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UNIVERSITE DE LA REUNION FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES Thèse préparée sous la direction de Mme le Professeur Sophie GEOFFROY en vue de l’obtention du Doctorat Nouveau Régime en Littérature américaine FOLIO JESSICA LA POETIQUE DE L’ABJECTION DANS LA LITTERATURE GOTHIQUE AMERICAINE POSTMODERNE : Les cas de Stephen King (1947- ), Peter Straub (1943- ) et Chuck Palahniuk (1962- ) présentée en décembre 2011 devant un jury composé de Messieurs les Professeurs: Denis MELLIER Gilles MENEGALDO Alain GEOFFROY TOME 1 REMERCIEMENTS Je tiens à exprimer, en premier lieu, mes remerciements aux membres du jury qui ont pris le temps d’évaluer mon travail de thèse. Merci pour leur patience et leur avis critique avisé. Mes remerciements vont également au professeur Sophie Geoffroy-Menoux dont les remarques pertinentes ont jalonné mes trois années de thèse et ont su m’aiguiller à travers les sinuosités de mes recherches. Merci pour la confiance et la sympathie qu’elle m’a témoignées pendant ces précieuses années de collaboration et pour ses critiques judicieuses qui ont guidé mes pas dans les moments les plus obscurs de la phase d’écriture de cette thèse. Une pensée toute particulière à ma famille et à son support indéfectible depuis toujours. Merci de croire en moi. 2 INTRODUCTION GENERALE « Grab onto my arm now. Hold tight. We are going into a number of dark places, but I think I know the way. Just don’t let go of my arm. And if I should kiss you in the dark, it’s no big deal; it’s only because you are my love. Now listen » (Stephen King, Skeleton Crew 7) « I believe it’s this feeling of reintegration, arising from a field specializing in death, fear, and monstrosity, that makes the danse macabre so rewarding and magical… that, and the boundless ability of the human imagination to create endless dreamworlds and then put them to work. » (Stephen King, Danse Macabre 28) 3 Le titre choisi pour cette thèse « la poétique de l’abjection dans la littérature gothique américaine postmoderne » se veut être volontairement vecteur de paradoxes à travers son association inattendue de termes au premier abord antinomiques que sont « poétique » et « abjection » ou « gothique, » « américain » et « postmoderne. » Une problématique se pose déjà à nous quant à la catégorie précise dans laquelle insérer l’abjection. Est-ce une notion, un concept, une sensation ? Le terme de « notion » peut être défini comme « la connaissance élémentaire de quelque chose » 1 et peut par exemple être appliqué aux termes de vérité, de bien ou de mal. Le terme « abjection » semble élémentaire pour les individus mais ces derniers sont loin d’en percevoir toutes les problématiques. La distinction qu’établit Kant dans La critique de la raison pure entre le terme « notion » et « concept » élargit notre champ de vision : « le concept est ou empirique ou pur, et le concept pur, en tant qu’il a uniquement son origine dans l’entendement, et non dans une image pure de la sensibilité, s’appelle notion. »2 Le terme notion rationalise des éléments qui revêtent habituellement pour le grand public un caractère abstrait ou restent communément au niveau émotionnel. Néanmoins notre intérêt pour l’abjection concerne justement cette dimension affective. Nos pas de critique nous mènent plus sur la voie de l’empirisme 3 ; l’expérience sensible est mise en exergue, l’abjection étant avant tout un affect 4 qui entre dans le 1 Larousse, Dictionnaire encyclopédique : Noms communs, locutions latines, grecques et étrangères, vol. 2 (Paris: Larousse, 1994) 703. 2 Immanuel Kant, Critique de la raison pure (Paris: Presses Universitaires de France, 1965) 423. 3 Les philosophes tels que Francis Bacon, John Locke ou David Hume ont défendu l’empirisme ; ils considéraient que la connaissance était basée sur des observations et des faits dont on pouvait extraire des lois de manière inductive. Notre démarche tout au long de cette thèse est bien d’émettre un certain nombre de faits récurrents dans nos trois récits, ce qui nous permettra d’établir une règle transférable à l’ensemble des œuvres des auteurs. 4 L’affect nous lie à la sphère des sentiments, des émotions, à « la possibilité d’établir un lien, non seulement entre le sujet et l’environnement, mais aussi entre sujets sensibles et production simultanée d’une intériorité, inhérente à toute entité sensible, située dans le corps. » Françoise Héritier, et Margarita 4 cadre de ce que Stephen King appelle « émotions barbares » dans sa citation inscrite en page 2. Les affects peuvent être liés aux états de douleur comme aux états de plaisir. « A la catégorie de l’affect s’oppose celle de la représentation, comme la sensibilité s’oppose à l’intellect. » 5 On se doit de distinguer des émotions immédiates, primaires à des opérations réfléchies, intellectualisées. La pluralité interprétative de l’abjection est déjà perçue : l’abjection est un thème puisqu’il est le sujet récurrent abordé dans les récits choisis ; il nous lie à une expérience, à des actions et à des réactions qui nous permettent d’y percevoir un schéma persistant ; il est un affect et fait appel à chacun de nos sens. Notre volonté de nous concentrer sur trois récits en particulier −Thinner 6, Shadowland 7 et Lullaby 8− n’occulte en rien dans notre esprit les autres œuvres de leurs auteurs respectifs et nous expliciterons plus loin les raisons de ce choix précis, raisons qui sont, elles, loin d’être simplement portées par l’affectif. Le cartésianisme qui soustend notre démarche doit s’appliquer à chaque étape de celle-ci. Le titre que nous avons choisi indique que nous allons arpenter la voie sinueuse d’éléments en apparence dichotomique -la poétique, l’abjection, le gothique, le postmodernisme- mais qui Xanthakou, Corps et affects (2004: 62). L’affect nous lie ainsi aux perceptions ressenties par le corps exprimées par des états, au retentissement émotionnel. 5 André Green, Le discours vivant : La conception psychanalytique de l’affect, (Paris: Presses Universitaires de France, 1973) 15. Dans Etudes sur l’hystérie (1893-1895), Sigmund Freud établissait déjà sa conception de l’affect, plus précisément dans un article sur « quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques. » « Chaque évènement, chaque impression psychique est pourvu d’un certain quota d’affect (Affektbetrag) dont le Moi se débarrasse ou par le moyen d’une réaction motrice ou par une activité psychique associative. » L’affect, avec le représentant-représentation, est l’une des composantes de la pulsion. Il représente « l’expression qualitative de la quantité d’énergie pulsionnelle et de ses variations. » Jean Laplanche et J-B Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse (2007: 12). Le représentant-représentation est, lui, la représentation à laquelle la pulsion se fixe dans l’inconscient. L’abjection est bien liée à l’affect, car, comme nous le verrons, véhicule d’une réaction physique et mentale, non acceptée par le Moi. 6 Stephen King, Thinner (USA: Signet, 1985). 7 Peter Straub, Shadowland (London: Harper Collins, 1994). 8 Chuck Palahniuk, Lullaby (London: Vintage, 2003). 5 constituent bien un tout efficace pouvant expliquer en partie le succès immuable de ces auteurs. Stephen King, Peter Straub et Chuck Palahniuk jouent avec brio dans leurs œuvres les notes du paradoxe. L’association des deux termes antithétiques « poétique » et « abjection » dans notre titre fait écho à l’ouvrage critique de Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur : essai sur l’abjection 9 qui nous donne un angle d’approche complémentaire. Il est important de préciser que Kristeva fait ici usage du terme « abjection » et non « abject ; » si ces termes sont interchangeables dans l’esprit collectif, ils doivent être ici distingués. Le Grand Larousse Universel donne pour « abject » la définition suivante : « se dit de quelqu’un, de son attitude, qui inspire le dégoût, le mépris par sa bassesse, sa dégradation morale. » L’abjection désigne « le dernier degré de l’abaissement, de la dégradation morale. » 10 Les deux définitions mettent en avant le pan moral ainsi que les sentiments de dégoût et de rejet engendrés par l’individu abject. Ce rejet créé vient de l’origine latine du terme « abject » : abjectus. La préposition -ab désigne l’idée d’abaissement et jacere signifie jeter. Abjectus signifiait ainsi d’abord « re-jeté » avant de prendre le sens de « rejeté moralement » puis « complètement méprisable. » 11 L’usage du terme « abjection » par Kristeva comme élément moteur du titre de son ouvrage indique bien le caractère globalisant de cette notion qui se décline à travers différents éléments engendrant eux-mêmes diverses réactions. L’abjection met en lumière de nombreux phénomènes caractéristiques –des éléments abjects– qui sont des véhicules d’émotions particulières. Le terme « abject » correspondrait à l’objet de 9 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur : Essai sur l’abjection (Paris: Editions du Seuil, 1980). 10 Larousse, Grand Larousse Universel, vol. 1 (Paris: Larousse, 1994) 20. 11 Alain Rey, et al, Dictionnaire historique de la langue française, vol. 1 (Paris: Dictionnaires Le Robert, 1992) 3. 6 l’abjection qui, elle, prend une dimension plus généralisante. La première définition de l’abjection la place dans le domaine moral et correspond justement à ce qui est amoral, à une perte des valeurs qui fait que la société bien pensante considère l’être abject comme un individu vil, haïssable et en fait par conséquent un exclu. L’abjection est toutefois loin de s’appliquer uniquement à la dimension morale dans les œuvres étudiées. Les auteurs l’associent également au domaine physique et l’apposent, tel un sceau indélébile, aux corps animés comme inanimés. Si son champ d’application est vaste, la réaction engendrée est, de façon univoque, le refus viscéral de l’objet ; la morale nous somme de détourner le regard de cet objet qui est une menace contre laquelle il faut se protéger. Kristeva donne comme exemple d’élément abject le cadavre, qui rompt lui-même la distinction entre l’humain et le non-humain, une entité que l’on reconnaît mais qui est simultanément autre, différent de soi. Le cadavre engendre le malaise et la peur car il nous rappelle que la mort guette, tapie tel un fauve, prête à bondir à tout moment. Le rejet éprouvé est à la fois moral et physique puisque chaque partie de notre corps se révulse à la vue d’un cadavre. L’objet abject peut être à la fois externe et interne à l’individu. Il est à mettre en relation avec le moi de toute personne et souligne l’ambivalence de la nature humaine. L’individu est confronté à des pulsions, des éléments qui ne sont pas acceptables physiquement ou moralement par la société et qui sont alors perçus comme abjects. Les termes de « pulsion » et de « moi » teintent notre approche d’une dimension psychanalytique. 12 L’expression « pulsions du moi » était assimilée dans la première théorie freudienne des pulsions aux pulsions d’auto-conservation, en opposition aux pulsions sexuelles. En 1910, Freud regroupa les « grands besoins » non sexuels sous le 12 Nos références psychanalytiques se baseront tout au long de cette thèse prioritairement sur les théories freudiennes. 7 nom de « pulsions d’auto-conservation » avant de les désigner comme « pulsions du moi. »13 Les pulsions du moi ne désignaient donc originairement que les pulsions d’auto-conservation puis vinrent à inclure les besoins non sexuels : « ainsi pouvait-on s’y retrouver en opposant aux pulsions sexuelles des pulsions du moi (pulsions d’autoconservation.) » 14 L’objet abject n’appartiendrait pas aux pulsions d’auto-conservation mais bien aux forces qui menacent la stabilité du moi. Les pulsions sexuelles amorales qui apparaissent en filigrane dans les trois récits choisis nous permettent notamment de placer notre analyse dans la lignée freudienne et d’associer déjà l’abjection aux pulsions sexuelles. L’objet de l’abjection est un élément qui ne peut être accepté par le moi 15 et par la société et doit être refoulé 16 dans l’inconscient individuel et collectif. On comprend bien le lien entre l’abjection et la théorie freudienne puisque l’objet abject est rejeté étant une menace pour le moi de l’individu et un danger pour l’équilibre mental de ce dernier. L’élément abject est considéré comme amoral car il est associé à une perte des valeurs par la société. L’objet de l’abjection fait vaciller tous nos repères : « l’abject, 13 Cette évolution est décrite par Laplanche et Pontalis. La première théorie des pulsions apparaît dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité en 1905 et la seconde en 1910 dans Le trouble psychogénèse de la vision dans la conception psychanalytique. 14 Sigmund Freud, Oeuvres complètes : Psychanalyse, vol. 16 (Paris: Presses Universitaires de France, 2003) 204-205. 15 Freud définit trois instances dans sa théorie de l’appareil psychique comme le résument Laplanche et Pontalis. Les références suivantes proviennent de Jean Laplanche, et J-B Pontalis. «Le moi représente éminemment dans le conflit névrotique le pôle défensif de la personnalité. » (241) « Le ça constitue le pôle pulsionnel de la personnalité ; ses contenus, expression psychique des pulsions, sont inconscients, pour une part héréditaires et innés, pour l’autre refoulés et acquis. » (56) Le surmoi est l’instance refoulante : « son rôle est assimilable à celui d’un juge ou d’un censeur à l’égard du moi. » (471) Le moi ne peut accepter l’objet abject car cela remet en cause la stabilité de ses repères. 16 Le refoulement est l’opération « par laquelle le sujet cherche à repousser ou à maintenir dans l’inconscient des représentations (pensées, images, souvenirs) liées à une pulsion. » Jean Laplanche, et JB Pontalis (2007: 392). Freud différencie les termes de « refoulement » et de « défense. » Le terme de « défense » désigne l’ensemble des techniques utilisées par le moi dans les conflits comme le déplacement, la transposition ou le rejet alors que le refoulement est une méthode de défense particulière. Si l’on considère déjà que l’objet abject est lié à des pulsions sexuelles amorales, il doit être stoppé par le surmoi pour assurer l’équilibre psychique de l’individu. 8 objet 17 chu, est radicalement un exclu et me tire vers là où le sens s’effondre. » (Kristeva 9). L’objet abject est lié à l’absence de sens, à l’inconnu ; il est autre, innommable et met en danger notre être qui ne peut accepter cette altérité. Le terme altérité est lié dans le discours commun à « une personne identifiée comme ‘différente.’ » 18 La figure de l’Autre 19 vue dans le sens d’un individu déviant de la norme morale et physique est un choc, un obstacle qui renvoie également l’être humain à lui-même et nous mène ainsi de manière inhérente au thème identitaire. Dans l’instant où [l’être humain] se trouve de la sorte averti de ses limites, il est aussi invité à les transgresser. Non pas à les abolir mais bien à les transgresser. Car le choc de la différence ne peut me renvoyer à moi-même que si je trouve en elle … mon origine négative. 20 La figure de l’Autre mettrait alors en lumière le pan obscur de tout être, pan continuellement exploré par King, Straub et Palahniuk. C’est en ce sens qu’on la lie à l’objet abject et qu’elle peut être considérée comme l’un des véhicules de l’abjection. Pourtant la rencontre avec l’Autre est également désirée et est nécessaire pour la construction de l’individu : « rencontrer la différence, ce n’est pas rencontrer la rupture : ni avec moi, ni avec ce qui me renvoie à moi. C’est m’aviser de ce que je ne suis moi que dans la rencontre de l’autre que moi. » (Labarrière 117). La confrontation à l’altérité nous apporte une meilleure connaissance de soi. « [Le sujet] n’est lui-même qu’en étant autre que ce qu’il est. » (Labarriere 336). L’expérience de l’altérité en tant que véhicule d’abjection serait ainsi vitale pour chaque individu. 17 L’association d’abject et objet correspond bien à notre vision du terme abject comme l’objet de l’abjection. 18 Claire Cossée, Faire figure d’étranger : Regards croisés sur la production de l'altérité (Paris: A. Colin, 2004) 20. 19 Nous utilisons ce terme ici avec une lettre majuscule en référence à Jacques Lacan qui voit l’Autre comme l’ensemble de ce qui est extérieur à soi. 20 Pierre-Jean Labarrière, Le discours de l’altérité : Une logique de l’expérience (Paris: Presses Universitaires de France, 1983) 117. 9 Autrui … c’est d’abord un ‘Toi’ qui se présente comme un ‘je’ : l’individu adverse qui se prononce en qualité de conscience -de sujet- et qui, par le langage, par l’œuvre se présente dans le monde comme origine et puissance de novation. »21 Le « je » est un instrument de jeu pour nos auteurs qui remettent en cause la stabilité identitaire de leurs personnages. King, Straub et Palahniuk mettent en exergue le conflit incessant entre la figure de l’Autre et le « je » des personnages. La thématique de la duplicité prégnante dans nos récits apparaît déjà ; l’ambivalence prédomine car l’Autre est à la fois destructeur et créateur. Si l’élément abject a un caractère menaçant et annihile notre système de valeurs, cela nous pousse à remettre en cause ce que l’on croyait acquis. La fracture qui en résulte est à la fois interne et externe au sujet. L’abjection mène à la perte de sens et nous entraîne vers un non-être, un non-lieu. L’objet abject est une menace pour l’identité de l’individu car il remet en cause les règles morales établies et le sens donné au monde qui l’entoure. Cette absence de sens crée l’effroi de par la déviance des règles morales établies. L’objet abject est ce que je ne suis pas physiquement ou moralement ; il est immoral. On comprend alors le lien établi par Kristeva entre l’abjection et la souillure, les excréments: L’excrément et ses équivalents (pourriture, infection, maladie, cadavre, etc.) représentent le danger venu de l’extérieur de l’identité : le moi menacé par du non-moi, la société menacée par du non-moi, la société menacée par son dehors, la vie par la mort. »22 L’objet abject est ici lié à des éléments macabres et met à nouveau en exergue la perte de sens, d’identité personnelle et physique. 21 Labarriere 338-39. 22 Kristeva 86. 10 L’objet de l’abjection étudié par Kristeva met en lumière le corps et ses tabous, des éléments qui, comme nous le verrons, apparaissent comme des leitmotivs dans Thinner, Shadowland et Lullaby. Ce contact avec l’altérité met en péril la vision du corps qui est un élément clé de la construction identitaire. King, Straub et Palahniuk lèvent le voile sur des corps morcelés donnant naissance chez le lecteur à un sentiment de répulsion. L’abjection est créatrice de différentes émotions dont la réaction de rejet comme le montre Kristeva: Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Ecœuré, il rejette. Un absolu le protège de l’opprobre, il en est fier, il y tient. Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui. 23 L’objet de l’abjection est donc auxiliaire d’émotions contradictoires menant aussi bien sur la voie de la tentation que de la damnation. Le terme d’ambivalence est ici une notion clé qui se retrouve d’ailleurs comme l’un des fils d’Ariane de nos récits. De façon première utilisée dans la psychologie et la psychiatrie pour désigner « la coexistence de deux tendances ou composantes contraires, » le mot est passé dans un usage plus général pour désigner « ce qui se présente sous deux aspects différents. » (Alain Rey, et al 58). L’objet abject crée à la fois de la fascination et de la peur, du désir et de la répulsion, de l’attraction et du dégoût. L’usage de l’expression « hors de lui » dans la citation de Kristeva confirme la vision de l’objet abject comme un inconnu terrifiant et cependant hypnotique. L’abjection -qui dans ce cas tient de l’affect- est à mi-chemin entre la curiosité malsaine et l’excitation de la transgression de l’interdit, 23 Kristeva 9. 11 une envie irraisonnée de voir ce que l’on n’a pas le droit de voir : un ailleurs aussi tentant que condamnable. Le regard est tiraillé entre le rejet et la fascination. Le lecteur oscille entre le pôle de l’attraction et celui de la répulsion. L’objet abject fait vaciller la frontière entre le même et l’Autre, le bien et le mal ; il s’éloigne des conventions et bascule vers la déviance. 24 Son aspect amoral lui donne un caractère monstrueux. L’abjection nous mène alors dans les méandres de la monstruosité. Une définition de ce terme s’impose afin de mettre à jour les corrélations entre le monstre et l’abjection. Le terme « monstrueux » est lié à celui de norme car il réfère à « tout ce qui est exhibé en tant que non-conforme à la norme. »25 La norme se définit comme « le modèle, la règle par rapport auxquels sont émis des jugements de valeur. » 26 Elle désigne l’ensemble des règles qui tendent à uniformiser les comportements et modes de pensée humains. On prend ce terme dans son sens moral comme un modèle de conformité majoritaire qu’il convient de suivre. L’objet abject est considéré comme tel car il dévie de la norme. Il se rapproche en cela de l’être monstrueux qui est considéré comme déviant entièrement des règles qui fondent la société et la qualification de « monstrueux » est en elle-même un jugement de valeur émis par cette société. La perception du monstre par les individus a évolué durant les siècles. Ainsi, le Moyen-Age interprétait la monstruosité comme « une manifestation du plan divin qui, par définition, ne peut pas être connu des hommes. » (Desvois 16). Le monstre est vu à l’origine en tant qu’annonciateur d’un évènement hors du commun : 24 Nous donnons pour l’instant une définition simple de ce terme qui désigne la conduite d’ « une personne qui s’écarte d’une norme psychosociale. » Rey, et al (1992: 595). 25 Francis Desvois, Le monstre : Espagne & Amérique latine (Paris: l'Harmattan, 2009) 235. 26 Hachette, AXIS : L'univers documentaire, vol.5 (Paris: Hachette, 1993) 2177. 12 Il annonce, montre et prédit le futur. Il n’est qu’un signe de Dieu, et son étymologie, issue du terme monstra, ne fait pas allusion à des caractéristiques physiques prédéfinies (dimensions, difformité, agressivité) mais à sa seule capacité d’annoncer ou de montrer des évènements hors du commun. »27 Leur présence parmi les humains était le signal d’une altération dans l’harmonie terrestre qui reflétait elle-même un changement dans l’harmonie céleste. Le lien prééminent entre Dieu et le monstre faisait de celui-ci dans le système judéo-chrétien le révélateur d’un châtiment divin envoyé aux hommes. Cependant, l’imaginaire collectif moderne appréhende l’être monstrueux négativement et lui attribue une dimension horrifique, voire malsaine lorsque l’adjectif s’applique à la dimension morale. « Le monstre est un être contre nature qui provoque l’horreur. » 28 Si l’objet abject peut être à la fois physique et moral, il en va de même pour la monstruosité. Le monstre est physiquement hors-norme, la monstruosité étant liée à « l’observation d’anomalies naturelles, déformations physiques ou proportions démesurées. » (Desvois 14). [Le monstre] appartient à un fonds légendaire immémorial, où il figure généralement dans des scénarios héroïques (quête, initiation : St George et le dragon monstrueux). Sa difformité physique, souvent opposée à sa beauté intérieure, rejoint l’allégorie des apparences trompeuses qui masquent les pouvoirs cachés de l’être. 29 L’adjectif « caché » met en lumière le thème de la duplicité, de la manipulation qui implique la monstruosité morale, et qui apparaît de manière obsédante dans nos récits choisis. L’être monstrueux dissimule son véritable moi. La difficulté d’avoir une définition unique et précise du monstre tient à l’ambivalence inhérente à celui-ci et peut 27 Desvois 16. 28 Mairéad Hanrahan, Lire Genet : Une poétique de la différence (Canada: Les Presses de l’Université de Montréal, 1997) 154. 29 Sophie Geoffroy-Menoux, Introduction à l'étude des textes fantastiques dans la littérature angloaméricaine (Paris: Editions du temps, 2000) 59. 13 expliquer à la fois la fascination et le dégoût qu’il crée chez le public, tout comme la notion d’abjection engendre attraction et répulsion. Il est vecteur de sentiments contradictoires. L’être monstrueux est considéré comme effrayant par la société de par son caractère autre et cette peur permet de lier l’abjection au concept freudien d’inquiétante étrangeté définie par le père de la psychanalyse comme « ce qui suscite l’angoisse et l’épouvante. »30 L’angoisse et l’épouvante sont toutes deux des émotions fortes, le terme « angoisse » dérivant du latin angustia qui signifiait espace étroit, passage resserré. « En français, le mot apparaît à la première moitié du XIIème siècle. Il désigne toujours un espace étroit, mais aussi au sens figuré un ‘embarras,’ une ‘gêne,’ et finalement ‘une oppression, une anxiété physique et morale. »31 L’angoisse désigne souvent « la composante somatique du sentiment que regroupent les termes d’’angoisse’ et d’ ‘anxiété’ : une sensation physique de resserrement thoracique et de douleur de constriction épigastrique. » (Kapsambelis 7). L’étymologie des termes anxiété et angoisse explique qu’on ait rattaché à l’angoisse les sensations physiques et à l’anxiété les manifestations émotionnelles et psychiques. L’objet abject crée une réaction affective et physique qui, comme nous le verrons dans les trois textes choisis, crée à la fois l’angoisse et l’anxiété, mais surtout l’horreur chez le lecteur. L’inquiétante étrangeté, traduction de « l’unheimlich » analysée par Freud, est « cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier. » 32 King, Straub et Palahniuk insèrent l’objet abject dans 30 Sigmund Freud, Freud : L’inquiétante étrangeté et autres essais (Paris: Gallimard, 1985) 214. 31 Vassilis Kapsambelis, L'angoisse (Paris: Presses Universitaires de France, 2009) 7. L’auteur précise que « l’anxiété désigne une inquiétude intense, liée à une situation d’attente, de doute, de solitude et qui fait pressentir des malheurs ou des souffrances graves devant lesquels on se sent impuissant. » (8) 14 notre monde quotidien, objet qui n’est que le retour d’un élément coutumier. L’inquiétante étrangeté est bien engendrée par le retour du même, du semblable. De ce fait, Freud lie l’inquiétante étrangeté au motif du double, « formation qui appartient aux temps originaires dépassés de la vie psychique. [Il] est devenu une image d’épouvante. » 33 La thématique du double –présente dans nos récits- nous lie au facteur de répétition non intentionnel du même, qui rappelle la compulsion de répétition. Ce processus de répétition et le retour du familier conduit Freud à associer cette notion à la mort et au retour des morts. Nous verrons que le thème de la mort est exploré par King, Staub et Palahniuk. Freud met également l’accent sur le fait que l’unheimlich n’est en réalité « rien de nouveau ou d’étranger mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement. 34 Dans ce cas, les éléments les plus indicibles et abjects sont originellement des éléments familiers mais refoulés par l’instance du surmoi et nos auteurs ne font que les libérer de leur carcan et les révéler à nouveau au grand jour. King, Straub et Palahniuk traitent en effet des angoisses primaires des individus, angoisses qui, parce qu’elles ne sont plus confinées derrière le voile du surmoi, révèlent leur côté abject. L’abjection nous conduit à pousser la porte de l’insaisissable, de l’inconnu en nous entraînant dans une danse endiablée, au rythme de l’exploration des tabous et de l’irrationnel. Le thème de l’abjection, l’omniprésence de personnages monstrueux (à la fois au niveau physique et moral) sont des pierres qui vont nous permettre d’atteindre le royaume du monstre ultime mais si fascinant : l’abjection. Monstruosité et abjection coexistent dans les récits et cette prévalence d’éléments 32 Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais 215. 33 Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais 239. 34 Freud rejoint la définition de Schelling qui voit l’inquiétante étrangeté comme « quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti. » Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais 246. 15 macabres révèle la filiation des auteurs avec le mouvement gothique, lui-même indissociable du Romantisme. Une rétrospective historique de ces deux mouvements nous révèle le lien ambigu qui les relie. La citation de Bozzetto qui suit nous aide préalablement à situer le Gothique dans le cadre du mouvement culturel plus vaste que constitue le Romantisme : A la fin du XVIIIème siècle, l’Europe d’abord, le reste du monde par la suite, passe d’un univers dont les formes socio-symboliques sont fondées sur la production de richesses par l’agriculture et l’élevage, à l’univers de la révolution industrielle. Naît alors une nouvelle sensibilité qui s’exprime dans ce que l’on a nommé le mouvement romantique. 35 Michael Gamer précise: « in terms of high culture, romanticism won out over gothic in these years rather quickly. »36 L’apparition du gothique s’étant faite dans le cadre plus large de la révolution industrielle et de la vague romantique, il nous faut alors apporter un éclairage précis sur le Romantisme. Ouvrons d’abord le volet historique afin de contextualiser ce mouvement avant de nous immerger dans une dimension plus thématique. Etudiant le lien entre le Romantisme et le mouvement gothique anglais, notre attention se focalisera ici sur le Romantisme anglais. Le terme « Romantisme » est ardu à cerner ; il est source de nombreuses problématiques : « historiens et critiques se demandent s’il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit, d’un corrélat commode mais peu sûr soulevant plus de problèmes qu’il n’en résout. »37 Le terme est apparu vers le milieu du 35 Roger Bozzetto, Territoire des fantastiques : Des romans gothiques aux récits d’horreur moderne (Aixen-Provence: Publications de l'Université de Provence, 1998) 17. 36 Michael.Gamer, Romanticism and the Gothic: Genre, Reception, and Canon Formation (Cambridge: Cambridge University Press, 2000) 6. 16 XVIIème siècle et signifiait : « ‘like the old romances’ : comme les vieux romans, et montre comment vers cette époque apparut le besoin de donner un nom à certaines caractéristiques, des romans chevaleresques et pastoraux. » 38 Il est vu initialement de manière péjorative tout comme le mouvement gothique avant que le début du XVIIIème siècle reconnaisse la primauté de l’imagination. « Romantic prend la nuance d’attrayant, de susceptible de délecter l’imagination. » (Praz 34). Cette citation prend tout son sens quand on sait que le Romantisme émerge au XVIIIème siècle dans le contexte du siècle des Lumières qui prône les principes du rationalisme et de la mesure, la « foi en l’unité et l’immutabilité de la raison. »39 L’ouvrage d’Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières montre que le Romantisme, comme tout mouvement littéraire, n’a pas émergé seul puisque la philosophie des Lumières elle-même entre « dans le cadre d’un plus vaste enchaînement historique, … attaché de mille liens à l’avenir comme au passé. » (Cassirer 32). Il n’y a pas de véritable rupture avec les mouvements précédents. Le siècle des Lumières fait d’ailleurs lui-même suite au mouvement littéraire de la Renaissance du XVème siècle, à la Réforme religieuse du XVIème siècle et à la philosophie cartésienne du XVIIème siècle. Ainsi, si le Romantisme est en position d’opposition, il reste néanmoins attaché à la méthode de la philosophie des Lumières tout en surpassant en même temps le XVIIIème siècle de par l’ampleur de sa portée historique. James Thomson avec « The Seasons » (1730) est l’un des précurseurs du mouvement romantique. Suivent notamment Edward Young avec « Night Thoughts » 37 François Piquet, Le romantisme anglais : Emergence d’une poétique (Paris: Presses universitaires de France, 1997) 1. 38 Mario Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIX ème siècle : Le romantisme noir (Paris : Gallimard, 1977) 34. 39 Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières (Paris: Fayard, 1970) 41. 17 (1742-1745) et la publication en 1746 des « Meditations among the Tombs » d’Hervey. Thomas Gray écrit, lui, « Elegy written in a Country Church-Yard » en 1749. Les sentiments liés au deuil, à la perte, à l’horreur de la putréfaction des corps sont exprimés dans ces textes majeurs, allant à l’encontre de la rigueur que le classicisme imposait. Le recueil de poèmes Lyrical Ballads (1798) de Wordsworth et Coleridge est également un texte phare et marque la volonté de régénérer la poésie en la débarrassant des contraintes formelles imposées par le classicisme. La sensibilité, l’intuition, l’imagination, le rêve deviennent autant de moyens de percevoir et de décrire le monde. »40 Ils font partie de la première vague du Romantisme et sont surnommés les Lakistes de par leur passion pour les paysages du nord de l’Angleterre, particulièrement les lacs. La glorification de l’enfance est également privilégiée par ce mouvement, allant de pair avec une exaltation des valeurs de la primitivité et de la simplicité naturelle. Le romantisme wordsworthien est marqué par l’expérience religieuse, le modèle de la chute et de la rédemption. En ce sens, il se rapproche de William Blake dont l’œuvre est marquée par les références bibliques : « le texte blakien est, à la fois, commentaire, incrustation, exégèse, extrapolation, et interrogation des prophéties bibliques. » (Piquet 58). Comme l’a montré Mario Praz, le romantisme exprime la lutte incessante entre le bien et le mal, Eros et Thanatos, la vie et la mort. La première vague du romantisme anglais est ainsi tournée vers la nature, le féminin, l’enfance, l’innocence. La doctrine de Schelling « qui veut comprendre les créations humaines dans le prolongement de celle de la nature et la nature comme une préfiguration de l’œuvre spirituelle »41 40 Mathilde Fournier, Les romantiques (Toulouse: Editions Milan, 1996) 10. 41 Cassirer 21. 18 explique l’origine de l’omniprésence de la nature dans la philosophie romantique. La nature est élevée au niveau divin. La deuxième vague du Romantisme menée par Lord Byron s’affirme contre la société et met elle en exergue le mal de vivre et la rébellion des héros ainsi que les thèmes de la douleur ou du péché. Elle compte dans ses rangs les figures prééminentes de Percy Bysshe Shelley (1792-1822), John Keats (1795-1821) ou Walter Scott (17711832). Lord Byron lui-même, de par son existence courte, emplie d'intrigues et d'aventures, peut être considéré comme l'archétype du héros romantique. Son poème « Childe Harold’s Pilgrimage » publié entre 1812 et 1818 relate les aventures d’un jeune homme aux émotions virulentes et hanté par l’impression d’avoir péché dans le passé. Le thème de la douleur et du péché se retrouve par exemple dans The Confessions of an Opium-Eater (1821) de Thomas de Quincey. L’auteur traite de manière autobiographique de son addiction au laudanum et de ses effets ténébreux sur sa vie. Les plaisirs de l’opium ont en effet pour cet auteur vite laissé la place à l’insomnie, aux cauchemars et aux visions terrifiantes. Les pérégrinations de de Quincey font écho à la théorie de Christian La Cassagnère dans Le voyage romantique et ses réécritures où le voyage est présenté comme le schème central de l’univers romantique: Une image dynamique où s’inscrit le désir ou la nostalgie qui motive la quête toujours recommencée du moi romantique ; schème qui suscite les espaces où se déploie la quête, projette les ailleurs où se retranche l’obscur objet du désir et les ‘mers périlleuses’ qui le distancent. 42 Les romantiques explorent l’espace de la convoitise et de la déviance et cette quête mêlée d’angoisse transforme le périple en errance. Le labyrinthe intérieur auquel est 42 Christian La Cassagnère, Le Voyage romantique et ses réécritures (Clermont-Ferrand: Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1987) 5. 19 confronté le voyageur romantique rappelle la quête identitaire des personnages dans nos récits. Le sujet de la quête est lié au thème initiatique qui est commun au Romantisme et aux œuvres choisies pour cette thèse. Le voyage au sein de l’âme profonde et labyrinthique « devient transdescendance vers les abîmes du sujet où le moi 43 se découvre autre, rencontre des figures obscures ou des objets originaires. » (La Cassagnère 6). L’objet abject ouvre le sujet à l’altérité, à des éléments inavouables, refoulés qui, comme nous l’avons dit précédemment, nous sont familiers, d’où le terme « originaire. » Les romantiques s’intéressaient à l’errance et à la fragmentation progressive du moi. Celle-ci est également liée à la « conscience du corps [qui] a engagé en profondeur l’imaginaire des romantiques et cela en raison de la profonde ambivalence qui la travaille. » (Piquet 157). Le corps oscille entre désir et souffrance et est l’objet d’une redécouverte. Nous verrons que nos personnages subissent l’épreuve de l’altérité et la confrontation avec l’objet abject constitue une odyssée identitaire les menant sur la voie de la transgression. Explorant les méandres du moi et la topique du corps, le thème du double joue alors un rôle prééminent dans le mouvement romantique. L’intériorité et les mystères du moi sont à l’honneur. L’accent mis sur les éléments transgressifs constitue d’ailleurs une passerelle avec les récits gothiques. Le voyage romantique est aussi un périple de la transgression qui a affecté le procédé d’écriture même. L’écriture est vue « comme mythe de la création où le moi voyageur passe par une ‘mort’ psychique -une régression qui le livre à l’inconscient- afin que naisse l’œuvre. » (Piquet 7). C’est bien un périple identitaire qu’offre le Romantisme et les pérégrinations narratives et 43 « Le romantisme n’est pas seulement appréhension des mystères de l’univers ; il est aussi redécouverte des énigmes du moi. » Piquet (1997: 195). 20 langagières exercées par King, Straub et Palahniuk semblent faire écho au tourment romantique. Le mouvement romantique met ainsi l’accent sur la sensibilité, l’émotion, l’imagination, le rêve. La dimension onirique et affective est prégnante chez King, Straub et Palahniuk. Le mouvement romantique nous intéresse ici d’autant plus quand on sait qu’il joue avec l’alliance des contraires. « Les artistes osent présenter de séduisantes figures sataniques, laissant aux écrivains le soin d’en suggérer le contrepoint, la beauté dans la laideur. »44 Cette union du beau et du laid fait écho au titre de notre thèse et établit le lien entre la continuité et la réappropriation des thèmes passés par les auteurs contemporains. Nos auteurs mettent en avant la paradoxale thématique de la beauté du mal qui apparait déjà à la fois dans le mouvement romantique et gothique. Mario Praz inclut Satan dans les trois figures centrales du Romantisme avec le mâle persécuteur et la femme fatale, figures qui sont également présentes dans les récits de King, Straub et Palahniuk. Autour de ces figures ont fleuri les thèmes de la perversion, la morbidité, le sadomasochisme qui se retrouvent à nouveau dans le roman gothique. L’intérêt prononcé pour les passions et les tourments de l’âme humaine, le côté sombre et violent de la nature et des êtres fait écho à la présence des vastes espaces et de la nature sauvage qui nous permettent de relier Romantisme et Gothique. De même, l’accent mis sur la nostalgie d’un passé médiéval, l’omniprésence de la sexualité nous permet d’établir un pont entre le Romantisme noir 45 et l’atmosphère lugubre, transgressive ainsi que le caractère sublime des vastes dimensions du Gothique. 44 Florence Ferran, Le romantisme (Paris: Nathan, 2001) 90. 21 Il est important de différencier le Romantisme proprement dit et le Romantisme décadent. Celui-ci est marqué par « la pathologie sexuelle, le macabre et le diabolique » en alternance avec des « idéaux de liberté, d’humanité, de justice, de pureté. » Progressivement, « la conception esthétisante l’emporte, de la vie qu’il faut vivre en tant que passion et imagination, beauté et poésie. » (Praz 19). Le romantisme veut vivre les égarements de l’imagination. L’accent mis sur une esthétique de l’horrible et du terrible à la période décadente de la fin du XVIIIème siècle éclaire notre choix de placer les trois œuvres choisies pour cette thèse dans la lumière du Romantisme. Notre titre « une poétique de l’abjection » rejoint la vision de Mario Praz: « du bellement horrible on passa, par degrés insensibles, à l’horriblement beau. » (Praz 45). Le romantisme est le lieu de paradoxes : le laid est beau, la douleur est source de volupté. La sensibilité érotique, 46 le cruel, l’horrible, l’inceste, le satanisme sont mis en avant. Cette alliance d’éléments antithétiques nous permet d’établir un pont entre le Romantisme et le Gothique ; tout mouvement littéraire a des liens entre les mouvements qui le précèdent ou lui succèdent. Il est important de préciser que le terme « gothique » était originairement utilisé de manière péjorative au XVIème siècle et désignait un peuple barbare avant de faire référence aux «années sombres et mystérieuses du Moyen-Age. »47 Le lien avec la nostalgie du passé médiéval visible chez les Romantiques existe dans le mouvement gothique. « Au XVIIIème siècle en Angleterre, [le terme gothique] ne désigne plus que 45 Ce romantisme porte un intérêt prononcé pour les vastes espaces et la nature sauvage la fois humaine et inanimée. Pour la première fois depuis Shakespeare qui décrivait une nature violente et déchaînée dans bon nombre de ses tragédies et la fin de la Renaissance, après 150 ans de classicisme, l’accent est à nouveau mis sur la violence des émotions malséantes. 46 « Dans nulle autre période littéraire, je crois, le sexe n’a été aussi ostensiblement au centre des œuvres d’imagination. » Praz (1998:13). 47 Helène Machinal, « Regards croisés : littérature et architecture gothique, » Otrante 12 ( 2002) : 11. 22 la période et l’art produit entre le Vème siècle et le XVème siècle. » (Machinal 11). Il désigne par la suite, comme le précise Max Duperray dans Le roman noir anglais dit gothique, « le roman anglais de terreur qui a connu ses heures de gloire à la fin du XVIIIème siècle. » 48 C’est ce roman anglais qui nous intéresse dans le cadre de notre étude. Dans Le roman gothique anglais, 49 Maurice Lévy inscrit le mouvement gothique anglais en réaction contre l’ordre et le rationalisme du siècle des Lumières. 50 Lévy fait débuter le genre gothique avec The Castle of Otranto (1764) et choisit la date de publication des Albigeois (1824) comme sa date de clôture. 51 Les œuvres The Mysteries of Udolpho (1794) d’Ann Radcliffe, The Monk (1796) de Lewis ou Melmoth the Wanderer (1820) de Maturin constituent par la suite les récits moteurs de ce mouvement. L’irrationalité y est omniprésente comme le précise Sophie Geoffroy Menoux : La formidable résurgence de l’irrationnel à l’origine du roman noir ou gothique (l’occultisme et l’illuminisme 52) débute dès la seconde moitié du XVIIIème siècle, en plein siècle des Lumières (Enlightenment). 53 48 Max Duperray, Le roman noir anglais dit gothique (Paris: Editions Ellipses, 2000) 5. 49 Maurice Lévy, Le roman « gothique » anglais : 1764-1824 (Paris: A. Michel, 1995). 50 Un écho s’établit à nouveau entre le Romantisme et le Gothique. Les deux mouvements sont d’ailleurs, selon les critiques, ardus à définir: « critical studies by Jacqueline Howard, Anne Williams and Maggie Kilgour, all of which begin with ruminations on the difficulties and pitfalls of defining gothic. … Howard characterizes ‘the gothic as an indeterminate genre. » Gamer (2000: 8). 51 La date de 1824 permettait d’inclure Maturin « sans pour autant nous obliger à nous aventurer trop loin dans l’ère pré-victorienne. » Lévy, Le roman « gothique » anglais xxxi. 52 L’occultisme apparaît dans la deuxième moitié du XIXème siècle avec Eliphas Levi et « peut être considéré comme une tentative de réintégration de la pensée magique dans le courant de la science expérimentale. » Jean Baptiste Martin, Le défi magique : Esotérisme, occultisme, spiritisme (1994: 17). Il est lié à l’ésotérisme qui est une forme de pensée impliquant une relation entre initiateur et initié. L’occultisme est vu comme un ensemble de pratiques légitimées par l’ésotérisme. L’illuminisme se fonde, lui, sur l’idée d’une inspiration intérieure directe du divin. 53 Geoffroy-Menoux 18. 23 Un écho se fait avec l’accent mis sur l’irrationnel et l’intérêt pour l’occulte dans les œuvres romantiques. Le roman gothique se caractérise notamment par des décors sombres et moyenâgeux qui rompent avec un mode antérieur de représentation et s’inscrit dans un mouvement d’une nouvelle recherche esthétique. Il est associé au château, à l’abbaye. D’ailleurs, Walpole a lui-même transformé une ferme, Strawberry Hill, dans le plus pur style gothique afin d’y exposer sa collection d’objets de l’époque médiévale dont l’aura sombre le fascine. « A l’intérieur de son ‘château de rêve,’ il ne reste plus à Walpole qu’à rêver son roman et à prendre la plume pour faire vivre cette main de fer gantée géante dévalant l’escalier du mystérieux château d’Otrante. » 54 Maurice Lévy présente le château comme le véritable ‘villain’ de l’histoire gothique : « ce rôle est invariablement tenu par le château, qui confine, emmure, séquestre et torture par sa simple architecturale présence. » 55 Une thématique récurrente de ce mouvement apparaît déjà : l’enfermement dans un espace clos qui reflète le confinement pour les personnages dans leur propre corps. Nous verrons que le motif du corps comme prison est mis en emphase chez King, Straub et Palahniuk. Le Gothique anglais a un certain nombre de codes : Ce sont des textes où figure un château ou un couvent, et où les héros sont coupés de tout recours. On y trouve à l’œuvre les diverses figures de l’enfermement, pour des héroïnes sans défense et dans un lieu carcéral. Elles seront en proie à toute la force des désirs des monstres qui incarnent la puissance, la violence et la loi. 56 Ces monstres démoniaques -appelés « villain »- sont invariablement vaincus lors du dénouement. Cette victoire sans faille du bien exprime néanmoins l’ambivalence du 54 Patrick Eudeline, et al. , Goth : Le romantisme noir (Paris: Scali, 2006) 37. 55 Maurice Lévy, « Châteaux, » Otrante 12 ( 2002) : 10. 56 Bozzetto 19. 24 mouvement gothique partagé entre un besoin d’explorer des contrées inconnues et de revenir à un aspect conventionnel et moral : Their fiction is both exploratory and fearful. They are not always totally in control of their fantasies, for having opened up new areas of awareness which complicate life enormously, they then retreat from their insights back into conventionality with the rescue of a heroine into happy marriage and the horrible death of a villain. There is a profund unease and fear of anarchy which runs side by side with expressions of frustration at conventional restraints thoughout Gothic fiction. 57 L’ambivalence règne en maître et le besoin d’ordre est visible. Un tryptique s’installe sous la forme d’une poursuite entre l’héroïne innocente, le « villain » et le héros salvateur. Les personnages gothiques sont présentés comme étant poursuivis par le poids du passé, par ce que Walpole lui-même a appelé dans la préface de la première édition de The Castle of Otranto « the sins of the father. » Le thème du péché associé au père est indicateur d’un mal qui est véhiculé de génération en génération : « the sins of the fathers are visited on their children to the third and fourth generation. » 58 Edward Larrissy nous éclaire sur cette citation: this ‘unuseful’ -i.e. Gothic and superstitious- moral, with its burdened legacy of ancestral and patriarchal guilt, ‘the sins of the father’, is encrypted at the heart of all Gothic fiction and might be said to constitute its problematic as a genre: its concern with lineage, heritage, patrimony and the transmission of dark secrets, history as nightmare. 59 La résurgence du passé, les secrets sombres et enfouis sont des faits majeurs. Dans The Castle of Otranto par exemple, un mariage doit avoir lieu entre Conrad, le prince 57 Coral Ann Howells, Love, Mystery and Misery : Feeling in Gothic Fiction (London: Athlone Press, 1978) 6. 58 Aubrey Thomas De Vere, The Legends of Saint Patrick (London: Cassell, 1889) 10. 59 Edward Larrissy, Romanticism and Postmodernism (Cambridge: Cambridge University Press, 1999) 117-18. 25 héritier, et Isabelle, la fille du marquis de Vicence. Le jour des noces, Conrad meurt écrasé par un énorme heaume qui s'abat dans la cour du château, amenant son père, Manfred, à vouloir épouser Isabelle. Le récit est hanté par une ancienne prophétie : le château retournera à son véritable propriétaire quand ce dernier sera devenu trop grand pour l’habiter. Le dénouement malheureux pour Manfred confirmera la prophétie. Dans The Mysteries of Udolpho, Ann Radcliffe présente les malheurs d’Emilie, orpheline après la mort de son père. Enfermée dans le château d’Udolphe, elle enquête sur la mystérieuse relation passée entre son père et la marquise de Villeroi. King, Straub et Palahniuk se placent dans la lignée du Gothique anglais car le poids du passé est bien présent dans les œuvres choisies, parcourues de terribles secrets qui constituent un fardeau gravé du sceau de la culpabilité. Le roman gothique met en avant des éléments transgressifs 60, macabres, morbides. Un point de corrélation émerge ici entre le gothique et le romantisme : tous deux explorent en effet le problème du bien et du mal ou la question de la norme et de la transgression. Tous deux laissent transparaître un plaisir étrange et un plaisir de l’étrange. Le roman gothique a été le premier à dévoiler « des phénomènes d’étrangeté et à mettre au jour les couches de l’inconscient. »61 L’accent mis sur l’inconscient et sur l’association que nous établissons avec le refoulement freudien d’éléments amoraux éclaire à nouveau notre choix d’arpenter la voie de l’abjection dans le cadre de notre thèse. « Les thèmes de la peur, de l’agression sadique, du mystère et de la mort figurent 60 « Like the carnivalesque, the gothic appears to be a transgressive rebellion against norms which yet ends up reinstating them, an eruption of unlicensed desire that is fully controlled by systems of limitation. » Gamer (2000: 9). Le gothique explore les limites et les excès, la transgression des normes. Scènes de violence, de torture et de viol s’y retrouvent mais cet excès révèle également le besoin d’ordre sous jacent. 61 Elizabeth Durot-Boucé, Le lierre et la chauve souris : Réveils gothiques, émergence du roman noir anglais, 1764-1824 (Paris: Presses Sorbonne nouvelle, 2004) 15. 26 dans ces récits, où une ‘inquiétante étrangeté’ révèle au plus près les désirs de l’homme. » (Durot-Boucé 26). L’élément abject fait apparaître au grand jour les désirs et les peurs refoulés. Le mouvement gothique constitue un mélange de fascination et de répulsion, de plaisir et de crainte, notions qui se retrouvent dans le Romantisme. Le Gothique et le Romantisme ont ainsi de nombreux éléments communs: 62 : la terreur, « l’inquiétante étrangeté, » le rôle dominant et fascinant de la nature, l’influence prépondérante de l’environnement sur les personnages, le thème de la monstruosité. On comprend pourquoi se tourner vers ces deux mouvements constitue un pan essentiel de notre réflexion surtout lorsqu’on sait que King, Straub et Palahniuk réinvestissent les traces de leurs prédécesseurs pour donner une touche nouvelle au passé. Le Romantisme diffère cependant du Gothique par l’exaltation du moi souffrant comme source de création. De plus, le Gothique est avant tout le fait de jeunes auteurs ou de femmes, à l’image d’Ann Radcliffe ou de Mary Shelley. 63 La raison avancée [est] qu’elles seules font l’expérience du sentiment de culpabilité, de la peur, du désir de fuite qui s’attachent … à la procréation et à ses conséquences, parfois monstrueuses. Le gothique, c’est, par essence, ce qui exprime le mieux la condition féminine et le cortège de malédictions qui l’accompagnent : le dégoût de soi-même, la haine de soi-même et les pulsions d’auto-destruction qui, en régime patriarcal, habitent la femme. 64 Dans le récit gothique, le château ou le couvent est une prison pour les personnages féminins qui sont soumises au joug de l’autorité masculine et sont à la merci d’hommes 62 La critique Anne Williams va même jusqu’à dire que « ‘gothic’ and ‘romantic’ are not two but one’ because of their shared poetics. » Gamer (2000: 10). 63 Les critiques placent d’ailleurs cette dernière à la fois dans le mouvement gothique et romantique, ce qui indique bien l’ambigüité et le débat foisonnant que constitue l’intéraction entre le gothique et le romantisme. Comme nous l’avons vu précédemment, des thèmes récurrents se font écho et la frontière entre les deux mouvements se dissout. 64 Lévy xv. 27 sans scrupules. Manfred est un personnage cruel et immoral dans The Castle of Otranto. Signor Montoni est le prototype du « villain » gothique dans The Mysteries of Udolpho. L’univers dépeint dans Thinner, Shadowland et Lullaby est fortement patriarcal et les hommes veulent réduire les personnages féminins au silence, soit en les possédant physiquement ou en leur ôtant la vie. Si le Gothique originel est anglais, il semble néanmoins avoir inspiré d’autres mouvements. La thématique de la transgression qui en constitue un élément clé fait pour Bozzetto du Gothique le précurseur du fantastique. La problématique des limites, de la transgression de ces limites et la difficulté d’interpréter les évènements est posée. Maurice Lévy mentionne également l’influence première du Gothique dans la naissance du fantastique : « le genre créé par Walpole n’est jamais tout à fait mort. Il est encore sous bien des formes, au principe même du fantastique contemporain. » (Lévy xxxi). Dans son ouvrage critique Le fantastique, Nathalie Prince 65 montre les échos qui se font jour entre le Gothique, le Romantisme et le fantastique. 66 Les éléments surnaturels présents dans le Gothique se retrouvent dans le genre fantastique qui se traduit par « la possibilité extérieure d’un évènement surnaturel. »67 Christian Cheleboug définit le surnaturel par : ce qui est perçu comme illogique, impossible, proprement anormal. L’impression de surnaturel procède d’une transgression de l’ordre de la nature, d’une contravention à ses lois les mieux reconnues, et suggère de ce fait l’existence d’autres lois, nécessairement supérieures. 68 65 Nathalie Prince, Le fantastique (Paris: A. Colin, 2008). 66 Elle parle d’ailleurs de « fantastique romantique » pour désigner la première moitié du XIXème siècle et plus particulièrement les textes d’Ernst Hoffmann qui allient le familier et l’étrange, le réel et l’imaginaire. « Cette manière de va-et-vient ou de mouvement de bascule entre le réel et l’imaginaire est l’une des constantes de la création hoffmannienne et contribue à fonder le genre. » Prince (2008: 46). 67 Fédor Dostoïevski, Récits, chroniques et polémiques (Paris : Gallimard, 1969) 1091. 68 Christian Chelebourg, Le surnaturel (Paris: Armand Collin, 2006) 8. 28 La thématique de la transgression est à nouveau omniprésente et l’existence d’éléments surnaturels est un leitmotiv dans nos trois récits choisis. L’émergence du surnaturel présuppose –comme c’est le cas chez nos auteurs- un contexte réaliste pour permettre l’émergence du sentiment d’inquiétante étrangeté. La raison vacille entre le réel et l’imaginaire ; Tzvetan Todorov a d’ailleurs caractérisé le fantastique par le terme d’hésitation : Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un évènement en apparence surnaturelle. Le concept de fantastique se définit donc par rapport à ceux de réel et d’imaginaire. 69 On voit là une distinction entre le roman gothique où l’hésitation est, elle, nulle. Ann Radcliffe donne par exemple une explication aux phénomènes irrationnels décrits dans ses romans. Lovecraft considérait d’ailleurs que les romans de Radcliffe étaient mis en porte à faux « par l’explication naturelle des faits étranges, détruisant ainsi à la fin du livre le fantastique évoqué. » 70 Le fantastique met l’accent sur l’imagination : Le fantastique se trouve, dès l’étymologie, opposé à la raison, à la réflexion logique, au raisonnable (sensible) et associé à la fantaisie (fancy/fantasy en anglais), c’est-à-dire à l’imagination, aux chimères, à l’illusion, à la folie, à l’excentricité. … L’extraordinaire derrière l’ordinaire, ‘l’inquiétante étrangeté’ (the uncanny), ou plus exactement, la familiarité inquiétante des choses : voilà ce dont nous parle la littérature fantastique. 71 Les thèmes de la folie, de l’imagination ou de l’inquiétante étrangeté nous permettent de mettre en lumière l’écho entre le fantastique et le gothique bien que le fantastique laisse le doute s’installer alors que le gothique finit par rationaliser ses spectres par des hallucinations, des rêves. 69 Todorov Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique (Paris: Editions du Seuil, 1970) 129. 70 Howard Phillips Lovecraft, Epouvante et surnaturel en littérature (Paris : C. Bourgeois, 1969) 22. 71 Geoffroy-Menoux 9. 29 Les trois récits choisis dans le cadre de cette thèse semblent mêler non seulement Gothique et Romantisme mais également Gothique et fantastique ; si une explication est donnée aux événements déroutants auxquels sont confrontés les personnages -nous plaçant ainsi plus dans la lignée du gothique- cette explication est néanmoins liée au surnaturel et fait appel à l’imagination du lecteur : une incantation gitane dans Thinner, la magie dans Shadowland, une berceuse dans Lullaby. Les œuvres choisies constitueraient donc un savant mélange de divers mouvements littéraires. Cette alliance de différents mouvements liée à différentes époques a amené les auteurs à faire un pas de plus dans leur phase de transformation du passé en choisissant d’explorer pleinement la voie du néo-gothique lui-même souvent indissocié du gothique postmoderne. Cette association de termes met en exergue l’évolution du gothique. La flamme du mouvement gothique anglais qui a connu son heure de gloire entre 1764 et 1820 ne s’est jamais complètement éteinte. Elle a traversé les années avec un éclat plus ou moins ardent et l’atmosphère sombre et pesante qui caractérise le mouvement se retrouve dans les œuvres postérieures à 1820. Il est important de préciser que lors de la période d’apogée des œuvres gothiques traditionnelles, il y avait déjà des récits critiques portant sur le mouvement lui-même et qui tentaient de s’en détacher. Ainsi, en 1818, Jane Austen parodiait les thèmes traditionnels du gothique dans Northanger Abbey. 72 L’héroïne, Catherine Morland y exemplifie l’innocence et la naïveté des protagonistes féminins des récits gothiques traditionnels. Elle applique en effet à la vieille demeure où elle est invitée à séjourner les clichés du roman gothique nourris notamment par The Mysteries of Udolpho d’Ann Radcliffe. Elle s’attend à ce que l’abbaye soit remplie d’horreur et de mystère. Ses attentes s’avèrent toutes vaines 72 « She [criticized] the irresponsibility of those writers who trivialise their important insights into human behavior merely to frighten silly girls. » Howells (1978: 115). 30 et le lecteur ne peut que sourire face à ce personnage qui se considère comme une héroïne de roman gothique. Jane Austen se moquait déjà de l’obsession de l’époque pour les récits gothiques montrant une prise de distance vis-à-vis du gothique originel. « Jane Austen views Gothic with a wide imaginative awareness, keenly perceiving its absurdities and its comic potential yet at the same time giving it credit for its often bizarre insights into human nature. » (Howells 115). Dimensions grotesque et macabre s’entrechoquent. Cependant, l’intérêt pour le gothique a continué à hanter la littérature, donnant naissance au terme « néo-gothique » appliqué aux récits postérieurs à 1820. Ce terme « est apparu dès le 19ème siècle -c’est-à-dire après 1820, le roman de Maturin (Melmoth, the Wanderer) [marquant] la fin de la période gothique. »73 Ce terme vient de l’anglais « new gothic » mais n’a pas été traduit par « nouveau gothique. » En effet, le « New Gothic » n’est pas totalement nouveau puisqu’il exploite ce qui était déjà en germe dans le roman noir anglais mais en allant plus loin dans l’exploitation de l’imaginaire morbide. « Le New Gothic doit être compris dans le sens de ‘néo-gothic’ car il renoue avec une tradition et l’adapte à l’époque contemporaine, d’où le renouvellement du genre. » (Falco 65). Dans sa thèse, Magali Falco montre cependant que le néo-gothique est la falsification d’un gothique déjà faux, car originairement l’imitation d’un passé : en effet, Walpole s’est efforcé de faire une imitation exagérée de la demeure gothique en construisant Strawberry Hill et a fondé le premier roman gothique sur un faux manuscrit qu’il pose comme origine. 74 « Le préfixe ‘néo-’ insiste sur le processus d’appropriation, de transformation, puis de prise de distance par rapport à un genre. » (Falco 65). King, Straub et Palahniuk se sont 73 Magali Falco, La poétique néo-gothique de Patrick MacGrath : Discours de la folie sur l’écriture postmoderne, thèse Doct, Aix-Marseille, 2005, (Aix-Marseille 1: 2008) 65. 74 Falco 66. 31 appropriés les artifices du Gothique anglais mais ont su prendre leur distance pour renouveler le genre. « Si le gothique est au départ défini par des codes précis, ceux-ci sont paradoxalement de nature polymorphe. » 75 On retrouve ainsi chez nos auteurs des éléments du Gothique anglais mais teintés d’une touche moderne. Dans le néo-gothique, les lieux restent similaires mais les thématiques évoluent : le scélérat « se sexualise davantage en prenant les traits du vampire, les techniques narratives se complexifient, la peur quitte les lieux pittoresques reculés de la campagne anglaise pour inonder le monde urbain. » (Falco 66). Ces caractéristiques se retrouvent chez King, Straub et Palahniuk mais nous choisissons pour qualifier leurs œuvres d’utiliser le terme postmoderne -que nous allons définir par la suite- car celui-ci met en avant l’hyper-modernité de ces auteurs. Le terme « hyper » est employé à la fois comme un écho au thème de l’excès qui prévaut dans le Gothique anglais mais est utilisé également comme référence à la quête de transcendance liée au postmodernisme. Le poids du passé est omniprésent au niveau thématique et littéraire et si le mouvement gothique postmoderne n’oublie en rien ses origines anglaises, les auteurs revisitent ses éléments constitutifs dans le contexte américain moderne. Stephen King -auquel les critiques attribuent l’étiquette de « master of modern horror story »76- est d’ailleurs communément considéré comme un des chefs de file du Gothique postmoderne. Nous devons alors nous interroger sur la signification du terme « postmoderne» pour mieux comprendre son association avec le Gothique et percevoir l’originalité du mouvement qu’est le Gothique postmoderne. Le postmodernisme est défini par rapport au modernisme, lui-même associé à des valeurs culturelles et artistiques datant de la 75 Falco 42. Dracula de Stoker apparaît comme le précurseur du néo-gothique. 76 Philippe Hemsen, Stephen King : Hantise de l’écrivain (Villeneuve d'Ascq, Nord: Presses Universitaires du Septentrion, 1997) 43. 32 première moitié du XXème siècle. « Postmodernism is generally considered to be the direct offspring of modernism as well as its adversary. » 77 Des passerelles existent donc entre le modernisme et le postmodernisme et nous citerons avant tout quelques caractéristiques du modernisme en nous basant sur l’œuvre critique de François Gallix. 78 Le modernisme fait suite à l’époque victorienne. Son point de départ est vague ; les critiques hésitent entre l’année 1907 (exposition des Demoiselles d’Avignon de Picasso) ou 1909 (publication du poème « Portrait of a Lady » de T.S. Eliot). On considère que la période du modernisme va jusqu’à 1930. La prose moderne est notamment basée sur la multiplicité des points de vue, une temporalité fractionnée avec des échos, répétitions, analepses et prolepses. C’est la période du « stream of consciousness » qui consiste à « représenter la subjectivité et la sensibilité en pénétrant à l’intérieur de la conscience des personnages grâce au courant de conscience. »79 L’usage du fractionnement temporel, du procédé répétitif, analeptique et proleptique abondent chez nos auteurs choisis. Cependant, ces derniers partagent plus de points communs avec le postmodernisme. Derek Maus situe l’âge d’or du postmodernisme dans les années 1980 et les définitions de ce mouvement ne manquent pas : To some, it is a broadly defined philosophical concept that describes a skeptical cultural reaction to such monumental historical events as World War II, the Holocaust, and the nuclear arms race. To others, postmodernism is a purely artistic movement that arose in response to the modernist sensibility that predominated in the first half of the 20th century. … Finally, some extreme theorists of postmodernism … conceive of it as a philosophy 77 Derek Maus, Postmodernism (San Diego: Greenhaven Press, 2001) 9. 78 François Gallix, Le roman britannique du XXème siècle : Modernistes et postmodernes (Paris: Masson, 1995). 79 Gallix 15. Cet élan narratif est représenté par exemple par Virginia Wolf ou James Joyce. 33 that rejects absolutes of any kind, including good and evil, truth and falsehood, history and fiction. 80 La définition concerne ainsi à la fois la dimension historique, artistique et philosophique. Le terme ne s’applique pas à la seule littérature : il est influent en architecture, photographie, peinture, danse, cinéma, télévision. En littérature, l’un des mots clés du postmodernisme paraît être celui de réécriture comme l’a montré Christian Moraru: « it discusses how postmodern narratives rework nineteenth-century tales, stories, novels and novellas. »81 Le motif de la réécriture du passé est essentiel comme le précise Steven Connor : « contemporary fiction seems marked by the imperative of the eternal return. In contemporary fiction, telling becomes compulsorily belated, inextricably bound up with retelling. »82 Les postmodernes s’approprient en l’adaptant ce qui existe déjà. En ce sens, les récits de King, Straub et Palahniuk choisis entrent bien dans la catégorie des œuvres postmodernes car nous mettrons en lumière les échos récurrents entre leurs récits et ceux de leurs prédécesseurs. Le motif de la répétition est d’ailleurs un élément moteur à la fois thématique et narratif dans les œuvres choisies. Leur imprégnation par les écrits passés n’enlève cependant rien à leur originalité et à leur qualité. « Postmodernism, Bill Readings and Bennet Schaber observe, ‘is not a break with modernity, but a radical rewriting, asking what phrase to link to modernity, what to put next.’ » (Moraru. xi). Le postmodernisme cherche à créer son propre édifice à partir du modernisme et abat les murs des conventions. 80 Maus 11. 81 Christian Moraru, Rewriting: Postmodern Narrative and Cultural Critique in the Age of Cloning (Albany: State University of New York, 2001) xi. 82 Steven Connor, « Rewriting wrong: on the ethics of literary revision, » Postmodernisms: the Postmodern, the (Post-) Colonial, and the (Post-) Feminist (1994): 79. 34 Dans Romanticism and Postmodernism, Edward Larissy montre l’influence respective entre le mouvement romantique et postmoderne à travers la notion de sublime. L’auteur précise néanmoins que le romantisme n’anticipe pas sur le postmodernisme même si des échos apparaissent. Un lien existe bien entre le romantisme, le modernisme et le postmodernisme: « just as it has often been claimed that Modernism is essentially a remoulding of Romanticism, so this volume addresses the proposition that Post-modernism is also yet another mutation of the original stock. » (Larissy 1). Patricia Waugh a montré l’évolution de la perception du postmodernisme. Au début des années 1980, ce terme mettait en œuvre les éléments clés de parodie, d’ironie, de fragmentation. Il est maintenant associé à un cynisme portant sur les idéaux de la modernité. Les travaux clés de Jean-François Lyotard nous aident à appréhender le terme « postmoderne »83 défini comme « l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXème siècle. » 84 Lyotard différencie le récit moderne et postmoderne de la manière suivante : dans le récit moderne, la règle du consensus entre le destinateur et le destinataire d’un énoncé à valeur de vérité sera tenue pour acceptable si elle s’inscrit dans la perspective d’une unanimité possible des esprits raisonnables : c’était le récit des Lumières, où le héros du savoir travaille à une bonne fin éthico-politique, la paix universelle. 85 Le récit moderne est un métarécit et a un sens précis. Au contraire Lyotard allie le terme « postmoderne » à « l’incrédulité à l’égard des métarécits. » (Lyotard 7). Il 83 Ce terme s’applique à la dimension culturelle, son équivalent social étant ‘post-industriel.’ 84 Jean François Lyotard, La condition postmoderne : Rapport sur le savoir (Paris: Éditions de Minuit, 1979) 7. 85 Lyotard 7. 35 représente la mort des grandes narrations modernes 86 et du siècle des Lumières liée à l’essor du capitalisme et des techniques. Lyotard en donne les caractéristiques suivantes : La fiction narrative perd ses fonctions, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d’éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc. 87 Les éléments descriptifs ou narratifs qui composent les récits ne sont plus fixes, d’où le large éventail d’interprétations possibles qui en découlent. Tel un palimpseste, le postmodernisme mêle les genres et trouble les attentes des lecteurs. Le postmodernisme nous ouvre à la différence et « renforce notre capacité de supporter l’incommensurable » (Lyotard 9) en inventant de nouvelles règles langagières. Dans son ouvrage critique Lyotard, Alberto Gualandi nous aide à comprendre l’œuvre de Lyotard. Dans les récits postmodernes, les discours perdent leur fondement et les jeux de langage qu’ils prétendaient avoir auparavant ne sont plus valides. 88 Chaque individu se découvre vivre et parler ‘sous le coup’ d’une multiplicité dispersée de récits, et tout jeu de langage qui prétend totaliser les autres dans un métadiscours universel apparaît comme un mensonge paradoxal. 89 Lyotard voit donc dans le postmodernisme « la fin des discours de légitimation de la connaissance et de l’action qui ont conduit à des impasses inacceptables, à des désastres 86 Les ‘grands récits’ sont les récits nés des Lumières et de l’idéalisme allemand. Les premiers étaient inspirés par un idéal de justice, les seconds par un idéal de vérité. Ces deux récits ont eu pour Lyotard comme seul résultat la terreur. 87 Lyotard 7-8. 88 Cela réfère à la modernité qui correspond à l’époque où l’homme a pris la place assignée auparavant à Dieu par le Moyen-Age « et où les discours d’une humanité qui se réalise dans l’Histoire par sa raison, son savoir et son travail ont remplacé le récit eschatologique religieux. » Alberto Gualandi, Lyotard (1999: 65-66). 89 Gualandi 66. 36 historiques. »90 Le deuil des ‘grands récits’ est allé de pair avec « un scepticisme généralisé, une atomisation du social, une pulvérisation de son tissu, qui menace toute aspiration de vérité et de justice. » (Gualandi 66). Lyotard donne à cette menace le nom de « délégitimation. » Le postmodernisme offre ainsi une pluralité de jeux de langage et de significations. Il n’y a plus d’idée d’unité et de totalité. Le postmodernisme rime avec déconstruction et fait vaciller la notion de sens même à donner aux récits. Les termes clés de parodie, de conscience de soi et de cynisme sont mis en avant. Le lecteur est libre dans l’interprétation des œuvres car il n’y a plus de signification unique. L’humour et l’ironie sont utilisés: « l’écrivain postmoderne ne néglige en effet jamais l’aspect ludique qui constitue l’une des facettes essentielles du plaisir du texte grâce à une espièglerie de chaque instant. » (Gallix 83). King, Straub et Palahniuk utilisent par exemple avec force l’humour noir. Le courant postmoderne redéfinit ainsi les conventions du roman moderne classique: it became a postmodern convention to say that the conventional novel, with its fixed text, chronological development, claim to authority and to authorship, had become exhausted, overwhelmed by … the plurality of forms and styles available to the late modern writer. 91 Nous démontrerons à travers cette thèse que les trois récits choisis entrent bien dans ces critères ne serait-ce que par le remaniement temporel constant et l’usage du langage fait par les auteurs. Ils nous offrent une danse temporelle et stylistique effrénée et réexaminent le dénouement conventionnel. Si le mouvement gothique postmoderne s’inspire mais remet aussi en cause et transcende les conventions du Gothique anglais, il en va de même pour le mouvement postmoderne qui s’inspire mais se démarque également du modernisme. L’alliance des deux termes « gothique » et 90 Gualandi 66. Il cite notamment pour exemple les camps de concentration et les goulags comme l’expression la plus extrême de ces désastres. 91 Malcom Bradbury, The Modern American Novel (New York: Oxford University Press, 1983) 201. 37 « postmodernisme » montre bien l’omniprésence du passé et la quête de la transcendance comme des fils d’Ariane dans le proccessus créatif de nos auteurs. Les trois œuvres choisies pour ce travail mettent en exergue les thèmes du macabre, du corps souillé et fragmenté, de la mort, du tabou, qui -s’ils existaient déjà dans le gothique anglais- sont drapés d’un voile kitsch par les auteurs. King et Straub présentent dans leurs œuvres des éléments ayant un lien direct avec le thème de l’abjection. L’adjectif « gore » est, quant à lui, régulièrement appliqué par les critiques aux récits de Palahniuk, critiques qui lui reprochent d’aller trop loin dans sa description des éléments abjects. Nos auteurs lèvent le rideau sur une représentation kaléidoscopique de l’objet abject et crée chez le lecteur un sentiment d’horreur. Les termes « horreur » et « terreur » sont communément associés mais ils ont été distingués par Ann Radcliffe dans son essai « On the Supernatural in Poetry. »92 «Terror and horror are so far opposite, that the first expands the soul, and awakens the faculties to a high degree of life; the other contracts, freezes, and nearly annihilates them. » (Radcliffe 6) La terreur, perçue sous un angle positif, semble nous rendre plus vivant alors que l’horreur est vue de manière plus négative et est associée à un état léthargique. Dans Danse Macabre, Stephen King différencie de la manière suivante la terreur et l’horreur : Terror is the sound of the old man’s continuing pulsebeat in ‘The Tell-Tale Heart’ –a quick sound, ‘like a watch wrapped in cotton.’ Horror is the amorphous but very physical ‘thing’ in Joseph Payne Brennan’s wonderful novella ‘Slime’ as it enfolds itself over the body of a screaming dog. 93 92 Ann.Radcliffe, « On the Supernatural in Poetry, » New Monthly Magazine 1826, The Literary Gothic, 2002, 21 Aug. 2010 <http://www.litgothic.com/Texts/radcliffe_sup.pdf>. 93 Stephen King, Danse Macabre (London: Time Warner Books, 1993) 37. « The Tell-Tale Heart » (1843) est une nouvelle d’Edgar Poe dans laquelle le narrateur vit avec un vieil homme possédant un œil de vautour qui l’obsède, ce qui le pousse au meurtre. Le narrateur finit par avouer lui-même aux policiers son acte barbare, étant persuadé que les battements de cœur qu’il ne cesse d’entendre sont ceux de sa victime et non les siens. La nouvelle, « Slime » décrit une forme de vie protoplasmique qui sort de 38 La terreur semble être ici assimilée à un état de peur extrême ; les battements du cœur créent un sentiment d’oppression qui reste présent de manière lancinante. L’expérience horrible est liée à la monstruosité et engendre de la révulsion, en donnant une réalité aux cauchemars les plus sombres. L’apparition d'un monstre par exemple nous placerait à la fois dans le domaine de l’horreur et de la terreur. Cependant, l'horreur semble se distinguer par son lien apparent avec le dégoût. La frontière entre terreur et horreur paraît mince mais c’est bien la dimension horrifique qui concerne King, Straub et Palahniuk car leur présentation de l’objet abject engendre chez le lecteur un sentiment d’aversion, de répulsion. Cependant, la conception radcliffienne de la terreur présente un aspect primordial pour notre thèse. Pierre Arnaud dans son ouvrage critique sur Ann Radcliffe précise ce point vital : « il y a toujours une nuance de répulsion dans l’horreur. … Dans l’esprit de Mrs Radcliffe, ce n’est pas l’horreur mais la terreur qui conduit au sublime. »94 Cette idée, qui n’est pas nouvelle, nous mène sur la voie du sublime. On peut s’interroger sur la pertinence de la relation entre le sublime et notre problématique. Edmund Burke (1729-1797) dans A Philosophical Enquiry into the origins of our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757) énonçait sa théorie du sublime comme « a sort of delightful horror, a sort of tranquillity tinged with terror. » 95 Burke n’établissait pas de distinction entre horreur et terreur mais son éclairage sur la combinaison d’horreur et de plaisir met en lumière le titre de notre thèse : « la poétique de l’abjection. » Le beau et l’abject sont, tel un Janus bifrons, les deux faces d’une même pièce révélant dès lors l’art de la l’océan et se nourrit des résidents de la Nouvelle Angleterre. On y voit un clair écho avec la nouvelle de King, « The Raft, » qui met aussi en scène un organisme d’origine marine qui se nourrit d’humains. 94 Pierre Arnaud, Ann Radcliffe et le fantastique : Essai de psychobiographie (Paris: Aubier Montaigne, 1976) 333. 95 Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origins of our Ideas of the Sublime and Beautiful (London: Routledge and Kegan Paul, 1958) 123. 39 duplicité pratiqué par les auteurs. Le lecteur doit s’attendre à plonger dans un océan sombre où l’horreur règne mais où l’accès au palier du sublime est possible. On ne peut ainsi traiter du sublime sans évoquer les idées majeures de Longin (Ier s. ap. JC.) et de Burke. La vision de Longin est exprimée dans son Traité du sublime. 96 Ecrit en grec au début de l’Empire romain, ce texte eut, avec la traduction de Boileau en 1674, un retentissement européen. Il a établi pour les Romantiques, Burke ou Kant, les fondations du sublime. Pour Longin, le sublime est un au-delà du beau. « Est sublimis ce qui est haut, élevé dans le ciel. D’un autre mot latin, le sublime est proprement le summum. » (Longin 6). Le sublime nous fait atteindre le sommet de la création artistique. « Longin a mis un nom sur l’insaisissable et pourtant indispensable. Sur ce que l’époque de Boileau nomme le ‘je ne sais quoi’, ou ce que Hugo appelle le ‘génie.’ » (Longin 7). On peut parler de génie littéraire dans le cas de King, Straub et Palahniuk face à leur succès inébranlable. Pour Longin, le sublime passe par le langage. Longin différencie « le sublime poétique et tragique qui vise d’abord au choc ou à l’étonnement (ekplèxis) et le sublime de l’éloquence dont le but principal est l’évidence (enargeia). »97 Le premier implique une tendance à l’exagération, au fabuleux et le second indique le souci de la vraisemblance. King, Straub et Palahniuk semblent allier les deux en mettant en avant à la fois la quotidienneté des lieux ainsi que la violence des actes et des sentiments chez les personnages. Nos auteurs utilisent le sublime pour rendre l’horrible poétique bien qu’il soit également terrible et repoussant. Il y a ainsi des résonnances entre le sublime longinien et nos trois œuvres. Un écho existe également, comme nous l’avons précisé précédemment, avec la théorie d’Edmund Burke. 96 Longin, Traité du sublime, trans. Boileau, (1674, Paris: Librairie Générale Française, 1995). 97 Baldine Saint Girons, Le sublime de l’antiquité à nos jours , 2008) 44. 40 Le sublime est lié au mouvement gothique: Le Sublime est probablement la source majeure des effets les plus poignants des Mystères d’Udolphe ou du Moine. 98 … L’ayant fait passer du champ de la rhétorique à celui de l’expérience esthétique, [Burke] l’a chargée d’un sens nouveau ; le sublime désigne désormais, par cette image codifiée de la verticalité, la hauteur de nos aspirations et l’horreur des profondeurs. 99 Le sublime est alliance de contraires, unissant l’horreur et la recherche de la transcendance, d’où la thématique de la verticalité qui est non sans rappeler le château gothique et la demeure de Shadowland ou l’école Carson dans le récit straubien. Contrairement à Longin, Burke différencie le sublime et le beau 100 : Beauty as a category could be seen as part of a discernible history of Taste; the Sublime was that which ruptured the continuity of experience and tradition, a disordering like ‘the spirit of liberty’ he’d describe in the Reflections in which ‘the fixed air is plainly broke loose.’ 101 Le sublime est bien auxiliaire de transcendance ; il implique la douleur, l’admiration, la grandeur alors que le Beau implique le plaisir et l’amour. Pour Burke, la terreur 102 est au cœur du sublime et se mêle au plaisir : il s’y réfère sous le terme de « delight. » « The Sublime in art produces delight but the sublime in nature is a form of paralysis. » (Longin 7). Il différencie ainsi l’effet du sublime dans l’art et dans la nature; une symphonie de Beethoven nous transporte alors qu’une tempête déchaînée engendre un trouble et un ébranlement de tout notre être. Pour Burke, 98 Les titres sont en français dans le texte. 99 Durot-Boucé 13. 100 Burke parle ainsi de la beauté: « I call beauty a social quality, for where women and men, and not only they, but when other animals give us a sense of joy and pleasure in beholding them, they inspire us with sentiments of tenderness and affection towards their persons. » Burke (1958: 24). 101 Burke xv. 102 « Terror is in all cases whatsoever either more openly or latently the ruling principle of the sublime. » Burke (1958: 54). Le sublime crée traditionnellement « a sort of delightful horror, a sort of tranquillity tinged with terror. » Burke (1958: 123). 41 whatever is fitted in any so to excite the ideas of pain and danger, that is to say, whatever is in any sort terrible, or is conversant about terrible objects, or operates in a manner analogous to terror, is a source of the sublime; that is, it is productive of the strongest emotion which the mind is capable of feeling. 103 La douleur et la terreur dépassent le sentiment de plaisir, ce qui peut sembler au premier abord paradoxal. Le sublime est après tout l’impossibilité de la connaissance: Certain kinds of absence, what Burke calls privation, are sublime -vacuity, darkness, solitude, silence- all of which contain, so to speak, the unpredictable ; the possibility of losing one’s way, which is tantamount, Burke implies, to losing one’s coherence. 104 Le sublime est donc aussi lié à une perte des repères ; les personnages et le lecteur se perdent d’ailleurs dans l’univers de King, Straub et Palahniuk. Pour Burke, le sublime est lié aux grands espaces, à la nature 105 : The passion caused by the heart and sublime in nature, where those causes operate most powerfully, is Astonishment; and astonishment is that state of the soul, in which all its notions are suspended, with some degree of horror. In this case the mind is so entirely filled with its object, that it cannot entertain any other, nor by consequence reason on that object which employs it. … Astonishment, as I have said, is the effect of the sublime in its highest degree; the effects are admiration, reverence and respect. 106 Le sublime engendre l’étonnement pris dans le sens étymologique de « foudroiement » (attonitus signifie « foudroyé ») et dans le sens dynamique d’ébranlement. Les récits de King, Straub et Palahniuk nous laissent sans voix non pas précisément par la description de la nature mais notamment par l’enchaînement des faits choisis par les auteurs qui reste de façon lancinante dans notre esprit ; le temps semble suspendre son 103 Burke 36. 104 Burke xxii. 105 La théorie burkienne est liée au sublime naturel et non rhétorique ou poétique. 106 Burke 53. 42 vol au moment de la compréhension d’évènements clés par le lecteur. Pour ne donner qu’un exemple, le dénouement choisi par King et le moment où le lecteur comprend que le protagoniste choisit consciemment de se sacrifier en reprenant une part de tarte est bien un de ces moments où le temps semble s’arrêter. La théorie burkienne du sublime dans sa thématique du « delight » donne au titre de notre thèse toute sa portée. Les éléments abjects semblent véhiculer même plus que du plaisir et paraissent engendrer la fascination des lecteurs. L’attrait de ces derniers pour des récits où l’élément horrible règne en maître n’est pas anodin. La notion de paradoxe émerge, nous permettant de voir l’abjection comme auxiliaire d’une nouvelle poétique. On ne peut traiter de poétique sans faire référence à son fondateur Aristote qui en jeta les bases vers 340 av. J.C: Aristote est le premier à avoir analysé le langage propre à la poésie, à en avoir distingué les genres et les formes dans son essai, La poétique. 107 Il a, le premier, établi la différence entre la poétique, art de composer des vers, et la rhétorique, art de persuader, de convaincre, de soutenir louange ou blâme. 108 Le terme poétique est donc d’abord lié à celui de poésie dont l’étymologie grecque, poiein, ‘faire,’ …, désigne d’abord un certain art du langage qui organise les mots dans un genre précis de littérature dont la production de base est le poème, pendant longtemps caractérisé par le vers, et toujours par la recherche d’un rythme, d’images spécifiques. »109 Cet art du langage n’est pas étranger à nos auteurs qui cherchent à créer également un rythme effréné à travers l’agencement de leurs intrigues et nous verrons que les images abondent dans nos trois récits. La nature a une importance majeure dans le fait artistique pour Aristote : 107 Aristote, Poétique (Paris: Librairie Générale Française, 1990). 108 Michèle Aquien, et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique (Paris: Librairie Générale Française, 1999) 415. 109 Michèle Aquien, et Georges Molinié 407. 43 Nous allons traiter de l’art poétique lui-même et de ses espèces, de l’effet propre à chacune d’entre elles, de la manière dont il faut agencer les histoires si l’on souhaite que la composition soit réussie ; nous traiterons en outre du nombre et de la nature des parties qui la constituent et pareillement de toutes les questions qui appartiennent au même domaine de recherche, en commençant par ce qui vient d’abord, suivant l’ordre naturel. 110 Aristote considérait dans une métaphore végétale le poème comme « un être vivant qui est un et forme un tout. » (Aristote 123). Au XVème siècle, le terme vient à désigner le texte lui-même. La définition du terme poétique a ainsi subi de nombreuses évolutions mais il reste lié à la création artistique associée au langage et nous l’utilisons principalement dans le sens du faire artistique. Le terme « poétique » est avant tout vu comme ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art. Notre rôle sera de nous interroger sur les moyens mis en œuvre par les auteurs afin de changer l’objet abject en création artistique. Si nous suivons cette direction la vision de Todorov permet d’éclairer notre route: La poétique est une approche de la littérature à la fois ‘abstraite’ et ‘interne.’ Ce n’est pas l’œuvre littéraire elle-même qui est l’objet de la poétique : c’est ce que celle-ci interroge, ce sont les propriétés de ce discours particulier qu’est le discours littéraire. Toute œuvre n’est alors considérée que comme la manifestation d’une structure abstraite et générale, dont elle n’est qu’une des réalisations possibles. C’est en cela que cette science se préoccupe non plus de la littérature réelle, mais de la littérature possible, en d’autres mots de cette propriété abstraite qui fait la singularité du fait littéraire, la littérarité. 111 Todorov interroge les propriétés du discours littéraire lui-même ; il met en avant le fonctionnement, la forme, la reconnaissance d’une présence littéraire et le pouvoir des mots qui donnent aux œuvres leur beauté. Nos auteurs explorent le pouvoir du discours pour naviguer sur le cours de l’abjection. L’écriture est un art et la linguistique se met 110 Aristote 85. 111 Tzvetan Todorov, Poétique (Paris: Editions du Seuil, 1968) 19-20. 44 au service de cette poétique. La littérature est un chantier en constante évolution ; c’est pour cela que les œuvres s’ouvrent tel un palimpseste à d’innombrables interprétations. Les portes à ouvrir pour comprendre l’engouement du public pour ce type de littérature sont nombreuses et ce sont ces portes que nous allons tâcher d’ouvrir une à une pour percevoir l’origine de la flamme toujours vive des lecteurs pour la littérature de l’abjection. Une courte présentation de chaque écrivain s’impose pour poser le cadre de notre travail avant d’établir un bref résumé du corpus. Notre choix de commencer par Stephen King s’explique par sa renommée qui en fait un phénomène littéraire à part entière. Le foisonnement créatif de Stephen King est remarquable. Dans son étude critique, Stephen King 30 ans de terreur, Hugues Morin montre que King a publié des romans qui, sur la période s’étalant de 1974 à 2009, s’élèvent au nombre de soixante-dix. « L’auteur du Maine a publié pendant ces trente années plus de 175 histoires (romans, nouvelles, novelettes, novellas et poèmes confondus). » 112 Ces romans incluent des recueils de nouvelles comme Four past Midnight (1990) ou Heart in Atlantis (1999). Ses nombreuses nouvelles incluent par exemple « People, Places and Things » coécrit avec Chris Chesley dès 1960, « The Glass Floor » en 1967, « The Lawnmower Man » en 1975, « Children of the Corn » en 1977 ou « The Mist » en 1993. Scénariste, il a luimême réécrit certaines de ses œuvres pour les adapter au cinéma. C’est ainsi qu’il a transformé la novelette « Cycle of the Werewolf » (1982) en Silver Bullet (1985). 113 Sa popularité même en fait un phénomène à part entière et mérite qu’on attache un intérêt particulier à ses œuvres. Une liste non exhaustive de ses productions est d’ailleurs 112 Hugues Morin, et al, Stephen King :Ttrente ans de terreur ( : Alire, 1997) 13. 113 Le film réalisé par King est sorti en 1985 et fut nominé comme meilleur film au festival du film portugais de Fantasporto. 45 fournie à la fin de cette thèse. Notre choix de nous concentrer sur son œuvre parue en 1984, Thinner, s’éclairera lors du résumé de l’intrigue. Deux œuvres critiques -Stephen King, Hantise de l’écrivain de Philippe Hemsen et La science de Stephen King de Loïs Gresh et Robert Weinberg 114 - nous fournissent des informations essentielles sur la biographie de Stephen King. Celui-ci est né à Portland dans l’état du Maine en 1947, il est le deuxième fils de Donald Edwin King et Nellie Pillsburg King. Auteur de best-sellers, il a commencé à écrire dès l’âge de sept ans lorsqu’il était à l’école élémentaire à Durham dans le Maine. En 1959, il publia son propre journal local, Dave’s Rag, avec son frère aîné, David Victor adopté en 1945. En 1960, alors âgé de 13 ans, il envoya sa première histoire à un magazine mais elle fut refusée. C’est avec passion que King a lu les œuvres de Howard P. Lovecraft et d’Edgar Allan Poe, qu’il s’est imprégné de ces auteurs et s’est laissé emporter dès le plus jeune âge dans l’univers fantastique. Cette passion tient sa source dans la découverte en 1960 dans le grenier de sa tante des livres de poche et des bandes dessinées de science-fiction et d’horreur laissés par son père dans une malle. Ce fut pour lui une révélation. Il dirigea par la suite le journal de son lycée, le Drum. King étudia à l’université du Maine de 1966 à 1970 où il rencontra Tabitha Spruce qu’il épousa en 1971. Pendant ces années d’études à l’université il tint une chronique dans le magazine universitaire, King’s Garbage Truck. Avant la publication de Carrie, King fut professeur d’anglais à la Hampden Academy à Hampden dans le Maine. Lois Gresh et Robert Weinberg indiquent que pendant cette période il a habité dans une caravane avec sa femme et ses deux premiers enfants. 114 Lois Gresh, Robert Weinberg, et Colette Michel, La science de Stephen King (Paris: Dunod, 2008). 46 La vente du roman Carrie en 1973 aux Editions Doubleday, sa publication en 1974 et les 200,000$ qu’il obtint des droits d’édition de cette œuvre en livre de poche lui permirent d’arrêter l’enseignement et de se consacrer à sa passion de l’écriture. Carrie a été la porte d’entrée de King dans le panthéon de la littérature américaine : Stephen King est devenu une institution américaine. Il se range juste derrière la grand-mère, la bannière étoilée et la tarte aux pommes. King est l’un des auteurs les plus vendus du vingtième siècle, sinon de tous les temps, simplement parce qu’il raconte des gens ordinaires et qu’il le fait mieux que n’importe quel autre écrivain d’aujourd’hui. 115 Il abat notamment les murs de la normalité et de l’idéal familial de la société américaine. Son père ayant abandonné la maison familiale en 1949 alors que Stephen King n’avait que deux ans, l’éclatement du cocon familial, le sentiment de perte et d’abandon lié à celui d’isolement apparaît en arrière-plan dans la vie de l’auteur et apporte un éclairage particulier à ses œuvres. Il met en scène des personnages incompris par leur entourage comme dans Carrie (1974) ou rejetés de par leur physique ingrat comme pour Arnie Cunningham, le protagoniste de Christine (1983). L’éclatement de l’unité familiale est exploité dans de nombreuses œuvres telles que The Shining (1977) ou Dolores Clairbone 116 (1993). Stephen King a été dénigré par ses camarades de classe en raison de son surpoids et a été considéré comme un marginal. La laideur physique est liée à la notion de répulsion car elle touche avant tout la dimension physique et peut s’apparenter à l’anormal, voire au monstrueux. L’abjection a été omniprésente pendant l’enfance de King et il n’est pas surprenant que ce dernier l’ait utilisé comme l’un des fils d’Ariane pour tisser l’intrigue de ses 115 Lois Gresh, Robert Weinberg, et Colette Michel 3. 116 Dans The Shining, Jack Torrence est un père alcoolique dont la rage l’amène à perdre son travail de professeur et à blesser physiquement son fils. Dans Dolores Clairbone, la protagoniste avoue le meurtre de son mari qui la battait et a violé sa fille. 47 récits. La répugnance physique s’allie à la monstruosité morale dans les œuvres de l’auteur. L’horrible et l’ordinaire se côtoient dans les récits kingiens, ce qui est pour L. Gresh et R. Weinberg une des clés de son succès. Ses romans, comme ses nouvelles, mettent en scène des gens normaux, comme vous et moi, qui rencontrent le bizarre, l’étrange et le monstrueux. C’est une manière extraordinaire d’accrocher le lecteur. King ne présente pas de superhéros, pas d’homme en cape ou de scientifique armé de rayon laser. Ses histoires sont remplies de gens ordinaires. 117 C’est ce qui rend la plongée dans l’abjection encore plus perturbante. King repousse les limites de l’horrible en donnant des descriptions précises de l’élément abject. Cet excès de l’usage de l’abject dans les descriptions révèle l’influence lovecraftienne. 118 Par exemple, dans Pet Sematary (1983), la description de l’enfant Gage revenant d’entre les morts après que son père Louis Creed l’ait enterré dans le cimetière Micmac crée chez le lecteur un sentiment d’effroi. Dans The Tommynockers (1987), la transformation des habitants de Haven en extraterrestres due à l’influence d’un vaisseau enfoui sous la terre provoque l’aversion du lecteur. De même, la description du viol de Sara Tidwell dans Bag of Bones (1998) ainsi que le plaisir sadique que prennent ses persécuteurs à effectuer cet acte barbare crée un véritable malaise et nous laisse un sentiment d’horreur. Dans ce dernier cas, abjection et sexualité ne font qu’un, mettant en lumière l’héritage gothique de King. En effet, la sexualité morbide et la thématique de la transgression est caractéristique du gothique 117 Lois Gresh, Robert Weinberg, et Colette Michel 2-3. 118 Lovecraft met en péril la santé mentale de ses personnages en les confrontant à des monstres répugnants qu’il décrit avec force et génie. Le personnage du Shoggoth, monstre dans le mythe de Cthulhu, est par exemple ainsi décrit dans «At the Mountain of Madness» : « it was a terrible, indescribable thing vaster than any subway train -a shapeless congeries of protoplasmic bubbles, faintly self-luminous, and with myriads of temporary eyes forming and un-forming as pustules of greenish light all over the tunnel-filling front that bore down upon us, crushing the frantic penguins and slithering over the glistening floor that it and its kind had swept so evilly free of all litter.» H.P.Lovecraft, «At the Mountain of Madness,» The Call of Cthulhu and Other Weird Tales (2011: 484) . 48 « où courent les vers de la corruption et l’abomination d’une sexualité agressive, macabre et incestueuse. » (Lévy vi). Le thème de l’inceste fera d’ailleurs l’objet d’une analyse à part entière lors de notre analyse des personnages dans notre première partie. En 1999, une voiture le renversa lui causant de multiples fractures, une hospitalisation de trois semaines et de nombreuses interventions chirurgicales. L’intrigue de Christine ressurgit alors dans nos esprits, comme si le monstre inventé par l’auteur s’était matérialisé sous la forme d’une camionnette pour poursuivre son créateur dans la vie réelle. King a été très tôt confronté à la figure de la Grande Faucheuse. 119 Dans son enfance, il a assisté à la mort d’un de ses amis qui s’est fait écraser par un train ; bien qu’il prétende que l’évènement ne lui a laissé aucun souvenir et n’a eu aucune influence sur son inspiration créatrice, l’état de choc faisant suite à l’accident et narré plus tard par sa mère dans On Writing (2000) fait émerger des doutes chez le lecteur. Le thème de la mort apparaît bien de manière lancinante dans ses œuvres et constitue un dénominateur commun avec les récits de Peter Straub (1943- ). Traiter de Straub à la suite de King semble être une évidence quand on sait que ces deux amis de longue date ont allié leur imaginaire créatif pour donner naissance à des best seller tels que The Talisman (1984) ou Black House (2001), œuvres qui associent à la fois l’horreur et la fantasy. Le site officiel de l’auteur 120 et Michael R. Collings121 nous apportent des informations biographiques sur cet auteur né le 2 mars 1943 à Milwaukee dans l’état du Wisconsin. Straub est à la fois poète et auteur et, tout comme King a reçu de nombreuses récompenses (8 Bram Stoker, 6 Horror Guild Awards, 5 119 Cette image allégorique de la mort a émergé au Moyen-Age, a été liée aux épidémies de peste et s’est retrouvée plus tard par exemple dans le tableau de Pieter Bruegel LeVieux, « Le triomphe de la mort » (1562). La mort y est associée à l’image de la faux. 120 Peter Straub, peterstraub.net, nd. 7 April 2010 <http://www.peterstraub.net/bio/bio_home.html>. 121 Michael R Collings, Hauntings: the Official Peter Straub Bibliography (Woodstock: Overlook Connection Press, 1999). 49 Locus Awards, 3 World Fantasy Awards), Straub a lui aussi connu la reconnaissance de ses pairs (Bram Stoker Award, World Fantasy Award, International Horror Guild Award). Ces récompenses, dont la liste et les années précises sont inclues dans l’annexe, révèlent bien la place prééminente de ces romanciers dans la littérature dite d’horreur. Si King a été renversé par un camion à l’âge de 52 ans, Straub, lui, a été renversé par une voiture lorsqu’il n’avait que sept ans. De sévères blessures lui ont valu une hospitalisation de plusieurs mois et il est resté temporairement dans un fauteuil roulant jusqu’à ce qu’il ait réappris à marcher. Cet accident a donné prématurément à Straub conscience de sa propre mortalité. Les deux auteurs ont ainsi personnellement connu la souffrance physique et ont été confrontés de près à la mort, ce qui peut expliquer la prééminence de ce thème dans leurs œuvres. Contrairement à Stephen King, Straub a été élevé dans une famille unie ; cependant, il n’a pas suivi la voie choisie par ses parents : son père voulait qu’il soit un athlète professionnel alors que sa mère souhaitait qu’il devienne un pasteur luthérien. Il s’est tourné vers l’écriture alors qu’il était élève à l’école Milwaukee Country Day. Il a obtenu son Master à l’université de Columbia en 1966. Tout comme King a enseigné de 1971 à 1973 après avoir obtenu son diplôme de professeur d’anglais à l’université du Maine en 1970, Straub a brièvement enseigné l’anglais à l’université de Milwaukee. Il est ensuite allé à Dublin en 1969 pour travailler sur son doctorat et se mettre sérieusement à l’écriture. Contrairement à King qui connut un succès immédiat avec Carrie, les débuts de Straub furent mitigés. Ses deux premières tentatives d’écriture romanesque Marriages (1973) et If you could see me now (1977) ne connurent pas un franc succès. Ce fut la dimension surnaturelle de Julia (1975) qui assura à Straub un avenir prometteur. Par la suite, Ghost Story (1979) l’inscrit dans le cercle des écrivains de la littérature d’horreur et dans la tradition du roman gothique: « Ghost Story was an 50 immediate popular success that quickly established itself as one of the seminal works of late twentieth century horror fiction. » 122 L’accent mis sur le thème de l’abjection et la présence d’un univers gothique éclaire notre choix d’utiliser une œuvre de Straub pour cette thèse et plus particulièrement celle parue en 1980, Shadowland. Le résumé qui sera donné plus loin de ce récit expliquera notre volonté de nous concentrer sur cette œuvre. Un autre point commun unit King et Straub. Tout comme le premier s’est essayé à d’autres genres que l’horreur à travers des œuvres plus psychologiques comme Rage (1977) ou dans le domaine de la fantasy comme The Dark Tower (1982-2004), Straub écrit des romans plus proches du réel comme Under Venus (1984), Koko (1988), Mystery (1991) et The Throat (1993). Ces trois derniers appartiennent à une trilogie, « the Blue Rose Trilogy ; » ils traitent notamment des séquelles de la guerre du Vietnam et voient les mêmes personnages y être régulièrement cités. 123 Le thème de la mort se combine à celui de l’abjection physique mais surtout morale face à des personnages infâmes tels que le tueur de Blue Rose dans The Throat ou un simple père de famille comme Alden Chancel dans The Hellfire Club 124 (1996). Même ces récits réalistes de Straub révèlent des personnages corrompus, rongés par le mal ou la culpabilité et laissent transparaître des traits du gothique anglais. Straub se place, comme King, dans la lignée du postmodernisme en remettant au goût du jour leur héritage gothique. 122 Bill Sheehan et Alan Clark, At the Foot of the Story Tree: an Inquiry into the Fiction of Peter Straub (Burton: Subterranean Press, 2000) 11. 123 Par exemple, les personages de Michael Poole, Tim Underhill apparaissent dans The Throat, Koko ou Mystery. 124 Ce personnage représente la figure du patriarche étouffant, misogyne et dictatorial. 51 Ecrivain aux ressources multiples, Straub a notamment publié plusieurs recueils de poésie. My Life in Pictures est apparu en 1971 sous la forme d’une série de six pamphlets poétiques. Il fut publié avec son ami Thomas Tessier alors qu’il habitait Dublin. Turret Books publia Ishmael en 1972 puis la maison d’édition Irish University Press publia le troisième recueil de poésie de Straub, Open Air la même année. Straub et King partagent ainsi des expériences personnelles et des thèmes littéraires communs. Les thématiques du corps, de la mort et de l’excès prévalent et apparaissent également de façon lancinante dans les œuvres de Chuck Palahniuk. L’ouvrage critique édité par Cynthia Kuhn et Lance Rubin, Reading Chuck Palahniuk, 125 nous livre des informations essentielles sur la vie de cet auteur. De son vrai prénom Charles Michael, Palahniuk est né le 21 février 1962 à Pasco, dans l’état de Washington. Quand on sait qu’il a allié écriture romanesque et journalistique, l’exploitation particulière du thème du journalisme dans Lullaby (2002) prend alors tout son sens. L’éclectisme n’effraie pas cet auteur qui après des études de journalisme qui ne lui permettent pas de vivre de ce métier, devient mécanicien pendant dix ans. Il écrit son premier roman Invisible Monsters (1999) qui est refusé par les éditeurs en raison de son contenu trop provoquant. Il sera finalement édité en 1999 et la lecture de cette œuvre nous laisse percevoir que la violence qui y est présente n’est pas plus choquante que celle existant dans d’autres récits comme Fight Club (1996) qui met en scène un club de combat clandestin où des jeunes se battent pour évacuer leur malaise. Le thème de la violence -commun à King et à Straub- est omniprésent dans ce récit où la remise en cause du système établi fait également écho aux récits kingiens ou straubiens. Basé sur un livre, Insomnia : if you lived there, you would be home already 125 Cynthia Kuhn et Lance Rubin, Reading Chuck Palahniuk:. American Monsters and Literary Mayhem (New York: Routledge, 2009). 52 -jamais soumis à un éditeur mais où le style minimaliste qui lui est si propre est déjà de rigueur- Fight Club ne connut un grand succès qu’après son adaptation à l’écran en 1999 par David Fincher. Ses romans suivants Survivor (2001), Choke (2001) Lullaby (2002), Haunted (2006), Rant (2007), Snuff (2008), Pygmy (2009) et Tell-All (2010) l’ont classé dans le mouvement splatterpunk 126 et lui ont assuré une renommée internationale ce qui lui a valu plusieurs récompenses. Il a notamment obtenu le Pacific Northwest Booksellers Association Award et l’Oregon Book Award pour Fight Club en 1997 ainsi que le Pacific Northwest Booksellers Association Award pour Lullaby en 2003. Les écrits de Palahniuk sont vecteurs de nombreuses interrogations et ses personnages sont révélateurs d’un dysfonctionnement de la société américaine aussi bien au niveau collectif, familial, qu’identitaire, ce qui constitue à nouveau une passerelle avec les œuvres de King et de Straub. Les thématiques de la violence et de la mort sont prégnantes dans les œuvres ainsi que dans la vie même de l’auteur. Chuck est bénévole dans des associations d’aides aux sans-abris, aux personnes âgées, et surtout aux malades en phase terminale qu’il accompagne en séances de thérapie de groupe. Le thème de la souffrance et du chaos prégnant dans la vie de Palahniuk semble trouver un écho dans le désordre narratif de ses œuvres. La vie de l’auteur se décline à un rythme tragique 127 : son grand-père paternel tua sa femme à coups de fusil avant de se donner la mort. En 1999, le père de Palahniuk eut le 126 L’écrivain et critique David J. Schow forgea ce terme au milieu des années 1980 pour caractériser un courant littéraire inspiré du mouvement punk. Ce genre tente de renouveler le genre fantastique et l’horreur en s’inspirant du réalisme punk et en présentant des scènes de violence crues, des ‘villains’ plus réalistes, des antihéros plus que des héros. 127 Le site Encyclopedia of World Biography nous livre des informations fiables et primordiales sur l’auteur. Ben Zackheim, « Chuck Palahniuk, » Encyclopedia of World Biography, 2011, 18 Sept. 2010 <http://www.notablebiographies.com/newsmakers2/2004-Ko-Pr/Palahniuk-Chuck.html>. 53 coup de foudre pour une femme de l’Idaho, Dona Fontaine. L’ex-petit ami de Dona, Dale Shackleford, fut emprisonné pour violence sexuelle et jura de la tuer dès sa sortie de prison. A sa libération, Shackleford suivit le père de Chuck et Dona et les tua avec son arme à feu. Suite à l’arrestation de Shackleford, on demanda à Palahniuk de prendre part à la décision ou non d’attribuer la peine de mort à ce meurtrier. Au printemps 2001, Shackleford fut reconnu coupable de meurtre au premier degré et condamné à mort un mois après que Palahniuk ait fini l’écriture de Lullaby qui fut pour lui un exutoire quant à son rôle joué dans cette condamnation. Si l’œuvre est un objet cathartique, on comprend alors ce déchaînement de sentiments contradictoires, l’impression de chaos et la colère du narrateur contre le monde environnant tout au long du récit. Notre choix d’étudier Lullaby pour cette thèse s’explique déjà par les éléments biographiques troublants qui y sont liés. Les auteurs partagent ainsi de nombreux points communs et il convient à présent de se pencher sur les œuvres elles-mêmes afin de voir si des thématiques communes peuvent être perçues. Levons d’abord brièvement le rideau sur l’intrigue de Thinner (1984). De par son obésité causée par des repas outrageusement caloriques, le protagoniste Billy Halleck est le symbole d’une Amérique de la surconsommation. Le titre « thinner » est révélateur d’une intrigue où le protagoniste est condamné à perdre du poids jusqu’à en mourir. Cette déchéance provoquée par une malédiction gitane nous lie au thème du corps et à l’abjection et est parfaitement rendue par le titre français La peau sur les os. Après avoir renversé la fille d’un gitan centenaire, Taduz Lemke, Billy subit les foudres de sa terrible vengeance. Billy décide de retrouver le gitan pour qu’il le délivre de la malédiction et rétablisse le cours ordinaire des choses. Son parcours à travers les villes du pays s’apparente à un processus initiatique soumis à l’art subversif de King. Billy remet peu à peu en question sa relation avec son épouse, Heidi, et son amour pour elle 54 se change progressivement en haine. Cette colère s’oppose à son amour grandissant pour sa fille, Linda, qui prend une place centrale dans sa vie ; ceci amène le lecteur à s’interroger sur la nature de la relation père-fille. L’errance de Billy pour retrouver le sorcier maléfique, Lemke, est également une quête identitaire où toute notion de rationalité est annihilée. Cette recherche identitaire fait écho au choix fait par King d’utiliser le pseudonyme de Richard Bachman 128 afin d’écrire ce récit. La perte des repères spatiaux, temporels et identitaires devient cependant source de fascination pour le lecteur et constitue un dénominateur commun avec l’œuvre de Straub, Shadowland. L’univers de la magie y est exploré mais Straub choisit de mettre en scène un usage maléfique de la magie, entraînant dans son sillage le lecteur et le protagoniste, Tom Flanagan, d’abord dans les méandres de l’école Carson puis dans la propriété labyrinthique de Shadowland. Dans un premier temps, l’accent est mis sur l’arrivée de Tom dans une école privée de Nouvelle Angleterre et son amitié avec le magicien en herbe, Del Nightingale. Les professeurs sont décrits de manière très caricaturale ; ils sont dirigés par le directeur Laker Broome, un être d’une extrême froideur qui exerce une véritable emprise sur les étudiants. Décrit comme un être monstrueux, il nous lie à la notion d’abjection. De même un autre élève, Steve Ridpath, terrorise Tom et ses compagnons. Steve est surnommé « le squelette » de par sa maigreur cadavérique, qui n’est pas sans nous rappeler l’état de Billy foudroyé par la malédiction gitane. Straub met en scène des personnages maléfiques dans la veine du « villain » gothique dans des lieux qui nous immergent eux-mêmes dans une dimension morbide. La partie consacrée à la scolarité de Tom et de Del trouve une issue tragique. Un incendie se déclare lors de la représentation de magie donnée par Del et Tom pour le 128 C’est sous ce nom de plume qu’il a rédigé cinq autres romans : Rage (1977), The Long Walk (1979), Roadwork (1981), The Regulators (1996) et Blaze (2007). 55 spectacle de fin d’année, tuant un des élèves. La période passée à Carson est un puits intarissable d’épreuves pour Tom qui doit notamment faire face à la mort de son père avant d’accepter l’invitation à passer des vacances dans la demeure de Cole, l’oncle de Del. Les épreuves de Tom continuent à Shadowland, où comme le nom le suggère tout n’est que facticité et la frontière entre le réel et l’irréel se dissout. Tom devra résister à la corruption du pouvoir qui a fait de Cole un magicien abject et démoniaque. Il devra faire face à la mort de Del et accepter la perte ultime de la femme qu’il aime, Rose. La lutte immémoriale entre le bien et le mal, le pôle d’attraction et de répulsion, s’incarne dans Tom qui choisira finalement de renier la célébrité qu’aurait pu lui apporter le pouvoir transmis par Cole. De même, le narrateur de Lullaby est au cœur d’un dilemme cornélien et doit choisir l’attitude la plus correcte à adopter face à la possession d’un pouvoir sans précédent. Travaillant comme journaliste, le narrateur enquête sur le syndrome de la mort soudaine des nourrissons. L’auteur choisit de ne donner le nom du narrateur, Carl Streator, que bien plus tard dans l’œuvre, tout comme le lecteur parvient peu à peu à reconstituer le puzzle offert par Palahniuk. L’épouse et l’enfant de Carl sont morts et leur décès a été causé par une berceuse, plus exactement un chant africain tiré d’un recueil intitulé : Poems and Rhymes around the World. Tout comme le gitan a le pouvoir de transformer Billy en squelette vivant à l’aide d’un seul mot « thinner », la berceuse tue la personne à qui elle est adressée. 129 Au cours de son enquête, le narrateur rencontre Helen Boyle, agent immobilière vendant des maisons hantées. Aidée par son assistante, dont le nom ‘Mona Sabbat’ nous plonge dans l’univers de la sorcellerie, Helen utilise le standard de la police pour trouver des maisons où des évènements 129 Les auteurs mettent l’accent sur la fonction performative du langage ; les énoncés équivalent à l’accomplissement d’une action. 56 horribles ont lieu. Incapable de contrôler la puissance mortifère de la berceuse, Carl s’adresse à Helen qui a appris à maîtriser son désir de tuer. Helen, Carl, Mona et son petit ami Oyster décident de parcourir les Etats-Unis afin de détruire les exemplaires du poème dans les différentes bibliothèques du pays, alors qu’ironiquement un exemplaire est scellé à la vue de tous dans la Bibliothèque du Congrès. Les personnages comprennent plus tard que le grimoire recherché contenant la version originale du poème n’est autre que l’agenda de poche d’Helen. Tout comme l’appât du pouvoir détourne Cole du véritable rôle de la magie, le désir de posséder le grimoire pour contrôler les différents sorts conduit à la séparation du groupe. Le couple Carl et Helen se lance à la poursuite de Mona et d’Oyster pour les empêcher d’utiliser le livre magique à des fins néfastes. La lutte entre le bien et le mal est remise au goût du jour dans cette œuvre en apparence déconstruite écrite en grande partie sur le mode analeptique mais qui trouve après sa lecture finale une totale cohérence. Les procédés narratifs utilisés dans les trois œuvres choisies ne sont qu’une des voies à suivre pour expliquer la fascination que ces récits engendrent sur le grand public étasunien et mettent en exergue l’approche comparative qui sous-tend notre étude. La fascination du lecteur pour l’abjection semble au premier abord déroutante et incompréhensible mais notre but est justement de percevoir les raisons pouvant expliquer cet irrépressible attrait qui fait succomber le lecteur même le plus rationnel. A la lecture des œuvres, les interrogations vont grandissant. Comment la société américaine, profondément puritaine, a-t-elle donné naissance à un foisonnement d’œuvres où règne l’abjection ? Comment les auteurs mettent-ils en scène l’objet abject dans leurs récits ? Comment cette notion est-elle remise au goût du jour par King, Straub et Palahniuk afin de créer comme par magie et de manière oxymoronique un phénomène poétique ? 57 Nous tâcherons de répondre à ces questions en suivant trois axes principaux : nous nous attellerons d’abord à poser un cadre historique à notre étude qui combine deux éléments majeurs : société américaine et puritanisme. Ce dernier tient son origine dans la création même du « nouveau monde » par les premiers colons. Il peut sembler paradoxal que ce pays prétendument porteur d’un message universel et doté d’une « destinée manifeste » 130 de sauveur devienne le locus où foisonnent des œuvres dépeignant la déchéance et le chaos. Ce paradoxe nous immerge dans l’ère puritaine et permet également d’ouvrir la voie à une réflexion sur le monde social et en particulier sur la déviance à la fois passée et contemporaine de la société américaine. Les œuvres sont des auxiliaires de critique sociale. Le monde puritain n’avait pas la pureté qu’il voulait laisser paraître et la notion d’abjection y était déjà présente. La déchéance et l’omniprésence du mal transparaissant chez les puritains fait écho à l’univers du roman gothique anglais. Nous pousserons dans un deuxième temps la porte du mouvement gothique lié originairement à un renouveau architectural au XVIIIème siècle et perçu comme une rébellion face aux valeurs de rationalité et d’ordre prônées par le Siècle des Lumières. 131 Gothique et Romantisme étant souvent associés, un cadrage historique et une analyse précise nous permettront d’aller au-delà de l’ébauche faite dans cette introduction afin de mettre en lumière les particularités de ces deux mouvements qui se 130 Les Puritains se considéraient comme le peuple choisi de Dieu et cette élection justifiait leur volonté d’expansion vers l’Ouest inconnu américain. « ‘Manifest destiny,’ the once honored expansionist slogan, expressed a dogma of supreme self-assurance and ambition –that America’s incorporation of all adjacent lands was the virtually inevitable fulfilment of a moral mission delegated to the Nation by Providence itself. » Albert K. Weinberg, Manifest Destiny : a Study of Nationalist Expansionism in American History (1963: 1-2). 131 Plus une société tente de contrôler l’irrationnel, plus elle se retrouve confrontée à ce retour du refoulé : « plus une société se rationalise, plus s’accroît la soif, pour ainsi dire, du supramondain et de l’invisible. » Nicolas Walzer, Satan profane : Portrait d’une jeunesse enténébrée (2009: 9). Cela explique la présence en excès d’éléments macabres et transgressifs dans le récit gothique. 58 retrouvent dans nos trois récits choisis. Nous constaterons cependant que si King, Straub et Palahniuk s’inspirent des thèmes romantiques mais surtout gothiques pour construire l’édifice de leurs œuvres, les monstres qui hantent les récits et nos esprits ne sont plus enclos dans de lointains châteaux mais s’exhibent au cœur même de notre monde moderne tout en étant remis au goût du jour. Nous nous plaçons alors dans la visée du gothique postmoderne et nous braquerons dans cette première partie les projecteurs sur cette évolution du gothique au niveau des personnages, des lieux et de la société. L’abjection est liée à la monstruosité qui concerne de manière évidente le physique des personnages mais c’est néanmoins le caractère immoral de ces derniers qui est prééminent; King, Sraub et Palahniuk nous présentent des personnages profondément haïssables. Néanmoins, la frontière entre le bien et le mal est loin d’être claire comme elle l’était dans le gothique anglais. De même, la ligne de démarcation entre la vie et la mort devient trouble dans une société ambivalente, qui dissimule des éléments perfides derrière une apparence de bienséance. Le thème de la monstruosité touche à la fois les personnages masculins et féminins et est lié à la dimension sexuelle et incestueuse, nous ouvrant la porte d’un vampirisme revisité 132 et nous pousse à aller plus loin dans notre analyse de la métamorphose du mouvement gothique dans notre deuxième chapitre. La deuxième étape de notre périple nous conduira à nous interroger plus en profondeur sur les relations entre le Gothique anglais originel et le Gothique postmoderne. Nous irons plus loin dans notre approche commencée dans la première partie et nous constaterons que King, Straub et Palahniuk ne se contentent pas de 132 Le personnage du vampire étant originairement gothique, sa réutilisation par les auteurs nous place dans une approche postmoderne. 59 modifier le processus de caractérisation ou les lieux choisis traditionnels du gothique anglais. Les thèmes mêmes tels que la fuite, le poids du passé, la transgression sont bien présents mais subvertis si on considère que cette transgression fait office de loi dans les récits. Cette notion de subversion 133 est bien l’un des fils d’Ariane permettant aux lecteurs de s’échapper du dédale narratif et thématique conçu par les auteurs et d’affronter le minotaure, le monstre ultime tapi au cœur du labyrinthe : l’objet abject. Les auteurs tirent, tels des marionnettistes, les ficelles de la subversion en explorant la thématique de la déconstruction. Le terme de déconstruction 134 nous lie au postmodernisme. Il rime avec fragmentation 135 : les auteurs vont à l’encontre de toutes les attentes des lecteurs en refaçonnant le thème gothique traditionnel du corps. L’enveloppe corporelle est dépossédée d’une quelconque unité et ce quasi démembrement souligne la rhétorique de la déconstruction exercée par les auteurs à la fois au niveau thématique et narratif. Le trouble prédomine d’autant que nous constatons au fil des récits que la frontière entre rêve et réalité, mort et vie se dissout. Si l’abjection va de pair avec le chaos, le manque d’harmonie est aussi visible du point de vue narratologique. 136 Le texte peut être considéré comme un corps à part entière qui subit lui aussi de plein fouet cette désintégration voulue des auteurs. 133 Le terme ‘subversion’ est pris dans le sens de « prôner des valeurs qui inversent celles communément admises. » Walzer (2009: 12). 134 Le terme «déconstruction » sera expliqué en détail dans le deuxième chapitre notamment en référence avec l’œuvre de Derrida qui en a systématisé l’usage. Ce terme est associé au postmodernisme et met en avant le fait que le texte n’a pas une signification unique. Le fixisme de la structure est remis en cause et l’absence de sens univoque prédomine. 135 Le phénomène de fragmentation nous lie à la division des éléments. Ce thème nous lie également au Gothique qui fait émerger une double perspective : cette littérature mène à l’exclusion et à la fragmentation parmi les lecteurs, écrivains et critiques mais est également une force unifiante puisque ses conventions traversent le temps et les genres. 136 Nous nous baserons notamment sur les théories de Gérard Genette et ses ouvrages Figures III et Palimpsestes. 60 Le lecteur assiste à une véritable déconstruction de la voie narrative et l’errance spatio-temporelle prévalant dans les trois œuvres renforce l’errance identitaire subie par les différents protagonistes. La remise en cause de leur identité est bien au cœur des récits. La langue elle-même est refaçonnée pour se mettre au service du mode subversif. Les auteurs manipulent le langage pour créer notamment des mots nouveaux incongrus. La fragmentation est langagière et thématique. Elle affecte les valeurs traditionnelles telles que la justice ou la famille. Les mythes bibliques sont revisités et les auteurs tournent en dérision les contes de fées qui perdent tout caractère magique. Le thème de la magie lui-même est vu sous un angle particulier et suscite de multiples interrogations. L’inachèvement devient le mot d’ordre et même la validité du parcours initiatique vécu en apparence par les personnages est sujette à des questionnements. La transgression est la règle et se mêle au grotesque lorsque la société prend un aspect farcesque chez Palahniuk. La notion de subversion peut donc bien être appliquée aux œuvres et est un élément commun tissant une toile directrice entre les œuvres étudiées. Notre troisième chapitre révèlera que l’atmosphère chaotique qui semble prévaloir n’est que faux semblant car une unité existe dans les récits. Thinner, Shadowland et Lullaby ne véhiculent pas seulement un sentiment d’horreur. L’abjection devient une source de magie dont l’eau jaillissante nous mène vers un spectacle révélant d’innombrables surprises. C’est une perspective en miroir qui s’offre à nous pour une lecture kaléidoscopique des romans. Ces derniers suivent une construction particulière et un modèle répétitif. C’est un cercle infernal qui nous est offert comme un tourbillon qui nous fait vaciller dans l’inconnu mais qui nous fascine également. La théorie de la réception de Jauss nous aidera à comprendre la perception du lecteur face aux œuvres étudiées et à percevoir une explication pour cette fascination pour l’objet abject. L’identification entre les personnages et le lecteur est exploitée et cet écho est à mettre 61 en parallèle avec l’unité narratologique présente en filigrane dans les trois œuvres, unité qui peut également contribuer à expliquer le phénomène de fascination. Roland Ernould a apporté un éclairage nouveau sur l’œuvre kingienne grâce à sa théorie de la porte et de l’escalier, théorie que nous appliquerons à nos trois récits. Ceux-ci semblent en effet être construits en palier et le suspens et la découverte de l’objet abject s’élaborent peu à peu jusqu’à ce que la porte s’ouvre sur ce dernier. Nous verrons en quoi cette théorie qui a elle-même des échos psychanalytiques 137 contribue à donner un aspect unifié aux œuvres en ce qui concerne l’élaboration du suspense. La théorie de Jauss sur la construction cinématographique des œuvres est également une piste que nous allons suivre pour comprendre comment les auteurs créent des ouvrages uniques et troublants qui restent dans nos esprits. L’abjection est, de manière oxymoronique, créatrice d’une nouvelle poétique. Cette thèse s’attache à explorer les relations entre deux termes au prime abord divergents : poétique et abjection. Ce hiatus est lui-même source de subversion et nous conduit à une relecture des codes traditionnels. Une esthétique naît présentant l’objet abject comme vecteur d’une nouvelle beauté ; le sublime conventionnel est réexploré et la parade monstrative créée par les auteurs entraîne le lecteur dans une « danse macabre. » Ce titre d’un ouvrage critique de King montre bien la puissance hypnotique de l’horrible qui semble nous donner la possibilité d’exorciser les démons de notre enfance, de nous défaire de nos passions les plus enfouies et inavouables. L’objet abject aurait alors un pouvoir cathartique dans le sens aristotélicien du terme de purification 137 La porte est un symbole d’ouverture et de passage, « entre deux états, entre deux mondes, entre le connu et l’inconnu. » Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles: Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres (1997: 779). De par son association à la communication avec les éléments cachés, secrets, elle peut être considérée comme l’ouverture ou non sur les pensées inconscientes des individus. Elle est liée à la maison, représentant l’utérus maternel qui accueille, protège, réchauffe. Elle délimite un dehors et un dedans, sépare le sacré du profane et joue de ce fait également un rôle dans le processus initiatique. La porte véhicule ainsi une pluralité de symboles qui explique les multiples interprétations possibles des récits offerts par nos auteurs. 62 des passions. 138 Le pouvoir de l’imagination est mis en œuvre ; tout individu cache en lui ce besoin de croire en un monde magique où la figure du monstre est toujours à l’orée de la terre des ombres. Tout comme la beauté laisse sans voix, l’objet abject se trouve chargé d’une puissance fascinatoire, 139 créant presque une sensation de manque chez celui qui s’en trouve privé. L’ouvrage de Julian Hanich notamment nous aide à comprendre cette addiction moderne qui devient quasi génératrice de jouissance et offre l’extase à celui qui sait en apprécier chaque parcelle. Son ouvrage critique, Cinematic Emotion in Horror Films and Thrillers : the Aesthetic Paradox of Pleasurable Fear 140 traite du septième art mais ses theories sont applicable à nos récits. La peur y est notamment présentée comme un objet de plaisir, l’horreur comme étant agréable car le spectateur peut vivre un court moment par procuration à travers un jeu de rôle imaginaire. Notre thèse tournant autour du noyau de l’abjection, il convient dans un premier temps de se pencher sur cette notion dans la société américaine même et sur les ramifications qui émergent du tronc saillant des trois œuvres. Notre première partie s’attachera ainsi à rechercher les sources mêmes de l’abjection et de son objet dans la société étasunienne. Notre voyage nous mènera lors d’une première escale sur la voie du Puritanisme, ce qui nous permettra de souligner l’ambiguïté d’une société partagée depuis sa création entre le bien et le mal. La présentation utopique des Etats-Unis par les Pères Pèlerins comme « une nouvelle Jérusalem » s’est effritée face à l’hostilité de la nature du continent. Cet aspect sauvage 138 Aristote utilise cette notion pour défendre la tragédie contre les attaques de Platon qui considérait qu’elle empêchait tout raisonnement en excitant les émotions irrationnelles. 139 Se dit d’un élément exerçant une fascination sur des individus ; il semble bien que l’objet abject engendre la fascination chez le lecteur. 140 Julian Hanich, Cinematic Emotion in Horror Films and Thrillers : the Aesthetic Paradox of Pleasurable Fear (New York: Routledge, 2010). 63 de la nature était d’ailleurs considéré comme une source de tentation éveillant les instincts destructeurs de l’homme. Nous verrons que l’abjection se trouvait véritablement au cœur de la société puritaine, elle-même loin d’être exangue de tout péché. Le thème de la faute était déjà présent chez des auteurs tels que Nathaniel Hawthorne (1804-1864) ou Washington Irving (1782-1859) qui réalisaient déjà dans leurs œuvres une critique de la société puritaine perçue comme véhicule d’abjection. Cette vision critique de la société est toujours visible chez les auteurs contemporains. Nos sociétés de consommation sont auxiliaires de déviance, de transgression comme l’était le roman gothique anglais ou comme l’est toujours le Gothique postmoderne américain. Le terme de transgression est une clé qui nous permet dans un deuxième temps d’ouvrir la porte du Gothique anglais lui-même lié au Romantisme et au Romantisme noir. Un cadrage historique précis de ces mouvements nous mènera à une présentation des artifices du Gothique anglais qui seront mis en perspective avec les récits choisis. Cela nous permettra d’analyser comment nos œuvres entrent dans le cadre du Gothique postmoderne. Nous verrons comment King, Straub et Palahniuk s’inspirent de certaines caractéristiques gothiques pour créer des lieux et des personnages uniques et proprement postmodernes. L’abjection a son royaume et King, Straub et Palahniuk nous en ouvrent les portes. L’abjection est pour eux un miroir et un stigmate de notre société. Une toile se tisse entre la société contemporaine et celle existant aux Etats-Unis lors de la période puritaine. Ce retour aux origines de la société étasunienne est essentiel afin de poser les fondements de la thématique de l’abjection prégnante dans les récits choisis pour cette thèse. Les soubresauts du passé ne sont pas oubliés par nos auteurs, d’où la 64 perméabilité de leurs œuvres à ces évènements antérieurs et la nécessité d’un retour aux origines. 65 CHAPITRE 1. LES FIGURES DE L’ABJECTION : UNE REFLEXION SUR LA SOCIETE AMERICAINE « Monstrosity fascinates us because it appeals to the conservative Republican in a three-piece suit who resides within all of us. We love and need the concept of monstrosity because it is a reaffirmation of the order we all crave as human beings... » (Danse Macabre 55) « Monsters are real, and ghosts are real too. They live inside us, and sometimes, they win. » (The Shining xiii) 66 Les trois auteurs choisis jouent avec la sensibilité des lecteurs en déclinant sous toutes leurs formes les diverses nuances de l’abjection, véritable leitmotiv dans leurs œuvres. Stephen King est le plus célèbre de ces romanciers et domine depuis longtemps le marché du livre d’horreur. Palahniuk est le plus jeune des trois auteurs et son style semble beaucoup plus confus que ses deux prédécesseurs. Ceci n’est pourtant qu’apparence puisque ses phrases chocs, très courtes et incisives permettent de dénoter notamment les obsessions de ses personnages. Si King et Straub ont collaboré sur deux ouvrages et partagent par conséquent des thèmes et une manière de faire usage de leur plume, Palahniuk semble faire cavalier seul et notre travail consiste à déceler les divergences et les convergences entre ces auteurs face à une problématique pleine de paradoxes. Notre voyage nous conduit à arpenter les deux voies en apparence distinctes que sont l’horreur et la puissance séductrice de l’objet abject. Pour comprendre l’omniprésence de l’abjection dans les récits américains contemporains, et plus particulièrement dans nos trois œuvres, il nous faut nous tourner vers l’origine puritaine de la société américaine. Les ouvrages -notamment ceux de Daniel Vitaglione, 141 Jean-Pierre Martin, 142 Charles McLean Andrews, 143 Frederick M Binder, 144 Frederick J. Turner, 145 Roderick Nash, 146 Lauric Guillaud 147 ou Bernard 141 Daniel Vitaglione, L’Amérique des Utopies (Paris : Editions. Encre, 1995). 142 Jean-Pierre Martin, Le puritanisme américain en Nouvelle Angleterre : 1620-1693 (France: Presses universitaires de Bordeaux, 1989). 143 Charles McLean Andrews, The Colonial Period of American History: the Settlements, vol. 2 (New Haven: Yale University Press, 1967). 144 Frederick.M Binder, and David.M Reimers, The Way we Lived: Essays and Documents in American Social History. 1865-Present (Toronto: Heath, 1996). 145 Frederick Jackson Turner, The Frontier in American History (Florida: Robert E Krieger Publishing Company, 1947). 146 Roderick Nash, Wilderness and the American Mind (New Haven: Yale University Press, 1982). 67 Terramorsi 148- nous aideront à apporter un cadrage précis qui nous permettra de comprendre où se situent les germes de l’abjection dans la société américaine. La thématique de l’abjection était présente dans la société étasunienne dès ses origines et a été exploitée dans les récits littéraires dans le but de réaliser une critique du Puritanisme. Les œuvres de Nathaniel Hawthorne ou de Washington Irving en sont un exemple. Nous nous tournerons entre autres vers les ouvrages de Marjorie Elder, 149 Brian Harding 150 ou Michèle Merzoug 151 pour nous éclairer sur la vision critique sous-jacente de la société américaine puritaine chez ces auteurs. Cette critique est toujours vivace aujourd’hui car la société présentée par nos auteurs est vectrice d’abjection visible à travers la déviance d’une consommation à outrance. La thématique de la transgression qui émerge mais également celle de l’excès nous permet d’établir un pont avec le roman gothique anglais ; nous devrons revenir sur ses caractéristiques pour présenter de quelle manière ce genre est métamorphosé par King, Straub et Palahniuk. Notre escale sur les rives du Gothique nous amènera à examiner notamment les ouvrages de Maurice Lévy, 152 John Paul Riquelme, 153 Max Duperray, 154 147 Lauric Guillaud, La terreur et le sacré : La nuit gothique américaine (Paris: M. Houdiard, 2003). 148 Bernard Terramorsi, Le mauvais rêve américain. Les origines du fantastique et le fantastique des origines aux Etats-Unis dans `Rip van Winkle' et `La légende du val dormant' de Washington Irving, `Peter Rugg le disparu' de William Austin (Paris: L’Harmattan, 1994). 149 Marjorie J. Elder, Nathaniel Hawthorne: Transcendental Symbolist (USA: Ohio University Press, 1969). 150 Brian Harding, Nathaniel Hawthorne: Critical Assessments, vol. 4 (Mountfield: Helm Information, 1998). 151 Michèle Merzoug, « Merveilleux et fantastique dans les contes de Wahsington Irving, » thèse de doctorat, Bordeaux, 1981. 152 Lévy, Le roman « gothique » anglais : 1764-1824. 153 John Paul Riquelme, Gothic and Modernism : Essaying Dark Literary Modernity (USA: the Johns Hopkins University Press, 2008). 68 Sophie Geoffroy155 ou Aurélia Gaillard. 156 Le Gothique anglais est transposé au territoire étasunien ; de même le gothique des origines évolue et nous montrerons comment nos auteurs associent gothique et postmodernisme. Nous ne pourrons parler de postmodernisme sans faire référence notamment aux ouvrages de Brian McHale, 157 Jacques Derrida, 158 Jean François Lyotard, 159 Philip Rice et Patricia Waugh160 ou Malcom Bradbury. 161 Nous nous concentrerons ici sur le choix et l’utilisation faits dans les trois récits des personnages et des lieux qui défient les attentes du lecteur. Les personnages sont particulièrement vecteurs du sentiment d’abjection notamment à travers la présence du phénomène incestueux. L’ouvrage de Laplanche et Pontalis 162 ainsi que des dictionnaires des symboles 163 seront des points d’appui pour étayer notre analyse et arpenter le chemin caillouteux tracé par nos auteurs. Levons dans un premier temps le voile sur une société américaine dont l’ambiguïté originelle nous aide à comprendre le succès d’une littérature où règne l’abjection. 154 Max Duperray, Le roman noir anglais dit « gothique » (Paris: Ellipses, 2000). 155 Geoffroy-Menoux, Introduction à l'étude des textes fantastiques dans la littérature anglo-américaine. 156 Aurélia Gaillard, L’imaginaire du souterrain (Saint-Denis: Université de la Réunion, 1998). 157 Brian McHale, Postmodernist Fiction (London: Routledge, 1987). 158 Jacques Derrida, De la grammatologie (Paris: les Éditions. de Minuit, 1967). 159 Lyotard, La condition postmoderne. 160 Philip Rice, and Patricia Waugh, Modern Literary Theory: a Reader (New York: Oxford University Press, 2001). 161 Malcom Bradbury, The Modern American Novel (New York: Oxford University Press, 1983). 162 Jean Laplanche, et J.B Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, 163 Nous ferons de manière récurrente référence aux deux ouvrages suivants : Julien Nadia, Grand dictionnaire des symboles et des mythes (1997) ainsi que Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles. 69 PARTIE 1. L’AMBIGUITE DE LA SOCIETE ETASUNIENNE L’ambivalence du continent américain tient dans son origine même comme le montre Daniel Vitaglione dans L’Amérique des utopies : Découverte par hasard sur la route des épices, l’Amérique allait très vite devenir, dans l’imaginaire européen, un nouvel Eden. D’abord, elle inspira l’Utopie (1516) de Thomas Moore, puis, sa découverte coïncidant presque avec la naissance du protestantisme, elle devint la terre promise des anabaptistes, des puritains et des quakers. Tout au long de leur histoire, de l’époque coloniale jusqu’aux années récentes, les Etats-Unis ont été une terre de prédilection pour l’utopie. Terre mythique, elle tentait des aventuriers, des marchands et des missionnaires, mais aussi des rêveurs et des idéalistes. 164 Ce besoin de l’imagination occidentale de pouvoir créer une société parfaite est récurrent : « de la République de Platon à la Cité du soleil (1623) de Campanella, du New Atlantis (1627) de Bacon aux phalanstères de Fourier et à Walden Two (1948) de Skinne … la conscience européenne s’est plu à rêver. » (Vitaglione 7). Comme nous savons par définition qu’une utopie n’existe pas, cette vision des Etats-Unis ne pouvait que cacher une réalité bien différente. La colonisation du continent américain n’a en effet pas été que glorieuse et les Etats-Unis ont incarné des rêves qui n’ont d’ailleurs uniquement existé que dans l’imagination des auteurs comme le montrera notre présentation plus poussée du puritanisme. La religiosité et la rationalité étaient les clefs de voûte de la nouvelle terre promise et ces valeurs ont transcendé les siècles puisque les Etats-Unis se veulent toujours un pays très religieux et conservateur. Il semble alors difficile de comprendre le foisonnement d’œuvres à caractère macabre dans un paysage si moralisateur. Une des pistes nous mène vers le puritanisme qui contient lui-même les indices de l’origine de ces éléments lugubres. 164 Vitaglione 7. 70 A] Une société ancrée dans le puritanisme En 1620, un groupe de pèlerins incluant les Pilgrim Fathers fuirent les persécutions du monarque britannique Jacques Ier à bord du Mayflower dans le but de fonder une société plus juste et de pratiquer leur religion librement. Leur périple de près de deux mois les mena à Plymouth. L’histoire de cette plantation est relatée dans l’ouvrage de son gouverneur, William Bradford. 165 En 1629 la colonie de la Baie de Massachusetts vit le jour et son premier gouverneur, John Winthrop, utilisa en 1630 l’expression restée dans les annales « a city upon a hill » 166 pour qualifier cette nouvelle terre promise, une Cité Céleste dont la lumière devait luire sur le monde. 167 Le mouvement puritain est cependant teinté d’éléments négatifs et rime avec la thématique omniprésente de la peur. Le bien et le mal ne sont que les faces d’un même élément et permettent de comprendre l’ambivalence de la société américaine. a. Un angle historique : le puritanisme et ses préceptes Le terme « puritain » désigne dans l’esprit collectif une personne prude, d’une rigoureuse moralité. Le puritanisme qualifie « cette attitude d’esprit qui a conduit les hommes, de tout temps, à rechercher une manière de vivre plus pure, plus simple, 165 William Bradford, History of Plymouth Plantation, ed.Charles Deane, 1856, The Massachusetts Historical Society, 29 June 2011 <http://books.google.com/books?id=tYecOAN1cwwC&printsec=title page#v=onepage&q&f=false>. 166 Voici un extrait de son discours : « we shall finde that the God of Israell is among us, when tenn of us shall be able to resist a thousand of our enemies, when hee shall make us a prayse and glory … the lord make it like that of New England : for wee must Consider that we shall be as a Citty upon a Hill, the eies of all people are uppon us. » (Frederick. M Binder, and David.M Reimers 20). 167 Nous nous tournons dans ce paragraphe pour les références bibliques vers l’ouvrage critique de Michel Rézé et Ralph Bowen, Key Words in American Life : Understanding the United States, (Paris: Masson, 1992). 71 meilleure, à l’opposé des conventions mensongères et des vices de ce monde. »168 « C’est un mouvement spécifiquement anglais, à la fois religieux et politique, et qui se développe sous Elisabeth » (Himy 4) pour atteindre son apogée entre 1642 et 1660. Une définition plus poussée de Ralph Barton Perry voit le puritanisme comme : « une forme théocratique, congrégationelle ou presbytérienne, calviniste, protestante, du Christianisme médiéval. » 169 Les Puritains se considéraient comme les seuls héritiers de la tradition chrétienne. Le mouvement d’héritage calviniste fait son apparition en Angleterre au XVIème siècle, après la rupture de l’Eglise d’Angleterre avec Rome. L’indépendance de l’Eglise d’Angleterre promulguée par Henri VIII en 1534 permit aux Protestants de faire connaître leurs idées. En 1558, la nouvelle reine Elizabeth I déclara définitivement l’Anglicanisme comme religion d’Etat. Cette nouvelle Eglise anglicane n’allait cependant pas assez loin dans les réformes aux yeux des calvinistes, les conduisant à créer un mouvement critique, le Puritanisme. L’origine même du mouvement met en avant l’ambiguïté inhérente qui, nous le verrons par la suite, le caractérise : Le terme est d’ailleurs ambigu : si en un premier temps il désigne exclusivement ceux qui, de l’intérieur, espèrent modifier l’Eglise d’Angleterre, voient dans l’existence de celle-ci une étape nécessaire et non négligeable vers une réforme plus radicale, en acceptant les rites et le Livre de Prières, il inclut à partir de 1610 aux côtés de ces ‘conformistes’ tous ceux pour lesquels l’anglicanisme n’est qu’une copie honteuse du ‘papisme’ : séparatistes donc, qui refusent obéissance aux lois religieuses édictées par la monarchie, mais se subdivisant en ‘séparatistes’ proprement dit, presbytériens, non-conformistes, néo-brownistes, etc.’ 170 Les Puritains se plaçaient ainsi dès le début sur la voie de l’opposition. Ils prônaient la doctrine réformée comme règle de foi ainsi qu’un gouvernement de l’Eglise de type 168 Armand Himy, Le puritanisme (Paris: Presses universitaires de France, 1987) 3. 169 Ralph Barton Perry, Puritanism and Democracy (New York: Vanguard Press, 1944) 82. 170 Jean-Pierre Martin , et Daniel Royot 72. 72 presbytérien ou congrégationaliste, c’est-à-dire accordant une plus grande indépendance aux églises locales. Leur fuite vers le nouveau monde était un moyen pour les Puritains d’échapper à la religion d’une nation où ils suffoquaient sous la corruption et le péché. Les Puritains étaient ainsi tournés vers la recherche de la sainteté. To Anglicans, but also Presbyterians, the most conservative of English Puritans, Christian truth was pretty much fixed. Religious ideas, organization, and custom were for the most part fairly rigid, and room to maneuver, to develop spiritual truths, was limited. 171 Le Puritanisme est en effet lié à la rigidité morale ; l’union avec Dieu devait être totale, la lecture de la bible obligatoire sous peine d’être considéré comme un adorateur de Satan. L’arrivée sur le trône d’Angleterre du roi d’Ecosse, Jacques 1er fut de nature à raviver les espoirs des Puritains. Ceux-ci pensaient en effet que le modèle de l’Eglise écossaise, de type presbytérien, allait aussi s’imposer en Angleterre : L’échec de la Conférence d’Hampton Court (1604) entraîne un redoublement des persécutions du pouvoir royal contre les Puritains : plus menacés parce que leur radicalisme leur interdit une adhésion même nominale à une Eglise d’Angleterre qu’ils considèrent comme totalement corrompue, … les ‘Pélerins’ reçoivent en 1620 une patente de la London Virginia Company et affrètent deux bateaux, dont un seulement, le Mayflower, abordera en Amérique. 172 L‘autre bateau rentre à Londres tandis que le voyage mémorable des Pères Pèlerins débute de Plymouth le 16 septembre 1620. Dans The Colonial Period of American History, Charles M. Andrews montre les dures conditions du périple: « the vessel was overcrowded and insufficiently provisioned and the sufferings on the voyage must have 171 David Sherman Lovejoy, Religious Enthusiasm in the New World: Heresy to Revolution (London: Harvard University Press, 1985) 49. 172 Jean-Pierre Martin, et Daniel Royot 9. 73 been considerable, even though the actual mortality was low. » (Andrews 271). L’implantation des principales colonies de la Nouvelle Angleterre suivit l’ordre suivant: Plymouth (1620), Massachusetts Bay (1630), Rhode Island (Providence, 1636), Connecticut (Hartford 1636), New Haven (1638), New Hampshire and Maine (1623). Si les Puritains étaient tous de doctrine Calviniste, différents courants virent le jour. Certains étaient Réformés (Presbytériens ou Congrégationalistes) tandis que d’autres étaient baptistes. On peut citer les noms de Thomas Watson, Matthew Henry chez les Presbytériens, de John Owen et Jonathan Edwards chez les Congrégationalistes et de John Gill et John Bunyan chez les Baptistes. 173 Ils étaient cependant unis par une grande piété. Leur alliance désirée et recherchée avec Dieu les lie à la notion d’élection ; ils se considéraient comme les élus du créateur, prédestinés 174 à apporter la parole divine : Not only their laws but all their institutions were thus given a sanctity which only a Biblical commonwealth could command, and there prevailed a general confidence in the success of their adventure which a less historical philosophy could hardly have engendered. The belief in their divine election for a great work soon ceased to be a mere faith and came to be regarded as an empirical fact. 175 Les Puritains accordaient également une place importante à la vie religieuse, au travail, mais aussi à la vie familiale et à l’éducation des enfants. Defoe illustre par exemple dans Robinson Crusoe « la mentalité puritaine fondée sur le sérieux, le travail, l’esprit mercantiliste appliqué autant à la vie économique qu’à la vie morale. » (Himy 90). « Leur mode de vie austère plaçait au premier plan l’éthique du travail et le goût de l’épargne. En corollaire venait la réussite matérielle, récompense du Divin pour l’effort John Geree, «The Puritan Era,» A Puritan’s mind, 1998, 5 Jan. 2011 < http://www.apuritansmind.com/the-puritan-era/ > . 173 174 Il faut noter que la notion de prédestination vient du calvinisme. 175 Herbert Wallace Schneider, The Puritan Mind (USA: University of Michigan Press, 1958) 27. 74 entrepris ici-bas. » 176 La réussite est la preuve de leur prédestination par Dieu. Le travail est vu comme un moyen du dévoilement de la faveur divine, devenant le but de la vie. Dans Thinner, Billy est présenté comme ne ménageant pas ses efforts pour assurer le succès de ses clients et son obésité peut être aussi considérée comme la marque extérieure de sa réussite. Dans Lullaby, la réussite d’Helen Boyle se matérialise par ses bijoux et ses apparats criards. L’excès devient la marque de la réussite et cela fait bien écho à la doctrine puritaine : « pour les Américains, les signes extérieurs de richesse étaient loin d’être répréhensibles car ils étaient le reflet de leur mérite personnel, et par extension, de l’approbation divine. » (Pauwels 37). Cependant dans nos récits la subversion est déjà visible ; si l’enrichissement était lié pour les Puritains au mérite, au labeur et au partage, chez nos auteurs cela devient une fin en soi et le désintéressement pur est devenu caduque. Aujourd’hui encore, il existe une forte tradition puritaine aussi bien sur le continent américain que sur le Vieux Continent. Une divergence principale existe néanmoins entre le puritanisme anglais et américain ; ce dernier partageait en effet : « la conviction que l’appartenance à une congrégation devait être dictée par une expérience personnelle de la foi, voire un appel de Dieu. » (Himy 29). Les Puritains cherchèrent à répandre leurs idées par le biais de la prédication. Chaque congrégation voyait l’élection d’un ministre par les membres de l’église. Le pasteur avait des devoirs multiples tels que : les deux sermons du Sabbat, le commentaire biblique du jeudi, … la bénédiction des bâtiments, sans oublier les fonctions coutumières d’arbitrage, de commandement dans les escarmouches avec les Indiens, et souvent, de soins aux malades. »177 176 Marie-Christine Pauwels, Civilisation américaine (Paris: Hachette, 1995) 37. 75 La rigidité du Sabbat trouvait son parallèle dans l’autoritarisme du pasteur. La vie du samedi soir au lundi matin était rythmée par les interdictions : interdiction de travailler, de bavarder dans les rues, de voyager, de consommer dans un lieu public ou d’avoir des rapports sexuels. Tout péché commis effrontément pouvait être puni de mort. JeanPierre Martin utilise l’expression forte de « totalitarisme puritain. » (Jean-Pierre Martin, et Daniel Royot 115). L’auteur dévoile cependant que même la rigidité puritaine n’empêchait pas les lois d’être régulièrement bafouées : les remariages, l’inceste, l’adultère et les viols étaient courants. Le puritanisme se voulait ainsi opposé à toute transgression. Cette attitude les conduisit à expulser par exemple, pour séparer le bon grain de l’ivraie, Roger William pour avoir dénoncé le sort réservé aux Indiens ou Anne Hutchinson pour avoir mis l’accent sur la communion personnelle au divin et avoir contesté les Antinomiens. Le cas des sorcières 178 de Salem en 1692 est aussi une illustration de leur volonté de rejeter tous ceux qui n’entraient pas dans le cadre qu’ils avaient fixé. L’impact de ces procès se retrouve d’ailleurs dans la littérature comme par exemple dans les récits de Nathaniel Hawthorne. L’image du puritanisme est donc double : « ce sont des héros nationaux, les ‘Founding Fathers’ mais aussi des tyrants persécuteurs. »179 The theocracy was, from the point of view of the elect, both in theory and practice an assertion of liberty and democracy. From the point of view of the 177 Jean-Pierre Martin, et Daniel Royot 107. 178 La présence des sorcières était liée inévitablement à celle du diable. Cotton Mather présentait ainsi les choses : « why should the devil plague us ? The answer was old and obvious: why shouldn’t the devil plague the Lord’s elect ? The witches and other preternatural occurrences thus easily fitted into the philosophy of the wars of the Lord, and as time went on the Puritans [accepted] the preternatural as empirical evidence of diabolical afflictions. » Schneider (1958: 48-49). La presence du Mal était une épreuve qu’ils devaient franchir afin de montrer leur pureté et que leur élection divine était justifiée. 179 Annick Duperray, et Adrian Harding, Nathaniel Hawthorne. La fonction éthique de l’œuvre (Paris: Publibook, 2006) 108. 76 unregenerate, of course, this monarchy of God was the most thorough-going tyranny imaginable. 180 Leur attitude tyrannique s’explique par leur croyance profonde en la nature pécheresse de l’homme : Pour eux ‘le chaos qu’il faut réduire est le résultat de la corruption de la nature par Satan et du péché originel. Il n’y a donc, pour les Puritains, que l’ordre et sa négation, le chaos.’ Cette conception durable donne un pouvoir considérable aux pasteurs et aux chefs souvent autoproclamés de ces communautés religieuses. 181 Toute déviance était signe du Mal et devait être éradiquée. La répression puritaine était bien réelle loin de leurs idées d’origine d’acceptation et de partage et pouvait prendre un caractère absurde : Given the family’s importance, the Puritans believed that the larger community had a compelling duty to ensure that families performed their functions properly. The Puritans did not believe that individual households should be assured freedom from outside criticism or interference. The Puritan community felt that it had a responsibility not only to punish misconduct but also to intervene with households to guide and direct behavior. To this end, in the 1670s, the Massachusetts General Court directed towns to appoint ‘tithingmen’ to oversee every ten or twelve households in order to ensure that marital relationships were harmonious and that parents properly disciplined unruly children. 182 Leur contrôle sur la communauté devait donc être total et les membres qui échouaient pouvaient être excommuniés par les églises ou pouvaient se voir temporairement retirer leurs enfants que l’on confiait à des maîtres. Enfin, l’adultère était sévèrement puni: « for adultery, offenders were punished by fines, whippings, brandings, wearing of the letter A, and in at least three cases, the death penalty. » (Frederick.M Binder, and David.M Reimers 28). La thématique corporelle est une problématique sous-jacente 180 Schneider 30. 181 Jacques Portes, Etats-Unis, une histoire à deux visages : Une tension créatrice américaine (Bruxelles : Éd. Complexe, 2003) 19. 182 Frederick.M Binder, and David.M Reimers 27. 77 chez les Puritains et le refus d’opposition à leurs valeurs met déjà en lumière leur étroitesse d’esprit, leur déni de l’Autre, leur peur de la différence et du mal. b. Un angle symbolique : le puritanisme et la peur C’est bien la peur des persécutions qui a poussé les Puritains à fuir l’Angleterre en 1620 et la thématique de la peur est déjà prégnante dans la société étasunienne depuis ses origines. Cette société accordant un rôle prééminent à la religion, on a du mal à imaginer dans ce contexte de renouveau et de pureté l’émergence d’œuvres où règnent la peur, la transgression, voire l’horreur. Pourtant, le conflit entre le bien et le mal est déjà exploité, par exemple dans les récits de Washington Irving (1782-1859) ou d’Algernon Blackwood (1869-1951). Les Puritains se veulent être des disciples de Dieu mais la croyance au divin ne peut être par nature dissociée de la croyance en une entité maléfique. Satan est bien présent dans l’Ancien Testament sur lequel se reposaient en priorité les Puritains. Le mal existe ainsi de manière originaire, tout comme la peur et les interrogations qu’il suscite chez les individus. Le thème de l’abjection est révélateur d’un conflit entre la morale et l’immoral, de la lutte prélapsarienne entre le bien et le mal qui nous ramène vers l’éviction d’Adam et Eve du paradis causée par le serpent tentateur représentant du mal absolu ; cette éviction peut être vue comme le point de départ du conflit entre l’ordre et le chaos qui s’infiltre dans la littérature passée et contemporaine. Aux Etats-Unis, la représentation de cette dichotomie est omniprésente non seulement chez les auteurs contemporains mais se retrouve également chez les premiers colons tels que George Percy 183 (1580- 183 George Percy, « Observations Gathered out of a Discourse of the Plantation of the Southern Colony in Virginia by the English,» Jamestown Narratives : Eyewitness Accounts of the Virginia Colony. The First Decade, 1607-1617, ( 1606; Champlain: Round House, 1998). L’auteur y décrit les difficultés des 78 1632) ou John Lawson 184 (1674-1711) qui ont écrit sur leur combat contre des éléments maléfiques représentés à cette époque par l’environnement hostile et les Indiens Powhatan. Le Nouveau Monde que représentait l’Amérique devint indissociable dans l’esprit des colons de la notion de « wilderness » » associée à la forêt et à la nature hostile du nouveau continent. Dans The Frontier in American History, Frederick Jackson Turner associe le terme « wilderness » aux parties du continent américain non colonisées par les pionniers et au repoussement constant de la frontière de l’Ouest. A son arrivée en 1620 à Cape Cod, William Bradford lui même perçut le nouveau monde comme « a hideous and desolate wilderness, full of wild beasts and wild men. » 185 Les Puritains voyaient dans la nature un élément hostile et cette vision ne faisait que confirmer le fait qu’étant élus de Dieu, ils devaient affronter le malin : Survival in a howling desert demands action, the unceasing manipulation and mastery of the forces of nature, including, of course, human nature. Colonies established in the desert require aggressive, intellectual, controlled, and welldisciplined people. It is hardly surprising that the New England Puritans favored the hideous wilderness image of the American landscape. 186 John Winthrop mettait lui aussi en avant l’ambivalence de cette nature à son arrivée : « ‘there came a smell off the shore like the smell of a garden’ mais il notera aussi la premiers colons dont il faisait partie à la colonie de Jamestown. Les difficultés tenaient tant à la nature, qu’à la maladie ou aux Amérindiens. 184 Marcus B Simpson, John Lawson's A New Voyage to Carolina: Notes on the Publication History of the London (1709; London : Society for the History of Natural History, 2008). L’auteur met l’accent sur les nombreuses tribus indiennes ainsi que la nature sauvage. 185 Leo Marx, The Machine in the Garden : Technology and the Pastoral Ideal in America (New-York: Oxford University press, 1967) 41. 186 Marx 43. 79 dureté du travail nécessaire pour transformer ces terres difficiles en terres fertiles, et, lui aussi, la rudesse du climat. »187 La nature était donc loin d’être édénique. Frederick Jackson Turner lie le terme « wilderness » à l’hostilité de la nature: facing each generation of pioneers was the unmastered continent. Vast forests blocked the way ; mountainous ramparts interposed ; desolate glassclad prairies, barren oceans of rolling plains, arid deserts and a fierce race of savages, all had to be met and defeated. 188 Turner offre une vision apocalyptique du nouveau monde où les Amérindiens étaient associés au mal, décrits comme « des sauvages, païens, adorateurs du démon et des êtres dénués d’une âme. »189 L’intérêt pour l’étrange, l’indicible apparaît donc dès l’origine de la nation américaine, donnant ainsi naissance à de nombreux questionnements. Dans son œuvre critique La terreur et le sacré : La nuit gothique américaine, Lauric Guillaud apporte des éléments supplémentaires permettant d’expliquer l’attrait des américains pour ce qui touche au lugubre. La pierre angulaire de sa démonstration est justement la notion de peur qui a affecté les Puritains bien avant leur arrivée sur le nouveau monde : « les Puritains sont soudés par la peur en une communitas émotionnelle. La frayeur renforce ce tissu communautaire, elle le dynamise. » (Guillaud 10). Dès leur arrivée, ils ont du faire face à leur peur de la nature sauvage, au nom anglais évocateur de « wilderness. » « Dans la wilderness, les Européens redécouvrent les peurs primitives, attisées par les flammes du calvinisme. L’imaginaire fait le reste ouvrant à la démesure et aux sollicitations du ‘mystérieux’ et de 187 Robert Rougé, Le puritanisme en Amérique : 1630-1692 (Paris: Presses de l’université de ParisSorbonne, 1989) 132. 188 Turner 269. 189 Marie Claude Feltes- Strigler, Histoire des indiens des Etats-Unis : L’autre Far West (Paris: Editions de l’Harmattan, 2007) 11. 80 ‘l’énigmatique’. » (Guillaud 9). Les Puritains sont donc confrontés à l’angoisse causée par la nature indomptée et doivent faire face à l’ambivalence de celle-ci. Les Puritains redeviennent vulnérables et la peur qui s’installe laisse apparaître la face obscure des êtres y compris la leur. Etymologically, the term means ‘wild-dēor-ness,’ the place of wild beasts. … Wilderness, of course, also had significance in human terms. The idea of a habitation of wild beasts implied the absence of men, and the wilderness was conceived as a region where a person was likely to get into a disordered, confused, or ‘wild’ condition. 190 La peur de l’inconnu et des conséquences possibles sur les individus explique leur attitude intolérante, voire sectaire. Dès 1958, Harry Levin perçoit que « la création de l’Amérique passe par le ‘Cauchemar américain’ et que le wild était aussi bien intérieur qu’extérieur à l’âme américaine. » (Guillaud 10). Le mal extérieur est un miroir du dédale de l’âme humaine. La wilderness étasunienne a toute son épaisseur d’archétype : Terre du mythe, wildeor, animal sauvage en vieil anglais et wildeorness, lieu où habitent les animaux sauvages et par extension la forêt primitive des pays d’Europe du Nord dont le souvenir ancestral est entretenu par ce qui n’était en Europe, y compris en Angleterre jusqu’au 17ème siècle, qu’une terre encore largement ouverte à la faune, à la forêt et aux éléments, comme aux rêves et aux angoisses, terre des profondeurs de la psyché humaine d’où montent toutes les peurs et tous les élans du sang des origines. 191 La wilderness est donc à la fois lieu de malédiction et de péché mais est aussi un lieu de rédemption, à la fois profane et sacré, cherché et craint, faisant resurgir tous les instincts les plus enfouis. La demeure de Cole dans Shadowland par exemple est aussi bien un lieu d’emprisonnement que de libération salvatrice. 190 Nash 2. 191 Rougé 133. 81 L’attirance pour la wilderness était bien réelle ; l’attrait des pionniers pour l’Ouest américain démontre la fascination impérissable pour une nature vierge mais hostile : « l’attrait du risque, la séduction de l’imprévu, l’appel de la nature avaient agi sur eux avec tant de violence qu’ils avaient été incapables de résister. »192 C’est sans surprise que dans sa nouvelle « The Wendigo » (1910) par exemple, Algernon Blackwood choisit de faire de la forêt le repère d’un être monstrueux qui transforme un guide indien, Defago, en horrible créature. Dans Le mauvais rêve américain, Bernard Terramorsi montre parfaitement cette ambivalence du topos américain dans sa partie au titre révélateur : « entre l’enclos puritain de l’Est et les Terres vacantes de l’Ouest : un abyme. » L’ouest sauvage et ténébreux 193 s’opposait pour les Puritains à l’est cadastré et religieux. Pierre Lagayette dans L’Ouest américain : Réalités et mythes 194 met en lumière la relation des Puritains à la terre et à la wilderness : le travail de conquête, civiliser l’espace encore vierge, humaniser la nature, servaient deux objectifs pour les Puritains : la subsistance et la rédemption. Il n’était donc pas question de transiger avec la nature, vue sous l’angle utilitaire. L’ouvrage de l’homme, guidé par Dieu, doit s’imposer à la nature, sans l’ombre d’un compromis. 195 L’image de la ‘cité sur la Montagne’ traduit assez littéralement cette opération d’assujettissement, par laquelle le relief naturel se trouve couronné d’une construction humaine. « Aux Puritains la nature n’offrait que pièges et dépravations, car tout ce qui 192 Robert Lacour-Gayet, La vie quotidienne aux Etats-Unis : 1830-1860 (Paris: Hachette, 1958) 125. 193 Il symbolisait le désert, lieu biblique où Jésus fut tenté par le diable. 194 Pierre Lagayette, L’Ouest américain : Réalités et mythe (Paris: Ellipses, 1997). 195 « In the morality play of westward expansion, wilderness was the villain, and the pioneer, as hero, relished its destruction. The transformation of a wilderness into civilization was the reward for his sacrifices, the definition of his achievement, and the source of his pride. » Nash (1982: 24-25). Leur mission était de sauver le monde de son état sauvage. 82 n’était pas utile ouvrait la porte aux perversions. Plus vite la terre était conquise et mise en exploitation, plus tôt adviendrait ici-bas le Royaume de Dieu. » (Lagayette 51). Cela fait écho au thème de la machine dans le jardin comme explicitée par Leo Marx. L’exploitation de la terre implique la présence de la machine au sein de la nature édénique. 196 Le combat entre le bien et le mal se plaçait déjà au niveau de la nature et maîtriser celle-ci par le travail était nécessaire pour atteindre le salut. Dans les œuvres choisies, il n’y a pas de travail de la terre à proprement parler. Il y a dans le cas de Billy la quête effrénée pour retrouver le gitan et obtenir sa rédemption ; Tom travaille dans un simple bar pour ne pas utiliser la magie de manière maléfique et Carl, journaliste de métier, s’est attribué comme tâche de détruire tous les exemplaires de la berceuse. Chez nos auteurs les personnages tentent de maîtriser les éléments qui les entourent et leur lutte contre la dépravation est à la fois externe et interne. Ainsi, les notions d’ambivalence et de peur présentes dans les récits littéraires trouvent leur origine dans la vision de la nature qu’avaient les Puritains : « l’Eden, comme l’Enfer, est à portée de main. La littérature est le prolongement naturel du territoire. » (Rougé 10). Les premiers colons « avaient franchi l’océan pour découvrir le havre d’une nouvelle terre ; mais dans le désert attendait le démon, il fallait comme le Christ affronter Satan. » (Himy 112). L’omniprésence des éléments abjects dans la littérature américaine trouve donc une explication dans la nature sauvage omnipotente originelle et la peur des puritains qui s’est ensuite transposée aux Indiens ou aux sorcières. Les individus qui ne respectent pas les lois sont considérés engendrent la peur 196 Cette vision de la nature fait écho à la notion de pastoralisme. Celle-ci correspond à la préservation de la nature sauvage, la wilderness, et est à l’origine des premiers mouvements environnementalistes américains ; le mythe de la nature sauvage est un trait fondamental de l’identité des Etats-Unis. Dans cette approche, la nature est synonyme d’innocence, d’harmonie, de paradis retrouvé et n’est pas incompatible avec la venue de la démocracie. Tous ces éléments sont parfaitement analysés dans l’ouvrage de François Duban, L’écologisme aux Etats-Unis : Histoire et aspects contemporains de l’environementalisme américain (Saint Denis: Université de la Réunion, 2000). 83 car ils laissent libre cours à des éléments qui doivent être refoulés pour entrer dans le moule de la norme sociale: cela peut expliquer le fait que dans la colonie de Boston décrite dans The Scarlet Letter, « le fanatisme et l’oppression sont vertus et ont force de loi. » (Annick Duperray, et Adrian Harding 109). Ces thèmes immémoriaux de la peur, de l’inconnu et de la mort sont fondamentaux chez King, Straub ou Palahniuk. Cet éclairage historique nous aide donc à comprendre pourquoi les éléments obscurs, voire morbides, sont prééminents dans les récits contemporains puisqu’ils existaient déjà dans les œuvres passées et ne sont qu’une conséquence logique du puritanisme prégnant de la société américaine et d’une vision bien particulière de la nature. Le mythe de la terre promise est ébranlé et on comprend pourquoi ces récits étaient déjà des moteurs de critique de la jeune société étasunienne. Cette société était déjà, dans les premiers écrits majeurs la dépeignant, source d’abjection car elle était révélatrice de la dualité inhérente à tout individu. B] Une société américaine passée au crible De par une omniprésence du combat entre le bien et le mal et une primauté donnée au thème de l’ambiguïté, les récits écrits sous l’ère puritaine présentaient déjà une vision acerbe du puritanisme et la thématique de l’abjection y était déjà visible. Il est important de constater de quelle manière l’abjection existait déjà à l’aube de la littérature américaine et quel miroir de la société était offert pour mieux comprendre les œuvres du présent. 84 a. Une vision négative du puritanisme Les œuvres mettant en scène les travers de la société puritaine sont nombreuses. Nous nous attacherons ici plus particulièrement à l’une de ses figures essentielles : Nathaniel Hawthorne. 197 La citation de Roderick Nash qui suit éclaire notre choix: Much of the writing of Nathaniel Hawthorne suggests the persistence into the nineteenth century of the Puritan concept of wilderness. For him wild country was still ‘black’, and ‘howling’ as well as a powerful symbol of man’s dark and untamed heart. In several of Hawthorne’s short stories wilderness dominated the action. 198 Nous sommes bien au cœur de l’ambivalence de la nature humaine et paysagère. Hawthorne (1804-1864) prend soin de situer l’action de The Scarlet Letter 199 (1850) entre 1642 et 1649. L’héroïne, Hester Prynne, vit dans une communauté puritaine à Boston dans le Massachusetts. Elle doit porter la lettre A comme une indication de son adultère avec un homme du village -qui n’est autre que le révérend- mais dont elle refuse de dévoiler le nom. Cette lettre écarlate est le signe de la plus infâme des trahisons et devient le symbole d’une société moralisatrice, intolérante et sans pitié. Cette lettre est également l’empreinte laissée par la prégnance des Ecritures sur les Puritains qui ont laissé leur legs à la littérature américaine. La lettre écarlate la rend abjecte aux yeux des habitants, l’acte d’adultère la change pour eux en monstre. La peur de la différence qui caractérise les Puritains est aussi une peur du corps et de la 197 Dans la préface des Contes et Récits d’Hawthorne, Pierre-Yves Pétillon présente l’auteur comme « le classique américain par excellence. » (7) Il a influencé tous les écrivains après lui : « tout écrivain qui a derrière lui une longue ascendance ne peut, d’une certaine manière, qu’écrire dans la mouvance de Hawthorne. » Nathaniel Hawthorne, Contes et récits (1996:14). 198 Nash 39. 199 Cette œuvre « a été le premier classique de l’encore jeune nation : c’est avec lui que la littérature américaine a, pour la première fois, pris pleinement conscience qu’elle constituait, désormais, non plus une simple excroissance coloniale de la littérature anglaise (ce que Washington Irving et, à un moindre degré, James Ferimore Cooper étaient encore), mais un canton à part, un territoire indépendant. » Hawthorne (1996:). 85 sexualité : « la même ambivalence existe à l’égard des relations sexuelles ; par ellesmêmes divines et respectables, mais, dont l’abus ou le plaisir affiché résultent inévitablement de l’œuvre du Malin. »200 Puisqu’Hester Prynne a laissé libre cours à ses désirs sexuels, elle représente le symbole d’une inavouable conjonction charnelle. Son association à l’abjection est aussi liée au fait qu’elle retrouve le révérend dans les bois qui entourent la colonie. Si la forêt libère de l’ostracisme social, elle est avant tout le lieu de la tentation au mal. D’ailleurs, seule Pearl se sent à son aise dans la wilderness, étant le produit et l’emblème du péché. Cependant le lecteur est amené à se demander constamment qui sont les véritables monstres. En effet, la justice puritaine est loin d’être humaine: Incompetent to judge Hester, those men –undoubtedly good in many respectsact with a sternness that shows too little heart, too little human sympathy; they need the mighty and mournful lesson, that, in the view of Infinite Purity, we are sinners all alike. 201 Hawthorne critique à travers ce récit une société faisant fi de la dignité et de la liberté individuelle, une société qui a vu naître les ancêtres même de l’auteur, ancêtres qui ont eux pris part plus tard à la chasse aux sorcières de 1692. On comprend pourquoi l’héritage puritain est prégnant à travers les œuvres de l’auteur. « The spirit of his old puritan ancestors, to whom he refers in the preface, lives in Nathaniel Hawthorne. »202 Honteux de ce passé violent et intolérant, le jeune Nathaniel Hawthorne changera d’ailleurs son nom de famille « Hathorne » en Hawthorne. Le thème de la culpabilité est ainsi présent à la fois dans les récits et dans la vie même de l’auteur, culpabilité liée 200 Jacques Portes, États-Unis, une histoire à deux visages : Une tension créatrice américaine (Bruxelles: Éd. Complexe, 2003) 20. 201 Elder 127. 202 Brian Harding, Nathaniel Hawthorne: Critical Assessments, vol 1 (Mountfield: Helm information, 1998) 233. 86 à son lointain passé d’où la monstration de la « ‘dépravation héréditaire’ de l’âme »203 dans ses récits. Son œuvre « est hantée par la terreur puritaine, la phobie de la souillure, de la faute marquante. »204 Dans The Scarlet Letter, l’utilisation des noms « Governor Bellingham » et « John Winthrop » immerge le lecteur dans le contexte puritain du XVIIème siècle. Les us et coutumes de l’époque sont dépeints: The practices and customs of the Puritans of Boston in the seventeenth century are detailed: the crimes they punished, the methods of punishment, the connection the important magistrates had with minor crimes, Puritan enjoyments, their use of fine gloves and ruffs, their Election Day holiday, their sermons, their superstitious beliefs. 205 Hawthorne mêle éléments historiques et imaginaires pour montrer l’hypocrisie d’une société en réalité intolérante et dont le souci de garder un équilibre moral dissimule des péchés bien plus importants : L’œuvre en un sens illustre le drame puritain par excellence : celui de l’âme qui se sait pécheresse et condamnée, drame de l’angoisse, de la culpabilité, de la rétribution plutôt que de la grâce, de l’expiation plutôt que du salut. 206 Les thèmes du péché, de la culpabilité et des bas-fonds de la personnalité humaine sont abondamment exploités par King, Straub et Palahniuk; les personnages hawthorniens étaient victimes de la contrainte sociale exercée par le conformisme et il en va de même dans nos trois récits choisis. Dans la nouvelle « Young Goodman Brown » (1835), la société puritaine bien pensante cache en réalité une communauté qui a pactisé avec le diable. Le périple de 203 Hawthorne (1996: 27). 204 Terramorsi 20. Cela est visible dans les nouvelles comme « The Birthmark, » « the Minister’s Black Veil, » ou The House of the Seven Gables. 205 Elder 122. 206 Himy 89. 87 Young Goodman Brown dans la forêt la nuit l’amène à découvrir ses concitoyens rassemblés pour vénérer Satan. Les personnes les plus inattendues sont présentes à ce sabbat : Goody Cloyse, la dame qui lui enseignait le catéchisme, le diacre Gookin ou le pasteur de l’église. La fin de l’histoire ne nous dit pas si ce que Brown a vu dans la forêt était réel ou imaginaire mais, incapable de pardonner la possibilité de la présence du mal chez ceux qu’il aime –en particulier chez son épouse qui incarne pour lui la chasteté et l’innocence– il choisit de passer le reste de sa vie dans la solitude, loin du mensonge et du faux semblant. 207 La vision qu’a le protagoniste de ses concitoyens vénérant le diable est source d’effroi pour le lecteur qui les considère comme des êtres vils. Le mal, le péché sont donc omniprésents à la fois dans la société puritaine mais également dans la nature humaine. Hawthorne has imaginatively recreated for the reader that Calvinist sense of sin, 208 that theory which did in actuality shape the early social and spiritual history of New England. But in Hawthorne … it has no religious significance, it is as a psychological state that it is explored. Young Goodman Brown’s Faith is not faith in Christ but faith in human beings, and losing it he is doomed to isolation forever. 209 L’éternel combat entre le bien et le mal hante les récits et Hawthorne était bien conscient de cette tradition puritaine qu’il a su explorer dans certaines de ses œuvres. Les récits d’un de ces prédécesseurs, Washington Irving The Legend of Sleepy Hollow (1820) et Rip Van Winlke (1819) apportent également un éclairage intéressant sur la société puritaine. Roger Asselineau dans l’introduction de Washington Irving. 207 Cette vie choisie dans la réclusion rappelle la vie personnelle d’Hawthorne qui a écrit ses contes pendant ses douze années de solitude de 1825 à 1837 dans sa chambre. L’auteur était d’ailleurs connu pour « son goût pour la solitude et le silence, son extrême réserve, son inclination à la mélancolie, sa timidité, sa discrétion et une certaine froideur. » Elysette Randriamahenintsoa, « La solitude et l’isolement dans quatre contes de Nathaniel Hawthorne : Wakefield, The White Old Maid, The Ambitious Guest, Young Goodman Brown, » mémoire de DEA, Saint Denis, Université de la Réunion, 2000, 143. 208 Il ne faut pas oublier que le calvinisme mettait en avant « the sense of Innate Depravity and Original Sin. » Harding (1998: 15). 209 Harding 450. 88 Rip Van Winlke, l’étudiant allemand, le gouverneur des sept cités révèle le fort puritanisme du père d’Irving. L’auteur se place néanmoins à l’opposé du mouvement puritain : il représente « dans la littérature américaine la tradition de l’état de New York, séculière et cosmopolite, par opposition à la tradition de la Nouvelle Angleterre, puritaine et volontiers repliée sur soi. Il est moins anti-puritain … que totalement non puritain. »210 Si The Legend of Sleepy Hollow et Rip Van Winkle ont été écrits en Angleterre, leur sujet est bien américain. Dans The Legend of Sleepy Hollow 211 un maître d’école du Connecticut, Ichabod Crane, est en compétition avec Abraham « Brom Bones » Van Brunt pour obtenir la main de Katrina Van Tassel, la fille d’un riche fermier. Quittant une réception où il était convié chez les Van Tassel, Ichabod est poursuivi par le cavalier sans tête, supposé être le fantôme d’un cavalier qui a perdu sa tête lors de la guerre d’Indépendance. Ichabod disparaît mystérieusement de la ville et Katrina épouse Brom Bones. Un parallèle s’établit entre les Puritains et Ichabod Crane ; ils ne remettent pas en doute l’existence de la sorcellerie. De plus, les Puritains étaient non seulement très croyants mais ils étaient également matérialistes, la richesse étant signe d’élection. Ichabod Crane est le symbole d’un matérialisme montant qui transforme tout en argent détruisant les anciennes valeurs de simplicité et de chaleur humaine incarnées par Baltus Van Tassel. Dans ce récit, le terrifiant côtoie le ridicule. Le terrifiant réside dans la chevauchée du cavalier hessois et les nombreuses légendes de la région ; le comique tient à la 210 Washington Irving, introduction, Contes fantastiques : Rip Van Winkle, l’étudiant allemand, le gouverneur des sept cités, by Henri Parisot (Paris: Aubier, 1979) 21. 211 Washington Irving, The Sketch Book of Geoffrey Crayon (Gent: Everyman, 1963). 89 caractérisation des personnages. 212 Ichabod est décrit comme un épouvantail, ce qui fait écho au caractère farcesque de son aventure : He was tall, but exceedingly lank, with narrow shoulders, long arms and legs, hand that dangled a mile out of his sleeves, feet that must have served for shovels, and his whole frame most loosely hung together. His head was small, and flat at top, with huge ears, large green glassy eyes, and a long snipe nose, so that it looked like a wheather-cock perched upon his spindle neck, to tell which way the wind blew. To see him striding along a profile of a hill on a windy day …, one might have mistaken him for the genius of famine descending upon the earth, or some scarecrow eloped from a cornfield. 213 L’auteur fait un usage intensif des adverbes, adjectifs et expressions soulignant l’aspect caricatural et grotesque du personnage : « excindingly, a mile out, huge, large. » Si Ichabod Crane est à l’image des Puritains, sa description fait d’eux des pantins grotesques. L’exagération se mêle à la dérision ; le personnage est objectifié, comparé à une girouette ou à un épouvantail. Dans Rip Van Winkle, le héros éponyme est un personnage nonchalant vivant dans les montagnes Kaatskill. L’action se déroule avant et après la Guerre d’Indépendance. Un jour Rip rencontre dans les montagnes des personnages vêtus étrangement qui lui offrent à boire. Il s’endort et se réveille vingt ans plus tard ; sa femme est morte et sa maison a disparu. L’épouse acariâtre du héros se fait la voix du puritanisme dans l’importance qu’elle donne au travail et dans sa critique récurrente de l’oisiveté de son mari. L’auteur nous invite à voir celui-ci comme un excentrique qui a décidé de se dérober à la malédiction originelle : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Toute besogne utilitaire le répugne. … Dans une société où chacun doit travailler -sa femme 212 « The character of Ichabod Crane … possesses very rich grotesque potential, because of his unattractive appearance and his ever ravenous appetite. » (31) « The purposeful incoherence and lack of logical connections between people, places, and events create a form of nonsensical humour. » Bernard Terramorsi, Essays on Washington Irving (1999: 34). 213 Irving, The Sketch Book of Geoffrey Crayon 290. 90 le lui rappelle assez- il préfère, lui, regarder les autres, bavarder et rêver. » 214 Il s’adonne à la pêche et il ne suit pas l’éthique du travail prônée par les Puritains. Cette attitude pourrait être vue comme une critique de la religion du travail pour ces derniers. Max Weber fait le lien dans son ouvrage du même nom entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 215 en montrant que l’aspiration au royaume de Dieu par le travail a favorisé l’esprit capitaliste. Dans l’éthique protestante, le travail individuel sert à la cause collective et à Dieu : « le travail au service de cette utilité sociale [impersonnelle] promeut la gloire de Dieu et donc [qu’] il est voulu par Dieu. » (Weber 115). Nous avons dit précédemment que la réussite dans le travail était un signe de bénédiction divine. Le travail « constitue le moyen spécifique de prévention contre toutes les tentations que le puritanisme rassemble dans la notion de unclean life. » (Weber 205). Le travail était ainsi pour eux la fin en soi de la vie, c’est pourquoi la paresse de Rip Van Winle ne peut être acceptée par la société dans laquelle il vit, son oisiveté étant associée au mal. La disparition de sa femme après que le protagoniste se réveille vingt ans plus tard pourrait symboliser la mort souhaitée de l’éthique puritaine. Irving critique également le puritanisme dans d’autres œuvres en adaptant les Märchen allemands 216 au domaine américain. Il met en scène le vieux Boston de l’ère coloniale dans le conte « The Devil and Tom Walker, » (1824) dans The Tales of a Traveller (1824). 214 Irving, Contes fantastiques 37. 215 Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Paris: Gallimard, 2004). 216 Le Märchen apparaît comme un genre hybride : « poésie, roman, conte, nouvelle, myhte, chant, ballade s’y rejoignent et s’y confondent pour s’adapter idéalement au thème de la métamorphose qui plaît tant aux écrits romantiques. » Prince (2008: 48.) Nathalie Prince donne l’exemple d’Henri d’Ofterdingen de Novalis qui allie poésie, roman, conte et mythe. Le Märchen se caractérise également par un aspect fragmentaire, inachevé et est considéré comme un élément moteur de l’esthétique romantique ayant inspiré Keats ou Coleridge. 91 Le conte narre l’aventure d’un homme indigent de la Nouvelle Angleterre qui vendit son âme au diable en échange du trésor de Kid le pirate, et qui finit par être entraîné en enfer par le diable après avoir mené une vie d’usurier confortable et ostentatoire. 217 L’action a lieu à Boston en 1727. Dans sa thèse, Michèle Merzoug montre l’hypocrisie du protagoniste Tom Walker qui, après avoir amassé une fortune et ruiné des marchands, s’inquiète du sort de son âme. La notion de péché omniprésente mais dissimulée sous l’influence puritaine présente à l’époque est parfaitement visible. La dévotion du personnage à Dieu est factice ne faisant que révéler l’hypocrisie de la société puritaine: He thought with regret on the bargain he had made with his black friend, and set his wits to work to cheat him out of the conditions. He became therefore, all of a sudden, a violent church-goer. He prayed loudly and strenuously, as if heaven were to be taken by force of lungs. Indeed, one might always tell when he had sinned most during the week, by the clamor of his Sunday devotion. 218 Les Puritains sont décrits comme des individus hypocrites, superficiels, des pécheurs pactisant avec le diable et dont le désir de rédemption n’est que superficiel. Le caractère américain est marqué par la survivance de l’héritage puritain, façonné par leur rigueur morale : « le puritanisme des Pères pèlerins, l’aventure de Massachusetts Bay, l’image austère du gouverneur Winthrop, tout cela appartient aux mythes fondateurs de l’Amérique des origines. » (Himy 110). Le conflit entre le bien et le mal est ainsi au cœur de l’inconscient collectif et le thème de l’abjection était déjà prégnant dans la société de l’époque. Il nous paraît important d’analyser de quelle manière le sentiment d’abjection était visible dans les premiers écrits pour mettre à nu les échos existant avec nos trois récits. 217 Merzoug 79-80. 218 Merzoug 442. 92 b. Puritanisme et abjection Percevoir de quelle manière l’abjection était présente aux origines de la société américaine ainsi que dans la littérature ne peut que nous éclairer dans notre analyse des œuvres actuelles. Nous nous concentrerons sur le récit d’Hawthorne, The Scarlet Letter, afin d’illustrer nos propos car il exemplifie le thème du péché et examine de quelle manière ce thème crée un sentiment d’abjection chez les Puritains. Ces derniers, ayant banni les plaisirs de la chair, considèrent alors l’adultère comme le péché suprême, condamnant par là même les personnages hawthorniens à lutter contre une culpabilité permanente : Hester Prynne pour avoir trompé son mari avec le Révérend Arthur Dimmesdale. Son mari Chillingworth est rongé par le désir de vengeance et la culpabilité finit par tuer le révérend qui dévoile aux habitants sur la place publique la lettre A gravée sur son torse. L’enfant d’Hester, Pearl, est la marque du péché, le symbole du sentiment d’abjection existant à l’encontre d’Hester. Le choix de la couleur rouge pour la lettre portée par Hester n’est pas anodin : Le rouge fait tache dans une vision du monde où la couleur appartient aux moyens naturels par lesquels Dieu s’adresse aux hommes. Par son rapport intime à l’intériorité des femmes, au mystère de leur fécondité, le rouge s’impose comme couleur récalcitrante qu’il est urgent d’apprivoiser. 219 Le résumé que fait E. A. Duyckinck de cette œuvre d’Hawthorne reflète parfaitement notre propos : A woman in the early days of Boston becomes the subject of the discipline of the court of those times, and is condemned to stand in the pillory and wear henceforth, in token of her shame, the scarlet letter A attached to her bosom. She carries her child with her to the pillory. Its other parent is unknown. At this opening scene her husband from whom she had been separated in Europe, … reappears from the forest, whither he had been thrown by shipwreck on his arrival. He was a man of cold intellectual temperament, and 219 Nancy Honicker, « ‘A Living Sermon against Sin’ : Hester Prynne et la letter écarlate face à la doctrine puritaine, » The Scarlet Letter: Nathaniel Hawthorne (2005): 88. 93 devotes his life thereafter to search for his wife’s guilty partner and a fiendish revenge. The young clergyman of the town, … is the victim, as this Mephistophilean old physician fixes himself by his side to watch over him and protect his health, an object of great solicitude to his parishioners, and, in reality, to detect his suspected secret and gloat over his tortures. … The denouement is the death of the clergyman after a public confession in the arms of the pilloried, branded woman. 220 Tout dans ce résumé nous lie au thème de l’abjection morale. Hester Prynne et son enfant sont considérés comme abjects par la société puritaine et Dimmesdale considère avoir échoué aux yeux de Dieu. Cependant, le lecteur éprouve de la sympathie pour ces trois personnages et c’est le mari qui est considéré comme un être odieux et sans pitié. Son désir de vengeance le rend haïssable et l’onomastique de son nom même, Chillingworth, révèle un personnage froid -« chilling »- et terrifiant. Les personnages sont eux-mêmes empreints d’ambivalence. Hester a une personnalité double, mêlant la fierté et l’humilité. La vision de Pearl est également problématique: elle est associée à la nature et son caractère passionné et sauvage est souligné de manière répétitive. Symbole vivant du péché, elle devient incontrôlable lorsqu’Hester ôte sa lettre écarlate dans la forêt. Elle est cependant aussi belle qu’une rose: Pearl is a difficult child, capricious, unintentionally cruel, unfeeling in her demand for truth, but she has both the ‘naturalness’ and the beauty of the rose, and like the rose she is a symbol of love and promise. 221 C’est néanmoins le personnage de Chillingworth qui entre le plus dans la catégorie de l’abjection physique et morale. Il est associé au diable dans le récit: The former aspect of an intellectual and studious man, calm and quiet, which was what she best remembered in him, had altogether vanished, and been succeeded by an eager, searching, almost fierce, yet carefully guarded look. It seemed to be his wish and purpose to mask this expression with a smile; but the latter played him false, and flickered over his visage so 220 Harding 232. 221 Hyatt Howe Waggoner, « Three Orders : Natural, Moral, and Symbolic, » The Scarlet Letter (1988): 318. 94 derisively, that the spectator could see his blackness all the better for it. Ever and anon, too, there came a glare of red light out of his eyes; as if the old man’s soul were on fire … In a word, old Roger Chillignworth was a striking evidence of man’s faculty of transforming himself into a devil, if he will only, for a reasonable space of time, undertake a devil’s office. 222 Son association à la noirceur, au feu de l’enfer en fait un personnage démoniaque. Sa métamorphose en être satanique souligne son inhumanité et la répulsion qu’il engendre chez le lecteur. La description de Chillingworth nous plonge dans un univers macabre et la vision diabolique qui transparaît nous rappelle le personnage de Cole dans Shadowland ou de Taduz Lemke dans Thinner. Eux aussi assouvissent leur désir de vengeance. Le thème du péché est présent dans nos récits choisis. Dans le monde des magiciens, Cole a commis le péché suprême d’utiliser la magie de manière malveillante. Le péché de Tom est d’être tombé amoureux de l’amie de son meilleur ami. Dans Thinner, Billy a enfreint le commandement biblique qui ordonne de ne pas tuer son prochain. De même dans Lullaby ceux qui connaissent le poème mortifère tuent gratuitement leurs concitoyens. Le thème de l’abjection était donc déjà présent dans les œuvres fondatrices américaines. Lié au péché, il était vecteur d’une vision critique sur la société de l’époque. Ce thème a transcendé les âges et est présent dans les récits contemporains, en particulier dans ceux que nous avons choisis. Elle permet dans le cas de nos auteurs de critiquer également la société moderne qui est présentée comme le locus de toutes les déviances. La vision qu’offrent King, Straub et Palahniuk du monde social contemporain ne peut laisser indifférent, que la réaction engendrée varie du simple questionnement au malaise profond. 222 Waggoner 116. 95 C] La société contemporaine ou une société de l’abject Les auteurs choisis montrent le caractère déviant des rapports humains dans une société où le consumérisme outrancier est lui-même créateur d’êtres froids et sans humanité. La société semble créer des individus abjects et être elle-même source de répulsion. L’approche puritaine du travail n’est plus. Le péché, la lutte entre le bien et le mal est au cœur du monde social comme cela était déjà le cas pour les œuvres traitant de l’époque puritaine. Les relations entre les individus sont sujettes à d’innombrables interrogations ; la fausseté qui les caractérise, le jeu constant entre mensonge et vérité déjà présent dans la littérature portant sur l’ère puritaine s’installe de manière insidieuse et laisse le sceau indélébile de l’abjection au sein des trois récits. a. Une société caractérisée par la facticité des rapports humains King, Straub et Palahniuk explorent les thèmes de l’hypocrisie, du mensonge et de la trahison et mettent en avant l’immoralité sous jacente des individus. L’ensemble de ces thématiques fait entièrement écho aux éléments préalablement cités et caractéristiques des Puritains. L’abjection est liée chez les auteurs à une dimension morale. Dans Thinner, Billy dissimule des actes et ses véritables sentiments à Heidi. Le régime qu’il prétend suivre n’est que fictif : « a hastily gobbled hamburger or two on Saturday afternoon, while Heidi was out at an auction or a yard sale, » (23) « his diets had been marked by a lot of cheating. » (22) Le terme « cheating » montre bien la fausseté et l’artificialité de leur relation. Heidi n’est pas dupe et entre aussi dans le jeu de l’hypocrisie en choisissant de garder le silence. Tous deux vivent dans le mensonge. Une critique peut donc être faite dans leur relation même avant l’accident, révélant 96 l’atmosphère déjà malsaine 223 entre les deux époux. Billy prétend ne pas penser à l’accident et Heidi se ment à elle-même en refusant de reconnaître sa part de responsabilité dans la mort de la gitane. Son rejet de sa culpabilité va de pair avec son refus de croire en la malédiction car cela impliquerait de faire face à la culpabilité : « she might have to explore the boundaries of her own culpability. » (223) Le masque du faux semblant s’installe dans le couple : « too many ‘discussions’ that were only disguised arguments. » (7) Le terme « disguised » montre bien que leur relation n’est basée que sur un simulacre de confiance. Le thème de l’hypocrisie est bien présent et dévoile une vision déviante des rapports humains. Ce jeu constant entre mensonge et vérité rend les personnages amoraux. Heidi pourrait être perçue comme un écho de l’épouse de Rip Van Winkle. Si Billy est loin d’être oisif, il apprécie cependant les bonnes choses de la vie tout comme le héros d’Irving. Heidi harcèle Billy sur son poids quand l’épouse de Rip Van Winkle lui répète inlassablement d’être plus actif. On pourrait aller jusqu’à dire que le rejet et la fascination blanche face aux bohémiens rappelle l’intolérance de la société puritaine face à Hester Prynne dans The Scarlet Letter. Membre actif et respecté de la société blanche, Billy connaîtra ironiquement par la suite le rejet de ses semblables, lui permettant ainsi de constater l’hypocrisie et la manipulation de cette société. Que cela soit sous l’ère puritaine ou à l’époque contemporaine, l’exclusion se faisait au nom du Bien pour chasser le Mal symbolisé par les personnes ne suivant pas les règles établies par la société. Cette exclusion est pourtant signe de l’intolérance de la société, loin des valeurs bibliques d’indulgence et de partage. Cette exclusion peut donc paradoxalement 223 Cette relation immorale rappelle celle entre Chillingworth et Hester Prynne. Leur union n’a pas été un mariage d’amour et s’est caractérisée par la froideur et l’ignorance. Billy devient aussi insensible que ce personnage hawthornien face à Heidi, intéressé par la vengeance et par la destruction délibérée de son épouse. 97 être vue comme amorale; la société qui cherche à contrôler l’abjection est elle-même abjecte. Cette attitude de rejet est, dans une première analyse, immorale si l’on suit la distinction préalable entre morale et éthique de Paul Ricoeur. L’éthique est « ce qui est estimé bon » et la morale ce qui s’impose comme obligatoire. … Je réserverai le thème d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte. 224 La société blanche ne fait pas que vouloir l’exclusion des gitans ou de Billy ; l’exclusion est bien réelle et la perception abjecte de ces personnages est intégrée dans l’inconscient collectif. La vision des gitans comme autres est commune à tous les peuples. De même à l’époque puritaine, la norme était de rejeter ceux qui ne se conformaient pas aux règles établies et qui étaient considérés par les Puritains comme moralement déviants. Cependant Paul Ricoeur poursuit son raisonnement en énonçant le fait que la morale fait partie de l’éthique : « la morale ne constituerait qu’une effectuation limitée, quoique légitime et même indispensable, de la visée éthique, et l’éthique en ce sens envelopperait la morale. » (Ricoeur 201). L’éthique prime sur la morale, la visée sur la norme. Si l’on suit cette définition de Ricoeur, les personnages présentés par nos trois auteurs sont alors éthiquement abjects. La fourberie qui constitue la base des relations entre les individus nous relie à l’abjection morale. Les personnages pratiquent à merveille l’art de la manipulation, à l’instar de Cole dans Shadowland. Le titre même « shadowland » -le pays des ombres- fait l’articulation entre réalité et facticité, vérité et mensonge. Le lecteur sait déjà que les apparences seront trompeuses et qu’il va être confronté à des êtres pratiquant l’art de la 224 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre (Paris : Editions du Seuil, 1990) 200. 98 duplicité. Ce terme vient du latin duplicitas, signifiant : « état de ce qui est double. » Dans le sens moral, il désigne le « fait d’être ambigu, fourbe. » (Alain Rey, et al 637). Cole trompe bien Del et Tom en leur faisant croire qu’ils seront son successeur. La relation de Cole avec son entourage est basée sur la manipulation puisque même Rose n’est qu’une simple marionnette entre ses doigts et qu’il peut aller jusqu’à lui faire mimer les ébats amoureux entre Speckle John et sa petite amie Rosie. Facticité et mensonge nous lient au thème de l’abjection. Del ment à Tom en clamant ne pas connaître l’homme mystérieux présent lors de la rencontre sportive avec l’école Ventnor. Tom ment à Del lors de leur nuit passée à l’extérieur de la maison ; il déclare s’être promené pendant la nuit et ne pas avoir été accepté par l’Ordre alors qu’il a bien connu une expérience initiatique qui lui a ouvert les portes de l’Ordre des magiciens. Le mensonge est bien présent même si on doit être conscient du secret qui sépare les initiés des non-initiés. L’honnêteté des relations humaines n’est que factice 225 et l’ambivalence des personnages en fait des êtres déviants. Dans Lullaby, la possession de la berceuse change les individus en êtres froids et calculateurs, insensibles à la mort d’autrui. Ainsi, le décès d’un homme qui trompe ouvertement sa femme au chapitre 12 semble laisser les gens présents de marbre : « Nash puts his finger back in the onion dip, and I step over the body, past the gal, pulling on my coat, headed for the door. » (65) L’indifférence humaine face à la mort choque le lecteur. L’amour perd d’ailleurs sa valeur de sincérité et de don de soi. L’amour que Carl porte à Helen semble avoir été créé de toutes pièces grâce à un sort. L’indifférence de Carl face aux morts qu’il provoque est également déroutante et le rend haïssable aux yeux des lecteurs. Ainsi, après avoir tué un agent lui indiquant le tournage d’un film près de son lieu de travail, il n’a aucun scrupule à continuer sa route 225 Nous y voyons encore un écho avec les œuvres traitant de l’ère puritaine. 99 comme si rien ne s’était passé : « counting 345, counting 346, counting 347, I haul one leg then the other over the barricade and keep walking. » (69) L’absence de compassion et d’amour choque dans la société décrite par Palahniuk. Les journalistes sont par exemple présentés comme insensibles : « in journalism school, what they want you to be is a camera. Whatever the story, this isn’t about you. » (25) L’individu perd son caractère humain, il devient un objet. Toute implication est bannie. Cette présentation des journalistes n’est cependant pas si éloignée de la réalité ; leur mission est de transmettre une information et non de s’impliquer émotionnellement par rapport aux faits énoncés. C’est un parfait reflet de la société qui s’est détournée des valeurs premières puritaines et qui ne s’attache qu’aux choses matérielles. Le mensonge et la trahison sont prégnants dans les récits choisis qui sont le reflet de la société actuelle. Si la société capitaliste qui nous est présentée tient ses origines selon Weber dans le puritanisme, la société de consommation décrite paraît être à la dérive, loin des valeurs de travail et de partage prônées par l’éthique puritaine. Elle est vectrice de déviance et de transgression, ce qui nous amène à lui attribuer le qualificatif « abject. » b. La société consumériste comme source de déviance Dans Thinner, l’obésité est présentée comme l’un des fléaux de la société américaine contemporaine transformant ses habitants en êtres difformes. La peur du corps -provenant originellement chez les Puritains de la vision pécheresse de la sexualité- est liée chez King à la métamorphose même du corps, car, comme nous le verrons plus tard, les tabous sexuels de Billy sont peu à peu mis au jour. La société, qui peut être comparée à une mère nourricière, se change en figure maternelle destructrice tout comme Cole, qui fait office de père symbolique dans Shadowland, et qui est une 100 figure paternelle déviante ne cherchant qu’à détruire ses enfants. 226 Le terme de « déviance » est lié à la transgression des valeurs : Toute déviance naît de la transgression d’une norme, c’est-à-dire du franchissement de cette limite parfois imperceptible au-delà de laquelle un acte, une attitude ou un évènement cessent soudain d’être tenus pour acceptables, compréhensibles ou reconnaissables. 227 Le fait que Cole veuille éliminer Del et Tom dépasse les limites de l’acceptable. Dans Thinner, Billy se complaît dans le péché de gourmandise et les profits réalisés par son travail l’amènent à une vie d’oisiveté et de jouissance, à l’opposé des valeurs puritaines originelles. Seul Tom semble travailler par amour de la magie et pour ne pas sombrer dans les méandres de la magie maléfique comme Cole. La société décrite par King, et surtout par Palahniuk, est un monde où l’argent est moins symbole d’élection que d’un matérialisme et d’un pouvoir de supériorité flagrant. Dans Lullaby, la critique de la société américaine se fait plus acerbe et sa dimension généralisante nous permet de dire que cette transgression donne à la société un aspect subversif. Avant de nous plonger dans l’œuvre de Palahniuk, nous explicitons les termes de transgression et de subversion. Le terme « transgression » désigne le fait de ne pas respecter une loi, un interdit. Dans Thinner, le juge Carrington ne respecte pas la loi en laissant Billy libre même si celui-ci a tué une personne. Dans Shadowland, Cole ne respecte aucune loi puisqu’il anéantit ceux qui s’opposent à lui. Dans Lullaby, Nash ne respecte pas les femmes mortes car il partique sur elle ses fantasmes sexuels. Le terme « subversion » est lui defini de la manière la plus simple dans le dictionnaire encyclopédique Axis comme « l’action ou l’ensemble d’actions visant à troubler l’ordre 226 Il nous rappelle le roi des Titans dans la mythologie grecque, Cronos, qui dévorait ses enfants pour ne pas être détrôné. Cole souhaite rester le roi de son royaume et est prêt pour cela à sacrifier la vie d’innocents. 227 Albert Ogien, Sociologie de la déviance (Paris: Armand Colin, 1999) 201. 101 établi, à détruire le système, les valeurs admises. » 228 Nos auteurs visent la destruction des valeurs. Le dictionnaire historique Robert précise que le nom transgression « a été emprunté avec un sens moral ‘action de contrevenir à un ordre’, correspondant au latin chrétien, d’où l’emploi pour ‘faute, péché’ jusqu’à la fin du XVIème siècle. » (Alain Rey, et al 2154). La transgression semble donc désigner une action précise alors que la subversion a une dimension plus large et rime avec le bouleversement de valeurs établies. Si les deux éléments se retrouvent dans nos récits, nous nous devons d’avoir une visée la plus large possible et nous montrerons progressivement que nos auteurs pratiquent bien l’art de la subversion, à commencer par Palahniuk dans sa présentation hors norme de la société. Helen est celle qui représente le mieux la société de consommation avec ses costumes aux couleurs vives et ses accessoires assortis, tous plus voyants les uns que les autres. Notre société est un monde d’apparat, factice, loin des valeurs de piété et de simplicité puritaines. La première description d’Helen ne s’attache nullement à son physique propre ni à son âge mais à ses vêtements, sa voiture, ses bagages et sa suite à l’hôtel Lake Louise : « Helen, she’s wearing a white suit and shoes, but not snow white. It’s more the white of downhill skiing in Banff with a private car and driver on call, fourteen pieces of matched luggage, and a suite at the Hotel Lake Louise. » (3) Même la symbolique traditionnelle du blanc est subvertie. Le blanc, couleur initiatrice, « est la couleur du candidat, c’est-à-dire de celui qui va changer de condition. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 125). Helen reste éthiquement abjecte tout au long du 228 AXIS, Dictionnaire encyclopédique, vol. 6 (Paris: Hachette, 1993) 2937. 102 récit. C’est pour cela que ses vêtements ne sont pas d’un blanc immaculé, virginal 229 mais un blanc souillé par le matérialisme humain représenté dans la citation par les skis. Ces détails purement ornementaux et d’apparence insignifiante sont néanmoins d’une importance cruciale pour Helen, montrant la richesse du personnage mais également l’artificialité d’une société prête à la payer en bijoux de valeur pour tuer des personnes dont les noms sont inscrits dans son agenda. L’association du blanc à la richesse et non à la pureté accentue la déviance de ce personnage et l’excès qui la caractérise la rapproche du grotesque. Helen est loin des personnages de contes de fée traditionnels et plus précisément ici de Blanche Neige, « Snow White. » Même les miracles deviennent dans le récit de Palahniuk un moyen d’obtenir un pécule financier et la croyance pure et simple semble avoir disparu dans la société américaine : « you can buy postcards of the event. Videos even. » (8) La dérive consumériste prend possession du fait religieux et appuie la superficialité et le caractère abject de la société actuelle. Même si la marchandisation de la religion n’est pas à proprement parler une chose nouvelle lorsqu’on pense à l’épisode des marchands du temple dans la bible, 230 sa surmédiatisation par la société moderne lui fait perdre toute dimension spirituelle et sacrée. Si dans la Bible, les marchands viennent dans le temple même et vendent des produits de nécessité, la société moderne surexploite le fait religieux à l’extérieur du lieu de culte, vide la religion de toute sainteté. La religion 229 La pureté n’est pas à l’origine une couleur positive mais le signe de la neutralité, que rien n’a encore été accompli. 230 Jésus chasse les marchands qui vendent des bovins et des moutons dans le temple : « la pâque des Juifs était proche et Jésus monta à Jérusalem. Il trouva dans le Temple les vendeurs de boeufs, de brebis et de colombes, et les changeurs, assis. Se faisant un fouet de cordes, il les chassa tous du Temple, et les brebis et les boeufs ; il répandit la monnaie des changeurs, renversa leurs tables et aus vendeurs de colombes il dit : « Enlevez cela d’ici. Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce. » Ecole biblique de Jérusalem, La BibleJean, 2: 17). 103 n’est plus véhicule de foi, d’amour, de partage mais le stigmate d’une société voyeuriste et avide d’évènements sortant de l’ordinaire. Le côté factice et vide de la société se manifeste par exemple par le préenregistrement des rires pour les émissions de télévision ou à travers les publicités incohérentes et improbables passées par Oyster dans les journaux : « if poisonous spiders have hatched from your new upholstered furniture, you may be eligible to take part in a class-action lawsuit. » (9) L’invraisemblance de la situation posée –voir des araignées venimeuses sortir de ses meubles- fait sourire le lecteur qui ne peut que s’interroger sur l’utilité d’une telle annonce. Celle-ci souligne le consumérisme outrancier de la société américaine et fait référence aux procès à répétition qui la secouent. 231 Mona explique que c’est de l’anti-publicité qui permet de planter les graines du doute dans l’esprit des gens : « ‘Oyster calls all that ‘antiadvertising’ … ‘Sometimes businesses, the really rich ones, they pay him to cancel the ads. How much they pay, he says, reflects how true the ads probably are.’ » (152) La facticité semble paradoxalement être un moyen de subsistance. Cette superficialité dépasse toutes les conventions éthiques puritaines. L’humour noir de Palahniuk ne peut laisser aucun lecteur insensible et permet de dénoncer l’ère de faux semblant et de manipulation dans laquelle nous vivons. C’est une impression d’absurde qui émane de la société décrite par Palahniuk ; du latin absurdus signifiant « dissonant, » (Alain Rey, et al 7) le terme « absurde » désigne 231 Ces procès frisent bien souvent l’absurde. Pour exemple, en mai 2000, un restaurant de Philadelphie fut contraint de verser 113.500$ à Amber Carson après qu’elle se soit cassée le coccyx en glissant sur du soda qu’elle avait elle-même jeté au visage de son petit ami quelques secondes auparavant suite à une dispute. Le site suivant donne des exemples improbables de procès s’étant tenu aux Etats-Unis. (USA, procès américains, 2004, USA, 3 May 2010 <http://www.366jours.free.fr/articles.php?lng=fr&pg=516>). Ce site révèle des raisons insensées pour des procès dont l’absurdité n’est pas si éloignée des publicités présentées par Palahniuk qui paraît simplement franchi une étape supplémentaire dans le domaine de l’absurde. 104 avant tout ce qui échappe à toute règle de logique et fait émerger un effet de non-sens. Les publicités émises par Oyster vont à l’encontre de toute logique et en appelant luimême son action de l’anti-publicité, il souligne la négation du rôle traditionnel de la publicité ; la société dans son ensemble présentée par Palahniuk fonctionne à rebours et est vide de sens. Ce qui est parlant dans le terme « absurde, » c’est « l’aspect satirique, …, sa critique sociale, sa mise au pilori d’une société inauthentique et mesquine. »232 Il y a un divorce entre Carl et cette société, or l’absurde surgit bien de la fracture entre l’homme et le monde : Pris séparément, ni l’homme ni le monde ne sont absurdes. L’absurde jaillit de leur confrontation. Les demandes de l’esprit font apparaître le fossé énorme qui le sépare du monde. 233 Cette impression est renforcée par l’atmosphère chaotique qui prévaut dans le récit. Cette atmosphère est notamment engendrée par la narration même de l’auteur. Il accumule en effet des faits narratifs qui n’ont en apparence aucune cohérence les uns avec les autres. Nous citons la page 9 en exemple: The ad says, ‘if poisonous spiders have hatched from your new upholstered furniture, you may be eligible to take part in a class-action lawsuit.’ And the ad gives a phone number you could call, but it’s no use. The Sarge has the kind of loose neck skin that if you pinch it, when you let go the skin stays pinched. He has to go find a mirror and rub the skin to make it go flat. Outside the diner, people are still driving into town. People kneel and pray for another visitation. The Sarge puts his big mitts together and pretends to pray. … After she was done skywriting, the Flying Virgin blew kisses to people. She flashed a two-finger peace sign. She hovered just above the trees, clutching her skirt closed with one fist, and she shook her red and black dreadlocks back and waved, and Amen. … The Flying Madonna, it wasn’t a miracle. It was magic. These aren’t saints. They’re spells. … Still, this isn’t a story about here and now. Me, the Sarge, the Flying Virgin. Helen Hoover Boyle. What I’m writing is the story of how we met. How we got here. 232 Martin Esslin, Théâtre de l’absurde (Paris: Editions Buchet-Chastel, 1971). 233 Alan J. Clayton, Etapes d’un itinéraire spirituel : Albert Camus de 1937 à 1944 (Paris: 1971) 32. 105 L’auteur passe de l’annonce d’Oyster à une description du cou du policier puis à une description de celui-ci faisant semblant de prier pour une autre visite de la Vierge volante. Carl revient ensuite sur cet évènement avant d’émettre une distinction entre miracle et magie pour finir sur le fait qu’il raconte son histoire rétrospectivement. Il n’y a pas de relation entre la publicité passée par Oyster, le cou du policier et la Vierge volante. La narration désordonnée met en lumière l’impression d’absurde qui se dégage des faits énoncés. La pluralité significative du nom « spell » souligne l’ambivalence de la société : il désigne une formule verbale considérée comme ayant une force magique. Il met bien en avant le principe de verbalisation, émettre des mots ou des sons. Il désigne aussi le fait d’épeler, de nommer mais peut également référer à la destinée, aux évènements de la vie. La Vierge volante apparaît par une invocation magique ; elle existe car Oyster et Mona ont prononcé un sort mais aussi parce que son apparition a été répété par les individus et a été mise dans les journaux. Elle existe et est devenue un phénomène, même éphémère, de société par le pouvoir des mots, des mots qui montrent que cette société est vide de sens et s’attache à tout évènement inhabituel sans avoir aucune perception critique. Palahniuk nous décrit une société artificielle, éthiquement déviante, froide et suivant un schéma répétitif. Le mot de passe choisi pour les ordinateurs est un exemple de l’uniformisation de la pensée des individus. Les éditeurs de Carl (Duncan, Henderson et Oliphant), ou la libraire (chap. 24) utilisent le mot « password. » Les individus ne réfléchissent pas à un mot de passe plus personnel. La société fait fi de la singularité des êtres. L’accumulation de phrases courtes renforce l’aspect monotone de la vie sociale et donne aux individus un aspect robotisé car ils ne réfléchissent plus : « anymore, no one’s mind is their own. You can’t concentrate. You can’t think. » (19) 106 La société et les médias nous privent de notre pensée et nous manipule comme de simples marionnettes. Oyster met en avant l’omniprésence du marketing, le caractère consumériste et meurtrier de la société à travers les Mc Donald’s qui détiennent une puissance financière et un pouvoir de mort, faisant écho à l’omniprésence de la nourriture malsaine (junk food) chez King. Oyster est aussi en rébellion contre une espèce humaine qui détruit l’environnement. Son combat pour et son accent mis sur la quasi sainteté de la nature nous rappelle la lutte des transcendentalistes tels que Emerson ou Thoreau. Ils étaient eux-mêmes profondément liés à la wilderness : Transcendentalists had a definite conception of man’s place in a universe divided between object and essence. His physical existence rooted him to the material portion, like all natural objects, but his soul gave him the potential to transcend this condition. 234 Pour les transcendentalistes, l’homme pouvait notamment ressentir la présence divine dans la nature: The Transcendental conception of man added indirectly to the attractiveness of the wilderness. Instead of the residue of evil in every heart, which Calvanism postulated, Emerson, Thoreau, and their colleagues discerned a spark of divinity. Under the prod of Calvin, Puritans feared the innate sinfulness of human nature would run rampant if left to itself in the moral vacuum of wilderness. Men might degenerate to beasts or worse stepping into the woods. Transcendentalists, on the contrary, saw no such danger in wild country because they believed in man’s basic goodness. Reversing Puritan assumptions, they argued that one’s chances of attaining moral perfection and knowing God were maximized by entering wilderness. 235 Les perceptions puritaines et transcendentalistes diffèrent donc complètement ; là où la première voit une lutte avec le mal, la deuxième voit la nature comme générateur de renouveau spirituel. La vision d’Oyster nous rapproche plus des transcendentalistes que des Puritains ; il voit la nature comme source de bonté, d’harmonie et qui doit donc être 234 Nash 85. 235 Nash 86. 107 protégée contre l’humanité destructrice. Il se voit proche de la nature mais la subversion est encore à l’œuvre car à aucun moment il ne parle de communiquer avec le divin ; il se voit au contraire comme prenant la place de Dieu afin de créer un nouvel Eden avec Mona. Oyster dit vouloir créer un monde meilleur mais il est lui-même un monstre répandant le fléau de sa culture destructrice. La société de consommation est assoiffée de sons et déteste le silence. Le bruit est nécessaire pour se sentir bien et moins seul. Il ne s’agit plus comme dans la société puritaine de se perdre dans le dur travail de la terre pour atteindre le salut. L’homme moderne semble avoir perdu les valeurs de travail et se perd dans les plaisirs artificiels comme la musique qui est présentée comme une véritable addiction : « these musicoholics. These calm-ophobics. » (18) Toute méditation est absente dans la société moderne. La population ne peut plus se passer des médias : « these media-oholics. These quiet-ophobics. » (74) Il semble y avoir une phobie du silence et la cacophonie est paradoxalement nécessaire au bien-être des individus. Cet accroissement de cette addiction au bruit dans la société peut s’apparenter à l’infection de lierre qui menace la ville de Seattle : « ‘the Green Menace’, the newspapers call it. The ivy equivalent of killer bees. The Ivy Inferno. » (167) « The Ivy Inferno » se change en « sound inferno » dans la société de consommation moderne ; le bruit est un fléau qui l’envahit, imprègne tous ses recoins et la rend profondément abjecte. Nous assistons à une véritable surenchère du bruit : « this is the arms race of sound. » (17) La course au bruit est une course contre la montre qui n’est pas sans rappeler le décompte infernal mis en route pour Billy dans Thinner ou la course contre la mort décrite par King dans un autre de ses récits, The Running Man. 236 C’est à la fois une course et une guerre du bruit. La surenchère du bruit entre dans un cercle vicieux, 236 Stephen King, The Running Man (London: New English Library, 1983). 108 puisque chacun tente de couvrir la musique du voisin en augmentant son propre volume. Comme dans chaque course, il doit y avoir un gagnant : « this isn’t about quality. It’s about volume. This isn’t about music. This is about winning. … You dominate. This is really about power. » (17) Cette course de la musique et du bruit indique que la société moderne adule les plus puissants, ceux qui montrent et exercent leur pouvoir ; elle n’est plus une société de partage comme à l’époque des Pères Pèlerins mais un monde individualiste et calculateur. Paradoxalement, être civilisé se résume au bruit, aux aboiements ou aux claquements des portes : « this is what passes for civilisation. » (16) Les gens sont soucieux de l’environnement mais empoisonnent les voisins avec leur musique, ne montrant aucun respect pour ceux qui ont besoin de calme. L’envahissement de l’espace d’autrui est total et pose le problème de la liberté et de l’individualisme. L’individu contemporain « s’individualise, en étant moins soumis aux autorités, à ses appartenances reçues. » 237 Palahniuk montre en effet une société individualiste mais qui a paradoxalement un comportement répétitif et similaire. Le non respect de l’individu perçu dans l’invasion du bruit fait écho au traitement réservé aux gitans dans Thinner. Ces derniers sont considérés comme des êtres inférieurs par les WASPs,238 la société blanche bien pensante qui les rejette hors de leurs frontières comme de mauvaises herbes qu’on ne peut éradiquer : The wandering breed never died out. They came in rootless and left the same way, human tumbleweeds who cut whatever deals they could and then blew 237 François de Singly, Les uns avec les autres (Paris: Hachette Littératures, 2005) 25. 238 Ce terme fait référence aux « white anglo-saxon protestants, » « persons of English descent who follows one of the branches of Protestantism, typically Anglicanism (Church of England); Anglo-Saxon is not be mixed up with just Caucasian, Anglo-saxon refers to the Germanic invaders who conquered England shortly after the Romans fell from power, thus it refers to strictly to English people and their descendants. » Urban Dictionary, 1999, 3 Jan. 2010 <http:// www.urbandictionary.com/ define.php? term=wasp%3Cwhite%20anglo-saxon%20protestant%3E>. 109 out of town with dollars in their greasy wallets that had been earned on the time clocks they themselves spurned. (53) King colle à l’image traditionnelle des Gitans qui sont considérés comme des êtres sales, cupides et malhonnêtes, nuisibles à la société blanche. Ils sont comme l’espèce humaine que souhaite détruire Oyster, un élément de contamination nocif. Le monde social est un lieu où règne la cacophonie ; dans une société où l’échange prime grâce aux divers moyens de communication, les individus n’ont jamais été paradoxalement aussi solitaires. Les locataires dans l’immeuble de Carl restent chez eux avec leur musique ou leur radio et la communication de personne à personne ne se fait plus. « We‘re living in a teetering tower of bable. A shaky reality of words. A DNA soup for disaster. The natural world destroyed, we’re left with cluttered world of language. » (246) L’expression « tower of bable » nous rappelle la tour de Babel dans la Genèse. Descendants de Noé, les hommes parlaient une seule et unique langue sur terre. Dieu contrecarra leur projet de construire une tour pour atteindre le ciel et multiplia les langues afin qu’ils ne se comprennent plus. Cela reflète le manque de communication et le désordre dans la société décrite dans Lullaby : Everywhere, words are mixing. Words and lyrics and dialogue are mixing in a soup that could trigger a chain reaction. … The wrong words collide and call up an earthquake. The way rain dances called storms, the right combination of words might call down tornadoes. Too many advertising jingles commingling could be behind global warming. Too many television reruns bouncing around might cause hurricanes. Cancer. AIDS. (245) Dans la vision de Palahniuk ce ne sont pas les langues qui sont démultipliées mais les mots, ce qui désharmonise la communication entre les hommes. Dans l’épisode de la Genèse, Dieu punissait les hommes de vouloir se placer à son égal. Dans notre récit, les maux de la terre sont aussi une punition divine et proviennent du chaos langagier causé par les hommes. La société se conjugue sous le mode de la déviance et de 110 l’émiettement, nous permettant d’établir un parallèle avec la thématique de la déconstruction postmoderne. Le caractère abject de la société tient aussi son origine dans sa sur-puissance et dans le fait qu’elle surveille chaque individu. Elle est présentée comme un nouveau Big Brother. L’œuvre de George Orwell, 1984, 239 qui se voulait, en 1948, un récit d’anticipation trouve un écho dans Lullaby: Old George Orwell got it backward. Big Brother isn’t watching. He’s singing and dancing. … He’s making sure your attention is always filled. And this being fed, it’s worse than being watched. With the world always filling you, no one has to worry about what’s in your mind. With everyone’s imagination atrophied, no one will ever be a threat to the world. (18-19) La société moderne empêche comme dans l’œuvre d’Orwell toute pensée et développement personnel. L’adjectif « atrophied » révèle des individus dénués de toute capacité de réflexion et changés en morts-vivants. La société apparaît comme un vampire se nourrissant de l’attention et de l’esprit critique de ses habitants: « the music and laughter eat away at your thoughts. The noise blots them out. » (19) Le verbe « eat away » fait de la société un ogre qui dévore tout sur son passage. Cette vision subversive de la société revient de manière récurrente. La société entière semble nous avoir lancé un sort d’occupation puisqu’on ne pense plus par nous-mêmes. « Oyster occupies Helen, the way an army occupies a city. The way Helen occupied Sarge. The way the past, the media, the world, occupy you. » (253) C’est une véritable invasion 239 L’action se déroule en 1984 en Grande Bretagne après que les guerres nucléaires aient divisé le monde en trois blocs. Big Brother est la métaphore d’un régime policier et totalitaire qui traque les individus ayant des opinions contestataires. La société décrite par Orwell a aboli toute liberté d’expression. Chaque mouvement et pensée des habitants sont contrôlés. Le récit suit les aventures de Winston Smith qui travaille au Minitstère de la Vérité mais qui ne rentre pas dans le moule de cette société totalitarienne. Le roman d’Orwell met en avant des éléments aussi absurdes de par leur opposition à toute logique : il y a une police de la pensée, chaque journée débute par deux minutes de la haine. Le concept de Big Brother fait écho à l’émission de télé–réalité, Loft Story, dans lequel on retrouve le même principe d’enfermement d’un groupe de personnes dans un espace précis filmé en continu. Il y a aussi dans ce cas une négation de la liberté individuelle. 111 que l’individu subit de la part d’une société du bruit qui le hante, bloque tout développement personnel et dérobe son identité. Cette négation de l’être humain qui ne possède plus son propre corps fait naître de l’aversion chez le lecteur. C’est une vision terrifiante qui nous est offerte, rappelant les dystopies comme Brave New World (1932) d’Aldous Huxley ou Nous Autres 240 (1920) d’Evgueni Ivanovitch Zamiatine. Nous nous arrêtons sur Brave New World, récit dans lequel l'immense majorité des êtres humains vit au sein de l'État Mondial ; un nombre limité de sauvages est regroupé dans des réserves. Dans cette société, la reproduction sexuée telle qu'on la conçoit a totalement disparu ; les êtres humains sont tous créés en laboratoire, les fœtus y évoluent dans des flacons et sont conditionnés durant leur enfance. Aldous Huxley imagine une société qui utiliserait la génétique et le clonage pour le conditionnement et le contrôle des individus. L’uniformisation physique et mentale des individus est totale mais le personnage de Bernard refuse de se plier à la norme. La société présentée par Palahniuk n’est pas si éloignée si l’on considère l’uniformisation de la pensée collective. Oyster se dit –comme le personnage de Bernard- être différent des autres citoyens et s’opposer à la société alors que ses pensées sont en réalité effrayantes et abjectes. L’omniprésence du bruit et des médias rend la société moderne aussi totalitaire que le monde décrit dans 1984. Le choix de la temporalité décousue 241 adopté par l’auteur fait écho à l’abolition de toute individualité, d’identité de chaque individu. Même le passé veut être oublié ; 240 Evgueni Ivanovitch Zamiatine, Nous autres (Paris: Gallimard, 1979). L’auteur présente le journal d‘un homme du futur qui fabrique un vaisseau spatial pour convertir au bonheur les civilisations extraterrestres, que l'État Unique totalitarien prétend avoir découvert. Au fil du roman, le protagoniste est attiré par les valeurs de l’ancien monde, c’est-à-dire le nôtre, notamment la liberté. On pourrait faire un parallèle avec notre société dans laquelle l’addiction au bruit est considérée comme faisant partie de l’accès au bonheur. Cette vision du bonheur n’est cependant pas partagée par notre héros, Carl. 241 L’étude de la temporalité fera l’objet d’une partie précise dans le deuxième chapitre mais nous mettons déjà ici en avant le jeu régulier entre le présent et le passé auquel s’exercent nos auteurs. 112 Carl tente d’oublier le drame familial en constituant des modèles réduits qu’il écrase ensuite avec son pied. Cette attitude montre le chaos qui règne dans son esprit. Il a coupé tout lien avec sa famille, a déménagé, changé de nom et refoulé ses souvenirs tout comme Helen a choisi de laisser le passé sur un lit d’hôpital sous la forme de son fils maintenu en vie artificiellement. La volonté d’oubli du passé fait écho à l’individualisme même des personnes dans une société castratrice qui tue ses habitants à petit feu à travers des phénomènes comme les drogues, les divorces, les maladies, la musique, la télévision : There are worse things than finding your wife and child dead. You can watch the world do it. You can watch your wife get old and bored. You can watch your kids discover everything in the world you’ve tried to save them from. Drugs, divorce, conformity, disease. All the nice clean books, music, television. Distraction. (19) Palahniuk nous fait réfléchir au fait que la société nous tue progressivement mais sûrement à travers des éléments aussi simples et inattendus que le divorce, la musique ou les distractions. La société moderne mène ses habitants non seulement à la mort mais la montre aussi régulièrement à travers ses différents médias. L’œuvre de Palahniuk se rapproche d’une dystopie. La définition du terme « dystopie » est liée à celui d’ « utopie » : Une utopie est un texte semi-didactique qui propose la peinture d’une société fondée sur des lois, rationnelles pour l’époque mais présentées comme nécessaires en tout lieu, et qui visent à construire et perpétuer une société ‘heureuse’ où les valeurs collectives sont premières, ce qui implique une critique de l’ordre social existant. La dystopie prend le contrepied de la société parfaite utopique : c’est un récit des souffrances et des révoltes d’un individu soumis aux lois d’une prétendue utopie. Les lois collectives sont ressenties comme autant de frustrations et la révolte se fait au nom de l’individualisme. 242 242 Roger.Bozzetto, La science fiction (Paris: Armand Collin, 2007) 126. 113 Dans le cas de Lullaby, l’utopie communément répandue est que la culture du bruit et l’hyper-présence des médias rendent les gens heureux. Comme le héros de 1984, Carl se rebelle contre cette culture car il ne veut plus faire partie du monde collectif. Le narrateur rêve d’une société silencieuse où le bruit serait combattu comme un fléau: « the way governments look for air and water pollution, the same governments would pinpoint anything above a whisper, then make an arrest. » (60) Même cette vision utopique personnelle tient du régime totalitaire. Le but serait de faire retrouver à la population son esprit critique : « maybe without big brother filling us, people could think. The upside is maybe our minds would become our own. » (60) L’individu semble subir un lavage du cerveau et du corps par cette entité masculine qu’est Big Brother. La société n’a plus une image maternelle, nourricière mais l’association au Big Brother lui donne un aspect paternel abusif et castrateur. Suivant la théorie freudienne, la castration correspond à « la perte d’une partie du corps significative, »243 plus particulièrement la perte du pénis. Chez Palahniuk, la société ôte toute individualité, tout esprit critique ; la castration est psychologique et non physique. L’aspect uniformisé de la population et son état léthargique nous donne l’image d’une société de morts vivants ; la véritable identité des individus est en sommeil anéantie par la dictature des médias. Cet état de sommeil se fait le miroir de la castration symbolique subie par les citoyens. Nous assistons à une mise à mort symbolique de l’individualité des citoyens écrasés par la société mère et réduits à la taille de la maison miniature assemblée par Carl : « I fit a window frame into a brick wall. With a little brush, the size for fingernail polish, I glue it. The window is the size of a fingernail. » (18) L’auteur accentue la petitesse des éléments constitutifs de la 243 Sigmund Freud, Œuvres complètes : Psychanalyse 1908-1909, vol. 9 (Paris: Presses Universitaires de France, 1998). 114 maison réalisée par Carl. Tous les détails apportés à cette construction ne sont qu’un maillon dans la chaîne descriptive qui particularise le récit de Palahniuk. Carl manipule les éléments de son modèle réduit tout comme la société joue avec nous. Nous devenons aussi insignifiants que les fenêtres de sa maison miniature. Carl imagine un monde sans bruit mais ce monde utopique est encore plus terrifiant que la description de la société actuelle : Imagine a world of silence where any sound loud enough or long enough to harbor a deadly poem would be banned. No more motorcycles, lawn mowers, jet planes, electric blenders, hair dryers. A world where people are afraid to listen, afraid they’ll hear something behind the dim of traffic. … Imagine a higher and higher resistance to language. No one talks because no one dares to listen. (43) La peur du bruit, l’absence même de mots devient le trait principal du monde utopique de Carl et les exclus de la société actuelle -les sourds, les illettrés- se trouveraient en position de pouvoir. L’inversion est poussée de manière récurrente chez Palahniuk à l’extrême. L’auteur effrite le vernis de la civilisation et révèle une société éthiquement abjecte créant un sentiment de nausée chez le lecteur. Ses griffes critiques acérées écorchent à la fois la dimension sociale et politique et dévoilent la toile de fond choisie par l’auteur : l’abjection. Cette première partie de notre premier chapitre a révélé que l’essor des récits mettant en avant la problématique de l’abjection dans la société américaine s’explique par l’ambivalence même de la société puritaine des Pères Fondateurs. Le conflit constant entre le bien et le mal, présent dès la fondation même du « pays de lait et de miel » et les différentes problématiques liées notamment à la wilderness ont révélé le versant sombre de la personnalité des individus. Marqué par la thématique du péché, l’attitude intolérante des Puritains provient de leur volonté de maîtriser la nature maléfique de l’Homme, inscrite en lui et possiblement exacerbée par l’environnement 115 sauvage les encerclant. Leur intransigeance morale dissimulait cependant des travers bien réels, doublant alors la thématique de l’abjection. Ils considéraient ceux qui ne suivaient pas leur foi comme moralement abjects et leur attitude sectaire et leur hypocrisie sous-jacente les rendait abjects aux yeux du monde extérieur. Le lien tissé entre la nature sauvage du nouveau continent, l’ambivalence de Puritains, les valeurs marquant l’idéologie américaine ont été exploités par la suite dans les œuvres littéraires. Ces récits faisant référence à l’ère puritaine étaient déjà vecteurs de critique sociale. Par exemple, les récits de Washington Irving ou de Nathaniel Hawthorne ont souligné l’hypocrisie des Puritains, le hiatus entre les valeurs de tolérance et de partage bibliques et l’ignominie de la punition pour ceux qu’ils considéraient comme l’emblème du péché. La thématique de l’abjection était ainsi déjà au cœur de la société puritaine et des premiers écrits qui lui étaient consacrés. Nous devons également garder à l’esprit que le puritanisme a posé les bases sociales et littéraires de la société américaine moderne : « la première culture américaine exploite, à l’âge romantique, le monde gothique de ses ancêtres. Le Puritanisme, chance et substance d’un phénomène colonial singulier, inspire aussi, à terme, les monuments littéraires de la Nouvelle Angleterre. » (Martin 260). On comprend alors pourquoi il était important d’effectuer ce voyage dans le passé afin de mieux comprendre et interpréter les trois récits choisis dans le cadre de cette thèse. Les sources inspiratrices et critiques de King, Straub et Palahniuk sont en effet présentes dans ce passé fécond. La critique sociale qui y était déjà visible apparaît toujours comme un leitmotiv dans Thinner et surtout Lullaby. La facticité caractérisant les rapports humains fait force de loi ; la tromperie, la duplicité sont des monnaies d’échange courantes et l’ambivalence inhérente aux individus les rend éthiquement abjects. La subversion est totale dans 116 l’œuvre de Palahniuk où notre vision commune du monde environnant est abolie. L’image prédominante d’une société dévoratrice de notre individualité déroute et rebute le lecteur. Les auteurs transgressent nos perceptions quotidiennes, or l’excès, la transgression, voire la subversion sont des éléments créateurs du sentiment d’abjection. Nous décidons de rester sur cette barque de l’excès et de la transgression car non obstant leur présence à chaque maillon de la chaîne crée par les auteurs à travers leurs récits, ces thèmes nous permettent de faire le lien avec une source inspiratrice majeure pour ces derniers : le Gothique anglais ou « roman noir. » Maurice Lévy a bien montré l’importance de ce mouvement d’ailleurs pour la littérature américaine dans son ensemble : ‘Notre fiction est envahie par des images d’aliénation, de fuite et de peur abyssale. Avant que le gothique ne fût inventé, le grand roman américain ne pouvait naître. Tant que ce roman là durera, le gothique ne saurait disparaître.’ 244 Ces citations de Lévy renforcent notre volonté de nous immerger dans l’univers du gothique anglais d’autant que celui-ci se fait le miroir d’un des thèmes majeurs du titre de notre thèse, « l’abjection. » Notre démarche de nous tourner vers les œuvres passées pour apporter une interprétation la plus large possible de nos trois récits est toujours visible dans la deuxième partie de notre premier chapitre. Thinner, Shadowland et Lullaby sont le locus d’une convergence de thèmes et de genres et leur première lecture laisse transparaître des éléments du Gothique anglais. Notre présentation du mouvement gothique ne peut se faire sans une corrélation avec le Romantisme. En effet, comme nous l’avons précisé dans notre introduction, le Gothique s’insère dans le mouvement plus large qu’est le Romantisme. Une présentation de leurs composantes établira des 244 Lévy, Le roman « gothique » anglais: 1764-1824 xii. 117 échos entre nos trois récits et ces deux mouvements. L’utilisation que font les auteurs notamment des lieux et des personnages traditionnellement gothiques est frappante. Cependant, le travail de déviance, de subversion perçu dans notre première partie est aussi visible concernant le Gothique. Le travail de réécriture qu’exercent les auteurs et la touche kitsch qui caractérise leurs œuvres nous ouvre la porte du postmodernisme. Si King, Straub et Palahniuk produisent des récits marquants, ce n’est pas simplement grâce à la réécriture du Romantisme ou du Gothique. Ils vont plus loin que la simple remise à jour de mouvements canoniques et notre travail doit démontrer de quelle manière ils refaçonnent les artifices du passé sans les oublier pour créer des récits remarquables grâce au moule du postmodernisme. La thématique de l’abjection présente dans le Romantisme et le Gothique apparaît dans nos récits au devant de la scène, notamment à travers les personnages masculins et féminins. Nous continuons ainsi notre périple afin de révéler une autre facette du masque protéiforme de l’abjection. 118 PARTIE 2. DU GOTHIQUE ANGLAIS AU GOTHIQUE POSTMODERNE Le roman gothique anglais également appelé roman noir associe, nous le verrons, deux adjectifs en apparence antithétiques, beau et lugubre. Ce paradoxe explique notre choix de nous tourner vers l’étude de la dimension gothique qui éclaire le titre de notre thèse et nos trois récits choisis. Nous entamerons nos sinueuses pérégrinations en développant le volet du Romantisme et du Romantisme noir afin d’établir les correspondances existant avec nos trois récits choisis. Nous nous tournerons pour cela notamment vers les ouvrages de Pierre Arnaud et Jean Raimond,245 Stephen Prickett,246 Charles Le Blanc, 247 Florence Gaillet-de Chezelles, 248 René Gallet et Pascale Guibert, 249 Christian La Cassagnère 250 ou Mario Praz. 251 Une deuxième étape présentera non seulement les corrélations entre le mouvement romantique et le gothique anglais mais mettra particulièrement l’accent sur le Gothique et ses éléments qui se retrouvent dans un écho lancinant chez nos auteurs. Traiter du Gothique anglais nous ouvre une immense palette d’auteurs critiques à l’instar de Maurice Lévy, 252 John Paul Riquelme, 253 James Watt, 254 Max Duperray, 255 Coral Ann 245 Pierre Arnaud, et Jean Raimond, Le préromantisme anglais (Paris: Presses Universitaires de France, 1980). 246 Stephen Prickett, Romanticism and Religion: the Tradition of Coleridge and Wordsworth in the Victorian Church (London: Cambridge University Press, 1976) 80. 247 Charles Le Blanc, La forme poétique du monde : Anthologie du romantisme allemand (Paris: J. Corti, 2003). 248 Florence Gaillet-de Chezelles, Wordsworth et la marche : Parcours poétique et esthétique (Université Stendhal : Ellug, 2007). 249 René Gallet et Pascale Guibert, Le sujet romantique et le monde : La voie anglaise (Caen: Presses universitaires de Caen, 2009). 250 Christian La Cassagnère, Le voyage romantique et ses réécritures (Clermont Ferrand: Faculté des lettres et sciences humaines, 1987). 251 Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIX siècle : Le romantisme noir. 119 Howells, 256 Roger Bozzetto, 257 Julian Wolfreys 258 ou John Ruskin.259 Les auteurs maîtrisent l’art du paradoxe et nous choisissons nous aussi d’explorer la contradiction submergeant nos récits et venant de l’alliance du Gothique et du postmodernisme. Nous suivons toujours la courbe de l’évolution temporelle. Afin de mettre en relation postmodernisme et Gothique, nous nous attacherons d’abord à présenter le mouvement postmoderne en faisant notamment référence à Malcom Bradbury, 260 Brian McHale, 261 Jacques Derrida, 262 Jean François Lyotard, 263 Steven Connor 264 et Christian Moraru. 265 On devra se demander si le gothique postmoderne n’est qu’une sous-branche héritière du gothique anglais ou s’il est un mouvement à part entière et en quoi nos œuvres choisies entrent bien dans le cadre du 252 Levy, Le roman « gothique » anglais: 1764-1824. 253 John Paul Riquelme, Gothic and Modernism: Essaying Dark Literary Modernity (USA: The Johns Hopkins University Press, 2008). 254 James Watt, Contesting the Gothic: Fiction, Genre and Cultural Conflict, 1764-1832 (Cambridge: Cambridge University Press, 1999). 255 Max Duperray, Le roman noir anglais dit ‘gothique’. 256 Howells, Love, Mystery, and Misery : Feeling in Gothic Fiction. 257 Roger Bozzetto, Territoire des fantastiques : Des romans gothiques aux récits d’horreur moderne. 258 Julian Wolfreys, Victorian hauntings: Spectrality, Gothic, the Uncanny and Literature (New York: Palgrave, 2002). 259 John.Ruskin, On the Nature of Gothic Architecture: and Herein of the True Fonctions of the Workman in Art (Whitefish: Kessinger Pub., 2009). 260 Malcom Bradbury, The Modern American Novel (New York: Oxford University Press, 1983). 261 Brian McHale, Postmodernist Fiction (London: Routledge, 1987). 262 Jacques Derrida, De la grammatologie (Paris: les Éditions. de Minuit, 1967). 263 Jean François Lyotard, La condition postmoderne. 264 Steven Connor, The Cambridge Companion to Postmodernism (Cambridge: Cambridge University Press, 2004). 265 Christian Moraru, Rewriting : Postmodern Narrative and Cultural Critique in the Age of Cloning (Albany: State University of New York, 2001). 120 gothique postmoderne. Nous apporterons des indices quant à l’exploitation faite par nos auteurs concernant les lieux et les personnages. Ces indices d’abord sommaires laisseront place à une analyse plus développée de ces personnages physiquement et surtout moralement déviants. La thématique de l’abjection reste présente à chaque étape ; elle rythme la vague du Romantisme, du Gothique anglais et postmoderne. Elle unit dans la toile arachnéenne tissée par les auteurs afin de prendre au piège le lecteur des personnages aussi différents les uns que les autres. Tournons-nous d’abord vers le passé pour déceler les points de convergence entre nos récits et les mouvements romantiques et gothiques. A] Un retour aux origines Communément associé à des éléments transgressifs et à une atmosphère sombre et pesante, le mouvement gothique paraît aller de pair avec le thème de l’abjection. Une analyse de la relation entre Romantisme et Gothique s’impose ainsi qu’un cadrage précis sur leurs différentes caractéristiques pour établir une corrélation avec nos récits. Les thématiques de la décrépitude, de la fragmentation ou de la mort sont par exemple des leitmotivs au sein de ces deux mouvements ainsi que dans Thinner, Shadowland et Lullaby. Il est donc vital de nous plonger plus profondément dans les eaux tumultueuses du Romantisme et du Gothique pour constater leur influence primordiale sur King, Straub et Palahniuk. a. Romantisme et Romantisme noir Nous avons, dans notre introduction, donné quelques repères sur le mouvement romantique et gothique. Il est temps d’aller ici plus loin dans cette présentation en 121 s’attachant premièrement à une présentation historique du romantisme. Ce mouvement est avant tout européen : « c’est plus précisément en Allemagne avec E.T.A Hoffmann, qu’[il] prendra naissance, pour s’étendre à travers l’Europe et attteindre l’Amérique. » (Geoffroy-Menoux 18). Le romantisme désigne « une attitude libératrice de l’entendement, une révolte de la raison asservie aux limites de la civilisation de l’Aufklärung 266 et du criticisme philosophique. » (Le Blanc 10). Les premiers romantiques n’étaient cependant pas à mille lieues de toute pensée ou de recherche rationnelle puisqu’ils se sont passionnés pour l’histoire de leur temps ou ont eu une formation scientifique. Le Romantisme n’est pas opposé à toute raison mais il souhaite mettre en avant une raison plus accrue et une technique supérieure « qui saurait concilier l’invention d’instruments sophistiqués avec la complexité naturelle. » (Le Blanc 65). On perçoit de manière sous-jacente un vacillement entre rationalité et imagination, ordre et désordre : Le premier romantisme allemand accorde une grande importance à la notion de chaos, qui peut avoir une connotation négative ou positive. Le chaos, c’est d’abord le monde tel qu’il est aujourd’hui, non romantisé, caractérisé par une coupure entre l’homme et le réel, un monde tellement segmenté que l’individu n’a plus de contact véritable avec son environnement, avec les autres et même avec lui-même. » 267 Le Romantisme s’intéresse ainsi dès son origine au chaos externe et interne à l’être ; le thème de la fragmentation est déjà visible et la remise en cause de l’inter-relation entre l’individu et lui-même met en avant le leitmotiv de l’exploration de la psyché268 humaine sur lequel nous reviendrons plus tard. 266 Ce courant intellectuel désigne le rationalisme spirituel et est souvent identifié aux Lumières allemandes. 267 Le Blanc 59. 268 On appelle « psyché » les manifestations conscientes et inconscientes de la personnalité et de l'intellect humain. 122 Si nous n’oublions pas l’origine allemande du Romantisme, nous nous tournons ici vers le Romantisme anglais, source inspiratrice profonde pour les auteurs américains passés et contemporains. Le Romantisme anglais date, lui, du XVIIIème siècle et devance de près d’un siècle le Romantisme français. Il émerge dans une ère des révolutions qui fera de l’Angleterre une importante puissance économique : la révolution industrielle, agricole ainsi que les bouleversements sociaux. 269 Une approche chronologique nous conduit à nous tourner d’abord vers les auteurs considérés comme les pré-romantiques. Pierre Arnaud et Jean Raimond précisent d’ailleurs justement que la littérature britannique avait déjà connu une période romantique à l’époque élisabéthaine et qu’il est plus juste de parler de « ‘renouveau romantique’. » (Pierre Arnaud, et Jean Raimond 9). Nous nous tournons plus particulièrement vers la « ‘poésie des tombeaux’ (‘the Graveyard School of Poetry’) » 270 car elle aborde les principaux thèmes que reprendront par la suite, en les amplifiant, les romantiques : « la mélancolie, la quête du passé, le sentiment de la nature, l’exotisme, la fascination pour la mort et les tombeaux, l’attrait du surnaturel. » (Pierre Arnaud, et Jean Raimond 10). Les poètes officiant sous cette appellation rompent radicalement avec le principe aristotélicien imposé par le classicisme. On peut citer pour exemple de poètes classés dans cette catégorie : Robert Blair avec « The Grave » (1743), James Hervey avec « Meditations among the Tombs » (1748) ou Thomas Gray avec « Elegy written in a Country Churchyard » (1750) que nous avions cité en introduction. Ainsi, dans « The Grave, » Robert Blair décrit les tombes comme 269 Pierre Arnaud et Jean Raimond montrent que la féodalité traditionnelle a été remplacée par la féodalité industrielle dans une croissance démsurée des villes : « le dernier quart du XVIIIème siècle connut donc des bouleversements profonds qui ébranlèrent toutes les couches de la société et renversèrent non seulement des régimes politiques, mais aussi provoquèrent une rupture totale avec des modes de penser et des traditions littéraires solidement établis. L’imagination accéda au pouvoir dans les domaines politique, religieux, philosophque, littéraire… » Pierre Arnaud, et Jean Raimond (1976: 29). 270 Geoffroy-Menoux 22. 123 le lieu de rencontre de tout être humain ; la fatalité de la mort y est clairement exprimée : While some affect the sun, and some the shade./ Some flee the city, some the hermitage;/ Their aims as various, as the roads they take/ In journeying thro' life;--the task be mine, / To paint the gloomy horrors of the tomb;/ Th' appointed place of rendezvous, where all/ These travellers meet. 271 Le poème de Blair met l’accent sur le champ lexical du macabre et de la pourriture comme le montrent quelques mots tirés du poème: « gloomy, horrors, tomb, grave, dark, chaos, vaults, worms, dead, ghosts. » La nuit est propice aux méditations mélancoliques dans cette veine sépulcrale. De même, la mort est prégnante dans le poème précédemment cité de James Hervey. Il montre l’égalité de traitement face à la mort : « examining the records of mortality, I found the memorials of a promiscuous multitude. They were huddled, at least they rested together, without any regard to rank or seniority. » L’auteur met aussi l’accent sur la nécessité de profiter de chaque instant face au temps intraitable. Enfin, le titre même du poème de Thomas Gray – « Elegy written in a Country Churchyard »– indique que le sujet traité est la mort. L’auteur y apporte une réflexion sur la vie des personnes enterrées dans un cimetière. Des thématiques récurrentes sont ainsi déjà distinctes chez ces auteurs préromantiques, des thématiques qui se retrouveront par la suite dans le Romantisme noir, comme la mort, les sentiments liés au deuil, à la perte, à la décadence ou à la putréfaction des corps : « qu’elle soit allemande, française, anglaise, espagnole ou encore italienne, la période romantique est réputée pour … son goût pour les ruines, la mort et les superstitions. » (Le Blanc 67). Les phénomènes associés à la mort sont mis 271 Robert Blair, « The Grave, » Classics Littérature, 2011, 4 March 2011 <http://classiclit.about.com/od/blairrobert/a/aa_rblairgrave.htm>. 124 en avant tels que l’obscurité, les fantômes ou les odeurs de mort. La « poésie des tombeaux » peut être vue comme une réponse à la maladie de la mélancolie : Melancholy, as understood in the seventeenth century, and expressed in countless literary works, involved a preoccupation with death and the vanity of life, sometimes accompanied by a philosophic detachment or religious optimisim regarding the next life, and an emphasis on withdrawal, solitude, and contemplation. 272 On retrouve bien chez les trois auteurs cités précédemment l’exploration des émotions face à la mort et un certain plaisir face à la contemplation de celle-ci. Ces thèmes sont précurseurs du Romantisme noir et du Gothique anglais. Par la suite, deux générations du Romantisme sont de manière générale acceptées par les critiques : la première met en avant les figures de Coleridge (1772-1834) et de Wordsworth (1770-1850) ; la seconde celles de Shelley et de Keats. Nous nous intéressons d’abord à Coleridge et à Wordsworth afin de discerner les caractéristiques marquantes de leur prose. Coleridge, souligne la primauté de l’imagination comme l’instrument premier de toute perception humaine: « we find that to 19th century readers it was the ‘incantatory magic’ of Coleridge in the Ancient Mariner, Kubla Khan et Christabel that appealed. »273 En effet, « The Rime of the Ancient Mariner » 274 (17971799) relate les aventures surnaturelles d'un capitaine de bateau qui fait naufrage. Dans ce poème, c’est la mort d’un albatros tué par le marin qui narre l’histoire qui engendre une série d’évènements surnaturels. On passe de l’immobilisme du bateau au manque d’eau à l’arrivée d’un vaisseau fantôme avec à son bord la Mort –représentée de manière allégorique par un squelette– et une femme, Vie-dans-la-mort. Les membres 272 Graveyard Poets, ed. Thomas Schoenberg and Lawrence Trudeau, 2001, USA, 4 July 2011 <http://www.enotes.com/literary-criticism/graveyard-poets>. 273 Graveyard Poets. 274 Samuel Taylor Coleridge, La ballade du vieux marin et autres poèmes, trad. Jacques Darras (Paris: Gallimard, 2007). 125 d’équipage sont condamnés à mourir de soif tandis que le narrateur doit passer sept jours et sept nuits avec la culpabilité d’avoir entraîné ce malheur. La malédiction est levée lorsqu’il bénit ses compagnons par une prière mais sa pénitence est de parcourir le monde et de raconter son histoire. Différents thèmes majeurs sont ici visibles, la mort, la culpabilité, la malédiction et la rédemption : [the Mariner’s blessing of the snakes], though it reveals the Mariner as one of the Elect and promises his ultimate salvation, does not free him from pain and penance. He remains subject, like an Evangelical, to an unrelenting sense of guilt, the compulsion to confession, the uncertainty as to when if ever penance will end. 275 On y voit également la violation de la nature, le pouvoir de cette dernière et l’oscillation entre le réel et l’imaginaire. Coleridge met en avant les connections entre les mécanismes de la vision et la perception ainsi que les plaisirs de l’imagination. Les thématiques de la nature et de l’imaginaire prévalent également dans « Kubla Khan» : « the shadow of the dome of pleasure/ Floated midway on the waves ;/ Where was heard the mingled measure/ From the fountain and the caves./ It was a miracle of rare device,/ A sunny pleasure-dome with caves of ice! »276 Le poète a pour Coleridge la possibilité d’entrer dans le monde de l’imagination grâce à la poésie. L’image de l’eau associée au terme de « miracle » relie la nature au divin. Ce poème offre en effet une métaphore du paradis perdu et retrouvé. Le poème « Christabel » met aussi en lumière la présence de la nature 277 et d’éléments surnaturels : Like one that shuddered, she unbound/ The cincture from beneath her breast:/ Her silken robe, and inner vest,/ Dropped to her feet, and full in 275 Edward E. Bostetter, «the Nightmare world of the Ancient Mariner,» Coleridge (1967: 68). 276 Samuel Taylor Coleridge, Coleridge’s Poems, ed. J.B.Beer (London: Dent, 1963) 167. 277 Nous citons pour exemple ce passage: «On the other side it seems to be,/ Of the huge, broad-breasted, old oak tree./ The night is chill; the forest bare;/ Is it the wind that moaneth bleak? » 126 view,/ Behold! her bosom and half her side-/ A sight to dream of, not to tell! / O shield her! shield sweet Christabel! 278 Coleridge semble donner une dimension vampirique 279 au personnage de Christabel dans ce poème et fait plonger le lecteur dans l’irrationnel. Coleridge distingue l’imagination primaire et secondaire. La première tend à reproduire plus ou moins fidèlement la réalité ; la deuxième est la manifestation d’une subjectivité et tend vers l’invention. L’imagination permet l’écriture poétique, considérée comme vitale par l’ensemble des poètes romantiques … elle germe de leur expérience réfléchie des problèmes qu’ils eurent à affronter. Ecrire, c’est ici cheminer, et la méthodologie de l’écriture s’élève à une méthodologie de l’existence, démarche par laquelle on s’oriente dans son propre devenir. 280 Coleridge met donc déjà l’accent sur des thématiques majeures du Romantisme : l’image de la quête, l’exploration des profondeurs du monde mais également du sujet. Cela ouvre la voie à un principe unificateur de la poésie romantique qui est « la réconciliation de l’homme et de la nature, ‘une investigation sur la nature du sujet et la nature du monde.’ » (René Gallet, et Pascale Guibert 41). La nature engendre la plénitude, l’exaltation : « le poète prend conscience d’une force organique d’amour, manifestation de l’action divine, œuvrant dans la nature. » (René Gallet, et Pascale Guibert 41-42). Une affiliation se fait avec Wordsworth qui considère l’amour de la nature comme un moyen d’amener à l’amour de l’Homme : dans son œuvre 278 Samuel Taylor Coleridge, Coleridge’s Poems,.200. 279 Nous citons pour illustration ce passage: « And see! the lady Christabel/ Gathers herself from out her trance;/ Her limbs relax, her countenance / Grows sad and soft; the smooth thin lids/ Close o'er her eyes; and tears she sheds- / Large tears that leave the lashes bright! / And oft the while she seems to smile/ As infants at a sudden light! » 280 Denis Bonnecase, S.T.Coleridge : Poèmes de l’expérience vive (Grenoble: Ellug, 1992) 105-106. 127 autobiographique de 8000 vers, « The Prelude », 281 le poète met l’accent sur son intéraction, sa communion spirituelle avec la nature : Wordsworth permet aux lecteurs de ressentir « ‘the language of Nature’ an emotional unity and sense of wholeness in face of the ambiguities and doubts of an increasingly fragmented and complex intellectual climate. »282 Cette importance de la nature est visible dès le début du « Prélude » puisque Wordsworth commence son voyage vers le vallon de Grasmere. Ses nombreux voyages deviennent une métaphore pour un voyage spirituel, une quête à l’intérieur de la mémoire du poète : ce que cherche Wordsworth « c’est la paix, le repos, et ce quelque chose de plus qu’il appelle parfois ‘higher truth’ et qui consiste en un dépassement de la réalité ordinaire auquel on peut donner le nom de transcendance. » 283 Ceci est par exemple visible lors de la descente des gorges du Gondo dans les Alpes ou lors de l’ascension de Snowdon au Pays de Galles. 284 L’image et le symbolisme de la faille ou du gouffre paraissent plus pertinents encore que ceux de l’élévation. Symboles, par leur profondeur et leur obscurité, de l’être le plus intime, la faille et le gouffre ont, en effet, la faculté de susciter un mouvement de retour sur soi ; aussi leur contemplation est-elle souvent le prélude à une introspection poussée, néanmoins appuyée sur les apparences naturelles. 285 La contemplation de la nature permet donc une introspection dans le mystère de l’être et il y a une analogie entre le monde et l’homme. La nature est appropriée par l’esprit : 281 Ce poème est apparu sous trois versions: le prélude de 1799 contenant les deux premières parties du dernier poème ; le prélude de 1805 imprimé en 13 livres et le prélude de 1850 publié en 14 livres après la mort de l’auteur. 282 Stephen Prickett, Romanticism and Religion: the Tradition of Coleridge and Wordsworth in the Victorian Church (London: Cambridge University Press, 1976) 89. 283 Marcel Isnard, « Errance et ttranscendance : le voyage existentiel de Wordsworth, » Le voyage romantique et ses réécritures 12. 284 Le premier élément apparaît dans le livre VI, v. 549-572 et le deuxième dans le livre XIII, v.1-119. 285 Gaillet-de Chezelles 255. 128 « les objets et les paysages … servaient de support à la réflexion du poète. »286 Enfin Florence Gaillet-de Chezelles montre l’importance de la marche chez Wordsworth; elle symbolise une tentative de récupération du passé : « en foulant les mêmes lieux, il ravivait ses anciennes traces et maintenait une relation primordiale tant avec son passé qu’avec la nature. » (Gaillet-de Chezelles 271). « Il y a aussi des excursions isolées, des plongées dans la mémoire qui transportent en d’autres lieux, et qui constituent une certaine errance. » (Isnard 17). La marche permettait une réflexion sur l’image complexe et pluridimensionnelle du sujet. Cette prérogative donnée à l’union avec la nature est non sans rappeler les valeurs prônées par le mouvement américain de la première moitié du XIXème siècle, le transcendentalisme, 287 qui considérait l’immersion dans la nature comme permettant le culte du moi ; la solitude est magnifiée et permet une auto-analyse. Le transcendentalisme est d’ailleurs parfois considéré comme un romantisme tardif américain. Cette valeur transcendentale donnée à l’isolement fait d’ailleurs écho à la vision puritaine de la communion avec Dieu : The highest beauty aside from that incorporates in God’s nature layin the simple, economical and poetic life of the practical man whose actions were directed toward immediate experiences with the truth, goodness, and beauty present in nature. 288 286 Gaillet-de Chezelles 257. 287 On peut citer comme figures clés de ce mouvement, Ralph Waldo Emerson (1803-1882) avec Nature (1836), Henry David Thoreau (1817-1862) avec Walden (1854) et Walt Whitman (1819-1892) avec «Songs of Myself» (1881). L’accent est mis sur l’unité entre l’âme humaine et Dieu, la recherche du Moi à travers la retraite dans la nature. Thoreau a vécu une existence solitaire pendant deux ans près de Walden. 288 Charles R. Metzger, Thoreau and Whitman : a Study of their Esthetics (University of Washington Press: Archon, 1968) 4. 129 La nature est perçue comme un refuge face aux influences néfastes de la société et mène l’homme vers la recherche du bien: « it awakens in him a sense of the beauty of the natural forms and moral action. »289 Cet aparté sur le transcendantalisme révèle néanmoins la prééminence du moi, l’expérience intérieure qui est au cœur du mouvement romantique. L’exploration du moi, du versant sombre des individus, des extases et des tourments du cœur et de l’âme y est présente en toile de fond : « que ce soit pour pleurer un cœur brisé, clamer la beauté de la nature ou confier son inquiétude religieuse, le poète romantique préfère le ‘je’. » 290 Shadowland et, particulièrement Lullaby, empruntent d’ailleurs à ce trait romantique puisque le pronom ‘I’ est bien utilisé et les récits présentent les interrogations morales des narrateurs. Nous devons nous tourner à présent vers la deuxième vague romantique pour montrer la progression de ce mouvement. Les critiques soulignent le rôle majeur joué par Percy Bysshe Shelley (1792-1822) et John Keats. (1795-1821) La vie même de Shelley, caractérisée par le rejet des conventions sociales, son idéalisme passionné et sa mort tragique lors d’une tempête en mer, fait de lui un personnage romantique. A la fois adulé et haï, il prend pour certains critiques une image diabolique. Pour Shelley, le poète a une appréciation profonde, mystique pour la nature qui lui donne accès à des vérités profondes cosmiques, comme dans « Alastor; or, The Spirit of Solitude» (1816) : Every sight/ And sound from the vast earth and ambient air,/ Sent to his heart its choicest impulses./ The fountains of divine philosophy/ Fled not his thirsting lips, and all of great,/ Or good, or lovely, which the sacred past/ In truth or fables consecrates, he felt/ And knew. 289 Ralph Waldo Emerson, Nature, the Conduct of Life and Other Essays (London: Dent, 1963). 290 Florence Ferran, and Sophie Schvalberg, Le romantisme (Paris: Nathan, 2001) 92. 130 Le motif du voyage est prégnant, c’est le voyage du moi. Le voyage est régression vers un monde de plus en plus intime qui peut mener soit au désir soit à l’angoisse. Cette ambivalence marque l’œuvre de Shelley : Ce n’est pas l’innocence prénatale que l’on découvre dans ce ‘regressus ad uterum’, mais l’inconciliable expérience du désir et de l’angoisse qui fait que le retour dans le passé est aussi périlleux et impossible que l’émergence dans le monde de l’avenir. 291 Shelley donne la primauté de l’imagination sur la raison. Il s’intéresse au surnaturel dans « Hymn to Intellectual Beauty. » Les esprits suggèrent la possibilité d’entrevoir un monde au-delà de celui dans lequel nous vivons : « c’est une révélation, un état de sensibilité où, sous l’empire d’une intense émotion, l’âme tout entière se voue à l’audelà. » 292 Shelley finit par trouver ce qu’il cherche au sein de la nature, les transes de sa pensée. Comme tous les poètes, Shelley a été influencé par l’idée platonicienne du beau. Il a été séduit par le fait que le Beau est également le Bien pour Platon. « Dans A Defence of Poetry, la poésie révèle ce Réel transcendant, un idéal que l’Homme va instinctivement imiter afin de progresser moralement et socialement. » (René Gallet, et Pascale Guibert 124). Pour Shelley, cet idéal est humain. Shelley partagea de nombreux moments avec Keats, notamment des promenades à Hampstead Heath. Outre l’admiration mutuelle de ces deux auteurs, des thèmes communs apparaissent dans leurs œuvres, notamment l’importance de la nature. Le poème, «Ode to a 291 Christine Berthin, « le voyage impossible dans la poésie de Shelley » Le voyage romantique et ses réécritures 82-83. 292 Shelley, Poèmes, trad. M. L. Cazamian (France: editions Montaigne, 1965). 131 Nightingale»293 donne au poète la possibilité de réfléchir sur l’immortalité de l’art et la mortalité des êtres humains : Here, where men sit and hear each other groan;/ Where palsy shakes a few, sad, last gray hairs,/ Where youth grows pale, and spectre-thin, and dies;/ Where but to think is to be full of sorrow/ And leaden-eyed despairs;/ Where beauty cannot keep her lustrous eyes,/ Or new love pine at them beyond tomorrow. Keats met en avant l’inévitabilité de la mort, la contemplation de la beauté pour retarder celle-ci. Cela peut passer par exemple par l’admiration d’une urne dans «Ode on a Grecian Urn.» « When old age shall this generation waste,/ Thou shall remain, in midst of other woe/ Than ours, a friend to man, to whom thou say’st,/ Beauty is truth, truth beauty, -that is all/ Ye know on earth, and all ye need to know. » (Heathcate William Garrod 260). Il explore la vie imaginaire, les rêves et met en emphase « ‘l’anxiété poétique.’ » Cela désigne non seulement l’angoisse de la page blanche mais aussi « ce sentiment de vide précédant la mise en marche du processus créatif. » 294 Georges- Albert Astre 295 montre que le poète fut sans cesse aux prises avec l’imaginaire et son œuvre vacille entre entre le réel et le rêve et les délectations de la mort, du temps et l’aspect impétueux des désirs. D’autres auteurs tels que Lord Byron (1788-1824) ou William Blake (1757-1827) concourent aux thématiques récurrentes du Romantisme. Byron a mis en avant l’idée du héros comme figure tragique née avec un désir de transcendance impossible à atteindre. Andrew Rutherford 296 révèle que la poésie de Byron oscille entre les pôles du sentiment 293 Heathcate William Garrod, The Poetical Works of John Keats (London: Oxford University Press, 1958) 257. 294 René Gallet, et Pascale Guibert 141. L’expression « anxiété poétique » prise à la même page est d’Amy Clampirr. 295 Georges-Albert Astre, John Keats (Paris: Editions Seghers, 1966). 132 et de la satire. Le héros de « Childe Harold’s Pilgrimage » rappelle l’auteur lui-même, « a sated, melancholy, lonely wanderer. » (Rutherford 28). Le héros est présenté comme intéressant à cause de ses vices ; la nature est bien présente à travers le récit. Le surnaturel est omniprésent dans Manfred : les esprits sont invoqués, une croyance en une malédiction exprimée. 297 Don Juan révèle, lui, l’archétype du héros byronien qui se caractérise par la recherche du plaisir de l’instant présent, un fort égoïsme, une rébellion contre les règles sociales et morales, un besoin d’assurer son pouvoir par une attitude violente. L’œuvre de William Blake est elle inséparable de sa destinée et est marquée par la solitude. L’influence biblique marque ses œuvres maîtresses, Songs of Innocence (1789) et Songs of Experience (1794). La première chante « le bonheur de l’enfance avec des accents lyriques d’une pureté édénique. » (Pierre Arnaud, et Jean Raimond 177) La deuxième est placée sous le signe de la chute. Sa poésie est ambivalente, liée à la révolte, à la violence mais également l’émerveillement devant la création divine. Songs of Innocence et Songs of Experience sont une méditation sur le bonheur ; il présente d’abord l’innocence. Le poète doit « s’enfermer dans un Eden qui est simultanément présent à côté de l’Expérience. Il lui faudra, pour ainsi dire, se faire violence pour entrer dans ce paradis ; il doit réinventer la pureté, l’absence du mal. »298 Le monde de l’innocence ne rime pas avec pastoralisme, « c’est bien un présent dans lequel il faut que l’innocence existe en surimpression sur l’expérience. » (Blondel 30). 296 Andrew Rutherford, Byron: a Critical Study (London: Oliver and Boyd, 1965). 297 « In the opening scene Manfred appears at midnight in a Gothic gallery, to soliloquise abot his mental torment, and to invoke the Spirits of Earth, Ocean, Air, Night, Mountains, Winds, and his own Star. They come in answer to his final summons, which expresses his sense of fatality –of being under a curse. » Rutherford (1965: 79-80.) 298 Jacques Blondel, William Blake : Emerveillement et profanation (Paris: archives des lettres modernes, 1968) 29. 133 Il construit un univers multiple où l’imagination est un moyen de connaître la nature déchue de l’homme. Pour René Gallet et Pascale Guibert, il existe une troisième génération de romantiques qui considère Thomas de Quincey comme une figure « d’un courant romantique issu, non des Lumières comme les représentants déjà évoqués, mais de la pensée évangélique, sur bien des points inverse de celle des Lumières. » (René Gallet, et Pascale Guibert 9). Dans The Confessions of an English Opium-Eater, Thomas de Quincey narre ses déplacements dans Londres sous l’influence de l’opium. Comme deux parties de son récit l’indiquent, il relate les plaisirs et les douleurs de cette drogue. L’opium fournit la clef du paradis : What a resurrection, from its lowest depths of the inner spirit ! what an apocalypse of the world within me. That my pains had vanished was now a trifle in my eyes; this negative effect was swallowed up in the immensity of those positive effects which had opened before me, in the abyss of divine enjoyment thus suddenly revealed 299 Cependant, il ouvre également la porte aux tourments. Les rêves engendrés par la prise d’opium nous lient aux ténèbres, à la profondeur, au mystère, et à l’abjection : I seemed every night to descend –not metaphorically, but literally to descend– into chasms and sunless abysses, depths below depths, from which it seemed hopeless that I could ever re-ascend. 300 La douleur, les rêves et visions sont cependant un moyen de connaissance, de révélation d’éléments cachés du moi. Il fait l’expérience de la transcendance du temps et de l’espace : « space swelled, and was amplified to an extent of unutterable and selfrepeating infinity. This disturbed me very much less than the vast expansion of time. Sometimes I seemed to have lived for seventy or a hundred years in one night. » (De 299 Thomas de Quincey, The Confessions of an English opium-Eater,(London: Dent, 1960) 179. 300 De Quincey 233. 134 Quincey 234). Son rêve du Malay souligne l’attrait des Romantiques pour l’exotisme. Il présente la ville comme un nouvel enfer, le lieu du spectacle constant de la déchéance humaine. L’architecture labyrinthique de la ville fait écho à l’errance de ses habitants et le thème de la ville est doté d’une note de pèlerinage comme l’est la nature pour les autres romantiques. Ce court rappel des figures clés du Romantisme anglais nous éclaire sur les thèmes de ce mouvement. Le Romantisme est un mouvement d’intériorisation, d’assertion du moi tout en étant également lié au sens de l’infini et de la transcendance. Tel un fil d’Ariane, l’exploration de l’âme humaine nous conduit à travers le labyrinthe romantique. Les critiques français donneront ensuite à ce phénomène le nom d’ « états d’âme. » 301 En effet, les Romantiques donnent la primeur à la sentimentalité, au côté primitif, naturel de l’homme en opposition à la rationalité du siècle des Lumières. Le Romantisme évoque la prédominance de la passion sur la sagesse raisonnable, l’attrait de l’étrange, du mystérieux, de l’inconnu. Le poète allemand Novalis montre dès 1798 l’accent mis sur le mystérieux, sur l’inconnu dans le Romantisme. 302 Cette fascination pour l’inconnu s’applique aussi à la nature humaine perçue comme trouble et les Romantiques explorent la duplicité inhérente à tout être. Ils jouent sur les oppositions : « la métaphore de la lumière et de l’ombre, symbole de la vie et de la mort, du Bien et du Mal, de la liberté et de la fatalité, de l’évidence et du mystère, structure la vision romantique du monde, placée sous le signe de la dualité. »303 Le 301 Jacques Bony, Lire le romantisme (Paris: Nathan, 2001). 302 « Le monde doit être romantisé. Ainsi on retrouvera le sens originel. […] Quand je donne aux choses communes un sens auguste, aux réalités habituelles un sens mystérieux, à ce qui est connu la dignité de l'inconnu, au fini un air, un reflet, un éclat d'infini : je les romantise. » Novalis, Œuvres complètes, vol. 2 (1975: 66). 303 Florence Ferran, et Sophie Schvalberg 116-17. 135 terme « dualité » est ici un élément clé car il souligne la thématique du double présente à la fois d’ailleurs dans le Romantisme et le Gothique. La pratique introspective qui fonde la démarche du Romantisme favorise l’émergence de ce thème. L’introspection signifie en effet qu’il y a une rencontre entre le je de l’écriture et le je de l’expérience mettant en place un dédoublement de la personne qui mène à la découverte que je est un autre. L’accent mis sur l’angoisse et le déchirement du sujet face à son double fait écho au caractère sombre et déchaîné des éléments, rejoignant deux autres thèmes chers au romantisme, le pittoresque et le sublime. Si nous traiterons en profondeur du sublime dans la dernière partie, nous devons ici dire quelques mots sur le pittoresque. L’adjectif « romantique » (de l’anglais romantic) a d’abord été employé au XVIIIème siècle pour qualifier des paysages pittoresques, en concurrence avec l’adjectif romanesque. Il est appliqué à des lieux, des paysages qui rappellent à l’imagination les descriptions des romans. « Le pittoresque, catégorie esthétique apparue vers la fin des années 1760, fut introduit par William Gilpin dans l’optique d’abolir la division entre beauté et sublimité. » (Gaillet-de Chezelles 34). Gilpin a ainsi donné le nom de régions pouvant assouvir les attentes des voyageurs recherchant des émotions esthétiques. 304 On perçoit la relation entre la contemplation des paysages et le cheminement introspectif des romantiques. L’ensemble de ces thématiques qui constituent la clef de voûte du mouvement romantique se trouvent de plus en plus exacerbées d’où l’émergence progressive à la fin du XVIIIème siècle du Romantisme noir. Les thèmes de la violence et de la transgression sont au cœur du mouvement également nommé « ‘romantisme postérieur’ et qui a pris 304 Ces régions se situaient autour du Lake District, au pays de Galles et en Ecosse. 136 aussi le nom de ‘décadentisme’. » (Praz 19). L’atmosphère, les lieux sombres, inquiétants mais d’une profondeur solennelle, nous permet d’y voir déjà une résonnance avec le Gothique. Le Romantisme noir exacerbe l’intérêt déjà prononcé chez les Romantiques pour l’étrange, le morbide, les phénomènes surnaturels. La fin du XVIIIème siècle est marquée par une esthétique de l’horrible et du terrible et associe beauté et horreur : « la beauté est mise en valeur par les choses mêmes qui sembleraient la contrarier : par les objets d’horreur ; plus la beauté est triste et souffrante, plus elle a de saveur. » (Praz 44). L’horreur devient source de plaisir et devient un des constituants du beau : on passa « du bellement horrible … par degrés insensibles, à l’horriblement beau. On ne peut certes pas considérer la découverte de la beauté de l’horreur comme propre au XVIIIème siècle, bien que ce ne fût qu’alors qu’on en prit pleinement conscience. » (Praz 45). Le Romantisme noir explore l’anarchie, le macabre, le terrifiant. Il emble prôner des valeurs contraires d’où un accent visible du sadisme : « dans l’inversion des valeurs qui est à la base du sadisme, le vice représente l’élément positif, actif, et la vertu, l’élément négatif, passif. La vertu existe comme un frein qu’il faut rompre. » (Praz 110). Profanation et blasphème deviennent des auxiliaires de volupté. On peut considérer que le Romantisme met en valeur la vie alors que le Romantisme noir explore la négation de la vie. Vathek (1786) de William Beckford est une œuvre maîtresse de ce mouvement. L’auteur nous relate la chute d’un calife qui souhaite acquérir des pouvoirs surnaturels. Il est condamné à errer dans l’enfer gouverné par le démon Eblis. C’est un récit de l’excès à la fois dans le décor et dans le comportement des personnages. Un désir de pouvoir et une ambition sans bornes caractérisent Vathek. La despotique violence du Calife nous fait songer au tyran Manfred dans The Castle of Otranto d’Horace Walpole, récit gothique que nous développerons dans la partie suivante. L’œuvre de Beckford 137 met en lumière divers éléments clés tels que la nécromancie, la mélancolie, les ruines, le goût pour l’exotisme, la quête des plaisirs, le pacte diabolique, 305 la beauté du macabre. L’intérêt des romantiques noirs pour le pouvoir qu’a l’horrible de susciter un sentiment de beauté correspond bien au titre de notre thèse et appuie notre choix de mettre en corrélation nos trois œuvres et le mouvement romantique. Le goût pour l’étrange, le morbide, le transgressif nous permet d’établir un pont avec le roman gothique anglais, entre la poésie et le roman. Un cadrage clair de ce mouvement s’impose à nouveau pour percevoir les liens existant à la fois avec le Romantisme ainsi qu’avec nos trois récits choisis. b. Du gothique architectural au gothique littéraire Il doit être précisé qu’avant d’être un mouvement littéraire, le terme « gothique » concernait avant tout le domaine architectural. Nous ne traiterons ici que de manière brève de l’architecture gothique mais celle-ci doit être mentionnée car, comme l’indique Maurice Lévy, un lien existe entre littérature et architecture: « gothic litterature was named for the apparent influence of the dark gothic architecture of the period on the genre. » (Levy vi). Dans L’art gothique, 306 Alain Erlande Brandenburg précise que le nom « gothique » vient des italiens de la Renaissance et a été initialement connu sous le nom de francigenum opus « art de France » car né au cœur du royaume de France. L’art gothique naît en Ile-de-France et donne lieu à une révolution 305 Vathek veut surpasser Dieu et conclut un pacte avec le maléfique Giaour qui lui assure les trésors du palais du feu souterrain. 306 Alain Erlande- Brandenburg, L’art gothique, (Paris: Citadelles et Mazenod, 1995). 138 stylistique à la fois au niveau de l’architecture, du vitrail et de la sculpture. Le terme « gothique » fut utilisé à postériori dans un sens péjoratif : « seventeen centuries ago the word ‘Gothic’ was used to describe tribes living in Northern Europe whose behavior caused their name to become associated with anything deemed brutish, offensive or repulsive. » (Riquelme 13). Le gothique était lié aux Goths qui auraient oublié les techniques et les canons romains. Si certains voient dans l’architecture gothique une rupture avec l’architecture romane qui la précède, d’autres voient en elle une simple évolution. Se développant en Europe occidentale entre les XIIème et XVIème siècles, le style gothique est lié à la croissance économique et à l’essor des villes, chaque évêché souhaitant avoir la plus grande cathédrale. Les cathédrales Notre Dame d’Amiens, Notre Dame de Chartres en France ou l’abbaye de Westminster, Wells, Gloucester ou la cathédrale de Peterborough en Angleterre sont des exemples de cette architecture. Alain Erlande-Brandenburg décline les différentes caractéristiques du gothique architectural : l’accent est mis sur l’arc brisé -qui remontait à l’époque romaine- la recherche de la hauteur, de la verticalité. De même, la croisée d’ogives est un élément essentiel dans l’architecture gothique: « il s’agit d’une voûte de pierre établie sur un plan carré, à l’origine rectangulaire … un peu plus tard, en blocage orien appareillée, constituée de voûtains tout comme la voûte d’arêtes. » (Erlande-Brandenburg 32) Un autre élément central est l’arc-boutant. La muraille, libérée de son rôle structurel de support, se creuse, s’évide à l’intérieur comme à l’extérieur, se perce de fenêtres. Elle est dématérialisée par des effets d’optique, dissoute dans la prolifération de nervures et autre décorum symbolique. 307 307 Machinal 11-12. 139 Enfin l’auteur souligne la multiplication des jeux de lumières et de couleurs allant de pair avec l’importance des vitraux. La production sculptée a également tenu un rôle prépondérant que cela soit sur pierre, marbre ou bois et représentait des scènes historiques ou religieuses. Le mouvement gothique architectural a connu une évolution. Alain ErlandeBrandenburg montre le passage du gothique dit ‘primitif’ (XII ème siècle) en France au gothique ‘classique’ (1190-1230 environ), puis au gothique ‘rayonnant’ (v.1230v.1350), enfin au gothique ‘flamboyant’ (XVème /XVIème siècles). La basilique St Denis entre dans la lignée du gothique primitif ou protogothique. L’introduction de vitraux laissant filtrer la lumière ainsi que les voûtes d’ogives sont exploitées. Les cathédrales de Chartres et Amiens font les beaux jours du gothique classique. Le colossal, la verticalité en sont des éléments moteurs. Notre-Dame de Paris ou la cathédrale de Strasbourg sont elles des exemples du gothique rayonnant. L’accent est mis sur la hauteur et l’espace. Enfin, la Sainte Chapelle de Vincennes ou le parlement de Rouen sont des exemples de gothique flamboyant. Des motifs en forme de flammes et la complexification des décorations en sont la caractéristique. Le gothique suit trois phases en Angleterre : le gothique primaire qui se développe du XIIème siècle jusqu'en 1250, le gothique curvilinéaire 308 entre 1250 et 1350 et le gothique perpendiculaire entre 1340 et 1520. « En Angleterre, dès la fin du XIème siècle, les architectes avaient généralisé, après Durham, l’emploi de la voûte d’ogives : Peterborough, Gloucester, Southwell. » (Erlande-Brandenburg 43). L’architecture anglaise gothique diffère cependant par une dentelle de pierre qui « à l’intérieur comme à l’extérieur de l’édifice, et durant les phases dites ‘décorée’ (Westminster, Liechfield, 308 Les colonnes sont notamment plus fines et plus travaillées que dans le gothique primaire. 140 Exeter, Worcester), ‘curvilinéaire’ (Wells, cloître de Gloucester) va marquer l’originalité anglaise. » (Machinal 12). Les colonnes et les voûtes sont tapissées de nervures pour imiter le motif des lianes. Le style perpendiculaire, vu comme l’ultime évolution du gothique en Angleterre, est caractérisé par une redéfinition des volumes intérieurs et des masses extérieures, une plus grande luminosité dans les salles et les nefs et des voûtes en éventail. La muraille est remplacée par le verre, qu’un maillage de pierre serré rythme et maintient. … L’architecture gothique anglaise se démarque par sa réticence à se défaire de la muraille qui enclôt, par son exubérance sylvestre qui envahit la voûte. Le style prolonge une tradition occidentale qui met en scène des rites liturgiques et chevaleresques et qui conçoit ses édifices comme des lieux de passage et de parcours. 309 Maurice Lévy explique la présence de la nef dans les cathédrales gothiques par le fait qu’elle rappelle l’ancien cadre du culte des Goths, la forêt, où les branches qui se rejoignent font penser à une voûte naturelle. Nous verrons que le roman gothique privilégie comme lieu le château en ruine ou le monastère, permettant les pérégrinations des personnages. Ces pérégrinations sont, nous le verrons, un cheminement labyrinthique permettant une introspection et une découverte de son moi profond. Annie Le Brun montre la superposition entre la forêt et le château gothique : Labyrinthe d’autant plus fascinant qu’on y découvre de nouveaux parcours le long desquels les repères historiques du décor s’estompent jusqu’à ce que l’image de la forêt se superpose à celle du château, pour se fondre en une seule et même image d’une forêt-château ou d’un château-forêt où l’on est sûr de s’égarer. 310 Les auteurs gothiques se placent dans une quête voulue du dérèglement de la sensibilité, de la fuite du sens. 309 Machinal.13. 310 Le Brun 142. 141 John Ruskin nous offre des éléments d’analyse supplémentaires pour décrire les caractéristiques du gothique architectural dans On The Nature of Gothic. Il énonce six éléments caractéristiques de l’édifice gothique : « 1. Savageness. 2. Changefulness 3. Naturalism 4. Grotesqueness 5. Rigidity 6. Redundance. » (Ruskin 79). La demeure de Cole émerge ici dans nos esprits. Elle a à la fois un aspect stable et changeant, raffiné et primitif. Elle a un aspect froid et rebutant lors de l’arrivée de Tom et Del mais se drape de tous des plus beaux apparats pour accueillir le nouveau roi des chats. L’importance du passé prévaut dans l’architecture gothique mais également d’imitation et de modification de ce passé médiéval. Des termes d’imitation, de transformation à celui de transgression, il n’y a qu’un pas que nous franchissons afin de passer du gothique architectural au genre littéraire. Nous donnons ici un cadre historique au mouvement Gothique avant d’analyser plus loin ses composantes. « The Gothic … is a sub-genre of the novel, invented in England, though it was adopted in Germany quite early by writers like E.T.A Hoffmann, and reached our own novelists in both its British and German forms. »311 Tim Middleton définit le mouvement gothique de la manière suivante: « gothic fiction emerged as a popular literary mode in the 18th century, in part as a reaction to the epoch’s celebration of such Enlightement values as rationality, order and social progress. » 312 Le début de la littérature gothique suit de deux siècles son prédécesseur architectural mais tous deux reflètent une volonté d’innovation et de contestation. Selon Maurice Lévy, le mouvement gothique littéraire est un ensemble de textes, qui restent indissociables d’un contexte culturel très daté, où l’on retrouve l’écho de principes esthétiques, de préjugés 311 Leslie Aaron Fiedler, Love and Death in the American Novel (New York: Penguin Books, 1984) 126. 312 R.L Stevenson, introduction, The strange case of Dr Jekyll and Mr Hyde by Tim Middleton (London: Wordsworth Editions, 1993) xi. 142 religieux, et de choix politiques qui furent ceux du XVIIIème siècle finissant. Ce sont des peurs et des fantasmes nés de l’imaginaire d’une nation à un moment précis de son histoire. 313 Le terme « esthétique » nous rappelle l’intérêt du Gothique pour le Moyen-Age (qui avait été dénigré par les Classiques), période d’obscurantisme qui a vu naître les sorcières et les superstitions sans oublier l’inclination pour les romans de chevalerie. La présence lancinante des ruines dans le roman gothique par la suite trouve d’ailleurs un lien avec cet intérêt pour le Moyen-Age : « l’âme anglaise, …, prit conscience du décor où elle s’était épanouie, fait de ruines prestigieuses dont chaque pierre avait une histoire. »314 La dissolution des monastères prononcée par Henri VIII et les inévitables spoliations qui suivirent, les méfaits d’une guerre civile prolongée, avaient multiplié sur toute la surface du pays les ruines d’édifices médiévaux, civils et religieux. Le XVIIème siècle les avaient ignorées. Qu’au début du siècle suivant les ‘topographes’ les aient jugées dignes de leur art, est symptomatique du changement qui s’opérait dans le domaine du goût. 315 Le gothique anglais apparaît comme une reprise des préjugés de l’époque concernant le Moyen Age, censé être caractérisé par le despotisme et la superstition. Le caractère gothique de certains romans tient non seulement à leur cadre : des édifices médiévaux généralement déjà en ruines mais également à leurs intrigues qui reposent souvent sur la confrontation d’un personnage qui incarne les valeurs du XVIIIème siècle éclairé, avec les forces du passé médiéval. Le roman gothique est envisagé comme la figuration d’un passé dont le XVIIIème siècle s’estimait libéré : Le château féodal et le couvent sont des cadres privilégiés dans les romans gothiques, ce qui témoigne de l’association entre préjugé politique et religieux et d’une vision particulièrement négative du Moyen Age. La 313 Lévy, Le roman « gothique » anglais 368. 314 Jean Ducrocq, Suzy Halimi, et Maurice Lévy, Roman et société en Angleterre au XVIIIème siècle (Paris: Presses Universitaires de France, 1978) 180. 315 Jean Ducrocq, Suzy Halimi, et Maurice Lévy 17. 143 fonction idéologique du roman gothique était de présenter, par un jeu de contrastes, le XVIIIème siècle comme une époque libérée et éclairée. Le gothique servait de « miroir » aux mœurs et valeurs du XVIIIème siècle anglais. Le terme Gothic renvoyait en effet à un amalgame de coutumes religieuses, politiques et morales rejetées comme non-anglaises, ce qui permettait de créer une identité nationale. 316 L’ensemble de ces éléments révèle la complexité de la dimension gothique; elle est fascinée par l’architecture médiévale mais s’éloigne des valeurs que le Moyen Age véhicule tout en accentuant l’importance de l’irrationnel pour aller à l’encontre du rationalisme du siècle des lumières. L’expression de « miroir déformant » correspond bien au mouvement gothique qui souhaite aller au-delà des conventions établies. Le thème de la peur est capital puisque le roman gothique, encore appelé « roman macabre », avait pour but d’effrayer, ce qui, dans un siècle rationaliste, était bien révélateur de son aspect transgressif. Le roman gothique anglais est en rapport avec les secousses révolutionnaires qui ont marqué l’Europe entière. La Glorieuse Révolution de 1688 qui opposa les catholiques aux orangistes, vit le renversement du roi Jacques II, l’avènement de Marie II et de Guillaume III sur le trône ; une sanglante contrerévolution en Irlande engendra un mouvement anticlérical en Angleterre et trouva un écho un siècle plus tard dans le public français. Ceci peut expliquer l’attitude malsaine et transgressive des hommes de foi dans le récit gothique. Son succès, comme l’a montré Maurice Lévy, tient à la résonnance que perçut avec lui le lecteur de la période de la Terreur. Le terme « Terreur » fait référence au contexte social et politique de la Révolution française et aux moyens reposant sur la force et la répression mises en œuvre pour maintenir les opposants dans un état de crainte. Le régime de la Terreur 317 a 316 Claire Wrobel, « gothique, réforme et panoptique, » Revue d’études benthamiennes, 13 septembre 2010, Centre Bentham, 10 July 2011 <http://etudes-benthamiennes.revues.org/214> . 317 Albert Mathiez revient dans son ouvrage, La révolution française, sur l’origine du gouvernernent de la Terreur. Il se place dans le contexte de la révolution et de la chute de la royauté le 10 août 1792. En 1793, 144 été le système de «‘peurs organisées’ par l’état révolutionnaire pour aborder le problème de l’effroi durant la période de mutations politiques initiée en juillet 1789. »318 Cette période se caractérise par une série d’éxécutions massives, le symbole de la Terreur étant l’éxécution capitale en public. Un écho se fait entre roman de terreur et Terreur, car, comme nous allons le voir, le roman gothique anglais façonne les thèmes de la terreur, de la dérive ou de la cruauté. Le mouvement gothique est ainsi considéré comme étant originairement anglais. Dans son œuvre critique Le lierre et la chauve souris, Elizabeth Durot-Boucé situe le mouvement entre les années 1760 et la fin des années 1820. Le contexte historique décrit dans les lignes précédentes explique que le Gothique aille à l’encontre des valeurs prônées par le siècle des Lumières et s’inscrive dans une négation du rationalisme mis en avant par le XVIIIème siècle : Emerging out of the shadows of the eighteenth century rationality, it disrupts the realism of nineteenth century Romanticism by focusing on the hidden and unspeakable social element of the era. Gothic thus marks a disturbing and unsettling reappearance of the past, a narrative intervention that ‘shadows the progress of modernity with counternarratives displaying the underside of enlightenment and humanist values’. 319 L’image du miroir déformant surgit à nouveau dans notre esprit à travers la volonté du Gothique d’accentuer le côté sombre, la face cachée de l’apparence rationnelle que souhaitait montrer le siècle des Lumières. Cette volonté de révéler l’image de l’altérité nous relie à la théorie de Francis Dubost 320 qui donne trois grandes causes à la peur l’élimination des girondins (groupe composé de plusieurs députés de la région de Bordeaux) et des partisans de Robespierre engendre la période de la « Grande Terreur. » 318 Jacques Berchtold et Michel Porret, La peur au XVIIIème siècle : Discours, représentations, pratiques (Paris: Champion, 1994) 70. 319 Riquelme 14. 320 Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIème-XIIIème siècles) : L’autre, l’ailleurs, l’autrefois (Paris: Editions Champion, 1991). 145 médiévale ; une de ces causes rejoint la citation donnée précédemment : l’autrefois, l’immersion dans le passé. 321 Le gothique souhaite mettre l’accent sur l’insupportable, l’indicible, le refoulé, ce qui explique les deux autres thèmes considérés comme majeurs par Francis Dubost, l’ailleurs (le château) et l’autre (le monstre). Ces deux derniers éléments (qui font référence à la composante spatiale et anthropologique de la matière narrative) expliquent la récurrence d’évènements surnaturels dans les romans gothiques. L’accent mis sur le surnaturel établit à nouveau un lien avec le Romantisme. Cette résurgence s’explique par l’influence notable de l’occultisme et de l’illuminisme. Dans son œuvre critique, L’introduction à l’étude des textes fantastiques, Sophie Geoffroy-Menoux désigne par occultisme « un ensemble de doctrines et de pratiques fondées sur la théorie dite des ‘correspondances’ (Swedenborg)’. » (Geoffroy-Menoux 18). Le suédois Swedenborg (1688-1772) exprime en effet une correspondance entre le monde spirituel et le monde visible. Il développe lui-même « la capacité de communiquer avec le monde des esprits et, conjointement, des dons de voyance. » (Sallmann 701). Le monde est pour lui un écho de la vie divine, le visible renvoie à l’invisible, ce qui explique l’émergence du surnaturel dans le Gothique. Nelly Emont appuie cette vision en montrant que la caractéristique essentielle de l’occultisme « est d’accréditer l’idée de l’existence réelle d’un intermonde, lien substantiel unissant le divin à l’humain. »322 L’illuminisme est 321 Cette importance donnée au passé explique l’omniprésence des ruines au XVIIIème siècle que cela soit en littérature, en peinture ou dans l’art des jardins : « la ruine est le monument de ce temps, le seul monument à avoir pris forme sous la poussée des forces antagonistes qui travaillent les profondeurs de l’époque. Elle est la cristallisation hagarde des enjeux contradictoires qui hantent le siècle : n’est-elle pas la révolution convulsive d’un impossible choix entre nature et culture, liberté et déterminisme, énergie et ordre, histoire et mémoire, totalité et fragment, fin et commencement ? » Annie Le Brun, Les châteaux de la subversion, (1982: 124). 322 Nelly Emont, « thèmes du fantastique et de l’occultisme en France à la fin du XIXème siècle, » Albin Michel, ed., La littérature fantastique : colloque de Cerisy, 1991 (Paris: Albin Michel, 1991). 146 quant à lui un « courant mystique occidental du XVIIIème siècle. » (GeoffroyMenoux 18). Il se base sur l’inspiration intérieure du divin et met l’accent sur l’intériorité de la quête mystique. Les thèmes sont : une approche symbolique de la sagesse, déchiffrage de la présence divine au sein de la nature et du reflet de l’image de Dieu dans les actions accomplies par les hommes. Leurs cosmogonies prennent en compte les avancées de la science et cherchent à intégrer l’idée d’une cocréation de l’univers par Dieu et par l’homme. 323 Des liens existent entre le monde de Dieu, de la nature et de l’homme. On comprend alors la fusion du réel et du surnaturel dans le Gothique qui met ainsi en question les valeurs rationnelles. L’importance du surnaturel pose de fait la question des limites et de leur transcendance, et ce dès son origine comme le montre l’œuvre considérée comme fondatrice du mouvement, The Castle of Otranto d’Horace Walpole parue en 1764. Le sous-titre choisi par l’auteur « a gothic story » a donné son impulsion à d’autres romans dits gothiques car le gothique, loin d’être un genre monolithique, s’est également construit ultérieurement avec les romanciers qui ont succédé à Walpole. Dans Contesting the Gothic, James Watt démontre cette vision en construction du genre et montre que The Castle of Otranto n’a été qu’une étape dans l’élaboration du mouvement gothique auquel il a donné l’impulsion. Watt montre également que le concept de genre gothique est une construction moderne puisque ce sont les critiques du 20ème siècle qui l’ont défini comme un genre. Dans le récit de Walpole (où celui-ci a voulu « faire la synthèse du roman de chevalerie –où le merveilleux s’épanouissait librement–et du roman moderne, qui offrait à l’imaginaire un ancrage sûr dans la réalité 323 Sallmann 367. 147 contemporaine »), 324 le personnage du « villain » Manfred souhaite épouser sa bellefille, Isabelle, originairement promise à son fils Conrad. L’action se déroule dans un château sombre et labyrinthique et une antique prophétie affirme que le château et la seigneurie sur Otrante seront perdus pour ses détenteurs lorsque le vrai propriétaire sera devenu trop grand pour l’habiter. L’omniprésence de cette malédiction montre le poids du passé comme un fardeau à porter par les personnages. On retrouve également les deux autres thèmes énoncés par Francis Dubost, le château et le personnage de Manfred vu comme monstrueux. Une série d’évènements surnaturels se produit : l’apparition de membres surdimensionnés, des fantômes ou du sang mystérieux. Walpole met déjà en avant des aspects clés du Gothique: la masse du château se dresse dans toute sa puissance et Walpole lui-même, passionné d’architecture, fait construire Strawberry-Hill, un château où il vit, et y rêve son début de roman. On y note le thème de l’exotisme puisque Otrante se situe à la pointe de la botte italienne, presque en Orient ; cette thématique est un autre écho que l’on peut établir avec le Romantisme. Walpole montre un personnage en butte avec ses passions et peu porté sur la répression de ses pulsions. Il explore déjà le thème de la transgression et se rapproche de la dimension incestueuse. Il met en avant l’image du souterrain et du labyrinthe qui reflète les tourments de l’âme de Manfred. L’exploration des passions, de la transgression nous permet d’établir à nouveau une passerelle avec le mouvement romantique. Ces thèmes se retrouvent par exemple dans une autre majeure du Gothique, Melmoth, the Wanderer (1820) de Charles Robert Maturin. Le protagoniste, Melmoth, vend son âme au diable en échange d’un allongement de sa durée de vie de 150 ans. Il est condamné à trouver une personne qui accepte de reprendre le pacte pour lui. 324 Jean Ducrocq, SuzyHalimi, et Maurice Lévy 182. 148 L’utilisation du thème du pacte diabolique nous relie au Romantisme noir. Maturin dépeint une impulsion vers l’anarchie, une lutte perdue d’avance contre le temps, un rejet des règles et de l’ordre déjà visible dans l’apparent manque d’unité dans le temps, l’espace et même les actions de l’œuvre. Les récits séparés ne semblent être liés que par leur relation avec la malédiction subie par Melmoth. L’obsession du pouvoir, la quête de l’immortalité mais également le désir de rédemption nous fait percevoir la dualité du protagoniste, dualité chère aux Romantiques. De même, dans The Castles of Athlyn and Dunbayne (1789) d’Ann Radcliffe, l’accent est mis sur les passions, les conflits entre différents clans et le désir de vengeance. Le récit relate le conflit entre le clan d’Athlyn et de Dunbayne. Le meurtre du Earl d’Athlyn par le baron de Dunbayne et le désir du fils du Earl, Osbert, de venger la mort de son père constitue le début de l’intrigue du récit. La colère et la passion d’Osbert, qui l’amène à être emprisonné par le baron met à nouveau l’accent sur ce thème commun entre le Gothique et le Romantisme. Les turpitudes de l’âme humaine sont explorées à travers le personnage du baron, Malcom. Ainsi, certains éléments clés peuvent déjà être perçus comme constituant les fondations du Gothique : l’appel à la sentimentalité (par opposition à la rationalité, à la raison), la fascination pour les aspects primitifs, originels, ‘naturels’ de l’homme. Le culte de l’imagination et du génie, …, l’exaltation de l’individu, le désir de puiser aux forces de l’irrationnel, sous-tendent ces œuvres majeures. 325 Chaque thème nous rappelle ceux exploités par le Romantisme et contribue au jeu d’écho entre ces deux mouvements. On discerne dans les trois récits cités précédemment les thématiques de l’inconnu, de la mort, la déchéance, des limites qui 325 Geoffroy-Menoux 22. 149 font écho au romantisme noir. Le Gothique est porteur d’images cauchemardesques et c’est l’excès qui règne en maître. B] Le roman gothique anglais : une équation de la démesure Le passé laissant une empreinte indélébile sur les auteurs que nous étudions, il nous faut revenir aux récits gothiques originels pour voir quels en sont les caractéristiques et les rouages. Nous utilisons à juste titre le terme d’ « équation » car le Gothique est une somme d’éléments précis, assemblés afin de créer un effet particulier sur le lecteur. Les récits gothiques anglais dévoilent une caractérisation spécifique ainsi qu’une atmosphère et des lieux propices à l’exploration du versant sombre de l’individu. Les intrigues se tissent autour d’une toile thématique pérenne. Nous nous intéresserons dans un premier temps aux types de personnages présents dans ces récits et analyserons les lieux dans lesquels ils évoluent notamment à travers la thématique de la verticalité et du labyrinthe. Puis nous nous pencherons en profondeur sur les thèmes apparaissant de manière itérative dans le Gothique anglais et nous nous apercevrons que nous ne pouvons échapper à chaque étape de notre développement à la thématique de l’abjection. a. Le gothique ou des personnages et des lieux typiques Pour Maurice Lévy, « le gothique, c’est l’héroïne et le labyrinthe, Emilie déambulant dans les opaques entrailles du château à la lueur incertaine d’une chandelle, tressaillant au moindre bruit suspect. » (Lévy vi). Le personnage d’Emilie apparaît dans The Mysteries of Udolpho (1794) d’Ann Radcliffe. L’intrigue se porte sur la situation d’Émilie Saint-Aubert, qui se retrouve orpheline après la mort de son père. Elle est 150 emprisonnée dans le château d’Udolphe aux prises avec le « villain » Montoni. Elle est témoin d’événements surnaturels qu’elle essaiera de comprendre et de relier aux rumeurs étranges qui circulent dans le château avant de pouvoir s’échapper et de connaître une union heureuse avec celui qu’elle aime. La citation de Maurice Lévy nous éclaire sur deux éléments clés du gothique : le personnage de l’héroïne ainsi que l’espace souterrain et labyrinthique. Les protagonistes, traditionnellement des jeunes filles innocentes, doivent affronter des éléments inconnus et des êtres diaboliques dans des lieux sombres et inquiétants. L’œuvre de Walpole par exemple situe l’action dans un château dont les souterrains mènent à un monastère où va se réfugier Isabella qui cherche à fuir le vicieux Manfred. Les textes présentent des personnages corrompus. Les personnages de scélérats, de « villains, » sont des êtres aux intentions immorales, maléfiques. Le récit de Maturin par exemple, Melmoth the Wanderer, met en scène le personnage de Melmoth empli de haine et d’indifférence qui traverse les époques et erre désespérément cherchant quelqu’un pour prendre sa place. Dans The Mysteries of Udolpho, Montoni est l’archétype du « villain » froid, cruel et manipulateur. Le thème de la poursuite lié à la fuite est exploré dans des lieux clos. Les romans gothiques anglais nous plongent dans un imaginaire obsédé de claustration, dans une atmosphère lugubre et terrifiante dans un château ou une abbaye, mettant en avant comme dans le cas d’Emily le thème de l’enfermement mais également celui de la ruine. On pourrait dire que le gothique présente des systèmes d’opposition assez manichéens : à la fois dans le domaine topologique où on peut considérer que le château s’oppose au souterrain, le montrable et l’inmontrable ou dans le domaine de la caractérisation dans l’opposition entre la jeune fille pure et un personnage tyrannique. Max Duperray souligne ces caractéristiques du roman gothique : 151 le château médiéval ou l’abbaye carcérale, le souterrain ou la forêt obscure, l’aristocrate corrompu, le scélérat tyrannique et l’innocente enlevée, le surnaturel maléfique et le récit à suspense, fonde le genre gothique, au moins dans ses apparences les plus spectaculaires. 326 Les mensurations du décor gothique sont hypertrophiées oppressant la victime qui est incapable d’appréhender exactement l’endroit où elle se trouve. Le gigantisme du lieu gothique révèle l’humilité inévitable de l’héroïne. Il faut noter que le choix de l’abbaye comme cadre des récits gothiques n’est d’ailleurs pas anodin. Elle permet une critique de l’ordre catholique et aristocratique. Sophie Geoffroy-Menoux a bien montré que le château gothique et son souterrain fonctionnait comme le miroir infernal et parodique de l’édifice religieux : un contre-idéal. Le roman gothique … est un genre éminemment anglais voire anglican : un genre militant, ‘anti-papiste,’ c’est-à-dire, dans la terminologie du temps, anti-catholique. 327 Le gothique énonce une volonté de construire ses intrigues autour de personnages impurs, qui par définition seront à la fin déchus par des êtres purs quand ils ne sont pas victimes de leurs propres folies. C'est le cas du moine du roman de Lewis qui finira par perdre âme et vie. La dimension critique, parodique et transgressive du gothique est bien visible. L’image du labyrinthe et du souterrain prédomine. On parle de la gothicité d’un lieu [qui] provient de son incomplétude, stylistique autant que symbolique. … L’irrégularité et l’instabilité du lieu gothique proviennent d’une alternance toute piranésienne de perspectives labyrinthiques et d’obstructions abruptes, qui offre au personnage une visualisation soudaine, dans la nature ou dans la pierre, de la géographie insoupçonnée de son subconscient. 328 326 Max Duperray 6. 327 Geoffroy-Menoux 24. 328 Cassilde Tournebize, et Maurice Lévy, Le gothique et ses métamorphoses (Toulouse: Presses universitaires du Mirail, 1996) 37. 152 Ainsi, les prisons de Piranèse (1750 pour la première version, 1761 pour la deuxième version) véhiculent un sentiment de vertige, d’absence de repères mais également d’infini. Ses architectures démesurées nous plongent dans la déraison ; le moi se perd dans des gouffres sans fond, coupés d’escaliers et de ponts dont on ne sait où ils mènent. La prison de Piranèse est aussi labyrinthique que les demeures gothiques et est symbolique de la remise en question identitaire des individus et des méandres de leurs esprits. Les pérégrinations des personnages font figure de parcours initiatique, de passage de l’enfance à l’innocence à la connaissance. L’intérêt porté à la nature sombre de l’humain fait écho aux tourments de l’âme exploré par les romantiques. Le gothique permet d’explorer l’inconscient des individus. La vision labyrinthique des lieux se fait le miroir de la personnalité trouble et tortueuse des personnages. La noirceur du roman gothique … rend particulièrement plus pertinente, sur le plan poétique comme sur le plan symbolique, la prédominance de la topologie du souterrain autour de laquelle il se structure, et le tropisme des profondeurs qui semble en être le moteur. 329 L’imaginaire du souterrain est aussi le souterrain de l’imaginaire 330 et du moi des individus. « Il est percée exploratoire et cavité intime, déploiement et repli. »331 (Gaillard Les profondeurs du château gothique sont une métaphore de l’esprit humain, reflètent les profondeurs de l’âme des personnages. Un lien s’établit à nouveau entre le romantisme et le gothique : « la topologie des lieux correspond à la topique des passions romantiques mises en scène dans le roman gothique. » (Geoffroy-Menoux 24). 329 Geoffroy-Menoux 23. 330 Nous reprenons ici le titre de l’article du Professeur Sophie Geoffroy-Menoux, « l’imaginaire du souterrain/ souterrain de l’imaginaire : les grottes de Vernon Lee (Violet Paget) Prince Alberic and the Snake Lady (Juil. 1896), Dionysus in the Euganean Hills (Sept. 1921), The Virgin of the Seven Daggers (1927). » Elle montre que la grotte est à l’origine du souterrain et est associée à la fois à la mort et à la renaissance, à l’nefouissement et à la régénération. 331 Aurélia Gaillard, L’imaginaire du souterrain (Paris: L’Harmattan, 1998) 5. 153 Le souterrain n’est que la part d’ombre, très douloureuse, parfois même terrifiante et insoutenable –car la descente au secret des mondes et de soi n’est pas sans risque- mais néanmoins nécessaire, que réclame la vérité pour advenir. 332 Le récit gothique est bien un récit d’exploration des méandres de l’âme humaine et de ses désirs les plus abjects. Dans The Monk (1796) de Matthew Gregory Lewis, le moine Ambrosio succombe à la tentation représentée par Matilda, une femme déguisée en moine qui n’est autre qu’un instrument de Satan envoyé pour orchestrer la chute d’Ambrosio. A l’aide de sorts magiques, Matilda l’aide à séduire Antonia, une jeune fille de 15 ans qui n’est autre que sa propre sœur. Il se livre à ses instincts les plus débridés comme le viol puis le meurtre de cette dernière et le meurtre de sa mère. Il est condamné à une mort atroce, d’abord soumis aux tortures de l’inquisition il accepte de signer un parchemin et de livrer totalement son âme au diable qui le jette du haut d’une falaise ; les insectes et les aigles se nourrissent de son corps toujours en vie qui finit par être transporté par une rivière. Le rapport même d’Ambrosio à Dieu est remis en cause car il est vertueux par vanité et non par principe ; son hypocrisie et sa déchéance apparaissent clairement à travers ses transgressions sexuelles au sein des murs du monastère. « Sexuality provides the medium for the violent assertion of his individual will, which ultimately expresses itself in murder, rape, and incest. »333 Le récit de Lewis est particulièrement transgressif dans sa présentation des thèmes tabous du désir et de la mort ; le viol d’Antonia a lieu dans un caveau au milieu des cadavres de nonnes. Les descriptions de l’auteur ne cachent en rien le sentiment d’abjection qui prédomine : 332 Gaillard.6. 333 Matthew Lewis, introduction, The Monk, by Howard Anderson (Oxford: Oxford University Press, 1973) viii. 154 He stifled her cries with kisses, treated her with the rudeness of an unprincipled Barbarian, proceeded from freedom to freedom, and in the violence of his lustful delirium, wounded and bruised her tender limbs. 334 Le roman gothique anglais met bien en scène l’expérience de l’insupportable et de l’abjection. Le moine ou Manfred dans The Castle of Otranto crée de la répulsion chez le lecteur de par leur dévoilement au grand jour des pulsions animales et refoulées de l’homme. Cette ambivalence humaine rappelle le thème de la dualité cher au Romantisme. Nous sommes continuellement dans la transgression et dans l’excès et ceci se reflète à nouveau dans les lieux choisis pour l’intrigue des récits. Le roman gothique met en scène « une construction à l’architecture surdimensionnée-sublime, inspirant respect et terreur- et orientée verticalement, c’est-à-dire s’élevant vers le ciel. » (Falco 42). Trois éléments prennent ici toute leur importance : l’accent mis sur la verticalité des lieux, l’excès et la notion de sublime. Comme le précise Maurice Lévy, « les péripéties du roman noir [sont] le plus souvent inscrites sur l’axe vertical des sublimations ou de la descente aux tombeaux et de la chute » 335 La notion de verticalité est essentiellement assumée par le château qui donne une dimension vertigineuse aux évènements horribles qui s’y tiennent. Le château d’Udolphe est par exemple une masse isolée entourée par une nature qui lui donne un aspect confiné. Le thème de l’excès est visible à la fois dans les personnages tourmentés, dans les lieux utilisés et dans la nature même entourant ces lieux. « Everything in the Gothic world is exaggerated: the tranquil beauty of the country, the seemingly infinite corridors of castles, the dimness of moonlit landscapes, the ferocity of storms, the ruggedness of mountains. » (Howells 334 Lewis 383. 335 Lévy, Le roman « gothique » anglais vi. 155 27). Le Gothique équivaut également à l’excès dans la présentation des sentiments qui se déclinent sous la tonalité de l’abjection, de l’angoisse, de la terreur, de l’horreur. Enfin, la notion de sublime établit un lien avec le pittoresque et permet de faire un nouveau parallèle avec le Romantisme. 336 Si nous traiterons longuement de la question du sublime dans le dernier chapitre de cette thèse, nous choisissons de présenter ici quelques éléments de corrélation entre le Gothique et le sublime. Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, les origines de l’esthétique du sublime remontent à Longin, rhéteur du IIIème siècle après JC, dont l’œuvre, Traité du sublime, a été traduit par Boileau en 1764. En 1760, le sublime, est l'antithèse du beau et montre la rupture avec l'harmonie et la beauté originelle. Pour Longin, la source du sublime se trouve dans la nature. En 1757, Edmund Burke établit que le sublime est indépendant du beau, liée aux idées d’infini, de terreur, de grand, d’obscur. Les choses terribles contemplées en toute sécurité sont sublimes car elles grandissent l'énergie de l'âme. La terreur reste fictive, elle tient du spectacle sinon il n’y aurait pas de jouissance esthétique. « Le plaisir naît de la coexistence d’une agitation intérieure (effroi) et de la sérénité, due à l’éloignement matériel ou esthétique du danger. » 337 Le lecteur du roman gothique vit par procuration les douleurs et les terreurs des héroïnes persécutées. Ces terreurs restant fictionnelles, le lecteur peut s’amuser à se faire peur et jouir du spectacle. Ce sentiment de sublime atteint par la contemplation rappelle la vision du sublime par les romantiques ; admirant la nature, ils éprouvent une joie mêlée d’horreur, « vivant en d’autres termes une 336 Le pittoresque et le sublime sont « deux catégories esthétiques prônées par le romantisme. »336 Falco (2008: 22). 337 Paul, Rozenberg, Réflexions et directives pour l’étude de Thomas De Quincey (Paris: Lettres Modernes, 1967) 102. 156 expérience sublime, [rencontrant] le divin au cœur même de la région sauvage et montagneuse. » (Gaillet-de Chezelles 56). Les pérégrinations des personnages gothiques anglais dans des lieux se plaçant à la fois sur l’axe de l’excès, du labyrinthe, de la verticalité et du sublime apparaissent comme des signes itératifs du récit gothique. Ce dernier met également en scène des thèmes récurrents distincts. b. Le gothique : une machine aux rouages complexes Comme nous l’avons précisé précédemment, le mouvement gothique brosse le portrait du versant sombre de l’être humain: Gothic is allied with everything which is the opposite of Augustan: instead of notions of order and decorum and rational judgment, it represents the darker side of awareness, the side to which sensibility and imagination belong together with those less categorisable areas of guilt, fear and madness. … Its main areas of feeling treat of melancholy, anxiety-ridden sentimental love and horror; it is a shadowy world of ruins and twilit scenery lit up from time to time by lurid flashes of passion and violence. 338 Cette citation éclaire l’accent mis sur la sensibilité, l’imagination et sa volonté de révéler les secrets de la personnalité humaine montrant de ce fait les parallèles existant entre le Romantisme et le Gothique. « Gothic fiction represents the extreme development of the 18th century cult of Sensibility. » (Howells 8). L’héroïne a une sensibilité exacerbée et les décisions sont prises par intuition ; c’est bien le cas d’Emilie dans The Mysteries of Udolpho. Une trop grande sensibilité dévoie l’imagination et transporte le protagoniste féminin dans l’irrationnel. La monstration d’émotions semble rester superficielle, ce qui joue un rôle dans l’impression de flou véhiculée ; on y note 338 Howells 5. 157 une rétention permanente de l’information, du suspense, une histoire incomplète (les manuscrits découverts peuvent être par exemple en partie endommagés). La longue citation précédente de Coral Ann Howells pointe aussi le sujet de la folie. Nous nous rapprochons ici de l’une des six caractéristiques énoncées par John Ruskin concernant le personnage gothique: «1.Savageness or Rudeness 2. Love of change 3. Love of nature 4. Disturbed imagination 5. Obstinacy 6. Generosity. » (Ruskin 79). L’expression « savageness or rudeness » va de paire avec le fait que le Gothique explore des sentiments que l’individu souhaite prioritairement dissimuler: la culpabilité, la peur ou l’horreur. L’accent mis sur la nature et l’imagination établit quant à lui un autre point de corrélation avec le Romantisme. Le Gothique nous lie en effet à l’irrationnel, à l’invraisemblable, à l’inexplicable et va de paire avec une perte des repères: « the gothic always has to reach towars what cannot be spoken … [It] lies outside the realm of the explicable, outside of language. » 339 L’ambivalence, l’inconnu sont des rouages indispensables de la mécanique gothique. Cette citation de Julian Wolfreys doit néanmoins être nuancée ; comme énoncé dans l’introduction, les éléments surnaturels survenant dans le récit gothique trouvent comme dans The Mysteries of Udolpho une explication rationnelle. Contrairement à ce que pense Emilie, il n’y a aucun évènement surnaturel. Le chevalier Dupont apporte des explications en disant que des passages secrets permettent d’apparaître ou de disparaître rapidement et c’est lui-même qui joue les fantômes du château. La thématique de l’invraisemblable, de l’indéfinissable met en avant la problématique de la transgression des limites sous jacente au gothique qui explore les 339 Julian Wolfreys, Victorian hauntings: Spectrality, Gothic, the Uncanny and Literature (New York: Palgrave, 2002) 8. 158 thèmes du pouvoir, de la répression, de la violation. Dans The Monk, Ambrosio est animé par le besoin de transgresser ; sa déchéance physique et morale est totale. La frontière entre le bien et le mal, la vie et la mort se dissout à l’image des ruines qui hantent le paysage gothique. Comme énoncé précédemment, les récits gothiques sont en effet marqués par la résurgence du passé. The Castle of Otranto est marqué, à travers les évènements surnaturels, par les puissances du passé. Dans Melmoth the Wanderer, le récit est marqué par des analepses qui expliquent le destin tragique du protagoniste. Le récit gothique lui-même fait référence au passé médiéval et à des espaces cachés tels que des caveaux ou des cryptes. Ces espaces étaient là pour montrer que contrairement à la France par exemple, l’Angleterre était bien libéré d’un passé médiéval barbare lié au catholicisme. Le Gothique offre une vision rétrospective du passé à la lumière d’un présent se voulant éclairé. La violation des interdits sexuels ou religieux correspond à la recherche de la perversion de l’ordre social et moral de la société dominante qui est à l’œuvre. Cette transgression récurrente nous lie à l’horrible, au macabre: « this style usually portrayed fantastic tales dealing with horror, despair, the grotesque and other ‘dark’ subjects. » (Stevenson xi). Si le thème du grotesque est également associé au Romantisme, il n’est pas inventé par celui-ci. Le terme vient des figures retrouvées dans des ruines romaines découvertes aux XVème et XVIème siècles : « these ornaments were brought to light during the excavation of Titus’ baths and were called grotesca from the Italian word grotta. »340 Des plantes, des animaux et des formes humaines y apparaissaient en arabesque. Le grotesque abonde pendant le Moyen-Age dans les arts et la littérature et est lié au 340 Mikhail Bakhtin, Rabelais and His World, trans.Helene Iswolsky (Bloomington: Indiana University Press, 1968) 31-32. Elisheva Rosen, dans Sur le grotesque: L’ancien et le nouveau dans la réflexion esthétique (1991), montre que ces ornements appelés « grotesques » ont fasciné les artistes de l’époque qui se sont mis à les imiter. Les grotesques se sont propagés au cours du XVIème siècle dans les pays d’Europe occidentale créant à la fois de la fascination et du rejet chez le public. 159 carnaval. Dans Rabelais and His World, Mikhail Bakhtin montre l’importance de la tradition du grotesque durant l’époque médiévale. Il lie le grotesque à l’image du corps qui est vu de manière exagérée mais positive : « exaggeration, hyperbolism, excessiveness are generally considered fundamental attributes of the grotesque style. » (Bakhtin 303). « The leading themes of these images of bodily life are fertility, growth, and a brimming-over abundance. … The material bodily principle is a triumphant, festive principle. » (Bakhtin 19). L’exagération prenant une dimension monstrueuse, le grotesque a une tonalité satirique. 341 Le grotesque ramène vers l’élément terrestre qui est à la fois dévorateur dans son association au tombeau et régénérateur dans son association avec l’utérus. « Degradation digs a bodily grave for a new birth; it has not only a destructive, negative aspect, but also a regenerating one. » (Bakhtin 21). Cette régénération est notamment possible à travers le rire. Le grotesque rime avec la notion d’ambivalence: « For in this image we find poles of transformation, the old and the new, the dying and the procreating, the beginning and the end of the metamorphosis. » (Bakhtin 24). Le corps grotesque transgresse ses propres limites. Le Romantisme intègre le grotesque d’une manière subjective, individualiste : To a certain degree it was a reaction against the elements of classicism which characterized the self-importance of the Enlightenment. It was a reaction against the cold rationalism, against official, formalistic, and logical authoritarianism. 342 Il perd son aspect régénérateur et devient l’expression d’une peur du monde: « the ridiculously distorted and monstrously horrible ingredients of the grotesque point to an 341 Dans l’œuvre de Rabelais, on peut penser aux torrents crées par l’urine de Gargantua ou la proposition de Panurge de construire des murs avec des organes génitaux féminins. 342 Bakhtin 37. 160 inhuman, nocturnal, and abysmal realm. »343 Contrairement au grotesque médiéval qui ne craint pas la figure ambivalente du diable, le Romantisme a une approche plus manichéenne du monde. Enfin, le grotesque médiéval est associé à la lumière alors que l’obscurité caractérise le grotesque romantique. Cette tonalité sombre et terrifiante du grotesque fait écho à l’approche de Wolfgang Kayser dans The Grotesque in Art and Literature. Le grotesque réfère à des éléments hostiles, monstrueux, aliénants: « something ominous and sinister in the face of a world totally different from the familiar one. » (Kayser 21). Kayser explains this definition by drawing a comparison to the world of the fairy tale. « The fairy tale world can be defined as strange and unusual, but it is not a world that has become alienated. In the grotesque, on the contrary, all that was for us familiar and friendly suddenly becomes hostile. » (Bakhtin 48). Le grotesque participe de l’étrange, fait référence à ce qui échappe à tout contrôle: « an agonizing fear in the presence of a world which breaks apart and remains inaccessible. » ((Kayser 31). « Le grotesque, c’est l’étrangeté qui s’empare de notre monde. »344 Il est lié à l’incompréhensible et crée de l’effroi. Dans The Monk, Lewis n’hésite pas à décrire le corps d’Antonia soumis à la violence physique d’Ambrosio. Mais si le corps est mis en avant, aucune tonalité humoristique ne s’échappe du récit et il n’y règne qu’un sentiment de déchéance et d’aliénation. La littérature gothique est par nature liée à l’excès, à la transgression des limites; ce faisant, elle ne pouvait alors rester statique et se devait de pousser toujours plus loin les frontières du possible. Notre prochaine étape est de montrer son évolution qui l’a 343 Wolfgang Kayser, The Grotesque in Art and Literature, Trans. Ulrich Weisstein (New York: Columbia University Press, 1981), 58. 344 Elisheva Rosen, Sur le grotesque: L’ancien et le nouveau dans la réflexion esthétique (Saint Denis: Presses Universitaires de Vincennes, 1991). 161 conduit du néo-gothique au gothique postmoderne ; cette évolution se voit notamment à travers la transformation des éléments originels de la caractérisation et de l’espace. C] Les volutes évolutives du gothique Tout courant littéraire évolue et se modifie et le gothique anglais n’échappe pas à la règle ; il a subi, comme les châteaux qui le caractérisent, les assauts du temps sans pour autant laisser complètement de côté les caractéristiques du passé. C’est pour cette raison que nous avons choisi d’utiliser le terme « volute » dans le titre de cette partie. L’évolution du Gothique s’effectue dans un mouvement en spirale car le point d’origine est toujours visible mais les auteurs qui suivirent s’en sont peu à peu écartés. Nous devons montrer les phases de transformation du Gothique pour montrer où se situent King, Straub et Palahniuk. Deux termes apparaissent régulièrement au fil des lectures critiques, le néo-gothique et le gothique postmoderne. Si ces deux éléments sont communément associés, nous devons donner ici tous les éléments d’analyse pouvant permettre d’établir une différence, si celle-ci existe. Le thème de la réécriture est notamment un des leitmotivs dans notre compréhension de l’évolution du Gothique. Notre première étape qui s’articule atour du néo-gothique s’appuiera entre autres sur les ouvrages critiques de Bradford Murrow et Patrick McGrath, 345 Tony Magistrale, 346 l’article de Guy Astic, « horreur claquemurée et trous perdus : aspects du new gothic chez Stephen King,» 347 et l’article de Maurice Lévy. 348 Nous reviendrons ensuite de 345 Bradford Murrow et Patrick McGrath, The New Gothic : a Collection of Contemporary Gothic Fiction (New York: Random House, 1991). 346 Tony Magistrale, Lansdcape of Fear: Stephen King’s American Gothic (Wisconsin: The Popular Press, 1988). 162 manière plus appuyée sur le postmodernisme et verrons de quelle manière il peut être associé au Gothique. Nous verrons en quoi nos trois auteurs appartiennent au Gothique postmoderne en nous concentrant sur deux éléments clés, les personnages et les lieux. Continuons notre progression dans le passé pour comprendre les métamorphoses subies par le Gothique. a. Du gothique au néo-gothique La flamme du mouvement gothique anglais qui a connu son heure de gloire entre 1764 et 1820 ne s’est jamais complètement éteinte. Il faut noter cependant, dès la période d’apogée du gothique, l’existence de récits critiques portant sur le mouvement lui-même. La volonté de se détacher des artifices gothiques était déjà visible et révélait déjà une tentative de changement. Ainsi, en 1818, Jane Austen parodie les thèmes traditionnels du gothique dans Northanger Abbey. L’heroïne, Catherine Morland, illustre l’innocence et la naïveté des protagonistes féminins des récits gothiques traditionnels. Catherine applique à la vieille demeure où elle est invitée à séjourner les clichés du roman gothique nourris notamment par The Mysteries of Udolpho d’Ann Radcliffe. Elle s’attend à ce que Northanger Abbey soit remplie d’horreur et de mystère. Le lecteur ne peut que sourire face à ce personnage qui se considère comme une héroïne de roman gothique. Jane Austen se moque ainsi de l’obsession de l’époque pour les récits gothiques. Il faut pourtant garder à l’esprit que l’intérêt pour le gothique 347 Guy Astic, « horreur claquemurée et trous perdus : aspects du new gothic chez Stephen King, » Otrante (2002): 141-57. 348 Maurice Lévy, « Gothique et grotesque: Préface à l’ébauche d’une réflexion sur une possible relation.» Marie-Madeleine Martinet. Regards européens sur le monde anglo-américain, Paris: Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 1992, 157-66. 163 et ses conventions a continué à hanter la littérature, donnant naissance au terme « néogothique » appliqué aux récits postérieurs à 1820. Le terme de néo-gothique « est apparu dès le 19ème siècle -c’est-à-dire après 1820, où le roman de Maturin (Melmoth, the Wanderer) marque la fin de la période gothique. » (Falco 65-66). Ce terme vient de l’anglais « new gothic » mais n’a pas été traduit par « nouveau gothique. » En effet, le « New Gothic » n’est pas totalement nouveau car il exploite ce qui était déjà en germe dans le roman noir anglais. On peut considérer qu’il y a double falsification ; le néo-gothique est la falsification d’un gothique déjà faux, car originairement l’imitation d’un passé : en effet, Walpole s’est efforcé de faire une imitation exagérée de la demeure gothique en construisant Strawberry Hill et a fondé le premier roman gothique sur un faux manuscrit qu’il pose comme origine. 349 Walpole se fait ainsi construire un faux château médiéval 350 et présente son récit comme la traduction d'un manuscrit imprimé à Naples en 1529. Ceci conduisit nombre de critiques à dédaigner son œuvre alors qu’ils en avaient fait l’éloge lorsqu'ils l'avaient crue authentique. « Le New Gothic doit être compris dans le sens de ‘néo-gothic’ car il renoue avec une tradition et l’adapte à l’époque contemporaine, d’où le renouvellement du genre. »351 « Le préfixe ‘néo’ insiste sur le processus d’appropriation, de transformation, puis de prise de distance par rapport à un genre. » (Falco 65). Le procédé de réécriture joue ici un rôle primordial et les conventions du gothique anglais sont transformées. Il n’est pas nouveau et implique une reprise des œuvres passées en 349 Falco 66. 350 « Alors intervinrent les compensations du rêve : Le Château d’Otrante (1764), première ‘histoire gothique’, fut le dernier aménagement de Strawberry Hill, l’ultime tentative faite pour donner à une demeure dont son propriétaire convenait qu’elle était dérisoire, les dimensions et la présence d’une forteresse onirique. » Jean Ducrocq, Suzy Halimi, et Maurice Lévy (1978: 181). 351 Jean Ducrocq, Suzy Halimi, et Maurice Lévy 65. 164 repoussant les limites de leurs conventions. Les auteurs revisitent les thèmes traditionnels du gothique. Magali Falco, dans sa thèse sur les œuvres de Patrick MacGrath, 352 nous éclaire sur les caractéristiques du néo-gothique : « le scélérat se sexualise davantage en prenant les traits du vampire, 353 les techniques narratives se complexifient, la peur quitte les lieux pittoresques reculés de la campagne anglaise pour inonder le monde urbain. » (Falco 66). Les récits néo-gothiques transposent l’action du château anglais à la sphère domestique. Guy Astic montre la transposition faite par Stephen King du château gothique aux maisons modernes : la maison Marsten (Salem’s Lot) et l’Hôtel Overlook (The Shining) sont des illustrations démonstratives : leur inscription dans une modernité référentielle, déphasante en partie parce qu’elle contient les éléments de sa propre dérive (intensification de la pulsion scopique, …), en fait plus qu’un cadre ou un décor. 354 Le néo-gothique transpose ainsi les artifices gothiques dans un cadre contemporain : « the groundfloors of American factories, high schools, and rectories » 355 ; dans les récits de King mentionnés ici, les demeures apparaissent comme des organismes vivants et la pulsion scopique ne se réalise pas seulement entre les personnages mais également entre la maison et les personnages. Cette double pulsion scopique accroît l’horreur des lieux qui mettent cependant l’accent sur le banal et laisse les artifices gothiques à la périphérie des textes : 352 Patrick Mcgrath est un romancier britannique mettant notamment en scène dans ses œuvres la maladie mentale et les relations adultères. Il a écrit The Grotesque (1989), Spider (1990), Dr Haggard’s disease (1993), Asylum (1996), Martha Peake (2000), Port Mungo (2004) et Trauma (2008). Dans sa thèse, Magali Falco explore la déconstruction identitaire des personnages ainsi que les origines de la folie. 353 Dracula de Bram Stoker est considéré comme le précurseur du néo-gothique. 354 Astic 142. 355 Tony Magistrale, Landscape of Fear 15. 165 Le référent gothique reste en somme à la périphérie des textes, agit en épicentre instable. … C’est précisément ce banal viabilisé et désaxé qui dérange. Il entre dans une entreprise de défamiliarisation, à travers laquelle le nouveau décor se prête au jeu des équivalences littéraires tout en malmenant les conversions gothiques. En effet, la cohérence du genre souche vole en éclats. Il est décomposé en ses éléments, bien vite dispersés et hypothéqués. 356 Dans l’anthologie de Bradford Murrow et Patrick McGrath consacrée aux récits considérés comme moteurs du néo-gothique, ces deux auteurs allient la géographie physique et mentale : « the geography of madness and the depths of spiritual derangement, the new gothicist would take as a starting place, the concern with interior entropy –spiritual and emotional breakdown. » (Bradford Murrow, and Patrick McGrath xii). Les thèmes de la folie et de l’exploration du moi tourmenté des individus étaient déjà présents dans le romantisme et le gothique anglais ; la différence pourrait résider dans l’expression « starting place. » Le néo-gothique donne la priorité à l’étude de la psychologie et de l’esprit hanté des personnages. Le terme « entropie » met en avant le thème du désordre, de la disruption des règles établies et implique que l’issue choisie dans les récits néo-gothiques ne soit pas positive contrairement à certains récits gothiques anglais ayant un dénouement positif. Cette notion d’entropie indique également que la destruction est inéluctable. Pour Patrick McGrath et Bradford Morrow, le néo-gothique établit comme règle l’exploration de la personnalité tourmentée des êtres. L’enfer est sur terre et en chacun de nous: We stand at the end of a century whose fictions have been stained perhaps like no other by the blacker urges of human nature. … Now hell is decidedly on earth, located within the vaults and chambers of our minds. … Though no longer shackled of the conventional props of the genre, the themes that fuel these pieces –horror, madness, monstrosity, death, disease, terror, evil and 356 Astic 144. 166 weird sexuality-stronlgy manifest the gothic sensibility. This is the new gothic. 357 Nous voyons ici des échos avec le Romantisme et le Gothique anglais : l’étude des aspects les plus sombres de la personnalité humaine, l’aspect labyrinthique de notre esprit, l’omniprésence de la mort, la question du mal et de la sexualité. Dans cette citation, Patrick McGrath et Bradford Morrow impliquent que le néo-gothique fait usage de ces apparats gothiques mais l’adverbe « strongly » montre à nouveau la volonté d’aller plus loin que le genre originel. Dans le gothique anglais et le romantisme, mort et sexualité sont implicitement liés ; l’acte de viol et de meurtre que commet Ambrosio dans une crypte dans The Monk apporte les prémices de l’acte nécrophile, prémices car Antonia est bien vivante quand il la viole. Le néo-gothique franchit une étape supplémentaire ; si on considère que Dracula est le précurseur du néo-gothique, la nécrophilie est plus perceptible bien que toujours voilée. Le fait que Dracula –qui de par son état vampirique est cliniquement mort– se nourrisse du sang de ses victimes s’apparente à une relation sexuelle, la relation buccale remplaçant la relation vaginale. Dans Under the Dome (2009) par exemple, Stephen King nous dévoile sans tabou un personnage nommé Junior Rennie qui tue une femme puis a un rapport sexuel avec elle et garde le corps enfermé dans la cave d’une maison. On comprend alors que Patrick MacGrath ait fondé sa vision du néo-gothique sur le délabrement et la transgression, « transgression et decay. » (Bradford Murrow, and Patrick McGrath xiv). Le thème de la transgression est commun au Romantisme et au Gothique. Le néo-gothique semble pousser ce thème plus loin dans l’utilisation qu’il fait du corps. MacGrath met par exemple l’accent sur le pourrissement du corps humain 357 Bradford Murrow, and Patrick McGrath xiv. 167 qui devient la métaphore d’une tombe. En ce sens le néo-gothique se rapprocherait plus du romantisme noir. Guy Astic se rapproche de la perception de Maurice Lévy en associant néo-gothique et grotesque. Guy Astic voit l’œuvre de Stephen King comme un espace grotesque ; il considère que celui-ci est créé par un emboîtement, une distorsion des lieux desquels « surgissent des espaces contradictoires, entre prolifération et dissolution. » (Astic 151). Dans Jessie (1992) par exemple, l’accent est mis sur la puissance angoissante et étouffante de la maison où se trouve l’héroïne. Cependant celle-ci est également au bord du gouffre et son sentiment constant d’être sur la brèche lui fait perdre la notion du lieu qui se change en un « gros trou noir. » (Astic 151). La claustration est omniprésente, comme dans le Gothique anglais d’ailleurs : « the protagonists often find themselves in claustrophobic circumstances. » 358 Dans son article, Maurice Lévy part des écrits de Leslie Fiedler et émet l’idée que ce que celui-ci « appelle ‘gothique’, quand il parle de personnages anormaux, d’invertis et d’êtres mutilés, pourrait bien être ce que d’autres nomment ‘grotesque.’ » 359 Lévy montre l’assimilation entre Gothique et Grotesque à travers les personnages de « freaks » de Flannery O’Connor bien que cela soit loin d’être visible au premier abord : même si « le Gothique est bien le style de la valeur proclamée, le Grotesque n’en est pas pour autant le genre de l’incohérent : mais sa logique est tue, pour ne se manifester qu’au terme d’un travail secret, caché du texte. » 360 358 Magistrale, Landscape of Fear 17. 359 Maurice Lévy, « Gothique et grotesque: Préface à l’ébauche d’une réflexion sur une possible relation.» 159. 360 Maurice Lévy, « Gothique et grotesque: Préface à l’ébauche d’une réflexion sur une possible relation.» 166. 168 Cette instabilité dans la signification rappelle que les problématiques liées au néogothique sont complexes et la ligne de démarcation entre le néo-gothique et le gothique postmoderne semble plus qu’ardue à définir car tous deux tendent à être apparentés. Magali Falco parle ainsi de la démarche néo-gothique : Cette démarche critique, que l’on pourrait qualifier de ‘néo’, consiste à repérer dans les textes postmodernes des éléments … gothiques, dont la réécriture ou la reprise est désignée sous les termes d’esthétique … néogothique. 361 Si la démarche néo-gothique consiste à prendre des éléments gothiques dans les récits postmodernes et de les réécrire, cela rassemblerait néo-gothique et gothique postmoderne sur le même pied d’égalité. La présentation plus précise qui suit du postmodernisme et de sa connexion au gothique soulignera la problématique de la réécriture et de la reprise parodique ou non des œuvres antérieures. b. Postmodernisme et Gothique Nous tâcherons d’apporter ici des éléments supplémentaires à ceux déjà donnés en introduction pour tenter de contribuer à l’avancée de notre réflexion. Dans The Modern American Novel, Malcom Bradbury situe le début de l’utilisation du terme « postmodernisme » aux Etats-Unis dans les années 1960. Il le situe dans le contexte de l’assassinat du président Kennedy, de la guerre du Vietnam, du combat pour les droits civiques, de l’apparition de la Beat Generation et du mouvement hippie. Le contexte historique de la venue de ce mouvement l’installe dans un paradigme de rébellion, d’instabilité, de recherche d’une autre réalité : 361 Anne Laure Fortin-Tournès, « Proposition pour une poétique transhistorique. » 9 septembre 2010 <http://www2.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/1-4/Fortin.pdf>. 169 The Sixties were a transforming period in the American arts, and were marked by a spirit of avant-garde revival. Techniques grew random, styles mixed and merged, methods became increasingly provisional. The tendencies that emerged acquired a variety of names -beat writing, black humour, aleatory art, bop prosody …- but, in an age that likes to have even its most provisional arts clearly labelled, it is well to settle … on the term ‘postmodernism.’ That elusive word tells us two things: that modernism is over, and that the late modern arts still function in its shadow. 362 Il n’y a donc pas de coupure complète entre le modernisme et le postmodernisme; le poids du passé reste bien en filigranne, comme entre le Gothique et le néo-gothique. Brian McHale nous invite à réfléchir sur la formation même du terme « postmodernisme » pour nous aider à en comprendre le mécanisme : POSTmodernISM. This ISM does double duty. It announces that the referent here is not merely a chronological division but an organized system –a poetics, in fact- while at the same time properly identifying what exactly it is that postmodernism is post. Postmodernism is not postmodern, whatever that might mean, but postmodernism; it does not come after the present (a solecism), but after the modernist movement. Thus the term ‘postmodernism’ … signifies a poetics which is the successor of, or possibly a reaction against, the poetics of early twentieth century modernism. 363 Le préfixe ‘post’ inscrit le mouvement à la suite du modernisme alors que rien dans le terme « néo-gothique » ne place celui-ci en rapport avec le modernisme. Nous voyons dans l’analyse des termes eux-mêmes une distinction entre néo-gothique et gothique postmoderne. Le néo-gothique est lié directement au gothique anglais alors que le gothique postmoderne nous lie à la fois au gothique et au modernisme. Le gothique postmoderne nous permet donc une double entrée quant à l’analyse du genre. Brian McHale ajoute une pierre à l’édifice de sa réflexion: « postmodernism follows from modernism, in some sense, more than it follows after modernism. » (McHale 5). L’accent est mis sur l’origine du mouvement avec la préposition « from. » Notre 362 Bradbury 198. 363 McHale 5. 170 impression première se trouve confirmée : associer gothique et postmodernisme signifie se diriger à la fois vers l’origine gothique anglaise ainsi que l’origine moderniste. Si nous suivons cette même voie, la filiation du néo-gothique ne se fait uniquement – comme l’indique le nom même– que vers le gothique. Si le postmodernisme est lié au modernisme, il nous faut dire quelques mots sur ce dernier. De manière historique, le modernisme est perçu comme une rupture avec les vieilles traditions telles que le victorianisme et est notamment caractérisé par une préférence pour les descriptions abstraites et une perception ironique et pessimiste de l’Homme. Selon Brian McHale le dominant 364 de la fiction moderniste est épistémologique, ce qui nous conduit à nous poser des questions du type: « ‘how can I interpret this world of which I am a part? And what am I in it?’ » (McHale 9). Le dominant de la fiction postmoderniste est ontologique, ce qui introduit des questions telles que: « ‘which world is this? What is to be done in it? Which of my selves is to do it?’ » (McHale 10). Le modernisme interroge sur la connaissance du monde et le postmodernisme interroge sur le mode d’existence du monde, sur l’être lui même et son but. L’écriture moderniste semble néanmoins emplie de cohérence comparée à l’écriture postmoderne. Cela est perceptible dans les thèmes constituant la pierre angulaire du postmodernisme donnés par Brian McHale: « an assault upon traditional definitions of narrative particularly those that created coherence or closure; … the creation of ruptures, gaps and ironies that continually remind the reader that an author is present. »365 L’aspect classique de la narration est remis en cause ; c’est bien l’incohérence qui règne et les interprétations que peuvent en déduire les lecteurs ne sont pas uniques. La 364 Le terme « dominant » vient de Roman Jakobson et représente le composant principal d’une œuvre d’art. 365 McHale 10. 171 thématique de la fracture, du non-sens est prégnante et la notion de déconstruction surgit de manière lancinante. Le terme « déconstruction » est lui-même indissociable du philosophe français, Jacques Derrida 366 et de la notion de logocentrisme. « ‘Logocentrism’ is the term Derrida uses to cover that form of rationalism that presupposes a ‘presence’ behind language and text -a ‘presence’ such as an idea, an intention, a truth, a meaning or a reference for which language acts as a subservient and convenient vehicle of expression. »367 Cette tradition linguistique et philosophique occidentale voit une vérité, un sens dans l’expression du langage. Le concept de déconstruction rompt avec cette forme de rationalisme et avec la signification traditionnelle des récits puisque la notion de sens univoque est remise en cause : La ‘rationalité’ … qui commande l’écriture ainsi élargie et radicalisée … inaugure la destruction, non pas la démolition mais la dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les significations qui ont leur source dans celle de logos 368 en particulier la signification de vérité. 369 Il n’y a plus une vérité unique et universelle. La parole est comme toute écriture soumise à l’instabilité et au glissement du sens. Le texte existe en corrélation avec d’autres textes tissant une toile inextricable brouillant totalement leur signification : For literary criticism the implications of deconstruction and of Derrida’s work in general, are profound. Literary studies have traditionally been concerned with the interpretation of texts, with revealing the ‘meaning’ behind the text (be that meaning the author’s intention of the ‘truth’ of the human condition). Deconstructionist logic disrupts that interpretive mode. If the meaning of the text is unstable, undecidable, then the project of literary interpretation is compromised; interpretation is doomed to endlessly repeat 366 Jacques Derrida, De la grammatologie. 367 Philip Rice, and Patricia Waugh 182. 368 « Nous appellerons le logocentrisme: métaphysique de l’écriture phonétique (par exemple de l’alphabet.) » Derrida (1967: 11). Dans le logos, le lien à la phonè n’a pas été rompu. 369 Derrida 21. 172 the interpretative act, never able to reach that final explanation and understanding of the text. 370 Le challenge interpretatif est ainsi constant dans les œuvres postmodernes. Le procédé de lecture lui-même est soumis à la subversion, à la visualisation d’une spirale infernale. Les discours perdent leur fondement et c’est le manque d’unité et de totalité qui prédomine. Pour Lyotard, le postmodernisme marque la fin de la crédulité à l’égard des métarécits de la Modernité. Les métarécits correspondent aux schémas narratifs totalisants et globaux qui visent à expliquer l'intégralité de l'histoire humaine et de la connaissance. Les progrès scientifiques, l’informatisation de la société ont décrédibilisé ces métarécits, le savoir étant devenu une simple « marchandise informationnelle. » (Lyotard 12). Le postmodernisme équivaut à la remise en cause des valeurs établies et la thématique de transgression qui y émerge en arrière-plan nous rapproche des mouvements romantiques et gothiques. 371 Steven Connor montre la conscience totale des artistes postmodernes face à leurs actes : Modernism has shocked sensibilities and assaulted senses with sex, speed, noise, and nonsense. Postmodernist artists have carried on relentlessly shocking and assaulting and provoking, as they had done for nearly a century, but they added to their repertoire the kinds of defensive attack represented by postmodernist theory. Modernist work was shock requiring later analysis. …. Postmodernist work attempts to draw experience and meaning, shock, and analysis into synchrony. Being modernist always meant not quite realizing that you were so. Being postmodernist always involved the awareness that you were so. 372 370 Philip Rice, and Patricia Waugh 183. 371 « From its beginning, post-modernism has always been more than a cartographic entreprise ; it has also been a project, an effort of renewal and transformation. The questions raised by postmodernism were always questions of value. » Connor (2004: 5). 372 Connor 9-10. 173 Le postmodernisme veut tout à la fois choquer et faire réagir. Il allie le présent et le passé ce qui explique la notion de réécriture au cœur du mouvement. Ces récits ne sont pas seulement réécrits mais remis au goût du jour et perçus sous un angle critique. Ce n’est pas uniquement un retour en continu du passé car il y a distanciation avec celui-ci. Ainsi, allier le gothique au postmodernisme double le challenge interprétatif et la dimension transgressive. Le gothique anglais et le postmodernisme riment tous deux avec excès. Associer ces deux mouvements nous place dans le domaine du double excès. C’est le paradigme de l’emphase, de l’exagération, du sur-dévoilement. Ces thématiques s’appliquent également au néo-gothique. Pourtant, c’est bien le terme « postmoderne » que nous choisissons d’appliquer à nos auteurs car, comme nous l’avons précisé dans notre introduction, le préfixe ‘post’ souligne la quête constante de trangression et de transcendance des auteurs. De par les éléments choquants qui parsèment leurs œuvres, King, Straub et Palahniuk poussent les lecteurs à une réflexion de tous les instants et le désordre qu’ils créent semble avoir une signification. Associer gothique et postmodernisme indique que nos auteurs font leur la tradition gothique en la remettant au goût du jour. Ils ajoutent au paradigme de l’exagération une dimension kitsch. On pourrait aller jusqu’à dire que le Gothique postmoderne est du sur-gothique ; un mouvement où l’excès de trop abolit toute signification stable thématique et langagière. Nous pouvons déjà dire que l’absence de sens recherchée par les auteurs peut faire écho au style minimaliste de Palahniuk. S’il n’y a plus de sens, il n’y a plus de mots ; il y a une sur-absence langagière. L’association du Gothique et du postmodernisme nous fait osciller entre la sur-présence et la sur-absence. Allier Gothique et postmoderne signifie combiner des valeurs du passé avec une déconstruction et une transmutation des règles établies. Notre travail est de démontrer comment King, Straub et Palahniuk 174 façonnent à partir d’un moule donné une nouvelle création en remettant en cause toutes les attentes des lecteurs. Une analyse en miroir des lieux et des personnages dans nos trois récits nous permettra d’appuyer notre choix de l’étiquette « postmoderne » pour nos auteurs en gardant à l’esprit l’imprégnation des œuvres par le sentiment d’abjection. c. King, Straub et Palahniuk : des écrivains gothiques postmodernes Tony Magistrale, un des auteurs critiques les plus renommés sur l’œuvre de King, parle ainsi de son auteur de prédilection : « his art is the very embodiment of a postmodernist aesthetic. » 373 Il indique que King a fait du postmodernisme un art. Nous devons nous demander dans quelle mesure les récits choisis allient les caractéristiques gothiques et postmodernes. Nous nous concentrerons ici sur deux éléments simples mais vitaux dans les thèmes narratifs: les personnages et les lieux. Notre dernière souspartie présentant une analyse détaillée des personnages comme auxiliaires du sentiment d’abjection, nous choisissons de donner dans ce qui suit une vision d’ensemble du processus de caractérisation afin de faire nos premiers pas sur la scène offerte par les auteurs. c1. Des personnages postmodernes Nous placer dans la lignée du gothique postmoderne éclaire le titre de notre thèse et la notion d’abjection en est un moteur. Notre analyse des personnages dans cette partie doit être considérée comme un travail de défrichage pour une réflexion plus poussée qui 373 Magistrale, Stephen King, The Second Decade, Danse Macabre to the Dark Half x. 175 suivra dans la troisième sous-partie. La lutte entre l’héroïne innocente et le personnage du « villain » n’a pas lieu dans nos récits. Nous retrouvons, il est vrai, dans Thinner, Shadowland et Lullaby la violence comportementale et parfois physique de personnages en rébellion avec la société environnante. Dans le récit kingien, cette violence est à la fois refoulée et exprimée. Billy Halleck contient d’abord les sentiments violents ressentis à l’égard de son épouse mais finit par les laisser apparaître au grand jour. Ces sentiments à l’égard du gitan Lemke mêlent une violente colère et une extrême froideur. Lemke est lui véhicule d’une violence physique particulière. Il n’a nul besoin de montrer une supériorité physique; la violence et la destruction physique passe par une simple caresse. Dans Shadowland, le thème de la violence s’applique particulièrement au maître de ce royaume de l’ombre, Coleman Collins. Il présente toutes les caractéristiques d’un personnage soumis à une passion extrême. Il utilise uniquement la magie pour contrôler son entourage, il exploite la naïveté des plus faibles en faisant miroiter à Del et à Tom un avenir de grand magicien. Il ne connaît ni le remords, ni le pardon ; il tue la femme qu’il aime ou les parents de Del. Dans Lullaby, le narrateur, Carl Streator, est confronté à la violence de ses sentiments (liés à la mort de sa femme et de son enfant) à chaque fois qu’il construit une maison miniature et l’écrase violemment avec le pied. La berceuse permet une violence physique à distance mais la violence est bien réelle puisqu’elle donne la mort. Les personnages dépeints par nos auteurs sont aussi dévorés par une passion destructrice. Dans Thinner, c’est l’amour démesuré de Billy pour sa fille qui le conduit, au moment où il est enfin délivré de la malédiction gitane, à prendre une part de tarte pour sombrer avec elle dans une mort affreuse et inéluctable. Dans Shadowland, c’est le désir immodéré de pouvoir qui conduit Cole à manipuler et tuer 176 son entourage. Dans Lullaby, c’est le désir irrépressible d’utiliser la berceuse qui cause la descente en enfer de Carl. Ce tourbillon de violence fait écho au Romantisme et au Gothique anglais. Cependant, si les personnages gothiques sont traditionnellement très codifiés, le personnage du « villain » est loin d’être clairement défini dans nos trois récits. Dans Lullaby, Carl et Helen tentent de retrouver Mona et Oyster pour empêcher un usage malsain du grimoire, élément utilisé de manière récurrente dans le domaine de la magie. Si Mona et Oyster font office de méchants, la propension au meurtre de Carl et d’Helen les classe eux également dans la catégorie des êtres monstrueux. Le mythe du scélérat est remis au goût du jour et teinté d’ambiguïté, démultiplié par Palahniuk qui abolit la frontière entre le bien et le mal. C’est bien sur cette dimension trouble que jouent les auteurs pour briser notre vision commune du personnage abject. Les auteurs brouillent nos repères en nous montrant la figure ambivalente et protéiforme du « villain. » Dans Thinner, Billy est prêt à tout sacrifier pour sa fille mais condamne à mort par avance son épouse. Dans Shadowland, la trahison de Tom vis-à-vis de Del laisse un sentiment de malaise chez le lecteur. De même l’héroïne traditionnellement innocente des récits gothiques n’est pas l’angle d’approche choisie par nos trois écrivains. Rose représente l’altérité, Gina la tentation et Helen la force manipulatrice. Les héroïnes sont à la fois protectrices et tentatrices. King, Straub et Palahniuk accentuent la différence d’âge entre la femme diabolique et sa victime. Mona pourrait être la fille de Carl tout comme la bohémienne pour Billy. De même, Cole a une relation ambigüe avec Rose qui n’est qu’une adolescente. Les personnages secondaires -des personnages traditionnellement sans consistance « flat character »- jouent un rôle crucial et soulignent le caractère amoral des protagonistes. Le périple de Billy est vide de sens sans le gitan. La quête de Carl n’a pas lieu d’être sans Oyster et Mona et la 177 confrontation entre Tom et Cole est inévitable pour l’accès à la maturité du protagoniste. Nous verrons dans la troisième sous-partie que les personnages engendrent d’abord de l’abjection par leur physique. Nos auteurs ne pratiquent aucunement l’art de l’évitement et se placent dans la lignée de Lovecraft en faisant un usage répétitif du processus descriptif pour donner plus de poids à l’horreur des évènements présentés. Denis Mellier parle de « monstration » « excessive et hyperréaliste. » 374 C’est ce qu’il nomme « une poétique de l’explicite. » (Mellier 35). Pour Roger Bozzetto, le monstre lovecraftien « se différencie des monstres du fantastique classique, qui tirent leur efficacité de ces procédures d’évitement que leur propose le texte, et dont les meilleurs exemples se trouvent sans doute chez Henry James. » 375 La description du personnage de Shoggoth tirée de « At the Mountains of Madness » par exemple nous montre l’art de Lovecraft: A shapeless congeries of protoplasmic bubbles, faintly self-luminous, and with myriad of temporary eyes forming and unforming as pustules of greenish light all over the tunnel-filling front that bore down upon us. 376 Le sentiment d’horreur ressenti par le lecteur face à une description aussi précise du fait monstrueux est immédiat et nous rappelle par exemple le procédé descriptif excessif utilisé par King lors de la description du visage du policier Duncan Hopley. Les auteurs cherchent à choquer et à faire réagir le lecteur. Stephen King pratique, dans la lignée de Lovecraft, une description hyperbolique de la monstruosité : 374 Denis Mellier, La littérature fantastique (Paris : Seuil, 2000) 5. 375 Roger Bozzetto, Territoire des fantastiques 176. 376 H.P. Lovecraft, The Call of Cthulhu and Other Weird Tale (London : Vintage, 2011) 484. 178 Lovecraft se différencie par l’écriture qui, à grands renforts d’adjectifs et d’adverbes, pose -par ce que Jean Fabre qualifiait de ‘style gras’- une présence pesante que Denis Mellier dans sa thèse caractérise comme du ‘fantastique par excès.’ 377 Le gothique postmoderne semble mêler horreur et grotesque en considérant que ce dernier élément réfère à des éléments hostiles, monstrueux, aliénants, échappant à tout contrôle. Par exemple, le premier rêve 378 de Billy au chapitre 7 montre une ville entière touchée par la malédiction gitane ; celle-ci a transformé les habitants en squelettes vivants. Deux femmes d’une maigreur alarmante apparaissent dans le rêve: Their faces were all cheekbones and bulging brows stretching parchment -shiny skin; the necklines of their dresses slipped from jutting skin-wrapped collarbones and deep shoulder hollows in a hideous parody of seduction. (64) L’aspect cadavérique des femmes accroît le sentiment de malaise chez le lecteur. Le champ lexical osseux est lié au champ lexical de l’excès : « all/ bulging/ stretching/ shiny/ jutting/ deep/ hideous. » Les personnages féminins kingiens sont perçus comme des mortes vivantes et l’utilisation du mot parchemin met l’accent sur leur ruine physique. Cependant, la notion de séduction mortuaire -qui nous ramène elle-même au thème vampirique- est poussée ici au grotesque : « a hideous parody of seduction. » C’est la séduction de l’objet abject. Le rire qui caractérise le grotesque rabelaisien ne semble pas s’appliquer ici car la vision que nous donne King n’engendre que de l’abjection. 377 Bozzetto 176. (Denis Mellier, La terreur fantastique et l’écriture de l’excès: Théorie et pratique du récit terrifiant, Thèse, 1994 (Paris : Paris III, 1995).) 378 L’importance même accordée aux rêves dans Thinner et également dans Shadowland montre l’influence du Romantisme sur nos auteurs. 179 L’érection de ces mortes-vivantes rappelle les personnages de « mortes amoureuses » décrits par Bernard Terramorsi 379 pour qualifier les héroïnes de Théophile Gautier, Omphale, Clarimonde et Arria : ‘mortes amoureuses’ : le syntagme signifie une érection des mortes, au sens où l’on parle de l’érection d’une statue. L’érection des mortes réveille l’angoisse de la mort, l’angoisse de castration de héros qui assistent finalement sans bouger à la rechute de ces mortes, de ces érections. 380 Les deux femmes squelettiques effraient Billy car elles représentent effectivement la mort. L’abondance d’éléments descriptifs est cependant en elle-même problématique. L’auteur ne nous donne pas la description précise de leurs visages, de leurs tailles ou de leurs expressions. L’apparente surenchère descriptive laisse en fait de nombreux champs d’ouverture à l’imagination. Cela nous amène à dire que King oscille entre monstration et évitement de l’élément abject ; c’est également le cas pour Palahniuk qui, lorsqu’il décrit le fils d’Helen à l’hôpital ou lorsque le corps de Patrick est projeté au sol par Oyster causant son démembrement, nous livre une description corporelle insoutenable. Cependant, nous n’avons pas de description précise des traits de Patrick et le flou prédomine. Le sentiment d’horreur ressenti par le lecteur dans le récit kingien face à la description des deux femmes se retrouve lorsque Billy rêve de Linda toujours vivante se faisant manger par Lemke métamorphosé en corbeau. Le personnage est ainsi décrit: Billy’s daughter leaned against a lampost, nothing but a bunch of jointed sticks in her purple and white cheerleader’s outfit. It was impossible to tell if she were really dead like the others or only comatose…It ripped out a great swatch of her hair with its rotting beak. Bloody strands of scalp still clung to the ends, as clumps of earth cling to the roots of a plant which has been roughly pulled out of the ground. And she was not dead. (215) 379 Théophile Gautier, Les mortes amoureuses : Nouvelles (Arles: Actes sud, 1996). 380 Gautier 121. 180 L’accent mis sur le champ lexical de la mort et de la pourriture, l’horrible, le goût du sang fait écho au Romantisme noir et au Gothique et le thème de la fragmentation visible ici fait écho à la déconstruction postmoderne. Aucun détail précis n’est donné du visage de Linda. La description laisse finalement là encore beaucoup de place à l’imagination malgré l’emphase mise sur le macabre et le cannibalisme. Comme nous l’avons dit précédemment, l’association du gothique et du postmodernisme nous fait osciller entre la sur-présence et la sur-absence. Nous sommes à la fois confrontés à l’excès d’éléments abjects et à un vide dans la description. Après que Billy ait récupéré la tarte avec le gitan, il découvre la main de Ginelli dans la voiture –on est là dans le réalisme terrifiant– et comprend avec horreur que son ami est mort. King ne nous donne à voir que la main de Ginelli mais il n’est fait nulle part mention de sang ou d’adjectifs morbides. Cela n’ôte en rien l’horreur de la situation pour le lecteur. Le sentiment d’abjection peut être créé par l’élément le plus ordinaire. On ne saura qu’au chapitre 26 que le corps de Ginelli a été retrouvé dans un appartement avec le mot « pig » écrit sur le front. King est à nouveau dans le cas de la mort de Ginelli, entre la monstration et l’évitement ; ces descriptions savamment dosées amènent le lecteur à faire l’expérience d’une palette de sentiments et contribue à une vision particulière des personnages. Si l’on considère la définition du fantastique de Denis Mellier, on peut considérer que nos auteurs partagent un héritage fantastique : « le fantastique repose sur une économie paticulière entre excès et retenue, entre explicite et implicite. »381 Cependant, si « le fantastique est toujours une intrusion brutale, une déchirure, un scandale, »382 l’objet de l’abjection s’insinue de manière insidieuse dans le quotidien, provient du 381 Mellier, La litérature fantastique 5. 382 Mellier, La litérature fantastique 11. 181 quotidien lui même et imprègne à l’infini la vie des personnages. Les conventions sont sans cesse retravaillées par nos auteurs. L’ambiguïté entre le réel et l’imaginaire, force motrice dans le fantastique laisse la place chez nos auteurs au jeu de la répulsion et de l’attraction. Le thème de l’irrationnel commun au Romantisme, Gothique et au fantastique est prégnant dans nos trois récits : la malédiction gitane dans Thinner n’a aucune explication rationnelle. Il en va de même pour le pouvoir mortifère de la berceuse dans Lullaby ou pour les pouvoirs de Tom dans Shadowland. Les auteurs mêlent des éléments passés mais les remettent au goût du jour ; l’horreur se fait plus insidieuse, plus psychologique. La présence de cette dimension psychologique était déjà visible dans les œuvres gothiques anglaises puisque les côtés les plus sombres de la personnalité humaine étaient explorés. Dans The Castle of Otranto, par exemple, la description labyrinthique de la partie souterraine du château menant au monastère apparaît de manière récurrente: the lower part of the castle was hollowed into several intricate cloisters … An awful silence reigned throughout those subterraneous regions, except now and then some blasts of wind that shook the doors she had passed, and which grating on the rusty hinges were echoed through that long labyrinth of darkness. 383 Les adjectifs « intricate » et « subterraneous » font écho à l’esprit déviant et pervers de Manfred souhaitant épouser la femme, promise originellement à son fils. La description du château lors de la fuite d’Isabella se mêle à l’exploration des sentiments de la jeune fille à l’annonce que lui fait Manfred de vouloir l’épouser pour assurer sa descendance: « -Heavens ! cried Isabella, waking from her delusion, what do i hear ! You, my lord! 383 Peter Fairclough, Three gothic novels. Walpole the Castle of Otranto; Beckford vathek; M S Frankestein (Harmondsworth : Penguin Books, 1983) 61. 182 You ! My father in law! … She shrieked, and started from him. » (Fairclough 59). L’accent est mis sur l’immoralité et la terreur engendrée par Manfred: That lady, whose resolution had given way to terror the moment she had quitted Manfred, continued her flight to the bottom of the principal staircase. There she stopped, not knowing whither to direct her steps, nor how to escape from the impetuosity of the prince. … Should she, as her heart prompted her, go and prepare Hippolita for the cruel destiny that awaited her, she did not doubt but Manfred would seek her there, and that his violence would incite him to double the injury he meditated, without leaving room for them to avoid the impetuosity of his passions. 384 L’auteur nous donne accès aux turpitudes du personnage. La menace sexuelle est bien perçue et accroît le sentiment de terreur ressenti. Les trois auteurs étudiés mettent aussi en avant la dimension psychologique qui permet l’identification avec les héros. La perversité des personnages est cependant poussée sans tabou jusqu’à la nausée. Les auteurs allient description physique et psychologique. La description physique de Carl dans le récit de Palahniuk par exemple n’est pas aussi précise que celle d’Helen et cet évitement descriptif semble faire écho à la perte des repères et au vide affectif vécu par le protagoniste. La description que donne Helen de Carl est une suite de détails qui laisse néanmoins le lecteur dans le flou quant aux traits faciaux du personnage : « ‘brown sport coat,’ she says, ‘brown slacks, white shirt.’ She frowns and winces, ‘and a blue tie.’ … Middle-aged. Five-ten, maybe one hundred seventy pounds. Caucasian. Brown, green. » (27-28) Cette accumulation d’éléments factuels rend le narrateur parfaitement quelconque et va de pair avec le sentiment de déshumanisation véhiculé par l’auteur à travers le récit. L’accumulation de détails ne donne paradoxalement pas une image unifiée mais fragmentaire qui souligne l’errance identitaire du protagoniste. La thématique de la fragmentation peut faire écho à la déconstruction postmoderne. 384 Fairclough 60-61. 183 Palahniuk mêle le thème de la fragmentation avec la présence du sang qui existait déjà dans les récits gothiques anglais par exemple lorsque Carl retrouve Helen à l’hôpital à la fin du récit. Cependant l’auteur pousse la perversité au grotesque ; en effet, Oyster ayant pris possession du corps d’Helen lui a fait avaler ses bijoux ainsi que du produit pour nettoyer les canalisations : « blood spills out of her mouth. … Her teeth are shattered, bloody gaps, and pits show inside her mouth. … She swallows blood and shattered diamonds and teeth. » (250-51) Cette association du sang, de dents et de diamants est inattendue puisqu’elle allie l’humain et l’inanimé. Ironiquement, celle qui se complaît dans le luxe meurt littéralement en avalant ses bijoux, rendant sa mort grotesque. On prend ce dernier dans sa tonalité sombre et inquiétante. Les personnages de « villain » présentés par les auteurs n’ont plus les contours aussi précis que dans les œuvres gothiques anglaises. La thématique de l’ambivalence est mise en exergue et nos auteurs oscillent entre monstration et évitement. Cette stratégie laisse un vaste champ libre à l’interprétation et à l’imagination. Il en va de même pour les lieux choisis par King, Straub et Palahniuk qui allient tradition gothique et innovation. c2. Un locus postmoderne Associer le lieu à la notion de postmodernisme soulève différentes interrogations : on peut se demander comment les lieux choisis dans le gothique anglais sont soumis à la notion de déconstruction avancée par Derrida. Nous devons montrer en quoi ceux-ci sont ambivalents. Arrêtons nous d’abord dans notre périple aux lieux décrits par Straub dans Shadowland. L’école Carson est décrite comme un endroit sombre, effrayant dès sa première évocation: « Carson was a boys’ school, old-fashioned and quirky and 184 sometimes so stern it could turn your bowels to ice water. » (24) Le lecteur est immédiatement plongé dans une atmosphère pesante, lugubre, mortifère qui fait écho au château ou au monastère gothique anglais. Cette citation nous place déjà sur deux pôles : les adjectifs « old-fashioned, stern » ou l’expression « turn your bowels into ice » font écho à la tradition gothique ainsi qu’à la basse température qui y règne. Néanmoins, l’adjectif « quirky » montre déjà la volonté de sortir des sentiers battus ; le château gothique est remplacé par une école, une institution familière à tout individu, ce qui accroît le malaise des lecteurs. Le terme « gothique » lui même est utilisé par l’auteur: The school was chiefly situated in an old Gothic mansion on the top of a hill, to which had been added a modern wing-steel beams and big plates of glass. The old section of the school somehow shrank the modern addition, subsumed it into itself, and all of it looked cold and haunting. (25) L’école est bien isolée en haut d’une colline ; la thématique de la hauteur, de la verticalité est visible. L’opposition entre le passé et la modernité est soulignée mais cette dichotomie n’est qu’apparence. Les parties obsolètes et modernes sont construites côte à côte et le bâtiment du passé semble engloutir la partie moderne ajoutée. L’école déconstruit la demeure gothique avec l’ajout de verre et d’acier. Les verbes « shrank », « subsumed », nous ramènent au domaine de l’excès ; la réduction de la partie moderne est exagérée et l’ensemble donne une impression de flou. Ce mélange même de passé et de présent déconstruit le lieu traditionnel du gothique anglais et nous inscrit dans le gothique postmoderne. Le lecteur est frappé par le côté disparate du bâtiment qui est de mauvais goût. La présence des couloirs et des escaliers rappelle les récits gothiques anglais mais Straub va plus loin en incluant des éléments comme des radiateurs, des murs lambrissés. L’aspect kitsch de la description du lieu est proprement postmoderne. 185 L’école allie beauté et dangerosité, attraction et répulsion: « beautiful slippery wooden floors. » « Some of the rooms were jewel-box tiny, with mullioned windows, panelled walls, and ugly radiators that gave off little heat. » (25) Le mot « jewel » contraste dans un oxymore avec l’adjectif « ugly. » De plus, les radiateurs n’accomplissent pas correctement leur fonction. On insiste sur leur esthétique laide plus que sur leur utilité. La description inattendue par le lecteur des radiateurs contribue à l’effet déstabilisant du postmodernisme. L’alliance des contraires semble être une caractéristique du gothique postmoderne. La description du manoir lui même nous rappelle l’hôtel Overlook dans l’œuvre incontournable de King, The Shining, 385 où le mélange de modernité et de décrépitude prévaut également. La destruction de l’école par le feu est une vision moderne de l’enfer et nous rappelle une autre œuvre de King, Carrie, dans laquelle une adolescente met le feu à son école pour se venger de ceux qui se sont moqués d’elle. Les échos visibles entre les différentes œuvres des auteurs sont là pour nous rappeler les jeux de miroir entre le gothique anglais et postmoderne ainsi que la résurgence ad infinitum du passé. Straub nous offre une vision postmoderne de l’enfer. Il fait référence au pandémonium de Milton: « already the doors were a pandemonium. » (42) La vision traditionnelle de l’enfer liée au feu est gardée mais associée à un lieu moderne, un auditorium: « when the doors were cleared, we saw that the flames were leaping within six or seven feet of the auditorium-the outside looked like a solid world of fire. » (142-43) Le monde n’a plus d’existence propre ; il est réduit à des flammes mais le paradoxe est encore à l’œuvre. Un élément éphémère, le feu, se change en quelque chose de solide. Le feu, étant également un symbole de purification, semble ici 385 Le personnage de Bud Copeland rappelle celui du cuisinier protecteur du petit Dany dans le récit de King. 186 mettre fin aux éléments macabres régnant à Carson. L’adjectif « dark » revient d’ailleurs tel un leitmotiv à travers le récit et permet à l’auteur d’installer une atmosphère pesante ; il est utilisé 75 fois en comptant les déclinaisons du type « darker, darkness, darkening, darkened, darkly. » L’école représente la peur de l’inconnu ; l’opposition est clairement perçue entre le monde souterrain obscur et le monde « d’en haut » lorsque les élèves font la queue pour récupérer leurs papiers d’inscription : Mrs Olinger monte vers la lumière alors que les élèves qui attendent en bas des escaliers restent dans l’obscurité. La structure verticale prédomine comme dans le gothique anglais mais l’image de ce va-et-vient constant entre les ténèbres et la lumière est inscrite dans le cadre d’une école : « without this light, the library was oddly tenebrous. » (31) L’étrange et le ténébreux ne font qu’un. Le narrateur met en avant le fait que l’école soit un organisme vivant dans un processus de personnification qui est non sans rappeler la maison Usher de Poe: « then I again had that sense of a secret life running through the school, beating away out of sight, humming like an engine. » (135) Une fois de plus, l’auteur inclut un élément inattendu en comparant l’école à un moteur. Broome annonce de manière métonymique que l’école est malade: « Something ill was growing at the school’s heart, and flattening on us all. » (106) Tout comme la maison Usher se nourrit de l’âme de Roderick et Madeline, Carson est un vampire moderne, abritant le nouveau maître des ténèbres, Broome. L’école inclut les éléments architecturaux modernes comme elle absorbe l’identité des élèves. Le but de Carson est d’atteindre une uniformisation des pensées et des actes de ses pensionnaires. Thorpe indique que l’école est prioritaire au détriment de l’individualité des étudiants. Straub s’inspire donc du gothique anglais et y ajoute des éléments modernes : Laker Broome représente le personnage du villain mais il n’est pas seul puisqu’il partage ce 187 rôle avec Skeleton et Cole et une école remplace le château traditionnel. Dans Le livre et l’image de Françoise Dupeyron-Lafay, 386 Maurice Lévy montre que l’élément du château fait la jonction entre le roman gothique anglais et le nouveau roman noir : Demeures évidemment gothiques de style, elles n’ont pas moins de tours et de créneaux que celles de vignettes d’antan. … L’un de ces attributs majeurs est la Tour, qui n’est pas là pour figurer un simple élément architectural, mais illustre l’action, en servant de prison à l’héroïne et donne souvent son titre au récit. 387 Dans Shadowland, l’école remplace bien le château gothique et se change en prison pour les élèves. La thématique du confinement est mise en lumière et est à la fois physique et psychologique. Elle s’allie à l’aspect labyrinthique du lieu. La thématique gothique du labyrinthe est elle-même revisitée : Parts of the original building- the headmaster’s office, the library, the corridors and staircases- resembled the Garrick Club. Old wood polished and gleaming, oak bookshelves and handrails, beautiful slippery wooden floors. (25) Cette citation révèle plusieurs éléments : l’état poli et net des lieux rappelle l’aspect lustré de la demeure de Cole au moment où le nouveau roi des chats est prêt à être nommé. L’auteur montre aussi que Carson semble être sans fin. Le chemin qui mène au bureau de Broome immerge bien le lecteur dans un dédale de couloirs : not a true antechamber, it was formed by the end of the black corridor housing the school offices, from which Mrs Olinger had first appeared. At that end, a curved wooden arch created the illusion that we were in a room. (34) 386 Françoise Dupeyron-Lafay, Le livre et l'image dans la littérature fantastique et les œuvres de sciencefiction (Aix-en-Provence: Publications de l'université de Provence, 2003). 387 Lévy, « Images du nouveau roman noir, » Le livre et l’image 156. 188 La thématique du labyrinthe nous lie au mythe grec du minotaure et de Thésée.388 Ce qui nous intéresse ici est l’épreuve initiatique que représente pour Thésée l’affrontement du minotaure dans ce lieu. Le labyrinthe était dans le roman gothique la construction architecturale qui représentait l’idée de perte et d’impasse … Le labyrinthe, synonyme de quête, est la voie que l’on doit emprunter pour découvrir le secret, mais où tout devient possible. 389 Carson cache effectivement un terrible secret : Laker Broome est le double de Cole et Carson semble être le miroir de Shadowland. Le mythe de Thésée est un voyage vers la mort, un sacrifice et une renaissance. On verra dans la deuxième partie de cette thèse que le périple de Tom dans le récit peut s’apparenter à une quête identitaire qui l’amènera à la découverte de lui-même. King inclut, lui, un réel labyrinthe dans le chapitre intitulé « Mohonk. » Halleck finally gave in and agreed to climb the Labyrinth Trail with his wife. Mohonk’s grounds were laced with hiking trails, rated from easy to extremely difficult. Labyrinth was rated ‘moderate,’ and on their honymoon he and Heidi had climbed it twice. … He remembered worming through one of the narrow, cavelike passages in the rock, and whispering ominously to his new wife, ‘Do you feel the ground shaking?’ when they were in the narrowest part. » (26) Le labyrinthe n’ouvre pas ici la porte de la renaissance ; il est lié à la peur de l’étouffement, de la claustration. Les termes « worming through/ narrow/ cavelike/ passages » le montrent bien. Le monstre que Billy doit affronter dans ce lieu clos est lui-même et est représenté par sa surcharge pondérale qui pourrait l’y emprisonner. 388 Le Minotaure était un monstre avec le corps d’un homme et la tête d’un taureau, fils de Pasiphaé, l’épouse de Minos et d’un taureau envoyé par Poséidon. Minos demande à Dédale de faire élever un labyrinthe « composé d’un tel enchevêtrement de salles et de couloirs qu’il était impossible à tout autre qu’à Dédale d’y retrouver son chemin. C’est là qu’il enferma le monstre. Et chaque année … il lui donnait en pâture sept jeunes gens et sept jeunes filles. » Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine (1951: 299). Thésée tue le monstre et grâce à l’aide d’Ariane et au peloton de fil qu’elle lui donne parvient à sortir du labyrinthe. 389 Falco 58-59. 189 La chambre de Steve est, elle, décorée par des éléments morbides : « the room was a palimpest of screaming infants, wrecked jeeps, bloated dead in Kapok jackets … Mossy monsters from horror comics embraced starlets with death’s heads. » (46) La touche kitsch postmoderne est à nouveau visible ; les monstres sont associés à des jeeps ou à des vestes Kapok. Steve annihile l’innocence des enfants en les mêlant au sang et à la mort. La thématique de l’excès affecte la dimension descriptive: rifle barrels, many blood-streaked corpses, a baby hoisted aloft on a spear. These gradually faded into an area dominated by automobile and household appliances and women’s photographs from which he had removed the faces. In their place he had glued animals’ masks, foxes’ and apes’. (72) Steve mêle des éléments horribles à la société de consommation, les corps humains aux animaux. Straub oscille lui aussi entre monstration et évitement. Il met l’accent sur le sang et la pourriture « blood-streaked corpses » mais cette description laisse le flou quant à l’apparence précise des cadavres ; si une accumulation de détails macabres est donnée concernant la chambre de Steve, le lecteur peut toujours laisser libre cours à son imagination. On ne nous donne pas de détails sur l’apparence des animaux ou sur les femmes dont il a ôté le visage. Les images mortuaires s’accumulent mais les champs lexicaux de la mort et de la fragmentation se teintent de grotesque (pris dans le sens de la présentation d’éléments monstrueux, aliénants) à travers cette association de l’humain, l’animal et des objets quotidiens. La perte d’identité et le processus de déshumanisation sont à son comble puisque Steve remplace les visages humains par des têtes d’animaux. Il crée ainsi des êtres hybrides, ce qu’il deviendra ironiquement lui-même lorsqu’emprisonné dans le collectionneur ; il sera en effet mi-homme, mi-monstre. Le collectionneur lui même et le lieu choisi pour son apparition -une salle de bains- s’éloigne des conventions du Gothique anglais. Le monstre n’apparaît plus dans un labyrinthe ou un lieu sombre 190 mais dans un locus lié à la société de consommation et apparaît ironiquement lorsqu’on met en route la lumière. Dans le récit gothique postmoderne, le monstre n’apparaît plus dans l’obscurité mais se révèle au grand jour: « the face, with distorted rubbery lips and dead skin, the very face of greed, of acquisitiveness sucked down into pure hunger, looked at him with his own eyes. » (179) Une fois encore, cette description imagée n’apporte pas une représentation précise du collectionneur pour le lecteur. L’auteur décrit les lèvres et l’aspect de la peau de cette créature mais le lecteur doit imaginer l’aspect d’un visage transformé par la convoitise et la faim. Tout comme King, Straub mêle donc des éléments descriptifs précis à des éléments plus abstraits. Il allie également tradition et modernité dans la description de Shadowland. L’auteur construit tout au long du récit une atmosphère où la tension est palpable et la découverte de la demeure de Cole isolée au cœur d’une forêt accroît le suspense. La nature dans Shadowland est perçue de manière ambigüe à l’image de la personnalité trouble du propriétaire. Fidèle à la vision de la forêt comme lieu traditionnel des rites sataniques, Straub fait pratiquer à Cole de la magie noire dans son antre maléfique. Nous mentionnons ici que la forêt est également liée à l’initiation : La forêt est le lieu de rencontres magiques avec des animaux dangereux ou des êtres mystérieux –elle est notamment la demeure des loups- qui engagent une épreuve physique avec l’homme, épreuve dont celui-ci sortira vainqueur et initié ou perdant et mortifié … Dans tous les cas, la forêt est un terrain éprouvant, un lieu de transition vers un autre état. 390 Shadowland ouvre les portes d’une dimension inconnue : la demeure se situe au bout d’une intersection, communément considérée comme le lieu de communication avec l’au delà. Shadowland est un lieu où les références spatiales et temporelles n’existent 390 Catherine Pont-Humbert, Dictionnaire des symboles, des rites et des croyances (Paris: Hachette, 2003) 219. 191 plus et où les morts reviennent à la vie. Les personnages sont à un carrefour de leur vie et sont hésitants quant à l’issue qu’ils doivent choisir. Nous passons de la forêt et de l’intersection qui nous mènent à Shadowland à la demeure elle même. La maison allie, comme l’école, modernité et tradition: It looked like a Victorian summer house which had been added on to by generations of owners: a three-storey frame building with gables and corbels and pointed windows, flanked by more modern wings. (175-76) La demeure de Cole rappelle une sorte de patchwork ; des éléments ont été rajoutés au fil des années. La mention des pignons rappelle la maison aux sept pignons d’Hawthorne d’autant plus que les deux maisons dissimulent le fardeau du passé. Les fenêtres pointues rappellent l’architecture gothique. Cette demeure apparaît comme le double de l’école Carson, comme cela se confirme par son aspect imposant et le nombre important de bougies allumées pour accueillir Tom et Del. L’escalier –motif gothique- qui renvoie à l’image des profondeurs et du souterrain est utilisé par Straub à la fois dans l’école et dans Shadowland. Shadowland est immense et dissimule des lieux secrets. Ainsi la pièce interdite par Cole est l’antre des frères Grimm et on comprendra plus tard qu’ils arrivent dans la pièce grâce à un tunnel qui mène vers l’extérieur, contribuant à l’aspect labyrinthique de la propriété de Cole. Tout comme l’école, la maison est décrite comme un organisme vivant: « the big house, …, seemed vacated ; waiting. If he dropped a match and burned the carpet, would the carpet instanstly restore itself? It felt like that -alive. » (326) Shadowland est hanté par les fantômes du passé ; ce poids du passé qui accable les protagonistes était déjà présent dans le récit gothique. Mais chez Straub, ce sont les fantômes du cinéma hollywoodien : Humphrey Bogart, Marilyn Monroe qui contribuent au côté kitsch du lieu. Même le personnage d’Elena à qui Tom remet la lettre pour sa mère semble être un personnage fantomatique, appartenant aux 192 pénombres de la maison. Le sombre tunnel dans lequel Rose conduit les deux amis est l’antre des fantômes de Nick et Philly tués par Cole dans les années 1920. King et Palahniuk ne reprennent pas le motif du château mais font de la ville leur terrain de jeu. Dans le cas de King et de Palahniuk, les villes visitées pendant la quête de leurs personnages changent les Etats-Unis en un labyrinthe géant. Le labyrinthe mythique crétois cache en son sein le Minotaure : Billy rencontre au cœur du dédale le gitan alors que Carl est face à Oyster. La figure du monstre n’est plus animale mais bien humaine. Le Gothique postmoderne transpose bien l’horreur dans notre quotidien : King, au hasard d’un feu rouge, d’une rue, fait surgir les terreurs ancestrales et les peurs devant des mythes sans âge qu’il déniche dans le quotidien. Il est vrai qu’il n’y a pas pire, puisque c’est dans ce quotidien que nous vivons. 391 Cette intrusion de l’objet abject dans l’ordinaire horrifie et fascine à la fois les individus. Dans Lullaby, les propriétés vendues par Helen abritant des revenants, nous placent dans la veine gothique. Cependant le fait que ceux ci ne créent aucune peur chez elle et qu’ils deviennent son fond de commerce constitue une complète réécriture de cet artifice gothique. La description des formes vues dans la propriété nous lie au domaine de la monstruosité hollywoodienne : « a wadded-up face of wrinkles, the eyes hollowed-out dark holes. » (2) Le sang prévaut dans ces apparitions surnaturelles cauchemardesques : « blood running down the kitchen walls. » (3) Les apparats du gothique anglais se retrouvent mais se mêlent aux éléments des films d’horreur modernes. Les lieux et les personnages sont hantés par le poids du passé ; dans Lullaby, les apparitions ne cessent de hanter les lieux où les évènements tragiques se sont déroulés : « reoccuring phantom gunshots of a double homicide that happened over a 391 Hemsen 24. 193 decade ago. » (3) Palahniuk transpose la figure classique du fantôme humain dans un élément matériel, des tirs de pistolet. La gothicité postmoderne des œuvres étudiées est criante dans une simple ébauche des personnages et de l’espace. Les auteurs ont bien fait leur des éléments précis du gothique anglais et les ont transposé aux spécificités américaines en insufflant dans les moindres recoins des récits le thème de l’abjection. Une mise en perspective des mouvements littéraires passés nous a montré que le Gothique, le Romantisme et le Romantisme noir sont intrinsèquement liés et sont porteurs de thèmes qui continuent à hanter les littératures contemporaines. Le mouvement gothique originairement architectural puis littéraire est initialement anglais et a des codes précis. L’évolution du mouvement a vu la naissance du néo-gothique communément lié au Gothique postmoderne. Le Gothique postmoderne est loin d’être une simple déviance du Gothique anglais et nous avons tenté de donner des éléments afin de les différencier et justifier notre choix d’utiliser pour nos auteurs cette dernière appellation. Les trois récits choisis se situent dans la veine du Gothique postmoderne comme on l’a vu lors de la brève analyse des personnages et des lieux. Nous allons à présent plus loin dans notre analyse en traitant plus longuement du rôle des personnages pour comprendre comment est véhiculée à travers eux la notion qui est au cœur de notre thèse, l’abjection. 194 PARTIE 3. LES FIGURES DE L’ABJECTION La thématique de l’abjection passe dans l’art de la caractérisation des personnages masculins et féminins. Ils jouent un rôle central dans la construction d’un récit : « comme il ne saurait exister de roman sans actions, il ne peut y avoir d’action sans personnage car qu’est ce qu’une action sinon un être qui agit ? Sans personnage, pas de langage, pas de passions, pas de temporalité, pas de vraisemblance. Pas de roman. »392 La vraisemblance 393 des personnages dépeints par nos auteurs se décline à la fois au niveau physique et psychologique dans les trois récits. La déviance morale est clairement exprimée et la dimension incestueuse émerge non plus insidieuse comme dans la littérature gothique anglaise mais avec vivacité. L’inceste met en avant la dimension sexuelle qui nous lie, elle, au thème du vampirisme. Ce thème qui fait le lien entre le Romantisme noir et le Gothique anglais est remis au goût du jour par les auteurs qui le revisitent. La thématique de l’abjection se dissimule à chaque recoin, insidieuse, lancinante comme nous révèle une analyse plus appuyée des personnages. A] Les figures de l’abjection dans Thinner Contrairement aux titres éponymes des romans tels que Christine (1983), Cujo (1981), Jessie (1992) ou Dolores Clairbone (1993), des titres comme Bag of Bones (1998) ou Dreamcatcher (2001) titillent la curiosité du lecteur et l’amènent à un continuel questionnement. Si le titre Thinner indique que l’on sera confronté au 392 Michel Erman, Poétique du personnage de roman (Paris: Ellipses, 2006) 10. 393 La vraisemblance tient au fait que les personnages soient conformes à une représentation du réel partagée par le lecteur. « Le lecteur reconnaît donc à un ‘être de papier’ une existence comme s’il était un être vivant –et c’est dans ce ‘comme si’ que réside sans nul doute le plaisir de la fiction– à la condition qu’il suscite un effet de présence, lequel se manifeste de façon expressive dans différents signes anthropomorphiques : les descriptions physiques ou morales. » Erman (2006: 18). 195 problème de la perte de poids, nul ne peut imaginer le déroulement prévu par l’auteur ni le dénouement défiant toutes nos attentes. King offre de nombreuses variations de l’informe et du laid à travers le portrait de ses personnages. La déviance –terme que nous allons définir par la suite– est à la fois physique et morale. La transformation subie par Billy, Rossington et Hopley est générée par le gitan Taduz Lemke et leur métamorphose ne peut faire naître chez le lecteur qu’un sentiment de répulsion. La déviance physique et morale affecte également les personnages féminins même si ceuxci sont moins nombreux. Sur l’échiquier de la monstruosité, nous choisissons pour cette raison quantitative d’avancer d’abord le pion du personnage masculin. a. L’abjection au masculin Une définition plus précise du terme « déviance » est nécessaire afin d’éclairer le lien entre l’abjection et ce dernier. Pour déclarer qu’un être est déviant, il faut d’abord définir la transgression qui représente une infraction : Toute collectivité humaine se perpétue en faisant respecter un certain ordre de valeurs par l’ensemble de ses membres, et des normes de conduite viennent préciser les manières de faire et de penser que ces valeurs imposent. La transgression qui appelle la sanction procède donc de la non-application de l’une de ces normes. 394 Billy est condamné à mourir pour la faute qu’il a commise. La sociologie considère le fait de commettre une infraction comme une déviance et Albert Ogien dans Sociologie de la déviance insiste sur le caractère indissociable de la conformité et de la déviance : « la définition du crime que propose le droit est, essentiellement, pratique : elle sert à qualifier une conduite délictueuse en regard d’une norme objective afin d’organiser le 394 Albert Ogien, Sociologie de la déviance (Paris: Armand Colin, 1999) 6. 196 déroulement de la procédure chargée de la corriger. » (Ogien 9). L’accident provoqué par Billy et ses conséquences dramatiques dévient bien de la norme et méritent une procédure correctionnelle. « Dans la théorie de la désignation, un individu ne devient un déviant que lorsque son infraction est officiellement reconnue comme telle, c’est-àdire lorsque la commission d’un acte fait l’objet d’une sanction répressive. » (Ogien 118). Toute déviance va à l’encontre de normes. Billy est moralement coupable de la mort de la gitane mais dans son cas, la justice blanche elle-même est déviante car elle n’applique aucune sanction à son égard. La faute commise par le protagoniste n’est pas reconnue légalement et n’est donc pas réprimée. Dans son ouvrage Outsiders, Howard S. Becker qualifie de déviants « les comportements qui transgressent des normes acceptées par tel groupe social ou par telle institution. »395 Si Outsiders traite en particulier de la consommation de marijuana et des musiciens de jazz, la définition nous offre un éclairage intéressant. Les personnages présentés par les trois auteurs sont à proprement parler des « outsiders. » Ce terme désigne en effet « un individu étranger au groupe » ou « le transgresseur peut estimer que ses juges sont étrangers à son univers. » (Becker 28). Dans Thinner, les gitans sont rejetés par la communauté blanche et Lemke n’a pas de considération pour leur justice, ce qui explique qu’il applique sa propre justice. Billy, le juge et le policier sont rejetés par leurs pairs. Dans Shadowland, Cole s’exclue lui-même de la société tout comme c’est le cas de Carl dans Lullaby. On revient à la transgression de la norme établie par la collectivité. La transgression est acceptée d’un commun accord. Les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme des déviants. De ce point de vue, la 395 Howard Saul Becker, Outsiders: Etudes de sociologie de la déviance, Trad. J.-P. Briand et J.-M. Chapoulie (Paris: A.-M. Métailié, 1985) 9. 197 déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un ‘transgresseur.’ 396 Billy fait clairement figure de transgresseur pour les gitans dans le récit kingien et est considéré comme transgresseur par ses pairs de par sa maigreur squelettique. L’usage maléfique que fait Cole de la magie le fait apparaître comme un transgresseur. Dans Lullaby, les figures du transgresseur semblent plus nombreuses. Le fait que Carl, Helen et Nash utilisent la berceuse pour donner la mort gratuitement les éloignent de la norme et les rendent abjects aux yeux du lecteur ; de même l’usage quasi commercial qu’en font Nash et Mona les inscrit dans le paradigme de la déviance. King nous décrit des personnages déviants mais cette déviance contribue paradoxalement à l’effet de réel véhiculé par le récit et permet aux lecteurs de se sentir proche des personnages. L’auteur met l’accent sur la déviance physique et morale de Billy Halleck. Il souligne la monstruosité physique du juge Cary Rossington et du policier Duncan Hopley qui sont punis pour leur traitement sans considération des gitans. Le destin de ces différents personnages est lié à Taduz Lemke dont l’appartenance même au monde des gitans éveille des interrogations chez le lecteur. a1. La monstruosité protéiforme de Billy L’adjectif « protéiforme » n’est pas choisi de manière anodine : Il ne saurait y avoir une définition unique et précise du monstre, puisqu’il est par nature en dehors de toute taxinomie, en dehors de tout répertoire, si ce n’est le répertoire du monstre qui réunit des formes aussi étranges que variées et dans lequel il serait vain de chercher un paradigme. … Il est du domaine de l’insaisissable : nul ne sait où il se produira, quand il se produira, 396 Becker 32-33. 198 ni comment et pourquoi (au double sens de causalité et de finalité) il se produira. 397 Insérer la figure du monstre dans le monde quotidien et lui attribuer une multitude de formes lui donne alors plus de force et entre dans le cadre de la négation d’une vérité unique prôné par le postmodernisme. Dans le cas de Billy, l’obésité puis la maigreur sont les marques de sa difformité. Billy peut être considéré comme un monstre dès le début de l’œuvre en raison de son obésité extrême : « he had to crane forward slightly to read the numbers on the scale. Well… actually, … he had to crane forward quite a lot. He was a big man. » (6) Billy a tendance à minimaliser son surpoids mais l’usage des pointillés montre à la fois qu’il a conscience de son problème mais qu’il choisit d’occulter la réalité. Le thème de la corpulence physique est au cœur du roman et l’obésité y est présentée comme l’un des fléaux de la société américaine, une société qui transforme ses habitants en êtres difformes, à l’image du virus qui contamine l’Amérique et tue la population dans The Stand (1978). La manière dont Billy se gave de nourriture malsaine pour le petit-déjeuner crée un sentiment de répulsion chez le lecteur : « [Heidi] put breakfast in front of him : a steaming mound of scrambled eggs, an English muffin with raisins, five strips of crispcountry-style bacon. » (7) Cette accumulation de nourriture et l’utilisation du mot « mound » donne un aspect gargantuesque au protagoniste. La société apparaît comme un monstre engraissant à outrance ses enfants au travers de nourritures malsaines comme les Big Macs achetés par Billy au MacDonald’s ou les gâteaux comme les muffins. Billy n’a jamais réussi à perdre du poids car il est un mangeur compulsif : « Billy ate it without being aware he was doing so. » (13) Il mange machinalement comme s’il n‘avait plus de contrôle sur son propre corps. 397 Desvois 67. 199 Sa voracité nous rappelle le héros de Tournier, Abel Tiffauges, dans Le roi des aulnes : La volupté gloutonne avec laquelle j’enfonçai mes dents dans la mucosité glauque, salée, iodée, d’une fraîcheur d’embrun de ces petits corps qui s’abandonnent mous et amorphes à la possession orale dès qu’on les a détachés de leur habitacle nacré, fut l’une des révélations de ma vocation ogresse. 398 La description de ce personnage de Tournier –que nous analyserons plus en détails dans la partie consacrée aux contes de fées– nous lie ici au domaine de l’horreur ; l’accent mis sur le goût, les corps nous lie au cannibalisme et engendre un sentiment d’abjection chez le lecteur. Il est lié au stade oral. Freud place le stade oral dans le développement de l’organisation sexuelle des individus, plus précisément dans la phase prégénitale de cette organisation. La phase prégénitale inclut le stade oral, anal et phallique. 399 Une première organisation sexuelle prégénitale est celle que nous appelons orale, ou, si vous voulez, cannibale. L’activité sexuelle, dans cette phase n’est pas séparée de l’ingestion des aliments ; … les deux activités ont le même objet et le but sexuel est constitué par l’incorporation de l’objet. 400 Le plaisir sexuel est lié à l’excitation de la cavité buccale et des lèvres par l’alimentation. Billy semble prendre autant de plaisir à manger qu’à faire l’amour à son épouse. Il éprouve du plaisir à ingérer la nourriture. Le plaisir ressenti par Abel Tiffauges est à mettre en parallèle avec le plaisir de manger de Billy ; les deux 398 Michel Tournier, Le roi des aulnes (Paris: Gallimard, 1975) 111. 399 La phase prégénitale est suivie du stade génital proprement dit. Celui-ci correspond à un intérêt marqué par tout ce qui touche à la zone génitale. 400 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité (Paris: Gallimard, 1962) 95. « Une première organisation sexuelle prégénitale de cette sorte est l’organisation orale ou, si l’on veut cannibalique. L’activité sexuelle n’y est pas encore séparée de l’ingestion de nourriture, les opposés ne sont pas encore différenciés en elles. L’objet de l’une de ces activités est aussi celui de l’autre, le but sexuel consiste en l’incorporation de l’objet. … Une deuxième phase prégénitale est celle de l’organisation sadique-anale. Ici, la relation d’opposition qui parcourt la vie sexuelle est déjà développée ; elle ne peut cependant pas encore être désignée des termes masculins et féminins, mais doit l’être des termes actif et passif. … ce qui prend valeur d’organe à but sexuel passif, c’est avant tout la muqueuse intestinale érogène. » Sigmund Freud, Œuvres complètes : Psychanalyse, 1901-1905, vol. 6 (2006: 134-35). 200 personnages n’ont pas effectué la progression naturelle qui voit le passage du stade oral au stade anal dans l’évolution libidinale naturelle de tout individu. On peut même dire qu’ils subissent une régression au stade oral. Ainsi Billy se caractérise par sa voracité et dans son cas la norme physique est faussée dès le début du récit puisque la normalité prend la forme de l’obésité. La malédiction lancée à l’aide d’un mot unique « thinner » inverse la distorsion normative et l’obésité fait place à la maigreur. Billy se transforme en squelette vivant et constate sa déchéance physique comme un effet miroir à la fois à travers les yeux de son entourage et d’inconnus. La perception de l’objet abject passe par le regard d’autrui. L’expression « squelette humain »401 -qui est non sans rappeler le personnage de Steve dans Shadowland- est choisie à bon escient et est elle-même paradoxale, car elle unit les images de mort et de vie, deux termes antinomiques. Il devient aux yeux d’autrui un phénomène de foire, intriguant et repoussant: « Halleck opened the door… and was greeted for the first time with the unpleasant realization of how circus freaks must feel. » (159) Il rappelle ces autres monstruosités inclassables mentionnées dans Danse Macabre: « what about the other carny freaks? Are they classifiable as monstrosities? Dwarfs? Misgets? The bearded lady? The fat lady? The human skeleton? »402 Le dénouement choisi par King pour Thinner fait entrer Billy dans la dernière catégorie. Il n’est plus conforme à la norme et parce qu’il n’est plus similaire à ses semblables, il est considéré comme monstrueux. Heidi le voit comme un monstre effrayant: « the bogey-daddy was coming home! Don’t run screaming, dear, it’s only the Thin Man. » (133) Il devient un monstre légendaire terrifiant les enfants. Le protagoniste se change en squelette vivant: 401 L’expression originale est : « Human Skelton. » (160) 402 King, Danse Macabre 49. 201 Every rib stood out clearly … his cheekbones bulged. His sternum was a congested knot, his belly a hollow, his pelvis a gruesome hinged wishbone. His legs were much as he remembered them, long and still quite well muscled, the bones still buried -he had never put on much weight there anyway. But above the waist, he really was turning into a carny freak -the Human Skelton. (160) La thématique du corps déjà présente dans le récit gothique anglais et sur laquelle nous reviendrons dans la deuxième partie de notre travail est ici explorée jusqu’à son plus simple constituant, l’os. Cet excès dans la maigreur réduit presque le personnage à la mort. La métamorphose en squelette est presque complète et ses habits ne peuvent plus cacher le caractère rebutant de sa maigreur. Il n’engendre qu’un sentiment de répulsion car il met les individus en présence de la mort. La progression dans l’abjection va crescendo à l’image des sentiments du protagoniste. Une distorsion de l’image corporelle s’installe. Billy ne peut plus accepter son enveloppe charnelle, il nie sa propre image et rejette la vision de ce corps qu’il ne reconnaît plus comme le sien. La maigreur excessive est aussi bien une figure de l’abjection que le surpoids. La transformation monstrueuse de Billy est visible par autrui mais également par lui-même : « he looked in the mirror and saw Ginelli holding a grotesque sideshow freak in flapping clothes. » (276) Il est à la fois monstrueux et grotesque. Ne se reconnaissant plus physiquement, notre héros n’est plus qu’un épouvantail, l’ombre de lui-même. Son ombre met d’ailleurs en évidence le caractère régressif de sa maigreur: « when he looked to his left he saw his own shadow, as scrawny as a child’s stick figure. » (177) Il n’est qu’une marionnette dans les mains de Lemke qui le fait revenir au stade de l’enfance. L’abjection ne se résume pas qu’au domaine physique car le phénomène de déviance touche aussi une dimension plus psychologique. 202 La monstruosité morale paraît plus détestable que la difformité physique car elle ne se révèle pas immédiatement aux yeux d’autrui. Billy écrase involontairement la fille de Lemke, Susanna, et se montre outrageusement insensible face à cette mort. Il continue à manger goulûment comme si rien ne s’était passé: « not hurting my appetite any; he said, and that was certainly true. Angst or no angst, he had laid waste to the scrambled eggs and of the bacon there was now no sign. » (9) Il est ironique de penser que la nourriture et la perte de poids seront la cause de sa déchéance lorsque l’on pense à la gloutonnerie du personnage. La distance prise par le protagoniste avec l’accident est à mettre en parallèle avec son indifférence qui se construit de manière croissante envers Heidi. La colère le ronge et effrite peu à peu le vernis de sa prétendue civilité. Il tient Heidi pour responsable de l’accident qui a causé la mort de la gitane: « all of this could be traced directly back to Heidi … it had been her fault, all of it. » (78) Il ne respecte plus sa femme et sa colère fait de lui un être odieux aux yeux des lecteurs : « you stupid bitch ! Here you are married to the Incredible Shrinking Man. » (133) Cette violence verbale à l’égard de son épouse accentue son aspect abject alors que son association à l’hollywoodien homme qui rétrécit souligne son aspect grotesque. On prend ce dernier dans le sens d’étrange, d’incompréhensible, de ce qui échappe à tout contrôle. La colère de Billy rappelle celle du magicien Cole lorsque celui-ci découvre Speckle John avec la femme qu’il aime, Rosa Forte, en pleins ébats amoureux. Dans le cas de Cole, sa vengeance ira jusqu’à faire ordonner le meurtre de Rosa par les Baladins et réduire Speckle John à l’état de majordome. Dans le cas de Billy, cela le décidera en rentrant à Fairview à ne plus cacher son intention de sacrifier Heidi : « going to sleep ? No -impossible -Impossible for anyone to fall asleep during the commission of murder. » (314) L’usage des italiques ferait référence aux pensées abjectes de Billy qui ne sont plus refoulées. Billy pousse la monstruosité morale à son comble en donnant à 203 sa femme une part de tarte maléfique et pense même en offrir au docteur Houston. La haine destructrice de Billy en fait un être abject et une autre étape est franchie lorsqu’on se penche sur sa relation avec sa fille, Linda. La relation père-fille et son amour immodéré pour celle-ci suscitent des interrogations. En effet, des remarques récurrentes semblent indiquer que Billy éprouve du désir pour sa fille. Cette relation tiendrait alors à son niveau en tout cas du domaine de l’inceste. Le phénomène incestueux est avant tout un traumatisme infligé par un parent. Il est « le seul interdit accepté par toutes les cultures de l’humanité. »403 L’inceste inspire « une répulsion naturelle, innée »404 et ne peut, s’il concerne Billy, que le classer dans la catégorie des monstres moraux. La perception qu’a Billy de sa fille nous laisse songeurs car Linda est décrite portant un ruban sexy dans ses cheveux : « Linda, his fourteen-year-old was just going out the door in a flirt of skirt and a flip of her ponytail, tied this morning with a sexy velvet ribbon. » (6) Le processus de déplacement 405 est ici mis en lumière : un adjectif est utilisé pour qualifier un élément avec lequel il n’a aucun lien. Un ruban ne peut pas être sexy ; l’adjectif est lié à Linda mais cette association est refoulée par le protagoniste et l’adjectif est déplacé pour être associé au ruban. Le processus de déplacement normalement appliqué aux rêves dans la théorie freudienne est ici utilisé pour des éléments bien réels. L’attirance de Billy pour sa fille est une pulsion sublimée : « toute pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle 403 Vincent Laupies, Les quatre dimensions de l’inceste : Compréhension factuelle, psychique, systémique et éthique (Paris: Editions de l’Harmattan , 2000) 9. 404 Daniel Baruch, Au commencement était l’inceste : Petit essai d’ethnologie littéraire (Cadeihan : Editions Zulma, 2002) 10. 405 Il est défini comme « le fait que l’accent, l’intérêt, l’intensité d’une représentation est susceptible de se détacher d’elle pour passer à d’autres représentations originellement peu intenses, reliées à la première par une chaîne associative » Jean Laplanche, et J-B Pontalis 2007: 117). 204 vise des effets socialement valorisés. » (Jean Laplanche, et J-B Pontalis 465). Ainsi, la marche qu’effectuent Billy et Linda pour régler le malaise de celle-ci sur les on-dit à l’école paraît de prime abord tout à fait innocente. Néanmoins, elle est empreinte d’éléments troublants et peut être un élément de substitution pour le désir du père pour sa fille. Billy insiste sur les vêtements de Linda ainsi que sur ses jambes: « her long legs had now grown so long and coltish that the leg bands of her yellow cotton panties showed. » (10) Il semble être obsédé par le physique avantageux de sa fille qui devient une très belle femme. L’esprit d’un père s’arrêtant à la culotte de sa fille suscite de véritables interrogations. L’attirance de Billy pour sa fille va à l’encontre de toute loi humaine et ne peut qu’être sujette au refoulement, cette opération par laquelle « le sujet cherche à repousser ou à maintenir dans l’inconscient des représentations liées à une pulsion. » (Jean Laplanche, et J-B Pontalis 392). Le phénomène incestueux tient de l’abjection car il nous confronte aux instincts les plus bestiaux de l’homme. Il va à l’encontre des règles et restrictions sociales établies. Même le désir de Billy pour la bohémienne est lié au désir pour sa fille. Lorsqu’il parle à Linda, il repense à Gina en l’associant au sexe : « how would she move ? » (52) Un lien s’établit entre son désir pour Gina et celui qu’il semble avoir pour sa fille. Un processus de transfert existerait entre Linda et Gina. L’inceste étant contre nature, Billy chosit de déplacer son désir et de fantasmer sur Gina. La vision qu’a Billy de Linda est profondément malsaine et nous rappelle l’univers gothique des origines « où courent les vers de la corruption et l’abomination d’une sexualité agressive, macabre et incestueuse. » 406 Chez King, l’inceste est à peine voilé. Le thème de l’abjection 406 Lévy, Le roman « gothique » anglais vi. The Monk de Lewis montre non seulement un inceste entre Anbrosio et Antonia mais également un parricide quand Ambrosio tue sa mère, Elvira. 205 s’applique donc bien à Billy et ce thème établit un lien entre le monstre et son créateur car tous les deux sont des êtres haïssables à la fois physiquement et moralement. a2. Le charismatique Taduz Lemke S’il n’est pas le protagoniste principal de l’œuvre, Taduz Lemke joue pourtant un rôle primordial car il est à l’origine de la quête de Billy qui conduira ce dernier dans les méandres de l’inconnu. Le choix fait par King d’utiliser la figure du gitan centenaire nous éloigne du Gothique anglais qui met traditionnellement en scène pour le personnage du « villain » des individus appartenant au domaine de l’aristocratie ou de la religion. Le personnage du gitan n’y apparaît pas mais nous verrons qu’il est dans le folkore lié à la dimension occulte. Lemke porte de manière évidente les marques de la difformité physique liée à son âge très avancé. Il a plus d’une centaine d’années mais il ne semble plus vieillir. Le sceau de l’abjection est apposé sur son nez : « the nose was a wet and open horror, festering and terrible. » (163) L’accumulation des adjectifs met en exergue le physique effroyable et en décomposition du gitan. Il est déshumanisé et il n’inspire que la répulsion: the Gypsy’s eaten nose and the scaly feel of that one finger sliding along his cheek in the moment before he had reacted and jerked away -the way you would jerk away from a spider or from a clittering buntle of beetles. (12) Il est associé à des animaux mortifères, ce qui l’assimile à un guide psychopompe qui assurerait -comme Charon- le passage entre le monde des morts et celui des vivants. Cette interconnexion avec le monde de l’au-delà tient à la perception même des Bohémiens dans l’univers occidental. En effet, ces derniers sont traditionnellement associés à l’occulte et leur lien avec l’art divinatoire et la magie crée l’effroi chez le commun des mortels : « la profession 206 est florissante ; elle est en principe l’apanage des femmes âgées. … La lecture des lignes de la main, ou la divination par les cartes servent d’entrée en matière. » 407 Billy confirme cette vision traditionnelle: « he’d heard Gypsies had the gift of prophecy. » (6) Lemke confesse lui-même avoir des dons de voyance : « I got the sight a hundred years » (201) et il sait très bien qu’Heidi et Billy se livraient à des jeux érotiques lors de l’accident qui a tué sa fille. On leur attribue des pouvoirs maléfiques: « they used to change you into a werewolf or send a demon to pull off your head in the middle of the night. » (33) Ils sont liés dans l’idéologie collective à une dimension démoniaque. Lemke ne transforme pas Billy en loup-garou mais en mort vivant si l’on considère sa maigreur osseuse. Il semble dégager une aura quasi mystique qui inspire la crainte et le protège des agressions extérieures. Les coups tirés par la Kalachnikov de Ginelli ne l’effraient nullement : « I scared them, all right … But not the old man. » (253) Leur lien avec la dimension occulte à la fois terrifie et intrigue la communauté blanche. La difformité physique de Lemke s’allie à sa monstruosité morale ; il met de côté tout sentiment de pitié pour venger sa fille. L’adjectif « twisted » dans la phrase « the old Gypsy reaches out and caresses his cheek with one twisted finger » (5) peut être transposé de manière métaphorique à la dimension psychologique de ce personnage qui ne connaît pas la compassion. Jeteur de sort, il fait plusieurs victimes qui sont condamnées à une mort atroce. Il peut décider, comme un Atropos masculin parodié, du moment où il coupera le fil de la vie de Billy, non pas avec des ciseaux mais avec un grotesque couteau de poche. Ce bohémien centenaire inquiète et fascine ; son statut quasi mystique et son affiliation au royaume animal le rend monstrueux. Il prend même une dimension vampirique. 407 Jules Bloch, Les tsiganes (Paris: Presses Universitaires de France, 1969) 90. 207 Le vampire a le secret de la vie éternelle tout comme Lemke ne semble plus vieillir. Comme un vampire, il ôte peu à peu la vie à Billy en apposant sur lui le sceau de la malédiction. Billy s’auto-consumme: « he watched himself continue to erode, » (80) comme si le bohémien le faisait disparaître: « it was as if someone -the old gypsy with the rotting nose, for instance- was using some crazy supernatural eraser on him, rubbing him out pound by pound. » (81) La malédiction agit elle-même comme un vampire mais est associée à un élément inattendu, une gomme, faisant écho à l’aspect kitsch du postmoderne. King parsème son récit de détails incongrus. La malédiction est vivante: « a curse was a living thing, something like a blind, irrationnal child that had been inside him, feeding off him. Purpurfarade ansiktet. » (292) Lemke se nourrit de l’énergie vitale de Billy. De plus, le vampire a une force inhumaine, or un fermier rencontré à Wasburn met l’accent sur les qualités physiques exceptionnelles de Lemke qui portait plus de bois que ses fils ne pouvaient transporter. Enfin, tout comme le vampire a les capacités de se transformer en divers animaux, le gitan se transforme en corbeau dans les rêves de Billy. Lemke est aussi comparé à une hyène: « you got an old man with no nose who put a curse on my friend and then ran away in the night like a hyena. » (275) Il est associé à des animaux charognards liés aux cadavres et à la pourriture, or on peut considérer qu’il est lui-même en état de décomposition. Lemke immerge Billy dans une dimension où la monstruosité est un leitmotiv et il entraîne dans son sillage le juge Carry Rossington et le policier Duncan Hopley. a3. Rossington et Hopley sous le joug de la malédiction gitane C’est à travers l’épouse de Rossington, Leda, que le lecteur constate la lente transformation du juge en alligator vivant. Le juge a été touché par le gitan à la sortie 208 du tribunal et les propos de Lemke à Cary restent sous silence, comme refoulés dans l’inconscient de l’œuvre. Cela correspondrait à l’explication donnée par Todorov du fantastique qui prend l’image au pied de la lettre : « Todorov fondait son idée du fantastique moderne sur la prise au pied de la lettre d’une image, signalait par là que l’image, ou la métaphore, prenait alors statut de pur signifiant. » 408 Puisque le juge ne dit pas à son épouse ce que lui a dit le gitan, l’auteur garde sous silence ce que dit ce dernier. On peut imaginer qu’il lui ait dit : « crocodile » puisque le juge se transforme en être reptilien : « he’s turning into a fish or a reptile. » (90) Carry est puni pour avoir rendu un simulacre de justice et avoir laissé Billy en liberté. Comme tous les êtres inspirant un sentiment d’abjection, Cary crée le dégoût notamment chez sa femme: « the right nipple was entirely gone, and a twisted ridge of this strange new flesh reached around … like the grasping surfacing claw of some unthinkable monstrosity. » (95) King met l’accent sur la lente métamorphose du juge en monstre. La notion de transformation nous mène vers l’œuvre de Kafka, La métamorphose. 409 Le héros Kafkaien, Grégor Samsa, s’éveille un matin changé en énorme cancrelat, ce qui fait écho aux personnages kingiens qui se transforment un à un en êtres monstrueux. Dans la préface au récit de Kafka, Claude David précise que le thème de la métamorphose existe depuis l’Antiquité et est lié au déguisement : Le personnage est travesti, masqué, quelque fois, pour un temps limité, sous un aspect qui fait oublier sa forme ancienne. Il arrive que ce déguisement lui soit infligé comme une punition ou comme une vengeance des dieux. Mais dans tous les cas, la métamorphose se superpose à la nature véritable, qu’on n’oublie jamais tout à fait. 410 408 Roger Bozzetto, « une approche des textes produisant des effets de fantastique moderne, » Europe 611 (1980) : 10 septembre 2009 < http:// www.noosfere.org/Bozzetto/article.asp?numarticle=401.> . 409 Franz Kafka, La métamorphose (1915; Paris: Gallimard, 2000). 410 Kafka 7. 209 La notion de métamorphose fait ainsi appel à la dualité, à la double identité. Pour Kafka, la métamorphose indique aussi « une vérité jusqu’alors méconnue, les conventions disparaissent, les masques tombent. » (Kafka 7). La thématique de la métamorphose permettrait de révéler la vraie personnalité des personnes. Cela se vérifie dans le cas de Billy qui se change en meurtrier. Hopley et Rossington basculent dans la folie. Dans une analepse, Leda explique la transformation de son mari ; les plaques sont apparues un jour après le départ des gitans de la ville : « the texture was rough, almost pebbly, and surprisingly hard. Armored. » (92) King semble subvertir la légende du roi Midas 411 car le juge n’est pas recouvert d’or mais d’écailles: « for the first time she thought he was beginning to look … well, scaly. » (93) Il devient aussi une figure de l’altérité et vit en reclus fuyant la présence d’autrui. Comme les autres personnages, Cary traverse une phase de déni; il préfère l’option rationnelle du cancer et refuse de croire en une quelconque malédiction: « Cary Rossington had apparently gone through the same period of self-delusion followed by shattering self-awakening that Billy had gone through himself. » (94) Néanmoins, dans le cas de Cary, la malédiction touche non seulement l’enveloppe corporelle, mais affecte l’intérieur même du corps puisqu’il est condamné à mourir desséché. La monstruosité grignote peu à peu l’humanité des personnages et il est ironique que les représentants de la justice créent un sentiment de répulsion alors qu’ils sont censés protéger, servir et inspirer la confiance de leurs concitoyens. 411 Selon la légende, le vieux Silène, qui avait été le tuteur de Dionysos fut trouvé ivre par des paysans et amené à Midas. Dionysos fut si content de retrouver Silène qu’il offrit à Midas de lui donner ce qu’il désirerait : le roi demanda que tout ce qu’il toucherait fût changé en or. Midas fut d’abord ravi des résultats, mais sa joie se transforma en horreur lorsqu’il se rendit compte que la nourriture et les boissons étaient aussi transformées en or. Il finit par supplier le dieu de lui retirer son don, et reçut l’ordre de se laver dans l’eau du Pactole. Cette légende apparaît de manière plus détaillée dans l’ouvrage de Grimal p. 296. 210 La troisième personne à être touchée par la malédiction est Duncan Hopley. Duncan est puni car il a contribué à l’expulsion des Gitans et il n’a pas mené son enquête efficacement sur la mort de la gitane. L’acné purulente et déformante qui affecte Hopley nous rappelle le début des affections cutanées de l’homme éléphant, Joseph Carey Merrick. 412 La peau du policier est déformée par l’acné et les lésions cutanées font disparaître son visage. Son aspect monstrueux nous rappelle le démon Eurynome dont le corps suinte de plaies purulentes. La métamorphose en monstre est irréversible. Lorsque Duncan montre son visage en pleine lumière, la tension est à son comble, rendant la description du personnage encore plus terrifiante : Hopley’s skin was a harsh alien landscape. Malignant red pimples the size of tea saucers grew out of his chin, his neck, his arms, the back of his hands. Smaller eruptions rashed his cheeks and forehead; his nose was a plague zone of blackheads. Yellowish pus oozed and flowed in weird channels between bulging dunes of proud flesh. Blood trickled here and there. Coarse black hairs, beard hairs, grew, in crazy helter -skelter tufts, and Halleck’s horrified overburdened mind realized that shaving would have become impossible some time ago in the face of such cataclysmic upheavals. And from the center of it all, helplessly embedded in that trickling red landscape, were Hopley’s staring eyes. (125-26) La métamorphose d’Hopley est totale et crée l’horreur, le dégoût chez le lecteur. Le seul signe restant d’humanité semble être ses yeux. La description du visage d’Hopley met en lumière la notion de putréfaction avec l’usage de mots tels que « plague/ pus/ blood. » Le personnage est déshumanisé, le corps humain est en décomposition bloquant toute confrontation au réel et cette description de l’excès mêlant l’horreur et le grotesque –« the size of tea saucers »- entre bien dans le cadre du postmodernisme. Le 412 Nous faisons référence à l’ouvrage de Jean Goens, Loups-garous, vampires et autres monstres (Paris: CNRS Editions, 1993). « L’Homme-Elephant est né le 5 août 1862 dans un quartier pauvre de Leicester. … Il est parfaitement constitué à la naissance et ce n’est qu’à l’âge de deux ans qu’apparaît une enflure de la lèvre inférieure qui va entreprendre la joue droite et provoquer une protubérance de la lèvre supérieure, en ébauche de trompe. » (15) « Sur le plan clinique, Joseph Merrick présentait trois types de lésions : des lésions cutanées bourgeonnantes, formant en certains endroits des masses volumineuses déformant les tissus mous, … des masses pendantes formant de vastes poches cutanées … et des protubérances osseuses déformant le crâne, le bras droit et les pieds. » (19) 211 lecteur n’a pas à imaginer l’apparence du visage de Duncan. Les adjectifs sont là pour exhiber son aspect abject : « harsh, malignant, yellowish, weird, bulging, coarse. » Pourtant cette accumulation d’adjectifs est aussi problématique et rend le personnage encore plus énigmatique. Les adjectifs « weird, malignant, coarse » peuvent ouvrir d’innombrables pistes à l’imagination. Dans une quasi métaphore paysagiste, la couleur rouge prévaut ; on assiste à une explosion volcanique des boutons. Son visage prend une dimension apocalyptique et sa maison devient l’antre de la pourriture et de l’abjection: « he realized that Hopley’s little house had an unpleasant smell – low and ripe, like slowly spoiling meat. » (116) Le processus de déshumanisation est total puisqu’il est comparé à de la viande. La transformation en monstre le fait vivre, comme Rossington, en reclus et le fait plonger dans la folie. Hopley se réjouit de la déchéance physique de Billy. Il affirme que Billy mérite ce qui lui arrive : «‘you deserve it all,’ Hopley said with savage joviality. » (125) L’association de la sauvagerie à la joie semble indiquer qu’Hopley a perdu une part de sa rationalité et ne fait que renforcer son aspect monstrueux aux yeux des lecteurs. L’abjection affecte donc les personnages masculins ; elle se décline sous différents aspects et se conjugue également au féminin. b. L’abjection au féminin : l’ensorcelante Gina Dans Thinner, le personnage principal féminin qui intrigue le lecteur est la petite fille de Lemke, Gina, représentée avant tout comme une femme fatale. Ses prétendants sont hypnotisés par cette beauté brune exceptionnelle qui, comme Méduse, envoûte ses proies. Sa beauté cache, comme la fille de Rappacini dans la nouvelle d’Hawthorne, un venin mortel. Même Ginelli tombe sous son charme: « he was not prepared for the depth of her loveliness. » (268) Cette expression montre la dangerosité de sa beauté ; 212 ses yeux noirs et sa peau mate 413 en font une beauté diabolique. L’expression « beauté diabolique » est en elle-même oxymoronique puisqu’attraction et répulsion fusionnent, mettant en lumière la notion de paradoxe omniprésente dans le récit. Ses cheveux noirs nous rappellent la chevelure des sorcières comme Circé. Celle-ci a transformé les marins d’Ulysse en pourceau, de même Gina inscrit le mot « pig » avec le sang de Ginelli sur son front. King met en avant une image trouble de la femme ; celle-ci n’est porteuse d’aucune difformité corporelle mais elle reste « l’incarnation du vice. Son premier vice tient bien évidemment à la luxure, au sexe. … La femme vampirise par le sexe et la force virile de l’homme, et de ce fait elle l’assassine. »414 La femme est liée à la sexualité et à la mort : le désir d’Heidi pour Billy conduit par exemple à la mort de la gitane. La figure emblématique de la Bohémienne, mangeuse d’hommes, est à mettre en parallèle avec celle du vampire. Montague Summers dans The Vampire in Europe définit ainsi la figure vampirique traditionnelle : ‘a kind of spectral body which, according to a superstition existing among the Slavic and other races on the Lower Danube, leaves the grave during the night and maintains a semblance of life by sucking the warm blood of living men and women while they are asleep. Dead wizards, werewolves, heretics, and other outcasts become vampires, as do also the illegitimate offspring of parents themselves illegitimate and anyone killed by a vampire.’ 415 Il n’y a pas de succion directe du sang dans nos récits mais nous retenons ici l’appartenance au monde de la nuit et l’apparence factice de la vie. Ils se nourrissent de la vie des individus. 413 La mention de l’adjectif « mate » fait écho au racisme subi par les gitans de la part des WASPs. 414 Daniel Servane, Maelle Levacher, et Hélène Prigent 198. 415 Montague Summers, The Vampire in Europe (Montana: Kessinger Publishing, 2003) 1. 213 Que le vampirisme occidental ne soit pas un emprunt direct au monde slave est prouvé par son ancienneté. Attesté au moins dès la fin du XIIème siècle, il était vraisemblablement connu bien avant et n’a sans doute jamais cessé de se manifester depuis l’Antiquité comme une résurgence des striges ou des lamiae. 416 Le mythe du vampire n’est donc pas nouveau et est un élément clé chez les Romantiques fascinés par cet être qui transcende la mort en prenant littéralement la vie de ses victimes. L’introduction de Jean Marigny et de Roger Bozzetto à Vampires: Dracula et les siens insiste sur le caractère mythique et ambigu de l’être vampirique qui a subi au fil du temps des transformations. « Le vampire est l’étranger total. Au départ, il ne sait ni qui il est, ni d’où il vient, ni où il nous mène. … A l’arrivée, on n’a guère progressé dans la connaissance. Reste le trouble et l’émotion. Une fascination suspecte. » 417 Le vampire allie les mots clés d’altérité, d’inconnu, de fascination. Il est lié à la peur de la mort et au désir d’éternité. Le vampire est, au XIXème siècle, représenté sous la figure d’un aristocrate, continuateur de la veine gothique « où le rôle du méchant était dévolu à un noble, habitant un château aux murailles crénelées et jouissant d’un pouvoir tyrannique. » (Roger Bozzetto, et Jean Marigny 1) C’est le cas pour le comte Dracula dans l’œuvre éponyme de Bram Stoker en 1897 ou la comtesse Carmilla dans la nouvelle de 1872 de Sheridan Le Fanu. Le début du XXème siècle voit la venue de vampires appartenant aux classes moyennes 418 comme dans « Mrs Amworth » (1923) d’E.F. Benson. La sexualité du vampire évolue d’hétérosexuel à bisexuel, avec un penchant pour la pédophilie dans Interview with the Vampire d’Ann Rice. Elle transposait déjà le vampire classique 416 Summers 227. 417 Roger Bozzetto, et Jean Marigny, Vampires : Dracula et les siens (Paris: Omnibus, 1997) 1. 418 L’appartenance à la classe moyenne abolit la distance entre le personnage et le lecteur. 214 représenté par le personnage de Bram Stocker dans San Francisco et donnait la parole au vampire. La figure vampirique, à la fois source d’attraction et de répulsion, est liée au thème du sang 419 lui-même ambivalent dans son association à la souillure, au crime ou à la purification, au sacré. 420 Le sang fascine et repousse, évoque la mort mais également la vie car il contient la force active des êtres dont il est la sève. Le vampire prend aussi des traits féminins. On note dans le cas de Sheridan le Fanu l’ambivalence du personnage, la brune Carmilla. Dans l'Angleterre puritaine de l'époque victorienne, l’auteur ose suggérer l'existence d'une relation homosexuelle entre Carmilla et la blonde Laura. Rien n'est dévoilé, l'érotisme est sous-entendu. Elle est présentée comme un avatar de la femme fatale, la « vamp » au cinéma. Cette image correspond au personnage de Gina et son association avec l’assimilation occulte des gitans accroît son côté maléfique et hypnotique. Le personnage du vampire est vecteur de paradoxes, alliant attrait et répulsion ; il fascine et effraie, inquiète et intrigue, qu’il soit incube ou succube. Cette définition correspond bien à Gina dans Thinner. Gina nous ouvre les portes de la séduction mortuaire et son apparente nature vampirique la rend abjecte. Elle ne se régénère pas par le sang venant du sacrifice d’autres êtres humains, mais par l’attraction sexuelle qu’elle engendre chez les hommes. Le pouvoir sensuel et mortifère de la gent féminine est bien réel dans les œuvres choisies mais se drape d’un voile moderne. Les trois 419 Jean Paul Roux montre l’attrait du sang à travers l’exemple de la décapitation de Louis XVI sur la place de la Révolution le 21 janvier 1793. « Et toujours la foule, tout venant ou élus, s’est pressée au supplice, avide de voir mourir, plus avide encore de voir couler le sang. « Jean-Paul.Roux, Le sang : Mythes, symboles et réalité (1988: 28). 420 « Intimement lié aux images de la mort et plus encore à celles de la vie qui, en définitive, triomphe toujours, le sang a été considéré simultanément comme dangereux et bienfaisant, néfaste et faste, impur et pur. S’il n’a pas cessé de repousser et d’attirer, c’est que, comme tout ce qui est sacré et plus encore, il est essentiellement ambigu. » Roux (1988: 11). 215 auteurs choisis vont encore plus loin dans leur réécriture du mythe vampirique car nous verrons tout au long de cette thèse que ce thème s’applique à la fois aux personnes, aux objets ou aux lieux. Les personnages sont donc bien des êtres vecteurs d’abjection dans Thinner mais cette abjection est aussi source de fascination. Ce qui nous repousse nous intrigue aussi et cela se vérifie pour les personnages de Peter Straub. B] Les figures de l’abjection dans Shadowland Le titre choisi par Peter Straub est révélateur du jeu constant entre le réel et l’irréel omniprésent dans l’œuvre. La notion de duplicité, de facticité revient de manière lancinante dans le royaume des ombres créé par l’oncle de Del Nightingale, Coleman Collins. Ce dernier est lui-même un symbole de cette duplicité de par son changement de nom et son statut de magicien. La magie est l’un des fils d’Ariane nous permettant, comme pour le protagoniste Tom Flanagan, de trouver l’issue de cet univers labyrinthique créé par le maître des illusions, Cole. Comme dans l’œuvre kingienne, la notion d’abjection ne concerne pas uniquement l’apparence physique des personnages mais touche de manière récurrente la dimension psychologique de ces derniers. Il faut aller, comme Alice, au-delà du miroir pour percevoir la véritable nature des êtres. Straub a su mettre en scène des personnages odieux et hautement haïssables. La thématique de l’abjection affecte le directeur de l’école Carson, Laker Broome, qui semble ne faire qu’un avec Cole. Elle concerne également Steve Ridpath présent dans les deux parties de l’œuvre. Les complices de Cole, les « Wandering Boys », sont loin d’être décrits tendrement par l’auteur et même Tom dévie du rôle de héros lorsqu’il trahit notamment la confiance de son meilleur ami, 216 Del. L’abjection se conjugue aussi au féminin comme nous le verrons avec le personnage de Rose. Braquons d’abord les projecteurs sur les personnages masculins puisqu’ils prédominent dans le récit dont le point de vue est placé sous la houlette d’un narrateur masculin. a. L’abjection au masculin Straub met en scène des personnages troubles, voire haïssables. De nombreux personnages masculins créent de la répulsion chez le lecteur ; notre attention se portera sur le directeur de l’école, l’oncle de Del, Steve Ridpath, les complices de Cole et Tom Flanagan lui-même. a1. Laker Broome et Coleman Collins : une dualité masquant une unité A Carson, le personnage de Laker Broome est décrit comme un être sombre et repoussant. De manière métonymique le directeur de l’école est associé à son bureau associé à une dimension inquiétante et mystérieuse : The headmaster’s office was at the bottom of the original manor, at the heart of the old building … not a true antechamber; it was formed by the end of the black corridor housing the school offices from which Mrs Olinger had first appeared. (34) Un parallèle s’établit entre le côté lugubre et ancient du bâtiment et l’image sombre de Broome. De plus, l’utilisation du nom « heart » met en lumière l’aspect labyrinthique et humain de l’école et lorsque l’on sait que le dédale crétois cache en son sein le Minotaure, une connexion se fait immédiatement dans nos esprits entre le monstre mythique et le directeur de l’école. La vision fragmentée de Broome s’accompagne du processus cinématographique du gros plan ; on nous donne des indications sur son 217 manteau, ses mains, ses coudes, ses bras, ses lunettes. Il a une apparence aussi nette et obsolète que son bureau: « I see now that he was perfect −the final detail in his whole panelled, oriental-carpeted, book-filled office, the detail around which the delicate, deliberate, old-fashioned good taste of the office cohered. » (35) Chaque élément est minutieusement agencé et fait écho au caractère méticuleux du personnage. L’aspect rebutant de Broome est mis en exergue par sa première description. Il est décrit comme un être autoritaire et sans compassion semblant tirer du plaisir à terrifier Bob Sherman afin de le punir d’avoir inscrit « finance » comme son sujet préféré. Broome fait apparaître comme par magie un doberman et semble prêt à le lancer sur Bob. La répulsion morale engendrée par Broome est accentuée par le fait qu’il soit présenté comme un deus ex machina tirant les ficelles des évènements à l’école, comme si les élèves n’étaient que de simples marionnettes. Afin de trouver l’auteur du vol de la chouette de Ventnor, il terrifie Brick dans son bureau et le fait pleurer. Le rôle de juge qu’il endosse a un caractère théâtral et une relation en miroir s’installe avec l’homme de spectacle qu’est Cole : « he wanted to answer the student performances with his own. That devil who had shone from his eyes was a devil of ambition and jealousy, who could not accept being upstaged. » (138) Cette citation met en lumière le champ lexical du spectacle, lui-même omniprésent à travers l’ensemble du récit. Broome est bien un être démoniaque et son vocabulaire est associé au péché et à la corruption. Pour lui, le voleur de la chouette de Ventnor et le responsable des cauchemars qui sévissent comme un poison chez les élèves sont une seule personne : « there is a poison running through the veins of this school … Caused by a guilty mind and soul. And a guilty mind and soul are dangerous to all about them− they corrupt. All of you have been touched by this disease. » (109) Dans ses paroles, courent les vers de la culpabilité, de l’empoisonnement, de la corruption et cela nous place bien dans la 218 lignée du gothique anglais. Puisqu’on comprend plus tard qu’il ne fait qu’un avec Collins, il est alors ironique qu’il cherche la cause des cauchemars, car il est lui-même la source du mal. Il est bien un être répugnant et maléfique. Cette vision du directeur apparaît de manière récurrente: « Laker Broome ressembled a wrapped package full of serpents. » (108) La référence aux serpents l’assimile au personnage mythologique de la Gorgone, d’autant qu’il hypnotise les étudiants, symboliquement transformés en pierre de par leur immobilisme craintif face à lui. Lors de son discours d’ouverture du spectacle de fin d’année qui se soldera par un incendie destructeur, Broome est représenté comme le diable : « I saw in him the same devil who had burned in Skeleton Ridptah’s face just before he had beaten Del. » (138) Le fait que son bureau soit situé dans la partie inférieure du bâtiment ne fait que renforcer notre vision de ce personnage comme un nouveau Pluton. Le mystère qui entoure le directeur -renforcé par le fait qu’il disparaît ensuite des annales de l’enseignement- joue un rôle dans le sentiment d’abjection ressenti pour cet individu. Cet élément de mystère se retrouve chez un personnage prééminent dans l’œuvre, l’oncle magicien de Del. Del fait plusieurs fois mention de son oncle dans la première partie de l’œuvre et toutes les références données à son sujet préparent le lecteur à la rencontre avec ce personnage hors norme. Le parallèle avec la théâtralité des discours de Broome émerge. Cole est, comme Broome, un être fourbe et manipulateur que l’on découvre dans la deuxième partie du récit. Il est le personnage inquiétant qui apparaît dans les rêves de Tom ou de Steve ou à travers les murs de la chambre de ce dernier : « lately the man in the dark coat, a man like the dark king and wolves scheming at the door in Fitz-Hallan’s fairy tales, had been appearing on his walls. » (73-74) Il est aussi inquiétant et sombre que Broome. L’usage répétitif de l’adjectif « dark » montre bien le caractère obscur et effrayant de cet être aux multiples personnalités. La couleur noire 219 lui est attribuée de manière répétée. De plus, il engendre un sentiment d’effroi ; ainsi, il pétrifie, comme la Gorgone, Steve avec un simple regard : « Skeleton turned around and glared back at the stands. His head looked freshless, the size of a grape above his shoulder-pads. » (79) Tout comme Laker Broome, il hypnotise ses victimes qui sont incapables de lui résister, à l’instar de Del et de Rose. La description effective du personnage à la page 171 renforce son caractère effrayant et mystérieux. Son arrivée à la gare dans une explosion de bruits et une atmosphère irréelle et sa description donnent lieu à un véritable spectacle digne d’Hollywood avec l’utilisation du plan rapproché : The train sailed into blackness and became a red dot vanishing around an invisible bend. … Then the cacophony of insect sounds increased : drills, hammers, wrenches on pipes, musical saws, penny whistles, piano strings, whole boxes of tools dropped from a great height, doorbells, breaking bottles, miniature kamikaze aicraft, blows against flesh. (171) La convergence de sons, de lumières et d’éléments matériels donne une force au récit et la scène peut être visualisée comme un plan filmique. Straub mêle à nouveau des éléments inattendus : les instruments de musique et les pièces mécaniques. L’abolition des frontières entre l’objet et l’humain s’accompagne d’une perte des repères spatiaux ; la gare s’apparente aux forges de Vulcain d’où immerge le roi des ténèbres dans un halo obscur et mystérieux. La description de Straub donne néanmoins un aspect kitsch à la gare en incorporant des éléments de différents domaines. La destruction des repères spatiaux va de pair avec le phénomène de perte identitaire puisque Tom confond Cole avec le professeur de latin, Mr Thorpe. La stature imposante et les traits autoritaires de Cole nous rappellent Broome et le personnage du géant dans Harry Potter, lui-même un apprenti magicien tout comme Del et Tom. Cependant, contrairement au personnage de Rowling, Cole est un être froid, calculateur, insensible et égocentrique qui ne pense qu’à son seul intérêt, trompant Del 220 en lui faisant miroiter le rêve qu’il deviendra son successeur. Ses yeux froids -« icy eyes » (173)– révèlent son aspect fourbe et indiquent qu’il n’est pas aussi bienveillant qu’il veut le laisser paraître en accueillant à bras ouverts les deux adolescents dans sa demeure. Il n’a nullement l’intention de laisser sa place de roi des chats à Tom, car il veut rester le maître incontesté de son royaume. Il désire simplement s’accaparer les pouvoirs de Tom, tout comme il l’a fait avec son prédécesseur John Speckle, qu’il a changé en Bud Copeland. Son côté pervers va encore plus loin avec la création du « collector » –traduit en français par le terme contestable de « percepteur » 421- qui utilise l’énergie et la méchanceté des êtres qu’il aspire. Le collectionneur contient tous les souvenirs de Cole et de ceux qu’il absorbe. La première personne à y être emprisonnée est un Suédois qui aspirait à être magicien, Halmar Haraldson. Suivent le Dr Withers qu’il a connu pendant la guerre, Robert Chalfont pour des raisons financières et enfin Steve. C’est bien une vision d’horreur qui s’offre à nous lorsque le collectionneur prend possession des individus. De plus, les liens familiaux ou amoureux n’ont pour lui aucune signification puisqu’il est capable de tuer les parents de Del pour leur argent, de transformer son neveu en oiseau à la fin du récit ou de faire tuer la femme qu’il aime. Son abjection morale est renforcée par le fait qu’il n’a aucun scrupule à voler l’argent d’un mort sur un champ de bataille dans l’Artois quand il est dans l’armée ou à donner la mort à Peet à la fin de l’œuvre lorsqu’il ne lui est plus d’utilité. La phrase d’Oyster dans Lullaby s’applique parfaitement au personnage : « power corrupts. And absolute power corrupts absolutely. » (57) La soif intarissable de Cole pour le pouvoir le pousse 421 Peter Straub, Shadowland, Trad. Jean-Paul Martin (Paris: Editions J’ai Lu, 1987). La créature de Cole emprisonne des individus corps et âme et garde des traces d’eux comme si elle faisait une collection de leurs pensées. La traduction par « collectionneur » que nous choisissons d’appliquer semble être plus appropriée. 221 à évincer Tom et à utiliser la magie de manière maléfique. La déchéance physique et morale affecte le personnage. Il est d’autant plus abject qu’il apparaît régulièrement sous la forme d’un animal charognard –le vautour- dans les rêves des divers personnages : « the vulture rustled its wings, stabbed its great yellow beak forward, and impaled his hand. His own screams woke him up. » (102) L’usage par Straub de cet animal est à mettre en parallèle avec son utilisation par King dans Thinner pour le gitan Lemke. Broome et Lemke sont tous deux des êtres mortifères et sont tous deux des auxiliaires de mort. Cole est le serpent tentateur du jardin d’Eden et essaiera de faire succomber Tom en lui proposant l’acquisition de pouvoirs inimaginables. Cole apparaît comme une figure vampirique car il usurpe la vie des individus. Son désir d’endosser d’autres identités commence pendant la guerre quand il choisit d’usurper l’identité du docteur William Vendouris, peut-être par culpabilité d’avoir abrégé ses souffrances en lui tirant une balle dans le front. Il pense même que l’épouse de Vendouris et sa famille lui appartiennent. A l’image de sa création, le collectionneur, il intègre l’identité de Vendouris. Il est indissociable de sa créature qui ingère les êtres humains les uns après les autres et donne par la suite à ces êtres ingérés un aspect grotesque. C’est bien au thème de la dévoration vampirique que nous sommes confrontés. Cole s’empare de l’âme de ses victimes et Steve Ridpath est pour lui une proie facile et consentante qui s’offre entièrement à lui. a2. Steve Ridpath : le squelette vivant La monstruosité physique est frappante chez ce personnage affublé du surnom « skeleton » et qui est mentionné dès le sous chapitre 4. Il tient son surnom de sa maigreur abjecte: 222 The reason for his nickname was even more apparent than before. Exceptionally skinny, Skeleton Ridpath from a distance looked like a clothed assemblage of sticks; cuffs downed his wrists, collars swam on his thin neck. Close up, his face was so taut on his skull than the skin shone whitely; a slight flabbiness under the eyes was the only visible loose flesh. (62) La description en close-up de Steve le fait apparaître comme un mort vivant. Sa description fait écho à la maigreur squelettique de Billy dans Thinner. Tous deux sont hors de la norme pondérale, mais dans le cas de Steve sa maigreur lui est inhérente et ne vient pas d’une malédiction. Paradoxalement, si le Puritanisme oblitérait toute relation au corps et à la chair, nos auteurs arpentent sans pudeur la voie de la déchéance corporelle. L’aspect cadavérique et squelettique de Steve est visible de façon récurrente. Les vêtements trop grands pour lui et qui semblent aspirer son enveloppe corporelle font écho à la scène dans laquelle Billy se compare à un enfant portant les vêtements de son père dans Thinner. Il est même assimilé à un fantôme: « he had come around the door so softly he might as well have come through the keyhole, like a ghost or a wisp of smoke. » (98) La blancheur extrême de sa peau, de ses yeux et de ses sourcils le rapproche bien d’un mort vivant. Il paraît paradoxalement fort vu de face et chétif vu de dos comme s’il avait, tel le dieu Janus, deux visages. Sa monstruosité physique s’allie à sa vulgarité verbale ; il donne à Del, Tom et Brick le nom de « little shits. » (98) L’auteur crée un personnage repoussant physiquement et moralement. Dès le souschapitre 5, on comprend la dangerosité du personnage. Tom raconte à Del comment Steve l’a violemment battu quand il était plus jeune car il n’aimait pas son visage. L’absence de communication entre Chester Ridpath et son fils, le chaos omniprésent dans leur vie et leur relation -symbolisée par le désordre qui caractérise leur maisonexplique le renfermement de Steve sur lui-même et son intérêt pour les éléments morbides. Haïssant son père, il se complait à faire ce que ce dernier déteste et cherche à 223 détruire toutes les valeurs symbolisées par la figure paternelle en changeant en monstres des personnages représentant la société bienséante et les valeurs patriarcales. Sa rébellion rappelle celle d’Oyster contre le monde contemporain. Sa chambre n’est qu’un reflet terrifiant de son esprit, une fenêtre sur sa vraie personnalité : « mossy monsters from horror comics embraced starlets with death’s-heads. » (48) Le fait que ces êtres monstrueux qu’il a crées aient pour lui un sens et lui apportent du repos ne fait que renforcer son aspect déviant et abject. Steve n’est guidé que par la haine: « Skeleton knew that he was a piece of the universe, and that the hatred which was the strongest and best part of him ran through the universe like a bar of steel. » (68) Pour lui, chaque homme est un tueur : « every man was a killer –that was what Skeleton knew » (69), ce qui est vrai si on prend le cas de Cole, Lemke, Carl, Helen ou Nash. Manipulateur pervers, il cherche constamment des boucs émissaires à martyriser à l’école ; il fait tomber ses livres pour que Tom les porte, lui fait faire des pompes et lui pose des questions arbitraires sur l’école. Il est à noter que les règles mêmes de l’école Carson favorisent le sadisme dans les relations entre les élèves. C’est une école de l’humiliation. Le harcèlement que Steve fait subir à Del le rend impitoyable et détestable. Le chapitre 15 met en lumière la monstruosité psychologique de Steve. Alors que les étudiants jouent au football américain, l’entraîneur donne à Del le nom de Florence pour souligner son caractère trop fragile dans son uniforme de sport. Dans les vestiaires, Steve ne se gêne pas pour utiliser ce prénom féminin pour ridiculiser Del : « ‘Hey, Florence. Do you know what happens to girls when they’re caught in locker rooms? » (66) La perversité de Steve le conduit à féminiser Del et impliquer des rapports sexuels entre les élèves dans les vestiaires. Steve est présenté comme démoniaque et fou. Lorsqu’il découvre le narrateur, Del et Morris autour du piano, la haine et la rage le changent en démon : 224 He looked like a minor devil, a devil consumed by the horror of his ambition -the shadowly light hollowed his cheeks, somehow made his lips disappear. His hair and his skin seemed the same dull colour. He might have been a hundred years old, a skull floating above an empty suit. In the monochrome face, his eyes smoked. (113) Steve n’a qu’une seule couleur et c’est celle de la mort symbolisée par sa réduction à un crâne. Son entité corporelle semble complètement disparaître, annonçant de manière proleptique sa déchéance dans le collectionneur. La haine inconditionnelle de Steve – renforcée dans la citation précédente par l’adjectif « consumed »- rappelle celle de Billy contre Heidi. Les accès de colère incontrôlés de Steve l’amènent à un stade proche de la folie : He stepped forward: he was almost half again as tall as Del, and he looked like an elongated bony white worm. He also looked crazy, caught up in some spiraling private hatred. … For a second he seemed a demented, furious giant. (66) Sa perte totale de contrôle et son association au ver de terre lié au pourrissement fait de lui un monstre. Subjugué par la mort, il se tourne vers Cole pour partager son pouvoir maléfique ; il désire être intronisé dans les arcanes du pouvoir et est donc un aspirant au mal. Il passe un pacte faustien avec Cole. 422 Steve livre son âme non pas pour avoir accès aux jouissances terrestres mais pour accéder aux connaissances du monde de la magie. La haine et l’abject sont au cœur de son monde. Il est en communication avec Cole et est prêt à se sacrifier pour lui. A man was showing him how right he was, and how little he still knew. It was as if the man had stepped off his walls, walked out of the ‘things’and lifted his broad-brimmed hat from his head to show the face of a beast. … He spoke to Skeleton when Skeleton thought about him: and what he said was: I have come to save your life. He wanted something of poor Skeleton, his will 422 Dans la pièce de Goethe, Faust, la question obsédante du salut de l’âme est posée. Le héros fait un pacte avec le démon, Méphistophélès, pour qu’il l’initie aux jouissances terrestres et livre en échange son âme. 225 drove out at poor Skeleton, and poor Skeleton would have cut off all the fingers of one hand for him. (69) Cole est bien représenté comme le diable ; son vrai visage est celui d’une bête et une communication s’établit entre les deux êtres comme entre Faust et Méphistopheles. L’idée du sacrifice et du sang est bien en arrière-plan et, comme Faust donne son âme pour une deuxième vie, Cole veut également voler l’âme de Steve en l’emprisonnant dans le collectionneur. Skeleton sera aspiré par le collectionneur, condamné à y rester enfermé ; Cole prendra possession de son corps et de son âme. Tel un vampire, Cole ôte à Steve sa vie, son identité et le change en mort vivant puisqu’il est bien entre la vie et la mort dans le collectionneur. Sa voix montre qu’il n’est plus que l’ombre de lui-même: « he whispered in a voice a shadow of Skeleton’s. » (287) Il perd son identité et à l’image du William Wilson de Poe, sa voix n’est plus qu’un murmure: « my rival had a weakness in the faucial or guttural organs, which precluded him from raising his voice at any time above a very low whisper. »423 William Wilson est confronté à son double qui n’est qu’une pâle copie de son moi original et qui cependant ne forme qu’un avec lui. De même, Steve est devenu le double de lui-même, une fade copie de son moi passé, son moi original étant resté prisonnier du collectionneur. Steve est un personnage abject physiquement et moralement ; il éveille l’horreur et la répulsion chez le lecteur tout comme les complices de Cole, les Baladins. 423 Poe, Edgar Allan. Selected Writings of Edgar Allan Poe : Poems, Tales, Essays and Reviews (Harmondsworht: Penguin Books, 1984) 165. 226 a3. L’émergence inattendue de l’abjection : les Baladins et Tom En acceptant de travailler pour Cole, les Wandering Boys (dont le nom a été traduit dans la version française par « les Baladins ») deviennent complices du mal. Ils apparaissent pour la première fois dans le chapitre intitulé « the Erl King. » Erl Kőnig est une figure légendaire et Cole est assimilé à cette figure. L'Erlkönig (« Roi des aulnes ») est un personnage apparaissant dans le folklore allemand comme une créature maléfique qui hante les forêts et entraîne les voyageurs vers leur mort. Dans un poème de Goethe il est présenté comme un tueur d’enfant. Cole causera en effet la perte des Baladins. Leur aspect abject est mis en lumière lorsque Tom décide de les suivre à l’extérieur de Shadowland dans les bois à la tombée de la nuit. Ils sont d’une infâme cruauté et parient sur la durée de vie de chiens qui sont sacrifiés, jetés dans des trous, martyrisés avec des pinces et assommés avec des pelles. L’accent est mis sur l’aspect sanguinolent de la torture et sur la souffrance des chiens : « the second dog wailed like a soul tormented in hell. » (198) L’ironie s’installe lorsque l’on sait que le chien est symboliquement « le compagnon du diable (chien jaune de Méphistophélès), utilisé dans certains rites de magie noire. » 424 Dans ce cas, les Baladins tortureraient des animaux qu’ils sont supposés utiliser dans leur entreprise machiavélique. La torture de ces animaux ne peut alors que mettre en exergue leur totale abjection morale. De même, les tortures qu’ils réservent à Del et Tom et le plaisir sadique qu’ils en tirent éveillent un sentiment d’abjection : « it was utterly without human feelings. They were going to hurt him, and they would enjoy it. » (396) La citation indique bien qu’ils sont dénués de tout sentiment et qu’ils éprouvent un plaisir sadique à faire souffrir Tom. 424 Nadia Julien, Grand dictionnaire des symboles et des mythes (Alleur: Marabout, 1997) 81. 227 L’aspect démoniaque et abject de ces hommes est renforcé par leur description physique : « they resembled three monstrous dwarfs, these heavy-set men. » (196) L’alliance de l’adjectif « monstrous » et du nom « nains » soulignent leur rôle en tant que « villains », ce qui se trouve confirmé par leurs noms qui semblent tout droit sortis de contes de fées. La traduction de ces noms en français est également parlante : Seed signifie graine, Snail est un escargot, Root une racine, Rock un rocher, Thorn une épine. Le nom Peet rime avec l’anglais « pit » signifiant puits, 425 Herbie rappelle une herbe. Les noms choisis les ramènent à l’élément terrestre ; ils sont en effet très terre-àterre et se complaisent dans l’assouvissement des instincts les plus bestiaux de l’homme. Leur assimilation à l’élément terrestre fait d’eux des êtres chthoniens. 426 Cet adjectif réfère à des divinités qui vivent sous la terre et fait écho au mythe lovecraftien de Cthulhu. Apparaissant dans la nouvelle « The Call of Cthulhu » (1928), ce personnage est une entité maléfique vivant sous les eaux arctiques et est aussi l’objet de nombreux cultes. Son aspect sinistre, mortifère, difforme, trouve un parallèle avec les personnages straubiens. Leur désignation sous le nom de « the three trolls » (396) accentue leur caractère monstrueux et leur donne une dimension légendaire. 427 La thématique de l’abjection s’applique aux Baladins mais affecte également de manière inattendue le héros, Tom Flanagan. Si Tom est le héros de l’œuvre, il est loin d’être sans défauts car le monde présenté par Straub n’est pas manichéen. La vision mythologique du héros valeureux, sans faille et sans péché est reléguée aux oubliettes. Dans le cas de Tom, la déviance morale est 425 Le nom « peet » réfère à la tourbe renforçant le lien du personnage avec la terre. 426 Les divinités grecques chthoniennes réfèrent à la terre ou au monde souterrain, par opposition aux divinités célestes, dites « ouraniennes ». On peut citer comme exemple Déméter ou Perséphone. 427 Dans la mythologie nordique, les trolls sont des géants incarnant les forces naturelles, au même titre que les Titans. Les trolls symbolisent les forces naturelles dans leur énergie élémentaire. Ils ont ensuite été présentés comme des êtres de petite taille et surtout comme des monstres, souvent identifiés à Satan dans les contes populaires. 228 liée à la culpabilité ressentie par le protagoniste vis-à-vis de ses sentiments pour Rose. Cette culpabilité montre bien qu’il a enfreint le code moral de l’amitié. Le coup de foudre pour la jeune fille et la mention de la trahison de Tom vis-à-vis de Del -qui est amoureux de Rose- s’exprime dès le premier regard posé sur celle-ci : Just looking at her had me so rattled – I saw right away what Del had meant about her looking ‘hurt.’ … watching her sitting down on Del’s bed with her knees together, I knew, knew, knew, that my whole relationship with Del had just changed. (241) La confession de son amour pour elle laisse au lecteur un goût amer car il met en péril son amitié avec Del. Le titre du chapitre trois « two betrayals » met bien en exergue cette violation au code moral de la part de Cole ou Tom mais aussi pour Rose ellemême. L’abjection affecte à la fois les personnages masculins et féminins, même si ces derniers sont en minorité numérique dans le récit. b. L’abjection au féminin : l’enivrante Rose Rose attire dans ce récit toute notre attention. D’un an plus âgé que Del, elle est présentée comme une fille à la beauté époustouflante. Elle hypnotise Tom: « she looked towards the bed ; back at him. He moved as if ordered. » (278) Telle Circé, elle envoûte le protagoniste dès le premier regard: « it was impossible for Tom not to stare at her. » (239) La perfection quasi surnaturelle de sa beauté peut être paradoxalement considérée comme effrayante: « the girl seemed perfect as a statue. Living statue. » (251) Elle est un objet vivant et on pourrait même dire une morte-vivante puisqu’une statue est par essence un être inanimé. Cette référence à une statue vivante nous rappelle la nouvelle de Clive Barker, « Human Remains. » Dans cette dernière, une statue se nourrit de l’esprit et du corps d’un jeune prostitué gai jusqu’à en devenir son Doppelgänger. Ici Rose attire Tom dans ses filets et il ne peut l’effacer de ses pensées. 229 Son caractère fantastique est pointé du doigt à la fin du récit lorsqu’elle aide Tom à venir à bout de Cole : The uncanny feeling even the delicate, feathery first touch had given him, a sense of airlesness, of suffocation, of being in an alien place. His mind made a sudden shocked withdrawal, having touched for the briefest moment a world in which it knows no landmarks and is queerly cold and lost. (432) Le contact physique avec Rose plonge donc Tom dans une dimension inconnue où les repères établis dans le monde des hommes ne s’appliquent pas. Les adjectifs « alien » et « cold », les mots « airlesness » et « suffocation » révèlent son altérité intrinsèque. Le contact physique entraîne un choc, une répulsion, une perte de sa propre identité. Rose est un personnage plus complexe qu’il n’y paraît dans le monde aux multiples facettes créé par Straub. Elle semble être une des créations de Cole et ne pas appartenir au monde des vivants. Ses origines mêmes sont troubles. Le lecteur n’est pas sûr que la grand-mère dont elle parle existe réellement. La nature de ses véritables sentiments pour Tom reste floue, mais le lecteur sait qu’elle ne pourra pas accompagner Tom dans sa vie future. Appartenant au lieu, elle y reste emprisonnée, même si Tom pense qu’elle est libérée lors du dénouement. Personnage ambivalent, elle prend soin de ne pas mentionner à Cole le fait que Tom possède un pistolet et elle choisit de les rejoindre finalement dans la bataille finale contre Cole. Femme fatale, figure malsaine, elle se nourrit de la fascination qu’elle crée chez Tom : elle a, comme Gina, un aspect vampirique. Tout comme le vampire est entre la vie et la mort, Rose est présentée comme une morte vivante : « a living statue. » (251) Elle se nourrit de l’amour inconditionnel de Tom. Elle semble être d’une beauté pure et originelle mais joue différents rôles pour Cole. Elle joue même le rôle d’un jeune garçon à la page 190 abolissant alors toute frontière entre le masculin et le féminin. Rose est un être androgyne, sa personnalité 230 cachant plusieurs facettes. La figure de l’androgyne était un élément clé de la littérature romantique. 428 L’usage même du terme « androgyne » donne un caractère mythique à Rose. La mythologie égyptienne place aux origines de la genèse un être androgyne. 429 Le mythe de l’androgyne nous renvoie aussi à Platon qui l’a utilisé pour illustrer sa théorie sur l’amour dans Le banquet. La nature humaine se composait de trois types d’homme : l’homme double rejeton du soleil, la femme double rejeton de la terre et l’androgyne rejeton de la lune. Après avoir tenté d’attaquer les dieux, Zeus les coupa en deux condamnant les hommes à rechercher leur moitié pour recréer l’unité primitive. L’altérité entourant Rose est totale. Elle se suffit à elle seule puisqu’elle abandonne Tom à la fin du récit. Rose oscille entre innocence et maturité : « her half adult face. » (276) Cette personnalité trouble, encore indéfinie révèle que son identité est instable et elle est prise entre sa fidélité à Cole et son amour apparent pour Tom. Symbole de perfection, elle apparaît comme une nouvelle madone et a un aspect onirique : « dreamlike. » (281) Son aspect mystérieux et irréel est mis en lumière par le fait qu’elle est régulièrement présentée comme un personnage de contes de fée et elle disparaît d’ailleurs sans laisser de traces lors du dénouement : Rose Armstrong was beyond his experience in a thousand incalculable ways. The unknown surrounded her, cast all of her words and gestures into relief – that yearning brooding uncertain beautiful face looming up before him, claiming him, not as much as king for trust as demanding it, had in some way been the essence of Shadowland. (280-81) 428 William Blake voyait dans l’androgyne « le plus pur symbole de l’Unité primordiale. » Frédéric Monneyron, L’androgyne romantique : Du mythe au mythe littéraire (1994: 46). 429 « Le Noun, la divinité originelle des Egyptiens, puissance du monde qui à l’origine était informe et non ordonné, ‘n’est ni mâle ni femelle, elle participe des deux genres à la fois.’ » (17). L’androgynie divine était le signe d’une unité originelle. L’androgyne est l’être double qui relate « un évènement qui a eu lieu dans ‘le temps fabuleux des commencements,’ … et qui décrit à l’évidence une irruption du sacré dans le monde par le biais d’êtres surnaturels. » Monneyron (1994: 37). 231 Rose reflète l’insondable mystère de la demeure de Cole, une coalescence de beauté et d’inconnu, une sirène créée magiquement par Cole pour hypnotiser Tom et Del et les mener à leur perte. Le thème de l’abjection paraît donc plus se décliner sur la modalité psychologique que physique dans Shadowland et le côté obscur et la duplicité des personnages qui y sont omniprésents sont également des éléments moteurs de l’intrigue dans Lullaby. C] Les figures de l’abjection dans Lullaby Cette œuvre à la narratologie et aux thématiques complexes éveille notre curiosité. Le style de Palahniuk est bien différent de celui de King et de Straub, comme même un lecteur néophyte peut s’en apercevoir dès la première lecture. L’impression de fouillis et de désordre constant qui se dégage du récit trouve son parallèle dans le chaos qui règne dans l’esprit des personnages principaux que sont Helen Boyle, Mona Sabbat, John Nash, Oyster ou le narrateur Carl Streator. Ce désordre fait également écho à la notion de déconstruction mise en avant par Derrida et qui souligne le postmodernisme de Palahniuk. Ses personnages sont tous attirés par le pouvoir représenté par la possession du grimoire et particulièrement de la berceuse mortifère. Si l’abjection affecte tous les personnages sans distinction de sexe, nous choisissons d’ouvrir le bal avec les personnages masculins car la focalisation est avant tout masculine dans le récit. a. L’abjection au masculin Palahniuk crée des personnages ambigus, presque indéchiffrables. La déconstruction langagière engagée dans son récit est à mettre en corrélation avec la fragmentation identitaire qui affecte les personnages. Le désir insatiable de pouvoir et leur froideur 232 face à la mort font d’eux des êtres déviants. Nous nous attacherons d’abord aux personnages masculins que sont Carl, Oyster et John Nash. a1. Carl Streator : un narrateur tueur Si le narrateur présente Helen Boyle comme l’héroïne de son histoire, il paraît cependant mieux placé pour être qualifié de protagoniste, puisque l’action est vue à travers lui ; l’œuvre présente ses états d’âme et ses propres réflexions sur la société. Journaliste de métier, Carl enquête sur la mort subite de nourrissons qui décèdent sans raison apparente. Il découvre dans les demeures familiales un recueil de poèmes pour enfants : « poems and rhymes from around the world. » (113) La page 27 du recueil est un poème africain traditionnel de huit lignes originairement utilisé pour mettre fin à la douleur des personnes : The books call it a culling song. In some ancient cultures, they sang it to children during famines or droughts, anytime the tribe had outgrown its land. You sing it to warriors crippled in battle and people stricken with disease, anyone you hope will die soon. To end their pain. It’s a lullaby. (36) La berceuse est originellement objet de délivrance de terribles souffrances. Carl finit par connaître le poème par cœur et par l’employer pour des raisons absurdes, comme pour confirmer ses soupçons sur les pouvoirs de la berceuse en le lisant à son supérieur, Duncan, qui est retrouvé mort, le corps intact dans son lit. Carl s’éloigne du rôle originel libérateur du poème et se change en tueur en série. La tuerie devient gratuite ; il tue ses supérieurs successifs, puis quatre personnes en une journée pour des raisons insignifiantes. Il ôte la vie à un homme qui lui dit de se réveiller au passage piéton et lui adresse un mot injurieux : « asshole. » (68) Il tue un policier qui lui interdit le passage près de son travail en raison du tournage d’un film. Il ôte ensuite la vie d’une femme qui s’approche pour l’empêcher de passer, avant 233 d’utiliser la berceuse contre un homme qui force le passage pour pénétrer dans l’ascenseur sur son lieu de travail. Il tue un homme dans le bar où il rencontre habituellement son ami John Nash car cet homme trompe ouvertement sa femme. Il n’hésite pas à tuer le docteur Sara Lowenstein lors de son émission quotidienne à la radio. Même lors de la quête entreprise par les quatres personnages pour détruire tous les exemplaires du poème, Carl ne peut s’empêcher de l’utiliser pour tuer deux personnes parlant à la radio. Il l’utilise au chapitre 11 pour éliminer le bruit causé par ses voisins dans l’immeuble. Son hybris démesurée le pousse à usurper le rôle divin et à décider de la vie ou de la mort des individus. L’usage du mot « spell » dans la citation précédente apparente la berceuse à un mauvais sort, réduisant les individus au silence par la mort, tout comme la malédiction du gitan dans Thinner réduit au silence les personnages en leur ôtant progressivement la vie. Carl devient lui-même véhicule de mort; sa rébellion contre la société dépendante au bruit l’amène donc à tuer des individus gratuitement, ce qui le rend abject aux yeux des lecteurs. Lui qui critique la société de manière virulente se permet de tuer ceux qui font le moindre écart. Il s’inscrit lui même dans la lignée des tueurs en série, ce qui montre qu’il est bien conscient du caractère immoral de ses actes : « thirteen per cent of all reported serial killers worked in teams. On death row in San Quentin, Randy ‘the Scorecard killer’ Kraft played bridge with Doug ‘Sunset Slayer” Clark … Helen H. Boyle has me. » (135) La responsabilité qu’il prend d’usurper le rôle divin s’apparente pour lui à un jeu. La mort est l’un des fils conducteurs de ce récit et Carl tue même par téléphone le détective Ben Danton qui aurait pu l’aider à se purifier de ses crimes. En utilisant l’expression de sauveur, il usurpe lui-même la place de Dieu en décidant de la vie et de la mort des individus. Il n’est alors pas différent des êtres odieux que sont le gitan et 234 Cole. Carl ne pourra qu’être puni en étant condamné à porter le poids de la culpabilité causée par les morts qu’il a crées. Comme Sisyphe doit faire rouler un rocher au sommet d’une montagne sans y parvenir, Carl est condamné à faire rouler le rocher de sa culpabilité à l’infini puisque le dénouement choisi par Palahniuk reste en suspens. Helen aide Carl à canaliser son pouvoir mais cela est loin de faire oublier au lecteur les quinze morts qu’il a causées. Ironiquement, il fait usage de la berceuse pour la dernière fois au chapitre 43 pour la raison originelle qui lui est attribuée : il abrège les souffrances d’Helen qui, étant possédée par Oyster, a avalé ses propres bijoux. Carl oscille entre la prise de pouvoir et le déni de ce pouvoir, mais la répulsion ressentie par le lecteur à son égard atteint son apogée lorsque l’on sait qu’il a causé la mort de sa femme et de son fils après leur avoir lu le poème et qu’il a eu une relation sexuelle avec son épouse alors qu’elle était déjà morte. Palahniuk reprend le thème de la nécrophilie, déjà exploitée dans le Romantisme et le Gothique. La nécrophilie, avec le sadisme ou l’exhibitionnisme, est cataloguée dans les perversions sexuelles. L’expression ‘perversion sexuelle’ a été créée à la fin du XIXème siècle par les psychiatres, et reprise ensuite par la psychanalyse … Elle désigne une conduite sexuelle très précise qui offre à celui qui s’y livre les moyens d’accéder à un plaisir sexuel décuplé, en dehors des convenances courantes. 430 Carl est présenté comme un individu tourmenté qui tente de se racheter une bonne conduite en poursuivant Oyster et Mona afin de récupérer le grimoire. Carl est un être déviant et cela se vérifie même dans le cadre de son métier. Les journalistes peuvent être perçus comme des vampires, se nourrissant de détails sordides. Helen voit Carl comme un vautour: « because I’m a reporter tracking down a story he can’t ever risk telling the world. Because at best, this makes me a voyeur. At worst, a 430 Gérard Bonnet, Les perversions sexuelles (Paris: Presses universitaires de France, 2007) 7. 235 vulture. » (83) L’utilisation du nom « voyeur » révèle la pulsion scopique à l’œuvre dans le récit et donne un aspect sadique aux journalistes. Le voyeurisme est d’ailleurs considéré comme une perversion sexuelle : Pour le voyeur, c’est l’œil qui est principalement concerné, accaparant à son profit toute la tension libidinale, comme si le spectacle qui vient s’inscrire sur la rétine condensait à lui seul tout le circuit pulsionnel. 431 Si le voyeur est originellement lié aux pulsions sexuelles, pour les journalistes l’évènement macabre et l’accès à des détails sordides remplace la jouissance physique. Ils sont présentés comme des charognards sans foi ni loi et ils ont soif d’évènements macabres. Le journalisme est ainsi présenté comme un monde à part entière avec ses propres règles et dictats, un microcosme parodié dans une société elle-même critiquée. La société en général est un monde froid, absurde et sans humanité. Les journalistes doivent réussir un examen portant sur l’éthique alors qu’ils sont ensuite présentés comme des individus hypocrites : « instead of ethics, I learned only to tell people what they want to hear. » (12) L’art de la manipulation doit être maîtrisé. Les journalistes sont présentés comme des oiseaux de mauvais augure : « being a jounalist is about telling. It’s about bearing the bad news. Spreading the contagion. » (41) Les journalistes répandent des fléaux intarissables et sont des êtres abjects. L’abjection est également liée au personnage de Carl de par la relation particulière qu’il entretient avec Mona, relation où l’inceste semble apparaître en filigrane. Mona a la moitié de l’âge de Carl et est présentée comme la fille qu’il aurait pu avoir. Lors du rituel wiccain organisé chez Mona, Carl énonce qu’elle a l’âge que sa fille aurait eu s’il en avait eu une. De ce fait, la vision qu’a Carl de Mona nue lors de ce même rituel soulève des interrogations: 431 Bonnet 96. 236 You don’t want to get caught looking anywhere else, but her pubic hair is shaved. From straight on, her thighs are two perfect parentheses with her shaved V between them. From the side, her breasts seem to reach out, trying to touch people with her pink nipples. From behind, the small of her back splits into her two solid buttocks, and I’m counting 4, counting 5, counting 6…(98) Son regard ne s’arrête que sur les attributs sexuels de Mona. La transgression des tabous se trouve confirmé lorsque, lors de leur périple pour détruire les exemplaires du poème au chapitre 24, Carl repense aux formes de Mona toute nue : « Mona, that same night, Mulberry, and the two muscles of her back, the way they split into the two firm, creamy white halves of her ass, and I’m counting 1, counting 2, counting 3 … » (146). Il précise même que ce n’est pas la première fois que ses pensées se tournent vers cette direction et il doit se mettre à compter pour détourner les pensées malsaines tout comme il doit compter pour ne pas utiliser la berceuse pour tuer. Compter rime avec maîtrise ; s’il peut maîtriser les chiffres, il peut réguler ses désirs sexuels. La dimension incestueuse paraît clairement sous-jacente dans l’esprit de Carl. Le chapitre 25 met en exergue cette dimension : alors que Mona retire les fragments des maisons miniatures construites par Carl dans le pied de ce dernier, les pensées du protagoniste se tournent vers le fait que Mona ne porte pas de soutien-gorge. Il doit à nouveau se mettre à compter pour maîtriser le vagabondage malsain de son esprit. A la fin du récit, Carl n’a plus de tabous à dire que lorsqu’il fait l’amour à Helen prisonnière du corps du Sarge, il imagine qu’elle est Mona ou son épouse décédée, Gina. « Sometimes I worry that Sarge here is really Oyster pretending to be Helen occupying the Sarge. When I sleep with whoever this is, I pretend it’s Mona. Or Gina. So it all comes out even. » (258) Son inconscient ne refoule même plus son désir d’avoir des relations sexuelles avec sa fille symbolique ou une morte qui porte d’ailleurs le même nom que la Bohémienne sur laquelle Billy reporte ses désirs immoraux dans Thinner. Si pour Billy, l’inceste semble refoulé, il est, pour Carl, exprimé clairement, le plaçant 237 bien dans la catégorie des êtres déviants. Tout au long du récit, Carl se veut être en opposition avec Oyster qui est un personnage ambivalent et cette impression de trouble qui prédomine affecte d’ailleurs cette dichotomie qui n’est qu’apparente entre les deux individus. Le personnage du « villain » n’a plus de contours précis. a2 Oyster : un environnementaliste destructeur Monstruosité et humanité s’allient chez Oyster qui est mentionné pour la première fois dans la préface comme le petit ami de Mona. Le prénom choisi par l’auteur (huître en français) le rapproche de l’élément marin. Il est en effet très protecteur de la nature, comme l’indique son discours sur la mort cruelle réservée aux animaux ; il donne pour exemple les poulets mâles enterrés vivants et utilisés comme fertilisants. Le choix du nom « Oyster » par l’auteur n’est en lui-même pas anodin puisque l’huître, de par sa forme, symbolisait la féminité et donc la vie. Oyster se veut proche de la nature comme une figure maternelle. L’huître est également l’animal qui secrète la perle. Et celle-ci est cachée dans la coquille. Elle symbolise à cet égard l’humilité vraie, qui est source de toute perfection spirituelle, et, en conséquence, le sage et le saint. Ils ne font que s’ouvrir au soleil et accumuler les richesses intérieures, sur lesquelles ils se ferment soigneusement, pour qu’elles ne soient point profanées. 432 Dans le cas d’Oyster, Palahniuk subvertit le symbolisme de l’huître car il ne correspond pas à un personnage humble et saint. Il est au contraire pervers et destructeur. Si l’huître renferme la perle qui, intacte, est symbole de virginité, Oyster est au contraire empli de pensées destructrices ; il a intégré tout le mal fait par l’être humain aux animaux. 432 Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 512. 238 Il offre au narrateur et au lecteur une réflexion sur la souffrance subie par les animaux que nous mangeons et sur l’inhumanité et la monstruosité des êtres humains. Les vaches ou les poules connaissent par exemple un élevage intensif dans des espaces limités où elles sont privées de toute liberté. La mort affreuse et inéluctable des veaux, des porcs ou des poules nous pousse à une remise en cause de notre système alimentaire : « a pork chop means a pig, stabbed and bleeding, with a snare around one foot, being hung up to die screaming as it’s sectioned into chops and roast and lards. » (158) Palahniuk donne une touche morbide à une pratique commune : l’abattage des animaux pour sustanter la race humaine. L’image du sang et des cris de souffrance des animaux donne une dimension sacrificielle à une pratique banalisée par l’homme. Oyster compare les hommes à des alevins qui ont pullulé d’où le manque d’aliments pour les nourrir. Pourtant, si l’être humain est profondément monstrueux, Oyster n’échappe pas à la règle. C’est un idéaliste qui veut non seulement changer le monde mais le recréer entièrement. Il souhaite utiliser la berceuse pour réguler le niveau de la population mondiale: « either a species learns to control its own population, or something like disease, famine, war, will take care of the issue. » (142) Le poème servirait à tuer un certain nombre de gens de manière tout à fait gratuite. A ce stade, rien ne le différencie de Carl. Le poème serait un moyen de tout effacer sur la terre et de tout recommencer, Mona et lui jouant le rôle des nouveaux Adam et Eve. Oyster souhaite détruire cette race humaine responsable de la mort de la nature : « it’s just my generation trying to destroy the existing culture by spreading our own contagion. » (116) L’Homme est un tueur mais Oyster est lui-même un monstre souhaitant répandre le fléau de sa culture destructrice. Il endosse le rôle du justicier universel et sa volonté de perfectionner la race humaine nous ramène vers la notion d’eugénisme qui désigne « l’amélioration de 239 l’humanité dans ses caractères transmissibles aux générations suivantes. »433 Francis Galton, cousin de Charles Darwin, dans Inquiries into Human Faculty and its Development (1883) distingue l’eugénique, la science de l’hérédité et l’eugénisme, 434 « mouvement social et politique, organisé en clubs et sociétés populaires, destiné à en diffuser les résultats dans le public et à obtenir la mise en œuvre de politiques eugénistes. » (Thomas 3). Oyster cherche à répandre sa conception de la perfectibilité de la race humaine mais sa politique eugéniste est terrifiante. Ses idées énoncées sont plus que choquantes: « that kind of thinking makes him an Adolf Hitler. A Joseph Stalin. A serial killer. A man murderer. » (161) L’abjection caractérise bien ce personnage qui pousse à l’extrême sa théorie d’extermination de la race humaine. Il prend le rôle de sauveur divin, mais il n’est nullement bienfaiteur. Il correspond exactement à l’image des individus que Carl veut supprimer : « this quietophobic. This talk-oholic. » (143) Le côté abject du personnage est poussé à son paroxysme quand il prend possession du corps d’Helen, débranche l’appareil qui tient son fils artificiellement en vie et le jette par terre comme un vulgaire objet. Il apparaît clairement comme un personnage monstrueux, irrespectueux de la vie humaine, sans pitié aucune. Sa mégalomanie, son hybris démesurée l’apparente au personnage de Prométhée. Cependant, si Prométhée est puni pour avoir volé le feu aux dieux et l’avoir ramené aux hommes, Oyster commet un péché encore plus grand puisqu’il veut supplanter la figure divine elle-même. Il ne veut pas apporter la lumière aux hommes ; 433 Jean-Paul Thomas, Les fondements de l’eugénisme (Paris: Presses universitaires de France, 1995) 3. 434 L’eugénisme désigne la science, la technique et la politique visant à améliorer les qualités héréditaires de groupes humains par le contrôle de la procréation. L’eugénisme pervertit le darwinisme « empruntant à Spenser une conception caricaturale de la sélection naturelle et promouvant le développement sociologique de la notion de concurrence vitale. Cette démarche est à placer sous le signe de la hantise de la dégénérescence par le métissage, telle qu’elle trouve sa forme achevée dans l’œuvre d’Arthur de Gobineau et ses sources lointaines dans celle de Herder. » Thomas (1995: 22). 240 il veut être cette lumière en recréant le monde à son image. L’aspect abject du personnage est renforcé par la relation ambiguë qu’il entretient avec Helen. Lors du rituel wiccain 435 chez Mona au chapitre 17, Oyster est présenté comme le fils symbolique d’Helen ; il aurait eu le même âge que Patrick si ce dernier avait été en vie. Oyster appelle d’ailleurs Helen « mother » et Carl « dad. » (97) Si Helen est la figure matriarcale, le clin d’œil que lui fait Oyster au début de leur périple au chapitre 19 prend une connotation ambigüe. Comme ce clin d’œil mène Carl à penser à Oedipus Rex, le lecteur se réfère immédiatement au complexe d’Œdipe et à l’inceste commis par Œdipe avec sa mère Jocaste. Cette référence jette un éclairage incestueux sur la relation entre Helen et Oyster. La rébellion d’Oyster serait alors un moyen de se faire remarquer aux yeux de la figure maternelle de substitution. Une relation de pouvoir s’installe entre les deux personnages et l’œuvre de Shakespeare The Taming of the Shrew apparaît en filigrane lors de leur confrontation au chapitre 31. Après avoir tenté de dérober le poème, Helen l’abandonne au bord de l’autoroute et il se compare à un chien qu’elle ne peut apprivoiser : « ‘fine,’ Oyster says, and jerks his car door open. He says, ‘isn’t this what people do with dogs they can’t house-train ? » (187) Le récit shakespearien est parodié puisque c’est normalement un mari qui doit dompter son épouse; dans cette approche, Oyster serait un chien à domestiquer par la figure maternelle. Les personnages sont plus complexes qu’ils ne le paraissent au premier abord ; Carl et Oyster sont des êtres troubles et torturés. L’abjection s’étend au personnage de Nash dans le récit. 435 Mona est celle qui utilise le terme « wiccain. » Nous reviendrons en détails dans la partie consacrée à la magie sur la wicca qui est parfois considérée comme une religion, parfois comme une philosophie. Ses adeptes, les wiccans, prônent le culte de la nature. 241 a3. John Nash : un auxiliaire médical nécrophile De par son métier, Nash informe le narrateur des crimes ayant eu lieu en ville en échange d’une rémunération financière. Il assiste au quatrième meurtre perpétré par Carl dans un bar. Il prétend avoir écrit une lettre expliquant la responsabilité de Carl et l’avoir donnée à un ami. L’acte de chantage pour obtenir la berceuse en fait un être vil et manipulateur. Mais c’est l’idée transgressive qu’il avance au chapitre 8 de la beauté des femmes mortes, de la possibilité de les violer qui engendre la nausée chez le lecteur : « still warm, too, under the covers. Warm enough. No death agonies. Nothing. » (47) L’association de la mort à la chaleur, représentant par nature la vie, est paradoxale comme si les personnes tuées par la berceuse devenaient elles-mêmes des êtres monstrueux, des morts vivants. Une fois en possession de la formule maléfique, Nash ne l’utilise que pour assouvir ses pulsions morbides: « ‘seeing her there, she was better-looking than any piece of tail I’ve ever had.’ If Nash knew the culling song, there wouldn’t be a woman left alive. Alive or a virgin. » (48) Le thème de la nécrophilie était déjà développé dans le Romantisme décadent. Ces cas de nécrophilie confirment l’influence du Romantisme et du Gothique sur l’auteur et le fait qu’ils soient réalisés par une personne du domaine médical donne une touche ironique à cette dimension macabre. L’acte nécrophile donne des hauts le cœur au lecteur. La nécrophilie fait partie des perversions sexuelles et ceci est lié à l’étymologie même du mot : « nekro-, the Greek prefix meaning ‘corpse’, and philia, meaning ‘love of.’ »436 La mort est, pour l’être nécrophile, le symbole de la beauté ultime : « necrophilia is as much an aesthetic, a mode of representation, as it is a 436 Lisa Downing, Desiring the Dead : Necrophilia and Nineteenth-Century French Literature (Oxford: the University of Oxford, 2003) 2. 242 sexual perversion. » (Downing 4). Sa mort causée ironiquement par le poème récité par Carl au chapitre 40 laisse même chez le lecteur un goût de satisfaction et de justice. Nash apparaît comme un vampire à rebours : si le vampire tire du plaisir à ôter la vie à d’autres personnes, Nash a du plaisir en ayant des relations sexuelles avec des femmes déjà mortes. La berceuse remplace les crocs traditionnels du vampire. La mort se fait plus douce mais l’exploitation du corps des individus est toujours présente. Les mots deviennent vecteurs de mort et sont eux-mêmes une source de malédiction : Now words can kill, too. The new death, this plague, can come from anywhere. A song. An overhead announcement. A news bulletin. A sermon. A street musician. You can catch death from a telemarketer. A teacher. An internet file. A birthday card. A fortune cookie. (41) Le pouvoir tueur des mots met en lumière l’aspect fragile de la société. La mort peut être facilement véhiculée à travers tous les moyens de communication. La société cause sa propre perte. La possession de la berceuse et du grimoire donne lieu à un conflit incessant entre les personnages masculins et féminins. Après avoir décliné comment l’abjection était appliquée aux personnages masculins, nous nous tournons à présent vers les personnages féminins. b. L’abjection au féminin Helen et Mona sont les deux femmes fortes du récit. De tempérament différent, elles sont néanmoins déterminées et mystérieuses. L’ambivalence règne : Helen maîtrise l’art de la tromperie et l’innocence de Mona ne semble être que pure illusion. 243 b1. L’énigmatique Helen Helen est présentée dans la préface comme un agent immobilier travaillant de concert avec sa secrétaire, Mona. Son chiffre d’affaires est réalisé avec la vente de maisons hantées et la souffrance des âmes emprisonnées dans leur demeure. La banalisation du phénomène surnaturel par Helen et sa commercialisation donne une touche kitsch à la terreur. Palahniuk apporte une touche d’humour noir et parodie le gothique en faisant souhaiter à son personnage que les morts restent dans le monde des vivants rompant ainsi l’ordre naturel des choses : « ‘I don’t want anybody going down any tunnels toward any bright light. I want these freaks staying right here, on this astral plane, thank you.’ » (4) L’idéologie commune de la lumière blanche et du tunnel après une expérience de mort imminente 437 est conservée par l’auteur mais le souhait de voir les âmes continuer à hanter un lieu pour en tirer profit décontenance le lecteur. Helen est attirée par le côté lugubre et sanguinaire: Forget those dream houses you only sell once every fifty years. Forget those happy homes. … What she needed was blood running down the walls. She needed ice-cold invisible hands that pull children out of bed at night. She needed blazing red eyes in the dark at the foot of the basement stairs. (4) Elle prend la place du « villain » en souhaitant que le macabre et l’horreur s’installent dans les demeures. Son désir de voir du sang et des fantômes fait d’elle un personnage déviant. Elle est meurtrière et dominatrice. Elle confesse avoir tué son mari un an après le décès de son fils Patrick. De plus, elle s’est assurée que personne ne réimprime le recueil de poèmes en rachetant les droits d’auteur, en brûlant 300 copies des 500 437 « L’EMI peut être définie comme le souvenir rapporté d’un ensemble d’impressions au cours d’un état spécial de conscience, incluant un certain nombre d’éléments comme l’expérience hors-du-corps, des sensations agréables, la vision d’un tunnel, d’une lumière , la rencontre avec des proches décédés, ou une revue complète de la vie. » Jocelyn Morisson, et Sonia Barkallah, Expériences de mort imminente : Premières rencontres internationales (2007: 43). 244 existantes et en rachetant la maison de l’auteur, Basil Frankie. Contrairement au narrateur, elle affirme avoir appris à canaliser sa colère et le pouvoir de la berceuse en transposant son désir de tuer aux éléments naturels ; ainsi lorsqu’Oyster tente de dérober le poème à Helen, celle-ci transfère sa colère sur des oiseaux dans ce qu’elle considère être un mouvement de destruction constructive. L’usage même de l’expression « destruction constructive » met l’accent sur le thème du paradoxe régnant dans le récit. Cependant le contrôle et la maîtrise qu’elle pense avoir sur le sort est factice puisqu’elle est payée pour tuer quelqu’un tous les jours depuis trois ans, ce qui explique qu’elle ne tue pas Mona. Son agenda est un cahier d’élimination et sa propension au meurtre la rend monstrueuse. La possession par Helen du corps du policier Sarge à la fin de l’œuvre –comme si elle le dévorait de manière symbolique– et l’acte de sodomie peu dissimulé sur Carl est profondément révoltant pour le lecteur et pousse la perversion à un stade élevé puisqu’une femme dans un corps d’homme fait l’amour à un autre homme. La barrière des sexes et les tabous sont brisés ; l’auteur met en scène une véritable mise en abyme des corps qui se mêlent de manière androgyne. Cependant, on est loin de la conception platonicienne de l’unité originelle androgyne. La pénétration n’est pas consentie ni souhaitée par Carl et c’est une impression de grotesque qui se dégage de l’acte sexuel. La mention explicite non prude de l’acte de sodomie est choquante et abjecte. Les apparats criards d’Helen lui donnent un aspect farcesque : « enough ornaments for a Christmas tree. » (29) Il est difficile de la prendre au sérieux. Elle est réduite à l’état de poupée : « she’s wearing doll clothes. » (29) Elle semble appartenir à un monde factice. Palahniuk va même plus loin et l’assimile à un meuble restoré, rénové : « her skin already looks exfoliated, plucked, scruffed, moisturized, and made up until she could be a piece of refinished furniture. Reupholstered in pink. A 245 restoration. Renovated. » (30) L’objectification du personnage est totale. La description du personnage renforce l’ambivalence qui règne dans l’œuvre de Palahniuk comme celles de King ou Straub. Le fait qu’Helen ait elle-même tué son fils en lui lisant le poème et qu’elle veuille le garder dans une chambre stérile à l’hôpital de manière perpétuelle la rend à la fois humaine et insensible. Nous sommes confrontés dans le cas d’Helen à un vampirisme plus psychologique ; en revendant des maisons où ont eu lieu des évènements atroces, elle se nourrit de la souffrance et de la peur des autres. Helen ôte peu à peu symboliquement la vie aux acheteurs de ces maisons hantées puisque ces derniers ne peuvent résister à l’effroi face à un visage se reflétant dans l’eau du bain ou à des ombres de fantôme sur les murs de leur salle à manger. La vente de ses maisons hantées est littéralement un moyen de subsistance. De plus, elle transcende la mort: « this was Helen. H B. Our Hero. Now dead but not dead. Here was just another in her life. This was the life she lived before I came along. » (6) L’écriture rend compte de ce paradoxe entre la vie et la mort; l’auteur hésite entre des phrases courtes et longues. Une seule phrase peut être composée de deux mots, ayant pour impact de couper le souffle du lecteur. La déviance psychologique ne fait pas de doute même si le trouble reste concernant ses sentiments pour son fils et pour Carl. La thématique de l’ambiguïté est un point commun partagé avec Mona. b2. Mona Sabbat : une innocence trompeuse Mona se présente continuellement comme étant proche des gens et blâme l’attitude consumériste d’Helen : «‘Mrs Boyle’s way too much into the money side of everything.’ » (76) Elle se considère plus altruiste en mettant en avant son opinion que 246 chaque crime vous aliène du monde : « you shouldn’t kill people, because that drives you away from humanity. » (134) Elle croit en la distinction entre le bien et le mal, en l’omnipotence des forces supérieures et en la magie. Elle lit d’ailleurs des ouvrages à ce sujet comme c’est le cas lorsque Carl la voit pour la première fois. Le nom de famille choisi par l’auteur, « Sabbat » (14), est lui-même précurseur des réunions qu’elle organise chez elle. Le rituel organisé à son domicile n’est cependant pas une messe noire comme semble l’indiquer le terme « sabbat » car il n’y a pas de sacrifice sanguinaire. De plus, les messes noires « admettent comme finalité le plaisir des sens, la perte du sens, le rassemblement sexuel et festif. » (Walzer 60). Si les membres du groupe de Mona sont nus, ils acceptent que Carl et Helen soient habillés et aucun contact physique n’est décrit. La communion visée est spirituelle. Le breuvage préparé par Mona pour la déesse –associé par Helen à du vin– n’est qu’une pâle copie du breuvage rouge bu par les sorcières à Salem. 438 L’usage du terme « sabbat » semble la lier à la sorcellerie comme l’indique JeanMichel Sallmann: Parmi tous les mots qui servent à désigner les conventicules au cours desquels les sorciers et les sorcières se réunissaient pour adorer le Diable, c’est celui qui a été retenu par les juges à l’époque moderne et qui est resté dans l’historiographie, de préférence à ‘synagogue’ ou à ‘vauderie.’ 439 Les étapes du sabbat sont ainsi décrites : des sorciers et des sorcières, après s’être enduit le corps d’un onguent réalisé à partir de la chair d’enfants sacrifiés rituellement, volent à très grande vitesse sur de très longues distances, à cheval sur des animaux ou des objets (chaises, bouts de bois, balais) pour se rassembler la nuit dans un endroit 438 « A Salem, elles célébraient, dit-on, leurs débauches noctrunes, soit dans une maison du village, où elles se partageaient le sacrement du diable sous les espèces du pain rouge et du breuvage rouge, soit ‘dans un lieu herbu, près duquel passait un chemin de terre, marqué par les traces des pieds des chevaux.’ » Julian Franklyn, Crimes rituels et magie noire : Une étude sur la magie ancienne et moderne (1972: 135). 439 Sallmann 633. 247 retiré où se déroule une cérémonie présidée par le Diable représenté généralement par un bouc. … La cérémonie se termine par une orgie générale où les sorciers s’accouplent avec des démons succubes, les sorcières avec des démons incubes, et par un grand festin au cours duquel sont dévorés des enfants, préalablement mis à mort rituellement. 440 Le rituel décrit par Palahniuk est bon enfant comparé à la croyance sanguinaire commune du sabbat. Mona et ses invités se retrouvent dans son appartement et il n’y a pas d’orgie. L’auteur n’inclue pas d’adoration du diable ou de dévoration d’enfants. Pourtant sa connaissance des sorts et des séances rituelles qu’elle prend très au sérieux peut en faire un personnage inquiétant : les personnes assistant au rituel -« a Wiccan practitioners’ ritual » (79) - changent d’identité en s’attribuant un nouveau nom. On apprend ainsi au chapitre 19 que le vrai nom de famille de Mona est « Steinner. » Le changement de nom choisi révèle une rébellion contre le nom originel familial, contre un passé qu’elle souhaite apparemment oublier. L’innocence apparente de Mona soulève des interrogations. Même si elle travaille pour Helen et qu’elle devient plus proche de Carl en lui ôtant des restes de modèles réduits dans le pied, son amour pour Oyster la pousse à les trahir et à choisir le camp de son amant. Elle tente de dérober le grimoire au chapitre 34 et semble alors réellement se métamorphoser en sorcière : « a wicked witch. A sorceress. Twisted. » (205) L’adjectif « twisted » met en exergue la duplicité de ce personnage. La séance rituelle organisée dans son appartement voit quand même les initiés se dénuder. On ne peut oublier qu’elle profite avec Oyster du grimoire pour apporter aux gens de faux miracles, alors qu’elle s’opposait au début à l’attitude exploitatrice d’Helen. Palahniuk tire ainsi avec brio les ficelles de l’hypocrisie et de la trahison, de la manipulation et de la déviance, nous offrant des personnages ambivalents qui deviennent l’auxiliaire d’une critique acerbe de la société actuelle. Les griffes acérées de l’auteur ne laissent que peu 440 Franklyn 633. 248 de répit au lecteur désarçonné par les thèmes déployés et le modèle narratif utilisé. Le procédé déconstructionniste et subversif règne, insidieux ; il interpelle le lecteur tout en le divisant. Cette fragmentation engendrant intérêt et rejet est à l’image de l’abjection qui se dissimule à chaque recoin des récits et n’attend pour être découverte que le lecteur accepte l’invitation à danser des auteurs. Nous avons montré à travers ce premier chapitre que la société américaine est depuis ses origines véhicule de la peur, voire de l’horrible. Le mouvement fondateur même qu’est le Puritanisme est source d’ambiguïté et révèle la lutte incessante entre le bien et le mal. L’abjection est déjà présente dès l’origine du nouveau monde et est associée à une critique acerbe de la société qui continue à être exploitée par les auteurs aujourd’hui. Ces derniers nous livrent une véritable réflexion à la fois sur la société contemporaine ainsi que sur les rapports humains. Thinner, Shadowland et Lullaby mettent en lumière une vision hypocrite, manipulatrice et artificielle des relations entre les êtres. La notion d’abjection est omniprésente chez les trois auteurs choisis et nous lie au roman gothique anglais. Nous avons montré un certain nombre de corrélations existant entre le Romantisme, le Romantisme noir et le Gothique et des liens existent avec les trois récits choisis. Le Gothique anglais a subi les assauts de l’évolution et a laissé place au Gothique postmoderne, mouvement auquel appartiennent King, Straub et Palahniuk. Les artifices du gothique anglais ont évolué. Les auteurs ne se contentent pas de revenir aux sources ; celles-ci sont présentes en arrière-plan de la toile qu’ils souhaitent créer. Ils ont cependant intégré les éléments clés de certains mouvements littéraires ; ils semblent avoir traversé l’histoire et recueillir les éléments nécessaires à la création d’une nouvelle histoire, celle de l’abjection. Ainsi, les lieux et les personnages traditionnels gothiques sont remis au goût du jour à travers le mouvement oscillatoire constant de la monstration et de 249 l’évitement. Les figures de l’abjection sont polymorphes, masculins et féminins, animées et inanimées. Pour King, la monstruosité est à la fois physique et morale. La malédiction gitane transforme les personnages en êtres difformes. Pour Straub et Palahniuk, la monstruosité est avant tout morale avec des personnages psychologiquement déviants mais paradoxalement attachants. Les thèmes de l’inceste et du vampirisme revisités par les auteurs participent à la vision psychologique transgressive des personnages. Les auteurs s’inscrivent dans le paradigme de la transgression, voire même de la déconstruction. Les thématiques gothiques originelles sont remodelées par les mains expertes et postmodernes des auteurs qui nous mènent sur les flots intarissables d’une fascinante subversion. Pour ce faire, ils revisitent notamment les thématiques du corps qui est décrit comme une prison. L’abolition des frontières entre rationalité et irrationalité, entre réel et irréel ou entre mort et vie prédomine. Le lecteur est confronté à la fois à une fragmentation thématique et narrative. Il doit retrouver sa voie dans le labyrinthe créé par nos auteurs qui s’amusent à détruite les valeurs communes de la justice ou de la famille ; ils revisitent sans complexes le mythe biblique, l’univers de la magie ou les contes de fées. Même le processus initiatique que semblent connaître les personnages soulèvent d’innombrables interrogations. C’est à présent dans la voie de la subversion et de la déconstruction que nous nous engageons. 250 CHAPITRE 2. UNE RHETORIQUE DE LA DECONSTRUCTION « If the meaning of the text is unstable, undecidable, then the project of literary interpretation is compromised; interpretation is doomed to endlessly repeat the interpretive act, never able to reach that final explanation and understanding of the text. » (Philip Rice and Patricia Waugh, Modern Literary Theory 183) « She saw the highway open out before her, and understood that this was no common intersection they stood at. » (Clive Barker, Books of Blood 5) 251 L’association des deux termes que sont « rhétorique » et « déconstruction » peut paraître au premier abord incongrue si l’on s’en tient à la définition originaire du terme « rhétorique ; » en effet, « dans l’antiquité gréco-romaine, la rhétorique était avant tout l’art de persuader, c’est-à-dire de s’exprimer de la manière la plus efficace afin d’influer sur l’opinion d’un auditoire. » 441 Cela implique donc l’usage d’un discours clair et construit. La rhétorique de la déconstruction est perçue, dans le cadre de notre thèse, plus comme un ensemble de procédés et de techniques narratives permettant de révéler le processus de déconstruction à tous les niveaux et d’analyser ses effets voulus et produits. Nous percevons ici le terme de « déconstruction » de manière double. Il nous renvoie à l’approche de Derrida qui considère que la signification d’un texte provient de la différence entre les mots employés. Il s'agit d'une différence active,442 qui travaille le sens de chaque mot. Le texte a différentes significations qui peuvent être découvertes en décomposant la structure du langage dans lequel il est rédigé. Notre but est bien sûr, à chaque étape, de nous interroger sur le sens global et sur le sens des mots utilisés par nos auteurs afin de comprendre de quelle manière ils véhiculent le thème de l’abjection. Nous considérons également le terme de « déconstruction » dans le sens de fragmentation, de fracture se déclinant aussi bien au niveau thématique que langagier. L’absence d’harmonie et d’ordre qui semble régner dans nos trois récits explique en partie le sentiment d’abjection ressenti par le lecteur. Le chaos apparent véhicule la déviance, le désordre et nous lie au sentiment d’abjection. Tout comme l’interprétation des textes se fait à différents niveaux, le processus de déconstruction affecte différentes strates des récits choisis ; il concerne en effet à la fois les thèmes abordés et les procédés narratifs. Ainsi, les auteurs 441 Jean-Jacques Robrieux, Les figures de style et de rhétorique (Paris: Dunod, 1998) 9. 442 Pour marquer le caractère actif de cette différence, Derrida utilise le terme « différance », combinant « différence » et le participe présent du verbe « différer » : « différant ». 252 modernisent le paradigme corporel qui prévalait déjà dans le récit gothique anglais. Le thème du corps nous amènera à nous tourner vers Jacques Lacan 443 et à sa théorie du stade du miroir afin d’éclairer notre propos. La thématique de la fragmentation est créatrice d’éléments disparates : l’humain s’animalise, perd son individualité, s’enlise dans les sables mouvants de l’informe et de l’abjection. Les personnages sont confrontés à une perte identitaire car le corps subit des métamorphoses et devient même une prison. Les auteurs refaçonnent notre conception commune du corps et jouent sur l’abattement des frontières entre la normalité et l’anormalité, le rationnel et l’irrationnel. L’abolition des frontières entre le rêve et la réalité ou entre la vie et la mort nous fait entrer dans le jeu de la grande illusion. La thématique de la déconstruction s’applique également au thème de la mort qui est présentée de manière peu commune par les auteurs. L’impression de fragmentation qui règne au niveau thématique est à mettre en parallèle avec une réorganisation de l’espace-temps et une utilisation disloquée de la voix narrative, voire du langage même. Gérard Genette 444 nous offrira entre autres des pistes à suivre pour comprendre comment le désordre narratif fait écho au chaos régnant dans les récits. Tout est déconstruit et reconstruit de manière subversive. C’est bien le terme « subversion » qui caractérise la démarche des auteurs qui se lancent sans hésitation dans une réécriture des mythes traditionnels. Les valeurs américaines de justice et de famille sont parodiées tout comme King, Straub et Palahniuk écorchent sans vergogne les mythes bibliques. La touche grotesque appliquée par les auteurs à la magie et aux contes de fée qui prédominent dans nos récits confirme la voie de la subversion arpentée par King, Straub et Palahniuk. Tout est 443 Jacques Lacan, , Ecrits.1 (Paris: Editions du Seuil, 1992). 444 Gérard Genette, Figures III (Paris: Éditions du Seuil, 1972). 253 soumis au principe de la non-finitude. Puisque tout est déconstruit, les différents parcours ne peuvent être menés à terme. Même le processus initiatique apparemment vécu par les personnages subit la loi de l’inachèvement et de la subversion. La thématique de l’abjection surgit à chaque recoin et la confusion règne. Les auteurs oscillent entre fragmentation et unité, dualité et singularité, enfermement et délivrance, rêve et réalité, mort et vie. C’est à ces fractures en apparence irréconciliables que nous allons nous intéresser maintenant. PARTIE 1. UNE THEMATIQUE DE L’ENTRE-DEUX Le terme « entre-deux » permet au lecteur de visualiser une frontière que les auteurs s’amusent à effacer pour faire vaciller nos propres convictions. Tout est flou et sujet au bouleversement et au paradoxe dans les récits choisis et il ne peut en être autrement dans des œuvres qui célèbrent l’abjection. Les personnages voient leur corps -ce qui fait leur essence même, leur identité- se métamorphoser. La fragmentation corporelle fait écho au morcellement identitaire. Le corps est une prison où l’esprit se perd et s’oublie. L’abolition des repères est totale et mène au vacillement de la frontière entre rêve et réalité, entre vie et mort car même la Grande Faucheuse trouve une tonalité nouvelle sous la plume de King, Straub et Palahniuk. Les flammes de l’abjection consument toutes nos certitudes, réduisant en cendres les évidences pour ouvrir notre esprit à une autre perception. 254 A] Le motif du corps Le gothique anglais mettait déjà en avant le thème corporel ; « le corps est présent et joue un rôle important, dans les premiers textes que l’on rattache au gothique. … Il est sujet de métamorphoses. »445 L’élément corporel est également présent chez nos auteurs qui lui donnent une esquisse nouvelle. La métamorphose du corps qu’ils nous dépeignent est liée à l’animalisation de celui-ci, ce qui ne peut que conduire à la perte identitaire des personnages puisque ces derniers ne reconnaissent plus leur enveloppe charnelle. L’impression de chaos créé est mise en relief par le thème du double qui apparaît, lancinant, et permet de révéler la bestialité et l’abjection intrinsèques à l’homme. Le corps semble être une prison de laquelle tout échappatoire n’est que mirage. a. Le corps fragmenté Le thème du corps est un véritable leitmotiv dans les trois récits choisis et est lié à celui de la dislocation. Si nous reprenons l’exemple du Château d’Otrante, la célèbre armure n’est jamais vue dans son ensemble. Le fils de Manfred est tué par un casque, une épée tombe seule par terre, des pièces d’une armure apparaissent à différents endroits du château. Cette fragmentation subie par les objets fait écho à l’omniprésence des ruines dans le mouvement gothique. Elle est transposée aux individus, et à leur identité chez King, Straub et Palahniuk. La fragmentation corporelle nous ramène à l’étape précédant le stade du miroir chez Lacan. Le stade du miroir est compris comme : 445 Bozzetto, Territoire des fantastiques 191. 255 une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image, -dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage, dans la théorie, du terme antique d’imago. 446 « La fonction du stade du miroir s’avère pour nous dès lors comme un cas particulier de la fonction de l’imago qui est d’établir une relation de l’organisme à sa réalité –ou, comme on dit, de l’Innenwelt à l’Umwelt. » 447 Le stade du miroir est ainsi nécessaire pour assurer l’unité identitaire de tout individu et implique une prise de conscience de son unité corporelle à travers la contemplation de son image dans le miroir. Au contraire, nos auteurs dépeignent dans leurs œuvres des personnages qui ne se reconnaissent plus en tant qu’individu à part entière ; leur corps est vu de manière fragmentaire et régressive. Ceci est souligné par leur confrontation avec la figure du double ou sont dans certains cas possédés par une entité extérieure ou par un autre individu. Les auteurs nous livrent une danse macabre des corps qui sont perçus comme des objets abjects. a1. Le démembrement comme leitmotiv Dans Thinner, Billy voit son apparence corporelle bouleversée et son regard se cantonne à certaines parties de son anatomie comme si son propre regard choisissait d’oblitérer consciemment des parties de son corps. Son propre regard participe à sa fragmentation corporelle, processus poussé à l’extrême si nous le considérons comme de l’auto-fragmentation. Lors de son séjour à la clinique Glassman, Billy constate que sa maigreur devient inquiétante mais les détails qui nous sont donnés ne nous laissent voir que ses côtes et ses hanches : 446 Lacan 90. 447 Lacan 93. L’innenwelt correspond au monde interne à l’individu et l’umwelt à son environnement. 256 He noticed that he could see the double stack of his ribs for the first time since… since high school ? No, since forever. His bones were making themselves known, casting shadows against his skin, coming triumphantly out. Not only were the love handles above his hips gone, the blades of his pelvic bones were clearly visible. (128) Le champ lexical osseux prévaut ; son corps semble être une entité à part entière sur laquelle il n’a plus de contrôle comme l’indique l’expression « coming triumphantly out. » C’est la victoire de l a mort dans son propre corps. Même lorsqu’il se regarde dans le miroir de l’hôtel où il s’arrête à Providence, il ne voit pas son corps dans sa totalité. La découverte de sa maigreur se fait étape par étape pour ménager le suspense et met en exergue la thématique du démembrement. On voit d’abord sa poitrine, puis son sternum, son pelvis, ses jambes: « every rib stood out clearly. His collarbones were exquisitely defined ridges covered with skin. His cheekbones bulged. » (160) King allie à nouveau des éléments inattendus. Il donne un aspect esthétique à une description monstrueuse en utilisant l’expression « exquisitely defined » comme si le corps squelettique de Billy était une œuvre d’art. L’auteur applique le principe de monstration à certaines parties du corps de son personnage et d’évitement à d’autres parties. On pourrait dire que cette description fragmentaire, parce qu’elle se limite à certains membres, fait écho à l’analyse freudienne du membre coupé vu comme un symbole de castration. 448 Si la théorie freudienne la considère comme un acte de soumission envers l’autorité du père et renoncement à l’objet maternel, elle semble être dans nos récits symbolique de la déconstruction et de l’abjection qui y règnent. Le thème, non seulement du membre 448 Sigmund Freud, Totem et tabou (Paris: Payot, 1988). Freud montre que le sacrifice animal dans les sociétés primitives remplaçait le sacrifice humain, « la mise à mort solennelle du père. » (174) « Chez nos jeunes névrosés, la phobie de la castration joue un rôle extrêmement important dans la détermination de leur attitude à l’égard du père. … Lorsque nos enfants entendent parler de la circoncision rituelle, ils se la représentent comme équivalent de la castration. » (175) Freud précise que cette idée est erronnée car la circoncision est généralement associée avec « l’ablation de la chevelure et à l’extraction des dents. » (175) 257 manquant, mais du corps manquant nous rapproche du thème de la monstruosité car l’individu concerné dévie dans ce cas de la norme physique établie par la société. Heidi apparaît comme une figure castratrice tentant de contrôler l’aspect corporel de Billy. En l’infantilisant, elle le castre symboliquement ; le processus de castration ne serait plus tenu par le père mais par une figure féminine. Heidi le prive de toute virilité et sa quête pour retrouver le gitan ainsi que sa haine envers elle peuvent être vues comme une tentative de réappropriation du membre phallique, l’autorité masculine. Heidi ne représente plus rien à ses yeux ; elle n’a plus d’identité propre. Billy retrouve d’ailleurs toute sa puissance mâle en choisissant de sacrifier son épouse mais la victoire phallique est de courte durée puisqu’il choisit de se livrer à nouveau à la mort par amour pour sa fille. Billy a donc une vision morcelée de son corps ce qui le fait retomber en enfance, avant le stade du miroir. Une définition complémentaire de ce stade le désigne comme: la phase de la constitution de l’être humain, qui se situe entre les 6 et les 18 premiers mois : l’enfant encore dans un état d’impuissance et d’incoordination motrice, anticipe imaginairement l’appréhension et la maîtrise de son unité corporelle. Cette unification imaginaire … s’illustre et s’actualise par l’expérience concrète où l’enfant perçoit sa propre image dans un miroir. 449 Comme nous l’avons dit précédemment, le stade du miroir permet donc à l’identité des individus de se former en fournissant une vision unifiée de leurs corps. Billy revient en pré-enfance comme s’il subissait le processus inverse du stade du miroir puisqu’il voit son apparence corporelle de manière fractionnée. Le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation –et qui pour le sujet, pris au leurre de l’identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa 449 Jean Laplanche, et J-.B Pontalis 452. 258 totalité- et à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental. 450 L’unification qui doit s’appliquer se change pour Billy de manière régressive en fragmentation. Son identité est remise en cause, le stade du miroir étant « formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique. » (Lacan 89). Le parcours de Billy à travers les Etats-Unis est d’ailleurs un parcours identitaire où il est confronté au jeu du « je ». Billy fait bien le processus du stade du miroir à rebours: « ce moment où s’achève le stade du miroir inaugure, par l’identification à l’imago du semblable et le drame de la jalousie primordiale …, la dialectique qui dès lors lie le je à des situations socialement élaborées. » (Lacan 95). Billy choisit, lui, de se couper du monde social et n’entretient un lien étroit qu’avec Ginelli qui lui-même, par son statut de mafieux, est socialement déviant. Son parcours lui offre la possibilité d’analyser ses sentiments réels pour Heidi et de découvrir sa vraie personnalité. Lemke est lui aussi présenté de manière fragmentaire. Dans le paragraphe introductif, l’auteur décrit le nez pourri du personnage, puis son doigt tordu, ses lèvres, ses dents et sa langue : ‘thinner,’ the old Gypsy man with the rotting nose whispers to William Halleck as Halleck and his wife, Heidi, come out of the courtroom. … And before Halleck can jerk away, the old Gypsy reaches out and caresses his cheek with one twisted finger. His lips spread open like a wound, showing a few tombstone stumps poking out of his gums. They are black and green. His tongue squirms between them and then slides out to slick his grinning, bitter lips. (5) L’auteur reste à la partie supérieure du corps du personnage –nez, joue, doigt, lèvres, dents, langue- et oblitère la partie inférieure, ce qui ne fait qu’accroître l’aspect abject du gitan. De même, lors de la confrontation entre Billy et Lemke au camp des gitans, 450 Lacan 93-94. 259 l’accent est d’abord mis sur son nez qui est réduit à un trou puis sur ses yeux et sur son doigt : « for a moment Billy stared at the festering hole in the middle of Lemke’s face, and then his eyes were drawn to the man’s eyes. … Lemke crooked a finger at Billy. » (198) La description des personnages est proche du procédé cinématographique du gros plan. Etant scénariste lui même, King s’est inspiré des procédés du septième art dans le processus d’écriture. Le lecteur peut visualiser certaines scènes avec précision comme s’il était devant un écran. Ainsi, la description du gitan dans le parc lors du dénouement nous fait penser à un travelling suivi d’un zoom sur le nez de Lemke : The old man wore a gray serge suit, double-breasted. On his feet were hightopped black shoes. What little hair he had was parted in the middle and pulled sternly backward from his forehead, which was as lined as the leather of his shoes. A gold hoop sparkled from one of his earlobes. The rot, Billy saw, had spread –dark lines now radiated out from the ruins of his nose and across most of his runneled left cheek. (285) On passe de son costume à ses pieds, puis à ses cheveux et au lobe de son oreille avant de zoomer sur son nez qui est en contraste total avec l’impression d’élégance qu’il paraît véhiculer. C’est un délabrement, voire un pourrissement corporel, auquel est confronté le lecteur. Le thème du délabrement, déjà omniprésent dans le Gothique anglais, affectait les demeures présentes dans les récits. Chez nos auteurs, le délabrement concerne non seulement la dimension psychologique et physique des personnages mais également, comme nous le verrons progressivement, la dimension narrative et thématique de l’œuvre. Le thème de la fragmentation est également visible dans la description d’Hopley ou de Rossington. Duncan est d’abord décrit comme une forme vague: « he saw a dim shape at the far end of the hall. A door on the left opened; the shape went in. » (116) Le champ thématique de l’indistinct prévaut à travers l’usage des mots: « shape, shadow» 260 (116) ou « shade, silhouette » (117) On passe d’une silhouette floue à des jambes, à une main –« slowly, slowly, his hand crept into the narrow circle of light thrown by the Tensor lamp and turned it so that it shone on his face » (125)-, un menton, un cou, des bras, des joues, un front, un nez et des yeux. De même, la description de la transformation de Rossington se fait étape par étape. La métamorphose débute par le plexus solaire, gagne son ventre, sa poitrine, son nez, son menton, son visage et sa main. « At the end, before he finally gave up and went, both of his hands were claws. His eyes were two… two bright little sparks of blue inside these pitted, scaly hollows, His nose…» (98) L’horreur est tellement grande qu’elle ne peut plus être verbalisée et trouve toute sa force dans le non-dit à travers les points de suspension. La décomposition est physique et mentale et la perte totale de repères semble faire basculer les personnages dans la folie. Nous ne donnons que deux exemples avant d’analyser plus loin cette thématique plus en profondeur. Hopley éprouve une joie sauvage à voir Billy se décharner peu à peu : « ‘don’t be,’ Hopley said, that weird joviality back in his voice. ‘Yours is going slower, but you’ll get there eventually.’ » (126) Il en va de même pour Leda Carrington, l’épouse du juge, à l’égard de Billy: « ‘come back in a couple of weeks,’ she said … ‘come back and let me have a look at you when you’ve lost another forty or fifty pounds. I’ll laugh… and laugh … and laugh.’ » (100) Billy, lui-même, à travers ses idées de vengeance semble avoir franchi les frontières de la rationalité. King souligne le dysfonctionnement dans l’équilibre mental de ses personnages. Le thème corporel est aussi développé dans l’œuvre de Straub. La maigreur de Steve est constamment mise en avant: Exceptionally skinny, Skeleton Ridpath from a distance looked like a clothed assemblage of sticks; cuffs drowned his wrists, collars swam on his thin neck. Close up, his face was so taut on his skull that the skin shone whitely; a slight flabbiness under the eyes was the only visible looseflesh. 261 Above these grey-white pouches, his eyes were very pale, almost white, like old blue jeans. His eyebrows were only faint tracings of silvery brown. (62) Dans ce passage déjà cité avant, la technique du close-up est là aussi appliquée ; on commence d’abord par une vue d’ensemble –un assemblage de baguettes- avant de zoomer sur des parties bien particulières du corps de Skeleton. Le close-up ne laisse échapper aucun détail mais cette accumulation descriptive renforce l’impression fragmentaire et ne donne paradoxalement aucune unité au personnage de Steve dont la ressemblance avec des baguettes lui ôte toute humanité. La thématique de la fragmentation corporelle est même présente dans la décoration morbide de sa chambre : « an area dominated by automobiles and household appliances and women’s photographs from which he had removed the faces. In their place he had glued animals’masks, foxes’ and apes’. » (72) Tout comme le docteur Frankestein, il crée des êtres monstrueux à travers l’assemblage d’éléments disparates mais l’association de voitures, d’appareils ménagers, d’humains et d’animaux donne une touche kitsch à la décoration. Les têtes d’animaux remplacent les visages humains ; l’hybridité souligne l’abjection ressentie par le lecteur à la vue des êtres créés par Steve. Cette hybridité véhicule altérité et dualité et peut trouver un parallèle dans la personnalité trouble des personnages divisés par le conflit entre le bien et le mal. Enfin, la thématique de la fragmentation est également visible dans Lullaby. La mort effective du fils d’Helen est un exemple de dislocation corporelle: She tosses the dead child across the room where it clatters against the steel cabinet and falls to the floor, spinning on the linoleum. Patrick. A frozen arm breaks off. Patrick. The spinning body hits a steel cabinet corner and the legs snapp off: Patrick. The armless, legless body, a broken doll, it spins against the wall and the head breaks off. (252) Patrick est réduit à des membres isolés -bras, corps, jambes, tête- et n’a plus rien d’humain. C’est une vision d’horreur qui s’offre à nous. L’objectification de l’enfant 262 est visible puisqu’on le compare à une poupée. Le processus de déconstruction est mis en emphase par le martèlement ternaire du prénom Patrick utilisé isolément par l’auteur. Un membre se détache à chaque fois que le corps heurte un objet, il n’est plus qu’un tronc dans ce lieu froid qu’est l’hôpital. Le processus de fragmentation corporelle est également visible dans les apparitions que les acheteurs peuvent voir dans les maisons vendues par Helen : « the face that appears, reflected in the water when you fill the bathtub» (2), « the face of a barbiturate suicide that appears late at night in the powder room mirror. » (3) Les apparitions fantomatiques sont réduites à la partie faciale. Le champ lexical du corps est récurrent chez Palahniuk. Le policier que Carl tue lors de sa folle journée meurtrière se coupe la langue en tombant : The officer’s eyes roll up until only the whites show. One gloved hand gets halfway to his chest, and his knees fold. His chin comes down on the top edge of the barricade so hard you can hear his teeth click together. Something pink flies out. It’s the tip of his tongue. (68) Ici l’auteur fait plusieurs arrêts sur image et sa caméra imaginaire filme l’officier en parties bien distinctes : les yeux, la main, la poitrine, les genoux, le menton, les dents. Pourtant même cette vision horrible de la mort de l’homme de loi se teinte d’humour noir à la vision de ce bout de langue rose volant à l’extérieur de la bouche de son propriétaire. On peut citer comme dernier exemple de morcellement corporel la description d’Oyster lorsqu’Helen le chasse du véhicule après que celui-ci ait tenté de voler le poème: « his face and hands are smeared red with blood. The devil’s face. His shattered blond hair sticks up from his forehead, stiff and red as devil’s horns. His red goatee. In all this red, his eyes are white. » (187) L’auteur choisit de se concentrer sur la partie supérieure du corps: le visage, les mains, les cheveux et les yeux. Cette description 263 fragmentaire -mise en lumière par l’usage double d’expressions courtes faisant office de phrases- accentue l’aspect abject et démoniaque du personnage auquel le lecteur est incapable de s’identifier. Le corps est non seulement présenté de manière déconstruite mais il est diabolisé, bestialisé. L’abjection naît de cette animalisation de l’humain et la confrontation avec cette fragmentation corporelle établit une fissure dans l’équilibre mental des personnages. a2. Animalisation et perte identitaire : une abjection corporelle et psychologique Le terme « animalisation » fait référence à la transformation de l’humain en animal. L’animalisation corporelle de l’homme rime avec la notion de monstruosité car cela équivaut à abolir la frontière entre l’humain et l’animal. « L’identification de l’homme et de la bête remonte aux plus lointaines origines. Elle a donné naissance aux fables et aux dieux de toutes les civilisations anciennes. » 451 Cependant, même le terme « animalisation » nous mène sur la voie du paradoxe. En effet, selon le Robert, le nom animal s’applique le plus souvent aux ‘animaux’, de la science, oiseaux et surtout mammifères, les autres recevant surtout des désignations spécifiques (insecte, etc). Les animaux domestiques (ou ceux de la ferme) soulignent cette spécialisation, fondée sur le rapport animal-homme, qui est de complémentarité. 452 Cependant chez nos auteurs il ne s’agit pas tant de trouver des points communs physiques entre l’homme et l’animal, qu’une assimilation complète à cet animal. Il nous faut donc énoncer les animaux choisis par les auteurs pour savoir si nous sommes dans un rapport de complémentarité ou de monstruosité. 451 Jurgis Baltrusaitis, Aberrations : Essai sur la légende des formes (Paris: Flammarion, 1995) 13. 452 Alain Rey, et al 80. 264 Dans Shadowland, Steve compare Del à une punaise et un cafard : « you look like a little bug, Florence, a shitty little cockroach ; » (83) Tom est lui vu comme un insecte : « ‘and what’s yours, insect ?’ » (62) Steve les relègue au niveau le plus bas du règne animal puisqu’il les associe à des animaux liés aux cadavres et à la pourriture. Ce n’est pas un rapport de complémentarité qui est établi mais un rapport d’abjection. Del et Tom sont aussi de manière récurrente associés à des oiseaux ; ainsi, Cole énonce en allant les chercher à la gare : « the birds have come home. » (156) Tom doit choisir entre sa chanson et ses ailes lors de son périple à Shadowland et Cole lui donne ce conseil en vérifiant qu’il est endormi : « keep your head under your wing. » (191) Steve appelle Del « birdy » (63) et Del sera au final transformé en oiseau de verre. Dans le seul poème écrit par Tom, l’homme est comparé à un oiseau : « man in the air, do you fly by your own wings ? » (56). La devise de Carson est « fly by your own wings. » La métamorphose principale subie par les personnages est donc la transformation en oiseau. Quatre oiseaux reviennent de façon récurrente chez nos auteurs à commencer par la chouette. La chouette de Ventnor est dérobée par Del à l’école. Pendant la guerre, Cole a du abréger les souffrances du lieutenant William Vendouris en lui tirant une balle dans le front. Le symbolisme de la chouette blanche a débuté à cette époque et représentait l’âme de Vendouris. Liée à la mort, la chouette était avant tout l’oiseau d’Athéna ; parce qu’elle est « un oiseau nocturne lié à la lune, ne pouvant supporter la lumière du soleil, elle est devenue « le symbole de la connaissance rationnelle – perception de la lumière (lunaire par reflet) » 453 opposée à l’aigle symbole de connaissance intuitive car recevant la lumière du soleil les yeux ouverts. Straub choisit 453 Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 246. 265 la symbolique indo-américaine qui voit la chouette comme « la divinité de la mort et gardienne des cimetierres. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 246). Si l’on considère en plus que pour les Aztèques, elle symbolise le dieu des enfers, on comprend qu’elle soit dans le récit associée à Cole puisqu’il fait figure de diable à travers le récit. Un rapport de complémentarité s’installe entre Cole et la chouette. Tom est lui changé en faucon pour revoir la scène du vol à Ventnor. Chevalier nous éclaire sur la symbolique de cet oiseau : « en Egypte, par sa force et sa beauté qui en faisaient le prince des oiseaux, [le faucon] symbolisait le principe céleste. » Le faucon est indicateur de supériorité : « symbole ascensionnel sur tous les plans, physique, intellectuel et moral. Il indique une supériorité ou une victoire, soit acquises, soit en voie d’être acquises. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 429). Tom étant le héros du récit, on comprend le choix de cet animal proleptique de son succès final. Le choix de la chouette et du faucon correspondrait bien à la lutte entre le personnage démoniaque qu’est Cole et le personnage salvateur qu’est Tom. Le troisième oiseau mentionné est le moineau ; Cole transforme Del en moineau : Del went utterly still in his hands, and Tom feared that he had died. Then he felt a high regular throb beneath his fingers, the sparrow’s heart thrilling away, and he opened his shirt and tenderly put Del next to his skin. He buttoned his shirt up halfway. Feathers rustled against his chest. (439) Il y a une fusion complète entre Del et l’oiseau. Le choix du moineau fait écho au conte « the dead princess » narré par Cole. Dans ce conte des moineaux atteignent un palais où tous les animaux et les personnes sont endormis à l’exception du roi et de la reine. La mort de la princesse Rose a endormi le royaume. Pour sauver celui-ci, les moineaux s’adressent au sorcier ; ils choisissent de sacrifier leurs ailes et sont transformés en grenouille. Ils sont donc dans ce conte un symbole de générosité, de partage et de grandeur d’âme. Cela correspond bien au personnage de Del qui aide Tom à distinguer 266 Cole de ses doubles lors du dénouement mais le paye de sa vie puisqu’il est transformé en oiseau de verre. Son nom de famille est « Nightingale » qui signifie rossignol. « Cet oiseau, dont tous les poètes font le chantre de l’amour, montre de façon saisissante, dans tous les sentiments qu’il suscite, l’intime lien de l’amour et de la mort. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 826). Cette symbolique qui lui est adjointe souligne la nature bienfaitrice de Del et le dénouement tragique inévitable qui l’attend. Enfin, dans Thinner, Lemke est régulièrement associé au vautour. Le symbolisme du vautour souligne l’ambiguïté intrinsèque du gitan : Le vautour royal, mangeur d’entrailles, est un symbole de mort chez les Mayas. Mais, se nourrissant de charognes et d’immondices, il peut également être considéré comme un agent régénérateur des forces vitales, qui sont contenues dans la décomposition organique et les déchets de toute sorte, autrement dit comme un purificateur, un magicien qui assure le cycle du renouveau, en transmutant la mort en nouvelle vie. 454 Le gitan est en effet l’instance qui condamne Billy à une mort inéluctable mais qui lui offre également la résurrection en transférant la malédiction à la tarte. Il redonne naissance à Billy et en ce sens, nous sommes enclins à rejoindre la vision de Freud qui « a fait du vautour une métamorphose de la mère. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 994). La figure prééminente de l’oiseau dans les récits est également une réminiscence pour les lecteurs des oiseaux d’Hitchcock 455 d’autant plus que nous gardons à l’esprit l’influence des techniques cinématographique chez nos auteurs. Jean Douchet 456 montre la force destructrice des oiseaux, notamment les corbeaux, dans le film du même nom sorti en 1962. Dans cette production filmique, les oiseaux veulent imposer leur règne d’abord en divisant et en assassinant le personnage du fermier puis 454 Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 994. 455 Parmi les plus célèbres films d’Hitchcock, on peut citer Vertigo (1957), North by Northwest (1959) Psycho (1960). Les titres français sont respectivement Sueurs froides, La mort aux trousses et Psychose. 456 Jean Douchet, Hitchcock (Paris: Cahiers du cinéma, 1999). 267 en attaquant isolément leurs adversaires : « ils vont chercher à détruire d’abord l’humanité présente, assurés qu’ainsi, humanité future et passée périront. » (Douchet 212). La symbolique du corbeau pourrait s’appliquer à Cole qui a tué les parents de Del et souhaite tuer Del ; ce-faisant cela ferait de lui l’unique représentant des Nightingale. La figure du loup est également utilisée chez Straub pour représenter Cole : « the magician turned his face to Tom. … The face was no longer bone, but animal –the face of a white wolf. » (224) Le choix de cet animal signale sa dangerosité et sa férocité. En effet, « le loup est synonyme de sauvagerie. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 582). Le symbolisme du loup est multiple. Puisqu’il voit la nuit, « il devient alors symbole de lumière, solaire, héros guerrier, ancêtre mythique. » 457 Il est associé chez les Grecs à Apollon. Cependant il a également un aspect infernal : on peut faire référence au manteau fait en peau de loup, revêtu par le maître des Enfers, Hadès ou les oreilles de loup du dieu de la mort des Etrusques. … Dans l’imagerie du Moyen Age européen les sorciers se transforment le plus souvent en loups pour se rendre au Sabbat, tandis que les sorcières, dans les mêmes occasions, portent des jarretelles, en peau de loup. 458 Nous verrons plus tard que Cole semble se livrer à de la magie noire. De plus, le symbolisme du loup est lié au thème de la dévoration et de l’initiation car la gueule est une « image initiatique et archétypale, liée au phénomène de l’alternance jour-nuit, mort-vie : la gueule dévore et rejette, elle est initiatrice. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 583). Dans la partie consacrée à l’initiation, nous verrons que Cole joue un rôle moteur dans le processus initiatique commencé par Tom. Cole le confronte 457 Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 582. Ce rapprochement à la lumière fait écho au fait que la figure du loup réfère au dieu Lug, « dieu solaire celte. » Julien (1997: 369). Il est au sommet de la hiérarchie mais est aussi panceltique : il fait parti des rares divinités à se retrouver chez tous les peuples celtes. 458 Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 583. 268 plusieurs fois à la mort et sa capacité de modifier l’espace-temps comme bon lui semble met en lumière cette alternance entre jour et nuit. Enfin, une autre transformation est évoquée dans Thinner, celle du juge en être reptilien. Il semble se transformer en crocodile : « ‘turning into an alligator.’ » (99) Rapporché du Seth égyptien, le crocodile est un « symbole des ténèbres et de la mort. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 315). Le crocodile est symbole de divinité : il n’a point de langue ; or la raison divine n’a point besoin de paroles pour se manifester. C’est le seul animal qui, vivant au milieu des eaux, ait les yeux couverts d’une membrane légère et transparente : il voit sans être vu, privilège du premier des dieux. 459 Il apparaît aussi comme le Léviathan, un monstre représentant le chaos primitif. King semble avoir oblitéré l’image divine du crocodile et n’a conservé que l’image du monstre et de la mort. La thématique de la métamorphose physique est donc ubiquitaire ; les personnages subissent une déshumanisation qui entraîne une fragmentation identitaire. La déconstruction est à a fois physique et psychologique. Le mouvement gothique remettait déjà en cause l’identité des êtres : « les personnages eux-mêmes sont réduits à n’apparaître qu’en tant que figure de l’impuissance, de la dépossession de soi. Leur identité n’est plus une donnée qui va de soi : elle se perd, elle se transforme. » 460 La transformation en monstre subie par exemple par les personnages dans Thinner va de pair avec une perte complète des repères identitaires et, à l’exception de Billy, avec un retrait du monde extérieur. Les personnages se rapprochent du stade de la folie. La folie était déjà un thème omniprésent dans les récits gothiques anglais et correspond bien avec une rupture totale avec le réel. D’ailleurs, le XVIIIème siècle « n’a pas manqué de 459 Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 316-17. 460 Roger Bozzetto, Territoire des fantastiques 12. 269 redonner vie à des figurations anciennes de la folie, que ce soit celles du bal ou de la nef des fous, du fou porteur de vérité, ou de la fureur amoureuse. » 461 Le siècle des Lumières est présenté comme « une affaire sérieuse avec la folie. » (René Démoris, et Henri Lafon 9). Chez nos auteurs, il s’agit plus de la folie liée à la métamorphose physique ou à l’affrontement à l’abhumain. Une analyse du terme même de « folie » est primordiale afin de pouvoir réaliser une comparaison avec les récits choisis et établir des catégories précises. Gwenhaël Ponnau 462 précise que dans les années 1850, la folie véhiculait la curiosité, la fascination et la séduction. La littérature fantastique de la seconde moitié du XIXème siècle était fascinée par les mystères de la vie psychique, ce qui était révélateur d’une volonté de tout rationaliser. 463 La psychiatrie et « les images insolites de la folie font donc partie du paysage intellectuel et spirituel à l’intérieur duquel est apparue, au début de l’époque romantique, la littérature fantastique. » (Ponnau 3-4). L’héritage romantique et fantastique de nos auteurs est à nouveau mis en lumière. La folie, avérée ou postulée des personnages témoins du surnaturel, constitue une ligne médiane de part et d’autre de laquelle, simultanément, se rejoignent et s’opposent les phénomènes insolites et les faits d’origine pathologique. 464 L’oscillation entre ces deux éléments accentue le mystère même de la folie. Le thème de la folie montre la déchéance mentale des personnages, leur déconstruction psychologique. 461 René Démoris, et Henri Lafon, Folies romanesques au siècle des Lumières (Paris : Desjonquères, 1998) 12. 462 Gwenhaël Ponnau, La Folie dans la littérature fantastique (Paris: Centre national de la recherche scientifique, 1987). 463 Cette rationalisation est une caractéristique de l’idéologie du progrès. 464 Ponnau 4. 270 Nous devons aller plus loin dans notre analyse de la folie pour aboutir à une meilleure compréhension des personnages dépeints par nos auteurs. Dans Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault 465 développe le fait qu’au Moyen Age, tout individu pouvait faire l’expérience de la folie, celle-ci étant considérée comme une catégorie du sacré. La folie était perçue par l’Eglise comme signe d’une possession démoniaque. La Renaissance voit la création d’hôpitaux où les fous sont enfermés pour être réduits au silence. Des expérimentations y sont réalisées pour tenter de classer la folie sur le modèle des maladies organiques : Les aliénistes du XIXème siècle, Pinel et Esquirol notamment, imitant les méthodes de la botanique et de la zoologie, donnent une description détaillée des états d’aliénation mentale et élaborent des classifications minutieuses. Ils s’attachent à attribuer chaque maladie mentale à une lésion organique bien déterminée et, à défaut d’une cause organique indiscutable, se contentent de notions comme celles d’hérédité ou de dégénerescence. 466 Dans le cas de nos récits, cette description ne tient pas. La désignation de folie en tant que maladie mentale n’est ainsi venue que tardivement. Cependant, il est important pour l’avancée de notre travail de préciser que le terme « folie » a été remplacé au XXème siècle par celui de « psychose. » Nous cherchons donc à présent à aller plus loin sur la voie de la psychose. Dans Les structures lacaniennes des psychoses, Charles Melman différencie l’origine de la psychose pour Lacan et Freud. Si pour Freud le moi est le gardien du réel assurant l’équilibre entre le ça et le surmoi, entre la réalité externe et les exigences pulsionnelles, 465 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique. (Paris: Gallimard, 1976). 466 Larousse, Grand usuel larousse : Dictionnaire encyclopédique, vol. 2 (Paris: Larousse, 1997) 3034. Dans son traité, Etienne Esquirol classe la folie en cinq grandes catégories : « la lypémanie, ou ‘mélancolie des anciens’ ; la monomanie, qui correspond à un délire portant sur un objet unique ; la manie, qui s’accompagne d’excitations et porte sur plusieurs objets ; la démence, délire caractérisé par un affaiblissement des facultés intellectuelles et morales ; enfin l’imbécilité ou idiotie, ‘état dans lequel les facultés intellectuelles ne se sont jamais manifestées.’ » Etienne Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal (1838: 11). 271 pour Lacan le moi est « l’instance de l’imaginaire, le lieu des identifications et des aliénations » 467 : le responsable d’une méconnaissance qui va projeter … son ombre hostile sur le monde de nos objets. Il introduit la folie au cœur de l’être, puisque la recherche de son identité à l’être ne peut conduire qu’à en approfondir l’aliénation fondatrice. Dès le départ, Lacan introduit sous le chef de la psychose que celle-ci révèle l’autonomie, l’indépendance de ce moi, car dans cette affection le moi, nous dit-il, se trouverait en mesure de prendre la parole, de se mettre à parler tout seul. 468 La psychose serait vue comme une forme libératrice du moi, qui apparaîtrait sans contrainte et capable de tout dire, échappant à tout contrôle ou castration. C’est ainsi donc que nous entendons la parole hystérique, comme étant cette parole qui prétendrait ou s’affirmerait comme balayant les timidités, les restrictions, les coupures de nos blabla quotidiens en faisant entendre directement, en se branchant directement sur ce qu’il en serait de la voix du grand Autre. 469 Le grand Autre est l’ordre symbolique global, la société, la culture. Il est le lieu de la parole, « tout l’ordre du langage en tant qu’il constitue à la fois la culture transindividuelle et l’inconscient du sujet. » (Fages 117). Si nous nous plaçons dans cette perspective lacanienne, on peut considérer que les paroles de nos personnages (par exemple lorsque Billy avoue vouloir tuer Heidi) ne sont plus sujettes au refoulement et leur colère désinhibée transparaît dans l’espace de la parole. Nous choisissons également de nous tourner vers le thème de la psychose car celleci nous place dans le domaine de l’irréel, vu la difficulté que nous avons à nous identifier à des sujets qui semblent avoir rompu leurs amarres avec la réalité ! ‘Tout le système des rapports du 467 Jean-Baptiste Fages, Comprendre Jacques Lacan (Paris: Dunod, 2005) 68. Le Moi est l’instance de l’individu au niveau de l’imaginaire ; le sujet est l’être accédant à une individualité grâce à la relation père, mère, enfant. 468 Charles Melman, Les structures lacaniennes des psychoses (Paris: Association freudienne internationale, 1999) 12. 469 Melman 15. 272 sujet avec lui-même, autrui, les objets, le monde en général, est profondément bouleversé, modifié.’ 470 Le psychotique, en proie à des phénomènes psychiques étranges quand ils ne sont pas terrifiants comme des hallucinations de tout type, « va alors tenter de redonner une cohérence à ce qu’il vit d’inexplicable en créant un délire qui est un effort considérable pour reconstruire une réalité pensable. » 471 Pour le docteur Houston, Billy est psychotique ; il justifie sa perte de poids en utilisant une histoire de possession gitane alors que pour le médecin, le corps de Billy réagit simplement à la culpabilité causée par la mort de la gitane. De même, l’esprit de Billy aurait créé dans un délire la vision cauchemardesque du visage d’Hopley. Cependant, Charles Melman différencie psychose et névrose par « la non conscience du psychotique de son état morbide, alors que le névrosé sait et accepte de reconnaître que ses comportements étranges et ses symptômes sont pathologiques. » (Melman 44). Les personnages kingiens ont conscience de leur dégénérescence corporelle, ce qui les placerait dans le domaine de la névrose, mais leurs comportements étranges ne sont pas pathologiques mais liés à la déchéance du corps. Tout comme les auteurs allient les mouvements littéraires de différentes époques, ils semblent combiner certaines caractéristiques de la psychose et de la névrose, ce qui ne fait qu’accroître le trouble régnant dans les récits. Nous ajoutons des éléments supplémentaires à l’analyse de la psychose. Dans la perspective lacanienne, le rôle de la mère y est décisif. Lorsqu’elle considère son enfant comme le complément de son manque, c’est-à-dire comme le phallus, l’enfant reste dans son désir d’être le tout de la mère. « Elle le maintient en état de fusion indistincte avec elle et l’empêche de disposer de son individualité. » (Fages 58). C’est là où 470 Evelyne Pewzner-Apeloig, Introduction à la psychopathologie de l’adulte (Paris: Armand Colin, 1995) 25. 471 Jean-Pierre Chartier, Guérir après Freud : Psychoses et psychopathie (Paris: Dunod, 2003) 43-44. 273 intervient le rôle du père qui va installer l’enfant dans le schéma ternaire nécessaire pour qu’il accède à l’individualité. ‘C’est dans un accident du registre symbolique et de ce qui s’y accomplit, à savoir la forclusion du Nom du père à la place de l’Autre et dans l’échec de la métaphore paternelle que nous désignons le défaut qui donne [la] condition essentielle [de la formation des psychoses.]’ 472 L’enfant reste prisonnier de la symbiose maternelle car le père ne joue plus son rôle de fonction structurante de l’interdiction œdipienne. Cette interdiction n’est pas intégrée dans l’inconscient de l’enfant. Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom du Père jamais venu à la place de l’Autre y soit appelé en opposition symbolique au sujet. C’est le défaut du Nom du Père à cette place qui, par le trou qu’il ouvre dans le signifié, amorce la cascade de remaniements du signifiant d’où procède le désordre naissant de l’imaginaire jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante. 473 Lacan analyse donc la psychose dans le cadre du conflit entre l’enfant 474 et le nom du Père qui laisse entrevoir une faille dans le système symbolique. 475 La séparation de la mère à l’enfant ne se fait pas. Freud, lui, considère que le règne du Cs (conscient) « résiste régulièrement à l’assaut de la névrose et ne s’effondre que dans la psychose. »476 La perspective freudienne laisse percevoir un refoulement des pulsions dans le cadre de la névrose mais une rupture entre le moi et la réalité dans la psychose où le moi est laissé sous l’emprise du ça. 472 Fages 58. 473 Melman 47. 474 Lacan distingue le « sujet » qui désigne l’être humain ayant accédé à son individualité et accepté la structure ternaire du père, de la mère et de l’enfant et le moi qui désigne « l’instance de l’individu tant qu’il est au niveau de l’imaginaire. » (Fages 120). 475 Ce terme s’étend à tout l’ordre du langage. 476 Sigmund Freud, Œuvres complètes : Psychanalyse, vol. 13 (Paris: Presses Universitaires de France, 2005). 274 A la lumière de ces différents éléments, analysons les réactions des personnages dépeints par les auteurs afin de comprendre ce qui les rend aussi abjects. Dans Thinner, les réactions du juge Cary Rossington face à sa métamorphose corporelle sont décrites par son épouse Leda. Cary traverse différentes phases : il passe de l’inquiétude –« ‘you don’t think that damned Gypsy gave me something, do you ‘ Cary asked worriedly » (93)- à la peur : « two nights later he had called her into the bathroom, his voice so like a scream that she had come on the run. » (93) Il a ensuite basculé dans la déroute : « his eyes were soft and hurt, stunned. » (94) Le choc précède la réalisation que sa transformation est bien réelle. Il est ensuite gagné par la violence: « once he had actually raised his hand as if to strike her. » (96) Cette perte de contrôle s’accompagne d’une tentative de donner cohérence à ce qu’il vit : « ‘this is skin cancer, skin cancer, skin cancer !» (96) Son moi refuse toute corrélation entre sa transformation et le gitan et se rassure en invoquant le cancer. Il fait un effort pour reconstruire une réalité acceptable par son Cs. Ce besoin de rationalité qui nous lie à la psychose est souligné par la répétition ternaire du mot « skin » qui laisse transparaître un besoin de repères. Cependant, son inconscient sait qu’une malédiction gitane existe même si son Cs refuse de le verbaliser : « she knew it, and in his eyes, even when he raised his hand to her that time, she saw that he knew it too. » (96) Cary a ensuite vécu en reclus, a sombré dans l’alcool et a oscillé entre pleurs et cris : Cary had alternately slept like the dead, sometimes upstairs in their room but just as often in the big overstuffed chair in his den or with his head in his arms at the kitchen table. He began to drink heavily every afternoon around four. … On some of these nights he would cry. … On still other nights he would rave like Ahab during the last days of the Pequod, shambling and stumbling through the house with the whiskey bottle held in a hand that was not really a hand anymore, shouting that it was skin cancer. … Sometimes when he was in these moods, he broke things. (97) Il vit comme un monstre reclus dans sa tanière. Il finit par se réfugier dans le noir dans le grenier. Tous ses rapports avec autrui et avec lui-même sont bouleversés, il continue 275 à se conforter dans son explication de cancer de la peau jusqu’à la fin et son Cs ne résiste pas face à sa transformation en monstre. Il laisse libre cours à ses pulsions destructrices et auto-destructrices. Il essaie de brûler sa nouvelle peau avec une cigarette, il boit énormément et est en errance dans sa propre maison. Il ne contrôle plus ni ses pleurs ni ses cris. Cet enchaînement de réactions, qui partage de nombreux points communs avec la psychose, éveille un sentiment de répulsion chez le lecteur qui, malgré la souffrance du personnage, éprouve des difficultés à compatir avec lui de par sa négation de la malédiction. Leda, elle, laisse peu à peu apparaître la perte de sa rationalité. Face à Billy, elle est d’abord distante et montre des signes d’incomfort: « the hand that was now fiddling at the neckline of her Dior dress was quivering slightly. » (84) L’explication rationnelle qu’elle tente de donner pour expliquer l’absence de son mari, à savoir qu’il est allé voir sa sœur, ne tient pas puisque Cary est enfant unique. Elle est incapable de redonner une cohérence à ce qu’elle vit et modifie la réalité. Elle laisse ensuite transparaître sa peine et son sentiment d’abandon: « she was such a picture of dejection and sorrow that in spite of his fresh terror, Halleck felt poignant, almost painful empathy for her –her confusion and her terror. » (86) Elle montre toute sa rage envers Billy: « [he] was shocked by the bright hate on her face when she raised her head. » (86) Le passage de la haine à une expression vide de tout sentiment indique que son rapport au réel est bouleversé : « then Leda’s face changed : she looked at Halleck with a calmy polite expressionlessness. » (87) Elle oscille entre pleurs et colère et tente d’oublier ses malheurs dans l’alcool. Elle oublie ses bonnes manières et son langage devient ordurier, ce qui choque d’ailleurs Billy. Il y a une libération de la parole qui échappe au carcan imposé par son rang social. Son rire est un indicateur de la perte de sa rationalité : 276 She laughed suddenly, a harsh, cawing shriek that made Halleck’s blood run cold: She’s tottering on the brink of madness, he thought –the revelation made him colder still. … She’ll have to get out of Fairview if she wants to save her sanity. (90) Elle ne semble plus avoir de prise avec le réel et son rire mêle à la fois la dimension animale et humaine « cawing shriek. » Elle admet qu’elle ne voulait pas que Cary la touche et elle admet son sentiment d’horreur face à son mari. Elle ne peut plus ni voir ni entendre Cary: « she had put her hands up to her ears and screamed at him to stop. » (96) L’adjectif « mad » est utilisé pour décrire Leda: « looking into her half-mad eyes, Billy wondered if she might not welcome death. » (99) Sa rationalité semble ainsi l’avoir complètement quitté: « her eyes were great glittering pools of uncomprehending horror. » (98) Elle n’hésite pas à souhaiter ouvertement la mort de Billy. Ses propos, libérés de tout refoulement, la classeraient dans le domaine de la psychose : ‘come back in a couple of weeks,’ she said, still advancing as Billy groped madly behind him for the knob of the front door, holding on to his polite smile by a huge act of will. ‘Come back and let me have a look at you when you’ve lost another forty or fifty pounds. I’ll laugh … and laugh … and laugh.’ (100) La répétition ternaire du verbe « laugh » semble indiquer son enfermement dans la spirale psychotique. Son moi reconstruit une nouvelle réalité, conforme aux désirs de son ça qui souhaite une vie sans mari et lui invente une famille qui n’existe pas et l’imagine très loin d’elle. On peut considérer que son ça la coupe de sa vie passée en la tenant reclue dans sa maison et en oblitérant Billy de sa mémoire puisqu’elle ne semble pas le reconnaître lorsqu’elle lui ouvre la porte. Elle jette son verre vers Billy, ce qui est signe de sa détresse et de sa profonde colère mais peut être également l’indice de l’effondrement du Cs. Sa parole, libérée de toute restriction, fait apparaître l’être abject se dissimulant sous le vernis de sa prétendue civilité. 277 Sa réaction rappelle celle du policier Hopley puisque les propos de ce dernier ne sont plus également sujets au refoulement : « ‘no, you deserve it all,’ Hopley said with savage joviality. » (125) Ses yeux laissent voir sa satisfaction à l’horreur qu’il crée chez Billy: They looked at Billy Halleck for what seemed and endless length of time, reading his revulsion and dumbstruck horror. At last he nodded, as if satisfied, and turned the Tensor lamp off. ‘Oh, Christ, Hopley, I’m sorry.’ ‘Don’t be,’ Hopley said, that weird joviality back in his voice. ‘Yours is going slower, but you’ll get there eventually.’ (126) Le plaisir que retire Hopley de l’abjection ressentie par Billy est bien visible. Cependant, il n’essaie pas de reconstruire une réalité acceptable ; il a une conscience parfaite de son état physique et est prêt à se donner la mort sans état d’âme. Son Cs ne semble pas s’être effondré ; son statut psychique est trouble, vacillant entre psychose et simple colère. La difficulté même à catégoriser le personnage laisse le lecteur dans le vague concernant la réaction émotionnelle à avoir à son égard. Nous terminons en nous interrogeant sur le protagoniste lui-même. Comme les personnages cités préalablement, les pensées inconscientes de Billy ne sont plus refoulées et son Cs scande son idée de tuer Heidi : « going to sleep ? No –impossible. Impossible for anyone to fall asleep during the commission of murder. » (314) Les phrases en italique véhiculant la haine de Billy seraient, si l’on suit la théorie lacanienne, l’éveil de son moi qui se met à parler, l’inscrivant alors dans le domaine de la psychose. Cependant, il ne semble pas d’abord avoir rompu toutes les amarres avec le réel ; il met tous les moyens réalistes en œuvre pour retrouver le gitan pour que ce dernier lui ôte la malédiction qui tient, elle, de l’irrationnel. Billy est entre le réel et l’irréel. D’autres points communs émergent avec les caractéristiques de la psychose données précédemment. Les rapports entre Billy et le monde environnant sont bouleversés. Le lecteur ne croyant pas aux malédictions gitanes pourrait penser que 278 Billy crée ce délire de la malédiction pour justifier une perte de poids liée au trauma inavoué de l’accident. Billy a bien conscience de sa déchéance physique et son Cs résiste à la chute totale dans l’irrationnel jusqu’au dénouement. Son Cs est pour lui lié à l’amour pour sa fille car au moment où il réalise que sa fille a pris une part de tarte, le règne du Cs s’effondre complètement. A ce moment là, la seule réalité pensable est pour lui le sacrifice pour rejoindre sa fille dans la mort et cette analyse des évènements le plonge alors dans le domaine de la psychose. L’approche lacanienne peut être perçue derrière le comportement de Billy. Le rôle de la mère qui maintient l’enfant en fusion avec elle et cause l’échec de la métaphore paternelle serait, de manière subversive, tenu par sa fille. Sa relation quasi symbiotique avec Billy (elle le défend constamment face à sa mère) semble empêcher celui-ci de disposer de son individualité. Toutes ses actions sont déterminées en rapport avec sa fille, ce qui explique son impossible indépendence. Si nous gardons en tête le processus de régression subi par Billy et la prise d’indépendence et l’affirmation de Linda à travers le récit, Linda pourrait prendre le rôle de la mère qui considère Billy comme l’objet de son manque et cela correspondrait d’ailleurs au désir de Billy de rester en fusion avec elle. Heidi est exclue de leur relation fusionnelle et la configuration ternaire stable explicitée par Lacan ne semble pas s’appliquer dans la famille Halleck. Notre impression première d’une mixité par King de différents symptômes se trouve confirmé et va de pair avec cette idée de patchwork liée au postmodernisme. Cela met également en lumière l’atmosphère chaotique du récit qui doit être mise en parallèle avec l’effondrement physique et psychique des personnages et leur abjection morale. Tournons nous à présent vers l’œuvre de Straub pour déceler si notre analyse première se trouve confirmée. 279 Le personnage de Steve est plusieurs fois décrit comme fou à travers le récit : « he also looked crazy, caught up in some spiralling private hatred. » « Then saliva flew from his mouth, his face worked in fury and bafflement. » (66) Il est gagné par une violence irrationnelle: once, on a Saturday in early November, he jumped out of his car at a stop sign, ran on to the sidewalk outside a candy store on Santa Rosa Boulevard, and slapped Dave Brick hard enough to make him stagger because he had neglected to wear his beanie. (76) Il n’a plus de contrôle sur ses réactions physiques qui sont excessives et incompréhensibles pour son entourage: « he ran a bony hand over his face and grinned up at nothing in particular. On his face was still that look of abstract, unearthly good cheer. » (82) De même, l’apparition de Cole lors de leur déplacement à Ventnor plonge Steve dans un état proche de la crise épilleptique: « Skeleton Ridpath let out a wild shriek –a sound not of terror but of some terrible consummation. I looked over at him and saw his gaunt arms flung up above his head, his body twitching in a grotesque jig. » (89) Ses convulsions grotesques ne font qu’accroître le sentiment de répulsion que Straub a réussi à véhiculer envers ce personnage. Son attitude ne peut qu’éveiller de la répulsion chez le lecteur. Steve est en effet profondément abject et destructeur et il est inséparable du personnage diabolique qu’est Cole. Del avoue lui-même que son oncle est à moitié fou : ‘He’s half-crazy. He drinks. He drinks one hell of a lot. But that’s not the reason, I don’t think. He just is half-crazy. Except for the summers, I think he’s alone all the time. Magic is everything he’s got. So sometimes he gets kind of wild…’ (167) Del tente de justifier l’attitude irrationnelle de son oncle en accusant la solitude et l’immersion complète dans le monde de la magie. L’adjectif « crazy » est utilisé par Tom pour qualifier Cole quand celui-ci lui propose d’apprendre à voler : « Tom thought : I can’t spend all summer with this crazy man. » (182) Après que Del et Tom 280 aient été trahis par Rose et ramené à Cole, celui-ci laisse apparaître son moi démoniaque : « he was burning with anger and crazy glee. » (396) L’association de joie et de folie pourrait être ici vue comme le signe de la libération du moi de Cole qui avoue ne rien ressentir pour son neveu, Del : « ‘you others, take that squalling boy outside. I don’t care what you do with him.’ » (396) Cole échappe au monde des humains en se réfugiant dans le monde qu’il s’est créé grâce à la magie, un monde où il peut tout contrôler. On peut considérer que la magie est pour lui un moyen de redonner une cohérence à sa solitude et lui permet de satisfaire son hybris démesurée. Il n’y a pas d’autre réalité que le monde de la magie car il souhaite avoir la main mise sur le réel. Son moi s’est reconstruit une nouvelle réalité et vit selon les désirs de son ça en faisant d’un monde irrationnel la norme. Comme King, Straub mêle différentes composantes de la psychose et les associe au monde de la magie. Palahniuk donne également une touche nouvelle au phénomène que nous étudions. Pour Carl, le moyen de se reconstruire une réalité pensable est de s’enfermer dans le noir, construire des maisons en modèle réduit et les réduire au néant avec son pied. (1622) Il s’est littéralement reconstruit une nouvelle réalité avec une nouvelle identité et une tentative d’oubli de son passé. Carl veut utiliser le pouvoir des mots pour mettre fin au règne du bruit dans son immeuble. Il finit par avouer ce que le lecteur suspectait déjà ; son Cs souhaite la mort de tous ses voisins bruyants : « it’s not that you want everybody dead, but it would be nice to unleash the culling spell on the world. Just to enjoy the fear. » (59) Le désir de son ça d’éveiller la peur chez les individus et de vivre dans un monde libéré de tout bruit souligne son caractère déviant et abject. Il y a également chez Helen une rupture entre le moi et la réalité ; elle s’est créée comme réalité pensable un monde dans lequel son fils Patrick est toujours vivant et où ils 281 pourront être réunis quand son état s’améliorera. Le lecteur qui lit la description de Patrick dans son lit d’hôpital sait que la perception d’Helen tient de l’irréel. La déviance du schéma psychique de la norme accroît le sentiment d’abjection véhiculé par les personnages. La perte d’identité et le phénomène de psychose semble au premier abord rendre l’identification avec les personnages difficile et diminue tout sentiment d’empathie possible. Transgressant la norme physique et morale, vacillant entre psychose et névrose, les personnages font leur le territoire de l’abjection et le trouble qui caractérise leur identité trouve un écho dans la thématique du double qui fait partie des ramifications émergeant de l’édifice conçu par les auteurs. a3. L’image obsédante du double La figure du double met l’accent sur le trouble qui s’installe dans l’identité de chaque individu puisque celui-ci –qui est supposé être unique- est confronté à une image double de lui. L’œuvre d’Otto Rank, Don Juan et le double 477 apporte un éclairage instructif sur le thème du doppelgänger. Né en 1884 à Vienne, Otto Rank a travaillé avec Freud et fait partie de la génération pionnière de la psychanalyse. Le thème du double remonte « aux temps reculés du folklore, de la superstition ou de la naissance des religions. » (Rank 9). Le thème du double, élément de prédilection d’Hoffmann, est une notion clé de la poésie romantique et du fantastique. Rank montre les points communs comme la ressemblance physique ou le reflet du Moi dans le miroir qui terrifie. Le double est en effet traditionnellement maléfique et abject : Qu’il s’agisse d’un Double en chair et en os, ou qu’il s’agisse d’une image séparée du Moi et devenue indépendante (reflet, ombre, portrait), nous 477 Otto Rank, Don Juan et le double (Paris: Editions Payot, 1973). 282 voyons que l’état psychique d’une personne est représentée par deux existences distinctes, grâce à un état amnésique qui lui permet de se manifester sous deux formes distinctes, le plus souvent contradictoires. 478 Cela correspond à l’opposition explicitée par Sophie Geoffroy-Menoux entre « identité sociale (persona) et identite ‘profonde’ (ou, en termes philosophiques, entre l’être et le paraître.) » (Geoffroy-Menoux 51). Le thème du double a sa place dans les superstitions où l’ombre est la représentation de l’âme et révèle le monstre qui se dissimule en chaque homme. On comprend de ce fait la relation entre le double et la thématique de l’abjection. Je est un autre et la figure du double est également liée à la gémellité : au culte des jumeaux et à la notion dualiste de l’âme. Le culte des jumeaux est en effet lié à la croyance en une âme double, « l’une mortelle et l’autre immortelle. » (GeoffroyMenoux 90). « Les jumeaux étaient comme la réalisation d’un homme qui a amené avec lui son Double invisible. » (Geoffroy-Menoux 96). Le double terrifie car il cache l’omniprésence de la mort : « le double diabolique est toujours déjà œuvre de mort, toujours déjà mort. »479 Le thème du double présent dans les récits fantastiques mais également romantiques est révélateur du désir éternel de l’immortalité du Moi. Par la création de doubles qu’il veut immortels, l’homme tente de mieux se cacher que toujours déjà la mort entame la vie : l’inquiétante étrangeté du double est due à ce qu’il ne peut pas ne pas évoquer ce que l’homme cherche en vain à oublier. 480 Chez King, Straub et Palahniuk, la ressemblance physique entre les personnages et leur double n’est pas forcément frappante ; le miroitement se fait de manière plus psychologique. 478 Rank 25. 479 Sarah Kofman, Quatre romans analytiques (Paris: Editions Galilée, 1973) 163. 480 Kofman 166. 283 Dans Shadowland, deux personnages semblent se faire prioritairement écho : le directeur de l’école, Laker Broome et Cole. Ils ne sont pas similaires physiquement puisque Broome est petit, mince, avec des cheveux gris et courts. Cole est grand et a de longs cheveux blancs. 481 Ils sont cependant tous deux âgés et transmettent la même froideur dans leur regard: « [Mr Broome] raked us in the first rows with his eyes, and then his face adjusted to a brisk, dry administrative mask; » (58) « the magician focused his icy eyes on Tom. » (173) Ils veulent tous deux incarner l’image de la loi. Lors de son discours pour découvrir l’identité du voleur de la chouette de Ventnor, Broome fait la démonstration de son autorité ; il cherche à effrayer les étudiants : « ‘We have only a few boys at this school capable of such a disgusting act and we know who they are. We believe we know the identity of the thief. I want him to come forward. » (94) Il impose sa volonté aux étudiants tout comme Cole le fait avec Tom lorsqu’il lui énonce les règles à suivre: « ‘for the summer I am your father. … In this house I am the law. When I say you cannot go outside, you stay in. And when I tell you to stay in your rooms, you will obey me. » (183) Broome et Cole sont tous deux autoritaires et sans concession. Ils veulent montrer leur pouvoir : « it was a display of power. » (38) Cette volonté de montrer leur supériorité va de pair avec une maîtrise de la mise en scène. Tom met l’accent sur le caractère théâtral de l’intervention de Broome avant la représentation de magie de Del et de Tom au spectacle de fin d’année : It sounded like Broome wanted to stage a full-scale spectacular after school, with limbs lopped off in public and Christians thrown to lions. He wanted to answer the student performances with his own. That devil who had shone from his eyes was a devil of ambition and jealousy, who could not accept being upstaged. (138) La mention des membres déchiquetés et des lions rappelle les combats de gladiateurs contre les fauves à Rome et Broome ferait office d’empereur retirant du plaisir devant 481 La description du premier est à la page 35, du second à la page 171. 284 ce spectacle sanguinaire. L’ambition et la vanité sont liées au maléfique. De même, la représentation de Cole lors du dénouement démontre son art de la mise en scène : « Collins seemed too powerful to Tom, too tricky and experienced. … Even on that first day, they had been taking part in the magician’s repeat performance. » (413) Leur besoin de contrôle commun, leur charisme et leur colère inhérente vont de pair avec leur machiavélisme et l’accent marqué sur leur théâtralité. Cet écho entre les deux personnages est souligné par la similitude établie entre l’école et la demeure de Cole : It took a moment to see why these were odd –the lines of white board were unbroken by windows. Lights hung on the wood illuminated bright circles on the windowless facades; lights hung in the trees on either side of the house. It looked faintly like a compound –faintly like something else. ‘The school,’ Tom said. (176) Un écho s’établit entre la maxime de l’école (« don’t wait to be a great man, be a great boy » (41) et le détournement qu’en fait Cole: « don’t wait to be a great man, be a great bird. » (226) Un parallèle s’établit donc entre Cole et Broome et Cole donne lui-même le nom d’un autre de ses doubles : Herbie Butter. ‘WE PRESENT AN EVENING OF SPECTACLE AND THRILLS UNPARALLELED ON ANY STAGE ANYWHERE IN THE WORLD. THE FINAL PERFORMANCE, THE FINAL PROFESSIONAL APPEARANCE OF THE BELOVED HERBIR BUTTER. IS HE ONE IS HE MANY ?’ (412) La pluralité de personnalités que peut endosser Cole montre la duplicité du personnage et le jeu de double omniprésent dans le récit. La question de la singularité de l’identité est posée. Cette figure du double jouée par Herbie Butter est utilisée lors du dénouement. Tom doit trouver où se trouve le véritable Cole parmi trois Herbie Butter : « ‘you see, they like my little illusions,’ three Herbie Butters said in unison. ‘And now my volunteers will attempt to distinguish reality from its shadow.’ » (450-51) La quête 285 de la vérité est au cœur du récit straubien. Del, transformé en oiseau, trouve le vrai Cole tout comme les oiseaux ont aidé le prince à différencier Cendrillon de ses sœurs dans le conte de Perrault. Straub s’éloigne de la tradition romantique du double malveillant ; Cole est aussi démoniaque que Broome. Chez Straub, l’individu et son double sont tous deux maléfiques. Il s’agit en fait de la duplication d’une personne qui peut prendre différentes apparences. La magie permet à Cole de donner vie à de nouveaux êtres qui ne sont que des versions diverses de lui même. Dans Shadowland, la figure du double est récurrente. Dans le train qui les mène vers Cole, Tom est mis au courant de l’existence d’un autre homme, musicien de profession, qui porte son nom et prénom. Tom sent son identité menacée et même volée: « for a second he had felt that the man, as modest and civilized as an Anglican priest, had stolen his name from him. » (166) Le thème du double est présent mais lui-même multipliable en ce sens qu’il est lié au dédoublement. Lors du premier rêve qui mène Tom dans la maison du sorcier, il se voit allongé dans l’herbe comme s’il était spectateur de son propre corps : « after he goes past the trees which are not there, he sees his own body asleep on the grass, lying on its side near a lolling dandelion. » (23) Au sous-chapitre 14, Tom se voit voler dans un processus de dédoublement: He saw himself float past the window, many feet above the ground. His body sailed past, must have turned in the air, floated before the window again and spun over as easily as a leaf. (226) Cette distanciation avec son propre corps révèle bien la perte totale de repères et la perte identitaire subie par le personnage. Il subit à la fois une fragmentation du corps et du moi. La thématique du double semble également apparaître dans Thinner. Dans le récit kingien, un parallèle s’établit progressivement entre Billy et le gitan Lemke et leur assimilation va grandissante suivant la montée en crescendo du suspense 286 dans le récit. L’adjectif « twisted » (5) pour décrire le doigt de Lemke se transpose à la dimension psychologique à la fois du gitan et de Billy. Ils sont tous deux moralement déviants et cherchent à se faire justice eux-mêmes. Billy est d’abord persuadé d’être affecté par le même mal qui cause la décomposition du nez de Lemke : « could cancer be eating my guts right now, eating me inside, the way his nose… ? » (41) Billy fait sur les gens le même effet que les gitans font sur Heidi lorsqu’elle voit les gitans pour la première fois. Elle n’est pas consciente qu’elle révèle par ses gestes son angoisse face à leur présence: « Heidi was [unaware] of her hand at her collar fiddling it uneasily up against her throat and then back down again. » (46) Peu à peu Billy engendre de par sa maigreur squelettique les mêmes sentiments de rejet, de dégoût et de fascination que la population blanche ressent naturellement pour Lemke. Cela se vérifie par exemple pour le garçon d’étage à Providence : Then the waiter’s eyes widened in a look of startlement which was almost horror. … Horror. It was almost horror. And the expression of startlement was still there –hidden, but still there. Billy thought he could see it now because another element had been added –fascination. (159) L’assimilation entre Billy et Lemke est également visible dans le fait que les sens de Billy deviennent de plus en plus développés ; il ressent la présence de Lemke : « ‘old man, I smell you,’ he whispered. Of course you smell him. You are supposed to. » (191) Tout comme le gitan a le pouvoir d’hypnotiser les différents personnages avec son regard, Billy réussit à retenir l’attention de ce même vendeur à la force de son regard : Billy felt a sense of deep calm and predestination –not déjà vu but real predestination. The ice-cream vendor wanted to turn away, but Billy held him with his own eyes –he found he was capable of that now, as if he himself had become some sort of supernatural creature. (191) Billy semble ainsi peu à peu être doté des mêmes pouvoirs qu’a Lemke d’hypnotiser ses victimes. Une communication télépathique semble s’installer entre Billy et le gitan, soulignant bien le thème du double : « the old man is down there waiting for you Billy – 287 he knows you’re here. Yes. Yes, of course. » (192) Billy et Lemke sont également tous deux condamnés à mourir, Lemke du cancer, Billy de la malédiction en consommant une part de tarte au final. Comme dans l’œuvre de Straub, il y a peu de dichotomies entre Billy et son double Lemke ; tous deux sont animés par la colère et la vengeance et sont portés par l’amour pour leurs enfants respectifs. Ainsi, comme les thématiques gothiques et romantiques sont présentes mais remises au goût du jour par les auteurs, le thème du doppelgänger se lit en filigrane mais soumis au processus de réécriture puisque ne suivant pas le schéma traditionnel. Le corps est dépossédé de son unité et la perte d’identité est renforcée par le fait que le corps des individus ne leur appartient plus ; il est possédé par une autre entité. La métaphore carcérale du corps s’installe. b. Le phénomène de possession Il nous faut d’abord définir le terme de « possession. » A belief in possession exists, when the people in question hold that a given person is changed in some way through the presence in or on him of a spirit entity or power, other than his own personality, soul, self, or the like. 482 La possession fait référence à la prise de contrôle d’un corps par un esprit qui a normalement une existence incorporelle et vient d’une autre dimension. Si l’individu est possédé par un autre esprit, cela signifie qu’il n’a plus de contrôle sur son corps mais également que sa stabilité psychique est remise en cause. L’individu n’est plus luimême ; il ne se reconnaît plus et devient abject aux yeux des autres. Le terme « possession » nous lie également à la notion d’ambiguïté ; il est en effet lié à la fois à 482 Emma Cohen, The Mind Possessed : the Cognition of Spirit Possession in an Afro-Brazilian Religious Tradition (Oxford: Oxford University Press, 2007) 12. 288 la peur du démon et à la sexualité, nous ancrant à nouveau sous l’égide puritaine. Le phénomène de possession est clairement visible dans Lullaby. Le grimoire donne à Helen le pouvoir de posséder le corps de Mona. Palahniuk se distance de la possession traditionnelle du corps par un esprit et la remplace par une capture du corps par un être vivant. Helen possède non seulement le corps de Mona mais la transforme physiquement à son image en en faisant un double grotesque à travers la coiffure et le maquillage. Elle prend également possession du corps du policier Sarge et se condamne elle-même à rester prisonnière d’un corps qui n’est pas le sien. « The cop says, ‘this is called an occupation spell. I translated it just a couple hours ago. I’ve got Officer whoever here cramed down into his subconscious right now. I’m running his show.’ » (241) Le sort d’occupation traduit par Helen avec les autres sorts du grimoire permet un contrôle physique total, conscient et inconscient de chaque individu. Si le Cs et l’inconscient de celui-ci sont contrôlés par une autre personne, la déconstruction identitaire ne peut qu’être de mise. Le sort d’occupation permet de faire réaliser des actions contraires à la volonté du moi. Palahniuk va encore plus loin dans sa déconstruction de la thématique de la possession. Le sort d’occupation est utilisé par Mona et Oyster tout au long de l’œuvre pour posséder par exemple le corps des animaux ; ils font parler une vache pour qu’elle empêche la mort de ses congénères. L’association du phénomène de possession à des animaux est en elle-même profondément kitsch. Les sentiments amoureux eux-mêmes sont remis en question ; le cœur de Carl serait pris en otage selon Mona et son amour pour Helen ne serait que le résultat d’un sort : « it’s not love. It’s a beautiful, sweet spell, but she’s making you into her slave. » (226) Non seulement les corps mais également les sentiments sont soumis au phénomène de possession. 289 Dans Thinner, on peut considérer que Billy, Duncan et le juge sont possédés par la malédiction gitane qui leur ôte peu à peu la vie de manière vampirique. Billy est littéralement délivré de la malédiction ; il se sent libéré après que Lemke ait transféré la malédiction à la tarte : « Lemke plucked the knife from his hand. Billy suddenly felt as if he had no strength at all. He collapsed back against the park bench, feeling wretchedly nauseated, wretchedly empty. » (290) En ce sens, King revisite le thème de la possession car les individus sont communément possédés par un esprit, mais pas par une malédiction. Dans Shadowland, la possession des individus se fait par Cole ; il peut prendre possession du corps de Tom pour lui faire revoir des évènements à travers les yeux de Steve : « he was seeing with Skeleton Ridpath’s eyes, and his body was Skeleton’s, just before the fire. » (228) La possession est double : Cole possède à la fois Tom et Steve comme s’ils étaient des marionnettes. Il semble intégrer l’esprit de Tom dans le corps de Steve auquel il redonne vie au moment précis précédant l’incendie de l’école. Il considère que Tom lui appartient : « ‘you are mine.’ » (225) Il en va de même pour Rose qui ne peut s’échapper de Shadowland : « ‘you will always live here with me and be my queen.’ » (425) Son attitude montre sa mégalomanie et son pouvoir de contrôle sur le corps et l’esprit des individus grâce à la magie. Celle-ci lui permet de maîtriser les faits et gestes de son entourage et d’emprisonner ses victimes dans sa demeure ou dans le collectionneur. Le thème de la possession s’allie à celui de l’enfermement. Billy devient un être abject pour lui et son entourage car il est prisonnier d’un corps qui n’est plus le sien. La malédiction l’emprisonne dans un corps squelettique ; chez Straub la magie permet à Cole de transformer Del et Tom en oiseaux. Del est prisonnier dans le corps d’un moineau et Tom dans celui d’un faucon pèlerin. Dans Lullaby, c’est grâce au sort 290 d’occupation qu’Helen peut prendre possession du corps de Mona puis de celui du policier ou qu’Oyster peut intégrer le corps d’Helen. Helen est finalement prisonnière d’un corps qui n’est pas le sien mais qui, paradoxalement, permet à son moi de continuer à exister. Le narrateur parle lui-même de possession : « this is about Helen Hoover Boyle. Her haunting me. The way a song stays in your head. The way you think life should be. » (6) Le cas d’Helen résume la problématique de l’enfermement: « that is. This is. It’s all of it, Helen Hoover Boyle. We’re all of us haunted and haunting. » (6) Helen est prisonnière tout au long de l’œuvre de son passé et elle finit par être prisonnière du corps du policier. Le corps est ainsi vu comme une prison, voire même une tombe pour des personnages comme Billy, Lemke, Cole ou Steve. Le corps devient métaphoriquement un cachot, un tombeau ; il est à la fois prisonnier d’éléments extérieurs sur lesquels il n’a aucun contrôle et est lui même une prison. Cette atmosphère claustrophobique donne le vertige aux lecteurs. L’emmurement devient métaphoriquement transposé au corps des personnages qui devient leur tombeau. Le lecteur est lui-même pris au piège de l’histoire créée par les auteurs et dans la thématique de l’abjection qui y transparaît. C’est une spirale claustrophobique dans laquelle les personnages et le lecteur sont aspirés inéluctablement. L’écriture postmoderne qui semble être une écriture de l’excès est aussi liée à la dislocation corporelle et identitaire associée à une possession de ce corps par un autre individu vivant ou par une malédiction. La fragmentation du corps annihile la dichotomie entre ordre et chaos, unité et dislocation. Le flou prédomine car la frontière entre le même et l’autre, le réel et l’irréel se dissout. Une atmosphère onirique règne sur les récits d’autant que la limite entre le rêve et la réalité s’efface peu à peu. 291 B] Entre rêve et réalité Les auteurs explorent la terre des ombres ; cela implique aller au-delà de la réalité, de la normalité. Cela signifie explorer le domaine du rêve, du non-dit, des pensées refoulées et par là même vectrices d’abjection. L’analyse freudienne des rêves nous lie en effet aux pensées inconscientes, à des affects rattachés à des éléments qui peuvent être nuisibles pour le moi de par leur caractère immoral. La présence des rêves, déjà prégnante dans le Romantisme, est réutilisée par les trois auteurs. De plus, le vacillement entre rêve et réalité faisait déjà partie selon Roger Caillois des motifs de la littérature fantastique : « l’interversion des domaines du rêve et de la réalité. » (Prince 15). Le fantastique accentue le déséquilibre entre rêve et réalité. Nous verrons que nos auteurs oscillent également entre réel et irréel et que, comme dans la littérature fantastique, ils préfèrent le cauchemar au rêve. Les rêves contribuent à l’atmosphère chaotique et irréelle régnant dans les œuvres mais engendrent également la fascination chez le lecteur. Si le thème du rêve n’est pas présent dans Lullaby, il joue un rôle clé dans Thinner et Shadowland. Analyser les rêves permet de passer d’une représentation de choses à une représentation de mots tout comme notre travail consiste à percevoir la réalité abjecte dissimulée derrière les rêves souvent macabres des personnages. a. L’omniprésence des rêves dans Thinner Non obstant son lien avec le Romantisme et le fantastique, le thème du rêve nous permet de confirmer la relation entre le mouvement gothique et nos auteurs. Max Duperray a par exemple montré le lien inhérent entre le rêve et l’architecture gothique. « Le rêve architectural fonde le genre. » (Max Duperray 52). Le rêve est d’ailleurs à la source de l’écriture de The Castle of Otranto de Walpole. Dans une lettre à William 292 Cole datée du 9 mars 1765, l’auteur indique que son œuvre est le résultat d’un rêve nocturne. Si la frontière entre le rêve et le réel vacille, la réalité subit alors le processus de déconstruction, mettant à mal tous nos repères. Avant d’analyser les rêves présents dans les récits ainsi que le basculement dans l’irréel, il nous faut d’abord énoncer quelques éléments d’étude théorique. Nous nous basons pour ce faire sur l’œuvre canonique de Freud, L’interprétation des rêves, 483 et prenons des éléments clés nous permettant d’éclairer la lecture de nos œuvres et de refléter les étapes du raisonnement freudien. Freud montrait dès le premier chapitre l’influence des éléments de la vie quotidienne sur le rêve : « tout le matériel qui forme le contenu du rêve provient d’une manière quelconque de notre expérience vécue : il est donc reproduit ou remémoré dans le rêve. »484 Ces éléments sont cependant dissimulés et modifiés et correspondent à ce qui est le plus insignifiant. Le rêve est fait d’images visuelles « mais il n’exclut pas les autres images. Il emploie aussi des images auditives, et, dans une mesure plus restreinte, des impressions provenant des autres sens. » 485 Freud se propose d’interpréter les rêves, c’est-à-dire d’indiquer leur sens. Il ne considère pas le rêve comme un tout mais à travers les différentes parties de son contenu. Le rêve est avant tout vu comme l’accomplissement d’un désir. Il faut distinguer le contenu manifeste et latent du rêve : « notre théorie s’appuie sur un examen, non du contenu manifeste du rêve, mais du contenu de pensée que le travail d’interprétation 483 Sigmund Freud, L'interprétation des rêves (Paris: Presses Universitaires de France, 1996). 484 Freud, L'interprétation des rêves 18. 485 Freud, L'interprétation des rêves 52. 293 découvre derrière le rêve. » 486 Le contenu manifeste désigne le rêve tel qu’il apparaît avant toute analyse alors que le contenu latent désigne le rêve une fois déchiffré et qui apparaît alors comme exprimant des désirs. Lorsque les pensées latentes sont transformées en un élément manifeste peu reconnaissable, nous sommes face à un travail de déformation : « là où l’accomplissement du désir est méconnaissable, déguisé, on peut affirmer qu’il y a eu une tendance à se défendre contre lui, il n’a pu s’exprimer que déformé. » 487 Les désirs inavouables sont refoulés, c’est-à-dire repoussés dans l’inconscient qui prend le dessus sur la censure pendant le sommeil, permettant alors une libération de ces désirs. Freud établit que le travail du rêve regroupe le processus de condensation ; plusieurs éléments se retrouvent condensés sous une représentation unique : Quand on compare le contenu du rêve et les pensées du rêve, on s’aperçoit tout d’abord qu’il y a eu là un énorme travail de condensation. Le rêve est bref, pauvre, laconique, comparé à l’ampleur et à la richesse des pensées du rêve. 488 Le contenu manifeste est pauvre comparé au contenu latent. Enfin le travail de déplacement désigne le fait qu’un élément moteur apparaît de manière déguisée sous une autre forme reliée à la première à travers une chaîne associative. La condensation et le déplacement permettent le passage du contenu latent au contenu manifeste. Nous devons à présent nous interroger sur la prévalence des rêves et leur contenu latent dans nos récits. Dans Thinner, chaque rêve fait par Billy est significatif et met l’accent sur la thématique de l’abjection. L’accident dont il est responsable se répète dans ses rêves et 486 Freud, L'interprétation des rêves 124. 487 Freud, L'interprétation des rêves 129. 488 Freud, L'interprétation des rêves 242. 294 cette résurgence du monde réel dans l’univers onirique met en exergue la dissolution des frontières entre le rêve et la réalité. Aux pages 24 et 25, Billy revit avec exactitude l’accident mais il sait qu’il est dans un rêve. Il sait en avance avec détails le drame qui va se jouer mais même dans son rêve il ne peut lutter contre le plaisir ressenti avec les caresses d’Heidi et est incapable d’éviter le drame final. Lemke remplace la gitane dans un phénomène de déplacement: But the figure stepped out between the two cars. Halleck was trying to get his foot off the gas pedal and put it on the brake, but it seemed to be stuck right where it was, held down with a dreadful, irrevocable firmness. … the Gypsy’s head turned and it wans’t the old woman, oh no, huh-uh, it was the Gypsy man with the rotted nose. Only now his eyes were gone. (25) L’évènement traumatique hante bien Billy dans ses rêves. Le mot « thinner » reste dans son inconscient qui le répète dans ce rêve: « and he heard the Gypsy’s through the carpeted floor of the expensive car, muffled but clear enough: ‘thinner.’ » (25) Le processus de déplacement se transpose ici au niveau des individus puisque Lemke remplace sa propre fille. Le fait qu’il n’ait plus d’yeux peut être un indicateur de la crainte de Billy face au regard hypnotique du gitan. Il ne veut plus que celui-ci puisse sonder les méandres de son moi grâce à son don de vision. Le procédé de déplacement continue au réveil de Billy lorsque la lune se confond avec le visage du gitan : The moon was a brilliant crescent above the Catskills, and for a moment he thought it was the old Gypsy man, his head cocked slightly to the side, peering into their window, his eyes two brilliant stars in the blackness of the sky over upstate New York. (25) On fait à nouveau référence à la vision hégémonique de Lemke qui observe la déchéance de Billy avec délectation. L’assimilation de la lune et du visage de Lemke montre bien que les éléments oniriques ont pris le pas, l’espace d’un court moment, sur le réel. 295 Le procédé de déplacement est également utilisé au chapitre 7 intitulé de manière équivoque « bird dream. » Un oiseau au bec pourri remplace le gitan: « the Gypsy had turned into a huge bird. A vulture with a rotting beak. » (63) La pourriture caractérisant Lemke le poursuit même dans ses rêves. Lemke n’apporte pas le sommeil comme le marchand de sable mais la mort : « it was cruising over Fairview and casting down a gritty, cindery dust like chimney soot. » (63) L’association faite entre le gitan et le vautour est totale dans le rêve de Billy car ils forment un seul et même être. Dans ce rêve, la malédiction affecte l’ensemble de la ville : He walked faster and faster up Main Street, apparently invisible –the logic of dreams, after all, is only whatever the dream demands– and horrified by the results of the Gypsy’s curse. Fairview had become a town filled with concentration-camp survivors. (64) La contagion de la ville par la malédiction reflète l’étendue de la malédiction à un nombre relativement grand de personnages dans le récit. Le champ lexical de la mort et de la décomposition corporelle prédomine, soulignant la notion d’abjection. Nous citons quelques expressions: « wasted bodies, » « parchment-shiny skin, » « sockets of naked bone, » (64) « finger bones. » (65) On retrouve des éléments du quotidien de Billy dans ce rêve de par la présence de la fiole de cocaïne qui rappelle que Houston en est un consommateur. Cependant dans le rêve, la cocaïne accélèrerait les conséquences de la malédiction. Le fait que Houston apparaisse comme un cadavre dans le rêve de Billy révèle son désir de le voir mort. Le réel et la peur de la malédiction laissent une empreinte indélébile sur ce rêve à la tonalité macabre. Cette atmosphère où règne l’abjection apparaît à nouveau dans le rêve suivant fait par Billy après que Gina ait tiré sur sa main. Son désir pour Gina est clair: « Gina danced across one of them, naked except for gold hoop earrings. » (214) Le fait qu’il soit 296 poursuivi par la malédiction et par la mort et le fait qu’il soit en quête des gitans pour qu’ils le libèrent de cette malédiction est soumis au processus de déplacement ; il est dans son rêve poursuivi par un rat : He was crawling through a long dark culvert toward a round circle of daylight that always, maddeningly, stayed the same distance away. Something was behind him. He had a terrible feeling it was a rat. A very large rat. Then he was out of the culvert. If he had believed that would mean escape, he had been wrong –he was back in that starving Fairview. (214) Le rat prend la place à la fois de la malédiction et de Lemke qui poursuivent Billy inexorablement jusqu’à sa mort. Mais l’échappatoire –l’arrivée dans le cercle de lumière- n’existe pas même dans ses rêves. Dans ce rêve, Lemke sous la forme d’un vautour, picore le crâne de Linda, ce qui peut être proleptique de la mort lente qui l’attend au final. Billy utilise un presse-papier qui a fasciné sa fille étant enfant –le rapport avec le réel est visible- pour chasser le vautour. Les animaux que sont le vautour et le rat représentent de manière condensée Lemke. Le rêve fait à la page 234 est à la fois proleptique et indicateur de son désir de tuer son épouse : In this dream he and Heidi were sitting in the breakfast nook of the Fairview house. Between them was a pie. She cut a large piece and gave it to Billy. It was an apple pie. ‘This will fatten you up,’ she said. ‘I’ve decided I like being thin. You eat it.’ He gave her the piece of pie … with every bite she took, his feelings of terror and dirty joy grew. Billy donnera en effet une part de tarte à Heidi mais ce rêve annonce sa propre mort puisqu’il est à l’état de squelette. Horreur et plaisir se mêlent ici et les sentiments sont parallèles à notre réaction face à l’objet abject. Le rêve final de Billy appuie son désir entièrement dévoilé de tuer sa femme et de vivre une vie simple avec sa fille. Leur vie est présentée comme celle d’un couple: « they had made a good life for themselves, and that was fine, that was just as fine as paint, because making a good life for you and yours was what it was all about. » (314) 297 Heidi est entièrement oblitérée de sa vie. Dans ce rêve, le nez de Linda est tombé, annonçant de manière proleptique sa mort finale. Le cancer du gitan s’est transposé à Linda. Les rêves sont ainsi à la fois proleptiques et révélateurs des désirs inconscients du protagoniste. La frontière entre le rêve et la réalité est annihilée : lorsque Gina tire sur la main de Billy, il rentre à son motel transi de douleur et confond les appels de Ginelli tentant d’ouvrir sa porte avec des éléments oniriques : A heavy thudding sound started somewhere … suddenly Billy was somewhere else and the thudding sound was still going on. He looked stupidly around the motel unit, at first thinking this was only another locale in his dreams. (215) Le protagoniste perd bien la notion d’espace et de temps et les rêves prennent le pas sur le réel. La fréquence de ses rêves s’accélère, notamment des rêves éveillés qui montrent le basculement vers l’irréel. Ainsi, lorsque Billy attend le gitan dans le parc, le visage de Lemke se confond avec le vautour au bec pourri présent dans sa rêverie : He dozed again. He was in Fairview, a Fairview of the Living Dead. … But it came again, peck and peck and peck, it was the vulture with the rotting nose, of course, and he didn’t want to turn his head for fear it might peck his eyes out with the black remnants of its beak. But (peck) it insisted, and he ( ! peck ! peck !) slowly turned his head, rising out of the dream at the same time and seeing -with no real surprise that it was Taduz Lemke beside him on the bench. » (285) Le déplacement entre Lemke et le vautour se fait au moment où il s’échappe de sa rêverie et il y a une simultanéité entre le picorement du vautour et la vision de Lemke à ses côtés. Le picorement du vautour dans son rêve correspond aux gestes de la main de Lemke sur le bras de Billy. La thématique du rêve éveillé est révélatrice de la destruction de la frontière entre le rêve et la réalité. L’auteur explore la terre des rêves qui est également la terre des 298 ombres. Cela nous mène à l’œuvre de Straub et le titre même Shadowland indique que le lecteur va être confronté à un récit où règne des éléments antithétiques. b. Shadowland : le topos du rêve Le terme grec « topos » a plusieurs significations comme l’indique le dictionnaire historique de la langue française le Robert. Il désigne à la fois une région, un lieu, ou un emplacement, la partie d’un corps ou encore le thème d’un discours. Le domaine de Cole est à la fois un lieu où les rêves prédominent et ils sont aussi le thème de notre étude. Le titre même du premier sous-chapitre : « he dreams awake» est révélateur de la nature primordiale des rêves dans le récit straubien et de l’importance des rêves éveillés. Le lecteur doute déjà du fait que la première scène soit un rêve fait par Tom. « Then he must have fallen asleep: later, he thinks that what happened after he saw the bird must have been a dream. » (21) L’usage double du modal « must » indique l’absence de certitude du fait énoncé. Des personnes de la vie quotidienne de Tom sont présentes dans ce rêve: « the Trumbull children are older than he, but Mr Trumbull is too lazy to dismantle the swings. Further on, Cissy Harbinger is climbing out of her pool. » (22) Cela fait écho à la vision freudienne qui souligne la présence des éléments du quotidien dans les rêves. Dans ce premier rêve éveillé, des éléments clés proleptiques des évènements futurs dans le récit sont déjà présentés. Un homme cherche Tom, un homme qui n’est autre que Cole. Le sorcier qui l’accueille fait le contrepoids avec la noirceur de Cole en lui donnant des conseils sur le comportement à avoir pour être sauvé et peut s’apparenter au personnage de Speckle John. Comme Speckle John était le premier et donc le plus vieux roi des chats, ce sorcier est le plus vieux du monde. Celui-ci annonce à Tom ses 299 épreuves futures: « ‘you’ll have to fight for your life, of course, you’ll have tests to pass –tests you can’t study for, hee hee- and there’ll be a girl and a wolf.’ » (23) Il annonce la rencontre de Rose et de Cole. On peut considérer qu’il annonce sa rencontre avec son frère de cœur, Del, quand il lui demande s’il a des frères ou des sœurs. Enfin, le sorcier annonce à Tom qu’il aura le cœur brisé et le lecteur pense alors à la mort de Del et à la disparition de Rose. Le rêve a avant tout une teneur proleptique. Le vautour apparaît régulièrement dans les rêves du protagoniste. Tom se voit observé par un vautour qui figure le personnage de Cole. « The vulture was gazing at him with a horrid patient acceptance, knowing all about him. » (54) Cole connaît les moindres secrets de Tom. Dans son rêve, ce vautour a mangé son père, ce qui annonce la mort de la figure paternelle : « this was a vulture in middle age. Its feathers were greasy, its bill darkened. First it had eaten its father, and now it would devour him. … His father was a skeleton hanging from a tree, having been converted into vulture fuel. » (55) Cole se nourrit de manière vampirique de l’âme de ses victimes; il ne laisse que leurs corps. Le verbe « devour » apparente Cole à un ogre à l’appétit insatiable et met à nouveau en lumière son caractère abject. Le vautour est lié à la peur de la disparition de son père: « death has never been so real to him as it now, and when he thinks of a future without his father, without a father, he sees a black valley bristling with threats. » (101102) Enfin, ce rêve est proleptique de la crucifixion de Tom : « the vulture rustled its wings, stabbed its great yellow beak forward, and impaled his hand. » (102) Ce mouvement de bec rappelle les clous enfoncés dans les mains de Tom par les Baladins sous les ordres de Cole. Comme dans les rêves de Billy, le vautour est synonyme de décrépitude et de mort. Les rêves gardent l’empreinte des évènements quotidiens. Ainsi, après que Cole ait narré ses débuts comme chirurgien dans l’armée, Tom rêve dans un processus de 300 déplacement qu’il opère un homme mort dans un théâtre. Les éléments abjects se suivent : une tête de vautour sort de la poitrine d’un mort, du sang coule des yeux de Steve : something stirred beneath his bloody hands, and the head of a vulture popped up like a toy, clean and bald, from within the open chest cavity … and Skeleton Ridpath, no age at all, leaned forward in a chair and watched with a vacant avid face He held a glass owl in his hand and bled from the eyes. » (275-76) Cole et Steve sont présents dans ce rêve, comme indicateur d’un lien au réel. Straub mêle l’humain et l’animal ; un homme engendre un vautour. Les rêves sont de nature proleptique mais également révélateurs du thème de l’abjection ; la frontière entre le rêve et le réel se dissout comme dans Thinner. Cette abolition des frontières est symbolisée par les « daymares » qui remplacent les cauchemars à Carson. L’association même de «day» et «mare» dissout la frontière entre le jour et la nuit, le réel et l’imaginaire. Tom a l’impression de rêver constamment: « ‘Some days, it was like I never woke up at all, but went through school and the rest of the day in some sort of dream, full of terrible hints and omens.’ » (74) Quitter le monde du rêve semble même impossible ; le personnage y est confiné. L’intérieur de Carson devient pour lui une jungle: ‘I didn’t see what I knew was there –the steps going up, and the corridor and the library doors. For a second, maybe two or three seconds, I saw what looked like a jungle. The air was very hot and very humid. There were more trees that I’d ever seen before in my life, crowded together, leaning this way and that around with vines.’ (75) L’environnement quotidien est métamorphosé en un lieu hostile, oppressant, comme si les arbres voulaient l’encercler et le garder prisonnier. L’abolition de la frontière entre le monde réel et onirique brouille nos repères et ceux des personnages. Cette perte totale des repères s’explique par la manipulation de l’espace et du temps par Cole. Il transforme le réel à sa guise. Par réel, nous entendons « ce qui existe 301 effectivement, » 489 ce qui fait référence aux choses sensibles. Si le principe de réalité est aboli, il n’y a plus d’emprise stable pour le moi qui sombre dans l’inconnu. On ne sait par exemple pas combien de temps dure exactement le séjour de Tom et Del à Shadowland. Cole peut raccourcir le temps : treize heures deviennent une heure ; 10 heures du matin peut s’interchanger avec 23 heures. Cole peut ramener Tom 50 ans en arrière: but the next car –now here was real disorientation. He had gone fifty years back time. Gas lamps flickered on flocked walls, a thick patterned carpet glowed. Hunting prints shone down from the walls. A knot of men dressed in old fashioned checked and belted suit regarded him. (164) Manipulant l’espace, Cole peut transporter Tom dans un train alors que notre héros est censé être dans les bois à l’extérieur de Shadowland. Cette manipulation du temps, de l’espace et des évènements contribue à la perte des repères et à l’atmosphère irréelle et chaotique qui règne dans l’ensemble de l’œuvre annoncées par le titre lui-même. Nous pouvons citer d’autres exemples de déconstruction spatio-temporelle : en racontant la nuit où il a été accepté dans l’Ordre des magiciens, Cole ramène Tom et Del au Wood Green Empire en 1924. Tom se retrouve ensuite dans un traîneau nu sous sa couverture sous la neige puis transporté la même nuit six mois plus tard avant de se réveiller dans le grand théâtre des illusions : « he was back in Le Grand Théâtre des Illusions. … He looked at his watch. Nine o’clock. Nine or ten hours had vanished while Coleman Collins played tricks with him. » (231) Le lecteur, comme le personnage, se perd dans cette succession d’actions et ce tourbillon illusoire. Il faut noter que le voyage dans le temps est selon Jorge Louis Borges 490 avec le thème du double et celui de l’effacement de la frontière entre rêve et réalité un des piliers du 489 Alain Rey, et al 1740. 490 Jorge Louis Borges, Enquêtes 1937-1952 (Paris: Gallimard, 1957). 302 genre fantastique. Straub revisite le thème du voyage dans le temps car il fait revivre à ses personnages des évènements qui ont déjà eu lieu et auxquels ils ont participé. Cole atteint l’alliance parfaite entre le rêve et la réalité et crée un autre réel. Lors de leur voyage en train, Tom a l’impression de traverser les rêves des gens : Then he feels that he does not trespass through their dreams, but is them; that he is a dream being dreamed. His feet do not quite touch the ground. Their snores and stirrings carry him to the end of the dark carriage, and the door floats to the side under the pressure of his hand. He sweats, his head full of cobwebs… hunting birds… blazing toads… (162) Il constitue en fait leurs rêves et il est présent dans l’inconscient des gens. L’auxiliaire « be » typographié en italique fait la symbiose entre le réel et l’irréel. Le procédé de mise en abyme est utilisé, soulignant l’intricable chaos créé par Cole. Le thème de la perte des repères est un leitmotiv dans l’œuvre straubienne et ce chaos apparent est un élément clé dans la thématique de l’abjection avec laquelle joue l’auteur. Les rêves contribuent au thème sous-jacent de l’abjection de par leur caractère macabre, proleptique et révélateur des désirs inconscients. L’oscillation constante entre rêve et réalité participe à l’atmosphère chaotique et irréelle qui enveloppe les personnages et le lecteur. La rupture avec le réel nous immerge dans le jeu de la grande illusion, la plus grande illusion étant la mort qui est elle aussi perçue sous un angle nouveau. La mort, abjecte de par son caractère inconnu et terrifiant, est revisitée par nos auteurs. C] Le nouveau masque de la mort Ce n’est pas innocemment que nous choisissons pour le titre de cette partie de faire écho à la nouvelle de Poe « The Mask of the Red Death » (1842) dans laquelle la mort est la grande gagnante. La mort est un thème majeur chez Poe et l’association faite par 303 Poe de la Grande Faucheuse et de l’amour n’est pas étrangère aux récits de King, Straub et Palahniuk. Si Poe innovait déjà en présentant par exemple la mort en tant que personnage dans « The Mask of the Red Death », nos auteurs font également preuve d’innovation. Si la mort sort victorieuse dans Thinner, son image est plus que trouble dans Shadowland et Lullaby. Les auteurs dépassent les clichés traditionnels de la Grande Faucheuse en la soumettant au sceau de la subversion. a. La mort comme le début d’une nouvelle vie La signification la plus simple du terme « mort » est « la cessation de la vie (humaine). » (Alain Rey, et al 1275). C’est traditionnellement du point de vue médical un phénomène qui peut être déterminé et prévisible. Elle est un élément naturel qui contrebalance le taux de naissance dans le monde : « nul mystère en cela, mais simplement une loi naturelle et un phénomène empirique normal, auquel l’impersonnalité des statistiques et des moyennes enlève tout caractère de tragédie. »491 Pourtant, la mort choque toujours les individus et suscite à la fois la curiosité et l’horreur. Elle a un caractère œcuménique ; elle arrive partout et à toutes les personnes. La mort terrifie car elle rappelle à tout un chacun l’inéluctabilité de la fin. La mort est à la fois naturelle et tabou, incatégorisable. Parce qu’elle est associée à l’inconnu, aux cadavres, et au macabre, elle entre dans le domaine de l’abjection. Comme nos auteurs explorent et subvertissent l’objet abject, ils teintent la mort d’une touche inattendue. La mort est un thème que l’on retrouve dans le gothique, le romantisme et le fantastique. La mort est ainsi présente dans les récits gothiques : The Castle of Otranto, par exemple, débute par la mort de Conrad, le fils de Manfred, écrasé sous un casque 491 Vladimir Jankélévitch, La mort (Paris: Flammarion, 2008) 5. 304 géant. Dans The Monk, Ambrosio commet deux meurtres et meurt lui-même lors du dénouement. Nous avons précédemment montré la fascination des romantiques pour la décadence et la pourriture. En ce qui concerne le domaine fantastique, celui-ci met en scène l’inconnu, l’étrange, le surnaturel, le thème vampirique et semble ainsi traiter par nature de la mort. 492 Si dans les récits gothiques anglais, le personnage du « villain » est toujours invariablement puni au final, souvent emporté par la mort elle-même, il n’en va pas forcément de même chez les trois auteurs choisis. L’affrontement entre le héros et l’être monstrueux a bien lieu dans nos œuvres choisies mais la mort de l’être vil n’est pas toujours effective. Lemke reste bien vivant dans Thinner et ce sera finalement lui qui va remporter la victoire car Billy se condamne à une mort inévitable en reprenant une part de tarte. Sa victoire est annoncée dès le premier mot du récit : « thinner. » De même, la quête de Carl et Helen semble sans fin puisqu’Oyster et Mona ont toujours un temps d’avance sur eux. Seul Straub punit le monstre qu’est Cole à travers un duel final entre lui et Tom. Le thème de la vie après la mort s’allie à celui de la magie dans Shadowland et le collectionneur donne une touche postmoderne aux revenants traditionnels des romans fantastiques. Dans le fantastique, les fantômes « introduisent le héros dans l’espace tant redouté de la mort. Ames en peine, ils réclament vengeance ou annoncent des évènements funestes. » 493 La créature de Cole, qui n’est pas un fantôme en tant que tel mais a été conçue par un être humain, collectionne et se nourrit des âmes des personnes pour le simple plaisir et besoin d’hégémonie de son créateur. Le collectionneur semble être une créature hybride entre le fantôme et le vampire mais le fait que son apparition ne peut 492 Roger Caillois définit d’ailleurs la littérature fantastique comme « une rupture de l’ordre reconnu, irruption brutale de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité quotidienne. » Roger Caillois, Au Cœur du fantastique (1965: 180). Nous apercevons un parallélisme entre le fantastique et la mort. 493 Valérie Tritter, Le fantastique (Paris: Ellipses, 2001) 71. 305 qu’avoir lieu par l’intervention d’une invention humaine –l’électricité- dans un lieu moderne –une salle de bains- donne une touche kitsch aux revenants conventionnels. Le collectionneur est à l’image des œuvres des auteurs : un assemblage, un patchwork de plusieurs personnalités qui défie toute tentative de rationalisation. La mort ne semble pas être synonyme de fin chez nos auteurs. L’abolition de la frontière entre la vie et la mort est représentée par le gitan qui peut être perçu comme un mort vivant de par son âge improbable. Le cancer ronge son nez qui a un aspect cadavérique, ce qui l’inscrit dans la catégorie des morts. Il continue pourtant à vivre malgré cet état de décomposition avancée. De même, l’auteur allie mort et vie dans le personnage de Billy présenté comme un squelette vivant. On peut considérer que Carl et Helen sont symboliquement morts ; ils ne sont que l’ombre d’eux-mêmes depuis la mort de leurs proches. Mort et vie ne paraissent plus incompatibles et la mort semble marquer le début d’une vie nouvelle, une vie du désir de l’abjection et de l’abjection désirable. Lemke éprouve du plaisir à constater les effets de la malédiction sur Billy ; Billy ressent du plaisir à transmettre la malédiction à Heidi. Comme les auteurs jouent sur nos perceptions, nous nous permettons de jouer nous aussi avec les mots. La prééminence de la mort et sa vision peu commune nous permet de transformer l’expression « the American way of life » en « the American way of death. » L’objectif est de brouiller entièrement la dichotomie entre vie et mort. Dans Lullaby, Carl enquête sur le syndrome de la mort des nourrissons et la mort défie les attentes communes des lecteurs et de Carl ; en effet, les scènes mortuaires sont souvent associées au sang, à la déchéance, à l’abjection : « with this kind of clean bloodless death, there’s no death agonies, no reverse peristalsis –the death throes where your digestive system works backward and you vomit fecal matter. » (25) L’imagerie commune de la mort liée au sang et à l’expulsion des matières organiques entre dans la 306 dimension gothique et est présente par exemple dans Shadowland. Lorsque Cole décrit les horreurs de la guerre, les images sanguinaires choquent le lecteur. « It was working nine or ten hours all day in the stink of blood, with the screams of the poor injured devils all about us. » (265) Straub utilise à grands renforts le champ lexical du sang, de la douleur. La scène de la crucifixion de Tom par exemple ou lorsque celui-ci enlève les clous est dominée par l’image du sang. Or, les scènes de mort auxquelles assistent Nash et Carl ne correspondent pas à cet état de fait commun car les morts apparaissent apaisés, parfaits : « he pulls the sheet off a child in bed, a little boy too perfect, too peaceful, too white to be asleep. » (25) La conception traditionnelle de la mort qui lie celle-ci à d’éventuelles agonies horribles est balayée. L’accent est mis au contraire sur la beauté, la perfection de la mort, faisant de ce fait écho au Romantisme. Les individus trouvés morts sont tous présentés comme beaux. La mort vue comme source de beauté éclaire le titre de notre thèse. Les symptômes classiques de la mort ne se vérifient pas : Nash, the paramedic, shows me the purple and red bruises on every child, livor mortis, where the oxygenated hemoglobin settles to the lower part of the body. The body froth leaking from the nose and mouth is what the medical examiner calls purge fluids, a natural part of decomposition. (34) La berceuse semble stopper le phénomène de décomposition et sublime la mort pour lui donner un caractère esthétique. La mort prend un aspect intemporel: « here’s the power of life and a cold clean bloodless easy death, available to anyone. To everyone. An instant, bloodless, Hollywood death. » (40) La mort a un caractère, banal, irréel, factice et artificiel puisqu’elle est associée au monde du septième art. La tonalité publicitaire de cette phrase montre l’écriture subversive de Palahniuk. La mort ne terrifie plus et devient presque une source de curiosité, voire de désir pour Nash. Les auteurs transgressent donc la vision traditionnelle de la mort. 307 b. Une vision subversive de la mort La mort est traditionnellement liée aux rites religieux. Elle est associée à l’enterrement, à une cérémonie d’adieu 494 et au travail de deuil. Il n’en est rien chez nos auteurs et la mort prend une tournure païenne et grotesque. Billy jette la main de Ginelli dans la poubelle d’un Mac Donald’s. Le jeune homme engagé par Ginelli est enterré sans cérémonie funéraire. La transgression vient également du fait que la mort perd son caractère sacré : Helen en profite -comme nous l’avons dit précédemment- pour assurer le succès de son agence immobilière. La notion de subversion 495 nous mène irrémédiablement à celle de déconstruction des repères communs. La berceuse enfantine est détournée de son rôle traditionnel, à savoir un rôle bienfaiteur pour les enfants de par sa capacité à les apaiser pour dormir. Bien que l’état de sommeil puisse être considéré comme proche de la mort, la berceuse empêche ici le retour à la vie et lie l’enfance non plus à l’innocence mais à l’élément mortuaire. La mort n’est pas seulement synonyme d’une vie nouvelle ; elle devient une source de libération des souffrances terrestres. Ainsi, l’infirmière Waltraud Wagner qui dans un hôpital autrichien euthanasiait ses patients désireux de mourir se considérait comme un ange de la mort. La mort est liée au divin, transformée en source de bonté et de beauté. Baudelaire l’avait d’ailleurs rappelé : Lucifer avait été le plus beau des anges. 496 La mort devient synonyme de délivrance et est paradoxalement perçue comme un 494 « Les rites du dernier adieu au corps se répartissent en deux lieux, le lieu de prière de la communauté et l’endroit où elle enterre ses morts. Les chrétiens les célèbrent à l’église et sur la tombe. … Les musulmans les célèbrent quelquefois à la mosquée, le plus souvent sur la tombe, les juifs très rarement à la synagogue, et surtout devant la tombe. » Paul Lepic, Mourir : Rituels de la mort dans le judaïsme, le christianisme et l’islam (2006: 72). 495 Elle fait référence au renversement, à la destruction « de l’ordre établi, [des] idées et des valeurs reçues. » Alain Rey, et al (2035). Les différents éléments proposés montrent bien que les auteurs bouleversent notre perception commune de la mort. 496 Charles Baudelaire, « Les litanies de satan, » Les fleurs du mal (Paris: Editions Gallimard, 1972). 308 élément positif. Cependant, même dans le cas de l’ange de la mort, le phénomène d’excès a vu le jour ; l’hôpital a été changé en pavillon de la mort quand quatre infirmières ont fini par tuer les patients qui ronflaient, mouillaient leur lit ou refusaient de prendre leurs médicaments. La mort peur être enfin perçue de manière allégorique comme un vampire, se nourrissant de la vie des êtres vivants et trouvant des serviteurs aussi inattendus les uns que les autres : une malédiction gitane et une tarte à la framboise dans Thinner, une berceuse dans Lullaby et un tour de magie dans Shadowland. La mort prend même la forme d’une armoire dans Lullaby dans l’entrepôt de meubles anciens où se retrouvent Carl et Helen : ‘Think of all the generations of women who looked in that mirror,’ she says. ‘They took it home. They aged in that mirror. They died, all those beautiful young women but here’s the wardrobe, worth more than ever. A parasite surviving the host. A big fat predator looking for its next meal. (52) Les portes de l’armoire sont apparentées à un monstre dévorateur collectionnant ses victimes comme la créature de Cole. Contrairement au symbolisme de la grotte lieu d’initiation, l’armoire est un locus où aucune renaissance n’est possible. C’est bien une vision inattendue et déconstruite d’un objet courant que nous offrent les auteurs. De même, le miroir se nourrit de la vie des femmes qui s’y sont admirées. Palahniuk s’éloigne de la symbolique de sagesse, de connaissance et de l’Intelligence céleste liée au miroir : « ces reflets de l’Intelligence ou de la Parole célestes font apparaître le miroir comme le symbole de la manifestation reflétant l’Intelligence créatrice. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 636). L’entrepôt est une véritable prison pour les fantômes de ceux qui ont possédé les meubles de leur vivant. Le terme de « déconstruction » nous permet de faire le lien entre la thématique de la fragmentation corporelle, la porosité des frontières entre le rêve et la réalité et la 309 réécriture de la vision traditionnelle de la mort. Les auteurs annihilent nos attentes et notre vision commune de ces éléments. Tout traduit la fascination et également l’abjection. Le leitmotiv de la déconstruction ne se résume pas qu’aux thèmes ; il s’étend au cœur même du processus d’écriture et de narration, des mots et du temps. Cette déconstruction narrative est auxiliaire d’abjection de par l’atmosphère chaotique qui en émane ; le processus langagier est vecteur de monstruosité. PARTIE 2. UNE DECONSTRUCTION DE L’ORDRE NARRATIF La notion de déconstruction, de par le lien que nous percevons avec le manque d’harmonie, le désordre, le chaos, nous lie au thème de l’abjection. L’abjection s’inscrit au niveau physique, émotionnel et est également un effet du texte créé par l’usage particulier du langage par les auteurs. L’art de la narration concourt à la thématique de la fragmentation. Traitant des processus narratifs, nous invoquerons entre autres Gérard Genette, 497 Yves Stalloni, 498 Terence Hughes et Claire Patin. 499 Nous ouvrons ici la voie des focalisations et du point de vue qui sont quelques unes des armes utilisées par les auteurs dans cette danse narrative de l’abjection. Les auteurs jouent avec les mots eux-mêmes pour créer des expressions déroutantes. La fragmentation langagière s’accompagne parfois simplement d’un vide et cette absence fait écho à la destruction temporelle atteinte à travers le jeu entre analepse et prolepse ou l’utilisation faite du temps dans le récit. Le remodelage thématique va de pair avec celui de la langue de 497 Gérard Genette, Figures III (Paris: Éditions du Seuil, 1972). 498 Yves Stalloni, Dictionnaire du roman (Paris: Armand Colin, 2006). 499 Terence Hughes, et Claire Patin, L’analyse textuelle en anglais : Narrative Theory, Textual Practice (Paris: Armand Colin, 2004). 310 sorte que l’abjection affecte tous les pans du récit. Façonneurs du Verbe, les auteurs jouent avec nos peurs en destabilisant tous nos repères. A] Une dislocation de la voix narrative Dislocation, déconstruction, fragmentation : autant de termes qui semblent inconciliables avec une création littéraire et pourtant, c’est bien du chaos qu’émergent les chefs d’œuvre que nous étudions. La fragmentation corporelle et identitaire des personnages trouve son écho dans la fragmentation narrative et l’organisation du texte lui-même. L’abjection n’est pas seulement thématique mais est au cœur de la construction des récits. La narration se fait auxiliaire d’altérité, notamment à travers l’usage des focalisations et de la voix narrative. a. L’enchevêtrement des focalisations Le terme « enchevêtrement » fait écho au patchwork postmoderne thématique conçu par les auteurs. Une définition des termes « narration » et « focalisation » s’impose pour ouvrir les pistes d’analyse pour nos récits choisis. Nous nous tournons vers Genette qui distingue histoire, récit et narration : ‘Je propose … de nommer histoire le signifié ou contenu narratif …, récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et narration l’acte narratif producteur et par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place.’ 500 On remplace parfois le mot « histoire » par le terme de « fiction » ou encore de « diégèse, » c’est-à-dire l’univers créé, les personnages, l’espace et le temps où ils 500 Genette, Figures III 72. 311 évoluent. Dans le cadre de notre étude, nous nous intéressons aux trois niveaux énoncés ; la thématique de la fragmentation s’applique au contenu narratif, au texte narratif lui même ainsi qu’à l’acte producteur. Dans l’analyse critique des textes on a pris l’habitude de respecter la tripartition génettienne et de réserver le terme ‘narration’ au ‘procès narratif’, c’est-à-dire le processus, inscrit dans le temps, qui restitue, par l’intermédiaire d’un code, un ou des évènements. Le résultat de ce procès sera un discours de type particulier qu’on appellera ‘récit.’ 501 Nous devons nous intéresser aux procédés qui permettent aux auteurs de créer un procès narratif unique et fascinant. Ce procès narratif inclut l’utilisation des temps, de la voix ou « la perspective narrative, ou encore vision ou focalisation, c’est-à-dire le point de vue par lequel le récit est raconté. » (Stalloni 160). La focalisation correspond au degré d’information que le narrateur juge bon de donner au lecteur en fonction du point de vue adopté dans le récit. Cette problématique du point de vue a été mis en lumière par Henry James ; Sophie Geoffroy-Menoux a montré chez Heny James la technique particulière du point de vue : Heny James par la suite substituera volontiers au récit direct (par un narrateur, voire un auteur omniscient) des phénomènes surnaturels la technique du point de vue et de l’indirect. Technique novatrice particulièrement propre à accroître à la fois l’angoisse du lecteur (qui s’identifie au personnage) et la vraisemblance de cette fable, puisque c’est à travers le prisme de la conscience (quelque fois maladive) du héros que sont réfractés les évènements. 502 Cette présentation correspond bien à nos trois récits. Le lecteur s’identifie aux protagonistes ; c’est à travers les yeux de Billy, Tom et Carl que les évènements sont décrits, or ils sont tous influencés par des éléments surnaturels : une malédiction, la magie, une berceuse. 501 Stalloni 159. 502 Sophie Geoffroy-Menoux, Miroirs d’outre-monde : Henry James et la création fantastique (Paris: L'Harmattan, 1996) 40. 312 Il existe trois types de focalisations que nous définissons ici pour établir des liens avec nos œuvres. Nous donnons la définition de Genette puis celle d’Yves Stalloni pour nous permettre d’avoir une compréhension totale du procès. Pour Genette, le consensus s’établit sans grande difficulté sur une typologie à trois termes, dont le premier correspond à ce que la critique anglo-saxonne nomme le récit à narrateur omniscient et Pouillon ‘vision par derrière’, et que Todorov symbolise par la formule Narrateur > Personnage (où le narrateur en sait plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus que n’en sait aucun des personnages) ; dans le second, Narrateur = Personnage (le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage) : c’est le récit à ‘point de vue’ selon Lubbock ou à ‘champ restreint’ selon Blin, la ‘vision avec’ selon Pouillon ; dans le troisième, Narateur < Personnage (le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage) : c’est le récit ‘objectif’ ou ‘béhaviouriste,’ que Pouillon nomme ‘vision du dehors.’ 503 La première formule correspond à la focalisation 0, la deuxième à la focalisation interne et la troisième à la focalisation externe. Genette préfère le terme plus abstrait de focalisation à celui trop visuel de point de vue. Yves Stalloni complète notre compréhension de la notion de focalisation. La focalisation zéro « se ramène à une absence de focalisation, puisque le narrateur, omniscient, voit tout, sait tout et distribue à sa guise toutes les informations nécessaires à l’histoire. » (Stalloni 97). Le récit kingien entre dans cette catégorie puisque le narrateur -qui se distingue difficilement de l’auteur- nous donne toutes les cartes de l’intrigue sauf celle de l’épilogue. Nous avons accès aux pensées les plus abjectes de Billy qui sont alors typographiées en italique. Le choix de cette typographie inclinée vers la droite fait parfaitement écho, par cette inclinaison, à la déviance morale du personnage. Déviance scripturale et psychologique ne font qu’un. La focalisation externe « vise à l’objectivité, gomme la présence du narrateur [qui] ne semble pas posséder plus d’informations que ses personnages, en sait même moins qu’eux. » 503 Genette, Figures III 206. 313 (Stalloni 98). Dans Shadowland, le narrateur n’a pas plus d’informations que Tom ; il en sait même moins que Tom puisqu’il n’était pas présent lors des péripéties chez Cole. Il ne fait que transposer les propos de Tom. Enfin, dans la focalisation interne « l’action est vue par un personnage et le narrateur limite le champ de l’information à ce que celui-ci voit et comprend. » (Stalloni 98). Dans Lullaby, l’action est narrée du point de vue de Carl. Il livre les différents éléments tels qu’il les voit et ne donne que ses propres impressions. L’œuvre de Straub semble, elle, ambigüe : si un narrateur -celui qui écrit le récit rapporté par Tom- est bien présent dans certaines parties du texte, nous sommes là dans la focalisation externe, le lecteur oublie néanmoins qu’il existe lors des aventures de Del et Tom à Shadowland où l’omniscience semble alors plutôt être de mise. L’usage des focalisations diffère selon les récits mais une identification avec les personnages est à chaque fois atteinte. Thinner et Shadowland sont des récits à la troisième personne ; cependant, King donne au lecteur un accès direct aux actions du protagoniste alors que chez Straub, le narrateur rapporte aux lecteurs les propos de Tom. On pourrait penser que l’identification avec le personnage serait plus forte chez King mais il n’en est rien. L’emboîtement des histoires au cœur du récit straubien lie le lecteur aux personnages. Les histoires de Cole s’emboîtent dans l’histoire plus large du narrateur. La technique du récit enchâssé est aussi unificatrice. L’intégration des pensées des personnages dans une narration à la troisième personne est un point commun que partagent King et Straub avec l’un de leurs maîtres à penser, Richard Matheson (1926- ). King alterne régulièrement les pensées des personnages et leurs paroles effectives et cette dichotomie est mise en abyme à travers le choix de la typographie. L’opposition est nette entre le discours des personnages écrits en italique et le discours écrit en caractère classique. Cette opposition met en lumière le conflit entre le ça et le surmoi des 314 personnages qui dissimulent leurs véritables pensées mais le récit nous donne à voir ces pensées abjectes. Le narrateur -qui est la personne qui raconte l’histoire- est homodiégétique : « narrators who are also, in some way, participants in the stories they tell. »504 Cette définition correspond également à Shadowland et à Lullaby. Le narrateur straubien et Carl sont des personnages moteurs de l’histoire qu’il narre. L’utilisation du point de vue homodiégétique permet l’expression de la subjectivité ; l’usage de la première personne est réalisé. Cela rime avec intimité et permet de créer un sentiment d’angoisse chez le lecteur. Cela permet également de multiplier les perspectives sur un même évènement faisant écho à l’atmosphère chaotique du récit. Dans Lullaby, Mona et Helen donnent leur version divergente des sentiments que Carl ressent pour Helen. Le combat de Tom contre Cole est perçu du point de vue de Tom et de Rose. Si le narrateur est parfaitement identifié dans Shadowland, 505 il n’en va pas de même dans Thinner où le narrateur se confond avec l’auteur. Dans ce récit à la troisième personne, le narrateur y est hétérodiégétique: « omniscient narrators, who are not participants in the stories they tell. » (Grellet 104). Le lecteur se demande s’il peut ou non faire confiance aux narrateurs respectifs. Nous nous tournons alors vers l’approche de « the unreliable narrator » présente chez Henry James. Ce type de narrateur se définit par le fait suivant: « if they lack objectivity and view things in a biased or partial way that the reader cannot trust. » L’une des raisons de ce manque de confiance peut être la suivante : « the character’s feelings render him or her biased. » (Grellet 105). Lullaby présente un protagoniste 504 Françoise Grellet, A Handbook of Literary Terms: Introduction au vocabulaire littéraire anglais (Paris: Hachette, 1996) 104. 505 Le nom du narrateur « Darn » lui-même n’apparaît qu’à la page 118. 315 hanté par une profonde culpabilité et son comportement irraisonnable –écraser des maisons avec son pied- laisse le lecteur sceptique face à ses prétendues bonnes intentions tout au long du récit. Dans Thinner, le lecteur est hésitant quant à la croyance ou non en la malédiction gitane. Le scepticisme plane et l’amoncellement de preuves finit par faire basculer même le lecteur dans l’irréel. Dans Shadowland l’objectivité du narrateur est mise en question lorsqu’il parle de Steve puisqu’il n’a pas obtenu le témoignage direct de ce-dernier et qu’il réécrit ce que lui a dit Tom. De même, il énonce lui même qu’il n’est pas totalement objectif: « of course I am ascribing to the fourteen-year-old Del Nightingale emotions which I cannot be sure he possessed. » (42) Le narrateur admet ne pas avoir l’ensemble des données et avoir mis dans son récit son propre ressenti. C’est un récit du suraffect et toute cette surcharge et manipulation émotionnelle amène le lecteur à remettre en doute les propos du narrateur. Nous sommes confrontés à de multiples subjectivités (Del, Tom, le narrateur), donc à de multiples interprétations. Cela joue un rôle dans la poliphonie du roman : « [it] generates what Bakhtin defined as the ‘polyphony’ or ‘polyvocality’ of the novel. » (Terence Hughes, and Claire Patin 85). Ce manque de stabilité interprétative rejoint notre thématique de la déconstruction. De plus, le fait que le narrateur dans Shadowland soit romancier - il souhaite écrire un livre sur l’été que Tom a passé chez Cole- accroît la remise en question de son récit. Sa profession veut qu’il invente des faits. L’identité du narrateur paraît chez Palahniuk plus claire. Cependant, dès le début, le lecteur s’interroge. Dans cette narration à la première personne, le narrateur présente Helen comme l’héroïne du récit ; il ne s’inclut pas dans ce rôle qui semble pourtant plus lui convenir. Le terme « héros » ne correspond plus aux héros mythiques tels qu’Hercule, Persée, Thésée ayant livré des batailles contre des monstres comme 316 l’Hydre de Lerne, Méduse ou le minotaure. Les personnages dans les récits contemporains combattent des gitans, des magiciens ou leur propre culpabilité. Palahinuk ne donne pas toutes les informations d’emblée : le mystère règne jusqu’au chapitre 5 quant au nom de famille du narrateur et son prénom n’est donné qu’au chapitre 33. Cette atmosphère trouble est soulignée par le processus d’emboîtement utilisé pour la description de Carl. Le lecteur a la première description de Carl grâce à Helen qui elle-même le décrit à Mona. Nous sommes dans le cadre de la focalisation interne mais il y a un enchevêtrement de perceptions ; Helen donne la description de Carl à Mona et aux lecteurs et Carl donne simultanément à ceux-ci la description d’Helen. Cet enchevêtrement créé par l’auteur contribue à donner un aspect labyrinthique et trouble à son récit. Les auteurs jouent avec nos peurs en jouant avec les normes narratives. b. Narration et manipulation Les jeux d’écho se multiplient au fur et à mesure de notre avancée analytique. Tout comme les personnages présentés dévient de la norme physique et psychologique, les auteurs se jouent des normes narratives, des attentes que crée le récit dans l’esprit du lecteur. Le pacte conclu entre auteur et lecteur semble être remis en cause. Ce pacte est défini comme « l’espèce d’accord tacite que passe un lecteur avec l’auteur du livre qu’il lit. » (Stalloni 181). Le roman doit avoir un début et une fin; il fait intervenir des personnages, raconte une histoire. Le lecteur doit, lui, accepter le principe de la fiction, « accorder foi aux personnages et aux évènements narrés. » (Stalloni 183). Cela est chose ardue quand les auteurs « jouent avec les contrats génériques, en mêlant plusieurs genres » (Stalloni 181) ou lorsqu’ils manipulent les procédés narratifs. Dans Lullaby, 317 Carl énonce l’une des problématiques cruciales du processus narratif: « the problem with every story is you tell it after the fact. » (7) L’immédiateté narrative semble donc être limitée et il y a toujours un temps de retard entre le moment de l’évènement et le moment de l’écriture. Carl écrit son récit de café en café à la poursuite des artifices de miracles réalisés par Mona et Oyster : « always one step behind. After the fact. » (8) Cette impossibilité de narrer les évènements de manière immédiate et qui remet en doute la véracité des écrits donnés trouve son écho dans le travail de journalisme de Carl puisque ce métier raconte toujours les évènements à postériori. Les évènements qui nous parviennent ne sont pas assurés d’être totalement véridiques. Un jeu sur la temporalité s’installe. Le récit oscille entre le passé et le présent et dès le début du récit, le lecteur s’attend à avoir une structure ternaire puisque l’auteur choisit de débuter, comme dans une pièce théâtrale classique, par un prologue. Pourtant l’auteur déjoue nos attentes car le terme « épilogue » n’est pas utilisé et la fin du récit ne nous mène inexorablement qu’au début de l’œuvre dans un mouvement cyclique. Cette absence d’immédiateté amène Carl à mettre lui-même en doute l’objectivité de celui qui narre l’histoire : « another problem is the teller. The who, what, where, when, and why of the reporter. The media bias.» (7) Si le narrateur manipule la vérité, le doute prévaut quant à la véracité des faits énoncés. Dans Shadowland cette distanciation narrative est supérieure. Le narrateur rapporte des évènements narrés par le protagoniste et qui se sont déroulés vingt ans auparavant. La manipulation autoriale est au niveau de la perception, du temps et du réel. On comprend alors que les personnages et le lecteur avancent dans un lieu où tout élément doit être remis en question. La quête de la vérité est sans fin et le dénouement apporte plus d’interrogations que de certitudes. Le lecteur, comme le narrateur, peut choisir de croire et de se perdre dans le jeu de la manipulation envoûtant des auteurs ou tourner le 318 dos et garder son esprit analytique. Dans Thinner, ce sont les souvenirs de Billy qui sont mis en avant ; nous n’assistons pas nous-mêmes à sa rencontre avec le gitan. Il y a en ce sens une distanciation par rapport à l’évènement T. Paradoxalement, cette distanciation n’est pas un frein à notre identification avec les personnages. Il y a un jeu constant entre distance et rapprochement tout comme il y a un jeu sur les différents niveaux de compréhension des textes. La réalité est vue à travers un prisme et il en va de notre rôle de lecteur critique d’ouvrir les portes des différents paliers de l’analyse des textes pour chercher la vérité derrière les apparences. Un pont s’établit donc entre la déconstruction de la voix narrative, la déconstruction identitaire, la critique de la société faite par les auteurs et la destruction de nos repères. La thématique de la fragmentation est omniprésente et le tourbillon chaotique qui s’offre à nous est mis en lumière par l’usage même fait des mots. Nous devons alors nous pencher sur la manière dont les règles langagières sont retravaillées. B] Une déconstruction langagière La thématique de l’abjection touche le cœur même de la création : les mots et les phrases. La langue elle-même devient vectrice d’altérité, de subversion car elle est refaçonnée par les auteurs et les éléments qui en ressortent sont hors norme. Les mots et expressions créés par les auteurs sont inattendus. Le registre de langue utilisé contribue à une rhétorique de l’excès. On oscille entre le trop et le néant car le langage se réduit parfois au minimum. Les mots s’effacent comme le corps des personnages disparaît peu à peu sous la puissance de la malédiction gitane. Ce refus de la linéarité du sens engendre un renouveau langagier ; les mots eux-mêmes laissent transparaître le chaos qui semble régner dans les récits. 319 a. Le jeu sur le langage Le processus de déconstruction du langage s’applique à l’unité composante du discours, la phrase. King insère dans la narration de langue anglaise des termes en rom : « ‘Enkelt ! … Bodde har ? Just det-han och Taduz !’ » (195) La langue utilisée par les gitans reflète leur altérité intrinsèque car elle est incompréhensible pour les non initiés. Une barrière s’installe rompant la communication. Aux yeux de Billy, les gitans sont aussi abjects que leur langue. Même leur anglais n’est pas grammaticalement correct : « ‘I don’t want to hear my sister’s name come oud your mout, ‘» (199) « ‘I die widdit in my mout.’ » (202) Ils enlèvent des lettres ou en rajoutent aux mots initiaux. Dans Shadowland, c’est le latin qui est utilisé pour le slogan de l’école : « alis volat propriis. A translation thoughtfully followed: he flies by his own wings. » (32) L’introduction du latin donne un caractère à la fois noble et autre à l’école. Mais c’est chez Palahniuk que la déconstruction langagière est le plus visible. Palahniuk joue sur les mots et crée des expressions aussi inattendues, déroutantes et humoristiques que les thématiques abordées. Ce style apparaît comme la marque de fabrique de l’auteur et se retrouve dans ses autres récits tels que Choke ou Invisible Monsters. Plaçons-nous d’abord au niveau de la phrase : l’auteur accumule les phrases sans rapport les unes avec les autres, ce qui contribue à la perte de sens pour le lecteur. Le processus de déconstruction concerne la syntaxe même : The very concept of syntax must be transformed. Syntax, traditionally, is the unity, the continuity of words, the law that dominates them. … Therefore, words, sentences, paragraphs … and their position on the page and in the book must be rethought and rewritten so that new ways of reading these can be created. » 506 506 Maus 69. 320 Nous prendrons ici deux passages en exemple pour montrer la récurrence des procédés utilisés pas Palahniuk : And maybe I didn’t learn ethics, but I learned to pay attention. No detail is too minor to note. The open book was called Poems and Rhymes from Around the World, and it was checked out from the county library. My editor's plan was to do a five-part series on sudden infant death syndrome. Every year seven thousand babies die without any apparent cause. Two out of every thousand babies will just go to sleep and never wake up. My editor, Duncan, he kept calling it crib death. The details about Duncan are he’s pocked with acne scars and his scalp is brown along the hairline every two weeks when he dies his gray roots. His computer password is “password.’ ... It’s the type of story that every parent and grandparent is too afraid to read and too afraid not to read. There’s really no new information, but the idea was to profile five families that had lost a child. Show how people cope. How people move forward with their lives. Here and there, we could salt in the standard facts about crib death. We could show the deep inner well of strength and compassion each of these people discovers. That angle. Because it ties to no specific event, it’s what you’d call soft news. We’d run it on the front of the Lifestyles section. (13) Le mot « detail » attire notre attention. L’auteur nous noie dans une pluie de détails tout au long du récit. Nous sommes dans la redondance du sujet: « my editor, Duncan, he kept. » Palahniuk n’utilise pas la structure de la phrase : sujet, verbe et complément. Les phrases se réduisent peu à peu pour n’être composées que de deux mots : « show how people cope, » « How people move forward with their lives, » «that angle. » On est entre l’excès et le vide, entre des phrases de deux lignes ou de deux mots. Il y a une répétition de mots : « password/ baby/ afraid/ people. » Un contraste se fait entre le négatif et l’affirmatif: « maybe I didn’t learn ethics, but I learned to pay attention/ thousand babies will just go to sleep and never wake up/ All we know…… there is no pattern/ too afraid to read and too afraid not to read/ There’s really no new information, but the idea was to profile/ Because it ties to no specific event, it’s what you’d call soft news. » Cette récurrence d’affirmation et de négation dans une même phrase montre le jeu du paradoxe auquel s’est livré l’auteur qui a cherché l’alliance des contraires, atteindre une unité à travers le chaos, la beauté dans l’abjection. 321 Prenons un deuxième passage afin de confirmer ces premières impressions : Another fire engine screams by the motel. Its red and blue lights flash across the curtains. And I can’t draw another full breath, my foot burns so bad. We need, I say. I need…we need… We need to go back home, I say, as soon as possible. If I’m right, I need to stop the man who’s using the culling poem. With the tweezers, Mona digs out a blue plastic shutter and lays it on the towel. She pulls out a shred of bedroom curtain, yellow curtains from the nursery. She pulls out a length of picket fence, and pours on more alcohol until it drips off my foot clear. She covers her nose with her hand. Another fire engine screams by, and Mona says, ‘You mind if I just turn on the TV and see what’s up?’ I stretch my jaws at the ceiling and say, we can’t … we can’t … Alone with her now, I say, we can’t trust Helen. She only wants the grimoire so she can control the world. I say, the cure for having too much power is not to get more power. We can’t let Helen get her hands on the original Book of Shadows. And so slow I can’t see her move. Mona draws a flutted Ionic column out of a bloody pit below my big toe. Slow as the hour hand on a clock. (154) Nous retrouvons une alternance entre des phrases courtes et des phrases longues. La syntaxe n’est pas complète: « We need, I say/ Slow as the hour hand on a clock / All these broken homes and trashed institutions. » La répétition lexicale se vérifie: « need/ curtains/ foot/ fire engine/ can’t. » L’alternance entre l’affirmation et la négation est toujours visible: « I can’t draw another full breath, my foot burns so bad / I say we can’t/ the cure for having too much power is not to get more power. » Palahniuk joue sur la syntaxe et sur les mots eux mêmes. Il associe l’animé et l’inanimé dans des expressions comme : « distressed houses. » (5) On s’attend à voir l’adjectif « distressed » appliqué à un être humain mais il est ici déplacé de son rôle originel et devient un élément de personnification des maisons. L’auteur joue sur l’utilisation des suffixes « oholic » et « ophobic » pour donner naissance à des expressions novatrices mais parfaitement compréhensibles par les lecteurs : « sound-oholics, » « quiet-ophobics » (15), « music-oholics », « calmophobics » (18), « noise-oholics » (59), « media-holics » (74), « drama-holics », « peace-ophobics » (94), « talk-oholics », « listen-ophobics » (132), « rock-oholics » 322 (196). Ces expressions qui n’existent pas dans la langue anglaise paraissent si naturelles qu’elles sont acceptées par le lecteur comme allant de soi. Ces expressions permettent de réaliser une critique acerbe de la société contemporaine dans laquelle le bruit et la parole sont rois. Le silence et l’écoute sont bannis. Des expressions inattendues surgissent à travers le récit telles que « the talking Judas Cow » (192) ; le lecteur ne sait pas forcément que cela réfère à la vache qui doit mener ses congénères vers leur chute mortelle à l’abattoir mais l’association de Judas et de vache, non obstant de faire sourire le lecteur, tient d’un humour très surréaliste. 507 C’est un humour noir, terme provenant d’ailleurs d’un des chefs de file du surréalisme, André Breton. « En rendant tout dérisoire, l’humour noir confère une lucidité libératrice. » Les auteurs tirent « un effet comique de situations morbides ou extravagantes traitées avec la plus grande froideur. » 508 La mort des vaches ne représente rien pour les individus et la mention de cette vache qui veut sauver ses congénères tient d’un comique grinçant et fait réfléchir le lecteur sur l’abattage des animaux. Le registre de langue familier accroît le sentiment de malaise et d’abjection prégnant dans les récits, réhaussant la vulgarité des personnages et leur déviance morale. King fait grandement usage du langage argotique dans ses récits et Thinner n’échappe pas à la règle. Nous citons ici les récurrences du vocabulaire argotique et violent dans ce récit. 507 La révolution surréaliste s’est faite de 1920 à 1930. Elle se caractérise par l’écriture automatique et l’accent marqué sur les rêves qui permettent comme le dit André Breton de « jeter un fil conducteur entre les mondes par trop dissociés de la veille et du sommeil, de la réalité intérieure et extérieure, de la raison et de la folie. » André Breton, Manifestes du Surréalisme, (1985: 101). Le but est avant tout l’exploration du moi profond et la mise en avant d’éléments paradoxaux. 508 Florence Ferran, Le surréalisme (Paris: Nathan, 2000) 73. 323 roman personnages Thinner Leda Carrington Billy Billy Hopley Billy Billy Heidi Billy Lemke Billy Ginelli Ginelli Ginelli Ginelli Ginelli Ginelli phrases Why did you have to hit that stupid Gypsy cunt with your car? (86) Come on, asshole, get your act together (116) And none of it means shit (118) I’ve done other little cosmetic jobs when some hot-shit townie got involved in a mess (119) You stupid bitch (133) IT IS NO FUCKING HALLUCINATION (135) Well, fuck you, Billy Halleck (153) Give me a fucking break! (181) Ignorant scum (198) Fuck your justice (201) Fuck that, what’s wrong? (207) William? Will … Oh, fuck (215) He goes a good two-fifty and his ass looks like two dogs fightin’ under a blanket (219) I don’t know a whole fuck of a lot about the wonderful world of medicine (220) The definition of an asshole is a guy who doesn’t believe what he’s seeing (223) You don’t need a fucking heart attack on top of everything else (225) 324 Ginelli Billy Ginelli Ginelli Ginelli Ginelli Ginelli Ginelli Ginelli Ginelli Gina Linda Ginelli Fucking amateurs (226) That cowardly bitch ( 227) Dear Fucking Abby ( 227) The whore who put the ballbearing through your hand (235) Fuck it doesn’t (248) I annihilated that motherfucker (255) He was goof and fucking scared (256) Fuck, no –don’t be dumb, William! (259) I call you a whore, your mother a whore, your father an asshole-licking toilet hound ( 271) Acid, whore (272) Fuck his curse, that pig (273) Bitchin’ ! (305) An asshole, William, is a guy who doesn’t believe what he’s seeing (316) L’utilisation du vocabulaire argotique et familier éloigne et rapproche à la fois le lecteur des personnages et révèle leur déviance de la bienséance langagière. Dans Shadowland, le registre langagier est courant mais le vocabulaire argotique apparaît à quelques reprises. 325 roman personnages Shadowland Sherman Sherman Narrateur Steve Steve Steve Root Seed Marcus phrases He’s a frosty old shit, isn’t he? (36) I told you, but you forgot, you asshole (38) It was the kind of smile you’d give somebody just before you cut his balls off (39) Come on, jerk. Ah, shit (63) I hate these little farts (66) A shitty little cockroach (83) Shithead, the man said (195) Shit, they hear us okay (196) The shit king (246) Dans Lullaby, le registre est aussi courant mais les termes violents sont peu nombreux. roman personnages Lullaby Carl Oyster Un home qui détient un exemplaire du poème Le même homme Oyster Un home qui entre dans un bar sur Third Avenue phrases He called me an asshole (136) Mom’s not going to like that, you going through her personal secret shit (145) Bullshit (171) Bullshit (172) You can flush me, but I’ll just keep eating shit (188) What the fuck ? (234) 326 La vulgarité des personnages est vectrice de répulsion. La monstruosité rimant avec excès, les auteurs font également usage d’une palette d’adjectifs, de noms ou d’expressions nous ramenant au thème de l’excès. Dans Thinner, on peut relever par exemple « horrified, hideous » (64), « exterminate » (53), « savage » (125), « cataclysmic » (126), « choked with tourists » (181), « screeching sound. » (223) Dans Shadowland, on peut relever par exemple: «mossy monsters» (48) «amputation» (56), «hatred» (68), «enormous» (102), «ferocity» (219), «unbelievable» (307), «terror and horror. » (336) Dans Lullaby, nous pouvons citer: «atrophied» (19), «taxidermied look» (30), «livor mortis» (34), «enormous» (56), «sex zombie» (57), «predator» (83), «destruction. » (148) Ces termes nous placent non seulement dans le domaine de l’excès mais également dans l’abjection. La déconstruction langagière regroupe donc différentes éléments ; elle concerne à la fois la phrase et les mots. Cette déconstruction est vectrice de paradoxe, mêlant distanciation et rapprochement avec le lecteur. Les auteurs oscillent entre monstration et évitement, excès et néant et la langue devient elle-même le signe de cet entre-deux. C’est le sentiment d’inachevé qui prédomine. b. L’incomplétude du langage Le langage désigne le système de signes produits par la parole ou par une écriture permettant l’expression et la communication qui passe par des mots et des phrases. Chez nos auteurs, les phrases se réduisent peu à peu, notamment chez Palahniuk, engendrant un sentiment de vide. Son style percutant et unique tient à son accumulation de phrases courtes et incisives. Ceci s’accompagne de l’accumulation d’actions qui contribue au trouble régnant dans le récit et ne laisse aucun répit au lecteur qui n’a pas 327 le temps de reprendre sa respiration. Au chapitre 5 par exemple, Helen jongle entre la visite d’une maison, son entretien avec Carl et son coup de téléphone avec Mona. Le lecteur virevolte entre les actions d’Helen, ses propos tenus à l’égard de Carl et Mona, les propos de Carl et la description d’Helen. Les phrases sont souvent incomplètes à l’image du vide que laisse la société sur ses habitants. Elles sont souvent vides de verbes ou de compléments ; nous donnons ici quelques exemples : ‘our hero, Helen Hoover Boyle, » (2) « these distraction-oholics. These focus-ophobics » (18), « stainless steel. Separate hot and cold knobs, pistol-grip-style with porcelain handles. No spray nozzle » (23), « five foot six. A hundred and eighteen pounds » (29), « never again » (58), « barefoot » (101). Une phrase se réduit à un unique mot. Si toutes les composantes de la phrase sont peu à peu éliminées, l’incomplétude règne et cette absence est vectrice d’abjection car elle ne correspond pas à la norme langagière. Nous sommes, pour reprendre en partie le titre de l’ouvrage de Sylvie Mougin et Marie-Geneviève Grossel, dans une poétique du non-sens, nous reliant à l’abjection. Cependant, ce non-sens n’est qu’apparence : « l’absence de sens, loin d’être un déficit, est bien souvent au contraire un trop plein de sens, une saturation de l’expression qui nous retient infiniment plus que si nous en soupçonnions l’indigence. »509 La destructuration du langage chez Palahniuk cache, il est sûr, une critique virulente du monde social et est révélateur d’une fragmentation à tous les niveaux : communautaire, individuel, identitaire, symbolique. La littérature du nonsense a souvent été assimilée à la littérature carnavalesque. Elle rime avec la notion d’absurde, d’incohérence et correspond à une absence de sens dans le langage : 509 Sylvie Mougin, et Marie-Geneviève Grossel, Poésie et rhétorique du non sens (Reims : Presses universitaires de Reims, 2004) 18. 328 [Le nonsense] lâche la bride au langage, permet à la mécanique des mots de fonctionner un instant toute seule, franche absurdité, la palissade gravement formulée, paradoxe cocasse ou raisonnement grotesque. 510 Le gothique postmoderne que développent nos auteurs a bien une tonalité grotesque et transgressive qui donne toute sa force au phénomène d’abjection qui y transparaît. La distorsion langagière explique la richesse des textes et la pluralité des interprétations possibles que le lecteur peut en donner. Le langage n’est pas stable, est un jeu de différences, un va-et-vient continuel entre présence et absence, le sens est toujours suspendu entre passé et présent, il n’y a pas de vérité unique transcendantale extérieure à ce jeu infini de sens ; puisque ‘je’ n’existe pas hors du langage, (je suis’ dispersé, divisé.) L’accent s’est alors mis sur le lecteur et sur la pluralité du sens ; il y a autant de sens à un texte qu’il y a de lecteur. 511 Les auteurs jouent avec le sens et le lecteur doit démêler les fils innombrables de la création pour atteindre une vérité qui n’est, au final, que subjective. Si, comme le dit Roland Barthes, « le texte est pluriel, »512 le récit est alors expérimental et nos auteurs peuvent remettre en cause les conventions établies. Le texte est un tissu et le pluriel du texte tient dans la pluralité des signifiants qui le tissent. Les auteurs tirent avec brio les ficelles de la voix narrative. Le jeu sur les focalisations s’accompagne de la problématique d’immédiateté narrative. Le vacillement entre la monstration et l’absence engendre un sentiment de manque mais cette incomplétude n’est peut être qu’illusoire. Cette déconstruction s’allie à un jeu constant sur l’ordre temporel. Elle s’apparente à un processus de contamination qui touche le temps du récit. Genette différencie temps de l’histoire et temps du récit : « nous étudierons les relations entre temps de l’histoire et (pseudo-) temps du récit …: 510 Albert Laffay, Anatomie de l’humour et du nonsense (Paris: Masson, 1970) 141. 511 Eileen Williams-Wanquet, Les romans d’Anita Brookner de 1981 à 1992: L’écriture de la subversion, thèse, Montpellier, 1996 (Montpellier: Université de Montpellier, 1996) 26. 512 Roland Barthes, Le bruissement de la langue (Paris: Éditions du Seuil, 1993) 73. 329 les rapports entre l’ordre temporel de succession des évènements dans la diégèse et l’ordre pseudo-temporel de leur disposition dans le récit. »513 Nous devons nous intéresser à la distanciation entre ces deux temps. Cette déviance temporelle prend la forme d’analepses et de prolepses. C] Sur le rythme effréné de la dislocation temporelle Les auteurs nous ancrent dans des histoires cauchemardesques. Le phénomène de subversion et la présence d’êtres abjects remettent en cause la stabilité du réel. De même cette stabilité est annihilée par le désordre temporel créé par les écrivains. Le texte devient un objet monstre en soi car les auteurs ne suivent pas l’ordre chronologique des évènements mais naviguent continuellement sur le flot de l’analepse et de la prolepse. L’auteur établit une restructuration temporelle. Sur l’échiquier de la narration, King abat les pions de la temporalité, suscitant l’interrogation du lecteur. Avant d’analyser les procédés analeptiques et proleptiques dans les trois œuvres, il semble judicieux de définir ces procédés. L’analepse est pour Genette une anachronie se portant dans le passé : Toute anachronie constitue par rapport au récit dans lequel elle s’insère –sur lequel elle se greffe- un récit temporellement second, subordonné du premier … Nous appellerons désormais ‘récit premier’ le niveau temporel de récit par rapport auquel une anachronie se définit comme telle. 514 Dans l’analepse, l’anachronie se place avant le récit premier. L’analepse consiste à « raconter un évènement qui a eu lieu dans un temps antérieur. Le procédé correspond à ce que, dans l’analyse filmique, on appelle flashback. » (Stalloni 13). L’usage de 513 Genette, Figures III 78. 514 Genette, Figures III 90. 330 l’analepse rompt la chronologie des évènements et est par là-même une forme de transgression. La prolepse est définie comme « l’anachronie narrative qui anticipe sur le temps premier du récit. » (Stalloni 218). Genette lui donne pour autre nom « anticipation » ou « allusion à l’avenir. »515 La prolepse désigne donc le fait de raconter d’avance un évènement qui va avoir lieu plus tard dans la narration. Ces inflections temporelles entrent dans le cadre de la thématique de la déconstruction et contribue à faire du texte un objet abject en soi. a. Des récits analeptiques Penchons-nous sur chaque œuvre afin d’analyser les effets du procédé analeptique. Gilles Menelgado précise que « King construit souvent ses récits en forme de rétrospective, »516 selon différentes strates temporelles. L’incipit de Thinner nous place en effet dès le début dans ce processus en nous permettant de comprendre, in media res, pourquoi Billy ne cesse de perdre du poids. Le terme « in media res » correspond à « une entrée directe dans l’histoire sans aucun élément introductif explicite et qui produit un effet de dramatisation. » (Stalloni 113). Cet effet d’immédiateté lie le lecteur aux personnages. L’illogique triomphe car le début de l’œuvre est une analepse. Différents évènements nous ramènent vers le passé. Aller vers la balance rappelle par exemple à Billy des évènements antérieurs : « he was struck by a strong sense of déjà vu- the temporal dislocation was so complete that he felt a mild physical nausea. » (34) La première vision des bohémiens par Billy est décrite sous la forme d’une analepse; de 515 Genette, Figures III 106. 516 Gilles Menegaldo, « Forme brève et strategies du fantastique chez Stephen King : Danse Macabre et Brume, » Stephen King: Premières approches (2000: 91). 331 nombreux évènements sont narrés sous forme de flash-back comme l’accident ayant causé la mort de la gitane ou la découverte du corps de Ginelli: « it was only now, in the dark, that some disjointed memory of the time between finding Ginelli’s hand on the seat of the Nova and finding himself in this room and on the phone to his wife began to come back to him. » (296) Ginelli raconte la préparation de son plan pour faire plier Lemke de manière rétrospective: « at 3 o’clock on Tuesday morning, Ginelli had parked on a woods road which branched off from Route 37-A near the Gypsies’ camp. » (237-38) L’usage du plus-que-parfait marque l’antériorité de l’évènement. Le procédé analeptique est aussi visible chez Straub. L’œuvre elle-même est une entière analepse puisque Tom raconte au narrateur des évènements passés que cela soit pour l’époque Carson ou lorsqu’il a fait son séjour à Shadowland quand il avait 15 ans. Le récit se situe dans un mouvement de mise en abyme intégré dans un autre récit : « 20 years ago.» (11) Ce caractère double met en exergue le thème de la dualité prégnant dans l’œuvre. Straub fait usage de la digression qui, même si elle est un topos de tout roman, entre dans le cadre de la dislocation narrative. Alors que le lecteur assiste par exemple à la première rencontre entre Tom et Rose, le narrateur rompt l’ordre chronologique et raconte dans un flash-back sa rencontre avec Marcus Reilly à Miami en 1975. Sherman raconte ce qui s’est passé dans le bureau de Broome de manière analeptique. (39) De même, Cole raconte de manière analeptique ses expériences de docteur à la guerre ou la trahison de Rosie avec Speckle John. L’œuvre de Palahniuk est aussi narrée sous la forme analeptique puisque Carl revient sur les évènements qui l’ont mené, lui et Helen, à poursuivre Oyster et Mona. L’auteur nous plonge in media res dans l’action. Il y a un va et vient entre le passé et le présent, représenté par le contraste entre la typographie italique pour le présent et standard pour le passé. L’opposition entre le passé et le présent est marquée par la 332 dichotomie entre le temps du présent et du prétérit utilisé par l’auteur : « this is my life » (260) s’oppose à « that was my life » (257) Cela renforce l’impression décousue qui émerge du récit de Palahniuk qui semble n’être qu’une accumulation d’actes et d’idées. Les morts de l’épouse et de l’enfant de Carl tout comme celle du mari d’Helen sont narrées sous forme de flash-back. Helen nous replonge dans le passé pour raconter ses différentes actions mises en œuvre pour que la berceuse ne soit pas utilisée par d’autres personnes. Le retour dans le passé trouble la linéarité des évènements, d’autant que la prolepse se mêle à l’analepse. b. Des récits proleptiques Le premier mot du récit « thinner » place ce dernier sous l’angle analeptique car on revient sur la rencontre entre Billy et le gitan mais est également annonciateur d’un protagoniste condamné d’avance. Sa mort annoncée est confirmée à la page 27 lorsqu’une machine lui donne son poids et sa destinée ; la malédiction va le poursuivre de manière impitoyable. Le fait que Lemke transmette la malédiction alors qu’il est condamné par un cancer est en lui-même proleptique de la fin du roman : la mort ne pourra que triompher. Même Ginelli annonce sa propre fin: « if [Gina] ever sees me again before I see her, William, I ain’t never going to have to change my shirt again. » (283) Linda, quant à elle, annonce ironiquement la mort de sa famille. Lorsque la famille Halleck assiste à l’expulsion des Gitans du terrain de jeu, Linda dit : « it’s like a funeral. » (51) Le dénouement tragique familial est inévitable. Billy annonce lui-même sa propre mort lorsqu’il se dit : « I’m never going to get fat the way I was again ; » (315) il sera prêt à reprendre une part de la tarte maléfique au moment ultime. Lemke donne au protagoniste la solution de l’énigme: « be careful who eats the meal that was 333 meant for you. » (291) Si Billy avait gardé en tête les paroles de cette Pythie moderne, sa destinée tragique aurait pu être évitée. Dans Shadowland, un des rêves de Tom annonce la mort de son père : « his father was a skeleton hanging from a tree, having been converted into vulture fuel. » (55) La mort de Marcus Reilly est annoncée dès la page 13: « Flanagan was not our most tragic failure, that was Marcus Reilly, who had shot himself in his car while we were all in our early thirties. » La transformation de Del en oiseau est également annoncée de manière proleptique. « Del froze like a bird before a snake. » (79) Les titres eux mêmes sont annonciateurs de l’intrigue ; le titre « two betrayals » préfigure la trahison de Rose et de Rosie. Le sorcier rencontré par Tom au début du récit annonce déjà sa grande destinée: « You’ll have to fight for your life, of course, you’ll have tests to pass- tests you can’t study for, hee hee- and there’ll be a girl and a wolf, and all that, but you’re no idiot. » (23) Le combat final entre Cole et Tom est annoncé ; la fille fait référence à Rose et le loup à Cole. Nous relevons chez Palahniuk un usage de la prolepse. La mort d’Helen est annoncée de manière ironique dès le chapitre 5 à travers la description de ses bijoux : « enough ornaments for a Christmas tree. Pearls big enough to choke a horse. » (29) Helen va en effet suffoquer en avalant ses bijoux à la fin du récit. Cette préfiguration d’évènements fait écho à la distortion temporelle qui accentue l’atmosphère irréelle qui règne dans les œuvres. Cette distortion fonctionne également grâce à une distanciation entre le temps de l’histoire et le temps du récit. Genette montre l’importance d’étudier le temps du récit. Etudier l’ordre temporel d’un récit, c’est confronter l’ordre de disposition des évènements ou segments temporels dans le discours narratif à l’ordre de succession de ces mêmes évènements ou segments temporels dans l’histoire, 334 en tant qu’il est explicitement indiqué par le récit lui-même, ou qu’on peut l’inférer de tel ou tel indice indirect. 517 Analyser la dichotomie entre le temps de l’histoire et le temps du récit élargit notre champ de compréhension des textes. Cette dichotomie est visible chez King. Un important fossé se fait jour entre la totalité des évènements qui se sont déroulés dans la vie de Billy –cela équivaut aux vingt premiers chapitres- et la narration que celui-ci en fait à Ginelli car celle-ci se résume en deux phrases : « Billy Halleck told Ginelli everything.When he was done, there were four Camel butts in the ashtray. » (218) Le moment où le gitan touche Billy pour le maudire est certainement plus court que les douze lignes utilisées par l’auteur pour décrire cet évènement. La distanciation entre le temps de l’histoire et le temps du récit est prolongée par la description monstrueuse de Lemke. Nous pouvons également citer comme exemple le calvaire du juge Carrington qui s’est étalé sur environ un mois – « ‘I saw it a lot over the last month or so’ » (89) mais Leda n’utilise que cinq pages et demies pour décrire le supplice de son mari. La semaine suivant l’accident qui a causé la mort de la gitane est très difficile pour Linda à l’école mais cette semaine et ces moments délicats ne tiennent qu’en un paragraphe à la page 9. Nous pouvons prendre comme dernier exemple les trois semaines que Billy passe à la clinique Glassman qui sont résumées en quatre pages (127-131). Cette distanciation entre le temps de l’histoire et du récit contribue à l’atmosphère trouble et irréelle régnant dans le récit. Il en va de même dans Shadowland. Cela se vérifie lorsque Cole revient sur sa carrière de docteur dans l’armée en 1917. Celle-ci dure plusieurs mois – « ‘we move ahead a couple of months’ » (p. 260) - mais la narration ne tient que sur quatorze pages (254-268). Nous pouvons également citer les deux heures d’attente à la gare de Pennsylvanie avant que Del et Tom ne prennent 517 Genette, Figures III 78-79. 335 leur train pour le Vermont. Ces deux heures correspondent à 21 lignes dans le temps du récit (168). Les jours qui suivent la mort du père de Tom sont résumés plus que brièvement : « two Saturdays after that, Tom Flanagan left his mother’s side for the first time since the funeral. » (125) Enfin, les deux mois qui précèdent la mort de Marcus Reilly sont par exemple sont résumés dans le temps du récit en une phrase : « two months later I heard that Marcus had shot himself. » (250) Dans Lullaby, la simultanéité semble de mise mais nous pouvons noter quelques exemples de distanciation entre le temps de l’histoire et l’histoire du récit. A la page 127, la semaine qui suit le suicide de Cynthia Moore et voit la mort du mari d’Helen se résume en une phrase dans le récit. Carl retrace la journée pendant laquelle sa femme et son enfant sont morts en deux pages (177-179). Enfin, l’année qui voit la naissance de sa fille est résumée en une phrase: « a year later, we had a daughter named Katrin, and she was supposed to be the rest of my life. » (257) La prédominance de la distanciation entre temps de l’histoire et du récit éclaire la thématique de la fragmentation et de la distortion temporelle. Elle contribue à la perte des repères qui affecte à la fois les personnages et le lecteur. La notion d’abjection affecte donc le cœur du récit, à savoir les procédés narratifs déconstruits par les auteurs. L’enchevêtrement des focalisations remet en question la fiabilité du narrateur dont l’identité est par exemple loin d’être claire dans Thinner. Les auteurs jouent avec le langage en créant notamment des expressions inattendues. L’hybridité de celles-ci fait écho au patchwork que constituent les récits des auteurs. Ils oscillent entre excès à travers l’usage d’un lexique argotique et grossier et absence, le langage semblant se vider peu à peu de son contenu. La déconstruction du langage s’accompagne d’une dislocation temporelle qui fait force de loi et donne un aspect abject au récit lui même. Cette déconstruction narrative n’est qu’une maille dans la toile 336 de l’abjection et de la subversion tissée par les auteurs qui choisissent comme autre point d’ancrage la transgression des valeurs, des mythes et des contes traditionnels. PARTIE 3. UNE SUBVERSION DES VALEURS ET DES MYTHES TRADITIONNELS Puisque les auteurs transgressent l’ordre établi, le désordre prend les rênes du récit. Le terme « désordre » traduit l’idée de « manquement à l’ordre établi » 518 et nous permet ainsi d’établir une passerelle avec le thème de la déviance. King, Straub et Palahniuk s’attaquent à la société contemporaine, à ses composantes et aux valeurs qu’elle véhicule. La déviance y est visible à chaque recoin et nos auteurs nous invitent à jouer avec la figure abjecte en déplaçant les pions de la subversion au niveau des valeurs et de certains mythes. La subversion est une distance critique par rapport à une norme, va à l’encontre d’un ordre social, littéraire, langagier : La subversion est mieux comprise juxtaposée au concept de l’idéologie, quand celui-ci est défini comme le répertoire d’images, d’idées et de thèmes diffusés dans la société par et pour une culture dominante. Dans ce contexte, la subversion représenterait l’articulation, ou la mise en lumière, de toute interprétation réprimée, interdite ou oppositionnelle par rapport à l’ordre social. 519 L’usage de la subversion permet de donner un point de vue dérangeant sur le monde et « peut être présent au niveau du contenu (axe horizontal) ou de la forme (axe vertical). » 520 Nous l’associons ici à la dimension thématique en commençant par les valeurs. Le terme « valeur » désigne, dans un contexte abstrait, « ce que le jugement 518 Alain Rey, et al 1379. 519 « Subversion, » Encyclopedia of Contemporary Literary Theory, Approaches, Scholars, Terms, 1993 ed. 636. 520 Dominique Bourque, Ecrire l’interdit : La subversion formelle dans l’œuvre de Monique Wittig (Paris : l’Harmattan, 2006) 23. 337 personnel estime vrai, beau, bien, s’accordant plus ou moins avec le jugement de l’époque et ce jugement lui-même. » (Alain Rey, et al 2211). Il est lié au jugement, à la norme et s’impose à la conscience comme un idéal. Nous choisissons de nous intéresser aux valeurs de la justice et de l’unité familiale car elles sont liées à la morale. La justice désigne à la fois l'institution dont la fonction est d'appliquer les lois ainsi que la valeur qu'on attache au jugement rendu. Dans nos récits, ces valeurs volent en éclats et sont déconstruites, vues de manière subversive. Nous verrons que les auteurs poussent la subversion à son comble en choisissant de revisiter des mythes communs. Nous devons donner ici une définition claire du mythe. Pour Mircéa Eliade, un mythe « raconte toujours que quelque chose s’est réellement passé, qu’un évènement a eu lieu dans le sens fort du terme –qu’il s’agisse de la création du Monde, ou de la plus insignifiante espèce animale ou végétale, ou d’une institution. »521 Le mythe cosmogonique par exemple raconte comment a été créé le Monde. 522 Le mythe implique l’irruption du sacré dans le monde puisque ce sont les Dieux qui l’ont créé. Il implique également le « dévoilement d’un ‘mystère’, révélation d’un évènement primordial qui a fondé soit une structure du réel, soit un comportement humain. »523 Le mythe est ainsi un modèle pour tout individu in illo tempore puisqu’il dépassse toute temporalité. Le mythe « raconte une histoire sacrée, c’est-à-dire une révélation transhumaine qui a eu lieu à l’aube du Grand Temps, dans le temps sacré des 521 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères (Paris: Gallimard, 1989) 13. 522 « Les mythes révèlent les structures du réel et les multiples modes d’être dans le monde. C’est pourquoi ils sont le modèle exemplaire des comportements humains : ils révèlent des histoires vraies, se référant aux réalités. » Eliade, Mythes, rêves et mystères (1989: 13). 523 Eliade, Mythes, rêves et mystères 14. 338 commencements (in illo tempore). » 524 Eliade cite comme exemple le mythe biblique. 525 Le mythe est donc lié à la création, au commencement des temps. Nous choisissons de nous intéresser dans cette thèse au mythe biblique. Pour les croyants, les évènements décrits dans la bible sont véridiques et ils nous révèlent la création du monde. La bible nous indique le modèle de conduite à suivre, un modèle qui abolit le temps et l’espace. Dans nos trois œuvres, le mythe biblique est soumis au procédé de l’abjection et se teinte d’une touche subversive, voire blasphématoire. L’anéantissement des tabous chez nos auteurs renforce ce sentiment d’abjection ressenti à la lecture des œuvres. King, Straub et Palahniuk associent éléments bibliques et magiques, ce qui peut paraître inconcevable pour les individus croyants qui font bien la distinction entre les miracles divins et les tours de magie. 526 On peut cependant percevoir comme corrélation entre ces deux phénomènes le conflit entre le bien et le mal. Jésus est le sauveur d’une humanité pécheresse qui a succombé au mal tentateur symbolisé par le serpent. La magie se décline, elle, sous l’opposition entre la magie blanche et noire, ce qui montre la dichotomie inhérente au phénomène. Les ouvrages d’Eliphas Lévi 527, C. Wallace, 528 Gini Graham Scott 529 ou d’Helena Blavatsky530 nous éclairerons sur le domaine de la magie et révèleront l’usage subversif qu’en font nos 524 Eliade, Mythes, rêves et mystères 21. 525 « Le christianisme, du fait même qu’il est une religion, a du conserver moins un comportement mythique : le temps liturgique, c’est-à-dire le refus du temps profane et le recouvrement périodique du Grand Temps, de l’illud tempus des ‘commencements’. » Eliade, Mythes, rêves et mystères (1989: 29). 526 Les miracles sont des évènements extraordinaires attribués à une puissance dvine alors que les tours de magie sont le fait d’un être humain. 527 Eliphas Lévi, Dogme et rituel de la haute magie : Rituel, vol. 2 (Paris: Editions Niclaus, 1948). 528 C. Wallace, La magie wicca (Paris: Editions de Vecchi, 2004). 529 Gini Graham Scott, The Magicians : a Study of the Use of Power in a Black Magic Group (New York: Irvington Publishers, 1983). 530 Helena Blavatsky, Glossaire théosophique, Trad. Adyar (1892, Paris: Editions Adyar, 1981). 339 auteurs dans nos récits. On peut déjà exprimer le fait que Straub semble emprunter à Eliade le thème du mythe comme récit d’une création et l’appliquer de manière subversive à la magie qui permet à Cole de recréer un monde correspondant à ses désirs. Cette thématique de la création nous relie à un autre élément clé des récits de nos auteurs, les contes de fée. Straub revient à la génèse des contes et ce retour au temps du commencement nous permet de faire un lien avec le mythe. Un lien s’établit également entre la magie et les contes de fée : la magie est un art supposé produire par des procédés mystérieux des phénomènes irrationnels, phénomènes prégnants dans les contes de fée où ils sont d’ailleurs considérés comme allant de soi. Nos auteurs semblent cependant s’éloigner pas à pas du schéma du conte classique et c’est l’adjectif cauchemardesque et non féérique qui paraît s’appliquer à nos récits. Nous nous tournerons entre autres vers les ouvrages de Vladimir Iakovlevitch Propp, 531 AlgirdasJulien Greimas, 532 et Claude Bremond 533 pour analyser le travail de déconstruction et de réécriture subversive réalisé par King, Straub et Palahniuk. Les contes sont certes différenciés des mythes 534 mais Straub nous propose, par exemple, un retour à la génèse des contes. Ce retour au commencement de tous les contes mis en parallèle avec le temps sacré des commencements nous montre déjà la touche subversive que nos auteurs ont souhaité appliquer à travers leurs œuvres. La vision traditionnelle de la 531 Vladimir Jakovlevitch Propp, Morphologie du conte (Paris : Éditions du Seuil, 1973). 532 Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale : Recherche et méthode (Paris: Presses Universitaires de France, 1986). 533 Claude Bremond, Logique du récit (Paris : Éditions du Seuil, 1973). 534 « Dans un cas, le monde est parcouru de figures étranges, dotées de pouvoirs extraordinaires (fées, sorcières) mais auxquelles il paraîtrait absurde de rendre un culte. Les héros peuvent tout au plus reconnaître leurs bienfaits ou apprendre à se méfier d’elles. Dans l’autre, le monde des hommes et celui des dieux s’interpénètrent sans cesse. » Christophe Carlier, et Nathalie Griton-Rotterdam, Des mythes aux mythologies (2008: 8). 340 magie est remise en question et nos protagonistes vivent un conte de fées cauchemardesque. Un autre élément unit la magie et les contes : la magie et ses rituels sont liés au thème du secret et sont d’une manière générale réservés aux initiés. L’accès à la maîtrise des pouvoirs magiques semble d’ailleurs se placer sous le signe de l’initiation ; les contes, de par les diverses épreuves que doit subir le héros (comme la lutte contre des monstres) et l’accès à une révélation d’un autre moi, nous lie au thème de l’initiation. Ceci explique que notre parcours se termine dans ce chapitre par une interrogation sur le processus initiatique visible en toile de fond de nos œuvres. Pour cela, nous nous tournerons entre autres vers les ouvrages de Mircéa Eliade, 535 Arnold Van Gennep 536 ou Carlos Castaneda. 537 L’initiation nous lie au mythe ; Eliade montre d’ailleurs la possibilité qu’ont le chamane et l’initié de se réimmerger dans le Temps sacré des commencements. Cependant, dans nos récits, le parcours initiatique semble aussi subir les assauts de la déconstruction et de l’incomplétude. Les cinq éléments que nous choisissons de traiter –les valeurs de justice et de famille, la bible, la magie, les contes de fée, l’initiation- portent tous les stigmates de l’abjection. De plus, ils se placent en écho au patchwork postmoderne subversif offert par King, Straub et Palahniuk. Ils reprennent non seulement les thèmes clés de la création de la société mais se tournent également vers les auteurs passés. Tout comme il y a une réécriture des mythes, nos auteurs revisitent et subvertissent les œuvres de leurs prédécesseurs. 535 Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, naissances mystiques : Essai sur quelques types d'initiation (Paris: Gallimard, 1994) ou Le Mythe de l'éternel retour : Archétypes et répétition (Paris : Gallimard, 1989). 536 Arnold Van Gennep, Les Rites de passage : Etude systématique des rites (Paris: A. et J. Picard, 1981). 537 Carlos Castaneda, L'herbe du diable et la petite fumée: Une voie yaqui de la connaissance (Paris : C. Bourgois, 2002) ou Le voyage défiitif (Monaco : Editions du Rocher, 2000). 341 A] Le tourbillon déconstructif des valeurs américaines Le terme de « déconstruction » nous ramène au fait de réaliser une analyse critique d’un système en défaisant ses éléments. Notre démarche consiste bien à analyser nos trois œuvres sous des angles bien précis et nous constatons qu’il y a chez nos auteurs à la fois critique et subversion des éléments que nous choisissns de mettre en avant. Nos auteurs reprennent en écho les œuvres passées mais modifient des éléments clés. De même, les thèmes communs de la justice et de la famille sont revisités. Nous choisissons également de traiter dans cette partie de la subversion des mythes bibliques en gardant à l’esprit une perspective en miroir de la société puritaine américaine. La facticité et l’abjection règnent en maître et les auteurs nous entraînent dans un périple qui mêle les œuvres du passé et des éléments postmodernes. a. Les œuvres passées revisitées Signe de l’innovation postmoderne, les auteurs s’inspirent et réécrivent les œuvres de leurs prédécesseurs que les lecteurs se doivent de connaître pour comprendre les références évoquées. Cette reconstruction du passé souligne le caractère hybride de nos œuvres qui, dans leur mouvement spiraloïde, s’éloignent peu à peu de leurs origines qu’elle drape d’un voile subversif en gardant dans son sillage la thématique de l’abjection. Cela signifie que nous aurons à faire référence aux notions d’intertextualité ou de parodie. Le terme « intertextualité » –vu comme le « caractère fondamental de tout texte, par lequel il renvoie à d’autres textes » 538– provient originellement des formalistes russes et plus particulièrement de Mikhail Bakhtine et de sa notion de dialogisme : 538 Alain Rey, et al 2077. 342 L’orientation dialogique du discours parmi les discours ‘étrangers’ … lui crée des possibilités littéraires neuves et substantielles, lui donne l’artisticité de sa prose, qui trouve son expression la plus complète et la plus profonde dans le roman. 539 Bakhtine ajoute : Un énoncé vivant, significativement surgi à un moment historique et dans un milieu social déterminés, ne peut manquer de toucher à des milliers de fils dialogiques vivants, tissés par la conscience socio-idéologique autour de l’objet de tel énoncé et de participer activement au dialogue social. Du reste, c’est de lui que l’énoncé est issu : il est comme sa continuation, sa réplique, il n’aborde pas l’objet en arrivant d’on ne sait où. 540 Un lien existe ainsi entre un texte et les autres textes qui l’entourent. Julia Kristeva par la suite dans son ouvrage Séméiôtikè : Recherche pour une sémanalyse, considérera l’intertextualité comme une sorte de dialogisme, chaque énoncé se nourrissant des écrits passés et nourrissant les écrits à venir : Le signifié poétique renvoie à des signifiés discursifs autres, de sorte que dans l’énoncé poétique plusieurs discours sont lisibles. Il se crée, ainsi, autour du signifié poétique, un espace textuel multiple … Nous appellerons cet espace intertextuel. Pris dans l’intertextualité, l’énoncé poétique est un sous-ensemble d’un ensemble plus grand qui est l’espace des textes appliqués dans notre ensemble. 541 Tout récit est un espace qui établit une jonction, une intéraction avec d’autres textes et peut être vu comme la transformation et la combinaison de différents textes compris comme des codes utilisés par l'auteur. La parodie est, elle, une « imitation satirique d’une œuvre sérieuse dans le style burlesque. » (Alain Rey, et al 1378). Elle implique une critique mais également une touche d’humour noir. Genette la classe dans l’hypertextualité ; il revient sur l’origine tu terme « parodie » dans Palimpsestes. 539 Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (Paris: Gallimard, 1987) 99. 540 Bakhtine, Esthétique et théorie du roman 100. 541 Julia Kristeva, Semeiotike : Recherches pour une sémanalyse (Paris: Éditions du Seuil, 1978) 255. 343 L’étymologie : ôdè, c’est le chant ; para : le long de », « à côté » ; parôdein, d’où parôdia, ce serait (donc ?) le fait de chanter à côté, donc de chanter faux, ou dans une autre voix, en contrechant –en contrepoint– ou encore de chanter dans un autre ton : déformer, donc, ou transposer une mélodie. 542 Si elle se rattache avant tout à l’épopée, la parodie rime avec la déformation, la transposition et l’humour. De nombreux échos peuvent être perçus entre nos récits et l’un des auteurs canoniques américains, Edgar Allan Poe (1809-1849). Des informations clés sur cet auteur apportent déjà une amorce d’explication quant à notre choix de nous tourner vers celui ci. 543 A la fois poète, romancier, auteur de nouvelles, Poe est recueilli par John et Frances Allan après la mort de sa mère. Il montre très tôt un penchant pour la solitude et la rêverie. Outre son addiction au jeu et ses nombreuses dettes, il a également sombré dans l’alcoolisme. Nombre de ses actes nous révèlent un être instable qui empruntait constamment la voie de la déviance. Il se marie en 1829 avec sa cousine Virginia lorsque celle-ci eut quatorze ans. Il meut à l'hôpital le 7 octobre 1849, à la suite d'une crise de delirium tremens. Il est entouré d’une légende de poète maudit, considéré tantôt comme fou, tantôt comme un gentleman travailleur. Sa fascination pour la mort et pour la beauté de celle-ci transparaît à la fois dans ses récits mais également dans sa vie même. Celle-ci est marquée par la mort de ses parents, de son épouse Virginia et de sa mère adoptive, Frances Keeling Allan. Ses nouvelles captivantes baignent dans un climat sombre et ténébreux : châteaux sinistres, paysages désertiques et abîmes sans fond constituent les décors familiers de cet univers du cauchemar. On retrouve chez l’auteur 542 Gérard Genette, Palimpsestes : La littérature au second degré (Paris: Éditions du Seuil, 1982) 20. 543 Nous nous tournons pour ces informations vers l’ouvrage critique de Kevin J. Hayes, The Cambridge Companion to Edar Allan Poe (Cambridge: Cambridge University Press, 2002). 344 un intérêt romantique pour l’occulte ; l’immersion qu’offre ses œuvres d’ailleurs dans la mélancolie et dans la mort montre sa parenté avec le mouvement romantique. Cette brève présentation nous révèle déjà des convergences entre Poe et nos auteurs. L’écho est présent dans les thèmes abordés : nos auteurs utilisent bien des mécanismes du récit gothique anglais et on retrouve dans leurs œuvres un climat sombre, voire cauchemardesque. La dimension occulte est visible notamment dans Thinner et Lullaby. La mort est omniprésente à la fois dans les récits et dans la vie même des auteurs comme nous l’avons mentionné dans l’introduction en déclinant leur biographie. Nous devons maintenant analyser les échos présents entre les récits poesques et nos œuvres choisies et montrer du doigt le processus d’intertextualité, voire de parodie visibles entre eux. Si la réécriture parodique se trouve avérée, cela montrera bien la subversion des œuvres passées par King, Straub et Palahniuk. La fascination nécrophile de Nash pour les corps sans vie des mannequins fait écho à la nouvelle éponyme de Poe, « Ligeia » (1838). Dans celle-ci, le narrateur épouse Ligeia, une jeune fille d'une grande beauté et aux connaissances immenses. Sa description physique fait d’elle une femme fatale. Grande, mince avec de longs cheveux noirs ondulés et des yeux noirs fendus, il émane d'elle une mystérieuse étrangeté. Suite à sa mort qui laisse le narrateur au désespoir, il se réfugie dans un couvent et épouse, Lady Rowena de Trevanion, qui tombe elle aussi malade et meurt. Veillant sur son épouse défunte, le narrateur est le témoin de la résurrection de ce cadavre qui se trouve finalement être Ligeia. Cependant, dans le récit de Palahniuk, Nash tue des femmes dans le but de profiter de leurs corps. Avant de mourir, Ligeia demande au narrateur de lui lire un poème qu’elle a composé sur la tragédie de la vie. Cela établit un parallèle avec la berceuse africaine utilisée dans Lullaby pour mettre fin à la vie des gens. Des échos sont bien visibles et la berceuse africaine apparaît comme 345 une version subversive du poème de Ligeia. Ironiquement la berceuse de Palahniuk n’accompagne pas la mort ; elle donne la mort. Elle ne célèbre pas la tragédie de la vie mais de la mort. Elle permet à Nash d’assouvir ses pulsions morbides et le fait qu’une berceuse soit véhicule de mort détourne en lui-même le rôle traditionnel de synchronie entre la mère et l’enfant associé à cet élément. Palahniuk nous montre une vision de la mort qui s’étend et contre laquelle l’être humain est impuissant tout comme l’implacable réalité de la malédiction gitane ne peut être stoppée. Cette omnipotence de la mort comme un fléau exterminateur rappelle la nouvelle de Poe, « The Mask of the Red Death » (1842). Le prince Prospéro s’est cloîtré avec mille de ses courtisans dans une abbaye fortifiée pour fuir l'épidémie de peste qui frappe le pays. Ils mènent une vie de plaisirs, indifférent aux malheurs des populations frappées par le fléau. Prospero organise un bal masqué dans l’abbaye qui comporte sept pièces, illuminées chacune d'une couleur différente. La dernière est tapissée de noir, éclairée par une lumière rouge sang et inspire une si grande crainte que rares sont ceux qui osent s'y aventurer. Prospero exige de connaître l'identité d'un invité mystérieux qui porte un masque semblable au crâne dépeignant une victime de la Mort Rouge. Ce personnage n’est autre qu’une allégorie de la Mort Rouge venant prendre dans son sillage tous les gens présents dans l’abbaye. La mort est, comme dans nos récits, victorieuse. Ainsi l’indique la phrase ultime de la nouvelle : «and Darkness and Decay and the Red Death held illimitable dominion over all. » 544 Cependant l’écho perçu avec le récit poesque est à nouveau tourné en dérision par exemple par Palahniuk. La couleur rouge est reprise pour l’agenda en cuir d’Helen qui contient l’ensemble des sorts : « the cover and binding are dark red leather, polished 544 Edgar Allan Poe, The Black Cat and Other Stories: the Black Cat, the Oval Portrait, Berenice, the Mask of the Red Death (G.B.: Longman, 1999) 223. 346 almost black with handling. » (202) L’allégorie poesque devient de manière grotesque changée en un objet commun pour la société de consommation, un agenda. Ce thème de la mort rouge vu de manière parodique est également présent chez King sous la forme de la tarte à la fraise : He could feel the pie he carried throbbing very slowly in his hands, and when he looked down at it he could see the crust pulsing rhythmically. … It’s sleeping, he thought and shuddered. He felt like a man carrying a sleeping devil. (292) La tarte semble aussi vivante que le personnage de Poe mais apparaît surtout comme une version parodique de celui-ci. Les pulsations rythmant la tarte rappelle l’horloge d’ébène qui dans le récit de Poe sonne sinistrement à chaque heure. Nos auteurs nous placent dans le carnavalesque, dans la tradition du Grand Guignol. Le terme « Grand Guignol » est apparu à la fin du XIXème siècle où faire peur et avoir peur semblait constituer un jeu. Ces représentations théâtrales assuraient « de frissonner jusqu’à la moëlle et de rire jusqu’aux larmes. » 545 Son esthétique toute pragmatique joue sur l’agencement des nerfs du spectateur : elle suppose, à tort ou à raison il n’importe, que la peur est un reflexe qu’un dispositif théâtral approprié peut déclencher comme le rire et les larmes, et qu’il y a plaisir à cette illusion nerveuse. 546 Le théâtre du Grand Guignol cherchait à éveiller la peur par des moyens simples en mettant l’accent sur l’horreur macabre. La peur reste factice mais le frémissement de plaisir est présent. La mort, la peur deviennent presque des sujets de moquerie ; les limites sont abolies comme dans la tradition carnavalesque au Moyen Age qui voyait pendant une période l’abolition de toute hiérarchie entre la vie et la mort, le sacré et le profane. Carnaval et Grand Guignol mettent tous deux en avant l’excès et les 545 Camillo Antona-Traversi, L’histoire du grand guignol : Théâtre de l’épouvante et du rire (Paris: Librairie théâtrale, 1933) 28. 546 Madeleine Bertaud, «Un sujet idéal pour réunir étude littéraire et histoire des mentalités,» Les grandes peurs; diables, fléaux, etc 16 (2003) : 369. 347 sentiments extrêmes, une mixité d’amusement et de rire. C’est cette même réaction qu’engendre chez le lecteur l’utilisation faite par exemple par King et Palahniuk de la tarte et de l’agenda. Nous revenons aux échos avec les œuvres de Poe et nous tournons vers « The Fall of the House of Usher. » (1839) Dans cette nouvelle, le narrateur est invité par son ami Roderick Usher à le rejoindre dans sa demeure. La sœur jumelle de Roderick, Madeline, tombe dans des états de transes cataleptiques. Roderick annonce au narrateur que Madeline est décédée et qu'il a l'intention de conserver son corps durant quinze jours dans un caveau avant de l’enterrer. Divers sons provenant de la maison se font entendre. Roderick clame que ces bruits sont causés par sa sœur qu'ils ont en fait enterrée vivante. Madeline apparaît en sang et meurt dans les bras de son frère qui luimême succombe à sa frayeur. La fissure qui parcourt la maison finit par causer l'écroulement du bâtiment. L’œuvre de Straub est également imprégnée d’une atmosphère lugubre, macabre. Les deux demeures présentent, certes, peu de points communs : la maison de Usher a des fenêtres qui rappellent des yeux et les quelques arbres qui l’entourent sont dans un état de dépérissement. 547 Chez Straub, la forêt est au contraire verdoyante et abondante et les façades sont sans fenêtres. 548 Cependant, dans les deux cas, la maison semble être un organisme vivant ; chez Poe, par exemple, It appeared to me that, from some very remote portion of the mansion, there came, indistinctly, to my ears, what might have been, in its exact similarity of character, the echo (but a stifled and dull one certainly) of the very 547 « I looked upon the scene before me—upon the mere house, and the simple landscape features of the domain—upon the bleak walls—upon the vacant eye-like windows—upon a few rank sedges—and upon a few white trunks of decayed trees—with an utter depression of soul which I can compare to no earthly sensation more properly than to the after-dream of the reveller upon opium—the bitter lapse into everyday life—the hideous dropping off of the veil. » Edgar Allan Poe, The Fall of the House of Usher and Other Writings : Poems, Tales, Essays and Rewiews (1987: 138). 548 « Lights hung on the wood illuminated bright circles on the windowless facades. » (176) 348 cracking and ripping sound which Sir Launcelot had so particularly described. 549 Si chez Straub, la maison ne fait pas de bruit, elle semble devenir un être vivant à part entière ; on la nomme d’ailleurs « Shadowland » comme un prénom donnant à la demeure une identité propre. La maison d’Usher s’écroule dans la tempête, la demeure de Cole disparaît, elle, dans les flammes : «across the water Shadowland gouted flame. The smoke pouring from the burning roof was darker than the sky. They stood on the sand a moment, watching it engulf itself. » (464) Les deux demeures se détruisent de l’intérieur et entraînent avec elle les corps de leurs propriétaires. La fissure caractéristique de la maison d’Usher transparaît dans la déviance psychologique de Cole et la possible relation incestueuse entre Roderick et Madeline pourrait trouver un parallèle dans la relation trouble entre Cole et sa fille symbolique, Rose. Dans Shadowland, Del inclut la référence à l’œuvre de Mary Shelley, Frankenstein. Il est intéressant de reprendre les phrases prononcées par Del : ’Did you ever read Frankenstein or The Narrative of A. Gordon Pym? No? I get this feeling I’m headed towards something like the end of those books – ice all around, everything all white, freezing or boiling, it doesn’t matter, no … towers of ice. No way out –nothing. Just towers of ice. And something real bad coming…’ (91) Tom, lui, visualise Del dans un paysage arctique: « he saw Del all alone in an Arctic landscape. » (92) Cette transposition de Del dans un environnement froid et hostile fait en effet écho à l’œuvre de Mary Shelley dans laquelle la poursuite finale entre le monstre et son créateur a lieu dans le froid arctique : as I still pursued my journey to the northward, the snows thickened and the cold increased in a degree almost too severe to support. … He had harnessed them, and the same night, to the joy of the horror-struck villagers, had pursued his journey across the sea in a direction that led to no land; and they 549 Poe, The Fall of the House of Usher and Other Writings 154. 349 conjectured that he must speedily be destroyed by the breaking of the ice or frozen by the eternal frosts. »550 On retrouve bien en écho la blancheur de la neige glaciale ; l’abondance de cette neige est visible dans les deux récits ainsi que l’atmosphère de danger et d’une échappatoire impossible à atteindre. Le personnage de Shelley a créé de toutes pièces une créature monstrueuse et Cole est également un créateur de par son statut de magicien mais on peut y voir une approche subversive car un magicien ne crée que des éléments factices. La créature de Cole, le collectionneur, apparaîtrait comme une version parodique et grotesque du monstre de Frankenstein. Elle n’est pas créée à partir de membres humains morts mais à partir du corps bien vivant de ses victimes. Dans la citation précédente donnée par Del, celui-ci fait également référence à l’œuvre de Poe, The Narrative of A. Gordon Pym (1838). Dans ce roman publié en 1838, le narrateur éponyme entreprend un voyage de découverte aux confins inexplorés de l'océan Antarctique. Nous voyons chez Straub un parallèle dans les nombreux déplacements dans l’espace et le temps que Cole fait subir principalement à Tom. Il l’emmène également dans des paysages d’un froid rude mais cela reste irréel. L’aventure est bien réelle chez Poe mais est créée par un tour de magie dans le récit straubien. Nous percevons également un autre écho entre Shadowland et l’œuvre de Charlotte Brontë, Jane Eyre (1847). Outre le fait que Jane Eyre porte l’empreinte du gothique, 551 l’incendie qui détruit la demeure de Rochester, Thornfield, rappelle le feu qui consume Shadowland. De plus, l’épouse de Rochester enfermée au troisième étage 550 Mary Shelley, Frankenstein (Oxford: Oxford University Press, 1989) 205-206. 551 La demeure de Rochester, Thornfield, rappelle le château gothique par son caractère imposant, mystérieux et menaçant. Les escaliers, les longues galleries sombres rappellent la morbidité des demeures gothiques. 350 de sa demeure, rappelle dans une moindre mesure le personnage de Rose appartenant à jamais au lieu et condamnée à disparaître avec la demeure de Cole. Nous avons perçu l’effet patchwork créé par nos trois auteurs et c’est bien ce qui rend leurs récits postmodernes et subversifs ; l’alliance de nombreuses œuvres passées, et par là même de différents genres littéraires, donne aux textes de nos auteurs un aspect hybride. Cette hybridité est elle-même le signe et le stigmate 552 d’une volonté de transgresser et de subvertir les règles établies, de déconstruire certaines valeurs clés de la société afin de faire réfléchir le lecteur sur ce qu’il croit acquis. La reprise des œuvres passées et l’éloignement parodique qu’en font les auteurs leur permettent de créer un texte autre. Cette altérité crée un malaise chez le lecteur, malaise qui se change en sentiment d’abjection par une remise en cause perpétuelle de valeurs communes comme celles de la justice ou de la famille. b. Le paradis perdu de la justice et de l’Eden familial Le titre choisi pour cette partie fait à la fois écho à l’œuvre de Milton, « Paradise Lost, » 553 ainsi qu’à l’arrière-plan puritain de la société américaine. Les valeurs de justice et de famille jouent un rôle de premier ordre dans la société étasunienne. La justice –à la fois vertu et institution– représente dans la société américaine, un grand pouvoir, respecté et redouté. Une parenthèse historique éclaire notre propos. Le modèle américain de justice est unique : 552 On utilise ce terme pour signifier une marque ; sa connotation religieuse inhérente (puisqu’il fait référence aux blessures infligées à Jésus lors de sa crucifixion) ne nous échappe pas et met l’accent sur l’omniprésence de la religion dans la société étasunienne. 553 Dans ce poème publié originairement en 1667, Milton revient sur la tentation d’Adam et Eve par Satan et leur expulsion du jardin d’Eden. 351 Le cadre juridique américain découle de l’existence au niveau fédéral d’une Constitution écrite (grande différence avec la Grande-Bretagne), assortie d’une Déclaration des droits (Bill of Rights) et qui est la loi suprême, à quoi s’ajoutent, en raison du système fédéral, 50 Constitutions des Etats et donc une hiérarchie des sources du droit bien particulière. L’autre élément essentiel est que les Etats-Unis sont un pays de common law, dans lequel s’applique la règle du précédent. 554 Politiquement, les Etats-Unis ont donné à leurs juges le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois. La justice américaine fascine également de par son caractère excessif : « Chaque année plus de 100 millions de dossiers sont déposés devant les juges américains, l’équivalent d’un procès par adulte. » (Deysine 4). Une autre clef de voûte de la société étasunienne est la famille. Le profond puritanisme de la société explique l’accent mis sur les valeurs familiales. Même si l’évolution de la société entraîne celle de la structure familiale, la structure traditionnelle de la famille américaine, composée de la mère, du père et des enfants, continue de jouer un rôle clé dans l’équilibre idéologique américaine et y reste prégnant. Cependant, le travail de subversion des auteurs et de permanence du sentiment abject s’effectue de manière effective à travers la déconstruction de ces deux valeurs traditionnelles. Comme s’ils utilisaient un miroir déformant pour grossir certains traits absurdes de la société, les auteurs déforment la vision commune de la justice qu’ils critiquent. Dans Thinner, le juge Rossington n’applique pas la peine nécessaire contre Billy sous prétexte qu’ils sont amis. Il n’ôte même aucun point à son permis comme si la vie d’un individu n’avait aucune valeur pour la justice américaine, dévoilant l’absurdité du jugement rendu à l’égard de Billy. Ironiquement, Billy est avocat et il va lui-même à l’encontre de la vraie justice en acceptant le jugement de Rossington. Billy n’est donc 554 Anne Deysine, La justice aux Etats-Unis (Paris: Presses universitaites de France, 1998) 11. 352 pas puni pour le crime qu’il a commis et Lemke applique quant à lui sa propre justice. Là encore, c’est un faux semblant de justice ; le gitan usurpe la place de Dieu en prenant le parti de juger un semblable. Sa justice se transforme en vengeance et s’éloigne donc de la vraie notion de justice. Ginelli veut, quant à lui, faire justice à son ami mais là encore il se place hors la loi puisqu’il se permet de tirer avec une kalachnikov pour effrayer les gitans ou fait passer du coca pour de l’acide pour faire céder Gina. Les personnages décident ainsi de se faire justice eux-mêmes en ne respectant pas les lois édictées par la justice humaine. Les policiers, normalement représentants de la loi, sont incompétents car ils sont incapables de différencier une vraie carte d’une fausse carte d’agent du FBI comme celle que Ginelli montre au camp des Gitans quand il se présente sous le nom d’Ellis Stoner. Hopley se fait un plaisir d’expulser les bohémiens ; la notion de respect, d’humanité semble inconnue aux représentants de la loi. De même dans Lullaby, la quête initiale des quatre personnages paraît suivre les valeurs de justice puisqu’ils veulent empêcher l’utilisation frauduleuse de la berceuse en détruisant tous les exemplaires disponibles. Cependant, la découverte du grimoire cause des dissensions et scinde le groupe en deux ; Carl et Helen se placent alors comme les nouveaux défenseurs de la justice mais tout chez eux respire la facticité. En effet, Helen est prisonnière d’un corps qui n’est pas le sien ; Carl a changé d’identité après la mort de sa femme et de son fils et il fuit la justice. Ironiquement, ces mêmes personnages qui donnent la mort de manière gratuite clament vouloir rendre la justice. Dans Shadowland, on peut considérer que Cole se rend justice seul afin de punir la trahison de sa bien-aimée en la faisant tuer et en rabaissant Speckle John au rang de majordome. Les récits nous montrent ainsi un simulacre de justice ; le terme « simulacre » souligne la facticité, l’apparente imitation d’un modèle qui est en réalité 353 subverti. Nous constatons également que les valeurs familiales prônées par la société américaine puritaine sont remises en cause. L’association des termes « famille » et « puritanisme » n’est pas anodine quand on garde à l’esprit l’autorité chez les Puritains des principes moraux et par conséquent la préconisation du culte du partage et de la famille. L’œuvre de King semble au premier abord nous présenter une famille unie ; Billy dialogue avec sa fille pour parler des remarques des autres élèves concernant l’accident dont il est responsable. Après avoir remporté son procès, Billy partage des moments d’une grande intimité avec Heidi. Cependant, le masque de la famille harmonieuse s’effrite très rapidement à l’image du vernis de la société américaine qui dissimule une véritable haine pour tout ce qui est autre. Billy ment à Heidi quant à la teneur de ses sentiments pour elle et ment à sa fille sur les gitans. La désintégration familiale est totale lorsqu’il pense à tuer son épouse pour rester seul avec Linda. La destruction des valeurs familiales est au cœur de nombreux récits de Stephen King. Christine (1983) par exemple révèle la désintégration de la famille Cunningham causée par l’envoûtement subi par le fils Arnie par une Plymouth Fury rouge au nom biblique évocateur de Christine. Pet Sematary narre la déchéance de la famille Creed due au cimetière Micmac qui est capable de ressusciter les gens. Dolores Clairbone met en scène la chute de la famille Clairbone causée par le comportement incestueux du père. Cette désintégration de l’unité familiale est un auxiliaire de critique sociale pour l’auteur et cette approche déconstruite de la famille est non sans rappeler le film de Sam Mendes, American Beauty, sorti sur les écrans en 1999. Cette réalisation filmique présente une famille américaine au premier abord tout à fait ordinaire. Le réalisateur, montre le dérèglement progressif de cette famille causé par le manque de communication et la frustration et réussit à dépeindre une vision drôle et féroce du 354 dysfonctionnement de la famille américaine. Les valeurs d’ordre, de stabilité, d’amour sont peu à peu abolies. Dans Shadowland, Del a déjà perdu ses parents au début de l’œuvre et Tom doit affronter la mort de son père au cours du récit. La figure paternelle est manquante et Cole souhaite se substituer à l’image du père : « for the summer I am your father. » (183) Cependant, Tom perçoit dès le début la déviance de Cole : « this man was not his father. His stories would be lies: there was nothing about him that was not dangerous. » (183) Cole est un père cruel qui n’hésite pas à faire crucifier son fils de substitution. A l’image du caractère éphémère de tout ce qu’il crée, Cole n’est qu’un simulacre de père. La famille reconstituée par Cole et Tom n’est pas complète puisqu’il manque un personnage féminin. Le lien particulier qui unit Cole à Rose intègrerait alors cette dernière dans le triangle familial. Elle semble à la fois appartenir à Cole et à Tom. Ce statut trouble apparentrait la relation amoureuse entre Tom et Rose à un comportement incestueux. Le cas de Steve et de son père est aussi un exemple d’absence de communication entre père et fils, provoquant chez Steve l’installation d’une haine profonde à l’égard de la figure paternelle. Cette atmosphère malsaine entre les deux personnages fait suite à la mort de la figure maternelle. Raucous music –music for beasts- battered the air. He supposed many parents came home to this din, but was it so loud in other houses? Steve had carried his phonograph from the store, twisted the volume control all the way to the right, and left it there. Once in his room, he walled himself up inside this savagery. Ridpath could not communicate through a barrier so repellent to him; he suspected, in fact he knew, that Steve was uninterested in anything he might wish to communicate anyhow. (48) Le père donne un caractère inhumain à la musique de son fils et il éprouve de la répulsion pour cet élément dans lequel Steve s’est cloisonné comme l’indique l’usage du nom « wall » en verbe. L’auteur montre bien l’enfermement de Steve dans son 355 univers morbide et le mur physique qui sépare le père et le fils est devenu un mur émotionnel rompant toute possibilité de communication. Lullaby met également en avant le thème de la famille dysfonctionnelle. Carl présente Mona comme sa fille et Oyster comme le fils d’Helen. Lors du rituel chez Mona, Oyster appelle Carl papa: « Oyster looks at me and says, ‘clothing is dishonesty in its purest form.’ He smiles with just half his mouth, winks, and says, ‘Nice tie, Dad.’» (97) La fourberie d’Oyster est déjà pointée du doigt dans le manque d’honnêteté présent dans son sourire et son clin d’œil. L’utilisation du nom « half » montre également déjà le double visage de ce personnage qui souhaite préserver l’environnement et est sensible à la souffrance animale mais désire simultanément sacrifier la race humaine. Carl les présente comme une famille tout comme Mona voit dans leur groupe la reconstruction d’une unité familiale. Elle propose même une sortie en famille dans un parc d’attraction : Photographs in the brochure show people screaming with their hands in the air, riding a roller coaster. Photos show people driving go-carts around a track outlined in old tires. More people are eating cotton candy and riding plastic horses on a merry-go-round. Other people are locked into seats on a Ferris wheel. Along the top of the brochure in big scrolling letters it says: Laughland, the Family Place. (181) La description de cette brochure a elle-même une tonalité critique. Ce domaine du rire supposé être un lieu de convivialité familiale allie le plaisir à la peur, la facticité et l’entravement de la liberté de mouvement. L’humour noir de Palahniuk lui permet d’apporter une touche de dérision aux parcs d’attraction aux Etats-Unis. Le fait que cette brochure soit brûlée est proleptique de la séparation du groupe et de la trahison familiale qui suit juste après : « While Mona’s reading the brochure, Helen holds the burning page near the edge of it. The photos of happy, smiling families puff into flame 356 … Helen kicks the burning families into the gutter. » (184) Le bonheur familial est relégué au niveau d’immondices, ce qui détruit toute valeur familiale. La désintégration familiale est présentée comme un conflit de générations. Le fossé générationnel est mis en exergue par Oyster : « each generation wants to be the last. » (143, 160, 253) La rébellion du fils symbolique, Oyster, laisse place à la rébellion de la fille, Mona au chapitre 34 lorsqu’elle refuse de rendre le grimoire. This is the daughter I knew I’d lose someday. Over a boyfriend. Over bad grades. Drugs. Somehow this break always happens. This power struggle. No matter how great a father you think you’ll make, at some time you’ll find yourself here. (205) Palahniuk nous offre une vision critique et empreinte de dérision de la société de manière générale. Il présente le conflit entre parents et enfants comme inéluctable ; c’est une relation de pouvoir qui s’installe. Il pointe du doigt l’incompréhension des parents face à des étapes obligées de la vie de l’enfant, à savoir les relations amoureuses ou le manque de travail scolaire. Il souligne également le problème de l’addiction à la drogue chez les adolescents. C’est par bien des points un texte engagé que nous offre Palahniuk et la subversion des valeurs met à jour les contradictions de l’idéologie américaine. Mona pousse la destruction de l’image parentale à son paroxysme en dessinant Carl et Helen morts. Elle dessine la mort symbolique des parents, coupant le cordon ombilical la reliant à eux. Le phénomène de subversion tient aussi au choix effectué par l’auteur de prendre notamment la voiture comme le lieu de l’expérimentation de la famille recomposée. La voiture, objet en soi symbolique de la société de consommation, devient un microcosme de la société occidentale dont le côté factice et consumériste est représenté par la figure maternelle, Helen. L’approche subversive des valeurs de justice et de famille remet en cause l’ordre établi et la présentation du 357 dysfonctionnement –dont l’origine est bien interne– de ces valeurs engendre un sentiment d’abjection. Ce sentiment naît du dérèglement et de la déconstruction de notions intégrées dans l’inconscient collectif et individuel. La notion de loi est bafouée, la loi humaine avant tout puisqu’il n’y a plus de justice ni de loi familiale. La déviance de la loi se complète avec la subversion de la loi prise dans le sens biblique. Notre prochaine partie s’appuie en effet à montrer la tonalité parodique que les auteurs donnent aux mythes bibliques. c. Une parodie grotesque de la Bible Nous avons choisi de traiter des mythes bibliques dans la partie consacrée aux valeurs américaines car nous avons déjà montré que la société américaine est profondément marquée par le fait religieux et il n’est donc pas surprenant que nos trois auteurs y fassent référence de manière récurrente. Cependant là encore la transgression est de rigueur et s’attaquer aux valeurs bibliques donne une dimension quasi blasphématoire aux œuvres. Il semble important de recontextualiser avant tout l’importance du fait religieux dans la société étasunienne avant d’analyser avec attention chaque œuvre. Le premier amendement de la constitution américaine nous montre déjà la prévalence de la religion aux Etats-Unis: Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof, or abridging the freedom of sppech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the government for a redress of grievances. 555 555 Robert Frédéric, La civilisation américaine par les textes : De 1494 à nos jours (Paris : Ellipses, 2003) 72. 358 Notre première partie a montré la volonté des Pères Pèlerins de vivre pleinement leur religion dans cette Nouvelle Jérusalem que représentait pour eux le continent vierge américain. Dieu est invoqué dans chaque discours du président ; la devise nationale officielle du pays adoptée par le Congrès en 1956, est « in God we trust. » Les chambres d’hôtel –pour rester dans le domaine de la société de consommation chère à King et à Palahniuk– possèdent toutes une bible. Le premier amendement cité précédemment d’où découle la non interférence entre le gouvernement et l’Eglise entraîne une tradition de tolérance ; des organisations qui seraient considérées comme des sectes en France sont considérées comme parfaitement légales aux Etats-Unis. Le besoin de transcendance que véhicule la primauté de la bible est inné en l’homme et les malaises sociaux, identitaires ou culturels modernes expliquent peut être la résurgence du fait religieux dans la société contemporaine. Les auteurs savent alors qu’en manipulant ce fait et qu’en allant au-delà des conventions ils engendreront chez le lecteur un choc, voire un sentiment de rejet et d’abjection. Ainsi, dans Thinner, Billy se voit par exemple tel un messie crucifié : « images of crucifixion kept occurring to him. » (207) Cependant, on ne peut que considérer qu’il est un faux messie car il n’est pas auxiliaire de salut mais n’apporte que la mort à ses proches. Il prend le rôle de martyr comme l’était le Christ mais ne sauve pas son prochain. Il est un anti-christ, n’apportant que le malheur et aucune purification. Se peser est une fausse religion qui n’apporte pas la rédemption mais la souffrance : « this weigh-in procedure was always a genuflexion. » (39) King fait usage du lexique religieux mais son association à des phénomènes de la vie quotidienne le désacralise et lui donne une touche parodique. Billy vit dans le pêché capital de la gourmandise. La balance est son bourreau et le rituel de la pesée s’accompagne d’une prière elle-même parodiée : « in the name of cholesterol and saturated fats we pray. Amen. » (39) Il y a 359 bien une parodie de la prière à laquelle est en plus ajoutée une touche grotesque avec l’association au cholestérol et aux graisses saturées. Le lecteur oscille entre le rire et l’horreur et le malaise s’installe et perdure, lancinant comme dans la tradition du grand guignol. La dérision est à son comble, la balance perd son rôle symbolique d’équilibre et de justice et ne met qu’en avant le déséquilibre pondéral de Billy. Il se voit aller à l’autel pour être sacrifié à la malédiction. Comme dans un rite gothique ou décadent, l’être humain est sacrifié en guise d’offrande au dieu de l’obésité. Cette parodie du sacré et notamment de la prière nous renvoie à la nature carnavalesque de la société médiévale qui se traduisait par des fêtes populaires telles que « les ‘fêtes des sots’ (festa stultorum) et la ‘fête de l’âne.’ » 556 Ces fêtes mettaient en avant le rire et s’opposaient à la culture sérieuse et religieuse du système féodal. Le rire accompagnait toutes les cérémonies ; c’est la tradition du « rire pascal. » Réjouissances publiques du carnaval, rites et cultes comiques spéciaux, bouffons et sot, géants, nains et monstres, pitres de nature et de rang divers, littérature parodique vaste et variée, etc., toutes ces formes possèdent une unité de style et constituent des parties et parcelles de la culture comique populaire, notamment de la culture du carnaval, une et indivise. 557 Le carnaval était plus qu’un spectacle et représentait la vie même. Les productions littéraires voyaient une parodie des textes bibliques et des cultes chrétiens référée comme le montre Bakhtine par le terme « parodia sacra » : « doubles parodiques de tous les éléments du culte et du dogme religieux. » (Bakhtine 23). L’Ecriture sainte (Bible et Evangile) est travestie dans un esprit carnavalesque. 558 Pour Bakhtine le carnaval était associé à la blasphémation (grossièretés dites à l’égard des dieux) et au 556 Bakhtine. L’œuvre de François Rabelais 13. 557 Bakhtine. L’œuvre de François Rabelais 12. 558 Bakhtine donne des exemples de parodies liturgiques (Liturgie des buveurs, Liturgie des joueurs), des testaments (« Testament du cochon », « Testament de l’âne »). 360 grotesque. Il s’agit du « réalisme grotesque » qui suit le principe de « rabaissement, c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel, celui de la terre et du coprs dans leur indissoluble unité. »559 Le Moyen Age corporalise tout élément et le rabaisse à l’élément terrestre. Cette notion de « parodia sacra » et le martèlement du thème de la dégénérescence du corps sont bien visibles chez King. Ainsi, Billy repense constamment à l’accident et au sang sur le pare-brise de sa voiture : « blood flies up –three dime size drops– and splatters on the windshield like red rain. » (16) Cette pluie rouge n’est pas sans rappeler la pluie de sauterelles envoyée par Dieu sur le peuple d’Egypte pour les punir de leurs péchés. Billy est puni pour avoir violé l’un des dix commandements puisqu’il a tué son prochain. Un épisode de l’ancien testament est modifié et associé de manière grotesque à un élément de la société consumériste, la voiture. La désacralisation est à l’œuvre. La subversion de la liturgie biblique imprègne le récit kingien et cela est également visible dans Shadowland. L’école Carson prend un aspect religieux avec la description du bureau de Broome: « opposite the arch was a vast wooden door like the entrance to a medieval church, cross-braced with long iron flanges. » (34) Les ailes en forme de croix nous placent sous l’égide biblique mais la préposition « like » montre la fausse similarité et le travail de parodie qui se cache en réalité derrière les apparences. Cole ordonne, tel un nouveau Ponce Pilate, la crucifixion de Tom : « ‘you’re going to be crucified.’ » (396) Tom est cloué sur une croix comme le Christ mais contrairement au fils de Dieu, Tom ne meurt pas pour expier les péchés de Cole mais parce que celui-ci veut garder sa place de roi des magiciens. 559 Bakhtine. L’œuvre de François Rabelais 29. Bakhtine montre l’évolution subie ensuite par le terme « grotesque. » Dans le grotesque romantique à la Renaissance, le rire positif et régénérateur devient ironique, sombre et méchant. 361 Tom subit l’épreuve de la tentation. Le diable vient le tenter jusque dans la souffrance, lui offrant sa libération s’il prend la place de Cole : ‘because I’d hate to see you wasted. Simple as that. Your mentor has done us a fair amount of good over the years, but you –you’d be extraordinary. Should I try those nails? It’s a simple matter, I assure you.’ (402) Cela rappelle la tentation du Christ dans le désert. Cependant, dans la bible, la tentation fait suite à quarante jours de jeûne, ce qui n’est pas le cas de Tom et la proposition d’ôter les clous n’est qu’une parodie des trois tentations subies par le Christ. 560 Une autre scène phare du récit straubien est au chapitre 13 de « The Erl King. » Cole fait apparaître plusieurs scènes devant les yeux de Tom dont le célèbre tableau représentant le Christ entouré de ses treize apôtres. La parodie tourne au grotesque puisque les apôtres chantent, jouent de la trompette et Jésus joue du saxophone : Tom did recognize the scene and the postures -eleven men leaning or looking towards the tall bearded man in the middle, one self-consciously looking elsewhere. … The men at the table began moving their hands in unison, then rose in front of the table and sang. … A saxophone slipped out from beneath a robe as easily as Bug’s bugle from his military jacket. The squat bearded man holding it breathed out a solo while others waved their hands and did a buck-and-wing. Another disciple produced a trumpet and blasted. (222-23) La notion de « parodia sacra » de Bakhtine s’applique à nouveau ici ; une scène liturgique est tournée de manière blasphématoire au grotesque. Straub associe les éléments bibliques à des instruments de musique moderne ou à un élément aussi incongru qu’une veste militaire. Evènements bibliques et magie sont indissociés. Cole va même jusqu’à reprendre la scène de la multiplication du poisson et du pain et la parodier sous forme de chanson : « we got fish for suppah, but first one thing, then anothah. » (223) Le caractère blasphématoire vient aussi du fait que le langage soutenu 560 L’épisode est relaté dans l’Evangile selon Marc. Le diable propose à Jésus de transformer des pierres en pain, pour calmer sa faim, de se jeter du sommet du Temple de Jérusalem pour voir si Dieu le protège et de se prosterner devant le Diable pour obtenir le pouvoir sur tous les royaumes du monde. 362 biblique passe au registre familier. Cole se prend à la fois pour le messie et le créateur divin si l’on considère qu’il affirme avoir créé Rose : « ’he made me,’ Rose said with an air of bravery.’ » (251) Il la refaçonne en lui attribuant le rôle qu’il désire. Néanmoins, s’il se prend pour le créateur divin, il ne crée dans ce cas que le personnage d’Eve. La parodie biblique tourne aussi au grotesque, voire au blasphème dans Lullaby. La vierge Marie est affublée de vernis rose et de dreadlocks et écrit dans le ciel avec un insecticide : « stop having babys » (8) L’humour noir s’allie à ce kitsch qui semble être l’une des marques de fabrique de Palahniuk. Le lecteur oscille entre rire et sentiment de répulsion face à une telle utilisation de cette figure biblique. Rien n’est respecté pas même les règles de grammaire ; l’auteur n’utilise pas la terminaison consacrée du pluriel –ies pour « baby ». Il ne semble plus y avoir de peur ni de respect envers les éléments de la liturgie biblique qui sont associés à des éléments consuméristes : du vernis et de l’insecticide. Il y a aussi une parodie des messages de Dieu puisque la naissance est un autre acte de création voulu par le créateur divin. Le mythe biblique est outrageusement lié à la sexualité: « the moment before she starts writing, a gust of wind lifts her skirt, and the Flying Virgin’s not wearing any panties. Between her legs, she’s shaved. » (8) Le blasphème est à son apogée et cette association entre Marie et des éléments de la société de consommation (les dessous féminins, les rasoirs) détruit la vision traditionnelle de la mère de Jésus. Cette présentation blasphématoire de Marie engendre l’abjection et choque le lecteur. La résurrection de Lazare par Jésus est remplacée par la résurrection d’animaux : It’s something folks call the Roadkill Jesus Christ. The tabloids call him ‘the I-84 Messiah.’ Some guy who stops along the highway, wherever there’s a dead animal, he lays his hand on it, and Amen. The ragged cat or crushed dog, even a deer folded in half by a tractor-trailer, they gasp and sniff the air. They stand on their broken legs and blink their bird-pecked eyes. (105) 363 On est loin de la scène de résurrection énoncée dans l’évangile selon Saint Jean. Dans le cas de Palahniuk, la résurrection est animale et il n’y a qu’une imposition des mains ; aucune grâce n’est rendue à Dieu. La touche kitsch est à nouveau visible et cette création d’expressions inattendues (ici, « the I-84 Messiah ») fait écho à notre analyse de la manipulation du langage par l’auteur. La population considère ironiquement Oyster comme le messie. Le chapitre 32 présente un autre miracle : « the talking Judas cow. » (192) De manière surréaliste, la vache sauve ses congénères d’une mort programmée et veut convaincre la population de ne plus manger de viande. Une vache remplace de manière farcesque Jésus en répondant aux questions des gens sur la vie et la mort : « the cow answered all their questions about the nature of life and death. » (193) Cette scène rappelle en effet le moment où Jésus prêche dans le temple de Jérusalem mais il répond, lui, aux questions des disciples qui voyaient venir rapidement la destruction du Temple, la venue du royaume promis à Abraham et à David et la fin des temps. Jésus annonce comme signe les faux messies et les guerres. Oyster et Mona sont des faux messies qui ne font pas des miracles mais utilisent une incantation magique. De même, le miracle de Dieu marchant sur l’eau est parodié à travers une marche sur le lac Michigan : « the young couple seen crossing Lake Michigan on foot in July. » (259) Cette accumulation d’éléments grotesques et subversifs crée bien un portrait décalé de la société. La dérision va de pair avec les thématiques déjantées façonnées par Palahniuk et insère le récit dans le mouvement gothique postmoderne et dans la tradition du Grand Guignol. C’est le règne du rire macabre : « le Grand-Guignol est à 364 l’image d’un Janus bifrons. Il a deux visages, ou deux masques : la terreur d’un côté, le rire de l’autre. »561 Palahniuk revisite le mythe d’Adam et Eve. Oyster se voit avec Mona comme les nouveaux Adam et Eve après la destruction de l’humanité : « just like Adam and Eve getting evicted from the Garden of Eden. » (188) De plus, Oyster se prend pour le fils de Dieu: « ‘in order to save the world, Jesus suffered for about sixty-six hours on the cross.’ His phone ringing and ringing, he says, ‘I’m willing to suffer an eternity in hell for the same cause.’ » (162) L’inversion de la liturgie biblique est encore visible. Jésus a souffert parmi les vivants alors qu’Oyster souhaite mourir et souffrir en enfer, mettant en exergue son caractère démoniaque. Il représente la déchéance de la figure rédemptrice du Christ. Il se voit comme un sauveur alors qu’il veut supprimer des milliers de vies.562 Il est présenté comme le diable au chapitre 31 : « his face and hands are smeared red with blood. The devil’s face. His shattered blond hair sticks up from his forehead, stiff and red as devil’s horns. His red goatee. » (187) La couleur rouge est à la fois celle de la mort, du diable mais aussi de la rédemption avec le sang de Jesus. Oyster veut de manière ambivalente détruire et sauver l’humanité. Le grimoire est une version grotesque du livre sacré car il allie miracle et magie. Le grimoire pourrait contenir le moyen de guérir les malades ou de ressusciter les gens, remplaçant les miracles de guérison et de résurrection effectués par Jésus. Il contient peut-être le secret de la vie éternelle, le moyen d’apporter la paix, de transformer la paille en or ou le sable en pain. L’épisode de la multiplication des pains par Jésus est ici 561 Jean-Marie Thomasseau, « Le rire assassin, » Europe 836 (1998): 172. 562 On voit ici une critique des sauveurs de l’humanité qui invoquent une raison divine pour anéantir des vies humaines. L’exemple de Georges Bush pour la guerre en Irak (2003) est flagrant. Outre le fait de rechercher des armes de destruction massive, la théorie de « l’axe du mal » a été avancée. Les Etats-Unis, représentant le Bien, devaient purifier le monde des puissances maléfiques représentées par la Corée du nord, l’Iran et l’Irak. 365 tourné en dérision et remplacée par du sable. Carl présente leur périple comme impie: « the four of us will hit the road together. Just another dysfunctional family. A family vacation. The quest for an unholy grail. » (102) Leur quête n’est pas sainte mais marquée par la dérision et la déchéance. Le mythe biblique est associé à l’utilisation des chiffres symboliques trois et sept eux aussi subvertis par les auteurs. Nous nous intéressons d’abord à la symbolique du chiffre trois. Pour les Chrétiens, il est « la perfection de l’Unité divine : Dieu est Un en trois personnes. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 972). Le temps est triple tout comme le monde (ciel, atmosphère, terre). Les Rois mages sont trois tout comme les maîtres de l’univers pour les grecs (Zeus, Poséidon et Hadès). Nos récits nous offrent, eux, une structure triangulaire dans la présentation des personnages : Thinner joue sur les relations entre Billy, Heidi et Linda, Shadowland pourrait être analysée à travers les relations entre Cole, Tom et Rose. La structure ternaire n’est cependantt pas claire dans Lullaby qui met en avant les relations entre Carl, Helen et Mona ou Carl, Mona et Oyster. Le chiffre trois –communément lié au père, fils et saint esprit– n’est pas forcément le symbole de la trinité chez King. Ce chiffre est d’abord associé aux bohémiens qui ne cessent de changer de ville : « they had stayed only three days in the area. » (179) Le juge Carrington a vu ses plaques se transformer au bout de trois jours en écailles recouvrant sa poitrine. Le chiffre est lié à des êtres abjects. Le chiffre biblique trois est également utilisé dans Shadowland qui a une structure ternaire. Tom sépare le jeu de cartes en trois piles pour faire un tour au narrateur au début du récit. Trois images symbolisent pour Tom le passage à Carson : le stylo prêté à Brick, les coups de fouet donnés à Del et l’incendie final. L’école Carson perd de trois touches face à Ventnor. Le chiffre trois est lié à des éléments ordinaires et perd sa dimension sacrée. Même les 366 coups de fouets donnés à Del par Steve se teintent d’un caractère religieux puisque Steve frappe Del trois fois et laisse trois lignes sur le dos de Del. Straub parodie la passion du Christ et sa flagellation. Dans Lullaby, le chiffre trois apparaît également ; un homme auquel Carl rend visite nie l’existence de Dieu en trois fois en disant « bullshit » (172) comme Pierre nie Dieu trois fois au chant du coq. Au chapitre 40, Nash tente de tuer Carl qui touche le sol en trois étapes. L’adverbe « never » -utilisé trois fois à la page 1- montre que la société moderne est un monde où l’individualité des individus est niée. Enfin, Carl et Helen se retrouvent trois fois dans l’entrepôt de meubles anciens, soulignant le schéma cyclique du récit. Le chiffre sept traduit, lui, l’idée de totalité : « la totalité des ordres planétaires et angéliques, la totalité des demeures célestes, la totalité de l’ordre moral, la totalité des énergies et principalement dans l’ordre spirituel. Il symbolise un cycle complet. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 860). Il est un chiffre biblique (sept esprits sur la tige de Jessé, sept cieux) mais également satanique : « la bête infernale de l’Apocalypse a sept têtes. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 862). L’utilisation du nombre sept ne semble apparaître que dans Thinner et il est loin d’être un symbole de perfection. Billy doit faire un septième trou dans sa ceinture pour faire tenir son pantalon au tribunal. Ce chiffre rappelle le chandelier à sept branches, le Ménorah, mais il est ici associé à un vulgaire objet, une ceinture. Le lecteur apprend dans un processus analeptique que Ginelli a empoisonné les sept pitbulls des bohémiens avec des steaks empoisonnés à l’heroïne et à la strychnine. Ces chiens repoussants rappellent le Cerbère, chien gardien des enfers de la mythologie grecque, mais ils sont ici au nombre de sept et sont vaincus par des éléments aussi simples et grotesques qu’un steak et de la drogue. Les éléments bibliques sont donc présents mais associés à une dimension parodique, allant à l’encontre de la vision traditionnelle biblique. Nous sommes confrontés à un 367 ésotérisme à rebours qui fait écho au mouvement décadent de la fin de siècle du XIXème siècle. « ‘Decadent’ generally referred to either a society’s fall into a state of ruin marked by the debauchery and excess of the wealthy elite, or to an individual who supported such a condition. »563 Nos auteurs présentent bien une société où les valeurs sont déconstruites et inversées de manière excessive et grotesque.Le lecteur se déplace à l’aveuglette car toutes ses théories sont détruites et tout doit être reconstruit. Les auteurs réalisent un patchwork subversif de différents éléments passés. Chaque élément est teinté de parodie et de grotesque. Ainsi toute littérature se veut être un renouvellement des récits passés et la littérature postmoderne représentée par nos auteurs n’échappe pas à la règle. De nombreux échos sont visibles entre nos auteurs et leurs prédécesseurs mais la teinte parodique est bien présente. La dimension grotesque affecte la société qui nous est décrite comme vectrice d’un sentiment d’abjection. Cette essence puritaine va de pair avec une prééminence du fait religieux dans la société étasunienne. Cependant, c’est la notion de parodia sacra qui émerge ; la société moderne parodie le sacré et cette approche blasphématoire de la liturgie biblique choque et affecte profondément le lecteur. La société est un monstre qui ne peut qu’engendrer un sentiment d’horreur. Le thème de la négation prévaut ; l’avilissement du corps humain rime avec l’anéantissement de toute valeur et de toute spiritualité. La déconstruction des repères fait force de loi et c’est cette négation qui crée la répulsion chez le lecteur. Les miracles que réalisent les sorts du grimoire n’ont rien de sacré mais tiennent des rites magiques. Le monde créé par Cole pour Del et Tom les insère à la fois dans la magie et dans les contes de fées. Magie et conte de fée sont présents dans le folklore américain et ces 563 Catherine Maxwell and Patricia Pulham, Vernon Lee: Decadence, Ethics, Aesthetics (New York: Palgrave Macmillan , 2006) 75. 368 deux éléments sont aussi drapés du voile de la subversion. Leur vision traditionnelle est déconstruite ; la toile de la féérie se change en masque grotesque et la toile du cauchemar se tisse le long des intrigues, capturant et gardant emprisonné le lecteur. B] Une représentation détournée de la magie et des contes de fées Nous continuons à arpenter la voie de l’inversion, de la parodie grotesque d’éléments constitutifs de la société américaine. La présence du mouvement Wiccan aux Etats-Unis montre déjà l’omniprésence de la magie dans la culture étasunienne : Aux Etats-Unis, où la Wicca rassemble des milliers d’adeptes, de très nombreuses ‘traditions’ ont vu le jour, comme celle fondée en Californie par George Patterson et appelée Wicca géorgienne, ou celle créée par le Covenant of the Goddess (COG) qui est une fédération de covens (congrégations). 564 Considérée parfois comme une religion parfois comme une philosophie, la Wicca –sur laquelle nous reviendrons en détails plus loin– procède à des rites de célébration de la nature se déroulant souvent la nuit et que certains dénomment sabbats. L’épisode historique du procès des sorcières de Salem en 1692 montre, outre la réalité de la paranoïa puritaine, la croyance profonde aux Etats-Unis de la sorcellerie et de la magie. Ceci est paradoxal quand on sait que la magie est opposée à la liturgie biblique. L'Ancien Testament rejette les pratiques magiques : « et vous, n'écoutez pas vos prophètes, devins, songes-creux, enchanteurs et magiciens. » 565 L’une des définitions simples du terme « magie » est : La magie suppose que l’homme soit capable d’intervenir sur les choses ou sur les évènements, en les transformant ou en en changeant le cours, à l’aide 564 Wallace 7. 565 Jérémie, 27: 9. 369 de moyens qui ne sont pas à la portée du premier venu et qui nécessitent l’acquisition de savoirs hors du commun de la part du praticien. 566 On y voit la possibilité de manipuler la réalité à l’aide de pouvoirs surnaturels ou grâce à la connaissance de lois occultes. Une présentation plus poussée du phénomène de la magie fait suite mais nous percevons déjà l’intérêt de l’étude de la magie dans le cadre de nos trois récits. La magie produit des phénomènes qui vont à l’encontre des lois de la nature ; l’irrationnel y tient une place prépondérante comme c’est également le cas dans les contes de fée. Une définition des contes de fée éclaire notre choix de placer son étude dans cette partie de notre thèse. Le conte est « un récit de faits, d’aventures imaginaires, destiné à distraire. » (Alain Rey, et al 1814). C’est un récit merveilleux qui a, selon Jack Zipes, « un pouvoir magique. » 567 L’élément magique lui-même est présent dans les contes de fées et peut être représenté par un personnage (une fée, un ogre), un animal (un âne, un dragon) ou un objet (une baguette, des bottes). On voit le lien qui se tisse entre magie et contes de fée qui sont conjugués sur le mode de la subversion par les auteurs qui créent un sentiment de malaise loin de la vision commune de ces deux éléments. La vision parodique qui en est donnée participe au thème de l’abjection et nous inscrit dans le postmodernisme. a. La magie revisitée Le thème de la magie existe dans les trois récits choisis. Lullaby semble inclure différents rites magiques, la malédiction gitane paraît liée à la magie noire dans Thinner 566 Sallmann 438. 567 Jack David Zipes, Les contes de fée et l'art de la subversion : Etude de la civilisation des moeurs à travers un genre classique, la littérature pour la jeunesse (Paris: Payot, 1986) 10. 370 et l’initiation à la magie tourne au cauchemar dans Shadowland. Une définition plus précise de la magie s’impose afin de montrer l’usage qu’en font nos auteurs. Le mot « magie » désigne à la fois l'art magique et les procédés, les opérations, pour produire des effets merveilleux (formules secrètes, puissances mystérieuses). Pour Helena Blavatsky, la magie, considérée comme science, est la connaissance des principes et de la voie par laquelle l’omniscience et l’omnipotence de l’Esprit et son contrôle sur les forces de la nature peuvent être acquis par l’individu tandis qu’il est encore dans le corps. Considérée comme art, la magie est l’application de ces connaissances à la pratique. 568 L’omniprésence des puissances de la Nature est confirmée par le même auteur : La magie est la science de la communication avec les Puissances supramondaines éternelles et de leur direction, ainsi que du commandement de celles de ces puissances appartenant aux sphères inférieures ; connaissance pratique des mystères cachés de la nature connus seulement du petit nombre parce qu'il est très difficile de les acquérir sans tomber dans des péchés contre nature. 569 L’interrelation entre la nature et la magie est un leitmotiv ainsi que la croyance en la capacité de l’esprit humain d’influer sur les choses et les êtres. La séparation entre magie et science est récente, et bien des savants étaient considérés comme des « magiciens, » avant que leurs travaux ne soient reconnus comme scientifique. De même, un lien existe entre magie et religion : « la magie était considérée comme une science sacrée inséparable de la religion par les peuples instruits les plus anciens et les plus civilisés. »570 568 Helena Blavatsky, Isis dévoilée : Théologie, vol. 2 (Paris: Adyar, 1999) 29. 569 Blavatsky, Glossaire théosophique 226. 570 Blavatsky, Glossaire théosophique 225. L’auteur donne pour exemple les Egyptiens et les Hindous. 371 Cornelius Agrippa de Nettesheim 571 ou Swedenborg expliquent la magie par les analogies et les correspondances. Depuis la fin du Moyen Âge, la magie noire (« nigromancie ») est distinguée de la magie blanche (« mageia »). La magie noire a des effets négatifs du fait même du magicien, et se rapproche de la sorcellerie ; les buts sont consciemment maléfiques. La magie blanche rime avec une utilisation positive et altruiste de la Magie. Elle inclue des rituels, des actes pour atteindre un objectif. Elle s’accompagne d’incantations, de gestes, voire de sacrifices. Ces rituels peuvent être contenus dans un grimoire, livre qui se présente comme un « mélange de recettes diverses, aussi bien pour guérir certains maux que pour conjurer ou invoquer les démons, obtenir tel avantage, …, lever ou jeter des sorts, etc. » 572 Le sort a pour but d’épuiser l’énergie vitale de l’autre et le magicien utilise souvent des symboles graphiques (le pentagramme, le cercle, talismans ou amulettes). Nous devons à présent nous tourner vers nos œuvres et voir de quelle manière ces éléments communs constitutifs de la magie sont utilisés et détournés par nos auteurs. Nous débutons par le récit straubien où l’émergence de la magie est évidente. a1. Shadowland : l’antre de la magie La magie est au cœur du récit de Straub. Dans son livre critique, At the Foot of the Story Tree, Bill Sheehan révèle trois sources d’inspiration principales pour Straub pour l’écriture de Shadowland. Il cite les contes de fées (Grimm, Andersen et Perrault), la 571 Il passa à la postérité avec Philosophie occulte. Pour lui, « la magie était la science qui regroupait toutes les connaissances acquises pour donner à l’homme la capacité d’agir sur la réalité et de connaître les secrets de la nature. » Sallmann (2006: 21). Le mage pouvait interpréter les correspondances entre les différents niveaux du cosmos. La magie était basée sur l’alternance d’attraction et de répulsion animant la nature. 572 Claude Lecouteux, Le Livre des grimoires (Paris : Imago, 2002) 9. Le pouvoir de la parole est clé : dire, c’est faire. 372 bible (l’évangile de Thomas) et l’œuvre de John Fowles, The Magus (1966). Dans cette œuvre, un jeune anglais, Nicholas Urfe, quitte Londres pour partir enseigner dans une école privée pour garçon sur l’île fictionnelle grecque de Phraxos. Il y rencontre le mage Maurice Conchis, qui le fait basculer dans le monde de l’illusion. 573 Nicholas est mené, à travers une sorte de Jeu Suprême, aux frontières mouvantes du rêve et de la réalité. A la lecture de l’intrigue, des connections se font immédiatement entre le récit de Fowles et celui de Straub. La rencontre entre Nicholas et Conchis reflète celle entre Tom et Cole. Comme Conchis, Cole a parcouru le monde pour poursuivre sa destinée. Cole est, à l’image du personnage de Fowles, un mage qui soumet Tom au jeu de l’illusion. Tout n’est que masque et faux semblant dans les deux récits et la frontière est bien abolie entre le rêve et la réalité. Cependant, chez Straub, Tom est encore un élève et il est déjà intéressé des tours de magie. Straub nous immerge dans un monde où règne la manipulation, l’illusion. Le titre « shadowland » lui-même indique que la demeure de Cole et plus largement l’œuvre de Straub elle-même jouent sur la dichotomie entre ombre et lumière et que les apparences ne sont que factices. L’auteur nous présente une terre des rêves qui se change véritablement en cauchemar. L’expression « le pays des ombres, » des fantômes réfère d’ailleurs selon Angela Carter 574 à Hollywood ; l’entreprise du divertissement créée une illusoire réalité dans laquelle nous sommes tentés de nous perdre. Cette approche du goût pour le spectaculaire, pour la théâtralité fait écho à l’usage fait de la magie dans le récit straubien comme le rappelle le spectacle de fin d’année de Tom et 573 « subjects him to a seductive and bewildering series of stories, masques, and illusions designed to take him out of his narrow, self-absorbed existence and force him toward a painful reassessment of his life and beliefs, of his fundamental sense of self. » (Bill Sheehan, and Alan Clark 103-104). 574 Elle est une romancière et journaliste anglaise, connue pour ses œuvres telles que Nights at the Circus (1984), Love (1971) ou Wise Children (1991). Des mots clés caractérisent son écriture : « vivid, theatrical, full of a dazzingly rococo narrative swoops and a startling sexual bluntness. » (Angela Carter, introduction, Nights at the Circus, by Sarah Waters (London: Vintage, 2006 v). 373 Del à Carson. Le rôle du magicien est d’étonner, amuser et terrifier. « ‘We come to amaze and entertain, to terrify and delight.’ » (139) Leur définition du magicien ne correspond ni à la magie blanche, ni à la magie noire. En effet, la magie blanche est la « magie divine, dépourvue d’égoisme, d’amour du pouvoir, d’ambition ou de lucre ; elle s’applique seulement à faire le bien au monde en général, et à son voisin en particulier. » La magie noire, elle, réfère à « la sorcellerie ; nécromancie ou évocation des morts et autres abus égoïstes de pouvoirs anormaux. »575 La règle énoncée par Tom et Del associe plutôt la terreur et le plaisir nous place dans la tradition du sublime burkien. Si l’art du spectacle n’apparaît pas dans la présentation de la magie donnée plus haut, Straub donne, lui, une touche hollywoodienne à la magie. Sa capacité de faire revivre les morts (Humphrey Bogart, Marilyn Monroe) le place dans la catégorie de la magie noire mais une touche grotesque teinte ce pouvoir car il fait revivre des acteurs glamour de cinéma. Néanmoins, la négation de la réalité du monde physique qui nous est présentée fait écho à la vision commune de la modification possible du monde réel par le magicien. Lors de leur représentation, Del et Tom énoncent les trois règles de la magie : « ‘what is the first law of magic ?’ Night asked, and the floating head answered, ‘As above, so below.’ ‘And what is the second law of magic?’ Night asked. ‘The physical world is a bauble.’ ‘And what is the third law of magic?’ ‘Reality is extremity.’ » (140) La première règle fait écho à la loi des correspondances : il y a une similitude entre le monde humain et le monde des esprits. La deuxième et troisième règle montrent le côté illusoire du monde environnant d’où la capacité du magicien de modifier le réel. Nous revenons ici sur le passé de Cole pour comprendre comment il est devenu magicien. Chirurgien de profession Cole a été envoyé à Brest pendant la première 575 Blavatsky, Glossaire théosophique 227. 374 guerre mondiale. Au lieu d’emmener des livres de médecine, le lecteur est surpris de voir qu’il emmène deux œuvres présentées comme majeures dans l’apprentissage de la magie : Le Dogme et Rituel de la Haute Magie d’Eliphas Levi et un livre de Cornelius Agrippa. Dans Shadowland, la médecine est indissociée de la magie puisque Cole l’utilisera pour sauver la vie des soldats. On se placerait ici dans le cadre de la magie blanche mais on y voit également une vision parodique de la médecine. Cole guérissait les blessés uniquement avec ses doigts: ‘I felt a change come over my whole body: I felt as light as if I had taken the ether. My mind began to buzz. My hands tingled. I trembled, knowing what I could do … it was the smack of knowledge hitting me like a truck: I could heal him.’ (267) Les doigts de Cole sont doués d’un pouvoir salvateur ; la médecine et la magie se confondent. Cole côtoyait la mort au quotidien et collectionnait les morts, d’où son surnom, « the collector. » (260) Ce lien entre médecine et magie est un des moyens pour Straub de refaçonner notre vision commune du magicien. D’autres usages de la magie sont réalisés dans Shadowland. Comme nous l’avons énoncé précédemment, le but du magicien est de modifier les forces de la nature et du monde environnant. La magie est définie comme un ensemble de pratiques ayant pour but de modifier l’ordre habituel ou prévu des choses, pour obtenir des modifications ou des bouleversements qui permettent de recevoir ce que ne donneraient pas les intercessions par les voies normales des pratiques culturelles à caractère religieux. 576 La magie permet à Tom de léviter ou de soulever à distance une souche de bois. Pour Cole, elle permet de voyager dans le temps ; elle rime avec le contrôle total des personnes et de l’environnement. En cela, il appartient bien au domaine de la magie 576 Roland Ernould. Quatre approches de la magie : Du rond des sorciers à Harry Potter (Paris: L'Harmattan, 2003) 107. 375 noire, « le fait de produire quoique ce soit de phénoménal et simplement pour sa satisfaction personnelle. » 577 Elle lui permet de voler, de transporter Tom dans d’autres lieux ou de se démultiplier. Cela correspond bien à la définition du magicien qui est doté des capacités suivantes : « overcome the natural environment, altere restrictive social customs and institutions, and go beyond the limitations of the physical self. » (Scott 3). Cole peut changer le jour en nuit, peut se transporter et transporter Tom à différentes époques ou se transformer en chouette et transformer Tom en faucon. Ceci correspond au pouvoir de transmutation que la magie rend possible : La magie change réellement la nature des choses, ou plutôt modifie à son gré leurs apparences, suivant la force de volonté de l’opérateur et la fascination des adeptes aspirants. La parole crée sa forme, et, quand un personnage réputé infaillible a nommé une chose d’un nom quelconque, il transforme réellement cette chose en la substance signifiée par le nom qu’il lui donne. 578 La parole et la croyance rend la transmutation possible. Cependant, dans le cas de Cole, il ne donne pas le nom de l’oiseau en quoi Tom et lui vont se transformer : « ‘when we all lived in the forest,’ Collins said, ‘we could turn into birds at will.’ » (337) La mention des oiseaux suffit pour leur transformation. Cole livre le secret qui donne le pouvoir de voler : «’spread your hands, boys. Spread your arms. I want you to see your shoulders in your minds. See those muscles, see those bones. Think of those shoulders opening, opening … think of them opening out.’ » (227) Il y a une visualisation du fait à accomplir et un fort usage de la volonté. En effet, comme l’indique Eliphas Lévi, « [les opérations magiques] sont le résultat d’une science et d’une habitude qui exaltent la volonté humaine au-dessus de ses limites habituelles. » (Lévi 32). Soulever la souche de bois à la force de son esprit demande à Tom des efforts presque surhumains. 577 Blavatsky, Glossaire théosophique 227. 578 Lévi 197. 376 Si Tom et Cole sont tous deux des magiciens, leur attitude face à cet art diffère. La simplicité de Tom s’oppose à l’excentricité de Cole : « despite his profession, there was little theatricality or staginess about him. » (11) Tom ne souhaite pas devenir le successeur de Cole même s’il est perçu comme le roi du Zanzibar. Cole est lui dans la monstration et l’exubérance, à l’opposé de l’attitude que doit avoir un magiste : « le magiste doit donc être impassible, sobre et chaste, désintéressé, impénétrable et inaccessible à toute espèce de préjugé ou de terreur. » (Lévi 34). La magie est, dans le cas de Cole, liée à la théâtralité et à la manipulation. Cole est l’auteur de nombreux tours de magie, du plus simple au plus spectaculaire. Si Del et Tom utilisent la magie pour réaliser un spectacle et fasciner leur public, Cole l’utilise à des fins maléfiques. Le magicien se transforme en diable ; la magie noire s’applique tout au long du récit et nous permet d’établir un lien entre les trois œuvres. Il cause l’accident d’avion qui a tué les parents de Del et tue celui-ci en le cristallisant sous forme d’oiseau. La réunion de Cole et de ses complices dans les bois pour leur jeu sadique avec les chiens nous fait penser à un sabbat des sorcières parodié puisque le sacrifice n’est pas humain mais animal. Il renie et supplante son mentor Speckle John alors que celui-ci paraît plus fort que lui : I could feel his power: and then I saw his aura. … For I knew what he was, and what he could do for me. I was twenty-seven and he may have been nineteen or twenty, but he was the king. Of magicians. Of shadows. The King of the Cats. (299) Le symbolisme du roi des chats sera traité dans la partie consacrée aux contes de fées. Le pouvoir immense de Speckle John est bien mis en lumière mais son assimilation avec le pays des ombres montre qu’il n’était pas lui non plus du côté bienfaiteur de la magie. Cole ne nous mène que vers un royaume d’ombres et de désolation engendrant de la répulsion chez le lecteur. 377 La figure de Cole est porteuse d’interrogations ; il dit avoir travaillé l’ouvrage d’Eliphas Lévi pendant la guerre mais il ne suit absolument pas les préceptes de ce dernier : Il faut éviter, autant qu’on le pourra, … tous les excès, et vivre de la manière la plus uniforme et la plus réglée. Avoir le plus grand respect de soi-même et se regarder comme un souverain méconnu qui consent à l’être pour reconquérir sa couronne. Etre doux et digne avec tout le monde. 579 Cole se situe bien à l’encontre de ces préceptes : sa demeure et l’usage ostentatoire de la magie transpire l’excès qui est à l’image de son comportement. Sa folie des grandeurs fait qu’il se considère comme le souverain unique et indétrônable. Cole fait plus qu’intervenir sur le monde environnant. Il abolit le temps, l’espace ; l’identité, le réel. En transportant Tom dans différents endroits et à différentes époques, le magicien a une entière maîtrise du temps et de l’espace. Il va bien au-delà de la simple modification du monde qui l’entoure. Speckle John avait déjà ce pouvoir ; il pouvait modifier l’espace, transformer St Nazaire en un champ de moutarde, sortir de nulle part et apparaître dans une chaise. Les étapes mêmes qui permettent à un individu de devenir magicien, les épreuves à subir avant d’être accueilli par l’Ordre : « welcomed » font écho aux rites initiatiques. Cependant, comme nous le verrons dans la partie suivante la subversion concerne même le phénomène d’initiation. La subversion est également visible dans le lien établi entre le rôle de la magie et la bible. En effet, le magicien se voit comme un nouveau sauveur montrant la voie salvatrice aux âmes perdues. Cole apparente la magie au divin : « ‘it’s about being God.’ » (68) La magie détruit les frontières entre l’homme et Dieu. « ‘Man is made in the image of God’ and it has often been sardonically observed that ‘God is made in the image of man.’ Both statements are accepted as true in magic.’ » (291) Pour Cole, le 579 Lévi 44. 378 magicien est de manière blasphématoire créé à l’image de Dieu et tous deux ont une compréhension des choses supérieures. Cole explique ainsi la première loi de la magie: « as above, so below »: « ‘gods are only men with superior understanding. Magicians. Who have found and released the divine within themselves. Jesus shared this knowledge with only a few, and the knowledge became our secret tradition.’ » (335) Cole désacralise les miracles bibliques en réduisant les dieux au statut de mortel et en donnant une dimension grotesque à Jésus apparenté à un simple magicien. Le magicien prend donc dans le cas de Cole une caractéristique diabolique ; il est à la fois repoussant et fascinant et cette union des contraires qui lui est inhérente explique le sentiment d’abjection qu’il véhicule puisque nous voyons l’objet abject comme porteur d’horreur et de fascination. Cette ambiguïté nous permet d’établir un lien avec le personnage de Taduz Lemke qui possède des pouvoirs inexpliqués. a2. Thinner : la problématique gitane Puisque l’œuvre de King traite de la malédiction, de sorts, l’étude de la magie dans le cadre de ce récit prend tout son sens. Il s’agit pour Lemke de la magie noire car son but est d’apporter la mort à ses victimes : « black magic involves transcending or going outside the natural order to achieve personal objectives. » (Scott 6). Les pouvoirs de Lemke l’insèrent dans la catégorie des magiciens diaboliques. Il hypnotise et fait venir Billy vers lui avec un seul mouvement de doigt: « Lemke crooked a finger at Billy, and as if in a dream, Billy walked slowly around the campfire to where the old man stood in his dark gray nightshirt. » (198) Il peut couper la respiration à Billy à distance en serrant les poings: « he brought his fists together, and Billy felt a sharp stabbing pain in his sides, as if he had been between those fists. For a moment he could not get his 379 breath and he felt as if all his guts were being squeezed together. ‘You die thin !’ » (202). Il semble hypnotiser ses victimes grâce à son regard qui est d’ailleurs un auxiliaire d’envoûtement : « on envoûte aussi par le regard, et c’est ce qu’on appelle en Italie la jettatura, ou le mauvais œil. » (Lévi 244). Il a bien des pouvoirs surnaturels et son but unique est de faire souffrir sa victime. Les personnages semblent être possédés par la malédiction. Dans How about Demons ? Possession and Exorcism in the Modern World, Felicitas Goodman Donne la présentation classique de la possession: « it is thought to result from some malevolent spiritual entity penetrating into the individual. »580 Elle précise cependant que l’entité prenant possession du corps de la victime peut être bénéfique. L’esprit s’empare de l’âme de l’individu; « the key to the special spirit entrance is the ritual preparation and a specific cue. » Cette dernière peut être une simple parole: « in a Pentecostal prayer, it may be anything –a particular phrase, such as, ‘oh, my God,’ oreven just a particular impression or memory called up by the person in prayer. » (Goodman 4). L’individu doit être en transe pour que l’esprit puisse pénétrer son corps: The only way a spirit, an alien entity, can take possession of a human’s body is if that body first undergoes certain specific changes, an alteration of consciousness termed religious trance or ecstasy. When these changes happen, humans begin to act in a nonordinary way. There might be dizziness, trembling, convulsions, even a dead faint. 581 Felicitas Goodman donne des indices sur les rituels de guérison; l’exorcisme consiste à libérer l’individu possédé. Cela implique: 580 Felicitas Goodman, How about Demons ? Possession and Exorcism in the Modern World (Bloomington: Indiana University Press, 1988) xv. 581 Goodman 4. 380 either touching, such as laying on of hands or massaging, or ‘irradiation,’ where the healers hold their hands up with palms turned toward the patient, or else pass them over the client’s body, close to it but without touching. 582 Tournons-nous à présent vers le récit kingien pour analyser les convergences et divergences avec cette courte présentation. Le gitan jette des sorts et cela s’accompagne toujours du même rituel : une parole et un geste. Il touche la joue de Billy en citant la parole incantatoire : « thinner. » (5) Il cite le mal dont va mourir sa victime. Le procédé de Lemke s’apparente à la loi de similarité établie par Sir James Frazer en 1922 : « [the magician] makes or obtains an image of a real person, object, and acts on it in some way. Or he performs motions which represent something he wants to affect. » (Scott 89). Lemke ne se contente pas d’une image mais touche la personne réelle en effectuant un geste et en énonçant une parole qui indique le mal dont souffrira la victime. Il suit le même procédé pour Carrington et Hopley ; la parole doit être accompagnée du geste et il doit y avoir un contact physique avec la victime : « Cary had been furious –utterly furious– at being touched by the old Gypsy. » (91) Il en va de même pour Hopley : « old geezer with a rotted nose. He touched my cheek and said something.’ ‘What?’ ‘I didn’t hear it,’Hopley said. » (120) Ce n’est pas à proprement parler un esprit qui s’empare du corps de Billy, Carrington et Hopley; King déforme cette conception de prise de possession par un esprit et le remplace par une malédiction. Il garde la prévalence de la parole mais ajoute le toucher malsain et rebutant du gitan. De plus, l’état de transe ne semble pas nécessaire et le changement physique n’est pas immédiat. La perte des repères se fait plus progressivement. Goodman 23. « Exorcism … is a special kind of faith healing. The exorcist is the supreme ‘turner,’ the one who is called upon to wipe the injurious map off the slate ; so that health may be restored. And no matter where this ritual is practiced, there will always be the same set of actors: the victim, the exorcist, and the supporting community, lending support to the view that we are dealing with the same phenomenon no matter what the faith might be. » (24) 582 381 La scène où Lemke ôte à Billy la malédiction rappelle une séance de désenvoûtement. King y inclut la présence du sang qui n’est pas mentionné dans les pratiques de guérison traditionnelles. Billy doit ouvrir la blessure de sa main avec un couteau et transmettre son sang à une tarte. Le sang contaminé est transmis à un élément extérieur et ce geste est accompagné par les paroles en rom de Lemke : « blood splattered into the slit in the pie. He was dimly aware that Lemke was speaking very rapidly in Rom, his black eyes never leaving Billy’s white, gaunt face. » (289) King remplace le contact physique entre l’exorciste et l’exorcisé par la transmission du mal à une tarte. La dimension grotesque est à l’œuvre: une tarte est l’objet principal d’un rite qui a lieu dans un parc. Le désenvoûtement se fait sans la présence d’aucune communauté et se termine quand la malédiction – le mauvais esprit– sort du corps de Billy : « he collapsed back against the park bench, feeling wretchedly nauseated, wretchedly empty –the way a woman who has just given birth must feel, he imagined. » (289-90) La séance est comparée à un accouchement. Le rituel se termine et il n’y a aucune trace physique d’une quelconque intervention ; au contraire il apporte la guérison. Lemke le désenvoûte comme si Billy avait été possédé par la malédiction qui est présentée comme un être vivant. King présente une nouvelle forme de possession qui pourrait porter à sourire si elle n’était pas vectrice d’abjection. Le fait que l’homme blanc soit capable de lancer des sorts n’est qu’une parodie de magie puisque c’est Ginelli qui sème la terreur chez les bohémiens et le sort lancé par Billy n’a, lui, rien de surnaturel. Les bohémiens en arrivent même à croire en la malédiction blanche : « since Susanna died, it’s like we’ve been cursed. » (265) Le thème même de la malédiction et la notion de sort est remis au goût du jour puisque King donne naissance à la malédiction de l’Homme Blanc : « ‘the 382 curse of white men from town.’ » (203) Ce thème de la possession et de la formule incantatoire rappelle la berceuse de Palahniuk. a3. Lullaby : une convergence de rites Palahniuk semble revenir à une vision antique de la magie car il fait mentionner à son personnage, Mona, l’usage des tablettes de malédiction. Celles-ci concernent une période très large (du Vème siècle avant J.C au VIème siècle de notre ère) et un espace non-étendu (l’ensemble du monde gréco-romain, de la Syrie à la Grande Bretagne). … Ces tablettes sont souvent désignées par le nom latin de defixiones. La defixio est l’action de transpercer et de fixer en bas ; la plupart des tablettes sont en effet perçées d’un clou qui semble matérialiser le désir de paralyser -de ‘clouer’- l’adversaire. … La plupart de ces defixiones étaient en effet déposées dans des lieux liés au monde d’en bas : puits, cours d’eau souterrains, et surtout tombeaux. 583 L’usage des defixiones est attesté durant presque dix siècles : Aux dieux grecs traditionnellement liés au monde des morts (Hadès, Hermès Perséphone, Hécate) se mêlent les dieux égyptiens (Seth, Anubis) et le Jahweh juif (sous ses noms de Iaô, Sabaoth, Adonaï), si présents dans les papyrus magiques. 584 L’usage des tablettes de malédiction était donc courant dans l’antiquité et transcendait les cultures. Mona explique, pendant leur périple, le fonctionnement des tablettes de malédiction présentées comme l’ancêtre du vaudou : Mona reads to us how the ancient Greeks made curse tablets they called defixiones. The Greeks used kolossi, dolls made of bronze or was or clay, and they stabbed them with nails or twisted and mutilated them, cutting off the head or hands. They put hair from the victim inside the doll or sealed a curse, written on papyrus and rolled, inside the doll. (136) 583 Pascal Charvet, et Anne-Marie Ozanam, La Magie. Voix secretes de l’antiquité (Poitiers: Nil Editions, 1994) 17. 584 Pascal Charvet, et Anne-Marie Ozanam 20. 383 Mona utilise ce rituel au chapitre 35. Elle utilise néanmoins un dessin en remplacement des tablettes ou de la poupée. « The picture that Mona’s drawing in her Mirror Book, it’s a man and woman being struck by lightning then being run over by a tank, then bleeding to death through their eyes. Their brains spray out their ears. » (208209) Palahniuk s’éloigne du rôle traditionnel des tablettes ; celles-ci ne contiennent que des incantations, non des dessins. Mona suit l’écriture en spirale caractéristique des sorts ; elle prend des cheveux d’Helen et de Carl : « the strands of pink and brown hair, Mona folds them inside the page of spiral writing. … And Mona sticks a baby pin through the page folded with our hair inside. » (210) Mona emprunte à la tradition des tablettes de malédiction les cheveux mais elle les enroule dans du papier, non dans des vêtements de la victime et la mention de l’épingle pour bébé tourne en dérision les rites traditionnels. La perception de la magie présentée par Mona se rapproche de celle donnée par James George Frazer : Si nous analysons les principes de la pensée sur lesquels est basée la Magie, nous trouverons qu’ils se résolvent à deux : le premier c’est que tout semblable appelle son semblable, ou qu’un effet est similaire à sa cause ; le second, c’est que deux choses qui ont été en contact à un certain moment continuent d’agir l’une sur l’autre, alors même que ce contact a cessé. Nous appellerons le premier principe Loi de Similitude, et le second Loi de Contact ou de Contagion. Du premier, le magicien conclut qu’il peut produire tout effet désiré par sa simple imitation ; du second, que tout ce qu’il peut faire à un objet matériel affectera également la personne avec laquelle cet objet a été un moment en contact, que cet objet ait formé, ou non, partie de son corps. 585 L’auteur explicite le premier type de magie qui est imitative : L’application la plus familière de l’idée que tout semblable appelle le semblable se trouve sans doute dans les tentatives faites … afin de blesser ou de détruire un ennemi en blessant ou en détruisant son effigie, dans la 585 James George Frazer, Le rameau d’or : Le roi magicien dans la société primitive, Tabou et les périls de l'âme (Paris: R. Laffont, 1993) 41. 384 croyance que la souffrance de cette effigie commandera la souffrance de l’individu et la destruction de l’une la mort de l’autre. 586 Le deuxième cas est la magie contagieuse. 587 Palahniuk allie les deux sortes de magie : le dessin fait par Mona est à l’image de ses ennemis et contient un élément qui a eu contact avec eux, des cheveux. L’idée de patchwork déjà énoncée revient, lancinante, et le choix du lieu de ce rituel pour Mona tient du parodique puisqu’il se réalise à l’intérieur d’une voiture. Palahniuk s’amuse à dévier de la vision classique des rituels magiques. Dans La magie: Voix secrètes de l’Antiquité, les auteurs précisent que les tablettes de malédictions étaient généralement gravées sur du plomb : « le choix de ce métal a été expliqué par des raisons symboliques : il est lourd, froid, ‘couleur de mort’. » (Pascal Charvet, et Anne-Marie Ozanam 18). On utilisait sinon la cire ou le papyrus. Palahniuk choisit de remplacer de manière grotesque la tablette par un journal intime pour Mona : « Mona opens her green brocade Mirro Book, her witch’s diary. » (208) La defixio devait préciser le nom de l’adversaire car le nommer signifiait déjà exercer un pouvoir sur lui. Cependant, on torturait surtout des poupées. Mona explique le procédé d’écriture des sorts : ils doivent être écrits à l’envers pour être lus dans les miroirs ou ils peuvent être écrits en cercles. « The only rule was, a spell had to be twisted. The more hidden, the more twisted, the more powerful the spell. » (201) La puissance du verbe enserrait la victime: « le verbe se veut alors performatif … la phrase enserre l’adversaire et capture tous les éléments de son corps dans un réseau mortel. » (Pascal Charvet, et Anne-Marie Ozanam 19). Le pouvoir des mots était au cœur des 586 Frazer 43. 587 « La sympathie qui passe pour exister entre un homme et toute partie enlevée à son corps, tels ses cheveux ou ses ongles, si bien que quiconque a obtenu possession de cheveux ou d’ongles humains peut … exercer son vouloir sur la personne à qui ils ont été coupés. » Frazer (1993: 114). 385 écrits magiques de l’antiquité. Mona n’inscrit pas le nom de Carl et d’Helen mais ne fait que les dessiner. Les mots qu’elle écrit ne semblent pas enserrer ses ennemis mais les mots partent en spirale depuis le centre du dessin. Palahniuk semble mêler rituels grecs et magie. Mona se place dans le rôle de sorcière. Nous devons replacer ce terme dans la culture américaine. « Witchcraft … was widely practiced in seventeenth-century New England, as it was in Europe at that time. »588 Le lecteur a en tête l’épisode du procès des sorcières de Salem, épisode de l'histoire coloniale des États-Unis qui entraîna la condamnation et l'exécution de personnes accusées de sorcellerie en 1692 dans le Massachusetts. The executions at Salem were by no means unique. Belief in witchcraft was as common among seventeenth-century Anglicans, Quakers, Lutherans, and catholics as it was among Puritans. Executions for witchcraft reached their height in Western civilization during the seventeenth century and continued in Europe until the end of the following century, more than a hundred years after the outbreak at Salem. 589 La sorcellerie est donc bien présente dans l’esprit collectif américain ; le mal doit être chassé et vaincu. Ceci explique la campagne anti-communiste lancée entre 1950 et 1954 par Joseph McCarthy à laquelle on attribua le nom de « chasse aux sorcières. » Carl et Helen sont présentés comme les « night witches. » (137) Ils feraient de la magie noire alors que c’est bien Oyster et Mona qui utilisent les sorts du grimoire de manière choquante. Mona sait comment utiliser des sorts : « all a spell does is focus an intention …. If the practitioner’s intention is strong enough, the object of the spell will fall asleep, no matter where » (77) Plus il y a d’émotions, plus le sort est puissant. Les connaissances de Mona la placent à la fois dans la magie blanche et dans la magie noire. Elle croit en des forces supérieures : « magic is the turning of needed energy for 588 Chadwick Hansen, Witchcraft at Salem (New York: New American Library, 1970) x. 589 Hansen xi. 386 natural change. » (76) Sa volonté de réaliser le bien et sa proximité avec la nature nous place dans la tradition Wicca qui estime qu’il existe « une figure qui rassemble tous les aspects du sacré : la Grande Déesse Mère Terre. » (Wallace 7). La sacralité de la Terre en est un concept fondamental. « Elle est caractérisée par un lien très étroit avec la nature sous toutes ses manifestations, l’étude du chamanisme celtique 590 ainsi que les antiques formes de magie populaire et de divination. » (Wallace 10). La première et troisième caractéristique rapproche Mona de la tradition Wicca. La séance organisée dans son appartement se veut être un rituel wiccain. Ce dernier nécessite un autel : « il existe deux types d’autels : l’un, mobile, est utilisé pour les cérémonies, l’autre, inamovible, est placé dans un lieu précis de la maison. On place les symboles de la Déesse … sur l’autel. » (Wallace 108). Mona place son elixir, son offrande à la déesse, sur un bar: « ‘I got it off the bar. Over there next to the bowl of oranges and that little brass statue.’ … ‘That’s the altar.’ She points to the empty glass and says, ‘You just drank my sacrifice to The Goddess.’ » (93) L’autel est réduit de manière parodique à un bar, la statue de la déesse à une statue ordinaire et l’offrande à du vin. Helen réduit les réunions de sorcières dans l’appartement de Mona à des hippies dansant nus autour d’un rocher plat, donnant alors un caractère paien à la cérémonie. Les participants sont entourés du bruit de la télévision des voisins donnant à la cérémonie un aspect factice, d’autant que le rituel doit se tenir dans un espace sacré afin de communiquer avec la déesse. Cette cérémonie se fait autour de bougies et dans un état de nudité. Un changement identitaire est nécessaire puisque les invités prennent un nom wiccan. Mona prend le nom de Mulberry et l’auteur choisit des noms aussi inattendus que « Sparrow/ 590 Le panthéon des Celtes comporte de nombreuses divinités liées à la nature telles qu’Artis, la déesse des bois, Cerridwen, la déesse de la fertilité, ou Erdée, la déesse de la terre. 387 Hedgehog/ Badger/ Clematis/ Lobelia/ Bluebird/ Possum/ Lentils/ Honeysuckle. » Le choix de ces noms marque leur connexion à la nature mais prête également à sourire. « Group members must engage in two essential practices: they must regularly take part in individual and group rituals, and they must adopt and use a magical name representing the desired personal qualities. » (Scott 44). Le changement de nom est aussi une manière d’abandonner son moi social et d’entrer dans le monde de la magie. D’autres éléments de la tradition Wicca sont mentionnés dans le récit de Palahniuk. Le rituel nécessite des instruments comme une coupe, un encensoir ou une cloche. La dimension parodique apparaît à nouveau car Mona n’a que des images de cloches : « there are pictures of bells and quartz crystals, different colors and sizes of everything. » (100) Palahniuk inclut la présence de l’athamè, un couteau « dont le manche noir et la lame à double tranchant symbolisent la vie et la mort, et qui est utilisé par de nombreux wiccains pour tracer les cercles et effectuer divers sortilèges. » (Wallace 110). Il est présent dans notre récit mais son aspect sacré est à nouveau tourné en dérision : « there are black-handled knives, called athame. Sparrow says this so it rhymes with ‘whammy.’ » (100) Un autre élément omniprésent dans la tradition Wicca est le livre des ombres, « un journal dans lequel le pratiquant note les rites, les formules, les prières et les invocations à employer au cours des rituels. » (Wallace 112). Helen veut utiliser ce livre pour ramener à la vie son fils. Dans le récit de Palahniuk, le livre des ombres est l’agenda d’Helen, dont la couverture est surmontée d’un pentagramme. On retrouve cet élément dans les rituels de magie mais il est dans notre récit associé à un mamelon : « ‘a pentagram,’ Mona says. ‘And before it was a book, this was somebody’s tattoo. This little bump,’ she says, touching a spot on the book’s spine, ‘this is a nipple.’ » 388 (202) Les sorts s’y lisent à l’encre invisible et doivent être traduits grâce à la berceuse qui devient une nouvelle pierre de Rosette. Les auteurs nous immergent dans un monde irrationnel et absurde où les éléments bibliques sont parodiés. La magie est indéniablement modifiée par la spirale de la subversion. La magie est souvent associée aux contes de fée présents en filigranne dans les récits choisis mais ceux-ci sont dépossédés de leur enchantement traditionnel. b. Un conte de fées cauchemardesque Le titre même que nous avons choisi pour cette partie souligne le travail de subversion réalisé par les auteurs. Si l’écho à de nombreux contes de fées existe dans nos récits, les auteurs dévient de leur thématique originelle pour nous immerger dans un monde dantesque. Donnons ici d’abord une rapide présentation des contes de fée. Ceux-ci mettent en scène des héros aux prises avec des monstres divers subissant des épreuves redoutables. Invariablement, un héros est confronté à des êtres malveillants qui tentent de l’empêcher de mener à bien sa quête. L’approche structurale de MarieLouise Tenèze nous éclaire : Le conte merveilleux se présentera alors, dans son noyau de base, comme la narrativisation de la situation du héros entre la ‘réponse’ et la ‘question’, c’est-à-dire entre le moyen obtenu et le moyen employé. En d’autres termes, c’est la relation entre le héros –qu’il soit explicitement ou implicitement mais toujours d’avance aidé, garanti– et la situation difficile à laquelle il se trouvera confronté dans le cours de l’action que nous posons comme le critère constitutif du genre. 591 Nos protagonistes doivent tous chercher une issue face à la situation problématique qui les menace par la claustration. Marie-Louise Tenèze souligne également l’importance de la quête du héros : 591 Marie-Louise Tenèze, Approches de nos traditions orales (Paris: Maisonneuve et Larose, 1970) 23-24. 389 Comme l’individu réel de la coutume, le héros du conte merveilleux s’aventure seul et loin des siens, sur les franges périlleuses d’une expérience exceptionnelle capable de lui apporter, avec une ‘provision personnelle de puissance’, son insertion dans le monde –et ainsi, à la ‘tentative absurde et désespérée’ pour sortir de l’ordre social, correspond dans l’univers joué de la fiction une merveilleuse solution. 592 Nous verrons en effet que le conte de fées est considéré comme jouant un rôle social particulier. Il a non seulement une relation avec les mythes et les légendes mais également avec la communauté dans laquelle il s’inscrit. Dans une interview accordée à Tony Magistrale, King parle de la connexion entre les récits d’horreur et les contes : « like the fairy tale, the horror story relies upon primal phobias- the breakup of familial relationships, death, isolation, separation. »593 Le motif de la famille éclatée est bien présent dans Thinner, Shadowland et Palahniuk ne présente qu’une famille recomposée factice. Le thème de la mort est omniprésent dans les trois récits. Le caractère abject des personnages les isole du monde environnant et les protagonistes sont séparés des personnes qu’ils aiment. Les êtres abjects (on pense notamment aux ogres ou aux dragons) sont présents dans les contes de fée et leur étude en convergence avec nos récits ne peut qu’élargir notre champ d’interprétation du sentiment moteur de l’abjection. Nous choisissons de commencer notre étude comparative avec Thinner et Lullaby où le motif du conte semble le moins évident avant de nous tourner vers l’analyse de Shadowland. 592 Tenèze 28-29. 593 Tony Magistrale, Stephen King : The Second Decade, Danse Macabre to the Dark Half 34. 390 b1. Actions et personnages L’œuvre majeure du formaliste russe, Vladimir Propp, Morphologie du Conte, nous éclaire sur la structure du conte. Il en donne la définition suivante : on appelle conte merveilleurx « du point de vue morphologique, tout développement partant d’un méfait ou d’un manque, et passant par toutes les fonctions intermédiaires pour aboutir au mariage ou à d’autres fonctions utilisées comme dénouement. » (Propp 112). Son étude des contes russes traditionnels l’amène à garder les plus petites unités narratives qu'il appelle « fonctions », « l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue. » (Propp 31). Il y a pour lui 31 fonctions qui se présentent selon une séquence invariante. Les fonctions se répartissent entre sept types de personnages : l'Agresseur : qui produit le méfait ; le Donateur : qui confie l'objet magique (symbolique ou matériel) ; l’Auxiliaire : objet magique ; la princesse (objet de la quête) ; le Mandateur : qui mandate le héros et désigne l'objet de la quête ; le Héros ; le Faux Héros : qui n'est pas capable de passer l'épreuve de l'auxiliaire. Nous utilisons sa description pour l’analyse de l’intrigue de King et de Palahniuk. Dans Thinner et Lullaby, les protagonistes poursuivent bien la quête d’un objet. Billy est à la recherche de Lemke, Carl du grimoire. Le point de départ est un méfait : Billy tue la gitane ; Carl et Mona dérobent le grimoire. Lemke, Mona et Oyster sont des opposants alors que Ginelli et Helen sont des adjuvants, des auxiliaires. Le personnage de l’agresseur correspond à Billy et Mona. La subversion s’installe chez nos auteurs au niveau du donateur, du mandateur et du faux héros. Dans Thinner, Billy n’a pas d’objet à remettre à Lemke ; au contraire une quête interne semble s’emboîter dans la quête générale du héros si on considère que Lemke lui donne la tarte à offrir à une tierce personne. Dans Lullaby, l’auxiliaire magique est le grimoire mais il n’est pas donné 391 mais dérobé et est lui-même l’objet de la quête. Dans nos récits, les mandateurs se confondent avec les héros. Vladimir Propp montre que « les contes commencent habituellement par l’exposition d’une situation initiale. On énumère les membres de la famille, ou le futur héros est simplement présenté par la mention de son nom ou la description de son état. » (Propp 36). La structure du conte traditionnel semble ici se retrouver. Carl présente Helen dès le début du récit comme l’héroïne et parle de son métier. Billy est présenté dès la première page de Thinner. La situation initiale est posée : le bohémien a déjà touché Billy ; Carl et Helen sont déjà dans leur quête du grimoire. Propp décrit le déroulement d’un conte de fée : il met d’abord l’accent sur l’éloignement de la maison de l’un des membres de la famille : Billy s’éloigne émotivement d’Heidi avant de s’éloigner physiquement. Carl s’est éloigné de son passé mais nous voyons au cours du récit que l’éloignement est plus physique qu’affectif. Tom et Del s’éloignent de leur famille en allant à Shadowland. Proop révèle que dans un deuxième temps, « le héros se fait signaler une interdiction » (Propp 37) qui est bien sur transgressé lors de la troisième étape. Carl est incapable de ne pas utiliser la berceuse et Billy ira quoiqu’il lui en coûte à la recherche de Lemke. Tom, quant à lui, pénètre dans la pièce interdite. La quatrième étape, « l’agresseur essaye d’obtenir des renseignements », et la cinquième « l’agresseur reçoit des informations sur sa victime » (Propp 39) ne s’appliquent pas toutes deux à nos récits. Dans Thinner, Billy a des informations sur la gitane et Lemke et dans Lullaby, Mona tente de recueillir le plus grand nombre de renseignements sur le grimoire. Nous énumérons les étapes suivantes données par Propp pour percevoir le lien avec nos récits : la sixième voit l’agresseur changer de forme pour tromper et s’emparer de sa victime ; dans la septième la victime se laisse convaincre par son agresseur. La huitième étape se retrouve dans Thinner; « l’agresseur 392 nuit à l’un des membres de la famille. » (42) King inverse cette étape et fait du héros le membre de la famille victime du préjudice. La neuvième étape voit le départ du héros mais dans le cas de Billy, sa quête consiste à se sauver lui-même. Successivement, le héros décide d’agir, quitte son domicile puis subit une épreuve qui le prépare à recevoir un objet magique. Pour Billy, on peut considérer que l’épreuve au sein du camp gitan le prépare à recevoir la tarte. Carl et Helen ne reçoivent pas l’objet magique puisque le grimoire est déjà, sans qu’ils le sachent, en leur possession. L’objet est transmis directement dans la quatorzième étape ; puis le héros est transporté sur le lieu de sa quête, le héros et l’agresseur s’affrontent, une marque est imprimée sur le corps du héros. Ces étapes trouvent un écho dans Thinner : l’affrontement entre Billy et Lemke a lieu dans le camp des gitans et sa main est marquée par le coup de feu tiré par Gina. Pour Propp, la dix-huitième étape voit la victoire du héros. On voit là un changement de trajectoire effectuée par les écrivains contemporains. Les auteurs dévient du dénouement classique. Billy confronte Lemke au chapitre 19 mais sa confrontation se solde par un échec puisqu’il se fait tirer dessus et est jeté au sol comme un vulgaire sac. L’affrontement entre Carl et Oyster se fait à l’hôpital devant le corps fragmenté du bébé d’Helen. Cependant, Oyster triomphe puisqu’il condamne Helen à une mort inévitable. Lors de la dix-neuvième étape, « le méfait initial est réparé ou le manque comblé » (Propp 66) ; successivement, le héros revient, est poursuivi, sauvé, arrive incognito chez lui ou dans un pays étranger. A la vingt-quatrième étape, « un faux héros fait valoir des intentions mensongères » (Propp 74) ; le héros a une tache difficile à accomplir, la réussit, est reconnu. On démasque le faux héros, le héros a une nouvelle apparence. Ces étapes semblent être absentes de nos récits. A la trentième étape, l’agresseur est puni et finalement le héros accède au pouvoir et se marie. Dans nos récits, le dénouement traditionnellement heureux des contes est subverti. La quête de 393 Carl pour retrouver Mona et Oyster est inachevée. Lemke sort vainqueur, Billy se punit lui-même en se condamnant à mourir. Algirdas-Julien Greimas met en avant la structure actantielle du conte de fées qui devient la réalisation d'un contrat qui amène le protagoniste à subir plusieurs épreuves afin de se montrer digne de son rôle de sujet proprement dit. Le premier axe relie le sujet à l’objet. La dynamique narrative naît de l'expérience d'un certain manque et du désir ressenti par le sujet d'acquérir un objet de valeur, qu’il soit concret ou abstrait. Dans Thinner, Billy cherche un moyen de mettre un terme à la malédiction et dans Lullaby, l’objet de la quête est le grimoire. Le deuxième axe établi par Greimas est celui du destinateur et du destinataire. Le destinateur est un émetteur qui charge un sujet d'acquérir un objet pour le remettre ensuite au destinataire approprié. Cet axe ne semble pas être présent dans nos deux récits. Le troisième axe oppose l’adjuvant à l’opposant ; l'adjuvant aide le sujet dans ses efforts d'acquérir l'objet alors que l'opposant a pour tâche de faire obstacle à la réalisation de ce désir. Le rôle des opposants semble clair dans Lullaby puisqu’il fait référence à Oyster et Mona ou à la société dans son ensemble pour Carl mais il paraît plus trouble dans Thinner. Ce rôle semble être rempli à la fois par Heidi, docteur Houston et les gitans eux-mêmes. Lors du dénouement, on peut considérer que Billy devient son propre opposant car il renonce à la vie pour sa fille. Claude Bremond met, lui, en lumière des séquences narratives caractérisées chacune par une unité d’action, dont les structures peuvent se multiplier à l’infini et s’emboîtent en s’articulant autour de trois moments clés : la situation initiale qui présente les personnages et les motifs de l’action ; le passage à l’acte qui montre le héros en pleine épreuve et la situation finale qui voit la récompense pour le héros et le châtiment pour ses adversaires. Dans Thinner, toute l’action tourne autour du fait que Billy tente d’ôter 394 la malédiction gitane qui s’est abattue sur lui. Cependant, lors de la situation initiale, Lemke a déjà apposé la malédiction sur Billy et l’élément perturbateur apparaît avant la présentation des personnages. Billy est soumis à des épreuves perpétuelles et le dénouement s’éloigne entièrement de celui proposé par Brémond. Dans Lullaby, il y a une unité d’actions autour de la quête pour retrouver le grimoire. Helen est présentée dès le début de l’intrigue alors que la présentation de Carl se fait progressivement tout au long du récit. Il en va de même pour les motifs de l’action. Il n’y a pas de réelle épreuve pour acquérir le grimoire puisqu’il se trouve avec Helen dès le début du récit ; de même la situation finale décrite par Brémond ne se vérifie pas dans le récit de Palahniuk. Nos auteurs reprennent ainsi certains éléments théoriques de structuration des contes mais s’en éloignent peu à peu pour les tourner en cauchemar. Les auteurs mettent en scène un royaume de l’abjection, un monde où règnent le chaos et l’effroi. Ainsi, dans Thinner, la lune de miel de Billy et d’Heidi est un lointain souvenir ; l’expression « a long, long, time ago » (15) fait écho au « once upon a time » des contes de fée mais chez King, elle n’est nullement révélatrice du début d’une belle histoire. Les Etats-Unis sont décrits comme un pays où l’obésité menace tout le monde de mort : « he was entering heart-attack country. » (26) King nous offre non pas un royaume féérique, mais un royaume n’accueillant que des êtres déviants. La tarte à la framboise offerte à Heidi par Billy n’est qu’une grotesque version de la pomme empoisonnée donnée par la cruelle reine à Blanche Neige. A l’inverse de la marraine de Cendrillon qui lui attribue des qualités hors du commun à sa naissance, Lemke est la mauvaise fée, qui lance à Billy un mauvais sort. Le gitan touche Billy de son doigt alors que les fées touchent Cendrillon avec leur baguette : « someone hit you with the old cancer-stick. » (74) La baguette magique apporte ici le mal et enlève au protagoniste la sève de la vie. Dans Lullaby, Helen est loin de correspondre à la princesse des contes 395 de fées. Elle n’est pas présentée comme physiquement attirante et ses vêtements aux couleurs vives lui donnent un aspect carnavalesque. Si Lemke est une mauvaise fée, Billy est lui l’ogre des contes de fées, dévorant tout sur son passage. On y voit un écho au personnage de Rabelais, Gargantua. Le titre complet de l’œuvre est déjà parlant : La vie très horrifique du grand Gargantua. 594 L’adjectif « horrifique » montre bien la monstruosité du personnage. Ce deuxième roman de Rabelais narre les années d’apprentissage et les exploits guerriers du géant Gargantua. Le lexique cru utilisé par l’auteur est à l’image de l’appétit excessif, ogresque du personnage. Ainsi, Gargantua boit dès sa naissance le lait de dix-sept mille neuf cent treize vaches. De trois à cinq ans, il boit, mange, dort, court après les papillons et se roule dans les ordures. Le ton de dérision utilisé par Rabelais rappelle la tonalité grotesque de nos auteurs qui partage le but de critique sociale. Gargantua est avant tout un géant comme l’ogre des contes de fées. La stature imposante de Billy, le fait qu’il est incapable de voir ses pieds, sa voracité extrême explique le parallèle avec le personnage de Rabelais et fait écho à un autre personnage de la littérature française, Abel Tiffauges, dans Le roi des Aulnes de Tournier. La figure du monstre est chez Tournier ainsi caractérisée : monstre vient de montrer. Le monstre est ce que l’on montre –du doigt, dans les fêtes foraines, etc. Et donc plus un être est monstrueux, plus il doit être exhibé. Voilà qui me fait dresser le poil, à moi qui ne peux vivre que dans l’obscurité. 595 L’auteur partage la mégalomanie conventionnelle du monstre et « le caractère génétique commun de l’ogrité. »596 L’appétit démesuré d’Abel, sa grandeur et son 594 François Rabelais, La vie très horrifique du grand Gargantua (Paris: Garnier-Flammarion, 1968). 595 Tournier 14. 596 Daniel Servane, Maelle Levacher, et Hélène Pringent 210. 396 imposante posture font bien écho au personnage de King. L’ambition démesurée d’Oyster et son désir d’anéantir l’humanité pourrait placer ce personnage dans cette catégorie. Billy a les caractéristiques de l’ogrité et le personnage de l’ogre nous rappelle le petit poucet qui a usé de toute sa ruse pour amener l’ogre à manger ses enfants. Billy souhaite symboliquement manger sa fille pour se l’approprier à jamais et tuer sa femme à l’image de Barbe Bleue qui sacrifie ses épouses trop curieuses. Pour Bettelheim, l’ogre fait figure du père castrateur ; Billy souhaite en effet garder sa fille pour lui seul mais notre vision incestueuse de leur relation nous fait aller au-delà de la castration. Contrairement à la théorie de Bettelheim, on ne retrouve pas ici la fonction pédagogique des contes. En effet, selon ce dernier, [L’enfant] a besoin … d’une éducation qui, subtilement, uniquement par sous-entendus, lui fasse voir les avantages d’un comportement conforme à la morale, non par l’intermédiaire de préceptes éthiques abstraits, mais par le spectacle des aspects tangibles du bien et du mal qui prennent alors pour lui toute leur signification»597 Pour Bettelheim, le conte de fées véhicule le message que : la lutte contre les graves difficultés de la vie est inévitable et fait partie intégrante de l’existence humaine, mas que si, au lieu de se dérober, on affronte fermement les épreuves inattendues et souvent injustes, on vient à bout de tous les obstacles et on finit par remporter la victoire. 598 Nos auteurs détruisent la fonction pédagogique du conte car la frontière entre le bien et le mal est abolie ; le protagoniste n’est pas là pour confirmer que la victoire du bien est inéluctable. Il engendre lui même chez le lecteur un sentiment d’abjection et son état de déviance continuelle ne peut être un modèle. De plus, le dénouement montre que l’issue 597 Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées (Paris: Pocket, 1999) 16. 598 Bettelheim 20. 397 heureuse promise à tout héros n’existe pas. Les auteurs semblent plutôt nous conduire à réfléchir sur la laideur de l’âme humaine. La subversion des contes de fées est aussi visible dans Shadowland dont le nom luimême évoque le pouvoir de l’illusion. b2. Shadowland : l’entrelacement des contes de fées Dans At the Foot of the Story Tree, Bill Sheehan montre l’importance qu’a donné Straub aux recherches sur les contes de fées lors de la rédaction du récit qui nous concerne: « his readings in Perrault, Hans Christian Andersen, and, most significantly, the Brothers Grimm permeate the text, accounting for a large measure of Shadowland’s distinctive and idiosyncratic flavor. » (Bill Sheehan, and Alan Clark 103). Avant d’analyser l’influence thématique des contes sur le récit straubien, nous devons mettre celui-ci en perspective avec l’ensemble des énoncés structuraux énoncés précédemment. Nous établissons les liens perceptibles avec la théorie de Propp. Les deux parties constitutives du récit (à Carson et dans la demeure de Cole) semblent trouver des échos aux fonctions énoncées par Propp. La première étape qui consiste dans l’éloignement de la maison d’un membre de la famille correspondrait à l’éloignement de Tom de sa mère quand il va chez Cole ; on peut aussi considérer qu’il s’éloigne d’elle quand il va à l’école Carson. La deuxième étape (le héros se fait signaler une interdiction) serait à Shadowland l’interdiction d’entrer dans la pièce où se trouvent les frères Grimm et à Carson de faire de la magie. Tom transgresse cet interdit avec l’aide de Del et il n’hésite pas non plus à pénétrer dans la pièce interdite chez Cole. La quatrième étape (l’agresseur essaie d’obtenir des renseignements) peut se voir dans les interrogatoires que fait subir Laker Broome aux étudiants mais dans la 398 deuxième partie du récit Cole n’est aucunement intéressé par les raisons expliquant l’acte de Tom. Lors de la huitième étape (l’agresseur nuit à l’un des membres de la famille), Cole nuit à Del et Tom en voulant briser leur rêve de devenir des grands magiciens. La neuvième étape (le départ du héros) pourrait s’appliquer au départ de Tom pour la forêt où il subit des épreuves initiatiques. Elle ne semble pas s’appliquer à la première partie du récit car les pérégrinations de Tom y sont limitées à l’école, sa maison et celle de Del. La douzième étape (le héros subit une épreuve pour obtenir un objet magique) désignerait les épreuves subies par Tom dans la forêt et le fait que Cole lui transmette le livre fondateur pour les magiciens : « he bent down and retrieved a slim leather-bound book from beneath the chair. ‘This is the Book. Our Book. The Book we are pledged to honour.’ … ‘Speckle John gave it to me. In time it will be yours.’ » (334) Dans la première partie du récit, Tom doit faire face à la mort de son père mais aucun objet ne semble lui être transmis. Il paraît néanmoins accéder à un état supérieur de maturité et de bravoure. Dans les deux parties du récit, Tom cherche à protéger Del ; le héros et l’agresseur s’affrontent comme c’est bien le cas dans la seizième étape. Laker Broome endosse auprès de la presse le rôle du sauveur revenant à Tom qui préfère, lui, rester dans l’ombre. L’agresseur est bien puni suivant la trentième étape de Propp : Cole disparaît avec sa demeure et Laker Broome n’existe plus dans les annales de l’enseignement après l’incendie de l’école. L’ultime étape –l’accès au pouvoir de Tom– semble complexe : il refuse les pouvoirs légués par Cole mais il reste néanmoins le plus grand des magiciens même s’il se confine au zanzibar. Le mariage final décrit par Propp n’a pas lieu car Tom perd, au contraire, la femme aimée. Ainsi, certains éléments du schéma proppien se retrouvent dans Shadowland. La subversion consiste dans le fait que ces éléments paraissent s’appliquer aux deux 399 parties du récit comme si la structure du conte était doublée. Certains éléments du schéma proppien n’apparaissent pas ou ne semblent pas complets. Le thème du manque, de la fracture est à nouveau visible ici et nous relie à la déconstruction mise en place par les auteurs. Si l’on se tourne vers le schéma actantiel de Greimas et plus précisément sur le premier axe de sujet-objet, nous retrouvons des points communs dans les deux parties du récit : Laker Broome et Cole veulent accroître leur pouvoir, Del souhaite connaître les secrets pour être un grand magicien, Tom veut protéger Del. Le second axe du destinateur-destinataire ne semble pas visible contrairement à l’axe de l’adjuvant-opposant. A Carson, les opposants à Del ou à Tom prennent les traits de Broome, des professeurs et de Steve. A Shadowland, ils sont représentés par Cole, les Baladins, voire même Rose. Les actants sont multiples, ce qui contribue à l’atmosphère trouble du récit. La logique du récit de Brémond nous amène également à remettre en question la structure du conte traditionnel. Les personnages sont présentés au début de l’œuvre mais les motifs de l’action semblent multiples. Tom pense qu’il doit aller dans la demeure de Cole pour protéger Del ; ce dernier a, lui, pour but de progresser dans la magie. Cole cherche à attirer Tom dans sa demeure car il est intéressé par ses immenses pouvoirs. Tout comme pour Billy, Tom semble subir des épreuves de manière constante depuis la mort de son père en passant par sa crucifixion et la perte de Rose. De ce fait, la victoire du héros présentée par Brémond dans la situation finale reste source d’interrogations. Cole est bien puni mais Tom choisit de s’éloigner lui-même de la récompense suprême d’être le roi des magiciens et se contente de faire ses tours dans un bar. Straub s’éloigne peu à peu du schéma du conte traditionnel. De plus, le récit straubien présente des échos aux contes populaires et intègre luimême des contes. La première page nous offre une citation de Dickens portant sur le 400 Petit Chaperon Rouge : « Little Red Riding Hood was my first love. I felt that if I could have married Little Red Riding Hood, I should have known perfect bliss. » Chez Straub la figure de l’innocente enfant est jouée par Rose alors qu’elle est loin d’incarner la pureté du personnage de Perrault. 599 Cole est métaphoriquement le loup se nourrissant de l’innocence de Del et Tom. Cole souhaite dominer et s’approprier les gens qui l’entourent. En cela, il rappelle lui aussi le personnage de Tournier, Abel Tiffauges. Nous allons ici plus loin dans la présentation de ce personnage et dans l’analyse des corrélations avec Cole. Abel Tiffauges, passe de sa rencontre au pensionnat Saint-Christophe avec l'étrange Nestor, qu'il adule, à la Seconde Guerre mondiale où il ira au bout de ses obsessions. Il devient « l'ogre de Kaltenborn », recrutant de manière forcée des enfants dans la région mazurienne et devenant peu à peu maître de la napola (une école para-militaire). Il finit par sauver un jeune juif, Ephraïm, et sa fuite finale peut être une quête de rédemption. Il apparaît à la fois comme un ogre et comme un sauveur. Son caractère ogresque vient du fait qu’il est gigantesque et difforme ; il découvre le plaisir de se nourrir de chair crue et se focalise sur les enfants qu'il veut porter et collectionner. Son désir de collectionner les êtres vivants le rend monstrueux. Cole cherche à enrôler Del et Tom ; sa volonté de les posséder fait de lui métaphoriquement un ogre. De même, les individus qu’il collectionne dans sa créature sont un indicateur de son caractère ogresque. Enfin, sa maîtrise du temps le rapproche du personnage, Abel Tiffauges, qui date son existence de « il y a mille ans, il y a cent mille ans. » (Tournier 13). Dans l’œuvre de Tournier, le héros devient l’ogre de 599 Il faut signaler les deux versions existantes du conte. Dans le conte de Perrault, le loup est victorieux alors que chez les frères Grimm un chasseur intervient et sauve la jeune fille et sa grand-mère. 401 Kaltenborg en s’accomplissant dans l’enlèvement d’enfants en Mazurie. Cole souhaite enlever Tom et Del à leurs familles proches pour les contrôler et rester le roi des chats. Il est intéressant de nous tourner vers cette expression « le roi des chats. » Elle fait écho au conte du « Maître chat ou le chat botté » de Perrault. Dans ce conte, un chat utilise la ruse et la tricherie pour offrir le pouvoir, la fortune et la main d'une princesse à son maître dénué de tout pécule financier. Ce thème de la ruse et de la tricherie fait immédiatement écho à Cole qui utilise la magie pour manipuler son entourage et assurer son pouvoir immodéré sur son entourage. Straub dévie cependant du conte originel puisque Cole est son propre maître ; on peut considérer qu’il possède Rose qui joue le rôle de princesse. Le conte de Perrault inclut également un conflit entre le chat et un ogre qui est capable de se transformer en un grand nombre de créatures dont un lion. Le chat demande à l’ogre de se changer en souris et le dévore. Le jeu du tel est pris qui croyait prendre illustre la relation de Cole et de Tom. Dans cette vision finale du conte, le jeu de correspondances apparenterait Tom au personnage du roi des chats et Cole à l’ogre. En effet, Tom utilise la ruse pour emprisonner Cole dans sa propre créature. Tout comme le chat mange l’ogre, Tom mange métaphoriquement son maître. Il y a dans Shadowland plusieurs rois des chats ; chaque magicien supplante son prédecesseur. Speckle John laisse la place à Cole qui s’efface devant Tom. Le combat de chat botté contre l'ogre rappelle un duel de magiciens. Cet animal est communément lié à la sorcellerie. 600 Cole est capable de faire revivre les morts ; comme Charon il emmène Mr Peet ou Del dans le royaume des défunts. Shadowland se situe au cœur d’une forêt et l’aventure de Tom et Del nous rappelle le périple d’Hansel et Gretel. Dans ce conte des frères Grimm, Hansel et Gretel 600 Au XIIIème siècle, l'Église, afin de contrer le paganisme, amorce une campagne contre la sorcellerie. La sorcière est vue comme un être solitaire et asocial, ayant un chat pour animal de compagnie. 402 entendent le plan de leurs parents de les abandonner dans la forêt. Hansel et Gretel recueillent des cailloux et marquent le chemin jusqu'à chez eux. Les parents font une nouvelle tentative mais les miettes de pain laissées cette fois ci par les enfants sont mangées par les oiseaux. Hansel et Gretel sont accaparés par une sorcière. Gretel doit engraisser son frère pour être mangé par la sorcière. Gretel finit par pousser la sorcière dans son propre four. Dans le récit de Straub, Del et Tom font figure du frère et de la sœur et Cole remplace la sorcière. Del a perdu ses parents et Tom a perdu son père ; la demeure de Cole n’est cependant pas accueillante mais il utilise des tours de magie pour les éblouir. Le four dans lequel brûle la sorcière peut être transposé à l’incendie qui dévaste Shadowland. La pièce interdite par Cole fait écho à la chambre interdite d’accès dans le conte de Barbe Bleue. Le caractère monstrueux de Cole fait de lui un Barbe Bleue moderne puisqu’il est aussi un meurtrier. Dans le conte de Perrault, l’épouse prend pour prétexte la prière pour laisser à ses frères le temps d’arriver pour la sauver. Chez Straub, Tom doit être son pauvre sauveur et tuer lui-même le monstrueux Cole. La pièce interdite est à la jonction de deux couloirs et permet spacialement la plongée dans une autre dimension. La pièce est lieu de création littéraire de deux hommes, Jakob et Wilhem, qui ne sont autres que les frères Grimm. Les créateurs de contes de fées se retrouvent eux-mêmes dans une histoire, se faisant l’écho de la fraternité entre Del et Tom. Ces deux hommes écrivent des histoires pour amuser et terrifier ; cela rejoint le rôle des magiciens décrit par Del et Tom, éclairant le lien entre magie et contes de fée. En donnant à Tom le surnom de « grumpy, » Rose se place dans le rôle de Blanche Neige et attribue à Tom un rôle double ; il serait à la fois le nain Grincheux et le prince la libérant de l’emprise du maléfique Cole. 403 Cole revient sur l’origine des contes de fées et cela est à nouveau l’occasion d’une mise en abyme, « the box and the key. » Dans Le récit spéculaire, Lucien Dàllenbach analyse le procédé de mise en abyme comme « tout miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse. » 601 Les contes présents dans le récit sont un reflet des intrigues se déroulant dans celui-ci. L’histoire « the box and the key » commence par la formule consacrée des contes de fée « a long long time ago. » (184) Un jeune garçon est autorisé à jouer dehors dans la neige par sa mère. Il trouve une boîte en argent et une clé ; la boîte contient toutes les histoires du monde qui sont dispersées par le vent : Every story in the world, every story ever told, blew up out of the box. Princes and princesses, wizards, foxes and trolls and witches and wolves and woodsmen and kings and elves and dwarfs and a beautiful girl in a red cape, and for a second the boy saw them all perfectly, spinning silently in the air. Then the wind caught them and sent them blowing away, some this way and some that. (186) Ces paroles de Cole laissent apparaître les éléments clés de tout conte de fées, des éléments qui se retrouvent d’ailleurs dans notre récit. Rose est considérée comme la princesse, Tom comme le prince. Cole est à la fois sorcier, rusé comme un renard et aggressif comme un loup. Les Baladins sont les nains. Rose joue le rôle du petit chaperon rouge. Cole recrée la genèse des histoires en créant lui-même une histoire et fait revivre le mythe de Pandore. Dans la mythologie greque, Pandore fut créée sur l'ordre de Zeus pour se venger des hommes pour le vol du feu par Prométhée. Elle reçut de Zeus une boîte qu’elle ne devait pas ouvrir mais elle céda à la curiosité, libérant de la boîte tous les maux qui y étaient contenus, comme la Maladie, la Guerre, la Folie, ou la Tromperie, et y laissa enfermée l'Espérance. Les éléments composant les contes de fées sont comparés à des maux, plongeant l’humanité dans une vie de douleurs. 601 Lucien Dàllenbach, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme (Paris: Éditions du Seuil, 1977) 52. 404 Les titres choisis pour les différentes parties nous plongent eux-mêmes dans l’univers des contes de fées : « when we all lived in the forest » nous replongent dans nos peurs enfantines. Les noms des personnages placent ces derniers dans la lignée des contes de fées : « Nightingale » est un oiseau et dénote la fragilité de Del ; « Broome » rappelle le balai des sorcières. « Flanagan » évoque un élément volant. Les noms de l’élève Miles Teagarden et du professeur de mathématiques Mr Weatherbee seraient parfaits comme des personnages de Lewis Carroll. Le professeur d’histoire américaine est Mr Whipple et la sonorité du nom nous rappelle un fouet et révèle l’intransigeance des professeurs à Carson. Au sous-chapitre 18, le professeur Fitz Halan étudie en classe le conte « the goose girl. » Traduit en français par « la petite gardeuse d’oie, »602 ce conte des frères Grimm narre l’histoire d’une princesse qui rejoint l'époux qui lui est destiné. Sa mère lui offre un cheval nommé « Falada » et un mouchoir qui a le pouvoir de la protéger sur lequel elle dépose trois gouttes de son sang. Elle est accompagnée d’une camériste. Celle-ci profite du fait que la princesse perde le mouchoir pour échanger ses habits et prendre sa place auprès de son époux. La vraie princesse garde les oies du roi et parle à la tête de son cheval décapité par la servante. L’usurpation d’identité finit par être découverte et la camériste meurt dans un tonneau rempli de clous. Straub garde l’intrigue originale ; le côté machiavélique de la servante est souligné. Il inclut néanmoins un four: « ‘the prince’s father makes her tell her story to a stove and listens through the stovepipe.’ » (71) La princesse raconte son histoire au four et à la tête de son cheval. 602 Le terme « goose » se traduisant en français par « oie » rappelle aussi le recueil de Perrault, Les Contes de ma mère l'Oye, titre visible au dos du recueil. Le titre au recto était Histoires ou contes du temps passé, avec des moralités. Ce recueil contient La belle au bois dormant, le petit chaperon rouge, barbe bleue, le maître chat ou le chat botté, les fées, Cendrillon ou la petite pantoufle de verre, Riquet à la houppe, le petit poucet, La Marquise de Salusses ou la Patience de Griselidis, Les Souhaits ridicules et Peau d’âne. 405 Dans ce conte, un conflit triangulaire se met en place entre un mari, sa véritable épouse et une servante. Le thème de la manipulation et du double y est ubiquitaire puisqu’une servante terrorise la princesse, usurpe son identité et prend tout pouvoir sur elle. La servante épouse le prince et la vraie princesse est envoyée avec les oies. Cette relation triangulaire s’apparenterait à celle entre Tom, Cole et Rose. Il semble que le rôle de la princesse du conte corresponde à Tom dans le récit de Straub. Cole veut usurper la place de Tom auprès de Rose. La tentative d’usurpation de Cole –le spectacle qu’il offre à la fin du récit– est découverte et arrêtée par Tom. Il ne va pas à Shadowland pour retrouver sa princesse mais pour aider Del. La seule personne qui le protège est Speckle John. Le personnage de la princesse nous lie au conte « the dead princess » narré aux pages 204-209. Dans ce conte, les oiseaux sauvent un royaume endormi suite à la mort de la princesse. Ils sacrifient leurs ailes et sont transformés en grenouilles pour que la vie reprenne au château. Les moineaux représentent Del et Tom qui sont métaphoriquement représentés comme des oiseaux et Del est littéralement transformé en oiseau lors du dénouement. Tom tente de sauver Rose qui joue le rôle de la princesse endormie. Dans le conte, les moineaux sacrifient leur chant ; dans le récit, Tom doit choisir entre ses ailes et son chant, entre sa liberté et son talent, à savoir la possibilité de devenir le successeur de Cole. Rose partage également des points communs avec la sirène du conte « the mermaid. » Dans celui-ci, un roi âgé, anciennement puissant, vit seul sur ses terres abandonnées par son armée. Un sorcier lui propose de lui donner une épouse qui lui rendra tout le pouvoir et son royaume perdu mais son amour ne sera qu’illusoire. Une femme de toute beauté sortie des eaux est offerte au roi qui retrouve sa prospérité et son pouvoir avant que le sorcier le transforme en bouc et prenne sa place à la tête du 406 royaume. Dans le récit straubien, Rose est une beauté parfaite, mystérieuse associée au lac près de la demeure de Cole. Son assimilation au royaume marin est soulignée par les terribles souffrances que lui cause le fait de marcher. Elle éblouit Del et Tom qui sont tous deux amoureux. Elle apparaît comme la création de Cole qui prend le rôle du sorcier mais chez Straub, le sorcier n’est pas l’ultime vainqueur. En devenant le nouveau roi des chats, Tom supplante Cole mais Rose ne survit pas contrairement à la sirène dans le conte. Nous avons montré les connections entre la magie et les contes de fées ; l’illusion et la création d’une autre réalité y jouent dans les deux cas un rôle clé. Ces deux éléments sont également liés par le thème de l’abjection, à la fois dans les thèmes qui y sont abordés ou dans les personnages dépeints. Si ces thématiques sont présentes en filigrane dans nos récits, elles n’échappent pas à la loi de la subversion appliquée par nos auteurs. Elles sont paradoxalement également source de fascination, ce qui fait vaciller à nouveau la stabilité de nos repères. Magie et contes de fées engendrent abjection et beauté et ont un lien avec le processus initiatique. Dans le conte, le héros est sujet à une transformation suite à de nombreuses épreuves ; les monstres que les néophytes doivent affronter lors de leur initiation s’apparentent aux créatures maléfiques des contes et la cérémonie prend l’aspect de rites magiques de par le contact atteint avec une dimension sur-humaine. Cependant, le paradigme de l’inachèvement semble être encore à l’œuvre, fissurant tout mythe et valeur. 407 C] Une remise en question du processus initiatique Le terme « initiation » va de pair avec celui de « rite. » Il marque le changement de statut social ou sexuel d'un individu et se matérialise le plus souvent par une cérémonie ou des épreuves diverses. L’éthnologue, Konrad Lorenz 603 voit le rite comme la volonté forte des individus d’une culture à vouloir circonscrire les effets désordonnés et indésirables de celle-ci et à valoriser la conservation du groupe. Nos trois récits révèlent des personnages, qui étant abjects eux-mêmes, luttent contre des êtres abjects ; la société les rejette cependant en tâchant de réprimer le mal qu’ils représentent. La thématique de l’initiation est omniprésente à travers nos récits. Les personnages semblent subir des épreuves initiatiques, les conduisant à une remise en cause identitaire. Néanmoins, c’est surtout le phénomène d’inachèvement qui nous frappe comme si le thème de l’abject s’était inséré même dans ce processus censé amener l’individu à pouvoir accéder à une réalité spirituelle supérieure. a. Une explicitation du processus initiatique Nous nous tournons d’abord vers l’œuvre de Mircea Eliade car il est considéré comme l'un des fondateurs de l'histoire moderne des religions. Cet auteur né à Bucarest en 1907 a vécu aux Indes de 1928 à 1932, préparé une thèse de doctorat sur le yoga, a enseigné à l’Ecole des Hautes Etudes à Paris puis à la Sorbonne et est titulaire de la chaire d’Histoire des religions à l’université de Chicago. Ses ouvrages portant sur le processus initiatique sont régulièrement cités à l’image de Initiations, rites, sociétés 603 Konrad Lorenz, L'agression : Une histoire naturelle du mal (Paris : Flammarion, 1977). « La triple fonction de supprimer les luttes à l’intérieur du groupe, de consolider l’unité du groupe et d’opposer le groupe en tant qu’entité indépendant à d’autres groupes semblables, cette triple fonction est accomplie par les rites culturels. » (81) 408 secrètes 604 qui va constituer notre point de départ pour une présentation simple des rites initiatiques et nous permettre de voir de quelle manière ils apparaissent dans nos récits. On comprend généralement par initiation un ensemble de rites et d’enseignements oraux, qui poursuit la modification radicale du statut religieux et social du sujet à initier. Philosophiquement parlant, l’initiation équivaut à une mutation ontologique du régime existentiel. A la fin de ses épreuves, le néophyte jouit d’une toute autre existence qu’avant l’initiation ; il est devenu un autre. 605 Cette citation éclaire d’ores et déjà des éléments majeurs : le symbolisme de la mort et de la renaissance, le changement de l’individu qui renaît à une autre vie et qui doit subir des épreuves pour atteindre un niveau supérieur de connaissances. a1. Epreuves et signification Les rites initiatiques permettent à l’adolescent d’accéder au monde des adultes, aux mythes et traditions sacrées de la tribu. « L’initiation introduit le novice à la fois dans la communauté humaine et dans le monde des valeurs spirituelles. » (Eliade 12). Le néophyte accède aux traditions mythiques qui sont au cœur de la société concernée. Les sociétés archaïques sont liées à l’histoire mythique désignant « une série d’évènements qui ont lieu in illo tempore, au commencement du Temps. » (Eliade 14). C’est un retour au Temps originel, au Temps mythique, symbole de perfection. Eliade montre que ce retour aux origines et le concept de répétition ad infinitum peut aller de paire dans ces sociétés avec des innovations. Néanmoins, celles-ci étaient perçues comme des « ‘révélations’ d’origine sur-humaine. » (Eliade 15). 604 Eliade met notamment en lumière les rites de puberté et les initiations tribales dans les religions primitives. 605 Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes 12. 409 L’initiation suit plusieurs étapes ; elle passe par la séparation de l’enfant et de sa mère et la cérémonie implique l’ensemble de la communauté. Eliade donne pour premier exemple les rites de puberté dans les tribus d’Australie orientale, cérémonie qui s’appelle la bora. Celle-ci commence par la préparation d’un terrain sacré où apparaît l’image symbolique du cercle. Un retour au temps mythique sacré s’effectue, un retour au « temps du rêve, » le célèbre « dream time » qui permet aux autochtones de réintégrer le Temps sacré des origines. Dans un deuxième temps, les novices sont séparés de leurs mères, les femmes étant tenues à l’écart du rite. Les hommes séparent simplement les mères de leurs enfants ou la séparation se fait de manière plus brutale dans d’autres tribus ; les novices peuvent être saisis par leurs gardiens ou des inconnus souvent masqués et emportés dans la forêt au son des bull-roarers. 606 Dans un troisième temps, le novice est emmené dans un lieu isolé pour que les traditions religieuses de la tribu lui soient enseignées. Là, il y subit dans un quatrième temps des opérations : « les plus fréquentes sont la circoncision, l’extraction d’une dent, la subincision, mais aussi la scarification ou l’arrachage des cheveux. » (Eliade 29). Il est soumis à des épreuves, des interdictions alimentaires. Le néophyte fait l’expérience des ténèbres absolues où la menace des êtres mystérieux et terrifiants est constante. « Le passage du monde profane au monde sacré implique d’une manière ou d’une autre l’expérience de la Mort : on meurt à une certaine existence pour accéder à une autre. » (Elliade 38). Cette mort est bienfaitrice car régénératrice du Cosmos et de la collectivité, la renaissance symbolique permettant 606 « Chez presque toutes les tribus australiennes, les femmes sont convaincues que leurs enfants sont tués et dévorés par une divinité hostile et mystérieuse, dont elles ignorent d’ailleurs le vrai nom, dont elles n’ont entendu que la voix : le bruit terrifiant des bull-roarers. » Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes (1959: 36). Les références des pages 410 et 411 proviennent de ce même ouvrage. 410 de recréer l’acte de Création. L’initié peut s’ouvrir « aux valeurs de l’esprit. » (Elliade 38). La majorité des épreuves initiatiques impliquent, d’une façon plus ou moins transparente, une mort rituelle suivie d’une résurrection ou d’une nouvelle naissance. Le moment central de toute initiation est représenté par la cérémonie qui symbolise la mort du néophyte et son retour parmi les vivants. Mais il revient à la vie un homme nouveau, assumant un autre mode d’être. La mort initiatique signifie à la fois la fin de l’enfance, de l’ignorance et de la condition profane. 607 La mort symbolique représente le retour au commencement, à ce Temps mythique où la société et le cosmos étaient purs. La renaissance du néophyte est une répétition rituelle de la cosmogonie, du commencement absolu. Le néophyte a accès à une autre réalité qui l’élève au-dessus de la condition de simple homme du commun. La mort symbolique passe par l’engloutissement du néophyte par un monstre. L’assimilation des tortures initiatiques aux souffrances du néophyte englouti et ‘digéré’ par le monstre, est confirmée par le symbolisme de la cabane où sont isolés les garçons. Maintes fois, celle-ci représente le corps ou la gueule ouverte d’un monstre marin, d’un crocodile par exemple, ou d’un serpent. 608 La symbolique du ventre du Monstre engloutisseur nous lie à celle du ventre maternel et fait écho au concept de regressus-ad-uterum. Il vise à un retour au stade de l’embryon, « la régression à un état pré-formel, à une modalité latente (complémentaire du ‘chaos’ pré-cosmogonique), [plutôt] que l’anéantissement total (au sens où, par exemple, un membre des sociétés modernes conçoit la mort). » (Eliade 18). Cette image de régression embryonnaire rime bien avec le concept de germination, de la création d’une nouvelle vie et d’un lieu sombre et clos chargé de symbolisme. « La mort initiatique est souvent symbolisée par les ténèbres, par la Nuit cosmique, par la matrice tellurique, la cabane, le ventre d’un monstre, etc. » (Eliade 18). 607 Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes 16. 608 Eliade 87. 411 L’initiation du néophyte est réalisée grâce à un chaman. Pour Eliade, un chaman n’est reconnu comme tel qu’après avoir eu une instruction d’ordre extatique (rêves, transes) ou traditionnelles (langage secret, fonctions des espris) La transmission est, soit héréditaire, soit une vocation. Ils se guérissent eux-mêmes et peuvent guérir les autres. Ils peuvent dépasser leur condition profane et atteindre une trans-temporalité, établir un retour aux Temps des origines. Ils peuvent se déplacer dans les trois zones cosmiques (enfer, terre, ciel), faisant fi de la condition humaine. Pour devenir chaman, l’individu doit passer par le rituel de la mort et de la résurrection symbolique. L’instruction est réalisée par des esprits (les âmes des chamans morts). Cela permet au futur chaman de communiquer avec des êtres divins et d’approcher le monde des défunts. Il maîtrise les langues secrètes pour communiquer avec les esprits ou ceux des animaux. Michel Perrin 609 voit le chamanisme comme un système créé par l’homme pour donner sens aux événements et pour agir sur eux. En ce sens, il ne serait pas si éloigné du rôle attribué à la magie. Si nous donnons la primauté de cette présentation à Eliade, nous n’oublions pas que le phénomène de rites initiatiques a fait l’objet de nombreux autres écrits. a2. Autres perceptions sur les rites initiatiques Dans Les rites de passage (1909), l’ethnologue français Arnold Van Gennep montre que le motif spatial –celui du franchissement d'un seuil– permet d’établir un point commun entre un très grand nombre de rites, tels que les baptêmes, les circoncisions, les rites de purification ou les initiations chamaniques. Les rites de passage se déroulent en trois étapes : la première étape préliminaire est la séparation de l’individu du 609 Michel Perrin, Le chamanisme (Paris: Presses universitaires de France, 2010). 412 groupe ; la deuxième liminaire est la mise en place effective du rituel à l’écart du groupe et la troisième postliminaire est la réincorporation de l’individu parmi les siens avec son nouveau statut. Ces rites de passage ont lieu en particulier dans les sociétés où les catégories sociales sont plus restreintes. L’anthropologue américain Carlos Castaneda relate, lui, dans ses ouvrages son expérience du chamanisme amérindien sous la conduite d'un sorcier indien Yaqui auquel il donne le nom de Don Juan Matus. Ses ouvrages comportent ainsi non seulement des éléments autobiographiques, mais donnent également des renseignements sur la tradition chamanique toltèque. Même si la réalité de ses témoignages est grandement discutée, nous nous tenons aux faits présentés dans ses ouvrages. Les chamans rencontrés lors de ses nombreuses visites sont impliqués dans la recherche de la liberté absolue, à savoir la possibilité de conserver intacte leur conscience dans l'au-delà. L’objet de la quête est celui de la Connaissance et apporte au chaman des pouvoirs comme celui de l'immortalité. Le « sorcier » expérimenté, appelé Nagual, est prédestiné à l’être. Une conscience supérieure, appelée l'Esprit, le désigne comme tel à travers des présages. L’approche de Castaneda révèle également que la vie d'un individu normal consiste tristement à se vider de son énergie à travers le phénomène d’auto-contemplation. Il faut endiguer cette fuite énergétique, en considérant l'auto-contemplation comme le pire ennemi. Une corrélation s’effectue entre certaines perceptions de la vie ordinaire et des états de conscience modifiés. Le but ultime est de pouvoir abandonner sa perception habituelle pour atteindre cette autre réalité, hors du champ de l’homme du commun. Si certains des éléments présentés précédemment apparaissent dans les œuvres qui nous concernent, nous verrons que la déviance est bien présente, tel un leitmotiv qui détruit l’harmonie du rituel originel. 413 b. Une subversion du rite initiatique Puisque nos auteurs cultivent l’art du paradoxe, on peut s’attendre à ce qu’ils dévient du schéma classique de l’initiation ; la lecture des œuvres nous révèle en effet de nombreuses failles qui interpellent le lecteur. C’est une initiation au mal qui est offerte aux personnages et l’accès à un état de conscience supérieure reste illusoire. b1. Une initiation remise en question dans Thinner La notion d’abjection teinte le processus initiatique d’une dimension trouble et les thématiques qui y sont adjointes notamment celles de la renaissance restent problématiques dans le récit kingien. Contrairement au schéma initiatique classique où le rituel mène le néophyte sur la voie de la maturité, nos auteurs inversent le processus pour nos personnages qui sont confrontés à la déchéance. Les élèves néophytes sont initiés au mal et non au bien. Lemke –ou Cole d’ailleurs– ne sont que des guides vers l’enfer et non vers une renaissance. Si nous nous tournons vers la théorie d’Eliade, le néophyte doit être séparé de sa famille, mené vers un lieu sacré isolé traditionnellement dans la forêt, subir des épreuves conduisant à une mort et une renaissance symboliques. Nous nous apercevons déjà que le protagoniste, Billy, s’éloigne de ce schéma initiatique. S’il est bien séparé de sa femme et de sa fille, Billy choisit lui-même cet éloignement. Le lieu sacré isolé où doivent se tenir les épreuves pour le néophyte pourrait s’apparenter dans notre récit au camp des gitans mais là encore la déviance est de mise car Billy n’est pas conduit dans ce lieu mais fait le choix d’y aller pour affronter le gitan. Les rites d’initiation sont liés à la figure du cercle et par là même au symbolisme du « centre » explicité par Eliade dans Le mythe de l’éternel retour. « Agent de protection, 414 il a une valeur magique et symbolise la barrière infranchissable qui enferme, clôt et écarte les démons. » (Julien 72). L’image du cercle est présente dans le camp des gitans : there really were concentric circles : first the rough circle of vehicles, and inside that, a circle of men and women sitting around the fire, which burned in a dug hollow surrounded by a circle of stones. (195) Cependant, le cercle ne permet pas d’éviter la pénétration des puissances hostiles comme elle est censée le faire puisque l’homme blanc s’introduit dans leur monde. Billy subit de nombreuses épreuves : il doit d’abord affronter le regard des gitans : « they regarded him with their dark Gypsy eyes ad no one said a word. » (196) Il doit ensuite faire face à la femme tentatrice, Gina, qui lui crache au visage toute sa haine. L’épisode du crachat peut s’apparenter à une épreuve initiatique mais dans ce cas King subvertit une fois de plus le rite initiatique car il inclut une femme dans un rite masculin traditionnellement réservé aux hommes. 610 De plus, d’autres femmes sont présentes lors de la confrontation au camp des gitans qui, bien qu’il soit éloigné de la ville, ne se situe pas en forêt et porte tous les attributs du monde industrialisé, notamment avec la présence des caravanes. De plus, Billy s’éloigne de la pureté du rite initiatique puisque même l’épreuve du crachat n’enlève pas les idées obscènes de son esprit. Il n’est pas digne d’être initié car il éprouve du désir pour Gina. Billy doit affronter le monstre, Lemke, alors qu’il est lui-même considéré comme un être monstrueux –« a dybbuk » (197) – par les gitans. La remise en cause du parcours initiatique concerne également le lien même qui se crée entre le guide et son élève. Billy affronte Lemke, il le prend même par les épaules et crée la colère chez son guide en parlant de sa famille. Billy n’a pas peur de Lemke et le guide est dérouté: « he’s not used to being touched- not used to being spoken to in 610 Des rites initiatiques féminins existent et dans ce cas les femmes sont aussi séparées des hommes. 415 anger. » (202) De plus, Billy clame à voix haute son identité et nie qu’il soit un monstre alors que le néophyte perd toute identité lors du rituel avant de renaître en homme nouveau. « His voice was surprisingly clear and strong. ‘But I’m not a dybbuk. Not a dybbuk, not a demon, not a monster. What you see… … is all that I am.’ » (197-98) Le fait que Lemke soit le monstre qu’il doit affronter pour pouvoir renaître se confirme dans la description donnée du gitan : « Lemke’s face twisted. Suddenly, horribly, he was three hundred years old, a terrible living revenant. » (202) Lemke semble être à la fois le guide et le monstre que Billy doit affronter lors de son épreuve. La rébellion de Billy face à Lemke et sa menace d’apporter sur sa famille la malédiction de l’homme blanc semble aller entièrement à l’encontre du processus initiatique où tout sentiment de haine, de colère est absent. On peut considérer que Billy meurt symboliquement lorsque Gina tire sur sa main. Les douleurs extrêmes ressenties par Billy accompagnent cette mort symbolique qui doit être suivie d’une renaissance. Cela n’est pas le cas pour Billy puisque ses souffrances ne s’arrêtent qu’après que Lemke ait ôté la malédiction. Cet épisode même fait office d’expérience initiatique pour Billy qui semble mourir et renaître plusieurs fois. Le parc où a lieu la communion entre Billy et la tarte semble être une grotesque version du lieu sacré des rites initiatiques. Le sang du néophyte s’allie à la tarte dans une communion quasi mystique accompagnée de la parole du guide. Lemke parle en rom tout comme le chamane –la personne qui guide le néophyte– parle dans une langue inconnue : Blood splattered into the split in the pie. He was dimly aware that Lemke was speaking rapidly in Rom, his black eyes never leaving Billy’s white gaunt face. (289) On peut considérer le passage de la malédiction à la tarte comme une épreuve nécessaire à la renaissance de Billy. King semble allier des caractéristiques du processus initiatique et de la magie noire. Si Billy se sent renaître, on semble plus 416 assister à une séance de désenvoûtement: « he collapsed back against the park bench, feeling wretchedly nauseated, wretchedly empty- the way a woman who has just given birth must feel. » (290) Toute force lui est ôtée comme lorsqu’un individu est libéré d’un esprit qui le hante. La subversion est encore à l’œuvre car la renaissance complète de Billy passe par la remise de la tarte à Heidi. Ce rite de régénération implique la mort de son épouse et donne au rite une dimension mortifère. King inverse le processus initiatique et fait de celui-ci un auxiliaire de mort et non de vie. Il semble nous présenter une initiation à rebours. Chaque élément du rite est soumis au sceau de la subversion. Ainsi, le processus initiatique est, comme nous l’avons vu précédemment, lié au retour à l’état embryonnaire. Le néophyte opère un processus de régression : Billy est en effet présenté comme un enfant : « Billy-boy went home to his wife. » (62) La page 69 est un exemple de ce regressus ad uterum : le pantalon de Billy est trop grand pour lui : « he looked like a kid dressed up in his father’s clothes. » Cependant, la régression n’est pas complète car il retourne uniquement en enfance et non à l’état fœtal. La mort symbolique n’est nullement source de purification pour le protagoniste. Il semble prisonnier du processus initiatique, condamné à le répéter. Le parcours initiatique de Billy reste inachevé car si Lemke finit par ôter la malédiction, il choisit à nouveau de se livrer à la mort. Billy se livre de manière répétitive à la mort pour expier son péché originel : le meurtre de la gitane. Le processus initiatique crée des monstres, non des êtres nouveaux. Le processus initiatique porte le sceau de l’abjection et ne suit pas les étapes décrites par Eliade. L’analyse d’Arnold Van Gennep est, elle aussi, remise en question. La première étape qui voit la séparation de l’individu du groupe se retrouve dans la coupure réalisée entre Billy et sa famille. Cependant, là encore, Billy est celui qui décide de lui-même 417 cette séparation. Si dans la deuxième phase le rituel se déroule à l’écart du groupe, la confrontation entre Billy et Lemke au camp des gitans ne correspond pas au processus initiatique. Il en va de même pour la troisième phase qui voit la réincorporation de l’individu parmi les siens avec son nouveau statut. Billy est accueilli par sa famille mais son nouveau statut ne peut être atteint qu’après qu’Heidi ait mangé la tarte. Sa réincorporation au sein de sa famille est basée sur le mensonge et la manipulation et il n’aura jamais accès à son nouveau statut puisqu’il se condamne lui-même à mourir. La vision du processus initiatique présentée par Castaneda dans ses ouvrages est aussi sujette à diverses problématiques lorsqu’on établit un parallèle avec notre récit. De par son âge et sa force improbables, Lemke peut s’apparenter au chamane ayant le pouvoir de l’immortalité. Il dit lui-même avoir des dons de voyance et ses connaissances sont immémoriales. Il semble avoir à la fois un pied dans la vie ordinaire et pouvoir atteindre un état de conscience supérieure qui lui permet d’hypnotiser les individus et de modifier le cours de leurs vies. Les intentions maléfiques de Lemke le détournent néanmoins de l’approche transcendentale de Castaneda ; sa maîtrise d’une conscience supérieure n’est utilisée que pour causer la mort. Certains éléments du processus initiatique sont ainsi visibles dans le récit kingien mais ils sont liés à une dimension mortifère, non régénératrice et cette vision semble également omniprésente chez Straub. b2. Shadowland : une initiation au mal Le jeu de la dualité ubiquitaire dans l’œuvre de Straub se retrouve dans le processus initiatique. Dans la première partie consacrée à Carson, Del est celui qui subit le plus grand nombre d’épreuves alors que c’est Tom qui paraît subir un processus initiatique 418 dans la deuxième partie du récit. Intéressons nous d’abord au personnage de Del. Si l’on suit le schéma énoncé par Eliade, Del est séparé de sa famille mais cette séparation est antérieure au début du récit car il a déjà perdu sa famille. L’école est le lieu de son initiation où il subit en effet de nombreuses épreuves à travers les constantes humiliations infligées par Steve. La confrontation amenant à une expérience de mort symbolique peut être perçue lorsque Steve donne des coups de ceinture à Del. Le verbe « initier » est lui-même utilisé par Steve: « ‘why did you have to be here? I’m going to initiate you, all right.’ His face constricted and blanched, then went a dull shade of red. » (115) Del subit les souffrances physiques: « Del slipped off the piano bench and lay beside it. … Del’s face was streaked with what looked like mud; finally I saw that it was the dust melting on his wet face. » (116) Cependant, Del ne renaît pas en être nouveau; cela marque la fin de son innocence et fait émerger son côté sombre: « I glanced at him, and was startled by the shadowy smile I saw lurking in his face. » (118) De plus, la connotation sexuelle liée aux coups de ceinture –un simulacre d’arme– donnés par Steve donne un touche subversive au processus initiatique. Ainsi, Steve féminise Del en l’appelant Florence. Il tremble comme par anticipation avant l’acte sexuel et demande à Del d’enlever sa veste et son tee-shirt : « ‘take off your jacket and your shirt, goddam you, I want to see some skin.’ » (114) Le fait qu’il désire voir Del torse nu suscite déjà des interrogations. L’empressement est visible chez Steve: « he jerked at the back of Del’s dark jacket and pulled it off. » (114) Il demande à Del de se pencher sur le banc du piano: « [Del] knelt before it and leaned over, exposing his pale boy’s back. Skeleton was already breathing oddly. He unfastened his belt, drew it out through the loops, and doubled it. » (115) La respiration haletante de Steve, la position de Del et le geste de Steve donne à la ceinture une connotation sexuelle. 419 Ceci est confirmé par les lignes suivantes : « Skeleton never paused. He moved slightly behind Del, to one side, and raised the doubled belt and sliced it down on Del’s back. » (115) La position de Steve et l’usage fait de la ceinture rappellent un acte sexuel. Le visage de Steve se contracte sous l’effort et l’expression réitérée « ‘oh Jesus » renforce l’aspect malsain de la scène. La transformation typographique du passage entre «’oh, Jesus’ » à « ‘oh, Jeesus’ » semble aller de pair avec la montée du plaisir chez Steve. Cet aspect subversif du rite semble être poussé encore plus loin dans le fait que Del et Steve paraissent communier dans cette jouissance sadique et masochiste: The belt came whistling down and cracked against Del’s skin. Del jerked backward a bit and closed his eyes. … The three lines blistering in Del Nightingale’s white back, Skeleton twisting over him in his agony, his face twisted too, the belt dangling from his hand. (115) Del et Steve semblent partager la douleur et font les mêmes mouvements comme si leurs corps agissaient à l’unisson. L’acte de Steve sexualise le rite initiatique classique. Tom est également sujet à des épreuves initiatiques à Shadowland. Il est bien éloigné de sa mère mais il choisit luimême d’aller dans la demeure de Cole. A l’image de Billy, le processus initiatique semble se répéter et Tom est confronté à de nombreuses morts symboliques. Il subit d’abord des épreuves afin d’être accepté dans l’ordre des magiciens. Les pages 315 à 319 montrent que le rite de passage s’effectue en six étapes sous la forme de lumières. La première étape laisse Tom dans le monde réel et le place près de l’endroit où Rose a joué la scène du conte « the goose girl. » Lors de la deuxième étape, Tom pénètre dans une forêt et rencontre le gardien du royaume de la magie décrit sous les traits d’un homme-loup indiquant au néophyte le chemin à prendre : « on the middle of the lighted clearing stood a huge man covered with fur. On his shoulders sat the giant head of a 420 wolf. » (315) Cette hybridité entre l’humain et l’animal reflète le statut de Cole et annihile les frontières entre le réel et l’irréel. Lors de la troisième étape, la forêt se transforme en ville. Tom se trouve sur un parking qu’il ne reconnaît pas. Les repères sont abolis et l’immersion dans l’irréel est totale. Tom aperçoit un homme mort dans une voiture ; il comprend plus tard que c’est Marcus Reilly. Un vieil homme se dirige vers Tom et la révulsion que ce dernier lit sur le visage de cet inconnu fait fuir Tom qui est à nouveau transporté dans la forêt. Les bois deviennent une entité vivante: « the woods now were filled with gibbering and leering faces. A branch rustled, and an eye winked at him. » (317) L’annihilation spatio-temporelle est bien visible puisque Tom passe de la nature à la ville et il revoit le suicide de Marcus. Lors de la quatrième étape, Tom doit faire face à sa culpabilité de ne pas avoir été capable de sauver Dave Brick lors de l’incendie à Carson. En effet, il revoit Dave qui lui reproche de l’avoir abandonné: « Brick sat facing him twelve feet away, wearing the old tweet jacket Tom had lent him. ‘You left me, Tommy,’ Dave Brick complained. ‘You chose flight. You should go back and find me.’ » (317) Dave reproche à Tom d’avoir choisi ses ailes. Tom pense devenir fou et fuit: « leaving Dave Brick behind, he had become a monster. » (318) Tom doit donc se confronter à son passé et à sa culpabilité. Une fois de plus il choisit ses ailes et abandonne son ami. Cette épreuve doit l’amener à faire face au monstre qui est en lui. La cinquième étape marque la prise de conscience de Tom de l’origine des évènements s’étant déroulés à Carson ; on peut considérer qu’il atteint un état de conscience supérieur : « all those nightmares, back at school, all those dreadful visions : they had come from him. Beginning in him, born in him, they had spread out to infect everyone he knew. » (318) Tom prend conscience du pouvoir immense qu’il possédait dès Carson. Tom est face à face avec un loup mort et un homme vêtu d’une cape noire 421 lui posant des questions pour confirmer son acceptation par l’Ordre. Cependant, contrairement à Cole, il refuse l’appartenance à l’Ordre et son initiation est incomplète car il n’atteint pas la sixième et ultime étape. C’est bien la thématique de l’incomplétude qui marque l’initiation de Tom même s’il subit un changement physique après cette initiation dans les bois. Il paraît ensuite plus vieux. Il est confronté à un autre processus initiatique lors du dénouement final contre Cole. La crucifixion de Tom se rapproche d’une mort symbolique d’autant que la douleur lui fait subir un dédoublement : « Tom went out of his body and floated among the bright screams. » (400) Il est tenté par le diable qui lui propose de l’aider s’il accepte de devenir le maître de Shadowland. Tom ne semble pas connaître une renaissance puisqu’il a décidé bien avant qu’il ne souhaitait pas basculer du côté obscur du roi des chats. D’autres éléments révèlent la subversion du rite initiatique présenté par Eliade. La demeure de Cole, qui est bien entourée d’une forêt abritant des êtres mystérieux et inquiétants, et la forêt elle-même d’ailleurs, constituent les lieux de l’initiation pour Tom. Cependant, Tom semble subir des épreuves dans différents endroits et ce changement d’espace constant nous rapproche du chaos. On ignore si la demeure de Cole est au centre de la forêt mais ce lieu, hanté par les fantômes du passé et resplendissante de modernité à la fois, nous rappelle le « symbolisme architectonique du Centre » décrit par Eliade dans le sens où tout temple ou palais « est une ‘montagne sacrée’, devenant ainsi un Centre. Etant un Axis Mundi, la cité ou le temple sacré sont considérés comme point de rencontre entre le Ciel, la Terre et l’Enfer. » 611 Si on considère les nombreuses références au diable et la magie noire pratiquée par Cole, les diverses références aux éléments souterrains –non seulement physiques mais également 611 Eliade, Le mythe de l’éternel retour 24. 422 aux éléments refoulés dans l’inconscient des personnages– Shadowland connecterait deux zones cosmiques : la terre et les enfers. Même le passage de Del et Tom dans la grotte souterraine réalisée sous la houlette de Rose est sujet à un questionnement. Comme l’a montré Eliade, la grotte est l’un des lieux topoïques de l’initiation : nombre de mythes de la traversée initiatique d’une vagina dentata ou de la descente périlleuse dans une grotte ou une crevasse assimilées à la bouche ou à l’utérus de la Terre Mère, descente qui conduit le héros dans l’autre monde. 612 La descente dans la grotte a bien lieu pour les personnages de Straub mais ils sont guidés par Rose alors que le guide est rituellement de sexe masculin. Tom n’est pas directement confronté aux fantômes de Nick et de son compagnon et aucun passage ne se fait du profane au sacré, de l’éphémère à l’éternité. Le tunnel ne mène pas à un autre monde mais les fait revenir à leur point de départ. La grotte n’est alors nullement le symbole utérin de la Terre Mère ; elle ne représente pas la matrice car elle est sous le contrôle de Cole. C’est plutôt un retour au père qui nous est donné, un père maléfique qui donne une touche masculine au concept de vagina dentata. Si l’on suit la théorie d’Arnold Van Gennep, la première étape n’est pas totalement respectée ; Tom n’est pas seul à Shadowland puisqu’il peut compter sur le soutien de Del. Tom subit bien ses épreuves à l’écart du groupe mais sa réincorporation parmi les siens avec son nouveau statut ne se fait pas. Il refuse de devenir le successeur de Cole et il s’isole pour effectuer ses tours au zanzibar. De par son accès à différentes strates temporelles et spatiales, Cole semble se rapprocher du sorcier possédant le pouvoir d’immortalité décrit par Castaneda. Cole allie la perception du monde ordinaire et l’accès à une autre réalité. Cependant, son hybris démesurée semble le ramener à cette 612 Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes 117. 423 auto-contemplation décriée par Castaneda comme le véhicule de la fuite énergétique chez l’homme. Cole n’imagine pas pouvoir être déchu par Tom et se satisfait de ses pouvoirs. Manipulation et facticité règnent dans le royaume des ombres et la subversion du rite initiatique qui y est omniprésente trouve un écho dans le récit de Palahniuk. b3. Lullaby : une initiation factice Dans Lullaby, le périple entamé par les quatre personnages est présenté par Mona elle-même comme un parcours initiatique : « ‘my hope is this trip will be, you know, like my own personal vision quest. And I’ll come up with an Indian name and be’, she says, ‘transformed.’ » (114) Le terme de transformation fait référence à la mort et à la renaissance symboliques apportés par le rite initiatique. Le lien qu’elle établit avec les Indiens mérite d’être souligné. La relation des Amérindiens avec le monde des morts a toujours fasciné les blancs qui ont tenté de découvrir leur secret. Si dans son ouvrage, Chamanisme, Mircéa Eliade définit ce phénomène comme venant piroritairement de la Sibérie et d’Asie centrale, il est toujours commun parmi les Amérindiens. Il est lié à la communion entre l’homme et la nature. Le chaman est un psychopompe qui, en état de transe, voit son âme quitter son corps et aller au ciel ou descendre dans le monde des morts. On comprend alors la relation faite par Mona entre les Indiens et la quête initiatique. On peut se demander de quelle manière les personnages sont transformés à travers leur périple. Carl se sent transformé par ce périple. Sa vie passée avec Gina lui semble une vie fantôme : « the man in the photo is so young and innocent. He’s not me. The woman is dead. Both of these people, ghosts. » (213). Il ne se reconnaît plus sur sa photo de 424 mariage: « he’s not me. The man is dead. Both of these people, ghosts. » (213) Carl est loin de suivre les étapes du rite initiatique ; comme Billy ou Tom le choix de se séparer de sa famille (ses parents) est un choix personnel. La mort de sa femme et de son enfant le laisse dans un état léthargique duquel il ne se remet pas et sa mort symbolique semble être une mort perpétuelle puisqu’il paraît sans vie dans le monde qui l’entoure. Il s’inflige lui-même des souffrances en écrasant de son pied des maisons miniatures. Il ne renaît pas en tant qu’être nouveau lors du dénouement puisqu’il est toujours aussi perdu. Il souhaite se confesser aux policiers mais ne le fait pas et continue à vivre en fugitif. L’accès à un état de conscience supérieure ne semble pas se réaliser pour Carl. De même, Helen connaît une mort symbolique à la fin du récit. On s’éloigne cependant du rite initiatique car la renaissance doit se faire pour l’individu dans son corps originel. Or, Helen renaît à travers la prise de possession d’un autre corps et aucun accès à une conscience supérieure n’est atteint. Elle se livre en effet à ses instincts en ayant des rapports sexuels avec Carl. Les monstres que les personnages doivent affronter lors de leur parcours ne sont pas des êtres extérieurs mais la figure du monstre est représentée par eux-mêmes. Le souhait émis par Oyster d’utiliser la berceuse pour annihiler la race humaine et recréer un monde où lui et Mona seraient les nouveaux Adam et Eve rejoint le mythe de la cosmogonie mis en lumière par Eliade. La berceuse permettrait une régénération du temps, à l’image de l’apocalypse, du déluge qui met fin à une humanité pécheresse pour donner naissance à une humanité régénérée. Oyster n’est cependant nullement altruiste et son désir de réitérer le rite de la cosmogonie n’a rien de noble puisqu’il est présenté comme le diable quand il se met en colère. Le processus initiatique est ainsi remis en cause dans nos trois récits ; il est marqué par l’inachèvement et la subversion. C’est en cela que nous pouvons dire qu’il est 425 déconstruit par nos auteurs qui s’éloignent du mythe originel et l’inscrivent dans une dimension postmoderne. Si nous nous sommes grandement tournés vers Eliade, nous ne onsidérons nullement qu’il apporte le Saint Graal de la connaissance sur le thème de l’initiation. C’est pour cela que nous souhaitons, dans une dernière partie, faire référence à l’œuvre de Daniel Dubuisson, Mythologies du XXème siècle, 613 où il revient de manière critique sur les écrits de Mircéa Eliade. c. Eliade au cœur de la critique Tout comme les auteurs subvertissent les rites initiatiques classiques décrits par Eliade, Dubuisson révèle la face cachée des écrits de cet auteur traditionnellement encensé. La recherche de la vérité est une quête sans fin et le lecteur se demande s’il doit tenir pour acquis les caractéristiques éliadiennes du parcours initiatique après que Dubuisson ait mis en perspective le passé roumain soigneusement dissimulé d’Eliade des années trente à la fin de la seconde guerre mondiale. La valeur du théoricien n’est pas remise en cause mais sa valeur humaine le rappoche lui-même du domaine de l’abjection. Dubuisson met ainsi en lumière l’allégeance d’Eliade à un parti fasciste et antisémite, la Garde de Fer que nous évoquerons ensuite, son éloge du régime salazariste, …, son élitisme obsessionnel, son rejet de l’héritage des Lumières (démocratie, égalité des droits, liberté individuelle, justice sociale) et son mépris pour toute morale humaniste. 614 Cette dernière affirmation de Dubuisson éveille en elle-même des interrogations et nous incite à la prudence quant à son analyse faite de la personnalité d’Eliade. Celui-ci élabore en effet ses intuitions entre les deux guerres mondiales, ce qui explique son 613 Daniel Dubuisson, Mythologies du XXème siècle (Villeneuve d'Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2008). 614 Dubuisson 9. 426 obsession de la perte du sens, sa volonté de retrouver des valeurs et sa perspective de se tourner vers l’Inde et les civilisations archaïques. Dans son ouvrage, Mircéa Eliade : La philosophie du sacré, Stanislas Deprez va ainsi à l’encontre des propos de Dubuisson : Cette démarche qu’Eliade veut prolongement de l’humanisme renaissant, est pour lui la plus profitable qui soit car il est convaincu que la connaissance et le renouvellement de soi passent par la découverte de l’autre. Or les autres cultures sont toutes marquées par le religieux et le contact du sacré. Dès lors, Eliade place l’histoire des religions au centre de ce nouvel humanisme. 615 Il paraît ainsi important de garder une distance critique avec chaque écrit. Dubuisson montre que l’antisémitisme a joué un rôle dans l’œuvre d’Eliade et qu’il a menti sur son passé selon les archives roumaines fouillées par L. Volovici et A. Laignel-Lavastine, le Journal de M. Sebastian et le propre Journal d’Eliade rédigé au Portugal pendant la guerre. « L’œuvre d’Eliade porte ainsi en elle, transfigurés mais reconnaissables, les principaux thèmes liés à sa fascination pour les mouvements occultes et à son engagement auprès de la violente Garde de Fer. » (Dubuisson 12). Dans la période troublée de l'entre-deux-guerres, la Roumanie a vu l'ascension d'un mouvement très singulier, la Garde de Fer, qui n’avait pour Eliade qu’une « ‘vocation de secte mystique’, alors qu’il s’est agi d’une milice paramilitaire qui a terrorisé, torturé et massacré d’innombrables victimes juives. » (Dubuisson 200). Nous nous devons à nouveau ici de nuancer les propos forts de Dubuisson ; il nous faut préciser que certains mouvements occultes ont lutté contre le Nazisme et la barbarie. La connaissance de l’homme, et non du théoricien qu’est Eliade, nous fait douter de la justesse de ses écrits : Les idées qui y sont exposées transposent-elles celles, violentes, élitistes, antisémites et antimodernistes que défendit le militant extrémiste d’avantguerre ou s’en distinguent-elles en rejetant sans ambiguïté leurs conclusions 615 Stanislas Deprez, Mircéa Eliade : La philosophie du sacré (Paris: L'Harmattan, 1999) 26. 427 déshonorantes ? De la réponse qui sera apportée dépendra le jugement, scientifique et moral, qu’il conviendra de porter sur cette œuvre. 616 Dubuisson reproche à Eliade de ne s’intéresser qu’à des éléments ponctuels, « les mythes cosmogoniques, les différents rites de fertilité et d’initiation, les expériences ascétiques et extatiques ainsi que les conceptions cycliques du temps » (Dubuisson 206) en laissant de côté des éléments tels que les prières, les offrandes ou les organisations sacerdotales. Afin d’atteindre une règle applicable aux phénomènes traités, Eliade a isolé les éléments plus complexes et qui n’entraient pas dans sa théorie. Dubuisson utilise l’adjectif « simplificatrice » (Dubuisson 206) pour qualifier la conception générale de l’évolution historique d’Eliade. Certains exemples tirés de la partie indienne de son œuvre sont par exemple remis en cause : Ils consistent à ne retenir que ce qui convient à la thèse défendue, à ignorer et à supprimer en revanche ce qui est gênant puis à déformer pour finir certaines données textuelles. Pour détourner ces dernières de leur contexte culturel originel, Eliade a traduit de façon anachronique certains termes et certaines idées indigènes par de faux équivalents contemporains et, ensuite, ainsi défigurés, il les transpose dans son propre système. 617 La remise en cause de l’approche intellectuelle et érudite d’Eliade ne peut que soulever des interrogations en ce qui concerne notamment sa présentation des rites initiatiques. Cette prise de distance face à l’historien des religions se retrouve d’ailleurs dans notre analyse des récits choisis puisque nous avons montré la subversion du processus initiatique traditionnel éliadien. Loin de nous l’idée de considérer Eliade comme le seul phare éclairant les rituels initiatiques mais son œuvre ne peut laisser de marbre même le plus perplexe des lecteurs et permet de donner une autre approche des récits de King, Straub et Palahniuk. 616 Dubuisson 202. 617 Dubuisson 209. 428 Les auteurs se jouent des idées communes et nous poussent à reconsidérer les valeurs que l’on croyait acquises. Pour ce faire, ils revisitent des éléments fondateurs passés. De ce fait, cette deuxième partie a débuté par un retour historique sur le Romantisme, le Romantisme noir et le Gothique anglais. En effet, les thèmes constitutifs de ce mouvement se retrouvent dans nos récits. L’accent mis sur l’imagination, la fascination pour la mort omniprésent dans nos trois récits ainsi que l’alliance de l’abjection et de la beauté trouvent un écho dans ces mouvements littéraires passés, d’où un retour appuyé à leurs origines. Nos trois œuvres semblent néanmoins avoir plus de points de convergence avec le Gothique anglais qui, nous l’avons montré, a évolué pour prendre l’appellation de néo-gothique, souvent indissocié du Gothique postmoderne. Nous avons néanmoins choisi de placer nos auteurs sous la houlette du Gothique postmoderne en mettant en lumière leur assimilation et leur refonte, voire déviance, des mouvements littéraires précédents. Allier le gothique au postmodernisme double la dimension de l’excès, de la démesure, dimension visible à travers notamment la présentation des lieux et des personnages. La thématique de l’inceste n’est plus dissimulée et l’abjection émerge à chaque recoin des récits. On peut percevoir l’imprégnation de King, Straub et Palahniuk par les œuvres des auteurs passés mais ils s’en détachent et remettent au goût du jour les thèmes traditionnels en leur donnant une tonalité kitsch. Cette déviance des auteurs est à l’image de la déviance thématique et narrative régnant dans nos récits. Le paradigme du chaos semble être privilégié et l’atmosphère trouble régnant dans les œuvres fait écho à la thématique de la déconstruction qui y apparaît comme un leitmotiv. Nous avons placé le terme « déconstruction » sous deux pans : il fait référence à la fois à la notion de fragmentation ainsi qu’à la vision de Derrida qui permet de dévoiler 429 les différentes significations d’un texte. Ce travail de déconstruction réalisé au niveau thématique et narratif participe à la création du sentiment d’abjection et à l’aspect postmoderne des récits. La thématique du démembrement résonne de manière lancinante ; nos auteurs revisitent le thème du corps qui est non seulement fragmenté mais animalisé conduisant les personnages à une perte identitaire. Une plongée dans l’irrationnel s’effectue et nous confronte au thème du double, thème à la fois romantique et fantastique. Nos auteurs abolissent les frontières entre le même et l’autre, entre le rêve et la réalité. La thématique de l’abjection teinte les thématiques corporelles et oniriques. La perméabilité des frontières entre le rêve et la réalité est également visible entre la vie et la mort. La mort semble être le début d’une nouvelle vie. Le fait qu’elle soit désirée et qu’elle soit vue comme un auxiliaire de beauté lui donne une touche subversive et fait écho à la conception romantique de la Grande Faucheuse. Le lecteur voit sa vision des thèmes communs déconstruite car nos auteurs en dévoilent d’autres significations. Cette apparente déconstruction du sens se lie à la fragmentation régnant au sein même de la narration. Les auteurs jouent sur les focalisations, créent de nouvelles expressions langagières. Le registre langagier argotique utilisé se mêle à la dislocation temporelle. La thématique de la fragmentation est accentuée par le paradigme du manque, de l’absence qui marque progressivement la structure narrative, elle-même marquée du sceau de l’abjection. Ce sentiment transparaît également à travers la subversion continuelle des valeurs et des mythes présents dans nos récits. Les auteurs ne se contentent pas de s’inspirer des œuvres passées ; ils les refaçonnent, comme ils se jouent des valeurs de la justice et de la famille. Ils habillent d’un voile grotesque, voire blasphématoire, les mythes bibliques. Nos auteurs nous mènent sur la barque de la magie et des contes de fées mais le procédé de déviance qu’ils mettent en place paraît conduire le lecteur à la dérive. 430 Même le processus initiatique subit les assauts de l’incomplétude, de la multiplicité significative. Il ne faut cependant pas oublier que les trois récits qui nous sont offerts sont un vaste théâtre des illusions où la quête de la vérité est permanente. Il faut aller, comme Alice, au-delà du miroir pour percevoir la véritable réalité des choses. Le sentiment d’abjection est bien réel et est produit par un grand nombre d’éléments divers à la fois thématiques et narratifs. L’atmosphère chaotique régnant dans les récits devrait en toute logique rebuter les lecteurs qui ne devraient pas être enclins à apprécier un type de littérature mettant en scène l’abjection. Pourtant la fascination du lectorat est bien réelle, ce qui nous amène à reconsidérer ce chaos apparent. Celui-ci ne serait qu’un leurre, une illusion, cachant en réalité une unité bien présente de manière sous-jacente pouvant expliquant le succès de ces œuvres. L’abolition des frontières est à nouveau de mise entre l’abjection et la beauté. Cette association du macabre et du beau était déjà présente dans le Romantisme mais nos auteurs semblent aller plus loin et engendrent une véritable vision poétique de l’abjection. C’est à cette alliance oxymoronique que nous allons nous intéresser à présent ; l’abjection devient un moyen de reconsidérer le procédé esthétique. Les personnages et le lecteur semblent trouver une quasi jouissance à cette omniprésence de l’abjection. Cette vision de l’objet abject peut paraître elle-même subversive mais nous ne faisons qu’ouvrir grand la porte entrebaillée pour nous par les auteurs pour que chacun puisse se confronter à ses cauchemars et ses désirs les plus refoulés. 431 CHAPITRE 3. QUAND L’ABJECTION DEVIENT POETIQUE « People who write me often begin by saying, ‘I suppose you will think I’m strange, but I really liked ‘Salem’s Lot,’ or ‘Probably I’m morbid, but I enjoyed every page of The Shining…’ » (Stephen King, Night Shift, 9) « Our interest in these pocket horrors is undeniable, but so is our own revulsion. The two of them mix uneasily, and the by-product of the mix seems to be guilt… a guilt which seems not much different from the guilt that used to accompany sexual awakening. » (Stephen King, Night Shift, 10) 432 L’alliance des termes poétique et abjection nous plonge au cœur de notre paradoxale problématique, qui vise à expliquer cette soif du public pour la littérature de l’abjection. Cet intérêt se change, semble-t-il, en irrépressible désir et se rapproche non seulement du domaine de l’addiction mais également de la jouissance. Cette voie subversive nous amène à suivre différentes étapes. S’il y a un véritable attrait pour ce type de littérature, c’est qu’il y a bien une unité latente dans les récits. La déconstruction rimerait avec une reconstruction. Nous verrons en effet que nos récits dissimulent une unité narrative, notamment à travers le processus de répétition et d’écho. L’identification entre le lecteur et les personnages contribue à donner une harmonie au chaos qui semble régner dans les trois œuvres choisies. L’ouvrage théorique de Han Robert Jauss 618 nous aidera à apporter un éclairage sur le processus de réception particulier utilisé dans nos récits et qui explique cette communion entre les personnages et le lecteur. Ce sentiment ressenti par le lecteur s’explique également par la construction en crescendo du suspense par nos auteurs. La théorie de Roland Ernould 619 sur la construction des récits kingiens suivant des paliers comprenant des escaliers et une porte sera appliquée à nos trois récits. La force visuelle de nos récits et l’approche cinématographique 620 de nos auteurs tient aussi une grande place dans la construction unique de nos récits. Tous ces éléments sont unificateurs et créent un lien indéniable entre les personnages et le lecteur qui s’attachent à ces derniers malgré ou grâce à leur côté abject. L’abjection est en effet vectrice d’une nouvelle esthétique. Les auteurs redéfinissent, reconstruisent une nouvelle perception du beau. Il ne tient plus de l’ordre 618 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (Paris: Gallimard, 1978). 619 Roland Ernould, Stephen King et le surnaturel.1. La mise en scène (Pantin: Naturellement, 2003). 620 Claude-Edmonde Magny, L’âge du roman américain (Paris: Seuil, 1948). 433 de l’Idée platonicienne 621 ni de l’expression kantienne du bien, du bon mais il est lié dans nos récits au sentiment d’abjection. Cette redéfinition du beau va de pair avec une perception neuve du sublime et de l’esthétique. Notre approche sera éclairée entre autres par Gérard Genette, 622 Albin Michel, 623 Immanuel Kant 624 ou Hegel.625 La déconstruction et la reconstruction de ces idées majeures par nos auteurs qui sont loin d’oublier les références du passé nous placent bien dans la lignée du postmodernisme. La littérature de l’abjection a un pouvoir et semble presque nécessaire de par sa capacité à éveiller chez le lecteur une catharsis. Elle est auxiliaire d’une nouvelle poétique. Nous irons plus loin en disant qu’elle nous entraîne dans une danse hypnotique, addictive, fantasmatique, voire jouissive. Cette vision en crescendo fait écho à la construction même des récits et au processus identificatoire effectué entre les personnages et le lecteur. Notre parcours nous amènera à nous tourner entre autres vers Vincent Jouve, 626 Louis Vax 627 ou Julian Hanich. 628 Nos auteurs nous convient à une danse du plaisir où chaque sens est en éveil, nous rendant plus vivants et plus conscients de notre moi. Le processus de déconstruction et de reconstruction s’applique au lecteur et aux œuvres. Nous nous tournons donc vers le processus de construction 621 Platon, Le banquet (380 av J.C. ; Paris: Hatier, 2001). 622 Gérard Genette, Esthétique et poétique (Paris: Éditions du Seuil, 1992). 623 Albin Michel, La parole et la beauté : Rhétorique et esthétique dans la tradition occidentale (Paris: Editions Albin Michel, 1994). 624 Immanuel Kant, Le jugement esthétique (Paris: Presses Universitaires de France, 1998). 625 Hegel, Esthétique (Paris: Flammarion, 1979). 626 Vincent Jouve, Poétique du roman (Paris: A. Colin, 2007). 627 Louis Vax, La séduction de l’étrange : Etude sur la littérature fantastique (Paris: Presses Universitaires de France, 1987). 628 Julian Hanich, Cinematic Emotion in Horror Films and Thrillers : The Aesthetic Paradox of Pleasurable Fear. 434 particulier de nos récits car il s’agit bien d’un assemblage de différentes pièces dont l’association explique le succès de King, Straub et Palahniuk. PARTIE 1. UNE CONSTRUCTION DISTINCTIVE La construction des récits est savamment pensée par les auteurs. C’est parce qu’une unité dans la narration est bien présente qu’un lien particulier existe entre le lectorat et les personnages. L’abjection n’empêche aucunement l’émergence du sentiment d’empathie. Tout comme les éléments narratifs se font écho, une résonance existe entre les sentiments des personnages et ceux du lecteur. A ce phénomène d’écho s’adjoint une structure en suspens des récits et une construction presque cinématographique ; Thinner a d’ailleurs été adapté au cinéma par Tom Holland en 1996. C’est la réception des œuvres par le lecteur que nous devons mettre à présent en lumière. A] Une réception particulière Le terme de réception indique le lien entre le lecteur et les êtres de papier créés par l’auteur, la manière dont l’œuvre est perçue par le lecteur. Pour analyser la réception, nous nous placerons dans la lignée de Jauss qui nous inscrit également dans ce qui est l’horizon d’attente du lecteur de ce type de littérature : Le texte nouveau évoque pour le lecteur (ou l’auditeur) tout un ensemble d’attentes et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l’ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites. 629 Pour Jauss, il n'y a de valeur esthétique que dans l'écart entre l'horizon d'attente d'une œuvre et la façon dont l'œuvre bouleverse cet horizon d'attente, ce qui explique le 629 Jauss 51. 435 caractère unique des œuvres : « le caractère proprement artistique d'une œuvre se mesure à l'écart esthétique qui la sépare, à son apparition, de l'attente de son premier public. » (Jauss 54). Nos auteurs ne cessent de faire vaciller les attentes du lecteur qui perçoit, malgré le chaos apparent, un fil conducteur à travers les récits. Nous avons analysé dans la seconde partie la destruction de l’ordre narratif mais même cette fragmentation apparente dissimule des éléments qui apparaissent de manière cyclique. a. Une unité narratologique Notre précédente analyse des distorsions temporelles peut sembler contradictoire avec le titre de cette partie. Pourtant ces distorsions, qui expliquent pour une part le succès de ces œuvres, cachent un certain nombre d’éléments qui aident à donner un aspect moins confus aux récits. Le processus de répétition permet notamment d’atteindre cette impression d’unité sous-jacente. Ce processus passe à la fois par la récurrence au niveau des faits et par l’usage du langage lui-même. L’image du cercle apparaît, dévoilant un mouvement sans commencement ni fin, ancrant les personnages et le lecteur dans une spirale inéluctable. Le phénomène de répétition nous lie à la figure du cercle qui symbolise en effet le développement continu de la création et le retour constant des événements : le retour constant du temps, des saisons, de la vie, de la mort, du jour, de la nuit… Il implique l’idée de mouvement et représente le cycle du temps, le mouvement perpétuel de tout ce qui se meut …, le cercle symbolise l’éternité représentée par le serpent (emblème de vie) qui se mord la queue. 630 L’emblème du serpent se mordant la queue fait référence à la figure de l’ouroboros qui représente le cycle éternel de la nature. « Ce symbole renferme en même temps les 630 Julien 71. 436 idées de mouvement, de continuité, d’auto-fécondation et, en conséquence, d’éternel retour. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 716). Son caractère ambivalent (du fait qu’il se mord la queue) explique qu’il soit à la fois perçu comme un symbole de rajeunissement et de résurrection ainsi qu’un symbole d'autodestruction et d'anéantissement. Cette thématique de la perfection, de l’unité, de l’éternité mais également de paradoxe peut faire écho à la narration de nos auteurs. La figure du cercle et de la spirale prévaut dans nos récits constitués d’un enchevêtrement thématique, d’un foisonnement d’idées qui semble s’épancher sans fin. Le terme « enchevêtrement » révèle une convergence d’éléments se liant et se reproduisant dans une danse effrénée, un entremêlement d’apparentes oppositions dans une continuelle répétition. Ainsi, dans Thinner, le personnage du gitan ne cesse de refaire surface dans les rêves de Billy tout en prenant des formes différentes. Dans le premier rêve, Lemke prend la place de sa fille accidentée. Puis, il revient de manière régulière sous la forme d’un vautour. Les rêves eux-mêmes ne cessent de se répéter ; ils apparaissent aux pages 24, 63, 214, 234, 282, 285 et 314. Cette réitération évoque le concept freudien de « compulsion de répétition » défini comme « un processus incoercible et d’origine inconsciente, par lequel le sujet se place activement dans des situations pénibles, répétant ainsi des expériences anciennes. » (Jean Laplanche, et J-B Pontalis 86). Cette résurgence de l’accident dans les rêves de Billy le confronte au retour du refoulé, à savoir la culpabilité qu’il nie ressentir pour son acte meurtrier. La malédiction est immuable comme un cercle vicieux, puisque Billy choisit en connaissance de cause de reprendre une part de tarte lors du dénouement. La compulsion de répétition devient alors dans son cas complètement consciente. L’accident qui a causé la mort de la gitane revient de manière répétitive dans l’esprit de Billy ainsi que le geste de son épouse, contribuant à accroître son sentiment de haine 437 envers Heidi : « did I ? Did I really? Why that day. Heidi? Why did you pick that day to reach into my pants after all the prim years of doing everything in the dark ? » (133) La répétition des événements s’allie à la récurrence au niveau langagier lui-même. La forme interrogative est réitérée ; l’auxiliaire « did » est utilisé trois fois et le pronom interrogatif « why » deux fois. L’usage du nom « day » est doublé. La malédiction est, en elle-même, un rappel sans fin de la mort de la gitane ; le récit débute par le sort jeté à Billy par Lemke et se termine sur une part de tarte gitane. Le terme « gypsy » (utilisé dans la première et la dernière phrase du récit) insère celui-ci dans la figure du cercle. La narration de Thinner est elle-même marquée par de nombreuses répétitions. Une répétition lexicale marque le tempo d’une manière régulière à travers les pages du récit. Nous en donnons ici quelques exemples : lors de son premier rêve, Billy imagine qu’il demande à Linda d’arrêter ce qu’elle fait : « qui it, Heidi ! It’s her! I’m going to kill her again if you don’t quit it! Please, God, no ! Please, good Christ, no ! » (24-25) Le schéma exclamatif est répété ; il en va de même pour le verbe « quit » et la supplication au seigneur. Un autre exemple est le rituel de la pesée instauré par Billy ; il semble y avoir une mise en abyme du processus de répétition puisque le rituel réitéré est luimême marqué dans sa description par le phénomène de répétitivité : The ritual begins in the bedroom. Take off the clothes. Put on the dark green velour robe. Chuck all the dirty clothes down the laundry chute. If this is the first or the second wearing of the suit, and if there are no egregious stains on it, hang it neatly in the closet. Move down the hall to the bathroom. Enter with reverence, awe, reluctance. Here is the confessional where one must face one’s wate, and consequently, one’s fate. Doff the robe. Hang it on the hook by the tub. Void the bladder. If a bowel movement seems a possibility –even a remote possibility– go for it. (39) Le passage est marqué par la répétition de phrases courtes et injonctives. Le nom « clothes » apparaît deux fois, le verbe « hang » deux fois, le nom « robe » deux fois tout comme le nom « possibility. » On note une structure ternaire avec la préposition 438 « if » et la présence de rimes internes : « bedroom/ bathroom ou face/ wate/ fate. » Ces nombreuses répétitions contribuent à donner à l’intrigue chaotique un aspect unifié. Lors de sa visite à Hopley, Billy énonce à ce dernier ce qu’il dirait à Lemke s’il le voyait : I can stare him in the face and say, ‘You didn’t cut enough pieces out of the pie, old man. You should have cut out a piece for my wife, and one for your wife, and while we’re at it, old man, how about a piece for you? Where were you while she was walking into the street without looking where she was going? If she wasn’t used to in-town traffic, you must have known it. So where were you? Why weren’t you there to take her by the arm and lead her down to the crosswalk on the corner? Why–’ (123) On note la répétition du nom « pieces, » des structures interrogatives. Le verbe « cut » est utilisé deux fois tout comme le nom « wife. » Le processus de répétition souligne la colère de Billy. Nous citons un dernier passage qui précède la rencontre entre Billy et Lemke dans le parc : « Ginelli stopped, looked at him, and smiled a little. The smile was almost vague… but that whirling, twilight light in his eyes was sharply focused – too sharply focused for Billy to look at. He had to shift his gaze. » (280) Le champ lexical du regard est mis en avant à travers la répétition des mots « look, light, eyes, gaze. » King reprend le verbe « smile » à la fin de la première phrase et l’utilise en tant que nom au début de la seconde phrase. Le participe passé « focused » apparaît deux fois. Des éléments reviennent ainsi à la fois au niveau des faits et de la langue ellemême, donnant aux textes un fil conducteur bien réel. Shadowland abonde également en répétitions. Les épreuves subies par Tom et Del dans la demeure de Cole ne sont qu’un écho de leurs nombreuses péripéties à Carson. Nous avons déjà montré que Tom percevait la ressemblance entre les deux bâtiments et que leur arrivée chez Cole trouvait un écho avec leur premier jour à l’école à travers la présence des bougies. L’usage des bougies est dans les deux cas dû à une coupure d’électricité. Le personnage de Skeleton qui martyrise Del à Carson est encore présent à 439 Shadowland mais c’est alors Tom qu’il poursuit. Le personnage de Rose trouve son écho dans celui de Rosie et le lecteur s’interroge sur la nature des relations entre Rose et Cole puisqu’elle accepte même de jouer pour lui des scènes érotiques. Les échos concernent non seulement les lieux et les personnages mais également le fait que ces derniers soient hantés par le poids du passé qui se répète inlassablement. Cole revit la trahison de Rose et de Speckle John ; le poids du passé rend le pardon impossible. Cole revit pour Del, Tom et les lecteurs la découverte de son pouvoir lors de son séjour à l’armée. Shadowland est elle-même hantée par les fantômes du passé à travers les représentations des personnages morts sur les murs du théâtre. Cole fait revivre grâce à la magie des acteurs tels que Humphrey Bogart, William Bendix ou les parents de Del. La tragédie qui s’est jouée à Carson va se réitérer à Shadowland. A Carson, le harcèlement que Steve fait subir à Del se répète inlassablement à l’image des coups de ceinture que Steve lui inflige de manière continue. Le diable vient tenter Tom deux fois et notre protagoniste répète son aventure au narrateur qui la répète à son tour au lecteur. Le schéma cyclique revient de façon lancinante à l’image de la vie dans le conte « the box and the key »: « the life made a perfect circle, a perfect orb, in which every action and every emotion was useful, in tune with itself and each other action and emotion. » (184) Tout s’accorde et même le temps se met au diapason des sentiments des personnages. Ainsi, au début du récit, l’effroi ressenti par Tom trouve son parallèle dans l’atmosphère pesante du paysage. « The air becomes darker, more silvery. … The entire neighbourhood has turned unpleasant, somehow tainted and threatening. … all of his neighbourhood seems to sigh. » (22-23) Le récit straubien n’échappe pas au processus de répétition lexicale. Nous prendrons ici quelques exemples : L’expression « a long time ago » se décline tout au long du récit (40, 184, 204) ou sous une forme dérivée : « many years ago, » (355) « a long time 440 later. » (391) Aux pages 74 et 75, Tom décrit au narrateur les rêves qui le hantaient à Carson : ‘You want examples? For one thing, sometimes I imagined that birds were looking at me –observing me, keeping track of me. On the walk down to lunch, I’d see a flock of sparrows, and all of them would be looking straight at me. Every one, drilling into me with those quick little eyes. At home, I’d look out of the window in the living-room, and a robin on our lawn would swivel its head and stare at me through the glass, just as if it had something to say to me. Now, that’s pretty mild. It made me think I might be going nuts, but it was still mild.’ (74) Le champ lexical du regard prédomine: « looking/ observing/ see/ eyes/ look/ stare. » ainsi que celui des oiseaux: « birds/ sparrows/ robin. » On note l’usage répété du conditionnel, de l’adjectif « mild, » de la structure gérondive: « looking at me – observing me, keeping track of me. » Cela donne un rythme mélodieux au passage. La chanson chantée par les frères Grimm à Tom est un autre exemple du processus de répétition qui parcourt le récit : « way way way way down in the dump/ I found a tin can and I found a sugar lump./ I ate the one and I kicked the other,/ and I had a real good time. / way way way down in the dump…» (273) Le rythme qui s’instaure fait écho au rythme effréné du récit. On peut prendre un autre exemple à la page 449 lorsque Tom demande à Del, transformé en moineau, de retrouver le véritable Cole : Del’s head lifted; his wings unfurled. And Tom’s heart loosened too, and overflowed. On his bloody, aching hands the bird opened its wings and beat them down. Once. Twice. Go, little bird. Go, Del. A third time the wings opened and beat down, and the sparrow lifted off Tom’s hands. The messenger of spirit swooped into the air? Find him. For us, for you. Find him. Le nom « wings » est répété trois fois, « bird » deux fois, le verbe « beat » deux fois, « hands » deux fois, le verbe “go” deux fois. Il en va de même pour le verbe « find » et le pronom « him. » Nous prenons comme dernier exemple un passage de la confrontation finale entre Cole et Tom : 441 ‘TRAITOR!’Collins screamed, and his eyes locked into Tom’s: but Tom was already pouring in, grasping Collins as he had grasped Skeleton Ridpath, going past pictures of dead men with their faces ripped apart and exploding aeroplanes, going into the swamp of Collin’s being, where nothing could hold him now, going as invincibly as if he wore white armour and feeling Collins melt beneath him. (459-60) On note la répétition de la structure gérondive « pouring/ grasping/ going » qui appuie le rythme saccadé du passage. Le verbe « go » est répété trois fois, « grasp » deux fois, le pronom « him » deux fois. Le récit de Palahniuk est lui aussi parcouru par le procédé de répétition qui passe notamment par la résurgence des faits passés. Dans Lullaby, Carl est hanté par le souvenir douloureux de la mort de sa femme et de son fils. Ses tentatives de fuite en déménageant, en changeant de nom, en détruisant des modèles réduits pour oublier le passé sont vaines. Le chagrin et les souvenirs sont toujours là et il en va de même pour Helen qui ne peut oublier son fils maintenu artificiellement en vie à l’hôpital. Carl montre bien le poids de ce passé douloureux: « how your past goes with you into every day of your future. » (6) Il combat les souvenirs de la mort de ses proches à chaque instant. Le passé devient une prison qui hante les personnages tout comme la berceuse reste inexorablement dans l’esprit de ceux qui l’utilisent ou tout comme les morts ne cessent de hanter ceux qui survivent à leur disparition. Le passé est omniprésent, représenté par l’image de la boutique de meubles anciens où Carl et Helen se retrouvent à deux reprises. Les deux personnages y sont entourés d’objets du passé faisant écho au fait qu’ils sont symboliquement emprisonnés dans leurs souvenirs. Le récit de Palahniuk porte les stigmates de la résurgence lexicale. Des phrases réapparaissent de manière lancinante dans le récit comme l’expression « our hero » pour désigner Helen (2, 3, 4, 6, 7). D’autres expressions sont réitérées telles que: « constructive destruction » (148 173 184 185), « hypothetically speaking » (53, 84, 442 86, 102), « this is what passes for… » (64, 195, 205) ou « the details about… » (13, 25, 39, 70, 96, 149) Le même paragraphe est utilisé à la page 1 et 254. De même, la phrase utilisée par Carl pour abréger les souffrances d’Helen revient de manière récurrente dans le récit. L’expression « every generation wants to be the last » apparaît trois fois; « the more people die, the more things stay the same » est utilisée quatre fois. Ces phrases réitérées continuellement donnent un tempo régulier à la narration qui entraîne le lecteur dans une danse infinie. L’effet lancinant qui est créé est à l’image de la berceuse maléfique, comme un refrain qu’on ne peut oublier. De même, cette répétition et ce rythme créés rappellent le rythme hypnotique des rituels incantatoires. La répétition lexicale trouve son allié dans la redondance grammaticale : « Helen, she’s wearing… » (3) La réutilisation du pronom personnel, au premier abord inutile, trouve toute sa force dans le processus de répétition utilisé par l’auteur. Elle peut éclairer le caractère absurde et artificiel du personnage mais également mettre en avant l’importance du personnage dans la narration. Il y a une répétition dans les structures mêmes utilisées par l’auteur qui donne un aspect musical aux phrases employées : « it sounds heavy and rich. It’s the sound of doom. It’s the doom of my upstairs neighbor. » (60) Le verbe « sound » est repris dans la deuxième phrase et le mot « doom » est repris dans la troisième phrase. Cette reprise lexicale renforce le côté circulaire du récit. Nous citons quelques passages en exemple ; ce procédé est visible lorsque Carl réalise ses maquettes miniatures : You glue the doors into the walls next. You glue the walls into the foundation. You tweezer together the tiny bits of each chimney and let the glue dry while you build the roof. You hang the tiny gutters. Every detail exact. You set the tiny dormers. Hang the shutters. Frame the porch. Seed the lawn. Plant the trees. » (20) On note la répétition de la structure sujet « you » et verbe puis la répétition de phrases se résumant à trois mots : verbes, article, nom. Le verbe « glue » est répété deux fois, 443 « walls » deux fois. Le champ lexical de la maison est utilisé : « doors/ walls/ foundation/ chimney/ roof/ gutters/ dormers/ shutters/ porch. » Le rythme créé berce le lecteur et donne un sentiment de stabilité dans un monde décrit comme chaotique. Il aide également Carl à retrouver des repères stables dans une vie déconstruite. On peut également citer en exemple le passage où Carl réfléchit sur le fait de se livrer ou non à la police : It was okay to sacrifice the poor guy in his race car boxer shorts. It’s okay to sacrifice the young woman in the apron printed with little chickens. To not tell them the truth, to let them suffer. And to sacrifice the widower of some fashion model. But sacrificing me to save the millions is another thing all together/ (182-83) L’auteur répète la structure « it’s okay to/ it was okay to, » le verbe «sacrifice» est répété quatre fois. On note le rythme ternaire de la construction des phrases infinitives. Nous pouvons citer en dernier exemple la conversation entre Carl et son père : A man answers. And I say, Dad. I say, Dad, it’s me. I tell him where I’m living. I tell him the name I use now. I tell him where I work. I tell him that I know how it looks, with Gina and Katrin dead, but I didn’t do it. I just ran. He says, he knows. He saw the wedding picture in today’s newspaper. He knows who I am now. (218) Palahniuk prend un verbe et le martèle de manière répétitive : « say/ tell/ know. » La répétition des structures est visible : « I say dad/ I tell him/ » Ce procédé itératif fait écho au rythme infernal que connaît le personnage tout au long du récit et révèle sa quête identitaire, son besoin de reconstruction. L’insistance marquée de l’auteur pour certains détails comme l’évocation régulière de l’agenda d’Helen prend au fur et à mesure tout son sens. Le fait que les personnages soient toujours sur les routes est aussi une marque de répétition : « every night driving in a car is the same. Wherever. Every place is the same place in the dark. » (125) Le processus de répétition est accentué par la réitération de « every » ou « same. » Le 444 choix fait par l’auteur d’utiliser le temps du présent est unificateur tout en donnant un sentiment d’immédiateté au récit. L’aspect déconstruit de la narration que nous avions perçu dans les parties précédentes et qui était vecteur du sentiment d’abjection ne semble être qu’un leurre. Les auteurs suivent les axiomatiques du cercle et de la répétition, qui donnent une unité aux récits et contribuent à leur effet hypnotique sur le lecteur. Le sentiment d’abjection ne serait pas incompatible avec une harmonie apportée notamment par le procédé de répétition. L’aspect unifié tient aussi dans le phénomène de réception particulier des œuvres par les lecteurs. Un lien unique se crée entre ceux-ci et nos personnages. b. Le processus de réception et d’identification du lecteur Les œuvres critiques de Hans Robert Jauss, Wolfgang Iser, 631 Roland Barthes, 632 ou Umberto Eco 633 constitueront dans cette partie des guides afin de comprendre la manière dont le public perçoit et reçoit les œuvres littéraires et s’identifie à ce qu’il lit. Il nous faut avant tout différencier le processus de perception et de réception pour voguer sur la barque de l’identification et donner ainsi des pistes pour expliquer le succès paradoxal de ces œuvres où l’abjection règne en maître. Le terme « perception » désigne la capacité à voir, à entendre, à devenir conscient d’un élément à travers nos sens. Il désigne également la manière dont une chose est regardée, et semble faire appel à l’intuition. Le terme « réception » désigne le fait de recevoir quelque chose et la manière de réagir en recevant cet élément. 631 Wolfgang Iser, The act of Reading: a Theory of Aesthetic Response (London: The Johns Hopkins University Press, 1980). 632 Roland Barthes, Le plaisir du texte (Paris: Éditions du Seuil, 1973). 633 Umberto Eco, Lector in fabula : Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs (Paris: Librairie générale française, 1988). 445 La définition de Jauss confirme notre première approche. Il distingue « la dimension de l’effet produit (Wirkung) par une œuvre » de la réception, « le sens que lui attribue un public. » (Jauss 44). Une analyse de l’expérience esthétique du lecteur ou d’une collectivité de lecteurs, présente ou passée doit considérer les deux éléments constitutifs de la concrétisation du sens –l’effet produit par l’œuvre qui est fonction de l’œuvre elle-même et la réception, qui est déterminée par le destinataire de l’œuvre. 634 Le lecteur actualise le sens de l’œuvre littéraire, aidé en cela par ses expériences du monde et de la vie. La perception semble avoir un aspect plus intuitif alors que la réception implique une analyse plus intellectuelle du lecteur. On peut s’interroger sur la manière dont sont perçues et reçues les œuvres de nos auteurs. Dans le cas de nos auteurs, tout passe par le sens de la vue et le lecteur devient peu à peu conscient que l’univers de nos auteurs tourne autour de l’abjection que celle-ci soit physique, éthique ou psychologique. Stephen King a, pendant longtemps, été catalogué dans la catégorie des auteurs « trash » et les critiques ont été réfractaires à le laisser entrer dans le panthéon de la littérature américaine. Le lecteur a toujours considéré ses œuvres, soit avec intérêt, soit avec répulsion. Son côté prolifique et populaire semble indiquer que l’intérêt suscité chez le commun des mortels est supérieur au rejet qu’il entraîne. Cette dichotomie entre intérêt et répulsion est un bon indicateur de la perception de nos œuvres par le lecteur et s’applique pour les récits de King, Straub et Palahniuk. Notre lecture mêle effet et réflexion sur le sens des textes. L’abjection est au cœur des sentiments engendrés par nos récits. A partir de ce sentiment naissent d’autres émotions, car les auteurs mettent en scène les peurs des individus ; non seulement la peur de l’altérité mais surtout celle du monstre qui se cache en chacun de nous. Les récits de nos auteurs amènent le lecteur, à travers les 634 Jauss 259. 446 sentiments qu’ils engendrent, à réfléchir sur la société environnante, sur ses propres peurs et à affronter l’être abject qui sommeille en lui, ce qui lie la lecture à une expérience cathartique, élément sur lequel nous reviendrons par la suite. Le fait que les récits de nos auteurs éveillent le tumulte émotionnel étouffé par les conventions sociales chez les lecteurs explique déjà en partie le succès de nos œuvres. Nous sommes confrontés à une réception tumultueuse à l’image de l’approche subversive suivie par nos auteurs et qui affecte la vulnérabilité de chacun. Jauss insiste sur le rôle du lecteur qui est « tout ensemble (ou tour à tour) celui qui occupe le rôle du récepteur, du discriminateur (fonction critique fondamentale, qui consiste à retenir ou à rejeter. » (Jauss 12). Le lecteur apparaît presque comme un juge et est au cœur du phénomène de réception. Il décide si l’œuvre lue mérite d’accéder au succès ou non. Cela relie immanquablement le processus de réception à la commercialisation et au succès financier des œuvres. Jauss énonce des idées fondamentales sur ce processus: « la figure du destinataire et de la réception de l’œuvre est, pour une grande part, inscrite dans l’œuvre elle-même, dans son rapport avec les œuvres antécédentes qui ont été retenues au titre d’exemples et de normes. » (Jauss 13). Les lecteurs lisant King, Straub ou Palahniuk savent normalement à quoi s’attendre et ne sont pas surpris lorsqu’ils constatent que ces auteurs déclinent la thématique de l’abjection. La renommée de King est indubitable et lorsque le lecteur voit son nom associé à celui de Straub pour Black House (2001) par exemple, il sait d’avance qu’il va plonger dans un univers sombre et claustrophobique. Les adjectifs « déjanté, subversif » sont eux, communément associés à Palahniuk. Les couvertures mêmes choisies pour les diverses éditions des romans choisis pour cette thèse –et qui figurent dans l’annexe– suggèrent sans nul doute les axiomatiques de la déchéance, de l’abjection. On pourrait 447 dire que la curiosité des lecteurs est déjà aiguisée par le nom des auteurs, des couvertures des œuvres ou qu’ils ont été confrontés antérieurement à des récits se situant dans la même veine. Une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’information ; par tout un jeu d’annonces, de signaux –manifestes ou latents– de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. 635 Comme dans un réseau d’informations, le lecteur n’est pas vierge de toutes connaissances. La réception des œuvres diffère cependant entre le lecteur néophyte et initié. Pour ce dernier la comparaison avec les prédécesseurs des auteurs lus est incontournable : il faut «reconnaître l’horizon antécédent, avec ses normes et tout son système de valeurs littéraires, morales, etc., si l’on veut évaluer les effets de surprise, de scandale ou au contraire constater la conformité de l’œuvre à l’attente du public. » (Jauss 14). Pour Jauss, les auteurs ne suivant pas les conventions créent des « effets poétiques nouveaux. » (Jauss 15). En effet, la façon dont une œuvre littéraire, au moment où elle apparaît, répond à l’attente de son premier public, la dépasse, la déçoit ou la contredit, fournit évidemment un critère pour le jugement de sa valeur esthétique. L’écart entre l’horizon d’attente et l’œuvre, entre ce que l’expérience esthétique antérieure offre de familier et le ‘changement d’horizon’ (Horizontwandel) requis par l’accueil de la nouvelle œuvre détermine, pour l’esthétique de la réception, le caractère proprement artistique d’une œuvre littéraire. 636 C’est cet « écart esthétique » qui explique l’originalité des œuvres et leur succès auprès des lecteurs et par là même la fascination de ces derniers pour des œuvres où règne l’abjection. C’est donc à cet écart que nous devons nous intéresser, cibler les critères de l’horizon d’attente pour la littérature de l’abjection à laquelle nous sommes confrontés et constater si nos auteurs s’éloignent de cet horizon. 635 Jauss 13. 636 Jauss 53. 448 Jauss définit ainsi l’horizon d’attente : le système de références objectivement formulable qui, pour chaque œuvre au moment de l’histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne. 637 La renommée de nos auteurs conduit le lecteur à avoir certaines attentes concernant le ressenti d’émotions physiques ou psychologiques allant de la gêne à la répulsion. L’expérience préalable que le lecteur a de la littérature de l’abjection existe bien dans une société où les films d’horreur connaissent un engouement de plus en plus grand. Ce tournant est sans doute symbolisé par le triomphe aux Oscars en 1992 du Silence des Agneaux de Jonathan Demme. On ne s’attendait pas à voir couronné un thriller présentant autant d’éléments horrifiques (les dissections de cadavre, la fascination de l’organique…) L’horreur s’est infiltrée dans les films mainstream comme un ingrédient susceptible d’éveiller la curiosité du spectateur. Il semble que le premier élément caractéristique de « l’horizon d’attente » pour Jauss existe bien pour la littérature de l’abjection. L’auteur énonce comme deuxième critère de l’horizon d’attente la présence de la forme et des thèmes antérieurs ; nous avons montré précédemment les nombreux échos entre nos récits et ceux de leurs prédecesseurs ainsi que les références à des valeurs et à des mythes qui peuvent être considérés comme connus par le public. Cependant, le travail de déconstruction subversive et de reconstruction réalisé à travers nos récits montre bien l’écart esthétique recherché par nos auteurs. Le lecteur reconnaît le thème de la monstruosité physique ou morale, la peur de la mort et de l’inconnu utilisée dans les œuvres antérieures. Néanmoins, comme nous l’avons vu, nos auteurs refaçonnent 637 Jauss 49. 449 les thèmes traditionnels ; leur approche subversive donne paradoxalement aux récits leur caractère esthétique. Jauss perçoit comme dernière caractéristique de « l’horizon d’attente » l’opposition entre l’usage du langage poétique qui correspond au monde imaginaire et le langage pratique qui réfère à la réalité du quotidien. Nous avons cependant montré précédemment que la frontière entre le réel et l’imaginaire est abolie dans nos récits. Le spectacle de magie de fin d’année donné par Del et Tom illustre cette perte des repères qui trouve un écho dans l’usage fait de la langue elle-même. L’auteur mêle les règles de la magie, l’imaginaire, avec le monde réel : ‘What is the first law of magic?’ Night asked, and the floating head answered, ‘As above, so below.’ ‘And what is the second law of magic?’ Night asked. ‘The physical world is a bauble.’ ‘And what is the third law of magic.’ ‘Reality is extremity.’ ‘And how many books are in the library?’ ‘I don’t remember,’ came the indisputable voice of Tom Flanagan, and laughter jolted us as if we had been in a spell. (140) Ce passage exprime l’abolition de l’opposition entre langage poétique et pratique. Si les règles de la magie ne sont pas données dans un registre soutenu, elles sont néanmoins marquées par des rimes « reality/ extremity » ou des images « bauble. » Les oppositions n’existent plus, comme l’indique le parallélisme entre le haut et le bas souligné par la première règle. L’auteur mêle un lexique poétique et une touche d’humour en intégrant une question sur le nombre de livres dans la bibliothèque, ce qui nous inscrit alors dans la réalité quotidienne. Cette abolition entre langage poétique et pratique se confirme lorsque Del et Tom continent leur tour de magie : ‘an illusion only,’ Night said, ‘ a titillation, an amusement.’ (A few sniggers, provoked by the syllable ‘tit.’) Night drew himself up and was black and serious as a crow’s wing. ‘But what is illusory can be true, which is magic’s fourth law.’ (141) 450 Lorsque Tom utilise un lexique imagé, les autres élèves ramènent ses paroles au niveau des instincts primaires de l’homme, lui attribuant une connotation sexuelle. La quatrième règle indique bien l’assimilation du réel et de l’imaginaire, soulignée par la comparaison « as a crow’s wing. » Il y a bien un écart entre les caractéristiques de l’horizon d’attente défini par Jauss et nos récits, nous plaçant dans le cadre de cet écart esthétique qui explique la fascination du lecteur pour nos récits. Nous sommes dans l’éclatement des perspectives. Nos auteurs sont bien conscients de « l’horizon d’attente » de leurs lecteurs et tâchent d’aller au-delà de cette ligne afin de surprendre continuellement et de s’assurer la fidélité de leur lectorat. Le lecteur n’a pas les réponses à toutes les questions après le dénouement de nos récits : la réponse –ou le sens– que le lecteur cherche ultérieurement dans l’œuvre peut y avoir été laissée à l’origine ambigüe ou même tout à fait indéterminée. C’est même au degré de cette indétermination précisément que se mesure l’efficacité esthétique de l’œuvre, et donc, sa qualité artistique, ainsi que l’a montré Wolfgang Iser. 638 Nous reviendrons par la suite sur cette notion d’indétermination mais nous précisons ici que King maîtrise l’art de mettre en scène des dénouements inattendus comme dans Thinner, dénouement qui joue d’ailleurs un grand rôle dans le succès de ce roman. Palahniuk trouve constamment de nouvelles armes pour destabiliser le lecteur et le sort d’occupation est un des moyens de mettre en scène des situations inattendues et incongrues. Straub explore de manière particulière l’univers de la magie. Le procédé de réception est lié à la création et au dépassement des normes établies, ce qui nous lie ainsi d’ailleurs au postmodernisme. La réception des œuvres est également liée à l’évolution diachronique, se faisant alors un miroir de l’évolution sociale : 638 Jauss 112-13. 451 L’œuvre littéraire n’est pas un objet existant en soi et qui présenterait en tout temps à tout observateur la même apparence ; un monument qui révèlerait à l’observateur passif son essence intemporelle. Elle est bien plutôt faite, comme une partition, pour éveiller à chaque lecture une résonnance nouvelle qui arrache le texte à la matérialité des mots et actualise son existence. 639 Le lecteur est actif et reconstruit le sens du texte. « La réception des œuvres est une appropriation active, qui en modifie la valeur et le sens au cours des générations, jusqu’au moment présent où nous nous trouvons. » (Jauss 15). On ne se lasse pas de lire les œuvres de nos auteurs car chaque nouvelle lecture nous permet de percevoir un élément resté tapi dans l’ombre de la narration. Cela signifie également que l’analyse critique est un chantier sans cesse inachevé, ce qui peut d’ailleurs être la preuve du caractère incontournable des œuvres concernées. L’ensemble de ces critères nous permet de comprendre l’attrait du lecteur pour les œuvres des auteurs choisis. Elles déroutent et attirent à la fois inexorablement, nous piégant dans leur toile arachnéenne. Nous avons précédemment fait référence à la notion d’indétermination mentionnée par un autre initiateur de la théorie de la réception, Wolfgang Iser. Cette notion tient pour lui une place centrale dans sa théorie de l’effet du texte littéraire qui suscite l’intéraction entre le lecteur et le texte. Il considère que le lecteur n’a jamais l’exactitude complète de son interprétation de sorte que le texte reste indéterminé. Le lecteur ne cesse d’avoir des questions sur les informations absentes, les blancs qu’il doit combler en puisant dans son imaginaire. La lecture se change en plaisir quand la créativité entre en jeu et que le texte nous offre une chance de mettre nos aptitudes à l’épreuve : « the element of indeterminacy [enables] the text to ‘communicate’ with the reader, in the sense that they induce him to participate both in the production and the 639 Jauss 47. 452 comprehension of the work’s intention. » (Iser 24). L’interprétation des blancs laissés par les auteurs intensifient l’activité de l’imagination : The blank … designates a vacancy in the overall system of the text, the filling of which brings about an interaction of textual patterns. … It is only when the schemata of the text are related to one another that the imaginary object can begin to be formed, and it is the blanks that get this connecting operation under way… 640 La signification d’un texte n’est ainsi pas préexistante, elle se construit au fur et à mesure de la lecture. Dans Thinner, on pense en premier lieu au dénouement choisi par King qui est le plus important blanc du récit. Le lecteur a, avec les souffrances de Billy tout au long du récit, une idée de la manière dont il mourra mais il ne peut que faire usage de son imagination et faire des hypothèses quant à la déchéance physique d’Heidi et de Linda. King choisit de laisser sous silence la confrontation entre Gina et Ginelli qui se conclut par la mort de celui-ci. L’auteur ne nous laisse à voir que sa main dans sa voiture. Le trajet du retour effectué par Billy entre le camp des gitans et son motel après que Gina ait tiré sur sa main est également passé sous silence. L’auteur passe de Billy dans sa voiture regardant le trou dans sa main à Billy appelant Ginelli pour lui demander de l’aide. 641 Le lecteur ne peut qu’imaginer les souffrances du personnage tout au long de son trajet. Dans Shadowland, même après le dénouement le lecteur ne peut que faire des suppositions sur la véritable identité de Rose. De même, on ne sait pas si le récit relaté par Tom au narrateur est véridique ou le simple produit de son imagination débordante. La mort de Dave Brick est passée sous silence dans les faits et est mentionnée aux pages 148-149 quand Laker Broome s’exclame qu’il y a un mort et qu’on apprend que 640 Iser 182. 641 Nous nous référons aux pages 206-207 du récit. 453 celui-ci portait la veste de Tom. Dans Lullaby, l’interprétation reste libre quant aux sentiments ressentis par Carl pour Helen. L’auteur oblitère les scènes de nécrophilie entre Nash et les femmes qu’il tue avec la berceuse alors que la relation sexuelle entre Carl et son épouse morte est, elle, décrite. Les récits de nos auteurs permettent au lecteur de laisser cours à leur créativité imaginative en ce qui concerne certains éléments des récits. Cela explique certainement en partie la fascination du public pour ces derniers et les œuvres de nos auteurs dans leur ensemble. Le plaisir de la lecture vient de cette possibilité créative et de la multiplicité du sens. On rejoint de ce fait Roland Barthes et le thème du plaisir procuré par le texte. Un texte qui produit le plaisir est un texte qui apporte au lecteur l’impression d’être désiré : « le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu’il me désire. Cette preuve existe : c’est l’écriture. L’écriture est ceci : la science des jouissances du langage. » (Barthes 13-14). Le lecteur doit percevoir l’usage fait du langage, du lexique, du rythme. Pour Barthes, la jouissance passe par la destruction des règles, des lois, des valeurs sociales. Pour accéder au plaisir du texte, le lecteur doit renoncer à ses valeurs, à ses institutions, au langage. 642 Il faut, de la part du lecteur, une acceptation d’une perte des repères, la jouissance étant vue comme asociale. Si la société réprime le désir, le plaisir, éprouver de la fascination pour des récits où règne l’abjection et en lui-même un fait abject. Barthes dissocie le texte de plaisir et le texte de jouissance. Le texte de plaisir est celui qui « contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. » (Barthes 25). Le texte de jouissance est celui qui « met en état de perte, celui qui déconforte …, fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, 642 C’est bien du langage et non de la langue qu’il s’agit ; le langage reflète l’idéologie d’une classe. 454 de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage. » (Barthes 2526). Les récits de King et de Straub semblent plus faciles d’accès à la lecture alors que celui de Palahniuk semble plus opaque. Cependant, nos deux premiers chapitres se sont appliqués à démontrer la complexité thématique et langagière de nos trois récits. L’œuvre de Palahniuk en particulier, de par sa déconstruction langagière, fait vaciller les repères établis des lecteurs. Ceux-ci reconnaissent la thématique de l’abjection comme leitmotiv dans nos récits mais c’est bien l’abolition des limites, des contraires que leur offrent les auteurs qui les fascine. Le succès de nos auteurs montre que le public est fasciné par le morbide. Cette fascination pour l’abjection va au-delà de la perversion : « la perversion ne suffit pas à définir la jouissance, c’est l’extrême de la perversion qui la définit. » (Barthes 83). Nous nous plaçons dans la lignée de Barthes en choisissant d’associer la réception du public pour nos œuvres à de la jouissance. Nous reviendrons sur ce terme dans la dernière partie de ce chapitre mais l’approche de Barthes aide à comprendre le pouvoir de la littérature de l’abjection, pouvoir unificateur chez le lecteur. Eprouver du plaisir à lire des œuvres où l’abjection est omniprésente nous place dans l’extrême de la perversion. Nous nous tournons enfin vers Umberto Eco qui nous apporte également un éclairage sur le procédé de réception des œuvres, contribuant au caractère cohérent de celles-ci. Pour Eco, la lecture est avant tout une coopération textuelle entre le lecteur et le texte. Eco voit le texte comme « une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc. » 643 Le texte est ouvert à l’interprétation ; il est vu comme un ensemble où 643 Eco, Lector in fabula 29. 455 l’auteur produit les mots et le destinataire –c’est-à-dire le lecteur– le sens. Après tout, « l’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant. »644 Cette interprétation nécessaire du non-dit nous rapproche de la théorie d’Iser et nous ramène à la multiplicité du sens visible dans nos récits. Cette multiplicité vient également du fait que « la chaîne signifiante produit des textes qui traînent derrière eux la mémoire de l’intertextualité qui les nourrit. »645 Nous avons montré en effet l’intéraction entre nos récits et les récits antérieurs et la touche subversive appliquée par nos auteurs. Ces derniers créent d’autres mondes possibles, des mondes où les tartes sont vivantes, où une berceuse peut donner la mort et où la magie peut annihiler l’espace spatio-temporel. Le lecteur aime et semble se délecter de pouvoir se perdre dans ces autres mondes. Les lecteurs sont unis par la réception de nos œuvres, les sentiments qu’elles engendrent et une identification entre le lecteur et les personnages voit le jour. Si une communion s’établit entre les lecteurs, on peut alors considérer que l’abjection devient un sentiment fédérateur à valeur positive. En effet, le succès de la réception d’une œuvre tient également au fait qu’elle parle avant tout à l’expérience des lecteurs qui retrouvent dans ces récits un miroir de leurs propres peurs et l’effet de catharsis qu’ils permettent –élément que nous traiterons plus en détails dans notre dernière partie– est une autre piste à suivre pour expliquer le succès planétaire de ce type de littérature. Les auteurs jonglent avec le sentiment d’empathie, la capacité qu’a tout être humain de partager des émotions : « drawing readers in and making them feel ‘passionately’ involved in the story. »646 Le lecteur 644 Eco, L’œuvre ouverte 9. 645 Eco, Lector in fabula 31-32. 456 s’identifie aux personnages ; il ressent d’ailleurs à la fois de l’empathie, « I feel what you feel. I feel your pain » et de la sympathie, « I feel a supportive emotion about your feelings. I feel pity for your pain. » (Keen 5). L’analyse des personnages réalisée précédemment explique que le lecteur ressente la douleur de ces derniers ainsi que de la pitié pour leur combat contre l’abjection. Suzanne Keen montre que le phénomène d’empathie émerge à travers l’identification aux personnages: specific aspects of characterization, such as naming, description, indirect implication of traits, reliance on types, relative flatness or roundness, depicted actions, roles in plot trajectories, quality of attributed speech, and mode of representation of consciousness, may be assumed to contribute to the potential for character identification and thus for empathy. 647 Que les auteurs utilisent la narration à la première personne ou à la troisième personne, que le processus descriptif (physique ou factuel) soit direct ou indirect, que le registre langagier soit soutenu ou argotique, nos auteurs parviennent à humaniser leurs différents protagonistes et les lecteurs luttent, eux aussi, lors de leur lecture contre le sentiment d’abjection et les êtres monstrueux évoqués dans les récits. Edgar Poe mettait déjà en lumière cette réponse émotionnelle, une unité d’effet qui assurait le succès d’une œuvre. Dans son essai, « Philosophy of Composition », 648 il revient sur le procédé d’écriture de son poème « The Raven. » Il y explique sa volonté de créer un effet chez le lecteur, un sentiment pouvant unir le lecteur et le narrateur en choisissant pour ce faire la mort 649 comme thème fédérateur. Le processus d’identification 646 Suzanne Keen, Empathy and the Novel (Oxford: Oxford University Press, 2007) xix. 647 Keen 93. 648 Edgar Poe, The Raven with the Philosophy of Composition (Wakefield, R.I.: Moyer Bell, 1996). 649 « Of all melancholy topics what, according to the universal understanding of mankind, is the most melancholy? » Death, was the obvious reply. » Poe, The Raven with the Philosophy of Composition (1996: 28). 457 programmé pas à pas par les romanciers joue un rôle majeur dans la fascination pour l’objet abject. Dans Thinner, si Billy n’est pas au premier abord un personnage sympathique –ne serait-ce que par sa vision hypocrite des gitans qui n’est d’ailleurs que représentative de la société blanche– le lecteur adhère peu à peu aux souffrances du personnage, éprouve du ressentiment face à Heidi qui n’est d’aucun soutien à Billy. Le lecteur vibre à chaque étape de la quête du protagoniste qui doit retrouver Taduz Lemke et va jusqu’à cautionner le fait qu’Heidi est choisie par son mari pour se délecter de la tarte maléfique. C’est de la pitié que le lecteur ressent pour Billy dans son combat contre la mort ou lorsqu’un employé d’un motel dans lequel il a passé la nuit découvre sa maigreur squelettique sous sa robe de chambre entrouverte et a une réaction de répulsion immédiate. Le déclin des personnages aide paradoxalement à l’identification du lecteur aux personnages qui, par leur confrontation à l’abjection, deviennent plus humains. Dans Shadowland, le lecteur souffre dans la première partie pour Del notamment à travers les épisodes où il est le bouc émissaire de Steve. Les coups de ceinture punitifs que Del reçoit émeuvent et indignent le lecteur qui a du mal à comprendre l’inertie de ses camarades expliquée dans le texte par leur peur viscérale de Steve. De même, le comportement de Steve qui projette violemment la main de Del sur un bol de punch lors du bal de fin d’année accentue la vulnérabilité de ce dernier. Sa douleur transparaît clairement même pour le lecteur. Dans la deuxième partie du récit, Straub travaille ses effets pour que le lecteur ressente de l’aversion pour Cole et souhaite pleinement sa mort. Les sentiments ressentis envers Carl dans Lullaby sont plus empreints d’ambigüité. Les meurtres gratuits qu’il commet créent une distance avec le lecteur ; pourtant sa 458 souffrance réelle mais dissimulée face à la perte de sa vie et de son identité passées ne laisse pas insensible. Les remords et la culpabilité qui le submergent à la fin du récit réconcilient le lectorat et le personnage. Il est lui-même capable de faire enfin preuve d’empathie et d’utiliser la berceuse dans le rôle qui lui est originairement dévolu pour mettre fin aux souffrances d’Helen. Cette identification, pas toujours première aux personnages, joue sans nul doute un rôle primordial dans la fascination du public pour des œuvres où l’abjection est prégnante et contribue à donner un aspect unifié aux récits. L’abjection est bien le fil d’Ariane qui tisse la toile de nos récits mais cette thématique n’est aucunement un frein au succès de nos auteurs. Sous leur apparence déconstruite, nos œuvres dissimulent une unité narrative véhiculée notamment grâce à l’usage du schéma répétitif. Cette impression d’unité sous-jacente est mise en exergue par un procédé de réception précis qui donne aux récits une esthétique particulière. Le public, dans sa grande majorité, partage un sentiment de fascination pour la littérature de l’abjection car un processus d’identification s’établit entre les personnages et le lecteur. Le pouvoir d’attraction de nos récits et son caractère unifié sous-jacent sont également engendrés par une construction du suspense savamment pensée et qui tient le lecteur en haleine jusqu’au bout. B] Une construction en palier Les récits laissent transparaître une véritable unité non seulement grâce au schéma répétitif et à une identification entre le lecteur et les personnages mais le pouvoir de fascination qu’ils véhiculent tient également dans leur processus de construction très particulier. Les auteurs savent parfaitement mener les lecteurs sur la voie d’un suspense haletant ; des portes s’ouvrent au fur et à mesure sur la monstration des éléments 459 abjects. C’est une ascension vers l’abjection que nous offrent nos auteurs, comme si les lecteurs montaient par étape les marches d’un escalier et arrivaient à l’étape ultime face à une porte dissimulant l’objet abject. Stephen King le dit lui-même : « ce qui est tapi derrière la porte ou l’escalier n’est jamais aussi terrifiant que la porte ou l’escalier. »650 L’attente précédant la monstration de l’objet abject –d’où la construction en palier des textes– permet de créer ce suspense qui explique l’attrait du public pour ce type de littérature. a. L’ascension de l’escalier Dans son œuvre critique, Stephen King et le surnaturel. La mise en scène, Roland Ernould montre comment King construit ses récits en utilisant la notion de palier avec la métaphore de l’escalier et de la porte. L’auteur conditionne d’abord le lecteur au surnaturel et à la peur. L’incertitude règne et c’est cette incertitude qui engendre irrémédiablement la crainte car elle remet en cause toutes nos croyances et nous immerge alors dans une dimension fantastique. F. Raymond et D. Compère signalent que « le fantastique commence lorsque, dans un récit, le personnage central est mis en présence d’un objet de croyance pour les autres et que son scepticisme est ébranlé par une manifestation irrécusable. »651 Dans Thinner, Billy doit finalement accepter qu’une malédiction gitane existe bel et bien. Dans Lullaby, Carl doit se rendre à l’évidence que la berceuse est bien une arme meurtrière et dans Shadowland, Tom réalise que la magie va au-delà d’un simple tour de cartes. Le lecteur est conditionné à l’incertitude et 650 Stephen King, Anatomie de l'horreur, vol.1 (Monaco, Editions du Rocher, 1995) 134. 651 Daniel Compère, et Francois Raymond, Les maîtres du fantastique en littérature (Paris: Bordas, 1994) 12. 460 s’attend à voir des éléments tenant de l’irréel. Les personnages finissent par croire aux éléments surnaturels qui les affectent ; pour que la magie créatrice fonctionne et que l’identification entre les personnages et les lecteurs soit possible, il faut que ces derniers acceptent, du moins le temps de la lecture, d’entrer dans l’univers qui leur est proposé et d’y croire. Nos auteurs pratiquent ce que Samuel Taylor Coleridge appelle « the suspension of disbelief », la suspension de l’incrédulité : to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith. 652 Le personnage est le vecteur principal de cette croyance en une réalité hors texte, plus que les autres éléments du roman ; l’action peut nous être étrangère, le lieu lointain, le temps inconnu mais le personnage est la porte d’entrée pour le lecteur dans l’univers de la fiction. Pour ce faire, les auteurs nous font peu à peu grimper l’escalier du suspens en amplifiant la tension à chaque marche avant d’ouvrir la porte de l’abjection. King choisit, lui, de partir de l’élément déclencheur, à savoir l’instant où le gitan a touché la joue de Billy. Le lecteur n’a alors dans son champ de vision qu’un gitan à l’aspect rebutant et un mot « thinner » qui provoque déjà des interrogations. L’auteur place Billy sur une balance pour mettre l’accent sur son surpoids. La deuxième marche de l’escalier du suspense nous mène au séjour à Mohonk quand Heidi constate que Billy a maigri. Sur le chemin du retour pour Fairview, Heidi énonce ses inquiétudes quant à la perte de poids de son mari et pense qu’il peut s’agir d’un cancer. Même si cela n’est jamais mentionné dans le récit, le lecteur considère le sida comme étant le possible mal touchant Billy puis qu’il perd du poids très rapidement. La tension s’élève d’un cran lorsqu’après avoir mangé comme un glouton, s’être habillé et avoir rempli ses poches 652 Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria : or Biographical Sketches of my Literary Life and Opinions (London: Dent, 1967) 169. 461 d’objets divers, Billy constate qu’il a encore maigri : « That can’t be right ! His heart, speeding up in his chest. Hell, no! Something’s out of whack ! Something– » (40) L’affolement est visible chez le personnage et l’attente de l’explication de ce phénomène se fait plus pressante chez le lecteur. La terreur qui gagne Billy joue un rôle prépondérant dans la création du suspense par l’auteur. La prochaine étape de notre ascension dans le suspense se fait lorsque le pantalon de Billy commence à tomber par lui-même au tribunal. La terreur refait surface: « Halleck saw with growing horror that each of the indents was lighter than the last. His belt told a truer, briefer story than Michael Houston had done. The weight loss was still going on, and it wasn’t slowing down; it was speeding up. » (68) Billy fait enfin le lien avec les mots prononcés par le gitan, une connection que le lecteur accepte lui aussi complètement. La suite du récit ne fait que confirmer pour Billy ce sentiment d’avoir été maudit mais le suspense reste jusqu’à la dernière ligne. Roland Ernould apporte des précisions sur la construction en escalier du suspense : De la nécessité pour le romancier de maintenir cette incertitude génératrice de l’angoisse ou de la peur, (ou, une incertitude étant levée, de la remplacer par une autre), découlent deux obligations. La première est de multiplier les indices, amplifier la tension, sans rien dire d’emblée qui soit essentiel. A la suite d’un suspense aussi prolongé que possible, faire en sorte que l’ouverture de la porte au surnaturel coïncide avec le point culminant du récit (ou une de ses étapes), tout en gardant à la ou aux résolutions du suspense une plausibilité suffisante. 653 Le récit doit ainsi être constitué de nombreuses incertitudes Dans Thinner, jusqu’au chapitre 8, l’incertitude était pour Billy de connaître l’origine de sa perte de poids. Cette incertitude génératrice de son angoisse est remplacée par la suite par une autre interrogation : retrouvera-t-il ou non le gitan ? La rencontre même avec Lemke au camp des Gitans soulève une autre question : comment fera-t-il pour échapper à la 653 Ernould 24. 462 malédiction suite au refus de celui-ci de l’aider ? L’incertitude règne jusqu’à la minute ultime, puisque le lecteur ne sait finalement pas comment mourront les trois personnages. Thinner met bien en scène une suite d’incertitudes qui correspond à la théorie de l’attente énoncée par Ernould et Todorov. 654 King amplifie graduellement la tension mais l’ascension de l’escalier du surnaturel n’est qu’une des étapes du récit, le point culminant de celui-ci pouvant correspondre à l’affrontement entre Billy et Lemke. En effet, la construction en paliers de la tension atteint un point de non retour lors de cette confrontation qui marque une accélération des événements et une précipitation de la déchéance du personnage. Si Ernould parle d’une résolution du suspens, il n’en est rien dans Thinner, puisqu’après avoir fermé le roman, l’imagination du lecteur est à son paroxysme. 655 Ernould met l’accent sur un autre élément dans sa métaphore de l’escalier : La seconde [nécessité] est de susciter la peur en utilisant les phobies des lecteurs. … Un bon récit d’horreur doit atteindre le lecteur au plus profond de sa vie et trouver le lieu secret où ses phobies, d’origine individuelle ou collective, sommeillent, ne demandent qu’à s’exercer. 656 King manipule le thème du corps et de sa transformation en objet de l’abjection ; cela ne peut qu’affecter les lecteurs dans leur individualité. La maigreur squelettique est pour tout un chacun source de répulsion. Le thème des malédictions fait partie des peurs communes. De plus, le choix de King d’utiliser les Bohémiens n’est pas anodin d’autant que nous avons vu précédemment leur lien avec l’occulte. L’auteur traite de la peur de la mort et des souffrances qui l’accompagnent. La métaphore de l’escalier 654 Tzvetan Todorov Poétique de la prose (Paris: Éditions du Seuil, 1968). Il faut, pour l’auteur, tenir le lecteur en haleine et le surprendre par un élément qu’il soit loin d’attendre. 655 Ce dénouement inattendu fait d’ailleurs écho à la fin de Pet Sematary par exemple pour laquelle le lecteur se demande ce qui va arriver au héros Louis Creed et à son épouse qu’il a ressuscitée grâce au cimetierre Micmac. 656 Ernould 24. 463 permet bien de voir le lien entre le suspens et une progression par paliers. « L’escalier représente la gradation des sentiments qui vont de l’anxiété à la peur et qui accompagnent la montée des marches. » (Ernould 53). La perte de poids de Billy se fait en crescendo et il passe de l’anxiété à la peur en étant le témoin de sa propre déchéance corporelle. L’ascension de l’escalier du suspens s’accélère à partir du moment où Billy décide de retrouver Lemke. Dans Shadowland, le premier palier du suspens est mis en place dès le chapitre d’ouverture : Tom est confronté au mystérieux homme en noir lors de son rêve éveillé. Une autre étape est franchie avec la découverte progressive de Laker Broome et les différentes humiliations qu’il fait subir aux élèves. La construction du suspens va crescendo et atteint un autre palier lorsque Steve fouette Del à Carson. La montée en puissance du récit s’accélère avec l’incendie de l’école. L’ascension de l’escalier du suspens nous prépare graduellement à la rencontre au chapitre 8 de la deuxième partie avec Cole et à la confrontation ultime entre lui et Tom. Si nous nous tournons à nouveau vers Ernould et sa vision du récit comme une suite d’incertitudes, nous constatons que Shadowland n’échappe pas à la règle. Dans la première partie du récit, le flou prédomine quant à l’identité de Laker Broome ; dans la deuxième partie le mystère entoure Rose et la femme à qui Tom remet la lettre pour sa mère. L’acmé du suspens serait atteinte lors de la confrontation entre Cole et Tom d’où surgit la résolution du conflit. Même cette confrontation se fait en crescendo. Tom doit d’abord affronter la créature de Cole, la transformation de Del en moineau et trouver où se cache le véritable Cole. Straub traite de thèmes fédérateurs ; à travers le comportement violent de Steve face à Del, il révèle la peur du harcèlement physique et moral. L’auteur décrit également la peur de la mort (la mort d’un ami, de l’être aimé, d’un parent) et le difficile travail de deuil. 464 La construction en escalier perceptible en filigrane dans l’œuvre straubienne se retrouve dans Lullaby. Chez Palahniuk, la création du suspens se fait par une compréhension progressive du rôle de la berceuse. Un palier est franchi entre cette compréhension et l’utilisation par Carl de ce poème pour tuer son éditeur, Duncan, sous couvert d’une expérience : « I say, let’s try a little experiment. » (36) Un autre palier est ensuite franchi dans la gradation de l’abjection lorsque le lecteur découvre les désirs nécrophiles de Nash. La montée en puissance du récit se fait avec l’usage fait par Carl de la berceuse d’abord pour tuer un de ses voisins puis au chapitre 13 où il tue quatre personnes. Le lecteur pense alors avoir atteint un point de non retour. Pourtant la construction en paliers du suspens ne s’arrête pas là. Les conflits qui opposent Helen, Carl, Mona et Oyster menacent à tout moment de faire éclater la cohésion du groupe. La destruction des poèmes tout au long de leur parcours ne semblent que de brèves étapes dans l’ascension de l’escalier menant à la dislocation du groupe. Les interrogations qu’a le lecteur sont continuelles ; après s’être demandé sous quelle forme l’auteur allait choisir de faire apparaître le grimoire, la question du dénouement lui-même reste en suspens. Le lecteur s’interroge sur la possibilité d’une fin pour cette quête débutée par Carl et Helen. Cette quête permet à l’auteur de traiter de la peur de la déchéance du corps pour Helen qui cache son véritable visage sous une importante couche de maquillage. La peur de la mort est bien présente ainsi que le pénible travail de deuil que Carl ne semble pas avoir complété. L’auteur inclut le tabou des relations nécrophiles en ayant certainement conscience du sentiment d’abjection que cela engendrera à la lecture des récits. L’ascension de l’escalier correspond à la gradation progressive du suspens qui est visible dans nos trois récits. Nos auteurs n’hésitent pas à ouvrir la porte pour dévoiler l’objet de l’abjection et libérer les tensions ressenties par les lecteurs. 465 b. L’ouverture de la porte Dans son œuvre critique, Roland Ernould met l’accent sur une autre étape majeure de sa théorie qui est l’ouverture de la (des) porte(s). La métaphore de la porte est significative quand on se réfère au symbolisme de celle-ci. La porte indique un passage, invite à le franchir, s’ouvre sur un mystère. La porte peut faire référence de manière ambivalente à la fois à l’entrée du Paradis ou de l’Enfer. La porte est symboliquement vue comme la transition dans le monde du sacré. Elle est le lieu du franchissement entre le connu et l’inconnu et de la compréhension ou non de cet inconnu. « Non seulement, elle indique un passage, mais elle invite à le franchir. C’est l’invitation au voyage vers un au-delà. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 77). Pour Ernould, l’ouverture de la porte indique « des niveaux de compréhension différents suivant la connaissance du genre, l’attention ou la subtilité du lecteur. » (Ernould 53). L’ouverture de la porte n’est alors pas obligatoirement liée à la découverte du monstre mais est liée à la compréhension du phénomène surnaturel. Billy ouvre l’une de ces portes quand son esprit rationnel admet l’existence d’une malédiction gitane : In that moment he suddenly, simply, believed . . . everything. The gypsy had cursed him, yes, but it wasn’t cancer; cancer would have been too kind and too quick. It was something else, and the unfolding had only begun. (69) Il franchit une autre porte lorsqu’il comprend que sa seule chance est de retrouver Lemke. La porte suivante à pousser se fera avec Ginelli qui ne peut être que le seul auxiliaire de la malédiction blanche lancée par Billy sur les Gitans. La dernière porte est la plus difficile à franchir et à accepter pour le personnage et le lecteur : Billy ne peut que retomber dans la spirale mortuaire infernale pour ne pas être séparé de sa fille. Le protagoniste ne voit pas d’autres moyens que de se sacrifier. 466 Les portes à franchir sont nombreuses et les personnages, comme le lecteur, avancent à pas feutrés dans les différents niveaux de compréhension du récit. Dans Shadowland, une porte s’ouvre sur la compréhension du fait que Del est celui qui a volé la chouette de Ventnor. Une autre étape est la compréhension du pouvoir inégalable de Tom qui ne peut être que le seul à pouvoir réduire Cole au silence. De même, le lecteur comprend peu à peu que Broome n’est que le double de Cole. On ouvre une autre porte quand on comprend que Del semble condamné à rester prisonnier de Shadowland, puis que Rose appartient au lieu et ne pourra pas suivre Tom. On pourrait se demander quel point phobique Straub a touché chez le lecteur pour que ce dernier adhère au récit. Si King met en avant le thème de la malédiction, Straub utilise celui de la magie. Il manipule le thème de la croyance et de l’illusion. Croire ou ne pas croire, telle est la question. Si le narrateur refuse de s’immerger dans cet univers de magie, le succès du récit straubien montre que le lecteur y adhère entièrement, accepte de se perdre dans les méandres de Shadowland. On rejoint ici la forte valeur psychologique de la porte : elle invite à son franchissement. Cole fait figure de nouveau Janus. Dans la mythologie grecque, celui-ci est le dieu des portes qu’il ouvre ou ferme avec son visage à deux faces adossées : « l’un regardant devant lui, l’autre derrière. » (Grimal 241). Etre fourbe, Cole fait découvrir l’univers à la fois chaotique et merveilleux de la magie à Tom et Del ainsi qu’aux lecteurs. Dans Lullaby, plusieurs portes s’ouvrent pour éclairer la compréhension du lecteur ; Carl conçoit peu à peu que son rôle est d’empêcher Oyster de nuire. Le protagoniste doit gravir de nombreuses marches pour comprendre qu’il doit se livrer aux forces de loi pour pouvoir se libérer de sa culpabilité étouffante. Le lecteur, lui, comprend lors du dénouement l’identité véritable du Sarge ; de même, il faut pousser la porte du dénouement pour appréhender à son juste niveau le premier chapitre du récit. La porte 467 représente l’accès à un espace dérobé ou interdit ; son ouverture s’accompagne traditionnellement d’un rituel, d’invocations ou de formules. Si nous prenons l’exemple de la thématique de la nécrophilie, cet interdit reste derrière la porte pour Nash puisqu’aucune description précise ne nous est donnée. Cependant, Palahniuk ouvre la porte de cet interdit dans le cas de Carl. C’est la prononciation de la berceuse, qui peut être vue alors comme une invocation, qui permet l’ouverture d’une porte sur cet élément de nature transgressive. La théorie d’Ernould sur l’ascension de l’escalier et l’ouverture de la porte joue un rôle clé dans l’unité sous-jacente de nos récits et dans la fascination que génère la littérature de l’abjection. Les lecteurs aiment jouer à se faire peur, par là-même gravir les marches de l’escalier du suspense, car cette image de la porte a un irrésistible attrait. Pour Gaston Bachelard, la porte, c’est tout un cosmos de l’Entr’ouvert. C’en est du moins une image princeps, l’origine même d’une rêverie où s’accumulent désirs et tentations, la tentation d’ouvrir l’être en son tréfonds, le désir de conquérir tous les êtres réticents. 657 La porte réfère au désir d’une ouverture sur l’ailleurs, à l’attrait d’un mystère, à l’attente de la « monstration », pour reprendre le terme de Denis Mellier, d’une altérité menaçante. Le terme « monstration » souligne le profond effet visuel de nos récits qui donnent au lecteur le pouvoir de visualiser des scènes avec une extrême précision. Il ne faut pas oublier que de nombreuses œuvres de King ou de Palahniuk ont été adaptées au cinéma et que King, lui-même, a écrit de nombreux scénarios à la fois pour le monde télévisuel ou cinématographique. Un lien s’établit entre nos récits et le septième art d’autant que nous avons déjà montré des parallèles avec le cinéma dans certaines descriptions 657 Gaston Bachelard, La poétique de l'espace (Paris : Presses Universitaires de France, 1981) 200. 468 présentes dans les récits. L’écho qui s’établit entre ces derniers et le septième art explique le sentiment de communion et de fascination ressenti par le lecteur pour la littérature de l’abjection. L’abjection se change en élément fédérateur, véhicule d’émotions proches de chacun d’entre nous et d’une nouvelle esthétique. Si nous reprenons la métaphore de la porte, celle-ci est vue comme un écran de cinéma attendant que la pellicule soit mise en route pour que la porte puisse être franchie. C] Une construction cinématographique Les auteurs ont recours à des images poignantes qui, si elles choquent le lecteur, permettent néanmoins de visualiser parfaitement les scènes décrites. Le pouvoir de suggestion est pouvoir de création. Les auteurs nous entraînent sur la roue de la grande illusion, une illusion qui donne un aspect poétique à l’élément le plus abject. Les ouvrages critiques de Claude-Edmonde Magny 658 et d’André Roy659 nous donnent des pistes afin de percevoir les échos entre nos récits et les procédés tenant proprement du cinéma. a. Des œuvres visuelles Claude-Edmonde Magny établit clairement le fort impact du cinéma sur l’art romanesque : « nous voudrions suggérer une autre origine possible de cette évolution de la technique romanesque : l’imitation, consciente ou non, des procédés du film. » (Magny 11). Ces deux arts s’adressent à un public très large, d’une très grande 658 Claude-Edmonde Magny, L’âge du roman américain (Paris: Seuil, 1948). 659 André Roy, Dictionnaire du film : Tous les termes de la technique, de l’industrie, de l’histoire et de la culture cinématographique , 1999). 469 hétérogénéité de culture et exercent tous deux un considérable pouvoir d’attraction permettant d’assouvir un besoin d’évasion. Nos œuvres paraissent au premier abord source de chaos mais certains éléments, dont leur construction très visuelle, contribuent à rendre ce désordre harmonieux. Les auteurs utilisent avec force l’art de la description pour mettre en place la parade monstrative de l’abject. La description est perçue comme « un élément qui ‘semble suspendre le cours du temps et contribue à étaler le récit dans l’espace.’ » 660 La puissance descriptive des récits nous relie à nouveau à l’ouverture de la porte exprimée par Roland Ernould, à la révélation de l’abjection. « Un suspense réussi est avant tout lié à la construction du récit. Pour l’auteur qui, comme King, choisit d’ouvrir la porte, d’une monstration acceptable dépend la réussite ou l’échec. » (Ernould 24). King veut exhiber son monstre : Le monstre attend impatiemment derrière la porte, comme dans toute la littérature du genre, mais il ne sera pas qu’évoqué. Nécessairement il apparaîtra, sans litote, ni euphémisme, ni préoccupation altérative. La porte ouverte, le monstre surgira en pleine lumière … il manifeste une obsession pour la forme terrifiante. Ces productions sont marquées par la recherche d’un hyperréalisme, parfois carnavalesque. 661 Cet hyperréalisme explique que le lecteur soit pris à la gorge et c’est certainement l’effet recherché par nos auteurs. Dans Thinner, la description cataclysmique du visage de Duncan Hopley entre dans le cadre de l’hyperréalisme et se réalise dans le cadre d’un passage de l’ombre à la lumière : Hopley’s skin was a harsh alien landscape. Malignant red pimples the size of tea saucers grew out of his chin, his neck, his arms, the back of his hands. Smaller eruptions rashed his cheeks and forehead; his nose was a plague zone of blackheads. Yellowish pus oozed and flowed in weird channels between bulging dunes of proud flesh. Blood trickled here and there. Coarse black hairs, beard hairs, grew in crazy helter-skelter tufts, and Halleck’s 660 Francis Vanoye, Récit écrit, récit filmique : Cinéma et récit ( Paris: Nathan, 2002) 59. 661 Ernould 52. 470 horrified overburdened mind realized that shaving would have become impossible some time ago in the face of such cataclysmic upheavals. And from the center of it all, helplessly embedded in that trickling red landscape, were Hopley’s staring eyes. (125-26) King débute sa description par un très gros plan, c’est-à-dire un plan qui cadre une partie du visage ; la description de l’auteur a en effet la même force qu’un plan de cinéma. Il commence par pointer sa caméra sur les boutons d’Hopley qui sont de manière grotesque comparés à des sous-tasses. Le goût de King pour les détails incongrus apparaît à nouveau. La caméra virtuelle de l’auteur descend ensuite sur le menton du personnage, ses bras, ses mains puis remonte à nouveau sur ses joues, son front, son nez. La caméra s’éloigne pour passer au gros plan qui isole un détail du corps. Ici, l’auteur donne à voir le sang et les poils noirs présents ici et là sur le visage d’Hopley avant de s’arrêter sur ses yeux. La description du corps du juge Rossington trouve également sa force visuelle par des procédés très cinématographiques : Leda had seen that the hard yellow skin (the scales –there was no longer any way to think of them as anything else) now covered most of Cary’s chest and all of his belly. It was as ugly and thickly humped up as burn tissue. The cracks zigged and zagged every which way, deep and black, shading to a pinkish-red deep down where you most definitely did not want to look. … At each edge the hard yellow flesh rose a bit more. Scales. … The brown arc of his left nipple still showed: the rest of it was gone, buried under that yellowblack carapace. The right nipple was entirely gone, and a twisted ridge of this strange new flesh reached around and under his armpit toward his back. (94-95) King débute par un gros plan sur la poitrine et le ventre du juge en s’arrêtant sur les fissures qui y apparaissent sous forme de zigzag. La laideur de la plaque est mise en lumière par son épaisseur, les couleurs jaunes, noires et rouges. La caméra se pose ensuite sur les bordures de la plaque avant de passer par un très gros plan sur son mamelon gauche puis droit et finit par s’éloigner pour se terminer sur un gros plan ; le lecteur peut visualiser l’étendue de la plaque depuis les aisselles vers le dos du 471 personnage. Le procédé cinématographique utilisé par King ne fait qu’accroître chez le lecteur le sentiment de dégoût, d’abjection. Ce procédé abonde dans le récit kingien et contribue à la puissance quasi hypnotique de ses descriptions. Nous citons pour dernier exemple le chapitre 17 lorsque Billy se regarde dans la glace : Every rib stood out clearly. His collarbones were exquisitely defined ridges covered with skin. His cheekbones bulged. His sternum was a congested knot, his belly a hollow, his pelvis a gruesome hinged wishbone. His legs were much as he remembered them, long and still quite well muscled … But above the waist, he really was turning into a carny freak –the Human Skelton. (160) King débute par un très gros plan sur les côtes, puis sur les clavicules de Billy. La caméra effectue un mouvement ascendant sur les pommettes puis redescend pour s’arrêter au sternum, à son ventre, son bassin et ses jambes. La description se termine sur un gros plan sur le haut du corps. Ces descriptions qui nous rapprochent du domaine cinématographique imprègnent également le récit straubien. Ainsi, nous pouvons citer pour exemple la première description de Cole : He was tall, white-haired, dressed in a dark blue suit with wide chalky pin stripes. He had the sort of slight, elegant limp that makes limping look desirable. His nose was long and curved: the whole long squared-off face was powerful. … He smoothed down the longish white hair at the side of his head. (171) L’auteur débute avec un plan moyen 662 par une vision générale du personnage (description physique, boitillement). La caméra fait ensuite un très gros plan sur son nez et s’éloigne avec un gros plan sur son visage. Straub termine par un plan rapproché 663 qui permet au lecteur de voir Cole se caresser les cheveux. La description des frères Grimm est aussi teintée de procédés cinématographiques : Both were in late middle age, clean-shaven; glasses as old-fashioned and foreign as their dress modified their sturdy faces, made them scholarly. They 662 C’est « un plan cadrant un ou des personages en pied. » Roy (1999 : 238). 663 C’est « un plan cadrant un ou des persoonages à la taille ou à la poitrine. » Roy (1999 : 238). 472 sat at their desks in a little pool light cast by candles; high bookshelves loomed behind them. (232) L’auteur semble débuter par un gros plan avec une impression générale donnée par le visage des deux frères avant de passer au très gros plan avec un arrêt sur leurs lunettes. Nous semblons ensuite passer à un plan moyen qui nous donne à voir où sont assis les frères et la description s’élargit avec un plan de demi-ensemble 664 sur l’arrière-plan qui compose la scène. Le récit de Palahniuk révèle également cet usage du procédé descriptif lié au septième art. Nous pouvons citer pour exemple la première description de Carl par Helen: « her eyes go up and down me. ‘Brown sport coat, ‘she says, ‘brown slacks, white shirt. » She frowns and winces, ‘And a blue tie.’ The woman tells the phone, ‘Middle-aged. Five-ten, maybe one hundred seventy pounds. Caucasian. Brown, green.’ » (27-28) Les yeux d’Helen observent Carl telle une caméra et l’auteur choisit de débuter par un très gros plan sur les yeux d’Helen. La caméra se pose ensuite sur Carl et nous montre en très gros plan successivement sa veste, descend sur son pantalon et remonte sur sa chemise. Une pause se fait avant que la caméra ne se pose sur sa cravate. L’auteur passe ensuite à plan moyen (taille et poids du personnage) et termine sur un très gros plan sur ses cheveux et ses yeux. Nous citons pour dernier exemple la description d’Oyster dans l’appartement de Mona : This time, it’s a kid with long blond hair and a red goatee, wearing gray sweatpants and a sweatshirt. He’s carrying a Crock-Pot with a brown-glass lid. Something sticky and brown has boiled up around the lip, and the underside of the glass lid is fogged with condensation. He steps inside the door and hands the Crock-Pot to me. (95) 664 C’est « un plan cadrant des personnages dans le décor. » Roy (1999: 237). 473 L’auteur commence par un plan moyen pour permettre au lecteur de découvrir Oyster puis un très gros plan est realisé sur les détails d’un couvercle d’une marmite pour terminer à nouveau sur un plan moyen montrant Oyster entrant dans l’appartement. Le processus descriptif choisi par les auteurs trouve toute sa force et son unité dans l’approche cinématographique choisie par nos auteurs. Cette prévalence donnée aux détails est loin d’être anodine. « Nous sommes assoiffés de détails concrets concernant les personnages que nous aimons, à l’écran comme dans un roman, parce que c’est seulement entre créatures individuelles que l’identification esthétique est possible. »665 Le processus descriptif et le caractère très visuel des récits jouent un rôle crucial dans le phénomène d’empathie ressenti par le lecteur pour les personnages. Cette identification fait de l’abjection une expérience unificatrice et le lecteur accepte de se perdre dans le jeu de la grande illusion que lui proposent les auteurs. b. Le jeu de la grande illusion Ce titre fait référence à la fois à la magie et au septième art. Si les œuvres de nos auteurs ont tant de succès, c’est bien que le lecteur accepte de se perdre dans l’univers créé de toutes pièces pour eux et oublient l’instant de la lecture que cet univers n’est que fictionnel car il a alors acquis une réalité bien concrète. Les auteurs sont –comme les magiciens– passés maîtres dans l’art de la grande illusion. Les personnages s’animent comme par magie ou comme sur un écran de cinéma. La frontière entre la création fictionnelle et le réel s’estompe et l’illusion devient véridique. Le caractère extrêmement visuel de nos œuvres aide à atteindre une telle prouesse, caractère qui se réalise grâce à un écho constant aux procédés cinématographiques. 665 Magny 23. 474 Nous sommes les témoins, comme dans les films, d’un changement de plan 666 qui accompagne la montée en crescendo du suspense. La notion de changement de plan prévaut dans les trois récits. La succession de plans nous rapproche d’une scène de film : « les plans-éléments premiers du film, … sont réunis en scènes plus ou moins longues. Une scène de film, c’est un ensemble de plans se passant entre les mêmes personnages dans une unité d’action et souvent de lieu. »667 On ne peut ici que mentionner quelques exemples car l’analyse des procédés cinématographiques utilisés par nos auteurs dans leurs récits peut, à elle seule, être un sujet d’études. Prenons pour exemple dans Thinner la scène précédant l’entrée de Billy dans le camp des Gitans : That night at a quarter past nine, Billy parked his rental car on the soft shoulder of Route 37-A, which leaves Bar Harbor to the northwest. He was on top of a hill, and a sea breeze blew around him, ruffling his hair and making his loose clothes flap on his body. From behind him, carried on that breeze, came the sound of tonight’s rock-‘n’- roll party starting to crank up in Bar Harbor. Below him, to the right, he could see a large campfire surrounded by cars and trucks and vans. Closer in were the people –every now and then one of them strolled in front of the fire. (192) Le lecteur perçoit clairement le premier plan choisi par l’auteur : Billy est près de sa voiture sur le bas-côté de la route 37-A. Le plan inclut une colline et le vent qui ébouriffe ses cheveux ; le lecteur peut entendre une musique d’arrière-fond. L’auteur passe à un deuxième plan : à droite de Billy, le lecteur aperçoit le camp des Gitans ainsi que leurs véhicules. Enfin, l’auteur révèle un troisième plan montrant de plus près les personnes présentes dans le camp. Dans Shadowland, nous pouvons prendre pour exemple la scène précédant la crucifixion de Tom. Nous renvoyons ici le lecteur de notre thèse aux pages 398-399 car il serait trop long de citer l’ensemble du passage. Cole demande à Pease et à Snail 666 Le terme « plan » désigne une « suite continue d’images devant la caméra au cours d’une prise. » Roy (1999: 236). 667 Victor Bachy, Pour lire le cinéma et les nouvelles images (Paris: Cerf,1987) 152. 475 d’attacher Tom à un cadre. Nous citons les plans successifs montrés par Straub. L’auteur montre Pease saisissant une des jambes de Tom puis dans un second plan Snail immobilisant ses poignets. Un troisième plan montre Thorn faisant pression sur la poitrine de Tom. Puis nous voyons Mr Peet s’asseyant pour regarder la scène. L’auteur passe ensuite à Cole tenant un maillet puis à Thorn frappant Tom à la tête. Le plan suivant montre Cole tenant les clous devant Tom puis on passe aux trois Baladins transportant Tom vers le cadre et l’attachant. De même, dans Lullaby, les exemples abondent et nous choisissons la scène où Carl découvre Helen à l’hôpital lors du dénouement : In room 131 at the New Continuum Medical Center, the floor sparkles. The linoleum tile snaps and pops as I walk across it, across the shards and silvers of red and green, yellow and blue. The drops of red. The diamonds and rubies, emeralds and sapphires. Both Helen’s shoes, the pink and the yellow, the heels are hammered down to mush. The ruined shoes left in the middle of the room. Helen stands on the far side of the room, in a little lamplight, just the edge of some light from a table lamp. She’s leaning on a cabinet made of stainless steel. Her hands are spread against the steel. … My shoes snap and crush the colors on the floor, and Helen turns. (249) Le premier plan nous montre la chambre 131 dans un hôpital ; on voit l’arrivée de Carl dans des tessons de diverses couleurs. Le deuxième plan cadre les bijoux d’Helen. Nous passons ensuite aux chaussures au milieu de la pièce avant de nous attarder sur Helen affalée près d’un meuble. Le dernier plan révèle Carl qui s’avance vers Helen qui, à son tour, se retourne. Ce procédé de succession des plans rapproche nos récits du septième art, donne l’illusion du réel et explique l’efficacité de ces derniers sur le lecteur. De plus, la technique de l’ellipse est également utilisée et concerne par exemple le dénouement. King et Palahniuk ont choisi de ne pas montrer la fin effective des récits. Comme le précise Victor Bachy, « le plus important est ce qui n’est pas dit. » (Bachy 72). L’ellipse est « un des privilèges des arts de se jouer du temps … le cinéma le raccourcit, l’allonge, le déstructure, le bouleverse, plonge dans le passé, évoque le 476 futur, matérialise l’imaginaire. » (Bachy 143). Nous avons montré précédemment la manipulation du temps par nos auteurs dans nos trois récits. Dans Thinner, on élude par exemple le moment où Heidi et Linda se réconcilient en mangeant la tarte ramenée par Billy. Straub ne montre pas la mort effective de Dave Brick lors de l’incendie à Carson et Palahniuk ne montre pas Helen et Oyster déclenchant l’incendie dans une bibliothèque ; il ne nous montre que le résultat au journal télévisé. Les auteurs oscillent ente monstration et évitement et le procédé d’ellipse joue un rôle clé dans la dialectique du voilement et du dévoilement qu’ils mettent en place. C’est parce que les auteurs jouent entre voiler et dévoiler des éléments que la frontière entre le rêve et la réalité, la vérité et le mensonge, peut s’estomper peu à peu au sein de nos récits et que le paradigme de l’illusion peut se mettre en place. Cette dimension illusoire est ubiquitaire dans nos œuvres. Dans Shadowland, par exemple, les situations doivent être analysées au second degré : ainsi, le fait que le professeur Fitz-Hallan donne un stylo à Dave Brick au début de sa scolarité à Carson n’indique nullement que l’enseignant est généreux mais que Dave est trop faible pour survivre à l’école, annonçant de manière proleptique la tragédie finale. Pendant les cours de sport, Tom cherche à faire tomber Steve et l’entraîneur le prend comme un signe d’esprit de compétition. Son interprétation est erronée. Même le pouvoir de lévitation de Del n’en est pas un, puisqu’il utilise la force de Tom pour accomplir ce tour. En tant que roi de l’illusion, Cole crée des évènements imaginaires qui semblent d’une réalité implacable pour Tom. Il donne l’impression qu’il y a des spectateurs dans le théâtre en peignant des gens sur les murs et les fait vivre grâce à sa magie. Nos auteurs apparaissent comme des envoûteurs, déployant un pouvoir évocatoire hors normes qui frappe l’imagination du lecteur. 477 Différents éléments peuvent ainsi expliquer la fascination populaire pour nos récits et, dans une plus large perspective, pour la littérature de l’abjection. Le chaos apparent qui y règne n’est qu’illusoire et le processus de répétition prégnant dans les récits donne à ces derniers une unité narratologique bien réelle. C’est une réception bien particulière des œuvres qui se met en place et qui contribue à l’identification entre le lecteur et les personnages. L’efficacité des récits et par là même le pouvoir fascinatoire de l’abjection sont mis en lumière par leur schéma constructif ; la création du suspense va crescendo dans ces œuvres construites en palier. Les auteurs font usage de la métaphore de l’escalier et l’acmé du suspense s’obtient avec l’ouverture de la porte qui introduit le lecteur dans un monde où les repères traditionnels n’ont plus lieu d’être. De plus, nous avons perçu la construction quasi-cinématographique des récits et la puissance visuelle qui s’en détache. Le jeu constant effectué entre la parade monstrative et dissimulatrice de l’objet abject entraîne le lecteur dans le tourbillon de la grande illusion. Les auteurs imposent des visions qui s’impriment sur notre rétine et nous nous laissons submerger par un état de béatitude qui nous fait oublier que nous ne tenons qu’un livre. A l’image de Billy révulsé par le gitan mais également incapable de se soustraire à la force de son regard ni à la puissance mortifère de ses rêves, l’abjection a une force hypnotique. Le paradoxe est le maître mot de ces œuvres car l’abjection plaît, envoûte et devient une nouvelle source de beauté, un auxiliaire d’esthétique. Nous nous devrons de différencier le beau et l’esthétique, mais notre démarche rejoint l’approche subversive de nos auteurs qui donnent à l’abjection une approche artistique. Dans Pouvoirs de l’horreur, Julia Kristeva voit l’abjection comme auxiliaire du grotesque et du sublime et nos auteurs semblent même donner une tonalité nouvelle au sublime traditionnel. L’être monstrueux est doté d’un véritable pouvoir et mène le lecteur dans une danse macabre sans retenue. C’est à juste titre que nous utilisons ce titre d’une 478 œuvre critique de King car c’est bien dans une danse mortuaire que les auteurs nous invitent à les suivre sur un rythme effréné. PARTIE 2. UNE NOUVELLE ESTHETIQUE Un retour sur la notion de beauté et d’esthétique traditionnelle s’impose avant de montrer comment les auteurs drapent ces notions de tentures nouvelles en y mettant en avant la thématique de l’abjection. Nous nous tournerons entre autres vers les œuvres clés de Platon, 668 d’Emmanuel Kant, 669 d’Hegel 670 ou de Nietzsche. 671 Kant a distingué le beau et le sublime ; nous reviendrons plus loin sur cette distinction mais il semble que King, Straub et Palahniuk donnent à la thématique du sublime une touche nouvelle. Les œuvres d’Edmund Burke 672 ou à nouveau de Kant seront un guide pour nous dans cette appréhension du sublime. Nos auteurs séduisent le lecteur qui peut transférer à travers les récits ses désirs les plus inavouables. Le pouvoir de fascination de nos œuvres tient également au fait qu’ils permettent une pause cathartique pour le lecteur, catharsis paradoxalement engendrée par l’abjection qui devient un objet d’art à part entière. 668 Platon, Le banquet. 669 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (Paris: J. Vrin, 1993). 670 Georg Wilhelm Friedrich HegelEsthétique, vol.1 (Paris: Flammarion, 1979). 671 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie (Paris: Gallimard, 1970.) 672 Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful (Oxford: Oxford University Press, 2008). 479 A] Un retour diachronique sur la notion d’esthétique Un retour, aussi bref soit-il, sur la conception traditionnelle de la beauté et de l’esthétique s’impose, afin de pouvoir établir de quelle manière nos auteurs divergent des théories passées. Il nous faut avant tout établir la distinction entre le beau et l’esthétique. La conception de Genette nous éclaire déjà sur le rapport entre le beau et l’esthétique ; il voit cette dernière comme « l’étude d’une activité humaine spécifique faisant intervenir la perception de qualités esthétiques telles que la beauté, la sérénité, l’expressivité, l’unité et l’admiration. » 673 La beauté paraît être une qualité appartenant à la notion plus large d’esthétique. a. Une approche historique L’origine du mot « esthétique » « remonte au XVIIIème siècle, lorsqu’Alexandre Gottlieb Baumgarten adapta le mot grec signifiant ‘perception’ pour désigner ce qu’il définissait comme ‘la science de la perception.’ » 674 On voit d’ores et déjà la relation entre l’esthétique et le sens de la vue. Albin Michel, dans La parole et la beauté, place l’origine de la beauté en littérature chez Homère dont les idées avancées préfigurent la poétique platonicienne. A la fin de l’Odyssée, Athéna rend à Ulysse sa beauté perdue lors des épreuves et c’est alors que ses proches le reconnaissent : C’est par sa beauté qu’il se fait reconnaître. Oui, elle est bien liée à son être. … Au sens platonicien, l’idée d’un homme n’est pas différente de lui. Ce n’est pas un autre homme, plus parfait, dans un autre monde. C’est cet homme, dans sa beauté véritable, dans la perfection de son être. 675 673 Gérard Genette, Esthétique et poétique (Paris: Éditions du Seuil, 1992) 33. 674 Genette, Esthétique et poétique 39. 675 Eliane Escoubas, L’esthétique (Paris: Ellipses, 2003) 27. 480 Le beau est déjà synonyme de perfection. Tournons-nous vers l’œuvre de Platon afin d’établir les idées majeures de sa pensée. Dans Le banquet, écrit aux environs de 380 avant J.-C, Platon cherche à répondre à la question « qu’est-ce-que le beau ? » Il associe le beau au vrai et au bien. Le beau se rapproche pour lui d’un idéal : « il y a discordance entre ce qui est laid et tout ce qui est divin, tandis que le beau s’accorde avec ce qui est divin. » (Platon 150). Il y a ainsi une relation entre le beau et une création unifiée, harmonieuse. Platon montre comment on peut passer du désir des beaux corps à l’amour des belles âmes pour parvenir à la contemplation de la beauté en soi ; le beau est en effet pour lui lié à l’amour. L’échelle de la beauté pour Platon suit cinq paliers : la beauté des jeunes corps, des âmes, les actions et les lois justes, les sciences mathématiques et enfin la connaissance du beau en soi. C’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi. Pour Platon, le beau absolu réside dans le monde des Idées ; l’idée est immuable et éternelle et les choses que nous dénommons belles, le sont car elles participent à l’idée de beauté. La beauté s’identifie à la lumière (lumière qui est la connaissance), à l’ordre, à la symétrie, à l’harmonie, à l’unité. Un autre auteur nous apporte des éléments clés sur l’analyse de l’esthétique. La première partie de la Critique de la faculté de juger de Kant est, en effet, consacrée au jugement esthétique. L’esthétique apparaît comme un jugement sur le beau et le beau est « découvert par l’analyse des jugements de goût. » (Kant 181). Ce jugement est 481 communicable à d’autres personnes, est intersubjectif et universel et procure une satisfaction nécessaire; l’archétype du goût est produit en soi : Ce qui importe pour dire que l’objet est beau et pour prouver que j’ai du goût, c’est ce que je fais de cette représentation en moi-même, et non ce par quoi je dépends de l’existence de cet objet. 676 « Est beau ce qui plaît universellement sans concept. » (Kant 198). Le jugement de goût est désintéressé : il désigne la faculté de juger un objet ou un mode de représentation par l’intermédiaire de la satisfaction ou du déplaisir, de manière désintéressée. On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction. 677 Il se distingue en cela de l’agréable lié, lui, à une vision personnelle : « est agréable ce qui plaît aux sens dans la sensation. » (Kant 183). Kant distingue deux types de beauté : la beauté libre, indépendante de tout objet et la beauté adhérente, conditionnée par un objet auquel elle adhère : La première ne suppose nul concept de ce que doit être l’objet ; la seconde suppose un tel concept, ainsi que la perfection de l’objet par rapport à ce concept. Les beautés de la première espèce s’appellent beautés (existant par elles-mêmes) de telle ou telle chose ; l’autre beauté, en tant que dépendant d’un concept (beauté conditionnée) est attribuée à des objets qui sont compris dans le concept d’une fin particulière. 678 La beauté pure ou libre passe par la production d’une idée du beau qui sert de modèle. La beauté idéale est l’adéquation à l’idée qu’on peut se faire d’un objet. Ainsi, la beauté libre présuppose qu’il n’y a pas de concept de ce que l’objet doit être, alors que dans la beauté adhérente ce concept existe et la perfection de l’objet est perçu par rapport à lui. Dans le cas de nos auteurs, la question sera de savoir si l’abjection se rapporte à un objet déterminé à l’avance par un concept ou si elle plaît librement et pour elle-même. 676 Kant 183. 677 Kant 189. 678 Kant 208. 482 Après avoir présenté les idées principales de Kant, nous nous tournons à présent vers un autre auteur dont la théorie joue un rôle majeur dans l’approche critique de nos œuvres. La conception hégelienne voit l’esthétique comme un moyen d’éveiller « en nous des sensations par la création de formes ayant l’apparence de la vie. » (Hegel 20). Hegel considère l’esthétique comme une philosophie de l’art qui permet d’exprimer la vérité. L’esthétique considère le beau dans l’art. Le beau est l’Idée apparaissant sous une forme sensible : « ce qui doit servir de base, ce n’est pas le particulier, ce ne sont pas les particularités, les objets, les phénomènes, etc., particuliers, mais l’idée. … C’est par l’idée du beau que nous devons commencer. » (Hegel 21). L’idée vient en premier et elle n’est pas déduite d’objets précis. La finalité de l’art est de dépasser cet élément sensible pour atteindre une pensée pure et libre. L’homme prend à travers l’art à la fois conscience du monde extérieur et de son propre monde. L’œuvre d’art permet à l’esprit humain de se réaliser, de s’exprimer. Pour Hegel, « le beau artistique est supérieur au beau naturel parce qu’il est un produit de l’esprit» ; (Hegel 10) l’esprit humain est supérieur à la nature et le beau artistique est une expression de cet esprit. L’art est cependant limité à un contenu déterminé : « même par son contenu, l’art se heurte à certaines limitations, qu’il opère sur une matière sensible, de sorte qu’il ne peut avoir pour contenu qu’un certain degré spirituel de la vérité. » (Hegel 33). La progression dans la réflexion d’Hegel l’amène à avancer sa théorie de la mort de l’art : « l’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé. » (Hegel 34). Hegel considère par ce fait que l’art n’a plus de destination absolue ; il ne réaliserait plus sa fonction de révélateur de la vérité : Nous ne voyons plus en lui quelque chose qui ne saurait être dépassé, la manifestation intime de l’Absolu, nous le soumettons à l’analyse de notre pensée, et cela, non dans l’intention de provoquer la création d’œuvres d’art 483 nouvelles, mais bien plutôt dans le but de reconnaître la fonction de l’art et sa place dans l’ensemble de notre vie. 679 On resterait au niveau de la créativité individuelle et non plus à celui de l’esprit du peuple. Enfin, nous souhaitons mettre l’accent sur une dernière approche critique de l’esthétique qui peut apporter un éclairage judicieux sur nos œuvres. Nous exposons ici brièvement les idées majeures de la théorie de Nietzsche. Pour ce dernier, l’artiste crée ses propres valeurs pour stimuler la force de vie et de joie chez les individus. La figure de l’artiste est au cœur de la théorie nietzschéenne. La dichotomie entre le dionysiaque et l’apollinien est un leitmotiv dans sa dialectique. La pulsion apollinienne correspond au domaine de la mesure, de l’individualité. La pulsion dionysiaque correspond à la célébration de la réconciliation entre l’homme et la nature : sous le charme de Dionysos, non seulement le lien se renoue d’homme à homme, mais même la nature qui nous est devenue étrangère, hostile ou asservie, fête sa réconciliation avec l’homme, son fils prodigue. 680 Pour Nietzsche, les deux pulsions coexistent ; il y a toujours la présence menaçante du chaos de la nature primitive : « le titanisme et la barbarie étaient, somme toute, aussi nécessaires que l’apollinisme. » (Nietzsche 38). Dans La naissance de la tragédie, l’auteur lie le temps dionysiaque avec le vertige et l’horreur ; le temps apollinien transforme ces images horribles pour que l’existence soit possible. « La tragédie, c’est le cœur dionysiaque, qui se détend en projetant hors de lui un monde d’images apolliniennes. » (Nietzsche 62). La tragédie permet cette transformation. Apprécier la beauté d’un élément signifie alors accepter d’être confronté à l’aspect dionysiaque. 679 Hegel 33 680 Nietzsche 26. 484 Dans un processus quasi cathartique, l’art permet à l’individu d’effectuer alors un travail sur lui-même. Nous devons à présent nous interroger sur les convergences et les divergences existant entre ces différentes approches théoriques du phénomène esthétique et nos trois récits. b. Une esthétique postmoderne L’étude de l’esthétique en rapport avec nos trois œuvres peut paraître incongrue quand on sait que King, Straub et Palahniuk peignent l’abjection et explorent l’écriture de la décadence. Ils vont en cela à l’encontre de la conception platonicienne ; nos auteurs ne mettent pas en scène le beau, le bien, l’ordre, la lumière ou la symétrie. L’accent est, au contraire, mis sur le difforme, la fragmentation, le caractère malsain des individus. Le champ lexical de l’obscurité prédomine et la beauté des corps, des âmes ou des actions semble peu visible dans nos récits. Même lorsque la beauté physique est soulignée (on pense aux personnages de Gina, Rose ou Mona) elle est liée au mal, à la tentation, à la déchéance morale. Pourtant, la fascination pour l’élément abject est bien réelle et nous avons montré que le désordre apparent cache une unité sous-jacente. La notion de subversion est à nouveau à l’œuvre car l’abjection semble devenir, dans nos récits, source d’ordre, d’unité. L’abjection unit les personnages et le lecteur. Nous sommes confrontés à une espèce particulière de beauté, une beauté qui explore les tréfonds les plus sombres de l’âme humaine et prend alors un caractère universel. Cela nous amène à nous pencher à nouveau sur la théorie kantienne qui a mis en avant l’universalité du beau. L’abjection, dans nos trois récits, semble remplacer le beau 485 décrit par Kant. En effet, nous avons montré que le beau est, pour lui, ce qui plaît, ce qui procure une satisfaction. Nos auteurs paraissent inverser la théorie kantienne car, dans notre cas, c’est le phénomène abject qui plaît et fascine. On peut se demander si nos trois récits se placent dans le cadre de la beauté libre ou de la beauté adhérente. Dans la beauté libre, il n’y a pas de concept de ce que l’objet doit être alors qu’un concept existe dans le deuxième type de beauté et l’objet est perçu par rapport à lui. La thématique de l’abjection existe dans l’esprit des individus et est associée au macabre, à la déchéance, à la souillure, à la pourriture. Néanmoins, il semble également que cette thématique reste vague et il est difficile d’y apposer des termes exacts et de donner une description précise du sentiment d’abjection. Il semble à la fois parfaitement perceptible tout en laissant le champ libre pour le lecteur à une lecture plurielle du phénomène. La littérature étant d’ailleurs en perpétuel chantier, déterminée par son passé et indéterminée dans son avenir, nous n’avons qu’une possibilité d’une multitude de lectures de l’abjection et de l’esthétique. Ainsi, nos auteurs ne font nullement l’apologie des sentiments agréables contrairement à la conception hégélienne de l’esthétique. Cependant, l’abjection devient une création artistique car elle permet au lecteur d’atteindre une prise de conscience du monde extérieur ; si les situations extraordinaires qui affectent nos personnages n’ont pas lieu d’être dans la réalité quotidienne, les sentiments qui submergent ces derniers, le processus de rationalisation qui émerge et l’acceptation de l’altérité qui en découle permettent au lecteur d’effectuer une réflexion sur son propre monde, sa perception de la figure de l’Autre. La réflexion que nous permettent l’art et l’abjection nous rapproche de l’approche nietzschéenne dans la confrontation entre l’apollinien et le dionysiaque. Si la littérature de l’abjection fascine, cela signifie que le lecteur a accepté la pulsion dionysiaque en lui et c’est parce qu’il reconnaît cette 486 pulsion que l’abjection peut apparaître au grand jour car le lecteur sait que la dimension apollinienne, représentée par l’ordre du réel, l’emporte. La lecture de nos récits semble rendre le lecteur plus vivant, plus conscient des forces de vie et de joie qui l’entourent au quotidien. Nos auteurs semblent ainsi soit aller à l’encontre de l’esthétique traditionnelle ou l’inverser en remplaçant le beau par l’abjection. Dans Shadowland, la chambre de Steve est une vision d’horreur avec les affiches de cadavres et d’êtres hybrides. Pourtant, Steve y trouve du repos, une béatitude qu’on s’attend à être associée à la beauté. Ici, l’abjection est pour le personnage source d’harmonie, d’unité en donnant un ordre à sa réalité quotidienne qu’il considère comme fragmentaire depuis la mort de sa mère. L’horreur est source de beauté et constitue pour Steve la recherche de l’absolu. Steve va au-delà des apparences et cherche l’Idée à travers ses créations : Different areas of his walls were different ‘things’, now gradually melting into one comprehensive ‘thing.’ He had known it would turn that way –long ago, years ago, when he had given up all his other hobbies and begun putting pictures on his walls, Skeleton had foreseen a day when, guided by powerful impulse, all the pictures would form a simple epic statement. (73) L’Idée platonicienne est perçue en arrière-plan mais subvertie car remplacée par l’horreur. Notre jugement est réfléchissant, appréciatif et met le thème de l’abjection au cœur de l’esthétique postmoderne des trois auteurs choisis. Ils se rapprochent en cela de la conception de Baudelaire : ‘Le beau est toujours bizarre,’ écrit Baudelaire. C’est dire que le beau est initialement le non-familier, ce qui étonne ou choque –le beau ne relève pas du registre de l’harmonieux et, plus tard, Baudelaire dira que le ‘laid’ peut être ‘beau’ à condition qu’il soit ‘distingué,’ c’est pourquoi il dira aussi que le beau qui n’est que beau n’est pas beau. 681 681 Escoubas 146-47. 487 Appliquer le terme « postmoderne » à l’esthétique nous ramène au thème du patchwork d’éléments contraires. L’abjection, comme la beauté, entre dans la persuasion. Nous suivons la piste d’Albin Michel qui met en avant les trois finalités du beau : « prouver, plaire, émouvoir. »682 L’efficacité de nos récits démontre la puissance de l’abjection qui est créatrice de sentiments contradictoires, d’attrait et de répulsion. Dans le cadre de nos récits, l’abjection semble plaire au public et générer chez lui des émotions qu’il souhaite ressentir encore et encore. La jouissance esthétique ne se résumerait pas alors simplement au jugement intellectuel mais elle est également liée à la sensibilité. Nos auteurs nous invitent à faire l’expérience de l’abjection, à nous abandonner à cette expérience pour éprouver un sentiment esthétique. King, Straub et Palahniuk paraissent ainsi substituer dans la théorie traditionnelle esthétique le beau par l’abjection. La notion du beau s’applique également à la nature ; Kant a d’ailleurs replacé le beau dans la nature à travers son interprétation du sublime, « qui lui apparaît précisément dans la beauté et dans la grandeur des phénomènes naturels, qui permet à l’âme d’unir la morale et le sentiment dans le respect, l’admiration, la contemplation du ciel étoilé et de mimer ainsi la transcendance. »683 La théorie kantienne nous aide d’ores et déjà à établir des corrélations entre l’esthétique, le beau et le sublime, ce qui explique notre choix de nous tourner à présent vers la notion de sublime pour analyser de quelle manière il est refaçonné par le talent créateur de nos auteurs. 682 Michel, La parole et la beauté x. 683 Michel, La parole et la beauté v. 488 B] Thinner, Shadowland, Lullaby ou le sublime revisité Le sublime supposant quelque chose d’illimité, l’appréhension de l’idée d’un infini, nous prenons ici la liberté d’utiliser un langage imagé pour faire écho à la quête de transcendance 684 liée au sublime. Flânons d’abord au bord des rives où coule le fleuve régulier des différentes définitions du sublime avant de nous diriger vers les flots tumultueux de cet élément tel qu’on le trouve dans nos trois récits. a. Un éclairage historique sur le sublime Dans son ouvrage, Le sublime de l’Antiquité à nos jours, Baldine St Girons exprime parfaitement en introduction la problématique du sublime. Son histoire est aussi ancienne que la philosophie et concerne, de nos jours, la plupart des disciplines qui la constituent : « une esthétique qui étudie les différents signifiants –linguistiques, musicaux et plastiques– qui s’élaborent à la faveur de l’aisthesis (sensation, perception), plus ou moins retravaillée par l’émotion. » Le sublime rime avec « l’insaisissable par une étude précise des signifiants du saisissement et du dessaisissement. » (St Girons 9). Nous nous pencherons principalement ici sur trois auteurs : Longin, Edmund Burke et Kant. Ayant déjà présenté les théories longiniennes et burkiennes précédemment, nous ne rouvrirons ici que brièvement les portes de l’analyse sur ces deux auteurs. Un rappel des idées majeures s’impose néanmoins afin de percevoir les corrélations entre le beau et le sublime. 684 « Est sublime ce qui par cela seul qu’on peut le penser, démontre une faculté de l’âme qui dépasse toute mesure des sens. » Baldine Saint Girons, Le sublime de l’antiquité à nos jours (2008: 25). 489 L’introduction au Traité du sublime par Francis Goyet montre que Longin penche vers le sublime séquénien et non cicéronien. Le sublime de Cicéron « ne s’oppose pas à celui de Sénèque ou de Boileau ; il lui est supérieur parce qu’il l’englobe. Lire Longin … c’est se préparer à comprendre Cicéron. » (Longin 10). Des éléments communs existent en effet entre Longin et Cicéron. Tous deux voient le sublime comme créateur de bouleversements, d’enthousiasme et de débordement. Un changement s’établit dans les termes utilisés. « Longin partage avec Cicéron le but de bouleverser l’auditoire, ce que d’un beau mot grec Longin nomme l’‘extase.’ C’est-à-dire ce ‘qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte.’ » (Longin 10). Tous deux partagent la notion d’enthousiasme mais utilisent deux termes différents pour le thème du débordement. Si Longin parle de pléthore et Boileau de ‘multitude de paroles,’ c’est pour défaire un concept capital chez Cicéron, celui de copia. Si Longin utilise le terme d’ ‘extase’ pour parler du bouleversement, Cicéron utilise le concept de ‘movere. 685 Longin partage avec Cicéron la conviction que l’orateur doit troubler les esprits et le terme de perturbation s’applique d’ailleurs bien aux récits de King, Straub et Palahniuk. Le but est pour Longin « de faire sortir l’auditeur hors de lui-même, ek-stasis. » (Longin. 14). Longin définit le sublime, dans le premier chapitre, comme « ‘une force invincible qui enlève l’âme de quiconque nous écoute’ : c’est le movere ou ‘extase.’ » (Longin 41-42). Au chapitre six, il montre les moyens de produire le sublime. Le premier est une élévation de l’esprit qui est une image de la grandeur d’âme de l’orateur ; la seconde « consiste dans le Pathétique ; j’entends par Pathétique cet enthousiasme, et cette véhémence naturelle qui touche et qui émeut. » (Longin 82). Le troisième renvoie à des figures de style. Longin cite pour exemple les périphrases et les métaphores. Une quatrième source du sublime est « la noblesse de l’expression, qui a 685 Longin. 12. 490 deux parties : le choix des mots, et la diction élégante et figurée. » (Longin 82). Longin révèle également que l’absence de paroles peut être véhicule de sublime. « ‘Le sublime est l’écho de la grandeur d’âme.’ Le paradoxe est remarquable, puisque le sublime peut être ce qui ne se dit pas. … C’est un sublime par excès de blanc. » (Longin 49). Le sublime laisse sur l’individu une trace impérissable 686 et cette puissance du sublime est également perçue chez Edmund Burke. Dans A Philosophical Enquiry into the Origins of our Ideas of the Sublime and Beautiful (1756), Burke indique que le sublime et le beau sont aussi antithétiques que l’obscurité et la lumière. La beauté peut être accentuée par la lumière mais le sublime est associé à la lumière intense ou à l’absence de lumière, oblitérant de cette manière la vue de l’objet. La terreur, l’informe, la laideur se chargent d’une qualité esthétique en véhiculant des émotions intenses qui finissent par engendrer du plaisir. Le sublime crée le sentiment de « delight » (délice), associant la crainte et l’attrait. L’obscurité joue un rôle important pour accroître la terreur. « Another source of the sublime is infinity … Infinity has a tendency to fill the mind with that sort of delightful horror which is the most genuine effect, and truest test of the sublime. » (Burke 67). Burke inclut également la notion de magnificence comme source du sublime puisqu’elle nous rapproche de l’idée de grandeur. La verticalité est pour lui l’axe du sublime ; la notion d’infini semble nécessaire au sublime. Le sublime semble ainsi transcender le beau ; il nous mène vers l’inaccessible, l’incommensurable. Le sublime a également, comme le montre Burke ou Kant, une valeur esthétique. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant montre que le sublime 686 « La marque infaillible du Sublime, c’est quand nous sentons qu’un discours nous laisse beaucoup à penser, qu’il fait d’abord un effet sur nous, auquel il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de résister, et qu’ensuite le souvenir nous en dure, et ne s’efface qu’avec peine. » Longin. (1995: 81-82). 491 dépasse le pouvoir de la représentation et de la conceptualisation. Le sublime semble être le sentiment du beau transporté à l’infini : Le beau naturel concerne la forme de l’objet, laquelle consiste dans la limitation ; en revanche, le sublime se peut trouver aussi dans un objet informe, pour autant qu’une dimension d’illimité est représentée en lui ou grâce à lui. 687 Le beau fait appel à l’entendement qui définit et limite les formes présentées. Ce n’est pas le cas dans le sublime puisque l’imagination ne peut appréhender l’illimité. « ‘Est sublime ce qui, du fait simplement qu’on puisse le penser, démontre un pouvoir de l’esprit qui dépasse toute mesure des sens. » (Kant 232). Le beau est lié à la qualité et sa perfection vient de sa limitation ; le sublime, lui, est lié à la quantité, d’où sa possibilité d’aller jusqu’à l’infini. Le beau, étant associé aux limites, on n’y décèle aucune opposition. Le sublime, lui, souhaite dépasser les limites et doit se confronter à un absolu qui dépasse la sensibilité. Kant distingue un sublime mathématique qui vise à la contemplation de l’univers infini et un sublime dynamique qui passe par la contemplation de l’univers déchaîné. Cette perception du sublime rejoint l’analyse de Baldine St Girons qui le voit comme vecteur de saisissement et de dessaisissement, de transcendance ou de sublimation : « la sublimation a ici le sens général de dépassement de soi et de ‘dynamisme le plus normal du psychisme,’ comme le rappelle Bachelard. » (St Girons 12). Le dessaisissement ne se fait pas seulement de l’extérieur, mais transparaît au plus profond de chaque être. Si la notion du beau est remplacée par l’abjection par nos trois auteurs, on peut se demander de quelle manière le sublime traditionnel est revisité dans l’approche postmoderne que nous avons choisie. 687 Kant 225. 492 b. Un patchwork sublime Nous avons révélé certains éléments moteurs de différentes théories sur le sublime. Il peut sembler incongru d’établir une relation entre nos récits et le sublime si l’on considère que la nature n’y prévaut pas. Même dans Shadowland, où une forêt dense encercle la demeure de Cole, peu d’espace est laissé à la contemplation de cette nature. King, Straub et Palahniuk ne mettent pas en avant les paysages mais traitent de la nature humaine. Pourtant, même dans ce cas, nous percevons des résonnances avec la lecture des théories du sublime énoncées précédemment. Nous avons déjà mis en lumière la thématique du patchwork caractéristique de l’écriture postmoderne de nos auteurs. Il semble que ce terme s’applique également à l’esthétique du sublime car nous percevons à travers nos récits des échos de ces diverses théories énoncées précédemment. Si pour Longin le sublime décrit un langage élevé, une noblesse d’expression, le registre langagier utilisé par nos auteurs semble alors être loin de correspondre à l’adjectif « sublime. » Pourtant l’approche de Longin présentant le sublime comme une absence, comme un excès de blanc fait écho à l’incomplétude du langage que nous avons perçu, notamment chez Palahniuk, où le discours est réduit à son strict minimum. Nos auteurs créent bien de l’émotion chez le lecteur mais ils ne nous plongent pas dans l’extase mais dans l’abjection. Le pouvoir de leurs œuvres est indéniable et, comme pour l’élément sublime pour Longin, laisse chez le lecteur des souvenirs tenaces qui ne s’effacent qu’avec peine. Nous percevons également des résonnances avec la lecture burkienne du sublime. Cet écho se réalise à travers la thématique de l’abjection. Celle-ci est bien assimilée au ténébreux, au difforme, à la révulsion, à l’horreur mais elle engendre paradoxalement de l’attrait chez le lecteur. L’abjection se rapproche du « delight » burkien, une union 493 de fascination et de crainte et se charge d’une valeur esthétique. Le sublime du paysage concerne prioritairement l’œuvre de Straub. La première caractéristique du sublime burkien qui met en évidence l’image de la verticalité et la dichotomie entre la notion de hauteur et de profondeur paraissent s’appliquer indubitablement à la fois à l’école Carson ainsi qu’à la demeure de Cole. L’accent est mis sur le thème de la hauteur et de la verticalité dans les deux cas et le personnage du « villain » (Broome) a pris résidence dans la partie inférieure du bâtiment. La récurrence de passages souterrains dans la propriété de Shadowland met en exergue son aspect sombre. De plus les hauts arbres qui encerclent la propriété rappellent le lien que tisse la demeure avec les éléments célestes et démoniaques. Le passage souterrain où Rose emmène Del et Tom a été le lieu de meurtres et les fantômes qui le hantent révèlent le caractère ténébreux du domaine. Straub nous confronte plutôt à un sublime des profondeurs et ne met plus uniquement en scène les vertiges de la hauteur. Burke mêle dans sa définition du sublime terreur et plaisir. Les lecteurs de King, Straub et Palahniuk ressentent certainement une part, minime soitelle, d’intérêt à s’immerger dans le monde de l’abjection. Cependant, dans le cas présent, le plaisir laisserait plutôt place à la fascination, à ce que nous traiterons plus tard comme le phénomène hypnotique. L’abjection affecte tous les éléments constitutifs des récits ; le lecteur paraît à la fois capable de percevoir où se situe exactement l’élément créateur du sentiment d’abjection, et impuissant à appréhender celui-ci dans sa totalité. Nos auteurs poussent, comme dans la conception kantienne, la sensibilité du lecteur à son paroxysme en lui faisant gravir sans discontinu l’escalier du suspense. Cette volonté de pousser de plus en plus loin le sentiment d’abjection se rapproche de l’absence de limites présente chez Kant. Cela entraîne le lecteur dans une réflexion et une confrontation à l’égard de ses 494 pulsions dionysiaques, de ses peurs refoulées de par son intégration au monde social règlementé, normalisé, apollinien. L’écriture esthétique de nos auteurs cherche à mettre le lecteur en opposition avec ses valeurs, ses limites pour déployer les forces déchaînées de la nature dissimulées en lui. Tout comme Kant montre que la tempête est sublime pour l’individu qui est en sécurité sur le rivage, lui permettant de se mesurer de manière indirecte à la force des éléments déchaînés, 688 nos auteurs permettent au lecteur, à travers la mise en scène de l’abjection et dans le confort de leur domicile, d’affronter par procuration les différentes figures du monstre. Dans la proximité à la mort que nous offrent nos auteurs, le lecteur sait qu’il peut affronter en toute quiétude la Grande Faucheuse. On peut considérer que l’abjection entre bien dans le cadre d’une esthétique du sublime comme l’entend Kant car l’élément abject éveille chez le lecteur la conscience et la capacité d’affronter le danger ou la mort. Cet éveil donne une dimension cathartique à nos récits et à la thématique de l’abjection. C] Une œuvre cathartique Le terme « catharsis » apparaît dans La politique d’Aristote en relation avec la musique : Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l’âme hors d’elle-même, remises d’aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C’est à ce même traitement dès lors que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d’une façon générale, sont sous l’emprise d’une émotion quelconque pour autant qu’il y a en chacun d’eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allègement accompagné de plaisir. 689 688 « Il nous [faut] nous voir en sécurité pour éprouver cette satisfaction exaltante. » Kant (1965: 244). 495 La musique est alors définie comme enthousiasmante ; les mélodies sont purificatrices, thérapeutiques pour les passions excessives. Dans La poétique, Aristote associe la catharsis à la tragédie : « la tragédie … est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen de la narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre. »690 La catharsis permet ainsi de se libérer de ses passions, de ses angoisses. Ceci est rendu possible grâce au processus d’identification qui permet à l’individu de vivre à travers les personnages ses propres peurs ou pulsions. Nos trois récits permettent au lecteur d’affronter l’élément abject et de révéler les déviances inhérentes à chaque être. a. Le pouvoir du monstre Les êtres abjects que sont Lemke, Billy, Cole, Carl ou Oyster permettent au lecteur de se confronter à la noirceur de l’âme humaine. En s’identifiant à ces personnages qui sont punis pour leurs fautes, le lecteur –comme le spectateur de la tragédie pour Aristote– semble purgé de ses sentiments inavouables et refoulés. L’abjection affecte avant tout la dimension morale dans nos récits mais le lecteur se reconnaît pourtant dans la haine de Billy envers son épouse, dans le désir de Cole d’atteindre le pouvoir suprême ou dans le souhait de Carl de mettre fin à l’ère de la cacophonie représentée par ses voisins bruyants. Qui n’a jamais ressenti ces sentiments ignominieux par nature, ne serait-ce qu’une seule fois ? La catharsis consiste à se libérer de sentiments inavoués et inavouables. 689 Aristote, La politique, trad. J. Tricot (Paris: J. Vrin, 1995) 584. 690 Aristote, La poétique (Paris: librairie générale, 1990) 93. 496 En psychanalyse, elle désigne une méthode thérapeutique où l’effet recherché est une « décharge adéquate des affects pathogènes. La cure permet au sujet d’évoquer et même de revivre les évènements traumatiques auxquels ces affects sont liés et d’abréagir ceux-ci. » (Jean Laplanche, et J.B. Pontalis 60). Elle permet ainsi à l’individu de se libérer du souvenir d’un évènement traumatique. A la lecture de nos trois récits, les lecteurs se confrontent à leurs terreurs enfantines enfouies et le moyen de purification émotionnelle est possible à travers le spectacle du destin tragique de personnages qui ont, eux, cédé à leurs pulsions les plus sombres. La présence d’un monstre quelconque renvoie le lecteur à son enfance et aux peurs ressenties à cette période. Billy est présenté par Heidi comme un monstre qui terrifie sa fille : « the boggeyman. » Il véhicule la peur enfantine du squelette et de la mort. Cole représente la peur du magicien démoniaque. Le monstre reste porteur d’une charge fantasmatique car il permet ce retour salutaire à l’enfance. On peut aller jusqu’à dire que la figure du monstre nous permet à jamais de garder notre âme d’enfant : King traque tout, mais alors tout ce qui peut écorcher le cœur et l’âme et nous flanquer une sainte trouille. Il est le marionnettiste de nos terreurs inavouées, nocturnes, que nous enfermons au noir de nos placards mentaux et qui ne pensent qu’à venir au jour. En leur ouvrant la porte, en nous plaçant de force en face d’elles, alors que nous lisons ces pages dans l’auréole dorée de notre lampe de chevet, King se montre un vrai et grand romancier, c’està-dire un sadique doux. 691 La littérature de l’abjection permettrait d’ouvrir la porte aux terreurs refoulées. Pour reprendre les termes nietzschéens, la littérature de l’abjection permettrait de dompter nos pulsions dionysiaques et de nous conforter dans notre monde apollinien. Les images cathartiques suggérées par nos auteurs sont nécessaires à la mise en œuvre de l’acceptation d’une réalité différente, de la présence de l’altérité. 691 Hemsen 75. 497 b. La nécessité de l’abjection L’identification perçue entre les personnages et les lecteurs et le partage des mêmes sentiments parmi ces derniers seraient alors vecteurs de cohésion sociale à travers une libération émotionnelle, une mobilisation affective intense. La lecture devient un moment d’intensité subjective mais est aussi une absorption collective : « horror, shock, dread and terror foreground and transform us in stimulating ways just as they connect us in specific enjoyable manners to our co-viewers. » (Hanich 24). Cela fait écho au besoin d’art décrit par Hegel : « il faut chercher le besoin général qui provoque une œuvre d’art dans la pensée de l’homme, puisque l’œuvre d’art est un moyen à l’aide duquel l’homme extériorise ce qu’il est. » (Hegel 61). L’homme peut s’offrir à sa contemplation et à celle des autres. La littérature de l’abjection est un rappel de l’omniprésence quotidienne de l’altérité et de la nécessité de la préservation de l’identité individuelle. Nous avons déjà mis en lumière la déconstruction identitaire subie par nos personnages. Nous rejoignons ici l’analyse de Julia Kristeva sur l’abjection. Elle montre que l’abjection correspond au rejet par l’enfant de tout ce qui est associé au corps maternel (le sang menstruel, le placenta, le cordon ombilical...) Les éléments corporels sains sont opposés à ces éléments abjects, ce qui permet la formation de l’identité de l’être. L’abjection marque la reconnaissance de la frontière entre le même et l’autre ; or cette frontière est abolie dans nos récits. L’absence de frontières peut expliquer la fascination des lecteurs et rend possible chez ces derniers l’expérience cathartique. Selon Kristeva, le dégoût provoqué par l’abjection « est le symptôme d’un moi qui, excédé par un ‘mauvais 498 objet’ s’en détourne, s’en expurge et le vomit. »692 Cependant, ce rejet s’accompagne d’une reconstruction des langages et de l’être. Pour Kristeva, la peur de l’objet abject est présente dans tout individu tout au long de sa vie puisqu’il réfère à tout ce qui va à l’encontre de son sens de la propreté. Kristeva donne pour exemple les fluides corporels, les excréments, les cadavres. 693 Nos récits poussent pourtant le lecteur à affronter cette déchéance corporelle à travers les personnages de Billy, Rossington, Hopley, Steve ou Helen au moment de sa mort. Ils nous lient à chaque fois à la souillure, à une présentation morbide du corps. Cependant, cette confrontation nous raccroche paradoxalement au désir intense de vivre. Le fait de parler de l’abjection la banalise, permet de la surmonter au moins partiellement. Le lecteur revit dans choque nouvelle œuvre où règne l’abjection les phases de l’angoisse et de l’euphorie suscitée par le triomphe sur celle-ci. Aristote parle lui-même de plaisir : Nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus méprisés ou des cadavres. Une autre raison est qu’apprendre est un grand plaisir non seulement pour les philosophes mais pareillement aussi pour les autres hommes … On se plaît en effet à regarder les images, car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu’est par exemple que ce portrait-là, c’est un tel. 694 Le plaisir est lié à la connaissance, au besoin de mettre un nom sur les éléments abjects. Nous souhaitons aller plus loin que la notion de plaisir car la littérature de l’abjection a un caractère poétique, voire hypnotique. 692 Kristeva, Pouvoirs de l’horreur 57. 693 « Corps pourissant, sans vie, devenu tout entier déjection, élément trouble entre l’animal et l’inorganique, grouillement de transition, doublure inséparable d’une humanité dont la vie se confond avec le symbolique : le cadavre est la pollution fondamentale. » Kristeva (1980: 127). 694 Aristote, Poétique 89. 499 PARTIE 3. UNE NOUVELLE POETIQUE HYPNOTIQUE Une explicitation précise du terme « poétique » s’impose pour mettre à jour les pistes à arpenter pour notre réflexion. Nous nous tournons notamment vers Gérard Genette, 695 Vincent Jouve 696 ou Roman Jakobson. 697 Les auteurs font de l’abjection un élément poétique qui explique son pouvoir hypnotique sur le lecteur. La littérature de l’abjection a presque une puissance addictive. A] Diverses approches de la poétique Le terme « poétique » véhicule différentes significations. Si nous n’oublions pas les théories d’Aristote ou de Todorov décrites en introduction, nous choisissons de suivre ici la voie de Roman Jakobson qui a choisi de répondre à la question : « qu’est-ce-qui fait d’un message verbal une œuvre d’art ? » (Michèle Aquien, et Georges Molinié 416). La réponse à cette question nous ramène à la vision de Vincent Jouve qui nous aide à considérer le terme « poétique » dans son acceptation la plus générale d’ « ‘étude des procédés internes de l’œuvre littéraire.’ » (Jouve 5). Dans le cadre de nos récits, nous devons nous interroger sur les éléments qui permettent d’attribuer à la littérature de l’abjection le qualificatif de « poétique », sur les techniques mises en œuvre pour permettre à la thématique de l’abjection d’exercer une fascination bien réelle sur le public. Nous rejoignons par là-même la définition d’Umberto Eco qui voit la poétique comme « le programme opératoire que l’artiste chaque fois se propose ; l’œuvre à faire, 695 Genette, Figures.III. 696 Vincent Jouve, Poétique du roman (Paris: Armand Colin, 2007). 697 Roman Jakobson, Questions de poétique (Paris: Éditions du Seuil, 1973). 500 telle que l’artiste, explicitement ou implicitement, la conçoit. »698 Cela revient à déterminer la manière dont l’œuvre est faite. Nous débutons d’abord par une perspective générale sur la poétique. a. Une vue d’ensemble sur la poétique Gérard Genette a une approche scientifique de la poétique ; pour lui, elle vise à établir une « théorie générale des formes littéraires. »699 La poétique ne se cantonne pas à une œuvre en particulier mais laisse un champ infini aux possibles littéraires à la fois narratologiques et thématiques. Dans Questions de Poétique, Roman Jakobson rappelle que la poéticité est, elle, un élément irréductible : « une composante qui transforme nécessairement les autres éléments et détermine avec eux le comportement de l’ensemble. » 700 Jakobson apporte une précision sur les termes « poésie, » « poéticité » et « poétique. » J'ai déjà dit que le contenu de la notion de poésie était instable et variait dans le temps, mais la fonction poétique, la poéticité, comme l'ont souligné les formalistes, est un élément sui generis, un élément que l'on ne peut réduire mécaniquement à d'autres éléments. Cet élément, il faut le dénuder et en faire apparaître l'indépendance, comme sont dénudés et indépendants les procédés techniques des tableaux cubistes par exemple. 701 C’est bien à la fonction poétique de nos récits que nous nous intéressons et c’est à un véritable travail de dénudement du texte auquel nous nous livrons. Jakobson donne des indices sur les éléments qui entrent en compte dans cette fonction poétique : « les mots 698 Eco, L’œuvre ouverte (Paris : Editions du Seuil, 1979) 10. 699 Genette, Figures.III 10. 700 Jakobson, Questions de poétique 124. 701 Roman Jakobson, Huit questions de poétique (Paris: Éditions du Seuil, 1977) 45-46. 501 et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et interne ne sont pas des indices indifférents de la réalité, mais possèdent leur propre poids et leur propre valeur. » 702 Le langage se met au service de l’art. Jakobson a d’ailleurs isolé six fonctions du langage, l’une d’elles étant la fonction poétique : « la fonction poétique … n’est pas exclusive de la poésie, même si la poésie la met particulièrement en avant, et de plus elle ne rend pas du tout compte à elle seule du langage poétique. » (Michèle Aquien, et Georges Molinié 417). H. Meschonnic reproche à Jakobson son statisme et son formalisme et il redéfinit la poétique comme « l’étude à chaque fois spécifique des faits de polysémie liés à l’écriture et à la lecture et à la cohérence du texte et de l’œuvre. » (Michèle Aquien, et Georges Molinié 417). « Il s’agit d’entrer dans l’œuvre, de reconnaître ce qui la fait, et qui est son langage. »703 La poétique couvre ainsi un vaste champ d’application et si l’on considère les notions de polysémie et de cohérence, le terme poétique s’applique parfaitement aux trois œuvres choisies pour cette thèse. Comme l’indique David Fontaine : « la littérature réduite à ses principes et ses critères, définie par son passé et indéfinie en son avenir, la littérature comme chantier : voilà l’objet de la poétique. »704 L’interprétation des œuvres devient ouverte à de multiples interprétations et ce sont aux critères qui définissent la poéticité d’une œuvre que nous nous intéressons à présent, en nous tournant vers la théorie de Jakobson. 702 Jakobson, Questions de poétique 124. 703 Henri Meschonnic, Pour la poétique, vol.1 (Paris: Gallimard, 1976) 17. 704 David Fontaine, La poétique : introduction à la théorie générale des formes littéraires (Paris: Nathan, 1993) 12. 502 b. Des œuvres poétiques Jakobson définit six fonctions du langage : la fonction expressive qui concerne les expressions des sentiments du locuteur, la fonction conative qui est relative au récepteur, la fonction phatique qui maintient la communication, la fonction référentielle qui renvoie au monde extérieur, la fonction métalinguistique quand le code lui-même devient l’objet du message et la fonction poétique lorsque la forme du texte devient l’essentiel du message. Cette fonction permet de faire du message un objet esthétique, même de façon minimale. « L’œuvre poétique doit en réalité se définir comme un message verbal dans lequel la fonction esthétique est la dominante. »705 Il s'agit de mettre en évidence tout ce qui constitue la matérialité propre des signes et du code. La fonction poétique intervient lorsque la forme du message a une valeur expressive propre. Le message devient alors un objet de plaisir. Considérons à présent les éléments constitutifs de la fonction poétique pour Jakobson afin d’établir un possible lien avec nos trois récits. Ces éléments incluent le niveau de langue soutenu ; si ce registre n’est pas utilisé dans nos récits, d’autres procédés poétiques y sont visibles. Nous prenons par exemple l’usage des allitérations donné par Jakobson. Cette figure de style désigne la répétition d’une ou de plusieurs consonnes. Si l’allitération est plus couramment utilisée en poésie, elle est loin d’être absente de la prose. L’usage de l’allitération est visible dans Thinner. Nous notons une allitération en –s à la page 5 : « his tongue squirms between them and then slides out to slick his grimming, bitter lips. » Cette allitération accentue l’aspect maléfique de Lemke et l’associe dans l’esprit du lecteur à un serpent prêt à se jeter sur sa proie à tout moment. On note une allitération en –s à la page 23: « she saw 705 Jakobson, Questions de poétique 147. 503 him when he was sleeping, even worse, she saw him when he was peeing » ainsi qu’à la page 38: « his mind seemed to separate from his physical self, » ou à la page 54: « rain, driven by a sudden strong gust of wind, slatted against his study window. » On note une allitération en –c et en –d à la page 63: « it was cruising over Fairview and casting down a gritty, cindery dust like chimney soot that seemed to come from beneath its dusky pinions. » King utilise une allitération en –f à la page 121: « Billy found himself feeling absurd –his idea was weak and foolish. » On peut donner pour dernier exemple une allitération en –s à la page 215: « bloody strands of scalp still clung to the ends. » Straub fait également usage de l’allitération dans Shadowland par exemple à la page 23 avec une allitération en –s et en –f: « all of his neighborhood seems to sigh the rusty swings and the wading pool» ou «’you’ll find what you have to find. It’ll be all right. You’ll have to fight for your life.’ » Une allitération en –s est visible à la page 32: « it seemed detached and kindly at the same time, separated him from the other teachers as surely as we were separated from them » tout comme à la page 35: «sudden brightness and the smell of wax: on every surface sat at least two candles. » On note toujours à la même page une allitération en –w et en –r: « when we were ranked in two rough rows before the desk, he lowered his arms and stood up. » Une allitération en –f est utilisée à la page 50 : « the opposite wall was a frieze of faces –framed photographs. » A la page 58, nous notons une allitération en –s: « ‘and I am certain that spirit is shown first and foremost in school spirit. » Une allitération en –m est utilisée (69): « he was like the music at the heart of the musc, what the musicians would play if they were made of thunder and rain. » On note une allitération en –s à la page 94: « saw him slouching out of the seniors’ row, hands in pockets, smilng faintly, » ainsi qu’une allitération en –b (98): « Morris resisted at first, but then decided that broken pride was better than broken neck. » Une autre allitération en –k apparaît à la page 132: « a gang of men was 504 kicking a boy, killing him by kicking him to death. » Enfin, on note une allitération en m (428): « in part because of the mad babble coming from Sketelon’s molten mind. » Si l’usage de l’allitération est visible chez King et Straub, il semble être également présent dans le récit de Palahniuk. C’est le cas à la page 4 avec une allitération en –s : « and screw subtle : cold spots ; strange vapors, irritable pets » ou à la page 7 avec une allitération en –w : « the who, what, where, when, and why of the reporter.» Une allitération en –s est visible à la page 18 : « just tiny shards. Tiny shingles and shutters and bargeboards. » On note une allitération en –t à la page 19: « with my chin tucked down tight against the knot of my tie, I tweezer a tiny pane of glass into each window » (19), en –p (81): « she presses the phone deep into the side of her pink hair, » ou en –s (84): « her shoulders squared straight across, she rolls her lips together. » On note une allitération en –b (105): «they stand on their broken legs and blink their bird pecked eyes » ou en –s: « they both smell like Scotch whisky and smoke. » (56) Enfin, on peut noter une allitération en –b (85) : « the shining black bodies hiss down and bounce, bird by bird, around us on the concrete » ou en –g (259): « the girl who mage grass grow up, green and tall. » Jakobson énonce également comme élément caractéristique de la fonction poétique, les rimes. Penchons-nous à nouveau vers nos œuvres afin d’y déceler la présence de rimes. Nous prenons pour exemple dans Thinner à la page 23: « she saw him when he was sleeping; even worse, she saw him when he was peeing. » King associe la rime en [-ing] aux besoins corporels de Billy. On peut également citer à la page 25: « the wheel was locked and blocked » ou à la page 206: « she danced around the fire to a Gypsy melody! Sweet young woman in motion, how she enchanted me. » Enfin, à la page 283, on peut donner comme exemple: «’it wants to make me eat oranges until I die! Eat 505 oranges till I die! Eat till I die. » La rime en [ai] semble presque transformer la mort en berceuse. Nous notons également quelques exemples de rimes dans Shadowland; nous pouvons citer le discours de Broome à la page 58 : « therefore, we do not, permit slackers and loafers here. … you have many hurdles to get over this year, » ou à la page 69: « the man, who was everywhere and nowhere, in his dreams and hovering just out of sight as he prowled from one room to another … » Dans Lullaby, on a un exemple de rime à la page 7 : « another problem is the teller. The who, what, where, when, and why of the reporter » ou à la page 87: « and the voice says, maybe you could generate unlimited clean energy. Maybe you could travel through time to prevent tragedy. » Si l’usage de rimes n’apparaît pas de manière prégnante dans nos récits, leur présence contribue néanmoins à donner un aspect mélodieux à ces derniers. Dans les exemples de rimes citées précédemment, on peut noter un cas de paronomase qui est l’une des autres caractéristiques de la fonction poétique pour Jakobson. La paronomase désigne l’emploi dans une même phrase de mots dont le son est similaire mais dont le sens diffère. Dans Thinner, nous pouvons reprendre l’exemple à la page 25: « the wheel was locked and blocked » ou à la page 64: « the man was a walking, talking skeleton » ou « the uncovered jawbone jerking and snapping. » Nous avons un autre exemple à la page 65: « those fingerbones touched him, twiddling and twitching at his sleeve, » ou à la page 105: « he was doing a piss-poor job of both finding and building. » Dans Shadowland, on note un exemple à la page 40: « two savage dogs with chains on their necks snapped and snarled » et dans Lullaby, on note un exemple à la page 91: « Nash sitting here setting fires in a bar. » Les éléments de la structure même du discours font de nos récits des œuvres littéraires. La présence d’une même structure logique derrière ces œuvres met en 506 lumière leur aspect poétique et explique leur caractère fascinatoire sur le public. Ce repérage d’un schéma itératif nous permet d’établir un parallèle avec l’œuvre de Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel : Introduction à la psychocritique. 706 L’auteur y expose la méthode d’une critique psychocritique en distinguant quatre temps : la pratique des superpositions pour faire apparaître les points communs entre les différents textes d’un même auteur, « on fait apparaître des réseaux d’associations ou des groupements d’images, obsédants et probablement involontaires.» (Mauron 32). La deuxième opération consiste à révéler des situations dramatiques récurrentes pour aboutir « à l’image d’un mythe personnel. » (Mauron 32). Elle permet de cerner le conflit à l’origine de l’œuvre. La troisième étape est l’interprétation du mythe personnel de l’écrivain et en dernier lieu les résultats sont contrôlés en les comparant à la vie de l’écrivain. L’œuvre met en évidence le lien entre la vie et l’écriture. Nous avons révélé dans l’introduction des éléments biographiques sur les auteurs expliquant l’omniprésence de certains thèmes à travers leurs récits. King clame d’ailleurs s’inspirer de ses expériences personnelles pour écrire ses œuvres. The job of the writer of horror is to make the reader experience powerful emotions analogous to those already described in autobiographical terms elsewhere in the text: the menage a trois of writer, protagonist and reader has seldom been more nakedly espoused. 707 L’adjectif « obsédantes » dans le titre de l’ouvrage de Mauron nous interpelle dans le cadre de notre thèse. En effet, la littérature de l’abjection est non seulement auxiliaire d’une nouvelle esthétique, a des attributs poétiques mais a également une puissance hypnotique sur le lecteur. C’est parce que les récits sont poétiques qu’ils fascinent et ont la sonorité d’une mélodie enivrante, addictive, voire même jouissive. 706 Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel : Introduction à la psychocritique (Paris: J. Corti, 1962). 707 John Clute, The Darkening Garden: a Short Lexicon of Horror (Cauheegan: Payseur & Schmidt, 2006) 11. 507 B] L’emprise jouissive de l’abjection King, Straub et Palahniuk métamorphosent, tels des magiciens, leurs récits où règne l’abjection en œuvre poétique. Les trois récits sont portés par la notion de rythme que cela soit au niveau des mots, de la phrase, des paragraphes ou même des chapitres. Les titres des chapitres dans Thinner sont un compte à rebours vers la mort du protagoniste. Si les titres des chapitres dans Lullaby ne contiennent que des chiffres, ils sont, dans Shadowland, indicateurs du parcours des personnages à travers le récit. Le titre de la partie 1, « the school », indique où se déroule l’action et les deux sous-parties, « he dreams awake » et « the magic show » montre l’éveil de Tom aux forces irrationnelles de la magie. Le titre de la partie 2 « Shadowland » est également un indicateur du lieu où se déroule l’intrigue. Le titre des trois sous-parties « the birds have come home, » « the Erl King » et « the goose girl » est révélateur de la spirale féérique dans laquelle Straub souhaite entraîner le lecteur. Il en va de même pour le titre de la troisième partie : « ‘when we all lived in the forest…’ » Les titres des cinq dernières sous-parties indiquent le désir de liberté de Tom ainsi que le jeu constant sur la facticité. L’utilisation d’un schéma répétitif, d’un rythme soutenu, de récurrences lexicales, syntaxiques, thématiques et symboliques apportent un caractère hypnotique à nos récits. Comme l’hypnotiseur, les auteurs détournent le lecteur du réel à son profit et le lecteur met son esprit à leur disposition. Le talent d’écriture s’apparente à un pouvoir de suggestion : suggérer l’existence d’êtres fictifs. Pour Hippolyte Bernheim, tout dans l’hypnose n’est que suggestion. L’esprit contrôle le corps. 708 C’est la pensée des lecteurs que les auteurs cherchent à dominer. Nos auteurs mettent en place un processus suggestif ; les auteurs semblent prendre, pour le temps de la lecture, le contrôle du moi 708 Dans son ouvrage De la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille (1884), il expose notamment les mécanismes des phénomènes d’hypnotisme et de suggestion. 508 du lecteur. Comme dans l’hypnose, le lecteur garde la conscience de ses actions et de son vécu mais cette prise de conscience semble rester au niveau des automatismes. L’hypnose comporte plusieurs degrés : « à un degré plus marqué, on note l’anesthésie par suggestion, l’amnésie …, la production d’hallucinations et à un degré de plus on arrive à l’état somnambulique. »709 Dans le cas de nos auteurs, ils réussissent à insuffler la vie dans des êtres de papier et à nous convaincre de leur existence le temps de la lecture. Ils suggèrent la possible existence d’une malédiction gitane ou d’une berceuse tueuse. Une œuvre qui « suggère » se réalise en se chargeant chaque fois de l'apport émotif et imaginatif de l'interprète. Tout se passe comme si le lecteur restait assujetti à la volonté de l’endormeur, à savoir les auteurs. Si toute lecture poétique suppose qu'un monde personnel tend à coïncider fidèlement avec celui du texte, un texte fondé sur le pouvoir de suggestion vise, lui, directement le monde intérieur du lecteur afin qu'en surgissent des réponses neuves, imprévisibles, des résonances mystérieuses. What we look for are the very emotions that the process of civilization through its leveling of emotions and affects denied us and what the process of modernization through its control of public crises and threat situations has relieved us. 710 L’effet cathartique associé à la lecture de nos récits et qui permet au lecteur d’affronter ses terreurs les plus enfouies l’amène à un autre état de conscience, tout comme le résultat de l’état d’hypnose est la modification de l’état de conscience. Le lecteur est séduit par l’élément abject. Les mots ont un pouvoir : un pouvoir de création, de séduction. Nos auteurs révèlent la séduction de l’abjection. Dans les rêves de Billy, l’abjection est liée à la beauté, à la séduction. La femme avec la peau sur les 709 Henri Baruk, L'hypnose et les méthodes dérivées (Paris: Presses universitaires de France, 1993) 62. 710 Hanich 12. 509 os qui est présente dans son rêve au chapitre 7 agit à son égard en suivant « a hideous parody of seduction. » Dans les œuvres étudiées, ce qui est laid séduit et fascine. La maigreur excessive de Billy horrifie et captive à la fois le jeune serveur de l’hôtel où il s’arrête à Providence au chapitre 17. Le regard de l’employé se rapproche du voyeurisme et c’est le même regard que porte Billy sur le visage du policier Hopley. Les individus prennent un plaisir sadique à regarder la souffrance d’autrui et à s’imprégner du sentiment d’abjection. La fascination vient de la métamorphose en squelette humain, « the human skeleton, » un attrait qui est inexistant vis-à-vis d’un être commun et qui explique pourquoi le lecteur dévore le livre jusqu’à la dernière page, tout comme la malédiction se nourrit de Billy. Si nos œuvres permettent aux lecteurs de vivre par procuration, de s’échapper des soucis de la vie quotidienne, 711 nous pouvons alors établir un parallèle avec l’analyse de la séduction de l’étrange de Louis Vax : Le spectateur, comme l’homme qui a fait le vide en lui, qui a chassé de sa conscience les soucis de la vie quotidienne, les souffrances du corps, les problèmes qui se posent à la pensée, pour se laisser hanter par des soucis, des souffrances et des problèmes imaginaires. 712 L’homme peut oublier les difficultés de la réalité quotidienne en acceptant de se perdre dans un univers fictif. Le lecteur peut se complaire dans la peur et l’abjection : Il se délivre de l’angoisse vraie et se complaît dans l’angoisse fictive. Il avait peur, il joue la peur. La mauvaise conscience le quitte puisque, à la différence de l’angoisse vraie, l’angoisse imaginaire sourd d’un monde irréel qui se donne pour tel. 713 711 L’analyse de Julian Hanich réalisée pour le cinéma s’applique à nos récits: « through an act of transfer of personal thoughts, emotions and body schemas the viewer concretizes and completes the characters and worlds offered by the film. The spectator transcends his or her own limited identity and can thus pleasurably stage himself or herself as someone else and somewhere else for a short period of time. » (7) 712 Louis Vax, La séduction de l’étrange : Etude sur la littérature fantastique 9. 713 Vax 23. 510 Ceci explique non seulement la séduction subie par le lecteur face à la thématique de l’abjection mais le fait que cette séduction se change en véritable fascination. Kristeva souligne le « pouvoir de fascination qu’exerce sur tous, ouvertement ou en cachette, cette région de l’horreur. » 714 Etymologiquement, le terme fascination est lié à la contemplation du sexe masculin en érection ; au Moyen-Age « fascinum » est le nom donné aux représentations du phallus apparaissant sous forme de sculpture et qui se trouvent au centre de cultes religieux anciens basés sur la fécondité. Le terme « fascination » est lié à la dimension phallique. Il est également lié au regard car la fascination passe par la contemplation d’un objet, d’un corps. L’expression « être médusé » prend ici tout son sens lorsqu’on pense au regard de la Gorgone 715 pétrifiant ses proies ; le lecteur semble avoir la même réaction face aux éléments abjects décrits dans les récits, une répulsion certaine mais une impossibilité de détourner le regard, un désir irrépressible de découvrir le dénouement choisi par les auteurs car hypnotisé. L’absolue altérité représentée par Billy, Lemke, Cole, Rose ou Carl envoûte car elle est vectrice de surcharge émotionnelle, libératrice des pulsions refoulées chez le lecteur. Cette approche du terme « fascination » nous permet d’établir un pont entre l’abjection et la notion de plaisir, de jouissance. Le verbe jouir s’est employé « pendant longtemps au sens transitif ‘d’accueillir chaleureusement, faire la fête à.’ » (Alain Rey, et al 1075). L’emploi courant du mot met l’accent sur l’idée de plaisir sexuel. Nous pouvons prendre ici le terme « jouissance » selon ces deux perspectives. Le lecteur reçoit avec délectation les récits mettant en œuvre la thématique de l’abjection et la valeur érotique du terme peut également s’appliquer à la lecture de nos récits et à la 714 Kristeva, Pouvoirs de l’horreur 246. 715 « La Méduse est une figure de l’Autre. En Grèce ancienne, elle occupe une place importante parce que ce masque monstrueux de Gorgô traduit l’extrême altérité, l’horreur terrifiante de ce qui est absolument autre, l’indicible, l’impensable, le pur chaos. » Antonio Quinet, Le plus de regard : destins de la pulsion scopique (2003: 103). 511 contemplation de l’objet abject. Umberto Eco a montré le lien entre la poétique et la jouissance: Identifier une poétique implicite revient à retrouver le projet à travers la manière dont nous jouissons –ou dont d’autres jouissent– de l’objet. Toute recherche sur les poétiques doit donc tenir compte des deux aspects ; à plus forte raison s’il s’agit des poétiques de l’œuvre ouverte, qui sont le projet d’un message doté d’un large éventail de possibilités interprétatives. 716 Nous avons choisi, nous, de lier abjection et plaisir. Le lecteur est attiré, captivé ; l’expérience de la lecture est vécue comme un plaisir. L'importance de l'élément subjectif dans la jouissance esthétique –qui implique une interaction entre l'œuvre, donnée objective, et le sujet, qui la perçoit– n'avait certes pas échappé aux anciens. Ainsi, Platon, dans le Sophiste, note que les peintres représentent leurs personnages non pas exactement mais en fonction de l'angle sous lequel ils seront regardés. 717 Le thème de la jouissance est lié au rôle clé joué par le regard. La contemplation est du côté de la jouissance ; elle est définie comme « l’état de jouissance scopique. » (Quinet 23). Freud part d’une pulsion, la Schaulust, la jouissance du regard, pour mettre en lumière la pulsion scopique. Cette pulsion est liée à l’horreur : « la jouissance scopique, la Schaulust que procure cette pulsion, est la jouissance de spectacles, mais aussi celle qui procure l’horreur. » (Quinet 52). C'est la pulsion scopique –également appelée scopophilie– qui confère le caractère de beauté à l'objet désiré du monde sensible et permet au sujet de le déshabiller du regard. Elle confère à l'œil, et c’est la fonction haptique, de toucher par le regard. Dans notre cas, la beauté se transpose en abjection. La pulsion scopique va de pair avec la pulsion sexuelle. Un nouveau tabou est brisé par les auteurs même si peu d’individus seront prêts à admettre l’emprise jouissive du paysage de la dégénérescence. Le lecteur s’oublie dans 716 Eco, L’œuvre ouverte 11. 717 Eco, L’œuvre ouverte 18. 512 nos récits qui prennent de manière subversive, une dimension presque vampirique puisque l’œuvre littéraire a besoin du lecteur pour exister : « l’œuvre, comme le vampire du folklore, est un corps mort qui a besoin, pour soutenir son existence, de boire le sang, la vie et la pensée d’un être vivant. » (Vax 9). Si on associe le processus de lecture des œuvres où règne l’abjection à la notion de jouissance, l’approche de Louis Vax placerait alors le lecteur dans l’expérience de la petite mort. Cette expression réfère d’une manière générale à la libération spirituelle qui suit l’orgasme. Dans Le plaisir du texte, Roland Barthes montre que le plaisir équivaut au contentement et la jouissance à l’évanouissement. Il considère la petite mort comme le sentiment que chacun devrait ressentir face aux chefs d’œuvres littéraires, le texte étant un « anagramme … de notre corps érotique. » 718 Il montre bien que les contradictions et le désordre apparent sont sources de plaisir : « la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte. »719 Les textes de nos auteurs ne sont nullement frigides car ils font appel à l’affectivité du lecteur qui en apprécie chaque phrase, chaque action et ébranlent leur conviction. Puisque la jouissance est indicible, il est difficile pour les individus d’admettre leur attrait irrépressible pour la littérature de l’abjection. « Avec l’écrivain de jouissance (et son lecteur) commence le texte intenable, le texte impossible. Ce texte est hors-plaisir, hors-critique, sauf à être atteint par un autre texte de jouissance. » 720 Nous avons cependant tenté d’expliquer d’où venait chez le lecteur ce plaisir jouissif pour la littérature de l’abjection. 718 Barthes, Le plaisir du texte 30. 719 Barthes, Le plaisir du texte 10. 720 Barthes, Le plaisir du texte 37. 513 Le lecteur s’approprie le mondé créé par les auteurs. Dans The Dynamics of Literary Response, Norman Holland 721 associe l’acte de lecture au concept d’oralité; nous dévorons les œuvres pour être absorbés dans un monde fictionnel qui nous subjugue : « fantasies of losing the boundaries of self, of being engulfed, overwhelmed, drowned, or devoured. » (Holland 35). Holland associe la pulsion orale à la pulsion scopique : « we ‘take in’ through our eyes, and unconsciously, to look at is to eat, as when we ‘devour’ books. » (Holland 37). La littérature de l’abjection permet au lecteur de se perdre totalement dans le monde qui lui est présenté, de donner une signification aux fantasmes inconscients. Comme le plaisir de la peur, cette littérature offre une jouissance individuelle et une communion collective: « the pleasure of fear derives from the fact that it offers a bit of both: a strong individualized immersion and a collective experience, with both elements dialogically intertwined. » (Hanich 249). La littérature de l’abjection permet la réalisation de la transgression des interdits, place la subversion à la portée de chaque individu et permet la régression vers des pulsions inavouables. Elle offre une échappatoire face à un réel qui fait taire nos désirs. L’interprétation des œuvres est plurielle et propre à la sensibilité de chacun. Pourtant chaque lecteur ressent le jeu du paradoxe auquel se livrent nos auteurs. Les oppositions se dissolvent ; on retrouve sur le même paradigme dégoût et fascination, abjection et poétique, horreur et jouissance. Les auteurs établissent avec le lecteur un pacte de l’abjection et la signature de ce pacte semble établir un lien inaltérable entre les deux parties. Ce pacte inclut la collusion entre l’abjection et la poétique ; le chaos apparent s’ordonne au fur et à mesure que la pensée des auteurs s’affirme pour finalement 721 Norman Holland, The Dynamics of Literary Response (New York: Oxford University Press, 1968). 514 plonger le lecteur dans un torrent d’harmonie. King, Straub et Palahniuk sont des magiciens qui créent un labyrinthe illusoire que nous arpentons avec délectation avant d’atteindre au crescendo de l’action le nouveau fleuve de Léthé qui nous fait oublier jusqu’à notre propre existence d’être mortel et nous permet de rejoindre l’espace d’un moment l’immortalité de l’illusion créatrice. Nos récits sont un sablier qui nous hypnotise et nous garde, le temps de la lecture, prisonnier à l’intérieur de son verre magique. 515 CONCLUSION « All right, I think we’ve been down here in the dark long enough. There’s a whole other world upstairs. Take my hand, Constant Reader, and I’ll be happy to lead you back into the sunshine. I’m happy to go there, because I believe most people are essentially good. I know that I am. It’s you I’m not entirely sure of. » (Full Dark, No Stars 340) « Perhaps we go to the forbidden door or window willingly because we understand that a time comes when we must go whether we want to or not… and not just to look, but to be pushed through. Forever…» (Danse Macabre 441) 516 Le thème de l’abjection ne cesse d’interpeller les auteurs de toutes origines et de tous temps. Notre choix s’est porté sur trois auteurs américains contemporains, Stephen King, Peter Straub et Chuck Palahniuk et sur trois de leurs œuvres respectives : Thinner, Shadowland et Lullaby. Ce choix s’est réalisé à la fois par goût personnel et par la richesse interprétative de ces récits. Si les trois auteurs choisis n’ont pas tous franchi le même seuil de célébrité, ils partagent néanmoins des thèmes communs dont celui de l’abjection, qui a été la clef de voûte de notre travail auquel nous avons décidé de donner le titre oxymoronique de « poétique de l’abjection. » C’est bien la porte du paradoxe que nous avons décidé de pousser, comme l’indique le titre même de notre thèse. Guy Astic et - l’indiquent bien dans cette citation tirée de leur ouvrage critique, Stephen King : Premières approches : « King exploite ainsi des figures ‘d’altérité familière’ qui ne devraient plus susciter un sentiment fantastique. » (Guy Astic, et - 83). L’union des deux termes antinomiques, « altérité » et « familière », est à l’image de nos trois récits qui font du familier un véhicule du sentiment d’abjection. Nous avons vu que Julia Kristeva associe l’abjection aux déchets, à la putréfaction, à la pourriture. Le lecteur visualise des images sanguinolentes, cadavériques ou la violation des limites corporelles. Ces images d’horreur nous ramènent à la scène primaire de l’éloignement du sujet masculin par rapport à la figure de la mère mais également au désir refoulé pour la mère. Ces images sont empreintes de fascination et jouent avec les tabous réprimés. C’est cette thématique de la fascination des lecteurs pour des récits où règne l’abjection qui nous a guidés à travers le labyrinthe narratif et thématique créé par King, Straub et Palahniuk. L’abjection est liée à l’exploration des interdits mais cette quête lancée par nos auteurs est justement le point d’ancrage qui rattache le lecteur aux récits et qui leur procure le désir de s’engager avec nos 517 personnages dans un périple tumultueux. Afin de lever le voile sur la thématique du paradoxe et de montrer comment l’abjection devient source d’une nouvelle poétique, nous avons suivi plusieurs étapes. Nous avons d’abord choisi d’effectuer un retour historique afin de comprendre l’omniprésence de la littérature de l’abjection au sein du pays de l’Oncle Sam. Cette prédominance est, en elle-même, source d’ambivalence quand on garde à l’esprit le caractère puritain de la société étasunienne. Nous avons montré que cette société a vécu depuis ses origines avec la peur et l’abjection. Les Puritains sont marqués par l’obsession de la faute, du péché, de la tentation par le mal. Cette possible tentation était notamment représentée par la wilderness et les Amérindiens qui l’habitaient et qui étaient considérés comme abjects. Etant choisis par Dieu, les Puritains devaient se protéger en expulsant les indésirables et en mettant l’accent sur leur foi. Leur attitude intransigeante, voire sectaire, a engendré des dérives mises en scène et critiquées dans de nombreux récits du début de la littérature américaine. Les Puritains deviennent alors paradoxalement des êtres abjects de par leur profonde intolérance. On comprend alors mieux pourquoi la société américaine actuelle est attirée par les éléments abjects et cette attitude est liée à l’affrontement post-lapsarien entre le bien et le mal, à la peur mais également à l’attrait pour l’altérité. La société décrite par Washington Irving ou Nathaniel Hawthorne était déjà porteuse du sentiment d’abjection et cette critique sociale est également prégnante à travers nos récits. Nos auteurs dépeignent non seulement la facticité des rapports humains mais la description de la société de consommation est particulièrement subversive. La subversion permet d’illustrer les déviances de cette société où la non-appartenance à la norme regroupe des champs très larges. La répudiation de la communauté gitane par les WASPs dans Thinner n’est pas si éloignée de l’attitude intolérante des Puritains à l’égard de ceux qui 518 ne partagaient pas leur foi. L’humour noir féroce de Palahniuk dépeint les frustrations de la société contemporaine. Cette dernière devient vectrice d’abjection à travers la pollution sonore que subit le protagoniste ou à travers l’égoïsme excessif des personnages. Nos récits mettent en lumière la déchéance physique mais surtout psychologique de personnages qui laissent apparaître au grand jour leurs pulsions inavouables. Ce paradigme de la déchéance, de la déviance, de l’excès nous a mené dans un second temps à nous tourner vers deux mouvements littéraires qui ont marqué de leur empreinte nos récits. En effet, de nombreux points communs existent entre le mouvement romantique, le Gothique anglais et nos œuvres. L’accent mis par le Romantisme sur le moi des individus, l’émotion, l’imagination, trouve un écho dans nos trois récits. De même, le goût pour l’étrange, le surnaturel, inséparable de l’évocation d’un ailleurs y sont visibles. La période décadente brise, elle, les tabous et la fascination donnée à la mort, la déchéance corporelle et morale rejoint les thématiques présentes dans nos récits. L’exploration de la dimension morbide et l’accent mis sur l’excès nous rapproche du mouvement gothique d’origine anglaise. La thématique de l’abjection y est omniprésente et nous avons perçu d’innombrables échos avec nos récits. Ceci explique notre choix de nous être plongée plus ardemment dans le torrent gothique. Les auteurs sont de manière inhérente inspirés par le mouvement gothique traditionnel d’origine anglaise et transposé dans le pays de l’oncle Sam. Le gothique anglais a subi les assauts de l’évolution et nous avons montré sa transformation en néogothique, terme communément indissocié du gothique postmoderne. Notre choix s’est porté dans le cadre de notre analyse sur le second terme. Associer le gothique et le postmodernisme nous permet de mettre en lumière l’effet patchwork de nos récits 519 saupoudrés d’un soupçon psychédélique. On reconnaît dans ce dernier en écho avec nos œuvres le thème du contraste, de la déformation, de la discordance. Nos auteurs s’inspirent des thématiques gothiques mais les revisitent en leur donnant une touche proprement postmoderne, que cela concerne par exemple les lieux ou les personnages. La thématique de l’abjection est liée à celle de la monstruosité et est déclinée sous toutes ses formes, amenant le lecteur à se perdre dans un labyrinthe cauchemardesque. La monstruosité touche à la fois le physique et la dimension psychologique des protagonistes et s’étend, tel un fléau, aux personnages secondaires qu’ils soient hommes ou femmes. Les thèmes de l’inceste et du vampirisme sont revisités et vus de façon transgressive par les auteurs. Transgression rime avec déconstruction et cette notion a été le fil d’Ariane de notre second chapitre. Le terme « déconstruction » est vu à la fois dans le sens de fragmentation mais également dans l’absence d’une signification unique impliquée par la théorie de Jacques Derrida. Cette approche déconstructive nous lie à une impression de chaos, d’abolition des normes établies et nous rapproche de l’abjection liée intrinsèquement à l’absence de règles ou d’harmonie. Ce processus de déconstruction affecte à la fois le domaine thématique et narratologique. Nous avons commencé par nous intéresser au thème gothique du corps. En effet, l’unité corporelle des personnages est totalement remise en cause. Le démembrement apparaît comme un leitmotiv ; les personnages sont dépossédés de leur individualité ou enfermés dans un corps qui n’est pas le leur. Le corps prend alors une dimension carcérale. Le trouble identitaire ne peut que voir le jour et est mis en exergue par le processus d’animalisation subi par le corps. Les auteurs mettent en scène en filigrane le thème romantique et fantastique du double. Cependant, ce thème est à nouveau revisité car la figure du double n’est pas proprement physique mais plus psychologique dans nos récits. 520 Nos auteurs jouent sur les frontières entre le bien et le mal mais l’innocence en ellemême n’existe plus et l’abjection affecte les personnages en apparence les plus sains. Les auteurs s’intéressent à l’entre-deux, au vacillement, voire à l’abolition des frontières. L’atmosphère trouble régnant dans nos récits vient de cet effacement des limites entre le rêve et la réalité. Le flou prédomine même en ce qui concerne le thème de la mort qui est drapé d’un voile subversif. Cette impression de chaos vectrice d’abjection fait écho au désordre narratif omniprésent dans les récits. Ces derniers sont les témoins d’une dislocation à la fois narrative, langagière et temporelle. La manipulation des éléments narratifs, le jeu constant réalisé sur les analepses et les prolepses jouent un rôle clé dans le processus de déconstruction apparemment engagé par les auteurs. Cela contribue à l’atmosphère chaotique régnant dans nos récits. La thématique de la fragmentation affecte le langage lui-même, comme on l’a vu particulièrement dans le récit de Palahniuk. Le jeu sur le langage –la création d’expressions inattendues et incongrues– est poussé jusqu’à la suppression progressive des mots et les phrases sont réduites à leur minimum. La thématique de la déconstruction s’applique bien au langage marqué par le manque et cette incomplétude explique la pluralité de sens qui peut émerger à la lecture de nos récits. Les procédés narratifs eux-mêmes sont vecteurs du sentiment d’abjection, mis en lumière par la touche subversive appliquée à chaque étape des récits, ce qui explique la perception par le lecteur de la reprise d’éléments bibliques. Cependant, nos auteurs leur donnent une touche grotesque, voire blasphématoire, ce qui joue un rôle prépondérant dans le sentiment d’abjection qui émerge de la lecture de nos œuvres. Transgression rime avec déconstruction ; ces deux éléments concernent deux autres thèmes moteurs de nos récits, la magie et les contes de fées. Ces deux thématiques sont remises au goût 521 du jour et c’est à nouveau une impression de patchwork qui se dégage du travail réalisé par nos auteurs. Le mot clé est bien celui de subversion qui apporte même aux récits une touche grotesque. Le processus initiatique, visible en filigrane dans les récits, soulève de nombreuses interrogations et cette errance spatio-temporelle à laquelle les personnages et les lecteurs doivent faire face est génératrice de doute, d’incertitude, d’incomplétude. L’inachèvement, la facticité semblent être les mots d’ordre. La thématique de l’abjection est ainsi mise en œuvre grâce à divers éléments narratifs et thématiques. Le chaos semble être omnipotent mais il faut aller, comme Alice, au-delà du miroir et voir l’unité sous-jacente qui sous-tend nos œuvres et qui explique leur succès populaire. Les auteurs créent une véritable architecture poétique de l’abjection. Nous avons en effet mis en avant dans notre dernière partie une unité narratologique omniprésente dans les trois œuvres notamment grâce au phénomène de répétition.722 Les auteurs savent exactement comment jouer sur ce processus et sur le sentiment d’empathie des lecteurs. Cette empathie est elle-même engendrée par un processus de réception particulier. Le plaisir que le lecteur retire à s’immerger dans la littérature de l’abjection tient ainsi dans l’abolition des paradoxes. L’empathie est possible pour des êtres abjects, l’impression chaotique à la première lecture cache en réalité une unité narratologique. La construction même des récits explique l’harmonie de la littérature de l’abjection. La construction du suspens s’allie à une construction en escalier d’œuvres qui ouvrent leurs portes sur la compréhension des éléments abjects. De plus, la qualité quasi cinématographique des œuvres qui jouent entre monstration excessive et évitement explique la fascination populaire pour la littérature gothique postmoderne. 722 Roland Barthes voyait d’ailleurs dans le processus de répétition une source de jouissance : « le mot peut être érotique à deux conditions opposées, toutes deux excessives : s’il est répété à outrance, ou au contraire s’il est inattendu, succulent par sa nouveauté. » Barthes (1973: 68). 522 Comme un écran de cinéma, les œuvres offrent au lecteur la possibilité d’oublier le monde environnant et de se prendre véritablement dans le jeu de la grande illusion orchestré par nos auteurs. L’abjection rime alors avec harmonie, rêve et est dotée de qualités esthétiques, poétiques. De manière paradoxale, le monstrueux devient source d’une nouvelle beauté et même la notion de sublime est redéfinie. C’est à nouveau un effet patchwork qui se dégage de nos récits. Les auteurs dépeignent un sublime de l’abjection qui devient cathartique. A travers le spectacle de personnages laissant libre cours à leurs pulsions les plus morbides, le lecteur peut se libérer de ses propres pulsions refoulées: « the good horror tale will dance its way to the center of your life and find the secret door to the room you believed no one but you knew of. »723 Nos auteurs repoussent les limites de l’abjection car le lecteur aime à se faire peur et affronter ses terreurs enfantines. La littérature de l’abjection unit les contraires et a un caractère poétique. Les éléments posés comme composants de la fonction poétique jakobsienne, tels que les assonances ou les rimes, sont utilisés par nos auteurs. Le terme « poétique » a été entendu dans son sens le plus large, en tant que « recherche des raisons de l’originalité dans l’œuvre même. » (Meschonnic 18). Notre parcours nous a conduite à montrer les principes unificateurs des récits et de la langue elle-même. Les œuvres sont ainsi vues comme un système unique où les divers thèmes et images utilisés leur donne une multiplicité interprétative. Au-delà du chaos, c’est une unité qui règne, une unité qui explique le pouvoir fascinatoire, hypnotique de nos récits qui semblent envoûter par magie le lecteur. 723 King, Danse Macabre 18. 523 L’abjection se voit à travers un prisme et met en lumière une poétique de la pluralité et de l’addiction. La poétique postmoderne de la littérature de l’abjection devient paradoxalement véhicule de plaisir et de magie créatrice. Tout comme les alchimistes transmutent le plomb en or, les auteurs transforment le phénomène d’abjection en plaisir. Les écrivains sont les plus grands magiciens, pouvant faire apparaître une réalité qui n’existe pas. Ils nous font croire à l’invraisemblable. La danse macabre qui nous est offerte est hypnotique et nous laisse dans un état proche de la jouissance. Le lecteur doit, comme le narrateur de Shadowland, choisir de croire ou non dans la réalité des faits qui lui sont énoncés. Pour que la magie opère il faut, comme Tom, croire que l’on peut soulever une bûche à distance, accepter de croire en l’irrationnel et retrouver par là-même notre âme d’enfant. « Nous éprouvons le besoin de croire, jusqu’à un certain point, aux histoires à faire peur. Sinon nous ne serions pas envoûtés. » (Vax 1). Le lecteur doit ainsi accepter de se prêter aux jeux de l’imaginaire qui traversent les textes dans des flots tumultueux. Le jeu de la séduction se mêle à la séduction de la quête du je. La littérature de l’abjection est une célébration de l’imaginaire, de l’abolition des paradoxes, de l’altérité. Elle est vectrice de poétique car elle célèbre, contre toute attente, la vie, l’harmonie. La citation suivante de King décrivant les films d’horreur peut s’appliquer à nos récits: Here is the final truth of horror movies: They do not love death, as some have suggested; they love life. They do not celebrate deformity but by dwelling on deformity, they sing of health and energy. By showing us the miseries of the damned, they help us to rediscover the smaller (but never petty) joys of our own lives. 724 En mettant en scène des éléments abjects, les auteurs nous raccrochent au besoin vital de croire en la vie et en nous–mêmes. C’est une mélodie que nous jouent King, Straub 724 King, Danse Macabre 228. 524 et Palahniuk ; cette mélodie se répète à l’infini dans chacune de leurs œuvres et une quelconque lutte contre leur pouvoir fascinatoire est aussi vaine que de se détourner du chant des sirènes de l’Odyssée. Refuserez-vous, comme Ulysse, de vous laisser tenter ou vous laisserez-vous bercer sur les flots de l’abjection ? « ‘We have opened a door on an unimaginable power’, … ‘and there will be no closing it now.’ » 725 Une fois franchi le seuil de ce monde auquel nous invitent nos auteurs, aucun retour en arrière ne semble possible et la littérature de l’abjection devient un désir addictif et jouissif, un désir qui, nous en sommes certaines, continuera à fédérer les lecteurs pour les décennies à venir. « Writing is magic, as much the water of life as any other creative art. The water is free. So drink. Drink and be filled up. »726 725 King, Danse Macabre 180. 726 Stephen King, On Writing : A Memoir of the Craft (London: Hodder and Stoughton, 2000), 219. 525 ANNEXES 526 ANNEXE I BIBLIOGRAPHIE DE STEPHEN KING ROMANS: ANNEES TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS 1974 Carrie Carrie (1976. Trad. Henri Robillot. Ed. Gallimard) 1975 Salem's Lot Salem (1977. Trad. Christiane Thiollier, et Joan Bernard. Editions Williams) 1977 The Shining Shining, l'enfant lumière (1979. Trad. Joan Bernard. Editions Williams) 1978 The Stand Le fléau (1981. Trad. Richard Matas et Jean-Pierre Quijano. Editions Alta) 1979 The Dead Zone Dead zone (1983. Trad. Richard Matas. Ed. Jean-Claude Lattès) 1980 Firestarter Charlie (1984. Trad. F. M. Lennox. Ed. Albin Michel) 1981 Cujo Cujo (1982. Trad. Natalie Zimmermann. Ed. Albin Michel) 1982 The Dark Tower I: The Gunslinger Le pistolero (1991. Trad. Gérard Lebec. Ed. J’ai Lu) 1982 Pet Sematary Simetierre (1985. Trad. François Lasquin. Ed. Albin Michel) 1983 Christine Christine (1984. Trad. Marie Milpois. Ed. Albin Michel) 1984 Cycle of the Werewolf L’année du loup-garou (1986. Trad. François Lasquin. Ed. Albin Michel) The Talisman avec Peter Straub Le talisman (1986. Trad. Béatrice Gartenberg, et Isabelle Delord. Ed. Robert Laffont) 1984 527 1986 It Ça (1988. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 1986 The Eyes of the Dragon Les yeux du dragon (1995. Trad. Evelyn Châtelain. Ed. Albin Michel) 1987 The Dark Tower II: The Drawing of the Three Les trois cartes (1991. Trad. Gérard Lebec. Ed. J’ai Lu) 1987 The Tommyknockers Les tommyknockers (1989. Trad. Dominique Dill. Ed. Albin Michel) 1987 Misery Misery (1989. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 1989 The Dark Half La part des ténèbres (1990. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 1990 The Stand: The Complete & Uncut Edition Le fléau (1991. Trad. Richard Matas, et Jean-Pierre Quijano. Ed. Jean-Claude Lattès) 1991 The Dark Tower III: The Waste Lands Terres perdues (1992. Trad. Jean-Daniel Brèque et Christiane Poulain. Ed. J’ai lu) Needful Things Bazaar (1992. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 1992 Gerald’s Game Jessie (1993. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 1993 Dolores Clairbone Dolores Clairbone (1993. Trad. Dominique Dill. Ed. Albin Michel) Insomnia Insomnie (1995. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 1995 Rose Madder Rose Madder (1997. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 1996 Desperation Desolation (1996. Trad. Dominique Peters. Ed. Albin Michel) 1991 1994 528 1996 The Green Mile La ligne verte (1996. Trad. Philippe Rouard. Ed. J’ai lu) 1997 The Dark Tower IV: Wizard and Glass Magie et cristal (1998. Trad. Yves Sarda. Ed. J’ai lu) Bag of Bones Sac d’os (1999. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) The Girl Who Loved Tom Gordon La petite fille qui aimait Tom Gordon (2000. Trad. François Lasquin. Ed. Albin Michel) 2001 Dreamcatcher Dreamcatcher (2002. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 2001 Black House Territoires (2002. Trad. Bernard Cohen. Ed. Robert Laffont) 2002 From a Buick 8 Roadmaster (2004. Trad. François Lasquin. Ed. Albin Michel) 2003 The Dark Tower V: Wolves of the Calla Les loups de la Calla (2004. Trad. Marie de Prémonville. Ed. J’ai lu) 2004 The Dark Tower VI: Song of Susannah Le chant de Susannah (2005. Trad. Marie de Prémonville. Ed. J’ai lu) 2004 The Dark Tower VII: The Dark Tower La tour sombre (2005. Trad. Marie de Prémonville. Ed. J’ai lu) 2005 The Colorado Kid Colorado kid (2006. Trad. Marie de Prémonville. Ed. J’ai lu) 2006 Cell Cellulaire (2006. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 2006 Lisey's Story Histoire de Lisey (2007. Trad. Nadine Grassie. Ed. Albin Michel) Duma Key Duma Key (2009. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 1998 1999 2008 529 2009 Under the Dome Dôme (2011. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 2010 Blockade Billy non traduit ROMANS PUBLIES SOUS LE NOM DE RICHARD BACHMAN : ANNEES TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS 1977 Rage Rage (1990. Trad. Evelyne Châtelain. Ed. Albin Michel) 1979 The Long Walk Marche ou crève (1989. Trad. France-Marie Watkins. Ed. Albin Michel) 1981 Roadwork Chantier (1987. Trad. Frank Straschitz. Ed. Albin Michel) 1982 The Running Man Running man (1988. Trad. Frank Straschitz. Ed. Albin Michel) 1984 Thinner La peau sur les os (1986. Trad. François Lasquin. Ed. J’ai lu) The Regulators Les régulateurs (2000. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) Blaze Blaze (2008. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 1996 2007 LITTERATURE NON ROMANESQUE: ANNEES 1980 TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS Danse Macabre Anatomie de l’horreur (1995, 1996. Trad. Jean-Daniel Brèque. Ed. du Rocher) 530 1988 Nightmares in the Sky: Gargoyles and Grotesques Non traduit 1994 Mid-Life Confidential: The Rock Bottom Remainders Tour America With Three Chords and an Attitude Non traduit 2000 On Writing: A Memoir of the Craft Ecriture: Mémoires d’un métier (2001. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 2002 The WaveDancer Benefit (with Pat Conroy, John Grisham and Peter Straub) (audio) Non traduit 2004 Building Bridges: Stephen King (audio) Non traduit RECUEIL DE NOUVELLES ANNEES TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS 1978 Night Shift Danse macabre (1980. Trad. Lorris Murail, et Natalie Zimmermann. Ed. Williams) 1982 Different Seasons Différentes Saisons (1986. Trad. Pierre Alien. Ed. Albin Michel) Skeleton Crew Brume (1987. Trad. Michèle Pressé, et Serge Quadruppani. Ed. Albin Michel) Four Past Midnight Minuit 2 (1991. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) Four Past Midnight Minuit 4 (1992. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) Nightmares & Dreamscapes Rêves et Cauchemars (1994. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 1985 1990 1990 1993 531 Hearts in Atlantis Cœurs perdus en Atlantide (2001. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) Everything's Eventual Tout est fatal (2003. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 2008 Just After Sunset Juste avant le crépuscule (2010. Trad. William Olivier Desmond. Ed. Albin Michel) 2010 Full Dark, No Stars Non traduit 1999 2002 NOUVELLES ANNEES TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS 1951 « Here there be tygers » (New Tales of Space and Time) « En ces lieux les tigres » (1968. Brume) 1968 « Cain Rose Up » (Ubris magazine) « La révolte de Cain » (1968. Brume) 1968 « Strawberry Spring » (Ubris magazine) « Le printemps des baies » (1968. Danse macabre) 1969 « Night Surf » (Ubris magazine) « Une sale grippe (1969. Danse macabre) « The Reaper's Image » « L’image de la faucheuse » (1985. Brume) 1969 (Startling Mystery Stories) 1970 « Graveyard Shift » (Cavalier magazine) « Poste de nuit » (1970. Danse macabre) 1971 « I Am the Doorway » (Cavalier magazine) « Comme une passerelle » (1971. Danse macabre) 1971 « The Blue Air Compressor » (Heavy Metal Magazine) Non traduite 1972 « Battleground » (Cavalier magazine) « Petits soldats » (1972. Danse macabre) 532 « Laisser venir à moi les petits enfants » (1972. Rêves et cauchemars) 1972 « Suffer the little children » (Cavalier magazine) 1972 « The fifth quarter » (Cavalier magazine) « Quatuor à cinq » (1972. Rêves et cauchemars) 1972 « The Mangler » (Cavalier magazine) « La presseuse » (1972. Danse macabre) 1973 « Gray Matter » (Cavalier magazine) « Matière grise » (1973. Danse macabre) 1973 « The Boogeyman » (Cavalier magazine) « Le croque-mitaine » (1973. Danse macabre) 1973 « Trucks » (Cavalier magazine) « Poids lourds » (1973. Danse macabre) 1974 « Sometimes They Come Back » (Cavalier magazine) « Cours, Jimmy, cours » (1974. Danse macabre) 1975 « The Lawnmower Man » (Cavalier magazine) « La pastorale » (1975. Danse macabre) 1976 « I Know What You Need » (Cosmopolitan) « L’homme qu’il vous faut » (1976. Danse macabre) 1976 « The Ledge » (Penthouse) « La corniche » (1976. Danse macabre) 1977 « Children of the Corn » (Penthouse) « Les enfants du maïs » (1977. Danse macabre) 1977 « One for the Road » (Maine) « Un dernier pour la route » (1977. Danse macabre) 1977 « The Cat from Hell » (Cavalier magazine) « Le chat venu de l'enfer » (1977. Danse macabre) 1977 « The Man Who Loved Flowers » (Gallery) « L’homme qui aimait les fleurs » (1977. Danse macabre) 1978 « Jerusalem's Lot » (Night Shift) « Celui qui garde le vers » (1978. Danse macabre) 1978 « Nona » (Shadows) « Nona » (1978. Brume) 533 1978 « Quitters, Inc » (Night Shift) « Désintox Inc » (1978. Danse macabre) 1978 « The Last Rung on the Ladder » (Night Shift) « Le dernier barreau de l’échelle » (1978. Danse macabre) 1978 « The Night of the Tiger » (The Magazine of Fantasy and Science Fiction) « La nuit du tigre » (1978. Fiction) 1978 « The Woman in the Room » (Night Shift) « Chambre 312 » (1978. Danse macabre) 1979 « The Crate » (Gallery) « La caisse » (1981) 1980 « Crouch End » (New Tales of the Cthulhu Mythos) « Crouch end » (1980. Rêves et cauchemars) 1980 « The Mist » (Dark Forces) « Brume » (1980. Brume) 1980 « The Monkey » (Gallery) « Le singe » (1980. Brume) « The Way Station » (The Magazine of Fantasy and Science Fiction) « Le relais » (devenu le 2ème chapitre du Pistolero) 1980 « The Wedding Gig » (Ellery Queen's Mystery Magazine) « Le gala de noces » (1980. Brume) 1981 « The Jaunt » (The Twilight Zone Magazine) « L’excursion » (1981. Brume) 1981 « The Man Who Would Not Shake Hands » (Shadows) « L’homme qui refusait de serrer la main » (1981. Brume) 1981 « The Reach » (Yankee) « Le chenal » (1981. Brume) 1982 « Apt Pupil » (Different Seasons) « Un élève doué » (1982. Différentes saisons) 1982 « Rita Hayworth and the Shawshank Redemption » (Different Seasons) « Rita Hayworth et la rédemption de Shawshank » (1982. Différentes saisons) 1980 534 1982 « Survivor Type » (Terrors) « Le gout de vivre » (1982. Brume) 1982 « The Body » (Different Seasons) « Le corps » (1982. Différentes saisons) 1982 « The Breathing Method » (Different Seasons) « La méthode respiratoire » (1982. Brume) 1982 « The Raft » (Gallery) « Le radeau » (1982. Brume) 1983 « Uncle Otto's Truck » (Yankee) « Le Camion d'Oncle Otto » (1983. Brume) 1983 « Word Processor of the Gods » (Playboy) « Machine divine à traitement de textes » (1983. Brume) 1984 « Beachworld » (Weird Tales) « Sables » (1985. Brume) 1984 « Gramma » (Weirdbook Magazine) « Mémé » (1984. Brume) 1984 « Mrs Todd's Shortcut » (Redbook Magazine) « Le Raccourci de Madame Todd » (1984. Brume) 1984 « The Ballad of the Flexible Bullet » (The Magazine of Fantasy and Science Fiction) « La ballade de la balle élastique » (1984. Brume) 1984 « The Revelations of Becka Paulson » (Rolling Stone) « Les révélations de Becky Paulson » (1984. 22 histoires de sexe et d'horreur) 1985 « For Owen » (Skeleton Crew) « Pour Owen » (1985. Brume) 1985 « Morning Deliveries » (Skeleton Crew) « Livraisons matinales » (1985. Brume) 1985 « Paranoid: A Chant » (Skeleton Crew) « Paranoïa : Une mélopée » (1985. Brume) 535 1986 « The End of the Whole Mess » (Omni Magazine) « Le Grand Bazar : Final » (1986. Rêves et cauchemars) 1987 « Popsy » (Nightmares and Dreamscapes) « Popsy » (1993. Rêves et cauchemars) 1987 « The Doctor's Case » (The New Adventures of Sherlock Holmes) « Le Docteur Résout l'Énigme » (1993. Rêves et cauchemars) 1988 « Dedication » (Dark Visions) « Dédicace » (1993. Rêves et cauchemars) 1988 « Sneakers » (Dark Visions) « Pompes de Baskets » (1993. Rêves et cauchemars) 1988 « The Night Flier » (Prime Evil) « L’oiseau de nuit » (1993. Rêves et cauchemars) 1988 « The Reploids » (Dark Visions) Non traduite 1989 « Home Delivery » (Book of the Dead) « Accouchement à domicile » (1989. Rêves et cauchemars) 1989 « Rainy Season » (Midnight Graffiti) « La saison des pluies » (1989. Rêves et cauchemars) 1989 « Secret Window, Secret Garden » (Four Past Midnight) « Vue imprenable sur jardin secret » (1990. Minuit 2) 1989 « The Library Policeman » (Four Past Midnight) « Le policier des bibliothèques » (1990. Minuit 4) « The Sun Dog » « Le molosse surgi du soleil » (1990. Minuit 4) 1989 1990 1990 1990 (Four Past Midnight) « Head Down » (The New Yorker) « The Langoliers » (Four Past Midnight) « The Moving Finger » (The Magazine of Fantasy and Science Fiction) Non traduit « Les langoliers » (1990. Minuit 2) « Le doigt télescopique » (1990. Rêves et cauchemars) 536 « It Grows on You » 1991 (Nightmares and Dreamscapes) « Ça vous pousse dessus » (1991. Rêves et cauchemars) 1992 « Chattery Teeth » « Dentier Claqueur » (1991. Rêves et cauchemars) (Nightmares and Dreamscapes) 1992 « You Know They Got a Hell of a Band » (Nightmares and Dreamscapes) « Un groupe d’enfer » (1993. Rêves et cauchemars) 1993 « Brooklyn August » (Nightmares and Dreamscapes) Supprimé dans la version française 1993 « Dolan's Cadillac » (Nightmares and Dreamscapes) « My Pretty Pony » « La Cadillac de Dolan » (1993. Rêves et cauchemars) 1993 (Nightmares and Dreamscapes) « Mon joli poney » (1993. Rêves et cauchemars) 1993 « Sorry, Right Number » (Nightmares and Dreamscapes) « Désolé, bon numéro » (1993. Rêves et cauchemars) 1993 « The Beggar and the Diamond » (Nightmares and Dreamscapes) « Le Mendiant et le Diamant » (1993. Rêves et cauchemars) 1993 « The House on Maple Street » (Nightmares and Dreamscapes) « La Maison de Maple Street » (1993. Rêves et cauchemars) 1993 « The Ten O'Clock People » (Nightmares and Dreamscapes) « La tribu des dix plombes » (1993. Rêves et cauchemars) 1993 « Umney's Last Case » (Nightmares and Dreamscapes) « La dernière affaire d’Umney » (1993. Rêves et cauchemars) 1994 « The Man in The Black Suit » (The New Yorker Magazine) « L'Homme au Costume Noir » (1995. Tout est fatal) 1995 « Lunch at the Gotham Café » (Dark Love) « Déjeuner au Gotham café » (1995. Tout est fatal) 1997 « Autopsy Room Four » (Robert Bloch's Psychos) « Salle d'autopsie quatre » (2003. Tout est fatal) 1997 « Blind Willie » (Six Stories) « Willie l’aveugle » (2001. Cœurs perdus en Atlantide) 537 1997 « Everything's Eventual » (The Magazine of Fantasy and Science Fiction) « Tout Est Fatal » (2002. Tout est fatal) 1997 « L.T.'s Theory of Pets » (Six Stories) « L.T. et sa théorie des A.F » (2002. Tout est fatal) 1997 « Lucky Quarter » (Six Stories) « Petite Chanceuse » (2002. Tout est fatal) 1998 « The Little Sisters of Eluria » (Legends: Short Novels by the Masters of Modern Fantasy) « Les Petites Sœurs d'Eluria » (2002. Tout est fatal) 1998 « That Feeling, You Can Only Say What It Is in French » (The New Yorker Magazine) « Cette impression qui n'a de nom qu'en français » (2002. Tout est fatal) 1999 « Hearts in Atlantis » (Hearts in Atlantis) « Cœurs perdus en Atlantide » (2001. Cœurs perdus en Atlantide) 1999 « Heavenly Shades of Night are Falling » (Hearts in Atlantis) « Ainsi Tombent les Ombres Célestes de la Nuit » (2001. Cœurs perdus en Atlantide) 1999 « Low Men in Yellow Coats » (Hearts in Atlantis) « Crapules de bas étages en manteau jaune » (2001. Cœurs perdus en Atlantide) 1999 « Riding the Bullet » (Everything’s Eventual) « Un tour sur le bolid' » (2002. Tout est fatal) 1999 « The Road Virus Heads North » (999) « Quand l'auto-virus met cap au nord » (2002. Tout est fatal) 1999 « Why We're in Vietnam » (Hearts in Atlantis) 2000 « In the Deathroom » (Everything’s Eventual) « Salle d'Exécution » (2002. Tout est fatal) 2002 « All That You Love Will Be Carried Away » (Everything’s Eventual) « Tout ce que vous aimez sera emporté » (2002. Tout est fatal) 2002 « 1408 » (Everything’s Eventual) « 1408 » (2002. Tout est fatal) 2008 « A Very Tight Place » (Just After Sunset) « Un très petit coin » (2010. Juste avant le crepuscule) « Pourquoi Nous Étions au Vietnam » (2001. Cœurs perdus en Atlantide) 538 2008 « Ayana » (Just After Sunset) « Ayana » (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « Graduation Afternoon » (Just After Sunset) « Fête de diplôme » (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « Harvey's Dream » (Just After Sunset) « Le rêve d’Harvey » (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « Mute » (Just After Sunset) « Muet » (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « N. » (Just After Sunset) «N» (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « Rest Stop » (Just After Sunset) « Aire de repos » (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « Stationary Bike » (Just After Sunset) « Vélo d’appart » (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « The Cat from Hell » (Just After Sunset) « Le chat d’enfer » (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « The Gingerbread Girl » (Just After Sunset) « La fille pain d’épice » (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « The New York Times at Special Bargain Rates » (Just After Sunset) « Le New York Times à Un prix spécial » (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « The Things They Left Behind » (Just After Sunset) « Laissés pour compte » (2010. Juste avant le crepuscule) 2008 « Willa » (Just After Sunset) « Willa » (2010. Juste avant le crepuscule) 2010 « 1922 » (Full Dark, No Stars) Non traduite 2010 « A Good Marriage » (Full Dark, No Stars) Non traduite 2010 « Big Driver » (Full Dark, No Stars) Non traduite 2010 « Fair extension» (Full Dark, No Stars) Non traduite 539 AUTRES ANNEES TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS COMMENTAIRES 1997 Six Stories (contient 5 nouvelles de Tout est fatal et 1 nouvelle de Cœurs perdus en Atlantide) édition limitée à 1100 copies 1999 Storm of the Century La Tempête du siècle scénario publié 2000 The Plant : Zenith Rising The Plant 2000 Secret Windows Fenêtres secrètes essai et nouvelles Fidèles livre sur la saison des Boston Red Sox, co-écrit avec Stewart O'Nan 2004 Faithful publié électroniquement (inachevé) ADAPTATIONS FILMIQUES ET TELEVISUELLES ANNEES TITRES REALISATEURS ADAPTATIONS 1976 Carrie Brian de Palma Le roman Carrie 1980 The Shining Stanley Kubrick Le roman Shining, l’enfant lumière 1982 Creepshow George A. Romero La nouvelle « « La Caisse » + la nouvelle « La Fin solitaire » de Jody Verill 1983 Cujo Lewis Teague Le roman Cujo 1983 The Dead Zone David Cronenberg Le roman Dead Zone 1983 Christine John Carpenter Le roman Christine 540 1984 Children of the Corn Fritz Kiersch la nouvelle Les enfants du maïs 1984 Firestarter Mark L. Lester Le roman Charlie 1985 Cat's Eye Lewis Teague la nouvelle « Desintox, Inc. » 1985 Silver Bullet Daniel Attias la nouvelle « La Nuit du loup-garou » 1986 Maximum Overdrive Stephen King la nouvelle « Poids lourds » 1986 Stand By Me Rob Reiner la nouvelle « Le corps » 1987 Creepshow 2 Michael Gornick la nouvelle « Le radeau » 1987 The Running Man Paul Michael Glaser Le roman Running Man 1989 Pet Sematary Mary Lambert Le roman Simetierre 1990 Tales from the Darkside: The Movie John Harrison la nouvelle « Le Chat de l'enfer » 1990 Graveyard Shift Ralph Singleton la nouvelle « Poste de nuit » 1990 Misery Rob Reiner Le roman Misery 1992 Sleepwalkers Mick Garris Scénario original 1993 Needful Things Fraser Heston Le roman Bazaar 1993 The Dark Half George A. Romero Le roman La Part des ténèbres 541 1994 The Shawshank Redemption Frank Darabont la nouvelle « Rita Hayworth» et « la rédemption de Shawshank » 1995 Dolores Claiborne Taylor Hackford Le roman Dolores Claiborne 1995 The Mangler Tobe Hooper la nouvelle « La Presseuse » 1996 Thinner Tom Holland Le roman La Peau sur les os 1997 The Night Flier Mark Pavia la nouvelle « L'Oiseau de nuit » 1998 Apt Pupil Bryan Singer la nouvelle « Un élève doué » 1999 The Green Mile Frank Darabont Le roman La Ligne verte 2001 Hearts in Atlantis Scott Hicks Cœurs perdus en Atlantide 2003 Dreamcatcher Lawrence Kasdan Le roman Dreamcatcher 2004 Secret Window David Koepp la nouvelle « Vue imprenable sur jardin secret » 2005 Riding the bullet Mick Garris la nouvelle « Un tour sur le bolide » 2007 1408 Mikael Håfström la nouvelle « 1408 » 2007 The Mist Frank Darabont la nouvelle « Brume » 2009 Dolan's Cadillac Jeff Beesley la nouvelle « Dolan's Cadillac » 542 ANNEXE II BIBLIOGRAPHIE DE PETER STRAUB ROMANS : ANNEES TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS 1973 Marriages Non traduit 1975 Julia Julia (1988. Trad. Frank Straschitz. Ed. Seghers) 1977 If You Could See Me Now Tu as beaucoup changé, Alyson (1988. Trad. Jean-Paul Martin. Ed. J’ai lu) 1979 Ghost Story Le fantôme de Milburn (1979. Trad. Frank Straschitz. Ed. Seghers. 1980 Shadowland Shadowland (1987. Trad. Jean-Paul Martin. Ed. J’ai lu) 1982 Floating Dragon Le dragon flottant (1988. Trad. Jean-Paul Martin. Ed. J’ai lu) 1984 The Talisman (with Stephen King) Le talisman des territoires (1986. Trad. Isabelle Delord. Ed. R. Laffont) 1985 Under Venus Non traduit 1988 Koko Koko (1990. Trad. Bernard Ferry. Ed. R. Laffont) 1990 Mystery Mystery (1991. Trad. Gérard Coisne. Ed. Orban.) 1993 The Throat La gorge (1995. Trad. Jean Rosenthal. Ed. Plon) 1995 The Hellfire Club Le club de l’enfer (1998. Trad. Michel Pagel. Ed. Plon) 1999 Mr. X Mr. X (2000. Trad. Michel Pagel. Ed. Plon) 543 2001 Black House (with Stephen King) Territoires (2002. Trad. Bernard Cohen. Ed. R. Laffont) 2003 Lost Boy, Lost Girl Les enfants perdus (2005. Trad. Michel Pagel. Ed. Plon) 2004 In The Night Room Le cabinet noir (2007. Trad. Michel Pagel. Ed. Plon) 2010 A Dark Matter Non traduit 2010 The Skylark Non traduit RECUEIL DE NOUVELLES : ANNEES TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS 1990 Houses Without Doors (includes « A Short Guide to the City » and a shorter version of « Mrs. God » ) Sans portes ni fenêtres (1992. Trad. Gérard Coisne. Ed. Orban.) 1995 Ghosts Non traduit 2000 Magic Terror Magie de la terreur (2001. Trad. Michel Pagel. Ed. Pocket) 2007 Five Stories Non traduit ANNEES TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS 1971 My Life in Pictures Non traduit RECUEILS DE POESIES : 544 1972 Ishmael Non traduit 1972 Open Air Non traduit 1983 Leeson Park and Belsize Square: Poems 1970 - 1975 Non traduit ANNEES TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS 1982 « The General's Wife » in an edition of 1,200 copies Non traduit 1990 « The Buffalo Hunter » Houses Without Doors « Le chasseur de bisons » (Sans portes ni fenêtres) 1990 « The Juniper Tree » Houses Without Doors « Le genévrier » (Sans portes ni fenêtres) 1990 « A Short Guide to the City » Houses Without Doors NOUVELLES « Petit Guide à l'usage des touristes » (Sans portes ni fenêtres) 1990 « Something about a death, something about a fire » Houses Without Doors 1990 « Mrs. God » Houses Without Doors « Mme Dieu » (Sans portes ni fenêtres) 1994 « Pork Pie Hat » (Magic Terror) « Pork Pie Hat» Magie de la terreur 1995 « Hunger, an Introduction » (Magic Terror) « La faim, une introduction » Magie de la terreur 1997 « Mr. Clubb and Mr. Cuff » (Magic Terror) « Mr. Clubb and Mr. Cuff » Magie de la terreur 1998 « Isn't It Romantic » (Magic Terror) « Comme c’est romantique » Magie de la terreur « Où l'on voit la mort, et aussi des flammes (Sans portes ni fenêtres) 545 2000 « Ashputtle » (Magic Terror) « Cendrillon » Magie de la terreur 2000 « Bunny is good bread » (Magic Terror) « Au bon pain » Magie de la terreur 2000 « The Ghost Village » (Magic Terror) « Le village fantôme » Magie de la terreur 2002 « Perdido (Fragment of a Work in Progress) » Non traduit ? 2010 « A Special Place- The Heart of a Dark Matter » Non traduit ? ANNEES TITRES ORIGINAUX COMMENTAIRES 1984 Wild Animals contient Julia, If You Could See Me Now, and Under Venus 2006 Sides collection of non-fiction essays 2008 Poe's Children: the New Horror Anthologie éditée par Peter Straub - collectio de nouvelles par différents auteurs AUTRES ADAPTATIONS FILMIQUES ET TELEVISUELLES ANNEES TITRES REALISATEURS ADAPTATIONS 1977 Full Circle (Le Cercle infernal) Richard Loncraine Julia 1981 Ghost Story (Le Fantôme de Milburn) John Irvin Ghost story 546 ANNEXE III BIBLIOGRAPHIE DE CHUCK PALAHNIUK - ROMANS : ANNEES TITRES ORIGINAUX TITRES EN FRANCAIS 1996 Fight Club Fight Club (1999. Trad. Freddy Michalski. Ed. Gallimard) 1999 Survivor Survivant (2001. Trad. Freddy Michalski. Ed. Denoël) 1999 Invisible Monsters Monstres invisibles (2003. Trad. Freddy Michalski. Ed. Gallimard) 2001 Choke Choke (2002. Trad. Freddy Michalski. Ed.Gallimard) 2002 Lullaby Berceuse (2004. Trad. Freddy Michalski. Ed. Gallimard) 2003 Diary Journal intime (2005. Trad. Freddy Michalski. Ed. Gallimard) 2003 Fugitives and Refugees Non traduit Festival de la couille et autres essais (2006. Trad. Bernard Blanc. Ed. Denoël) 2005 Non-Fiction 2006 Haunted A l’estomac (2006. Trad. Bernard Blanc. Ed. Denoël) 2007 Rant Peste (2008. Trad. Alain Defossé. Ed. Denoël) 2008 Snuff Non traduit 2009 Pygmy Pygmy (2010. Trad. Bernard Cohen. Ed. Denoël) 2010 Tell-All Non traduit 2011 (sept) Damned Non traduit 547 ANNEXE IV RECOMPENSES STEPHEN KING G = gagnant/ N= nominé ANNEE RECOMPENSES OEUVRES 1982 British Fantasy best novel Cujo► G 1982 Prix Locus (best non fiction) Danse Macabre ►G 1982 Prix Hugo (best non fiction) Danse Macabre ► G 1986 Prix Locus (best collection) The Mist ► G 1987 British Fantasy for best novel It ► G 1987 Bram Stoker Award for best novel Misery► G 1990 Bram Stoker Award for best collection Minuit 2 et Minuit 4 ► G 1991 Bram Stoker Award for novel Needful Things , The Dark Tower III: the Waste Lands ►N 1994 Bram Stoker Award for best novel Insomnia ► N 1996 Bram Stoker Award for best novel The Green Mile ► G 1997 Prix Locus for best novel Desperation ► G 548 1998 Bram Stoker Award for best novel Bag of Bones ► G 1999 Bram Stoker Award for novel Low Men in Yellow Coats ►N Prix Locus for best novel Bag of Bones ►G 1999 British Fantasy for best novel Bag of Bones ►G 2000 Bram Stoker Award for nonfiction On Wrting ► G 2001 Prix Locus for non-fiction On Writing ►G 2001 Bram Stoker Award for best novel Black House with Peter Straub ►N 2002 Bram Stoker Award for best novel From a Buick 8►N 2002 Bram Stoker Award L’ensemble de sa carrière ►G 2003 National Book Award L’ensemble de sa carrière ►G 2003 Bram Stoker Award for novel The Dark Tower V: Wolves of the Calla ► N 2004 Bram Stoker Award for novel The Dark Tower VII: the Dark Tower ►N 2004 World Fatansy Award L’ensemble de sa carrière ►G 2005 British Fantasy for best novel The Dark Tower VII: the Dark Tower ►G 2006 Bram Stoker Award for best novel Lisey’s Story ► G 1999 2007 Mystery Writers of America L’ensemble de sa carrière ►G 549 2008 Bram Stoker Award for best novel Duma key ►G 2009 Bram Stoker Award for best collection Just Before Sunset ►G PETER STRAUB ANNEE RECOMPENSES OEUVRES 1989 World Fantasy Award Koko ► G (best novel) 1993 World Fantasy Award « The Ghost Village » (best novella) ► G 1993 Bram Stoker Award for novel The Throat (best novel) ►G British Fantasy Award Floating Dragon (best novel) ►G 1996 Bram Stoker Award The Hellfire Club ►N 1998 International Horror Guild Awards « Mr Clubb and Mr Cuff » (best long form) ►G British Fantasy Award Grand master at World Horror Convention ►G Bram Stoker Award for novel Mr X ► G Bram Stoker Award for novel Magic Terror (fiction collection) ► G Bram Stoker Award for novel Lost Boy, Lost Girl ( best novel) ► G 1994 1998 1999 2000 2003 550 2003 2004 2007 International Horror Guild Awards Lost Boy, Lost Girl ( best novel) ► G Bram Stoker Award for novel In the Nightroom ►G Bram Stoker Award for novel Five Stories ►G CHUCK PALAHNIUK ANNEE RECOMPENSES OEUVRES 1997 Pacific Northwest Booksellers Association Award Fight Club( best novel) ►G 1997 Oregon Book Award Fight Club ( best novel) ►G 2003 Pacific Northwest Booksellers Association Award Lullaby ( best novel) ►G 1999 Oregon Book Award Survivor ( best novel) ►N 2002 Bram Stoker Award Lullaby ( best novel) ►N 2005 Bram Stoker Award Haunted ( best novel) ►N 551 PREMIERES DE COUVERTURE US New American Library US Signet US Signet US (Large print) US Signet US Signet England New English Library England New English Library Sweden Legenda Brazil Francisco Alves Brazil EurópaKönyvkiadó 552 Hungary Italy Greece Russia Cadman USA France The Netherlands Zysk i S-ka France Japan Poland A.W. Bruna Uitgevers France USA 553 BIBLIOGRAPHIE I. Sources primaires Œuvres des auteurs cités: King, Stephen. Thinner. USA: Signet, 1985. Straub, Peter. Shadowland. London: Harper Collins, 1994. ---, Shadowland. Trad. Jean-Paul Martin. Paris: Editions J’ai Lu, 1987. Palahniuk, Chuck. Lullaby. London: Vintage, 2003. II. Sources secondaires Barker, Clive. Books of Blood. New York : Putnam, 1984. Baudelaire, Charles. Les fleurs du mal. Paris: Editions Gallimard, 1972. Coleridge, Samuel Taylor. La ballade du vieux marin et autres poèmes. Trad. Jacques Darras. Paris: Gallimard, 2007. De Quincey, Thomas. The Confessions of an English opium-Eater. London: Dent, 1960. Emerson, Ralph Waldo. Nature, the Conduct of Life and Other Essays. London: Dent, 1963. Fairclough, Peter, ed. Three gothic novels. Walpole the Castle of Otranto; Beckford Vathek; M S Frankestein. Harmondsworth : Penguin Books, 1983. Gautier, Théophile. Les mortes amoureuses : nouvelles. Arles: Actes sud, 1996. 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A abject..............6-15, 20, 27, 38, 39, 44, 48, 56-57, 60-63, 67, 96, 100, 103, 111, 177, 179-180, 193, 201, 203-204, 212, 222, 224-228, 234, 240, 259, 264, 277, 280282, 288, 290, 297, 300, 304, 331, 336, 352, 379, 390, 408, 431, 433, 447, 454, 458, 460, 469, 470, 478, 485-486, 495496, 499, 509, 512 abjection ..............4- 12, 14-15, 22, 26, 3839, 43-45, 47-48, 51, 54-55, 57-64, 67, 69, 78, 84, 86, 92-96, 98-99, 115- 118, 121, 134, 150, 154-156, 175, 178-179, 181, 194-196, 200,202, 205-206, 209, 212, 216-217, 219, 221, 227-229, 232, 236, 240-241, 243, 246, 249, 252, 254255, 257, 262, 264-265, 278-279, 282283, 291-292, 294, 296, 301, 303-304, 306, 310-311, 319, 321, 323, 327-329, 336, 339, 341-342, 351, 358-359, 363, 368, 370, 379, 382, 390, 395, 397, 407, 414, 417, 426, 429, 430-431, 433-435, 445-449, 454-461, 463, 465, 468-470, 472, 474, 478-479, 482, 485-488, 492500, 507-514, 517-525, 568 absence...............9-10, 42, 60, 81, 100, 115, 133, 153, 174, 181, 223, 252, 276, 299, 310, 313, 318, 328-329, 336, 355, 430, 491, 493-494, 498, 520 addiction…………..19, 63, 108, 112, 344, 357, 433, 524 affect……………..4, 5, 11, 124, 381, 567 ambivalence ..............7, 10-11, 13, 20, 2425, 70-71, 79, 81-83, 85, 94, 99, 106, 115-116, 131, 155, 158, 160, 184, 215, 243, 246, 518 américaine…...............4, 13, 47, 53, 57-58, 63, 67-69, 71, 75, 77, 80-81, 83-86, 89, 93, 100-101, 103-104, 115-117, 199, 249, 266, 342, 351-352, 354, 357-358, 369, 386, 405, 446, 518, 556, 559, 566, 570 androgyne…………….230, 231, 245, 557 animal…..................81, 190, 207, 222, 238, 257, 264-266, 268-269, 301, 363, 370, 377, 402, 421, 499 Aristote ….....................43-44, 63, 495-496, 499-500, 562, 564 attraction…...............11, 56, 182, 186, 213, 215, 356, 372, 459, 470 autre….................7-9, 14, 20, 22, 29, 40, 47, 51, 55, 57, 73, 80, 85, 98, 106, 108, 118, 136, 139, 145, 148, 154, 158, 169, 186, 189, 191, 200, 204, 245, 254, 256, 269-270, 281, 283, 285, 286, 288-289, 291, 294, 299, 303, 320, 331-332, 337, 340-341, 344, 346, 350-352, 354, 362, 363-365, 372, 384-385, 387-388, 396, 403, 407, 409-411, 413, 422-423, 425, 427-428, 430, 434, 438, 441, 452, 456, 462-467, 469, 480-483, 498, 499, 504, 506, 509, 511, 513, 558, 565, 571 Autre…………………………………………9, 10, 272, 274 B Bachelard, Gaston ................. 468, 492, 563 Bakhtine, Mikhail .................342-343, 360362, 563-564 Barker, Clive……………………………….229, 251, 554 Barthes, Roland………………329, 445, 454455, 513, 522, 564 beau ……...............21-22, 39-41, 119, 131, 137, 156, 308, 338, 431, 433, 478-483, 485, 487-492 beauté…...............13, 21-22, 41, 44, 62, 130, 132, 136-138, 156, 186, 212, 229, 230, 232, 242, 266, 307-308, 321, 344345, 406-407, 429-431, 434, 478-482, 484-485, 487-488, 491, 509, 512, 523, 561 Bettelheim, Bruno .......................... 397, 565 Bible ……..................73, 103, 339, 341, 358360, 362, 373, 378 biblique…..............75, 82, 95, 103, 133, 250, 339, 354, 358, 361, 363, 365-369 Bohémiens ..................................... 206, 463 Bozzetto, Roger…................16, 24, 28, 113, 120, 178-179, 209, 214, 255, 269, 560 Bradbury, Malcom ......................... 560, 562 580 Burke, Edmund………………..39-42, 156, 479, 489, 491, 494, 557 C Cassirer, Ernst .............................17-18, 557 castration ........ 114, 180, 257-258, 272, 397 catharsis..................434, 456, 479, 495-496 cathartique……………….54, 62, 447, 479, 485, 495, 498, 509, 523 chaos ……..................53-54, 58, 60, 77-78, 110, 113, 122, 124, 223, 232, 252-253, 255, 269, 291, 303, 310, 311, 319, 321, 395, 411, 422, 429, 431, 433, 436, 470, 478, 484, 511, 514, 520-523 château ..................24, 26, 27, 41, 141, 143, 146, 148, 150-153, 155, 158, 164165, 182, 185, 188, 193, 214, 255, 350, 406 Chelebourg, Christian....................... 28, 566 cinématographique ….....................62, 217, 260, 267, 433, 435, 468-469, 472, 474, 478, 522, 571 Coleridge, S.T.……………18, 91, 119, 125128, 461, 554, 558 contes ……………….…61, 68, 88, 103, 200, 228, 231, 250, 253, 337, 340-341, 368370, 372, 377, 389-393, 395-398, 400, 403-405, 407, 430, 521, 563, 572, 575576 corps…………………….4, 5, 7, 11, 18, 20, 24, 38, 52, 54, 60, 85, 100, 112, 114, 124, 154, 160-161, 167, 180-181, 184, 189190, 199-200, 202, 210-211, 221, 223, 226, 229, 233, 237, 240, 243-245, 247, 250, 253-259, 262, 263, 273, 286, 288291, 299-300, 308, 319, 332, 345, 348350, 353, 361, 368, 371, 380-382, 384385, 393, 411, 420, 424-425, 430, 463, 465, 471-472, 481, 485, 498-499, 508, 510-511, 513, 520, 533, 539 culpabilité…………………..26, 27, 51, 86-87, 93, 97, 126, 158, 218, 222, 229, 235, 273, 316-317, 421, 437, 459, 467 D décadente ........................................ 22, 519 déchéance …………………...54, 58, 135, 149, 154, 159, 161, 201, 203, 212, 222, 223, 225, 270, 273, 279, 295, 306, 354, 365366, 414, 447, 453, 463-465, 485-486, 499, 519 déconstruction………………..…37, 60-61, 111, 165, 172, 174, 181, 183-184, 232, 250, 252, 257, 263, 269-270, 289, 293, 302, 308-311, 316, 319, 320, 327, 329, 331, 336, 340-342, 352, 358, 368, 400, 429430, 433-434, 449, 455, 498, 520, 521 dégoût …………………….……6, 11, 14, 27, 39, 209, 211, 287, 498, 514 Derrida, Jacques............................. 172, 566 déviance …………………10, 12, 19, 58, 64, 68, 77, 95, 100-101, 103, 110, 118, 194-198, 202, 228, 246, 248, 252, 282, 313, 323, 325, 330, 337, 344, 349, 355, 358, 397, 413, 414, 429-430, 496, 518-519, 562, 570 double………….………15, 20, 60, 76, 94, 99, 136, 164, 165, 170, 174, 183, 189, 192193, 199, 210, 226, 231, 252, 255-257, 260, 264, 282-283, 285-290, 299, 302, 332, 356, 388, 403, 406, 429-430, 467, 520, 571, 576 dualité………..……….84, 135, 149, 155, 210, 217, 254, 262, 332, 418 Duperray, Max…………………..23, 68-69, 119120, 151-152, 292, 558 duplicité ……………….10, 13, 40, 99, 116, 135, 216, 232, 248-285 E Eco, Umberto ......... 445, 455, 500, 512, 567 écriture…….................2, 20, 31, 44, 47, 50, 52, 54, 127, 136, 171-172, 179, 246, 260, 291-292, 307, 310, 318, 323, 327, 329, 372-373, 384-385, 454, 457, 485, 493, 495, 502, 507-508, 575-576 Eliade, Mircea……………….339-341, 408-410, 414, 422, 424, 426-428, 567 empathie..…….282, 435, 456, 459, 474, 522 enfermement……………24, 111, 151, 254, 277, 290, 355 Ernould, Roland…………….62, 375, 433, 460, 462-464, 466, 468, 470, 556, 561 esthétique……………….22, 24, 41, 62, 91, 119, 136-137, 143, 156, 159, 161, 169, 186, 257, 307, 347, 431, 433-435, 446, 448, 449, 451, 459, 469, 474, 478- 481, 483-489, 491, 493-495, 503, 507, 512, 556, 560-561, 568 éthique …………….. 74, 76, 91, 98, 100, 204, 236, 446, 565, 569, 572 étrangeté ………………..14, 15, 26, 27, 29, 161, 283, 345, 566 581 excès…………………26, 32, 48, 52, 58, 68, 75, 103, 117, 137, 149, 155, 174, 179, 181, 185, 190, 202, 211, 291, 309, 321, 327, 336, 347, 378, 491, 493, 519 F Falco, Magali…………………..31-32, 155, 156, 164, 165, 169, 189, 578 fantastique……………..28-30, 39, 46, 53, 68, 146, 178-179, 181-182, 188, 209, 230, 270, 282, 292, 303-305, 312, 331, 430, 434, 460, 510, 517, 520, 558-560, 565, 570, 573, 575, 576 fatale ........................ 21, 212, 215, 230, 345 folie………………….29, 31, 158, 165-166, 210, 212, 225, 261, 269-272, 281, 323, 378, 566, 575 fragmentation…………………….20, 35, 60-61, 121-122, 181, 183-184, 190, 232, 249250, 252-256, 259-260, 262-264, 269, 286, 291, 309-312, 319, 328, 336, 429430, 436, 485, 520-521 Freud, Sigmund……………..5, 7, 8, 14-15, 114, 200, 257, 267, 271, 273-274, 282294, 512, 568 G Geoffroy-Menoux, Sophie ………….13, 23, 9, 146, 152, 153, 283, 312, 561, 575-576 Genette, Gérard…………………..60, 253, 310, 311, 313, 329-331, 334, 335, 343-344, 434, 480, 500-501, 563, 569 Gitans…………….110, 211, 333, 353, 462, 466, 475 gothique ………………..4-5, 16, 21-27, 29-32, 37-38, 41, 48, 50-51, 55, 58-60, 64, 6869, 80, 116-117, 119-121, 137-147, 150158, 161-170, 174-175, 179, 181, 184189, 191-195, 202, 205, 214, 219, 244, 249, 253, 255, 269, 292, 304, 307, 329, 345, 350, 360, 364, 429, 519, 520, 522, 555-558, 573 grimoire…….…………..57, 177, 232, 235, 243, 248, 289, 322, 353, 357, 365, 368, 372, 386, 391-392, 394-395, 465 H Hawthorne, Nathaniel ………………….... .... 64, 68, 76, 85-88, 93, 116, 192, 212, 518, 554, 567, 577 Hegel, Friedrich…..…..434, 479, 483-484, 498, 563 horreur . ……..……..…..6, 13-14, 16, 18, 30, 38-41, 46, 48-51, 53, 61, 63, 67, 78, 120, 137, 156, 158, 162-163, 165, 178-182, 193, 200, 210-211, 221, 226, 244, 261262, 277-278, 304, 347, 360, 368, 379, 390, 449, 460, 463, 478, 484, 487, 493, 499, 511-512, 514, 517, 524, 529, 553, 558, 568 horrible ……………..22, 25, 39, 40, 43, 48, 62, 82, 137-138, 159-160, 181, 249, 263 hypnose ..................................508-509, 562 hypnotique……………11, 62, 215, 295, 434, 443, 445, 472, 478, 494, 499, 500, 507, 508, 523, 524 I identité…………………10, 61, 83, 112, 114, 144, 187, 190, 210, 222, 226, 230-231, 248, 254-255, 258-259, 269, 272, 281286, 288, 316, 336, 346, 349, 353, 378, 405, 406, 416, 453, 459, 464, 467, 498 imagination……………..3, 17, 18, 21-22, 29, 30, 63, 70, 111, 122-123, 125-127, 131, 134, 136, 149, 157-158, 180-181, 184, 190, 212, 429, 453, 461, 463, 477, 492, 519 inceste …………….……22, 49, 76, 195, 204205, 236-237, 241, 250, 429, 520, 562, 569 incomplétude……………………...152, 327-328, 329, 341, 422, 431, 493, 521-522 inconscient………………5, 8, 20, 26, 62, 92, 98, 122, 153, 205, 209, 237, 272, 274275, 278, 289, 292, 294-295, 303, 358, 423 initiation ……………………13, 191, 268, 309, 341, 371, 378, 407-412, 414, 417-419, 422-424, 426, 428, 565 initiatique………………………20, 54, 61-62, 99, 153, 189, 250, 254, 268, 341, 407-408, 411, 414-418, 420, 422-426, 428, 431, 522 inversion……………………..115, 137, 365, 369 irrationnel………………....15, 23, 24, 58, 127, 144, 149, 157-158, 182, 253, 278, 281, 370, 389, 430, 524 Irving, Washington …………64, 68, 78, 85, 88-91, 97, 116, 518, 554-555, 561, 578 Iser, Wolfgang ....... 445, 451- 453, 456, 570 582 J Jakobson, Roman …..….…171, 500-503, 505-506, 563 jouissance…………………63, 101, 156, 236, 420, 431, 433, 454-455, 488, 511-514, 522, 524 Jouve, Vincent ........................ 434, 500, 563 K Kant, Immanuel ……………4, 434, 479, 481, 482, 488, 491-492, 495, 563 King, Stephen…………….…1, 3, 5- 6, 9-11, 1415, 21, 24, 26-27, 31-32, 34, 37-40, 42, 4554, 57, 59, 62, 64, 67-68, 84, 87, 95-96, 100-101, 107-108, 110, 116, 118, 121, 162163, 165, 167-168, 174-175, 177-181, 184, 186, 189, 191, 193, 196, 198, 201, 205-206, 208-210, 213, 222, 227, 232, 246, 249-250, 253-255, 257, 260-261, 269, 279, 281, 283, 290, 304, 314, 320, 323, 330-331, 335, 337, 339-340, 341, 345, 347-348, 354, 359, 361362, 366, 377, 379, 381-382, 390-391, 393, 395, 397, 415-417, 428-429, 432-433, 435, 439, 446-447, 451, 453, 455, 460-461, 463, 467, 468, 470-472, 476, 479, 485, 488, 490, 493-494, 497, 504-505, 507, 508, 515, 517, 523-525, 527, 554-557, 575-576 kitsch………………….…38, 118, 174, 185, 190, 192, 208, 220, 244, 262, 289, 306, 363364, 429 Kristeva, Julia ….……….6, 7, 9-11, 343, 478, 498-499, 511, 517, 570 L labyrinthe …………….19, 60, 135, 148, 150, 152, 157, 188-190, 193, 250, 515, 517, 520 Lacan, Jacques …………9, 253, 255-256, 259, 271-272, 274, 279, 567, 570, 572 langage ………………..10, 36-37, 40, 43-44, 56, 61, 172, 195, 252-253, 272, 274, 276, 310, 319-320, 323, 327-329, 336, 362, 364, 412, 436, 449-450, 454, 455, 489, 493, 502-503, 521 Lévy, Maurice ………….23-24, 27-28, 49, 68, 117, 119, 138, 141-144, 147, 150-152, 155, 162-164, 168, 188, 205, 559-560, 566, 575 Lewis, Matthew……………..……..23, 152, 154, 155, 161, 205, 555 Longin……………………………40-41, 490, 493, 571 Lovecraft, H. P…………………….29, 46, 48, 7879, 228, 555, 561 Lyotard, J. F…………...35-36, 69, 120, 173, 562 M macabre …………..3, 22, 31, 38, 49, 62, 70, 95, 124, 137, 138, 144, 159, 181, 205, 236, 242, 244, 256, 296, 303-304, 347348, 364, 431, 478, 486, 524, 530 magiciens ………...95, 99, 302, 317, 361, 369, 371, 377, 379, 399-400, 402-403, 420, 474, 508, 515, 524 malédiction…………..54-55, 81, 90, 97, 126, 133, 148-149, 176, 179, 182, 201, 208, 210-211, 223, 234, 243, 250, 267, 275276, 278, 288, 290-291, 296-297, 306, 309, 312, 316, 319, 333, 346, 360, 370, 379, 381-384, 394-395, 416-417, 437438, 460, 463, 466-467, 509-510 manipulation …………….13, 79, 97-98, 104, 236, 248, 301-302, 316-318, 364, 373, 377, 406, 418, 477, 521 manque………………………60, 63, 110, 125, 148, 173, 239, 273, 279, 310, 315-316, 329, 354-357, 391, 393, 394, 400, 430, 521 Mellier, Denis……………...178-179, 181, 468, 561, 576, 578 Menegaldo, Gilles .......................... 331, 576 mensonge .... ..36, 88, 96- 98, 100, 418, 477 métamorphose…………59, 91, 95, 100, 196, 202, 209-211, 255, 261, 265, 267, 269, 275, 510, 553 modernisme.............32, 34-35, 37, 170-171 moi…………….2, 7-10, 13, 19-20, 27, 48, 129-131, 134-135, 141, 153, 166, 226, 271-272, 274, 275, 277-278, 281, 286, 289, 291-292, 295, 302, 323, 341, 388, 396, 434, 482, 498, 508, 519, 531 monstre……………….12-13, 15, 39, 48-49, 60, 63, 85, 108, 146, 178, 189-190, 193, 198-199, 201, 206, 209, 211-212, 217, 224-225, 239, 269, 275, 283, 305, 309, 330, 349-350, 368, 396, 411, 415-416, 421, 425, 446, 466, 470, 495-497, 558 monstrueux……………….12-15, 47-48, 55, 82, 148, 161, 177-179, 190, 201-202, 207, 209, 211-212, 224, 228, 239-240, 583 242, 262, 305, 396, 401, 403, 415, 457, 478, 511, 523 monstruosité……………12-13, 27, 39, 48, 59, 178, 193, 196, 198, 203, 207-208, 210, 222-224, 239, 250, 258, 264, 310, 327, 396, 449, 520 moral………………….6-7, 12-13, 15, 25, 58, 87, 99, 102, 107, 130, 159, 229, 266, 367, 428, 464 mort…………………7, 10, 15, 17, 18, 20, 26, 28, 36, 38, 49-53, 56, 59, 60, 76, 84, 91, 97, 99, 107, 108, 113-114, 119, 121, 123-125, 128, 130, 132, 135, 149-150, 153-154, 159, 167, 176-177, 180-181, 184, 189-190, 197-198, 201-203, 207, 211,213-215, 221-223, 225-227, 230, 233-235, 238-239, 242-244, 246, 248, 250, 253-254, 257-258, 262-263, 265269, 273, 277-279, 281, 283, 289, 296298, 300-301, 303-310, 323, 332-336, 344-347, 353, 355, 357, 359, 364, 365, 375, 379, 385, 388, 390, 393, 395, 399400, 406, 409-412, 414, 416-419, 421422, 424-425, 429-430, 436-437, 442, 449, 453, 456-458, 463-465, 477, 483, 487, 495, 497, 499, 506, 508, 513, 519, 521, 543, 557, 568, 569, 570 mythe………..20, 48, 81-84, 91, 177, 189, 214, 216, 228, 231, 250, 338-341, 363, 365-366, 404, 407, 414, 422, 425-426, 507, 557, 565, 569 N narration………….105-106, 171, 310-314, 316-317, 320, 330-331, 335, 430, 435, 437-438, 443, 445, 452, 457, 496 Nash, Roderick. .................……….67, 85, 572 nécrophilie ............. 167, 235, 242, 454, 468 néo-gothique…………30-32, 162-170, 174, 194, 429, 519, 575 névrose .................................. 273, 274, 282 Nietzsche, Friedrich ................ 479, 484, 563 norme…………..9, 12, 13, 26, 84, 98, 101102, 112, 196-198, 201, 219, 223, 258, 281, 282, 293, 317, 319, 328, 337, 338, 518 O occulte ......... 5, 24, 206, 215, 345, 372, 463 P Palahniuk, Chuck………….1, 5-6, 9-11, 14-15, 21, 24, 26, 27, 31, 32, 34, 37-40, 42, 5253, 56-57, 59, 61, 64, 67-68, 84, 87, 95, 96, 100-101, 103-104, 106, 109-110, 11 2-118, 121, 162, 174-175, 177, 180, 183184, 193-194, 232, 235, 238-239, 244245, 248-250, 253-255, 262-263, 281, 283, 289, 304, 307, 309, 316, 320-322, 327-328, 332, 334, 337, 339-341, 345346, 348, 356-357, 359, 363-365, 383386, 388, 390, 395, 424, 428-429, 435, 442, 446-447, 451, 455, 465, 468, 473, 476, 479, 485, 488, 490, 493-494, 505, 508, 515, 517, 519, 521, 525, 547, 551, 554, 556 paradoxe…………..6, 43, 58, 119, 120, 186, 213, 245, 246, 254, 264, 321, 327, 329, 414, 437, 478, 491, 514, 517-518 parodie…………….35, 37, 163, 244, 342-345, 358, 360-363, 367-369, 382 péché…………….19, 25, 64, 73, 76-77, 81, 86-88, 92-96, 101-102, 115-116, 218, 228, 240, 417, 518 peur………….….7, 11, 14, 26-27, 32, 39, 63, 71, 78, 80-81, 83-85, 100, 115, 117, 144145, 156, 158, 160, 165, 187, 189, 193, 214, 246, 249, 275, 281, 289, 296, 300, 309, 347, 356, 363, 415, 446, 449, 458, 460, 462-465, 468, 497, 499, 510, 514, 518, 523, 524, 562 plaisir………….5, 26, 27, 37, 39, 41-43, 48, 63, 86, 125, 133, 137, 156, 195, 200, 218, 227, 235, 243, 247, 278, 284, 295, 297, 305-306, 347, 353, 356, 374, 401, 420, 434, 445, 452, 454, 455, 491, 494495, 499, 503, 510-514, 522, 524, 562 Platon…….….63, 70, 131, 231, 434, 479, 481, 512, 563 Poe, E. A……..38, 226, 303, 344-345, 347348, 350, 457, 555 poétique………4-6, 13, 17, 22, 31, 39-40, 42-45, 57, 62, 119, 127, 132, 153, 169, 178, 328, 343, 431, 433-434, 449-450, 468-469, 480, 496, 499-503, 505-509, 512, 514, 517-518, 522-524, 556-557, 560-561, 566, 567, 570, 575-576 Ponnau, Gwenhaël......................... 270, 561 possession……….56, 99, 103, 184, 200, 221, 226, 232, 240, 242, 243, 245, 271, 273, 288-291, 380-382, 385, 393, 425 584 postmoderne………..4, 30, 32, 35, 37, 59, 64, 69, 111, 120, 162, 169-171, 174-175, 179, 181, 183, 185-186, 190-191, 193194, 208, 249, 291, 305, 311, 329, 341342, 364, 368, 426, 429-430, 485, 487488, 492-493, 519, 522, 524, 560 Praz, Mario…………………….17-18, 21-22, 60, 119, 137, 559 Propp, Vladimir ...............391-393, 399, 572 psychose ......................... 271-279, 281-282 pulsions………..7-8, 27, 148, 155, 236, 242, 274, 276, 346, 484, 495-497, 511, 514, 519, 523 Puritains………..72-75, 77-80, 82-83, 85, 8993, 96, 98, 100, 107, 115-116, 354, 518 Puritanisme ..... 63, 68, 72-73, 116, 223, 249 R Radcliffe, Ann………….23, 26-27, 29-30, 3839, 149-150, 163, 560, 579 réécriture…………34, 118, 162, 164, 169, 174, 193, 216, 253, 288, 310, 340-341, 345 refoulé ......... 8, 58, 113, 146, 237, 437, 517 refoulement……..8, 15, 26, 205, 272, 274, 277, 278 regard………7, 12, 124, 196, 201, 220, 229, 237, 256, 284, 287, 295, 380, 415, 439, 441, 478, 510-512, 571 religion………..71-73, 78, 91, 103, 206, 241, 339, 351, 358-359, 369, 371 répétition……..15, 34, 104, 275, 277, 321322, 341, 409, 411, 433, 436-445, 478, 503, 522, 565 répulsion………11, 14, 27, 39, 47, 56, 95-96, 155, 182, 186, 196, 199, 202, 204, 206, 210, 213, 215, 217-218, 226, 230, 235, 276, 280, 327, 355, 363, 368, 372, 377, 446, 449, 458, 463, 488, 511 rêves…………..29, 62, 70, 81, 132, 134, 179, 204, 208, 219, 222, 292-301, 303, 323, 334, 338-339, 373, 412, 437, 441, 478, 509, 565, 566, 574 Romantisme………..16, 18-22, 27-28, 30, 58, 64, 117-119, 121-125, 127, 132, 135136, 138, 146, 148-149, 155-161, 167, 177, 179, 181-182, 194-195, 235, 242, 249, 292, 307, 429, 431, 519 Ruskin, John ............120, 141-142, 158, 560 S sexualité………..….8, 21, 48, 86, 100, 167, 200, 205, 213-214, 289, 363, 566 Shelley, Percy Bysshe………..19, 27, 125, 130-131, 349-350, 556 sorcellerie………..56, 89, 247, 369, 372, 374, 386, 402 Stevenson, R. L ....................... 142, 159, 556 Straub, Peter …..…..1, 5-6, 9-11, 14-15, 21, 24, 26-27, 31-32, 34, 37-40, 42, 49-53, 55, 57, 59, 64, 67-68, 84, 87, 95-96, 116, 118, 121, 162, 174-175, 177, 184-187, 190-192, 216-217, 220-222, 228, 230, 232, 246, 249250, 253-255, 261, 265, 268, 279-281, 283, 286, 288, 290, 299, 301, 303-305, 307, 314, 332, 337, 339-341, 345, 348-350, 362, 367, 372-375, 398, 400-407, 418, 423, 428-429, 435, 446-447, 451, 455, 458, 464, 467, 472, 476-477, 479, 485, 488, 490, 493-494, 504505, 508, 515, 517, 524, 543, 550, 554, 556 sublime…………21, 35, 39- 42, 62, 136, 155157, 307, 374, 434, 478-479, 488-495, 523, 569, 571 subversion………..60-62, 75, 101, 108, 116, 118, 146, 173, 250, 253, 304, 308, 319, 329-330, 337, 342, 345, 352, 357, 361, 369, 370, 378, 389, 391, 398-399, 407, 414, 417, 422, 424-425, 428, 430, 485, 514, 518, 522, 557, 563, 572, 576 surmoi .................................. 8, 15, 271, 314 surnaturel………….28-30, 123, 131, 133, 146-147, 152, 158, 244, 270, 305, 382, 433, 460, 462-463, 466, 519, 554, 559, 564 surréalisme .................................... 323, 565 symbole………….54, 62, 85, 89, 93, 101, 135, 145, 186, 216, 231, 238, 242, 257, 265-269, 309, 366-367, 409, 423, 436 T tabou…..38, 167, 183, 257, 304, 465, 512, 566 Terramorsi, Bernard…………68, 82, 87, 90, 180, 559, 574 terreur………..23, 27, 36, 38-39, 41-42, 45, 68, 80, 87, 145, 155-156, 179, 183, 244, 365, 374, 377, 382, 462, 491, 494-495, 542, 555-556, 575 Todorov, Tzvetan………….29, 44, 209, 313, 463, 500, 561, 563 Tournier, Michel............. 200, 396, 401, 556 585 transcendance…………….32, 38, 41, 128, 132, 134-135, 174, 359, 488-489, 492 transgression……………..11, 20, 26, 28-29, 48, 60-61, 64, 68, 76, 78, 100-101, 117, 136, 142, 148, 155, 158, 161, 167, 173, 196, 197, 237, 250, 308, 331, 337, 358, 514 U unheimlich................................................ 14 V vampire………………32, 59, 111, 165, 187, 208, 213-215, 226, 230, 243, 305, 309, 513 vampirique…………127, 167, 179, 207, 213215, 222, 230, 290, 300, 305, 513 Vax, Louis…………….434, 510, 513, 524, 562 villain………………….24-25, 28, 55, 82, 147, 150-151, 176-177, 184, 187, 206, 238, 244, 305, 494 W wilderness ........79-83, 85-86, 107, 115, 518 586 TABLE DES MATIERES INTRODUCTION GENERALE _____________________________________ 3 CHAPITRE 1. LES FIGURES DE L’ABJECTION : UNE REFLEXION SUR LA SOCIETE AMERICAINE ________________________________________66 PARTIE 1. L’AMBIGUITE DE LA SOCIETE ETASUNIENNE ______________________ 70 A] Une société ancrée dans le puritanisme __________________________________ 71 a. Un angle historique : le puritanisme et ses préceptes _________________ 71 b. Un angle symbolique : le puritanisme et la peur___________________________ 78 B] Une société américaine passée au crible __________________________________ 84 a. Une vision négative du puritanisme ____________________________________ 85 b. Puritanisme et abjection _____________________________________________ 93 C] La société contemporaine ou une société de l’abject ________________________ 96 a. Une société caractérisée par la facticité des rapports humains _______________ 96 b. La société consumériste comme source de déviance ______________________ 100 PARTIE 2. DU GOTHIQUE ANGLAIS AU GOTHIQUE POSTMODERNE___________ 119 A] Un retour aux origines _______________________________________________ 121 a. Romantisme et Romantisme noir _____________________________________ 121 b. Du gothique architectural au gothique littéraire _________________________ 138 B] Le roman gothique anglais : une équation de la démesure __________________ 150 a. Le gothique ou des personnages et des lieux typiques _____________________ 150 b. Le gothique : une machine aux rouages complexes _______________________ 157 C] Les volutes évolutives du gothique _____________________________________ 162 a. Du gothique au néo-gothique ________________________________________ 163 b. Postmodernisme et Gothique ________________________________________ 169 587 c. King, Straub et Palahniuk : des écrivains gothiques postmodernes ___________ 175 c1. Des personnages postmodernes ______________________________ 175 c2. Un locus postmoderne______________________________________ 184 PARTIE 3. LES FIGURES DE L’ABJECTION ________________________________ 195 A] Les figures de l’abjection dans Thinner __________________________________ 195 a. L’abjection au masculin _____________________________________________ 196 a1. La monstruosité protéiforme de Billy __________________________ 198 a2. Le charismatique Taduz Lemke _______________________________ 206 a3. Rossington et Hopley sous le joug de la malédiction gitane _________ 208 b. L’abjection au féminin : l’ensorcelante Gina _____________________________ 212 B] Les figures de l’abjection dans Shadowland ______________________________ 216 a. L’abjection au masculin _____________________________________________ 217 a1. Laker Broome et Coleman Collins : une dualité masquant une unité__ 217 a2. Steve Ridpath : le squelette vivant ____________________________ 222 a3. L’émergence inattendue de l’abjection : les Baladins et Tom _______ 227 b. L’abjection au féminin : l’enivrante Rose _______________________________ 229 C] Les figures de l’abjection dans Lullaby ___________________________________ 232 a. L’abjection au masculin _____________________________________________ 232 a1. Carl Streator : un narrateur tueur _____________________________ 233 a2 Oyster : un environnementaliste destructeur ____________________ 238 a3. John Nash : un auxiliaire médical nécrophile ____________________ 242 b. L’abjection au féminin ______________________________________________ 243 b1. L’énigmatique Helen _______________________________________ 244 b2. Mona Sabbat : une innocence trompeuse ______________________ 246 588 CHAPITRE 2. UNE RHETORIQUE DE LA DECONSTRUCTION __________251 PARTIE 1. UNE THEMATIQUE DE L’ENTRE-DEUX _________________________ 254 A] Le motif du corps ___________________________________________________ 255 a. Le corps fragmenté ________________________________________________ 255 a1. Le démembrement comme leitmotiv __________________________ 256 a2. Animalisation et perte identitaire : une abjection corporelle et psychologique _______________________________________________ 264 a3. L’image obsédante du double ________________________________ 282 b. Le phénomène de possession ________________________________________ 288 B] Entre rêve et réalité _________________________________________________ 292 a. L’omniprésence des rêves dans Thinner ________________________________ 292 b. Shadowland : le topos du rêve _______________________________________ 299 C] Le nouveau masque de la mort ________________________________________ 303 a. La mort comme le début d’une nouvelle vie _____________________________ 304 b. Une vision subversive de la mort _____________________________________ 308 PARTIE 2. UNE DECONSTRUCTION DE L’ORDRE NARRATIF _________________ 310 A] Une dislocation de la voix narrative ____________________________________ 311 a. L’enchevêtrement des focalisations ___________________________________ 311 b. Narration et manipulation ___________________________________________ 317 B] Une déconstruction langagière ________________________________________ 319 a. Le jeu sur le langage________________________________________________ 320 b. L’incomplétude du langage __________________________________________ 327 C] Sur le rythme effréné de la dislocation temporelle _________________________ 330 a. Des récits analeptiques _____________________________________________ 331 b. Des récits proleptiques _____________________________________________ 333 589 PARTIE 3. UNE SUBVERSION DES VALEURS ET DES MYTHES TRADITIONNELS ___ 337 A] Le tourbillon déconstructif des valeurs américaines________________________ 342 a. Les œuvres passées revisitées ________________________________________ 342 b. Le paradis perdu de la justice et de l’Eden familial ________________________ 351 c. Une parodie grotesque de la Bible_____________________________________ 358 B] Une représentation détournée de la magie et des contes de fées _____________ 369 a. La magie revisitée _________________________________________________ 370 a1. Shadowland : l’antre de la magie _____________________________ 372 a2. Thinner : la problématique gitane _____________________________ 379 a3. Lullaby : une convergence de rites ____________________________ 383 b. Un conte de fées cauchemardesque ___________________________________ 389 b1. Actions et personnages _____________________________________ 391 b2. Shadowland : l’entrelacement des contes de fées ________________ 398 C] Une remise en question du processus initiatique __________________________ 408 a. Une explicitation du processus initiatique ______________________________ 408 a1. Epreuves et signification ____________________________________ 409 a2. Autres perceptions sur les rites initiatiques _____________________ 412 b. Une subversion du rite initiatique _____________________________________ 414 b1. Une initiation remise en question dans Thinner __________________ 414 b2. Shadowland : une initiation au mal ____________________________ 418 b3. Lullaby : une initiation factice ________________________________ 424 c. Eliade au cœur de la critique _________________________________________ 426 CHAPITRE 3. QUAND L’ABJECTION DEVIENT POETIQUE ____________432 PARTIE 1. UNE CONSTRUCTION DISTINCTIVE ____________________________ 435 590 A] Une réception particulière ____________________________________________ 435 a. Une unité narratologique ___________________________________________ 436 b. Le processus de réception et d’identification du lecteur ___________________ 445 B] Une construction en palier ____________________________________________ 459 a. L’ascension de l’escalier_____________________________________________ 460 b. L’ouverture de la porte _____________________________________________ 466 C] Une construction cinématographique ___________________________________ 469 a. Des œuvres visuelles _______________________________________________ 469 b. Le jeu de la grande illusion __________________________________________ 474 PARTIE 2. UNE NOUVELLE ESTHETIQUE ________________________________ 479 A] Un retour diachronique sur la notion d’esthétique ________________________ 480 a. Une approche historique ____________________________________________ 480 b. Une esthétique postmoderne ________________________________________ 485 B] Thinner, Shadowland, Lullaby ou le sublime revisité _______________________ 489 a. Un éclairage historique sur le sublime _________________________________ 489 b. Un patchwork sublime______________________________________________ 493 C] Une œuvre cathartique_______________________________________________ 495 a. Le pouvoir du monstre______________________________________________ 496 b. La nécessité de l’abjection ___________________________________________ 498 PARTIE 3. UNE NOUVELLE POETIQUE HYPNOTIQUE ______________________ 500 A] Diverses approches de la poétique _____________________________________ 500 a. Une vue d’ensemble sur la poétique ___________________________________ 501 b Des oeuvres poétiques ______________________________________________ 503 B] L’emprise jouissive de l’abjection ______________________________________ 508 CONCLUSION ______________________________________________516 591 ANNEXES _________________________________________________526 ANNEXE I _________________________________________________527 ANNEXE II _________________________________________________543 ANNEXE III ________________________________________________547 ANNEXE IV ________________________________________________548 PREMIERES DE COUVERTURE _________________________________552 BIBLIOGRAPHIE ____________________________________________554 INDEX ____________________________________________________580 TABLE DES MATIERES _______________________________________587 592 RESUME La littérature est une source d’où jaillissent les flots intarissables du paradoxe ; c’est dans cet entrelacement de dichotomies que nous nous sommes immergées pour percevoir l’unité sousjacente derrière l’oxymore que constitue le titre de notre thèse : « une poétique de l’abjection dans la littérature gothique américaine postmoderne. » Si nous nous sommes tournées vers Stephen King, Peter Straub et Chuck Palahniuk et avons mis l’accent sur trois de leurs œuvres précises, notre démonstration se veut être transposable à l’ensemble de leurs écrits. Nous nous sommes interrogées sur la nature de l’abjection et sur sa prééminence dans une société américaine portant le sceau du puritanisme. Marqués par le Romantisme et le Gothique anglais, nos auteurs ont su donner aux thématiques caractérisant ces mouvements une voie nouvelle. Situer nos œuvres dans la lignée du gothique postmoderne nous permet d’osciller sur le paradigme de l’excès et de l’incomplétude, de la déconstruction et de l’unité. Le thème de la fragmentation apparaît comme l’un des fils d’Ariane permettant aux auteurs de tisser autour des lecteurs leur toile arachnéenne. Ce démantèlement qui affecte à la fois la dimension narrative et thématique des récits contribue à leur effet patchwork et subversif, nous liant à notre problématique postmoderne. Les paradoxes engendrés par nos récits leur donnent leur force et expliquent leur fascination sur le public. Nos pérégrinations menant à l’ouverture des différentes portes de l’interprétation révèlent que l’abjection devient source d’une nouvelle esthétique. Le laid peut véhiculer de la beauté et du sublime. L’harmonie qui existe dans le monde de la déchéance qui nous est dépeint explique l’emprise hypnotique de la littérature de l’abjection sur le lecteur. Source de poétique, celle-ci procure un plaisir de la lecture quasi jouissif pour ceux qui se laissent transporter par la magie créatrice de nos auteurs. MOTS CLES : abjection/ puritanisme/ romantisme/ gothique/ postmodernisme/ déconstruction/ subversion/ Bible/ magie/ contes de fées/ initiation/ sublime/ esthétique/ poétique/ catharsis/ jouissance 593 ABSTRACT Literature is a stream from which gush forth the inexhausting flows of paradoxes; we have immersed ourselves in this entertwining of dichotomies to perceive the underlying unity behind the oxymoron constituting the title of our thesis: “a poetics of the abjection in American postmodern gothic literature.” If we have chosen Stephen King, Peter Straub and Chuck Palahniuk and have focused on three specific novels, our demonstration intends to be transposed to the whole range of their works. We wondered about the nature of abjection and its pre-eminence in an American society bearing the seal of Puritanism. Marked by Romanticism and the English gothic, our authors have been able to convey to the themes characterizing those movements a new direction. Setting our novels in the wake of postmodern gothic is a way for us to oscillate on the paradigm of excess and incompleteness, deconstruction and unity. The theme of fragmentation appears as one of Ariadne’s clues allowing the authors to weave their gossamery web around the readers. This dismantling which both affects the narrative and thematic dimension of the novels contributes to the patchwork and subversive effect engendered, linking us to our postmodern problematic. The paradoxes engendered by our novels give them their strength and account for their fascination on the audience. Our peregrinations leading to the opening of the various interpretative doors reveal that abjection becomes the source of a new aesthetics. Ugliness can convey beauty and sublime. The harmony which exists in the world of discrepancy depicted to us explains the hypnotic ascendancy of the literature of abjection on the reader. Source of poetry, it brings about a pleasure of reading verging on climax for those who let themselves be carried away by the creative magic of our authors. KEY WORDS: abjection/ Puritanism/ romanticism/ gothic/ postmodernism/ deconstruction/ subversion/ Bible/ magic/ fairy tales/ initiation/ sublime/ aesthetics/ poetry/ catharsis/ climax Live at the National Book Awards, 594