...un soir d'été en Bretagne, avant et après une longue absence... Parmi les plus belles voix qui m’accompagnent depuis l’adolescence, celle, vibrante, tremblante, grave et douce, écorchée et caressante, d’Annkrist, bien souvent me revient en tête, comme sortie d’un rêve un peu fiévreux – car la seule fois où j’ai eu la chance de la voir sur scène, vers l’âge de 13 ou 14 ans à Chambéry en 1988 ou 1989 (j’ai la mémoire qui flanche), une forte grippe aurait dû me maintenir au lit et il avait fallu insister un peu (pas trop) pour convaincre mes parents de me laisser sortir malgré les 40 degrés qu’affichait obstinément le thermomètre. Je la revois comme si c’était maintenant, chevelure flamboyante, le cœur à nu, vacillante, fragile, nimbée d’une étrangeté sans fond (de son parcours on avait alors appris quelques bribes qui n’avaient fait qu’ajouter au mystère de sa présence sur Terre) et pourtant forte de son chant, simple, amicale, chaleureuse aussi – et je revois encore la dédicace alors tracée sur l’affiche bleue que j’ai conservée des années durant jusque dans ma chambre d’étudiant, « à Lionel, ce petit lion qui est surtout un oiseau rare… »
J’écrivais des textes à partir de ses chansons, dont le phrasé, le vocabulaire, les sonorités me sont pour ainsi dire passés dans l'encre et le sang. J’écoutais, inlassablement, et j’écoute encore, "Enez Eussa", "D’orage et de cerises", toutes les chansons de "Bleu colbalt", "Ange de nuit" et de la demi-dizaine de disques majeurs laissée par la dame en bleu, que je n’ai jamais revue.
Il y eut un appel, un soir, à la maison. Une chanson, "La beauté du monde", enregistrée en public et en Bretagne au début des années 2000 dans un disque collectif. Cherchant sur Internet je retrouve les traces d’un concert qui aurait été donné en juin 2018. Je retrouve surtout aujourd’hui cet enregistrement vidéo d’une qualité exécrable, mais incroyablement précieux, d’un retour scénique en Bretagne qui date peut-être de 2002 (ou bien plus récent), auquel mes parents avaient eu la chance d’assister – je leur dois cette bande, récupérée auprès d’un spectateur inconnu, où l’on entend de nouvelles chansons, mais il faut tendre l’oreille, et d’anciennes que je connais toujours par cœur. Annkrist y apparaît d’abord dans toute sa fragilité, puis gagne en puissance, en aisance, portée par l’enthousiasme du public fidèle venu aux retrouvailles. Cela dure une heure trente. Ceux qui connaissent apprécieront – pour les autres, je recommande tout de même d’écouter d’abord ce que l'on trouve de plus audible sur le Net… Voici ci-après le texte de la chanson "D'orage et de cerises".
"J’ai le souvenir de quelques grappes humides
Qui s’écrasent à la fenêtre translucide
Je rêve tant…
Ce n’est rien de le dire la campagne respire
Ses fantômes de couleurs suggérées s’étirent
Et tout surprend…
Il y a sous ces couleurs du mauve et du vert
Quelque chose qui se repose et qui espère
Et qui attend…
Il y a sous ces couleurs du fauve et du fer
Quelque chose qui s’espace et qui se resserre
Un peu de sang…
Je ne sais pourquoi je revois dans la lumière
Deux femmes radieuses portant deux grands œufs de verre
Une autre et moi
Je perds mon gant de soie dans une rue de Venise
Je ressens une odeur d’orage et de cerises
Ce parfum-là…
Il y a sous cette odeur de l’homme et du fer
Quelque chose qui se repose à l’envers
Le cœur battant
Il y a sous cette odeur du venin et de l’air
Quelque chose qui vient du chagrin de la mer
Un peu de sang…
J’entends toutes les langues des taxis qui démarrent
Dans le halo diabolique et adouci des phares
Des élégants
L’Europe pesant sur le front des cathédrales
Les pas des petits enfants qui vont sur les dalles
Petits enfants…
Les gisants songent, entendez le tigre mâle
Prunelle de nickel sophistiquée et fatale
Son feulement
Il y a sous ce cri l’appel et le secours
La beauté singulière l’ardeur des amours
La voix du sang…
Je ne sais pas pourquoi je revois les cigognes
Dans l’arbre d’Ayorou où la lumière m’étonne
En Niger franc
Bruissez dans le verger, bruissez fantômes
Tandis que j’entends tinter Venise et ses dômes
Obstinément
Et je reperds mon gant dans une limousine
Pour venir jusqu’à toi, qu’est-ce que tu t’imagines
J’ai mis le temps
Pour connaître cette nuit en rase campagne
Sous le visage saisi de cette Bretagne
Où je reviens tout le temps…
J’ai le souvenir de quelques grappes humides
Qui s’écrasent à la fenêtre translucide
Je rêve tant…
Que j’ai le sentiment d’entendre ta jeunesse
Se pendre dans l’arbre à la branche maîtresse
Expertement
Et je sens ta jeunesse qui balance à l’arbre
Avec son côté infiniment désirable
Et désirant…
Et pendant que ta jeunesse là se balance
J’entends le cristal des rires doués de l’enfance
Je t’aime tant..."
(Paroles et musique d’Annkrist)