Colombey est une fête Aurélie Chenot

La vie d’une revue, transition, le langage et sa modernité, l’émulation des années 1920. Dans un récit très documenté, mais habilement mené pour ne pas ennuyer le lecteur ou le noyer sous les références, Aurélie Chenot retrace le parcours, intellectuel, amoureux et amical d’Eugen Jolas, le directeur de cette revue résolument internationaliste qui publia entre autres La lettre au père de Kafka, le Finegan Wake de Joyce en épisode. Colombey est une fête, l’intelligence et la modernité qui s’y inventèrent aussi.

Comme vous le savez sans doute, je ne connais pas trop mal les années 1920 -1930. Ce fut donc un immense plaisir de retrouver tous les noms de ceux qui en ont construit l’éclat. Peut-être bien plus que l’argument à l’origine du livre (la villa, la Boisserie, où se fabriqua cette revue fut aussi celle de De Gaulle), j’ai été passionné par l’hypothèse en sous-texte dans Colombey est une fête : la modernité poétique peut aussi venir par ceux qui savent l’étrangeté de la langue, par ceux qui, par leur origine, parlent et écrivent plusieurs langues, par tous ceux qui ont veillé aux cours de ces années à montrer que dans tous les pays (occidentaux du moins) une réinvention fut mise en pratique. Aurélie Chenot l’explique, je trouve, avec une très grande clarté, quand elle évoque la rencontre continuellement manquée entre Eugen Jolas et André Breton. Deux conceptions de la langue s’y trouvèrent s’affronter. D’une part nous avons Eugen Jolas, au centre de son récit (notons qu’une partie de ce récit est la traduction, la paraphrase, de ses mémoires inédites): son père est américain, il grandit entre l’Alsace et la Moselle, entre l’anglais, le français et l’allemand. Il n’abandonnera aucune de ses langues, il sera attentif toute sa vie à toutes leurs capacités et possibles altérations. Autour de lui, il rassemblera une grande partie des dissidents du surréalisme. On savait les querelles de personnes, les divergences sur la politique ou la sexualité, on ignorait le dédain de Breton pour tout ce qui n’était pas francophone, sous son strict contrôle. Eugen Jolas fut lié avec Valery Larbaud, mais surtout avec Philippe Soupault qui, lui aussi, montra une très vive passion cosmopolite. Il faut d’emblée le souligner, Aurélie Chenot, notamment par une maligne organisation en chapitre, parvient à éviter le name dropping. Pourtant, est c’est l’une des fêtes de ce livre : tous les noms décisifs de ces années sontlà. Quand on se penche sur ces années, on peut facilement avoir l’impression que tout le monde se connaissait, se croisait. Autour de Jolas gravite donc Leiris, Michaux et sans doute, d’un peu plus loin, Crevel (sans doute par Gertrude Stein), on lit même avec plaisir le nom de Ribbement-Dessaigne, Hemwingway et Henry Miller. Eugen Jolas part aux États-Unis, y devient journaliste, rencontre des écrivains aussi important que Sherwood Anderson. Une curiosité toujours en éveil. Difficile de ne pas la célébrer. Difficile aussi de ne pas indiquer quelques glissements (Roussel, surréaliste ?!) et de pointer un élément sur lequel l’autrice reste discrète. Une question toujours importante pour les revues qui ensuite sont dotés d’un très fort impact par les universitaires reste de savoir qui les finance, comment et pourquoi. Nous n’en saurons hélas pas grand chose. Aurélie Chenot le dit pourtant, transition eut un certain succès, un tirage conséquent. L’autre point que j’aurais aimé voir approfondi concerne la poétique propre d’Eugen Jolas. Admirable transmetteur, il développa aussi son œuvre d’après ce que l’autrice appelle un néo-romantisme, ce qu’il appelle lui un romantisme blanc, à l’instar de celui de Novalis. Colombey est une fête nous donne un très bref poème de Jolas. Au risque de sombrer dans le travail universitaire, dans l’aride érudition, j’aurais aimé en savoir un peu plus, notamment sur les ambivalences politiques, le refus du marxisme, le caractère quasi parnarssien que peut facilement prendre cet engagement dans la matière première du langage. Il faut quand même souligner la très grande efficacité de ce livre.

Le créateur est toujours un individualiste. Cela ne l’empêche pas de voir son travail en relation avec la mythologie générale de son groupe. Mais il se considère toujours comme un autonomiste de l’esprit, un non-conformiste, un rebelle, un élément subversif dans n’importe quel groupe en ce qui concerne sa vie intérieure.

On peut également lire dans Colombey est une fête une manière de présentation du Finegan Wake de Joyce. Notons qu’Aurélie Chenot fait preuve de toutes ses qualités de journalistes pour rendre limpide la genèse de ce livre d’une difficulté extrême. Comme tant d’autres, je n’ai aucune honte à avouer, n’être pas parvenu à en lire plus d’une trentaine de pages. Colombey est une fête m’a donné profondément envie de retenter l’expérience. Joyce, après son Ulysse tente un stream of inconsciennes, pourrait-on dire une plongée dans le fleuve du langage, dans toutes les associations sonores qu’il donne à entendre, à voir, à déformer. Eugen Jolas le publia dans sa revue en dépit de l’incompréhension, voire du mépris, rencontrés. Jolas en fut le premier éditeur, le premier à souffrir des ballets des épreuves, des corrections de derniers instants. Il déchiffrait les carnets de Joyce pour comprendre les enjeux, il organisa aussi la critique susceptible d’accompagner cette parution. Passionante histoire que ce work in progress.


Un grand merci aux éditions Inculte pour l’envoi de ce récit.

Colombey est une fête (189 pages, 15 euros 90)

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