959 et demeure encore aujourd’hui un roman gothique profondément moderne. Shirley Jackson y réinvestit en effet les stéréotypes ultra-codifiés du genre pour en faire un roman psychologique subtil et bien plus effrayant qu’il n’en a l’air…

Le Docteur Montague, scientifique émérite, décide de trouver des preuves scientifiques du paranormal en mettant en place une sorte d’expérimentation dans une maison prétendue hantée, Hill House. Pour cela, il décide de mener une expérience dans la maison même en y invitant des personnes ayant déjà été confrontées au surnaturel. Seules deux personnages répondent à l’invitation du docteur : Eleanor Vance, une femme solitaire qui a longtemps vécu recluse pour s’occuper de sa vieille mère, et Theodora, une jeune artiste bohème. Eleanor a été confrontée plus jeune à des poltergeists alors que Théodora a déjà manifesté des compétences de télépathie. S’ajoute au trio Luke Sanderson, jeune héritier de Hill House mandaté par sa tante pour s’assurer que l’expérience se déroule sans accroc pour la maison. La maison joue d’ailleurs un rôle essentiel dans le roman, elle y est omniprésente. C’est une grande bâtisse ruisselante de Mal. Son aspect est indubitablement abominable, son histoire est cruelle, son architecture est atypique et malsaine, avec ses angles non droits qui donnent l’impression de tanguer sur un navire en mer et qui ne permettent pas aux portes de rester ouvertes, avec ses pièces sans fenêtres, sa tour, sa bibliothèque et son escalier en colimaçon de fer, avec sa nursery glaciale. Un vrai labyrinthe. Les environs aussi sont inquiétants, les collines inhabitées, mettant en exergue l’écrasante présence de House Hill, isolée, malfaisante, mauvaise par essence. Nos quatre personnages vont ainsi passer plusieurs jours dans cette monstrueuse maison où ils seront confrontés à des phénomènes d’hantise ayant d’étranges répercutions sur leur perception du monde.

Le récit se déroule en quasi-huit clos, si l’on excepte le trajet qu’Eleanor effectue en voiture de son foyer à Hill House. Le récit s’articulera d’ailleurs autour des quatre personnages principaux auxquels se joindront dans la seconde moitié du roman la femme du Docteur Montague et l’un de ses acolytes pratiquant le spiritisme. Chaque personnage relève a priori d’un stéréotype du gothique : par exemple, le Docteur Montague campe un Professeur Van Helsing parfaitement crédible, quoique moins charismatique que l’éminent personnage de Dracula : Shirley Jackson s’amusera d’ailleurs à nous le décrire soumis à une femme bien plus forte et résolue que lui tout en démontrant que Montague est un homme de sciences et non de foi. Il en va de même pour les autres personnages du roman : chacun ressemble de prime abord à un stéréotype gothique : la timide Eleanor aurait été une parfaite femme persécutée opposée à la femme fatale que Théodora aurait pu incarner en raison de son caractère assuré. Luke aurait également été un excellent beau ténébreux, riche de surcroit, s’il n’avait été si espiègle ! En mettant à mal les types du gothique, sans pourtant les trahir, Shirley Jackson se joue du genre traditionnel dont elle se nourrit. Le personnage de Mme Montague, sorte de Madame Blavatsky de seconde zone, figure d’ailleurs cette rupture avec la tradition gothique : elle incarne en effet cette vieille école en reprenant des stéréotypes ultra-éculés du genre — ses mentions totalement bancales d’une religieuse emmurée, d’un moine sadique, d’un danger émanant de la cave, ou encore son goût pour le spiritisme — stéréotypes traités avec beaucoup d’ironie par l’autrice. Ainsi, Shirley Jackson se défend d’écrire un roman gothique traditionnel mais bien un roman gothique moderne.

Mais qu’est-ce qu’un roman gothique moderne ? Je dirai qu’il s’agit d’un récit où l’horreur ne procède pas du surnaturel mais de quelque chose de bien plus profond. En cela, le personnage d’Eleanor est particulièrement fascinant : le récit est narré selon son point de vue, aussi, la narration dépend de sa propre subjectivité. Et c’est cette subjectivité narrative qui va être à l’origine du malaise que le lecteur et la lectrice ressentent en lisant ce texte singulier. En effet, Eleanor va subir la hantise de Hill House de manière progressive et dérangeante. Ainsi, de même qu’Eleanor va progressivement perdre pied avec la raison, la narration va perdre pied avec le réel et nous plonger subtilement dans une sorte de folie hantée, une paranoïa grandissante, avec des passages hallucinés, entre cauchemars et surnaturel. Shirley Jackson fait alors un parallélisme entre la folie et les événements paranormaux — des simples poltergeists, puis des phénomènes de grande hantise, comme des bruits de porte qu’on frappe, des flots de sangs inondant la penderie de Theodora, ou encore une zone de froid inexpliquée dans la nursery. Dans les romans fantastiques classiques, le propos oscille traditionnellement entre différentes interprétations mettant en cause soit la folie soit le surnaturel, cela sans prendre réellement parti avant le dénouement. Ici, Shirley Jackson joue sur ces deux niveaux d’interprétation en prenant parti pour les deux : la maison est indéniablement hantée et Eleanor est indéniablement sujette à cette hantise qui la pousse à la folie. Le doute va quant à lui naître de son rapport au réel : les événements contés sont-ils réels ou hallucinés / fantasmés ?

Au-delà de l’horreur de la hantise à proprement parler, le roman nous parle de l’horreur de la solitude, explorée sous différentes facettes. Eleanor est le personnage principal du roman car elle porte en elle cette solitude, notamment dans son étrange rapport aux autres : elle a mené une vie monacale avec sa mère, sa vie sociale est inexistante, et elle manifestera une bonheur assez pathétique à être — enfin — acceptée par des inconnus, à appartenir à un groupe, à la société, dès le premier soir à Hill House. Cette première soirée est intéressante car cet enthousiasme excessif à être accepté par les autres est plutôt pathologique : il s’agit en réalité d’une soirée classique où l’on fait connaissance, mais cette soirée est rendue piquante par la personnalité haute en couleurs de Theodora. Eleanor se prend rapidement d’affection pour cette dernière, mais la personnalité de Theodora s’avérera très changeante du point de vue d’Eleanor, d’emblée hyper-chaleureuse, elle se révélera parfois acerbe, voire méchante et agressive.

Ce changement de personnalité relève d’une anomalie dans la narration, comme un défaut d’écriture, une incohérence, pire ! Une invraisemblance, comme si l’autrice caractérisait mal le personnage de Theodora. Or, Shirley Jackson maîtrise sa narration, c’est indéniable. Ici, il ne s’agit de créer un malaise dans la narration même pour mimer le trouble avec lequel Eleanor perçoit le monde. C’est une méthode très subtile car le trouble d’Eleanor trouve un écho dans celui du lecteur et de la lectrice. Le problème dans la caractérisation de Theodora n’émane pas de la narration mais de la perception qu’en a Eleanor qui l’adore et la déteste par vagues, avec excès, de manière sinon malsaine du moins pathologique. Ce qui est intéressant dans ce parti pris narratif est que nous, lecteurs et lectrices, percevons la diégèse du point de vue d’Eleanor et vivons sa folie / hantise de son point de vue, sans les repères nécessaires pour accéder au vrai.

L’isolement de la maison va accentuer le sentiment de solitude d’Eleanor et faire naître en elle une forme de paranoïa amenée subtilement dans le récit, par l’incompréhension et le rejet apparents des autres, comme nous venons de le voir avec Theodora. De plus, les phénomènes paranormaux vont persécuter, sinon s’acharner sur Eleanor — c’est son nom qui s’inscrit sur les murs, c’est elle que la maison appelle. Et comme c’est un roman de fantôme, la culpabilité est aussi au cœur du roman, culpabilité qui hante et va surgir d’Eleanor progressivement. La maison hantée exalte les faiblesses de sa proie et la rend vulnérable.

Ainsi, La Maison hantée est un roman gothique profondément moderne dans la mesure où, s’il réinvestit les stéréotypes du genre, il en fait clairement autre chose qu’un roman gothique : c’est un roman de l’intériorité qui parle des difficultés pour une jeune femme à se trouver et s’intégrer aux autres. Il s’agit d’un roman d’horreur psychologique qui explore les affres d’une quête impossible, celle de se trouver dans un labyrinthe de détresse et de solitude. Car c’est ce qui tue Eleanor, non pas d’être perdue dans un labyrinthe, mais de s’y trouver seule. Encore une fois. Ce n’est pas un roman qui fait peur dans le sens traditionnel des fictions d’épouvante : ce ne sont pas les événements surnaturels ni cette maison abominable et malveillante qui sont effrayants, ce sont les autres, les gens, Théodora, Luke et Montague qui font peur. Parce qu’ils sont l’altérité et parce qu’ils font peur à Eleanor car elle ne parvient pas à les percevoir de manière vraisemblable, cohérente et fiable. D’ailleurs, la narration accorde une grande importance aux dialogues, mettant en valeur les personnages et plus particulièrement leurs échanges, leurs relations. L’aisance dans les relations avec les autres fait défaut à Eleanor et ce nouvel échec à communiquer sainement avec les autres est l’origine de son effroi. En fait, La Maison hantée est un véritable cauchemar pour les sociophobes !

Anne

La Maison hantée, Shirley Jackson, traduit par Dominique Mols et Fabienne Duvigneau, Éditions Payot et Rivages, 8.20€

5 commentaires

  1. Quelle intéressante chronique Anne. Je ne connaissais pas cette autrice mais ce tu en dis me donnes vraiment envie de découvrir cette maison. J’aime bien cette idée de version moderne du roman gothique. D’ailleurs, tu nous l’as bien expliqué. La communication est le grand mal de nos sociétés. Je note ce titre et j’ai bien hâte de le lire. Au plaisir!

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    1. Merci beaucoup pour ton chaleureux commentaire, ça me fait très plaisir. J’espère que tu aimeras ce roman autant que moi. Shirley Jackson a écrit peu de romans, mais je pense qu’ils sont essentiels aux passionné·e·s de gothique et de fantastique. « Nous avons toujours habité le château » m’attend sur les étagères de ma bibliothèque, ce sera une très prochaine lecture. Au plaisir !

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