UNIVERSITE DE LA REUNION
FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES
Thèse préparée sous la direction de Mme le Professeur
Sophie GEOFFROY
en vue de l’obtention du Doctorat Nouveau Régime en
Littérature américaine
FOLIO JESSICA
LA POETIQUE DE L’ABJECTION
DANS LA LITTERATURE
GOTHIQUE AMERICAINE
POSTMODERNE :
Les cas de Stephen King (1947- ),
Peter Straub (1943- ) et
Chuck Palahniuk (1962- )
présentée en décembre 2011
devant un jury composé de Messieurs les Professeurs:
Denis MELLIER
Gilles MENEGALDO
Alain GEOFFROY
TOME 1
REMERCIEMENTS
Je tiens à exprimer, en premier lieu, mes remerciements aux membres du jury qui ont
pris le temps d’évaluer mon travail de thèse. Merci pour leur patience et leur avis
critique avisé.
Mes remerciements vont également au professeur Sophie Geoffroy-Menoux dont les
remarques pertinentes ont jalonné mes trois années de thèse et ont su m’aiguiller à
travers les sinuosités de mes recherches. Merci pour la confiance et la sympathie
qu’elle m’a témoignées pendant ces précieuses années de collaboration et pour ses
critiques judicieuses qui ont guidé mes pas dans les moments les plus obscurs de la
phase d’écriture de cette thèse.
Une pensée toute particulière à ma famille et à son support indéfectible depuis toujours.
Merci de croire en moi.
2
INTRODUCTION GENERALE
« Grab onto my arm now. Hold tight. We are going into a number
of dark places, but I think I know the way. Just don’t let go of my
arm. And if I should kiss you in the dark, it’s no big deal; it’s only
because you are my love. Now listen » (Stephen King, Skeleton
Crew 7)
« I believe it’s this feeling of reintegration, arising from a field
specializing in death, fear, and monstrosity, that makes the
danse macabre so rewarding and magical… that, and the
boundless ability of the human imagination to create endless
dreamworlds and then put them to work. » (Stephen King, Danse
Macabre 28)
3
Le titre choisi pour cette thèse « la poétique de l’abjection dans la littérature
gothique américaine postmoderne » se veut être volontairement vecteur de paradoxes à
travers son association inattendue de termes au premier abord antinomiques que sont
« poétique » et « abjection » ou « gothique, » « américain » et « postmoderne. » Une
problématique se pose déjà à nous quant à la catégorie précise dans laquelle insérer
l’abjection. Est-ce une notion, un concept, une sensation ? Le terme de « notion » peut
être défini comme « la connaissance élémentaire de quelque chose » 1 et peut par
exemple être appliqué aux termes de vérité, de bien ou de mal. Le terme « abjection »
semble élémentaire pour les individus mais ces derniers sont loin d’en percevoir toutes
les problématiques. La distinction qu’établit Kant dans La critique de la raison
pure entre le terme « notion » et « concept » élargit notre champ de vision : « le concept
est ou empirique ou pur, et le concept pur, en tant qu’il a uniquement son origine dans
l’entendement, et non dans une image pure de la sensibilité, s’appelle notion. »2 Le
terme notion rationalise des éléments qui revêtent habituellement pour le grand public
un caractère abstrait ou restent communément au niveau émotionnel. Néanmoins notre
intérêt pour l’abjection concerne justement cette dimension affective.
Nos pas de critique nous mènent plus sur la voie de l’empirisme 3 ; l’expérience
sensible est mise en exergue, l’abjection étant avant tout un affect 4 qui entre dans le
1
Larousse, Dictionnaire encyclopédique : Noms communs, locutions latines, grecques et étrangères, vol.
2 (Paris: Larousse, 1994) 703.
2
Immanuel Kant, Critique de la raison pure (Paris: Presses Universitaires de France, 1965) 423.
3
Les philosophes tels que Francis Bacon, John Locke ou David Hume ont défendu l’empirisme ; ils
considéraient que la connaissance était basée sur des observations et des faits dont on pouvait extraire des
lois de manière inductive. Notre démarche tout au long de cette thèse est bien d’émettre un certain
nombre de faits récurrents dans nos trois récits, ce qui nous permettra d’établir une règle transférable à
l’ensemble des œuvres des auteurs.
4
L’affect nous lie à la sphère des sentiments, des émotions, à « la possibilité d’établir un lien, non
seulement entre le sujet et l’environnement, mais aussi entre sujets sensibles et production simultanée
d’une intériorité, inhérente à toute entité sensible, située dans le corps. » Françoise Héritier, et Margarita
4
cadre de ce que Stephen King appelle « émotions barbares » dans sa citation inscrite en
page 2. Les affects peuvent être liés aux états de douleur comme aux états de plaisir.
« A la catégorie de l’affect s’oppose celle de la représentation, comme la sensibilité
s’oppose à l’intellect. » 5 On se doit de distinguer des émotions immédiates, primaires à
des opérations réfléchies, intellectualisées. La pluralité interprétative de l’abjection est
déjà perçue : l’abjection est un thème puisqu’il est le sujet récurrent abordé dans les
récits choisis ; il nous lie à une expérience, à des actions et à des réactions qui nous
permettent d’y percevoir un schéma persistant ; il est un affect et fait appel à chacun de
nos sens.
Notre volonté de nous concentrer sur trois récits en particulier −Thinner 6,
Shadowland 7 et Lullaby 8− n’occulte en rien dans notre esprit les autres œuvres de leurs
auteurs respectifs et nous expliciterons plus loin les raisons de ce choix précis, raisons
qui sont, elles, loin d’être simplement portées par l’affectif. Le cartésianisme qui soustend notre démarche doit s’appliquer à chaque étape de celle-ci. Le titre que nous avons
choisi indique que nous allons arpenter la voie sinueuse d’éléments en apparence
dichotomique -la poétique, l’abjection, le gothique, le postmodernisme- mais qui
Xanthakou, Corps et affects (2004: 62). L’affect nous lie ainsi aux perceptions ressenties par le corps
exprimées par des états, au retentissement émotionnel.
5
André Green, Le discours vivant : La conception psychanalytique de l’affect, (Paris: Presses
Universitaires de France, 1973) 15. Dans Etudes sur l’hystérie (1893-1895), Sigmund Freud établissait
déjà sa conception de l’affect, plus précisément dans un article sur « quelques considérations pour une
étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques. » « Chaque évènement, chaque
impression psychique est pourvu d’un certain quota d’affect (Affektbetrag) dont le Moi se débarrasse ou
par le moyen d’une réaction motrice ou par une activité psychique associative. » L’affect, avec le
représentant-représentation, est l’une des composantes de la pulsion. Il représente « l’expression
qualitative de la quantité d’énergie pulsionnelle et de ses variations. » Jean Laplanche et J-B Pontalis,
Vocabulaire de la psychanalyse (2007: 12). Le représentant-représentation est, lui, la représentation à
laquelle la pulsion se fixe dans l’inconscient. L’abjection est bien liée à l’affect, car, comme nous le
verrons, véhicule d’une réaction physique et mentale, non acceptée par le Moi.
6
Stephen King, Thinner (USA: Signet, 1985).
7
Peter Straub, Shadowland (London: Harper Collins, 1994).
8
Chuck Palahniuk, Lullaby (London: Vintage, 2003).
5
constituent bien un tout efficace pouvant expliquer en partie le succès immuable de ces
auteurs.
Stephen King, Peter Straub et Chuck Palahniuk jouent avec brio dans leurs œuvres
les notes du paradoxe. L’association des deux termes antithétiques « poétique » et
« abjection » dans notre titre fait écho à l’ouvrage critique de Julia Kristeva, Pouvoirs
de l’horreur : essai sur l’abjection 9 qui nous donne un angle d’approche
complémentaire. Il est important de préciser que Kristeva fait ici usage du terme
« abjection » et non « abject ; » si ces termes sont interchangeables dans l’esprit
collectif, ils doivent être ici distingués. Le Grand Larousse Universel donne
pour « abject » la définition suivante : « se dit de quelqu’un, de son attitude, qui inspire
le dégoût, le mépris par sa bassesse, sa dégradation morale. » L’abjection désigne « le
dernier degré de l’abaissement, de la dégradation morale. » 10 Les deux définitions
mettent en avant le pan moral ainsi que les sentiments de dégoût et de rejet engendrés
par l’individu abject. Ce rejet créé vient de l’origine latine du terme « abject » :
abjectus. La préposition -ab désigne l’idée d’abaissement et jacere signifie jeter.
Abjectus signifiait ainsi d’abord « re-jeté » avant de prendre le sens de « rejeté
moralement » puis « complètement méprisable. » 11
L’usage du terme « abjection » par Kristeva comme élément moteur du titre de son
ouvrage indique bien le caractère globalisant de cette notion qui se décline à travers
différents éléments engendrant eux-mêmes diverses réactions. L’abjection met en
lumière de nombreux phénomènes caractéristiques –des éléments abjects– qui sont des
véhicules d’émotions particulières. Le terme « abject » correspondrait à l’objet de
9
Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur : Essai sur l’abjection (Paris: Editions du Seuil, 1980).
10
Larousse, Grand Larousse Universel, vol. 1 (Paris: Larousse, 1994) 20.
11
Alain Rey, et al, Dictionnaire historique de la langue française, vol. 1 (Paris: Dictionnaires Le Robert,
1992) 3.
6
l’abjection qui, elle, prend une dimension plus généralisante. La première définition de
l’abjection la place dans le domaine moral et correspond justement à ce qui est amoral,
à une perte des valeurs qui fait que la société bien pensante considère l’être abject
comme un individu vil, haïssable et en fait par conséquent un exclu.
L’abjection est toutefois loin de s’appliquer uniquement à la dimension morale dans
les œuvres étudiées. Les auteurs l’associent également au domaine physique et
l’apposent, tel un sceau indélébile, aux corps animés comme inanimés. Si son champ
d’application est vaste, la réaction engendrée est, de façon univoque, le refus viscéral
de l’objet ; la morale nous somme de détourner le regard de cet objet qui est une
menace contre laquelle il faut se protéger. Kristeva donne comme exemple d’élément
abject le cadavre, qui rompt lui-même la distinction entre l’humain et le non-humain,
une entité que l’on reconnaît mais qui est simultanément autre, différent de soi. Le
cadavre engendre le malaise et la peur car il nous rappelle que la mort guette, tapie tel
un fauve, prête à bondir à tout moment. Le rejet éprouvé est à la fois moral et physique
puisque chaque partie de notre corps se révulse à la vue d’un cadavre.
L’objet abject peut être à la fois externe et interne à l’individu. Il est à mettre en
relation avec le moi de toute personne et souligne l’ambivalence de la nature humaine.
L’individu est confronté à des pulsions, des éléments qui ne sont pas acceptables
physiquement ou moralement par la société et qui sont alors perçus comme abjects.
Les termes de « pulsion » et de « moi » teintent notre approche d’une dimension
psychanalytique. 12 L’expression « pulsions du moi » était assimilée dans la première
théorie freudienne des pulsions aux pulsions d’auto-conservation, en opposition aux
pulsions sexuelles. En 1910, Freud regroupa les « grands besoins » non sexuels sous le
12
Nos références psychanalytiques se baseront tout au long de cette thèse prioritairement sur les théories
freudiennes.
7
nom de « pulsions d’auto-conservation » avant de les désigner comme « pulsions du
moi. »13 Les pulsions du moi ne désignaient donc originairement que les pulsions
d’auto-conservation puis vinrent à inclure les besoins non sexuels : « ainsi pouvait-on
s’y retrouver en opposant aux pulsions sexuelles des pulsions du moi (pulsions d’autoconservation.) » 14 L’objet abject n’appartiendrait pas aux pulsions d’auto-conservation
mais bien aux forces qui menacent la stabilité du moi. Les pulsions sexuelles amorales
qui apparaissent en filigrane dans les trois récits choisis nous permettent notamment de
placer notre analyse dans la lignée freudienne et d’associer déjà l’abjection aux
pulsions sexuelles. L’objet de l’abjection est un élément qui ne peut être accepté par le
moi 15 et par la société et doit être refoulé 16 dans l’inconscient individuel et collectif. On
comprend bien le lien entre l’abjection et la théorie freudienne puisque l’objet abject est
rejeté étant une menace pour le moi de l’individu et un danger pour l’équilibre mental
de ce dernier.
L’élément abject est considéré comme amoral car il est associé à une perte des
valeurs par la société. L’objet de l’abjection fait vaciller tous nos repères : « l’abject,
13
Cette évolution est décrite par Laplanche et Pontalis. La première théorie des pulsions apparaît dans les
Trois essais sur la théorie de la sexualité en 1905 et la seconde en 1910 dans Le trouble psychogénèse de
la vision dans la conception psychanalytique.
14
Sigmund Freud, Oeuvres complètes : Psychanalyse, vol. 16 (Paris: Presses Universitaires de France,
2003) 204-205.
15
Freud définit trois instances dans sa théorie de l’appareil psychique comme le résument Laplanche et
Pontalis. Les références suivantes proviennent de Jean Laplanche, et J-B Pontalis. «Le moi représente
éminemment dans le conflit névrotique le pôle défensif de la personnalité. » (241) « Le ça constitue le
pôle pulsionnel de la personnalité ; ses contenus, expression psychique des pulsions, sont inconscients,
pour une part héréditaires et innés, pour l’autre refoulés et acquis. » (56) Le surmoi est l’instance
refoulante : « son rôle est assimilable à celui d’un juge ou d’un censeur à l’égard du moi. » (471) Le moi
ne peut accepter l’objet abject car cela remet en cause la stabilité de ses repères.
16
Le refoulement est l’opération « par laquelle le sujet cherche à repousser ou à maintenir dans
l’inconscient des représentations (pensées, images, souvenirs) liées à une pulsion. » Jean Laplanche, et JB Pontalis (2007: 392). Freud différencie les termes de « refoulement » et de « défense. » Le terme de
« défense » désigne l’ensemble des techniques utilisées par le moi dans les conflits comme le
déplacement, la transposition ou le rejet alors que le refoulement est une méthode de défense particulière.
Si l’on considère déjà que l’objet abject est lié à des pulsions sexuelles amorales, il doit être stoppé par le
surmoi pour assurer l’équilibre psychique de l’individu.
8
objet 17 chu, est radicalement un exclu et me tire vers là où le sens s’effondre. »
(Kristeva 9). L’objet abject est lié à l’absence de sens, à l’inconnu ; il est autre,
innommable et met en danger notre être qui ne peut accepter cette altérité. Le terme
altérité est lié dans le discours commun à « une personne identifiée comme
‘différente.’ » 18 La figure de l’Autre 19 vue dans le sens d’un individu déviant de la
norme morale et physique est un choc, un obstacle qui renvoie également l’être humain
à lui-même et nous mène ainsi de manière inhérente au thème identitaire.
Dans l’instant où [l’être humain] se trouve de la sorte averti de ses limites, il
est aussi invité à les transgresser. Non pas à les abolir mais bien à les
transgresser. Car le choc de la différence ne peut me renvoyer à moi-même
que si je trouve en elle … mon origine négative. 20
La figure de l’Autre mettrait alors en lumière le pan obscur de tout être, pan
continuellement exploré par King, Straub et Palahniuk. C’est en ce sens qu’on la lie à
l’objet abject et qu’elle peut être considérée comme l’un des véhicules de l’abjection.
Pourtant la rencontre avec l’Autre est également désirée et est nécessaire pour la
construction de l’individu : « rencontrer la différence, ce n’est pas rencontrer la
rupture : ni avec moi, ni avec ce qui me renvoie à moi. C’est m’aviser de ce que je ne
suis moi que dans la rencontre de l’autre que moi. » (Labarrière 117). La confrontation
à l’altérité nous apporte une meilleure connaissance de soi. « [Le sujet] n’est lui-même
qu’en étant autre que ce qu’il est. » (Labarriere 336). L’expérience de l’altérité en tant
que véhicule d’abjection serait ainsi vitale pour chaque individu.
17
L’association d’abject et objet correspond bien à notre vision du terme abject comme l’objet de
l’abjection.
18
Claire Cossée, Faire figure d’étranger : Regards croisés sur la production de l'altérité (Paris: A. Colin,
2004) 20.
19
Nous utilisons ce terme ici avec une lettre majuscule en référence à Jacques Lacan qui voit l’Autre
comme l’ensemble de ce qui est extérieur à soi.
20
Pierre-Jean Labarrière, Le discours de l’altérité : Une logique de l’expérience (Paris: Presses
Universitaires de France, 1983) 117.
9
Autrui … c’est d’abord un ‘Toi’ qui se présente comme un ‘je’ : l’individu
adverse qui se prononce en qualité de conscience -de sujet- et qui, par le
langage, par l’œuvre se présente dans le monde comme origine et puissance de
novation. »21
Le « je » est un instrument de jeu pour nos auteurs qui remettent en cause la stabilité
identitaire de leurs personnages. King, Straub et Palahniuk mettent en exergue le conflit
incessant entre la figure de l’Autre et le « je » des personnages. La thématique de la
duplicité prégnante dans nos récits apparaît déjà ; l’ambivalence prédomine car l’Autre
est à la fois destructeur et créateur.
Si l’élément abject a un caractère menaçant et annihile notre système de valeurs, cela
nous pousse à remettre en cause ce que l’on croyait acquis. La fracture qui en résulte est
à la fois interne et externe au sujet. L’abjection mène à la perte de sens et nous entraîne
vers un non-être, un non-lieu. L’objet abject est une menace pour l’identité de
l’individu car il remet en cause les règles morales établies et le sens donné au monde
qui l’entoure. Cette absence de sens crée l’effroi de par la déviance des règles morales
établies. L’objet abject est ce que je ne suis pas physiquement ou moralement ; il est
immoral. On comprend alors le lien établi par Kristeva entre l’abjection et la souillure,
les excréments:
L’excrément et ses équivalents (pourriture, infection, maladie, cadavre, etc.)
représentent le danger venu de l’extérieur de l’identité : le moi menacé par
du non-moi, la société menacée par du non-moi, la société menacée par son
dehors, la vie par la mort. »22
L’objet abject est ici lié à des éléments macabres et met à nouveau en exergue la perte
de sens, d’identité personnelle et physique.
21
Labarriere 338-39.
22
Kristeva 86.
10
L’objet de l’abjection étudié par Kristeva met en lumière le corps et ses tabous, des
éléments qui, comme nous le verrons, apparaissent comme des leitmotivs dans Thinner,
Shadowland et Lullaby. Ce contact avec l’altérité met en péril la vision du corps qui est
un élément clé de la construction identitaire. King, Straub et Palahniuk lèvent le voile
sur des corps morcelés donnant naissance chez le lecteur à un sentiment de répulsion.
L’abjection est créatrice de différentes émotions dont la réaction de rejet comme le
montre Kristeva:
Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être
contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans
exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout
près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne
se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Ecœuré, il rejette. Un absolu le
protège de l’opprobre, il en est fier, il y tient. Mais en même temps, quand
même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant
que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle
d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui. 23
L’objet de l’abjection est donc auxiliaire d’émotions contradictoires menant aussi bien
sur la voie de la tentation que de la damnation. Le terme d’ambivalence est ici une
notion clé qui se retrouve d’ailleurs comme l’un des fils d’Ariane de nos récits. De
façon première utilisée dans la psychologie et la psychiatrie pour désigner « la
coexistence de deux tendances ou composantes contraires, » le mot est passé dans un
usage plus général pour désigner « ce qui se présente sous deux aspects différents. »
(Alain Rey, et al 58). L’objet abject crée à la fois de la fascination et de la peur, du
désir et de la répulsion, de l’attraction et du dégoût. L’usage de l’expression « hors de
lui » dans la citation de Kristeva confirme la vision de l’objet abject comme un inconnu
terrifiant et cependant hypnotique. L’abjection -qui dans ce cas tient de l’affect- est à
mi-chemin entre la curiosité malsaine et l’excitation de la transgression de l’interdit,
23
Kristeva 9.
11
une envie irraisonnée de voir ce que l’on n’a pas le droit de voir : un ailleurs aussi
tentant que condamnable. Le regard est tiraillé entre le rejet et la fascination. Le lecteur
oscille entre le pôle de l’attraction et celui de la répulsion. L’objet abject fait vaciller la
frontière entre le même et l’Autre, le bien et le mal ; il s’éloigne des conventions et
bascule vers la déviance. 24 Son aspect amoral lui donne un caractère monstrueux.
L’abjection nous mène alors dans les méandres de la monstruosité.
Une définition de ce terme s’impose afin de mettre à jour les corrélations entre le
monstre et l’abjection. Le terme « monstrueux » est lié à celui de norme car il réfère à
« tout ce qui est exhibé en tant que non-conforme à la norme. »25 La norme se définit
comme « le modèle, la règle par rapport auxquels sont émis des jugements de
valeur. » 26 Elle désigne l’ensemble des règles qui tendent à uniformiser les
comportements et modes de pensée humains. On prend ce terme dans son sens moral
comme un modèle de conformité majoritaire qu’il convient de suivre. L’objet abject est
considéré comme tel car il dévie de la norme. Il se rapproche en cela de l’être
monstrueux qui est considéré comme déviant entièrement des règles qui fondent la
société et la qualification de « monstrueux » est en elle-même un jugement de valeur
émis par cette société.
La perception du monstre par les individus a évolué durant les siècles. Ainsi, le
Moyen-Age interprétait la monstruosité comme « une manifestation du plan divin qui,
par définition, ne peut pas être connu des hommes. » (Desvois 16). Le monstre est vu à
l’origine en tant qu’annonciateur d’un évènement hors du commun :
24
Nous donnons pour l’instant une définition simple de ce terme qui désigne la conduite d’ « une
personne qui s’écarte d’une norme psychosociale. » Rey, et al (1992: 595).
25
Francis Desvois, Le monstre : Espagne & Amérique latine (Paris: l'Harmattan, 2009) 235.
26
Hachette, AXIS : L'univers documentaire, vol.5 (Paris: Hachette, 1993) 2177.
12
Il annonce, montre et prédit le futur. Il n’est qu’un signe de Dieu, et son
étymologie, issue du terme monstra, ne fait pas allusion à des
caractéristiques physiques prédéfinies (dimensions, difformité, agressivité)
mais à sa seule capacité d’annoncer ou de montrer des évènements hors du
commun. »27
Leur présence parmi les humains était le signal d’une altération dans l’harmonie
terrestre qui reflétait elle-même un changement dans l’harmonie céleste. Le lien
prééminent entre Dieu et le monstre faisait de celui-ci dans le système judéo-chrétien le
révélateur d’un châtiment divin envoyé aux hommes.
Cependant,
l’imaginaire
collectif
moderne
appréhende
l’être
monstrueux
négativement et lui attribue une dimension horrifique, voire malsaine lorsque l’adjectif
s’applique à la dimension morale. « Le monstre est un être contre nature qui provoque
l’horreur. » 28 Si l’objet abject peut être à la fois physique et moral, il en va de même
pour la monstruosité. Le monstre est physiquement hors-norme, la monstruosité étant
liée à « l’observation d’anomalies naturelles, déformations physiques ou proportions
démesurées. » (Desvois 14).
[Le monstre] appartient à un fonds légendaire immémorial, où il figure
généralement dans des scénarios héroïques (quête, initiation : St George et le
dragon monstrueux). Sa difformité physique, souvent opposée à sa beauté
intérieure, rejoint l’allégorie des apparences trompeuses qui masquent les
pouvoirs cachés de l’être. 29
L’adjectif « caché » met en lumière le thème de la duplicité, de la manipulation qui
implique la monstruosité morale, et qui apparaît de manière obsédante dans nos récits
choisis. L’être monstrueux dissimule son véritable moi. La difficulté d’avoir une
définition unique et précise du monstre tient à l’ambivalence inhérente à celui-ci et peut
27
Desvois 16.
28
Mairéad Hanrahan, Lire Genet : Une poétique de la différence (Canada: Les Presses de l’Université de
Montréal, 1997) 154.
29
Sophie Geoffroy-Menoux, Introduction à l'étude des textes fantastiques dans la littérature angloaméricaine (Paris: Editions du temps, 2000) 59.
13
expliquer à la fois la fascination et le dégoût qu’il crée chez le public, tout comme la
notion d’abjection engendre attraction et répulsion. Il est vecteur de sentiments
contradictoires.
L’être monstrueux est considéré comme effrayant par la société de par son caractère
autre et cette peur permet de lier l’abjection au concept freudien d’inquiétante étrangeté
définie par le père de la psychanalyse comme « ce qui suscite l’angoisse et
l’épouvante. »30 L’angoisse et l’épouvante sont toutes deux des émotions fortes, le
terme « angoisse » dérivant du latin angustia qui signifiait espace étroit, passage
resserré. « En français, le mot apparaît à la première moitié du XIIème siècle. Il désigne
toujours un espace étroit, mais aussi au sens figuré un ‘embarras,’ une ‘gêne,’ et
finalement ‘une oppression, une anxiété physique et morale. »31 L’angoisse désigne
souvent « la composante somatique du sentiment que regroupent les termes
d’’angoisse’ et d’ ‘anxiété’ : une sensation physique de resserrement thoracique et de
douleur de constriction épigastrique. » (Kapsambelis 7). L’étymologie des termes
anxiété et angoisse explique qu’on ait rattaché à l’angoisse les sensations physiques et à
l’anxiété les manifestations émotionnelles et psychiques. L’objet abject crée une
réaction affective et physique qui, comme nous le verrons dans les trois textes choisis,
crée à la fois l’angoisse et l’anxiété, mais surtout l’horreur chez le lecteur.
L’inquiétante étrangeté, traduction de « l’unheimlich » analysée par Freud, est
« cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu,
depuis longtemps familier. » 32 King, Straub et Palahniuk insèrent l’objet abject dans
30
Sigmund Freud, Freud : L’inquiétante étrangeté et autres essais (Paris: Gallimard, 1985) 214.
31
Vassilis Kapsambelis, L'angoisse (Paris: Presses Universitaires de France, 2009) 7. L’auteur précise
que « l’anxiété désigne une inquiétude intense, liée à une situation d’attente, de doute, de solitude et qui
fait pressentir des malheurs ou des souffrances graves devant lesquels on se sent impuissant. » (8)
14
notre monde quotidien, objet qui n’est que le retour d’un élément coutumier.
L’inquiétante étrangeté est bien engendrée par le retour du même, du semblable. De ce
fait, Freud lie l’inquiétante étrangeté au motif du double, « formation qui appartient aux
temps originaires dépassés de la vie psychique. [Il] est devenu une image
d’épouvante. » 33 La thématique du double –présente dans nos récits- nous lie au
facteur de répétition non intentionnel du même, qui rappelle la compulsion de
répétition. Ce processus de répétition et le retour du familier conduit Freud à associer
cette notion à la mort et au retour des morts. Nous verrons que le thème de la mort est
exploré par King, Staub et Palahniuk. Freud met également l’accent sur le fait que
l’unheimlich n’est en réalité « rien de nouveau ou d’étranger mais quelque chose qui est
pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le
processus du refoulement. 34 Dans ce cas, les éléments les plus indicibles et abjects sont
originellement des éléments familiers mais refoulés par l’instance du surmoi et nos
auteurs ne font que les libérer de leur carcan et les révéler à nouveau au grand jour.
King, Straub et Palahniuk traitent en effet des angoisses primaires des individus,
angoisses qui, parce qu’elles ne sont plus confinées derrière le voile du surmoi, révèlent
leur côté abject. L’abjection nous conduit à pousser la porte de l’insaisissable, de
l’inconnu en nous entraînant dans une danse endiablée, au rythme de l’exploration des
tabous et de l’irrationnel. Le thème de l’abjection, l’omniprésence de personnages
monstrueux (à la fois au niveau physique et moral) sont des pierres qui vont nous
permettre d’atteindre le royaume du monstre ultime mais si fascinant : l’abjection.
Monstruosité et abjection coexistent dans les récits et cette prévalence d’éléments
32
Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais 215.
33
Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais 239.
34
Freud rejoint la définition de Schelling qui voit l’inquiétante étrangeté comme « quelque chose qui
aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti. » Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais 246.
15
macabres révèle la filiation des auteurs avec le mouvement gothique, lui-même
indissociable du Romantisme.
Une rétrospective historique de ces deux mouvements nous révèle le lien ambigu qui
les relie. La citation de Bozzetto qui suit nous aide préalablement à situer le
Gothique dans le cadre du mouvement culturel plus vaste que constitue le
Romantisme :
A la fin du XVIIIème siècle, l’Europe d’abord, le reste du monde par la suite,
passe d’un univers dont les formes socio-symboliques sont fondées sur la
production de richesses par l’agriculture et l’élevage, à l’univers de la
révolution industrielle. Naît alors une nouvelle sensibilité qui s’exprime dans
ce que l’on a nommé le mouvement romantique. 35
Michael Gamer précise: « in terms of high culture, romanticism won out over gothic in
these years rather quickly. »36 L’apparition du gothique s’étant faite dans le cadre plus
large de la révolution industrielle et de la vague romantique, il nous faut alors apporter
un éclairage précis sur le Romantisme. Ouvrons d’abord le volet historique afin de
contextualiser ce mouvement avant de nous immerger dans une dimension plus
thématique.
Etudiant le lien entre le Romantisme et le mouvement gothique anglais, notre
attention se focalisera ici sur le Romantisme anglais. Le terme « Romantisme » est ardu
à cerner ; il est source de nombreuses problématiques : « historiens et critiques se
demandent s’il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit, d’un corrélat commode mais peu sûr
soulevant plus de problèmes qu’il n’en résout. »37 Le terme est apparu vers le milieu du
35
Roger Bozzetto, Territoire des fantastiques : Des romans gothiques aux récits d’horreur moderne (Aixen-Provence: Publications de l'Université de Provence, 1998) 17.
36
Michael.Gamer, Romanticism and the Gothic: Genre, Reception, and Canon Formation (Cambridge:
Cambridge University Press, 2000) 6.
16
XVIIème siècle et signifiait : « ‘like the old romances’ : comme les vieux romans, et
montre comment vers cette époque apparut le besoin de donner un nom à certaines
caractéristiques, des romans chevaleresques et pastoraux. » 38 Il est vu initialement de
manière péjorative tout comme le mouvement gothique avant que le début du XVIIIème
siècle reconnaisse la primauté de l’imagination. « Romantic prend la nuance
d’attrayant, de susceptible de délecter l’imagination. » (Praz 34). Cette citation prend
tout son sens quand on sait que le Romantisme émerge au XVIIIème siècle dans le
contexte du siècle des Lumières qui prône les principes du rationalisme et de la mesure,
la « foi en l’unité et l’immutabilité de la raison. »39 L’ouvrage d’Ernst Cassirer, La
philosophie des Lumières montre que le Romantisme, comme tout mouvement
littéraire, n’a pas émergé seul puisque la philosophie des Lumières elle-même entre
« dans le cadre d’un plus vaste enchaînement historique, … attaché de mille liens à
l’avenir comme au passé. » (Cassirer 32). Il n’y a pas de véritable rupture avec les
mouvements précédents. Le siècle des Lumières fait d’ailleurs lui-même suite au
mouvement littéraire de la Renaissance du XVème siècle, à la Réforme religieuse du
XVIème siècle et à la philosophie cartésienne du XVIIème siècle. Ainsi, si le Romantisme
est en position d’opposition, il reste néanmoins attaché à la méthode de la philosophie
des Lumières tout en surpassant en même temps le XVIIIème siècle de par l’ampleur de
sa portée historique.
James Thomson avec « The Seasons » (1730) est l’un des précurseurs du
mouvement romantique. Suivent notamment Edward Young avec « Night Thoughts »
37
François Piquet, Le romantisme anglais : Emergence d’une poétique (Paris: Presses universitaires de
France, 1997) 1.
38
Mario Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIX ème siècle : Le romantisme noir
(Paris : Gallimard, 1977) 34.
39
Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières (Paris: Fayard, 1970) 41.
17
(1742-1745) et la publication en 1746 des « Meditations among the Tombs » d’Hervey.
Thomas Gray écrit, lui, « Elegy written in a Country Church-Yard » en 1749. Les
sentiments liés au deuil, à la perte, à l’horreur de la putréfaction des corps sont
exprimés dans ces textes majeurs, allant à l’encontre de la rigueur que le classicisme
imposait. Le recueil de poèmes Lyrical Ballads (1798) de Wordsworth et Coleridge est
également un texte phare et
marque la volonté de régénérer la poésie en la débarrassant des contraintes
formelles imposées par le classicisme. La sensibilité, l’intuition,
l’imagination, le rêve deviennent autant de moyens de percevoir et de décrire
le monde. »40
Ils font partie de la première vague du Romantisme et sont surnommés les Lakistes de
par leur passion pour les paysages du nord de l’Angleterre, particulièrement les lacs.
La glorification de l’enfance est également privilégiée par ce mouvement, allant de
pair avec une exaltation des valeurs de la primitivité et de la simplicité naturelle. Le
romantisme wordsworthien est marqué par l’expérience religieuse, le modèle de la
chute et de la rédemption. En ce sens, il se rapproche de William Blake dont l’œuvre
est marquée par les références bibliques : « le texte blakien est, à la fois, commentaire,
incrustation, exégèse, extrapolation, et interrogation des prophéties bibliques. » (Piquet
58). Comme l’a montré Mario Praz, le romantisme exprime la lutte incessante entre le
bien et le mal, Eros et Thanatos, la vie et la mort. La première vague du romantisme
anglais est ainsi tournée vers la nature, le féminin, l’enfance, l’innocence. La doctrine
de Schelling « qui veut comprendre les créations humaines dans le prolongement de
celle de la nature et la nature comme une préfiguration de l’œuvre spirituelle »41
40
Mathilde Fournier, Les romantiques (Toulouse: Editions Milan, 1996) 10.
41
Cassirer 21.
18
explique l’origine de l’omniprésence de la nature dans la philosophie romantique. La
nature est élevée au niveau divin.
La deuxième vague du Romantisme menée par Lord Byron s’affirme contre la
société et met elle en exergue le mal de vivre et la rébellion des héros ainsi que les
thèmes de la douleur ou du péché. Elle compte dans ses rangs les figures prééminentes
de Percy Bysshe Shelley (1792-1822), John Keats (1795-1821) ou Walter Scott (17711832). Lord Byron lui-même, de par son existence courte, emplie d'intrigues et
d'aventures, peut être considéré comme l'archétype du héros romantique. Son poème
« Childe Harold’s Pilgrimage » publié entre 1812 et 1818 relate les aventures d’un
jeune homme aux émotions virulentes et hanté par l’impression d’avoir péché dans le
passé. Le thème de la douleur et du péché se retrouve par exemple dans The
Confessions of an Opium-Eater (1821) de Thomas de Quincey. L’auteur traite de
manière autobiographique de son addiction au laudanum et de ses effets ténébreux sur
sa vie. Les plaisirs de l’opium ont en effet pour cet auteur vite laissé la place à
l’insomnie, aux cauchemars et aux visions terrifiantes.
Les pérégrinations de de Quincey font écho à la théorie de Christian La Cassagnère
dans Le voyage romantique et ses réécritures où le voyage est présenté comme le
schème central de l’univers romantique:
Une image dynamique où s’inscrit le désir ou la nostalgie qui motive la quête
toujours recommencée du moi romantique ; schème qui suscite les espaces
où se déploie la quête, projette les ailleurs où se retranche l’obscur objet du
désir et les ‘mers périlleuses’ qui le distancent. 42
Les romantiques explorent l’espace de la convoitise et de la déviance et cette quête
mêlée d’angoisse transforme le périple en errance. Le labyrinthe intérieur auquel est
42
Christian La Cassagnère, Le Voyage romantique et ses réécritures (Clermont-Ferrand: Faculté des
Lettres et Sciences humaines, 1987) 5.
19
confronté le voyageur romantique rappelle la quête identitaire des personnages dans nos
récits.
Le sujet de la quête est lié au thème initiatique qui est commun au Romantisme et
aux œuvres choisies pour cette thèse. Le voyage au sein de l’âme profonde et
labyrinthique « devient transdescendance vers les abîmes du sujet où le moi 43 se
découvre autre, rencontre des figures obscures ou des objets originaires. » (La
Cassagnère 6). L’objet abject ouvre le sujet à l’altérité, à des éléments inavouables,
refoulés qui, comme nous l’avons dit précédemment, nous sont familiers, d’où le terme
« originaire. » Les romantiques s’intéressaient à l’errance et à la fragmentation
progressive du moi. Celle-ci est également liée à la « conscience du corps [qui] a
engagé en profondeur l’imaginaire des romantiques et cela en raison de la profonde
ambivalence qui la travaille. » (Piquet 157). Le corps oscille entre désir et souffrance et
est l’objet d’une redécouverte. Nous verrons que nos personnages subissent l’épreuve
de l’altérité et la confrontation avec l’objet abject constitue une odyssée identitaire les
menant sur la voie de la transgression.
Explorant les méandres du moi et la topique du corps, le thème du double joue alors
un rôle prééminent dans le mouvement romantique. L’intériorité et les mystères du moi
sont à l’honneur. L’accent mis sur les éléments transgressifs constitue d’ailleurs une
passerelle avec les récits gothiques. Le voyage romantique est aussi un périple de la
transgression qui a affecté le procédé d’écriture même. L’écriture est vue « comme
mythe de la création où le moi voyageur passe par une ‘mort’ psychique -une
régression qui le livre à l’inconscient- afin que naisse l’œuvre. » (Piquet 7). C’est bien
un périple identitaire qu’offre le Romantisme et les pérégrinations narratives et
43
« Le romantisme n’est pas seulement appréhension des mystères de l’univers ; il est aussi redécouverte
des énigmes du moi. » Piquet (1997: 195).
20
langagières exercées par King, Straub et Palahniuk semblent faire écho au tourment
romantique.
Le mouvement romantique met ainsi l’accent sur la sensibilité, l’émotion,
l’imagination, le rêve. La dimension onirique et affective est prégnante chez King,
Straub et Palahniuk. Le mouvement romantique nous intéresse ici d’autant plus quand
on sait qu’il joue avec l’alliance des contraires. « Les artistes osent présenter de
séduisantes figures sataniques, laissant aux écrivains le soin d’en suggérer le
contrepoint, la beauté dans la laideur. »44 Cette union du beau et du laid fait écho au
titre de notre thèse et établit le lien entre la continuité et la réappropriation des thèmes
passés par les auteurs contemporains. Nos auteurs mettent en avant la paradoxale
thématique de la beauté du mal qui apparait déjà à la fois dans le mouvement
romantique et gothique. Mario Praz inclut Satan dans les trois figures centrales du
Romantisme avec le mâle persécuteur et la femme fatale, figures qui sont également
présentes dans les récits de King, Straub et Palahniuk. Autour de ces figures ont fleuri
les thèmes de la perversion, la morbidité, le sadomasochisme qui se retrouvent à
nouveau dans le roman gothique. L’intérêt prononcé pour les passions et les tourments
de l’âme humaine, le côté sombre et violent de la nature et des êtres fait écho à la
présence des vastes espaces et de la nature sauvage qui nous permettent de relier
Romantisme et Gothique. De même, l’accent mis sur la nostalgie d’un passé médiéval,
l’omniprésence de la sexualité nous permet d’établir un pont entre le Romantisme
noir 45 et l’atmosphère lugubre, transgressive ainsi que le caractère sublime des vastes
dimensions du Gothique.
44
Florence Ferran, Le romantisme (Paris: Nathan, 2001) 90.
21
Il est important de différencier le Romantisme proprement dit et le Romantisme
décadent. Celui-ci est marqué par « la pathologie sexuelle, le macabre et le diabolique »
en alternance avec des « idéaux de liberté, d’humanité, de justice, de pureté. »
Progressivement, « la conception esthétisante l’emporte, de la vie qu’il faut vivre en
tant que passion et imagination, beauté et poésie. » (Praz 19). Le romantisme veut vivre
les égarements de l’imagination. L’accent mis sur une esthétique de l’horrible et du
terrible à la période décadente de la fin du XVIIIème siècle éclaire notre choix de placer
les trois œuvres choisies pour cette thèse dans la lumière du Romantisme. Notre titre
« une poétique de l’abjection » rejoint la vision de Mario Praz: « du bellement horrible
on passa, par degrés insensibles, à l’horriblement beau. » (Praz 45). Le romantisme est
le lieu de paradoxes : le laid est beau, la douleur est source de volupté. La sensibilité
érotique, 46 le cruel, l’horrible, l’inceste, le satanisme sont mis en avant. Cette alliance
d’éléments antithétiques nous permet d’établir un pont entre le Romantisme et le
Gothique ; tout mouvement littéraire a des liens entre les mouvements qui le précèdent
ou lui succèdent.
Il est important de préciser que le terme « gothique » était originairement utilisé de
manière péjorative au XVIème siècle et désignait un peuple barbare avant de faire
référence aux «années sombres et mystérieuses du Moyen-Age. »47 Le lien avec la
nostalgie du passé médiéval visible chez les Romantiques existe dans le mouvement
gothique. « Au XVIIIème siècle en Angleterre, [le terme gothique] ne désigne plus que
45
Ce romantisme porte un intérêt prononcé pour les vastes espaces et la nature sauvage la fois humaine
et inanimée. Pour la première fois depuis Shakespeare qui décrivait une nature violente et déchaînée dans
bon nombre de ses tragédies et la fin de la Renaissance, après 150 ans de classicisme, l’accent est à
nouveau mis sur la violence des émotions malséantes.
46
« Dans nulle autre période littéraire, je crois, le sexe n’a été aussi ostensiblement au centre des œuvres
d’imagination. » Praz (1998:13).
47
Helène Machinal, « Regards croisés : littérature et architecture gothique, » Otrante 12 ( 2002) : 11.
22
la période et l’art produit entre le Vème siècle et le XVème siècle. » (Machinal 11). Il
désigne par la suite, comme le précise Max Duperray dans Le roman noir anglais dit
gothique, « le roman anglais de terreur qui a connu ses heures de gloire à la fin du
XVIIIème siècle. » 48 C’est ce roman anglais qui nous intéresse dans le cadre de notre
étude. Dans Le roman gothique anglais, 49 Maurice Lévy inscrit le mouvement gothique
anglais en réaction contre l’ordre et le rationalisme du siècle des Lumières. 50 Lévy fait
débuter le genre gothique avec The Castle of Otranto (1764) et choisit la date de
publication des Albigeois (1824) comme sa date de clôture. 51 Les œuvres The
Mysteries of Udolpho (1794) d’Ann Radcliffe, The Monk (1796) de Lewis ou Melmoth
the Wanderer (1820) de Maturin constituent par la suite les récits moteurs de ce
mouvement. L’irrationalité y est omniprésente comme le précise Sophie Geoffroy
Menoux :
La formidable résurgence de l’irrationnel à l’origine du roman noir ou
gothique (l’occultisme et l’illuminisme 52) débute dès la seconde moitié du
XVIIIème siècle, en plein siècle des Lumières (Enlightenment). 53
48
Max Duperray, Le roman noir anglais dit gothique (Paris: Editions Ellipses, 2000) 5.
49
Maurice Lévy, Le roman « gothique » anglais : 1764-1824 (Paris: A. Michel, 1995).
50
Un écho s’établit à nouveau entre le Romantisme et le Gothique. Les deux mouvements sont d’ailleurs,
selon les critiques, ardus à définir: « critical studies by Jacqueline Howard, Anne Williams and Maggie
Kilgour, all of which begin with ruminations on the difficulties and pitfalls of defining gothic. …
Howard characterizes ‘the gothic as an indeterminate genre. » Gamer (2000: 8).
51
La date de 1824 permettait d’inclure Maturin « sans pour autant nous obliger à nous aventurer trop loin
dans l’ère pré-victorienne. » Lévy, Le roman « gothique » anglais xxxi.
52
L’occultisme apparaît dans la deuxième moitié du XIXème siècle avec Eliphas Levi et « peut être
considéré comme une tentative de réintégration de la pensée magique dans le courant de la science
expérimentale. » Jean Baptiste Martin, Le défi magique : Esotérisme, occultisme, spiritisme (1994: 17). Il
est lié à l’ésotérisme qui est une forme de pensée impliquant une relation entre initiateur et initié.
L’occultisme est vu comme un ensemble de pratiques légitimées par l’ésotérisme. L’illuminisme se
fonde, lui, sur l’idée d’une inspiration intérieure directe du divin.
53
Geoffroy-Menoux 18.
23
Un écho se fait avec l’accent mis sur l’irrationnel et l’intérêt pour l’occulte dans les
œuvres romantiques.
Le roman gothique se caractérise notamment par des décors sombres et moyenâgeux
qui rompent avec un mode antérieur de représentation et s’inscrit dans un mouvement
d’une nouvelle recherche esthétique. Il est associé au château, à l’abbaye. D’ailleurs,
Walpole a lui-même transformé une ferme, Strawberry Hill, dans le plus pur style
gothique afin d’y exposer sa collection d’objets de l’époque médiévale dont l’aura
sombre le fascine. « A l’intérieur de son ‘château de rêve,’ il ne reste plus à Walpole
qu’à rêver son roman et à prendre la plume pour faire vivre cette main de fer gantée
géante dévalant l’escalier du mystérieux château d’Otrante. » 54 Maurice Lévy présente
le château comme le véritable ‘villain’ de l’histoire gothique : « ce rôle est
invariablement tenu par le château, qui confine, emmure, séquestre et torture par sa
simple architecturale présence. » 55 Une thématique récurrente de ce mouvement
apparaît déjà : l’enfermement dans un espace clos qui reflète le confinement pour les
personnages dans leur propre corps. Nous verrons que le motif du corps comme prison
est mis en emphase chez King, Straub et Palahniuk. Le Gothique anglais a un certain
nombre de codes :
Ce sont des textes où figure un château ou un couvent, et où les héros sont
coupés de tout recours. On y trouve à l’œuvre les diverses figures de
l’enfermement, pour des héroïnes sans défense et dans un lieu carcéral. Elles
seront en proie à toute la force des désirs des monstres qui incarnent la
puissance, la violence et la loi. 56
Ces monstres démoniaques -appelés « villain »- sont invariablement vaincus lors du
dénouement. Cette victoire sans faille du bien exprime néanmoins l’ambivalence du
54
Patrick Eudeline, et al. , Goth : Le romantisme noir (Paris: Scali, 2006) 37.
55
Maurice Lévy, « Châteaux, » Otrante 12 ( 2002) : 10.
56
Bozzetto 19.
24
mouvement gothique partagé entre un besoin d’explorer des contrées inconnues et de
revenir à un aspect conventionnel et moral :
Their fiction is both exploratory and fearful. They are not always totally in
control of their fantasies, for having opened up new areas of awareness
which complicate life enormously, they then retreat from their insights back
into conventionality with the rescue of a heroine into happy marriage and the
horrible death of a villain. There is a profund unease and fear of anarchy
which runs side by side with expressions of frustration at conventional
restraints thoughout Gothic fiction. 57
L’ambivalence règne en maître et le besoin d’ordre est visible. Un tryptique s’installe
sous la forme d’une poursuite entre l’héroïne innocente, le « villain » et le héros
salvateur.
Les personnages gothiques sont présentés comme étant poursuivis par le poids du
passé, par ce que Walpole lui-même a appelé dans la préface de la première édition de
The Castle of Otranto « the sins of the father. » Le thème du péché associé au père est
indicateur d’un mal qui est véhiculé de génération en génération : « the sins of the
fathers are visited on their children to the third and fourth generation. » 58 Edward
Larrissy nous éclaire sur cette citation:
this ‘unuseful’ -i.e. Gothic and superstitious- moral, with its burdened
legacy of ancestral and patriarchal guilt, ‘the sins of the father’, is encrypted
at the heart of all Gothic fiction and might be said to constitute its
problematic as a genre: its concern with lineage, heritage, patrimony and the
transmission of dark secrets, history as nightmare. 59
La résurgence du passé, les secrets sombres et enfouis sont des faits majeurs. Dans The
Castle of Otranto par exemple, un mariage doit avoir lieu entre Conrad, le prince
57
Coral Ann Howells, Love, Mystery and Misery : Feeling in Gothic Fiction (London: Athlone Press,
1978) 6.
58
Aubrey Thomas De Vere, The Legends of Saint Patrick (London: Cassell, 1889) 10.
59
Edward Larrissy, Romanticism and Postmodernism (Cambridge: Cambridge University Press, 1999)
117-18.
25
héritier, et Isabelle, la fille du marquis de Vicence. Le jour des noces, Conrad meurt
écrasé par un énorme heaume qui s'abat dans la cour du château, amenant son père,
Manfred, à vouloir épouser Isabelle. Le récit est hanté par une ancienne prophétie : le
château retournera à son véritable propriétaire quand ce dernier sera devenu trop grand
pour l’habiter. Le dénouement malheureux pour Manfred confirmera la prophétie. Dans
The Mysteries of Udolpho, Ann Radcliffe présente les malheurs d’Emilie, orpheline
après la mort de son père. Enfermée dans le château d’Udolphe, elle enquête sur la
mystérieuse relation passée entre son père et la marquise de Villeroi.
King, Straub et Palahniuk se placent dans la lignée du Gothique anglais car le poids
du passé est bien présent dans les œuvres choisies, parcourues de terribles secrets qui
constituent un fardeau gravé du sceau de la culpabilité. Le roman gothique met en avant
des éléments transgressifs 60, macabres, morbides. Un point de corrélation émerge ici
entre le gothique et le romantisme : tous deux explorent en effet le problème du bien et
du mal ou la question de la norme et de la transgression. Tous deux laissent
transparaître un plaisir étrange et un plaisir de l’étrange.
Le roman gothique a été le premier à dévoiler « des phénomènes d’étrangeté et à
mettre au jour les couches de l’inconscient. »61 L’accent mis sur l’inconscient et sur
l’association que nous établissons avec le refoulement freudien d’éléments amoraux
éclaire à nouveau notre choix d’arpenter la voie de l’abjection dans le cadre de notre
thèse. « Les thèmes de la peur, de l’agression sadique, du mystère et de la mort figurent
60
« Like the carnivalesque, the gothic appears to be a transgressive rebellion against norms which yet
ends up reinstating them, an eruption of unlicensed desire that is fully controlled by systems of
limitation. » Gamer (2000: 9). Le gothique explore les limites et les excès, la transgression des normes.
Scènes de violence, de torture et de viol s’y retrouvent mais cet excès révèle également le besoin d’ordre
sous jacent.
61
Elizabeth Durot-Boucé, Le lierre et la chauve souris : Réveils gothiques, émergence du roman noir
anglais, 1764-1824 (Paris: Presses Sorbonne nouvelle, 2004) 15.
26
dans ces récits, où une ‘inquiétante étrangeté’ révèle au plus près les désirs de
l’homme. » (Durot-Boucé 26). L’élément abject fait apparaître au grand jour les désirs
et les peurs refoulés. Le mouvement gothique constitue un mélange de fascination et de
répulsion, de plaisir et de crainte, notions qui se retrouvent dans le Romantisme.
Le Gothique et le Romantisme ont ainsi de nombreux éléments communs: 62 : la
terreur, « l’inquiétante étrangeté, » le rôle dominant et fascinant de la nature,
l’influence prépondérante de l’environnement sur les personnages, le thème de la
monstruosité. On comprend pourquoi se tourner vers ces deux mouvements constitue
un pan essentiel de notre réflexion surtout lorsqu’on sait que King, Straub et Palahniuk
réinvestissent les traces de leurs prédécesseurs pour donner une touche nouvelle au
passé.
Le Romantisme diffère cependant du Gothique par l’exaltation du moi souffrant
comme source de création. De plus, le Gothique est avant tout le fait de jeunes auteurs
ou de femmes, à l’image d’Ann Radcliffe ou de Mary Shelley. 63
La raison avancée [est] qu’elles seules font l’expérience du sentiment de
culpabilité, de la peur, du désir de fuite qui s’attachent … à la procréation et
à ses conséquences, parfois monstrueuses. Le gothique, c’est, par essence, ce
qui exprime le mieux la condition féminine et le cortège de malédictions qui
l’accompagnent : le dégoût de soi-même, la haine de soi-même et les
pulsions d’auto-destruction qui, en régime patriarcal, habitent la femme. 64
Dans le récit gothique, le château ou le couvent est une prison pour les personnages
féminins qui sont soumises au joug de l’autorité masculine et sont à la merci d’hommes
62
La critique Anne Williams va même jusqu’à dire que « ‘gothic’ and ‘romantic’ are not two but one’
because of their shared poetics. » Gamer (2000: 10).
63
Les critiques placent d’ailleurs cette dernière à la fois dans le mouvement gothique et romantique, ce
qui indique bien l’ambigüité et le débat foisonnant que constitue l’intéraction entre le gothique et le
romantisme. Comme nous l’avons vu précédemment, des thèmes récurrents se font écho et la frontière
entre les deux mouvements se dissout.
64
Lévy xv.
27
sans scrupules. Manfred est un personnage cruel et immoral dans The Castle of Otranto.
Signor Montoni est le prototype du « villain » gothique dans The Mysteries of
Udolpho. L’univers dépeint dans Thinner, Shadowland et Lullaby est fortement
patriarcal et les hommes veulent réduire les personnages féminins au silence, soit en les
possédant physiquement ou en leur ôtant la vie.
Si le Gothique originel est anglais, il semble néanmoins avoir inspiré d’autres
mouvements. La thématique de la transgression qui en constitue un élément clé fait
pour Bozzetto du Gothique le précurseur du fantastique. La problématique des limites,
de la transgression de ces limites et la difficulté d’interpréter les évènements est posée.
Maurice Lévy mentionne également l’influence première du Gothique dans la naissance
du fantastique : « le genre créé par Walpole n’est jamais tout à fait mort. Il est encore
sous bien des formes, au principe même du fantastique contemporain. » (Lévy xxxi).
Dans son ouvrage critique Le fantastique, Nathalie Prince 65 montre les échos qui se
font jour entre le Gothique, le Romantisme et le fantastique. 66 Les éléments surnaturels
présents dans le Gothique se retrouvent dans le genre fantastique qui se traduit par « la
possibilité extérieure d’un évènement surnaturel. »67 Christian Cheleboug définit le
surnaturel par :
ce qui est perçu comme illogique, impossible, proprement anormal.
L’impression de surnaturel procède d’une transgression de l’ordre de la
nature, d’une contravention à ses lois les mieux reconnues, et suggère de ce
fait l’existence d’autres lois, nécessairement supérieures. 68
65
Nathalie Prince, Le fantastique (Paris: A. Colin, 2008).
66
Elle parle d’ailleurs de « fantastique romantique » pour désigner la première moitié du XIXème siècle et
plus particulièrement les textes d’Ernst Hoffmann qui allient le familier et l’étrange, le réel et
l’imaginaire. « Cette manière de va-et-vient ou de mouvement de bascule entre le réel et l’imaginaire est
l’une des constantes de la création hoffmannienne et contribue à fonder le genre. » Prince (2008: 46).
67
Fédor Dostoïevski, Récits, chroniques et polémiques (Paris : Gallimard, 1969) 1091.
68
Christian Chelebourg, Le surnaturel (Paris: Armand Collin, 2006) 8.
28
La thématique de la transgression est à nouveau omniprésente et l’existence d’éléments
surnaturels est un leitmotiv dans nos trois récits choisis. L’émergence du surnaturel
présuppose –comme c’est le cas chez nos auteurs- un contexte réaliste pour permettre
l’émergence du sentiment d’inquiétante étrangeté.
La raison vacille entre le réel et l’imaginaire ; Tzvetan Todorov a d’ailleurs
caractérisé le fantastique par le terme d’hésitation :
Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une
ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin,
l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un
être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un évènement en apparence
surnaturelle. Le concept de fantastique se définit donc par rapport à ceux de
réel et d’imaginaire. 69
On voit là une distinction entre le roman gothique où l’hésitation est, elle, nulle. Ann
Radcliffe donne par exemple une explication aux phénomènes irrationnels décrits dans
ses romans. Lovecraft considérait d’ailleurs que les romans de Radcliffe étaient mis en
porte à faux « par l’explication naturelle des faits étranges, détruisant ainsi à la fin du
livre le fantastique évoqué. » 70 Le fantastique met l’accent sur l’imagination :
Le fantastique se trouve, dès l’étymologie, opposé à la raison, à la réflexion
logique, au raisonnable (sensible) et associé à la fantaisie (fancy/fantasy en
anglais), c’est-à-dire à l’imagination, aux chimères, à l’illusion, à la folie, à
l’excentricité. … L’extraordinaire derrière l’ordinaire, ‘l’inquiétante
étrangeté’ (the uncanny), ou plus exactement, la familiarité inquiétante des
choses : voilà ce dont nous parle la littérature fantastique. 71
Les thèmes de la folie, de l’imagination ou de l’inquiétante étrangeté nous permettent
de mettre en lumière l’écho entre le fantastique et le gothique bien que le fantastique
laisse le doute s’installer alors que le gothique finit par rationaliser ses spectres par des
hallucinations, des rêves.
69
Todorov Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique (Paris: Editions du Seuil, 1970) 129.
70
Howard Phillips Lovecraft, Epouvante et surnaturel en littérature (Paris : C. Bourgeois, 1969) 22.
71
Geoffroy-Menoux 9.
29
Les trois récits choisis dans le cadre de cette thèse semblent mêler non seulement
Gothique et Romantisme mais également Gothique et fantastique ; si une explication
est donnée aux événements déroutants auxquels sont confrontés les personnages -nous
plaçant ainsi plus dans la lignée du gothique- cette explication est néanmoins liée au
surnaturel et fait appel à l’imagination du lecteur : une incantation gitane dans Thinner,
la magie dans Shadowland, une berceuse dans Lullaby. Les œuvres choisies
constitueraient donc un savant mélange de divers mouvements littéraires. Cette alliance
de différents mouvements liée à différentes époques a amené les auteurs à faire un pas
de plus dans leur phase de transformation du passé en choisissant d’explorer pleinement
la voie du néo-gothique lui-même souvent indissocié du gothique postmoderne. Cette
association de termes met en exergue l’évolution du gothique.
La flamme du mouvement gothique anglais qui a connu son heure de gloire entre
1764 et 1820 ne s’est jamais complètement éteinte. Elle a traversé les années avec un
éclat plus ou moins ardent et l’atmosphère sombre et pesante qui caractérise le
mouvement se retrouve dans les œuvres postérieures à 1820. Il est important de préciser
que lors de la période d’apogée des œuvres gothiques traditionnelles, il y avait déjà des
récits critiques portant sur le mouvement lui-même et qui tentaient de s’en détacher.
Ainsi, en 1818, Jane Austen parodiait les thèmes traditionnels du gothique dans
Northanger Abbey. 72 L’héroïne, Catherine Morland y exemplifie l’innocence et la
naïveté des protagonistes féminins des récits gothiques traditionnels. Elle applique en
effet à la vieille demeure où elle est invitée à séjourner les clichés du roman gothique
nourris notamment par The Mysteries of Udolpho d’Ann Radcliffe. Elle s’attend à ce
que l’abbaye soit remplie d’horreur et de mystère. Ses attentes s’avèrent toutes vaines
72
« She [criticized] the irresponsibility of those writers who trivialise their important insights into human
behavior merely to frighten silly girls. » Howells (1978: 115).
30
et le lecteur ne peut que sourire face à ce personnage qui se considère comme une
héroïne de roman gothique. Jane Austen se moquait déjà de l’obsession de l’époque
pour les récits gothiques montrant une prise de distance vis-à-vis du gothique originel.
« Jane Austen views Gothic with a wide imaginative awareness, keenly perceiving its
absurdities and its comic potential yet at the same time giving it credit for its often
bizarre insights into human nature. » (Howells 115). Dimensions grotesque et macabre
s’entrechoquent. Cependant, l’intérêt pour le gothique a continué à hanter la littérature,
donnant naissance au terme « néo-gothique » appliqué aux récits postérieurs à 1820.
Ce terme « est apparu dès le 19ème siècle -c’est-à-dire après 1820, le roman de
Maturin (Melmoth, the Wanderer) [marquant] la fin de la période gothique. »73 Ce
terme vient de l’anglais « new gothic » mais n’a pas été traduit par « nouveau
gothique. » En effet, le « New Gothic » n’est pas totalement nouveau puisqu’il exploite
ce qui était déjà en germe dans le roman noir anglais mais en allant plus loin dans
l’exploitation de l’imaginaire morbide. « Le New Gothic doit être compris dans le sens
de ‘néo-gothic’ car il renoue avec une tradition et l’adapte à l’époque contemporaine,
d’où le renouvellement du genre. » (Falco 65). Dans sa thèse, Magali Falco montre
cependant que le néo-gothique est la
falsification d’un gothique déjà faux, car originairement l’imitation d’un
passé : en effet, Walpole s’est efforcé de faire une imitation exagérée de la
demeure gothique en construisant Strawberry Hill et a fondé le premier
roman gothique sur un faux manuscrit qu’il pose comme origine. 74
« Le préfixe ‘néo-’ insiste sur le processus d’appropriation, de transformation, puis de
prise de distance par rapport à un genre. » (Falco 65). King, Straub et Palahniuk se sont
73
Magali Falco, La poétique néo-gothique de Patrick MacGrath : Discours de la folie sur l’écriture postmoderne, thèse Doct, Aix-Marseille, 2005, (Aix-Marseille 1: 2008) 65.
74
Falco 66.
31
appropriés les artifices du Gothique anglais mais ont su prendre leur distance pour
renouveler le genre. « Si le gothique est au départ défini par des codes précis, ceux-ci
sont paradoxalement de nature polymorphe. » 75 On retrouve ainsi chez nos auteurs des
éléments du Gothique anglais mais teintés d’une touche moderne.
Dans le néo-gothique, les lieux restent similaires mais les thématiques évoluent : le
scélérat « se sexualise davantage en prenant les traits du vampire, les techniques
narratives se complexifient, la peur quitte les lieux pittoresques reculés de la campagne
anglaise pour inonder le monde urbain. » (Falco 66). Ces caractéristiques se retrouvent
chez King, Straub et Palahniuk mais nous choisissons pour qualifier leurs œuvres
d’utiliser le terme postmoderne -que nous allons définir par la suite- car celui-ci met
en avant l’hyper-modernité de ces auteurs. Le terme « hyper » est employé à la fois
comme un écho au thème de l’excès qui prévaut dans le Gothique anglais mais est
utilisé également comme référence à la quête de transcendance liée au postmodernisme.
Le poids du passé est omniprésent au niveau thématique et littéraire et si le mouvement
gothique postmoderne n’oublie en rien ses origines anglaises, les auteurs revisitent ses
éléments constitutifs dans le contexte américain moderne. Stephen King -auquel les
critiques attribuent l’étiquette de « master of modern horror story »76- est d’ailleurs
communément considéré comme un des chefs de file du Gothique postmoderne.
Nous devons alors nous interroger sur la signification du terme « postmoderne» pour
mieux comprendre son association avec le Gothique et percevoir l’originalité du
mouvement qu’est le Gothique postmoderne. Le postmodernisme est défini par rapport
au modernisme, lui-même associé à des valeurs culturelles et artistiques datant de la
75
Falco 42. Dracula de Stoker apparaît comme le précurseur du néo-gothique.
76
Philippe Hemsen, Stephen King : Hantise de l’écrivain (Villeneuve d'Ascq, Nord: Presses
Universitaires du Septentrion, 1997) 43.
32
première moitié du XXème siècle. « Postmodernism is generally considered to be the
direct offspring of modernism as well as its adversary. » 77 Des passerelles existent donc
entre le modernisme et le postmodernisme et nous citerons avant tout quelques
caractéristiques du modernisme en nous basant sur l’œuvre critique de François
Gallix. 78 Le modernisme fait suite à l’époque victorienne. Son point de départ est
vague ; les critiques hésitent entre l’année 1907 (exposition des Demoiselles d’Avignon
de Picasso) ou 1909 (publication du poème « Portrait of a Lady » de T.S. Eliot). On
considère que la période du modernisme va jusqu’à 1930. La prose moderne est
notamment basée sur la multiplicité des points de vue, une temporalité fractionnée avec
des échos, répétitions, analepses et prolepses. C’est la période du « stream of
consciousness » qui consiste à « représenter la subjectivité et la sensibilité en pénétrant
à l’intérieur de la conscience des personnages grâce au courant de conscience. »79
L’usage du fractionnement temporel, du procédé répétitif, analeptique et proleptique
abondent chez nos auteurs choisis. Cependant, ces derniers partagent plus de points
communs avec le postmodernisme.
Derek Maus situe l’âge d’or du postmodernisme dans les années 1980 et les
définitions de ce mouvement ne manquent pas :
To some, it is a broadly defined philosophical concept that describes a
skeptical cultural reaction to such monumental historical events as World
War II, the Holocaust, and the nuclear arms race. To others, postmodernism
is a purely artistic movement that arose in response to the modernist
sensibility that predominated in the first half of the 20th century. … Finally,
some extreme theorists of postmodernism … conceive of it as a philosophy
77
Derek Maus, Postmodernism (San Diego: Greenhaven Press, 2001) 9.
78
François Gallix, Le roman britannique du XXème siècle : Modernistes et postmodernes (Paris: Masson,
1995).
79
Gallix 15. Cet élan narratif est représenté par exemple par Virginia Wolf ou James Joyce.
33
that rejects absolutes of any kind, including good and evil, truth and
falsehood, history and fiction. 80
La définition concerne ainsi à la fois la dimension historique, artistique et
philosophique. Le terme ne s’applique pas à la seule littérature : il est influent en
architecture, photographie, peinture, danse, cinéma, télévision. En littérature, l’un des
mots clés du postmodernisme paraît être celui de réécriture comme l’a montré Christian
Moraru: « it discusses how postmodern narratives rework nineteenth-century tales,
stories, novels and novellas. »81 Le motif de la réécriture du passé est essentiel comme
le précise Steven Connor : « contemporary fiction seems marked by the imperative of
the eternal return. In contemporary fiction, telling becomes compulsorily belated,
inextricably bound up with retelling. »82 Les postmodernes s’approprient en l’adaptant
ce qui existe déjà.
En ce sens, les récits de King, Straub et Palahniuk choisis entrent bien dans la
catégorie des œuvres postmodernes car nous mettrons en lumière les échos récurrents
entre leurs récits et ceux de leurs prédécesseurs. Le motif de la répétition est d’ailleurs
un élément moteur à la fois thématique et narratif dans les œuvres choisies. Leur
imprégnation par les écrits passés n’enlève cependant rien à leur originalité et à leur
qualité. « Postmodernism, Bill Readings and Bennet Schaber observe, ‘is not a break
with modernity, but a radical rewriting, asking what phrase to link to modernity, what
to put next.’ » (Moraru. xi). Le postmodernisme cherche à créer son propre édifice à
partir du modernisme et abat les murs des conventions.
80
Maus 11.
81
Christian Moraru, Rewriting: Postmodern Narrative and Cultural Critique in the Age of Cloning
(Albany: State University of New York, 2001) xi.
82
Steven Connor, « Rewriting wrong: on the ethics of literary revision, » Postmodernisms: the
Postmodern, the (Post-) Colonial, and the (Post-) Feminist (1994): 79.
34
Dans Romanticism and Postmodernism, Edward Larissy montre l’influence
respective entre le mouvement romantique et postmoderne à travers la notion de
sublime. L’auteur précise néanmoins que le romantisme n’anticipe pas sur le
postmodernisme même si des échos apparaissent. Un lien existe bien entre le
romantisme, le modernisme et le postmodernisme: « just as it has often been claimed
that Modernism is essentially a remoulding of Romanticism, so this volume addresses
the proposition that Post-modernism is also yet another mutation of the original stock. »
(Larissy 1). Patricia Waugh a montré l’évolution de la perception du postmodernisme.
Au début des années 1980, ce terme mettait en œuvre les éléments clés de parodie,
d’ironie, de fragmentation. Il est maintenant associé à un cynisme portant sur les idéaux
de la modernité.
Les travaux clés de Jean-François Lyotard nous aident à appréhender le terme
« postmoderne »83 défini comme « l’état de la culture après les transformations qui ont
affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du
XIXème siècle. » 84 Lyotard différencie le récit moderne et postmoderne de la manière
suivante : dans le récit moderne,
la règle du consensus entre le destinateur et le destinataire d’un énoncé à
valeur de vérité sera tenue pour acceptable si elle s’inscrit dans la perspective
d’une unanimité possible des esprits raisonnables : c’était le récit des
Lumières, où le héros du savoir travaille à une bonne fin éthico-politique, la
paix universelle. 85
Le récit moderne est un métarécit et a un sens précis. Au contraire Lyotard allie le
terme « postmoderne » à « l’incrédulité à l’égard des métarécits. » (Lyotard 7). Il
83
Ce terme s’applique à la dimension culturelle, son équivalent social étant ‘post-industriel.’
84
Jean François Lyotard, La condition postmoderne : Rapport sur le savoir (Paris: Éditions de Minuit,
1979) 7.
85
Lyotard 7.
35
représente la mort des grandes narrations modernes 86 et du siècle des Lumières liée à
l’essor du capitalisme et des techniques. Lyotard en donne les caractéristiques
suivantes :
La fiction narrative perd ses fonctions, le grand héros, les grands périls, les
grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d’éléments
langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc. 87
Les éléments descriptifs ou narratifs qui composent les récits ne sont plus fixes, d’où le
large éventail d’interprétations possibles qui en découlent. Tel un palimpseste, le
postmodernisme mêle les genres et trouble les attentes des lecteurs.
Le postmodernisme nous ouvre à la différence et « renforce notre capacité de
supporter l’incommensurable » (Lyotard 9) en inventant de nouvelles règles
langagières. Dans son ouvrage critique Lyotard, Alberto Gualandi nous aide à
comprendre l’œuvre de Lyotard. Dans les récits postmodernes, les discours perdent leur
fondement et les jeux de langage qu’ils prétendaient avoir auparavant ne sont plus
valides. 88
Chaque individu se découvre vivre et parler ‘sous le coup’ d’une multiplicité
dispersée de récits, et tout jeu de langage qui prétend totaliser les autres dans
un métadiscours universel apparaît comme un mensonge paradoxal. 89
Lyotard voit donc dans le postmodernisme « la fin des discours de légitimation de la
connaissance et de l’action qui ont conduit à des impasses inacceptables, à des désastres
86
Les ‘grands récits’ sont les récits nés des Lumières et de l’idéalisme allemand. Les premiers étaient
inspirés par un idéal de justice, les seconds par un idéal de vérité. Ces deux récits ont eu pour Lyotard
comme seul résultat la terreur.
87
Lyotard 7-8.
88
Cela réfère à la modernité qui correspond à l’époque où l’homme a pris la place assignée auparavant à
Dieu par le Moyen-Age « et où les discours d’une humanité qui se réalise dans l’Histoire par sa raison,
son savoir et son travail ont remplacé le récit eschatologique religieux. » Alberto Gualandi, Lyotard
(1999: 65-66).
89
Gualandi 66.
36
historiques. »90 Le deuil des ‘grands récits’ est allé de pair avec « un scepticisme
généralisé, une atomisation du social, une pulvérisation de son tissu, qui menace toute
aspiration de vérité et de justice. » (Gualandi 66). Lyotard donne à cette menace le nom
de « délégitimation. » Le postmodernisme offre ainsi une pluralité de jeux de langage et
de significations. Il n’y a plus d’idée d’unité et de totalité. Le postmodernisme rime
avec déconstruction et fait vaciller la notion de sens même à donner aux récits. Les
termes clés de parodie, de conscience de soi et de cynisme sont mis en avant. Le lecteur
est libre dans l’interprétation des œuvres car il n’y a plus de signification unique.
L’humour et l’ironie sont utilisés: « l’écrivain postmoderne ne néglige en effet jamais
l’aspect ludique qui constitue l’une des facettes essentielles du plaisir du texte grâce à
une espièglerie de chaque instant. » (Gallix 83). King, Straub et Palahniuk utilisent par
exemple avec force l’humour noir.
Le courant postmoderne redéfinit ainsi les conventions du roman moderne classique:
it became a postmodern convention to say that the conventional novel, with
its fixed text, chronological development, claim to authority and to
authorship, had become exhausted, overwhelmed by … the plurality of forms
and styles available to the late modern writer. 91
Nous démontrerons à travers cette thèse que les trois récits choisis entrent bien dans ces
critères ne serait-ce que par le remaniement temporel constant et l’usage du langage fait
par les auteurs. Ils nous offrent une danse temporelle et stylistique effrénée et
réexaminent le dénouement conventionnel. Si le mouvement gothique postmoderne
s’inspire mais remet aussi en cause et transcende les conventions du Gothique anglais,
il en va de même pour le mouvement postmoderne qui s’inspire mais se démarque
également
du
modernisme.
L’alliance
des
deux
termes
« gothique »
et
90
Gualandi 66. Il cite notamment pour exemple les camps de concentration et les goulags comme
l’expression la plus extrême de ces désastres.
91
Malcom Bradbury, The Modern American Novel (New York: Oxford University Press, 1983) 201.
37
« postmodernisme » montre bien l’omniprésence du passé et la quête de la
transcendance comme des fils d’Ariane dans le proccessus créatif de nos auteurs.
Les trois œuvres choisies pour ce travail mettent en exergue les thèmes du macabre,
du corps souillé et fragmenté, de la mort, du tabou, qui -s’ils existaient déjà dans le
gothique anglais- sont drapés d’un voile kitsch par les auteurs. King et Straub
présentent dans leurs œuvres des éléments ayant un lien direct avec le thème de
l’abjection. L’adjectif « gore » est, quant à lui, régulièrement appliqué par les critiques
aux récits de Palahniuk, critiques qui lui reprochent d’aller trop loin dans sa description
des éléments abjects. Nos auteurs lèvent le rideau sur une représentation
kaléidoscopique de l’objet abject et crée chez le lecteur un sentiment d’horreur.
Les termes « horreur » et « terreur » sont communément associés mais ils ont été
distingués par Ann Radcliffe dans son essai « On the Supernatural in Poetry. »92
«Terror and horror are so far opposite, that the first expands the soul, and awakens the
faculties to a high degree of life; the other contracts, freezes, and nearly annihilates
them. » (Radcliffe 6) La terreur, perçue sous un angle positif, semble nous rendre plus
vivant alors que l’horreur est vue de manière plus négative et est associée à un état
léthargique. Dans Danse Macabre, Stephen King différencie de la manière suivante la
terreur et l’horreur :
Terror is the sound of the old man’s continuing pulsebeat in ‘The Tell-Tale
Heart’ –a quick sound, ‘like a watch wrapped in cotton.’ Horror is the
amorphous but very physical ‘thing’ in Joseph Payne Brennan’s wonderful
novella ‘Slime’ as it enfolds itself over the body of a screaming dog. 93
92
Ann.Radcliffe, « On the Supernatural in Poetry, » New Monthly Magazine 1826, The Literary Gothic,
2002, 21 Aug. 2010 <http://www.litgothic.com/Texts/radcliffe_sup.pdf>.
93
Stephen King, Danse Macabre (London: Time Warner Books, 1993) 37. « The Tell-Tale Heart »
(1843) est une nouvelle d’Edgar Poe dans laquelle le narrateur vit avec un vieil homme possédant un œil
de vautour qui l’obsède, ce qui le pousse au meurtre. Le narrateur finit par avouer lui-même aux policiers
son acte barbare, étant persuadé que les battements de cœur qu’il ne cesse d’entendre sont ceux de sa
victime et non les siens. La nouvelle, « Slime » décrit une forme de vie protoplasmique qui sort de
38
La terreur semble être ici assimilée à un état de peur extrême ; les battements du cœur
créent un sentiment d’oppression qui reste présent de manière lancinante. L’expérience
horrible est liée à la monstruosité et engendre de la révulsion, en donnant une réalité
aux cauchemars les plus sombres. L’apparition d'un monstre par exemple nous placerait
à la fois dans le domaine de l’horreur et de la terreur. Cependant, l'horreur semble se
distinguer par son lien apparent avec le dégoût. La frontière entre terreur et horreur
paraît mince mais c’est bien la dimension horrifique qui concerne King, Straub et
Palahniuk car leur présentation de l’objet abject engendre chez le lecteur un sentiment
d’aversion, de répulsion.
Cependant, la conception radcliffienne de la terreur présente un aspect primordial
pour notre thèse. Pierre Arnaud dans son ouvrage critique sur Ann Radcliffe précise ce
point vital : « il y a toujours une nuance de répulsion dans l’horreur. … Dans l’esprit de
Mrs Radcliffe, ce n’est pas l’horreur mais la terreur qui conduit au sublime. »94 Cette
idée, qui n’est pas nouvelle, nous mène sur la voie du sublime. On peut s’interroger sur
la pertinence de la relation entre le sublime et notre problématique. Edmund Burke
(1729-1797) dans A Philosophical Enquiry into the origins of our Ideas of the Sublime
and Beautiful (1757) énonçait sa théorie du sublime comme « a sort of delightful
horror, a sort of tranquillity tinged with terror. » 95 Burke n’établissait pas de distinction
entre horreur et terreur mais son éclairage sur la combinaison d’horreur et de plaisir met
en lumière le titre de notre thèse : « la poétique de l’abjection. » Le beau et l’abject
sont, tel un Janus bifrons, les deux faces d’une même pièce révélant dès lors l’art de la
l’océan et se nourrit des résidents de la Nouvelle Angleterre. On y voit un clair écho avec la nouvelle de
King, « The Raft, » qui met aussi en scène un organisme d’origine marine qui se nourrit d’humains.
94
Pierre Arnaud, Ann Radcliffe et le fantastique : Essai de psychobiographie (Paris: Aubier Montaigne,
1976) 333.
95
Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origins of our Ideas of the Sublime and Beautiful
(London: Routledge and Kegan Paul, 1958) 123.
39
duplicité pratiqué par les auteurs. Le lecteur doit s’attendre à plonger dans un océan
sombre où l’horreur règne mais où l’accès au palier du sublime est possible.
On ne peut ainsi traiter du sublime sans évoquer les idées majeures de Longin (Ier s.
ap. JC.) et de Burke. La vision de Longin est exprimée dans son Traité du sublime. 96
Ecrit en grec au début de l’Empire romain, ce texte eut, avec la traduction de Boileau
en 1674, un retentissement européen. Il a établi pour les Romantiques, Burke ou Kant,
les fondations du sublime. Pour Longin, le sublime est un au-delà du beau. « Est
sublimis ce qui est haut, élevé dans le ciel. D’un autre mot latin, le sublime est
proprement le summum. » (Longin 6). Le sublime nous fait atteindre le sommet de la
création artistique. « Longin a mis un nom sur l’insaisissable et pourtant indispensable.
Sur ce que l’époque de Boileau nomme le ‘je ne sais quoi’, ou ce que Hugo appelle le
‘génie.’ » (Longin 7). On peut parler de génie littéraire dans le cas de King, Straub et
Palahniuk face à leur succès inébranlable.
Pour Longin, le sublime passe par le langage. Longin différencie « le sublime
poétique et tragique qui vise d’abord au choc ou à l’étonnement (ekplèxis) et le sublime
de l’éloquence dont le but principal est l’évidence (enargeia). »97 Le premier implique
une tendance à l’exagération, au fabuleux et le second indique le souci de la
vraisemblance. King, Straub et Palahniuk semblent allier les deux en mettant en avant à
la fois la quotidienneté des lieux ainsi que la violence des actes et des sentiments chez
les personnages. Nos auteurs utilisent le sublime pour rendre l’horrible poétique bien
qu’il soit également terrible et repoussant. Il y a ainsi des résonnances entre le sublime
longinien et nos trois œuvres. Un écho existe également, comme nous l’avons précisé
précédemment, avec la théorie d’Edmund Burke.
96
Longin, Traité du sublime, trans. Boileau, (1674, Paris: Librairie Générale Française, 1995).
97
Baldine Saint Girons, Le sublime de l’antiquité à nos jours
, 2008) 44.
40
Le sublime est lié au mouvement gothique:
Le Sublime est probablement la source majeure des effets les plus poignants
des Mystères d’Udolphe ou du Moine. 98 … L’ayant fait passer du champ de
la rhétorique à celui de l’expérience esthétique, [Burke] l’a chargée d’un sens
nouveau ; le sublime désigne désormais, par cette image codifiée de la
verticalité, la hauteur de nos aspirations et l’horreur des profondeurs. 99
Le sublime est alliance de contraires, unissant l’horreur et la recherche de la
transcendance, d’où la thématique de la verticalité qui est non sans rappeler le château
gothique et la demeure de Shadowland ou l’école Carson dans le récit straubien.
Contrairement à Longin, Burke différencie le sublime et le beau 100 :
Beauty as a category could be seen as part of a discernible history of Taste;
the Sublime was that which ruptured the continuity of experience and
tradition, a disordering like ‘the spirit of liberty’ he’d describe in the
Reflections in which ‘the fixed air is plainly broke loose.’ 101
Le sublime est bien auxiliaire de transcendance ; il implique la douleur, l’admiration, la
grandeur alors que le Beau implique le plaisir et l’amour. Pour Burke, la terreur 102 est
au cœur du sublime et se mêle au plaisir : il s’y réfère sous le terme de « delight. »
« The Sublime in art produces delight but the sublime in nature is a form of paralysis. »
(Longin 7). Il différencie ainsi l’effet du sublime dans l’art et dans la nature; une
symphonie de Beethoven nous transporte alors qu’une tempête déchaînée engendre un
trouble et un ébranlement de tout notre être. Pour Burke,
98
Les titres sont en français dans le texte.
99
Durot-Boucé 13.
100 Burke parle ainsi de la beauté: « I call beauty a social quality, for where women and men, and not
only they, but when other animals give us a sense of joy and pleasure in beholding them, they inspire us
with sentiments of tenderness and affection towards their persons. » Burke (1958: 24).
101
Burke xv.
102
« Terror is in all cases whatsoever either more openly or latently the ruling principle of the sublime. »
Burke (1958: 54). Le sublime crée traditionnellement « a sort of delightful horror, a sort of tranquillity
tinged with terror. » Burke (1958: 123).
41
whatever is fitted in any so to excite the ideas of pain and danger, that is to
say, whatever is in any sort terrible, or is conversant about terrible objects, or
operates in a manner analogous to terror, is a source of the sublime; that is, it
is productive of the strongest emotion which the mind is capable of
feeling. 103
La douleur et la terreur dépassent le sentiment de plaisir, ce qui peut sembler au
premier abord paradoxal.
Le sublime est après tout l’impossibilité de la connaissance:
Certain kinds of absence, what Burke calls privation, are sublime -vacuity,
darkness, solitude, silence- all of which contain, so to speak, the
unpredictable ; the possibility of losing one’s way, which is tantamount,
Burke implies, to losing one’s coherence. 104
Le sublime est donc aussi lié à une perte des repères ; les personnages et le lecteur se
perdent d’ailleurs dans l’univers de King, Straub et Palahniuk. Pour Burke, le sublime
est lié aux grands espaces, à la nature
105
:
The passion caused by the heart and sublime in nature, where those causes
operate most powerfully, is Astonishment; and astonishment is that state of
the soul, in which all its notions are suspended, with some degree of horror.
In this case the mind is so entirely filled with its object, that it cannot
entertain any other, nor by consequence reason on that object which employs
it. … Astonishment, as I have said, is the effect of the sublime in its highest
degree; the effects are admiration, reverence and respect. 106
Le sublime engendre l’étonnement pris dans le sens étymologique de « foudroiement »
(attonitus signifie « foudroyé ») et dans le sens dynamique d’ébranlement. Les récits de
King, Straub et Palahniuk nous laissent sans voix non pas précisément par la
description de la nature mais notamment par l’enchaînement des faits choisis par les
auteurs qui reste de façon lancinante dans notre esprit ; le temps semble suspendre son
103
Burke 36.
104
Burke xxii.
105
La théorie burkienne est liée au sublime naturel et non rhétorique ou poétique.
106
Burke 53.
42
vol au moment de la compréhension d’évènements clés par le lecteur. Pour ne donner
qu’un exemple, le dénouement choisi par King et le moment où le lecteur comprend
que le protagoniste choisit consciemment de se sacrifier en reprenant une part de tarte
est bien un de ces moments où le temps semble s’arrêter. La théorie burkienne du
sublime dans sa thématique du « delight » donne au titre de notre thèse toute sa portée.
Les éléments abjects semblent véhiculer même plus que du plaisir et paraissent
engendrer la fascination des lecteurs. L’attrait de ces derniers pour des récits où
l’élément horrible règne en maître n’est pas anodin. La notion de paradoxe émerge,
nous permettant de voir l’abjection comme auxiliaire d’une nouvelle poétique. On ne
peut traiter de poétique sans faire référence à son fondateur Aristote qui en jeta les
bases vers 340 av. J.C:
Aristote est le premier à avoir analysé le langage propre à la poésie, à en
avoir distingué les genres et les formes dans son essai, La poétique. 107 Il a, le
premier, établi la différence entre la poétique, art de composer des vers, et la
rhétorique, art de persuader, de convaincre, de soutenir louange ou blâme. 108
Le terme poétique est donc d’abord lié à celui de poésie
dont l’étymologie grecque, poiein, ‘faire,’ …, désigne d’abord un certain art
du langage qui organise les mots dans un genre précis de littérature dont la
production de base est le poème, pendant longtemps caractérisé par le vers,
et toujours par la recherche d’un rythme, d’images spécifiques. »109
Cet art du langage n’est pas étranger à nos auteurs qui cherchent à créer également un
rythme effréné à travers l’agencement de leurs intrigues et nous verrons que les images
abondent dans nos trois récits.
La nature a une importance majeure dans le fait artistique pour Aristote :
107
Aristote, Poétique (Paris: Librairie Générale Française, 1990).
108
Michèle Aquien, et Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique et de poétique (Paris: Librairie
Générale Française, 1999) 415.
109
Michèle Aquien, et Georges Molinié 407.
43
Nous allons traiter de l’art poétique lui-même et de ses espèces, de l’effet
propre à chacune d’entre elles, de la manière dont il faut agencer les histoires
si l’on souhaite que la composition soit réussie ; nous traiterons en outre du
nombre et de la nature des parties qui la constituent et pareillement de toutes
les questions qui appartiennent au même domaine de recherche, en
commençant par ce qui vient d’abord, suivant l’ordre naturel. 110
Aristote considérait dans une métaphore végétale le poème comme « un être vivant qui
est un et forme un tout. » (Aristote 123). Au XVème siècle, le terme vient à désigner le
texte lui-même. La définition du terme poétique a ainsi subi de nombreuses évolutions
mais il reste lié à la création artistique associée au langage et nous l’utilisons
principalement dans le sens du faire artistique. Le terme « poétique » est avant tout vu
comme ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art. Notre rôle sera de nous
interroger sur les moyens mis en œuvre par les auteurs afin de changer l’objet abject en
création artistique.
Si nous suivons cette direction la vision de Todorov permet d’éclairer notre route:
La poétique est une approche de la littérature à la fois ‘abstraite’ et ‘interne.’
Ce n’est pas l’œuvre littéraire elle-même qui est l’objet de la poétique : c’est
ce que celle-ci interroge, ce sont les propriétés de ce discours particulier
qu’est le discours littéraire. Toute œuvre n’est alors considérée que comme la
manifestation d’une structure abstraite et générale, dont elle n’est qu’une des
réalisations possibles. C’est en cela que cette science se préoccupe non plus
de la littérature réelle, mais de la littérature possible, en d’autres mots de
cette propriété abstraite qui fait la singularité du fait littéraire, la
littérarité. 111
Todorov interroge les propriétés du discours littéraire lui-même ; il met en avant le
fonctionnement, la forme, la reconnaissance d’une présence littéraire et le pouvoir des
mots qui donnent aux œuvres leur beauté. Nos auteurs explorent le pouvoir du discours
pour naviguer sur le cours de l’abjection. L’écriture est un art et la linguistique se met
110
Aristote 85.
111
Tzvetan Todorov, Poétique (Paris: Editions du Seuil, 1968) 19-20.
44
au service de cette poétique. La littérature est un chantier en constante évolution ; c’est
pour cela que les œuvres s’ouvrent tel un palimpseste à d’innombrables interprétations.
Les portes à ouvrir pour comprendre l’engouement du public pour ce type de
littérature sont nombreuses et ce sont ces portes que nous allons tâcher d’ouvrir une à
une pour percevoir l’origine de la flamme toujours vive des lecteurs pour la littérature
de l’abjection. Une courte présentation de chaque écrivain s’impose pour poser le cadre
de notre travail avant d’établir un bref résumé du corpus. Notre choix de commencer
par Stephen King s’explique par sa renommée qui en fait un phénomène littéraire à part
entière.
Le foisonnement créatif de Stephen King est remarquable. Dans son étude critique,
Stephen King 30 ans de terreur, Hugues Morin montre que King a publié des romans
qui, sur la période s’étalant de 1974 à 2009, s’élèvent au nombre de soixante-dix.
« L’auteur du Maine a publié pendant ces trente années plus de 175 histoires (romans,
nouvelles, novelettes, novellas et poèmes confondus). » 112 Ces romans incluent des
recueils de nouvelles comme Four past Midnight (1990) ou Heart in Atlantis (1999).
Ses nombreuses nouvelles incluent par exemple « People, Places and Things » coécrit
avec Chris Chesley dès 1960, « The Glass Floor » en 1967, « The Lawnmower Man »
en 1975, « Children of the Corn » en 1977 ou « The Mist » en 1993. Scénariste, il a luimême réécrit certaines de ses œuvres pour les adapter au cinéma. C’est ainsi qu’il a
transformé la novelette « Cycle of the Werewolf » (1982) en Silver Bullet (1985). 113 Sa
popularité même en fait un phénomène à part entière et mérite qu’on attache un intérêt
particulier à ses œuvres. Une liste non exhaustive de ses productions est d’ailleurs
112
Hugues Morin, et al, Stephen King :Ttrente ans de terreur (
: Alire, 1997) 13.
113
Le film réalisé par King est sorti en 1985 et fut nominé comme meilleur film au festival du film
portugais de Fantasporto.
45
fournie à la fin de cette thèse. Notre choix de nous concentrer sur son œuvre parue en
1984, Thinner, s’éclairera lors du résumé de l’intrigue.
Deux œuvres critiques -Stephen King, Hantise de l’écrivain de Philippe Hemsen et
La science de Stephen King de Loïs Gresh et Robert Weinberg 114 - nous fournissent
des informations essentielles sur la biographie de Stephen King. Celui-ci est né à
Portland dans l’état du Maine en 1947, il est le deuxième fils de Donald Edwin King et
Nellie Pillsburg King. Auteur de best-sellers, il a commencé à écrire dès l’âge de sept
ans lorsqu’il était à l’école élémentaire à Durham dans le Maine. En 1959, il publia son
propre journal local, Dave’s Rag, avec son frère aîné, David Victor adopté en 1945. En
1960, alors âgé de 13 ans, il envoya sa première histoire à un magazine mais elle fut
refusée.
C’est avec passion que King a lu les œuvres de Howard P. Lovecraft et d’Edgar
Allan Poe, qu’il s’est imprégné de ces auteurs et s’est laissé emporter dès le plus jeune
âge dans l’univers fantastique. Cette passion tient sa source dans la découverte en 1960
dans le grenier de sa tante des livres de poche et des bandes dessinées de science-fiction
et d’horreur laissés par son père dans une malle. Ce fut pour lui une révélation. Il
dirigea par la suite le journal de son lycée, le Drum. King étudia à l’université du Maine
de 1966 à 1970 où il rencontra Tabitha Spruce qu’il épousa en 1971. Pendant ces
années d’études à l’université il tint une chronique dans le magazine universitaire,
King’s Garbage Truck. Avant la publication de Carrie, King fut professeur d’anglais à
la Hampden Academy à Hampden dans le Maine. Lois Gresh et Robert Weinberg
indiquent que pendant cette période il a habité dans une caravane avec sa femme et ses
deux premiers enfants.
114
Lois Gresh, Robert Weinberg, et Colette Michel, La science de Stephen King (Paris: Dunod, 2008).
46
La vente du roman Carrie en 1973 aux Editions Doubleday, sa publication en 1974
et les 200,000$ qu’il obtint des droits d’édition de cette œuvre en livre de poche lui
permirent d’arrêter l’enseignement et de se consacrer à sa passion de l’écriture. Carrie a
été la porte d’entrée de King dans le panthéon de la littérature américaine :
Stephen King est devenu une institution américaine. Il se range juste derrière
la grand-mère, la bannière étoilée et la tarte aux pommes. King est l’un des
auteurs les plus vendus du vingtième siècle, sinon de tous les temps,
simplement parce qu’il raconte des gens ordinaires et qu’il le fait mieux que
n’importe quel autre écrivain d’aujourd’hui. 115
Il abat notamment les murs de la normalité et de l’idéal familial de la société
américaine.
Son père ayant abandonné la maison familiale en 1949 alors que Stephen King
n’avait que deux ans, l’éclatement du cocon familial, le sentiment de perte et d’abandon
lié à celui d’isolement apparaît en arrière-plan dans la vie de l’auteur et apporte un
éclairage particulier à ses œuvres. Il met en scène des personnages incompris par leur
entourage comme dans Carrie (1974) ou rejetés de par leur physique ingrat comme pour
Arnie Cunningham, le protagoniste de Christine (1983). L’éclatement de l’unité
familiale est exploité dans de nombreuses œuvres telles que The Shining (1977) ou
Dolores Clairbone 116 (1993). Stephen King a été dénigré par ses camarades de classe en
raison de son surpoids et a été considéré comme un marginal. La laideur physique est
liée à la notion de répulsion car elle touche avant tout la dimension physique et peut
s’apparenter à l’anormal, voire au monstrueux.
L’abjection a été omniprésente pendant l’enfance de King et il n’est pas surprenant
que ce dernier l’ait utilisé comme l’un des fils d’Ariane pour tisser l’intrigue de ses
115
Lois Gresh, Robert Weinberg, et Colette Michel 3.
116
Dans The Shining, Jack Torrence est un père alcoolique dont la rage l’amène à perdre son travail de
professeur et à blesser physiquement son fils. Dans Dolores Clairbone, la protagoniste avoue le meurtre
de son mari qui la battait et a violé sa fille.
47
récits. La répugnance physique s’allie à la monstruosité morale dans les œuvres de
l’auteur. L’horrible et l’ordinaire se côtoient dans les récits kingiens, ce qui est pour L.
Gresh et R. Weinberg une des clés de son succès.
Ses romans, comme ses nouvelles, mettent en scène des gens normaux,
comme vous et moi, qui rencontrent le bizarre, l’étrange et le monstrueux.
C’est une manière extraordinaire d’accrocher le lecteur. King ne présente pas
de superhéros, pas d’homme en cape ou de scientifique armé de rayon laser.
Ses histoires sont remplies de gens ordinaires. 117
C’est ce qui rend la plongée dans l’abjection encore plus perturbante.
King repousse les limites de l’horrible en donnant des descriptions précises de
l’élément abject. Cet excès de l’usage de l’abject dans les descriptions révèle
l’influence lovecraftienne. 118 Par exemple, dans Pet Sematary (1983), la description de
l’enfant Gage revenant d’entre les morts après que son père Louis Creed l’ait enterré
dans le cimetière Micmac crée chez le lecteur un sentiment d’effroi. Dans The
Tommynockers (1987), la transformation des habitants de Haven en extraterrestres due
à l’influence d’un vaisseau enfoui sous la terre provoque l’aversion du lecteur. De
même, la description du viol de Sara Tidwell dans Bag of Bones (1998) ainsi que le
plaisir sadique que prennent ses persécuteurs à effectuer cet acte barbare crée un
véritable malaise et nous laisse un sentiment d’horreur. Dans ce dernier cas, abjection et
sexualité ne font qu’un, mettant en lumière l’héritage gothique de King. En effet, la
sexualité morbide et la thématique de la transgression est caractéristique du gothique
117
Lois Gresh, Robert Weinberg, et Colette Michel 2-3.
118
Lovecraft met en péril la santé mentale de ses personnages en les confrontant à des monstres
répugnants qu’il décrit avec force et génie. Le personnage du Shoggoth, monstre dans le mythe de
Cthulhu, est par exemple ainsi décrit dans «At the Mountain of Madness» : « it was a terrible,
indescribable thing vaster than any subway train -a shapeless congeries of protoplasmic bubbles, faintly
self-luminous, and with myriads of temporary eyes forming and un-forming as pustules of greenish light
all over the tunnel-filling front that bore down upon us, crushing the frantic penguins and slithering over
the glistening floor that it and its kind had swept so evilly free of all litter.» H.P.Lovecraft, «At the
Mountain of Madness,» The Call of Cthulhu and Other Weird Tales (2011: 484) .
48
« où courent les vers de la corruption et l’abomination d’une sexualité agressive,
macabre et incestueuse. » (Lévy vi). Le thème de l’inceste fera d’ailleurs l’objet d’une
analyse à part entière lors de notre analyse des personnages dans notre première partie.
En 1999, une voiture le renversa lui causant de multiples fractures, une
hospitalisation de trois semaines et de nombreuses interventions chirurgicales.
L’intrigue de Christine ressurgit alors dans nos esprits, comme si le monstre inventé par
l’auteur s’était matérialisé sous la forme d’une camionnette pour poursuivre son
créateur dans la vie réelle. King a été très tôt confronté à la figure de la Grande
Faucheuse. 119 Dans son enfance, il a assisté à la mort d’un de ses amis qui s’est fait
écraser par un train ; bien qu’il prétende que l’évènement ne lui a laissé aucun souvenir
et n’a eu aucune influence sur son inspiration créatrice, l’état de choc faisant suite à
l’accident et narré plus tard par sa mère dans On Writing (2000) fait émerger des doutes
chez le lecteur. Le thème de la mort apparaît bien de manière lancinante dans ses
œuvres et constitue un dénominateur commun avec les récits de Peter Straub (1943- ).
Traiter de Straub à la suite de King semble être une évidence quand on sait que ces
deux amis de longue date ont allié leur imaginaire créatif pour donner naissance à des
best seller tels que The Talisman (1984) ou Black House (2001), œuvres qui associent à
la fois l’horreur et la fantasy. Le site officiel de l’auteur 120 et Michael R. Collings121
nous apportent des informations biographiques sur cet auteur né le 2 mars 1943 à
Milwaukee dans l’état du Wisconsin. Straub est à la fois poète et auteur et, tout comme
King a reçu de nombreuses récompenses (8 Bram Stoker, 6 Horror Guild Awards, 5
119
Cette image allégorique de la mort a émergé au Moyen-Age, a été liée aux épidémies de peste et s’est
retrouvée plus tard par exemple dans le tableau de Pieter Bruegel LeVieux, « Le triomphe de la mort »
(1562). La mort y est associée à l’image de la faux.
120
Peter Straub, peterstraub.net, nd. 7 April 2010 <http://www.peterstraub.net/bio/bio_home.html>.
121
Michael R Collings, Hauntings: the Official Peter Straub Bibliography (Woodstock: Overlook
Connection Press, 1999).
49
Locus Awards, 3 World Fantasy Awards), Straub a lui aussi connu la reconnaissance
de ses pairs (Bram Stoker Award, World Fantasy Award, International Horror Guild
Award). Ces récompenses, dont la liste et les années précises sont inclues dans
l’annexe, révèlent bien la place prééminente de ces romanciers dans la littérature dite
d’horreur. Si King a été renversé par un camion à l’âge de 52 ans, Straub, lui, a été
renversé par une voiture lorsqu’il n’avait que sept ans. De sévères blessures lui ont valu
une hospitalisation de plusieurs mois et il est resté temporairement dans un fauteuil
roulant jusqu’à ce qu’il ait réappris à marcher. Cet accident a donné prématurément à
Straub conscience de sa propre mortalité. Les deux auteurs ont ainsi personnellement
connu la souffrance physique et ont été confrontés de près à la mort, ce qui peut
expliquer la prééminence de ce thème dans leurs œuvres.
Contrairement à Stephen King, Straub a été élevé dans une famille unie ; cependant,
il n’a pas suivi la voie choisie par ses parents : son père voulait qu’il soit un athlète
professionnel alors que sa mère souhaitait qu’il devienne un pasteur luthérien. Il s’est
tourné vers l’écriture alors qu’il était élève à l’école Milwaukee Country Day. Il a
obtenu son Master à l’université de Columbia en 1966. Tout comme King a enseigné de
1971 à 1973 après avoir obtenu son diplôme de professeur d’anglais à l’université du
Maine en 1970, Straub a brièvement enseigné l’anglais à l’université de Milwaukee. Il
est ensuite allé à Dublin en 1969 pour travailler sur son doctorat et se mettre
sérieusement à l’écriture. Contrairement à King qui connut un succès immédiat avec
Carrie, les débuts de Straub furent mitigés. Ses deux premières tentatives d’écriture
romanesque Marriages (1973) et If you could see me now (1977) ne connurent pas un
franc succès. Ce fut la dimension surnaturelle de Julia (1975) qui assura à Straub un
avenir prometteur. Par la suite, Ghost Story (1979) l’inscrit dans le cercle des écrivains
de la littérature d’horreur et dans la tradition du roman gothique: « Ghost Story was an
50
immediate popular success that quickly established itself as one of the seminal works of
late twentieth century horror fiction. » 122 L’accent mis sur le thème de l’abjection et la
présence d’un univers gothique éclaire notre choix d’utiliser une œuvre de Straub pour
cette thèse et plus particulièrement celle parue en 1980, Shadowland. Le résumé qui
sera donné plus loin de ce récit expliquera notre volonté de nous concentrer sur cette
œuvre.
Un autre point commun unit King et Straub. Tout comme le premier s’est essayé à
d’autres genres que l’horreur à travers des œuvres plus psychologiques comme Rage
(1977) ou dans le domaine de la fantasy comme The Dark Tower (1982-2004), Straub
écrit des romans plus proches du réel comme Under Venus (1984), Koko (1988),
Mystery (1991) et The Throat (1993). Ces trois derniers appartiennent à une trilogie,
« the Blue Rose Trilogy ; » ils traitent notamment des séquelles de la guerre du
Vietnam et voient les mêmes personnages y être régulièrement cités. 123 Le thème de la
mort se combine à celui de l’abjection physique mais surtout morale face à des
personnages infâmes tels que le tueur de Blue Rose dans The Throat ou un simple père
de famille comme Alden Chancel dans The Hellfire Club 124 (1996). Même ces récits
réalistes de Straub révèlent des personnages corrompus, rongés par le mal ou la
culpabilité et laissent transparaître des traits du gothique anglais. Straub se place,
comme King, dans la lignée du postmodernisme en remettant au goût du jour leur
héritage gothique.
122
Bill Sheehan et Alan Clark, At the Foot of the Story Tree: an Inquiry into the Fiction of Peter Straub
(Burton: Subterranean Press, 2000) 11.
123
Par exemple, les personages de Michael Poole, Tim Underhill apparaissent dans The Throat, Koko ou
Mystery.
124
Ce personnage représente la figure du patriarche étouffant, misogyne et dictatorial.
51
Ecrivain aux ressources multiples, Straub a notamment publié plusieurs recueils de
poésie. My Life in Pictures est apparu en 1971 sous la forme d’une série de six
pamphlets poétiques. Il fut publié avec son ami Thomas Tessier alors qu’il habitait
Dublin. Turret Books publia Ishmael en 1972 puis la maison d’édition Irish University
Press publia le troisième recueil de poésie de Straub, Open Air la même année. Straub
et King partagent ainsi des expériences personnelles et des thèmes littéraires communs.
Les thématiques du corps, de la mort et de l’excès prévalent et apparaissent également
de façon lancinante dans les œuvres de Chuck Palahniuk.
L’ouvrage critique édité par Cynthia Kuhn et Lance Rubin, Reading Chuck
Palahniuk, 125 nous livre des informations essentielles sur la vie de cet auteur. De son
vrai prénom Charles Michael, Palahniuk est né le 21 février 1962 à Pasco, dans l’état de
Washington. Quand on sait qu’il a allié écriture romanesque et journalistique,
l’exploitation particulière du thème du journalisme dans Lullaby (2002) prend alors tout
son sens. L’éclectisme n’effraie pas cet auteur qui après des études de journalisme qui
ne lui permettent pas de vivre de ce métier, devient mécanicien pendant dix ans. Il écrit
son premier roman Invisible Monsters (1999) qui est refusé par les éditeurs en raison de
son contenu trop provoquant. Il sera finalement édité en 1999 et la lecture de cette
œuvre nous laisse percevoir que la violence qui y est présente n’est pas plus choquante
que celle existant dans d’autres récits comme Fight Club (1996) qui met en scène un
club de combat clandestin où des jeunes se battent pour évacuer leur malaise.
Le thème de la violence -commun à King et à Straub- est omniprésent dans ce récit
où la remise en cause du système établi fait également écho aux récits kingiens ou
straubiens. Basé sur un livre, Insomnia : if you lived there, you would be home already
125
Cynthia Kuhn et Lance Rubin, Reading Chuck Palahniuk:. American Monsters and Literary Mayhem
(New York: Routledge, 2009).
52
-jamais soumis à un éditeur mais où le style minimaliste qui lui est si propre est déjà de
rigueur- Fight Club ne connut un grand succès qu’après son adaptation à l’écran en
1999 par David Fincher. Ses romans suivants Survivor (2001), Choke (2001) Lullaby
(2002), Haunted (2006), Rant (2007), Snuff (2008), Pygmy (2009) et Tell-All (2010)
l’ont classé dans le mouvement splatterpunk 126 et lui ont assuré une renommée
internationale ce qui lui a valu plusieurs récompenses. Il a notamment obtenu le Pacific
Northwest Booksellers Association Award et l’Oregon Book Award pour Fight Club en
1997 ainsi que le Pacific Northwest Booksellers Association Award pour Lullaby en
2003.
Les écrits de Palahniuk sont vecteurs de nombreuses interrogations et ses
personnages sont révélateurs d’un dysfonctionnement de la société américaine aussi
bien au niveau collectif, familial, qu’identitaire, ce qui constitue à nouveau une
passerelle avec les œuvres de King et de Straub. Les thématiques de la violence et de la
mort sont prégnantes dans les œuvres ainsi que dans la vie même de l’auteur. Chuck est
bénévole dans des associations d’aides aux sans-abris, aux personnes âgées, et surtout
aux malades en phase terminale qu’il accompagne en séances de thérapie de groupe. Le
thème de la souffrance et du chaos prégnant dans la vie de Palahniuk semble trouver un
écho dans le désordre narratif de ses œuvres.
La vie de l’auteur se décline à un rythme tragique 127 : son grand-père paternel tua sa
femme à coups de fusil avant de se donner la mort. En 1999, le père de Palahniuk eut le
126
L’écrivain et critique David J. Schow forgea ce terme au milieu des années 1980 pour caractériser un
courant littéraire inspiré du mouvement punk. Ce genre tente de renouveler le genre fantastique et
l’horreur en s’inspirant du réalisme punk et en présentant des scènes de violence crues, des ‘villains’ plus
réalistes, des antihéros plus que des héros.
127
Le site Encyclopedia of World Biography nous livre des informations fiables et primordiales sur
l’auteur. Ben Zackheim, « Chuck Palahniuk, » Encyclopedia of World Biography, 2011, 18 Sept. 2010
<http://www.notablebiographies.com/newsmakers2/2004-Ko-Pr/Palahniuk-Chuck.html>.
53
coup de foudre pour une femme de l’Idaho, Dona Fontaine. L’ex-petit ami de Dona,
Dale Shackleford, fut emprisonné pour violence sexuelle et jura de la tuer dès sa sortie
de prison. A sa libération, Shackleford suivit le père de Chuck et Dona et les tua avec
son arme à feu. Suite à l’arrestation de Shackleford, on demanda à Palahniuk de
prendre part à la décision ou non d’attribuer la peine de mort à ce meurtrier. Au
printemps 2001, Shackleford fut reconnu coupable de meurtre au premier degré et
condamné à mort un mois après que Palahniuk ait fini l’écriture de Lullaby qui fut pour
lui un exutoire quant à son rôle joué dans cette condamnation. Si l’œuvre est un objet
cathartique, on comprend alors ce déchaînement de sentiments contradictoires,
l’impression de chaos et la colère du narrateur contre le monde environnant tout au long
du récit. Notre choix d’étudier Lullaby pour cette thèse s’explique déjà par les éléments
biographiques troublants qui y sont liés. Les auteurs partagent ainsi de nombreux points
communs et il convient à présent de se pencher sur les œuvres elles-mêmes afin de voir
si des thématiques communes peuvent être perçues.
Levons d’abord brièvement le rideau sur l’intrigue de Thinner (1984). De par son
obésité causée par des repas outrageusement caloriques, le protagoniste Billy Halleck
est le symbole d’une Amérique de la surconsommation. Le titre « thinner » est
révélateur d’une intrigue où le protagoniste est condamné à perdre du poids jusqu’à en
mourir. Cette déchéance provoquée par une malédiction gitane nous lie au thème du
corps et à l’abjection et est parfaitement rendue par le titre français La peau sur les os.
Après avoir renversé la fille d’un gitan centenaire, Taduz Lemke, Billy subit les foudres
de sa terrible vengeance. Billy décide de retrouver le gitan pour qu’il le délivre de la
malédiction et rétablisse le cours ordinaire des choses. Son parcours à travers les villes
du pays s’apparente à un processus initiatique soumis à l’art subversif de King. Billy
remet peu à peu en question sa relation avec son épouse, Heidi, et son amour pour elle
54
se change progressivement en haine. Cette colère s’oppose à son amour grandissant
pour sa fille, Linda, qui prend une place centrale dans sa vie ; ceci amène le lecteur à
s’interroger sur la nature de la relation père-fille. L’errance de Billy pour retrouver le
sorcier maléfique, Lemke, est également une quête identitaire où toute notion de
rationalité est annihilée. Cette recherche identitaire fait écho au choix fait par King
d’utiliser le pseudonyme de Richard Bachman 128 afin d’écrire ce récit. La perte des
repères spatiaux, temporels et identitaires devient cependant source de fascination pour
le lecteur et constitue un dénominateur commun avec l’œuvre de Straub, Shadowland.
L’univers de la magie y est exploré mais Straub choisit de mettre en scène un usage
maléfique de la magie, entraînant dans son sillage le lecteur et le protagoniste, Tom
Flanagan, d’abord dans les méandres de l’école Carson puis dans la propriété
labyrinthique de Shadowland. Dans un premier temps, l’accent est mis sur l’arrivée de
Tom dans une école privée de Nouvelle Angleterre et son amitié avec le magicien en
herbe, Del Nightingale. Les professeurs sont décrits de manière très caricaturale ; ils
sont dirigés par le directeur Laker Broome, un être d’une extrême froideur qui exerce
une véritable emprise sur les étudiants. Décrit comme un être monstrueux, il nous lie à
la notion d’abjection. De même un autre élève, Steve Ridpath, terrorise Tom et ses
compagnons. Steve est surnommé « le squelette » de par sa maigreur cadavérique, qui
n’est pas sans nous rappeler l’état de Billy foudroyé par la malédiction gitane. Straub
met en scène des personnages maléfiques dans la veine du « villain » gothique dans des
lieux qui nous immergent eux-mêmes dans une dimension morbide.
La partie consacrée à la scolarité de Tom et de Del trouve une issue tragique. Un
incendie se déclare lors de la représentation de magie donnée par Del et Tom pour le
128
C’est sous ce nom de plume qu’il a rédigé cinq autres romans : Rage (1977), The Long Walk (1979),
Roadwork (1981), The Regulators (1996) et Blaze (2007).
55
spectacle de fin d’année, tuant un des élèves. La période passée à Carson est un puits
intarissable d’épreuves pour Tom qui doit notamment faire face à la mort de son père
avant d’accepter l’invitation à passer des vacances dans la demeure de Cole, l’oncle de
Del. Les épreuves de Tom continuent à Shadowland, où comme le nom le suggère tout
n’est que facticité et la frontière entre le réel et l’irréel se dissout. Tom devra résister à
la corruption du pouvoir qui a fait de Cole un magicien abject et démoniaque. Il devra
faire face à la mort de Del et accepter la perte ultime de la femme qu’il aime, Rose. La
lutte immémoriale entre le bien et le mal, le pôle d’attraction et de répulsion, s’incarne
dans Tom qui choisira finalement de renier la célébrité qu’aurait pu lui apporter le
pouvoir transmis par Cole. De même, le narrateur de Lullaby est au cœur d’un dilemme
cornélien et doit choisir l’attitude la plus correcte à adopter face à la possession d’un
pouvoir sans précédent.
Travaillant comme journaliste, le narrateur enquête sur le syndrome de la mort
soudaine des nourrissons. L’auteur choisit de ne donner le nom du narrateur, Carl
Streator, que bien plus tard dans l’œuvre, tout comme le lecteur parvient peu à peu à
reconstituer le puzzle offert par Palahniuk. L’épouse et l’enfant de Carl sont morts et
leur décès a été causé par une berceuse, plus exactement un chant africain tiré d’un
recueil intitulé : Poems and Rhymes around the World. Tout comme le gitan a le
pouvoir de transformer Billy en squelette vivant à l’aide d’un seul mot « thinner », la
berceuse tue la personne à qui elle est adressée. 129 Au cours de son enquête, le narrateur
rencontre Helen Boyle, agent immobilière vendant des maisons hantées. Aidée par son
assistante, dont le nom ‘Mona Sabbat’ nous plonge dans l’univers de la sorcellerie,
Helen utilise le standard de la police pour trouver des maisons où des évènements
129
Les auteurs mettent l’accent sur la fonction performative du langage ; les énoncés équivalent à
l’accomplissement d’une action.
56
horribles ont lieu. Incapable de contrôler la puissance mortifère de la berceuse, Carl
s’adresse à Helen qui a appris à maîtriser son désir de tuer. Helen, Carl, Mona et son
petit ami Oyster décident de parcourir les Etats-Unis afin de détruire les exemplaires du
poème dans les différentes bibliothèques du pays, alors qu’ironiquement un exemplaire
est scellé à la vue de tous dans la Bibliothèque du Congrès.
Les personnages comprennent plus tard que le grimoire recherché contenant la
version originale du poème n’est autre que l’agenda de poche d’Helen. Tout comme
l’appât du pouvoir détourne Cole du véritable rôle de la magie, le désir de posséder le
grimoire pour contrôler les différents sorts conduit à la séparation du groupe. Le couple
Carl et Helen se lance à la poursuite de Mona et d’Oyster pour les empêcher d’utiliser
le livre magique à des fins néfastes. La lutte entre le bien et le mal est remise au goût du
jour dans cette œuvre en apparence déconstruite écrite en grande partie sur le mode
analeptique mais qui trouve après sa lecture finale une totale cohérence. Les procédés
narratifs utilisés dans les trois œuvres choisies ne sont qu’une des voies à suivre pour
expliquer la fascination que ces récits engendrent sur le grand public étasunien et
mettent en exergue l’approche comparative qui sous-tend notre étude.
La fascination du lecteur pour l’abjection semble au premier abord déroutante et
incompréhensible mais notre but est justement de percevoir les raisons pouvant
expliquer cet irrépressible attrait qui fait succomber le lecteur même le plus rationnel. A
la lecture des œuvres, les interrogations vont grandissant. Comment la société
américaine, profondément puritaine, a-t-elle donné naissance à un foisonnement
d’œuvres où règne l’abjection ? Comment les auteurs mettent-ils en scène l’objet abject
dans leurs récits ? Comment cette notion est-elle remise au goût du jour par King,
Straub et Palahniuk afin de créer comme par magie et de manière oxymoronique un
phénomène poétique ?
57
Nous tâcherons de répondre à ces questions en suivant trois axes principaux : nous
nous attellerons d’abord à poser un cadre historique à notre étude qui combine deux
éléments majeurs : société américaine et puritanisme. Ce dernier tient son origine dans
la création même du « nouveau monde » par les premiers colons. Il peut sembler
paradoxal que ce pays prétendument porteur d’un message universel et doté d’une
« destinée manifeste » 130 de sauveur devienne le locus où foisonnent des œuvres
dépeignant la déchéance et le chaos. Ce paradoxe nous immerge dans l’ère puritaine et
permet également d’ouvrir la voie à une réflexion sur le monde social et en particulier
sur la déviance à la fois passée et contemporaine de la société américaine. Les œuvres
sont des auxiliaires de critique sociale. Le monde puritain n’avait pas la pureté qu’il
voulait laisser paraître et la notion d’abjection y était déjà présente. La déchéance et
l’omniprésence du mal transparaissant chez les puritains fait écho à l’univers du roman
gothique anglais.
Nous pousserons dans un deuxième temps la porte du mouvement gothique lié
originairement à un renouveau architectural au XVIIIème siècle et perçu comme une
rébellion face aux valeurs de rationalité et d’ordre prônées par le Siècle des
Lumières. 131 Gothique et Romantisme étant souvent associés, un cadrage historique et
une analyse précise nous permettront d’aller au-delà de l’ébauche faite dans cette
introduction afin de mettre en lumière les particularités de ces deux mouvements qui se
130
Les Puritains se considéraient comme le peuple choisi de Dieu et cette élection justifiait leur volonté
d’expansion vers l’Ouest inconnu américain. « ‘Manifest destiny,’ the once honored expansionist slogan,
expressed a dogma of supreme self-assurance and ambition –that America’s incorporation of all adjacent
lands was the virtually inevitable fulfilment of a moral mission delegated to the Nation by Providence
itself. » Albert K. Weinberg, Manifest Destiny : a Study of Nationalist Expansionism in American
History (1963: 1-2).
131
Plus une société tente de contrôler l’irrationnel, plus elle se retrouve confrontée à ce retour du
refoulé : « plus une société se rationalise, plus s’accroît la soif, pour ainsi dire, du supramondain et de
l’invisible. » Nicolas Walzer, Satan profane : Portrait d’une jeunesse enténébrée (2009: 9). Cela explique
la présence en excès d’éléments macabres et transgressifs dans le récit gothique.
58
retrouvent dans nos trois récits choisis. Nous constaterons cependant que si King,
Straub et Palahniuk s’inspirent des thèmes romantiques mais surtout gothiques pour
construire l’édifice de leurs œuvres, les monstres qui hantent les récits et nos esprits ne
sont plus enclos dans de lointains châteaux mais s’exhibent au cœur même de notre
monde moderne tout en étant remis au goût du jour. Nous nous plaçons alors dans la
visée du gothique postmoderne et nous braquerons dans cette première partie les
projecteurs sur cette évolution du gothique au niveau des personnages, des lieux et de la
société.
L’abjection est liée à la monstruosité qui concerne de manière évidente le physique
des personnages mais c’est néanmoins le caractère immoral de ces derniers qui est
prééminent; King, Sraub et Palahniuk nous présentent des personnages profondément
haïssables. Néanmoins, la frontière entre le bien et le mal est loin d’être claire comme
elle l’était dans le gothique anglais. De même, la ligne de démarcation entre la vie et la
mort devient trouble dans une société ambivalente, qui dissimule des éléments perfides
derrière une apparence de bienséance. Le thème de la monstruosité touche à la fois les
personnages masculins et féminins et est lié à la dimension sexuelle et incestueuse,
nous ouvrant la porte d’un vampirisme revisité 132 et nous pousse à aller plus loin dans
notre analyse de la métamorphose du mouvement gothique dans notre deuxième
chapitre.
La deuxième étape de notre périple nous conduira à nous interroger plus en
profondeur sur les relations entre le Gothique anglais originel et le Gothique
postmoderne. Nous irons plus loin dans notre approche commencée dans la première
partie et nous constaterons que King, Straub et Palahniuk ne se contentent pas de
132
Le personnage du vampire étant originairement gothique, sa réutilisation par les auteurs nous place
dans une approche postmoderne.
59
modifier le processus de caractérisation ou les lieux choisis traditionnels du gothique
anglais. Les thèmes mêmes tels que la fuite, le poids du passé, la transgression sont
bien présents mais subvertis si on considère que cette transgression fait office de loi
dans les récits. Cette notion de subversion 133 est bien l’un des fils d’Ariane permettant
aux lecteurs de s’échapper du dédale narratif et thématique conçu par les auteurs et
d’affronter le minotaure, le monstre ultime tapi au cœur du labyrinthe : l’objet abject.
Les auteurs tirent, tels des marionnettistes, les ficelles de la subversion en explorant la
thématique de la déconstruction.
Le terme de déconstruction 134 nous lie au postmodernisme. Il rime avec
fragmentation 135 : les auteurs vont à l’encontre de toutes les attentes des lecteurs en
refaçonnant le thème gothique traditionnel du corps. L’enveloppe corporelle est
dépossédée d’une quelconque unité et ce quasi démembrement souligne la rhétorique
de la déconstruction exercée par les auteurs à la fois au niveau thématique et narratif.
Le trouble prédomine d’autant que nous constatons au fil des récits que la frontière
entre rêve et réalité, mort et vie se dissout. Si l’abjection va de pair avec le chaos, le
manque d’harmonie est aussi visible du point de vue narratologique. 136 Le texte peut
être considéré comme un corps à part entière qui subit lui aussi de plein fouet cette
désintégration voulue des auteurs.
133
Le terme ‘subversion’ est pris dans le sens de « prôner des valeurs qui inversent celles communément
admises. » Walzer (2009: 12).
134
Le terme «déconstruction » sera expliqué en détail dans le deuxième chapitre notamment en référence
avec l’œuvre de Derrida qui en a systématisé l’usage. Ce terme est associé au postmodernisme et met en
avant le fait que le texte n’a pas une signification unique. Le fixisme de la structure est remis en cause et
l’absence de sens univoque prédomine.
135
Le phénomène de fragmentation nous lie à la division des éléments. Ce thème nous lie également au
Gothique qui fait émerger une double perspective : cette littérature mène à l’exclusion et à la
fragmentation parmi les lecteurs, écrivains et critiques mais est également une force unifiante puisque ses
conventions traversent le temps et les genres.
136
Nous nous baserons notamment sur les théories de Gérard Genette et ses ouvrages Figures III et
Palimpsestes.
60
Le lecteur assiste à une véritable déconstruction de la voie narrative et l’errance
spatio-temporelle prévalant dans les trois œuvres renforce l’errance identitaire subie par
les différents protagonistes. La remise en cause de leur identité est bien au cœur des
récits. La langue elle-même est refaçonnée pour se mettre au service du mode subversif.
Les auteurs manipulent le langage pour créer notamment des mots nouveaux incongrus.
La fragmentation est langagière et thématique. Elle affecte les valeurs traditionnelles
telles que la justice ou la famille. Les mythes bibliques sont revisités et les auteurs
tournent en dérision les contes de fées qui perdent tout caractère magique. Le thème de
la magie lui-même est vu sous un angle particulier et suscite de multiples
interrogations. L’inachèvement devient le mot d’ordre et même la validité du parcours
initiatique vécu en apparence par les personnages est sujette à des questionnements. La
transgression est la règle et se mêle au grotesque lorsque la société prend un aspect
farcesque chez Palahniuk. La notion de subversion peut donc bien être appliquée aux
œuvres et est un élément commun tissant une toile directrice entre les œuvres étudiées.
Notre troisième chapitre révèlera que l’atmosphère chaotique qui semble prévaloir
n’est que faux semblant car une unité existe dans les récits. Thinner, Shadowland et
Lullaby ne véhiculent pas seulement un sentiment d’horreur. L’abjection devient une
source de magie dont l’eau jaillissante nous mène vers un spectacle révélant
d’innombrables surprises. C’est une perspective en miroir qui s’offre à nous pour une
lecture kaléidoscopique des romans. Ces derniers suivent une construction particulière
et un modèle répétitif. C’est un cercle infernal qui nous est offert comme un tourbillon
qui nous fait vaciller dans l’inconnu mais qui nous fascine également. La théorie de la
réception de Jauss nous aidera à comprendre la perception du lecteur face aux œuvres
étudiées et à percevoir une explication pour cette fascination pour l’objet abject.
L’identification entre les personnages et le lecteur est exploitée et cet écho est à mettre
61
en parallèle avec l’unité narratologique présente en filigrane dans les trois œuvres, unité
qui peut également contribuer à expliquer le phénomène de fascination.
Roland Ernould a apporté un éclairage nouveau sur l’œuvre kingienne grâce à sa
théorie de la porte et de l’escalier, théorie que nous appliquerons à nos trois récits.
Ceux-ci semblent en effet être construits en palier et le suspens et la découverte de
l’objet abject s’élaborent peu à peu jusqu’à ce que la porte s’ouvre sur ce dernier. Nous
verrons en quoi cette théorie qui a elle-même des échos psychanalytiques 137 contribue à
donner un aspect unifié aux œuvres en ce qui concerne l’élaboration du suspense. La
théorie de Jauss sur la construction cinématographique des œuvres est également une
piste que nous allons suivre pour comprendre comment les auteurs créent des ouvrages
uniques et troublants qui restent dans nos esprits. L’abjection est, de manière
oxymoronique, créatrice d’une nouvelle poétique.
Cette thèse s’attache à explorer les relations entre deux termes au prime abord
divergents : poétique et abjection. Ce hiatus est lui-même source de subversion et nous
conduit à une relecture des codes traditionnels. Une esthétique naît présentant l’objet
abject comme vecteur d’une nouvelle beauté ; le sublime conventionnel est réexploré et
la parade monstrative créée par les auteurs entraîne le lecteur dans une « danse
macabre. » Ce titre d’un ouvrage critique de King montre bien la puissance hypnotique
de l’horrible qui semble nous donner la possibilité d’exorciser les démons de notre
enfance, de nous défaire de nos passions les plus enfouies et inavouables. L’objet abject
aurait alors un pouvoir cathartique dans le sens aristotélicien du terme de purification
137
La porte est un symbole d’ouverture et de passage, « entre deux états, entre deux mondes, entre le
connu et l’inconnu. » Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles: Mythes, rêves,
coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres (1997: 779). De par son association à la
communication avec les éléments cachés, secrets, elle peut être considérée comme l’ouverture ou non sur
les pensées inconscientes des individus. Elle est liée à la maison, représentant l’utérus maternel qui
accueille, protège, réchauffe. Elle délimite un dehors et un dedans, sépare le sacré du profane et joue de
ce fait également un rôle dans le processus initiatique. La porte véhicule ainsi une pluralité de symboles
qui explique les multiples interprétations possibles des récits offerts par nos auteurs.
62
des passions. 138 Le pouvoir de l’imagination est mis en œuvre ; tout individu cache en
lui ce besoin de croire en un monde magique où la figure du monstre est toujours à
l’orée de la terre des ombres.
Tout comme la beauté laisse sans voix, l’objet abject se trouve chargé d’une
puissance fascinatoire, 139 créant presque une sensation de manque chez celui qui s’en
trouve privé. L’ouvrage de Julian Hanich notamment nous aide à comprendre cette
addiction moderne qui devient quasi génératrice de jouissance et offre l’extase à celui
qui sait en apprécier chaque parcelle. Son ouvrage critique, Cinematic Emotion in
Horror Films and Thrillers : the Aesthetic Paradox of Pleasurable Fear 140 traite du
septième art mais ses theories sont applicable à nos récits. La peur y est notamment
présentée comme un objet de plaisir, l’horreur comme étant agréable car le spectateur
peut vivre un court moment par procuration à travers un jeu de rôle imaginaire. Notre
thèse tournant autour du noyau de l’abjection, il convient dans un premier temps de se
pencher sur cette notion dans la société américaine même et sur les ramifications qui
émergent du tronc saillant des trois œuvres.
Notre première partie s’attachera ainsi à rechercher les sources mêmes de l’abjection
et de son objet dans la société étasunienne. Notre voyage nous mènera lors d’une
première escale sur la voie du Puritanisme, ce qui nous permettra de souligner
l’ambiguïté d’une société partagée depuis sa création entre le bien et le mal. La
présentation utopique des Etats-Unis par les Pères Pèlerins comme « une nouvelle
Jérusalem » s’est effritée face à l’hostilité de la nature du continent. Cet aspect sauvage
138
Aristote utilise cette notion pour défendre la tragédie contre les attaques de Platon qui considérait
qu’elle empêchait tout raisonnement en excitant les émotions irrationnelles.
139
Se dit d’un élément exerçant une fascination sur des individus ; il semble bien que l’objet abject
engendre la fascination chez le lecteur.
140
Julian Hanich, Cinematic Emotion in Horror Films and Thrillers : the Aesthetic Paradox of Pleasurable
Fear (New York: Routledge, 2010).
63
de la nature était d’ailleurs considéré comme une source de tentation éveillant les
instincts destructeurs de l’homme. Nous verrons que l’abjection se trouvait
véritablement au cœur de la société puritaine, elle-même loin d’être exangue de tout
péché. Le thème de la faute était déjà présent chez des auteurs tels que Nathaniel
Hawthorne (1804-1864) ou Washington Irving (1782-1859) qui réalisaient déjà dans
leurs œuvres une critique de la société puritaine perçue comme véhicule d’abjection.
Cette vision critique de la société est toujours visible chez les auteurs contemporains.
Nos sociétés de consommation sont auxiliaires de déviance, de transgression comme
l’était le roman gothique anglais ou comme l’est toujours le Gothique postmoderne
américain.
Le terme de transgression est une clé qui nous permet dans un deuxième temps
d’ouvrir la porte du Gothique anglais lui-même lié au Romantisme et au Romantisme
noir. Un cadrage historique précis de ces mouvements nous mènera à une présentation
des artifices du Gothique anglais qui seront mis en perspective avec les récits choisis.
Cela nous permettra d’analyser comment nos œuvres entrent dans le cadre du Gothique
postmoderne. Nous verrons comment King, Straub et Palahniuk s’inspirent de certaines
caractéristiques gothiques pour créer des lieux et des personnages uniques et
proprement postmodernes.
L’abjection a son royaume et King, Straub et Palahniuk nous en ouvrent les portes.
L’abjection est pour eux un miroir et un stigmate de notre société. Une toile se tisse
entre la société contemporaine et celle existant aux Etats-Unis lors de la période
puritaine. Ce retour aux origines de la société étasunienne est essentiel afin de poser les
fondements de la thématique de l’abjection prégnante dans les récits choisis pour cette
thèse. Les soubresauts du passé ne sont pas oubliés par nos auteurs, d’où la
64
perméabilité de leurs œuvres à ces évènements antérieurs et la nécessité d’un retour aux
origines.
65
CHAPITRE 1. LES FIGURES DE L’ABJECTION :
UNE REFLEXION SUR LA SOCIETE
AMERICAINE
« Monstrosity fascinates us because it appeals to the conservative
Republican in a three-piece suit who resides within all of us. We love
and need the concept of monstrosity because it is a reaffirmation of the
order we all crave as human beings... » (Danse Macabre 55)
« Monsters are real, and ghosts are real too. They live inside us, and
sometimes, they win. » (The Shining xiii)
66
Les trois auteurs choisis jouent avec la sensibilité des lecteurs en déclinant sous toutes
leurs formes les diverses nuances de l’abjection, véritable leitmotiv dans leurs œuvres.
Stephen King est le plus célèbre de ces romanciers et domine depuis longtemps le
marché du livre d’horreur. Palahniuk est le plus jeune des trois auteurs et son style
semble beaucoup plus confus que ses deux prédécesseurs. Ceci n’est pourtant
qu’apparence puisque ses phrases chocs, très courtes et incisives permettent de dénoter
notamment les obsessions de ses personnages. Si King et Straub ont collaboré sur deux
ouvrages et partagent par conséquent des thèmes et une manière de faire usage de leur
plume, Palahniuk semble faire cavalier seul et notre travail consiste à déceler les
divergences et les convergences entre ces auteurs face à une problématique pleine de
paradoxes. Notre voyage nous conduit à arpenter les deux voies en apparence distinctes
que sont l’horreur et la puissance séductrice de l’objet abject.
Pour comprendre l’omniprésence de l’abjection dans les récits américains
contemporains, et plus particulièrement dans nos trois œuvres, il nous faut nous tourner
vers l’origine puritaine de la société américaine. Les ouvrages -notamment ceux de
Daniel Vitaglione, 141 Jean-Pierre Martin, 142 Charles McLean Andrews, 143 Frederick M
Binder, 144 Frederick J. Turner, 145 Roderick Nash, 146 Lauric Guillaud 147 ou Bernard
141
Daniel Vitaglione, L’Amérique des Utopies (Paris : Editions. Encre, 1995).
142
Jean-Pierre Martin, Le puritanisme américain en Nouvelle Angleterre : 1620-1693 (France: Presses
universitaires de Bordeaux, 1989).
143
Charles McLean Andrews, The Colonial Period of American History: the Settlements, vol. 2 (New
Haven: Yale University Press, 1967).
144
Frederick.M Binder, and David.M Reimers, The Way we Lived: Essays and Documents in American
Social History. 1865-Present (Toronto: Heath, 1996).
145
Frederick Jackson Turner, The Frontier in American History (Florida: Robert E Krieger Publishing
Company, 1947).
146
Roderick Nash, Wilderness and the American Mind (New Haven: Yale University Press, 1982).
67
Terramorsi 148- nous aideront à apporter un cadrage précis qui nous permettra de
comprendre où se situent les germes de l’abjection dans la société américaine. La
thématique de l’abjection était présente dans la société étasunienne dès ses origines et a
été exploitée dans les récits littéraires dans le but de réaliser une critique du Puritanisme.
Les œuvres de Nathaniel Hawthorne ou de Washington Irving en sont un exemple. Nous
nous tournerons entre autres vers les ouvrages de Marjorie Elder, 149 Brian Harding 150 ou
Michèle Merzoug 151 pour nous éclairer sur la vision critique sous-jacente de la société
américaine puritaine chez ces auteurs. Cette critique est toujours vivace aujourd’hui car
la société présentée par nos auteurs est vectrice d’abjection visible à travers la déviance
d’une consommation à outrance.
La thématique de la transgression qui émerge mais également celle de l’excès nous
permet d’établir un pont avec le roman gothique anglais ; nous devrons revenir sur ses
caractéristiques pour présenter de quelle manière ce genre est métamorphosé par King,
Straub et Palahniuk. Notre escale sur les rives du Gothique nous amènera à examiner
notamment les ouvrages de Maurice Lévy, 152 John Paul Riquelme, 153 Max Duperray, 154
147
Lauric Guillaud, La terreur et le sacré : La nuit gothique américaine (Paris: M. Houdiard, 2003).
148
Bernard Terramorsi, Le mauvais rêve américain. Les origines du fantastique et le fantastique des
origines aux Etats-Unis dans `Rip van Winkle' et `La légende du val dormant' de Washington Irving,
`Peter Rugg le disparu' de William Austin (Paris: L’Harmattan, 1994).
149
Marjorie J. Elder, Nathaniel Hawthorne: Transcendental Symbolist (USA: Ohio University Press,
1969).
150
Brian Harding, Nathaniel Hawthorne: Critical Assessments, vol. 4 (Mountfield: Helm Information,
1998).
151
Michèle Merzoug, « Merveilleux et fantastique dans les contes de Wahsington Irving, » thèse de
doctorat, Bordeaux, 1981.
152
Lévy, Le roman « gothique » anglais : 1764-1824.
153 John Paul Riquelme, Gothic and Modernism : Essaying Dark Literary Modernity (USA: the Johns
Hopkins University Press, 2008).
68
Sophie Geoffroy155 ou Aurélia Gaillard. 156 Le Gothique anglais est transposé au territoire
étasunien ; de même le gothique des origines évolue et nous montrerons comment nos
auteurs associent gothique et postmodernisme. Nous ne pourrons parler de
postmodernisme sans faire référence notamment aux ouvrages de Brian McHale, 157
Jacques Derrida, 158 Jean François Lyotard, 159 Philip Rice et Patricia Waugh160 ou
Malcom Bradbury. 161 Nous nous concentrerons ici sur le choix et l’utilisation faits dans
les trois récits des personnages et des lieux qui défient les attentes du lecteur. Les
personnages sont particulièrement vecteurs du sentiment d’abjection notamment à travers
la présence du phénomène incestueux. L’ouvrage de Laplanche et Pontalis 162 ainsi que
des dictionnaires des symboles 163 seront des points d’appui pour étayer notre analyse et
arpenter le chemin caillouteux tracé par nos auteurs. Levons dans un premier temps le
voile sur une société américaine dont l’ambiguïté originelle nous aide à comprendre le
succès d’une littérature où règne l’abjection.
154
Max Duperray, Le roman noir anglais dit « gothique » (Paris: Ellipses, 2000).
155
Geoffroy-Menoux, Introduction à l'étude des textes fantastiques dans la littérature anglo-américaine.
156
Aurélia Gaillard, L’imaginaire du souterrain (Saint-Denis: Université de la Réunion, 1998).
157
Brian McHale, Postmodernist Fiction (London: Routledge, 1987).
158
Jacques Derrida, De la grammatologie (Paris: les Éditions. de Minuit, 1967).
159
Lyotard, La condition postmoderne.
160
Philip Rice, and Patricia Waugh, Modern Literary Theory: a Reader (New York: Oxford University
Press, 2001).
161
Malcom Bradbury, The Modern American Novel (New York: Oxford University Press, 1983).
162
Jean Laplanche, et J.B Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse,
163
Nous ferons de manière récurrente référence aux deux ouvrages suivants : Julien Nadia, Grand
dictionnaire des symboles et des mythes (1997) ainsi que Jean Chevalier et Alain Gheerbrant,
Dictionnaire des symboles.
69
PARTIE 1. L’AMBIGUITE DE LA SOCIETE ETASUNIENNE
L’ambivalence du continent américain tient dans son origine même comme le montre
Daniel Vitaglione dans L’Amérique des utopies :
Découverte par hasard sur la route des épices, l’Amérique allait très vite
devenir, dans l’imaginaire européen, un nouvel Eden. D’abord, elle inspira
l’Utopie (1516) de Thomas Moore, puis, sa découverte coïncidant presque
avec la naissance du protestantisme, elle devint la terre promise des
anabaptistes, des puritains et des quakers. Tout au long de leur histoire, de
l’époque coloniale jusqu’aux années récentes, les Etats-Unis ont été une terre
de prédilection pour l’utopie. Terre mythique, elle tentait des aventuriers, des
marchands et des missionnaires, mais aussi des rêveurs et des idéalistes. 164
Ce besoin de l’imagination occidentale de pouvoir créer une société parfaite est
récurrent : « de la République de Platon à la Cité du soleil (1623) de Campanella, du
New Atlantis (1627) de Bacon aux phalanstères de Fourier et à Walden Two (1948) de
Skinne … la conscience européenne s’est plu à rêver. » (Vitaglione 7). Comme nous
savons par définition qu’une utopie n’existe pas, cette vision des Etats-Unis ne pouvait
que cacher une réalité bien différente. La colonisation du continent américain n’a en
effet pas été que glorieuse et les Etats-Unis ont incarné des rêves qui n’ont d’ailleurs
uniquement existé que dans l’imagination des auteurs comme le montrera notre
présentation plus poussée du puritanisme. La religiosité et la rationalité étaient les clefs
de voûte de la nouvelle terre promise et ces valeurs ont transcendé les siècles puisque
les Etats-Unis se veulent toujours un pays très religieux et conservateur. Il semble alors
difficile de comprendre le foisonnement d’œuvres à caractère macabre dans un paysage
si moralisateur. Une des pistes nous mène vers le puritanisme qui contient lui-même les
indices de l’origine de ces éléments lugubres.
164
Vitaglione 7.
70
A] Une société ancrée dans le puritanisme
En 1620, un groupe de pèlerins incluant les Pilgrim Fathers fuirent les persécutions
du monarque britannique Jacques Ier à bord du Mayflower dans le but de fonder une
société plus juste et de pratiquer leur religion librement. Leur périple de près de deux
mois les mena à Plymouth. L’histoire de cette plantation est relatée dans l’ouvrage de
son gouverneur, William Bradford. 165 En 1629 la colonie de la Baie de Massachusetts
vit le jour et son premier gouverneur, John Winthrop, utilisa en 1630 l’expression restée
dans les annales « a city upon a hill » 166 pour qualifier cette nouvelle terre promise, une
Cité Céleste dont la lumière devait luire sur le monde. 167 Le mouvement puritain est
cependant teinté d’éléments négatifs et rime avec la thématique omniprésente de la
peur. Le bien et le mal ne sont que les faces d’un même élément et permettent de
comprendre l’ambivalence de la société américaine.
a. Un angle historique : le puritanisme et ses préceptes
Le terme « puritain » désigne dans l’esprit collectif une personne prude, d’une
rigoureuse moralité. Le puritanisme qualifie « cette attitude d’esprit qui a conduit les
hommes, de tout temps, à rechercher une manière de vivre plus pure, plus simple,
165
William Bradford, History of Plymouth Plantation, ed.Charles Deane, 1856, The Massachusetts
Historical Society, 29 June 2011 <http://books.google.com/books?id=tYecOAN1cwwC&printsec=title
page#v=onepage&q&f=false>.
166
Voici un extrait de son discours : « we shall finde that the God of Israell is among us, when tenn of us
shall be able to resist a thousand of our enemies, when hee shall make us a prayse and glory … the lord
make it like that of New England : for wee must Consider that we shall be as a Citty upon a Hill, the eies
of all people are uppon us. » (Frederick. M Binder, and David.M Reimers 20).
167
Nous nous tournons dans ce paragraphe pour les références bibliques vers l’ouvrage critique de
Michel Rézé et Ralph Bowen, Key Words in American Life : Understanding the United States, (Paris:
Masson, 1992).
71
meilleure, à l’opposé des conventions mensongères et des vices de ce monde. »168
« C’est un mouvement spécifiquement anglais, à la fois religieux et politique, et qui se
développe sous Elisabeth » (Himy 4) pour atteindre son apogée entre 1642 et 1660. Une
définition plus poussée de Ralph Barton Perry voit le puritanisme comme : « une forme
théocratique,
congrégationelle
ou
presbytérienne,
calviniste,
protestante,
du
Christianisme médiéval. » 169 Les Puritains se considéraient comme les seuls héritiers de
la tradition chrétienne. Le mouvement d’héritage calviniste fait son apparition en
Angleterre au XVIème siècle, après la rupture de l’Eglise d’Angleterre avec Rome.
L’indépendance de l’Eglise d’Angleterre promulguée par Henri VIII en 1534 permit
aux Protestants de faire connaître leurs idées. En 1558, la nouvelle reine Elizabeth I
déclara définitivement l’Anglicanisme comme religion d’Etat. Cette nouvelle Eglise
anglicane n’allait cependant pas assez loin dans les réformes aux yeux des calvinistes,
les conduisant à créer un mouvement critique, le Puritanisme. L’origine même du
mouvement met en avant l’ambiguïté inhérente qui, nous le verrons par la suite, le
caractérise :
Le terme est d’ailleurs ambigu : si en un premier temps il désigne
exclusivement ceux qui, de l’intérieur, espèrent modifier l’Eglise
d’Angleterre, voient dans l’existence de celle-ci une étape nécessaire et non
négligeable vers une réforme plus radicale, en acceptant les rites et le Livre
de Prières, il inclut à partir de 1610 aux côtés de ces ‘conformistes’ tous ceux
pour lesquels l’anglicanisme n’est qu’une copie honteuse du ‘papisme’ :
séparatistes donc, qui refusent obéissance aux lois religieuses édictées par la
monarchie, mais se subdivisant en ‘séparatistes’ proprement dit,
presbytériens, non-conformistes, néo-brownistes, etc.’ 170
Les Puritains se plaçaient ainsi dès le début sur la voie de l’opposition. Ils prônaient la
doctrine réformée comme règle de foi ainsi qu’un gouvernement de l’Eglise de type
168
Armand Himy, Le puritanisme (Paris: Presses universitaires de France, 1987) 3.
169
Ralph Barton Perry, Puritanism and Democracy (New York: Vanguard Press, 1944) 82.
170
Jean-Pierre Martin , et Daniel Royot 72.
72
presbytérien
ou
congrégationaliste,
c’est-à-dire
accordant
une
plus
grande
indépendance aux églises locales. Leur fuite vers le nouveau monde était un moyen
pour les Puritains d’échapper à la religion d’une nation où ils suffoquaient sous la
corruption et le péché. Les Puritains étaient ainsi tournés vers la recherche de la
sainteté.
To Anglicans, but also Presbyterians, the most conservative of English
Puritans, Christian truth was pretty much fixed. Religious ideas,
organization, and custom were for the most part fairly rigid, and room to
maneuver, to develop spiritual truths, was limited. 171
Le Puritanisme est en effet lié à la rigidité morale ; l’union avec Dieu devait être totale,
la lecture de la bible obligatoire sous peine d’être considéré comme un adorateur de
Satan.
L’arrivée sur le trône d’Angleterre du roi d’Ecosse, Jacques 1er fut de nature à
raviver les espoirs des Puritains. Ceux-ci pensaient en effet que le modèle de l’Eglise
écossaise, de type presbytérien, allait aussi s’imposer en Angleterre :
L’échec de la Conférence d’Hampton Court (1604) entraîne un redoublement
des persécutions du pouvoir royal contre les Puritains : plus menacés parce
que leur radicalisme leur interdit une adhésion même nominale à une Eglise
d’Angleterre qu’ils considèrent comme totalement corrompue, … les
‘Pélerins’ reçoivent en 1620 une patente de la London Virginia Company et
affrètent deux bateaux, dont un seulement, le Mayflower, abordera en
Amérique. 172
L‘autre bateau rentre à Londres tandis que le voyage mémorable des Pères Pèlerins
débute de Plymouth le 16 septembre 1620. Dans The Colonial Period of American
History, Charles M. Andrews montre les dures conditions du périple: « the vessel was
overcrowded and insufficiently provisioned and the sufferings on the voyage must have
171
David Sherman Lovejoy, Religious Enthusiasm in the New World: Heresy to Revolution (London:
Harvard University Press, 1985) 49.
172
Jean-Pierre Martin, et Daniel Royot 9.
73
been considerable, even though the actual mortality was low. » (Andrews 271).
L’implantation des principales colonies de la Nouvelle Angleterre suivit l’ordre
suivant: Plymouth (1620), Massachusetts Bay (1630), Rhode Island (Providence, 1636),
Connecticut (Hartford 1636), New Haven (1638), New Hampshire and Maine (1623).
Si les Puritains étaient tous de doctrine Calviniste, différents courants virent le jour.
Certains étaient Réformés (Presbytériens ou Congrégationalistes) tandis que d’autres
étaient baptistes. On peut citer les noms de Thomas Watson, Matthew Henry chez les
Presbytériens, de John Owen et Jonathan Edwards chez les Congrégationalistes et de
John Gill et John Bunyan chez les Baptistes. 173 Ils étaient cependant unis par une
grande piété. Leur alliance désirée et recherchée avec Dieu les lie à la notion
d’élection ; ils se considéraient comme les élus du créateur, prédestinés 174 à apporter la
parole divine :
Not only their laws but all their institutions were thus given a sanctity which
only a Biblical commonwealth could command, and there prevailed a
general confidence in the success of their adventure which a less historical
philosophy could hardly have engendered. The belief in their divine election
for a great work soon ceased to be a mere faith and came to be regarded as
an empirical fact. 175
Les Puritains accordaient également une place importante à la vie religieuse, au
travail, mais aussi à la vie familiale et à l’éducation des enfants. Defoe illustre par
exemple dans Robinson Crusoe « la mentalité puritaine fondée sur le sérieux, le travail,
l’esprit mercantiliste appliqué autant à la vie économique qu’à la vie morale. » (Himy
90). « Leur mode de vie austère plaçait au premier plan l’éthique du travail et le goût de
l’épargne. En corollaire venait la réussite matérielle, récompense du Divin pour l’effort
John Geree, «The Puritan Era,» A Puritan’s mind, 1998, 5 Jan. 2011
< http://www.apuritansmind.com/the-puritan-era/ > .
173
174
Il faut noter que la notion de prédestination vient du calvinisme.
175
Herbert Wallace Schneider, The Puritan Mind (USA: University of Michigan Press, 1958) 27.
74
entrepris ici-bas. » 176 La réussite est la preuve de leur prédestination par Dieu. Le
travail est vu comme un moyen du dévoilement de la faveur divine, devenant le but de
la vie. Dans Thinner, Billy est présenté comme ne ménageant pas ses efforts pour
assurer le succès de ses clients et son obésité peut être aussi considérée comme la
marque extérieure de sa réussite. Dans Lullaby, la réussite d’Helen Boyle se matérialise
par ses bijoux et ses apparats criards. L’excès devient la marque de la réussite et cela
fait bien écho à la doctrine puritaine : « pour les Américains, les signes extérieurs de
richesse étaient loin d’être répréhensibles car ils étaient le reflet de leur mérite
personnel, et par extension, de l’approbation divine. » (Pauwels 37). Cependant dans
nos récits la subversion est déjà visible ; si l’enrichissement était lié pour les Puritains
au mérite, au labeur et au partage, chez nos auteurs cela devient une fin en soi et le
désintéressement pur est devenu caduque.
Aujourd’hui encore, il existe une forte tradition puritaine aussi bien sur le continent
américain que sur le Vieux Continent. Une divergence principale existe néanmoins
entre le puritanisme anglais et américain ; ce dernier partageait en effet : « la conviction
que l’appartenance à une congrégation devait être dictée par une expérience personnelle
de la foi, voire un appel de Dieu. » (Himy 29).
Les Puritains cherchèrent à répandre leurs idées par le biais de la prédication.
Chaque congrégation voyait l’élection d’un ministre par les membres de l’église. Le
pasteur avait des devoirs multiples tels que :
les deux sermons du Sabbat, le commentaire biblique du jeudi, … la
bénédiction des bâtiments, sans oublier les fonctions coutumières
d’arbitrage, de commandement dans les escarmouches avec les Indiens, et
souvent, de soins aux malades. »177
176
Marie-Christine Pauwels, Civilisation américaine (Paris: Hachette, 1995) 37.
75
La rigidité du Sabbat trouvait son parallèle dans l’autoritarisme du pasteur. La vie du
samedi soir au lundi matin était rythmée par les interdictions : interdiction de travailler,
de bavarder dans les rues, de voyager, de consommer dans un lieu public ou d’avoir des
rapports sexuels. Tout péché commis effrontément pouvait être puni de mort. JeanPierre Martin utilise l’expression forte de « totalitarisme puritain. » (Jean-Pierre Martin,
et Daniel Royot 115). L’auteur dévoile cependant que même la rigidité puritaine
n’empêchait pas les lois d’être régulièrement bafouées : les remariages, l’inceste,
l’adultère et les viols étaient courants.
Le puritanisme se voulait ainsi opposé à toute transgression. Cette attitude les
conduisit à expulser par exemple, pour séparer le bon grain de l’ivraie, Roger William
pour avoir dénoncé le sort réservé aux Indiens ou Anne Hutchinson pour avoir mis
l’accent sur la communion personnelle au divin et avoir contesté les Antinomiens. Le
cas des sorcières 178 de Salem en 1692 est aussi une illustration de leur volonté de rejeter
tous ceux qui n’entraient pas dans le cadre qu’ils avaient fixé. L’impact de ces procès
se retrouve d’ailleurs dans la littérature comme par exemple dans les récits de Nathaniel
Hawthorne. L’image du puritanisme est donc double : « ce sont des héros nationaux, les
‘Founding Fathers’ mais aussi des tyrants persécuteurs. »179
The theocracy was, from the point of view of the elect, both in theory and
practice an assertion of liberty and democracy. From the point of view of the
177
Jean-Pierre Martin, et Daniel Royot 107.
178
La présence des sorcières était liée inévitablement à celle du diable. Cotton Mather présentait ainsi les
choses : « why should the devil plague us ? The answer was old and obvious: why shouldn’t the devil
plague the Lord’s elect ? The witches and other preternatural occurrences thus easily fitted into the
philosophy of the wars of the Lord, and as time went on the Puritans [accepted] the preternatural as
empirical evidence of diabolical afflictions. » Schneider (1958: 48-49). La presence du Mal était une
épreuve qu’ils devaient franchir afin de montrer leur pureté et que leur élection divine était justifiée.
179
Annick Duperray, et Adrian Harding, Nathaniel Hawthorne. La fonction éthique de l’œuvre (Paris:
Publibook, 2006) 108.
76
unregenerate, of course, this monarchy of God was the most thorough-going
tyranny imaginable. 180
Leur attitude tyrannique s’explique par leur croyance profonde en la nature
pécheresse de l’homme :
Pour eux ‘le chaos qu’il faut réduire est le résultat de la corruption de la
nature par Satan et du péché originel. Il n’y a donc, pour les Puritains, que
l’ordre et sa négation, le chaos.’ Cette conception durable donne un pouvoir
considérable aux pasteurs et aux chefs souvent autoproclamés de ces
communautés religieuses. 181
Toute déviance était signe du Mal et devait être éradiquée. La répression puritaine était
bien réelle loin de leurs idées d’origine d’acceptation et de partage et pouvait prendre
un caractère absurde :
Given the family’s importance, the Puritans believed that the larger
community had a compelling duty to ensure that families performed their
functions properly. The Puritans did not believe that individual households
should be assured freedom from outside criticism or interference. The
Puritan community felt that it had a responsibility not only to punish
misconduct but also to intervene with households to guide and direct
behavior. To this end, in the 1670s, the Massachusetts General Court
directed towns to appoint ‘tithingmen’ to oversee every ten or twelve
households in order to ensure that marital relationships were harmonious and
that parents properly disciplined unruly children. 182
Leur contrôle sur la communauté devait donc être total et les membres qui échouaient
pouvaient être excommuniés par les églises ou pouvaient se voir temporairement retirer
leurs enfants que l’on confiait à des maîtres. Enfin, l’adultère était sévèrement puni:
« for adultery, offenders were punished by fines, whippings, brandings, wearing of the
letter A, and in at least three cases, the death penalty. » (Frederick.M Binder, and
David.M Reimers 28). La thématique corporelle est une problématique sous-jacente
180
Schneider 30.
181
Jacques Portes, Etats-Unis, une histoire à deux visages : Une tension créatrice américaine (Bruxelles :
Éd. Complexe, 2003) 19.
182
Frederick.M Binder, and David.M Reimers 27.
77
chez les Puritains et le refus d’opposition à leurs valeurs met déjà en lumière leur
étroitesse d’esprit, leur déni de l’Autre, leur peur de la différence et du mal.
b. Un angle symbolique : le puritanisme et la peur
C’est bien la peur des persécutions qui a poussé les Puritains à fuir l’Angleterre en
1620 et la thématique de la peur est déjà prégnante dans la société étasunienne depuis
ses origines. Cette société accordant un rôle prééminent à la religion, on a du mal à
imaginer dans ce contexte de renouveau et de pureté l’émergence d’œuvres où règnent
la peur, la transgression, voire l’horreur. Pourtant, le conflit entre le bien et le mal est
déjà exploité, par exemple dans les récits de Washington Irving (1782-1859) ou
d’Algernon Blackwood (1869-1951). Les Puritains se veulent être des disciples de Dieu
mais la croyance au divin ne peut être par nature dissociée de la croyance en une entité
maléfique. Satan est bien présent dans l’Ancien Testament sur lequel se reposaient en
priorité les Puritains. Le mal existe ainsi de manière originaire, tout comme la peur et
les interrogations qu’il suscite chez les individus.
Le thème de l’abjection est révélateur d’un conflit entre la morale et l’immoral, de la
lutte prélapsarienne entre le bien et le mal qui nous ramène vers l’éviction d’Adam et
Eve du paradis causée par le serpent tentateur représentant du mal absolu ; cette
éviction peut être vue comme le point de départ du conflit entre l’ordre et le chaos qui
s’infiltre dans la littérature passée et contemporaine. Aux Etats-Unis, la représentation
de cette dichotomie est omniprésente non seulement chez les auteurs contemporains
mais se retrouve également chez les premiers colons tels que George Percy 183 (1580-
183
George Percy, « Observations Gathered out of a Discourse of the Plantation of the Southern Colony in
Virginia by the English,» Jamestown Narratives : Eyewitness Accounts of the Virginia Colony. The First
Decade, 1607-1617, ( 1606; Champlain: Round House, 1998). L’auteur y décrit les difficultés des
78
1632) ou John Lawson 184 (1674-1711) qui ont écrit sur leur combat contre des éléments
maléfiques représentés à cette époque par l’environnement hostile et les Indiens
Powhatan.
Le Nouveau Monde que représentait l’Amérique devint indissociable dans l’esprit
des colons de la notion de « wilderness » » associée à la forêt et à la nature hostile du
nouveau continent. Dans The Frontier in American History, Frederick Jackson Turner
associe le terme « wilderness » aux parties du continent américain non colonisées par
les pionniers et au repoussement constant de la frontière de l’Ouest. A son arrivée en
1620 à Cape Cod, William Bradford lui même perçut le nouveau monde comme « a
hideous and desolate wilderness, full of wild beasts and wild men. » 185 Les Puritains
voyaient dans la nature un élément hostile et cette vision ne faisait que confirmer le fait
qu’étant élus de Dieu, ils devaient affronter le malin :
Survival in a howling desert demands action, the unceasing manipulation and
mastery of the forces of nature, including, of course, human nature. Colonies
established in the desert require aggressive, intellectual, controlled, and welldisciplined people. It is hardly surprising that the New England Puritans
favored the hideous wilderness image of the American landscape. 186
John Winthrop mettait lui aussi en avant l’ambivalence de cette nature à son arrivée :
« ‘there came a smell off the shore like the smell of a garden’ mais il notera aussi la
premiers colons dont il faisait partie à la colonie de Jamestown. Les difficultés tenaient tant à la nature,
qu’à la maladie ou aux Amérindiens.
184
Marcus B Simpson, John Lawson's A New Voyage to Carolina: Notes on the Publication History of
the London (1709; London : Society for the History of Natural History, 2008). L’auteur met l’accent sur
les nombreuses tribus indiennes ainsi que la nature sauvage.
185
Leo Marx, The Machine in the Garden : Technology and the Pastoral Ideal in America (New-York:
Oxford University press, 1967) 41.
186
Marx 43.
79
dureté du travail nécessaire pour transformer ces terres difficiles en terres fertiles, et, lui
aussi, la rudesse du climat. »187 La nature était donc loin d’être édénique.
Frederick Jackson Turner lie le terme « wilderness » à l’hostilité de la nature:
facing each generation of pioneers was the unmastered continent. Vast
forests blocked the way ; mountainous ramparts interposed ; desolate glassclad prairies, barren oceans of rolling plains, arid deserts and a fierce race of
savages, all had to be met and defeated. 188
Turner offre une vision apocalyptique du nouveau monde où les Amérindiens étaient
associés au mal, décrits comme « des sauvages, païens, adorateurs du démon et des
êtres dénués d’une âme. »189 L’intérêt pour l’étrange, l’indicible apparaît donc dès
l’origine de la nation américaine, donnant ainsi naissance à de nombreux
questionnements.
Dans son œuvre critique La terreur et le sacré : La nuit gothique américaine, Lauric
Guillaud apporte des éléments supplémentaires permettant d’expliquer l’attrait des
américains pour ce qui touche au lugubre. La pierre angulaire de sa démonstration est
justement la notion de peur qui a affecté les Puritains bien avant leur arrivée sur le
nouveau monde : « les Puritains sont soudés par la peur en une communitas
émotionnelle. La frayeur renforce ce tissu communautaire, elle le dynamise. »
(Guillaud 10). Dès leur arrivée, ils ont du faire face à leur peur de la nature sauvage, au
nom anglais évocateur de « wilderness. » « Dans la wilderness, les Européens
redécouvrent les peurs primitives, attisées par les flammes du calvinisme. L’imaginaire
fait le reste ouvrant à la démesure et aux sollicitations du ‘mystérieux’ et de
187
Robert Rougé, Le puritanisme en Amérique : 1630-1692 (Paris: Presses de l’université de ParisSorbonne, 1989) 132.
188
Turner 269.
189
Marie Claude Feltes- Strigler, Histoire des indiens des Etats-Unis : L’autre Far West (Paris: Editions
de l’Harmattan, 2007) 11.
80
‘l’énigmatique’. » (Guillaud 9). Les Puritains sont donc confrontés à l’angoisse causée
par la nature indomptée et doivent faire face à l’ambivalence de celle-ci. Les Puritains
redeviennent vulnérables et la peur qui s’installe laisse apparaître la face obscure des
êtres y compris la leur.
Etymologically, the term means ‘wild-dēor-ness,’ the place of wild beasts.
… Wilderness, of course, also had significance in human terms. The idea of
a habitation of wild beasts implied the absence of men, and the wilderness
was conceived as a region where a person was likely to get into a disordered,
confused, or ‘wild’ condition. 190
La peur de l’inconnu et des conséquences possibles sur les individus explique leur
attitude intolérante, voire sectaire.
Dès 1958, Harry Levin perçoit que « la création de l’Amérique passe par le
‘Cauchemar américain’ et que le wild était aussi bien intérieur qu’extérieur à l’âme
américaine. » (Guillaud 10). Le mal extérieur est un miroir du dédale de l’âme
humaine. La wilderness étasunienne a toute son épaisseur d’archétype :
Terre du mythe, wildeor, animal sauvage en vieil anglais et wildeorness, lieu
où habitent les animaux sauvages et par extension la forêt primitive des pays
d’Europe du Nord dont le souvenir ancestral est entretenu par ce qui n’était
en Europe, y compris en Angleterre jusqu’au 17ème siècle, qu’une terre
encore largement ouverte à la faune, à la forêt et aux éléments, comme aux
rêves et aux angoisses, terre des profondeurs de la psyché humaine d’où
montent toutes les peurs et tous les élans du sang des origines. 191
La wilderness est donc à la fois lieu de malédiction et de péché mais est aussi un lieu de
rédemption, à la fois profane et sacré, cherché et craint, faisant resurgir tous les
instincts les plus enfouis. La demeure de Cole dans Shadowland par exemple est aussi
bien un lieu d’emprisonnement que de libération salvatrice.
190
Nash 2.
191
Rougé 133.
81
L’attirance pour la wilderness était bien réelle ; l’attrait des pionniers pour l’Ouest
américain démontre la fascination impérissable pour une nature vierge mais hostile :
« l’attrait du risque, la séduction de l’imprévu, l’appel de la nature avaient agi sur eux
avec tant de violence qu’ils avaient été incapables de résister. »192 C’est sans surprise
que dans sa nouvelle « The Wendigo » (1910) par exemple, Algernon Blackwood
choisit de faire de la forêt le repère d’un être monstrueux qui transforme un guide
indien, Defago, en horrible créature. Dans Le mauvais rêve américain, Bernard
Terramorsi montre parfaitement cette ambivalence du topos américain dans sa partie au
titre révélateur : « entre l’enclos puritain de l’Est et les Terres vacantes de l’Ouest : un
abyme. » L’ouest sauvage et ténébreux 193 s’opposait pour les Puritains à l’est cadastré
et religieux.
Pierre Lagayette dans L’Ouest américain : Réalités et mythes 194 met en lumière la
relation des Puritains à la terre et à la wilderness :
le travail de conquête, civiliser l’espace encore vierge, humaniser la nature,
servaient deux objectifs pour les Puritains : la subsistance et la rédemption. Il
n’était donc pas question de transiger avec la nature, vue sous l’angle
utilitaire. L’ouvrage de l’homme, guidé par Dieu, doit s’imposer à la nature,
sans l’ombre d’un compromis. 195
L’image de la ‘cité sur la Montagne’ traduit assez littéralement cette opération
d’assujettissement, par laquelle le relief naturel se trouve couronné d’une construction
humaine. « Aux Puritains la nature n’offrait que pièges et dépravations, car tout ce qui
192
Robert Lacour-Gayet, La vie quotidienne aux Etats-Unis : 1830-1860 (Paris: Hachette, 1958) 125.
193
Il symbolisait le désert, lieu biblique où Jésus fut tenté par le diable.
194
Pierre Lagayette, L’Ouest américain : Réalités et mythe (Paris: Ellipses, 1997).
195
« In the morality play of westward expansion, wilderness was the villain, and the pioneer, as hero,
relished its destruction. The transformation of a wilderness into civilization was the reward for his
sacrifices, the definition of his achievement, and the source of his pride. » Nash (1982: 24-25). Leur
mission était de sauver le monde de son état sauvage.
82
n’était pas utile ouvrait la porte aux perversions. Plus vite la terre était conquise et mise
en exploitation, plus tôt adviendrait ici-bas le Royaume de Dieu. » (Lagayette 51). Cela
fait écho au thème de la machine dans le jardin comme explicitée par Leo Marx.
L’exploitation de la terre implique la présence de la machine au sein de la nature
édénique. 196 Le combat entre le bien et le mal se plaçait déjà au niveau de la nature et
maîtriser celle-ci par le travail était nécessaire pour atteindre le salut. Dans les œuvres
choisies, il n’y a pas de travail de la terre à proprement parler. Il y a dans le cas de Billy
la quête effrénée pour retrouver le gitan et obtenir sa rédemption ; Tom travaille dans
un simple bar pour ne pas utiliser la magie de manière maléfique et Carl, journaliste de
métier, s’est attribué comme tâche de détruire tous les exemplaires de la berceuse. Chez
nos auteurs les personnages tentent de maîtriser les éléments qui les entourent et leur
lutte contre la dépravation est à la fois externe et interne.
Ainsi, les notions d’ambivalence et de peur présentes dans les récits littéraires
trouvent leur origine dans la vision de la nature qu’avaient les Puritains : « l’Eden,
comme l’Enfer, est à portée de main. La littérature est le prolongement naturel du
territoire. » (Rougé 10). Les premiers colons « avaient franchi l’océan pour découvrir le
havre d’une nouvelle terre ; mais dans le désert attendait le démon, il fallait comme le
Christ affronter Satan. » (Himy 112). L’omniprésence des éléments abjects dans la
littérature américaine trouve donc une explication dans la nature sauvage omnipotente
originelle et la peur des puritains qui s’est ensuite transposée aux Indiens ou aux
sorcières. Les individus qui ne respectent pas les lois sont considérés engendrent la peur
196
Cette vision de la nature fait écho à la notion de pastoralisme. Celle-ci correspond à la préservation de
la nature sauvage, la wilderness, et est à l’origine des premiers mouvements environnementalistes
américains ; le mythe de la nature sauvage est un trait fondamental de l’identité des Etats-Unis. Dans
cette approche, la nature est synonyme d’innocence, d’harmonie, de paradis retrouvé et n’est pas
incompatible avec la venue de la démocracie. Tous ces éléments sont parfaitement analysés dans
l’ouvrage de François Duban, L’écologisme aux Etats-Unis : Histoire et aspects contemporains de
l’environementalisme américain (Saint Denis: Université de la Réunion, 2000).
83
car ils laissent libre cours à des éléments qui doivent être refoulés pour entrer dans le
moule de la norme sociale: cela peut expliquer le fait que dans la colonie de Boston
décrite dans The Scarlet Letter, « le fanatisme et l’oppression sont vertus et ont force de
loi. » (Annick Duperray, et Adrian Harding 109).
Ces thèmes immémoriaux de la peur, de l’inconnu et de la mort sont fondamentaux
chez King, Straub ou Palahniuk. Cet éclairage historique nous aide donc à comprendre
pourquoi les éléments obscurs, voire morbides, sont prééminents dans les récits
contemporains puisqu’ils existaient déjà dans les œuvres passées et ne sont qu’une
conséquence logique du puritanisme prégnant de la société américaine et d’une vision
bien particulière de la nature. Le mythe de la terre promise est ébranlé et on comprend
pourquoi ces récits étaient déjà des moteurs de critique de la jeune société étasunienne.
Cette société était déjà, dans les premiers écrits majeurs la dépeignant, source
d’abjection car elle était révélatrice de la dualité inhérente à tout individu.
B] Une société américaine passée au crible
De par une omniprésence du combat entre le bien et le mal et une primauté donnée
au thème de l’ambiguïté, les récits écrits sous l’ère puritaine présentaient déjà une
vision acerbe du puritanisme et la thématique de l’abjection y était déjà visible. Il est
important de constater de quelle manière l’abjection existait déjà à l’aube de la
littérature américaine et quel miroir de la société était offert pour mieux comprendre les
œuvres du présent.
84
a. Une vision négative du puritanisme
Les œuvres mettant en scène les travers de la société puritaine sont nombreuses.
Nous nous attacherons ici plus particulièrement à l’une de ses figures essentielles :
Nathaniel Hawthorne. 197 La citation de Roderick Nash qui suit éclaire notre choix:
Much of the writing of Nathaniel Hawthorne suggests the persistence into
the nineteenth century of the Puritan concept of wilderness. For him wild
country was still ‘black’, and ‘howling’ as well as a powerful symbol of
man’s dark and untamed heart. In several of Hawthorne’s short stories
wilderness dominated the action. 198
Nous sommes bien au cœur de l’ambivalence de la nature humaine et paysagère.
Hawthorne (1804-1864) prend soin de situer l’action de The Scarlet Letter 199 (1850)
entre 1642 et 1649. L’héroïne, Hester Prynne, vit dans une communauté puritaine à
Boston dans le Massachusetts. Elle doit porter la lettre A comme une indication de son
adultère avec un homme du village -qui n’est autre que le révérend- mais dont elle
refuse de dévoiler le nom. Cette lettre écarlate est le signe de la plus infâme des
trahisons et devient le symbole d’une société moralisatrice, intolérante et sans pitié.
Cette lettre est également l’empreinte laissée par la prégnance des Ecritures sur les
Puritains qui ont laissé leur legs à la littérature américaine. La lettre écarlate la rend
abjecte aux yeux des habitants, l’acte d’adultère la change pour eux en monstre. La
peur de la différence qui caractérise les Puritains est aussi une peur du corps et de la
197
Dans la préface des Contes et Récits d’Hawthorne, Pierre-Yves Pétillon présente l’auteur comme « le
classique américain par excellence. » (7) Il a influencé tous les écrivains après lui : « tout écrivain qui a
derrière lui une longue ascendance ne peut, d’une certaine manière, qu’écrire dans la mouvance de
Hawthorne. » Nathaniel Hawthorne, Contes et récits (1996:14).
198
Nash 39.
199
Cette œuvre « a été le premier classique de l’encore jeune nation : c’est avec lui que la littérature
américaine a, pour la première fois, pris pleinement conscience qu’elle constituait, désormais, non plus
une simple excroissance coloniale de la littérature anglaise (ce que Washington Irving et, à un moindre
degré, James Ferimore Cooper étaient encore), mais un canton à part, un territoire indépendant. »
Hawthorne (1996:).
85
sexualité : « la même ambivalence existe à l’égard des relations sexuelles ; par ellesmêmes divines et respectables, mais, dont l’abus ou le plaisir affiché résultent
inévitablement de l’œuvre du Malin. »200 Puisqu’Hester Prynne a laissé libre cours à
ses désirs sexuels, elle représente le symbole d’une inavouable conjonction charnelle.
Son association à l’abjection est aussi liée au fait qu’elle retrouve le révérend dans
les bois qui entourent la colonie. Si la forêt libère de l’ostracisme social, elle est avant
tout le lieu de la tentation au mal. D’ailleurs, seule Pearl se sent à son aise dans la
wilderness, étant le produit et l’emblème du péché. Cependant le lecteur est amené à se
demander constamment qui sont les véritables monstres. En effet, la justice puritaine
est loin d’être humaine:
Incompetent to judge Hester, those men –undoubtedly good in many respectsact with a sternness that shows too little heart, too little human sympathy; they
need the mighty and mournful lesson, that, in the view of Infinite Purity, we
are sinners all alike. 201
Hawthorne critique à travers ce récit une société faisant fi de la dignité et de la liberté
individuelle, une société qui a vu naître les ancêtres même de l’auteur, ancêtres qui ont
eux pris part plus tard à la chasse aux sorcières de 1692. On comprend pourquoi
l’héritage puritain est prégnant à travers les œuvres de l’auteur. « The spirit of his old
puritan ancestors, to whom he refers in the preface, lives in Nathaniel Hawthorne. »202
Honteux de ce passé violent et intolérant, le jeune Nathaniel Hawthorne changera
d’ailleurs son nom de famille « Hathorne » en Hawthorne. Le thème de la culpabilité
est ainsi présent à la fois dans les récits et dans la vie même de l’auteur, culpabilité liée
200
Jacques Portes, États-Unis, une histoire à deux visages : Une tension créatrice américaine (Bruxelles:
Éd. Complexe, 2003) 20.
201
Elder 127.
202
Brian Harding, Nathaniel Hawthorne: Critical Assessments, vol 1 (Mountfield: Helm information,
1998) 233.
86
à son lointain passé d’où la monstration de la « ‘dépravation héréditaire’ de l’âme »203
dans ses récits. Son œuvre « est hantée par la terreur puritaine, la phobie de la souillure,
de la faute marquante. »204
Dans The Scarlet Letter, l’utilisation des noms « Governor Bellingham » et « John
Winthrop » immerge le lecteur dans le contexte puritain du XVIIème siècle. Les us et
coutumes de l’époque sont dépeints:
The practices and customs of the Puritans of Boston in the seventeenth
century are detailed: the crimes they punished, the methods of punishment,
the connection the important magistrates had with minor crimes, Puritan
enjoyments, their use of fine gloves and ruffs, their Election Day holiday,
their sermons, their superstitious beliefs. 205
Hawthorne mêle éléments historiques et imaginaires pour montrer l’hypocrisie d’une
société en réalité intolérante et dont le souci de garder un équilibre moral dissimule des
péchés bien plus importants :
L’œuvre en un sens illustre le drame puritain par excellence : celui de l’âme
qui se sait pécheresse et condamnée, drame de l’angoisse, de la culpabilité,
de la rétribution plutôt que de la grâce, de l’expiation plutôt que du salut. 206
Les thèmes du péché, de la culpabilité et des bas-fonds de la personnalité humaine sont
abondamment exploités par King, Straub et Palahniuk; les personnages hawthorniens
étaient victimes de la contrainte sociale exercée par le conformisme et il en va de même
dans nos trois récits choisis.
Dans la nouvelle « Young Goodman Brown » (1835), la société puritaine bien
pensante cache en réalité une communauté qui a pactisé avec le diable. Le périple de
203
Hawthorne (1996: 27).
204
Terramorsi 20. Cela est visible dans les nouvelles comme « The Birthmark, » « the Minister’s Black
Veil, » ou The House of the Seven Gables.
205
Elder 122.
206
Himy 89.
87
Young Goodman Brown dans la forêt la nuit l’amène à découvrir ses concitoyens
rassemblés pour vénérer Satan. Les personnes les plus inattendues sont présentes à ce
sabbat : Goody Cloyse, la dame qui lui enseignait le catéchisme, le diacre Gookin ou le
pasteur de l’église. La fin de l’histoire ne nous dit pas si ce que Brown a vu dans la
forêt était réel ou imaginaire mais, incapable de pardonner la possibilité de la présence
du mal chez ceux qu’il aime –en particulier chez son épouse qui incarne pour lui la
chasteté et l’innocence– il choisit de passer le reste de sa vie dans la solitude, loin du
mensonge et du faux semblant. 207 La vision qu’a le protagoniste de ses concitoyens
vénérant le diable est source d’effroi pour le lecteur qui les considère comme des êtres
vils. Le mal, le péché sont donc omniprésents à la fois dans la société puritaine mais
également dans la nature humaine.
Hawthorne has imaginatively recreated for the reader that Calvinist sense of
sin, 208 that theory which did in actuality shape the early social and spiritual
history of New England. But in Hawthorne … it has no religious
significance, it is as a psychological state that it is explored. Young
Goodman Brown’s Faith is not faith in Christ but faith in human beings, and
losing it he is doomed to isolation forever. 209
L’éternel combat entre le bien et le mal hante les récits et Hawthorne était bien
conscient de cette tradition puritaine qu’il a su explorer dans certaines de ses œuvres.
Les récits d’un de ces prédécesseurs, Washington Irving The Legend of Sleepy
Hollow (1820) et Rip Van Winlke (1819) apportent également un éclairage intéressant
sur la société puritaine. Roger Asselineau dans l’introduction de Washington Irving.
207
Cette vie choisie dans la réclusion rappelle la vie personnelle d’Hawthorne qui a écrit ses contes
pendant ses douze années de solitude de 1825 à 1837 dans sa chambre. L’auteur était d’ailleurs connu
pour « son goût pour la solitude et le silence, son extrême réserve, son inclination à la mélancolie, sa
timidité, sa discrétion et une certaine froideur. » Elysette Randriamahenintsoa, « La solitude et
l’isolement dans quatre contes de Nathaniel Hawthorne : Wakefield, The White Old Maid, The
Ambitious Guest, Young Goodman Brown, » mémoire de DEA, Saint Denis, Université de la Réunion,
2000, 143.
208
Il ne faut pas oublier que le calvinisme mettait en avant « the sense of Innate Depravity and Original
Sin. » Harding (1998: 15).
209
Harding 450.
88
Rip Van Winlke, l’étudiant allemand, le gouverneur des sept cités révèle le fort
puritanisme du père d’Irving. L’auteur se place néanmoins à l’opposé du mouvement
puritain : il représente « dans la littérature américaine la tradition de l’état de New
York, séculière et cosmopolite, par opposition à la tradition de la Nouvelle Angleterre,
puritaine et volontiers repliée sur soi. Il est moins anti-puritain … que totalement non
puritain. »210 Si The Legend of Sleepy Hollow et Rip Van Winkle ont été écrits en
Angleterre, leur sujet est bien américain.
Dans The Legend of Sleepy Hollow 211 un maître d’école du Connecticut, Ichabod
Crane, est en compétition avec Abraham « Brom Bones » Van Brunt pour obtenir la
main de Katrina Van Tassel, la fille d’un riche fermier. Quittant une réception où il était
convié chez les Van Tassel, Ichabod est poursuivi par le cavalier sans tête, supposé être
le fantôme d’un cavalier qui a perdu sa tête lors de la guerre d’Indépendance. Ichabod
disparaît mystérieusement de la ville et Katrina épouse Brom Bones. Un parallèle
s’établit entre les Puritains et Ichabod Crane ; ils ne remettent pas en doute l’existence
de la sorcellerie. De plus, les Puritains étaient non seulement très croyants mais ils
étaient également matérialistes, la richesse étant signe d’élection. Ichabod Crane est le
symbole d’un matérialisme montant qui transforme tout en argent détruisant les
anciennes valeurs de simplicité et de chaleur humaine incarnées par Baltus Van Tassel.
Dans ce récit, le terrifiant côtoie le ridicule. Le terrifiant réside dans la chevauchée du
cavalier hessois et les nombreuses légendes de la région ; le comique tient à la
210
Washington Irving, introduction, Contes fantastiques : Rip Van Winkle, l’étudiant allemand, le
gouverneur des sept cités, by Henri Parisot (Paris: Aubier, 1979) 21.
211
Washington Irving, The Sketch Book of Geoffrey Crayon (Gent: Everyman, 1963).
89
caractérisation des personnages. 212 Ichabod est décrit comme un épouvantail, ce qui fait
écho au caractère farcesque de son aventure :
He was tall, but exceedingly lank, with narrow shoulders, long arms and
legs, hand that dangled a mile out of his sleeves, feet that must have served
for shovels, and his whole frame most loosely hung together. His head was
small, and flat at top, with huge ears, large green glassy eyes, and a long
snipe nose, so that it looked like a wheather-cock perched upon his spindle
neck, to tell which way the wind blew. To see him striding along a profile of
a hill on a windy day …, one might have mistaken him for the genius of
famine descending upon the earth, or some scarecrow eloped from a cornfield. 213
L’auteur fait un usage intensif des adverbes, adjectifs et expressions soulignant l’aspect
caricatural et grotesque du personnage : « excindingly, a mile out, huge, large. » Si
Ichabod Crane est à l’image des Puritains, sa description fait d’eux des pantins
grotesques. L’exagération se mêle à la dérision ; le personnage est objectifié, comparé à
une girouette ou à un épouvantail.
Dans Rip Van Winkle, le héros éponyme est un personnage nonchalant vivant dans
les montagnes Kaatskill. L’action se déroule avant et après la Guerre d’Indépendance.
Un jour Rip rencontre dans les montagnes des personnages vêtus étrangement qui lui
offrent à boire. Il s’endort et se réveille vingt ans plus tard ; sa femme est morte et sa
maison a disparu. L’épouse acariâtre du héros se fait la voix du puritanisme dans
l’importance qu’elle donne au travail et dans sa critique récurrente de l’oisiveté de son
mari. L’auteur nous invite à voir celui-ci comme un excentrique qui a décidé de se
dérober à la malédiction originelle : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Toute
besogne utilitaire le répugne. … Dans une société où chacun doit travailler -sa femme
212
« The character of Ichabod Crane … possesses very rich grotesque potential, because of his
unattractive appearance and his ever ravenous appetite. » (31) « The purposeful incoherence and lack of
logical connections between people, places, and events create a form of nonsensical humour. » Bernard
Terramorsi, Essays on Washington Irving (1999: 34).
213
Irving, The Sketch Book of Geoffrey Crayon 290.
90
le lui rappelle assez- il préfère, lui, regarder les autres, bavarder et rêver. » 214 Il
s’adonne à la pêche et il ne suit pas l’éthique du travail prônée par les Puritains. Cette
attitude pourrait être vue comme une critique de la religion du travail pour ces derniers.
Max Weber fait le lien dans son ouvrage du même nom entre l’éthique protestante et
l’esprit du capitalisme, 215 en montrant que l’aspiration au royaume de Dieu par le
travail a favorisé l’esprit capitaliste. Dans l’éthique protestante, le travail individuel sert
à la cause collective et à Dieu : « le travail au service de cette utilité sociale
[impersonnelle] promeut la gloire de Dieu et donc [qu’] il est voulu par Dieu. » (Weber
115). Nous avons dit précédemment que la réussite dans le travail était un signe de
bénédiction divine. Le travail « constitue le moyen spécifique de prévention contre
toutes les tentations que le puritanisme rassemble dans la notion de unclean life. »
(Weber 205). Le travail était ainsi pour eux la fin en soi de la vie, c’est pourquoi la
paresse de Rip Van Winle ne peut être acceptée par la société dans laquelle il vit, son
oisiveté étant associée au mal. La disparition de sa femme après que le protagoniste se
réveille vingt ans plus tard pourrait symboliser la mort souhaitée de l’éthique puritaine.
Irving critique également le puritanisme dans d’autres œuvres en adaptant les
Märchen allemands 216 au domaine américain. Il met en scène le vieux Boston de l’ère
coloniale dans le conte « The Devil and Tom Walker, » (1824) dans The Tales of a
Traveller (1824).
214
Irving, Contes fantastiques 37.
215
Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Paris: Gallimard, 2004).
216
Le Märchen apparaît comme un genre hybride : « poésie, roman, conte, nouvelle, myhte, chant,
ballade s’y rejoignent et s’y confondent pour s’adapter idéalement au thème de la métamorphose qui plaît
tant aux écrits romantiques. » Prince (2008: 48.) Nathalie Prince donne l’exemple d’Henri d’Ofterdingen
de Novalis qui allie poésie, roman, conte et mythe. Le Märchen se caractérise également par un aspect
fragmentaire, inachevé et est considéré comme un élément moteur de l’esthétique romantique ayant
inspiré Keats ou Coleridge.
91
Le conte narre l’aventure d’un homme indigent de la Nouvelle Angleterre
qui vendit son âme au diable en échange du trésor de Kid le pirate, et qui
finit par être entraîné en enfer par le diable après avoir mené une vie
d’usurier confortable et ostentatoire. 217
L’action a lieu à Boston en 1727. Dans sa thèse, Michèle Merzoug montre l’hypocrisie
du protagoniste Tom Walker qui, après avoir amassé une fortune et ruiné des
marchands, s’inquiète du sort de son âme. La notion de péché omniprésente mais
dissimulée sous l’influence puritaine présente à l’époque est parfaitement visible. La
dévotion du personnage à Dieu est factice ne faisant que révéler l’hypocrisie de la
société puritaine:
He thought with regret on the bargain he had made with his black friend, and
set his wits to work to cheat him out of the conditions. He became therefore,
all of a sudden, a violent church-goer. He prayed loudly and strenuously, as
if heaven were to be taken by force of lungs. Indeed, one might always tell
when he had sinned most during the week, by the clamor of his Sunday
devotion. 218
Les Puritains sont décrits comme des individus hypocrites, superficiels, des pécheurs
pactisant avec le diable et dont le désir de rédemption n’est que superficiel. Le caractère
américain est marqué par la survivance de l’héritage puritain, façonné par leur rigueur
morale : « le puritanisme des Pères pèlerins, l’aventure de Massachusetts Bay, l’image
austère du gouverneur Winthrop, tout cela appartient aux mythes fondateurs de
l’Amérique des origines. » (Himy 110). Le conflit entre le bien et le mal est ainsi au
cœur de l’inconscient collectif et le thème de l’abjection était déjà prégnant dans la
société de l’époque. Il nous paraît important d’analyser de quelle manière le sentiment
d’abjection était visible dans les premiers écrits pour mettre à nu les échos existant avec
nos trois récits.
217
Merzoug 79-80.
218
Merzoug 442.
92
b. Puritanisme et abjection
Percevoir de quelle manière l’abjection était présente aux origines de la société
américaine ainsi que dans la littérature ne peut que nous éclairer dans notre analyse des
œuvres actuelles. Nous nous concentrerons sur le récit d’Hawthorne, The Scarlet Letter,
afin d’illustrer nos propos car il exemplifie le thème du péché et examine de quelle
manière ce thème crée un sentiment d’abjection chez les Puritains. Ces derniers, ayant
banni les plaisirs de la chair, considèrent alors l’adultère comme le péché suprême,
condamnant par là même les personnages hawthorniens à lutter contre une culpabilité
permanente : Hester Prynne pour avoir trompé son mari avec le Révérend Arthur
Dimmesdale. Son mari Chillingworth est rongé par le désir de vengeance et la
culpabilité finit par tuer le révérend qui dévoile aux habitants sur la place publique la
lettre A gravée sur son torse. L’enfant d’Hester, Pearl, est la marque du péché, le
symbole du sentiment d’abjection existant à l’encontre d’Hester. Le choix de la couleur
rouge pour la lettre portée par Hester n’est pas anodin :
Le rouge fait tache dans une vision du monde où la couleur appartient aux
moyens naturels par lesquels Dieu s’adresse aux hommes. Par son rapport
intime à l’intériorité des femmes, au mystère de leur fécondité, le rouge
s’impose comme couleur récalcitrante qu’il est urgent d’apprivoiser. 219
Le résumé que fait E. A. Duyckinck de cette œuvre d’Hawthorne reflète parfaitement
notre propos :
A woman in the early days of Boston becomes the subject of the discipline of
the court of those times, and is condemned to stand in the pillory and wear
henceforth, in token of her shame, the scarlet letter A attached to her bosom.
She carries her child with her to the pillory. Its other parent is unknown. At
this opening scene her husband from whom she had been separated in
Europe, … reappears from the forest, whither he had been thrown by
shipwreck on his arrival. He was a man of cold intellectual temperament, and
219
Nancy Honicker, « ‘A Living Sermon against Sin’ : Hester Prynne et la letter écarlate face à la
doctrine puritaine, » The Scarlet Letter: Nathaniel Hawthorne (2005): 88.
93
devotes his life thereafter to search for his wife’s guilty partner and a
fiendish revenge. The young clergyman of the town, … is the victim, as this
Mephistophilean old physician fixes himself by his side to watch over him
and protect his health, an object of great solicitude to his parishioners, and, in
reality, to detect his suspected secret and gloat over his tortures. … The
denouement is the death of the clergyman after a public confession in the
arms of the pilloried, branded woman. 220
Tout dans ce résumé nous lie au thème de l’abjection morale. Hester Prynne et son
enfant sont considérés comme abjects par la société puritaine et Dimmesdale considère
avoir échoué aux yeux de Dieu. Cependant, le lecteur éprouve de la sympathie pour ces
trois personnages et c’est le mari qui est considéré comme un être odieux et sans pitié.
Son désir de vengeance le rend haïssable et l’onomastique de son nom même,
Chillingworth, révèle un personnage froid -« chilling »- et terrifiant. Les personnages
sont eux-mêmes empreints d’ambivalence. Hester a une personnalité double, mêlant la
fierté et l’humilité. La vision de Pearl est également problématique: elle est associée à
la nature et son caractère passionné et sauvage est souligné de manière répétitive.
Symbole vivant du péché, elle devient incontrôlable lorsqu’Hester ôte sa lettre écarlate
dans la forêt. Elle est cependant aussi belle qu’une rose:
Pearl is a difficult child, capricious, unintentionally cruel, unfeeling in her
demand for truth, but she has both the ‘naturalness’ and the beauty of the
rose, and like the rose she is a symbol of love and promise. 221
C’est néanmoins le personnage de Chillingworth qui entre le plus dans la catégorie de
l’abjection physique et morale. Il est associé au diable dans le récit:
The former aspect of an intellectual and studious man, calm and quiet,
which was what she best remembered in him, had altogether vanished, and
been succeeded by an eager, searching, almost fierce, yet carefully guarded
look. It seemed to be his wish and purpose to mask this expression with a
smile; but the latter played him false, and flickered over his visage so
220
Harding 232.
221
Hyatt Howe Waggoner, « Three Orders : Natural, Moral, and Symbolic, » The Scarlet Letter (1988):
318.
94
derisively, that the spectator could see his blackness all the better for it. Ever
and anon, too, there came a glare of red light out of his eyes; as if the old
man’s soul were on fire … In a word, old Roger Chillignworth was a striking
evidence of man’s faculty of transforming himself into a devil, if he will
only, for a reasonable space of time, undertake a devil’s office. 222
Son association à la noirceur, au feu de l’enfer en fait un personnage démoniaque. Sa
métamorphose en être satanique souligne son inhumanité et la répulsion qu’il engendre
chez le lecteur. La description de Chillingworth nous plonge dans un univers macabre
et la vision diabolique qui transparaît nous rappelle le personnage de Cole dans
Shadowland ou de Taduz Lemke dans Thinner. Eux aussi assouvissent leur désir de
vengeance. Le thème du péché est présent dans nos récits choisis. Dans le monde des
magiciens, Cole a commis le péché suprême d’utiliser la magie de manière
malveillante. Le péché de Tom est d’être tombé amoureux de l’amie de son meilleur
ami. Dans Thinner, Billy a enfreint le commandement biblique qui ordonne de ne pas
tuer son prochain. De même dans Lullaby ceux qui connaissent le poème mortifère
tuent gratuitement leurs concitoyens.
Le thème de l’abjection était donc déjà présent dans les œuvres fondatrices
américaines. Lié au péché, il était vecteur d’une vision critique sur la société de
l’époque. Ce thème a transcendé les âges et est présent dans les récits contemporains,
en particulier dans ceux que nous avons choisis. Elle permet dans le cas de nos auteurs
de critiquer également la société moderne qui est présentée comme le locus de toutes
les déviances. La vision qu’offrent King, Straub et Palahniuk du monde social
contemporain ne peut laisser indifférent, que la réaction engendrée varie du simple
questionnement au malaise profond.
222
Waggoner 116.
95
C] La société contemporaine ou une société de l’abject
Les auteurs choisis montrent le caractère déviant des rapports humains dans une
société où le consumérisme outrancier est lui-même créateur d’êtres froids et sans
humanité. La société semble créer des individus abjects et être elle-même source de
répulsion. L’approche puritaine du travail n’est plus. Le péché, la lutte entre le bien et
le mal est au cœur du monde social comme cela était déjà le cas pour les œuvres traitant
de l’époque puritaine. Les relations entre les individus sont sujettes à d’innombrables
interrogations ; la fausseté qui les caractérise, le jeu constant entre mensonge et vérité
déjà présent dans la littérature portant sur l’ère puritaine s’installe de manière insidieuse
et laisse le sceau indélébile de l’abjection au sein des trois récits.
a. Une société caractérisée par la facticité des rapports humains
King, Straub et Palahniuk explorent les thèmes de l’hypocrisie, du mensonge et de la
trahison et mettent en avant l’immoralité sous jacente des individus. L’ensemble de ces
thématiques fait entièrement écho aux éléments préalablement cités et caractéristiques
des Puritains. L’abjection est liée chez les auteurs à une dimension morale. Dans
Thinner, Billy dissimule des actes et ses véritables sentiments à Heidi. Le régime qu’il
prétend suivre n’est que fictif : « a hastily gobbled hamburger or two on Saturday
afternoon, while Heidi was out at an auction or a yard sale, » (23) « his diets had been
marked by a lot of cheating. » (22) Le terme « cheating » montre bien la fausseté et
l’artificialité de leur relation. Heidi n’est pas dupe et entre aussi dans le jeu de
l’hypocrisie en choisissant de garder le silence. Tous deux vivent dans le mensonge.
Une critique peut donc être faite dans leur relation même avant l’accident, révélant
96
l’atmosphère déjà malsaine 223 entre les deux époux. Billy prétend ne pas penser à
l’accident et Heidi se ment à elle-même en refusant de reconnaître sa part de
responsabilité dans la mort de la gitane.
Son rejet de sa culpabilité va de pair avec son refus de croire en la malédiction car
cela impliquerait de faire face à la culpabilité : « she might have to explore the
boundaries of her own culpability. » (223) Le masque du faux semblant s’installe dans
le couple : « too many ‘discussions’ that were only disguised arguments. » (7) Le terme
« disguised » montre bien que leur relation n’est basée que sur un simulacre de
confiance. Le thème de l’hypocrisie est bien présent et dévoile une vision déviante des
rapports humains.
Ce jeu constant entre mensonge et vérité rend les personnages amoraux. Heidi
pourrait être perçue comme un écho de l’épouse de Rip Van Winkle. Si Billy est loin
d’être oisif, il apprécie cependant les bonnes choses de la vie tout comme le héros
d’Irving. Heidi harcèle Billy sur son poids quand l’épouse de Rip Van Winkle lui répète
inlassablement d’être plus actif. On pourrait aller jusqu’à dire que le rejet et la
fascination blanche face aux bohémiens rappelle l’intolérance de la société puritaine
face à Hester Prynne dans The Scarlet Letter. Membre actif et respecté de la société
blanche, Billy connaîtra ironiquement par la suite le rejet de ses semblables, lui
permettant ainsi de constater l’hypocrisie et la manipulation de cette société. Que cela
soit sous l’ère puritaine ou à l’époque contemporaine, l’exclusion se faisait au nom du
Bien pour chasser le Mal symbolisé par les personnes ne suivant pas les règles établies
par la société. Cette exclusion est pourtant signe de l’intolérance de la société, loin des
valeurs bibliques d’indulgence et de partage. Cette exclusion peut donc paradoxalement
223
Cette relation immorale rappelle celle entre Chillingworth et Hester Prynne. Leur union n’a pas été un
mariage d’amour et s’est caractérisée par la froideur et l’ignorance. Billy devient aussi insensible que ce
personnage hawthornien face à Heidi, intéressé par la vengeance et par la destruction délibérée de son
épouse.
97
être vue comme amorale; la société qui cherche à contrôler l’abjection est elle-même
abjecte.
Cette attitude de rejet est, dans une première analyse, immorale si l’on suit la
distinction préalable entre morale et éthique de Paul Ricoeur. L’éthique est « ce qui est
estimé bon » et la morale
ce qui s’impose comme obligatoire. … Je réserverai le thème d’éthique pour
la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette
visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité
et par un effet de contrainte. 224
La société blanche ne fait pas que vouloir l’exclusion des gitans ou de Billy ;
l’exclusion est bien réelle et la perception abjecte de ces personnages est intégrée dans
l’inconscient collectif. La vision des gitans comme autres est commune à tous les
peuples. De même à l’époque puritaine, la norme était de rejeter ceux qui ne se
conformaient pas aux règles établies et qui étaient considérés par les Puritains comme
moralement déviants. Cependant Paul Ricoeur poursuit son raisonnement en énonçant
le fait que la morale fait partie de l’éthique : « la morale ne constituerait qu’une
effectuation limitée, quoique légitime et même indispensable, de la visée éthique, et
l’éthique en ce sens envelopperait la morale. » (Ricoeur 201). L’éthique prime sur la
morale, la visée sur la norme. Si l’on suit cette définition de Ricoeur, les personnages
présentés par nos trois auteurs sont alors éthiquement abjects. La fourberie qui constitue
la base des relations entre les individus nous relie à l’abjection morale.
Les personnages pratiquent à merveille l’art de la manipulation, à l’instar de Cole
dans Shadowland. Le titre même « shadowland » -le pays des ombres- fait
l’articulation entre réalité et facticité, vérité et mensonge. Le lecteur sait déjà que les
apparences seront trompeuses et qu’il va être confronté à des êtres pratiquant l’art de la
224
Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre (Paris : Editions du Seuil, 1990) 200.
98
duplicité. Ce terme vient du latin duplicitas, signifiant : « état de ce qui est double. »
Dans le sens moral, il désigne le « fait d’être ambigu, fourbe. » (Alain Rey, et al 637).
Cole trompe bien Del et Tom en leur faisant croire qu’ils seront son successeur. La
relation de Cole avec son entourage est basée sur la manipulation puisque même Rose
n’est qu’une simple marionnette entre ses doigts et qu’il peut aller jusqu’à lui faire
mimer les ébats amoureux entre Speckle John et sa petite amie Rosie. Facticité et
mensonge nous lient au thème de l’abjection. Del ment à Tom en clamant ne pas
connaître l’homme mystérieux présent lors de la rencontre sportive avec l’école
Ventnor. Tom ment à Del lors de leur nuit passée à l’extérieur de la maison ; il déclare
s’être promené pendant la nuit et ne pas avoir été accepté par l’Ordre alors qu’il a bien
connu une expérience initiatique qui lui a ouvert les portes de l’Ordre des magiciens. Le
mensonge est bien présent même si on doit être conscient du secret qui sépare les initiés
des non-initiés. L’honnêteté des relations humaines n’est que factice 225 et
l’ambivalence des personnages en fait des êtres déviants.
Dans Lullaby, la possession de la berceuse change les individus en êtres froids et
calculateurs, insensibles à la mort d’autrui. Ainsi, le décès d’un homme qui trompe
ouvertement sa femme au chapitre 12 semble laisser les gens présents de marbre :
« Nash puts his finger back in the onion dip, and I step over the body, past the gal,
pulling on my coat, headed for the door. » (65) L’indifférence humaine face à la mort
choque le lecteur. L’amour perd d’ailleurs sa valeur de sincérité et de don de soi.
L’amour que Carl porte à Helen semble avoir été créé de toutes pièces grâce à un sort.
L’indifférence de Carl face aux morts qu’il provoque est également déroutante et le
rend haïssable aux yeux des lecteurs. Ainsi, après avoir tué un agent lui indiquant le
tournage d’un film près de son lieu de travail, il n’a aucun scrupule à continuer sa route
225
Nous y voyons encore un écho avec les œuvres traitant de l’ère puritaine.
99
comme si rien ne s’était passé : « counting 345, counting 346, counting 347, I haul one
leg then the other over the barricade and keep walking. » (69)
L’absence de compassion et d’amour choque dans la société décrite par Palahniuk.
Les journalistes sont par exemple présentés comme insensibles : « in journalism school,
what they want you to be is a camera. Whatever the story, this isn’t about you. » (25)
L’individu perd son caractère humain, il devient un objet. Toute implication est bannie.
Cette présentation des journalistes n’est cependant pas si éloignée de la réalité ; leur
mission est de transmettre une information et non de s’impliquer émotionnellement par
rapport aux faits énoncés. C’est un parfait reflet de la société qui s’est détournée des
valeurs premières puritaines et qui ne s’attache qu’aux choses matérielles. Le mensonge
et la trahison sont prégnants dans les récits choisis qui sont le reflet de la société
actuelle. Si la société capitaliste qui nous est présentée tient ses origines selon Weber
dans le puritanisme, la société de consommation décrite paraît être à la dérive, loin des
valeurs de travail et de partage prônées par l’éthique puritaine. Elle est vectrice de
déviance et de transgression, ce qui nous amène à lui attribuer le qualificatif « abject. »
b. La société consumériste comme source de déviance
Dans Thinner, l’obésité est présentée comme l’un des fléaux de la société
américaine contemporaine transformant ses habitants en êtres difformes. La peur du
corps -provenant originellement chez les Puritains de la vision pécheresse de la
sexualité- est liée chez King à la métamorphose même du corps, car, comme nous le
verrons plus tard, les tabous sexuels de Billy sont peu à peu mis au jour. La société, qui
peut être comparée à une mère nourricière, se change en figure maternelle destructrice
tout comme Cole, qui fait office de père symbolique dans Shadowland, et qui est une
100
figure paternelle déviante ne cherchant qu’à détruire ses enfants. 226 Le terme de
« déviance » est lié à la transgression des valeurs :
Toute déviance naît de la transgression d’une norme, c’est-à-dire du
franchissement de cette limite parfois imperceptible au-delà de laquelle un
acte, une attitude ou un évènement cessent soudain d’être tenus pour
acceptables, compréhensibles ou reconnaissables. 227
Le fait que Cole veuille éliminer Del et Tom dépasse les limites de l’acceptable.
Dans Thinner, Billy se complaît dans le péché de gourmandise et les profits réalisés par
son travail l’amènent à une vie d’oisiveté et de jouissance, à l’opposé des valeurs
puritaines originelles. Seul Tom semble travailler par amour de la magie et pour ne pas
sombrer dans les méandres de la magie maléfique comme Cole. La société décrite par
King, et surtout par Palahniuk, est un monde où l’argent est moins symbole d’élection
que d’un matérialisme et d’un pouvoir de supériorité flagrant. Dans Lullaby, la critique
de la société américaine se fait plus acerbe et sa dimension généralisante nous permet
de dire que cette transgression donne à la société un aspect subversif.
Avant de nous plonger dans l’œuvre de Palahniuk, nous explicitons les termes de
transgression et de subversion. Le terme « transgression » désigne le fait de ne pas
respecter une loi, un interdit. Dans Thinner, le juge Carrington ne respecte pas la loi en
laissant Billy libre même si celui-ci a tué une personne. Dans Shadowland, Cole ne
respecte aucune loi puisqu’il anéantit ceux qui s’opposent à lui. Dans Lullaby, Nash ne
respecte pas les femmes mortes car il partique sur elle ses fantasmes sexuels. Le terme
« subversion » est lui defini de la manière la plus simple dans le dictionnaire
encyclopédique Axis comme « l’action ou l’ensemble d’actions visant à troubler l’ordre
226
Il nous rappelle le roi des Titans dans la mythologie grecque, Cronos, qui dévorait ses enfants pour ne
pas être détrôné. Cole souhaite rester le roi de son royaume et est prêt pour cela à sacrifier la vie
d’innocents.
227
Albert Ogien, Sociologie de la déviance (Paris: Armand Colin, 1999) 201.
101
établi, à détruire le système, les valeurs admises. » 228 Nos auteurs visent la destruction
des valeurs. Le dictionnaire historique Robert précise que le nom transgression « a été
emprunté avec un sens moral ‘action de contrevenir à un ordre’, correspondant au latin
chrétien, d’où l’emploi pour ‘faute, péché’ jusqu’à la fin du XVIème siècle. » (Alain
Rey, et al 2154). La transgression semble donc désigner une action précise alors que la
subversion a une dimension plus large et rime avec le bouleversement de valeurs
établies. Si les deux éléments se retrouvent dans nos récits, nous nous devons d’avoir
une visée la plus large possible et nous montrerons progressivement que nos auteurs
pratiquent bien l’art de la subversion, à commencer par Palahniuk dans sa présentation
hors norme de la société.
Helen est celle qui représente le mieux la société de consommation avec ses
costumes aux couleurs vives et ses accessoires assortis, tous plus voyants les uns que
les autres. Notre société est un monde d’apparat, factice, loin des valeurs de piété et de
simplicité puritaines. La première description d’Helen ne s’attache nullement à son
physique propre ni à son âge mais à ses vêtements, sa voiture, ses bagages et sa suite à
l’hôtel Lake Louise : « Helen, she’s wearing a white suit and shoes, but not snow white.
It’s more the white of downhill skiing in Banff with a private car and driver on call,
fourteen pieces of matched luggage, and a suite at the Hotel Lake Louise. » (3) Même
la symbolique traditionnelle du blanc est subvertie. Le blanc, couleur initiatrice, « est la
couleur du candidat, c’est-à-dire de celui qui va changer de condition. » (Jean
Chevalier, et Alain Gheerbrant 125). Helen reste éthiquement abjecte tout au long du
228
AXIS, Dictionnaire encyclopédique, vol. 6 (Paris: Hachette, 1993) 2937.
102
récit. C’est pour cela que ses vêtements ne sont pas d’un blanc immaculé, virginal 229
mais un blanc souillé par le matérialisme humain représenté dans la citation par les skis.
Ces détails purement ornementaux et d’apparence insignifiante sont néanmoins
d’une importance cruciale pour Helen, montrant la richesse du personnage mais
également l’artificialité d’une société prête à la payer en bijoux de valeur pour tuer des
personnes dont les noms sont inscrits dans son agenda. L’association du blanc à la
richesse et non à la pureté accentue la déviance de ce personnage et l’excès qui la
caractérise la rapproche du grotesque. Helen est loin des personnages de contes de fée
traditionnels et plus précisément ici de Blanche Neige, « Snow White. »
Même les miracles deviennent dans le récit de Palahniuk un moyen d’obtenir un
pécule financier et la croyance pure et simple semble avoir disparu dans la société
américaine : « you can buy postcards of the event. Videos even. » (8) La dérive
consumériste prend possession du fait religieux et appuie la superficialité et le caractère
abject de la société actuelle. Même si la marchandisation de la religion n’est pas à
proprement parler une chose nouvelle lorsqu’on pense à l’épisode des marchands du
temple dans la bible, 230 sa surmédiatisation par la société moderne lui fait perdre toute
dimension spirituelle et sacrée. Si dans la Bible, les marchands viennent dans le temple
même et vendent des produits de nécessité, la société moderne surexploite le fait
religieux à l’extérieur du lieu de culte, vide la religion de toute sainteté. La religion
229
La pureté n’est pas à l’origine une couleur positive mais le signe de la neutralité, que rien n’a encore
été accompli.
230
Jésus chasse les marchands qui vendent des bovins et des moutons dans le temple : « la pâque des
Juifs était proche et Jésus monta à Jérusalem. Il trouva dans le Temple les vendeurs de boeufs, de brebis
et de colombes, et les changeurs, assis. Se faisant un fouet de cordes, il les chassa tous du Temple, et les
brebis et les boeufs ; il répandit la monnaie des changeurs, renversa leurs tables et aus vendeurs de
colombes il dit : « Enlevez cela d’ici. Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce. »
Ecole biblique de Jérusalem, La BibleJean, 2: 17).
103
n’est plus véhicule de foi, d’amour, de partage mais le stigmate d’une société
voyeuriste et avide d’évènements sortant de l’ordinaire.
Le côté factice et vide de la société se manifeste par exemple par le préenregistrement des rires pour les émissions de télévision ou à travers les publicités
incohérentes et improbables passées par Oyster dans les journaux : « if poisonous
spiders have hatched from your new upholstered furniture, you may be eligible to take
part in a class-action lawsuit. » (9) L’invraisemblance de la situation posée –voir des
araignées venimeuses sortir de ses meubles- fait sourire le lecteur qui ne peut que
s’interroger sur l’utilité d’une telle annonce. Celle-ci souligne le consumérisme
outrancier de la société américaine et fait référence aux procès à répétition qui la
secouent. 231 Mona explique que c’est de l’anti-publicité qui permet de planter les
graines du doute dans l’esprit des gens : « ‘Oyster calls all that ‘antiadvertising’ …
‘Sometimes businesses, the really rich ones, they pay him to cancel the ads. How much
they pay, he says, reflects how true the ads probably are.’ » (152) La facticité semble
paradoxalement être un moyen de subsistance. Cette superficialité dépasse toutes les
conventions éthiques puritaines.
L’humour noir de Palahniuk ne peut laisser aucun lecteur insensible et permet de
dénoncer l’ère de faux semblant et de manipulation dans laquelle nous vivons. C’est
une impression d’absurde qui émane de la société décrite par Palahniuk ; du latin
absurdus signifiant « dissonant, » (Alain Rey, et al 7) le terme « absurde » désigne
231
Ces procès frisent bien souvent l’absurde. Pour exemple, en mai 2000, un restaurant de Philadelphie
fut contraint de verser 113.500$ à Amber Carson après qu’elle se soit cassée le coccyx en glissant sur du
soda qu’elle avait elle-même jeté au visage de son petit ami quelques secondes auparavant suite à une
dispute. Le site suivant donne des exemples improbables de procès s’étant tenu aux Etats-Unis. (USA,
procès américains, 2004, USA, 3 May 2010 <http://www.366jours.free.fr/articles.php?lng=fr&pg=516>).
Ce site révèle des raisons insensées pour des procès dont l’absurdité n’est pas si éloignée des publicités
présentées par Palahniuk qui paraît simplement franchi une étape supplémentaire dans le domaine de
l’absurde.
104
avant tout ce qui échappe à toute règle de logique et fait émerger un effet de non-sens.
Les publicités émises par Oyster vont à l’encontre de toute logique et en appelant luimême son action de l’anti-publicité, il souligne la négation du rôle traditionnel de la
publicité ; la société dans son ensemble présentée par Palahniuk fonctionne à rebours et
est vide de sens. Ce qui est parlant dans le terme « absurde, » c’est « l’aspect satirique,
…, sa critique sociale, sa mise au pilori d’une société inauthentique et mesquine. »232 Il
y a un divorce entre Carl et cette société, or l’absurde surgit bien de la fracture entre
l’homme et le monde :
Pris séparément, ni l’homme ni le monde ne sont absurdes. L’absurde jaillit
de leur confrontation. Les demandes de l’esprit font apparaître le fossé
énorme qui le sépare du monde. 233
Cette impression est renforcée par l’atmosphère chaotique qui prévaut dans le récit.
Cette atmosphère est notamment engendrée par la narration même de l’auteur. Il
accumule en effet des faits narratifs qui n’ont en apparence aucune cohérence les uns
avec les autres. Nous citons la page 9 en exemple:
The ad says, ‘if poisonous spiders have hatched from your new upholstered
furniture, you may be eligible to take part in a class-action lawsuit.’ And the
ad gives a phone number you could call, but it’s no use. The Sarge has the
kind of loose neck skin that if you pinch it, when you let go the skin stays
pinched. He has to go find a mirror and rub the skin to make it go flat.
Outside the diner, people are still driving into town. People kneel and pray
for another visitation. The Sarge puts his big mitts together and pretends to
pray. … After she was done skywriting, the Flying Virgin blew kisses to
people. She flashed a two-finger peace sign. She hovered just above the
trees, clutching her skirt closed with one fist, and she shook her red and
black dreadlocks back and waved, and Amen. … The Flying Madonna, it
wasn’t a miracle. It was magic. These aren’t saints. They’re spells. … Still,
this isn’t a story about here and now. Me, the Sarge, the Flying Virgin.
Helen Hoover Boyle. What I’m writing is the story of how we met. How we
got here.
232
Martin Esslin, Théâtre de l’absurde (Paris: Editions Buchet-Chastel, 1971).
233
Alan J. Clayton, Etapes d’un itinéraire spirituel : Albert Camus de 1937 à 1944 (Paris: 1971) 32.
105
L’auteur passe de l’annonce d’Oyster à une description du cou du policier puis à une
description de celui-ci faisant semblant de prier pour une autre visite de la Vierge
volante. Carl revient ensuite sur cet évènement avant d’émettre une distinction entre
miracle et magie pour finir sur le fait qu’il raconte son histoire rétrospectivement. Il n’y
a pas de relation entre la publicité passée par Oyster, le cou du policier et la Vierge
volante. La narration désordonnée met en lumière l’impression d’absurde qui se dégage
des faits énoncés. La pluralité significative du nom « spell » souligne l’ambivalence de
la société : il désigne une formule verbale considérée comme ayant une force magique.
Il met bien en avant le principe de verbalisation, émettre des mots ou des sons. Il
désigne aussi le fait d’épeler, de nommer mais peut également référer à la destinée, aux
évènements de la vie. La Vierge volante apparaît par une invocation magique ; elle
existe car Oyster et Mona ont prononcé un sort mais aussi parce que son apparition a
été répété par les individus et a été mise dans les journaux. Elle existe et est devenue un
phénomène, même éphémère, de société par le pouvoir des mots, des mots qui montrent
que cette société est vide de sens et s’attache à tout évènement inhabituel sans avoir
aucune perception critique.
Palahniuk nous décrit une société artificielle, éthiquement déviante, froide et suivant
un schéma répétitif. Le mot de passe choisi pour les ordinateurs est un exemple de
l’uniformisation de la pensée des individus. Les éditeurs de Carl (Duncan, Henderson et
Oliphant), ou la libraire (chap. 24) utilisent le mot « password. » Les individus ne
réfléchissent pas à un mot de passe plus personnel. La société fait fi de la singularité
des êtres. L’accumulation de phrases courtes renforce l’aspect monotone de la vie
sociale et donne aux individus un aspect robotisé car ils ne réfléchissent plus :
« anymore, no one’s mind is their own. You can’t concentrate. You can’t think. » (19)
106
La société et les médias nous privent de notre pensée et nous manipule comme de
simples marionnettes.
Oyster met en avant l’omniprésence du marketing, le caractère consumériste et
meurtrier de la société à travers les Mc Donald’s qui détiennent une puissance
financière et un pouvoir de mort, faisant écho à l’omniprésence de la nourriture
malsaine (junk food) chez King. Oyster est aussi en rébellion contre une espèce
humaine qui détruit l’environnement. Son combat pour et son accent mis sur la quasi
sainteté de la nature nous rappelle la lutte des transcendentalistes tels que Emerson ou
Thoreau. Ils étaient eux-mêmes profondément liés à la wilderness :
Transcendentalists had a definite conception of man’s place in a universe
divided between object and essence. His physical existence rooted him to the
material portion, like all natural objects, but his soul gave him the potential
to transcend this condition. 234
Pour les transcendentalistes, l’homme pouvait notamment ressentir la présence divine
dans la nature:
The Transcendental conception of man added indirectly to the attractiveness
of the wilderness. Instead of the residue of evil in every heart, which
Calvanism postulated, Emerson, Thoreau, and their colleagues discerned a
spark of divinity. Under the prod of Calvin, Puritans feared the innate
sinfulness of human nature would run rampant if left to itself in the moral
vacuum of wilderness. Men might degenerate to beasts or worse stepping
into the woods. Transcendentalists, on the contrary, saw no such danger in
wild country because they believed in man’s basic goodness. Reversing
Puritan assumptions, they argued that one’s chances of attaining moral
perfection and knowing God were maximized by entering wilderness. 235
Les perceptions puritaines et transcendentalistes diffèrent donc complètement ; là où la
première voit une lutte avec le mal, la deuxième voit la nature comme générateur de
renouveau spirituel. La vision d’Oyster nous rapproche plus des transcendentalistes que
des Puritains ; il voit la nature comme source de bonté, d’harmonie et qui doit donc être
234
Nash 85.
235
Nash 86.
107
protégée contre l’humanité destructrice. Il se voit proche de la nature mais la
subversion est encore à l’œuvre car à aucun moment il ne parle de communiquer avec
le divin ; il se voit au contraire comme prenant la place de Dieu afin de créer un nouvel
Eden avec Mona. Oyster dit vouloir créer un monde meilleur mais il est lui-même un
monstre répandant le fléau de sa culture destructrice.
La société de consommation est assoiffée de sons et déteste le silence. Le bruit est
nécessaire pour se sentir bien et moins seul. Il ne s’agit plus comme dans la société
puritaine de se perdre dans le dur travail de la terre pour atteindre le salut. L’homme
moderne semble avoir perdu les valeurs de travail et se perd dans les plaisirs artificiels
comme la musique qui est présentée comme une véritable addiction : « these musicoholics. These calm-ophobics. » (18) Toute méditation est absente dans la société
moderne. La population ne peut plus se passer des médias : « these media-oholics.
These quiet-ophobics. » (74) Il semble y avoir une phobie du silence et la cacophonie
est paradoxalement nécessaire au bien-être des individus. Cet accroissement de cette
addiction au bruit dans la société peut s’apparenter à l’infection de lierre qui menace la
ville de Seattle : « ‘the Green Menace’, the newspapers call it. The ivy equivalent of
killer bees. The Ivy Inferno. » (167) « The Ivy Inferno » se change en « sound inferno »
dans la société de consommation moderne ; le bruit est un fléau qui l’envahit, imprègne
tous ses recoins et la rend profondément abjecte.
Nous assistons à une véritable surenchère du bruit : « this is the arms race of
sound. » (17) La course au bruit est une course contre la montre qui n’est pas sans
rappeler le décompte infernal mis en route pour Billy dans Thinner ou la course contre
la mort décrite par King dans un autre de ses récits, The Running Man. 236 C’est à la fois
une course et une guerre du bruit. La surenchère du bruit entre dans un cercle vicieux,
236
Stephen King, The Running Man (London: New English Library, 1983).
108
puisque chacun tente de couvrir la musique du voisin en augmentant son propre
volume. Comme dans chaque course, il doit y avoir un gagnant : « this isn’t about
quality. It’s about volume. This isn’t about music. This is about winning. … You
dominate. This is really about power. » (17) Cette course de la musique et du bruit
indique que la société moderne adule les plus puissants, ceux qui montrent et exercent
leur pouvoir ; elle n’est plus une société de partage comme à l’époque des Pères
Pèlerins mais un monde individualiste et calculateur. Paradoxalement, être civilisé se
résume au bruit, aux aboiements ou aux claquements des portes : « this is what passes
for civilisation. » (16) Les gens sont soucieux de l’environnement mais empoisonnent
les voisins avec leur musique, ne montrant aucun respect pour ceux qui ont besoin de
calme.
L’envahissement de l’espace d’autrui est total et pose le problème de la liberté et de
l’individualisme. L’individu contemporain « s’individualise, en étant moins soumis aux
autorités, à ses appartenances reçues. » 237 Palahniuk montre en effet une société
individualiste mais qui a paradoxalement un comportement répétitif et similaire. Le non
respect de l’individu perçu dans l’invasion du bruit fait écho au traitement réservé aux
gitans dans Thinner. Ces derniers sont considérés comme des êtres inférieurs par les
WASPs,238 la société blanche bien pensante qui les rejette hors de leurs frontières
comme de mauvaises herbes qu’on ne peut éradiquer :
The wandering breed never died out. They came in rootless and left the same
way, human tumbleweeds who cut whatever deals they could and then blew
237
François de Singly, Les uns avec les autres (Paris: Hachette Littératures, 2005) 25.
238
Ce terme fait référence aux « white anglo-saxon protestants, » « persons of English descent who
follows one of the branches of Protestantism, typically Anglicanism (Church of England); Anglo-Saxon
is not be mixed up with just Caucasian, Anglo-saxon refers to the Germanic invaders who conquered
England shortly after the Romans fell from power, thus it refers to strictly to English people and their
descendants. » Urban Dictionary, 1999, 3 Jan. 2010 <http:// www.urbandictionary.com/ define.php?
term=wasp%3Cwhite%20anglo-saxon%20protestant%3E>.
109
out of town with dollars in their greasy wallets that had been earned on the
time clocks they themselves spurned. (53)
King colle à l’image traditionnelle des Gitans qui sont considérés comme des êtres
sales, cupides et malhonnêtes, nuisibles à la société blanche. Ils sont comme l’espèce
humaine que souhaite détruire Oyster, un élément de contamination nocif.
Le monde social est un lieu où règne la cacophonie ; dans une société où l’échange
prime grâce aux divers moyens de communication, les individus n’ont jamais été
paradoxalement aussi solitaires. Les locataires dans l’immeuble de Carl restent chez
eux avec leur musique ou leur radio et la communication de personne à personne ne se
fait plus. « We‘re living in a teetering tower of bable. A shaky reality of words. A DNA
soup for disaster. The natural world destroyed, we’re left with cluttered world of
language. » (246) L’expression « tower of bable » nous rappelle la tour de Babel dans
la Genèse. Descendants de Noé, les hommes parlaient une seule et unique langue sur
terre. Dieu contrecarra leur projet de construire une tour pour atteindre le ciel et
multiplia les langues afin qu’ils ne se comprennent plus. Cela reflète le manque de
communication et le désordre dans la société décrite dans Lullaby :
Everywhere, words are mixing. Words and lyrics and dialogue are mixing in
a soup that could trigger a chain reaction. … The wrong words collide and
call up an earthquake. The way rain dances called storms, the right
combination of words might call down tornadoes. Too many advertising
jingles commingling could be behind global warming. Too many television
reruns bouncing around might cause hurricanes. Cancer. AIDS. (245)
Dans la vision de Palahniuk ce ne sont pas les langues qui sont démultipliées mais les
mots, ce qui désharmonise la communication entre les hommes. Dans l’épisode de la
Genèse, Dieu punissait les hommes de vouloir se placer à son égal. Dans notre récit, les
maux de la terre sont aussi une punition divine et proviennent du chaos langagier causé
par les hommes. La société se conjugue sous le mode de la déviance et de
110
l’émiettement, nous permettant d’établir un parallèle avec la thématique de la
déconstruction postmoderne.
Le caractère abject de la société tient aussi son origine dans sa sur-puissance et dans
le fait qu’elle surveille chaque individu. Elle est présentée comme un nouveau Big
Brother. L’œuvre de George Orwell, 1984, 239 qui se voulait, en 1948, un récit
d’anticipation trouve un écho dans Lullaby:
Old George Orwell got it backward. Big Brother isn’t watching. He’s singing
and dancing. … He’s making sure your attention is always filled. And this
being fed, it’s worse than being watched. With the world always filling you,
no one has to worry about what’s in your mind. With everyone’s imagination
atrophied, no one will ever be a threat to the world. (18-19)
La société moderne empêche comme dans l’œuvre d’Orwell toute pensée et
développement personnel. L’adjectif « atrophied » révèle des individus dénués de toute
capacité de réflexion et changés en morts-vivants. La société apparaît comme un
vampire se nourrissant de l’attention et de l’esprit critique de ses habitants: « the music
and laughter eat away at your thoughts. The noise blots them out. » (19) Le verbe « eat
away » fait de la société un ogre qui dévore tout sur son passage. Cette vision
subversive de la société revient de manière récurrente. La société entière semble nous
avoir lancé un sort d’occupation puisqu’on ne pense plus par nous-mêmes. « Oyster
occupies Helen, the way an army occupies a city. The way Helen occupied Sarge. The
way the past, the media, the world, occupy you. » (253) C’est une véritable invasion
239
L’action se déroule en 1984 en Grande Bretagne après que les guerres nucléaires aient divisé le
monde en trois blocs. Big Brother est la métaphore d’un régime policier et totalitaire qui traque les
individus ayant des opinions contestataires. La société décrite par Orwell a aboli toute liberté
d’expression. Chaque mouvement et pensée des habitants sont contrôlés. Le récit suit les aventures de
Winston Smith qui travaille au Minitstère de la Vérité mais qui ne rentre pas dans le moule de cette
société totalitarienne. Le roman d’Orwell met en avant des éléments aussi absurdes de par leur opposition
à toute logique : il y a une police de la pensée, chaque journée débute par deux minutes de la haine. Le
concept de Big Brother fait écho à l’émission de télé–réalité, Loft Story, dans lequel on retrouve le même
principe d’enfermement d’un groupe de personnes dans un espace précis filmé en continu. Il y a aussi
dans ce cas une négation de la liberté individuelle.
111
que l’individu subit de la part d’une société du bruit qui le hante, bloque tout
développement personnel et dérobe son identité. Cette négation de l’être humain qui ne
possède plus son propre corps fait naître de l’aversion chez le lecteur. C’est une vision
terrifiante qui nous est offerte, rappelant les dystopies comme Brave New World (1932)
d’Aldous Huxley ou Nous Autres 240 (1920) d’Evgueni Ivanovitch Zamiatine.
Nous nous arrêtons sur Brave New World, récit dans lequel l'immense majorité des
êtres humains vit au sein de l'État Mondial ; un nombre limité de sauvages est regroupé
dans des réserves. Dans cette société, la reproduction sexuée telle qu'on la conçoit a
totalement disparu ; les êtres humains sont tous créés en laboratoire, les fœtus y
évoluent dans des flacons et sont conditionnés durant leur enfance. Aldous Huxley
imagine une société qui utiliserait la génétique et le clonage pour le conditionnement et
le contrôle des individus. L’uniformisation physique et mentale des individus est totale
mais le personnage de Bernard refuse de se plier à la norme. La société présentée par
Palahniuk n’est pas si éloignée si l’on considère l’uniformisation de la pensée
collective. Oyster se dit –comme le personnage de Bernard- être différent des autres
citoyens et s’opposer à la société alors que ses pensées sont en réalité effrayantes et
abjectes. L’omniprésence du bruit et des médias rend la société moderne aussi
totalitaire que le monde décrit dans 1984.
Le choix de la temporalité décousue 241 adopté par l’auteur fait écho à l’abolition
de toute individualité, d’identité de chaque individu. Même le passé veut être oublié ;
240
Evgueni Ivanovitch Zamiatine, Nous autres (Paris: Gallimard, 1979). L’auteur présente le journal
d‘un homme du futur qui fabrique un vaisseau spatial pour convertir au bonheur les civilisations
extraterrestres, que l'État Unique totalitarien prétend avoir découvert. Au fil du roman, le protagoniste est
attiré par les valeurs de l’ancien monde, c’est-à-dire le nôtre, notamment la liberté. On pourrait faire un
parallèle avec notre société dans laquelle l’addiction au bruit est considérée comme faisant partie de
l’accès au bonheur. Cette vision du bonheur n’est cependant pas partagée par notre héros, Carl.
241
L’étude de la temporalité fera l’objet d’une partie précise dans le deuxième chapitre mais nous
mettons déjà ici en avant le jeu régulier entre le présent et le passé auquel s’exercent nos auteurs.
112
Carl tente d’oublier le drame familial en constituant des modèles réduits qu’il écrase
ensuite avec son pied. Cette attitude montre le chaos qui règne dans son esprit. Il a
coupé tout lien avec sa famille, a déménagé, changé de nom et refoulé ses souvenirs
tout comme Helen a choisi de laisser le passé sur un lit d’hôpital sous la forme de son
fils maintenu en vie artificiellement. La volonté d’oubli du passé fait écho à
l’individualisme même des personnes dans une société castratrice qui tue ses habitants
à petit feu à travers des phénomènes comme les drogues, les divorces, les maladies, la
musique, la télévision :
There are worse things than finding your wife and child dead. You can watch
the world do it. You can watch your wife get old and bored. You can watch
your kids discover everything in the world you’ve tried to save them from.
Drugs, divorce, conformity, disease. All the nice clean books, music,
television. Distraction. (19)
Palahniuk nous fait réfléchir au fait que la société nous tue progressivement mais
sûrement à travers des éléments aussi simples et inattendus que le divorce, la musique
ou les distractions. La société moderne mène ses habitants non seulement à la mort
mais la montre aussi régulièrement à travers ses différents médias.
L’œuvre de Palahniuk se rapproche d’une dystopie. La définition du terme
« dystopie » est liée à celui d’ « utopie » :
Une utopie est un texte semi-didactique qui propose la peinture d’une société
fondée sur des lois, rationnelles pour l’époque mais présentées comme
nécessaires en tout lieu, et qui visent à construire et perpétuer une société
‘heureuse’ où les valeurs collectives sont premières, ce qui implique une
critique de l’ordre social existant.
La dystopie prend le contrepied de la société parfaite utopique : c’est
un récit des souffrances et des révoltes d’un individu soumis aux lois d’une
prétendue utopie. Les lois collectives sont ressenties comme autant de
frustrations et la révolte se fait au nom de l’individualisme. 242
242
Roger.Bozzetto, La science fiction (Paris: Armand Collin, 2007) 126.
113
Dans le cas de Lullaby, l’utopie communément répandue est que la culture du bruit et
l’hyper-présence des médias rendent les gens heureux. Comme le héros de 1984, Carl
se rebelle contre cette culture car il ne veut plus faire partie du monde collectif.
Le narrateur rêve d’une société silencieuse où le bruit serait combattu comme un
fléau: « the way governments look for air and water pollution, the same governments
would pinpoint anything above a whisper, then make an arrest. » (60) Même cette
vision utopique personnelle tient du régime totalitaire. Le but serait de faire retrouver à
la population son esprit critique : « maybe without big brother filling us, people could
think. The upside is maybe our minds would become our own. » (60) L’individu
semble subir un lavage du cerveau et du corps par cette entité masculine qu’est Big
Brother. La société n’a plus une image maternelle, nourricière mais l’association au Big
Brother lui donne un aspect paternel abusif et castrateur. Suivant la théorie freudienne,
la castration correspond à « la perte d’une partie du corps significative, »243 plus
particulièrement la perte du pénis. Chez Palahniuk, la société ôte toute individualité,
tout esprit critique ; la castration est psychologique et non physique.
L’aspect uniformisé de la population et son état léthargique nous donne l’image
d’une société de morts vivants ; la véritable identité des individus est en sommeil
anéantie par la dictature des médias. Cet état de sommeil se fait le miroir de la
castration symbolique subie par les citoyens. Nous assistons à une mise à mort
symbolique de l’individualité des citoyens écrasés par la société mère et réduits à la
taille de la maison miniature assemblée par Carl : « I fit a window frame into a brick
wall. With a little brush, the size for fingernail polish, I glue it. The window is the size
of a fingernail. » (18) L’auteur accentue la petitesse des éléments constitutifs de la
243
Sigmund Freud, Œuvres complètes : Psychanalyse 1908-1909, vol. 9 (Paris: Presses Universitaires de
France, 1998).
114
maison réalisée par Carl. Tous les détails apportés à cette construction ne sont qu’un
maillon dans la chaîne descriptive qui particularise le récit de Palahniuk. Carl manipule
les éléments de son modèle réduit tout comme la société joue avec nous. Nous
devenons aussi insignifiants que les fenêtres de sa maison miniature.
Carl imagine un monde sans bruit mais ce monde utopique est encore plus terrifiant
que la description de la société actuelle :
Imagine a world of silence where any sound loud enough or long enough to
harbor a deadly poem would be banned. No more motorcycles, lawn
mowers, jet planes, electric blenders, hair dryers. A world where people are
afraid to listen, afraid they’ll hear something behind the dim of traffic. …
Imagine a higher and higher resistance to language. No one talks because no
one dares to listen. (43)
La peur du bruit, l’absence même de mots devient le trait principal du monde utopique
de Carl et les exclus de la société actuelle -les sourds, les illettrés- se trouveraient en
position de pouvoir. L’inversion est poussée de manière récurrente chez Palahniuk à
l’extrême. L’auteur effrite le vernis de la civilisation et révèle une société éthiquement
abjecte créant un sentiment de nausée chez le lecteur. Ses griffes critiques acérées
écorchent à la fois la dimension sociale et politique et dévoilent la toile de fond choisie
par l’auteur : l’abjection.
Cette première partie de notre premier chapitre a révélé que l’essor des récits
mettant en avant la problématique de l’abjection dans la société américaine s’explique
par l’ambivalence même de la société puritaine des Pères Fondateurs. Le conflit
constant entre le bien et le mal, présent dès la fondation même du « pays de lait et de
miel » et les différentes problématiques liées notamment à la wilderness ont révélé le
versant sombre de la personnalité des individus. Marqué par la thématique du péché,
l’attitude intolérante des Puritains provient de leur volonté de maîtriser la nature
maléfique de l’Homme, inscrite en lui et possiblement exacerbée par l’environnement
115
sauvage les encerclant. Leur intransigeance morale dissimulait cependant des travers
bien réels, doublant alors la thématique de l’abjection. Ils considéraient ceux qui ne
suivaient pas leur foi comme moralement abjects et leur attitude sectaire et leur
hypocrisie sous-jacente les rendait abjects aux yeux du monde extérieur. Le lien tissé
entre la nature sauvage du nouveau continent, l’ambivalence de Puritains, les valeurs
marquant l’idéologie américaine ont été exploités par la suite dans les œuvres
littéraires.
Ces récits faisant référence à l’ère puritaine étaient déjà vecteurs de critique sociale.
Par exemple, les récits de Washington Irving ou de Nathaniel Hawthorne ont souligné
l’hypocrisie des Puritains, le hiatus entre les valeurs de tolérance et de partage bibliques
et l’ignominie de la punition pour ceux qu’ils considéraient comme l’emblème du
péché. La thématique de l’abjection était ainsi déjà au cœur de la société puritaine et
des premiers écrits qui lui étaient consacrés. Nous devons également garder à l’esprit
que le puritanisme a posé les bases sociales et littéraires de la société américaine
moderne : « la première culture américaine exploite, à l’âge romantique, le monde
gothique de ses ancêtres. Le Puritanisme, chance et substance d’un phénomène colonial
singulier, inspire aussi, à terme, les monuments littéraires de la Nouvelle Angleterre. »
(Martin 260). On comprend alors pourquoi il était important d’effectuer ce voyage dans
le passé afin de mieux comprendre et interpréter les trois récits choisis dans le cadre de
cette thèse. Les sources inspiratrices et critiques de King, Straub et Palahniuk sont en
effet présentes dans ce passé fécond.
La critique sociale qui y était déjà visible apparaît toujours comme un leitmotiv dans
Thinner et surtout Lullaby. La facticité caractérisant les rapports humains fait force de
loi ; la tromperie, la duplicité sont des monnaies d’échange courantes et l’ambivalence
inhérente aux individus les rend éthiquement abjects. La subversion est totale dans
116
l’œuvre de Palahniuk où notre vision commune du monde environnant est abolie.
L’image prédominante d’une société dévoratrice de notre individualité déroute et rebute
le lecteur. Les auteurs transgressent nos perceptions quotidiennes, or l’excès, la
transgression, voire la subversion sont des éléments créateurs du sentiment d’abjection.
Nous décidons de rester sur cette barque de l’excès et de la transgression car non
obstant leur présence à chaque maillon de la chaîne crée par les auteurs à travers leurs
récits, ces thèmes nous permettent de faire le lien avec une source inspiratrice majeure
pour ces derniers : le Gothique anglais ou « roman noir. » Maurice Lévy a bien montré
l’importance de ce mouvement d’ailleurs pour la littérature américaine dans son
ensemble :
‘Notre fiction est envahie par des images d’aliénation, de fuite et de peur
abyssale. Avant que le gothique ne fût inventé, le grand roman américain ne
pouvait naître. Tant que ce roman là durera, le gothique ne saurait
disparaître.’ 244
Ces citations de Lévy renforcent notre volonté de nous immerger dans l’univers du
gothique anglais d’autant que celui-ci se fait le miroir d’un des thèmes majeurs du titre
de notre thèse, « l’abjection. »
Notre démarche de nous tourner vers les œuvres passées pour apporter une
interprétation la plus large possible de nos trois récits est toujours visible dans la
deuxième partie de notre premier chapitre. Thinner, Shadowland et Lullaby sont le
locus d’une convergence de thèmes et de genres et leur première lecture laisse
transparaître des éléments du Gothique anglais. Notre présentation du mouvement
gothique ne peut se faire sans une corrélation avec le Romantisme. En effet, comme
nous l’avons précisé dans notre introduction, le Gothique s’insère dans le mouvement
plus large qu’est le Romantisme. Une présentation de leurs composantes établira des
244
Lévy, Le roman « gothique » anglais: 1764-1824 xii.
117
échos entre nos trois récits et ces deux mouvements. L’utilisation que font les auteurs
notamment des lieux et des personnages traditionnellement gothiques est frappante.
Cependant, le travail de déviance, de subversion perçu dans notre première partie est
aussi visible concernant le Gothique.
Le travail de réécriture qu’exercent les auteurs et la touche kitsch qui caractérise
leurs œuvres nous ouvre la porte du postmodernisme. Si King, Straub et Palahniuk
produisent des récits marquants, ce n’est pas simplement grâce à la réécriture du
Romantisme ou du Gothique. Ils vont plus loin que la simple remise à jour de
mouvements canoniques et notre travail doit démontrer de quelle manière ils
refaçonnent les artifices du passé sans les oublier pour créer des récits remarquables
grâce au moule du postmodernisme. La thématique de l’abjection présente dans le
Romantisme et le Gothique apparaît dans nos récits au devant de la scène, notamment à
travers les personnages masculins et féminins. Nous continuons ainsi notre périple afin
de révéler une autre facette du masque protéiforme de l’abjection.
118
PARTIE 2. DU GOTHIQUE ANGLAIS AU GOTHIQUE POSTMODERNE
Le roman gothique anglais également appelé roman noir associe, nous le verrons,
deux adjectifs en apparence antithétiques, beau et lugubre. Ce paradoxe explique notre
choix de nous tourner vers l’étude de la dimension gothique qui éclaire le titre de notre
thèse et nos trois récits choisis. Nous entamerons nos sinueuses pérégrinations en
développant le volet du Romantisme et du Romantisme noir afin d’établir les
correspondances existant avec nos trois récits choisis. Nous nous tournerons pour cela
notamment vers les ouvrages de Pierre Arnaud et Jean Raimond,245 Stephen Prickett,246
Charles Le Blanc, 247 Florence Gaillet-de Chezelles, 248 René Gallet et Pascale
Guibert, 249 Christian La Cassagnère 250 ou Mario Praz. 251
Une deuxième étape présentera non seulement les corrélations entre le mouvement
romantique et le gothique anglais mais mettra particulièrement l’accent sur le Gothique
et ses éléments qui se retrouvent dans un écho lancinant chez nos auteurs. Traiter du
Gothique anglais nous ouvre une immense palette d’auteurs critiques à l’instar de
Maurice Lévy, 252 John Paul Riquelme, 253 James Watt, 254 Max Duperray, 255 Coral Ann
245
Pierre Arnaud, et Jean Raimond, Le préromantisme anglais (Paris: Presses Universitaires de France,
1980).
246
Stephen Prickett, Romanticism and Religion: the Tradition of Coleridge and Wordsworth in the
Victorian Church (London: Cambridge University Press, 1976) 80.
247
Charles Le Blanc, La forme poétique du monde : Anthologie du romantisme allemand (Paris: J. Corti,
2003).
248
Florence Gaillet-de Chezelles, Wordsworth et la marche : Parcours poétique et esthétique (Université
Stendhal : Ellug, 2007).
249
René Gallet et Pascale Guibert, Le sujet romantique et le monde : La voie anglaise (Caen: Presses
universitaires de Caen, 2009).
250
Christian La Cassagnère, Le voyage romantique et ses réécritures (Clermont Ferrand: Faculté des
lettres et sciences humaines, 1987).
251
Praz, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIX siècle : Le romantisme noir.
119
Howells, 256 Roger Bozzetto, 257 Julian Wolfreys 258 ou John Ruskin.259 Les auteurs
maîtrisent l’art du paradoxe et nous choisissons nous aussi d’explorer la contradiction
submergeant nos récits et venant de l’alliance du Gothique et du postmodernisme. Nous
suivons toujours la courbe de l’évolution temporelle.
Afin de mettre en relation postmodernisme et Gothique, nous nous attacherons
d’abord à présenter le mouvement postmoderne en faisant notamment référence à
Malcom Bradbury, 260 Brian McHale, 261 Jacques Derrida, 262 Jean François Lyotard, 263
Steven Connor 264 et Christian Moraru. 265 On devra se demander si le gothique
postmoderne n’est qu’une sous-branche héritière du gothique anglais ou s’il est un
mouvement à part entière et en quoi nos œuvres choisies entrent bien dans le cadre du
252
Levy, Le roman « gothique » anglais: 1764-1824.
253
John Paul Riquelme, Gothic and Modernism: Essaying Dark Literary Modernity (USA: The Johns
Hopkins University Press, 2008).
254
James Watt, Contesting the Gothic: Fiction, Genre and Cultural Conflict, 1764-1832 (Cambridge:
Cambridge University Press, 1999).
255
Max Duperray, Le roman noir anglais dit ‘gothique’.
256
Howells, Love, Mystery, and Misery : Feeling in Gothic Fiction.
257
Roger Bozzetto, Territoire des fantastiques : Des romans gothiques aux récits d’horreur moderne.
258
Julian Wolfreys, Victorian hauntings: Spectrality, Gothic, the Uncanny and Literature (New York:
Palgrave, 2002).
259
John.Ruskin, On the Nature of Gothic Architecture: and Herein of the True Fonctions of the
Workman in Art (Whitefish: Kessinger Pub., 2009).
260
Malcom Bradbury, The Modern American Novel (New York: Oxford University Press, 1983).
261
Brian McHale, Postmodernist Fiction (London: Routledge, 1987).
262
Jacques Derrida, De la grammatologie (Paris: les Éditions. de Minuit, 1967).
263
Jean François Lyotard, La condition postmoderne.
264
Steven Connor, The Cambridge Companion to Postmodernism (Cambridge: Cambridge University
Press, 2004).
265
Christian Moraru, Rewriting : Postmodern Narrative and Cultural Critique in the Age of Cloning
(Albany: State University of New York, 2001).
120
gothique postmoderne. Nous apporterons des indices quant à l’exploitation faite par nos
auteurs concernant les lieux et les personnages. Ces indices d’abord sommaires
laisseront place à une analyse plus développée de ces personnages physiquement et
surtout moralement déviants. La thématique de l’abjection reste présente à chaque
étape ; elle rythme la vague du Romantisme, du Gothique anglais et postmoderne. Elle
unit dans la toile arachnéenne tissée par les auteurs afin de prendre au piège le lecteur
des personnages aussi différents les uns que les autres. Tournons-nous d’abord vers le
passé pour déceler les points de convergence entre nos récits et les mouvements
romantiques et gothiques.
A] Un retour aux origines
Communément associé à des éléments transgressifs et à une atmosphère sombre et
pesante, le mouvement gothique paraît aller de pair avec le thème de l’abjection. Une
analyse de la relation entre Romantisme et Gothique s’impose ainsi qu’un cadrage
précis sur leurs différentes caractéristiques pour établir une corrélation avec nos récits.
Les thématiques de la décrépitude, de la fragmentation ou de la mort sont par exemple
des leitmotivs au sein de ces deux mouvements ainsi que dans Thinner, Shadowland et
Lullaby. Il est donc vital de nous plonger plus profondément dans les eaux
tumultueuses du Romantisme et du Gothique pour constater leur influence primordiale
sur King, Straub et Palahniuk.
a. Romantisme et Romantisme noir
Nous avons, dans notre introduction, donné quelques repères sur le mouvement
romantique et gothique. Il est temps d’aller ici plus loin dans cette présentation en
121
s’attachant premièrement à une présentation historique du romantisme. Ce mouvement
est avant tout européen : « c’est plus précisément en Allemagne avec E.T.A Hoffmann,
qu’[il] prendra naissance, pour s’étendre à travers l’Europe et attteindre l’Amérique. »
(Geoffroy-Menoux 18). Le romantisme désigne « une attitude libératrice de
l’entendement, une révolte de la raison asservie aux limites de la civilisation de
l’Aufklärung 266 et du criticisme philosophique. » (Le Blanc 10). Les premiers
romantiques n’étaient cependant pas à mille lieues de toute pensée ou de recherche
rationnelle puisqu’ils se sont passionnés pour l’histoire de leur temps ou ont eu une
formation scientifique. Le Romantisme n’est pas opposé à toute raison mais il souhaite
mettre en avant une raison plus accrue et une technique supérieure « qui saurait
concilier l’invention d’instruments sophistiqués avec la complexité naturelle. » (Le
Blanc 65). On perçoit de manière sous-jacente un vacillement entre rationalité et
imagination, ordre et désordre :
Le premier romantisme allemand accorde une grande importance à la notion
de chaos, qui peut avoir une connotation négative ou positive. Le chaos, c’est
d’abord le monde tel qu’il est aujourd’hui, non romantisé, caractérisé par une
coupure entre l’homme et le réel, un monde tellement segmenté que
l’individu n’a plus de contact véritable avec son environnement, avec les
autres et même avec lui-même. » 267
Le Romantisme s’intéresse ainsi dès son origine au chaos externe et interne à l’être ; le
thème de la fragmentation est déjà visible et la remise en cause de l’inter-relation entre
l’individu et lui-même met en avant le leitmotiv de l’exploration de la psyché268
humaine sur lequel nous reviendrons plus tard.
266
Ce courant intellectuel désigne le rationalisme spirituel et est souvent identifié aux Lumières
allemandes.
267
Le Blanc 59.
268
On appelle « psyché » les manifestations conscientes et inconscientes de la personnalité et de
l'intellect humain.
122
Si nous n’oublions pas l’origine allemande du Romantisme, nous nous tournons
ici vers le Romantisme anglais, source inspiratrice profonde pour les auteurs américains
passés et contemporains. Le Romantisme anglais date, lui, du XVIIIème siècle et
devance de près d’un siècle le Romantisme français. Il émerge dans une ère des
révolutions qui fera de l’Angleterre une importante puissance économique : la
révolution industrielle, agricole ainsi que les bouleversements sociaux. 269 Une approche
chronologique nous conduit à nous tourner d’abord vers les auteurs considérés comme
les pré-romantiques. Pierre Arnaud et Jean Raimond précisent d’ailleurs justement que
la littérature britannique avait déjà connu une période romantique à l’époque
élisabéthaine et qu’il est plus juste de parler de « ‘renouveau romantique’. » (Pierre
Arnaud, et Jean Raimond 9). Nous nous tournons plus particulièrement vers la « ‘poésie
des tombeaux’ (‘the Graveyard School of Poetry’) » 270 car elle aborde les principaux
thèmes que reprendront par la suite, en les amplifiant, les romantiques : « la mélancolie,
la quête du passé, le sentiment de la nature, l’exotisme, la fascination pour la mort et les
tombeaux, l’attrait du surnaturel. » (Pierre Arnaud, et Jean Raimond 10). Les poètes
officiant sous cette appellation rompent radicalement avec le principe aristotélicien
imposé par le classicisme.
On peut citer pour exemple de poètes classés dans cette catégorie : Robert Blair avec
« The Grave » (1743), James Hervey avec « Meditations among the Tombs » (1748) ou
Thomas Gray avec « Elegy written in a Country Churchyard » (1750) que nous avions
cité en introduction. Ainsi, dans « The Grave, » Robert Blair décrit les tombes comme
269
Pierre Arnaud et Jean Raimond montrent que la féodalité traditionnelle a été remplacée par la
féodalité industrielle dans une croissance démsurée des villes : « le dernier quart du XVIIIème siècle
connut donc des bouleversements profonds qui ébranlèrent toutes les couches de la société et
renversèrent non seulement des régimes politiques, mais aussi provoquèrent une rupture totale avec des
modes de penser et des traditions littéraires solidement établis. L’imagination accéda au pouvoir dans les
domaines politique, religieux, philosophque, littéraire… » Pierre Arnaud, et Jean Raimond (1976: 29).
270
Geoffroy-Menoux 22.
123
le lieu de rencontre de tout être humain ; la fatalité de la mort y est clairement
exprimée :
While some affect the sun, and some the shade./ Some flee the city, some the
hermitage;/ Their aims as various, as the roads they take/ In journeying thro'
life;--the task be mine, / To paint the gloomy horrors of the tomb;/ Th'
appointed place of rendezvous, where all/ These travellers meet. 271
Le poème de Blair met l’accent sur le champ lexical du macabre et de la pourriture
comme le montrent quelques mots tirés du poème: « gloomy, horrors, tomb, grave,
dark, chaos, vaults, worms, dead, ghosts. » La nuit est propice aux méditations
mélancoliques dans cette veine sépulcrale. De même, la mort est prégnante dans le
poème précédemment cité de James Hervey. Il montre l’égalité de traitement face à la
mort : « examining the records of mortality, I found the memorials of a promiscuous
multitude. They were huddled, at least they rested together, without any regard to rank
or seniority. » L’auteur met aussi l’accent sur la nécessité de profiter de chaque
instant face au temps intraitable. Enfin, le titre même du poème de Thomas Gray –
« Elegy written in a Country Churchyard »– indique que le sujet traité est la mort.
L’auteur y apporte une réflexion sur la vie des personnes enterrées dans un cimetière.
Des thématiques récurrentes sont ainsi déjà distinctes chez ces auteurs préromantiques, des thématiques qui se retrouveront par la suite dans le Romantisme
noir, comme la mort, les sentiments liés au deuil, à la perte, à la décadence ou à la
putréfaction des corps : « qu’elle soit allemande, française, anglaise, espagnole ou
encore italienne, la période romantique est réputée pour … son goût pour les ruines, la
mort et les superstitions. » (Le Blanc 67). Les phénomènes associés à la mort sont mis
271
Robert Blair, « The Grave, » Classics Littérature, 2011, 4 March 2011
<http://classiclit.about.com/od/blairrobert/a/aa_rblairgrave.htm>.
124
en avant tels que l’obscurité, les fantômes ou les odeurs de mort. La « poésie des
tombeaux » peut être vue comme une réponse à la maladie de la mélancolie :
Melancholy, as understood in the seventeenth century, and expressed in
countless literary works, involved a preoccupation with death and the vanity
of life, sometimes accompanied by a philosophic detachment or religious
optimisim regarding the next life, and an emphasis on withdrawal, solitude,
and contemplation. 272
On retrouve bien chez les trois auteurs cités précédemment l’exploration des émotions
face à la mort et un certain plaisir face à la contemplation de celle-ci. Ces thèmes sont
précurseurs du Romantisme noir et du Gothique anglais.
Par la suite, deux générations du Romantisme sont de manière générale acceptées
par les critiques : la première met en avant les figures de Coleridge (1772-1834) et de
Wordsworth (1770-1850) ; la seconde celles de Shelley et de Keats. Nous nous
intéressons d’abord à Coleridge et à Wordsworth afin de discerner les caractéristiques
marquantes de leur prose. Coleridge, souligne la primauté de l’imagination comme
l’instrument premier de toute perception humaine: « we find that to 19th century readers
it was the ‘incantatory magic’ of Coleridge in the Ancient Mariner, Kubla Khan et
Christabel that appealed. »273 En effet, « The Rime of the Ancient Mariner » 274 (17971799) relate les aventures surnaturelles d'un capitaine de bateau qui fait naufrage. Dans
ce poème, c’est la mort d’un albatros tué par le marin qui narre l’histoire qui engendre
une série d’évènements surnaturels. On passe de l’immobilisme du bateau au manque
d’eau à l’arrivée d’un vaisseau fantôme avec à son bord la Mort –représentée de
manière allégorique par un squelette– et une femme, Vie-dans-la-mort. Les membres
272
Graveyard Poets, ed. Thomas Schoenberg and Lawrence Trudeau, 2001, USA, 4 July 2011
<http://www.enotes.com/literary-criticism/graveyard-poets>.
273
Graveyard Poets.
274
Samuel Taylor Coleridge, La ballade du vieux marin et autres poèmes, trad. Jacques Darras (Paris:
Gallimard, 2007).
125
d’équipage sont condamnés à mourir de soif tandis que le narrateur doit passer sept
jours et sept nuits avec la culpabilité d’avoir entraîné ce malheur. La malédiction est
levée lorsqu’il bénit ses compagnons par une prière mais sa pénitence est de parcourir
le monde et de raconter son histoire. Différents thèmes majeurs sont ici visibles, la
mort, la culpabilité, la malédiction et la rédemption :
[the Mariner’s blessing of the snakes], though it reveals the Mariner as one
of the Elect and promises his ultimate salvation, does not free him from pain
and penance. He remains subject, like an Evangelical, to an unrelenting sense
of guilt, the compulsion to confession, the uncertainty as to when if ever
penance will end. 275
On y voit également la violation de la nature, le pouvoir de cette dernière et
l’oscillation entre le réel et l’imaginaire. Coleridge met en avant les connections entre
les mécanismes de la vision et la perception ainsi que les plaisirs de l’imagination.
Les thématiques de la nature et de l’imaginaire prévalent également dans « Kubla
Khan» : « the shadow of the dome of pleasure/ Floated midway on the waves ;/ Where
was heard the mingled measure/ From the fountain and the caves./ It was a miracle of
rare device,/ A sunny pleasure-dome with caves of ice! »276 Le poète a pour Coleridge
la possibilité d’entrer dans le monde de l’imagination grâce à la poésie. L’image de
l’eau associée au terme de « miracle » relie la nature au divin. Ce poème offre en effet
une métaphore du paradis perdu et retrouvé. Le poème « Christabel » met aussi en
lumière la présence de la nature 277 et d’éléments surnaturels :
Like one that shuddered, she unbound/ The cincture from beneath her
breast:/ Her silken robe, and inner vest,/ Dropped to her feet, and full in
275
Edward E. Bostetter, «the Nightmare world of the Ancient Mariner,» Coleridge (1967: 68).
276
Samuel Taylor Coleridge, Coleridge’s Poems, ed. J.B.Beer (London: Dent, 1963) 167.
277
Nous citons pour exemple ce passage: «On the other side it seems to be,/ Of the huge, broad-breasted,
old oak tree./ The night is chill; the forest bare;/ Is it the wind that moaneth bleak? »
126
view,/ Behold! her bosom and half her side-/ A sight to dream of, not to tell!
/ O shield her! shield sweet Christabel! 278
Coleridge semble donner une dimension vampirique 279 au personnage de Christabel
dans ce poème et fait plonger le lecteur dans l’irrationnel. Coleridge distingue
l’imagination primaire et secondaire. La première tend à reproduire plus ou moins
fidèlement la réalité ; la deuxième est la manifestation d’une subjectivité et tend vers
l’invention. L’imagination permet l’écriture poétique,
considérée comme vitale par l’ensemble des poètes romantiques … elle
germe de leur expérience réfléchie des problèmes qu’ils eurent à affronter.
Ecrire, c’est ici cheminer, et la méthodologie de l’écriture s’élève à une
méthodologie de l’existence, démarche par laquelle on s’oriente dans son
propre devenir. 280
Coleridge met donc déjà l’accent sur des thématiques majeures du Romantisme :
l’image de la quête, l’exploration des profondeurs du monde mais également du sujet.
Cela ouvre la voie à un principe unificateur de la poésie romantique qui est « la
réconciliation de l’homme et de la nature, ‘une investigation sur la nature du sujet et la
nature du monde.’ » (René Gallet, et Pascale Guibert 41). La nature engendre la
plénitude, l’exaltation : « le poète prend conscience d’une force organique d’amour,
manifestation de l’action divine, œuvrant dans la nature. » (René Gallet, et Pascale
Guibert 41-42). Une affiliation se fait avec Wordsworth qui considère l’amour de la
nature comme un moyen d’amener à l’amour de l’Homme : dans son œuvre
278
Samuel Taylor Coleridge, Coleridge’s Poems,.200.
279
Nous citons pour illustration ce passage: « And see! the lady Christabel/ Gathers herself from out her
trance;/ Her limbs relax, her countenance / Grows sad and soft; the smooth thin lids/ Close o'er her eyes;
and tears she sheds- / Large tears that leave the lashes bright! / And oft the while she seems to smile/ As
infants at a sudden light! »
280
Denis Bonnecase, S.T.Coleridge : Poèmes de l’expérience vive (Grenoble: Ellug, 1992) 105-106.
127
autobiographique de 8000 vers, « The Prelude », 281 le poète met l’accent sur son
intéraction, sa communion spirituelle avec la nature : Wordsworth permet aux lecteurs
de ressentir « ‘the language of Nature’ an emotional unity and sense of wholeness in
face of the ambiguities and doubts of an increasingly fragmented and complex
intellectual climate. »282 Cette importance de la nature est visible dès le début du
« Prélude » puisque Wordsworth commence son voyage vers le vallon de Grasmere.
Ses nombreux voyages deviennent une métaphore pour un voyage spirituel, une quête à
l’intérieur de la mémoire du poète : ce que cherche Wordsworth « c’est la paix, le
repos, et ce quelque chose de plus qu’il appelle parfois ‘higher truth’ et qui consiste en
un dépassement de la réalité ordinaire auquel on peut donner le nom de
transcendance. » 283 Ceci est par exemple visible lors de la descente des gorges du
Gondo dans les Alpes ou lors de l’ascension de Snowdon au Pays de Galles. 284
L’image et le symbolisme de la faille ou du gouffre paraissent plus pertinents
encore que ceux de l’élévation. Symboles, par leur profondeur et leur
obscurité, de l’être le plus intime, la faille et le gouffre ont, en effet, la
faculté de susciter un mouvement de retour sur soi ; aussi leur contemplation
est-elle souvent le prélude à une introspection poussée, néanmoins appuyée
sur les apparences naturelles. 285
La contemplation de la nature permet donc une introspection dans le mystère de l’être
et il y a une analogie entre le monde et l’homme. La nature est appropriée par l’esprit :
281
Ce poème est apparu sous trois versions: le prélude de 1799 contenant les deux premières parties du
dernier poème ; le prélude de 1805 imprimé en 13 livres et le prélude de 1850 publié en 14 livres après la
mort de l’auteur.
282
Stephen Prickett, Romanticism and Religion: the Tradition of Coleridge and Wordsworth in the
Victorian Church (London: Cambridge University Press, 1976) 89.
283
Marcel Isnard, « Errance et ttranscendance : le voyage existentiel de Wordsworth, » Le voyage
romantique et ses réécritures 12.
284
Le premier élément apparaît dans le livre VI, v. 549-572 et le deuxième dans le livre XIII, v.1-119.
285
Gaillet-de Chezelles 255.
128
« les objets et les paysages … servaient de support à la réflexion du poète. »286
Enfin Florence Gaillet-de Chezelles montre l’importance de la marche chez
Wordsworth; elle symbolise une tentative de récupération du passé : « en foulant les
mêmes lieux, il ravivait ses anciennes traces et maintenait une relation primordiale tant
avec son passé qu’avec la nature. » (Gaillet-de Chezelles 271). « Il y a aussi des
excursions isolées, des plongées dans la mémoire qui transportent en d’autres lieux, et
qui constituent une certaine errance. » (Isnard 17). La marche permettait une réflexion
sur l’image complexe et pluridimensionnelle du sujet.
Cette prérogative donnée à l’union avec la nature est non sans rappeler les valeurs
prônées par le mouvement américain de la première moitié du XIXème siècle, le
transcendentalisme, 287 qui considérait l’immersion dans la nature comme permettant le
culte du moi ; la solitude est magnifiée et permet une auto-analyse. Le
transcendentalisme est d’ailleurs parfois considéré comme un romantisme tardif
américain. Cette valeur transcendentale donnée à l’isolement fait d’ailleurs écho à la
vision puritaine de la communion avec Dieu :
The highest beauty aside from that incorporates in God’s nature layin the
simple, economical and poetic life of the practical man whose actions were
directed toward immediate experiences with the truth, goodness, and beauty
present in nature. 288
286
Gaillet-de Chezelles 257.
287
On peut citer comme figures clés de ce mouvement, Ralph Waldo Emerson (1803-1882) avec Nature
(1836), Henry David Thoreau (1817-1862) avec Walden (1854) et Walt Whitman (1819-1892) avec
«Songs of Myself» (1881). L’accent est mis sur l’unité entre l’âme humaine et Dieu, la recherche du Moi
à travers la retraite dans la nature. Thoreau a vécu une existence solitaire pendant deux ans près de
Walden.
288
Charles R. Metzger, Thoreau and Whitman : a Study of their Esthetics (University of Washington
Press: Archon, 1968) 4.
129
La nature est perçue comme un refuge face aux influences néfastes de la société et
mène l’homme vers la recherche du bien: « it awakens in him a sense of the beauty of
the natural forms and moral action. »289
Cet aparté sur le transcendantalisme révèle néanmoins la prééminence du moi,
l’expérience intérieure qui est au cœur du mouvement romantique. L’exploration du
moi, du versant sombre des individus, des extases et des tourments du cœur et de l’âme
y est présente en toile de fond : « que ce soit pour pleurer un cœur brisé, clamer la
beauté de la nature ou confier son inquiétude religieuse, le poète romantique préfère le
‘je’. » 290 Shadowland et, particulièrement Lullaby, empruntent d’ailleurs à ce trait
romantique puisque le pronom ‘I’ est bien utilisé et les récits présentent les
interrogations morales des narrateurs.
Nous devons nous tourner à présent vers la deuxième vague romantique pour
montrer la progression de ce mouvement. Les critiques soulignent le rôle majeur joué
par Percy Bysshe Shelley (1792-1822) et John Keats. (1795-1821) La vie même de
Shelley, caractérisée par le rejet des conventions sociales, son idéalisme passionné et sa
mort tragique lors d’une tempête en mer, fait de lui un personnage romantique. A la fois
adulé et haï, il prend pour certains critiques une image diabolique. Pour Shelley, le
poète a une appréciation profonde, mystique pour la nature qui lui donne accès à des
vérités profondes cosmiques, comme dans « Alastor; or, The Spirit of Solitude»
(1816) :
Every sight/ And sound from the vast earth and ambient air,/ Sent to his heart
its choicest impulses./ The fountains of divine philosophy/ Fled not his
thirsting lips, and all of great,/ Or good, or lovely, which the sacred past/ In
truth or fables consecrates, he felt/ And knew.
289
Ralph Waldo Emerson, Nature, the Conduct of Life and Other Essays (London: Dent, 1963).
290
Florence Ferran, and Sophie Schvalberg, Le romantisme (Paris: Nathan, 2001) 92.
130
Le motif du voyage est prégnant, c’est le voyage du moi. Le voyage est régression vers
un monde de plus en plus intime qui peut mener soit au désir soit à l’angoisse. Cette
ambivalence marque l’œuvre de Shelley :
Ce n’est pas l’innocence prénatale que l’on découvre dans ce ‘regressus ad
uterum’, mais l’inconciliable expérience du désir et de l’angoisse qui fait que
le retour dans le passé est aussi périlleux et impossible que l’émergence dans
le monde de l’avenir. 291
Shelley donne la primauté de l’imagination sur la raison. Il s’intéresse au surnaturel
dans « Hymn to Intellectual Beauty. » Les esprits suggèrent la possibilité d’entrevoir un
monde au-delà de celui dans lequel nous vivons : « c’est une révélation, un état de
sensibilité où, sous l’empire d’une intense émotion, l’âme tout entière se voue à l’audelà. » 292 Shelley finit par trouver ce qu’il cherche au sein de la nature, les transes de sa
pensée.
Comme tous les poètes, Shelley a été influencé par l’idée platonicienne du beau. Il a
été séduit par le fait que le Beau est également le Bien pour Platon. « Dans A Defence
of Poetry, la poésie révèle ce Réel transcendant, un idéal que l’Homme va
instinctivement imiter afin de progresser moralement et socialement. » (René Gallet, et
Pascale Guibert 124). Pour Shelley, cet idéal est humain. Shelley partagea de nombreux
moments avec Keats, notamment des promenades à Hampstead Heath. Outre
l’admiration mutuelle de ces deux auteurs, des thèmes communs apparaissent dans
leurs œuvres, notamment l’importance de la nature. Le poème, «Ode to a
291
Christine Berthin, « le voyage impossible dans la poésie de Shelley » Le voyage romantique et ses
réécritures 82-83.
292
Shelley, Poèmes, trad. M. L. Cazamian (France: editions Montaigne, 1965).
131
Nightingale»293 donne au poète la possibilité de réfléchir sur l’immortalité de l’art et la
mortalité des êtres humains :
Here, where men sit and hear each other groan;/ Where palsy shakes a few,
sad, last gray hairs,/ Where youth grows pale, and spectre-thin, and dies;/
Where but to think is to be full of sorrow/ And leaden-eyed despairs;/ Where
beauty cannot keep her lustrous eyes,/ Or new love pine at them beyond
tomorrow.
Keats met en avant l’inévitabilité de la mort, la contemplation de la beauté pour retarder
celle-ci. Cela peut passer par exemple par l’admiration d’une urne dans «Ode on a
Grecian Urn.» « When old age shall this generation waste,/ Thou shall remain, in midst
of other woe/ Than ours, a friend to man, to whom thou say’st,/ Beauty is truth, truth
beauty, -that is all/ Ye know on earth, and all ye need to know. » (Heathcate William
Garrod 260). Il explore la vie imaginaire, les rêves et met en emphase « ‘l’anxiété
poétique.’ » Cela désigne non seulement l’angoisse de la page blanche mais aussi « ce
sentiment de vide précédant la mise en marche du processus créatif. »
294
Georges-
Albert Astre 295 montre que le poète fut sans cesse aux prises avec l’imaginaire et son
œuvre vacille entre entre le réel et le rêve et les délectations de la mort, du temps et
l’aspect impétueux des désirs.
D’autres auteurs tels que Lord Byron (1788-1824) ou William Blake (1757-1827)
concourent aux thématiques récurrentes du Romantisme. Byron a mis en avant l’idée du
héros comme figure tragique née avec un désir de transcendance impossible à atteindre.
Andrew Rutherford 296 révèle que la poésie de Byron oscille entre les pôles du sentiment
293
Heathcate William Garrod, The Poetical Works of John Keats (London: Oxford University Press,
1958) 257.
294
René Gallet, et Pascale Guibert 141. L’expression « anxiété poétique » prise à la même page est
d’Amy Clampirr.
295
Georges-Albert Astre, John Keats (Paris: Editions Seghers, 1966).
132
et de la satire. Le héros de « Childe Harold’s Pilgrimage » rappelle l’auteur lui-même,
« a sated, melancholy, lonely wanderer. » (Rutherford 28). Le héros est présenté
comme intéressant à cause de ses vices ; la nature est bien présente à travers le récit. Le
surnaturel est omniprésent dans Manfred : les esprits sont invoqués, une croyance en
une malédiction exprimée. 297 Don Juan révèle, lui, l’archétype du héros byronien qui se
caractérise par la recherche du plaisir de l’instant présent, un fort égoïsme, une
rébellion contre les règles sociales et morales, un besoin d’assurer son pouvoir par une
attitude violente.
L’œuvre de William Blake est elle inséparable de sa destinée et est marquée par la
solitude. L’influence biblique marque ses œuvres maîtresses, Songs of Innocence
(1789) et Songs of Experience (1794). La première chante « le bonheur de l’enfance
avec des accents lyriques d’une pureté édénique. » (Pierre Arnaud, et Jean Raimond
177) La deuxième est placée sous le signe de la chute. Sa poésie est ambivalente, liée à
la révolte, à la violence mais également l’émerveillement devant la création divine.
Songs of Innocence et Songs of Experience sont une méditation sur le bonheur ; il
présente d’abord l’innocence. Le poète doit « s’enfermer dans un Eden qui est
simultanément présent à côté de l’Expérience. Il lui faudra, pour ainsi dire, se faire
violence pour entrer dans ce paradis ; il doit réinventer la pureté, l’absence du mal. »298
Le monde de l’innocence ne rime pas avec pastoralisme, « c’est bien un présent dans
lequel il faut que l’innocence existe en surimpression sur l’expérience. » (Blondel 30).
296
Andrew Rutherford, Byron: a Critical Study (London: Oliver and Boyd, 1965).
297
« In the opening scene Manfred appears at midnight in a Gothic gallery, to soliloquise abot his mental
torment, and to invoke the Spirits of Earth, Ocean, Air, Night, Mountains, Winds, and his own Star. They
come in answer to his final summons, which expresses his sense of fatality –of being under a curse. »
Rutherford (1965: 79-80.)
298
Jacques Blondel, William Blake : Emerveillement et profanation (Paris: archives des lettres modernes,
1968) 29.
133
Il construit un univers multiple où l’imagination est un moyen de connaître la nature
déchue de l’homme.
Pour René Gallet et Pascale Guibert, il existe une troisième génération de
romantiques qui considère Thomas de Quincey comme une figure « d’un courant
romantique issu, non des Lumières comme les représentants déjà évoqués, mais de la
pensée évangélique, sur bien des points inverse de celle des Lumières. » (René Gallet,
et Pascale Guibert 9). Dans The Confessions of an English Opium-Eater, Thomas de
Quincey narre ses déplacements dans Londres sous l’influence de l’opium. Comme
deux parties de son récit l’indiquent, il relate les plaisirs et les douleurs de cette drogue.
L’opium fournit la clef du paradis :
What a resurrection, from its lowest depths of the inner spirit ! what an
apocalypse of the world within me. That my pains had vanished was now a
trifle in my eyes; this negative effect was swallowed up in the immensity of
those positive effects which had opened before me, in the abyss of divine
enjoyment thus suddenly revealed 299
Cependant, il ouvre également la porte aux tourments. Les rêves engendrés par la prise
d’opium nous lient aux ténèbres, à la profondeur, au mystère, et à l’abjection :
I seemed every night to descend –not metaphorically, but literally to
descend– into chasms and sunless abysses, depths below depths, from which
it seemed hopeless that I could ever re-ascend. 300
La douleur, les rêves et visions sont cependant un moyen de connaissance, de révélation
d’éléments cachés du moi. Il fait l’expérience de la transcendance du temps et de
l’espace : « space swelled, and was amplified to an extent of unutterable and selfrepeating infinity. This disturbed me very much less than the vast expansion of time.
Sometimes I seemed to have lived for seventy or a hundred years in one night. » (De
299
Thomas de Quincey, The Confessions of an English opium-Eater,(London: Dent, 1960) 179.
300
De Quincey 233.
134
Quincey 234). Son rêve du Malay souligne l’attrait des Romantiques pour l’exotisme. Il
présente la ville comme un nouvel enfer, le lieu du spectacle constant de la déchéance
humaine. L’architecture labyrinthique de la ville fait écho à l’errance de ses habitants et
le thème de la ville est doté d’une note de pèlerinage comme l’est la nature pour les
autres romantiques.
Ce court rappel des figures clés du Romantisme anglais nous éclaire sur les thèmes
de ce mouvement. Le Romantisme est un mouvement d’intériorisation, d’assertion du
moi tout en étant également lié au sens de l’infini et de la transcendance. Tel un fil
d’Ariane, l’exploration de l’âme humaine nous conduit à travers le labyrinthe
romantique. Les critiques français donneront ensuite à ce phénomène le nom d’ « états
d’âme. » 301 En effet, les Romantiques donnent la primeur à la sentimentalité, au côté
primitif, naturel de l’homme en opposition à la rationalité du siècle des Lumières. Le
Romantisme évoque la prédominance de la passion sur la sagesse raisonnable, l’attrait
de l’étrange, du mystérieux, de l’inconnu. Le poète allemand Novalis montre dès 1798
l’accent mis sur le mystérieux, sur l’inconnu dans le Romantisme. 302
Cette fascination pour l’inconnu s’applique aussi à la nature humaine perçue comme
trouble et les Romantiques explorent la duplicité inhérente à tout être. Ils jouent sur les
oppositions : « la métaphore de la lumière et de l’ombre, symbole de la vie et de la
mort, du Bien et du Mal, de la liberté et de la fatalité, de l’évidence et du mystère,
structure la vision romantique du monde, placée sous le signe de la dualité. »303 Le
301
Jacques Bony, Lire le romantisme (Paris: Nathan, 2001).
302
« Le monde doit être romantisé. Ainsi on retrouvera le sens originel. […] Quand je donne aux choses
communes un sens auguste, aux réalités habituelles un sens mystérieux, à ce qui est connu la dignité de
l'inconnu, au fini un air, un reflet, un éclat d'infini : je les romantise. » Novalis, Œuvres complètes, vol. 2
(1975: 66).
303
Florence Ferran, et Sophie Schvalberg 116-17.
135
terme « dualité » est ici un élément clé car il souligne la thématique du double présente
à la fois d’ailleurs dans le Romantisme et le Gothique. La pratique introspective qui
fonde la démarche du Romantisme favorise l’émergence de ce thème. L’introspection
signifie en effet qu’il y a une rencontre entre le je de l’écriture et le je de l’expérience
mettant en place un dédoublement de la personne qui mène à la découverte que je est
un autre.
L’accent mis sur l’angoisse et le déchirement du sujet face à son double fait écho au
caractère sombre et déchaîné des éléments, rejoignant deux autres thèmes chers au
romantisme, le pittoresque et le sublime. Si nous traiterons en profondeur du sublime
dans la dernière partie, nous devons ici dire quelques mots sur le pittoresque.
L’adjectif « romantique » (de l’anglais romantic) a d’abord été employé au XVIIIème
siècle pour qualifier des paysages pittoresques, en concurrence avec l’adjectif
romanesque. Il est appliqué à des lieux, des paysages qui rappellent à l’imagination les
descriptions des romans. « Le pittoresque, catégorie esthétique apparue vers la fin des
années 1760, fut introduit par William Gilpin dans l’optique d’abolir la division entre
beauté et sublimité. » (Gaillet-de Chezelles 34). Gilpin a ainsi donné le nom de régions
pouvant assouvir les attentes des voyageurs recherchant des émotions esthétiques. 304
On perçoit la relation entre la contemplation des paysages et le cheminement
introspectif des romantiques.
L’ensemble de ces thématiques qui constituent la clef de voûte du mouvement
romantique se trouvent de plus en plus exacerbées d’où l’émergence progressive à la fin
du XVIIIème siècle du Romantisme noir. Les thèmes de la violence et de la transgression
sont au cœur du mouvement également nommé « ‘romantisme postérieur’ et qui a pris
304
Ces régions se situaient autour du Lake District, au pays de Galles et en Ecosse.
136
aussi le nom de ‘décadentisme’. » (Praz 19). L’atmosphère, les lieux sombres,
inquiétants mais d’une profondeur solennelle, nous permet d’y voir déjà une
résonnance avec le Gothique. Le Romantisme noir exacerbe l’intérêt déjà prononcé
chez les Romantiques pour l’étrange, le morbide, les phénomènes surnaturels. La fin du
XVIIIème siècle est marquée par une esthétique de l’horrible et du terrible et associe
beauté et horreur : « la beauté est mise en valeur par les choses mêmes qui sembleraient
la contrarier : par les objets d’horreur ; plus la beauté est triste et souffrante, plus elle a
de saveur. » (Praz 44). L’horreur devient source de plaisir et devient un des constituants
du beau : on passa « du bellement horrible … par degrés insensibles, à l’horriblement
beau. On ne peut certes pas considérer la découverte de la beauté de l’horreur comme
propre au XVIIIème siècle, bien que ce ne fût qu’alors qu’on en prit pleinement
conscience. » (Praz 45). Le Romantisme noir explore l’anarchie, le macabre, le
terrifiant. Il emble prôner des valeurs contraires d’où un accent visible du sadisme :
« dans l’inversion des valeurs qui est à la base du sadisme, le vice représente l’élément
positif, actif, et la vertu, l’élément négatif, passif. La vertu existe comme un frein qu’il
faut rompre. » (Praz 110). Profanation et blasphème deviennent des auxiliaires de
volupté. On peut considérer que le Romantisme met en valeur la vie alors que le
Romantisme noir explore la négation de la vie.
Vathek (1786) de William Beckford est une œuvre maîtresse de ce mouvement.
L’auteur nous relate la chute d’un calife qui souhaite acquérir des pouvoirs surnaturels.
Il est condamné à errer dans l’enfer gouverné par le démon Eblis. C’est un récit de
l’excès à la fois dans le décor et dans le comportement des personnages. Un désir de
pouvoir et une ambition sans bornes caractérisent Vathek. La despotique violence du
Calife nous fait songer au tyran Manfred dans The Castle of Otranto d’Horace Walpole,
récit gothique que nous développerons dans la partie suivante. L’œuvre de Beckford
137
met en lumière divers éléments clés tels que la nécromancie, la mélancolie, les ruines,
le goût pour l’exotisme, la quête des plaisirs, le pacte diabolique, 305 la beauté du
macabre.
L’intérêt des romantiques noirs pour le pouvoir qu’a l’horrible de susciter un
sentiment de beauté correspond bien au titre de notre thèse et appuie notre choix de
mettre en corrélation nos trois œuvres et le mouvement romantique. Le goût pour
l’étrange, le morbide, le transgressif nous permet d’établir un pont avec le roman
gothique anglais, entre la poésie et le roman. Un cadrage clair de ce mouvement
s’impose à nouveau pour percevoir les liens existant à la fois avec le Romantisme ainsi
qu’avec nos trois récits choisis.
b. Du gothique architectural au gothique littéraire
Il doit être précisé qu’avant d’être un mouvement littéraire, le terme « gothique »
concernait avant tout le domaine architectural. Nous ne traiterons ici que de manière
brève de l’architecture gothique mais celle-ci doit être mentionnée car, comme
l’indique Maurice Lévy, un lien existe entre littérature et architecture: « gothic
litterature was named for the apparent influence of the dark gothic architecture of the
period on the genre. » (Levy vi). Dans L’art gothique, 306 Alain Erlande Brandenburg
précise que le nom « gothique » vient des italiens de la Renaissance et a été initialement
connu sous le nom de francigenum opus « art de France » car né au cœur du royaume
de France. L’art gothique naît en Ile-de-France et donne lieu à une révolution
305
Vathek veut surpasser Dieu et conclut un pacte avec le maléfique Giaour qui lui assure les trésors du
palais du feu souterrain.
306
Alain Erlande- Brandenburg, L’art gothique, (Paris: Citadelles et Mazenod, 1995).
138
stylistique à la fois au niveau de l’architecture, du vitrail et de la sculpture. Le terme
« gothique » fut utilisé à postériori dans un sens péjoratif : « seventeen centuries ago
the word ‘Gothic’ was used to describe tribes living in Northern Europe whose
behavior caused their name to become associated with anything deemed brutish,
offensive or repulsive. » (Riquelme 13). Le gothique était lié aux Goths qui auraient
oublié les techniques et les canons romains. Si certains voient dans l’architecture
gothique une rupture avec l’architecture romane qui la précède, d’autres voient en elle
une simple évolution. Se développant en Europe occidentale entre les XIIème et XVIème
siècles, le style gothique est lié à la croissance économique et à l’essor des villes,
chaque évêché souhaitant avoir la plus grande cathédrale. Les cathédrales Notre Dame
d’Amiens, Notre Dame de Chartres en France ou l’abbaye de Westminster, Wells,
Gloucester ou la cathédrale de Peterborough en Angleterre sont des exemples de cette
architecture.
Alain Erlande-Brandenburg décline les différentes caractéristiques du gothique
architectural : l’accent est mis sur l’arc brisé -qui remontait à l’époque romaine- la
recherche de la hauteur, de la verticalité. De même, la croisée d’ogives est un élément
essentiel dans l’architecture gothique: « il s’agit d’une voûte de pierre établie sur un
plan carré, à l’origine rectangulaire … un peu plus tard, en blocage orien appareillée,
constituée de voûtains tout comme la voûte d’arêtes. » (Erlande-Brandenburg 32) Un
autre élément central est l’arc-boutant.
La muraille, libérée de son rôle structurel de support, se creuse, s’évide à
l’intérieur comme à l’extérieur, se perce de fenêtres. Elle est dématérialisée
par des effets d’optique, dissoute dans la prolifération de nervures et autre
décorum symbolique. 307
307
Machinal 11-12.
139
Enfin l’auteur souligne la multiplication des jeux de lumières et de couleurs allant de
pair avec l’importance des vitraux. La production sculptée a également tenu un rôle
prépondérant que cela soit sur pierre, marbre ou bois et représentait des scènes
historiques ou religieuses.
Le mouvement gothique architectural a connu une évolution. Alain ErlandeBrandenburg montre le passage du gothique dit ‘primitif’ (XII ème siècle) en France au
gothique ‘classique’ (1190-1230 environ), puis au gothique ‘rayonnant’ (v.1230v.1350), enfin au gothique ‘flamboyant’ (XVème /XVIème siècles). La basilique St Denis
entre dans la lignée du gothique primitif ou protogothique. L’introduction de vitraux
laissant filtrer la lumière ainsi que les voûtes d’ogives sont exploitées. Les cathédrales
de Chartres et Amiens font les beaux jours du gothique classique. Le colossal, la
verticalité en sont des éléments moteurs. Notre-Dame de Paris ou la cathédrale de
Strasbourg sont elles des exemples du gothique rayonnant. L’accent est mis sur la
hauteur et l’espace. Enfin, la Sainte Chapelle de Vincennes ou le parlement de Rouen
sont des exemples de gothique flamboyant. Des motifs en forme de flammes et la
complexification des décorations en sont la caractéristique.
Le gothique suit trois phases en Angleterre : le gothique primaire qui se développe
du XIIème siècle jusqu'en 1250, le gothique curvilinéaire 308 entre 1250 et 1350 et le
gothique perpendiculaire entre 1340 et 1520. « En Angleterre, dès la fin du XIème siècle,
les architectes avaient généralisé, après Durham, l’emploi de la voûte d’ogives :
Peterborough, Gloucester, Southwell. » (Erlande-Brandenburg 43). L’architecture
anglaise gothique diffère cependant par une dentelle de pierre qui « à l’intérieur comme
à l’extérieur de l’édifice, et durant les phases dites ‘décorée’ (Westminster, Liechfield,
308
Les colonnes sont notamment plus fines et plus travaillées que dans le gothique primaire.
140
Exeter, Worcester), ‘curvilinéaire’ (Wells, cloître de Gloucester) va marquer
l’originalité anglaise. » (Machinal 12). Les colonnes et les voûtes sont tapissées de
nervures pour imiter le motif des lianes. Le style perpendiculaire, vu comme l’ultime
évolution du gothique en Angleterre, est caractérisé par une redéfinition des volumes
intérieurs et des masses extérieures, une plus grande luminosité dans les salles et les
nefs et des voûtes en éventail.
La muraille est remplacée par le verre, qu’un maillage de pierre serré rythme
et maintient. … L’architecture gothique anglaise se démarque par sa
réticence à se défaire de la muraille qui enclôt, par son exubérance sylvestre
qui envahit la voûte. Le style prolonge une tradition occidentale qui met en
scène des rites liturgiques et chevaleresques et qui conçoit ses édifices
comme des lieux de passage et de parcours. 309
Maurice Lévy explique la présence de la nef dans les cathédrales gothiques par le fait
qu’elle rappelle l’ancien cadre du culte des Goths, la forêt, où les branches qui se
rejoignent font penser à une voûte naturelle. Nous verrons que le roman gothique
privilégie comme lieu le château en ruine ou le monastère, permettant les pérégrinations
des personnages. Ces pérégrinations sont, nous le verrons, un cheminement
labyrinthique permettant une introspection et une découverte de son moi profond.
Annie Le Brun montre la superposition entre la forêt et le château gothique :
Labyrinthe d’autant plus fascinant qu’on y découvre de nouveaux parcours le
long desquels les repères historiques du décor s’estompent jusqu’à ce que
l’image de la forêt se superpose à celle du château, pour se fondre en une
seule et même image d’une forêt-château ou d’un château-forêt où l’on est
sûr de s’égarer. 310
Les auteurs gothiques se placent dans une quête voulue du dérèglement de la
sensibilité, de la fuite du sens.
309
Machinal.13.
310
Le Brun 142.
141
John Ruskin nous offre des éléments d’analyse supplémentaires pour décrire les
caractéristiques du gothique architectural dans On The Nature of Gothic. Il énonce six
éléments caractéristiques de l’édifice gothique : « 1. Savageness. 2. Changefulness 3.
Naturalism 4. Grotesqueness 5. Rigidity 6. Redundance. » (Ruskin 79). La demeure de
Cole émerge ici dans nos esprits. Elle a à la fois un aspect stable et changeant, raffiné et
primitif. Elle a un aspect froid et rebutant lors de l’arrivée de Tom et Del mais se drape
de tous des plus beaux apparats pour accueillir le nouveau roi des chats.
L’importance du passé prévaut dans l’architecture gothique mais également
d’imitation et de modification de ce passé médiéval. Des termes d’imitation, de
transformation à celui de transgression, il n’y a qu’un pas que nous franchissons afin de
passer du gothique architectural au genre littéraire. Nous donnons ici un cadre
historique au mouvement Gothique avant d’analyser plus loin ses composantes.
« The Gothic … is a sub-genre of the novel, invented in England, though it was
adopted in Germany quite early by writers like E.T.A Hoffmann, and reached our own
novelists in both its British and German forms. »311 Tim Middleton définit le
mouvement gothique de la manière suivante: « gothic fiction emerged as a popular
literary mode in the 18th century, in part as a reaction to the epoch’s celebration of such
Enlightement values as rationality, order and social progress. » 312 Le début de la
littérature gothique suit de deux siècles son prédécesseur architectural mais tous deux
reflètent une volonté d’innovation et de contestation. Selon Maurice Lévy, le
mouvement gothique littéraire
est un ensemble de textes, qui restent indissociables d’un contexte culturel
très daté, où l’on retrouve l’écho de principes esthétiques, de préjugés
311
Leslie Aaron Fiedler, Love and Death in the American Novel (New York: Penguin Books, 1984) 126.
312
R.L Stevenson, introduction, The strange case of Dr Jekyll and Mr Hyde by Tim Middleton (London:
Wordsworth Editions, 1993) xi.
142
religieux, et de choix politiques qui furent ceux du XVIIIème siècle finissant.
Ce sont des peurs et des fantasmes nés de l’imaginaire d’une nation à un
moment précis de son histoire. 313
Le terme « esthétique » nous rappelle l’intérêt du Gothique pour le Moyen-Age (qui
avait été dénigré par les Classiques), période d’obscurantisme qui a vu naître les
sorcières et les superstitions sans oublier l’inclination pour les romans de chevalerie. La
présence lancinante des ruines dans le roman gothique par la suite trouve d’ailleurs un
lien avec cet intérêt pour le Moyen-Age : « l’âme anglaise, …, prit conscience du décor
où elle s’était épanouie, fait de ruines prestigieuses dont chaque pierre avait une
histoire. »314
La dissolution des monastères prononcée par Henri VIII et les inévitables
spoliations qui suivirent, les méfaits d’une guerre civile prolongée, avaient
multiplié sur toute la surface du pays les ruines d’édifices médiévaux, civils
et religieux. Le XVIIème siècle les avaient ignorées. Qu’au début du siècle
suivant les ‘topographes’ les aient jugées dignes de leur art, est
symptomatique du changement qui s’opérait dans le domaine du goût. 315
Le gothique anglais apparaît comme une reprise des préjugés de l’époque
concernant le Moyen Age, censé être caractérisé par le despotisme et la superstition. Le
caractère gothique de certains romans tient non seulement à leur cadre : des édifices
médiévaux généralement déjà en ruines mais également à leurs intrigues qui reposent
souvent sur la confrontation d’un personnage qui incarne les valeurs du XVIIIème siècle
éclairé, avec les forces du passé médiéval. Le roman gothique est envisagé comme la
figuration d’un passé dont le XVIIIème siècle s’estimait libéré :
Le château féodal et le couvent sont des cadres privilégiés dans les romans
gothiques, ce qui témoigne de l’association entre préjugé politique et
religieux et d’une vision particulièrement négative du Moyen Age. La
313
Lévy, Le roman « gothique » anglais 368.
314
Jean Ducrocq, Suzy Halimi, et Maurice Lévy, Roman et société en Angleterre au XVIIIème siècle
(Paris: Presses Universitaires de France, 1978) 180.
315
Jean Ducrocq, Suzy Halimi, et Maurice Lévy 17.
143
fonction idéologique du roman gothique était de présenter, par un jeu de
contrastes, le XVIIIème siècle comme une époque libérée et éclairée. Le
gothique servait de « miroir » aux mœurs et valeurs du XVIIIème siècle
anglais. Le terme Gothic renvoyait en effet à un amalgame de coutumes
religieuses, politiques et morales rejetées comme non-anglaises, ce qui
permettait de créer une identité nationale. 316
L’ensemble de ces éléments révèle la complexité de la dimension gothique; elle est
fascinée par l’architecture médiévale mais s’éloigne des valeurs que le Moyen Age
véhicule tout en accentuant l’importance de l’irrationnel pour aller à l’encontre du
rationalisme du siècle des lumières. L’expression de « miroir déformant » correspond
bien au mouvement gothique qui souhaite aller au-delà des conventions établies.
Le thème de la peur est capital puisque le roman gothique, encore appelé « roman
macabre », avait pour but d’effrayer, ce qui, dans un siècle rationaliste, était bien
révélateur de son aspect transgressif. Le roman gothique anglais est en rapport avec les
secousses révolutionnaires qui ont marqué l’Europe entière. La Glorieuse Révolution de
1688 qui opposa les catholiques aux orangistes, vit le renversement du roi Jacques II,
l’avènement de Marie II et de Guillaume III sur le trône ; une sanglante contrerévolution en Irlande engendra un mouvement anticlérical en Angleterre et trouva un
écho un siècle plus tard dans le public français. Ceci peut expliquer l’attitude malsaine
et transgressive des hommes de foi dans le récit gothique. Son succès, comme l’a
montré Maurice Lévy, tient à la résonnance que perçut avec lui le lecteur de la période
de la Terreur. Le terme « Terreur » fait référence au contexte social et politique de la
Révolution française et aux moyens reposant sur la force et la répression mises en
œuvre pour maintenir les opposants dans un état de crainte. Le régime de la Terreur 317 a
316
Claire Wrobel, « gothique, réforme et panoptique, » Revue d’études benthamiennes, 13 septembre
2010, Centre Bentham, 10 July 2011 <http://etudes-benthamiennes.revues.org/214> .
317
Albert Mathiez revient dans son ouvrage, La révolution française, sur l’origine du gouvernernent de la
Terreur. Il se place dans le contexte de la révolution et de la chute de la royauté le 10 août 1792. En 1793,
144
été le système de «‘peurs organisées’ par l’état révolutionnaire pour aborder le
problème de l’effroi durant la période de mutations politiques initiée en juillet
1789. »318 Cette période se caractérise par une série d’éxécutions massives, le symbole
de la Terreur étant l’éxécution capitale en public. Un écho se fait entre roman de terreur
et Terreur, car, comme nous allons le voir, le roman gothique anglais façonne les
thèmes de la terreur, de la dérive ou de la cruauté.
Le mouvement gothique est ainsi considéré comme étant originairement anglais.
Dans son œuvre critique Le lierre et la chauve souris, Elizabeth Durot-Boucé situe le
mouvement entre les années 1760 et la fin des années 1820. Le contexte historique
décrit dans les lignes précédentes explique que le Gothique aille à l’encontre des
valeurs prônées par le siècle des Lumières et s’inscrive dans une négation du
rationalisme mis en avant par le XVIIIème siècle :
Emerging out of the shadows of the eighteenth century rationality, it disrupts
the realism of nineteenth century Romanticism by focusing on the hidden
and unspeakable social element of the era. Gothic thus marks a disturbing
and unsettling reappearance of the past, a narrative intervention that
‘shadows the progress of modernity with counternarratives displaying the
underside of enlightenment and humanist values’. 319
L’image du miroir déformant surgit à nouveau dans notre esprit à travers la volonté du
Gothique d’accentuer le côté sombre, la face cachée de l’apparence rationnelle que
souhaitait montrer le siècle des Lumières. Cette volonté de révéler l’image de l’altérité
nous relie à la théorie de Francis Dubost 320 qui donne trois grandes causes à la peur
l’élimination des girondins (groupe composé de plusieurs députés de la région de Bordeaux) et des
partisans de Robespierre engendre la période de la « Grande Terreur. »
318
Jacques Berchtold et Michel Porret, La peur au XVIIIème siècle : Discours, représentations, pratiques
(Paris: Champion, 1994) 70.
319
Riquelme 14.
320
Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (XIIème-XIIIème siècles) :
L’autre, l’ailleurs, l’autrefois (Paris: Editions Champion, 1991).
145
médiévale ; une de ces causes rejoint la citation donnée précédemment : l’autrefois,
l’immersion dans le passé. 321 Le gothique souhaite mettre l’accent sur l’insupportable,
l’indicible, le refoulé, ce qui explique les deux autres thèmes considérés comme
majeurs par Francis Dubost, l’ailleurs (le château) et l’autre (le monstre).
Ces deux derniers éléments (qui font référence à la composante spatiale et
anthropologique de la matière narrative) expliquent la récurrence d’évènements
surnaturels dans les romans gothiques. L’accent mis sur le surnaturel établit à nouveau
un lien avec le Romantisme. Cette résurgence s’explique par l’influence notable de
l’occultisme et de l’illuminisme. Dans son œuvre critique, L’introduction à l’étude des
textes fantastiques, Sophie Geoffroy-Menoux désigne par occultisme « un ensemble de
doctrines et de pratiques fondées sur la théorie dite des ‘correspondances’
(Swedenborg)’. » (Geoffroy-Menoux 18). Le suédois Swedenborg (1688-1772)
exprime en effet une correspondance entre le monde spirituel et le monde visible. Il
développe lui-même « la capacité de communiquer avec le monde des esprits et,
conjointement, des dons de voyance. » (Sallmann 701). Le monde est pour lui un écho
de la vie divine, le visible renvoie à l’invisible, ce qui explique l’émergence du
surnaturel dans le Gothique. Nelly Emont appuie cette vision en montrant que la
caractéristique essentielle de l’occultisme « est d’accréditer l’idée de l’existence réelle
d’un intermonde, lien substantiel unissant le divin à l’humain. »322 L’illuminisme est
321
Cette importance donnée au passé explique l’omniprésence des ruines au XVIIIème siècle que cela soit
en littérature, en peinture ou dans l’art des jardins : « la ruine est le monument de ce temps, le seul
monument à avoir pris forme sous la poussée des forces antagonistes qui travaillent les profondeurs de
l’époque. Elle est la cristallisation hagarde des enjeux contradictoires qui hantent le siècle : n’est-elle pas
la révolution convulsive d’un impossible choix entre nature et culture, liberté et déterminisme, énergie et
ordre, histoire et mémoire, totalité et fragment, fin et commencement ? » Annie Le Brun, Les châteaux de
la subversion, (1982: 124).
322
Nelly Emont, « thèmes du fantastique et de l’occultisme en France à la fin du XIXème siècle, » Albin
Michel, ed., La littérature fantastique : colloque de Cerisy, 1991 (Paris: Albin Michel, 1991).
146
quant à lui un « courant mystique occidental du XVIIIème siècle. » (GeoffroyMenoux 18). Il se base sur l’inspiration intérieure du divin et met l’accent sur
l’intériorité de la quête mystique. Les thèmes sont :
une approche symbolique de la sagesse, déchiffrage de la présence divine au
sein de la nature et du reflet de l’image de Dieu dans les actions accomplies
par les hommes. Leurs cosmogonies prennent en compte les avancées de la
science et cherchent à intégrer l’idée d’une cocréation de l’univers par Dieu
et par l’homme. 323
Des liens existent entre le monde de Dieu, de la nature et de l’homme. On comprend
alors la fusion du réel et du surnaturel dans le Gothique qui met ainsi en question les
valeurs rationnelles. L’importance du surnaturel pose de fait la question des limites et
de leur transcendance, et ce dès son origine comme le montre l’œuvre considérée
comme fondatrice du mouvement, The Castle of Otranto d’Horace Walpole parue en
1764.
Le sous-titre choisi par l’auteur « a gothic story » a donné son impulsion à d’autres
romans dits gothiques car le gothique, loin d’être un genre monolithique, s’est
également construit ultérieurement avec les romanciers qui ont succédé à Walpole.
Dans Contesting the Gothic, James Watt démontre cette vision en construction du genre
et montre que The Castle of Otranto n’a été qu’une étape dans l’élaboration du
mouvement gothique auquel il a donné l’impulsion. Watt montre également que le
concept de genre gothique est une construction moderne puisque ce sont les critiques du
20ème siècle qui l’ont défini comme un genre. Dans le récit de Walpole (où celui-ci a
voulu « faire la synthèse du roman de chevalerie –où le merveilleux s’épanouissait
librement–et du roman moderne, qui offrait à l’imaginaire un ancrage sûr dans la réalité
323
Sallmann 367.
147
contemporaine »), 324 le personnage du « villain » Manfred souhaite épouser sa bellefille, Isabelle, originairement promise à son fils Conrad. L’action se déroule dans un
château sombre et labyrinthique et une antique prophétie affirme que le château et la
seigneurie sur Otrante seront perdus pour ses détenteurs lorsque le vrai propriétaire sera
devenu trop grand pour l’habiter. L’omniprésence de cette malédiction montre le poids
du passé comme un fardeau à porter par les personnages. On retrouve également les
deux autres thèmes énoncés par Francis Dubost, le château et le personnage de Manfred
vu comme monstrueux.
Une série d’évènements surnaturels se produit : l’apparition de membres
surdimensionnés, des fantômes ou du sang mystérieux. Walpole met déjà en avant des
aspects clés du Gothique: la masse du château se dresse dans toute sa puissance et
Walpole lui-même, passionné d’architecture, fait construire Strawberry-Hill, un château
où il vit, et y rêve son début de roman. On y note le thème de l’exotisme puisque
Otrante se situe à la pointe de la botte italienne, presque en Orient ; cette thématique est
un autre écho que l’on peut établir avec le Romantisme. Walpole montre un personnage
en butte avec ses passions et peu porté sur la répression de ses pulsions. Il explore déjà
le thème de la transgression et se rapproche de la dimension incestueuse. Il met en
avant l’image du souterrain et du labyrinthe qui reflète les tourments de l’âme de
Manfred. L’exploration des passions, de la transgression nous permet d’établir à
nouveau une passerelle avec le mouvement romantique.
Ces thèmes se retrouvent par exemple dans une autre majeure du Gothique,
Melmoth, the Wanderer (1820) de Charles Robert Maturin. Le protagoniste, Melmoth,
vend son âme au diable en échange d’un allongement de sa durée de vie de 150 ans. Il
est condamné à trouver une personne qui accepte de reprendre le pacte pour lui.
324
Jean Ducrocq, SuzyHalimi, et Maurice Lévy 182.
148
L’utilisation du thème du pacte diabolique nous relie au Romantisme noir. Maturin
dépeint une impulsion vers l’anarchie, une lutte perdue d’avance contre le temps, un
rejet des règles et de l’ordre déjà visible dans l’apparent manque d’unité dans le temps,
l’espace et même les actions de l’œuvre. Les récits séparés ne semblent être liés que par
leur relation avec la malédiction subie par Melmoth. L’obsession du pouvoir, la quête
de l’immortalité mais également le désir de rédemption nous fait percevoir la dualité du
protagoniste, dualité chère aux Romantiques.
De même, dans The Castles of Athlyn and Dunbayne (1789) d’Ann Radcliffe,
l’accent est mis sur les passions, les conflits entre différents clans et le désir de
vengeance. Le récit relate le conflit entre le clan d’Athlyn et de Dunbayne. Le meurtre
du Earl d’Athlyn par le baron de Dunbayne et le désir du fils du Earl, Osbert, de venger
la mort de son père constitue le début de l’intrigue du récit. La colère et la passion
d’Osbert, qui l’amène à être emprisonné par le baron met à nouveau l’accent sur ce
thème commun entre le Gothique et le Romantisme. Les turpitudes de l’âme humaine
sont explorées à travers le personnage du baron, Malcom.
Ainsi, certains éléments clés peuvent déjà être perçus comme constituant les
fondations du Gothique :
l’appel à la sentimentalité (par opposition à la rationalité, à la raison), la
fascination pour les aspects primitifs, originels, ‘naturels’ de l’homme. Le
culte de l’imagination et du génie, …, l’exaltation de l’individu, le désir de
puiser aux forces de l’irrationnel, sous-tendent ces œuvres majeures. 325
Chaque thème nous rappelle ceux exploités par le Romantisme et contribue au jeu
d’écho entre ces deux mouvements. On discerne dans les trois récits cités
précédemment les thématiques de l’inconnu, de la mort, la déchéance, des limites qui
325
Geoffroy-Menoux 22.
149
font écho au romantisme noir. Le Gothique est porteur d’images cauchemardesques et
c’est l’excès qui règne en maître.
B] Le roman gothique anglais : une équation de la démesure
Le passé laissant une empreinte indélébile sur les auteurs que nous étudions, il nous
faut revenir aux récits gothiques originels pour voir quels en sont les caractéristiques et
les rouages. Nous utilisons à juste titre le terme d’ « équation » car le Gothique est une
somme d’éléments précis, assemblés afin de créer un effet particulier sur le lecteur. Les
récits gothiques anglais dévoilent une caractérisation spécifique ainsi qu’une
atmosphère et des lieux propices à l’exploration du versant sombre de l’individu. Les
intrigues se tissent autour d’une toile thématique pérenne. Nous nous intéresserons dans
un premier temps aux types de personnages présents dans ces récits et analyserons les
lieux dans lesquels ils évoluent notamment à travers la thématique de la verticalité et du
labyrinthe. Puis nous nous pencherons en profondeur sur les thèmes apparaissant de
manière itérative dans le Gothique anglais et nous nous apercevrons que nous ne
pouvons échapper à chaque étape de notre développement à la thématique de
l’abjection.
a. Le gothique ou des personnages et des lieux typiques
Pour Maurice Lévy, « le gothique, c’est l’héroïne et le labyrinthe, Emilie déambulant
dans les opaques entrailles du château à la lueur incertaine d’une chandelle, tressaillant
au moindre bruit suspect. » (Lévy vi). Le personnage d’Emilie apparaît dans The
Mysteries of Udolpho (1794) d’Ann Radcliffe. L’intrigue se porte sur la situation
d’Émilie Saint-Aubert, qui se retrouve orpheline après la mort de son père. Elle est
150
emprisonnée dans le château d’Udolphe aux prises avec le « villain » Montoni. Elle est
témoin d’événements surnaturels qu’elle essaiera de comprendre et de relier aux
rumeurs étranges qui circulent dans le château avant de pouvoir s’échapper et de
connaître une union heureuse avec celui qu’elle aime.
La citation de Maurice Lévy nous éclaire sur deux éléments clés du gothique : le
personnage de l’héroïne ainsi que l’espace souterrain et labyrinthique. Les
protagonistes, traditionnellement des jeunes filles innocentes, doivent affronter des
éléments inconnus et des êtres diaboliques dans des lieux sombres et inquiétants.
L’œuvre de Walpole par exemple situe l’action dans un château dont les souterrains
mènent à un monastère où va se réfugier Isabella qui cherche à fuir le vicieux Manfred.
Les textes présentent des personnages corrompus. Les personnages de scélérats, de
« villains, » sont des êtres aux intentions immorales, maléfiques. Le récit de Maturin
par exemple, Melmoth the Wanderer, met en scène le personnage de Melmoth empli de
haine et d’indifférence qui traverse les époques et erre désespérément cherchant
quelqu’un pour prendre sa place. Dans The Mysteries of Udolpho, Montoni est
l’archétype du « villain » froid, cruel et manipulateur.
Le thème de la poursuite lié à la fuite est exploré dans des lieux clos. Les romans
gothiques anglais nous plongent dans un imaginaire obsédé de claustration, dans une
atmosphère lugubre et terrifiante dans un château ou une abbaye, mettant en avant
comme dans le cas d’Emily le thème de l’enfermement mais également celui de la
ruine. On pourrait dire que le gothique présente des systèmes d’opposition assez
manichéens : à la fois dans le domaine topologique où on peut considérer que le
château s’oppose au souterrain, le montrable et l’inmontrable ou dans le domaine de la
caractérisation dans l’opposition entre la jeune fille pure et un personnage tyrannique.
Max Duperray souligne ces caractéristiques du roman gothique :
151
le château médiéval ou l’abbaye carcérale, le souterrain ou la forêt obscure,
l’aristocrate corrompu, le scélérat tyrannique et l’innocente enlevée, le
surnaturel maléfique et le récit à suspense, fonde le genre gothique, au moins
dans ses apparences les plus spectaculaires. 326
Les mensurations du décor gothique sont hypertrophiées oppressant la victime qui est
incapable d’appréhender exactement l’endroit où elle se trouve. Le gigantisme du lieu
gothique révèle l’humilité inévitable de l’héroïne.
Il faut noter que le choix de l’abbaye comme cadre des récits gothiques n’est
d’ailleurs pas anodin. Elle permet une critique de l’ordre catholique et aristocratique.
Sophie Geoffroy-Menoux a bien montré que le château gothique et son souterrain
fonctionnait comme le miroir infernal et parodique de l’édifice religieux :
un contre-idéal. Le roman gothique … est un genre éminemment anglais
voire anglican : un genre militant, ‘anti-papiste,’ c’est-à-dire, dans la
terminologie du temps, anti-catholique. 327
Le gothique énonce une volonté de construire ses intrigues autour de personnages
impurs, qui par définition seront à la fin déchus par des êtres purs quand ils ne sont pas
victimes de leurs propres folies. C'est le cas du moine du roman de Lewis qui finira par
perdre âme et vie. La dimension critique, parodique et transgressive du gothique est
bien visible.
L’image du labyrinthe et du souterrain prédomine. On parle de la
gothicité d’un lieu [qui] provient de son incomplétude, stylistique autant que
symbolique. … L’irrégularité et l’instabilité du lieu gothique proviennent
d’une alternance toute piranésienne de perspectives labyrinthiques et
d’obstructions abruptes, qui offre au personnage une visualisation soudaine,
dans la nature ou dans la pierre, de la géographie insoupçonnée de son
subconscient. 328
326
Max Duperray 6.
327
Geoffroy-Menoux 24.
328
Cassilde Tournebize, et Maurice Lévy, Le gothique et ses métamorphoses (Toulouse: Presses
universitaires du Mirail, 1996) 37.
152
Ainsi, les prisons de Piranèse (1750 pour la première version, 1761 pour la
deuxième version) véhiculent un sentiment de vertige, d’absence de repères mais
également d’infini. Ses architectures démesurées nous plongent dans la déraison ; le
moi se perd dans des gouffres sans fond, coupés d’escaliers et de ponts dont on ne sait
où ils mènent. La prison de Piranèse est aussi labyrinthique que les demeures gothiques
et est symbolique de la remise en question identitaire des individus et des méandres de
leurs esprits. Les pérégrinations des personnages font figure de parcours initiatique, de
passage de l’enfance à l’innocence à la connaissance. L’intérêt porté à la nature sombre
de l’humain fait écho aux tourments de l’âme exploré par les romantiques.
Le gothique permet d’explorer l’inconscient des individus. La vision labyrinthique
des lieux se fait le miroir de la personnalité trouble et tortueuse des personnages.
La noirceur du roman gothique … rend particulièrement plus pertinente, sur
le plan poétique comme sur le plan symbolique, la prédominance de la
topologie du souterrain autour de laquelle il se structure, et le tropisme des
profondeurs qui semble en être le moteur. 329
L’imaginaire du souterrain est aussi le souterrain de l’imaginaire 330 et du moi des
individus. « Il est percée exploratoire et cavité intime, déploiement et repli. »331
(Gaillard Les profondeurs du château gothique sont une métaphore de l’esprit humain,
reflètent les profondeurs de l’âme des personnages. Un lien s’établit à nouveau entre le
romantisme et le gothique : « la topologie des lieux correspond à la topique des
passions romantiques mises en scène dans le roman gothique. » (Geoffroy-Menoux 24).
329
Geoffroy-Menoux 23.
330
Nous reprenons ici le titre de l’article du Professeur Sophie Geoffroy-Menoux, « l’imaginaire du
souterrain/ souterrain de l’imaginaire : les grottes de Vernon Lee (Violet Paget) Prince Alberic and the
Snake Lady (Juil. 1896), Dionysus in the Euganean Hills (Sept. 1921), The Virgin of the Seven Daggers
(1927). » Elle montre que la grotte est à l’origine du souterrain et est associée à la fois à la mort et à la
renaissance, à l’nefouissement et à la régénération.
331
Aurélia Gaillard, L’imaginaire du souterrain (Paris: L’Harmattan, 1998) 5.
153
Le souterrain n’est que la part d’ombre, très douloureuse, parfois même
terrifiante et insoutenable –car la descente au secret des mondes et de soi
n’est pas sans risque- mais néanmoins nécessaire, que réclame la vérité pour
advenir. 332
Le récit gothique est bien un récit d’exploration des méandres de l’âme humaine et
de ses désirs les plus abjects. Dans The Monk (1796) de Matthew Gregory Lewis, le
moine Ambrosio succombe à la tentation représentée par Matilda, une femme déguisée
en moine qui n’est autre qu’un instrument de Satan envoyé pour orchestrer la chute
d’Ambrosio. A l’aide de sorts magiques, Matilda l’aide à séduire Antonia, une jeune
fille de 15 ans qui n’est autre que sa propre sœur. Il se livre à ses instincts les plus
débridés comme le viol puis le meurtre de cette dernière et le meurtre de sa mère. Il est
condamné à une mort atroce, d’abord soumis aux tortures de l’inquisition il accepte de
signer un parchemin et de livrer totalement son âme au diable qui le jette du haut d’une
falaise ; les insectes et les aigles se nourrissent de son corps toujours en vie qui finit par
être transporté par une rivière.
Le rapport même d’Ambrosio à Dieu est remis en cause car il est vertueux par vanité
et non par principe ; son hypocrisie et sa déchéance apparaissent clairement à travers
ses transgressions sexuelles au sein des murs du monastère. « Sexuality provides the
medium for the violent assertion of his individual will, which ultimately expresses itself
in murder, rape, and incest. »333 Le récit de Lewis est particulièrement transgressif dans
sa présentation des thèmes tabous du désir et de la mort ; le viol d’Antonia a lieu dans
un caveau au milieu des cadavres de nonnes. Les descriptions de l’auteur ne cachent en
rien le sentiment d’abjection qui prédomine :
332
Gaillard.6.
333
Matthew Lewis, introduction, The Monk, by Howard Anderson (Oxford: Oxford University Press,
1973) viii.
154
He stifled her cries with kisses, treated her with the rudeness of an
unprincipled Barbarian, proceeded from freedom to freedom, and in the
violence of his lustful delirium, wounded and bruised her tender limbs. 334
Le roman gothique anglais met bien en scène l’expérience de l’insupportable et de
l’abjection. Le moine ou Manfred dans The Castle of Otranto crée de la répulsion chez
le lecteur de par leur dévoilement au grand jour des pulsions animales et refoulées de
l’homme. Cette ambivalence humaine rappelle le thème de la dualité cher au
Romantisme.
Nous sommes continuellement dans la transgression et dans l’excès et ceci se reflète
à nouveau dans les lieux choisis pour l’intrigue des récits. Le roman gothique met en
scène « une construction à l’architecture surdimensionnée-sublime, inspirant respect et
terreur- et orientée verticalement, c’est-à-dire s’élevant vers le ciel. » (Falco 42). Trois
éléments prennent ici toute leur importance : l’accent mis sur la verticalité des lieux,
l’excès et la notion de sublime. Comme le précise Maurice Lévy, « les péripéties du
roman noir [sont] le plus souvent inscrites sur l’axe vertical des sublimations ou de la
descente aux tombeaux et de la chute » 335 La notion de verticalité est essentiellement
assumée par le château qui donne une dimension vertigineuse aux évènements horribles
qui s’y tiennent. Le château d’Udolphe est par exemple une masse isolée entourée par
une nature qui lui donne un aspect confiné. Le thème de l’excès est visible à la fois
dans les personnages tourmentés, dans les lieux utilisés et dans la nature même
entourant ces lieux. « Everything in the Gothic world is exaggerated: the tranquil
beauty of the country, the seemingly infinite corridors of castles, the dimness of
moonlit landscapes, the ferocity of storms, the ruggedness of mountains. » (Howells
334
Lewis 383.
335
Lévy, Le roman « gothique » anglais vi.
155
27). Le Gothique équivaut également à l’excès dans la présentation des sentiments qui
se déclinent sous la tonalité de l’abjection, de l’angoisse, de la terreur, de l’horreur.
Enfin, la notion de sublime établit un lien avec le pittoresque et permet de faire un
nouveau parallèle avec le Romantisme. 336
Si nous traiterons longuement de la question du sublime dans le dernier chapitre de
cette thèse, nous choisissons de présenter ici quelques éléments de corrélation entre le
Gothique et le sublime. Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, les
origines de l’esthétique du sublime remontent à Longin, rhéteur du IIIème siècle après JC, dont l’œuvre, Traité du sublime, a été traduit par Boileau en 1764. En 1760, le
sublime, est l'antithèse du beau et montre la rupture avec l'harmonie et la beauté
originelle. Pour Longin, la source du sublime se trouve dans la nature. En 1757,
Edmund Burke établit que le sublime est indépendant du beau, liée aux idées d’infini,
de terreur, de grand, d’obscur. Les choses terribles contemplées en toute sécurité sont
sublimes car elles grandissent l'énergie de l'âme. La terreur reste fictive, elle tient du
spectacle sinon il n’y aurait pas de jouissance esthétique. « Le plaisir naît de la
coexistence d’une agitation intérieure (effroi) et de la sérénité, due à l’éloignement
matériel ou esthétique du danger. » 337 Le lecteur du roman gothique vit par procuration
les douleurs et les terreurs des héroïnes persécutées. Ces terreurs restant fictionnelles, le
lecteur peut s’amuser à se faire peur et jouir du spectacle. Ce sentiment de sublime
atteint par la contemplation rappelle la vision du sublime par les romantiques ; admirant
la nature, ils éprouvent une joie mêlée d’horreur, « vivant en d’autres termes une
336
Le pittoresque et le sublime sont « deux catégories esthétiques prônées par le romantisme. »336 Falco
(2008: 22).
337
Paul, Rozenberg, Réflexions et directives pour l’étude de Thomas De Quincey (Paris: Lettres
Modernes, 1967) 102.
156
expérience sublime, [rencontrant] le divin au cœur même de la région sauvage et
montagneuse. » (Gaillet-de Chezelles 56).
Les pérégrinations des personnages gothiques anglais dans des lieux se plaçant à la
fois sur l’axe de l’excès, du labyrinthe, de la verticalité et du sublime apparaissent
comme des signes itératifs du récit gothique. Ce dernier met également en scène des
thèmes récurrents distincts.
b. Le gothique : une machine aux rouages complexes
Comme nous l’avons précisé précédemment, le mouvement gothique brosse le
portrait du versant sombre de l’être humain:
Gothic is allied with everything which is the opposite of Augustan: instead of
notions of order and decorum and rational judgment, it represents the darker
side of awareness, the side to which sensibility and imagination belong
together with those less categorisable areas of guilt, fear and madness. … Its
main areas of feeling treat of melancholy, anxiety-ridden sentimental love
and horror; it is a shadowy world of ruins and twilit scenery lit up from time
to time by lurid flashes of passion and violence. 338
Cette citation éclaire l’accent mis sur la sensibilité, l’imagination et sa volonté de
révéler les secrets de la personnalité humaine montrant de ce fait les parallèles existant
entre le Romantisme et le Gothique. « Gothic fiction represents the extreme
development of the 18th century cult of Sensibility. » (Howells 8). L’héroïne a une
sensibilité exacerbée et les décisions sont prises par intuition ; c’est bien le cas d’Emilie
dans The Mysteries of Udolpho. Une trop grande sensibilité dévoie l’imagination et
transporte le protagoniste féminin dans l’irrationnel. La monstration d’émotions semble
rester superficielle, ce qui joue un rôle dans l’impression de flou véhiculée ; on y note
338
Howells 5.
157
une rétention permanente de l’information, du suspense, une histoire incomplète (les
manuscrits découverts peuvent être par exemple en partie endommagés).
La longue citation précédente de Coral Ann Howells pointe aussi le sujet de la folie.
Nous nous rapprochons ici de l’une des six caractéristiques énoncées par John Ruskin
concernant le personnage gothique: «1.Savageness or Rudeness 2. Love of change 3.
Love of nature 4. Disturbed imagination 5. Obstinacy 6. Generosity. » (Ruskin 79).
L’expression « savageness or rudeness » va de paire avec le fait que le Gothique
explore des sentiments que l’individu souhaite prioritairement dissimuler: la culpabilité,
la peur ou l’horreur. L’accent mis sur la nature et l’imagination établit quant à lui un
autre point de corrélation avec le Romantisme.
Le Gothique nous lie en effet à l’irrationnel, à l’invraisemblable, à l’inexplicable et
va de paire avec une perte des repères: « the gothic always has to reach towars what
cannot be spoken … [It] lies outside the realm of the explicable, outside of language.
» 339 L’ambivalence, l’inconnu sont des rouages indispensables de la mécanique
gothique. Cette citation de Julian Wolfreys doit néanmoins être nuancée ; comme
énoncé dans l’introduction, les éléments surnaturels survenant dans le récit gothique
trouvent comme dans The Mysteries of Udolpho une explication rationnelle.
Contrairement à ce que pense Emilie, il n’y a aucun évènement surnaturel. Le chevalier
Dupont apporte des explications en disant que des passages secrets permettent
d’apparaître ou de disparaître rapidement et c’est lui-même qui joue les fantômes du
château.
La thématique de l’invraisemblable, de l’indéfinissable met en avant la
problématique de la transgression des limites sous jacente au gothique qui explore les
339
Julian Wolfreys, Victorian hauntings: Spectrality, Gothic, the Uncanny and Literature (New York:
Palgrave, 2002) 8.
158
thèmes du pouvoir, de la répression, de la violation. Dans The Monk, Ambrosio est
animé par le besoin de transgresser ; sa déchéance physique et morale est totale. La
frontière entre le bien et le mal, la vie et la mort se dissout à l’image des ruines qui
hantent le paysage gothique. Comme énoncé précédemment, les récits gothiques sont
en effet marqués par la résurgence du passé. The Castle of Otranto est marqué, à travers
les évènements surnaturels, par les puissances du passé. Dans Melmoth the Wanderer,
le récit est marqué par des analepses qui expliquent le destin tragique du protagoniste.
Le récit gothique lui-même fait référence au passé médiéval et à des espaces cachés tels
que des caveaux ou des cryptes. Ces espaces étaient là pour montrer que contrairement
à la France par exemple, l’Angleterre était bien libéré d’un passé médiéval barbare lié
au catholicisme. Le Gothique offre une vision rétrospective du passé à la lumière d’un
présent se voulant éclairé. La violation des interdits sexuels ou religieux correspond à la
recherche de la perversion de l’ordre social et moral de la société dominante qui est à
l’œuvre. Cette transgression récurrente nous lie à l’horrible, au macabre: « this style
usually portrayed fantastic tales dealing with horror, despair, the grotesque and other
‘dark’ subjects. » (Stevenson xi).
Si le thème du grotesque est également associé au Romantisme, il n’est pas inventé
par celui-ci. Le terme vient des figures retrouvées dans des ruines romaines découvertes
aux XVème et XVIème siècles : « these ornaments were brought to light during the
excavation of Titus’ baths and were called grotesca from the Italian word grotta. »340
Des plantes, des animaux et des formes humaines y apparaissaient en arabesque. Le
grotesque abonde pendant le Moyen-Age dans les arts et la littérature et est lié au
340
Mikhail Bakhtin, Rabelais and His World, trans.Helene Iswolsky (Bloomington: Indiana University
Press, 1968) 31-32. Elisheva Rosen, dans Sur le grotesque: L’ancien et le nouveau dans la réflexion
esthétique (1991), montre que ces ornements appelés « grotesques » ont fasciné les artistes de l’époque
qui se sont mis à les imiter. Les grotesques se sont propagés au cours du XVIème siècle dans les pays
d’Europe occidentale créant à la fois de la fascination et du rejet chez le public.
159
carnaval. Dans Rabelais and His World, Mikhail Bakhtin montre l’importance de la
tradition du grotesque durant l’époque médiévale. Il lie le grotesque à l’image du corps
qui est vu de manière exagérée mais positive : « exaggeration, hyperbolism,
excessiveness are generally considered fundamental attributes of the grotesque style. »
(Bakhtin 303). « The leading themes of these images of bodily life are fertility, growth,
and a brimming-over abundance. … The material bodily principle is a triumphant,
festive principle. » (Bakhtin 19). L’exagération prenant une dimension monstrueuse, le
grotesque a une tonalité satirique. 341
Le grotesque ramène vers l’élément terrestre qui est à la fois dévorateur dans son
association au tombeau et régénérateur dans son association avec l’utérus.
« Degradation digs a bodily grave for a new birth; it has not only a destructive, negative
aspect, but also a regenerating one. » (Bakhtin 21). Cette régénération est notamment
possible à travers le rire. Le grotesque rime avec la notion d’ambivalence: « For in this
image we find poles of transformation, the old and the new, the dying and the
procreating, the beginning and the end of the metamorphosis. » (Bakhtin 24). Le corps
grotesque transgresse ses propres limites.
Le Romantisme intègre le grotesque d’une manière subjective, individualiste :
To a certain degree it was a reaction against the elements of classicism which
characterized the self-importance of the Enlightenment. It was a reaction
against the cold rationalism, against official, formalistic, and logical
authoritarianism. 342
Il perd son aspect régénérateur et devient l’expression d’une peur du monde: « the
ridiculously distorted and monstrously horrible ingredients of the grotesque point to an
341
Dans l’œuvre de Rabelais, on peut penser aux torrents crées par l’urine de Gargantua ou la proposition
de Panurge de construire des murs avec des organes génitaux féminins.
342
Bakhtin 37.
160
inhuman, nocturnal, and abysmal realm. »343 Contrairement au grotesque médiéval qui
ne craint pas la figure ambivalente du diable, le Romantisme a une approche plus
manichéenne du monde. Enfin, le grotesque médiéval est associé à la lumière alors que
l’obscurité caractérise le grotesque romantique.
Cette tonalité sombre et terrifiante du grotesque fait écho à l’approche de Wolfgang
Kayser dans The Grotesque in Art and Literature. Le grotesque réfère à des éléments
hostiles, monstrueux, aliénants: « something ominous and sinister in the face of a world
totally different from the familiar one. » (Kayser 21). Kayser explains this definition by
drawing a comparison to the world of the fairy tale. « The fairy tale world can be
defined as strange and unusual, but it is not a world that has become alienated. In the
grotesque, on the contrary, all that was for us familiar and friendly suddenly becomes
hostile. » (Bakhtin 48). Le grotesque participe de l’étrange, fait référence à ce qui
échappe à tout contrôle: « an agonizing fear in the presence of a world which breaks
apart and remains inaccessible. » ((Kayser 31). « Le grotesque, c’est l’étrangeté qui
s’empare de notre monde. »344 Il est lié à l’incompréhensible et crée de l’effroi. Dans
The Monk, Lewis n’hésite pas à décrire le corps d’Antonia soumis à la violence
physique d’Ambrosio. Mais si le corps est mis en avant, aucune tonalité humoristique
ne s’échappe du récit et il n’y règne qu’un sentiment de déchéance et d’aliénation.
La littérature gothique est par nature liée à l’excès, à la transgression des limites; ce
faisant, elle ne pouvait alors rester statique et se devait de pousser toujours plus loin les
frontières du possible. Notre prochaine étape est de montrer son évolution qui l’a
343
Wolfgang Kayser, The Grotesque in Art and Literature, Trans. Ulrich Weisstein (New York:
Columbia University Press, 1981), 58.
344
Elisheva Rosen, Sur le grotesque: L’ancien et le nouveau dans la réflexion esthétique (Saint Denis:
Presses Universitaires de Vincennes, 1991).
161
conduit du néo-gothique au gothique postmoderne ; cette évolution se voit notamment à
travers la transformation des éléments originels de la caractérisation et de l’espace.
C] Les volutes évolutives du gothique
Tout courant littéraire évolue et se modifie et le gothique anglais n’échappe pas à la
règle ; il a subi, comme les châteaux qui le caractérisent, les assauts du temps sans pour
autant laisser complètement de côté les caractéristiques du passé. C’est pour cette
raison que nous avons choisi d’utiliser le terme « volute » dans le titre de cette partie.
L’évolution du Gothique s’effectue dans un mouvement en spirale car le point d’origine
est toujours visible mais les auteurs qui suivirent s’en sont peu à peu écartés. Nous
devons montrer les phases de transformation du Gothique pour montrer où se situent
King, Straub et Palahniuk. Deux termes apparaissent régulièrement au fil des lectures
critiques, le néo-gothique et le gothique postmoderne. Si ces deux éléments sont
communément associés, nous devons donner ici tous les éléments d’analyse pouvant
permettre d’établir une différence, si celle-ci existe. Le thème de la réécriture est
notamment un des leitmotivs dans notre compréhension de l’évolution du Gothique.
Notre première étape qui s’articule atour du néo-gothique s’appuiera entre autres sur les
ouvrages critiques de Bradford Murrow et Patrick McGrath, 345 Tony Magistrale, 346
l’article de Guy Astic, « horreur claquemurée et trous perdus : aspects du new gothic
chez Stephen King,» 347 et l’article de Maurice Lévy. 348 Nous reviendrons ensuite de
345
Bradford Murrow et Patrick McGrath, The New Gothic : a Collection of Contemporary Gothic Fiction
(New York: Random House, 1991).
346
Tony Magistrale, Lansdcape of Fear: Stephen King’s American Gothic (Wisconsin: The Popular
Press, 1988).
162
manière plus appuyée sur le postmodernisme et verrons de quelle manière il peut être
associé au Gothique. Nous verrons en quoi nos trois auteurs appartiennent au Gothique
postmoderne en nous concentrant sur deux éléments clés, les personnages et les lieux.
Continuons notre progression dans le passé pour comprendre les métamorphoses subies
par le Gothique.
a. Du gothique au néo-gothique
La flamme du mouvement gothique anglais qui a connu son heure de gloire entre
1764 et 1820 ne s’est jamais complètement éteinte. Il faut noter cependant, dès la
période d’apogée du gothique, l’existence de récits critiques portant sur le mouvement
lui-même. La volonté de se détacher des artifices gothiques était déjà visible et révélait
déjà une tentative de changement. Ainsi, en 1818, Jane Austen parodie les thèmes
traditionnels du gothique dans Northanger Abbey. L’heroïne, Catherine Morland,
illustre l’innocence et la naïveté des protagonistes féminins des récits gothiques
traditionnels. Catherine applique à la vieille demeure où elle est invitée à séjourner les
clichés du roman gothique nourris notamment par The Mysteries of Udolpho d’Ann
Radcliffe. Elle s’attend à ce que Northanger Abbey soit remplie d’horreur et de
mystère. Le lecteur ne peut que sourire face à ce personnage qui se considère comme
une héroïne de roman gothique. Jane Austen se moque ainsi de l’obsession de l’époque
pour les récits gothiques. Il faut pourtant garder à l’esprit que l’intérêt pour le gothique
347
Guy Astic, « horreur claquemurée et trous perdus : aspects du new gothic chez Stephen King, »
Otrante (2002): 141-57.
348
Maurice Lévy, « Gothique et grotesque: Préface à l’ébauche d’une réflexion sur une possible
relation.» Marie-Madeleine Martinet. Regards européens sur le monde anglo-américain, Paris: Presses
Universitaires de Paris-Sorbonne, 1992, 157-66.
163
et ses conventions a continué à hanter la littérature, donnant naissance au terme « néogothique » appliqué aux récits postérieurs à 1820.
Le terme de néo-gothique « est apparu dès le 19ème siècle -c’est-à-dire après 1820,
où le roman de Maturin (Melmoth, the Wanderer) marque la fin de la période
gothique. » (Falco 65-66). Ce terme vient de l’anglais « new gothic » mais n’a pas été
traduit par « nouveau gothique. » En effet, le « New Gothic » n’est pas totalement
nouveau car il exploite ce qui était déjà en germe dans le roman noir anglais. On peut
considérer qu’il y a double falsification ; le néo-gothique est la
falsification d’un gothique déjà faux, car originairement l’imitation d’un
passé : en effet, Walpole s’est efforcé de faire une imitation exagérée de la
demeure gothique en construisant Strawberry Hill et a fondé le premier
roman gothique sur un faux manuscrit qu’il pose comme origine. 349
Walpole se fait ainsi construire un faux château médiéval 350 et présente son récit
comme la traduction d'un manuscrit imprimé à Naples en 1529. Ceci conduisit nombre
de critiques à dédaigner son œuvre alors qu’ils en avaient fait l’éloge lorsqu'ils l'avaient
crue authentique.
« Le New Gothic doit être compris dans le sens de ‘néo-gothic’ car il renoue avec
une tradition et l’adapte à l’époque contemporaine, d’où le renouvellement du
genre. »351 « Le préfixe ‘néo’ insiste sur le processus d’appropriation, de
transformation, puis de prise de distance par rapport à un genre. » (Falco 65). Le
procédé de réécriture joue ici un rôle primordial et les conventions du gothique anglais
sont transformées. Il n’est pas nouveau et implique une reprise des œuvres passées en
349
Falco 66.
350
« Alors intervinrent les compensations du rêve : Le Château d’Otrante (1764), première ‘histoire
gothique’, fut le dernier aménagement de Strawberry Hill, l’ultime tentative faite pour donner à une
demeure dont son propriétaire convenait qu’elle était dérisoire, les dimensions et la présence d’une
forteresse onirique. » Jean Ducrocq, Suzy Halimi, et Maurice Lévy (1978: 181).
351
Jean Ducrocq, Suzy Halimi, et Maurice Lévy 65.
164
repoussant les limites de leurs conventions. Les auteurs revisitent les thèmes
traditionnels du gothique.
Magali Falco, dans sa thèse sur les œuvres de Patrick MacGrath, 352 nous éclaire sur
les caractéristiques du néo-gothique : « le scélérat se sexualise davantage en prenant les
traits du vampire, 353 les techniques narratives se complexifient, la peur quitte les lieux
pittoresques reculés de la campagne anglaise pour inonder le monde urbain. » (Falco
66). Les récits néo-gothiques transposent l’action du château anglais à la sphère
domestique. Guy Astic montre la transposition faite par Stephen King du château
gothique aux maisons modernes :
la maison Marsten (Salem’s Lot) et l’Hôtel Overlook (The Shining) sont des
illustrations démonstratives : leur inscription dans une modernité
référentielle, déphasante en partie parce qu’elle contient les éléments de sa
propre dérive (intensification de la pulsion scopique, …), en fait plus qu’un
cadre ou un décor. 354
Le néo-gothique transpose ainsi les artifices gothiques dans un cadre contemporain :
« the groundfloors of American factories, high schools, and rectories » 355 ; dans les
récits de King mentionnés ici, les demeures apparaissent comme des organismes
vivants et la pulsion scopique ne se réalise pas seulement entre les personnages mais
également entre la maison et les personnages. Cette double pulsion scopique accroît
l’horreur des lieux qui mettent cependant l’accent sur le banal et laisse les artifices
gothiques à la périphérie des textes :
352
Patrick Mcgrath est un romancier britannique mettant notamment en scène dans ses œuvres la maladie
mentale et les relations adultères. Il a écrit The Grotesque (1989), Spider (1990), Dr Haggard’s disease
(1993), Asylum (1996), Martha Peake (2000), Port Mungo (2004) et Trauma (2008). Dans sa thèse,
Magali Falco explore la déconstruction identitaire des personnages ainsi que les origines de la folie.
353
Dracula de Bram Stoker est considéré comme le précurseur du néo-gothique.
354
Astic 142.
355
Tony Magistrale, Landscape of Fear 15.
165
Le référent gothique reste en somme à la périphérie des textes, agit en
épicentre instable. … C’est précisément ce banal viabilisé et désaxé qui
dérange. Il entre dans une entreprise de défamiliarisation, à travers laquelle
le nouveau décor se prête au jeu des équivalences littéraires tout en
malmenant les conversions gothiques. En effet, la cohérence du genre souche
vole en éclats. Il est décomposé en ses éléments, bien vite dispersés et
hypothéqués. 356
Dans l’anthologie de Bradford Murrow et Patrick McGrath consacrée aux récits
considérés comme moteurs du néo-gothique, ces deux auteurs allient la géographie
physique et mentale : « the geography of madness and the depths of spiritual
derangement, the new gothicist would take as a starting place, the concern with interior
entropy –spiritual and emotional breakdown. » (Bradford Murrow, and Patrick
McGrath xii). Les thèmes de la folie et de l’exploration du moi tourmenté des individus
étaient déjà présents dans le romantisme et le gothique anglais ; la différence pourrait
résider dans l’expression « starting place. » Le néo-gothique donne la priorité à l’étude
de la psychologie et de l’esprit hanté des personnages. Le terme « entropie » met en
avant le thème du désordre, de la disruption des règles établies et implique que l’issue
choisie dans les récits néo-gothiques ne soit pas positive contrairement à certains récits
gothiques anglais ayant un dénouement positif. Cette notion d’entropie indique
également que la destruction est inéluctable.
Pour Patrick McGrath et Bradford Morrow, le néo-gothique établit comme règle
l’exploration de la personnalité tourmentée des êtres. L’enfer est sur terre et en chacun
de nous:
We stand at the end of a century whose fictions have been stained perhaps
like no other by the blacker urges of human nature. … Now hell is decidedly
on earth, located within the vaults and chambers of our minds. … Though no
longer shackled of the conventional props of the genre, the themes that fuel
these pieces –horror, madness, monstrosity, death, disease, terror, evil and
356
Astic 144.
166
weird sexuality-stronlgy manifest the gothic sensibility. This is the new
gothic. 357
Nous voyons ici des échos avec le Romantisme et le Gothique anglais : l’étude des
aspects les plus sombres de la personnalité humaine, l’aspect labyrinthique de notre
esprit, l’omniprésence de la mort, la question du mal et de la sexualité. Dans cette
citation, Patrick McGrath et Bradford Morrow impliquent que le néo-gothique fait
usage de ces apparats gothiques mais l’adverbe « strongly » montre à nouveau la
volonté d’aller plus loin que le genre originel. Dans le gothique anglais et le
romantisme, mort et sexualité sont implicitement liés ; l’acte de viol et de meurtre que
commet Ambrosio dans une crypte dans The Monk apporte les prémices de l’acte
nécrophile, prémices car Antonia est bien vivante quand il la viole.
Le néo-gothique franchit une étape supplémentaire ; si on considère que Dracula est
le précurseur du néo-gothique, la nécrophilie est plus perceptible bien que toujours
voilée. Le fait que Dracula –qui de par son état vampirique est cliniquement mort– se
nourrisse du sang de ses victimes s’apparente à une relation sexuelle, la relation buccale
remplaçant la relation vaginale. Dans Under the Dome (2009) par exemple, Stephen
King nous dévoile sans tabou un personnage nommé Junior Rennie qui tue une femme
puis a un rapport sexuel avec elle et garde le corps enfermé dans la cave d’une maison.
On comprend alors que Patrick MacGrath ait fondé sa vision du néo-gothique sur le
délabrement et la transgression, « transgression et decay. » (Bradford Murrow, and
Patrick McGrath xiv). Le thème de la transgression est commun au Romantisme et au
Gothique. Le néo-gothique semble pousser ce thème plus loin dans l’utilisation qu’il
fait du corps. MacGrath met par exemple l’accent sur le pourrissement du corps humain
357
Bradford Murrow, and Patrick McGrath xiv.
167
qui devient la métaphore d’une tombe. En ce sens le néo-gothique se rapprocherait plus
du romantisme noir.
Guy Astic se rapproche de la perception de Maurice Lévy en associant néo-gothique
et grotesque. Guy Astic voit l’œuvre de Stephen King comme un espace grotesque ; il
considère que celui-ci est créé par un emboîtement, une distorsion des lieux desquels
« surgissent des espaces contradictoires, entre prolifération et dissolution. » (Astic 151).
Dans Jessie (1992) par exemple, l’accent est mis sur la puissance angoissante et
étouffante de la maison où se trouve l’héroïne. Cependant celle-ci est également au
bord du gouffre et son sentiment constant d’être sur la brèche lui fait perdre la notion
du lieu qui se change en un « gros trou noir. » (Astic 151). La claustration est
omniprésente, comme dans le Gothique anglais d’ailleurs : « the protagonists often find
themselves in claustrophobic circumstances. » 358
Dans son article, Maurice Lévy part des écrits de Leslie Fiedler et émet l’idée que ce
que celui-ci « appelle ‘gothique’, quand il parle de personnages anormaux, d’invertis et
d’êtres mutilés, pourrait bien être ce que d’autres nomment ‘grotesque.’ » 359 Lévy
montre l’assimilation entre Gothique et Grotesque à travers les personnages de
« freaks » de Flannery O’Connor bien que cela soit loin d’être visible au premier
abord : même si « le Gothique est bien le style de la valeur proclamée, le Grotesque
n’en est pas pour autant le genre de l’incohérent : mais sa logique est tue, pour ne se
manifester qu’au terme d’un travail secret, caché du texte. » 360
358
Magistrale, Landscape of Fear 17.
359
Maurice Lévy, « Gothique et grotesque: Préface à l’ébauche d’une réflexion sur une possible
relation.» 159.
360
Maurice Lévy, « Gothique et grotesque: Préface à l’ébauche d’une réflexion sur une possible
relation.» 166.
168
Cette instabilité dans la signification rappelle que les problématiques liées au néogothique sont complexes et la ligne de démarcation entre le néo-gothique et le gothique
postmoderne semble plus qu’ardue à définir car tous deux tendent à être apparentés.
Magali Falco parle ainsi de la démarche néo-gothique :
Cette démarche critique, que l’on pourrait qualifier de ‘néo’, consiste à
repérer dans les textes postmodernes des éléments … gothiques, dont la
réécriture ou la reprise est désignée sous les termes d’esthétique … néogothique. 361
Si la démarche néo-gothique consiste à prendre des éléments gothiques dans les récits
postmodernes et de les réécrire, cela rassemblerait néo-gothique et gothique
postmoderne sur le même pied d’égalité. La présentation plus précise qui suit du
postmodernisme et de sa connexion au gothique soulignera la problématique de la
réécriture et de la reprise parodique ou non des œuvres antérieures.
b. Postmodernisme et Gothique
Nous tâcherons d’apporter ici des éléments supplémentaires à ceux déjà donnés en
introduction pour tenter de contribuer à l’avancée de notre réflexion. Dans The Modern
American Novel, Malcom Bradbury situe le début de l’utilisation du terme
« postmodernisme » aux Etats-Unis dans les années 1960. Il le situe dans le contexte de
l’assassinat du président Kennedy, de la guerre du Vietnam, du combat pour les droits
civiques, de l’apparition de la Beat Generation et du mouvement hippie. Le contexte
historique de la venue de ce mouvement l’installe dans un paradigme de rébellion,
d’instabilité, de recherche d’une autre réalité :
361
Anne Laure Fortin-Tournès, « Proposition pour une poétique transhistorique. » 9 septembre 2010
<http://www2.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/1-4/Fortin.pdf>.
169
The Sixties were a transforming period in the American arts, and were
marked by a spirit of avant-garde revival. Techniques grew random, styles
mixed and merged, methods became increasingly provisional. The
tendencies that emerged acquired a variety of names -beat writing, black
humour, aleatory art, bop prosody …- but, in an age that likes to have even
its most provisional arts clearly labelled, it is well to settle … on the term
‘postmodernism.’ That elusive word tells us two things: that modernism is
over, and that the late modern arts still function in its shadow. 362
Il n’y a donc pas de coupure complète entre le modernisme et le postmodernisme; le
poids du passé reste bien en filigranne, comme entre le Gothique et le néo-gothique.
Brian McHale nous invite à réfléchir sur la formation même du terme
« postmodernisme » pour nous aider à en comprendre le mécanisme :
POSTmodernISM. This ISM does double duty. It announces that the referent
here is not merely a chronological division but an organized system –a
poetics, in fact- while at the same time properly identifying what exactly it
is that postmodernism is post. Postmodernism is not postmodern, whatever
that might mean, but postmodernism; it does not come after the present (a
solecism), but after the modernist movement. Thus the term ‘postmodernism’
… signifies a poetics which is the successor of, or possibly a reaction
against, the poetics of early twentieth century modernism. 363
Le préfixe ‘post’ inscrit le mouvement à la suite du modernisme alors que rien dans le
terme « néo-gothique » ne place celui-ci en rapport avec le modernisme. Nous voyons
dans l’analyse des termes eux-mêmes une distinction entre néo-gothique et gothique
postmoderne. Le néo-gothique est lié directement au gothique anglais alors que le
gothique postmoderne nous lie à la fois au gothique et au modernisme. Le gothique
postmoderne nous permet donc une double entrée quant à l’analyse du genre. Brian
McHale ajoute une pierre à l’édifice de sa réflexion: « postmodernism follows from
modernism, in some sense, more than it follows after modernism. » (McHale 5).
L’accent est mis sur l’origine du mouvement avec la préposition « from. » Notre
362
Bradbury 198.
363
McHale 5.
170
impression première se trouve confirmée : associer gothique et postmodernisme signifie
se diriger à la fois vers l’origine gothique anglaise ainsi que l’origine moderniste. Si
nous suivons cette même voie, la filiation du néo-gothique ne se fait uniquement –
comme l’indique le nom même– que vers le gothique. Si le postmodernisme est lié au
modernisme, il nous faut dire quelques mots sur ce dernier.
De manière historique, le modernisme est perçu comme une rupture avec les vieilles
traditions telles que le victorianisme et est notamment caractérisé par une préférence
pour les descriptions abstraites et une perception ironique et pessimiste de l’Homme.
Selon Brian McHale le dominant 364 de la fiction moderniste est épistémologique, ce qui
nous conduit à nous poser des questions du type: « ‘how can I interpret this world of
which I am a part? And what am I in it?’ » (McHale 9). Le dominant de la fiction
postmoderniste est ontologique, ce qui introduit des questions telles que: « ‘which
world is this? What is to be done in it? Which of my selves is to do it?’ » (McHale 10).
Le modernisme interroge sur la connaissance du monde et le postmodernisme interroge
sur le mode d’existence du monde, sur l’être lui même et son but.
L’écriture moderniste semble néanmoins emplie de cohérence comparée à l’écriture
postmoderne. Cela est perceptible dans les thèmes constituant la pierre angulaire du
postmodernisme donnés par Brian McHale:
« an assault upon traditional definitions of narrative particularly those that
created coherence or closure; … the creation of ruptures, gaps and ironies
that continually remind the reader that an author is present. »365
L’aspect classique de la narration est remis en cause ; c’est bien l’incohérence qui règne
et les interprétations que peuvent en déduire les lecteurs ne sont pas uniques. La
364
Le terme « dominant » vient de Roman Jakobson et représente le composant principal d’une œuvre
d’art.
365
McHale 10.
171
thématique de la fracture, du non-sens est prégnante et la notion de déconstruction
surgit de manière lancinante.
Le terme « déconstruction » est lui-même indissociable du philosophe français,
Jacques Derrida 366 et de la notion de logocentrisme.
« ‘Logocentrism’ is the term Derrida uses to cover that form of rationalism
that presupposes a ‘presence’ behind language and text -a ‘presence’ such as
an idea, an intention, a truth, a meaning or a reference for which language
acts as a subservient and convenient vehicle of expression. »367
Cette tradition linguistique et philosophique occidentale voit une vérité, un sens dans
l’expression du langage. Le concept de déconstruction rompt avec cette forme de
rationalisme et avec la signification traditionnelle des récits puisque la notion de sens
univoque est remise en cause :
La ‘rationalité’ … qui commande l’écriture ainsi élargie et radicalisée …
inaugure la destruction, non pas la démolition mais la dé-sédimentation, la
dé-construction de toutes les significations qui ont leur source dans celle de
logos 368 en particulier la signification de vérité. 369
Il n’y a plus une vérité unique et universelle. La parole est comme toute écriture
soumise à l’instabilité et au glissement du sens. Le texte existe en corrélation avec
d’autres textes tissant une toile inextricable brouillant totalement leur signification :
For literary criticism the implications of deconstruction and of Derrida’s
work in general, are profound. Literary studies have traditionally been
concerned with the interpretation of texts, with revealing the ‘meaning’
behind the text (be that meaning the author’s intention of the ‘truth’ of the
human condition). Deconstructionist logic disrupts that interpretive mode. If
the meaning of the text is unstable, undecidable, then the project of literary
interpretation is compromised; interpretation is doomed to endlessly repeat
366
Jacques Derrida, De la grammatologie.
367
Philip Rice, and Patricia Waugh 182.
368
« Nous appellerons le logocentrisme: métaphysique de l’écriture phonétique (par exemple de
l’alphabet.) » Derrida (1967: 11). Dans le logos, le lien à la phonè n’a pas été rompu.
369
Derrida 21.
172
the interpretative act, never able to reach that final explanation and
understanding of the text. 370
Le challenge interpretatif est ainsi constant dans les œuvres postmodernes. Le procédé
de lecture lui-même est soumis à la subversion, à la visualisation d’une spirale
infernale.
Les discours perdent leur fondement et c’est le manque d’unité et de totalité qui
prédomine. Pour Lyotard, le postmodernisme marque la fin de la crédulité à l’égard des
métarécits de la Modernité. Les métarécits correspondent aux schémas narratifs
totalisants et globaux qui visent à expliquer l'intégralité de l'histoire humaine et de la
connaissance. Les progrès scientifiques, l’informatisation de la société ont décrédibilisé
ces métarécits, le savoir étant devenu une simple « marchandise informationnelle. »
(Lyotard 12). Le postmodernisme équivaut à la remise en cause des valeurs établies et
la thématique de transgression qui y émerge en arrière-plan nous rapproche des
mouvements romantiques et gothiques. 371
Steven Connor montre la conscience totale des artistes postmodernes face à leurs
actes :
Modernism has shocked sensibilities and assaulted senses with sex, speed,
noise, and nonsense. Postmodernist artists have carried on relentlessly
shocking and assaulting and provoking, as they had done for nearly a
century, but they added to their repertoire the kinds of defensive attack
represented by postmodernist theory. Modernist work was shock requiring
later analysis. …. Postmodernist work attempts to draw experience and
meaning, shock, and analysis into synchrony. Being modernist always meant
not quite realizing that you were so. Being postmodernist always involved
the awareness that you were so. 372
370
Philip Rice, and Patricia Waugh 183.
371
« From its beginning, post-modernism has always been more than a cartographic entreprise ; it has
also been a project, an effort of renewal and transformation. The questions raised by postmodernism
were always questions of value. » Connor (2004: 5).
372
Connor 9-10.
173
Le postmodernisme veut tout à la fois choquer et faire réagir. Il allie le présent et le
passé ce qui explique la notion de réécriture au cœur du mouvement. Ces récits ne sont
pas seulement réécrits mais remis au goût du jour et perçus sous un angle critique. Ce
n’est pas uniquement un retour en continu du passé car il y a distanciation avec celui-ci.
Ainsi, allier le gothique au postmodernisme double le challenge interprétatif et la
dimension transgressive. Le gothique anglais et le postmodernisme riment tous deux
avec excès. Associer ces deux mouvements nous place dans le domaine du double
excès. C’est le paradigme de l’emphase, de l’exagération, du sur-dévoilement. Ces
thématiques s’appliquent également au néo-gothique. Pourtant, c’est bien le terme
« postmoderne » que nous choisissons d’appliquer à nos auteurs car, comme nous
l’avons précisé dans notre introduction, le préfixe ‘post’ souligne la quête constante de
trangression et de transcendance des auteurs. De par les éléments choquants qui
parsèment leurs œuvres, King, Straub et Palahniuk poussent les lecteurs à une réflexion
de tous les instants et le désordre qu’ils créent semble avoir une signification. Associer
gothique et postmodernisme indique que nos auteurs font leur la tradition gothique en la
remettant au goût du jour. Ils ajoutent au paradigme de l’exagération une dimension
kitsch. On pourrait aller jusqu’à dire que le Gothique postmoderne est du sur-gothique ;
un mouvement où l’excès de trop abolit toute signification stable thématique et
langagière.
Nous pouvons déjà dire que l’absence de sens recherchée par les auteurs peut faire
écho au style minimaliste de Palahniuk. S’il n’y a plus de sens, il n’y a plus de mots ; il
y a une sur-absence langagière. L’association du Gothique et du postmodernisme nous
fait osciller entre la sur-présence et la sur-absence. Allier Gothique et postmoderne
signifie combiner des valeurs du passé avec une déconstruction et une transmutation
des règles établies. Notre travail est de démontrer comment King, Straub et Palahniuk
174
façonnent à partir d’un moule donné une nouvelle création en remettant en cause toutes
les attentes des lecteurs. Une analyse en miroir des lieux et des personnages dans nos
trois récits nous permettra d’appuyer notre choix de l’étiquette « postmoderne » pour
nos auteurs en gardant à l’esprit l’imprégnation des œuvres par le sentiment
d’abjection.
c. King, Straub et Palahniuk : des écrivains gothiques postmodernes
Tony Magistrale, un des auteurs critiques les plus renommés sur l’œuvre de King,
parle ainsi de son auteur de prédilection : « his art is the very embodiment of a
postmodernist aesthetic. » 373 Il indique que King a fait du postmodernisme un art. Nous
devons nous demander dans quelle mesure les récits choisis allient les caractéristiques
gothiques et postmodernes. Nous nous concentrerons ici sur deux éléments simples
mais vitaux dans les thèmes narratifs: les personnages et les lieux. Notre dernière souspartie présentant une analyse détaillée des personnages comme auxiliaires du sentiment
d’abjection, nous choisissons de donner dans ce qui suit une vision d’ensemble du
processus de caractérisation afin de faire nos premiers pas sur la scène offerte par les
auteurs.
c1. Des personnages postmodernes
Nous placer dans la lignée du gothique postmoderne éclaire le titre de notre thèse et
la notion d’abjection en est un moteur. Notre analyse des personnages dans cette partie
doit être considérée comme un travail de défrichage pour une réflexion plus poussée qui
373
Magistrale, Stephen King, The Second Decade, Danse Macabre to the Dark Half x.
175
suivra dans la troisième sous-partie. La lutte entre l’héroïne innocente et le personnage
du « villain » n’a pas lieu dans nos récits. Nous retrouvons, il est vrai, dans Thinner,
Shadowland et Lullaby la violence comportementale et parfois physique de
personnages en rébellion avec la société environnante. Dans le récit kingien, cette
violence est à la fois refoulée et exprimée. Billy Halleck contient d’abord les sentiments
violents ressentis à l’égard de son épouse mais finit par les laisser apparaître au grand
jour. Ces sentiments à l’égard du gitan Lemke mêlent une violente colère et une
extrême froideur. Lemke est lui véhicule d’une violence physique particulière. Il n’a
nul besoin de montrer une supériorité physique; la violence et la destruction physique
passe par une simple caresse.
Dans Shadowland, le thème de la violence s’applique particulièrement au maître de
ce royaume de l’ombre, Coleman Collins. Il présente toutes les caractéristiques d’un
personnage soumis à une passion extrême. Il utilise uniquement la magie pour contrôler
son entourage, il exploite la naïveté des plus faibles en faisant miroiter à Del et à Tom
un avenir de grand magicien. Il ne connaît ni le remords, ni le pardon ; il tue la femme
qu’il aime ou les parents de Del. Dans Lullaby, le narrateur, Carl Streator, est confronté
à la violence de ses sentiments (liés à la mort de sa femme et de son enfant) à chaque
fois qu’il construit une maison miniature et l’écrase violemment avec le pied. La
berceuse permet une violence physique à distance mais la violence est bien réelle
puisqu’elle donne la mort. Les personnages dépeints par nos auteurs sont aussi dévorés
par une passion destructrice. Dans Thinner, c’est l’amour démesuré de Billy pour sa
fille qui le conduit, au moment où il est enfin délivré de la malédiction gitane, à prendre
une part de tarte pour sombrer avec elle dans une mort affreuse et inéluctable. Dans
Shadowland, c’est le désir immodéré de pouvoir qui conduit Cole à manipuler et tuer
176
son entourage. Dans Lullaby, c’est le désir irrépressible d’utiliser la berceuse qui cause
la descente en enfer de Carl.
Ce tourbillon de violence fait écho au Romantisme et au Gothique anglais.
Cependant, si les personnages gothiques sont traditionnellement très codifiés, le
personnage du « villain » est loin d’être clairement défini dans nos trois récits. Dans
Lullaby, Carl et Helen tentent de retrouver Mona et Oyster pour empêcher un usage
malsain du grimoire, élément utilisé de manière récurrente dans le domaine de la magie.
Si Mona et Oyster font office de méchants, la propension au meurtre de Carl et d’Helen
les classe eux également dans la catégorie des êtres monstrueux. Le mythe du scélérat
est remis au goût du jour et teinté d’ambiguïté, démultiplié par Palahniuk qui abolit la
frontière entre le bien et le mal. C’est bien sur cette dimension trouble que jouent les
auteurs pour briser notre vision commune du personnage abject. Les auteurs brouillent
nos repères en nous montrant la figure ambivalente et protéiforme du « villain. »
Dans Thinner, Billy est prêt à tout sacrifier pour sa fille mais condamne à mort par
avance son épouse. Dans Shadowland, la trahison de Tom vis-à-vis de Del laisse un
sentiment de malaise chez le lecteur. De même l’héroïne traditionnellement innocente
des récits gothiques n’est pas l’angle d’approche choisie par nos trois écrivains. Rose
représente l’altérité, Gina la tentation et Helen la force manipulatrice. Les héroïnes sont
à la fois protectrices et tentatrices. King, Straub et Palahniuk accentuent la différence
d’âge entre la femme diabolique et sa victime. Mona pourrait être la fille de Carl tout
comme la bohémienne pour Billy. De même, Cole a une relation ambigüe avec Rose
qui n’est qu’une adolescente. Les personnages secondaires -des personnages
traditionnellement sans consistance « flat character »- jouent un rôle crucial et
soulignent le caractère amoral des protagonistes. Le périple de Billy est vide de sens
sans le gitan. La quête de Carl n’a pas lieu d’être sans Oyster et Mona et la
177
confrontation entre Tom et Cole est inévitable pour l’accès à la maturité du
protagoniste.
Nous verrons dans la troisième sous-partie que les personnages engendrent d’abord
de l’abjection par leur physique. Nos auteurs ne pratiquent aucunement l’art de
l’évitement et se placent dans la lignée de Lovecraft en faisant un usage répétitif du
processus descriptif pour donner plus de poids à l’horreur des évènements présentés.
Denis Mellier parle de « monstration » « excessive et hyperréaliste. » 374 C’est ce qu’il
nomme « une poétique de l’explicite. » (Mellier 35). Pour Roger Bozzetto, le monstre
lovecraftien « se différencie des monstres du fantastique classique, qui tirent leur
efficacité de ces procédures d’évitement que leur propose le texte, et dont les meilleurs
exemples se trouvent sans doute chez Henry James. » 375 La description du personnage
de Shoggoth tirée de « At the Mountains of Madness » par exemple nous montre l’art
de Lovecraft:
A shapeless congeries of protoplasmic bubbles, faintly self-luminous, and
with myriad of temporary eyes forming and unforming as pustules of
greenish light all over the tunnel-filling front that bore down upon us. 376
Le sentiment d’horreur ressenti par le lecteur face à une description aussi précise du fait
monstrueux est immédiat et nous rappelle par exemple le procédé descriptif excessif
utilisé par King lors de la description du visage du policier Duncan Hopley. Les auteurs
cherchent à choquer et à faire réagir le lecteur.
Stephen King pratique, dans la lignée de Lovecraft, une description hyperbolique de
la monstruosité :
374
Denis Mellier, La littérature fantastique (Paris : Seuil, 2000) 5.
375
Roger Bozzetto, Territoire des fantastiques 176.
376
H.P. Lovecraft, The Call of Cthulhu and Other Weird Tale (London : Vintage, 2011) 484.
178
Lovecraft se différencie par l’écriture qui, à grands renforts d’adjectifs et
d’adverbes, pose -par ce que Jean Fabre qualifiait de ‘style gras’- une
présence pesante que Denis Mellier dans sa thèse caractérise comme du
‘fantastique par excès.’ 377
Le gothique postmoderne semble mêler horreur et grotesque en considérant que ce
dernier élément réfère à des éléments hostiles, monstrueux, aliénants, échappant à tout
contrôle. Par exemple, le premier rêve 378 de Billy au chapitre 7 montre une ville entière
touchée par la malédiction gitane ; celle-ci a transformé les habitants en squelettes
vivants. Deux femmes d’une maigreur alarmante apparaissent dans le rêve:
Their faces were all cheekbones and bulging brows stretching parchment
-shiny skin; the necklines of their dresses slipped from jutting skin-wrapped
collarbones and deep shoulder hollows in a hideous parody of seduction. (64)
L’aspect cadavérique des femmes accroît le sentiment de malaise chez le lecteur. Le
champ lexical osseux est lié au champ lexical de l’excès : « all/ bulging/ stretching/
shiny/ jutting/ deep/ hideous. » Les personnages féminins kingiens sont perçus comme
des mortes vivantes et l’utilisation du mot parchemin met l’accent sur leur ruine
physique. Cependant, la notion de séduction mortuaire -qui nous ramène elle-même au
thème vampirique- est poussée ici au grotesque : « a hideous parody of seduction. »
C’est la séduction de l’objet abject. Le rire qui caractérise le grotesque rabelaisien ne
semble pas s’appliquer ici car la vision que nous donne King n’engendre que de
l’abjection.
377
Bozzetto 176. (Denis Mellier, La terreur fantastique et l’écriture de l’excès: Théorie et pratique du
récit terrifiant, Thèse, 1994 (Paris : Paris III, 1995).)
378
L’importance même accordée aux rêves dans Thinner et également dans Shadowland montre
l’influence du Romantisme sur nos auteurs.
179
L’érection de ces mortes-vivantes rappelle les personnages de « mortes
amoureuses » décrits par Bernard Terramorsi 379 pour qualifier les héroïnes de
Théophile Gautier, Omphale, Clarimonde et Arria :
‘mortes amoureuses’ : le syntagme signifie une érection des mortes, au sens
où l’on parle de l’érection d’une statue. L’érection des mortes réveille
l’angoisse de la mort, l’angoisse de castration de héros qui assistent
finalement sans bouger à la rechute de ces mortes, de ces érections. 380
Les deux femmes squelettiques effraient Billy car elles représentent effectivement la
mort. L’abondance d’éléments descriptifs est cependant en elle-même problématique.
L’auteur ne nous donne pas la description précise de leurs visages, de leurs tailles ou de
leurs expressions. L’apparente surenchère descriptive laisse en fait de nombreux
champs d’ouverture à l’imagination. Cela nous amène à dire que King oscille entre
monstration et évitement de l’élément abject ; c’est également le cas pour Palahniuk
qui, lorsqu’il décrit le fils d’Helen à l’hôpital ou lorsque le corps de Patrick est projeté
au sol par Oyster causant son démembrement, nous livre une description corporelle
insoutenable. Cependant, nous n’avons pas de description précise des traits de Patrick
et le flou prédomine.
Le sentiment d’horreur ressenti par le lecteur dans le récit kingien face à la
description des deux femmes se retrouve lorsque Billy rêve de Linda toujours vivante
se faisant manger par Lemke métamorphosé en corbeau. Le personnage est ainsi décrit:
Billy’s daughter leaned against a lampost, nothing but a bunch of jointed
sticks in her purple and white cheerleader’s outfit. It was impossible to tell if
she were really dead like the others or only comatose…It ripped out a great
swatch of her hair with its rotting beak. Bloody strands of scalp still clung to
the ends, as clumps of earth cling to the roots of a plant which has been
roughly pulled out of the ground. And she was not dead. (215)
379
Théophile Gautier, Les mortes amoureuses : Nouvelles (Arles: Actes sud, 1996).
380
Gautier 121.
180
L’accent mis sur le champ lexical de la mort et de la pourriture, l’horrible, le goût du
sang fait écho au Romantisme noir et au Gothique et le thème de la fragmentation
visible ici fait écho à la déconstruction postmoderne. Aucun détail précis n’est donné
du visage de Linda. La description laisse finalement là encore beaucoup de place à
l’imagination malgré l’emphase mise sur le macabre et le cannibalisme. Comme nous
l’avons dit précédemment, l’association du gothique et du postmodernisme nous fait
osciller entre la sur-présence et la sur-absence. Nous sommes à la fois confrontés à
l’excès d’éléments abjects et à un vide dans la description.
Après que Billy ait récupéré la tarte avec le gitan, il découvre la main de Ginelli
dans la voiture –on est là dans le réalisme terrifiant– et comprend avec horreur que son
ami est mort. King ne nous donne à voir que la main de Ginelli mais il n’est fait nulle
part mention de sang ou d’adjectifs morbides. Cela n’ôte en rien l’horreur de la
situation pour le lecteur. Le sentiment d’abjection peut être créé par l’élément le plus
ordinaire. On ne saura qu’au chapitre 26 que le corps de Ginelli a été retrouvé dans un
appartement avec le mot « pig » écrit sur le front. King est à nouveau dans le cas de la
mort de Ginelli, entre la monstration et l’évitement ; ces descriptions savamment dosées
amènent le lecteur à faire l’expérience d’une palette de sentiments et contribue à une
vision particulière des personnages.
Si l’on considère la définition du fantastique de Denis Mellier, on peut considérer
que nos auteurs partagent un héritage fantastique : « le fantastique repose sur une
économie paticulière entre excès et retenue, entre explicite et implicite. »381 Cependant,
si « le fantastique est toujours une intrusion brutale, une déchirure, un scandale, »382
l’objet de l’abjection s’insinue de manière insidieuse dans le quotidien, provient du
381
Mellier, La litérature fantastique 5.
382
Mellier, La litérature fantastique 11.
181
quotidien lui même et imprègne à l’infini la vie des personnages. Les conventions sont
sans cesse retravaillées par nos auteurs. L’ambiguïté entre le réel et l’imaginaire, force
motrice dans le fantastique laisse la place chez nos auteurs au jeu de la répulsion et de
l’attraction.
Le thème de l’irrationnel commun au Romantisme, Gothique et au fantastique est
prégnant dans nos trois récits : la malédiction gitane dans Thinner n’a aucune
explication rationnelle. Il en va de même pour le pouvoir mortifère de la berceuse dans
Lullaby ou pour les pouvoirs de Tom dans Shadowland. Les auteurs mêlent des
éléments passés mais les remettent au goût du jour ; l’horreur se fait plus insidieuse,
plus psychologique. La présence de cette dimension psychologique était déjà visible
dans les œuvres gothiques anglaises puisque les côtés les plus sombres de la
personnalité humaine étaient explorés. Dans The Castle of Otranto, par exemple, la
description labyrinthique de la partie souterraine du château menant au monastère
apparaît de manière récurrente:
the lower part of the castle was hollowed into several intricate cloisters …
An awful silence reigned throughout those subterraneous regions, except
now and then some blasts of wind that shook the doors she had passed, and
which grating on the rusty hinges were echoed through that long labyrinth of
darkness. 383
Les adjectifs « intricate » et « subterraneous » font écho à l’esprit déviant et pervers de
Manfred souhaitant épouser la femme, promise originellement à son fils. La description
du château lors de la fuite d’Isabella se mêle à l’exploration des sentiments de la jeune
fille à l’annonce que lui fait Manfred de vouloir l’épouser pour assurer sa descendance:
« -Heavens ! cried Isabella, waking from her delusion, what do i hear ! You, my lord!
383
Peter Fairclough, Three gothic novels. Walpole the Castle of Otranto; Beckford vathek; M S
Frankestein (Harmondsworth : Penguin Books, 1983) 61.
182
You ! My father in law! … She shrieked, and started from him. » (Fairclough 59).
L’accent est mis sur l’immoralité et la terreur engendrée par Manfred:
That lady, whose resolution had given way to terror the moment she had
quitted Manfred, continued her flight to the bottom of the principal staircase.
There she stopped, not knowing whither to direct her steps, nor how to
escape from the impetuosity of the prince. … Should she, as her heart
prompted her, go and prepare Hippolita for the cruel destiny that awaited her,
she did not doubt but Manfred would seek her there, and that his violence
would incite him to double the injury he meditated, without leaving room for
them to avoid the impetuosity of his passions. 384
L’auteur nous donne accès aux turpitudes du personnage. La menace sexuelle est bien
perçue et accroît le sentiment de terreur ressenti. Les trois auteurs étudiés mettent aussi
en avant la dimension psychologique qui permet l’identification avec les héros. La
perversité des personnages est cependant poussée sans tabou jusqu’à la nausée.
Les auteurs allient description physique et psychologique. La description physique
de Carl dans le récit de Palahniuk par exemple n’est pas aussi précise que celle d’Helen
et cet évitement descriptif semble faire écho à la perte des repères et au vide affectif
vécu par le protagoniste. La description que donne Helen de Carl est une suite de
détails qui laisse néanmoins le lecteur dans le flou quant aux traits faciaux du
personnage : « ‘brown sport coat,’ she says, ‘brown slacks, white shirt.’ She frowns and
winces, ‘and a blue tie.’ … Middle-aged. Five-ten, maybe one hundred seventy pounds.
Caucasian. Brown, green. » (27-28) Cette accumulation d’éléments factuels rend le
narrateur parfaitement quelconque et va de pair avec le sentiment de déshumanisation
véhiculé par l’auteur à travers le récit. L’accumulation de détails ne donne
paradoxalement pas une image unifiée mais fragmentaire qui souligne l’errance
identitaire du protagoniste. La thématique de la fragmentation peut faire écho à la
déconstruction postmoderne.
384
Fairclough 60-61.
183
Palahniuk mêle le thème de la fragmentation avec la présence du sang qui existait
déjà dans les récits gothiques anglais par exemple lorsque Carl retrouve Helen à
l’hôpital à la fin du récit. Cependant l’auteur pousse la perversité au grotesque ; en
effet, Oyster ayant pris possession du corps d’Helen lui a fait avaler ses bijoux ainsi que
du produit pour nettoyer les canalisations : « blood spills out of her mouth. … Her teeth
are shattered, bloody gaps, and pits show inside her mouth. … She swallows blood and
shattered diamonds and teeth. » (250-51) Cette association du sang, de dents et de
diamants est inattendue puisqu’elle allie l’humain et l’inanimé. Ironiquement, celle qui
se complaît dans le luxe meurt littéralement en avalant ses bijoux, rendant sa mort
grotesque. On prend ce dernier dans sa tonalité sombre et inquiétante.
Les personnages de « villain » présentés par les auteurs n’ont plus les contours aussi
précis que dans les œuvres gothiques anglaises. La thématique de l’ambivalence est
mise en exergue et nos auteurs oscillent entre monstration et évitement. Cette stratégie
laisse un vaste champ libre à l’interprétation et à l’imagination. Il en va de même pour
les lieux choisis par King, Straub et Palahniuk qui allient tradition gothique et
innovation.
c2. Un locus postmoderne
Associer le lieu à la notion de postmodernisme soulève différentes interrogations :
on peut se demander comment les lieux choisis dans le gothique anglais sont soumis à
la notion de déconstruction avancée par Derrida. Nous devons montrer en quoi ceux-ci
sont ambivalents. Arrêtons nous d’abord dans notre périple aux lieux décrits par Straub
dans Shadowland. L’école Carson est décrite comme un endroit sombre, effrayant dès
sa première évocation: « Carson was a boys’ school, old-fashioned and quirky and
184
sometimes so stern it could turn your bowels to ice water. » (24) Le lecteur est
immédiatement plongé dans une atmosphère pesante, lugubre, mortifère qui fait écho
au château ou au monastère gothique anglais. Cette citation nous place déjà sur deux
pôles : les adjectifs « old-fashioned, stern » ou l’expression « turn your bowels into
ice » font écho à la tradition gothique ainsi qu’à la basse température qui y règne.
Néanmoins, l’adjectif « quirky » montre déjà la volonté de sortir des sentiers battus ; le
château gothique est remplacé par une école, une institution familière à tout individu, ce
qui accroît le malaise des lecteurs.
Le terme « gothique » lui même est utilisé par l’auteur:
The school was chiefly situated in an old Gothic mansion on the top of a hill,
to which had been added a modern wing-steel beams and big plates of glass.
The old section of the school somehow shrank the modern addition,
subsumed it into itself, and all of it looked cold and haunting. (25)
L’école est bien isolée en haut d’une colline ; la thématique de la hauteur, de la
verticalité est visible. L’opposition entre le passé et la modernité est soulignée mais
cette dichotomie n’est qu’apparence. Les parties obsolètes et modernes sont construites
côte à côte et le bâtiment du passé semble engloutir la partie moderne ajoutée. L’école
déconstruit la demeure gothique avec l’ajout de verre et d’acier. Les verbes « shrank »,
« subsumed », nous ramènent au domaine de l’excès ; la réduction de la partie moderne
est exagérée et l’ensemble donne une impression de flou. Ce mélange même de passé et
de présent déconstruit le lieu traditionnel du gothique anglais et nous inscrit dans le
gothique postmoderne. Le lecteur est frappé par le côté disparate du bâtiment qui est de
mauvais goût. La présence des couloirs et des escaliers rappelle les récits gothiques
anglais mais Straub va plus loin en incluant des éléments comme des radiateurs, des
murs lambrissés. L’aspect kitsch de la description du lieu est proprement postmoderne.
185
L’école allie beauté et dangerosité, attraction et répulsion: « beautiful slippery
wooden floors. » « Some of the rooms were jewel-box tiny, with mullioned windows,
panelled walls, and ugly radiators that gave off little heat. » (25) Le mot « jewel »
contraste dans un oxymore avec l’adjectif « ugly. » De plus, les radiateurs
n’accomplissent pas correctement leur fonction. On insiste sur leur esthétique laide plus
que sur leur utilité. La description inattendue par le lecteur des radiateurs contribue à
l’effet déstabilisant du postmodernisme. L’alliance des contraires semble être une
caractéristique du gothique postmoderne. La description du manoir lui même nous
rappelle l’hôtel Overlook dans l’œuvre incontournable de King, The Shining, 385 où le
mélange de modernité et de décrépitude prévaut également. La destruction de l’école
par le feu est une vision moderne de l’enfer et nous rappelle une autre œuvre de King,
Carrie, dans laquelle une adolescente met le feu à son école pour se venger de ceux qui
se sont moqués d’elle.
Les échos visibles entre les différentes œuvres des auteurs sont là pour nous rappeler
les jeux de miroir entre le gothique anglais et postmoderne ainsi que la résurgence ad
infinitum du passé. Straub nous offre une vision postmoderne de l’enfer. Il fait
référence au pandémonium de Milton: « already the doors were a pandemonium. » (42)
La vision traditionnelle de l’enfer liée au feu est gardée mais associée à un lieu
moderne, un auditorium: « when the doors were cleared, we saw that the flames were
leaping within six or seven feet of the auditorium-the outside looked like a solid world
of fire. » (142-43) Le monde n’a plus d’existence propre ; il est réduit à des flammes
mais le paradoxe est encore à l’œuvre. Un élément éphémère, le feu, se change en
quelque chose de solide. Le feu, étant également un symbole de purification, semble ici
385
Le personnage de Bud Copeland rappelle celui du cuisinier protecteur du petit Dany dans le récit de
King.
186
mettre fin aux éléments macabres régnant à Carson. L’adjectif « dark » revient
d’ailleurs tel un leitmotiv à travers le récit et permet à l’auteur d’installer une
atmosphère pesante ; il est utilisé 75 fois en comptant les déclinaisons du type « darker,
darkness, darkening, darkened, darkly. »
L’école représente la peur de l’inconnu ; l’opposition est clairement perçue entre le
monde souterrain obscur et le monde « d’en haut » lorsque les élèves font la queue pour
récupérer leurs papiers d’inscription : Mrs Olinger monte vers la lumière alors que les
élèves qui attendent en bas des escaliers restent dans l’obscurité. La structure verticale
prédomine comme dans le gothique anglais mais l’image de ce va-et-vient constant
entre les ténèbres et la lumière est inscrite dans le cadre d’une école : « without this
light, the library was oddly tenebrous. » (31) L’étrange et le ténébreux ne font qu’un.
Le narrateur met en avant le fait que l’école soit un organisme vivant dans un
processus de personnification qui est non sans rappeler la maison Usher de Poe: « then I
again had that sense of a secret life running through the school, beating away out of
sight, humming like an engine. » (135) Une fois de plus, l’auteur inclut un élément
inattendu en comparant l’école à un moteur. Broome annonce de manière métonymique
que l’école est malade: « Something ill was growing at the school’s heart, and
flattening on us all. » (106) Tout comme la maison Usher se nourrit de l’âme de
Roderick et Madeline, Carson est un vampire moderne, abritant le nouveau maître des
ténèbres, Broome. L’école inclut les éléments architecturaux modernes comme elle
absorbe l’identité des élèves. Le but de Carson est d’atteindre une uniformisation des
pensées et des actes de ses pensionnaires. Thorpe indique que l’école est prioritaire au
détriment de l’individualité des étudiants.
Straub s’inspire donc du gothique anglais et y ajoute des éléments modernes : Laker
Broome représente le personnage du villain mais il n’est pas seul puisqu’il partage ce
187
rôle avec Skeleton et Cole et une école remplace le château traditionnel. Dans Le livre
et l’image de Françoise Dupeyron-Lafay, 386 Maurice Lévy montre que l’élément du
château fait la jonction entre le roman gothique anglais et le nouveau roman noir :
Demeures évidemment gothiques de style, elles n’ont pas moins de tours et
de créneaux que celles de vignettes d’antan. … L’un de ces attributs majeurs
est la Tour, qui n’est pas là pour figurer un simple élément architectural,
mais illustre l’action, en servant de prison à l’héroïne et donne souvent son
titre au récit. 387
Dans Shadowland, l’école remplace bien le château gothique et se change en prison
pour les élèves. La thématique du confinement est mise en lumière et est à la fois
physique et psychologique. Elle s’allie à l’aspect labyrinthique du lieu.
La thématique gothique du labyrinthe est elle-même revisitée :
Parts of the original building- the headmaster’s office, the library, the
corridors and staircases- resembled the Garrick Club. Old wood polished
and gleaming, oak bookshelves and handrails, beautiful slippery wooden
floors. (25)
Cette citation révèle plusieurs éléments : l’état poli et net des lieux rappelle l’aspect
lustré de la demeure de Cole au moment où le nouveau roi des chats est prêt à être
nommé. L’auteur montre aussi que Carson semble être sans fin. Le chemin qui mène au
bureau de Broome immerge bien le lecteur dans un dédale de couloirs :
not a true antechamber, it was formed by the end of the black corridor
housing the school offices, from which Mrs Olinger had first appeared. At
that end, a curved wooden arch created the illusion that we were in a room.
(34)
386
Françoise Dupeyron-Lafay, Le livre et l'image dans la littérature fantastique et les œuvres de sciencefiction (Aix-en-Provence: Publications de l'université de Provence, 2003).
387
Lévy, « Images du nouveau roman noir, » Le livre et l’image 156.
188
La thématique du labyrinthe nous lie au mythe grec du minotaure et de Thésée.388
Ce qui nous intéresse ici est l’épreuve initiatique que représente pour Thésée
l’affrontement du minotaure dans ce lieu.
Le labyrinthe était dans le roman gothique la construction architecturale qui
représentait l’idée de perte et d’impasse … Le labyrinthe, synonyme de
quête, est la voie que l’on doit emprunter pour découvrir le secret, mais où
tout devient possible. 389
Carson cache effectivement un terrible secret : Laker Broome est le double de Cole et
Carson semble être le miroir de Shadowland. Le mythe de Thésée est un voyage vers la
mort, un sacrifice et une renaissance. On verra dans la deuxième partie de cette thèse
que le périple de Tom dans le récit peut s’apparenter à une quête identitaire qui
l’amènera à la découverte de lui-même. King inclut, lui, un réel labyrinthe dans le
chapitre intitulé « Mohonk. »
Halleck finally gave in and agreed to climb the Labyrinth Trail with his wife.
Mohonk’s grounds were laced with hiking trails, rated from easy to
extremely difficult. Labyrinth was rated ‘moderate,’ and on their honymoon
he and Heidi had climbed it twice. … He remembered worming through one
of the narrow, cavelike passages in the rock, and whispering ominously to
his new wife, ‘Do you feel the ground shaking?’ when they were in the
narrowest part. » (26)
Le labyrinthe n’ouvre pas ici la porte de la renaissance ; il est lié à la peur de
l’étouffement, de la claustration. Les termes « worming through/ narrow/ cavelike/
passages » le montrent bien. Le monstre que Billy doit affronter dans ce lieu clos est
lui-même et est représenté par sa surcharge pondérale qui pourrait l’y emprisonner.
388
Le Minotaure était un monstre avec le corps d’un homme et la tête d’un taureau, fils de Pasiphaé,
l’épouse de Minos et d’un taureau envoyé par Poséidon. Minos demande à Dédale de faire élever un
labyrinthe « composé d’un tel enchevêtrement de salles et de couloirs qu’il était impossible à tout autre
qu’à Dédale d’y retrouver son chemin. C’est là qu’il enferma le monstre. Et chaque année … il lui
donnait en pâture sept jeunes gens et sept jeunes filles. » Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie
grecque et romaine (1951: 299). Thésée tue le monstre et grâce à l’aide d’Ariane et au peloton de fil
qu’elle lui donne parvient à sortir du labyrinthe.
389
Falco 58-59.
189
La chambre de Steve est, elle, décorée par des éléments morbides : « the room was a
palimpest of screaming infants, wrecked jeeps, bloated dead in Kapok jackets … Mossy
monsters from horror comics embraced starlets with death’s heads. » (46) La touche
kitsch postmoderne est à nouveau visible ; les monstres sont associés à des jeeps ou à
des vestes Kapok. Steve annihile l’innocence des enfants en les mêlant au sang et à la
mort. La thématique de l’excès affecte la dimension descriptive:
rifle barrels, many blood-streaked corpses, a baby hoisted aloft on a spear.
These gradually faded into an area dominated by automobile and household
appliances and women’s photographs from which he had removed the faces.
In their place he had glued animals’ masks, foxes’ and apes’. (72)
Steve mêle des éléments horribles à la société de consommation, les corps humains aux
animaux. Straub oscille lui aussi entre monstration et évitement. Il met l’accent sur le
sang et la pourriture « blood-streaked corpses » mais cette description laisse le flou
quant à l’apparence précise des cadavres ; si une accumulation de détails macabres est
donnée concernant la chambre de Steve, le lecteur peut toujours laisser libre cours à son
imagination. On ne nous donne pas de détails sur l’apparence des animaux ou sur les
femmes dont il a ôté le visage. Les images mortuaires s’accumulent mais les champs
lexicaux de la mort et de la fragmentation se teintent de grotesque (pris dans le sens de
la présentation d’éléments monstrueux, aliénants) à travers cette association de
l’humain, l’animal et des objets quotidiens.
La perte d’identité et le processus de déshumanisation sont à son comble puisque
Steve remplace les visages humains par des têtes d’animaux. Il crée ainsi des êtres
hybrides, ce qu’il deviendra ironiquement lui-même lorsqu’emprisonné dans le
collectionneur ; il sera en effet mi-homme, mi-monstre. Le collectionneur lui même et
le lieu choisi pour son apparition -une salle de bains- s’éloigne des conventions du
Gothique anglais. Le monstre n’apparaît plus dans un labyrinthe ou un lieu sombre
190
mais dans un locus lié à la société de consommation et apparaît ironiquement lorsqu’on
met en route la lumière. Dans le récit gothique postmoderne, le monstre n’apparaît plus
dans l’obscurité mais se révèle au grand jour: « the face, with distorted rubbery lips and
dead skin, the very face of greed, of acquisitiveness sucked down into pure hunger,
looked at him with his own eyes. » (179) Une fois encore, cette description imagée
n’apporte pas une représentation précise du collectionneur pour le lecteur. L’auteur
décrit les lèvres et l’aspect de la peau de cette créature mais le lecteur doit imaginer
l’aspect d’un visage transformé par la convoitise et la faim. Tout comme King, Straub
mêle donc des éléments descriptifs précis à des éléments plus abstraits. Il allie
également tradition et modernité dans la description de Shadowland.
L’auteur construit tout au long du récit une atmosphère où la tension est palpable
et la découverte de la demeure de Cole isolée au cœur d’une forêt accroît le suspense.
La nature dans Shadowland est perçue de manière ambigüe à l’image de la personnalité
trouble du propriétaire. Fidèle à la vision de la forêt comme lieu traditionnel des rites
sataniques, Straub fait pratiquer à Cole de la magie noire dans son antre maléfique.
Nous mentionnons ici que la forêt est également liée à l’initiation :
La forêt est le lieu de rencontres magiques avec des animaux dangereux ou
des êtres mystérieux –elle est notamment la demeure des loups- qui
engagent une épreuve physique avec l’homme, épreuve dont celui-ci sortira
vainqueur et initié ou perdant et mortifié … Dans tous les cas, la forêt est un
terrain éprouvant, un lieu de transition vers un autre état. 390
Shadowland ouvre les portes d’une dimension inconnue : la demeure se situe au bout
d’une intersection, communément considérée comme le lieu de communication avec
l’au delà. Shadowland est un lieu où les références spatiales et temporelles n’existent
390
Catherine Pont-Humbert, Dictionnaire des symboles, des rites et des croyances (Paris: Hachette,
2003) 219.
191
plus et où les morts reviennent à la vie. Les personnages sont à un carrefour de leur vie
et sont hésitants quant à l’issue qu’ils doivent choisir.
Nous passons de la forêt et de l’intersection qui nous mènent à Shadowland à la
demeure elle même. La maison allie, comme l’école, modernité et tradition:
It looked like a Victorian summer house which had been added on to by
generations of owners: a three-storey frame building with gables and corbels
and pointed windows, flanked by more modern wings. (175-76)
La demeure de Cole rappelle une sorte de patchwork ; des éléments ont été rajoutés au
fil des années. La mention des pignons rappelle la maison aux sept pignons
d’Hawthorne d’autant plus que les deux maisons dissimulent le fardeau du passé. Les
fenêtres pointues rappellent l’architecture gothique. Cette demeure apparaît comme le
double de l’école Carson, comme cela se confirme par son aspect imposant et le
nombre important de bougies allumées pour accueillir Tom et Del. L’escalier –motif
gothique- qui renvoie à l’image des profondeurs et du souterrain est utilisé par Straub à
la fois dans l’école et dans Shadowland.
Shadowland est immense et dissimule des lieux secrets. Ainsi la pièce interdite par
Cole est l’antre des frères Grimm et on comprendra plus tard qu’ils arrivent dans la
pièce grâce à un tunnel qui mène vers l’extérieur, contribuant à l’aspect labyrinthique
de la propriété de Cole. Tout comme l’école, la maison est décrite comme un organisme
vivant: « the big house, …, seemed vacated ; waiting. If he dropped a match and burned
the carpet, would the carpet instanstly restore itself? It felt like that -alive. » (326)
Shadowland est hanté par les fantômes du passé ; ce poids du passé qui accable les
protagonistes était déjà présent dans le récit gothique. Mais chez Straub, ce sont les
fantômes du cinéma hollywoodien : Humphrey Bogart, Marilyn Monroe qui
contribuent au côté kitsch du lieu. Même le personnage d’Elena à qui Tom remet la
lettre pour sa mère semble être un personnage fantomatique, appartenant aux
192
pénombres de la maison. Le sombre tunnel dans lequel Rose conduit les deux amis est
l’antre des fantômes de Nick et Philly tués par Cole dans les années 1920.
King et Palahniuk ne reprennent pas le motif du château mais font de la ville leur
terrain de jeu. Dans le cas de King et de Palahniuk, les villes visitées pendant la quête
de leurs personnages changent les Etats-Unis en un labyrinthe géant. Le labyrinthe
mythique crétois cache en son sein le Minotaure : Billy rencontre au cœur du dédale le
gitan alors que Carl est face à Oyster. La figure du monstre n’est plus animale mais
bien humaine. Le Gothique postmoderne transpose bien l’horreur dans notre quotidien :
King, au hasard d’un feu rouge, d’une rue, fait surgir les terreurs ancestrales
et les peurs devant des mythes sans âge qu’il déniche dans le quotidien. Il est
vrai qu’il n’y a pas pire, puisque c’est dans ce quotidien que nous vivons. 391
Cette intrusion de l’objet abject dans l’ordinaire horrifie et fascine à la fois les
individus.
Dans Lullaby, les propriétés vendues par Helen abritant des revenants, nous placent
dans la veine gothique. Cependant le fait que ceux ci ne créent aucune peur chez elle et
qu’ils deviennent son fond de commerce constitue une complète réécriture de cet
artifice gothique. La description des formes vues dans la propriété nous lie au domaine
de la monstruosité hollywoodienne : « a wadded-up face of wrinkles, the eyes
hollowed-out dark holes. » (2) Le sang prévaut dans ces apparitions surnaturelles
cauchemardesques : « blood running down the kitchen walls. » (3) Les apparats du
gothique anglais se retrouvent mais se mêlent aux éléments des films d’horreur
modernes. Les lieux et les personnages sont hantés par le poids du passé ; dans Lullaby,
les apparitions ne cessent de hanter les lieux où les évènements tragiques se sont
déroulés : « reoccuring phantom gunshots of a double homicide that happened over a
391
Hemsen 24.
193
decade ago. » (3) Palahniuk transpose la figure classique du fantôme humain dans un
élément matériel, des tirs de pistolet.
La gothicité postmoderne des œuvres étudiées est criante dans une simple ébauche
des personnages et de l’espace. Les auteurs ont bien fait leur des éléments précis du
gothique anglais et les ont transposé aux spécificités américaines en insufflant dans les
moindres recoins des récits le thème de l’abjection.
Une mise en perspective des mouvements littéraires passés nous a montré que le
Gothique, le Romantisme et le Romantisme noir sont intrinsèquement liés et sont
porteurs de thèmes qui continuent à hanter les littératures contemporaines. Le
mouvement gothique originairement architectural puis littéraire est initialement anglais
et a des codes précis. L’évolution du mouvement a vu la naissance du néo-gothique
communément lié au Gothique postmoderne. Le Gothique postmoderne est loin d’être
une simple déviance du Gothique anglais et nous avons tenté de donner des éléments
afin de les différencier et justifier notre choix d’utiliser pour nos auteurs cette dernière
appellation. Les trois récits choisis se situent dans la veine du Gothique postmoderne
comme on l’a vu lors de la brève analyse des personnages et des lieux. Nous allons à
présent plus loin dans notre analyse en traitant plus longuement du rôle des personnages
pour comprendre comment est véhiculée à travers eux la notion qui est au cœur de notre
thèse, l’abjection.
194
PARTIE 3. LES FIGURES DE L’ABJECTION
La thématique de l’abjection passe dans l’art de la caractérisation des personnages
masculins et féminins. Ils jouent un rôle central dans la construction d’un récit :
« comme il ne saurait exister de roman sans actions, il ne peut y avoir d’action sans
personnage car qu’est ce qu’une action sinon un être qui agit ? Sans personnage, pas de
langage, pas de passions, pas de temporalité, pas de vraisemblance. Pas de roman. »392
La vraisemblance 393 des personnages dépeints par nos auteurs se décline à la fois au
niveau physique et psychologique dans les trois récits. La déviance morale est
clairement exprimée et la dimension incestueuse émerge non plus insidieuse comme
dans la littérature gothique anglaise mais avec vivacité. L’inceste met en avant la
dimension sexuelle qui nous lie, elle, au thème du vampirisme. Ce thème qui fait le lien
entre le Romantisme noir et le Gothique anglais est remis au goût du jour par les
auteurs qui le revisitent. La thématique de l’abjection se dissimule à chaque recoin,
insidieuse, lancinante comme nous révèle une analyse plus appuyée des personnages.
A] Les figures de l’abjection dans Thinner
Contrairement aux titres éponymes des romans tels que Christine (1983), Cujo
(1981), Jessie (1992) ou Dolores Clairbone (1993), des titres comme Bag of Bones
(1998) ou Dreamcatcher (2001) titillent la curiosité du lecteur et l’amènent à un
continuel questionnement. Si le titre Thinner indique que l’on sera confronté au
392
Michel Erman, Poétique du personnage de roman (Paris: Ellipses, 2006) 10.
393
La vraisemblance tient au fait que les personnages soient conformes à une représentation du réel
partagée par le lecteur. « Le lecteur reconnaît donc à un ‘être de papier’ une existence comme s’il était un
être vivant –et c’est dans ce ‘comme si’ que réside sans nul doute le plaisir de la fiction– à la condition
qu’il suscite un effet de présence, lequel se manifeste de façon expressive dans différents signes
anthropomorphiques : les descriptions physiques ou morales. » Erman (2006: 18).
195
problème de la perte de poids, nul ne peut imaginer le déroulement prévu par l’auteur ni
le dénouement défiant toutes nos attentes. King offre de nombreuses variations de
l’informe et du laid à travers le portrait de ses personnages. La déviance –terme que
nous allons définir par la suite– est à la fois physique et morale. La transformation
subie par Billy, Rossington et Hopley est générée par le gitan Taduz Lemke et leur
métamorphose ne peut faire naître chez le lecteur qu’un sentiment de répulsion. La
déviance physique et morale affecte également les personnages féminins même si ceuxci sont moins nombreux. Sur l’échiquier de la monstruosité, nous choisissons pour cette
raison quantitative d’avancer d’abord le pion du personnage masculin.
a. L’abjection au masculin
Une définition plus précise du terme « déviance » est nécessaire afin d’éclairer le
lien entre l’abjection et ce dernier. Pour déclarer qu’un être est déviant, il faut d’abord
définir la transgression qui représente une infraction :
Toute collectivité humaine se perpétue en faisant respecter un certain ordre
de valeurs par l’ensemble de ses membres, et des normes de conduite
viennent préciser les manières de faire et de penser que ces valeurs imposent.
La transgression qui appelle la sanction procède donc de la non-application
de l’une de ces normes. 394
Billy est condamné à mourir pour la faute qu’il a commise. La sociologie considère le
fait de commettre une infraction comme une déviance et Albert Ogien dans Sociologie
de la déviance insiste sur le caractère indissociable de la conformité et de la déviance :
« la définition du crime que propose le droit est, essentiellement, pratique : elle sert à
qualifier une conduite délictueuse en regard d’une norme objective afin d’organiser le
394
Albert Ogien, Sociologie de la déviance (Paris: Armand Colin, 1999) 6.
196
déroulement de la procédure chargée de la corriger. » (Ogien 9). L’accident provoqué
par Billy et ses conséquences dramatiques dévient bien de la norme et méritent une
procédure correctionnelle. « Dans la théorie de la désignation, un individu ne devient
un déviant que lorsque son infraction est officiellement reconnue comme telle, c’est-àdire lorsque la commission d’un acte fait l’objet d’une sanction répressive. » (Ogien
118). Toute déviance va à l’encontre de normes. Billy est moralement coupable de la
mort de la gitane mais dans son cas, la justice blanche elle-même est déviante car elle
n’applique aucune sanction à son égard. La faute commise par le protagoniste n’est pas
reconnue légalement et n’est donc pas réprimée.
Dans son ouvrage Outsiders, Howard S. Becker qualifie de déviants « les
comportements qui transgressent des normes acceptées par tel groupe social ou par telle
institution. »395 Si Outsiders traite en particulier de la consommation de marijuana et
des musiciens de jazz, la définition nous offre un éclairage intéressant. Les personnages
présentés par les trois auteurs sont à proprement parler des « outsiders. » Ce terme
désigne en effet « un individu étranger au groupe » ou « le transgresseur peut estimer
que ses juges sont étrangers à son univers. » (Becker 28). Dans Thinner, les gitans sont
rejetés par la communauté blanche et Lemke n’a pas de considération pour leur justice,
ce qui explique qu’il applique sa propre justice. Billy, le juge et le policier sont rejetés
par leurs pairs. Dans Shadowland, Cole s’exclue lui-même de la société tout comme
c’est le cas de Carl dans Lullaby. On revient à la transgression de la norme établie par
la collectivité. La transgression est acceptée d’un commun accord.
Les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la
transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains
individus et en les étiquetant comme des déviants. De ce point de vue, la
395
Howard Saul Becker, Outsiders: Etudes de sociologie de la déviance, Trad. J.-P. Briand et J.-M.
Chapoulie (Paris: A.-M. Métailié, 1985) 9.
197
déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais
plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de
sanctions à un ‘transgresseur.’ 396
Billy fait clairement figure de transgresseur pour les gitans dans le récit kingien et est
considéré comme transgresseur par ses pairs de par sa maigreur squelettique. L’usage
maléfique que fait Cole de la magie le fait apparaître comme un transgresseur. Dans
Lullaby, les figures du transgresseur semblent plus nombreuses. Le fait que Carl, Helen
et Nash utilisent la berceuse pour donner la mort gratuitement les éloignent de la
norme et les rendent abjects aux yeux du lecteur ; de même l’usage quasi commercial
qu’en font Nash et Mona les inscrit dans le paradigme de la déviance.
King nous décrit des personnages déviants mais cette déviance contribue
paradoxalement à l’effet de réel véhiculé par le récit et permet aux lecteurs de se sentir
proche des personnages. L’auteur met l’accent sur la déviance physique et morale de
Billy Halleck. Il souligne la monstruosité physique du juge Cary Rossington et du
policier Duncan Hopley qui sont punis pour leur traitement sans considération des
gitans. Le destin de ces différents personnages est lié à Taduz Lemke dont
l’appartenance même au monde des gitans éveille des interrogations chez le lecteur.
a1. La monstruosité protéiforme de Billy
L’adjectif « protéiforme » n’est pas choisi de manière anodine :
Il ne saurait y avoir une définition unique et précise du monstre, puisqu’il est
par nature en dehors de toute taxinomie, en dehors de tout répertoire, si ce
n’est le répertoire du monstre qui réunit des formes aussi étranges que
variées et dans lequel il serait vain de chercher un paradigme. … Il est du
domaine de l’insaisissable : nul ne sait où il se produira, quand il se produira,
396
Becker 32-33.
198
ni comment et pourquoi (au double sens de causalité et de finalité) il se
produira. 397
Insérer la figure du monstre dans le monde quotidien et lui attribuer une multitude de
formes lui donne alors plus de force et entre dans le cadre de la négation d’une vérité
unique prôné par le postmodernisme. Dans le cas de Billy, l’obésité puis la maigreur
sont les marques de sa difformité. Billy peut être considéré comme un monstre dès le
début de l’œuvre en raison de son obésité extrême : « he had to crane forward slightly
to read the numbers on the scale. Well… actually, … he had to crane forward quite a
lot. He was a big man. » (6) Billy a tendance à minimaliser son surpoids mais l’usage
des pointillés montre à la fois qu’il a conscience de son problème mais qu’il choisit
d’occulter la réalité. Le thème de la corpulence physique est au cœur du roman et
l’obésité y est présentée comme l’un des fléaux de la société américaine, une société
qui transforme ses habitants en êtres difformes, à l’image du virus qui contamine
l’Amérique et tue la population dans The Stand (1978).
La manière dont Billy se gave de nourriture malsaine pour le petit-déjeuner crée un
sentiment de répulsion chez le lecteur : « [Heidi] put breakfast in front of him : a
steaming mound of scrambled eggs, an English muffin with raisins, five strips of crispcountry-style bacon. » (7) Cette accumulation de nourriture et l’utilisation du mot
« mound » donne un aspect gargantuesque au protagoniste. La société apparaît comme
un monstre engraissant à outrance ses enfants au travers de nourritures malsaines
comme les Big Macs achetés par Billy au MacDonald’s ou les gâteaux comme les
muffins. Billy n’a jamais réussi à perdre du poids car il est un mangeur compulsif :
« Billy ate it without being aware he was doing so. » (13) Il mange machinalement
comme s’il n‘avait plus de contrôle sur son propre corps.
397
Desvois 67.
199
Sa voracité nous rappelle le héros de Tournier, Abel Tiffauges, dans Le roi des
aulnes :
La volupté gloutonne avec laquelle j’enfonçai mes dents dans la mucosité
glauque, salée, iodée, d’une fraîcheur d’embrun de ces petits corps qui
s’abandonnent mous et amorphes à la possession orale dès qu’on les a
détachés de leur habitacle nacré, fut l’une des révélations de ma vocation
ogresse. 398
La description de ce personnage de Tournier –que nous analyserons plus en détails dans
la partie consacrée aux contes de fées– nous lie ici au domaine de l’horreur ; l’accent
mis sur le goût, les corps nous lie au cannibalisme et engendre un sentiment d’abjection
chez le lecteur. Il est lié au stade oral. Freud place le stade oral dans le développement
de l’organisation sexuelle des individus, plus précisément dans la phase prégénitale de
cette organisation. La phase prégénitale inclut le stade oral, anal et phallique. 399
Une première organisation sexuelle prégénitale est celle que nous appelons
orale, ou, si vous voulez, cannibale. L’activité sexuelle, dans cette phase
n’est pas séparée de l’ingestion des aliments ; … les deux activités ont le
même objet et le but sexuel est constitué par l’incorporation de l’objet. 400
Le plaisir sexuel est lié à l’excitation de la cavité buccale et des lèvres par
l’alimentation. Billy semble prendre autant de plaisir à manger qu’à faire l’amour à son
épouse. Il éprouve du plaisir à ingérer la nourriture. Le plaisir ressenti par Abel
Tiffauges est à mettre en parallèle avec le plaisir de manger de Billy ; les deux
398
Michel Tournier, Le roi des aulnes (Paris: Gallimard, 1975) 111.
399
La phase prégénitale est suivie du stade génital proprement dit. Celui-ci correspond à un intérêt
marqué par tout ce qui touche à la zone génitale.
400
Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité (Paris: Gallimard, 1962) 95. « Une première
organisation sexuelle prégénitale de cette sorte est l’organisation orale ou, si l’on veut cannibalique.
L’activité sexuelle n’y est pas encore séparée de l’ingestion de nourriture, les opposés ne sont pas encore
différenciés en elles. L’objet de l’une de ces activités est aussi celui de l’autre, le but sexuel consiste en
l’incorporation de l’objet. … Une deuxième phase prégénitale est celle de l’organisation sadique-anale.
Ici, la relation d’opposition qui parcourt la vie sexuelle est déjà développée ; elle ne peut cependant pas
encore être désignée des termes masculins et féminins, mais doit l’être des termes actif et passif. … ce
qui prend valeur d’organe à but sexuel passif, c’est avant tout la muqueuse intestinale érogène. »
Sigmund Freud, Œuvres complètes : Psychanalyse, 1901-1905, vol. 6 (2006: 134-35).
200
personnages n’ont pas effectué la progression naturelle qui voit le passage du stade oral
au stade anal dans l’évolution libidinale naturelle de tout individu. On peut même dire
qu’ils subissent une régression au stade oral.
Ainsi Billy se caractérise par sa voracité et dans son cas la norme physique est
faussée dès le début du récit puisque la normalité prend la forme de l’obésité. La
malédiction lancée à l’aide d’un mot unique « thinner » inverse la distorsion normative
et l’obésité fait place à la maigreur. Billy se transforme en squelette vivant et constate
sa déchéance physique comme un effet miroir à la fois à travers les yeux de son
entourage et d’inconnus. La perception de l’objet abject passe par le regard
d’autrui. L’expression « squelette humain »401 -qui est non sans rappeler le personnage
de Steve dans Shadowland- est choisie à bon escient et est elle-même paradoxale, car
elle unit les images de mort et de vie, deux termes antinomiques.
Il devient aux yeux d’autrui un phénomène de foire, intriguant et repoussant:
« Halleck opened the door… and was greeted for the first time with the unpleasant
realization of how circus freaks must feel. » (159) Il rappelle ces autres monstruosités
inclassables mentionnées dans Danse Macabre: « what about the other carny freaks?
Are they classifiable as monstrosities? Dwarfs? Misgets? The bearded lady? The fat
lady? The human skeleton? »402 Le dénouement choisi par King pour Thinner fait
entrer Billy dans la dernière catégorie. Il n’est plus conforme à la norme et parce qu’il
n’est plus similaire à ses semblables, il est considéré comme monstrueux. Heidi le voit
comme un monstre effrayant: « the bogey-daddy was coming home! Don’t run
screaming, dear, it’s only the Thin Man. » (133) Il devient un monstre légendaire
terrifiant les enfants. Le protagoniste se change en squelette vivant:
401
L’expression originale est : « Human Skelton. » (160)
402
King, Danse Macabre 49.
201
Every rib stood out clearly … his cheekbones bulged. His sternum was a
congested knot, his belly a hollow, his pelvis a gruesome hinged wishbone.
His legs were much as he remembered them, long and still quite well
muscled, the bones still buried -he had never put on much weight there
anyway. But above the waist, he really was turning into a carny freak -the
Human Skelton. (160)
La thématique du corps déjà présente dans le récit gothique anglais et sur laquelle nous
reviendrons dans la deuxième partie de notre travail est ici explorée jusqu’à son plus
simple constituant, l’os. Cet excès dans la maigreur réduit presque le personnage à la
mort. La métamorphose en squelette est presque complète et ses habits ne peuvent plus
cacher le caractère rebutant de sa maigreur. Il n’engendre qu’un sentiment de répulsion
car il met les individus en présence de la mort.
La progression dans l’abjection va crescendo à l’image des sentiments du
protagoniste. Une distorsion de l’image corporelle s’installe. Billy ne peut plus accepter
son enveloppe charnelle, il nie sa propre image et rejette la vision de ce corps qu’il ne
reconnaît plus comme le sien. La maigreur excessive est aussi bien une figure de
l’abjection que le surpoids. La transformation monstrueuse de Billy est visible par
autrui mais également par lui-même : « he looked in the mirror and saw Ginelli holding
a grotesque sideshow freak in flapping clothes. » (276) Il est à la fois monstrueux et
grotesque. Ne se reconnaissant plus physiquement, notre héros n’est plus qu’un
épouvantail, l’ombre de lui-même. Son ombre met d’ailleurs en évidence le caractère
régressif de sa maigreur: « when he looked to his left he saw his own shadow, as
scrawny as a child’s stick figure. » (177) Il n’est qu’une marionnette dans les mains de
Lemke qui le fait revenir au stade de l’enfance. L’abjection ne se résume pas qu’au
domaine physique car le phénomène de déviance touche aussi une dimension plus
psychologique.
202
La monstruosité morale paraît plus détestable que la difformité physique car elle ne
se révèle pas immédiatement aux yeux d’autrui. Billy écrase involontairement la fille de
Lemke, Susanna, et se montre outrageusement insensible face à cette mort. Il continue à
manger goulûment comme si rien ne s’était passé: « not hurting my appetite any; he
said, and that was certainly true. Angst or no angst, he had laid waste to the scrambled
eggs and of the bacon there was now no sign. » (9) Il est ironique de penser que la
nourriture et la perte de poids seront la cause de sa déchéance lorsque l’on pense à la
gloutonnerie du personnage. La distance prise par le protagoniste avec l’accident est à
mettre en parallèle avec son indifférence qui se construit de manière croissante envers
Heidi. La colère le ronge et effrite peu à peu le vernis de sa prétendue civilité. Il tient
Heidi pour responsable de l’accident qui a causé la mort de la gitane: « all of this could
be traced directly back to Heidi … it had been her fault, all of it. » (78) Il ne respecte
plus sa femme et sa colère fait de lui un être odieux aux yeux des lecteurs : « you stupid
bitch ! Here you are married to the Incredible Shrinking Man. » (133) Cette violence
verbale à l’égard de son épouse accentue son aspect abject alors que son association à
l’hollywoodien homme qui rétrécit souligne son aspect grotesque. On prend ce dernier
dans le sens d’étrange, d’incompréhensible, de ce qui échappe à tout contrôle.
La colère de Billy rappelle celle du magicien Cole lorsque celui-ci découvre Speckle
John avec la femme qu’il aime, Rosa Forte, en pleins ébats amoureux. Dans le cas de
Cole, sa vengeance ira jusqu’à faire ordonner le meurtre de Rosa par les Baladins et
réduire Speckle John à l’état de majordome. Dans le cas de Billy, cela le décidera en
rentrant à Fairview à ne plus cacher son intention de sacrifier Heidi : « going to sleep ?
No -impossible -Impossible for anyone to fall asleep during the commission of
murder. » (314) L’usage des italiques ferait référence aux pensées abjectes de Billy qui
ne sont plus refoulées. Billy pousse la monstruosité morale à son comble en donnant à
203
sa femme une part de tarte maléfique et pense même en offrir au docteur Houston. La
haine destructrice de Billy en fait un être abject et une autre étape est franchie lorsqu’on
se penche sur sa relation avec sa fille, Linda.
La relation père-fille et son amour immodéré pour celle-ci suscitent des
interrogations. En effet, des remarques récurrentes semblent indiquer que Billy éprouve
du désir pour sa fille. Cette relation tiendrait alors à son niveau en tout cas du domaine
de l’inceste. Le phénomène incestueux est avant tout un traumatisme infligé par un
parent. Il est « le seul interdit accepté par toutes les cultures de l’humanité. »403
L’inceste inspire « une répulsion naturelle, innée »404 et ne peut, s’il concerne Billy,
que le classer dans la catégorie des monstres moraux. La perception qu’a Billy de sa
fille nous laisse songeurs car Linda est décrite portant un ruban sexy dans ses cheveux :
« Linda, his fourteen-year-old was just going out the door in a flirt of skirt and a flip of
her ponytail, tied this morning with a sexy velvet ribbon. » (6) Le processus de
déplacement 405 est ici mis en lumière : un adjectif est utilisé pour qualifier un élément
avec lequel il n’a aucun lien. Un ruban ne peut pas être sexy ; l’adjectif est lié à Linda
mais cette association est refoulée par le protagoniste et l’adjectif est déplacé pour être
associé au ruban. Le processus de déplacement normalement appliqué aux rêves dans la
théorie freudienne est ici utilisé pour des éléments bien réels.
L’attirance de Billy pour sa fille est une pulsion sublimée : « toute pulsion est dite
sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle
403
Vincent Laupies, Les quatre dimensions de l’inceste : Compréhension factuelle, psychique,
systémique et éthique (Paris: Editions de l’Harmattan , 2000) 9.
404
Daniel Baruch, Au commencement était l’inceste : Petit essai d’ethnologie littéraire (Cadeihan :
Editions Zulma, 2002) 10.
405
Il est défini comme « le fait que l’accent, l’intérêt, l’intensité d’une représentation est susceptible de
se détacher d’elle pour passer à d’autres représentations originellement peu intenses, reliées à la première
par une chaîne associative » Jean Laplanche, et J-B Pontalis 2007: 117).
204
vise des effets socialement valorisés. » (Jean Laplanche, et J-B Pontalis 465). Ainsi, la
marche qu’effectuent Billy et Linda pour régler le malaise de celle-ci sur les on-dit à
l’école paraît de prime abord tout à fait innocente. Néanmoins, elle est empreinte
d’éléments troublants et peut être un élément de substitution pour le désir du père pour
sa fille. Billy insiste sur les vêtements de Linda ainsi que sur ses jambes: « her long legs
had now grown so long and coltish that the leg bands of her yellow cotton panties
showed. » (10) Il semble être obsédé par le physique avantageux de sa fille qui devient
une très belle femme. L’esprit d’un père s’arrêtant à la culotte de sa fille suscite de
véritables interrogations. L’attirance de Billy pour sa fille va à l’encontre de toute loi
humaine et ne peut qu’être sujette au refoulement, cette opération par laquelle « le sujet
cherche à repousser ou à maintenir dans l’inconscient des représentations liées à une
pulsion. » (Jean Laplanche, et J-B Pontalis 392). Le phénomène incestueux tient de
l’abjection car il nous confronte aux instincts les plus bestiaux de l’homme. Il va à
l’encontre des règles et restrictions sociales établies.
Même le désir de Billy pour la bohémienne est lié au désir pour sa fille. Lorsqu’il
parle à Linda, il repense à Gina en l’associant au sexe : « how would she move ? » (52)
Un lien s’établit entre son désir pour Gina et celui qu’il semble avoir pour sa fille. Un
processus de transfert existerait entre Linda et Gina. L’inceste étant contre nature, Billy
chosit de déplacer son désir et de fantasmer sur Gina. La vision qu’a Billy de Linda est
profondément malsaine et nous rappelle l’univers gothique des origines « où courent les
vers de la corruption et l’abomination d’une sexualité agressive, macabre et
incestueuse. » 406 Chez King, l’inceste est à peine voilé. Le thème de l’abjection
406
Lévy, Le roman « gothique » anglais vi. The Monk de Lewis montre non seulement un inceste entre
Anbrosio et Antonia mais également un parricide quand Ambrosio tue sa mère, Elvira.
205
s’applique donc bien à Billy et ce thème établit un lien entre le monstre et son créateur
car tous les deux sont des êtres haïssables à la fois physiquement et moralement.
a2. Le charismatique Taduz Lemke
S’il n’est pas le protagoniste principal de l’œuvre, Taduz Lemke joue pourtant un
rôle primordial car il est à l’origine de la quête de Billy qui conduira ce dernier dans les
méandres de l’inconnu. Le choix fait par King d’utiliser la figure du gitan centenaire
nous éloigne du Gothique anglais qui met traditionnellement en scène pour le
personnage du « villain » des individus appartenant au domaine de l’aristocratie ou de
la religion. Le personnage du gitan n’y apparaît pas mais nous verrons qu’il est dans le
folkore lié à la dimension occulte. Lemke porte de manière évidente les marques de la
difformité physique liée à son âge très avancé. Il a plus d’une centaine d’années mais il
ne semble plus vieillir. Le sceau de l’abjection est apposé sur son nez : « the nose was a
wet and open horror, festering and terrible. » (163) L’accumulation des adjectifs met en
exergue le physique effroyable et en décomposition du gitan. Il est déshumanisé et il
n’inspire que la répulsion:
the Gypsy’s eaten nose and the scaly feel of that one finger sliding along his
cheek in the moment before he had reacted and jerked away -the way you
would jerk away from a spider or from a clittering buntle of beetles. (12)
Il est associé à des animaux mortifères, ce qui l’assimile à un guide psychopompe qui
assurerait -comme Charon- le passage entre le monde des morts et celui des vivants.
Cette interconnexion avec le monde de l’au-delà tient à la perception même des
Bohémiens dans l’univers occidental.
En effet, ces derniers sont traditionnellement associés à l’occulte et leur lien avec
l’art divinatoire et la magie crée l’effroi chez le commun des mortels : « la profession
206
est florissante ; elle est en principe l’apanage des femmes âgées. … La lecture des
lignes de la main, ou la divination par les cartes servent d’entrée en matière. » 407 Billy
confirme cette vision traditionnelle: « he’d heard Gypsies had the gift of prophecy. »
(6) Lemke confesse lui-même avoir des dons de voyance : « I got the sight a hundred
years » (201) et il sait très bien qu’Heidi et Billy se livraient à des jeux érotiques lors de
l’accident qui a tué sa fille. On leur attribue des pouvoirs maléfiques: « they used to
change you into a werewolf or send a demon to pull off your head in the middle of the
night. » (33) Ils sont liés dans l’idéologie collective à une dimension démoniaque.
Lemke ne transforme pas Billy en loup-garou mais en mort vivant si l’on considère sa
maigreur osseuse. Il semble dégager une aura quasi mystique qui inspire la crainte et le
protège des agressions extérieures. Les coups tirés par la Kalachnikov de Ginelli ne
l’effraient nullement : « I scared them, all right … But not the old man. » (253) Leur
lien avec la dimension occulte à la fois terrifie et intrigue la communauté blanche.
La difformité physique de Lemke s’allie à sa monstruosité morale ; il met de côté
tout sentiment de pitié pour venger sa fille. L’adjectif « twisted » dans la phrase « the
old Gypsy reaches out and caresses his cheek with one twisted finger » (5) peut être
transposé de manière métaphorique à la dimension psychologique de ce personnage qui
ne connaît pas la compassion. Jeteur de sort, il fait plusieurs victimes qui sont
condamnées à une mort atroce. Il peut décider, comme un Atropos masculin parodié, du
moment où il coupera le fil de la vie de Billy, non pas avec des ciseaux mais avec un
grotesque couteau de poche. Ce bohémien centenaire inquiète et fascine ; son statut
quasi mystique et son affiliation au royaume animal le rend monstrueux. Il prend même
une dimension vampirique.
407
Jules Bloch, Les tsiganes (Paris: Presses Universitaires de France, 1969) 90.
207
Le vampire a le secret de la vie éternelle tout comme Lemke ne semble plus vieillir.
Comme un vampire, il ôte peu à peu la vie à Billy en apposant sur lui le sceau de la
malédiction. Billy s’auto-consumme: « he watched himself continue to erode, » (80)
comme si le bohémien le faisait disparaître: « it was as if someone -the old gypsy with
the rotting nose, for instance- was using some crazy supernatural eraser on him,
rubbing him out pound by pound. » (81) La malédiction agit elle-même comme un
vampire mais est associée à un élément inattendu, une gomme, faisant écho à l’aspect
kitsch du postmoderne. King parsème son récit de détails incongrus. La malédiction est
vivante: « a curse was a living thing, something like a blind, irrationnal child that had
been inside him, feeding off him. Purpurfarade ansiktet. » (292) Lemke se nourrit de
l’énergie vitale de Billy. De plus, le vampire a une force inhumaine, or un fermier
rencontré à Wasburn met l’accent sur les qualités physiques exceptionnelles de Lemke
qui portait plus de bois que ses fils ne pouvaient transporter. Enfin, tout comme le
vampire a les capacités de se transformer en divers animaux, le gitan se transforme en
corbeau dans les rêves de Billy. Lemke est aussi comparé à une hyène: « you got an old
man with no nose who put a curse on my friend and then ran away in the night like a
hyena. » (275) Il est associé à des animaux charognards liés aux cadavres et à la
pourriture, or on peut considérer qu’il est lui-même en état de décomposition. Lemke
immerge Billy dans une dimension où la monstruosité est un leitmotiv et il entraîne
dans son sillage le juge Carry Rossington et le policier Duncan Hopley.
a3. Rossington et Hopley sous le joug de la malédiction gitane
C’est à travers l’épouse de Rossington, Leda, que le lecteur constate la lente
transformation du juge en alligator vivant. Le juge a été touché par le gitan à la sortie
208
du tribunal et les propos de Lemke à Cary restent sous silence, comme refoulés dans
l’inconscient de l’œuvre. Cela correspondrait à l’explication donnée par Todorov du
fantastique qui prend l’image au pied de la lettre : « Todorov fondait son idée du
fantastique moderne sur la prise au pied de la lettre d’une image, signalait par là que
l’image, ou la métaphore, prenait alors statut de pur signifiant. » 408 Puisque le juge ne
dit pas à son épouse ce que lui a dit le gitan, l’auteur garde sous silence ce que dit ce
dernier. On peut imaginer qu’il lui ait dit : « crocodile » puisque le juge se transforme
en être reptilien : « he’s turning into a fish or a reptile. » (90) Carry est puni pour avoir
rendu un simulacre de justice et avoir laissé Billy en liberté. Comme tous les êtres
inspirant un sentiment d’abjection, Cary crée le dégoût notamment chez sa femme:
« the right nipple was entirely gone, and a twisted ridge of this strange new flesh
reached around … like the grasping surfacing claw of some unthinkable monstrosity. »
(95) King met l’accent sur la lente métamorphose du juge en monstre.
La notion de transformation nous mène vers l’œuvre de Kafka, La métamorphose. 409
Le héros Kafkaien, Grégor Samsa, s’éveille un matin changé en énorme cancrelat, ce
qui fait écho aux personnages kingiens qui se transforment un à un en êtres monstrueux.
Dans la préface au récit de Kafka, Claude David précise que le thème de la
métamorphose existe depuis l’Antiquité et est lié au déguisement :
Le personnage est travesti, masqué, quelque fois, pour un temps limité, sous
un aspect qui fait oublier sa forme ancienne. Il arrive que ce déguisement lui
soit infligé comme une punition ou comme une vengeance des dieux. Mais
dans tous les cas, la métamorphose se superpose à la nature véritable, qu’on
n’oublie jamais tout à fait. 410
408
Roger Bozzetto, « une approche des textes produisant des effets de fantastique moderne, » Europe
611 (1980) : 10 septembre 2009 < http:// www.noosfere.org/Bozzetto/article.asp?numarticle=401.> .
409
Franz Kafka, La métamorphose (1915; Paris: Gallimard, 2000).
410
Kafka 7.
209
La notion de métamorphose fait ainsi appel à la dualité, à la double identité. Pour
Kafka, la métamorphose indique aussi « une vérité jusqu’alors méconnue, les
conventions disparaissent, les masques tombent. » (Kafka 7). La thématique de la
métamorphose permettrait de révéler la vraie personnalité des personnes. Cela se vérifie
dans le cas de Billy qui se change en meurtrier. Hopley et Rossington basculent dans la
folie.
Dans une analepse, Leda explique la transformation de son mari ; les plaques sont
apparues un jour après le départ des gitans de la ville : « the texture was rough, almost
pebbly, and surprisingly hard. Armored. » (92) King semble subvertir la légende du roi
Midas 411 car le juge n’est pas recouvert d’or mais d’écailles: « for the first time she
thought he was beginning to look … well, scaly. » (93) Il devient aussi une figure de
l’altérité et vit en reclus fuyant la présence d’autrui. Comme les autres personnages,
Cary traverse une phase de déni; il préfère l’option rationnelle du cancer et refuse de
croire en une quelconque malédiction: « Cary Rossington had apparently gone through
the same period of self-delusion followed by shattering self-awakening that Billy had
gone through himself. » (94) Néanmoins, dans le cas de Cary, la malédiction touche
non seulement l’enveloppe corporelle, mais affecte l’intérieur même du corps puisqu’il
est condamné à mourir desséché. La monstruosité grignote peu à peu l’humanité des
personnages et il est ironique que les représentants de la justice créent un sentiment de
répulsion alors qu’ils sont censés protéger, servir et inspirer la confiance de leurs
concitoyens.
411
Selon la légende, le vieux Silène, qui avait été le tuteur de Dionysos fut trouvé ivre par des paysans et
amené à Midas. Dionysos fut si content de retrouver Silène qu’il offrit à Midas de lui donner ce qu’il
désirerait : le roi demanda que tout ce qu’il toucherait fût changé en or. Midas fut d’abord ravi des
résultats, mais sa joie se transforma en horreur lorsqu’il se rendit compte que la nourriture et les boissons
étaient aussi transformées en or. Il finit par supplier le dieu de lui retirer son don, et reçut l’ordre de se
laver dans l’eau du Pactole. Cette légende apparaît de manière plus détaillée dans l’ouvrage de Grimal p.
296.
210
La troisième personne à être touchée par la malédiction est Duncan Hopley. Duncan
est puni car il a contribué à l’expulsion des Gitans et il n’a pas mené son enquête
efficacement sur la mort de la gitane. L’acné purulente et déformante qui affecte
Hopley nous rappelle le début des affections cutanées de l’homme éléphant, Joseph
Carey Merrick. 412 La peau du policier est déformée par l’acné et les lésions cutanées
font disparaître son visage. Son aspect monstrueux nous rappelle le démon Eurynome
dont le corps suinte de plaies purulentes. La métamorphose en monstre est irréversible.
Lorsque Duncan montre son visage en pleine lumière, la tension est à son comble,
rendant la description du personnage encore plus terrifiante :
Hopley’s skin was a harsh alien landscape. Malignant red pimples the size of
tea saucers grew out of his chin, his neck, his arms, the back of his hands.
Smaller eruptions rashed his cheeks and forehead; his nose was a plague
zone of blackheads. Yellowish pus oozed and flowed in weird channels
between bulging dunes of proud flesh. Blood trickled here and there. Coarse
black hairs, beard hairs, grew, in crazy helter -skelter tufts, and Halleck’s
horrified overburdened mind realized that shaving would have become
impossible some time ago in the face of such cataclysmic upheavals. And
from the center of it all, helplessly embedded in that trickling red landscape,
were Hopley’s staring eyes. (125-26)
La métamorphose d’Hopley est totale et crée l’horreur, le dégoût chez le lecteur. Le
seul signe restant d’humanité semble être ses yeux. La description du visage d’Hopley
met en lumière la notion de putréfaction avec l’usage de mots tels que « plague/ pus/
blood. » Le personnage est déshumanisé, le corps humain est en décomposition
bloquant toute confrontation au réel et cette description de l’excès mêlant l’horreur et le
grotesque –« the size of tea saucers »- entre bien dans le cadre du postmodernisme. Le
412
Nous faisons référence à l’ouvrage de Jean Goens, Loups-garous, vampires et autres monstres (Paris:
CNRS Editions, 1993). « L’Homme-Elephant est né le 5 août 1862 dans un quartier pauvre de Leicester.
… Il est parfaitement constitué à la naissance et ce n’est qu’à l’âge de deux ans qu’apparaît une enflure
de la lèvre inférieure qui va entreprendre la joue droite et provoquer une protubérance de la lèvre
supérieure, en ébauche de trompe. » (15) « Sur le plan clinique, Joseph Merrick présentait trois types de
lésions : des lésions cutanées bourgeonnantes, formant en certains endroits des masses volumineuses
déformant les tissus mous, … des masses pendantes formant de vastes poches cutanées … et des
protubérances osseuses déformant le crâne, le bras droit et les pieds. » (19)
211
lecteur n’a pas à imaginer l’apparence du visage de Duncan. Les adjectifs sont là pour
exhiber son aspect abject : « harsh, malignant, yellowish, weird, bulging, coarse. »
Pourtant cette accumulation d’adjectifs est aussi problématique et rend le
personnage encore plus énigmatique. Les adjectifs « weird, malignant, coarse » peuvent
ouvrir d’innombrables pistes à l’imagination. Dans une quasi métaphore paysagiste, la
couleur rouge prévaut ; on assiste à une explosion volcanique des boutons. Son visage
prend une dimension apocalyptique et sa maison devient l’antre de la pourriture et de
l’abjection: « he realized that Hopley’s little house had an unpleasant smell – low and
ripe, like slowly spoiling meat. » (116) Le processus de déshumanisation est total
puisqu’il est comparé à de la viande. La transformation en monstre le fait vivre, comme
Rossington, en reclus et le fait plonger dans la folie. Hopley se réjouit de la déchéance
physique de Billy. Il affirme que Billy mérite ce qui lui arrive : «‘you deserve it all,’
Hopley said with savage joviality. » (125) L’association de la sauvagerie à la joie
semble indiquer qu’Hopley a perdu une part de sa rationalité et ne fait que renforcer son
aspect monstrueux aux yeux des lecteurs. L’abjection affecte donc les personnages
masculins ; elle se décline sous différents aspects et se conjugue également au féminin.
b. L’abjection au féminin : l’ensorcelante Gina
Dans Thinner, le personnage principal féminin qui intrigue le lecteur est la petite
fille de Lemke, Gina, représentée avant tout comme une femme fatale. Ses prétendants
sont hypnotisés par cette beauté brune exceptionnelle qui, comme Méduse, envoûte ses
proies. Sa beauté cache, comme la fille de Rappacini dans la nouvelle d’Hawthorne, un
venin mortel. Même Ginelli tombe sous son charme: « he was not prepared for the
depth of her loveliness. » (268) Cette expression montre la dangerosité de sa beauté ;
212
ses yeux noirs et sa peau mate 413 en font une beauté diabolique. L’expression « beauté
diabolique » est en elle-même oxymoronique puisqu’attraction et répulsion fusionnent,
mettant en lumière la notion de paradoxe omniprésente dans le récit. Ses cheveux noirs
nous rappellent la chevelure des sorcières comme Circé. Celle-ci a transformé les
marins d’Ulysse en pourceau, de même Gina inscrit le mot « pig » avec le sang de
Ginelli sur son front.
King met en avant une image trouble de la femme ; celle-ci n’est porteuse d’aucune
difformité corporelle mais elle reste « l’incarnation du vice. Son premier vice tient bien
évidemment à la luxure, au sexe. … La femme vampirise par le sexe et la force virile de
l’homme, et de ce fait elle l’assassine. »414 La femme est liée à la sexualité et à la mort :
le désir d’Heidi pour Billy conduit par exemple à la mort de la gitane. La figure
emblématique de la Bohémienne, mangeuse d’hommes, est à mettre en parallèle avec
celle du vampire.
Montague Summers dans The Vampire in Europe définit ainsi la figure
vampirique traditionnelle :
‘a kind of spectral body which, according to a superstition existing among
the Slavic and other races on the Lower Danube, leaves the grave during the
night and maintains a semblance of life by sucking the warm blood of living
men and women while they are asleep. Dead wizards, werewolves, heretics,
and other outcasts become vampires, as do also the illegitimate offspring of
parents themselves illegitimate and anyone killed by a vampire.’ 415
Il n’y a pas de succion directe du sang dans nos récits mais nous retenons ici
l’appartenance au monde de la nuit et l’apparence factice de la vie. Ils se nourrissent de
la vie des individus.
413
La mention de l’adjectif « mate » fait écho au racisme subi par les gitans de la part des WASPs.
414
Daniel Servane, Maelle Levacher, et Hélène Prigent 198.
415
Montague Summers, The Vampire in Europe (Montana: Kessinger Publishing, 2003) 1.
213
Que le vampirisme occidental ne soit pas un emprunt direct au monde slave
est prouvé par son ancienneté. Attesté au moins dès la fin du XIIème siècle, il
était vraisemblablement connu bien avant et n’a sans doute jamais cessé de
se manifester depuis l’Antiquité comme une résurgence des striges ou des
lamiae. 416
Le mythe du vampire n’est donc pas nouveau et est un élément clé chez les
Romantiques fascinés par cet être qui transcende la mort en prenant littéralement la vie
de ses victimes.
L’introduction de Jean Marigny et de Roger Bozzetto à Vampires: Dracula et les
siens insiste sur le caractère mythique et ambigu de l’être vampirique qui a subi au fil
du temps des transformations. « Le vampire est l’étranger total. Au départ, il ne sait ni
qui il est, ni d’où il vient, ni où il nous mène. … A l’arrivée, on n’a guère progressé
dans la connaissance. Reste le trouble et l’émotion. Une fascination suspecte. » 417 Le
vampire allie les mots clés d’altérité, d’inconnu, de fascination. Il est lié à la peur de la
mort et au désir d’éternité.
Le vampire est, au XIXème siècle, représenté sous la figure d’un aristocrate,
continuateur de la veine gothique « où le rôle du méchant était dévolu à un noble,
habitant un château aux murailles crénelées et jouissant d’un pouvoir tyrannique. »
(Roger Bozzetto, et Jean Marigny 1) C’est le cas pour le comte Dracula dans l’œuvre
éponyme de Bram Stoker en 1897 ou la comtesse Carmilla dans la nouvelle de 1872 de
Sheridan Le Fanu. Le début du XXème siècle voit la venue de vampires appartenant aux
classes moyennes 418 comme dans « Mrs Amworth » (1923) d’E.F. Benson. La sexualité
du vampire évolue d’hétérosexuel à bisexuel, avec un penchant pour la pédophilie dans
Interview with the Vampire d’Ann Rice. Elle transposait déjà le vampire classique
416
Summers 227.
417
Roger Bozzetto, et Jean Marigny, Vampires : Dracula et les siens (Paris: Omnibus, 1997) 1.
418
L’appartenance à la classe moyenne abolit la distance entre le personnage et le lecteur.
214
représenté par le personnage de Bram Stocker dans San Francisco et donnait la parole
au vampire.
La figure vampirique, à la fois source d’attraction et de répulsion, est liée au thème
du sang 419 lui-même ambivalent dans son association à la souillure, au crime ou à la
purification, au sacré. 420 Le sang fascine et repousse, évoque la mort mais également la
vie car il contient la force active des êtres dont il est la sève.
Le vampire prend aussi des traits féminins. On note dans le cas de Sheridan le
Fanu l’ambivalence du personnage, la brune Carmilla. Dans l'Angleterre puritaine de
l'époque victorienne, l’auteur ose suggérer l'existence d'une relation homosexuelle entre
Carmilla et la blonde Laura. Rien n'est dévoilé, l'érotisme est sous-entendu. Elle est
présentée comme un avatar de la femme fatale, la « vamp » au cinéma. Cette image
correspond au personnage de Gina et son association avec l’assimilation occulte des
gitans accroît son côté maléfique et hypnotique.
Le personnage du vampire est vecteur de paradoxes, alliant attrait et répulsion ; il
fascine et effraie, inquiète et intrigue, qu’il soit incube ou succube. Cette définition
correspond bien à Gina dans Thinner. Gina nous ouvre les portes de la séduction
mortuaire et son apparente nature vampirique la rend abjecte. Elle ne se régénère pas
par le sang venant du sacrifice d’autres êtres humains, mais par l’attraction sexuelle
qu’elle engendre chez les hommes. Le pouvoir sensuel et mortifère de la gent féminine
est bien réel dans les œuvres choisies mais se drape d’un voile moderne. Les trois
419
Jean Paul Roux montre l’attrait du sang à travers l’exemple de la décapitation de Louis XVI sur la
place de la Révolution le 21 janvier 1793. « Et toujours la foule, tout venant ou élus, s’est pressée au
supplice, avide de voir mourir, plus avide encore de voir couler le sang. « Jean-Paul.Roux, Le sang :
Mythes, symboles et réalité (1988: 28).
420
« Intimement lié aux images de la mort et plus encore à celles de la vie qui, en définitive, triomphe
toujours, le sang a été considéré simultanément comme dangereux et bienfaisant, néfaste et faste, impur
et pur. S’il n’a pas cessé de repousser et d’attirer, c’est que, comme tout ce qui est sacré et plus encore, il
est essentiellement ambigu. » Roux (1988: 11).
215
auteurs choisis vont encore plus loin dans leur réécriture du mythe vampirique car nous
verrons tout au long de cette thèse que ce thème s’applique à la fois aux personnes, aux
objets ou aux lieux.
Les personnages sont donc bien des êtres vecteurs d’abjection dans Thinner mais
cette abjection est aussi source de fascination. Ce qui nous repousse nous intrigue aussi
et cela se vérifie pour les personnages de Peter Straub.
B] Les figures de l’abjection dans Shadowland
Le titre choisi par Peter Straub est révélateur du jeu constant entre le réel et l’irréel
omniprésent dans l’œuvre. La notion de duplicité, de facticité revient de manière
lancinante dans le royaume des ombres créé par l’oncle de Del Nightingale, Coleman
Collins. Ce dernier est lui-même un symbole de cette duplicité de par son changement
de nom et son statut de magicien. La magie est l’un des fils d’Ariane nous permettant,
comme pour le protagoniste Tom Flanagan, de trouver l’issue de cet univers
labyrinthique créé par le maître des illusions, Cole.
Comme dans l’œuvre kingienne, la notion d’abjection ne concerne pas uniquement
l’apparence physique des personnages mais touche de manière récurrente la dimension
psychologique de ces derniers. Il faut aller, comme Alice, au-delà du miroir pour
percevoir la véritable nature des êtres. Straub a su mettre en scène des personnages
odieux et hautement haïssables. La thématique de l’abjection affecte le directeur de
l’école Carson, Laker Broome, qui semble ne faire qu’un avec Cole. Elle concerne
également Steve Ridpath présent dans les deux parties de l’œuvre. Les complices de
Cole, les « Wandering Boys », sont loin d’être décrits tendrement par l’auteur et même
Tom dévie du rôle de héros lorsqu’il trahit notamment la confiance de son meilleur ami,
216
Del. L’abjection se conjugue aussi au féminin comme nous le verrons avec le
personnage de Rose. Braquons d’abord les projecteurs sur les personnages masculins
puisqu’ils prédominent dans le récit dont le point de vue est placé sous la houlette d’un
narrateur masculin.
a. L’abjection au masculin
Straub met en scène des personnages troubles, voire haïssables. De nombreux
personnages masculins créent de la répulsion chez le lecteur ; notre attention se portera
sur le directeur de l’école, l’oncle de Del, Steve Ridpath, les complices de Cole et Tom
Flanagan lui-même.
a1. Laker Broome et Coleman Collins : une dualité masquant une unité
A Carson, le personnage de Laker Broome est décrit comme un être sombre et
repoussant. De manière métonymique le directeur de l’école est associé à son bureau
associé à une dimension inquiétante et mystérieuse :
The headmaster’s office was at the bottom of the original manor, at the heart
of the old building … not a true antechamber; it was formed by the end of
the black corridor housing the school offices from which Mrs Olinger had
first appeared. (34)
Un parallèle s’établit entre le côté lugubre et ancient du bâtiment et l’image sombre de
Broome. De plus, l’utilisation du nom « heart » met en lumière l’aspect labyrinthique et
humain de l’école et lorsque l’on sait que le dédale crétois cache en son sein le
Minotaure, une connexion se fait immédiatement dans nos esprits entre le monstre
mythique et le directeur de l’école. La vision fragmentée de Broome s’accompagne du
processus cinématographique du gros plan ; on nous donne des indications sur son
217
manteau, ses mains, ses coudes, ses bras, ses lunettes. Il a une apparence aussi nette et
obsolète que son bureau: « I see now that he was perfect −the final detail in his whole
panelled, oriental-carpeted, book-filled office, the detail around which the delicate,
deliberate, old-fashioned good taste of the office cohered. » (35) Chaque élément est
minutieusement agencé et fait écho au caractère méticuleux du personnage.
L’aspect rebutant de Broome est mis en exergue par sa première description. Il est
décrit comme un être autoritaire et sans compassion semblant tirer du plaisir à terrifier
Bob Sherman afin de le punir d’avoir inscrit « finance » comme son sujet préféré.
Broome fait apparaître comme par magie un doberman et semble prêt à le lancer sur
Bob. La répulsion morale engendrée par Broome est accentuée par le fait qu’il soit
présenté comme un deus ex machina tirant les ficelles des évènements à l’école, comme
si les élèves n’étaient que de simples marionnettes. Afin de trouver l’auteur du vol de la
chouette de Ventnor, il terrifie Brick dans son bureau et le fait pleurer. Le rôle de juge
qu’il endosse a un caractère théâtral et une relation en miroir s’installe avec l’homme
de spectacle qu’est Cole : « he wanted to answer the student performances with his
own. That devil who had shone from his eyes was a devil of ambition and jealousy,
who could not accept being upstaged. » (138) Cette citation met en lumière le champ
lexical du spectacle, lui-même omniprésent à travers l’ensemble du récit.
Broome est bien un être démoniaque et son vocabulaire est associé au péché et à la
corruption. Pour lui, le voleur de la chouette de Ventnor et le responsable des
cauchemars qui sévissent comme un poison chez les élèves sont une seule personne :
« there is a poison running through the veins of this school … Caused by a guilty mind
and soul. And a guilty mind and soul are dangerous to all about them− they corrupt. All
of you have been touched by this disease. » (109) Dans ses paroles, courent les vers de
la culpabilité, de l’empoisonnement, de la corruption et cela nous place bien dans la
218
lignée du gothique anglais. Puisqu’on comprend plus tard qu’il ne fait qu’un avec
Collins, il est alors ironique qu’il cherche la cause des cauchemars, car il est lui-même
la source du mal. Il est bien un être répugnant et maléfique.
Cette vision du directeur apparaît de manière récurrente: « Laker Broome
ressembled a wrapped package full of serpents. » (108) La référence aux serpents
l’assimile au personnage mythologique de la Gorgone, d’autant qu’il hypnotise les
étudiants, symboliquement transformés en pierre de par leur immobilisme craintif face
à lui. Lors de son discours d’ouverture du spectacle de fin d’année qui se soldera par un
incendie destructeur, Broome est représenté comme le diable : « I saw in him the same
devil who had burned in Skeleton Ridptah’s face just before he had beaten Del. » (138)
Le fait que son bureau soit situé dans la partie inférieure du bâtiment ne fait que
renforcer notre vision de ce personnage comme un nouveau Pluton. Le mystère qui
entoure le directeur -renforcé par le fait qu’il disparaît ensuite des annales de
l’enseignement- joue un rôle dans le sentiment d’abjection ressenti pour cet individu.
Cet élément de mystère se retrouve chez un personnage prééminent dans l’œuvre,
l’oncle magicien de Del. Del fait plusieurs fois mention de son oncle dans la première
partie de l’œuvre et toutes les références données à son sujet préparent le lecteur à la
rencontre avec ce personnage hors norme. Le parallèle avec la théâtralité des discours
de Broome émerge. Cole est, comme Broome, un être fourbe et manipulateur que l’on
découvre dans la deuxième partie du récit. Il est le personnage inquiétant qui apparaît
dans les rêves de Tom ou de Steve ou à travers les murs de la chambre de ce dernier :
« lately the man in the dark coat, a man like the dark king and wolves scheming at the
door in Fitz-Hallan’s fairy tales, had been appearing on his walls. » (73-74) Il est aussi
inquiétant et sombre que Broome. L’usage répétitif de l’adjectif « dark » montre bien le
caractère obscur et effrayant de cet être aux multiples personnalités. La couleur noire
219
lui est attribuée de manière répétée. De plus, il engendre un sentiment d’effroi ; ainsi, il
pétrifie, comme la Gorgone, Steve avec un simple regard : « Skeleton turned around
and glared back at the stands. His head looked freshless, the size of a grape above his
shoulder-pads. » (79) Tout comme Laker Broome, il hypnotise ses victimes qui sont
incapables de lui résister, à l’instar de Del et de Rose.
La description effective du personnage à la page 171 renforce son caractère
effrayant et mystérieux. Son arrivée à la gare dans une explosion de bruits et une
atmosphère irréelle et sa description donnent lieu à un véritable spectacle digne
d’Hollywood avec l’utilisation du plan rapproché :
The train sailed into blackness and became a red dot vanishing around an
invisible bend. … Then the cacophony of insect sounds increased : drills,
hammers, wrenches on pipes, musical saws, penny whistles, piano strings,
whole boxes of tools dropped from a great height, doorbells, breaking
bottles, miniature kamikaze aicraft, blows against flesh. (171)
La convergence de sons, de lumières et d’éléments matériels donne une force au récit et
la scène peut être visualisée comme un plan filmique. Straub mêle à nouveau des
éléments inattendus : les instruments de musique et les pièces mécaniques. L’abolition
des frontières entre l’objet et l’humain s’accompagne d’une perte des repères spatiaux ;
la gare s’apparente aux forges de Vulcain d’où immerge le roi des ténèbres dans un
halo obscur et mystérieux. La description de Straub donne néanmoins un aspect kitsch à
la gare en incorporant des éléments de différents domaines. La destruction des repères
spatiaux va de pair avec le phénomène de perte identitaire puisque Tom confond Cole
avec le professeur de latin, Mr Thorpe.
La stature imposante et les traits autoritaires de Cole nous rappellent Broome et le
personnage du géant dans Harry Potter, lui-même un apprenti magicien tout comme Del
et Tom. Cependant, contrairement au personnage de Rowling, Cole est un être froid,
calculateur, insensible et égocentrique qui ne pense qu’à son seul intérêt, trompant Del
220
en lui faisant miroiter le rêve qu’il deviendra son successeur. Ses yeux froids -« icy
eyes » (173)– révèlent son aspect fourbe et indiquent qu’il n’est pas aussi bienveillant
qu’il veut le laisser paraître en accueillant à bras ouverts les deux adolescents dans sa
demeure. Il n’a nullement l’intention de laisser sa place de roi des chats à Tom, car il
veut rester le maître incontesté de son royaume. Il désire simplement s’accaparer les
pouvoirs de Tom, tout comme il l’a fait avec son prédécesseur John Speckle, qu’il a
changé en Bud Copeland.
Son côté pervers va encore plus loin avec la création du « collector » –traduit en
français par le terme contestable de « percepteur » 421- qui utilise l’énergie et la
méchanceté des êtres qu’il aspire. Le collectionneur contient tous les souvenirs de Cole
et de ceux qu’il absorbe. La première personne à y être emprisonnée est un Suédois qui
aspirait à être magicien, Halmar Haraldson. Suivent le Dr Withers qu’il a connu
pendant la guerre, Robert Chalfont pour des raisons financières et enfin Steve. C’est
bien une vision d’horreur qui s’offre à nous lorsque le collectionneur prend possession
des individus. De plus, les liens familiaux ou amoureux n’ont pour lui aucune
signification puisqu’il est capable de tuer les parents de Del pour leur argent, de
transformer son neveu en oiseau à la fin du récit ou de faire tuer la femme qu’il aime.
Son abjection morale est renforcée par le fait qu’il n’a aucun scrupule à voler l’argent
d’un mort sur un champ de bataille dans l’Artois quand il est dans l’armée ou à donner
la mort à Peet à la fin de l’œuvre lorsqu’il ne lui est plus d’utilité. La phrase d’Oyster
dans Lullaby s’applique parfaitement au personnage : « power corrupts. And absolute
power corrupts absolutely. » (57) La soif intarissable de Cole pour le pouvoir le pousse
421
Peter Straub, Shadowland, Trad. Jean-Paul Martin (Paris: Editions J’ai Lu, 1987). La créature de Cole
emprisonne des individus corps et âme et garde des traces d’eux comme si elle faisait une collection de
leurs pensées. La traduction par « collectionneur » que nous choisissons d’appliquer semble être plus
appropriée.
221
à évincer Tom et à utiliser la magie de manière maléfique. La déchéance physique et
morale affecte le personnage.
Il est d’autant plus abject qu’il apparaît régulièrement sous la forme d’un animal
charognard –le vautour- dans les rêves des divers personnages : « the vulture rustled its
wings, stabbed its great yellow beak forward, and impaled his hand. His own screams
woke him up. » (102) L’usage par Straub de cet animal est à mettre en parallèle avec
son utilisation par King dans Thinner pour le gitan Lemke. Broome et Lemke sont tous
deux des êtres mortifères et sont tous deux des auxiliaires de mort. Cole est le serpent
tentateur du jardin d’Eden et essaiera de faire succomber Tom en lui proposant
l’acquisition de pouvoirs inimaginables.
Cole apparaît comme une figure vampirique car il usurpe la vie des individus. Son
désir d’endosser d’autres identités commence pendant la guerre quand il choisit
d’usurper l’identité du docteur William Vendouris, peut-être par culpabilité d’avoir
abrégé ses souffrances en lui tirant une balle dans le front. Il pense même que l’épouse
de Vendouris et sa famille lui appartiennent. A l’image de sa création, le collectionneur,
il intègre l’identité de Vendouris. Il est indissociable de sa créature qui ingère les êtres
humains les uns après les autres et donne par la suite à ces êtres ingérés un aspect
grotesque. C’est bien au thème de la dévoration vampirique que nous sommes
confrontés. Cole s’empare de l’âme de ses victimes et Steve Ridpath est pour lui une
proie facile et consentante qui s’offre entièrement à lui.
a2. Steve Ridpath : le squelette vivant
La monstruosité physique est frappante chez ce personnage affublé du surnom
« skeleton » et qui est mentionné dès le sous chapitre 4. Il tient son surnom de sa
maigreur abjecte:
222
The reason for his nickname was even more apparent than before.
Exceptionally skinny, Skeleton Ridpath from a distance looked like a clothed
assemblage of sticks; cuffs downed his wrists, collars swam on his thin neck.
Close up, his face was so taut on his skull than the skin shone whitely; a
slight flabbiness under the eyes was the only visible loose flesh. (62)
La description en close-up de Steve le fait apparaître comme un mort vivant. Sa
description fait écho à la maigreur squelettique de Billy dans Thinner. Tous deux sont
hors de la norme pondérale, mais dans le cas de Steve sa maigreur lui est inhérente et
ne vient pas d’une malédiction. Paradoxalement, si le Puritanisme oblitérait toute
relation au corps et à la chair, nos auteurs arpentent sans pudeur la voie de la déchéance
corporelle.
L’aspect cadavérique et squelettique de Steve est visible de façon récurrente. Les
vêtements trop grands pour lui et qui semblent aspirer son enveloppe corporelle font
écho à la scène dans laquelle Billy se compare à un enfant portant les vêtements de son
père dans Thinner. Il est même assimilé à un fantôme: « he had come around the door
so softly he might as well have come through the keyhole, like a ghost or a wisp of
smoke. » (98) La blancheur extrême de sa peau, de ses yeux et de ses sourcils le
rapproche bien d’un mort vivant. Il paraît paradoxalement fort vu de face et chétif vu de
dos comme s’il avait, tel le dieu Janus, deux visages. Sa monstruosité physique s’allie à
sa vulgarité verbale ; il donne à Del, Tom et Brick le nom de « little shits. » (98)
L’auteur crée un personnage repoussant physiquement et moralement. Dès le souschapitre 5, on comprend la dangerosité du personnage. Tom raconte à Del comment
Steve l’a violemment battu quand il était plus jeune car il n’aimait pas son visage.
L’absence de communication entre Chester Ridpath et son fils, le chaos omniprésent
dans leur vie et leur relation -symbolisée par le désordre qui caractérise leur maisonexplique le renfermement de Steve sur lui-même et son intérêt pour les éléments
morbides. Haïssant son père, il se complait à faire ce que ce dernier déteste et cherche à
223
détruire toutes les valeurs symbolisées par la figure paternelle en changeant en
monstres des personnages représentant la société bienséante et les valeurs patriarcales.
Sa rébellion rappelle celle d’Oyster contre le monde contemporain. Sa chambre n’est
qu’un reflet terrifiant de son esprit, une fenêtre sur sa vraie personnalité : « mossy
monsters from horror comics embraced starlets with death’s-heads. » (48) Le fait que
ces êtres monstrueux qu’il a crées aient pour lui un sens et lui apportent du repos ne fait
que renforcer son aspect déviant et abject.
Steve n’est guidé que par la haine: « Skeleton knew that he was a piece of the
universe, and that the hatred which was the strongest and best part of him ran through
the universe like a bar of steel. » (68) Pour lui, chaque homme est un tueur : « every
man was a killer –that was what Skeleton knew » (69), ce qui est vrai si on prend le cas
de Cole, Lemke, Carl, Helen ou Nash. Manipulateur pervers, il cherche constamment
des boucs émissaires à martyriser à l’école ; il fait tomber ses livres pour que Tom les
porte, lui fait faire des pompes et lui pose des questions arbitraires sur l’école. Il est à
noter que les règles mêmes de l’école Carson favorisent le sadisme dans les relations
entre les élèves. C’est une école de l’humiliation. Le harcèlement que Steve fait subir à
Del le rend impitoyable et détestable. Le chapitre 15 met en lumière la monstruosité
psychologique de Steve. Alors que les étudiants jouent au football américain,
l’entraîneur donne à Del le nom de Florence pour souligner son caractère trop fragile
dans son uniforme de sport. Dans les vestiaires, Steve ne se gêne pas pour utiliser ce
prénom féminin pour ridiculiser Del : « ‘Hey, Florence. Do you know what happens to
girls when they’re caught in locker rooms? » (66) La perversité de Steve le conduit à
féminiser Del et impliquer des rapports sexuels entre les élèves dans les vestiaires.
Steve est présenté comme démoniaque et fou. Lorsqu’il découvre le narrateur, Del et
Morris autour du piano, la haine et la rage le changent en démon :
224
He looked like a minor devil, a devil consumed by the horror of his ambition
-the shadowly light hollowed his cheeks, somehow made his lips disappear.
His hair and his skin seemed the same dull colour. He might have been a
hundred years old, a skull floating above an empty suit. In the monochrome
face, his eyes smoked. (113)
Steve n’a qu’une seule couleur et c’est celle de la mort symbolisée par sa réduction à un
crâne. Son entité corporelle semble complètement disparaître, annonçant de manière
proleptique sa déchéance dans le collectionneur. La haine inconditionnelle de Steve –
renforcée dans la citation précédente par l’adjectif « consumed »- rappelle celle de
Billy contre Heidi. Les accès de colère incontrôlés de Steve l’amènent à un stade
proche de la folie :
He stepped forward: he was almost half again as tall as Del, and he looked
like an elongated bony white worm. He also looked crazy, caught up in some
spiraling private hatred. … For a second he seemed a demented, furious
giant. (66)
Sa perte totale de contrôle et son association au ver de terre lié au pourrissement fait de
lui un monstre.
Subjugué par la mort, il se tourne vers Cole pour partager son pouvoir maléfique ; il
désire être intronisé dans les arcanes du pouvoir et est donc un aspirant au mal. Il passe
un pacte faustien avec Cole. 422 Steve livre son âme non pas pour avoir accès aux
jouissances terrestres mais pour accéder aux connaissances du monde de la magie. La
haine et l’abject sont au cœur de son monde. Il est en communication avec Cole et est
prêt à se sacrifier pour lui.
A man was showing him how right he was, and how little he still knew. It
was as if the man had stepped off his walls, walked out of the ‘things’and
lifted his broad-brimmed hat from his head to show the face of a beast. … He
spoke to Skeleton when Skeleton thought about him: and what he said was: I
have come to save your life. He wanted something of poor Skeleton, his will
422
Dans la pièce de Goethe, Faust, la question obsédante du salut de l’âme est posée. Le héros fait un
pacte avec le démon, Méphistophélès, pour qu’il l’initie aux jouissances terrestres et livre en échange son
âme.
225
drove out at poor Skeleton, and poor Skeleton would have cut off all the
fingers of one hand for him. (69)
Cole est bien représenté comme le diable ; son vrai visage est celui d’une bête et une
communication s’établit entre les deux êtres comme entre Faust et Méphistopheles.
L’idée du sacrifice et du sang est bien en arrière-plan et, comme Faust donne son âme
pour une deuxième vie, Cole veut également voler l’âme de Steve en l’emprisonnant
dans le collectionneur. Skeleton sera aspiré par le collectionneur, condamné à y rester
enfermé ; Cole prendra possession de son corps et de son âme.
Tel un vampire, Cole ôte à Steve sa vie, son identité et le change en mort vivant
puisqu’il est bien entre la vie et la mort dans le collectionneur. Sa voix montre qu’il
n’est plus que l’ombre de lui-même: « he whispered in a voice a shadow of
Skeleton’s. » (287) Il perd son identité et à l’image du William Wilson de Poe, sa voix
n’est plus qu’un murmure: « my rival had a weakness in the faucial or guttural organs,
which precluded him from raising his voice at any time above a very low whisper. »423
William Wilson est confronté à son double qui n’est qu’une pâle copie de son moi
original et qui cependant ne forme qu’un avec lui. De même, Steve est devenu le double
de lui-même, une fade copie de son moi passé, son moi original étant resté prisonnier
du collectionneur. Steve est un personnage abject physiquement et moralement ; il
éveille l’horreur et la répulsion chez le lecteur tout comme les complices de Cole, les
Baladins.
423
Poe, Edgar Allan. Selected Writings of Edgar Allan Poe : Poems, Tales, Essays and Reviews
(Harmondsworht: Penguin Books, 1984) 165.
226
a3. L’émergence inattendue de l’abjection : les Baladins et Tom
En acceptant de travailler pour Cole, les Wandering Boys (dont le nom a été traduit
dans la version française par « les Baladins ») deviennent complices du mal. Ils
apparaissent pour la première fois dans le chapitre intitulé « the Erl King. » Erl Kőnig
est une figure légendaire et Cole est assimilé à cette figure. L'Erlkönig (« Roi des
aulnes ») est un personnage apparaissant dans le folklore allemand comme une créature
maléfique qui hante les forêts et entraîne les voyageurs vers leur mort. Dans un poème
de Goethe il est présenté comme un tueur d’enfant. Cole causera en effet la perte des
Baladins. Leur aspect abject est mis en lumière lorsque Tom décide de les suivre à
l’extérieur de Shadowland dans les bois à la tombée de la nuit. Ils sont d’une infâme
cruauté et parient sur la durée de vie de chiens qui sont sacrifiés, jetés dans des trous,
martyrisés avec des pinces et assommés avec des pelles.
L’accent est mis sur l’aspect sanguinolent de la torture et sur la souffrance des
chiens : « the second dog wailed like a soul tormented in hell. » (198) L’ironie s’installe
lorsque l’on sait que le chien est symboliquement « le compagnon du diable (chien
jaune de Méphistophélès), utilisé dans certains rites de magie noire. » 424 Dans ce cas,
les Baladins tortureraient des animaux qu’ils sont supposés utiliser dans leur entreprise
machiavélique. La torture de ces animaux ne peut alors que mettre en exergue leur
totale abjection morale. De même, les tortures qu’ils réservent à Del et Tom et le plaisir
sadique qu’ils en tirent éveillent un sentiment d’abjection : « it was utterly without
human feelings. They were going to hurt him, and they would enjoy it. » (396) La
citation indique bien qu’ils sont dénués de tout sentiment et qu’ils éprouvent un plaisir
sadique à faire souffrir Tom.
424
Nadia Julien, Grand dictionnaire des symboles et des mythes (Alleur: Marabout, 1997) 81.
227
L’aspect démoniaque et abject de ces hommes est renforcé par leur description
physique : « they resembled three monstrous dwarfs, these heavy-set men. » (196)
L’alliance de l’adjectif « monstrous » et du nom « nains » soulignent leur rôle en tant
que « villains », ce qui se trouve confirmé par leurs noms qui semblent tout droit sortis
de contes de fées. La traduction de ces noms en français est également parlante : Seed
signifie graine, Snail est un escargot, Root une racine, Rock un rocher, Thorn une
épine. Le nom Peet rime avec l’anglais « pit » signifiant puits, 425 Herbie rappelle une
herbe. Les noms choisis les ramènent à l’élément terrestre ; ils sont en effet très terre-àterre et se complaisent dans l’assouvissement des instincts les plus bestiaux de
l’homme. Leur assimilation à l’élément terrestre fait d’eux des êtres chthoniens. 426 Cet
adjectif réfère à des divinités qui vivent sous la terre et fait écho au mythe lovecraftien
de Cthulhu. Apparaissant dans la nouvelle « The Call of Cthulhu » (1928), ce
personnage est une entité maléfique vivant sous les eaux arctiques et est aussi l’objet de
nombreux cultes. Son aspect sinistre, mortifère, difforme, trouve un parallèle avec les
personnages straubiens. Leur désignation sous le nom de « the three trolls » (396)
accentue leur caractère monstrueux et leur donne une dimension légendaire. 427 La
thématique de l’abjection s’applique aux Baladins mais affecte également de manière
inattendue le héros, Tom Flanagan.
Si Tom est le héros de l’œuvre, il est loin d’être sans défauts car le monde présenté
par Straub n’est pas manichéen. La vision mythologique du héros valeureux, sans faille
et sans péché est reléguée aux oubliettes. Dans le cas de Tom, la déviance morale est
425
Le nom « peet » réfère à la tourbe renforçant le lien du personnage avec la terre.
426
Les divinités grecques chthoniennes réfèrent à la terre ou au monde souterrain, par opposition aux
divinités célestes, dites « ouraniennes ». On peut citer comme exemple Déméter ou Perséphone.
427
Dans la mythologie nordique, les trolls sont des géants incarnant les forces naturelles, au même titre
que les Titans. Les trolls symbolisent les forces naturelles dans leur énergie élémentaire. Ils ont ensuite
été présentés comme des êtres de petite taille et surtout comme des monstres, souvent identifiés à Satan
dans les contes populaires.
228
liée à la culpabilité ressentie par le protagoniste vis-à-vis de ses sentiments pour Rose.
Cette culpabilité montre bien qu’il a enfreint le code moral de l’amitié. Le coup de
foudre pour la jeune fille et la mention de la trahison de Tom vis-à-vis de Del -qui est
amoureux de Rose- s’exprime dès le premier regard posé sur celle-ci :
Just looking at her had me so rattled – I saw right away what Del had meant
about her looking ‘hurt.’ … watching her sitting down on Del’s bed with her
knees together, I knew, knew, knew, that my whole relationship with Del had
just changed. (241)
La confession de son amour pour elle laisse au lecteur un goût amer car il met en péril
son amitié avec Del. Le titre du chapitre trois « two betrayals » met bien en exergue
cette violation au code moral de la part de Cole ou Tom mais aussi pour Rose ellemême. L’abjection affecte à la fois les personnages masculins et féminins, même si ces
derniers sont en minorité numérique dans le récit.
b. L’abjection au féminin : l’enivrante Rose
Rose attire dans ce récit toute notre attention. D’un an plus âgé que Del, elle est
présentée comme une fille à la beauté époustouflante. Elle hypnotise Tom: « she looked
towards the bed ; back at him. He moved as if ordered. » (278) Telle Circé, elle envoûte
le protagoniste dès le premier regard: « it was impossible for Tom not to stare at her. »
(239) La perfection quasi surnaturelle de sa beauté peut être paradoxalement considérée
comme effrayante: « the girl seemed perfect as a statue. Living statue. » (251) Elle est
un objet vivant et on pourrait même dire une morte-vivante puisqu’une statue est par
essence un être inanimé. Cette référence à une statue vivante nous rappelle la nouvelle
de Clive Barker, « Human Remains. » Dans cette dernière, une statue se nourrit de
l’esprit et du corps d’un jeune prostitué gai jusqu’à en devenir son Doppelgänger. Ici
Rose attire Tom dans ses filets et il ne peut l’effacer de ses pensées.
229
Son caractère fantastique est pointé du doigt à la fin du récit lorsqu’elle aide Tom à
venir à bout de Cole :
The uncanny feeling even the delicate, feathery first touch had given him, a
sense of airlesness, of suffocation, of being in an alien place. His mind made
a sudden shocked withdrawal, having touched for the briefest moment a
world in which it knows no landmarks and is queerly cold and lost. (432)
Le contact physique avec Rose plonge donc Tom dans une dimension inconnue où les
repères établis dans le monde des hommes ne s’appliquent pas. Les adjectifs « alien » et
« cold », les mots « airlesness » et « suffocation » révèlent son altérité intrinsèque. Le
contact physique entraîne un choc, une répulsion, une perte de sa propre identité. Rose
est un personnage plus complexe qu’il n’y paraît dans le monde aux multiples facettes
créé par Straub. Elle semble être une des créations de Cole et ne pas appartenir au
monde des vivants. Ses origines mêmes sont troubles. Le lecteur n’est pas sûr que la
grand-mère dont elle parle existe réellement. La nature de ses véritables sentiments
pour Tom reste floue, mais le lecteur sait qu’elle ne pourra pas accompagner Tom dans
sa vie future. Appartenant au lieu, elle y reste emprisonnée, même si Tom pense qu’elle
est libérée lors du dénouement. Personnage ambivalent, elle prend soin de ne pas
mentionner à Cole le fait que Tom possède un pistolet et elle choisit de les rejoindre
finalement dans la bataille finale contre Cole. Femme fatale, figure malsaine, elle se
nourrit de la fascination qu’elle crée chez Tom : elle a, comme Gina, un aspect
vampirique.
Tout comme le vampire est entre la vie et la mort, Rose est présentée comme une
morte vivante : « a living statue. » (251) Elle se nourrit de l’amour inconditionnel de
Tom. Elle semble être d’une beauté pure et originelle mais joue différents rôles pour
Cole. Elle joue même le rôle d’un jeune garçon à la page 190 abolissant alors toute
frontière entre le masculin et le féminin. Rose est un être androgyne, sa personnalité
230
cachant plusieurs facettes. La figure de l’androgyne était un élément clé de la littérature
romantique. 428 L’usage même du terme « androgyne » donne un caractère mythique à
Rose. La mythologie égyptienne place aux origines de la genèse un être androgyne. 429
Le mythe de l’androgyne nous renvoie aussi à Platon qui l’a utilisé pour illustrer sa
théorie sur l’amour dans Le banquet. La nature humaine se composait de trois types
d’homme : l’homme double rejeton du soleil, la femme double rejeton de la terre et
l’androgyne rejeton de la lune. Après avoir tenté d’attaquer les dieux, Zeus les coupa en
deux condamnant les hommes à rechercher leur moitié pour recréer l’unité primitive.
L’altérité entourant Rose est totale. Elle se suffit à elle seule puisqu’elle abandonne
Tom à la fin du récit.
Rose oscille entre innocence et maturité : « her half adult face. » (276) Cette
personnalité trouble, encore indéfinie révèle que son identité est instable et elle est prise
entre sa fidélité à Cole et son amour apparent pour Tom. Symbole de perfection, elle
apparaît comme une nouvelle madone et a un aspect onirique : « dreamlike. » (281) Son
aspect mystérieux et irréel est mis en lumière par le fait qu’elle est régulièrement
présentée comme un personnage de contes de fée et elle disparaît d’ailleurs sans laisser
de traces lors du dénouement :
Rose Armstrong was beyond his experience in a thousand incalculable ways.
The unknown surrounded her, cast all of her words and gestures into relief –
that yearning brooding uncertain beautiful face looming up before him,
claiming him, not as much as king for trust as demanding it, had in some
way been the essence of Shadowland. (280-81)
428
William Blake voyait dans l’androgyne « le plus pur symbole de l’Unité primordiale. » Frédéric
Monneyron, L’androgyne romantique : Du mythe au mythe littéraire (1994: 46).
429
« Le Noun, la divinité originelle des Egyptiens, puissance du monde qui à l’origine était informe et
non ordonné, ‘n’est ni mâle ni femelle, elle participe des deux genres à la fois.’ » (17). L’androgynie
divine était le signe d’une unité originelle. L’androgyne est l’être double qui relate « un évènement qui a
eu lieu dans ‘le temps fabuleux des commencements,’ … et qui décrit à l’évidence une irruption du sacré
dans le monde par le biais d’êtres surnaturels. » Monneyron (1994: 37).
231
Rose reflète l’insondable mystère de la demeure de Cole, une coalescence de beauté et
d’inconnu, une sirène créée magiquement par Cole pour hypnotiser Tom et Del et les
mener à leur perte.
Le thème de l’abjection paraît donc plus se décliner sur la modalité psychologique
que physique dans Shadowland et le côté obscur et la duplicité des personnages qui y
sont omniprésents sont également des éléments moteurs de l’intrigue dans Lullaby.
C] Les figures de l’abjection dans Lullaby
Cette œuvre à la narratologie et aux thématiques complexes éveille notre curiosité.
Le style de Palahniuk est bien différent de celui de King et de Straub, comme même un
lecteur néophyte peut s’en apercevoir dès la première lecture. L’impression de fouillis
et de désordre constant qui se dégage du récit trouve son parallèle dans le chaos qui
règne dans l’esprit des personnages principaux que sont Helen Boyle, Mona Sabbat,
John Nash, Oyster ou le narrateur Carl Streator. Ce désordre fait également écho à la
notion de déconstruction mise en avant par Derrida et qui souligne le postmodernisme
de Palahniuk. Ses personnages sont tous attirés par le pouvoir représenté par la
possession du grimoire et particulièrement de la berceuse mortifère. Si l’abjection
affecte tous les personnages sans distinction de sexe, nous choisissons d’ouvrir le bal
avec les personnages masculins car la focalisation est avant tout masculine dans le récit.
a. L’abjection au masculin
Palahniuk crée des personnages ambigus, presque indéchiffrables. La déconstruction
langagière engagée dans son récit est à mettre en corrélation avec la fragmentation
identitaire qui affecte les personnages. Le désir insatiable de pouvoir et leur froideur
232
face à la mort font d’eux des êtres déviants. Nous nous attacherons d’abord aux
personnages masculins que sont Carl, Oyster et John Nash.
a1. Carl Streator : un narrateur tueur
Si le narrateur présente Helen Boyle comme l’héroïne de son histoire, il paraît
cependant mieux placé pour être qualifié de protagoniste, puisque l’action est vue à
travers lui ; l’œuvre présente ses états d’âme et ses propres réflexions sur la société.
Journaliste de métier, Carl enquête sur la mort subite de nourrissons qui décèdent sans
raison apparente. Il découvre dans les demeures familiales un recueil de poèmes pour
enfants : « poems and rhymes from around the world. » (113) La page 27 du recueil est
un poème africain traditionnel de huit lignes originairement utilisé pour mettre fin à la
douleur des personnes :
The books call it a culling song. In some ancient cultures, they sang it to
children during famines or droughts, anytime the tribe had outgrown its land.
You sing it to warriors crippled in battle and people stricken with disease,
anyone you hope will die soon. To end their pain. It’s a lullaby. (36)
La berceuse est originellement objet de délivrance de terribles souffrances. Carl finit
par connaître le poème par cœur et par l’employer pour des raisons absurdes, comme
pour confirmer ses soupçons sur les pouvoirs de la berceuse en le lisant à son supérieur,
Duncan, qui est retrouvé mort, le corps intact dans son lit. Carl s’éloigne du rôle
originel libérateur du poème et se change en tueur en série.
La tuerie devient gratuite ; il tue ses supérieurs successifs, puis quatre personnes en
une journée pour des raisons insignifiantes. Il ôte la vie à un homme qui lui dit de se
réveiller au passage piéton et lui adresse un mot injurieux : « asshole. » (68) Il tue un
policier qui lui interdit le passage près de son travail en raison du tournage d’un film. Il
ôte ensuite la vie d’une femme qui s’approche pour l’empêcher de passer, avant
233
d’utiliser la berceuse contre un homme qui force le passage pour pénétrer dans
l’ascenseur sur son lieu de travail. Il tue un homme dans le bar où il rencontre
habituellement son ami John Nash car cet homme trompe ouvertement sa femme. Il
n’hésite pas à tuer le docteur Sara Lowenstein lors de son émission quotidienne à la
radio. Même lors de la quête entreprise par les quatres personnages pour détruire tous
les exemplaires du poème, Carl ne peut s’empêcher de l’utiliser pour tuer deux
personnes parlant à la radio. Il l’utilise au chapitre 11 pour éliminer le bruit causé par
ses voisins dans l’immeuble. Son hybris démesurée le pousse à usurper le rôle divin et à
décider de la vie ou de la mort des individus.
L’usage du mot « spell » dans la citation précédente apparente la berceuse à un
mauvais sort, réduisant les individus au silence par la mort, tout comme la malédiction
du gitan dans Thinner réduit au silence les personnages en leur ôtant progressivement la
vie. Carl devient lui-même véhicule de mort; sa rébellion contre la société dépendante
au bruit l’amène donc à tuer des individus gratuitement, ce qui le rend abject aux yeux
des lecteurs. Lui qui critique la société de manière virulente se permet de tuer ceux qui
font le moindre écart. Il s’inscrit lui même dans la lignée des tueurs en série, ce qui
montre qu’il est bien conscient du caractère immoral de ses actes : « thirteen per cent of
all reported serial killers worked in teams. On death row in San Quentin, Randy ‘the
Scorecard killer’ Kraft played bridge with Doug ‘Sunset Slayer” Clark … Helen H.
Boyle has me. » (135) La responsabilité qu’il prend d’usurper le rôle divin s’apparente
pour lui à un jeu.
La mort est l’un des fils conducteurs de ce récit et Carl tue même par téléphone le
détective Ben Danton qui aurait pu l’aider à se purifier de ses crimes. En utilisant
l’expression de sauveur, il usurpe lui-même la place de Dieu en décidant de la vie et de
la mort des individus. Il n’est alors pas différent des êtres odieux que sont le gitan et
234
Cole. Carl ne pourra qu’être puni en étant condamné à porter le poids de la culpabilité
causée par les morts qu’il a crées. Comme Sisyphe doit faire rouler un rocher au
sommet d’une montagne sans y parvenir, Carl est condamné à faire rouler le rocher de
sa culpabilité à l’infini puisque le dénouement choisi par Palahniuk reste en suspens.
Helen aide Carl à canaliser son pouvoir mais cela est loin de faire oublier au lecteur les
quinze morts qu’il a causées. Ironiquement, il fait usage de la berceuse pour la dernière
fois au chapitre 43 pour la raison originelle qui lui est attribuée : il abrège les
souffrances d’Helen qui, étant possédée par Oyster, a avalé ses propres bijoux.
Carl oscille entre la prise de pouvoir et le déni de ce pouvoir, mais la répulsion
ressentie par le lecteur à son égard atteint son apogée lorsque l’on sait qu’il a causé la
mort de sa femme et de son fils après leur avoir lu le poème et qu’il a eu une relation
sexuelle avec son épouse alors qu’elle était déjà morte. Palahniuk reprend le thème de
la nécrophilie, déjà exploitée dans le Romantisme et le Gothique. La nécrophilie, avec
le sadisme ou l’exhibitionnisme, est cataloguée dans les perversions sexuelles.
L’expression ‘perversion sexuelle’ a été créée à la fin du XIXème siècle par
les psychiatres, et reprise ensuite par la psychanalyse … Elle désigne une
conduite sexuelle très précise qui offre à celui qui s’y livre les moyens
d’accéder à un plaisir sexuel décuplé, en dehors des convenances
courantes. 430
Carl est présenté comme un individu tourmenté qui tente de se racheter une bonne
conduite en poursuivant Oyster et Mona afin de récupérer le grimoire.
Carl est un être déviant et cela se vérifie même dans le cadre de son métier. Les
journalistes peuvent être perçus comme des vampires, se nourrissant de détails sordides.
Helen voit Carl comme un vautour: « because I’m a reporter tracking down a story he
can’t ever risk telling the world. Because at best, this makes me a voyeur. At worst, a
430
Gérard Bonnet, Les perversions sexuelles (Paris: Presses universitaires de France, 2007) 7.
235
vulture. » (83) L’utilisation du nom « voyeur » révèle la pulsion scopique à l’œuvre
dans le récit et donne un aspect sadique aux journalistes. Le voyeurisme est d’ailleurs
considéré comme une perversion sexuelle :
Pour le voyeur, c’est l’œil qui est principalement concerné, accaparant à son
profit toute la tension libidinale, comme si le spectacle qui vient s’inscrire
sur la rétine condensait à lui seul tout le circuit pulsionnel. 431
Si le voyeur est originellement lié aux pulsions sexuelles, pour les journalistes
l’évènement macabre et l’accès à des détails sordides remplace la jouissance physique.
Ils sont présentés comme des charognards sans foi ni loi et ils ont soif d’évènements
macabres.
Le journalisme est ainsi présenté comme un monde à part entière avec ses propres
règles et dictats, un microcosme parodié dans une société elle-même critiquée. La
société en général est un monde froid, absurde et sans humanité. Les journalistes
doivent réussir un examen portant sur l’éthique alors qu’ils sont ensuite présentés
comme des individus hypocrites : « instead of ethics, I learned only to tell people what
they want to hear. » (12) L’art de la manipulation doit être maîtrisé. Les journalistes
sont présentés comme des oiseaux de mauvais augure : « being a jounalist is about
telling. It’s about bearing the bad news. Spreading the contagion. » (41) Les
journalistes répandent des fléaux intarissables et sont des êtres abjects. L’abjection est
également liée au personnage de Carl de par la relation particulière qu’il entretient avec
Mona, relation où l’inceste semble apparaître en filigrane.
Mona a la moitié de l’âge de Carl et est présentée comme la fille qu’il aurait pu
avoir. Lors du rituel wiccain organisé chez Mona, Carl énonce qu’elle a l’âge que sa
fille aurait eu s’il en avait eu une. De ce fait, la vision qu’a Carl de Mona nue lors de ce
même rituel soulève des interrogations:
431
Bonnet 96.
236
You don’t want to get caught looking anywhere else, but her pubic hair is
shaved. From straight on, her thighs are two perfect parentheses with her
shaved V between them. From the side, her breasts seem to reach out, trying
to touch people with her pink nipples. From behind, the small of her back
splits into her two solid buttocks, and I’m counting 4, counting 5, counting
6…(98)
Son regard ne s’arrête que sur les attributs sexuels de Mona. La transgression des
tabous se trouve confirmé lorsque, lors de leur périple pour détruire les exemplaires du
poème au chapitre 24, Carl repense aux formes de Mona toute nue : « Mona, that same
night, Mulberry, and the two muscles of her back, the way they split into the two firm,
creamy white halves of her ass, and I’m counting 1, counting 2, counting 3 … » (146).
Il précise même que ce n’est pas la première fois que ses pensées se tournent vers cette
direction et il doit se mettre à compter pour détourner les pensées malsaines tout
comme il doit compter pour ne pas utiliser la berceuse pour tuer. Compter rime avec
maîtrise ; s’il peut maîtriser les chiffres, il peut réguler ses désirs sexuels.
La dimension incestueuse paraît clairement sous-jacente dans l’esprit de Carl. Le
chapitre 25 met en exergue cette dimension : alors que Mona retire les fragments des
maisons miniatures construites par Carl dans le pied de ce dernier, les pensées du
protagoniste se tournent vers le fait que Mona ne porte pas de soutien-gorge. Il doit à
nouveau se mettre à compter pour maîtriser le vagabondage malsain de son esprit. A la
fin du récit, Carl n’a plus de tabous à dire que lorsqu’il fait l’amour à Helen prisonnière
du corps du Sarge, il imagine qu’elle est Mona ou son épouse décédée, Gina.
« Sometimes I worry that Sarge here is really Oyster pretending to be Helen occupying
the Sarge. When I sleep with whoever this is, I pretend it’s Mona. Or Gina. So it all
comes out even. » (258) Son inconscient ne refoule même plus son désir d’avoir des
relations sexuelles avec sa fille symbolique ou une morte qui porte d’ailleurs le même
nom que la Bohémienne sur laquelle Billy reporte ses désirs immoraux dans Thinner. Si
pour Billy, l’inceste semble refoulé, il est, pour Carl, exprimé clairement, le plaçant
237
bien dans la catégorie des êtres déviants. Tout au long du récit, Carl se veut être en
opposition avec Oyster qui est un personnage ambivalent et cette impression de trouble
qui prédomine affecte d’ailleurs cette dichotomie qui n’est qu’apparente entre les deux
individus. Le personnage du « villain » n’a plus de contours précis.
a2 Oyster : un environnementaliste destructeur
Monstruosité et humanité s’allient chez Oyster qui est mentionné pour la première
fois dans la préface comme le petit ami de Mona. Le prénom choisi par l’auteur (huître
en français) le rapproche de l’élément marin. Il est en effet très protecteur de la nature,
comme l’indique son discours sur la mort cruelle réservée aux animaux ; il donne pour
exemple les poulets mâles enterrés vivants et utilisés comme fertilisants. Le choix du
nom « Oyster » par l’auteur n’est en lui-même pas anodin puisque l’huître, de par sa
forme, symbolisait la féminité et donc la vie. Oyster se veut proche de la nature comme
une figure maternelle.
L’huître est également l’animal qui secrète la perle. Et celle-ci est cachée
dans la coquille. Elle symbolise à cet égard l’humilité vraie, qui est source de
toute perfection spirituelle, et, en conséquence, le sage et le saint. Ils ne font
que s’ouvrir au soleil et accumuler les richesses intérieures, sur lesquelles ils
se ferment soigneusement, pour qu’elles ne soient point profanées. 432
Dans le cas d’Oyster, Palahniuk subvertit le symbolisme de l’huître car il ne
correspond pas à un personnage humble et saint. Il est au contraire pervers et
destructeur. Si l’huître renferme la perle qui, intacte, est symbole de virginité, Oyster
est au contraire empli de pensées destructrices ; il a intégré tout le mal fait par l’être
humain aux animaux.
432
Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 512.
238
Il offre au narrateur et au lecteur une réflexion sur la souffrance subie par les
animaux que nous mangeons et sur l’inhumanité et la monstruosité des êtres humains.
Les vaches ou les poules connaissent par exemple un élevage intensif dans des espaces
limités où elles sont privées de toute liberté. La mort affreuse et inéluctable des veaux,
des porcs ou des poules nous pousse à une remise en cause de notre système
alimentaire : « a pork chop means a pig, stabbed and bleeding, with a snare around one
foot, being hung up to die screaming as it’s sectioned into chops and roast and lards. »
(158) Palahniuk donne une touche morbide à une pratique commune : l’abattage des
animaux pour sustanter la race humaine. L’image du sang et des cris de souffrance des
animaux donne une dimension sacrificielle à une pratique banalisée par l’homme.
Oyster compare les hommes à des alevins qui ont pullulé d’où le manque d’aliments
pour les nourrir. Pourtant, si l’être humain est profondément monstrueux, Oyster
n’échappe pas à la règle. C’est un idéaliste qui veut non seulement changer le monde
mais le recréer entièrement.
Il souhaite utiliser la berceuse pour réguler le niveau de la population mondiale:
« either a species learns to control its own population, or something like disease,
famine, war, will take care of the issue. » (142) Le poème servirait à tuer un certain
nombre de gens de manière tout à fait gratuite. A ce stade, rien ne le différencie de
Carl. Le poème serait un moyen de tout effacer sur la terre et de tout recommencer,
Mona et lui jouant le rôle des nouveaux Adam et Eve. Oyster souhaite détruire cette
race humaine responsable de la mort de la nature : « it’s just my generation trying to
destroy the existing culture by spreading our own contagion. » (116) L’Homme est un
tueur mais Oyster est lui-même un monstre souhaitant répandre le fléau de sa culture
destructrice. Il endosse le rôle du justicier universel et sa volonté de perfectionner la
race humaine nous ramène vers la notion d’eugénisme qui désigne « l’amélioration de
239
l’humanité dans ses caractères transmissibles aux générations suivantes. »433 Francis
Galton, cousin de Charles Darwin, dans Inquiries into Human Faculty and its
Development (1883) distingue l’eugénique, la science de l’hérédité et l’eugénisme, 434
« mouvement social et politique, organisé en clubs et sociétés populaires, destiné à en
diffuser les résultats dans le public et à obtenir la mise en œuvre de politiques
eugénistes. » (Thomas 3). Oyster cherche à répandre sa conception de la perfectibilité
de la race humaine mais sa politique eugéniste est terrifiante.
Ses idées énoncées sont plus que choquantes: « that kind of thinking makes him an
Adolf Hitler. A Joseph Stalin. A serial killer. A man murderer. » (161) L’abjection
caractérise bien ce personnage qui pousse à l’extrême sa théorie d’extermination de la
race humaine. Il prend le rôle de sauveur divin, mais il n’est nullement bienfaiteur. Il
correspond exactement à l’image des individus que Carl veut supprimer : « this quietophobic. This talk-oholic. » (143) Le côté abject du personnage est poussé à son
paroxysme quand il prend possession du corps d’Helen, débranche l’appareil qui tient
son fils artificiellement en vie et le jette par terre comme un vulgaire objet. Il apparaît
clairement comme un personnage monstrueux, irrespectueux de la vie humaine, sans
pitié aucune. Sa mégalomanie, son hybris démesurée l’apparente au personnage de
Prométhée. Cependant, si Prométhée est puni pour avoir volé le feu aux dieux et l’avoir
ramené aux hommes, Oyster commet un péché encore plus grand puisqu’il veut
supplanter la figure divine elle-même. Il ne veut pas apporter la lumière aux hommes ;
433
Jean-Paul Thomas, Les fondements de l’eugénisme (Paris: Presses universitaires de France, 1995) 3.
434
L’eugénisme désigne la science, la technique et la politique visant à améliorer les qualités héréditaires
de groupes humains par le contrôle de la procréation. L’eugénisme pervertit le darwinisme « empruntant
à Spenser une conception caricaturale de la sélection naturelle et promouvant le développement
sociologique de la notion de concurrence vitale. Cette démarche est à placer sous le signe de la hantise de
la dégénérescence par le métissage, telle qu’elle trouve sa forme achevée dans l’œuvre d’Arthur de
Gobineau et ses sources lointaines dans celle de Herder. » Thomas (1995: 22).
240
il veut être cette lumière en recréant le monde à son image. L’aspect abject du
personnage est renforcé par la relation ambiguë qu’il entretient avec Helen.
Lors du rituel wiccain 435 chez Mona au chapitre 17, Oyster est présenté comme le
fils symbolique d’Helen ; il aurait eu le même âge que Patrick si ce dernier avait été en
vie. Oyster appelle d’ailleurs Helen « mother » et Carl « dad. » (97) Si Helen est la
figure matriarcale, le clin d’œil que lui fait Oyster au début de leur périple au chapitre
19 prend une connotation ambigüe. Comme ce clin d’œil mène Carl à penser à Oedipus
Rex, le lecteur se réfère immédiatement au complexe d’Œdipe et à l’inceste commis par
Œdipe avec sa mère Jocaste. Cette référence jette un éclairage incestueux sur la relation
entre Helen et Oyster. La rébellion d’Oyster serait alors un moyen de se faire remarquer
aux yeux de la figure maternelle de substitution. Une relation de pouvoir s’installe entre
les deux personnages et l’œuvre de Shakespeare The Taming of the Shrew apparaît en
filigrane lors de leur confrontation au chapitre 31. Après avoir tenté de dérober le
poème, Helen l’abandonne au bord de l’autoroute et il se compare à un chien qu’elle ne
peut apprivoiser : « ‘fine,’ Oyster says, and jerks his car door open. He says, ‘isn’t this
what people do with dogs they can’t house-train ? » (187) Le récit shakespearien est
parodié puisque c’est normalement un mari qui doit dompter son épouse; dans cette
approche, Oyster serait un chien à domestiquer par la figure maternelle.
Les personnages sont plus complexes qu’ils ne le paraissent au premier abord ; Carl
et Oyster sont des êtres troubles et torturés. L’abjection s’étend au personnage de Nash
dans le récit.
435
Mona est celle qui utilise le terme « wiccain. » Nous reviendrons en détails dans la partie consacrée à
la magie sur la wicca qui est parfois considérée comme une religion, parfois comme une philosophie. Ses
adeptes, les wiccans, prônent le culte de la nature.
241
a3. John Nash : un auxiliaire médical nécrophile
De par son métier, Nash informe le narrateur des crimes ayant eu lieu en ville en
échange d’une rémunération financière. Il assiste au quatrième meurtre perpétré par
Carl dans un bar. Il prétend avoir écrit une lettre expliquant la responsabilité de Carl et
l’avoir donnée à un ami. L’acte de chantage pour obtenir la berceuse en fait un être vil
et manipulateur. Mais c’est l’idée transgressive qu’il avance au chapitre 8 de la beauté
des femmes mortes, de la possibilité de les violer qui engendre la nausée chez le
lecteur : « still warm, too, under the covers. Warm enough. No death agonies.
Nothing. » (47) L’association de la mort à la chaleur, représentant par nature la vie, est
paradoxale comme si les personnes tuées par la berceuse devenaient elles-mêmes des
êtres monstrueux, des morts vivants.
Une fois en possession de la formule maléfique, Nash ne l’utilise que pour assouvir
ses pulsions morbides: « ‘seeing her there, she was better-looking than any piece of tail
I’ve ever had.’ If Nash knew the culling song, there wouldn’t be a woman left alive.
Alive or a virgin. » (48) Le thème de la nécrophilie était déjà développé dans le
Romantisme décadent. Ces cas de nécrophilie confirment l’influence du Romantisme et
du Gothique sur l’auteur et le fait qu’ils soient réalisés par une personne du domaine
médical donne une touche ironique à cette dimension macabre. L’acte nécrophile donne
des hauts le cœur au lecteur. La nécrophilie fait partie des perversions sexuelles et ceci
est lié à l’étymologie même du mot : « nekro-, the Greek prefix meaning ‘corpse’, and
philia, meaning ‘love of.’ »436 La mort est, pour l’être nécrophile, le symbole de la
beauté ultime : « necrophilia is as much an aesthetic, a mode of representation, as it is a
436
Lisa Downing, Desiring the Dead : Necrophilia and Nineteenth-Century French Literature (Oxford:
the University of Oxford, 2003) 2.
242
sexual perversion. » (Downing 4). Sa mort causée ironiquement par le poème récité par
Carl au chapitre 40 laisse même chez le lecteur un goût de satisfaction et de justice.
Nash apparaît comme un vampire à rebours : si le vampire tire du plaisir à ôter la vie
à d’autres personnes, Nash a du plaisir en ayant des relations sexuelles avec des
femmes déjà mortes. La berceuse remplace les crocs traditionnels du vampire. La mort
se fait plus douce mais l’exploitation du corps des individus est toujours présente. Les
mots deviennent vecteurs de mort et sont eux-mêmes une source de malédiction :
Now words can kill, too. The new death, this plague, can come from
anywhere. A song. An overhead announcement. A news bulletin. A sermon.
A street musician. You can catch death from a telemarketer. A teacher. An
internet file. A birthday card. A fortune cookie. (41)
Le pouvoir tueur des mots met en lumière l’aspect fragile de la société. La mort peut
être facilement véhiculée à travers tous les moyens de communication. La société cause
sa propre perte. La possession de la berceuse et du grimoire donne lieu à un conflit
incessant entre les personnages masculins et féminins. Après avoir décliné comment
l’abjection était appliquée aux personnages masculins, nous nous tournons à présent
vers les personnages féminins.
b. L’abjection au féminin
Helen et Mona sont les deux femmes fortes du récit. De tempérament différent, elles
sont néanmoins déterminées et mystérieuses. L’ambivalence règne : Helen maîtrise l’art
de la tromperie et l’innocence de Mona ne semble être que pure illusion.
243
b1. L’énigmatique Helen
Helen est présentée dans la préface comme un agent immobilier travaillant de
concert avec sa secrétaire, Mona. Son chiffre d’affaires est réalisé avec la vente de
maisons hantées et la souffrance des âmes emprisonnées dans leur demeure. La
banalisation du phénomène surnaturel par Helen et sa commercialisation donne une
touche kitsch à la terreur. Palahniuk apporte une touche d’humour noir et parodie le
gothique en faisant souhaiter à son personnage que les morts restent dans le monde des
vivants rompant ainsi l’ordre naturel des choses : « ‘I don’t want anybody going down
any tunnels toward any bright light. I want these freaks staying right here, on this astral
plane, thank you.’ » (4) L’idéologie commune de la lumière blanche et du tunnel après
une expérience de mort imminente 437 est conservée par l’auteur mais le souhait de voir
les âmes continuer à hanter un lieu pour en tirer profit décontenance le lecteur. Helen
est attirée par le côté lugubre et sanguinaire:
Forget those dream houses you only sell once every fifty years. Forget those
happy homes. … What she needed was blood running down the walls. She
needed ice-cold invisible hands that pull children out of bed at night. She
needed blazing red eyes in the dark at the foot of the basement stairs. (4)
Elle prend la place du « villain » en souhaitant que le macabre et l’horreur s’installent
dans les demeures. Son désir de voir du sang et des fantômes fait d’elle un personnage
déviant.
Elle est meurtrière et dominatrice. Elle confesse avoir tué son mari un an après le
décès de son fils Patrick. De plus, elle s’est assurée que personne ne réimprime le
recueil de poèmes en rachetant les droits d’auteur, en brûlant 300 copies des 500
437
« L’EMI peut être définie comme le souvenir rapporté d’un ensemble d’impressions au cours d’un
état spécial de conscience, incluant un certain nombre d’éléments comme l’expérience hors-du-corps, des
sensations agréables, la vision d’un tunnel, d’une lumière , la rencontre avec des proches décédés, ou une
revue complète de la vie. » Jocelyn Morisson, et Sonia Barkallah, Expériences de mort imminente :
Premières rencontres internationales (2007: 43).
244
existantes et en rachetant la maison de l’auteur, Basil Frankie. Contrairement au
narrateur, elle affirme avoir appris à canaliser sa colère et le pouvoir de la berceuse en
transposant son désir de tuer aux éléments naturels ; ainsi lorsqu’Oyster tente de
dérober le poème à Helen, celle-ci transfère sa colère sur des oiseaux dans ce qu’elle
considère être un mouvement de destruction constructive. L’usage même de
l’expression « destruction constructive » met l’accent sur le thème du paradoxe régnant
dans le récit. Cependant le contrôle et la maîtrise qu’elle pense avoir sur le sort est
factice puisqu’elle est payée pour tuer quelqu’un tous les jours depuis trois ans, ce qui
explique qu’elle ne tue pas Mona. Son agenda est un cahier d’élimination et sa
propension au meurtre la rend monstrueuse.
La possession par Helen du corps du policier Sarge à la fin de l’œuvre –comme si
elle le dévorait de manière symbolique– et l’acte de sodomie peu dissimulé sur Carl est
profondément révoltant pour le lecteur et pousse la perversion à un stade élevé
puisqu’une femme dans un corps d’homme fait l’amour à un autre homme. La barrière
des sexes et les tabous sont brisés ; l’auteur met en scène une véritable mise en abyme
des corps qui se mêlent de manière androgyne. Cependant, on est loin de la conception
platonicienne de l’unité originelle androgyne. La pénétration n’est pas consentie ni
souhaitée par Carl et c’est une impression de grotesque qui se dégage de l’acte sexuel.
La mention explicite non prude de l’acte de sodomie est choquante et abjecte.
Les apparats criards d’Helen lui donnent un aspect farcesque : « enough ornaments
for a Christmas tree. » (29) Il est difficile de la prendre au sérieux. Elle est réduite à
l’état de poupée : « she’s wearing doll clothes. » (29) Elle semble appartenir à un
monde factice. Palahniuk va même plus loin et l’assimile à un meuble restoré,
rénové : « her skin already looks exfoliated, plucked, scruffed, moisturized, and made
up until she could be a piece of refinished furniture. Reupholstered in pink. A
245
restoration. Renovated. » (30) L’objectification du personnage est totale. La description
du personnage renforce l’ambivalence qui règne dans l’œuvre de Palahniuk comme
celles de King ou Straub. Le fait qu’Helen ait elle-même tué son fils en lui lisant le
poème et qu’elle veuille le garder dans une chambre stérile à l’hôpital de manière
perpétuelle la rend à la fois humaine et insensible.
Nous sommes confrontés dans le cas d’Helen à un vampirisme plus psychologique ;
en revendant des maisons où ont eu lieu des évènements atroces, elle se nourrit de la
souffrance et de la peur des autres. Helen ôte peu à peu symboliquement la vie aux
acheteurs de ces maisons hantées puisque ces derniers ne peuvent résister à l’effroi face
à un visage se reflétant dans l’eau du bain ou à des ombres de fantôme sur les murs de
leur salle à manger. La vente de ses maisons hantées est littéralement un moyen de
subsistance. De plus, elle transcende la mort: « this was Helen. H B. Our Hero. Now
dead but not dead. Here was just another in her life. This was the life she lived before I
came along. » (6) L’écriture rend compte de ce paradoxe entre la vie et la mort; l’auteur
hésite entre des phrases courtes et longues. Une seule phrase peut être composée de
deux mots, ayant pour impact de couper le souffle du lecteur. La déviance
psychologique ne fait pas de doute même si le trouble reste concernant ses sentiments
pour son fils et pour Carl. La thématique de l’ambiguïté est un point commun partagé
avec Mona.
b2. Mona Sabbat : une innocence trompeuse
Mona se présente continuellement comme étant proche des gens et blâme l’attitude
consumériste d’Helen : «‘Mrs Boyle’s way too much into the money side of
everything.’ » (76) Elle se considère plus altruiste en mettant en avant son opinion que
246
chaque crime vous aliène du monde : « you shouldn’t kill people, because that drives
you away from humanity. » (134) Elle croit en la distinction entre le bien et le mal, en
l’omnipotence des forces supérieures et en la magie. Elle lit d’ailleurs des ouvrages à ce
sujet comme c’est le cas lorsque Carl la voit pour la première fois. Le nom de famille
choisi par l’auteur, « Sabbat » (14), est lui-même précurseur des réunions qu’elle
organise chez elle. Le rituel organisé à son domicile n’est cependant pas une messe
noire comme semble l’indiquer le terme « sabbat » car il n’y a pas de sacrifice
sanguinaire. De plus, les messes noires « admettent comme finalité le plaisir des sens,
la perte du sens, le rassemblement sexuel et festif. » (Walzer 60). Si les membres du
groupe de Mona sont nus, ils acceptent que Carl et Helen soient habillés et aucun
contact physique n’est décrit. La communion visée est spirituelle. Le breuvage préparé
par Mona pour la déesse –associé par Helen à du vin– n’est qu’une pâle copie du
breuvage rouge bu par les sorcières à Salem. 438
L’usage du terme « sabbat » semble la lier à la sorcellerie comme l’indique JeanMichel Sallmann:
Parmi tous les mots qui servent à désigner les conventicules au cours
desquels les sorciers et les sorcières se réunissaient pour adorer le Diable,
c’est celui qui a été retenu par les juges à l’époque moderne et qui est resté
dans l’historiographie, de préférence à ‘synagogue’ ou à ‘vauderie.’ 439
Les étapes du sabbat sont ainsi décrites :
des sorciers et des sorcières, après s’être enduit le corps d’un onguent réalisé
à partir de la chair d’enfants sacrifiés rituellement, volent à très grande
vitesse sur de très longues distances, à cheval sur des animaux ou des objets
(chaises, bouts de bois, balais) pour se rassembler la nuit dans un endroit
438
« A Salem, elles célébraient, dit-on, leurs débauches noctrunes, soit dans une maison du village, où
elles se partageaient le sacrement du diable sous les espèces du pain rouge et du breuvage rouge, soit
‘dans un lieu herbu, près duquel passait un chemin de terre, marqué par les traces des pieds des
chevaux.’ » Julian Franklyn, Crimes rituels et magie noire : Une étude sur la magie ancienne et moderne
(1972: 135).
439
Sallmann 633.
247
retiré où se déroule une cérémonie présidée par le Diable représenté
généralement par un bouc. … La cérémonie se termine par une orgie
générale où les sorciers s’accouplent avec des démons succubes, les sorcières
avec des démons incubes, et par un grand festin au cours duquel sont dévorés
des enfants, préalablement mis à mort rituellement. 440
Le rituel décrit par Palahniuk est bon enfant comparé à la croyance sanguinaire
commune du sabbat. Mona et ses invités se retrouvent dans son appartement et il n’y a
pas d’orgie. L’auteur n’inclue pas d’adoration du diable ou de dévoration d’enfants.
Pourtant sa connaissance des sorts et des séances rituelles qu’elle prend très au
sérieux peut en faire un personnage inquiétant : les personnes assistant au rituel -« a
Wiccan practitioners’ ritual » (79) - changent d’identité en s’attribuant un nouveau
nom. On apprend ainsi au chapitre 19 que le vrai nom de famille de Mona est
« Steinner. » Le changement de nom choisi révèle une rébellion contre le nom originel
familial, contre un passé qu’elle souhaite apparemment oublier.
L’innocence apparente de Mona soulève des interrogations. Même si elle travaille
pour Helen et qu’elle devient plus proche de Carl en lui ôtant des restes de modèles
réduits dans le pied, son amour pour Oyster la pousse à les trahir et à choisir le camp de
son amant. Elle tente de dérober le grimoire au chapitre 34 et semble alors réellement
se métamorphoser en sorcière : « a wicked witch. A sorceress. Twisted. » (205)
L’adjectif « twisted » met en exergue la duplicité de ce personnage. La séance rituelle
organisée dans son appartement voit quand même les initiés se dénuder. On ne peut
oublier qu’elle profite avec Oyster du grimoire pour apporter aux gens de faux
miracles, alors qu’elle s’opposait au début à l’attitude exploitatrice d’Helen. Palahniuk
tire ainsi avec brio les ficelles de l’hypocrisie et de la trahison, de la manipulation et de
la déviance, nous offrant des personnages ambivalents qui deviennent l’auxiliaire d’une
critique acerbe de la société actuelle. Les griffes acérées de l’auteur ne laissent que peu
440
Franklyn 633.
248
de répit au lecteur désarçonné par les thèmes déployés et le modèle narratif utilisé. Le
procédé déconstructionniste et subversif règne, insidieux ; il interpelle le lecteur tout en
le divisant. Cette fragmentation engendrant intérêt et rejet est à l’image de l’abjection
qui se dissimule à chaque recoin des récits et n’attend pour être découverte que le
lecteur accepte l’invitation à danser des auteurs.
Nous avons montré à travers ce premier chapitre que la société américaine est depuis
ses origines véhicule de la peur, voire de l’horrible. Le mouvement fondateur même
qu’est le Puritanisme est source d’ambiguïté et révèle la lutte incessante entre le bien et
le mal. L’abjection est déjà présente dès l’origine du nouveau monde et est associée à
une critique acerbe de la société qui continue à être exploitée par les auteurs
aujourd’hui. Ces derniers nous livrent une véritable réflexion à la fois sur la société
contemporaine ainsi que sur les rapports humains. Thinner, Shadowland et Lullaby
mettent en lumière une vision hypocrite, manipulatrice et artificielle des relations entre
les êtres. La notion d’abjection est omniprésente chez les trois auteurs choisis et nous
lie au roman gothique anglais. Nous avons montré un certain nombre de corrélations
existant entre le Romantisme, le Romantisme noir et le Gothique et des liens existent
avec les trois récits choisis. Le Gothique anglais a subi les assauts de l’évolution et a
laissé place au Gothique postmoderne, mouvement auquel appartiennent King, Straub
et Palahniuk. Les artifices du gothique anglais ont évolué.
Les auteurs ne se contentent pas de revenir aux sources ; celles-ci sont présentes en
arrière-plan de la toile qu’ils souhaitent créer. Ils ont cependant intégré les éléments
clés de certains mouvements littéraires ; ils semblent avoir traversé l’histoire et
recueillir les éléments nécessaires à la création d’une nouvelle histoire, celle de
l’abjection. Ainsi, les lieux et les personnages traditionnels gothiques sont remis au
goût du jour à travers le mouvement oscillatoire constant de la monstration et de
249
l’évitement. Les figures de l’abjection sont polymorphes, masculins et féminins,
animées et inanimées. Pour King, la monstruosité est à la fois physique et morale. La
malédiction gitane transforme les personnages en êtres difformes. Pour Straub et
Palahniuk,
la
monstruosité
est
avant
tout
morale
avec
des
personnages
psychologiquement déviants mais paradoxalement attachants. Les thèmes de l’inceste
et du vampirisme revisités par les auteurs participent à la vision psychologique
transgressive des personnages.
Les auteurs s’inscrivent dans le paradigme de la transgression, voire même de la
déconstruction. Les thématiques gothiques originelles sont remodelées par les mains
expertes et postmodernes des auteurs qui nous mènent sur les flots intarissables d’une
fascinante subversion. Pour ce faire, ils revisitent notamment les thématiques du corps
qui est décrit comme une prison. L’abolition des frontières entre rationalité et
irrationalité, entre réel et irréel ou entre mort et vie prédomine. Le lecteur est confronté
à la fois à une fragmentation thématique et narrative. Il doit retrouver sa voie dans le
labyrinthe créé par nos auteurs qui s’amusent à détruite les valeurs communes de la
justice ou de la famille ; ils revisitent sans complexes le mythe biblique, l’univers de la
magie ou les contes de fées. Même le processus initiatique que semblent connaître les
personnages soulèvent d’innombrables interrogations. C’est à présent dans la voie de la
subversion et de la déconstruction que nous nous engageons.
250
CHAPITRE 2. UNE RHETORIQUE DE LA
DECONSTRUCTION
« If the meaning of the text is unstable, undecidable, then the project
of literary interpretation is compromised; interpretation is doomed to
endlessly repeat the interpretive act, never able to reach that final
explanation and understanding of the text. » (Philip Rice and Patricia
Waugh, Modern Literary Theory 183)
« She saw the highway open out before her, and understood that this
was no common intersection they stood at. » (Clive Barker, Books of Blood
5)
251
L’association des deux termes que sont « rhétorique » et « déconstruction » peut
paraître au premier abord incongrue si l’on s’en tient à la définition originaire du terme
« rhétorique ; » en effet, « dans l’antiquité gréco-romaine, la rhétorique était avant tout
l’art de persuader, c’est-à-dire de s’exprimer de la manière la plus efficace afin
d’influer sur l’opinion d’un auditoire. » 441 Cela implique donc l’usage d’un discours
clair et construit. La rhétorique de la déconstruction est perçue, dans le cadre de notre
thèse, plus comme un ensemble de procédés et de techniques narratives permettant de
révéler le processus de déconstruction à tous les niveaux et d’analyser ses effets voulus
et produits. Nous percevons ici le terme de « déconstruction » de manière double.
Il nous renvoie à l’approche de Derrida qui considère que la signification d’un texte
provient de la différence entre les mots employés. Il s'agit d'une différence active,442
qui travaille le sens de chaque mot. Le texte a différentes significations qui peuvent être
découvertes en décomposant la structure du langage dans lequel il est rédigé. Notre but
est bien sûr, à chaque étape, de nous interroger sur le sens global et sur le sens des mots
utilisés par nos auteurs afin de comprendre de quelle manière ils véhiculent le thème de
l’abjection. Nous considérons également le terme de « déconstruction » dans le sens de
fragmentation, de fracture se déclinant aussi bien au niveau thématique que langagier.
L’absence d’harmonie et d’ordre qui semble régner dans nos trois récits explique en
partie le sentiment d’abjection ressenti par le lecteur.
Le chaos apparent véhicule la déviance, le désordre et nous lie au sentiment
d’abjection. Tout comme l’interprétation des textes se fait à différents niveaux, le
processus de déconstruction affecte différentes strates des récits choisis ; il concerne en
effet à la fois les thèmes abordés et les procédés narratifs. Ainsi, les auteurs
441
Jean-Jacques Robrieux, Les figures de style et de rhétorique (Paris: Dunod, 1998) 9.
442
Pour marquer le caractère actif de cette différence, Derrida utilise le terme « différance », combinant
« différence » et le participe présent du verbe « différer » : « différant ».
252
modernisent le paradigme corporel qui prévalait déjà dans le récit gothique anglais. Le
thème du corps nous amènera à nous tourner vers Jacques Lacan 443 et à sa théorie du
stade du miroir afin d’éclairer notre propos. La thématique de la fragmentation est
créatrice d’éléments disparates : l’humain s’animalise, perd son individualité, s’enlise
dans les sables mouvants de l’informe et de l’abjection. Les personnages sont
confrontés à une perte identitaire car le corps subit des métamorphoses et devient même
une prison. Les auteurs refaçonnent notre conception commune du corps et jouent sur
l’abattement des frontières entre la normalité et l’anormalité, le rationnel et
l’irrationnel. L’abolition des frontières entre le rêve et la réalité ou entre la vie et la
mort nous fait entrer dans le jeu de la grande illusion. La thématique de la
déconstruction s’applique également au thème de la mort qui est présentée de manière
peu commune par les auteurs.
L’impression de fragmentation qui règne au niveau thématique est à mettre en
parallèle avec une réorganisation de l’espace-temps et une utilisation disloquée de la
voix narrative, voire du langage même. Gérard Genette 444 nous offrira entre autres des
pistes à suivre pour comprendre comment le désordre narratif fait écho au chaos
régnant dans les récits. Tout est déconstruit et reconstruit de manière subversive. C’est
bien le terme « subversion » qui caractérise la démarche des auteurs qui se lancent sans
hésitation dans une réécriture des mythes traditionnels.
Les valeurs américaines de justice et de famille sont parodiées tout comme King,
Straub et Palahniuk écorchent sans vergogne les mythes bibliques. La touche grotesque
appliquée par les auteurs à la magie et aux contes de fée qui prédominent dans nos
récits confirme la voie de la subversion arpentée par King, Straub et Palahniuk. Tout est
443
Jacques Lacan, , Ecrits.1 (Paris: Editions du Seuil, 1992).
444
Gérard Genette, Figures III (Paris: Éditions du Seuil, 1972).
253
soumis au principe de la non-finitude. Puisque tout est déconstruit, les différents
parcours ne peuvent être menés à terme. Même le processus initiatique apparemment
vécu par les personnages subit la loi de l’inachèvement et de la subversion. La
thématique de l’abjection surgit à chaque recoin et la confusion règne. Les auteurs
oscillent entre fragmentation et unité, dualité et singularité, enfermement et délivrance,
rêve et réalité, mort et vie. C’est à ces fractures en apparence irréconciliables que nous
allons nous intéresser maintenant.
PARTIE 1. UNE THEMATIQUE DE L’ENTRE-DEUX
Le terme « entre-deux » permet au lecteur de visualiser une frontière que les auteurs
s’amusent à effacer pour faire vaciller nos propres convictions. Tout est flou et sujet au
bouleversement et au paradoxe dans les récits choisis et il ne peut en être autrement
dans des œuvres qui célèbrent l’abjection. Les personnages voient leur corps -ce qui
fait leur essence même, leur identité- se métamorphoser. La fragmentation corporelle
fait écho au morcellement identitaire. Le corps est une prison où l’esprit se perd et
s’oublie. L’abolition des repères est totale et mène au vacillement de la frontière entre
rêve et réalité, entre vie et mort car même la Grande Faucheuse trouve une tonalité
nouvelle sous la plume de King, Straub et Palahniuk. Les flammes de l’abjection
consument toutes nos certitudes, réduisant en cendres les évidences pour ouvrir notre
esprit à une autre perception.
254
A] Le motif du corps
Le gothique anglais mettait déjà en avant le thème corporel ; « le corps est présent et
joue un rôle important, dans les premiers textes que l’on rattache au gothique. … Il est
sujet de métamorphoses. »445 L’élément corporel est également présent chez nos
auteurs qui lui donnent une esquisse nouvelle. La métamorphose du corps qu’ils nous
dépeignent est liée à l’animalisation de celui-ci, ce qui ne peut que conduire à la perte
identitaire des personnages puisque ces derniers ne reconnaissent plus leur enveloppe
charnelle. L’impression de chaos créé est mise en relief par le thème du double qui
apparaît, lancinant, et permet de révéler la bestialité et l’abjection intrinsèques à
l’homme. Le corps semble être une prison de laquelle tout échappatoire n’est que
mirage.
a. Le corps fragmenté
Le thème du corps est un véritable leitmotiv dans les trois récits choisis et est lié à
celui de la dislocation. Si nous reprenons l’exemple du Château d’Otrante, la célèbre
armure n’est jamais vue dans son ensemble. Le fils de Manfred est tué par un casque,
une épée tombe seule par terre, des pièces d’une armure apparaissent à différents
endroits du château. Cette fragmentation subie par les objets fait écho à l’omniprésence
des ruines dans le mouvement gothique. Elle est transposée aux individus, et à leur
identité chez King, Straub et Palahniuk. La fragmentation corporelle nous ramène à
l’étape précédant le stade du miroir chez Lacan. Le stade du miroir est
compris comme :
445
Bozzetto, Territoire des fantastiques 191.
255
une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la
transformation produite chez le sujet quand il assume une image, -dont la
prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l’usage,
dans la théorie, du terme antique d’imago. 446
« La fonction du stade du miroir s’avère pour nous dès lors comme un cas particulier de
la fonction de l’imago qui est d’établir une relation de l’organisme à sa réalité –ou,
comme on dit, de l’Innenwelt à l’Umwelt. » 447 Le stade du miroir est ainsi nécessaire
pour assurer l’unité identitaire de tout individu et implique une prise de conscience de
son unité corporelle à travers la contemplation de son image dans le miroir. Au
contraire, nos auteurs dépeignent dans leurs œuvres des personnages qui ne se
reconnaissent plus en tant qu’individu à part entière ; leur corps est vu de manière
fragmentaire et régressive. Ceci est souligné par leur confrontation avec la figure du
double ou sont dans certains cas possédés par une entité extérieure ou par un autre
individu. Les auteurs nous livrent une danse macabre des corps qui sont perçus comme
des objets abjects.
a1. Le démembrement comme leitmotiv
Dans Thinner, Billy voit son apparence corporelle bouleversée et son regard se
cantonne à certaines parties de son anatomie comme si son propre regard choisissait
d’oblitérer consciemment des parties de son corps. Son propre regard participe à sa
fragmentation corporelle, processus poussé à l’extrême si nous le considérons comme
de l’auto-fragmentation. Lors de son séjour à la clinique Glassman, Billy constate que
sa maigreur devient inquiétante mais les détails qui nous sont donnés ne nous laissent
voir que ses côtes et ses hanches :
446
Lacan 90.
447
Lacan 93. L’innenwelt correspond au monde interne à l’individu et l’umwelt à son environnement.
256
He noticed that he could see the double stack of his ribs for the first time
since… since high school ? No, since forever. His bones were making
themselves known, casting shadows against his skin, coming triumphantly
out. Not only were the love handles above his hips gone, the blades of his
pelvic bones were clearly visible. (128)
Le champ lexical osseux prévaut ; son corps semble être une entité à part entière sur
laquelle il n’a plus de contrôle comme l’indique l’expression « coming triumphantly
out. » C’est la victoire de l a mort dans son propre corps. Même lorsqu’il se regarde
dans le miroir de l’hôtel où il s’arrête à Providence, il ne voit pas son corps dans sa
totalité. La découverte de sa maigreur se fait étape par étape pour ménager le suspense
et met en exergue la thématique du démembrement. On voit d’abord sa poitrine, puis
son sternum, son pelvis, ses jambes: « every rib stood out clearly. His collarbones were
exquisitely defined ridges covered with skin. His cheekbones bulged. » (160) King allie
à nouveau des éléments inattendus.
Il donne un aspect esthétique à une description monstrueuse en utilisant l’expression
« exquisitely defined » comme si le corps squelettique de Billy était une œuvre d’art.
L’auteur applique le principe de monstration à certaines parties du corps de son
personnage et d’évitement à d’autres parties. On pourrait dire que cette description
fragmentaire, parce qu’elle se limite à certains membres, fait écho à l’analyse
freudienne du membre coupé vu comme un symbole de castration. 448 Si la théorie
freudienne la considère comme un acte de soumission envers l’autorité du père et
renoncement à l’objet maternel, elle semble être dans nos récits symbolique de la
déconstruction et de l’abjection qui y règnent. Le thème, non seulement du membre
448
Sigmund Freud, Totem et tabou (Paris: Payot, 1988). Freud montre que le sacrifice animal dans les
sociétés primitives remplaçait le sacrifice humain, « la mise à mort solennelle du père. » (174) « Chez
nos jeunes névrosés, la phobie de la castration joue un rôle extrêmement important dans la détermination
de leur attitude à l’égard du père. … Lorsque nos enfants entendent parler de la circoncision rituelle, ils
se la représentent comme équivalent de la castration. » (175) Freud précise que cette idée est erronnée car
la circoncision est généralement associée avec « l’ablation de la chevelure et à l’extraction des dents. »
(175)
257
manquant, mais du corps manquant nous rapproche du thème de la monstruosité car
l’individu concerné dévie dans ce cas de la norme physique établie par la société.
Heidi apparaît comme une figure castratrice tentant de contrôler l’aspect corporel de
Billy. En l’infantilisant, elle le castre symboliquement ; le processus de castration ne
serait plus tenu par le père mais par une figure féminine. Heidi le prive de toute virilité
et sa quête pour retrouver le gitan ainsi que sa haine envers elle peuvent être vues
comme une tentative de réappropriation du membre phallique, l’autorité masculine.
Heidi ne représente plus rien à ses yeux ; elle n’a plus d’identité propre. Billy retrouve
d’ailleurs toute sa puissance mâle en choisissant de sacrifier son épouse mais la victoire
phallique est de courte durée puisqu’il choisit de se livrer à nouveau à la mort par
amour pour sa fille.
Billy a donc une vision morcelée de son corps ce qui le fait retomber en enfance,
avant le stade du miroir. Une définition complémentaire de ce stade le désigne comme:
la phase de la constitution de l’être humain, qui se situe entre les 6 et les 18
premiers mois : l’enfant encore dans un état d’impuissance et
d’incoordination motrice, anticipe imaginairement l’appréhension et la
maîtrise de son unité corporelle. Cette unification imaginaire … s’illustre et
s’actualise par l’expérience concrète où l’enfant perçoit sa propre image dans
un miroir. 449
Comme nous l’avons dit précédemment, le stade du miroir permet donc à l’identité des
individus de se former en fournissant une vision unifiée de leurs corps. Billy revient en
pré-enfance comme s’il subissait le processus inverse du stade du miroir puisqu’il voit
son apparence corporelle de manière fractionnée.
Le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de
l’insuffisance à l’anticipation –et qui pour le sujet, pris au leurre de
l’identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une image
morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa
449
Jean Laplanche, et J-.B Pontalis 452.
258
totalité- et à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va
marquer de sa structure rigide tout son développement mental. 450
L’unification qui doit s’appliquer se change pour Billy de manière régressive en
fragmentation. Son identité est remise en cause, le stade du miroir étant « formateur de
la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique. »
(Lacan 89). Le parcours de Billy à travers les Etats-Unis est d’ailleurs un parcours
identitaire où il est confronté au jeu du « je ». Billy fait bien le processus du stade du
miroir à rebours: « ce moment où s’achève le stade du miroir inaugure, par
l’identification à l’imago du semblable et le drame de la jalousie primordiale …, la
dialectique qui dès lors lie le je à des situations socialement élaborées. » (Lacan 95).
Billy choisit, lui, de se couper du monde social et n’entretient un lien étroit qu’avec
Ginelli qui lui-même, par son statut de mafieux, est socialement déviant. Son parcours
lui offre la possibilité d’analyser ses sentiments réels pour Heidi et de découvrir sa
vraie personnalité.
Lemke est lui aussi présenté de manière fragmentaire. Dans le paragraphe
introductif, l’auteur décrit le nez pourri du personnage, puis son doigt tordu, ses lèvres,
ses dents et sa langue :
‘thinner,’ the old Gypsy man with the rotting nose whispers to William
Halleck as Halleck and his wife, Heidi, come out of the courtroom. … And
before Halleck can jerk away, the old Gypsy reaches out and caresses his
cheek with one twisted finger. His lips spread open like a wound, showing a
few tombstone stumps poking out of his gums. They are black and green. His
tongue squirms between them and then slides out to slick his grinning, bitter
lips. (5)
L’auteur reste à la partie supérieure du corps du personnage –nez, joue, doigt, lèvres,
dents, langue- et oblitère la partie inférieure, ce qui ne fait qu’accroître l’aspect abject
du gitan. De même, lors de la confrontation entre Billy et Lemke au camp des gitans,
450
Lacan 93-94.
259
l’accent est d’abord mis sur son nez qui est réduit à un trou puis sur ses yeux et sur son
doigt : « for a moment Billy stared at the festering hole in the middle of Lemke’s face,
and then his eyes were drawn to the man’s eyes. … Lemke crooked a finger at Billy. »
(198)
La description des personnages est proche du procédé cinématographique du gros
plan. Etant scénariste lui même, King s’est inspiré des procédés du septième art dans le
processus d’écriture. Le lecteur peut visualiser certaines scènes avec précision comme
s’il était devant un écran. Ainsi, la description du gitan dans le parc lors du dénouement
nous fait penser à un travelling suivi d’un zoom sur le nez de Lemke :
The old man wore a gray serge suit, double-breasted. On his feet were hightopped black shoes. What little hair he had was parted in the middle and
pulled sternly backward from his forehead, which was as lined as the leather
of his shoes. A gold hoop sparkled from one of his earlobes. The rot, Billy
saw, had spread –dark lines now radiated out from the ruins of his nose and
across most of his runneled left cheek. (285)
On passe de son costume à ses pieds, puis à ses cheveux et au lobe de son oreille avant
de zoomer sur son nez qui est en contraste total avec l’impression d’élégance qu’il
paraît véhiculer. C’est un délabrement, voire un pourrissement corporel, auquel est
confronté le lecteur. Le thème du délabrement, déjà omniprésent dans le Gothique
anglais, affectait les demeures présentes dans les récits. Chez nos auteurs, le
délabrement concerne non seulement la dimension psychologique et physique des
personnages mais également, comme nous le verrons progressivement, la dimension
narrative et thématique de l’œuvre.
Le thème de la fragmentation est également visible dans la description d’Hopley ou
de Rossington. Duncan est d’abord décrit comme une forme vague: « he saw a dim
shape at the far end of the hall. A door on the left opened; the shape went in. » (116) Le
champ thématique de l’indistinct prévaut à travers l’usage des mots: « shape, shadow»
260
(116) ou « shade, silhouette » (117) On passe d’une silhouette floue à des jambes, à une
main –« slowly, slowly, his hand crept into the narrow circle of light thrown by the
Tensor lamp and turned it so that it shone on his face » (125)-, un menton, un cou, des
bras, des joues, un front, un nez et des yeux. De même, la description de la
transformation de Rossington se fait étape par étape. La métamorphose débute par le
plexus solaire, gagne son ventre, sa poitrine, son nez, son menton, son visage et sa
main. « At the end, before he finally gave up and went, both of his hands were claws.
His eyes were two… two bright little sparks of blue inside these pitted, scaly hollows,
His nose…» (98) L’horreur est tellement grande qu’elle ne peut plus être verbalisée et
trouve toute sa force dans le non-dit à travers les points de suspension.
La décomposition est physique et mentale et la perte totale de repères semble faire
basculer les personnages dans la folie. Nous ne donnons que deux exemples avant
d’analyser plus loin cette thématique plus en profondeur. Hopley éprouve une joie
sauvage à voir Billy se décharner peu à peu : « ‘don’t be,’ Hopley said, that weird
joviality back in his voice. ‘Yours is going slower, but you’ll get there eventually.’ »
(126) Il en va de même pour Leda Carrington, l’épouse du juge, à l’égard de Billy:
« ‘come back in a couple of weeks,’ she said … ‘come back and let me have a look at
you when you’ve lost another forty or fifty pounds. I’ll laugh… and laugh … and
laugh.’ » (100) Billy, lui-même, à travers ses idées de vengeance semble avoir franchi
les frontières de la rationalité. King souligne le dysfonctionnement dans l’équilibre
mental de ses personnages.
Le thème corporel est aussi développé dans l’œuvre de Straub. La maigreur de
Steve est constamment mise en avant:
Exceptionally skinny, Skeleton Ridpath from a distance looked like a
clothed assemblage of sticks; cuffs drowned his wrists, collars swam on his
thin neck. Close up, his face was so taut on his skull that the skin shone
whitely; a slight flabbiness under the eyes was the only visible looseflesh.
261
Above these grey-white pouches, his eyes were very pale, almost white, like
old blue jeans. His eyebrows were only faint tracings of silvery brown. (62)
Dans ce passage déjà cité avant, la technique du close-up est là aussi appliquée ; on
commence d’abord par une vue d’ensemble –un assemblage de baguettes- avant de
zoomer sur des parties bien particulières du corps de Skeleton. Le close-up ne laisse
échapper aucun détail mais cette accumulation descriptive renforce l’impression
fragmentaire et ne donne paradoxalement aucune unité au personnage de Steve dont la
ressemblance avec des baguettes lui ôte toute humanité. La thématique de la
fragmentation corporelle est même présente dans la décoration morbide de sa chambre :
« an area dominated by automobiles and household appliances and women’s
photographs from which he had removed the faces. In their place he had glued
animals’masks, foxes’ and apes’. » (72) Tout comme le docteur Frankestein, il crée des
êtres monstrueux à travers l’assemblage d’éléments disparates mais l’association de
voitures, d’appareils ménagers, d’humains et d’animaux donne une touche kitsch à la
décoration. Les têtes d’animaux remplacent les visages humains ; l’hybridité souligne
l’abjection ressentie par le lecteur à la vue des êtres créés par Steve. Cette hybridité
véhicule altérité et dualité et peut trouver un parallèle dans la personnalité trouble des
personnages divisés par le conflit entre le bien et le mal.
Enfin, la thématique de la fragmentation est également visible dans Lullaby. La
mort effective du fils d’Helen est un exemple de dislocation corporelle:
She tosses the dead child across the room where it clatters against the steel
cabinet and falls to the floor, spinning on the linoleum. Patrick. A frozen arm
breaks off. Patrick. The spinning body hits a steel cabinet corner and the legs
snapp off: Patrick. The armless, legless body, a broken doll, it spins against
the wall and the head breaks off. (252)
Patrick est réduit à des membres isolés -bras, corps, jambes, tête- et n’a plus rien
d’humain. C’est une vision d’horreur qui s’offre à nous. L’objectification de l’enfant
262
est visible puisqu’on le compare à une poupée. Le processus de déconstruction est mis
en emphase par le martèlement ternaire du prénom Patrick utilisé isolément par
l’auteur. Un membre se détache à chaque fois que le corps heurte un objet, il n’est plus
qu’un tronc dans ce lieu froid qu’est l’hôpital. Le processus de fragmentation corporelle
est également visible dans les apparitions que les acheteurs peuvent voir dans les
maisons vendues par Helen : « the face that appears, reflected in the water when you fill
the bathtub» (2), « the face of a barbiturate suicide that appears late at night in the
powder room mirror. » (3) Les apparitions fantomatiques sont réduites à la partie
faciale.
Le champ lexical du corps est récurrent chez Palahniuk. Le policier que Carl tue lors
de sa folle journée meurtrière se coupe la langue en tombant :
The officer’s eyes roll up until only the whites show. One gloved hand gets
halfway to his chest, and his knees fold. His chin comes down on the top
edge of the barricade so hard you can hear his teeth click together.
Something pink flies out. It’s the tip of his tongue. (68)
Ici l’auteur fait plusieurs arrêts sur image et sa caméra imaginaire filme l’officier en
parties bien distinctes : les yeux, la main, la poitrine, les genoux, le menton, les dents.
Pourtant même cette vision horrible de la mort de l’homme de loi se teinte d’humour
noir à la vision de ce bout de langue rose volant à l’extérieur de la bouche de son
propriétaire.
On peut citer comme dernier exemple de morcellement corporel la description
d’Oyster lorsqu’Helen le chasse du véhicule après que celui-ci ait tenté de voler le
poème: « his face and hands are smeared red with blood. The devil’s face. His shattered
blond hair sticks up from his forehead, stiff and red as devil’s horns. His red goatee. In
all this red, his eyes are white. » (187) L’auteur choisit de se concentrer sur la partie
supérieure du corps: le visage, les mains, les cheveux et les yeux. Cette description
263
fragmentaire -mise en lumière par l’usage double d’expressions courtes faisant office
de phrases- accentue l’aspect abject et démoniaque du personnage auquel le lecteur est
incapable de s’identifier. Le corps est non seulement présenté de manière déconstruite
mais il est diabolisé, bestialisé. L’abjection naît de cette animalisation de l’humain et la
confrontation avec cette fragmentation corporelle établit une fissure dans l’équilibre
mental des personnages.
a2. Animalisation et perte identitaire : une abjection corporelle et
psychologique
Le terme « animalisation » fait référence à la transformation de l’humain en animal.
L’animalisation corporelle de l’homme rime avec la notion de monstruosité car cela
équivaut à abolir la frontière entre l’humain et l’animal. « L’identification de l’homme
et de la bête remonte aux plus lointaines origines. Elle a donné naissance aux fables et
aux dieux de toutes les civilisations anciennes. » 451 Cependant, même le terme
« animalisation » nous mène sur la voie du paradoxe. En effet, selon le Robert, le nom
animal s’applique
le plus souvent aux ‘animaux’, de la science, oiseaux et surtout mammifères,
les autres recevant surtout des désignations spécifiques (insecte, etc). Les
animaux domestiques (ou ceux de la ferme) soulignent cette spécialisation,
fondée sur le rapport animal-homme, qui est de complémentarité. 452
Cependant chez nos auteurs il ne s’agit pas tant de trouver des points communs
physiques entre l’homme et l’animal, qu’une assimilation complète à cet animal. Il
nous faut donc énoncer les animaux choisis par les auteurs pour savoir si nous sommes
dans un rapport de complémentarité ou de monstruosité.
451
Jurgis Baltrusaitis, Aberrations : Essai sur la légende des formes (Paris: Flammarion, 1995) 13.
452
Alain Rey, et al 80.
264
Dans Shadowland, Steve compare Del à une punaise et un cafard : « you look like a
little bug, Florence, a shitty little cockroach ; » (83) Tom est lui vu comme un insecte :
« ‘and what’s yours, insect ?’ » (62) Steve les relègue au niveau le plus bas du règne
animal puisqu’il les associe à des animaux liés aux cadavres et à la pourriture. Ce n’est
pas un rapport de complémentarité qui est établi mais un rapport d’abjection. Del et
Tom sont aussi de manière récurrente associés à des oiseaux ; ainsi, Cole énonce en
allant les chercher à la gare : « the birds have come home. » (156) Tom doit choisir
entre sa chanson et ses ailes lors de son périple à Shadowland et Cole lui donne ce
conseil en vérifiant qu’il est endormi : « keep your head under your wing. » (191) Steve
appelle Del « birdy » (63) et Del sera au final transformé en oiseau de verre. Dans le
seul poème écrit par Tom, l’homme est comparé à un oiseau : « man in the air, do you
fly by your own wings ? » (56). La devise de Carson est « fly by your own wings. » La
métamorphose principale subie par les personnages est donc la transformation en
oiseau.
Quatre oiseaux reviennent de façon récurrente chez nos auteurs à commencer par la
chouette. La chouette de Ventnor est dérobée par Del à l’école. Pendant la guerre, Cole
a du abréger les souffrances du lieutenant William Vendouris en lui tirant une balle
dans le front. Le symbolisme de la chouette blanche a débuté à cette époque et
représentait l’âme de Vendouris. Liée à la mort, la chouette était avant tout l’oiseau
d’Athéna ; parce qu’elle est « un oiseau nocturne lié à la lune, ne pouvant supporter la
lumière du soleil, elle est devenue « le symbole de la connaissance rationnelle –
perception de la lumière (lunaire par reflet) » 453 opposée à l’aigle symbole de
connaissance intuitive car recevant la lumière du soleil les yeux ouverts. Straub choisit
453
Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 246.
265
la symbolique indo-américaine qui voit la chouette comme « la divinité de la mort et
gardienne des cimetierres. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 246). Si l’on
considère en plus que pour les Aztèques, elle symbolise le dieu des enfers, on
comprend qu’elle soit dans le récit associée à Cole puisqu’il fait figure de diable à
travers le récit. Un rapport de complémentarité s’installe entre Cole et la chouette.
Tom est lui changé en faucon pour revoir la scène du vol à Ventnor. Chevalier nous
éclaire sur la symbolique de cet oiseau : « en Egypte, par sa force et sa beauté qui en
faisaient le prince des oiseaux, [le faucon] symbolisait le principe céleste. » Le faucon
est indicateur de supériorité : « symbole ascensionnel sur tous les plans, physique,
intellectuel et moral. Il indique une supériorité ou une victoire, soit acquises, soit en
voie d’être acquises. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 429). Tom étant le héros du
récit, on comprend le choix de cet animal proleptique de son succès final. Le choix de
la chouette et du faucon correspondrait bien à la lutte entre le personnage démoniaque
qu’est Cole et le personnage salvateur qu’est Tom.
Le troisième oiseau mentionné est le moineau ; Cole transforme Del en moineau :
Del went utterly still in his hands, and Tom feared that he had died. Then he
felt a high regular throb beneath his fingers, the sparrow’s heart thrilling
away, and he opened his shirt and tenderly put Del next to his skin. He
buttoned his shirt up halfway. Feathers rustled against his chest. (439)
Il y a une fusion complète entre Del et l’oiseau. Le choix du moineau fait écho au conte
« the dead princess » narré par Cole. Dans ce conte des moineaux atteignent un palais
où tous les animaux et les personnes sont endormis à l’exception du roi et de la reine.
La mort de la princesse Rose a endormi le royaume. Pour sauver celui-ci, les moineaux
s’adressent au sorcier ; ils choisissent de sacrifier leurs ailes et sont transformés en
grenouille. Ils sont donc dans ce conte un symbole de générosité, de partage et de
grandeur d’âme. Cela correspond bien au personnage de Del qui aide Tom à distinguer
266
Cole de ses doubles lors du dénouement mais le paye de sa vie puisqu’il est transformé
en oiseau de verre. Son nom de famille est « Nightingale » qui signifie rossignol. « Cet
oiseau, dont tous les poètes font le chantre de l’amour, montre de façon saisissante,
dans tous les sentiments qu’il suscite, l’intime lien de l’amour et de la mort. » (Jean
Chevalier, et Alain Gheerbrant 826). Cette symbolique qui lui est adjointe souligne la
nature bienfaitrice de Del et le dénouement tragique inévitable qui l’attend.
Enfin, dans Thinner, Lemke est régulièrement associé au vautour. Le symbolisme du
vautour souligne l’ambiguïté intrinsèque du gitan :
Le vautour royal, mangeur d’entrailles, est un symbole de mort chez les
Mayas. Mais, se nourrissant de charognes et d’immondices, il peut
également être considéré comme un agent régénérateur des forces vitales, qui
sont contenues dans la décomposition organique et les déchets de toute sorte,
autrement dit comme un purificateur, un magicien qui assure le cycle du
renouveau, en transmutant la mort en nouvelle vie. 454
Le gitan est en effet l’instance qui condamne Billy à une mort inéluctable mais qui lui
offre également la résurrection en transférant la malédiction à la tarte. Il redonne
naissance à Billy et en ce sens, nous sommes enclins à rejoindre la vision de Freud qui
« a fait du vautour une métamorphose de la mère. » (Jean Chevalier, et Alain
Gheerbrant 994). La figure prééminente de l’oiseau dans les récits est également une
réminiscence pour les lecteurs des oiseaux d’Hitchcock 455 d’autant plus que nous
gardons à l’esprit l’influence des techniques cinématographique chez nos auteurs. Jean
Douchet 456 montre la force destructrice des oiseaux, notamment les corbeaux, dans le
film du même nom sorti en 1962. Dans cette production filmique, les oiseaux veulent
imposer leur règne d’abord en divisant et en assassinant le personnage du fermier puis
454
Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 994.
455
Parmi les plus célèbres films d’Hitchcock, on peut citer Vertigo (1957), North by Northwest (1959)
Psycho (1960). Les titres français sont respectivement Sueurs froides, La mort aux trousses et Psychose.
456
Jean Douchet, Hitchcock (Paris: Cahiers du cinéma, 1999).
267
en attaquant isolément leurs adversaires : « ils vont chercher à détruire d’abord
l’humanité présente, assurés qu’ainsi, humanité future et passée périront. » (Douchet
212). La symbolique du corbeau pourrait s’appliquer à Cole qui a tué les parents de Del
et souhaite tuer Del ; ce-faisant cela ferait de lui l’unique représentant des Nightingale.
La figure du loup est également utilisée chez Straub pour représenter Cole : « the
magician turned his face to Tom. … The face was no longer bone, but animal –the face
of a white wolf. » (224) Le choix de cet animal signale sa dangerosité et sa férocité. En
effet, « le loup est synonyme de sauvagerie. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant
582). Le symbolisme du loup est multiple. Puisqu’il voit la nuit, « il devient alors
symbole de lumière, solaire, héros guerrier, ancêtre mythique. » 457 Il est associé chez
les Grecs à Apollon. Cependant il a également un aspect infernal : on peut faire
référence au manteau fait en peau de loup, revêtu par le maître des Enfers, Hadès ou
les oreilles de loup du dieu de la mort des Etrusques. … Dans l’imagerie du
Moyen Age européen les sorciers se transforment le plus souvent en loups
pour se rendre au Sabbat, tandis que les sorcières, dans les mêmes occasions,
portent des jarretelles, en peau de loup. 458
Nous verrons plus tard que Cole semble se livrer à de la magie noire. De plus, le
symbolisme du loup est lié au thème de la dévoration et de l’initiation car la gueule est
une « image initiatique et archétypale, liée au phénomène de l’alternance jour-nuit,
mort-vie : la gueule dévore et rejette, elle est initiatrice. » (Jean Chevalier, et Alain
Gheerbrant 583). Dans la partie consacrée à l’initiation, nous verrons que Cole joue un
rôle moteur dans le processus initiatique commencé par Tom. Cole le confronte
457
Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 582. Ce rapprochement à la lumière fait écho au fait que la figure
du loup réfère au dieu Lug, « dieu solaire celte. » Julien (1997: 369). Il est au sommet de la hiérarchie
mais est aussi panceltique : il fait parti des rares divinités à se retrouver chez tous les peuples celtes.
458
Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 583.
268
plusieurs fois à la mort et sa capacité de modifier l’espace-temps comme bon lui semble
met en lumière cette alternance entre jour et nuit.
Enfin, une autre transformation est évoquée dans Thinner, celle du juge en être
reptilien. Il semble se transformer en crocodile : « ‘turning into an alligator.’ » (99)
Rapporché du Seth égyptien, le crocodile est un « symbole des ténèbres et de la mort. »
(Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 315). Le crocodile est symbole de divinité :
il n’a point de langue ; or la raison divine n’a point besoin de paroles pour
se manifester. C’est le seul animal qui, vivant au milieu des eaux, ait les yeux
couverts d’une membrane légère et transparente : il voit sans être vu,
privilège du premier des dieux. 459
Il apparaît aussi comme le Léviathan, un monstre représentant le chaos primitif. King
semble avoir oblitéré l’image divine du crocodile et n’a conservé que l’image du
monstre et de la mort.
La thématique de la métamorphose physique est donc ubiquitaire ; les personnages
subissent une déshumanisation qui entraîne une fragmentation identitaire. La
déconstruction est à a fois physique et psychologique. Le mouvement gothique
remettait déjà en cause l’identité des êtres : « les personnages eux-mêmes sont réduits à
n’apparaître qu’en tant que figure de l’impuissance, de la dépossession de soi. Leur
identité n’est plus une donnée qui va de soi : elle se perd, elle se transforme. » 460 La
transformation en monstre subie par exemple par les personnages dans Thinner va de
pair avec une perte complète des repères identitaires et, à l’exception de Billy, avec un
retrait du monde extérieur. Les personnages se rapprochent du stade de la folie. La folie
était déjà un thème omniprésent dans les récits gothiques anglais et correspond bien
avec une rupture totale avec le réel. D’ailleurs, le XVIIIème siècle « n’a pas manqué de
459
Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 316-17.
460
Roger Bozzetto, Territoire des fantastiques 12.
269
redonner vie à des figurations anciennes de la folie, que ce soit celles du bal ou de la
nef des fous, du fou porteur de vérité, ou de la fureur amoureuse. » 461 Le siècle des
Lumières est présenté comme « une affaire sérieuse avec la folie. » (René Démoris, et
Henri Lafon 9). Chez nos auteurs, il s’agit plus de la folie liée à la métamorphose
physique ou à l’affrontement à l’abhumain. Une analyse du terme même de « folie » est
primordiale afin de pouvoir réaliser une comparaison avec les récits choisis et établir
des catégories précises.
Gwenhaël Ponnau 462 précise que dans les années 1850, la folie véhiculait la
curiosité, la fascination et la séduction. La littérature fantastique de la seconde moitié
du XIXème siècle était fascinée par les mystères de la vie psychique, ce qui était
révélateur d’une volonté de tout rationaliser. 463 La psychiatrie et « les images insolites
de la folie font donc partie du paysage intellectuel et spirituel à l’intérieur duquel est
apparue, au début de l’époque romantique, la littérature fantastique. » (Ponnau 3-4).
L’héritage romantique et fantastique de nos auteurs est à nouveau mis en lumière.
La folie, avérée ou postulée des personnages témoins du surnaturel, constitue
une ligne médiane de part et d’autre de laquelle, simultanément, se
rejoignent et s’opposent les phénomènes insolites et les faits d’origine
pathologique. 464
L’oscillation entre ces deux éléments accentue le mystère même de la folie. Le thème
de la folie montre la déchéance mentale des personnages, leur déconstruction
psychologique.
461
René Démoris, et Henri Lafon, Folies romanesques au siècle des Lumières (Paris : Desjonquères,
1998) 12.
462
Gwenhaël Ponnau, La Folie dans la littérature fantastique (Paris: Centre national de la recherche
scientifique, 1987).
463
Cette rationalisation est une caractéristique de l’idéologie du progrès.
464
Ponnau 4.
270
Nous devons aller plus loin dans notre analyse de la folie pour aboutir à une
meilleure compréhension des personnages dépeints par nos auteurs. Dans Histoire de la
folie à l’âge classique, Michel Foucault 465 développe le fait qu’au Moyen Age, tout
individu pouvait faire l’expérience de la folie, celle-ci étant considérée comme une
catégorie du sacré. La folie était perçue par l’Eglise comme signe d’une possession
démoniaque. La Renaissance voit la création d’hôpitaux où les fous sont enfermés pour
être réduits au silence. Des expérimentations y sont réalisées pour tenter de classer la
folie sur le modèle des maladies organiques :
Les aliénistes du XIXème siècle, Pinel et Esquirol notamment, imitant les
méthodes de la botanique et de la zoologie, donnent une description détaillée
des états d’aliénation mentale et élaborent des classifications minutieuses. Ils
s’attachent à attribuer chaque maladie mentale à une lésion organique bien
déterminée et, à défaut d’une cause organique indiscutable, se contentent de
notions comme celles d’hérédité ou de dégénerescence. 466
Dans le cas de nos récits, cette description ne tient pas. La désignation de folie en tant
que maladie mentale n’est ainsi venue que tardivement. Cependant, il est important
pour l’avancée de notre travail de préciser que le terme « folie » a été remplacé au
XXème siècle par celui de « psychose. »
Nous cherchons donc à présent à aller plus loin sur la voie de la psychose. Dans Les
structures lacaniennes des psychoses, Charles Melman différencie l’origine de la
psychose pour Lacan et Freud. Si pour Freud le moi est le gardien du réel assurant
l’équilibre entre le ça et le surmoi, entre la réalité externe et les exigences pulsionnelles,
465
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique. (Paris: Gallimard, 1976).
466
Larousse, Grand usuel larousse : Dictionnaire encyclopédique, vol. 2 (Paris: Larousse, 1997) 3034.
Dans son traité, Etienne Esquirol classe la folie en cinq grandes catégories : « la lypémanie, ou
‘mélancolie des anciens’ ; la monomanie, qui correspond à un délire portant sur un objet unique ; la
manie, qui s’accompagne d’excitations et porte sur plusieurs objets ; la démence, délire caractérisé par un
affaiblissement des facultés intellectuelles et morales ; enfin l’imbécilité ou idiotie, ‘état dans lequel les
facultés intellectuelles ne se sont jamais manifestées.’ » Etienne Esquirol, Des maladies mentales
considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal (1838: 11).
271
pour Lacan le moi est « l’instance de l’imaginaire, le lieu des identifications et des
aliénations » 467 :
le responsable d’une méconnaissance qui va projeter … son ombre hostile
sur le monde de nos objets. Il introduit la folie au cœur de l’être, puisque la
recherche de son identité à l’être ne peut conduire qu’à en approfondir
l’aliénation fondatrice. Dès le départ, Lacan introduit sous le chef de la
psychose que celle-ci révèle l’autonomie, l’indépendance de ce moi, car dans
cette affection le moi, nous dit-il, se trouverait en mesure de prendre la
parole, de se mettre à parler tout seul. 468
La psychose serait vue comme une forme libératrice du moi, qui apparaîtrait sans
contrainte et capable de tout dire, échappant à tout contrôle ou castration.
C’est ainsi donc que nous entendons la parole hystérique, comme étant cette
parole qui prétendrait ou s’affirmerait comme balayant les timidités, les
restrictions, les coupures de nos blabla quotidiens en faisant entendre
directement, en se branchant directement sur ce qu’il en serait de la voix du
grand Autre. 469
Le grand Autre est l’ordre symbolique global, la société, la culture. Il est le lieu de la
parole, « tout l’ordre du langage en tant qu’il constitue à la fois la culture transindividuelle et l’inconscient du sujet. » (Fages 117). Si nous nous plaçons dans cette
perspective lacanienne, on peut considérer que les paroles de nos personnages (par
exemple lorsque Billy avoue vouloir tuer Heidi) ne sont plus sujettes au refoulement et
leur colère désinhibée transparaît dans l’espace de la parole.
Nous choisissons également de nous tourner vers le thème de la psychose car celleci nous place dans le domaine de l’irréel,
vu la difficulté que nous avons à nous identifier à des sujets qui semblent
avoir rompu leurs amarres avec la réalité ! ‘Tout le système des rapports du
467
Jean-Baptiste Fages, Comprendre Jacques Lacan (Paris: Dunod, 2005) 68. Le Moi est l’instance de
l’individu au niveau de l’imaginaire ; le sujet est l’être accédant à une individualité grâce à la relation
père, mère, enfant.
468
Charles Melman, Les structures lacaniennes des psychoses (Paris: Association freudienne
internationale, 1999) 12.
469
Melman 15.
272
sujet avec lui-même, autrui, les objets, le monde en général, est
profondément bouleversé, modifié.’ 470
Le psychotique, en proie à des phénomènes psychiques étranges quand ils ne sont pas
terrifiants comme des hallucinations de tout type, « va alors tenter de redonner une
cohérence à ce qu’il vit d’inexplicable en créant un délire qui est un effort considérable
pour reconstruire une réalité pensable. » 471 Pour le docteur Houston, Billy est
psychotique ; il justifie sa perte de poids en utilisant une histoire de possession gitane
alors que pour le médecin, le corps de Billy réagit simplement à la culpabilité causée
par la mort de la gitane. De même, l’esprit de Billy aurait créé dans un délire la vision
cauchemardesque du visage d’Hopley. Cependant, Charles Melman différencie
psychose et névrose par « la non conscience du psychotique de son état morbide, alors
que le névrosé sait et accepte de reconnaître que ses comportements étranges et ses
symptômes sont pathologiques. » (Melman 44). Les personnages kingiens ont
conscience de leur dégénérescence corporelle, ce qui les placerait dans le domaine de la
névrose, mais leurs comportements étranges ne sont pas pathologiques mais liés à la
déchéance du corps. Tout comme les auteurs allient les mouvements littéraires de
différentes époques, ils semblent combiner certaines caractéristiques de la psychose et
de la névrose, ce qui ne fait qu’accroître le trouble régnant dans les récits.
Nous ajoutons des éléments supplémentaires à l’analyse de la psychose. Dans la
perspective lacanienne, le rôle de la mère y est décisif. Lorsqu’elle considère son enfant
comme le complément de son manque, c’est-à-dire comme le phallus, l’enfant reste
dans son désir d’être le tout de la mère. « Elle le maintient en état de fusion indistincte
avec elle et l’empêche de disposer de son individualité. » (Fages 58). C’est là où
470
Evelyne Pewzner-Apeloig, Introduction à la psychopathologie de l’adulte (Paris: Armand Colin,
1995) 25.
471
Jean-Pierre Chartier, Guérir après Freud : Psychoses et psychopathie (Paris: Dunod, 2003) 43-44.
273
intervient le rôle du père qui va installer l’enfant dans le schéma ternaire nécessaire
pour qu’il accède à l’individualité.
‘C’est dans un accident du registre symbolique et de ce qui s’y accomplit, à
savoir la forclusion du Nom du père à la place de l’Autre et dans l’échec de
la métaphore paternelle que nous désignons le défaut qui donne [la]
condition essentielle [de la formation des psychoses.]’ 472
L’enfant reste prisonnier de la symbiose maternelle car le père ne joue plus son rôle de
fonction structurante de l’interdiction œdipienne. Cette interdiction n’est pas intégrée
dans l’inconscient de l’enfant.
Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom du Père jamais venu à
la place de l’Autre y soit appelé en opposition symbolique au sujet. C’est le
défaut du Nom du Père à cette place qui, par le trou qu’il ouvre dans le
signifié, amorce la cascade de remaniements du signifiant d’où procède le
désordre naissant de l’imaginaire jusqu’à ce que le niveau soit atteint où
signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante. 473
Lacan analyse donc la psychose dans le cadre du conflit entre l’enfant 474 et le nom du
Père qui laisse entrevoir une faille dans le système symbolique. 475 La séparation de la
mère à l’enfant ne se fait pas. Freud, lui, considère que le règne du Cs (conscient)
« résiste régulièrement à l’assaut de la névrose et ne s’effondre que dans la
psychose. »476 La perspective freudienne laisse percevoir un refoulement des pulsions
dans le cadre de la névrose mais une rupture entre le moi et la réalité dans la psychose
où le moi est laissé sous l’emprise du ça.
472
Fages 58.
473
Melman 47.
474
Lacan distingue le « sujet » qui désigne l’être humain ayant accédé à son individualité et accepté la
structure ternaire du père, de la mère et de l’enfant et le moi qui désigne « l’instance de l’individu tant
qu’il est au niveau de l’imaginaire. » (Fages 120).
475
Ce terme s’étend à tout l’ordre du langage.
476
Sigmund Freud, Œuvres complètes : Psychanalyse, vol. 13 (Paris: Presses Universitaires de France,
2005).
274
A la lumière de ces différents éléments, analysons les réactions des personnages
dépeints par les auteurs afin de comprendre ce qui les rend aussi abjects. Dans Thinner,
les réactions du juge Cary Rossington face à sa métamorphose corporelle sont décrites
par son épouse Leda. Cary traverse différentes phases : il passe de l’inquiétude –« ‘you
don’t think that damned Gypsy gave me something, do you ‘ Cary asked worriedly »
(93)- à la peur : « two nights later he had called her into the bathroom, his voice so like
a scream that she had come on the run. » (93) Il a ensuite basculé dans la déroute : « his
eyes were soft and hurt, stunned. » (94) Le choc précède la réalisation que sa
transformation est bien réelle. Il est ensuite gagné par la violence: « once he had
actually raised his hand as if to strike her. » (96) Cette perte de contrôle s’accompagne
d’une tentative de donner cohérence à ce qu’il vit : « ‘this is skin cancer, skin cancer,
skin cancer !» (96) Son moi refuse toute corrélation entre sa transformation et le gitan et
se rassure en invoquant le cancer. Il fait un effort pour reconstruire une réalité
acceptable par son Cs. Ce besoin de rationalité qui nous lie à la psychose est souligné
par la répétition ternaire du mot « skin » qui laisse transparaître un besoin de repères.
Cependant, son inconscient sait qu’une malédiction gitane existe même si son Cs refuse
de le verbaliser : « she knew it, and in his eyes, even when he raised his hand to her that
time, she saw that he knew it too. » (96) Cary a ensuite vécu en reclus, a sombré dans
l’alcool et a oscillé entre pleurs et cris :
Cary had alternately slept like the dead, sometimes upstairs in their room but
just as often in the big overstuffed chair in his den or with his head in his
arms at the kitchen table. He began to drink heavily every afternoon around
four. … On some of these nights he would cry. … On still other nights he
would rave like Ahab during the last days of the Pequod, shambling and
stumbling through the house with the whiskey bottle held in a hand that was
not really a hand anymore, shouting that it was skin cancer. … Sometimes
when he was in these moods, he broke things. (97)
Il vit comme un monstre reclus dans sa tanière. Il finit par se réfugier dans le noir dans
le grenier. Tous ses rapports avec autrui et avec lui-même sont bouleversés, il continue
275
à se conforter dans son explication de cancer de la peau jusqu’à la fin et son Cs ne
résiste pas face à sa transformation en monstre. Il laisse libre cours à ses pulsions
destructrices et auto-destructrices. Il essaie de brûler sa nouvelle peau avec une
cigarette, il boit énormément et est en errance dans sa propre maison. Il ne contrôle plus
ni ses pleurs ni ses cris. Cet enchaînement de réactions, qui partage de nombreux points
communs avec la psychose, éveille un sentiment de répulsion chez le lecteur qui,
malgré la souffrance du personnage, éprouve des difficultés à compatir avec lui de par
sa négation de la malédiction.
Leda, elle, laisse peu à peu apparaître la perte de sa rationalité. Face à Billy, elle est
d’abord distante et montre des signes d’incomfort: « the hand that was now fiddling at
the neckline of her Dior dress was quivering slightly. » (84) L’explication rationnelle
qu’elle tente de donner pour expliquer l’absence de son mari, à savoir qu’il est allé voir
sa sœur, ne tient pas puisque Cary est enfant unique. Elle est incapable de redonner une
cohérence à ce qu’elle vit et modifie la réalité. Elle laisse ensuite transparaître sa peine
et son sentiment d’abandon: « she was such a picture of dejection and sorrow that in
spite of his fresh terror, Halleck felt poignant, almost painful empathy for her –her
confusion and her terror. » (86) Elle montre toute sa rage envers Billy: « [he] was
shocked by the bright hate on her face when she raised her head. » (86) Le passage de
la haine à une expression vide de tout sentiment indique que son rapport au réel est
bouleversé : « then Leda’s face changed : she looked at Halleck with a calmy polite
expressionlessness. » (87) Elle oscille entre pleurs et colère et tente d’oublier ses
malheurs dans l’alcool. Elle oublie ses bonnes manières et son langage devient ordurier,
ce qui choque d’ailleurs Billy. Il y a une libération de la parole qui échappe au carcan
imposé par son rang social.
Son rire est un indicateur de la perte de sa rationalité :
276
She laughed suddenly, a harsh, cawing shriek that made Halleck’s blood run
cold: She’s tottering on the brink of madness, he thought –the revelation
made him colder still. … She’ll have to get out of Fairview if she wants to
save her sanity. (90)
Elle ne semble plus avoir de prise avec le réel et son rire mêle à la fois la dimension
animale et humaine « cawing shriek. » Elle admet qu’elle ne voulait pas que Cary la
touche et elle admet son sentiment d’horreur face à son mari. Elle ne peut plus ni voir
ni entendre Cary: « she had put her hands up to her ears and screamed at him to stop. »
(96) L’adjectif « mad » est utilisé pour décrire Leda: « looking into her half-mad eyes,
Billy wondered if she might not welcome death. » (99)
Sa rationalité semble ainsi l’avoir complètement quitté: « her eyes were great
glittering pools of uncomprehending horror. » (98) Elle n’hésite pas à souhaiter
ouvertement la mort de Billy. Ses propos, libérés de tout refoulement, la classeraient
dans le domaine de la psychose :
‘come back in a couple of weeks,’ she said, still advancing as Billy groped
madly behind him for the knob of the front door, holding on to his polite
smile by a huge act of will. ‘Come back and let me have a look at you when
you’ve lost another forty or fifty pounds. I’ll laugh … and laugh … and
laugh.’ (100)
La répétition ternaire du verbe « laugh » semble indiquer son enfermement dans la
spirale psychotique. Son moi reconstruit une nouvelle réalité, conforme aux désirs de
son ça qui souhaite une vie sans mari et lui invente une famille qui n’existe pas et
l’imagine très loin d’elle. On peut considérer que son ça la coupe de sa vie passée en la
tenant reclue dans sa maison et en oblitérant Billy de sa mémoire puisqu’elle ne semble
pas le reconnaître lorsqu’elle lui ouvre la porte. Elle jette son verre vers Billy, ce qui est
signe de sa détresse et de sa profonde colère mais peut être également l’indice de
l’effondrement du Cs. Sa parole, libérée de toute restriction, fait apparaître l’être abject
se dissimulant sous le vernis de sa prétendue civilité.
277
Sa réaction rappelle celle du policier Hopley puisque les propos de ce dernier ne
sont plus également sujets au refoulement : « ‘no, you deserve it all,’ Hopley said with
savage joviality. » (125) Ses yeux laissent voir sa satisfaction à l’horreur qu’il crée chez
Billy:
They looked at Billy Halleck for what seemed and endless length of time,
reading his revulsion and dumbstruck horror. At last he nodded, as if
satisfied, and turned the Tensor lamp off. ‘Oh, Christ, Hopley, I’m sorry.’
‘Don’t be,’ Hopley said, that weird joviality back in his voice. ‘Yours is
going slower, but you’ll get there eventually.’ (126)
Le plaisir que retire Hopley de l’abjection ressentie par Billy est bien visible.
Cependant, il n’essaie pas de reconstruire une réalité acceptable ; il a une conscience
parfaite de son état physique et est prêt à se donner la mort sans état d’âme. Son Cs ne
semble pas s’être effondré ; son statut psychique est trouble, vacillant entre psychose et
simple colère. La difficulté même à catégoriser le personnage laisse le lecteur dans le
vague concernant la réaction émotionnelle à avoir à son égard.
Nous terminons en nous interrogeant sur le protagoniste lui-même. Comme les
personnages cités préalablement, les pensées inconscientes de Billy ne sont plus
refoulées et son Cs scande son idée de tuer Heidi : « going to sleep ? No –impossible.
Impossible for anyone to fall asleep during the commission of murder. » (314) Les
phrases en italique véhiculant la haine de Billy seraient, si l’on suit la théorie
lacanienne, l’éveil de son moi qui se met à parler, l’inscrivant alors dans le domaine de
la psychose. Cependant, il ne semble pas d’abord avoir rompu toutes les amarres avec
le réel ; il met tous les moyens réalistes en œuvre pour retrouver le gitan pour que ce
dernier lui ôte la malédiction qui tient, elle, de l’irrationnel. Billy est entre le réel et
l’irréel. D’autres points communs émergent avec les caractéristiques de la psychose
données précédemment. Les rapports entre Billy et le monde environnant sont
bouleversés. Le lecteur ne croyant pas aux malédictions gitanes pourrait penser que
278
Billy crée ce délire de la malédiction pour justifier une perte de poids liée au trauma
inavoué de l’accident. Billy a bien conscience de sa déchéance physique et son Cs
résiste à la chute totale dans l’irrationnel jusqu’au dénouement.
Son Cs est pour lui lié à l’amour pour sa fille car au moment où il réalise que sa fille
a pris une part de tarte, le règne du Cs s’effondre complètement. A ce moment là, la
seule réalité pensable est pour lui le sacrifice pour rejoindre sa fille dans la mort et cette
analyse des évènements le plonge alors dans le domaine de la psychose. L’approche
lacanienne peut être perçue derrière le comportement de Billy. Le rôle de la mère qui
maintient l’enfant en fusion avec elle et cause l’échec de la métaphore paternelle serait,
de manière subversive, tenu par sa fille. Sa relation quasi symbiotique avec Billy (elle
le défend constamment face à sa mère) semble empêcher celui-ci de disposer de son
individualité. Toutes ses actions sont déterminées en rapport avec sa fille, ce qui
explique son impossible indépendence. Si nous gardons en tête le processus de
régression subi par Billy et la prise d’indépendence et l’affirmation de Linda à travers
le récit, Linda pourrait prendre le rôle de la mère qui considère Billy comme l’objet de
son manque et cela correspondrait d’ailleurs au désir de Billy de rester en fusion avec
elle. Heidi est exclue de leur relation fusionnelle et la configuration ternaire stable
explicitée par Lacan ne semble pas s’appliquer dans la famille Halleck.
Notre impression première d’une mixité par King de différents symptômes se trouve
confirmé et va de pair avec cette idée de patchwork liée au postmodernisme. Cela met
également en lumière l’atmosphère chaotique du récit qui doit être mise en parallèle
avec l’effondrement physique et psychique des personnages et leur abjection morale.
Tournons nous à présent vers l’œuvre de Straub pour déceler si notre analyse première
se trouve confirmée.
279
Le personnage de Steve est plusieurs fois décrit comme fou à travers le récit : « he
also looked crazy, caught up in some spiralling private hatred. » « Then saliva flew
from his mouth, his face worked in fury and bafflement. » (66) Il est gagné par une
violence irrationnelle:
once, on a Saturday in early November, he jumped out of his car at a stop
sign, ran on to the sidewalk outside a candy store on Santa Rosa Boulevard,
and slapped Dave Brick hard enough to make him stagger because he had
neglected to wear his beanie. (76)
Il n’a plus de contrôle sur ses réactions physiques qui sont excessives et
incompréhensibles pour son entourage: « he ran a bony hand over his face and grinned
up at nothing in particular. On his face was still that look of abstract, unearthly good
cheer. » (82) De même, l’apparition de Cole lors de leur déplacement à Ventnor plonge
Steve dans un état proche de la crise épilleptique: « Skeleton Ridpath let out a wild
shriek –a sound not of terror but of some terrible consummation. I looked over at him
and saw his gaunt arms flung up above his head, his body twitching in a grotesque jig. »
(89) Ses convulsions grotesques ne font qu’accroître le sentiment de répulsion que
Straub a réussi à véhiculer envers ce personnage. Son attitude ne peut qu’éveiller de la
répulsion chez le lecteur. Steve est en effet profondément abject et destructeur et il est
inséparable du personnage diabolique qu’est Cole.
Del avoue lui-même que son oncle est à moitié fou :
‘He’s half-crazy. He drinks. He drinks one hell of a lot. But that’s not the
reason, I don’t think. He just is half-crazy. Except for the summers, I think
he’s alone all the time. Magic is everything he’s got. So sometimes he gets
kind of wild…’ (167)
Del tente de justifier l’attitude irrationnelle de son oncle en accusant la solitude et
l’immersion complète dans le monde de la magie. L’adjectif « crazy » est utilisé par
Tom pour qualifier Cole quand celui-ci lui propose d’apprendre à voler : « Tom
thought : I can’t spend all summer with this crazy man. » (182) Après que Del et Tom
280
aient été trahis par Rose et ramené à Cole, celui-ci laisse apparaître son moi
démoniaque : « he was burning with anger and crazy glee. » (396) L’association de joie
et de folie pourrait être ici vue comme le signe de la libération du moi de Cole qui
avoue ne rien ressentir pour son neveu, Del : « ‘you others, take that squalling boy
outside. I don’t care what you do with him.’ » (396)
Cole échappe au monde des humains en se réfugiant dans le monde qu’il s’est créé
grâce à la magie, un monde où il peut tout contrôler. On peut considérer que la magie
est pour lui un moyen de redonner une cohérence à sa solitude et lui permet de
satisfaire son hybris démesurée. Il n’y a pas d’autre réalité que le monde de la magie
car il souhaite avoir la main mise sur le réel. Son moi s’est reconstruit une nouvelle
réalité et vit selon les désirs de son ça en faisant d’un monde irrationnel la norme.
Comme King, Straub mêle différentes composantes de la psychose et les associe au
monde de la magie. Palahniuk donne également une touche nouvelle au phénomène que
nous étudions.
Pour Carl, le moyen de se reconstruire une réalité pensable est de s’enfermer dans le
noir, construire des maisons en modèle réduit et les réduire au néant avec son pied. (1622) Il s’est littéralement reconstruit une nouvelle réalité avec une nouvelle identité et
une tentative d’oubli de son passé. Carl veut utiliser le pouvoir des mots pour mettre fin
au règne du bruit dans son immeuble. Il finit par avouer ce que le lecteur suspectait
déjà ; son Cs souhaite la mort de tous ses voisins bruyants : « it’s not that you want
everybody dead, but it would be nice to unleash the culling spell on the world. Just to
enjoy the fear. » (59) Le désir de son ça d’éveiller la peur chez les individus et de vivre
dans un monde libéré de tout bruit souligne son caractère déviant et abject. Il y a
également chez Helen une rupture entre le moi et la réalité ; elle s’est créée comme
réalité pensable un monde dans lequel son fils Patrick est toujours vivant et où ils
281
pourront être réunis quand son état s’améliorera. Le lecteur qui lit la description de
Patrick dans son lit d’hôpital sait que la perception d’Helen tient de l’irréel.
La déviance du schéma psychique de la norme accroît le sentiment d’abjection
véhiculé par les personnages. La perte d’identité et le phénomène de psychose semble
au premier abord rendre l’identification avec les personnages difficile et diminue tout
sentiment d’empathie possible. Transgressant la norme physique et morale, vacillant
entre psychose et névrose, les personnages font leur le territoire de l’abjection et le
trouble qui caractérise leur identité trouve un écho dans la thématique du double qui fait
partie des ramifications émergeant de l’édifice conçu par les auteurs.
a3. L’image obsédante du double
La figure du double met l’accent sur le trouble qui s’installe dans l’identité de
chaque individu puisque celui-ci –qui est supposé être unique- est confronté à une
image double de lui. L’œuvre d’Otto Rank, Don Juan et le double 477 apporte un
éclairage instructif sur le thème du doppelgänger. Né en 1884 à Vienne, Otto Rank a
travaillé avec Freud et fait partie de la génération pionnière de la psychanalyse. Le
thème du double remonte « aux temps reculés du folklore, de la superstition ou de la
naissance des religions. » (Rank 9). Le thème du double, élément de prédilection
d’Hoffmann, est une notion clé de la poésie romantique et du fantastique. Rank montre
les points communs comme la ressemblance physique ou le reflet du Moi dans le miroir
qui terrifie. Le double est en effet traditionnellement maléfique et abject :
Qu’il s’agisse d’un Double en chair et en os, ou qu’il s’agisse d’une image
séparée du Moi et devenue indépendante (reflet, ombre, portrait), nous
477
Otto Rank, Don Juan et le double (Paris: Editions Payot, 1973).
282
voyons que l’état psychique d’une personne est représentée par deux
existences distinctes, grâce à un état amnésique qui lui permet de se
manifester sous deux formes distinctes, le plus souvent contradictoires. 478
Cela correspond à l’opposition explicitée par Sophie Geoffroy-Menoux entre « identité
sociale (persona) et identite ‘profonde’ (ou, en termes philosophiques, entre l’être et le
paraître.) » (Geoffroy-Menoux 51). Le thème du double a sa place dans les superstitions
où l’ombre est la représentation de l’âme et révèle le monstre qui se dissimule en
chaque homme. On comprend de ce fait la relation entre le double et la thématique de
l’abjection. Je est un autre et la figure du double est également liée à la gémellité : au
culte des jumeaux et à la notion dualiste de l’âme. Le culte des jumeaux est en effet lié
à la croyance en une âme double, « l’une mortelle et l’autre immortelle. » (GeoffroyMenoux 90). « Les jumeaux étaient comme la réalisation d’un homme qui a amené
avec lui son Double invisible. » (Geoffroy-Menoux 96). Le double terrifie car il cache
l’omniprésence de la mort : « le double diabolique est toujours déjà œuvre de mort,
toujours déjà mort. »479 Le thème du double présent dans les récits fantastiques mais
également romantiques est révélateur du désir éternel de l’immortalité du Moi.
Par la création de doubles qu’il veut immortels, l’homme tente de mieux se
cacher que toujours déjà la mort entame la vie : l’inquiétante étrangeté du
double est due à ce qu’il ne peut pas ne pas évoquer ce que l’homme cherche
en vain à oublier. 480
Chez King, Straub et Palahniuk, la ressemblance physique entre les personnages et leur
double n’est pas forcément frappante ; le miroitement se fait de manière plus
psychologique.
478
Rank 25.
479
Sarah Kofman, Quatre romans analytiques (Paris: Editions Galilée, 1973) 163.
480
Kofman 166.
283
Dans Shadowland, deux personnages semblent se faire prioritairement écho : le
directeur de l’école, Laker Broome et Cole. Ils ne sont pas similaires physiquement
puisque Broome est petit, mince, avec des cheveux gris et courts. Cole est grand et a de
longs cheveux blancs. 481 Ils sont cependant tous deux âgés et transmettent la même
froideur dans leur regard: « [Mr Broome] raked us in the first rows with his eyes, and
then his face adjusted to a brisk, dry administrative mask; » (58) « the magician focused
his icy eyes on Tom. » (173) Ils veulent tous deux incarner l’image de la loi. Lors de
son discours pour découvrir l’identité du voleur de la chouette de Ventnor, Broome fait
la démonstration de son autorité ; il cherche à effrayer les étudiants : « ‘We have only a
few boys at this school capable of such a disgusting act and we know who they are. We
believe we know the identity of the thief. I want him to come forward. » (94) Il impose
sa volonté aux étudiants tout comme Cole le fait avec Tom lorsqu’il lui énonce les
règles à suivre: « ‘for the summer I am your father. … In this house I am the law. When
I say you cannot go outside, you stay in. And when I tell you to stay in your rooms, you
will obey me. » (183) Broome et Cole sont tous deux autoritaires et sans concession. Ils
veulent montrer leur pouvoir : « it was a display of power. » (38)
Cette volonté de montrer leur supériorité va de pair avec une maîtrise de la mise en
scène. Tom met l’accent sur le caractère théâtral de l’intervention de Broome avant la
représentation de magie de Del et de Tom au spectacle de fin d’année :
It sounded like Broome wanted to stage a full-scale spectacular after school,
with limbs lopped off in public and Christians thrown to lions. He wanted to
answer the student performances with his own. That devil who had shone
from his eyes was a devil of ambition and jealousy, who could not accept
being upstaged. (138)
La mention des membres déchiquetés et des lions rappelle les combats de gladiateurs
contre les fauves à Rome et Broome ferait office d’empereur retirant du plaisir devant
481
La description du premier est à la page 35, du second à la page 171.
284
ce spectacle sanguinaire. L’ambition et la vanité sont liées au maléfique. De même, la
représentation de Cole lors du dénouement démontre son art de la mise en scène :
« Collins seemed too powerful to Tom, too tricky and experienced. … Even on that first
day, they had been taking part in the magician’s repeat performance. » (413) Leur
besoin de contrôle commun, leur charisme et leur colère inhérente vont de pair avec
leur machiavélisme et l’accent marqué sur leur théâtralité.
Cet écho entre les deux personnages est souligné par la similitude établie entre
l’école et la demeure de Cole :
It took a moment to see why these were odd –the lines of white board were
unbroken by windows. Lights hung on the wood illuminated bright circles on
the windowless facades; lights hung in the trees on either side of the house. It
looked faintly like a compound –faintly like something else. ‘The school,’
Tom said. (176)
Un écho s’établit entre la maxime de l’école (« don’t wait to be a great man, be a great
boy » (41) et le détournement qu’en fait Cole: « don’t wait to be a great man, be a great
bird. » (226)
Un parallèle s’établit donc entre Cole et Broome et Cole donne lui-même le nom
d’un autre de ses doubles : Herbie Butter.
‘WE PRESENT AN EVENING OF SPECTACLE AND THRILLS
UNPARALLELED ON ANY STAGE ANYWHERE IN THE WORLD.
THE FINAL PERFORMANCE, THE FINAL PROFESSIONAL
APPEARANCE OF THE BELOVED HERBIR BUTTER. IS HE ONE IS
HE MANY ?’ (412)
La pluralité de personnalités que peut endosser Cole montre la duplicité du personnage
et le jeu de double omniprésent dans le récit. La question de la singularité de l’identité
est posée. Cette figure du double jouée par Herbie Butter est utilisée lors du
dénouement. Tom doit trouver où se trouve le véritable Cole parmi trois Herbie Butter :
« ‘you see, they like my little illusions,’ three Herbie Butters said in unison. ‘And now
my volunteers will attempt to distinguish reality from its shadow.’ » (450-51) La quête
285
de la vérité est au cœur du récit straubien. Del, transformé en oiseau, trouve le vrai Cole
tout comme les oiseaux ont aidé le prince à différencier Cendrillon de ses sœurs dans le
conte de Perrault.
Straub s’éloigne de la tradition romantique du double malveillant ; Cole est aussi
démoniaque que Broome. Chez Straub, l’individu et son double sont tous deux
maléfiques. Il s’agit en fait de la duplication d’une personne qui peut prendre
différentes apparences. La magie permet à Cole de donner vie à de nouveaux êtres qui
ne sont que des versions diverses de lui même.
Dans Shadowland, la figure du double est récurrente. Dans le train qui les mène vers
Cole, Tom est mis au courant de l’existence d’un autre homme, musicien de profession,
qui porte son nom et prénom. Tom sent son identité menacée et même volée: « for a
second he had felt that the man, as modest and civilized as an Anglican priest, had
stolen his name from him. » (166) Le thème du double est présent mais lui-même
multipliable en ce sens qu’il est lié au dédoublement. Lors du premier rêve qui mène
Tom dans la maison du sorcier, il se voit allongé dans l’herbe comme s’il était
spectateur de son propre corps : « after he goes past the trees which are not there, he
sees his own body asleep on the grass, lying on its side near a lolling dandelion. » (23)
Au sous-chapitre 14, Tom se voit voler dans un processus de dédoublement:
He saw himself float past the window, many feet above the ground. His body
sailed past, must have turned in the air, floated before the window again and
spun over as easily as a leaf. (226)
Cette distanciation avec son propre corps révèle bien la perte totale de repères et la
perte identitaire subie par le personnage. Il subit à la fois une fragmentation du corps et
du moi. La thématique du double semble également apparaître dans Thinner.
Dans le récit kingien, un parallèle s’établit progressivement entre Billy et le gitan
Lemke et leur assimilation va grandissante suivant la montée en crescendo du suspense
286
dans le récit. L’adjectif « twisted » (5) pour décrire le doigt de Lemke se transpose à la
dimension psychologique à la fois du gitan et de Billy. Ils sont tous deux moralement
déviants et cherchent à se faire justice eux-mêmes. Billy est d’abord persuadé d’être
affecté par le même mal qui cause la décomposition du nez de Lemke : « could cancer
be eating my guts right now, eating me inside, the way his nose… ? » (41) Billy fait sur
les gens le même effet que les gitans font sur Heidi lorsqu’elle voit les gitans pour la
première fois. Elle n’est pas consciente qu’elle révèle par ses gestes son angoisse face à
leur présence: « Heidi was [unaware] of her hand at her collar fiddling it uneasily up
against her throat and then back down again. » (46) Peu à peu Billy engendre de par sa
maigreur squelettique les mêmes sentiments de rejet, de dégoût et de fascination que la
population blanche ressent naturellement pour Lemke. Cela se vérifie par exemple pour
le garçon d’étage à Providence :
Then the waiter’s eyes widened in a look of startlement which was almost
horror. … Horror. It was almost horror. And the expression of startlement
was still there –hidden, but still there. Billy thought he could see it now
because another element had been added –fascination. (159)
L’assimilation entre Billy et Lemke est également visible dans le fait que les sens de
Billy deviennent de plus en plus développés ; il ressent la présence de Lemke : « ‘old
man, I smell you,’ he whispered. Of course you smell him. You are supposed to. » (191)
Tout comme le gitan a le pouvoir d’hypnotiser les différents personnages avec son
regard, Billy réussit à retenir l’attention de ce même vendeur à la force de son regard :
Billy felt a sense of deep calm and predestination –not déjà vu but real
predestination. The ice-cream vendor wanted to turn away, but Billy held
him with his own eyes –he found he was capable of that now, as if he
himself had become some sort of supernatural creature. (191)
Billy semble ainsi peu à peu être doté des mêmes pouvoirs qu’a Lemke d’hypnotiser
ses victimes. Une communication télépathique semble s’installer entre Billy et le gitan,
soulignant bien le thème du double : « the old man is down there waiting for you Billy –
287
he knows you’re here. Yes. Yes, of course. » (192) Billy et Lemke sont également tous
deux condamnés à mourir, Lemke du cancer, Billy de la malédiction en consommant
une part de tarte au final.
Comme dans l’œuvre de Straub, il y a peu de dichotomies entre Billy et son double
Lemke ; tous deux sont animés par la colère et la vengeance et sont portés par l’amour
pour leurs enfants respectifs. Ainsi, comme les thématiques gothiques et romantiques
sont présentes mais remises au goût du jour par les auteurs, le thème du doppelgänger
se lit en filigrane mais soumis au processus de réécriture puisque ne suivant pas le
schéma traditionnel. Le corps est dépossédé de son unité et la perte d’identité est
renforcée par le fait que le corps des individus ne leur appartient plus ; il est possédé
par une autre entité. La métaphore carcérale du corps s’installe.
b. Le phénomène de possession
Il nous faut d’abord définir le terme de « possession. »
A belief in possession exists, when the people in question hold that a given
person is changed in some way through the presence in or on him of a spirit
entity or power, other than his own personality, soul, self, or the like. 482
La possession fait référence à la prise de contrôle d’un corps par un esprit qui a
normalement une existence incorporelle et vient d’une autre dimension. Si l’individu
est possédé par un autre esprit, cela signifie qu’il n’a plus de contrôle sur son corps
mais également que sa stabilité psychique est remise en cause. L’individu n’est plus luimême ; il ne se reconnaît plus et devient abject aux yeux des autres. Le terme
« possession » nous lie également à la notion d’ambiguïté ; il est en effet lié à la fois à
482
Emma Cohen, The Mind Possessed : the Cognition of Spirit Possession in an Afro-Brazilian
Religious Tradition (Oxford: Oxford University Press, 2007) 12.
288
la peur du démon et à la sexualité, nous ancrant à nouveau sous l’égide puritaine. Le
phénomène de possession est clairement visible dans Lullaby.
Le grimoire donne à Helen le pouvoir de posséder le corps de Mona. Palahniuk se
distance de la possession traditionnelle du corps par un esprit et la remplace par une
capture du corps par un être vivant. Helen possède non seulement le corps de Mona
mais la transforme physiquement à son image en en faisant un double grotesque à
travers la coiffure et le maquillage. Elle prend également possession du corps du
policier Sarge et se condamne elle-même à rester prisonnière d’un corps qui n’est pas le
sien. « The cop says, ‘this is called an occupation spell. I translated it just a couple
hours ago. I’ve got Officer whoever here cramed down into his subconscious right now.
I’m running his show.’ » (241) Le sort d’occupation traduit par Helen avec les autres
sorts du grimoire permet un contrôle physique total, conscient et inconscient de chaque
individu. Si le Cs et l’inconscient de celui-ci sont contrôlés par une autre personne, la
déconstruction identitaire ne peut qu’être de mise. Le sort d’occupation permet de faire
réaliser des actions contraires à la volonté du moi.
Palahniuk va encore plus loin dans sa déconstruction de la thématique de la
possession. Le sort d’occupation est utilisé par Mona et Oyster tout au long de l’œuvre
pour posséder par exemple le corps des animaux ; ils font parler une vache pour qu’elle
empêche la mort de ses congénères. L’association du phénomène de possession à des
animaux est en elle-même profondément kitsch. Les sentiments amoureux eux-mêmes
sont remis en question ; le cœur de Carl serait pris en otage selon Mona et son amour
pour Helen ne serait que le résultat d’un sort : « it’s not love. It’s a beautiful, sweet
spell, but she’s making you into her slave. » (226) Non seulement les corps mais
également les sentiments sont soumis au phénomène de possession.
289
Dans Thinner, on peut considérer que Billy, Duncan et le juge sont possédés par la
malédiction gitane qui leur ôte peu à peu la vie de manière vampirique. Billy est
littéralement délivré de la malédiction ; il se sent libéré après que Lemke ait transféré la
malédiction à la tarte : « Lemke plucked the knife from his hand. Billy suddenly felt as
if he had no strength at all. He collapsed back against the park bench, feeling
wretchedly nauseated, wretchedly empty. » (290) En ce sens, King revisite le thème de
la possession car les individus sont communément possédés par un esprit, mais pas par
une malédiction.
Dans Shadowland, la possession des individus se fait par Cole ; il peut prendre
possession du corps de Tom pour lui faire revoir des évènements à travers les yeux de
Steve : « he was seeing with Skeleton Ridpath’s eyes, and his body was Skeleton’s, just
before the fire. » (228) La possession est double : Cole possède à la fois Tom et Steve
comme s’ils étaient des marionnettes. Il semble intégrer l’esprit de Tom dans le corps
de Steve auquel il redonne vie au moment précis précédant l’incendie de l’école. Il
considère que Tom lui appartient : « ‘you are mine.’ » (225) Il en va de même pour
Rose qui ne peut s’échapper de Shadowland : « ‘you will always live here with me and
be my queen.’ » (425) Son attitude montre sa mégalomanie et son pouvoir de contrôle
sur le corps et l’esprit des individus grâce à la magie. Celle-ci lui permet de maîtriser
les faits et gestes de son entourage et d’emprisonner ses victimes dans sa demeure ou
dans le collectionneur.
Le thème de la possession s’allie à celui de l’enfermement. Billy devient un être
abject pour lui et son entourage car il est prisonnier d’un corps qui n’est plus le sien. La
malédiction l’emprisonne dans un corps squelettique ; chez Straub la magie permet à
Cole de transformer Del et Tom en oiseaux. Del est prisonnier dans le corps d’un
moineau et Tom dans celui d’un faucon pèlerin. Dans Lullaby, c’est grâce au sort
290
d’occupation qu’Helen peut prendre possession du corps de Mona puis de celui du
policier ou qu’Oyster peut intégrer le corps d’Helen. Helen est finalement prisonnière
d’un corps qui n’est pas le sien mais qui, paradoxalement, permet à son moi de
continuer à exister. Le narrateur parle lui-même de possession : « this is about Helen
Hoover Boyle. Her haunting me. The way a song stays in your head. The way you think
life should be. » (6) Le cas d’Helen résume la problématique de l’enfermement: « that
is. This is. It’s all of it, Helen Hoover Boyle. We’re all of us haunted and haunting. »
(6) Helen est prisonnière tout au long de l’œuvre de son passé et elle finit par être
prisonnière du corps du policier.
Le corps est ainsi vu comme une prison, voire même une tombe pour des
personnages comme Billy, Lemke, Cole ou Steve. Le corps devient métaphoriquement
un cachot, un tombeau ; il est à la fois prisonnier d’éléments extérieurs sur lesquels il
n’a aucun contrôle et est lui même une prison.
Cette atmosphère claustrophobique donne le vertige aux lecteurs. L’emmurement
devient métaphoriquement transposé au corps des personnages qui devient leur
tombeau. Le lecteur est lui-même pris au piège de l’histoire créée par les auteurs et
dans la thématique de l’abjection qui y transparaît. C’est une spirale claustrophobique
dans laquelle les personnages et le lecteur sont aspirés inéluctablement. L’écriture
postmoderne qui semble être une écriture de l’excès est aussi liée à la dislocation
corporelle et identitaire associée à une possession de ce corps par un autre individu
vivant ou par une malédiction.
La fragmentation du corps annihile la dichotomie entre ordre et chaos, unité et
dislocation. Le flou prédomine car la frontière entre le même et l’autre, le réel et l’irréel
se dissout. Une atmosphère onirique règne sur les récits d’autant que la limite entre le
rêve et la réalité s’efface peu à peu.
291
B] Entre rêve et réalité
Les auteurs explorent la terre des ombres ; cela implique aller au-delà de la réalité,
de la normalité. Cela signifie explorer le domaine du rêve, du non-dit, des pensées
refoulées et par là même vectrices d’abjection. L’analyse freudienne des rêves nous lie
en effet aux pensées inconscientes, à des affects rattachés à des éléments qui peuvent
être nuisibles pour le moi de par leur caractère immoral. La présence des rêves, déjà
prégnante dans le Romantisme, est réutilisée par les trois auteurs. De plus, le
vacillement entre rêve et réalité faisait déjà partie selon Roger Caillois des motifs de la
littérature fantastique : « l’interversion des domaines du rêve et de la réalité. » (Prince
15). Le fantastique accentue le déséquilibre entre rêve et réalité. Nous verrons que nos
auteurs oscillent également entre réel et irréel et que, comme dans la littérature
fantastique, ils préfèrent le cauchemar au rêve. Les rêves contribuent à l’atmosphère
chaotique et irréelle régnant dans les œuvres mais engendrent également la fascination
chez le lecteur. Si le thème du rêve n’est pas présent dans Lullaby, il joue un rôle clé
dans Thinner et Shadowland. Analyser les rêves permet de passer d’une représentation
de choses à une représentation de mots tout comme notre travail consiste à percevoir la
réalité abjecte dissimulée derrière les rêves souvent macabres des personnages.
a. L’omniprésence des rêves dans Thinner
Non obstant son lien avec le Romantisme et le fantastique, le thème du rêve nous
permet de confirmer la relation entre le mouvement gothique et nos auteurs. Max
Duperray a par exemple montré le lien inhérent entre le rêve et l’architecture gothique.
« Le rêve architectural fonde le genre. » (Max Duperray 52). Le rêve est d’ailleurs à la
source de l’écriture de The Castle of Otranto de Walpole. Dans une lettre à William
292
Cole datée du 9 mars 1765, l’auteur indique que son œuvre est le résultat d’un rêve
nocturne. Si la frontière entre le rêve et le réel vacille, la réalité subit alors le processus
de déconstruction, mettant à mal tous nos repères. Avant d’analyser les rêves présents
dans les récits ainsi que le basculement dans l’irréel, il nous faut d’abord énoncer
quelques éléments d’étude théorique.
Nous nous basons pour ce faire sur l’œuvre canonique de Freud, L’interprétation des
rêves, 483 et prenons des éléments clés nous permettant d’éclairer la lecture de nos
œuvres et de refléter les étapes du raisonnement freudien. Freud montrait dès le premier
chapitre l’influence des éléments de la vie quotidienne sur le rêve : « tout le matériel
qui forme le contenu du rêve provient d’une manière quelconque de notre expérience
vécue : il est donc reproduit ou remémoré dans le rêve. »484 Ces éléments sont
cependant dissimulés et modifiés et correspondent à ce qui est le plus insignifiant. Le
rêve est fait d’images visuelles « mais il n’exclut pas les autres images. Il emploie aussi
des images auditives, et, dans une mesure plus restreinte, des impressions provenant des
autres sens. » 485 Freud se propose d’interpréter les rêves, c’est-à-dire d’indiquer leur
sens. Il ne considère pas le rêve comme un tout mais à travers les différentes parties de
son contenu.
Le rêve est avant tout vu comme l’accomplissement d’un désir. Il faut distinguer le
contenu manifeste et latent du rêve : « notre théorie s’appuie sur un examen, non du
contenu manifeste du rêve, mais du contenu de pensée que le travail d’interprétation
483
Sigmund Freud, L'interprétation des rêves (Paris: Presses Universitaires de France, 1996).
484
Freud, L'interprétation des rêves 18.
485
Freud, L'interprétation des rêves 52.
293
découvre derrière le rêve. » 486 Le contenu manifeste désigne le rêve tel qu’il apparaît
avant toute analyse alors que le contenu latent désigne le rêve une fois déchiffré et qui
apparaît alors comme exprimant des désirs. Lorsque les pensées latentes sont
transformées en un élément manifeste peu reconnaissable, nous sommes face à un
travail de déformation : « là où l’accomplissement du désir est méconnaissable,
déguisé, on peut affirmer qu’il y a eu une tendance à se défendre contre lui, il n’a pu
s’exprimer que déformé. » 487 Les désirs inavouables sont refoulés, c’est-à-dire
repoussés dans l’inconscient qui prend le dessus sur la censure pendant le sommeil,
permettant alors une libération de ces désirs.
Freud établit que le travail du rêve regroupe le processus de condensation ; plusieurs
éléments se retrouvent condensés sous une représentation unique :
Quand on compare le contenu du rêve et les pensées du rêve, on s’aperçoit
tout d’abord qu’il y a eu là un énorme travail de condensation. Le rêve est
bref, pauvre, laconique, comparé à l’ampleur et à la richesse des pensées du
rêve. 488
Le contenu manifeste est pauvre comparé au contenu latent. Enfin le travail de
déplacement désigne le fait qu’un élément moteur apparaît de manière déguisée sous
une autre forme reliée à la première à travers une chaîne associative. La condensation et
le déplacement permettent le passage du contenu latent au contenu manifeste. Nous
devons à présent nous interroger sur la prévalence des rêves et leur contenu latent dans
nos récits.
Dans Thinner, chaque rêve fait par Billy est significatif et met l’accent sur la
thématique de l’abjection. L’accident dont il est responsable se répète dans ses rêves et
486
Freud, L'interprétation des rêves 124.
487
Freud, L'interprétation des rêves 129.
488
Freud, L'interprétation des rêves 242.
294
cette résurgence du monde réel dans l’univers onirique met en exergue la dissolution
des frontières entre le rêve et la réalité. Aux pages 24 et 25, Billy revit avec exactitude
l’accident mais il sait qu’il est dans un rêve. Il sait en avance avec détails le drame qui
va se jouer mais même dans son rêve il ne peut lutter contre le plaisir ressenti avec les
caresses d’Heidi et est incapable d’éviter le drame final. Lemke remplace la gitane dans
un phénomène de déplacement:
But the figure stepped out between the two cars. Halleck was trying to get
his foot off the gas pedal and put it on the brake, but it seemed to be stuck
right where it was, held down with a dreadful, irrevocable firmness. … the
Gypsy’s head turned and it wans’t the old woman, oh no, huh-uh, it was the
Gypsy man with the rotted nose. Only now his eyes were gone. (25)
L’évènement traumatique hante bien Billy dans ses rêves. Le mot « thinner » reste dans
son inconscient qui le répète dans ce rêve: « and he heard the Gypsy’s through the
carpeted floor of the expensive car, muffled but clear enough: ‘thinner.’ » (25) Le
processus de déplacement se transpose ici au niveau des individus puisque Lemke
remplace sa propre fille.
Le fait qu’il n’ait plus d’yeux peut être un indicateur de la crainte de Billy face au
regard hypnotique du gitan. Il ne veut plus que celui-ci puisse sonder les méandres de
son moi grâce à son don de vision. Le procédé de déplacement continue au réveil de
Billy lorsque la lune se confond avec le visage du gitan :
The moon was a brilliant crescent above the Catskills, and for a moment he
thought it was the old Gypsy man, his head cocked slightly to the side,
peering into their window, his eyes two brilliant stars in the blackness of the
sky over upstate New York. (25)
On fait à nouveau référence à la vision hégémonique de Lemke qui observe la
déchéance de Billy avec délectation. L’assimilation de la lune et du visage de Lemke
montre bien que les éléments oniriques ont pris le pas, l’espace d’un court moment, sur
le réel.
295
Le procédé de déplacement est également utilisé au chapitre 7 intitulé de manière
équivoque « bird dream. » Un oiseau au bec pourri remplace le gitan: « the Gypsy had
turned into a huge bird. A vulture with a rotting beak. » (63) La pourriture caractérisant
Lemke le poursuit même dans ses rêves. Lemke n’apporte pas le sommeil comme le
marchand de sable mais la mort : « it was cruising over Fairview and casting down a
gritty, cindery dust like chimney soot. » (63) L’association faite entre le gitan et le
vautour est totale dans le rêve de Billy car ils forment un seul et même être. Dans ce
rêve, la malédiction affecte l’ensemble de la ville :
He walked faster and faster up Main Street, apparently invisible –the logic of
dreams, after all, is only whatever the dream demands– and horrified by the
results of the Gypsy’s curse. Fairview had become a town filled with
concentration-camp survivors. (64)
La contagion de la ville par la malédiction reflète l’étendue de la malédiction à un
nombre relativement grand de personnages dans le récit.
Le champ lexical de la mort et de la décomposition corporelle prédomine, soulignant
la notion d’abjection. Nous citons quelques expressions: « wasted bodies, »
« parchment-shiny skin, » « sockets of naked bone, » (64) « finger bones. » (65) On
retrouve des éléments du quotidien de Billy dans ce rêve de par la présence de la fiole
de cocaïne qui rappelle que Houston en est un consommateur. Cependant dans le rêve,
la cocaïne accélèrerait les conséquences de la malédiction. Le fait que Houston
apparaisse comme un cadavre dans le rêve de Billy révèle son désir de le voir mort. Le
réel et la peur de la malédiction laissent une empreinte indélébile sur ce rêve à la
tonalité macabre.
Cette atmosphère où règne l’abjection apparaît à nouveau dans le rêve suivant fait par
Billy après que Gina ait tiré sur sa main. Son désir pour Gina est clair: « Gina danced
across one of them, naked except for gold hoop earrings. » (214) Le fait qu’il soit
296
poursuivi par la malédiction et par la mort et le fait qu’il soit en quête des gitans pour
qu’ils le libèrent de cette malédiction est soumis au processus de déplacement ; il est
dans son rêve poursuivi par un rat :
He was crawling through a long dark culvert toward a round circle of
daylight that always, maddeningly, stayed the same distance away.
Something was behind him. He had a terrible feeling it was a rat. A very
large rat. Then he was out of the culvert. If he had believed that would mean
escape, he had been wrong –he was back in that starving Fairview. (214)
Le rat prend la place à la fois de la malédiction et de Lemke qui poursuivent Billy
inexorablement jusqu’à sa mort. Mais l’échappatoire –l’arrivée dans le cercle de
lumière- n’existe pas même dans ses rêves. Dans ce rêve, Lemke sous la forme d’un
vautour, picore le crâne de Linda, ce qui peut être proleptique de la mort lente qui
l’attend au final. Billy utilise un presse-papier qui a fasciné sa fille étant enfant –le
rapport avec le réel est visible- pour chasser le vautour. Les animaux que sont le
vautour et le rat représentent de manière condensée Lemke.
Le rêve fait à la page 234 est à la fois proleptique et indicateur de son désir de tuer
son épouse :
In this dream he and Heidi were sitting in the breakfast nook of the Fairview
house. Between them was a pie. She cut a large piece and gave it to Billy. It
was an apple pie. ‘This will fatten you up,’ she said. ‘I’ve decided I like
being thin. You eat it.’ He gave her the piece of pie … with every bite she
took, his feelings of terror and dirty joy grew.
Billy donnera en effet une part de tarte à Heidi mais ce rêve annonce sa propre mort
puisqu’il est à l’état de squelette. Horreur et plaisir se mêlent ici et les sentiments sont
parallèles à notre réaction face à l’objet abject.
Le rêve final de Billy appuie son désir entièrement dévoilé de tuer sa femme et de
vivre une vie simple avec sa fille. Leur vie est présentée comme celle d’un couple:
« they had made a good life for themselves, and that was fine, that was just as fine as
paint, because making a good life for you and yours was what it was all about. » (314)
297
Heidi est entièrement oblitérée de sa vie. Dans ce rêve, le nez de Linda est tombé,
annonçant de manière proleptique sa mort finale. Le cancer du gitan s’est transposé à
Linda. Les rêves sont ainsi à la fois proleptiques et révélateurs des désirs inconscients
du protagoniste.
La frontière entre le rêve et la réalité est annihilée : lorsque Gina tire sur la main de
Billy, il rentre à son motel transi de douleur et confond les appels de Ginelli tentant
d’ouvrir sa porte avec des éléments oniriques :
A heavy thudding sound started somewhere … suddenly Billy was
somewhere else and the thudding sound was still going on. He looked
stupidly around the motel unit, at first thinking this was only another locale
in his dreams. (215)
Le protagoniste perd bien la notion d’espace et de temps et les rêves prennent le pas sur
le réel. La fréquence de ses rêves s’accélère, notamment des rêves éveillés qui montrent
le basculement vers l’irréel. Ainsi, lorsque Billy attend le gitan dans le parc, le visage
de Lemke se confond avec le vautour au bec pourri présent dans sa rêverie :
He dozed again. He was in Fairview, a Fairview of the Living Dead. … But
it came again, peck and peck and peck, it was the vulture with the rotting
nose, of course, and he didn’t want to turn his head for fear it might peck his
eyes out with the black remnants of its beak. But (peck) it insisted, and he ( !
peck ! peck !) slowly turned his head, rising out of the dream at the same
time and seeing -with no real surprise that it was Taduz Lemke beside him
on the bench. » (285)
Le déplacement entre Lemke et le vautour se fait au moment où il s’échappe de sa
rêverie et il y a une simultanéité entre le picorement du vautour et la vision de Lemke à
ses côtés. Le picorement du vautour dans son rêve correspond aux gestes de la main de
Lemke sur le bras de Billy.
La thématique du rêve éveillé est révélatrice de la destruction de la frontière entre le
rêve et la réalité. L’auteur explore la terre des rêves qui est également la terre des
298
ombres. Cela nous mène à l’œuvre de Straub et le titre même Shadowland indique que
le lecteur va être confronté à un récit où règne des éléments antithétiques.
b. Shadowland : le topos du rêve
Le terme grec « topos » a plusieurs significations comme l’indique le dictionnaire
historique de la langue française le Robert. Il désigne à la fois une région, un lieu, ou un
emplacement, la partie d’un corps ou encore le thème d’un discours. Le domaine de
Cole est à la fois un lieu où les rêves prédominent et ils sont aussi le thème de notre
étude. Le titre même du premier sous-chapitre : « he dreams awake» est révélateur de
la nature primordiale des rêves dans le récit straubien et de l’importance des rêves
éveillés. Le lecteur doute déjà du fait que la première scène soit un rêve fait par Tom.
« Then he must have fallen asleep: later, he thinks that what happened after he saw the
bird must have been a dream. » (21) L’usage double du modal « must » indique
l’absence de certitude du fait énoncé. Des personnes de la vie quotidienne de Tom sont
présentes dans ce rêve: « the Trumbull children are older than he, but Mr Trumbull is
too lazy to dismantle the swings. Further on, Cissy Harbinger is climbing out of her
pool. » (22) Cela fait écho à la vision freudienne qui souligne la présence des éléments
du quotidien dans les rêves.
Dans ce premier rêve éveillé, des éléments clés proleptiques des évènements futurs
dans le récit sont déjà présentés. Un homme cherche Tom, un homme qui n’est autre
que Cole. Le sorcier qui l’accueille fait le contrepoids avec la noirceur de Cole en lui
donnant des conseils sur le comportement à avoir pour être sauvé et peut s’apparenter
au personnage de Speckle John. Comme Speckle John était le premier et donc le plus
vieux roi des chats, ce sorcier est le plus vieux du monde. Celui-ci annonce à Tom ses
299
épreuves futures: « ‘you’ll have to fight for your life, of course, you’ll have tests to pass
–tests you can’t study for, hee hee- and there’ll be a girl and a wolf.’ » (23) Il annonce
la rencontre de Rose et de Cole. On peut considérer qu’il annonce sa rencontre avec son
frère de cœur, Del, quand il lui demande s’il a des frères ou des sœurs. Enfin, le sorcier
annonce à Tom qu’il aura le cœur brisé et le lecteur pense alors à la mort de Del et à la
disparition de Rose. Le rêve a avant tout une teneur proleptique.
Le vautour apparaît régulièrement dans les rêves du protagoniste. Tom se voit
observé par un vautour qui figure le personnage de Cole. « The vulture was gazing at
him with a horrid patient acceptance, knowing all about him. » (54) Cole connaît les
moindres secrets de Tom. Dans son rêve, ce vautour a mangé son père, ce qui annonce
la mort de la figure paternelle : « this was a vulture in middle age. Its feathers were
greasy, its bill darkened. First it had eaten its father, and now it would devour him. …
His father was a skeleton hanging from a tree, having been converted into vulture fuel.
» (55) Cole se nourrit de manière vampirique de l’âme de ses victimes; il ne laisse que
leurs corps. Le verbe « devour » apparente Cole à un ogre à l’appétit insatiable et met à
nouveau en lumière son caractère abject. Le vautour est lié à la peur de la disparition de
son père: « death has never been so real to him as it now, and when he thinks of a future
without his father, without a father, he sees a black valley bristling with threats. » (101102) Enfin, ce rêve est proleptique de la crucifixion de Tom : « the vulture rustled its
wings, stabbed its great yellow beak forward, and impaled his hand. » (102) Ce
mouvement de bec rappelle les clous enfoncés dans les mains de Tom par les Baladins
sous les ordres de Cole. Comme dans les rêves de Billy, le vautour est synonyme de
décrépitude et de mort.
Les rêves gardent l’empreinte des évènements quotidiens. Ainsi, après que Cole ait
narré ses débuts comme chirurgien dans l’armée, Tom rêve dans un processus de
300
déplacement qu’il opère un homme mort dans un théâtre. Les éléments abjects se
suivent : une tête de vautour sort de la poitrine d’un mort, du sang coule des yeux de
Steve :
something stirred beneath his bloody hands, and the head of a vulture popped
up like a toy, clean and bald, from within the open chest cavity … and
Skeleton Ridpath, no age at all, leaned forward in a chair and watched with a
vacant avid face He held a glass owl in his hand and bled from the eyes. »
(275-76)
Cole et Steve sont présents dans ce rêve, comme indicateur d’un lien au réel. Straub
mêle l’humain et l’animal ; un homme engendre un vautour. Les rêves sont de nature
proleptique mais également révélateurs du thème de l’abjection ; la frontière entre le
rêve et le réel se dissout comme dans Thinner.
Cette abolition des frontières est symbolisée par les « daymares » qui remplacent les
cauchemars à Carson. L’association même de «day» et «mare» dissout la frontière entre
le jour et la nuit, le réel et l’imaginaire. Tom a l’impression de rêver constamment:
« ‘Some days, it was like I never woke up at all, but went through school and the rest of
the day in some sort of dream, full of terrible hints and omens.’ » (74) Quitter le monde
du rêve semble même impossible ; le personnage y est confiné. L’intérieur de Carson
devient pour lui une jungle:
‘I didn’t see what I knew was there –the steps going up, and the corridor and
the library doors. For a second, maybe two or three seconds, I saw what
looked like a jungle. The air was very hot and very humid. There were more
trees that I’d ever seen before in my life, crowded together, leaning this way
and that around with vines.’ (75)
L’environnement quotidien est métamorphosé en un lieu hostile, oppressant, comme si
les arbres voulaient l’encercler et le garder prisonnier. L’abolition de la frontière entre
le monde réel et onirique brouille nos repères et ceux des personnages.
Cette perte totale des repères s’explique par la manipulation de l’espace et du temps
par Cole. Il transforme le réel à sa guise. Par réel, nous entendons « ce qui existe
301
effectivement, » 489 ce qui fait référence aux choses sensibles. Si le principe de réalité
est aboli, il n’y a plus d’emprise stable pour le moi qui sombre dans l’inconnu. On ne
sait par exemple pas combien de temps dure exactement le séjour de Tom et Del à
Shadowland. Cole peut raccourcir le temps : treize heures deviennent une heure ; 10
heures du matin peut s’interchanger avec 23 heures. Cole peut ramener Tom 50 ans en
arrière:
but the next car –now here was real disorientation. He had gone fifty years
back time. Gas lamps flickered on flocked walls, a thick patterned carpet
glowed. Hunting prints shone down from the walls. A knot of men dressed in
old fashioned checked and belted suit regarded him. (164)
Manipulant l’espace, Cole peut transporter Tom dans un train alors que notre héros est
censé être dans les bois à l’extérieur de Shadowland. Cette manipulation du temps, de
l’espace et des évènements contribue à la perte des repères et à l’atmosphère irréelle et
chaotique qui règne dans l’ensemble de l’œuvre annoncées par le titre lui-même.
Nous pouvons citer d’autres exemples de déconstruction spatio-temporelle : en
racontant la nuit où il a été accepté dans l’Ordre des magiciens, Cole ramène Tom et
Del au Wood Green Empire en 1924. Tom se retrouve ensuite dans un traîneau nu sous
sa couverture sous la neige puis transporté la même nuit six mois plus tard avant de se
réveiller dans le grand théâtre des illusions : « he was back in Le Grand Théâtre des
Illusions. … He looked at his watch. Nine o’clock. Nine or ten hours had vanished
while Coleman Collins played tricks with him. » (231) Le lecteur, comme le
personnage, se perd dans cette succession d’actions et ce tourbillon illusoire. Il faut
noter que le voyage dans le temps est selon Jorge Louis Borges 490 avec le thème du
double et celui de l’effacement de la frontière entre rêve et réalité un des piliers du
489
Alain Rey, et al 1740.
490
Jorge Louis Borges, Enquêtes 1937-1952 (Paris: Gallimard, 1957).
302
genre fantastique. Straub revisite le thème du voyage dans le temps car il fait revivre à
ses personnages des évènements qui ont déjà eu lieu et auxquels ils ont participé.
Cole atteint l’alliance parfaite entre le rêve et la réalité et crée un autre réel. Lors de
leur voyage en train, Tom a l’impression de traverser les rêves des gens :
Then he feels that he does not trespass through their dreams, but is them; that
he is a dream being dreamed. His feet do not quite touch the ground. Their
snores and stirrings carry him to the end of the dark carriage, and the door
floats to the side under the pressure of his hand. He sweats, his head full of
cobwebs… hunting birds… blazing toads… (162)
Il constitue en fait leurs rêves et il est présent dans l’inconscient des gens. L’auxiliaire
« be » typographié en italique fait la symbiose entre le réel et l’irréel. Le procédé de
mise en abyme est utilisé, soulignant l’intricable chaos créé par Cole. Le thème de la
perte des repères est un leitmotiv dans l’œuvre straubienne et ce chaos apparent est un
élément clé dans la thématique de l’abjection avec laquelle joue l’auteur.
Les rêves contribuent au thème sous-jacent de l’abjection de par leur caractère
macabre, proleptique et révélateur des désirs inconscients. L’oscillation constante entre
rêve et réalité participe à l’atmosphère chaotique et irréelle qui enveloppe les
personnages et le lecteur. La rupture avec le réel nous immerge dans le jeu de la grande
illusion, la plus grande illusion étant la mort qui est elle aussi perçue sous un angle
nouveau. La mort, abjecte de par son caractère inconnu et terrifiant, est revisitée par nos
auteurs.
C] Le nouveau masque de la mort
Ce n’est pas innocemment que nous choisissons pour le titre de cette partie de faire
écho à la nouvelle de Poe « The Mask of the Red Death » (1842) dans laquelle la mort
est la grande gagnante. La mort est un thème majeur chez Poe et l’association faite par
303
Poe de la Grande Faucheuse et de l’amour n’est pas étrangère aux récits de King,
Straub et Palahniuk. Si Poe innovait déjà en présentant par exemple la mort en tant que
personnage dans « The Mask of the Red Death », nos auteurs font également preuve
d’innovation. Si la mort sort victorieuse dans Thinner, son image est plus que trouble
dans Shadowland et Lullaby. Les auteurs dépassent les clichés traditionnels de la
Grande Faucheuse en la soumettant au sceau de la subversion.
a. La mort comme le début d’une nouvelle vie
La signification la plus simple du terme « mort » est « la cessation de la vie
(humaine). » (Alain Rey, et al 1275). C’est traditionnellement du point de vue médical
un phénomène qui peut être déterminé et prévisible. Elle est un élément naturel qui
contrebalance le taux de naissance dans le monde : « nul mystère en cela, mais
simplement une loi naturelle et un phénomène empirique normal, auquel
l’impersonnalité des statistiques et des moyennes enlève tout caractère de tragédie. »491
Pourtant, la mort choque toujours les individus et suscite à la fois la curiosité et
l’horreur. Elle a un caractère œcuménique ; elle arrive partout et à toutes les personnes.
La mort terrifie car elle rappelle à tout un chacun l’inéluctabilité de la fin. La mort est à
la fois naturelle et tabou, incatégorisable. Parce qu’elle est associée à l’inconnu, aux
cadavres, et au macabre, elle entre dans le domaine de l’abjection. Comme nos auteurs
explorent et subvertissent l’objet abject, ils teintent la mort d’une touche inattendue.
La mort est un thème que l’on retrouve dans le gothique, le romantisme et le
fantastique. La mort est ainsi présente dans les récits gothiques : The Castle of Otranto,
par exemple, débute par la mort de Conrad, le fils de Manfred, écrasé sous un casque
491
Vladimir Jankélévitch, La mort (Paris: Flammarion, 2008) 5.
304
géant. Dans The Monk, Ambrosio commet deux meurtres et meurt lui-même lors du
dénouement. Nous avons précédemment montré la fascination des romantiques pour la
décadence et la pourriture. En ce qui concerne le domaine fantastique, celui-ci met en
scène l’inconnu, l’étrange, le surnaturel, le thème vampirique et semble ainsi traiter par
nature de la mort. 492 Si dans les récits gothiques anglais, le personnage du « villain » est
toujours invariablement puni au final, souvent emporté par la mort elle-même, il n’en
va pas forcément de même chez les trois auteurs choisis.
L’affrontement entre le héros et l’être monstrueux a bien lieu dans nos œuvres
choisies mais la mort de l’être vil n’est pas toujours effective. Lemke reste bien vivant
dans Thinner et ce sera finalement lui qui va remporter la victoire car Billy se
condamne à une mort inévitable en reprenant une part de tarte. Sa victoire est annoncée
dès le premier mot du récit : « thinner. » De même, la quête de Carl et Helen semble
sans fin puisqu’Oyster et Mona ont toujours un temps d’avance sur eux. Seul Straub
punit le monstre qu’est Cole à travers un duel final entre lui et Tom. Le thème de la vie
après la mort s’allie à celui de la magie dans Shadowland et le collectionneur donne une
touche postmoderne aux revenants traditionnels des romans fantastiques.
Dans le fantastique, les fantômes « introduisent le héros dans l’espace tant redouté
de la mort. Ames en peine, ils réclament vengeance ou annoncent des évènements
funestes. » 493 La créature de Cole, qui n’est pas un fantôme en tant que tel mais a été
conçue par un être humain, collectionne et se nourrit des âmes des personnes pour le
simple plaisir et besoin d’hégémonie de son créateur. Le collectionneur semble être une
créature hybride entre le fantôme et le vampire mais le fait que son apparition ne peut
492
Roger Caillois définit d’ailleurs la littérature fantastique comme « une rupture de l’ordre reconnu,
irruption brutale de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité quotidienne. » Roger Caillois, Au
Cœur du fantastique (1965: 180). Nous apercevons un parallélisme entre le fantastique et la mort.
493
Valérie Tritter, Le fantastique (Paris: Ellipses, 2001) 71.
305
qu’avoir lieu par l’intervention d’une invention humaine –l’électricité- dans un lieu
moderne –une salle de bains- donne une touche kitsch aux revenants conventionnels.
Le collectionneur est à l’image des œuvres des auteurs : un assemblage, un patchwork
de plusieurs personnalités qui défie toute tentative de rationalisation.
La mort ne semble pas être synonyme de fin chez nos auteurs. L’abolition de la
frontière entre la vie et la mort est représentée par le gitan qui peut être perçu comme
un mort vivant de par son âge improbable. Le cancer ronge son nez qui a un aspect
cadavérique, ce qui l’inscrit dans la catégorie des morts. Il continue pourtant à vivre
malgré cet état de décomposition avancée. De même, l’auteur allie mort et vie dans le
personnage de Billy présenté comme un squelette vivant. On peut considérer que Carl
et Helen sont symboliquement morts ; ils ne sont que l’ombre d’eux-mêmes depuis la
mort de leurs proches. Mort et vie ne paraissent plus incompatibles et la mort semble
marquer le début d’une vie nouvelle, une vie du désir de l’abjection et de l’abjection
désirable. Lemke éprouve du plaisir à constater les effets de la malédiction sur Billy ;
Billy ressent du plaisir à transmettre la malédiction à Heidi. Comme les auteurs jouent
sur nos perceptions, nous nous permettons de jouer nous aussi avec les mots. La
prééminence de la mort et sa vision peu commune nous permet de transformer
l’expression « the American way of life » en « the American way of death. » L’objectif
est de brouiller entièrement la dichotomie entre vie et mort.
Dans Lullaby, Carl enquête sur le syndrome de la mort des nourrissons et la mort
défie les attentes communes des lecteurs et de Carl ; en effet, les scènes mortuaires sont
souvent associées au sang, à la déchéance, à l’abjection : « with this kind of clean
bloodless death, there’s no death agonies, no reverse peristalsis –the death throes where
your digestive system works backward and you vomit fecal matter. » (25) L’imagerie
commune de la mort liée au sang et à l’expulsion des matières organiques entre dans la
306
dimension gothique et est présente par exemple dans Shadowland. Lorsque Cole décrit
les horreurs de la guerre, les images sanguinaires choquent le lecteur. « It was working
nine or ten hours all day in the stink of blood, with the screams of the poor injured
devils all about us. » (265) Straub utilise à grands renforts le champ lexical du sang, de
la douleur. La scène de la crucifixion de Tom par exemple ou lorsque celui-ci enlève
les clous est dominée par l’image du sang.
Or, les scènes de mort auxquelles assistent Nash et Carl ne correspondent pas à cet
état de fait commun car les morts apparaissent apaisés, parfaits : « he pulls the sheet off
a child in bed, a little boy too perfect, too peaceful, too white to be asleep. » (25) La
conception traditionnelle de la mort qui lie celle-ci à d’éventuelles agonies horribles est
balayée. L’accent est mis au contraire sur la beauté, la perfection de la mort, faisant de
ce fait écho au Romantisme. Les individus trouvés morts sont tous présentés comme
beaux. La mort vue comme source de beauté éclaire le titre de notre thèse. Les
symptômes classiques de la mort ne se vérifient pas :
Nash, the paramedic, shows me the purple and red bruises on every child,
livor mortis, where the oxygenated hemoglobin settles to the lower part of
the body. The body froth leaking from the nose and mouth is what the
medical examiner calls purge fluids, a natural part of decomposition. (34)
La berceuse semble stopper le phénomène de décomposition et sublime la mort pour lui
donner un caractère esthétique. La mort prend un aspect intemporel: « here’s the power
of life and a cold clean bloodless easy death, available to anyone. To everyone. An
instant, bloodless, Hollywood death. » (40) La mort a un caractère, banal, irréel, factice
et artificiel puisqu’elle est associée au monde du septième art. La tonalité publicitaire
de cette phrase montre l’écriture subversive de Palahniuk. La mort ne terrifie plus et
devient presque une source de curiosité, voire de désir pour Nash. Les auteurs
transgressent donc la vision traditionnelle de la mort.
307
b. Une vision subversive de la mort
La mort est traditionnellement liée aux rites religieux. Elle est associée à
l’enterrement, à une cérémonie d’adieu 494 et au travail de deuil. Il n’en est rien chez nos
auteurs et la mort prend une tournure païenne et grotesque. Billy jette la main de Ginelli
dans la poubelle d’un Mac Donald’s. Le jeune homme engagé par Ginelli est enterré
sans cérémonie funéraire. La transgression vient également du fait que la mort perd son
caractère sacré : Helen en profite -comme nous l’avons dit précédemment- pour
assurer le succès de son agence immobilière. La notion de subversion 495 nous mène
irrémédiablement à celle de déconstruction des repères communs. La berceuse
enfantine est détournée de son rôle traditionnel, à savoir un rôle bienfaiteur pour les
enfants de par sa capacité à les apaiser pour dormir. Bien que l’état de sommeil puisse
être considéré comme proche de la mort, la berceuse empêche ici le retour à la vie et lie
l’enfance non plus à l’innocence mais à l’élément mortuaire.
La mort n’est pas seulement synonyme d’une vie nouvelle ; elle devient une source
de libération des souffrances terrestres. Ainsi, l’infirmière Waltraud Wagner qui dans
un hôpital autrichien euthanasiait ses patients désireux de mourir se considérait comme
un ange de la mort. La mort est liée au divin, transformée en source de bonté et de
beauté. Baudelaire l’avait d’ailleurs rappelé : Lucifer avait été le plus beau des anges. 496
La mort devient synonyme de délivrance et est paradoxalement perçue comme un
494
« Les rites du dernier adieu au corps se répartissent en deux lieux, le lieu de prière de la communauté
et l’endroit où elle enterre ses morts. Les chrétiens les célèbrent à l’église et sur la tombe. … Les
musulmans les célèbrent quelquefois à la mosquée, le plus souvent sur la tombe, les juifs très rarement à
la synagogue, et surtout devant la tombe. » Paul Lepic, Mourir : Rituels de la mort dans le judaïsme, le
christianisme et l’islam (2006: 72).
495
Elle fait référence au renversement, à la destruction « de l’ordre établi, [des] idées et des valeurs
reçues. » Alain Rey, et al (2035). Les différents éléments proposés montrent bien que les auteurs
bouleversent notre perception commune de la mort.
496
Charles Baudelaire, « Les litanies de satan, » Les fleurs du mal (Paris: Editions Gallimard, 1972).
308
élément positif. Cependant, même dans le cas de l’ange de la mort, le phénomène
d’excès a vu le jour ; l’hôpital a été changé en pavillon de la mort quand quatre
infirmières ont fini par tuer les patients qui ronflaient, mouillaient leur lit ou refusaient
de prendre leurs médicaments.
La mort peur être enfin perçue de manière allégorique comme un vampire, se
nourrissant de la vie des êtres vivants et trouvant des serviteurs aussi inattendus les uns
que les autres : une malédiction gitane et une tarte à la framboise dans Thinner, une
berceuse dans Lullaby et un tour de magie dans Shadowland. La mort prend même la
forme d’une armoire dans Lullaby dans l’entrepôt de meubles anciens où se retrouvent
Carl et Helen :
‘Think of all the generations of women who looked in that mirror,’ she says.
‘They took it home. They aged in that mirror. They died, all those beautiful
young women but here’s the wardrobe, worth more than ever. A parasite
surviving the host. A big fat predator looking for its next meal. (52)
Les portes de l’armoire sont apparentées à un monstre dévorateur collectionnant ses
victimes comme la créature de Cole. Contrairement au symbolisme de la grotte lieu
d’initiation, l’armoire est un locus où aucune renaissance n’est possible. C’est bien une
vision inattendue et déconstruite d’un objet courant que nous offrent les auteurs. De
même, le miroir se nourrit de la vie des femmes qui s’y sont admirées. Palahniuk
s’éloigne de la symbolique de sagesse, de connaissance et de l’Intelligence céleste liée
au miroir : « ces reflets de l’Intelligence ou de la Parole célestes font apparaître le
miroir comme le symbole de la manifestation reflétant l’Intelligence créatrice. » (Jean
Chevalier, et Alain Gheerbrant 636). L’entrepôt est une véritable prison pour les
fantômes de ceux qui ont possédé les meubles de leur vivant.
Le terme de « déconstruction » nous permet de faire le lien entre la thématique de la
fragmentation corporelle, la porosité des frontières entre le rêve et la réalité et la
309
réécriture de la vision traditionnelle de la mort. Les auteurs annihilent nos attentes et
notre vision commune de ces éléments. Tout traduit la fascination et également
l’abjection. Le leitmotiv de la déconstruction ne se résume pas qu’aux thèmes ; il
s’étend au cœur même du processus d’écriture et de narration, des mots et du temps.
Cette déconstruction narrative est auxiliaire d’abjection de par l’atmosphère chaotique
qui en émane ; le processus langagier est vecteur de monstruosité.
PARTIE 2. UNE DECONSTRUCTION DE L’ORDRE NARRATIF
La notion de déconstruction, de par le lien que nous percevons avec le manque
d’harmonie, le désordre, le chaos, nous lie au thème de l’abjection. L’abjection s’inscrit
au niveau physique, émotionnel et est également un effet du texte créé par l’usage
particulier du langage par les auteurs. L’art de la narration concourt à la thématique de
la fragmentation. Traitant des processus narratifs, nous invoquerons entre autres Gérard
Genette, 497 Yves Stalloni, 498 Terence Hughes et Claire Patin. 499 Nous ouvrons ici la
voie des focalisations et du point de vue qui sont quelques unes des armes utilisées par
les auteurs dans cette danse narrative de l’abjection. Les auteurs jouent avec les mots
eux-mêmes pour créer des expressions déroutantes. La fragmentation langagière
s’accompagne parfois simplement d’un vide et cette absence fait écho à la destruction
temporelle atteinte à travers le jeu entre analepse et prolepse ou l’utilisation faite du
temps dans le récit. Le remodelage thématique va de pair avec celui de la langue de
497
Gérard Genette, Figures III (Paris: Éditions du Seuil, 1972).
498
Yves Stalloni, Dictionnaire du roman (Paris: Armand Colin, 2006).
499
Terence Hughes, et Claire Patin, L’analyse textuelle en anglais : Narrative Theory, Textual Practice
(Paris: Armand Colin, 2004).
310
sorte que l’abjection affecte tous les pans du récit. Façonneurs du Verbe, les auteurs
jouent avec nos peurs en destabilisant tous nos repères.
A] Une dislocation de la voix narrative
Dislocation, déconstruction, fragmentation : autant de termes qui semblent
inconciliables avec une création littéraire et pourtant, c’est bien du chaos qu’émergent
les chefs d’œuvre que nous étudions. La fragmentation corporelle et identitaire des
personnages trouve son écho dans la fragmentation narrative et l’organisation du texte
lui-même. L’abjection n’est pas seulement thématique mais est au cœur de la
construction des récits. La narration se fait auxiliaire d’altérité, notamment à travers
l’usage des focalisations et de la voix narrative.
a. L’enchevêtrement des focalisations
Le terme « enchevêtrement » fait écho au patchwork postmoderne thématique conçu
par les auteurs. Une définition des termes « narration » et « focalisation » s’impose
pour ouvrir les pistes d’analyse pour nos récits choisis. Nous nous tournons vers
Genette qui distingue histoire, récit et narration :
‘Je propose … de nommer histoire le signifié ou contenu narratif …, récit
proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et
narration l’acte narratif producteur et par extension, l’ensemble de la
situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place.’ 500
On remplace parfois le mot « histoire » par le terme de « fiction » ou encore de
« diégèse, » c’est-à-dire l’univers créé, les personnages, l’espace et le temps où ils
500
Genette, Figures III 72.
311
évoluent. Dans le cadre de notre étude, nous nous intéressons aux trois niveaux
énoncés ; la thématique de la fragmentation s’applique au contenu narratif, au texte
narratif lui même ainsi qu’à l’acte producteur.
Dans l’analyse critique des textes on a pris l’habitude de respecter la
tripartition génettienne et de réserver le terme ‘narration’ au ‘procès narratif’,
c’est-à-dire le processus, inscrit dans le temps, qui restitue, par
l’intermédiaire d’un code, un ou des évènements. Le résultat de ce procès
sera un discours de type particulier qu’on appellera ‘récit.’ 501
Nous devons nous intéresser aux procédés qui permettent aux auteurs de créer un
procès narratif unique et fascinant. Ce procès narratif inclut l’utilisation des temps, de
la voix ou « la perspective narrative, ou encore vision ou focalisation, c’est-à-dire le
point de vue par lequel le récit est raconté. » (Stalloni 160). La focalisation correspond
au degré d’information que le narrateur juge bon de donner au lecteur en fonction du
point de vue adopté dans le récit.
Cette problématique du point de vue a été mis en lumière par Henry James ; Sophie
Geoffroy-Menoux a montré chez Heny James la technique particulière du point de vue :
Heny James par la suite substituera volontiers au récit direct (par un
narrateur, voire un auteur omniscient) des phénomènes surnaturels la
technique du point de vue et de l’indirect. Technique novatrice
particulièrement propre à accroître à la fois l’angoisse du lecteur (qui
s’identifie au personnage) et la vraisemblance de cette fable, puisque c’est à
travers le prisme de la conscience (quelque fois maladive) du héros que sont
réfractés les évènements. 502
Cette présentation correspond bien à nos trois récits. Le lecteur s’identifie aux
protagonistes ; c’est à travers les yeux de Billy, Tom et Carl que les évènements sont
décrits, or ils sont tous influencés par des éléments surnaturels : une malédiction, la
magie, une berceuse.
501
Stalloni 159.
502
Sophie Geoffroy-Menoux, Miroirs d’outre-monde : Henry James et la création fantastique (Paris:
L'Harmattan, 1996) 40.
312
Il existe trois types de focalisations que nous définissons ici pour établir des liens
avec nos œuvres. Nous donnons la définition de Genette puis celle d’Yves Stalloni pour
nous permettre d’avoir une compréhension totale du procès. Pour Genette,
le consensus s’établit sans grande difficulté sur une typologie à trois termes,
dont le premier correspond à ce que la critique anglo-saxonne nomme le récit
à narrateur omniscient et Pouillon ‘vision par derrière’, et que Todorov
symbolise par la formule Narrateur > Personnage (où le narrateur en sait
plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus que n’en sait aucun
des personnages) ; dans le second, Narrateur = Personnage (le narrateur ne
dit que ce que sait tel personnage) : c’est le récit à ‘point de vue’ selon
Lubbock ou à ‘champ restreint’ selon Blin, la ‘vision avec’ selon Pouillon ;
dans le troisième, Narateur < Personnage (le narrateur en dit moins que n’en
sait le personnage) : c’est le récit ‘objectif’ ou ‘béhaviouriste,’ que Pouillon
nomme ‘vision du dehors.’ 503
La première formule correspond à la focalisation 0, la deuxième à la focalisation
interne et la troisième à la focalisation externe. Genette préfère le terme plus abstrait de
focalisation à celui trop visuel de point de vue.
Yves Stalloni complète notre compréhension de la notion de focalisation. La
focalisation zéro « se ramène à une absence de focalisation, puisque le narrateur,
omniscient, voit tout, sait tout et distribue à sa guise toutes les informations nécessaires
à l’histoire. » (Stalloni 97). Le récit kingien entre dans cette catégorie puisque le
narrateur -qui se distingue difficilement de l’auteur- nous donne toutes les cartes de
l’intrigue sauf celle de l’épilogue. Nous avons accès aux pensées les plus abjectes de
Billy qui sont alors typographiées en italique. Le choix de cette typographie inclinée
vers la droite fait parfaitement écho, par cette inclinaison, à la déviance morale du
personnage. Déviance scripturale et psychologique ne font qu’un. La focalisation
externe « vise à l’objectivité, gomme la présence du narrateur [qui] ne semble pas
posséder plus d’informations que ses personnages, en sait même moins qu’eux. »
503
Genette, Figures III 206.
313
(Stalloni 98). Dans Shadowland, le narrateur n’a pas plus d’informations que Tom ; il
en sait même moins que Tom puisqu’il n’était pas présent lors des péripéties chez Cole.
Il ne fait que transposer les propos de Tom. Enfin, dans la focalisation interne « l’action
est vue par un personnage et le narrateur limite le champ de l’information à ce que
celui-ci voit et comprend. » (Stalloni 98). Dans Lullaby, l’action est narrée du point de
vue de Carl. Il livre les différents éléments tels qu’il les voit et ne donne que ses
propres impressions. L’œuvre de Straub semble, elle, ambigüe : si un narrateur -celui
qui écrit le récit rapporté par Tom- est bien présent dans certaines parties du texte,
nous sommes là dans la focalisation externe, le lecteur oublie néanmoins qu’il existe
lors des aventures de Del et Tom à Shadowland où l’omniscience semble alors plutôt
être de mise. L’usage des focalisations diffère selon les récits mais une identification
avec les personnages est à chaque fois atteinte.
Thinner et Shadowland sont des récits à la troisième personne ; cependant, King
donne au lecteur un accès direct aux actions du protagoniste alors que chez Straub, le
narrateur rapporte aux lecteurs les propos de Tom. On pourrait penser que
l’identification avec le personnage serait plus forte chez King mais il n’en est rien.
L’emboîtement des histoires au cœur du récit straubien lie le lecteur aux personnages.
Les histoires de Cole s’emboîtent dans l’histoire plus large du narrateur. La technique
du récit enchâssé est aussi unificatrice. L’intégration des pensées des personnages dans
une narration à la troisième personne est un point commun que partagent King et Straub
avec l’un de leurs maîtres à penser, Richard Matheson (1926- ). King alterne
régulièrement les pensées des personnages et leurs paroles effectives et cette
dichotomie est mise en abyme à travers le choix de la typographie. L’opposition est
nette entre le discours des personnages écrits en italique et le discours écrit en caractère
classique. Cette opposition met en lumière le conflit entre le ça et le surmoi des
314
personnages qui dissimulent leurs véritables pensées mais le récit nous donne à voir ces
pensées abjectes.
Le narrateur -qui est la personne qui raconte l’histoire- est homodiégétique :
« narrators who are also, in some way, participants in the stories they tell. »504 Cette
définition correspond également à Shadowland et à Lullaby. Le narrateur straubien et
Carl sont des personnages moteurs de l’histoire qu’il narre. L’utilisation du point de
vue homodiégétique permet l’expression de la subjectivité ; l’usage de la première
personne est réalisé. Cela rime avec intimité et permet de créer un sentiment d’angoisse
chez le lecteur. Cela permet également de multiplier les perspectives sur un même
évènement faisant écho à l’atmosphère chaotique du récit. Dans Lullaby, Mona et
Helen donnent leur version divergente des sentiments que Carl ressent pour Helen. Le
combat de Tom contre Cole est perçu du point de vue de Tom et de Rose. Si le
narrateur est parfaitement identifié dans Shadowland, 505 il n’en va pas de même dans
Thinner où le narrateur se confond avec l’auteur. Dans ce récit à la troisième personne,
le narrateur y est hétérodiégétique: « omniscient narrators, who are not participants in
the stories they tell. » (Grellet 104).
Le lecteur se demande s’il peut ou non faire confiance aux narrateurs respectifs.
Nous nous tournons alors vers l’approche de « the unreliable narrator » présente chez
Henry James. Ce type de narrateur se définit par le fait suivant: « if they lack
objectivity and view things in a biased or partial way that the reader cannot trust. »
L’une des raisons de ce manque de confiance peut être la suivante : « the character’s
feelings render him or her biased. » (Grellet 105). Lullaby présente un protagoniste
504
Françoise Grellet, A Handbook of Literary Terms: Introduction au vocabulaire littéraire anglais (Paris:
Hachette, 1996) 104.
505
Le nom du narrateur « Darn » lui-même n’apparaît qu’à la page 118.
315
hanté par une profonde culpabilité et son comportement irraisonnable –écraser des
maisons avec son pied- laisse le lecteur sceptique face à ses prétendues bonnes
intentions tout au long du récit. Dans Thinner, le lecteur est hésitant quant à la croyance
ou non en la malédiction gitane. Le scepticisme plane et l’amoncellement de preuves
finit par faire basculer même le lecteur dans l’irréel. Dans Shadowland l’objectivité du
narrateur est mise en question lorsqu’il parle de Steve puisqu’il n’a pas obtenu le
témoignage direct de ce-dernier et qu’il réécrit ce que lui a dit Tom. De même, il
énonce lui même qu’il n’est pas totalement objectif: « of course I am ascribing to the
fourteen-year-old Del Nightingale emotions which I cannot be sure he possessed. » (42)
Le narrateur admet ne pas avoir l’ensemble des données et avoir mis dans son récit son
propre ressenti.
C’est un récit du suraffect et toute cette surcharge et manipulation émotionnelle
amène le lecteur à remettre en doute les propos du narrateur. Nous sommes confrontés à
de multiples subjectivités (Del, Tom, le narrateur), donc à de multiples interprétations.
Cela joue un rôle dans la poliphonie du roman : « [it] generates what Bakhtin defined as
the ‘polyphony’ or ‘polyvocality’ of the novel. » (Terence Hughes, and Claire Patin
85). Ce manque de stabilité interprétative rejoint notre thématique de la déconstruction.
De plus, le fait que le narrateur dans Shadowland soit romancier - il souhaite écrire un
livre sur l’été que Tom a passé chez Cole- accroît la remise en question de son récit. Sa
profession veut qu’il invente des faits.
L’identité du narrateur paraît chez Palahniuk plus claire. Cependant, dès le début, le
lecteur s’interroge. Dans cette narration à la première personne, le narrateur présente
Helen comme l’héroïne du récit ; il ne s’inclut pas dans ce rôle qui semble pourtant plus
lui convenir. Le terme « héros » ne correspond plus aux héros mythiques tels
qu’Hercule, Persée, Thésée ayant livré des batailles contre des monstres comme
316
l’Hydre de Lerne, Méduse ou le minotaure. Les personnages dans les récits
contemporains combattent des gitans, des magiciens ou leur propre culpabilité.
Palahinuk ne donne pas toutes les informations d’emblée : le mystère règne jusqu’au
chapitre 5 quant au nom de famille du narrateur et son prénom n’est donné qu’au
chapitre 33. Cette atmosphère trouble est soulignée par le processus d’emboîtement
utilisé pour la description de Carl. Le lecteur a la première description de Carl grâce à
Helen qui elle-même le décrit à Mona. Nous sommes dans le cadre de la focalisation
interne mais il y a un enchevêtrement de perceptions ; Helen donne la description de
Carl à Mona et aux lecteurs et Carl donne simultanément à ceux-ci la description
d’Helen. Cet enchevêtrement créé par l’auteur contribue à donner un aspect
labyrinthique et trouble à son récit. Les auteurs jouent avec nos peurs en jouant avec les
normes narratives.
b. Narration et manipulation
Les jeux d’écho se multiplient au fur et à mesure de notre avancée analytique. Tout
comme les personnages présentés dévient de la norme physique et psychologique, les
auteurs se jouent des normes narratives, des attentes que crée le récit dans l’esprit du
lecteur. Le pacte conclu entre auteur et lecteur semble être remis en cause. Ce pacte est
défini comme « l’espèce d’accord tacite que passe un lecteur avec l’auteur du livre qu’il
lit. » (Stalloni 181). Le roman doit avoir un début et une fin; il fait intervenir des
personnages, raconte une histoire. Le lecteur doit, lui, accepter le principe de la fiction,
« accorder foi aux personnages et aux évènements narrés. » (Stalloni 183). Cela est
chose ardue quand les auteurs « jouent avec les contrats génériques, en mêlant plusieurs
genres » (Stalloni 181) ou lorsqu’ils manipulent les procédés narratifs. Dans Lullaby,
317
Carl énonce l’une des problématiques cruciales du processus narratif: « the problem
with every story is you tell it after the fact. » (7) L’immédiateté narrative semble donc
être limitée et il y a toujours un temps de retard entre le moment de l’évènement et le
moment de l’écriture. Carl écrit son récit de café en café à la poursuite des artifices de
miracles réalisés par Mona et Oyster : « always one step behind. After the fact. » (8)
Cette impossibilité de narrer les évènements de manière immédiate et qui remet en
doute la véracité des écrits donnés trouve son écho dans le travail de journalisme de
Carl puisque ce métier raconte toujours les évènements à postériori. Les évènements
qui nous parviennent ne sont pas assurés d’être totalement véridiques. Un jeu sur la
temporalité s’installe. Le récit oscille entre le passé et le présent et dès le début du récit,
le lecteur s’attend à avoir une structure ternaire puisque l’auteur choisit de débuter,
comme dans une pièce théâtrale classique, par un prologue. Pourtant l’auteur déjoue
nos attentes car le terme « épilogue » n’est pas utilisé et la fin du récit ne nous mène
inexorablement qu’au début de l’œuvre dans un mouvement cyclique. Cette absence
d’immédiateté amène Carl à mettre lui-même en doute l’objectivité de celui qui narre
l’histoire : « another problem is the teller. The who, what, where, when, and why of the
reporter. The media bias.» (7) Si le narrateur manipule la vérité, le doute prévaut quant
à la véracité des faits énoncés.
Dans Shadowland cette distanciation narrative est supérieure. Le narrateur rapporte
des évènements narrés par le protagoniste et qui se sont déroulés vingt ans auparavant.
La manipulation autoriale est au niveau de la perception, du temps et du réel. On
comprend alors que les personnages et le lecteur avancent dans un lieu où tout élément
doit être remis en question. La quête de la vérité est sans fin et le dénouement apporte
plus d’interrogations que de certitudes. Le lecteur, comme le narrateur, peut choisir de
croire et de se perdre dans le jeu de la manipulation envoûtant des auteurs ou tourner le
318
dos et garder son esprit analytique. Dans Thinner, ce sont les souvenirs de Billy qui
sont mis en avant ; nous n’assistons pas nous-mêmes à sa rencontre avec le gitan. Il y a
en ce sens une distanciation par rapport à l’évènement T. Paradoxalement, cette
distanciation n’est pas un frein à notre identification avec les personnages. Il y a un jeu
constant entre distance et rapprochement tout comme il y a un jeu sur les différents
niveaux de compréhension des textes. La réalité est vue à travers un prisme et il en va
de notre rôle de lecteur critique d’ouvrir les portes des différents paliers de l’analyse
des textes pour chercher la vérité derrière les apparences. Un pont s’établit donc entre la
déconstruction de la voix narrative, la déconstruction identitaire, la critique de la
société faite par les auteurs et la destruction de nos repères. La thématique de la
fragmentation est omniprésente et le tourbillon chaotique qui s’offre à nous est mis en
lumière par l’usage même fait des mots. Nous devons alors nous pencher sur la manière
dont les règles langagières sont retravaillées.
B] Une déconstruction langagière
La thématique de l’abjection touche le cœur même de la création : les mots et les
phrases. La langue elle-même devient vectrice d’altérité, de subversion car elle est
refaçonnée par les auteurs et les éléments qui en ressortent sont hors norme. Les mots et
expressions créés par les auteurs sont inattendus. Le registre de langue utilisé contribue
à une rhétorique de l’excès. On oscille entre le trop et le néant car le langage se réduit
parfois au minimum. Les mots s’effacent comme le corps des personnages disparaît peu
à peu sous la puissance de la malédiction gitane. Ce refus de la linéarité du sens
engendre un renouveau langagier ; les mots eux-mêmes laissent transparaître le chaos
qui semble régner dans les récits.
319
a. Le jeu sur le langage
Le processus de déconstruction du langage s’applique à l’unité composante du
discours, la phrase. King insère dans la narration de langue anglaise des termes en rom :
« ‘Enkelt ! … Bodde har ? Just det-han och Taduz !’ » (195) La langue utilisée par les
gitans reflète leur altérité intrinsèque car elle est incompréhensible pour les non initiés.
Une barrière s’installe rompant la communication. Aux yeux de Billy, les gitans sont
aussi abjects que leur langue. Même leur anglais n’est pas grammaticalement correct :
« ‘I don’t want to hear my sister’s name come oud your mout, ‘» (199) « ‘I die widdit
in my mout.’ » (202) Ils enlèvent des lettres ou en rajoutent aux mots initiaux. Dans
Shadowland, c’est le latin qui est utilisé pour le slogan de l’école : « alis volat propriis.
A translation thoughtfully followed: he flies by his own wings. » (32) L’introduction du
latin donne un caractère à la fois noble et autre à l’école. Mais c’est chez Palahniuk que
la déconstruction langagière est le plus visible.
Palahniuk joue sur les mots et crée des expressions aussi inattendues, déroutantes et
humoristiques que les thématiques abordées. Ce style apparaît comme la marque de
fabrique de l’auteur et se retrouve dans ses autres récits tels que Choke ou Invisible
Monsters. Plaçons-nous d’abord au niveau de la phrase : l’auteur accumule les phrases
sans rapport les unes avec les autres, ce qui contribue à la perte de sens pour le lecteur.
Le processus de déconstruction concerne la syntaxe même :
The very concept of syntax must be transformed. Syntax, traditionally, is the
unity, the continuity of words, the law that dominates them. … Therefore,
words, sentences, paragraphs … and their position on the page and in the
book must be rethought and rewritten so that new ways of reading these can
be created. » 506
506
Maus 69.
320
Nous prendrons ici deux passages en exemple pour montrer la récurrence des procédés
utilisés pas Palahniuk :
And maybe I didn’t learn ethics, but I learned to pay attention. No detail is
too minor to note. The open book was called Poems and Rhymes from
Around the World, and it was checked out from the county library. My
editor's plan was to do a five-part series on sudden infant death syndrome.
Every year seven thousand babies die without any apparent cause. Two out
of every thousand babies will just go to sleep and never wake up. My editor,
Duncan, he kept calling it crib death. The details about Duncan are he’s
pocked with acne scars and his scalp is brown along the hairline every two
weeks when he dies his gray roots. His computer password is “password.’ ...
It’s the type of story that every parent and grandparent is too afraid to read
and too afraid not to read. There’s really no new information, but the idea
was to profile five families that had lost a child. Show how people cope.
How people move forward with their lives. Here and there, we could salt in
the standard facts about crib death. We could show the deep inner well of
strength and compassion each of these people discovers. That angle. Because
it ties to no specific event, it’s what you’d call soft news. We’d run it on the
front of the Lifestyles section. (13)
Le mot « detail » attire notre attention. L’auteur nous noie dans une pluie de détails
tout au long du récit. Nous sommes dans la redondance du sujet: « my editor, Duncan,
he kept. » Palahniuk n’utilise pas la structure de la phrase : sujet, verbe et complément.
Les phrases se réduisent peu à peu pour n’être composées que de deux mots : « show
how people cope, » « How people move forward with their lives, » «that angle. » On
est entre l’excès et le vide, entre des phrases de deux lignes ou de deux mots. Il y a une
répétition de mots : « password/ baby/ afraid/ people. » Un contraste se fait entre le
négatif et l’affirmatif: « maybe I didn’t learn ethics, but I learned to pay attention/
thousand babies will just go to sleep and never wake up/ All we know…… there is no
pattern/ too afraid to read and too afraid not to read/ There’s really no new information,
but the idea was to profile/ Because it ties to no specific event, it’s what you’d call soft
news. » Cette récurrence d’affirmation et de négation dans une même phrase montre le
jeu du paradoxe auquel s’est livré l’auteur qui a cherché l’alliance des contraires,
atteindre une unité à travers le chaos, la beauté dans l’abjection.
321
Prenons un deuxième passage afin de confirmer ces premières impressions :
Another fire engine screams by the motel. Its red and blue lights flash across
the curtains. And I can’t draw another full breath, my foot burns so bad. We
need, I say. I need…we need… We need to go back home, I say, as soon as
possible. If I’m right, I need to stop the man who’s using the culling poem.
With the tweezers, Mona digs out a blue plastic shutter and lays it on the
towel. She pulls out a shred of bedroom curtain, yellow curtains from the
nursery. She pulls out a length of picket fence, and pours on more alcohol
until it drips off my foot clear. She covers her nose with her hand. Another
fire engine screams by, and Mona says, ‘You mind if I just turn on the TV
and see what’s up?’ I stretch my jaws at the ceiling and say, we can’t … we
can’t … Alone with her now, I say, we can’t trust Helen. She only wants the
grimoire so she can control the world. I say, the cure for having too much
power is not to get more power. We can’t let Helen get her hands on the
original Book of Shadows. And so slow I can’t see her move. Mona draws a
flutted Ionic column out of a bloody pit below my big toe. Slow as the hour
hand on a clock. (154)
Nous retrouvons une alternance entre des phrases courtes et des phrases longues. La
syntaxe n’est pas complète: « We need, I say/ Slow as the hour hand on a clock / All
these broken homes and trashed institutions. » La répétition lexicale se vérifie: « need/
curtains/ foot/ fire engine/ can’t. » L’alternance entre l’affirmation et la négation est
toujours visible: « I can’t draw another full breath, my foot burns so bad / I say we
can’t/ the cure for having too much power is not to get more power. » Palahniuk joue
sur la syntaxe et sur les mots eux mêmes.
Il associe l’animé et l’inanimé dans des expressions comme : « distressed houses. »
(5) On s’attend à voir l’adjectif « distressed » appliqué à un être humain mais il est ici
déplacé de son rôle originel et devient un élément de personnification des maisons.
L’auteur joue sur l’utilisation des suffixes « oholic » et « ophobic » pour donner
naissance à des expressions novatrices mais parfaitement compréhensibles par les
lecteurs : « sound-oholics, » « quiet-ophobics » (15), « music-oholics », « calmophobics » (18), « noise-oholics » (59), « media-holics » (74), « drama-holics »,
« peace-ophobics » (94), « talk-oholics », « listen-ophobics » (132), « rock-oholics »
322
(196). Ces expressions qui n’existent pas dans la langue anglaise paraissent si naturelles
qu’elles sont acceptées par le lecteur comme allant de soi. Ces expressions permettent
de réaliser une critique acerbe de la société contemporaine dans laquelle le bruit et la
parole sont rois. Le silence et l’écoute sont bannis.
Des expressions inattendues surgissent à travers le récit telles que « the talking Judas
Cow » (192) ; le lecteur ne sait pas forcément que cela réfère à la vache qui doit mener
ses congénères vers leur chute mortelle à l’abattoir mais l’association de Judas et de
vache, non obstant de faire sourire le lecteur, tient d’un humour très surréaliste. 507 C’est
un humour noir, terme provenant d’ailleurs d’un des chefs de file du surréalisme, André
Breton. « En rendant tout dérisoire, l’humour noir confère une lucidité libératrice. » Les
auteurs tirent « un effet comique de situations morbides ou extravagantes traitées avec
la plus grande froideur. » 508 La mort des vaches ne représente rien pour les individus et
la mention de cette vache qui veut sauver ses congénères tient d’un comique grinçant et
fait réfléchir le lecteur sur l’abattage des animaux.
Le registre de langue familier accroît le sentiment de malaise et d’abjection prégnant
dans les récits, réhaussant la vulgarité des personnages et leur déviance morale. King
fait grandement usage du langage argotique dans ses récits et Thinner n’échappe pas à
la règle. Nous citons ici les récurrences du vocabulaire argotique et violent dans ce
récit.
507
La révolution surréaliste s’est faite de 1920 à 1930. Elle se caractérise par l’écriture automatique et
l’accent marqué sur les rêves qui permettent comme le dit André Breton de « jeter un fil conducteur entre
les mondes par trop dissociés de la veille et du sommeil, de la réalité intérieure et extérieure, de la raison
et de la folie. » André Breton, Manifestes du Surréalisme, (1985: 101). Le but est avant tout l’exploration
du moi profond et la mise en avant d’éléments paradoxaux.
508
Florence Ferran, Le surréalisme (Paris: Nathan, 2000) 73.
323
roman
personnages
Thinner
Leda Carrington
Billy
Billy
Hopley
Billy
Billy
Heidi
Billy
Lemke
Billy
Ginelli
Ginelli
Ginelli
Ginelli
Ginelli
Ginelli
phrases
Why did you have to hit
that stupid Gypsy cunt with
your car? (86)
Come on, asshole, get your
act together (116)
And none of it means shit
(118)
I’ve done other little
cosmetic jobs when some
hot-shit
townie
got
involved in a mess (119)
You stupid bitch (133)
IT IS NO FUCKING
HALLUCINATION (135)
Well, fuck you, Billy
Halleck (153)
Give me a fucking break!
(181)
Ignorant scum (198)
Fuck your justice (201)
Fuck that, what’s wrong?
(207)
William? Will … Oh, fuck
(215)
He goes a good two-fifty
and his ass looks like two
dogs fightin’ under a
blanket (219)
I don’t know a whole fuck
of a lot about the wonderful
world of medicine (220)
The definition of an asshole
is a guy who doesn’t
believe what he’s seeing
(223)
You don’t need a fucking
heart attack on top of
everything else (225)
324
Ginelli
Billy
Ginelli
Ginelli
Ginelli
Ginelli
Ginelli
Ginelli
Ginelli
Ginelli
Gina
Linda
Ginelli
Fucking amateurs (226)
That cowardly bitch ( 227)
Dear Fucking Abby ( 227)
The whore who put the
ballbearing through your
hand (235)
Fuck it doesn’t (248)
I annihilated that
motherfucker (255)
He was goof and fucking
scared (256)
Fuck, no –don’t be dumb,
William!
(259)
I call you a whore, your
mother a whore, your father
an asshole-licking toilet
hound ( 271)
Acid, whore (272)
Fuck his curse, that pig
(273)
Bitchin’ ! (305)
An asshole, William, is a
guy who doesn’t believe
what he’s seeing (316)
L’utilisation du vocabulaire argotique et familier éloigne et rapproche à la fois le
lecteur des personnages et révèle leur déviance de la bienséance langagière. Dans
Shadowland, le registre langagier est courant mais le vocabulaire argotique apparaît à
quelques reprises.
325
roman
personnages
Shadowland
Sherman
Sherman
Narrateur
Steve
Steve
Steve
Root
Seed
Marcus
phrases
He’s a frosty old shit, isn’t
he? (36)
I told you, but you forgot,
you asshole (38)
It was the kind of smile
you’d give somebody just
before you cut his balls off
(39)
Come on, jerk. Ah, shit
(63)
I hate these little farts (66)
A shitty little cockroach
(83)
Shithead, the man said
(195)
Shit, they hear us okay
(196)
The shit king (246)
Dans Lullaby, le registre est aussi courant mais les termes violents sont peu nombreux.
roman
personnages
Lullaby
Carl
Oyster
Un home qui détient un
exemplaire du poème
Le même homme
Oyster
Un home qui entre dans un
bar sur Third Avenue
phrases
He called me an asshole
(136)
Mom’s not going to like
that, you going through her
personal secret shit (145)
Bullshit (171)
Bullshit (172)
You can flush me, but I’ll
just keep eating shit (188)
What the fuck ? (234)
326
La vulgarité des personnages est vectrice de répulsion. La monstruosité rimant avec
excès, les auteurs font également usage d’une palette d’adjectifs, de noms ou
d’expressions nous ramenant au thème de l’excès. Dans Thinner, on peut relever par
exemple « horrified, hideous » (64), « exterminate » (53),
« savage » (125),
« cataclysmic » (126), « choked with tourists » (181), « screeching sound. » (223) Dans
Shadowland, on peut relever par exemple: «mossy monsters» (48) «amputation» (56),
«hatred» (68), «enormous» (102), «ferocity» (219), «unbelievable» (307), «terror and
horror. » (336) Dans Lullaby, nous pouvons citer: «atrophied» (19), «taxidermied look»
(30), «livor mortis» (34), «enormous» (56), «sex zombie» (57), «predator» (83),
«destruction. » (148) Ces termes nous placent non seulement dans le domaine de
l’excès mais également dans l’abjection.
La déconstruction langagière regroupe donc différentes éléments ; elle concerne à la
fois la phrase et les mots. Cette déconstruction est vectrice de paradoxe, mêlant
distanciation et rapprochement avec le lecteur. Les auteurs oscillent entre monstration
et évitement, excès et néant et la langue devient elle-même le signe de cet entre-deux.
C’est le sentiment d’inachevé qui prédomine.
b. L’incomplétude du langage
Le langage désigne le système de signes produits par la parole ou par une écriture
permettant l’expression et la communication qui passe par des mots et des phrases.
Chez nos auteurs, les phrases se réduisent peu à peu, notamment chez Palahniuk,
engendrant un sentiment de vide. Son style percutant et unique tient à son accumulation
de phrases courtes et incisives. Ceci s’accompagne de l’accumulation d’actions qui
contribue au trouble régnant dans le récit et ne laisse aucun répit au lecteur qui n’a pas
327
le temps de reprendre sa respiration. Au chapitre 5 par exemple, Helen jongle entre la
visite d’une maison, son entretien avec Carl et son coup de téléphone avec Mona. Le
lecteur virevolte entre les actions d’Helen, ses propos tenus à l’égard de Carl et Mona,
les propos de Carl et la description d’Helen. Les phrases sont souvent incomplètes à
l’image du vide que laisse la société sur ses habitants. Elles sont souvent vides de
verbes ou de compléments ; nous donnons ici quelques exemples : ‘our hero, Helen
Hoover Boyle, » (2) « these distraction-oholics. These focus-ophobics » (18),
« stainless steel. Separate hot and cold knobs, pistol-grip-style with porcelain handles.
No spray nozzle » (23), « five foot six. A hundred and eighteen pounds » (29), « never
again » (58), « barefoot » (101). Une phrase se réduit à un unique mot. Si toutes les
composantes de la phrase sont peu à peu éliminées, l’incomplétude règne et cette
absence est vectrice d’abjection car elle ne correspond pas à la norme langagière.
Nous sommes, pour reprendre en partie le titre de l’ouvrage de Sylvie Mougin et
Marie-Geneviève Grossel, dans une poétique du non-sens, nous reliant à l’abjection.
Cependant, ce non-sens n’est qu’apparence : « l’absence de sens, loin d’être un déficit,
est bien souvent au contraire un trop plein de sens, une saturation de l’expression qui
nous retient infiniment plus que si nous en soupçonnions l’indigence. »509 La
destructuration du langage chez Palahniuk cache, il est sûr, une critique virulente du
monde social et est révélateur d’une fragmentation à tous les niveaux : communautaire,
individuel, identitaire, symbolique.
La littérature du nonsense a souvent été assimilée à la littérature carnavalesque. Elle
rime avec la notion d’absurde, d’incohérence et correspond à une absence de sens dans
le langage :
509
Sylvie Mougin, et Marie-Geneviève Grossel, Poésie et rhétorique du non sens (Reims : Presses
universitaires de Reims, 2004) 18.
328
[Le nonsense] lâche la bride au langage, permet à la mécanique des mots de
fonctionner un instant toute seule, franche absurdité, la palissade gravement
formulée, paradoxe cocasse ou raisonnement grotesque. 510
Le gothique postmoderne que développent nos auteurs a bien une tonalité grotesque et
transgressive qui donne toute sa force au phénomène d’abjection qui y transparaît. La
distorsion langagière explique la richesse des textes et la pluralité des interprétations
possibles que le lecteur peut en donner.
Le langage n’est pas stable, est un jeu de différences, un va-et-vient
continuel entre présence et absence, le sens est toujours suspendu entre passé
et présent, il n’y a pas de vérité unique transcendantale extérieure à ce jeu
infini de sens ; puisque ‘je’ n’existe pas hors du langage, (je suis’ dispersé,
divisé.) L’accent s’est alors mis sur le lecteur et sur la pluralité du sens ; il y
a autant de sens à un texte qu’il y a de lecteur. 511
Les auteurs jouent avec le sens et le lecteur doit démêler les fils innombrables de la
création pour atteindre une vérité qui n’est, au final, que subjective. Si, comme le dit
Roland Barthes, « le texte est pluriel, »512 le récit est alors expérimental et nos auteurs
peuvent remettre en cause les conventions établies. Le texte est un tissu et le pluriel du
texte tient dans la pluralité des signifiants qui le tissent.
Les auteurs tirent avec brio les ficelles de la voix narrative. Le jeu sur les
focalisations s’accompagne de la problématique d’immédiateté narrative. Le
vacillement entre la monstration et l’absence engendre un sentiment de manque mais
cette incomplétude n’est peut être qu’illusoire. Cette déconstruction s’allie à un jeu
constant sur l’ordre temporel. Elle s’apparente à un processus de contamination qui
touche le temps du récit. Genette différencie temps de l’histoire et temps du récit :
« nous étudierons les relations entre temps de l’histoire et (pseudo-) temps du récit …:
510
Albert Laffay, Anatomie de l’humour et du nonsense (Paris: Masson, 1970) 141.
511
Eileen Williams-Wanquet, Les romans d’Anita Brookner de 1981 à 1992: L’écriture de la subversion,
thèse, Montpellier, 1996 (Montpellier: Université de Montpellier, 1996) 26.
512
Roland Barthes, Le bruissement de la langue (Paris: Éditions du Seuil, 1993) 73.
329
les rapports entre l’ordre temporel de succession des évènements dans la diégèse et
l’ordre pseudo-temporel de leur disposition dans le récit. »513
Nous devons nous
intéresser à la distanciation entre ces deux temps. Cette déviance temporelle prend la
forme d’analepses et de prolepses.
C] Sur le rythme effréné de la dislocation temporelle
Les auteurs nous ancrent dans des histoires cauchemardesques. Le phénomène de
subversion et la présence d’êtres abjects remettent en cause la stabilité du réel. De
même cette stabilité est annihilée par le désordre temporel créé par les écrivains. Le
texte devient un objet monstre en soi car les auteurs ne suivent pas l’ordre
chronologique des évènements mais naviguent continuellement sur le flot de l’analepse
et de la prolepse. L’auteur établit une restructuration temporelle. Sur l’échiquier de la
narration, King abat les pions de la temporalité, suscitant l’interrogation du lecteur.
Avant d’analyser les procédés analeptiques et proleptiques dans les trois œuvres, il
semble judicieux de définir ces procédés. L’analepse est pour Genette une anachronie
se portant dans le passé :
Toute anachronie constitue par rapport au récit dans lequel elle s’insère –sur
lequel elle se greffe- un récit temporellement second, subordonné du
premier … Nous appellerons désormais ‘récit premier’ le niveau temporel de
récit par rapport auquel une anachronie se définit comme telle. 514
Dans l’analepse, l’anachronie se place avant le récit premier. L’analepse consiste à
« raconter un évènement qui a eu lieu dans un temps antérieur. Le procédé correspond à
ce que, dans l’analyse filmique, on appelle flashback. » (Stalloni 13). L’usage de
513
Genette, Figures III 78.
514
Genette, Figures III 90.
330
l’analepse rompt la chronologie des évènements et est par là-même une forme de
transgression. La prolepse est définie comme « l’anachronie narrative qui anticipe sur le
temps premier du récit. » (Stalloni 218). Genette lui donne pour autre nom
« anticipation » ou « allusion à l’avenir. »515 La prolepse désigne donc le fait de
raconter d’avance un évènement qui va avoir lieu plus tard dans la narration. Ces
inflections temporelles entrent dans le cadre de la thématique de la déconstruction et
contribue à faire du texte un objet abject en soi.
a. Des récits analeptiques
Penchons-nous sur chaque œuvre afin d’analyser les effets du procédé analeptique.
Gilles Menelgado précise que « King construit souvent ses récits en forme de
rétrospective, »516 selon différentes strates temporelles. L’incipit de Thinner nous place
en effet dès le début dans ce processus en nous permettant de comprendre, in media res,
pourquoi Billy ne cesse de perdre du poids. Le terme « in media res » correspond à
« une entrée directe dans l’histoire sans aucun élément introductif explicite et qui
produit un effet de dramatisation. » (Stalloni 113). Cet effet d’immédiateté lie le lecteur
aux personnages. L’illogique triomphe car le début de l’œuvre est une analepse.
Différents évènements nous ramènent vers le passé. Aller vers la balance rappelle par
exemple à Billy des évènements antérieurs : « he was struck by a strong sense of déjà
vu- the temporal dislocation was so complete that he felt a mild physical nausea. » (34)
La première vision des bohémiens par Billy est décrite sous la forme d’une analepse; de
515
Genette, Figures III 106.
516
Gilles Menegaldo, « Forme brève et strategies du fantastique chez Stephen King : Danse Macabre et
Brume, » Stephen King: Premières approches (2000: 91).
331
nombreux évènements sont narrés sous forme de flash-back comme l’accident ayant
causé la mort de la gitane ou la découverte du corps de Ginelli: « it was only now, in
the dark, that some disjointed memory of the time between finding Ginelli’s hand on
the seat of the Nova and finding himself in this room and on the phone to his wife
began to come back to him. » (296) Ginelli raconte la préparation de son plan pour faire
plier Lemke de manière rétrospective: « at 3 o’clock on Tuesday morning, Ginelli had
parked on a woods road which branched off from Route 37-A near the Gypsies’
camp. » (237-38) L’usage du plus-que-parfait marque l’antériorité de l’évènement.
Le procédé analeptique est aussi visible chez Straub. L’œuvre elle-même est une
entière analepse puisque Tom raconte au narrateur des évènements passés que cela soit
pour l’époque Carson ou lorsqu’il a fait son séjour à Shadowland quand il avait 15 ans.
Le récit se situe dans un mouvement de mise en abyme intégré dans un autre récit : « 20
years ago.» (11) Ce caractère double met en exergue le thème de la dualité prégnant
dans l’œuvre. Straub fait usage de la digression qui, même si elle est un topos de tout
roman, entre dans le cadre de la dislocation narrative. Alors que le lecteur assiste par
exemple à la première rencontre entre Tom et Rose, le narrateur rompt l’ordre
chronologique et raconte dans un flash-back sa rencontre avec Marcus Reilly à Miami
en 1975. Sherman raconte ce qui s’est passé dans le bureau de Broome de manière
analeptique. (39) De même, Cole raconte de manière analeptique ses expériences de
docteur à la guerre ou la trahison de Rosie avec Speckle John.
L’œuvre de Palahniuk est aussi narrée sous la forme analeptique puisque Carl
revient sur les évènements qui l’ont mené, lui et Helen, à poursuivre Oyster et Mona.
L’auteur nous plonge in media res dans l’action. Il y a un va et vient entre le passé et le
présent, représenté par le contraste entre la typographie italique pour le présent et
standard pour le passé. L’opposition entre le passé et le présent est marquée par la
332
dichotomie entre le temps du présent et du prétérit utilisé par l’auteur : « this is my
life » (260) s’oppose à « that was my life » (257) Cela renforce l’impression décousue
qui émerge du récit de Palahniuk qui semble n’être qu’une accumulation d’actes et
d’idées. Les morts de l’épouse et de l’enfant de Carl tout comme celle du mari d’Helen
sont narrées sous forme de flash-back. Helen nous replonge dans le passé pour raconter
ses différentes actions mises en œuvre pour que la berceuse ne soit pas utilisée par
d’autres personnes. Le retour dans le passé trouble la linéarité des évènements, d’autant
que la prolepse se mêle à l’analepse.
b. Des récits proleptiques
Le premier mot du récit « thinner » place ce dernier sous l’angle analeptique car on
revient sur la rencontre entre Billy et le gitan mais est également annonciateur d’un
protagoniste condamné d’avance. Sa mort annoncée est confirmée à la page 27
lorsqu’une machine lui donne son poids et sa destinée ; la malédiction va le poursuivre
de manière impitoyable. Le fait que Lemke transmette la malédiction alors qu’il est
condamné par un cancer est en lui-même proleptique de la fin du roman : la mort ne
pourra que triompher. Même Ginelli annonce sa propre fin: « if [Gina] ever sees me
again before I see her, William, I ain’t never going to have to change my shirt again. »
(283) Linda, quant à elle, annonce ironiquement la mort de sa famille. Lorsque la
famille Halleck assiste à l’expulsion des Gitans du terrain de jeu, Linda dit : « it’s like a
funeral. » (51) Le dénouement tragique familial est inévitable. Billy annonce lui-même
sa propre mort lorsqu’il se dit : « I’m never going to get fat the way I was again ; »
(315) il sera prêt à reprendre une part de la tarte maléfique au moment ultime. Lemke
donne au protagoniste la solution de l’énigme: « be careful who eats the meal that was
333
meant for you. » (291) Si Billy avait gardé en tête les paroles de cette Pythie moderne,
sa destinée tragique aurait pu être évitée.
Dans Shadowland, un des rêves de Tom annonce la mort de son père : « his father
was a skeleton hanging from a tree, having been converted into vulture fuel. » (55) La
mort de Marcus Reilly est annoncée dès la page 13: « Flanagan was not our most tragic
failure, that was Marcus Reilly, who had shot himself in his car while we were all in
our early thirties. » La transformation de Del en oiseau est également annoncée de
manière proleptique. « Del froze like a bird before a snake. » (79) Les titres eux mêmes
sont annonciateurs de l’intrigue ; le titre « two betrayals » préfigure la trahison de Rose
et de Rosie. Le sorcier rencontré par Tom au début du récit annonce déjà sa grande
destinée: « You’ll have to fight for your life, of course, you’ll have tests to pass- tests
you can’t study for, hee hee- and there’ll be a girl and a wolf, and all that, but you’re no
idiot. » (23) Le combat final entre Cole et Tom est annoncé ; la fille fait référence à
Rose et le loup à Cole.
Nous relevons chez Palahniuk un usage de la prolepse. La mort d’Helen est
annoncée de manière ironique dès le chapitre 5 à travers la description de ses bijoux :
« enough ornaments for a Christmas tree. Pearls big enough to choke a horse. » (29)
Helen va en effet suffoquer en avalant ses bijoux à la fin du récit. Cette préfiguration
d’évènements fait écho à la distortion temporelle qui accentue l’atmosphère irréelle qui
règne dans les œuvres.
Cette distortion fonctionne également grâce à une distanciation entre le temps de
l’histoire et le temps du récit. Genette montre l’importance d’étudier le temps du récit.
Etudier l’ordre temporel d’un récit, c’est confronter l’ordre de disposition
des évènements ou segments temporels dans le discours narratif à l’ordre de
succession de ces mêmes évènements ou segments temporels dans l’histoire,
334
en tant qu’il est explicitement indiqué par le récit lui-même, ou qu’on peut
l’inférer de tel ou tel indice indirect. 517
Analyser la dichotomie entre le temps de l’histoire et le temps du récit élargit notre
champ de compréhension des textes. Cette dichotomie est visible chez King. Un
important fossé se fait jour entre la totalité des évènements qui se sont déroulés dans la
vie de Billy –cela équivaut aux vingt premiers chapitres- et la narration que celui-ci en
fait à Ginelli car celle-ci se résume en deux phrases : « Billy Halleck told Ginelli
everything.When he was done, there were four Camel butts in the ashtray. » (218) Le
moment où le gitan touche Billy pour le maudire est certainement plus court que les
douze lignes utilisées par l’auteur pour décrire cet évènement. La distanciation entre le
temps de l’histoire et le temps du récit est prolongée par la description monstrueuse de
Lemke. Nous pouvons également citer comme exemple le calvaire du juge Carrington
qui s’est étalé sur environ un mois – « ‘I saw it a lot over the last month or so’ » (89) mais Leda n’utilise que cinq pages et demies pour décrire le supplice de son mari. La
semaine suivant l’accident qui a causé la mort de la gitane est très difficile pour Linda à
l’école mais cette semaine et ces moments délicats ne tiennent qu’en un paragraphe à la
page 9. Nous pouvons prendre comme dernier exemple les trois semaines que Billy
passe à la clinique Glassman qui sont résumées en quatre pages (127-131). Cette
distanciation entre le temps de l’histoire et du récit contribue à l’atmosphère trouble et
irréelle régnant dans le récit. Il en va de même dans Shadowland.
Cela se vérifie lorsque Cole revient sur sa carrière de docteur dans l’armée en 1917.
Celle-ci dure plusieurs mois – « ‘we move ahead a couple of months’ » (p. 260) - mais
la narration ne tient que sur quatorze pages (254-268). Nous pouvons également citer
les deux heures d’attente à la gare de Pennsylvanie avant que Del et Tom ne prennent
517
Genette, Figures III 78-79.
335
leur train pour le Vermont. Ces deux heures correspondent à 21 lignes dans le temps du
récit (168). Les jours qui suivent la mort du père de Tom sont résumés plus que
brièvement : « two Saturdays after that, Tom Flanagan left his mother’s side for the
first time since the funeral. » (125) Enfin, les deux mois qui précèdent la mort de
Marcus Reilly sont par exemple sont résumés dans le temps du récit en une phrase :
« two months later I heard that Marcus had shot himself. » (250)
Dans Lullaby, la simultanéité semble de mise mais nous pouvons noter quelques
exemples de distanciation entre le temps de l’histoire et l’histoire du récit. A la page
127, la semaine qui suit le suicide de Cynthia Moore et voit la mort du mari d’Helen se
résume en une phrase dans le récit. Carl retrace la journée pendant laquelle sa femme et
son enfant sont morts en deux pages (177-179). Enfin, l’année qui voit la naissance de
sa fille est résumée en une phrase: « a year later, we had a daughter named Katrin, and
she was supposed to be the rest of my life. » (257) La prédominance de la distanciation
entre temps de l’histoire et du récit éclaire la thématique de la fragmentation et de la
distortion temporelle. Elle contribue à la perte des repères qui affecte à la fois les
personnages et le lecteur.
La notion d’abjection affecte donc le cœur du récit, à savoir les procédés narratifs
déconstruits par les auteurs. L’enchevêtrement des focalisations remet en question la
fiabilité du narrateur dont l’identité est par exemple loin d’être claire dans Thinner. Les
auteurs jouent avec le langage en créant notamment des expressions inattendues.
L’hybridité de celles-ci fait écho au patchwork que constituent les récits des auteurs. Ils
oscillent entre excès à travers l’usage d’un lexique argotique et grossier et absence, le
langage semblant se vider peu à peu de son contenu. La déconstruction du langage
s’accompagne d’une dislocation temporelle qui fait force de loi et donne un aspect
abject au récit lui même. Cette déconstruction narrative n’est qu’une maille dans la toile
336
de l’abjection et de la subversion tissée par les auteurs qui choisissent comme autre
point d’ancrage la transgression des valeurs, des mythes et des contes traditionnels.
PARTIE 3. UNE SUBVERSION DES VALEURS ET DES MYTHES
TRADITIONNELS
Puisque les auteurs transgressent l’ordre établi, le désordre prend les rênes du récit.
Le terme « désordre » traduit l’idée de « manquement à l’ordre établi » 518 et nous
permet ainsi d’établir une passerelle avec le thème de la déviance. King, Straub et
Palahniuk s’attaquent à la société contemporaine, à ses composantes et aux valeurs
qu’elle véhicule. La déviance y est visible à chaque recoin et nos auteurs nous invitent à
jouer avec la figure abjecte en déplaçant les pions de la subversion au niveau des
valeurs et de certains mythes. La subversion est une distance critique par rapport à une
norme, va à l’encontre d’un ordre social, littéraire, langagier :
La subversion est mieux comprise juxtaposée au concept de l’idéologie,
quand celui-ci est défini comme le répertoire d’images, d’idées et de thèmes
diffusés dans la société par et pour une culture dominante. Dans ce contexte,
la subversion représenterait l’articulation, ou la mise en lumière, de toute
interprétation réprimée, interdite ou oppositionnelle par rapport à l’ordre
social. 519
L’usage de la subversion permet de donner un point de vue dérangeant sur le monde et
« peut être présent au niveau du contenu (axe horizontal) ou de la forme (axe
vertical). » 520 Nous l’associons ici à la dimension thématique en commençant par les
valeurs. Le terme « valeur » désigne, dans un contexte abstrait, « ce que le jugement
518
Alain Rey, et al 1379.
519
« Subversion, » Encyclopedia of Contemporary Literary Theory, Approaches, Scholars, Terms, 1993
ed. 636.
520
Dominique Bourque, Ecrire l’interdit : La subversion formelle dans l’œuvre de Monique Wittig
(Paris : l’Harmattan, 2006) 23.
337
personnel estime vrai, beau, bien, s’accordant plus ou moins avec le jugement de
l’époque et ce jugement lui-même. » (Alain Rey, et al 2211). Il est lié au jugement, à la
norme et s’impose à la conscience comme un idéal. Nous choisissons de nous intéresser
aux valeurs de la justice et de l’unité familiale car elles sont liées à la morale. La justice
désigne à la fois l'institution dont la fonction est d'appliquer les lois ainsi que la valeur
qu'on attache au jugement rendu. Dans nos récits, ces valeurs volent en éclats et sont
déconstruites, vues de manière subversive. Nous verrons que les auteurs poussent la
subversion à son comble en choisissant de revisiter des mythes communs.
Nous devons donner ici une définition claire du mythe. Pour Mircéa Eliade, un
mythe « raconte toujours que quelque chose s’est réellement passé, qu’un évènement a
eu lieu dans le sens fort du terme –qu’il s’agisse de la création du Monde, ou de la plus
insignifiante espèce animale ou végétale, ou d’une institution. »521 Le mythe
cosmogonique par exemple raconte comment a été créé le Monde. 522 Le mythe
implique l’irruption du sacré dans le monde puisque ce sont les Dieux qui l’ont créé.
Il implique également le « dévoilement d’un ‘mystère’, révélation d’un évènement
primordial qui a fondé soit une structure du réel, soit un comportement humain. »523 Le
mythe est ainsi un modèle pour tout individu in illo tempore puisqu’il dépassse toute
temporalité. Le mythe « raconte une histoire sacrée, c’est-à-dire une révélation transhumaine qui a eu lieu à l’aube du Grand Temps, dans le temps sacré des
521
Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères (Paris: Gallimard, 1989) 13.
522
« Les mythes révèlent les structures du réel et les multiples modes d’être dans le monde. C’est
pourquoi ils sont le modèle exemplaire des comportements humains : ils révèlent des histoires vraies, se
référant aux réalités. » Eliade, Mythes, rêves et mystères (1989: 13).
523
Eliade, Mythes, rêves et mystères 14.
338
commencements (in illo tempore). » 524 Eliade cite comme exemple le mythe
biblique. 525 Le mythe est donc lié à la création, au commencement des temps.
Nous choisissons de nous intéresser dans cette thèse au mythe biblique. Pour les
croyants, les évènements décrits dans la bible sont véridiques et ils nous révèlent la
création du monde. La bible nous indique le modèle de conduite à suivre, un modèle
qui abolit le temps et l’espace. Dans nos trois œuvres, le mythe biblique est soumis au
procédé de l’abjection et se teinte d’une touche subversive, voire blasphématoire.
L’anéantissement des tabous chez nos auteurs renforce ce sentiment d’abjection
ressenti à la lecture des œuvres. King, Straub et Palahniuk associent éléments bibliques
et magiques, ce qui peut paraître inconcevable pour les individus croyants qui font bien
la distinction entre les miracles divins et les tours de magie. 526 On peut cependant
percevoir comme corrélation entre ces deux phénomènes le conflit entre le bien et le
mal. Jésus est le sauveur d’une humanité pécheresse qui a succombé au mal tentateur
symbolisé par le serpent. La magie se décline, elle, sous l’opposition entre la magie
blanche et noire, ce qui montre la dichotomie inhérente au phénomène. Les ouvrages
d’Eliphas Lévi 527, C. Wallace, 528 Gini Graham Scott 529 ou d’Helena Blavatsky530 nous
éclairerons sur le domaine de la magie et révèleront l’usage subversif qu’en font nos
524
Eliade, Mythes, rêves et mystères 21.
525
« Le christianisme, du fait même qu’il est une religion, a du conserver moins un comportement
mythique : le temps liturgique, c’est-à-dire le refus du temps profane et le recouvrement périodique du
Grand Temps, de l’illud tempus des ‘commencements’. » Eliade, Mythes, rêves et mystères (1989: 29).
526
Les miracles sont des évènements extraordinaires attribués à une puissance dvine alors que les tours
de magie sont le fait d’un être humain.
527
Eliphas Lévi, Dogme et rituel de la haute magie : Rituel, vol. 2 (Paris: Editions Niclaus, 1948).
528
C. Wallace, La magie wicca (Paris: Editions de Vecchi, 2004).
529
Gini Graham Scott, The Magicians : a Study of the Use of Power in a Black Magic Group (New York:
Irvington Publishers, 1983).
530
Helena Blavatsky, Glossaire théosophique, Trad. Adyar (1892, Paris: Editions Adyar, 1981).
339
auteurs dans nos récits. On peut déjà exprimer le fait que Straub semble emprunter à
Eliade le thème du mythe comme récit d’une création et l’appliquer de manière
subversive à la magie qui permet à Cole de recréer un monde correspondant à ses
désirs.
Cette thématique de la création nous relie à un autre élément clé des récits de nos
auteurs, les contes de fée. Straub revient à la génèse des contes et ce retour au temps du
commencement nous permet de faire un lien avec le mythe. Un lien s’établit également
entre la magie et les contes de fée : la magie est un art supposé produire par des
procédés mystérieux des phénomènes irrationnels, phénomènes prégnants dans les
contes de fée où ils sont d’ailleurs considérés comme allant de soi. Nos auteurs
semblent cependant s’éloigner pas à pas du schéma du conte classique et c’est l’adjectif
cauchemardesque et non féérique qui paraît s’appliquer à nos récits. Nous nous
tournerons entre autres vers les ouvrages de Vladimir Iakovlevitch Propp, 531 AlgirdasJulien Greimas, 532 et Claude Bremond 533 pour analyser le travail de déconstruction et
de réécriture subversive réalisé par King, Straub et Palahniuk. Les contes sont certes
différenciés des mythes 534 mais Straub nous propose, par exemple, un retour à la génèse
des contes. Ce retour au commencement de tous les contes mis en parallèle avec le
temps sacré des commencements nous montre déjà la touche subversive que nos
auteurs ont souhaité appliquer à travers leurs œuvres. La vision traditionnelle de la
531
Vladimir Jakovlevitch Propp, Morphologie du conte (Paris : Éditions du Seuil, 1973).
532
Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale : Recherche et méthode (Paris: Presses Universitaires
de France, 1986).
533
Claude Bremond, Logique du récit (Paris : Éditions du Seuil, 1973).
534
« Dans un cas, le monde est parcouru de figures étranges, dotées de pouvoirs extraordinaires (fées,
sorcières) mais auxquelles il paraîtrait absurde de rendre un culte. Les héros peuvent tout au plus
reconnaître leurs bienfaits ou apprendre à se méfier d’elles. Dans l’autre, le monde des hommes et celui
des dieux s’interpénètrent sans cesse. » Christophe Carlier, et Nathalie Griton-Rotterdam, Des mythes
aux mythologies (2008: 8).
340
magie est remise en question et nos protagonistes vivent un conte de fées
cauchemardesque.
Un autre élément unit la magie et les contes : la magie et ses rituels sont liés au
thème du secret et sont d’une manière générale réservés aux initiés. L’accès à la
maîtrise des pouvoirs magiques semble d’ailleurs se placer sous le signe de l’initiation ;
les contes, de par les diverses épreuves que doit subir le héros (comme la lutte contre
des monstres) et l’accès à une révélation d’un autre moi, nous lie au thème de
l’initiation. Ceci explique que notre parcours se termine dans ce chapitre par une
interrogation sur le processus initiatique visible en toile de fond de nos œuvres. Pour
cela, nous nous tournerons entre autres vers les ouvrages de Mircéa Eliade, 535 Arnold
Van Gennep 536 ou Carlos Castaneda. 537 L’initiation nous lie au mythe ; Eliade montre
d’ailleurs la possibilité qu’ont le chamane et l’initié de se réimmerger dans le Temps
sacré des commencements. Cependant, dans nos récits, le parcours initiatique semble
aussi subir les assauts de la déconstruction et de l’incomplétude. Les cinq éléments que
nous choisissons de traiter –les valeurs de justice et de famille, la bible, la magie, les
contes de fée, l’initiation- portent tous les stigmates de l’abjection. De plus, ils se
placent en écho au patchwork postmoderne subversif offert par King, Straub et
Palahniuk. Ils reprennent non seulement les thèmes clés de la création de la société
mais se tournent également vers les auteurs passés. Tout comme il y a une réécriture
des mythes, nos auteurs revisitent et subvertissent les œuvres de leurs prédécesseurs.
535
Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, naissances mystiques : Essai sur quelques types
d'initiation (Paris: Gallimard, 1994) ou Le Mythe de l'éternel retour : Archétypes et répétition (Paris :
Gallimard, 1989).
536
Arnold Van Gennep, Les Rites de passage : Etude systématique des rites (Paris: A. et J. Picard, 1981).
537
Carlos Castaneda, L'herbe du diable et la petite fumée: Une voie yaqui de la connaissance (Paris : C.
Bourgois, 2002) ou Le voyage défiitif (Monaco : Editions du Rocher, 2000).
341
A] Le tourbillon déconstructif des valeurs américaines
Le terme de « déconstruction » nous ramène au fait de réaliser une analyse critique
d’un système en défaisant ses éléments. Notre démarche consiste bien à analyser nos
trois œuvres sous des angles bien précis et nous constatons qu’il y a chez nos auteurs à
la fois critique et subversion des éléments que nous choisissns de mettre en avant. Nos
auteurs reprennent en écho les œuvres passées mais modifient des éléments clés. De
même, les thèmes communs de la justice et de la famille sont revisités. Nous
choisissons également de traiter dans cette partie de la subversion des mythes bibliques
en gardant à l’esprit une perspective en miroir de la société puritaine américaine. La
facticité et l’abjection règnent en maître et les auteurs nous entraînent dans un périple
qui mêle les œuvres du passé et des éléments postmodernes.
a. Les œuvres passées revisitées
Signe de l’innovation postmoderne, les auteurs s’inspirent et réécrivent les œuvres
de leurs prédécesseurs que les lecteurs se doivent de connaître pour comprendre les
références évoquées. Cette reconstruction du passé souligne le caractère hybride de nos
œuvres qui, dans leur mouvement spiraloïde, s’éloignent peu à peu de leurs origines
qu’elle drape d’un voile subversif en gardant dans son sillage la thématique de
l’abjection. Cela signifie que nous aurons à faire référence aux notions d’intertextualité
ou de parodie. Le terme « intertextualité » –vu comme le « caractère fondamental de
tout texte, par lequel il renvoie à d’autres textes » 538– provient originellement des
formalistes russes et plus particulièrement de Mikhail Bakhtine et de sa notion de
dialogisme :
538
Alain Rey, et al 2077.
342
L’orientation dialogique du discours parmi les discours ‘étrangers’ … lui
crée des possibilités littéraires neuves et substantielles, lui donne l’artisticité
de sa prose, qui trouve son expression la plus complète et la plus profonde
dans le roman. 539
Bakhtine ajoute :
Un énoncé vivant, significativement surgi à un moment historique et dans un
milieu social déterminés, ne peut manquer de toucher à des milliers de fils
dialogiques vivants, tissés par la conscience socio-idéologique autour de
l’objet de tel énoncé et de participer activement au dialogue social. Du reste,
c’est de lui que l’énoncé est issu : il est comme sa continuation, sa réplique,
il n’aborde pas l’objet en arrivant d’on ne sait où. 540
Un lien existe ainsi entre un texte et les autres textes qui l’entourent. Julia Kristeva par
la suite dans son ouvrage Séméiôtikè : Recherche pour une sémanalyse, considérera
l’intertextualité comme une sorte de dialogisme, chaque énoncé se nourrissant des
écrits passés et nourrissant les écrits à venir :
Le signifié poétique renvoie à des signifiés discursifs autres, de sorte que
dans l’énoncé poétique plusieurs discours sont lisibles. Il se crée, ainsi,
autour du signifié poétique, un espace textuel multiple … Nous appellerons
cet espace intertextuel. Pris dans l’intertextualité, l’énoncé poétique est un
sous-ensemble d’un ensemble plus grand qui est l’espace des textes
appliqués dans notre ensemble. 541
Tout récit est un espace qui établit une jonction, une intéraction avec d’autres textes et
peut être vu comme la transformation et la combinaison de différents textes compris
comme des codes utilisés par l'auteur.
La parodie est, elle, une « imitation satirique d’une œuvre sérieuse dans le style
burlesque. » (Alain Rey, et al 1378). Elle implique une critique mais également une
touche d’humour noir. Genette la classe dans l’hypertextualité ; il revient sur l’origine
tu terme « parodie » dans Palimpsestes.
539
Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (Paris: Gallimard, 1987) 99.
540
Bakhtine, Esthétique et théorie du roman 100.
541
Julia Kristeva, Semeiotike : Recherches pour une sémanalyse (Paris: Éditions du Seuil, 1978) 255.
343
L’étymologie : ôdè, c’est le chant ; para : le long de », « à côté » ; parôdein,
d’où parôdia, ce serait (donc ?) le fait de chanter à côté, donc de chanter
faux, ou dans une autre voix, en contrechant –en contrepoint– ou encore de
chanter dans un autre ton : déformer, donc, ou transposer une mélodie. 542
Si elle se rattache avant tout à l’épopée, la parodie rime avec la déformation, la
transposition et l’humour.
De nombreux échos peuvent être perçus entre nos récits et l’un des auteurs
canoniques américains, Edgar Allan Poe (1809-1849). Des informations clés sur cet
auteur apportent déjà une amorce d’explication quant à notre choix de nous tourner vers
celui ci. 543 A la fois poète, romancier, auteur de nouvelles, Poe est recueilli par John et
Frances Allan après la mort de sa mère. Il montre très tôt un penchant pour la solitude
et la rêverie. Outre son addiction au jeu et ses nombreuses dettes, il a également sombré
dans l’alcoolisme. Nombre de ses actes nous révèlent un être instable qui empruntait
constamment la voie de la déviance. Il se marie en 1829 avec sa cousine Virginia
lorsque celle-ci eut quatorze ans. Il meut à l'hôpital le 7 octobre 1849, à la suite d'une
crise de delirium tremens. Il est entouré d’une légende de poète maudit, considéré tantôt
comme fou, tantôt comme un gentleman travailleur. Sa fascination pour la mort et pour
la beauté de celle-ci transparaît à la fois dans ses récits mais également dans sa vie
même.
Celle-ci est marquée par la mort de ses parents, de son épouse Virginia et de sa mère
adoptive, Frances Keeling Allan. Ses nouvelles captivantes baignent dans un climat
sombre et ténébreux : châteaux sinistres, paysages désertiques et abîmes sans fond
constituent les décors familiers de cet univers du cauchemar. On retrouve chez l’auteur
542
Gérard Genette, Palimpsestes : La littérature au second degré (Paris: Éditions du Seuil, 1982) 20.
543
Nous nous tournons pour ces informations vers l’ouvrage critique de Kevin J. Hayes, The Cambridge
Companion to Edar Allan Poe (Cambridge: Cambridge University Press, 2002).
344
un intérêt romantique pour l’occulte ; l’immersion qu’offre ses œuvres d’ailleurs dans
la mélancolie et dans la mort montre sa parenté avec le mouvement romantique.
Cette brève présentation nous révèle déjà des convergences entre Poe et nos auteurs.
L’écho est présent dans les thèmes abordés : nos auteurs utilisent bien des mécanismes
du récit gothique anglais et on retrouve dans leurs œuvres un climat sombre, voire
cauchemardesque. La dimension occulte est visible notamment dans Thinner et
Lullaby. La mort est omniprésente à la fois dans les récits et dans la vie même des
auteurs comme nous l’avons mentionné dans l’introduction en déclinant leur
biographie. Nous devons maintenant analyser les échos présents entre les récits
poesques et nos œuvres choisies et montrer du doigt le processus d’intertextualité, voire
de parodie visibles entre eux. Si la réécriture parodique se trouve avérée, cela montrera
bien la subversion des œuvres passées par King, Straub et Palahniuk.
La fascination nécrophile de Nash pour les corps sans vie des mannequins fait écho
à la nouvelle éponyme de Poe, « Ligeia » (1838). Dans celle-ci, le narrateur épouse
Ligeia, une jeune fille d'une grande beauté et aux connaissances immenses. Sa
description physique fait d’elle une femme fatale. Grande, mince avec de longs
cheveux noirs ondulés et des yeux noirs fendus, il émane d'elle une mystérieuse
étrangeté. Suite à sa mort qui laisse le narrateur au désespoir, il se réfugie dans un
couvent et épouse, Lady Rowena de Trevanion, qui tombe elle aussi malade et meurt.
Veillant sur son épouse défunte, le narrateur est le témoin de la résurrection de ce
cadavre qui se trouve finalement être Ligeia. Cependant, dans le récit de Palahniuk,
Nash tue des femmes dans le but de profiter de leurs corps. Avant de mourir, Ligeia
demande au narrateur de lui lire un poème qu’elle a composé sur la tragédie de la vie.
Cela établit un parallèle avec la berceuse africaine utilisée dans Lullaby pour mettre fin
à la vie des gens. Des échos sont bien visibles et la berceuse africaine apparaît comme
345
une version subversive du poème de Ligeia. Ironiquement la berceuse de Palahniuk
n’accompagne pas la mort ; elle donne la mort. Elle ne célèbre pas la tragédie de la vie
mais de la mort. Elle permet à Nash d’assouvir ses pulsions morbides et le fait qu’une
berceuse soit véhicule de mort détourne en lui-même le rôle traditionnel de synchronie
entre la mère et l’enfant associé à cet élément.
Palahniuk nous montre une vision de la mort qui s’étend et contre laquelle l’être
humain est impuissant tout comme l’implacable réalité de la malédiction gitane ne peut
être stoppée. Cette omnipotence de la mort comme un fléau exterminateur rappelle la
nouvelle de Poe, « The Mask of the Red Death » (1842). Le prince Prospéro s’est
cloîtré avec mille de ses courtisans dans une abbaye fortifiée pour fuir l'épidémie de
peste qui frappe le pays. Ils mènent une vie de plaisirs, indifférent aux malheurs des
populations frappées par le fléau. Prospero organise un bal masqué dans l’abbaye qui
comporte sept pièces, illuminées chacune d'une couleur différente. La dernière est
tapissée de noir, éclairée par une lumière rouge sang et inspire une si grande crainte que
rares sont ceux qui osent s'y aventurer. Prospero exige de connaître l'identité d'un invité
mystérieux qui porte un masque semblable au crâne dépeignant une victime de la Mort
Rouge. Ce personnage n’est autre qu’une allégorie de la Mort Rouge venant prendre
dans son sillage tous les gens présents dans l’abbaye. La mort est, comme dans nos
récits, victorieuse. Ainsi l’indique la phrase ultime de la nouvelle : «and Darkness and
Decay and the Red Death held illimitable dominion over all. » 544
Cependant l’écho perçu avec le récit poesque est à nouveau tourné en dérision par
exemple par Palahniuk. La couleur rouge est reprise pour l’agenda en cuir d’Helen qui
contient l’ensemble des sorts : « the cover and binding are dark red leather, polished
544
Edgar Allan Poe, The Black Cat and Other Stories: the Black Cat, the Oval Portrait, Berenice, the
Mask of the Red Death (G.B.: Longman, 1999) 223.
346
almost black with handling. » (202) L’allégorie poesque devient de manière grotesque
changée en un objet commun pour la société de consommation, un agenda. Ce thème de
la mort rouge vu de manière parodique est également présent chez King sous la forme
de la tarte à la fraise :
He could feel the pie he carried throbbing very slowly in his hands, and
when he looked down at it he could see the crust pulsing rhythmically. …
It’s sleeping, he thought and shuddered. He felt like a man carrying a
sleeping devil. (292)
La tarte semble aussi vivante que le personnage de Poe mais apparaît surtout comme
une version parodique de celui-ci. Les pulsations rythmant la tarte rappelle l’horloge
d’ébène qui dans le récit de Poe sonne sinistrement à chaque heure.
Nos auteurs nous placent dans le carnavalesque, dans la tradition du Grand Guignol.
Le terme « Grand Guignol » est apparu à la fin du XIXème siècle où faire peur et avoir
peur semblait constituer un jeu. Ces représentations théâtrales assuraient « de frissonner
jusqu’à la moëlle et de rire jusqu’aux larmes. » 545
Son esthétique toute pragmatique joue sur l’agencement des nerfs du
spectateur : elle suppose, à tort ou à raison il n’importe, que la peur est un
reflexe qu’un dispositif théâtral approprié peut déclencher comme le rire et
les larmes, et qu’il y a plaisir à cette illusion nerveuse. 546
Le théâtre du Grand Guignol cherchait à éveiller la peur par des moyens simples en
mettant l’accent sur l’horreur macabre. La peur reste factice mais le frémissement de
plaisir est présent. La mort, la peur deviennent presque des sujets de moquerie ; les
limites sont abolies comme dans la tradition carnavalesque au Moyen Age qui voyait
pendant une période l’abolition de toute hiérarchie entre la vie et la mort, le sacré et le
profane. Carnaval et Grand Guignol mettent tous deux en avant l’excès et les
545
Camillo Antona-Traversi, L’histoire du grand guignol : Théâtre de l’épouvante et du rire (Paris:
Librairie théâtrale, 1933) 28.
546
Madeleine Bertaud, «Un sujet idéal pour réunir étude littéraire et histoire des mentalités,» Les grandes
peurs; diables, fléaux, etc 16 (2003) : 369.
347
sentiments extrêmes, une mixité d’amusement et de rire. C’est cette même réaction
qu’engendre chez le lecteur l’utilisation faite par exemple par King et Palahniuk de la
tarte et de l’agenda.
Nous revenons aux échos avec les œuvres de Poe et nous tournons vers « The Fall of
the House of Usher. » (1839) Dans cette nouvelle, le narrateur est invité par son ami
Roderick Usher à le rejoindre dans sa demeure. La sœur jumelle de Roderick,
Madeline, tombe dans des états de transes cataleptiques. Roderick annonce au narrateur
que Madeline est décédée et qu'il a l'intention de conserver son corps durant quinze
jours dans un caveau avant de l’enterrer. Divers sons provenant de la maison se font
entendre. Roderick clame que ces bruits sont causés par sa sœur qu'ils ont en fait
enterrée vivante. Madeline apparaît en sang et meurt dans les bras de son frère qui luimême succombe à sa frayeur. La fissure qui parcourt la maison finit par causer
l'écroulement du bâtiment. L’œuvre de Straub est également imprégnée d’une
atmosphère lugubre, macabre. Les deux demeures présentent, certes, peu de points
communs : la maison de Usher a des fenêtres qui rappellent des yeux et les quelques
arbres qui l’entourent sont dans un état de dépérissement. 547 Chez Straub, la forêt est au
contraire verdoyante et abondante et les façades sont sans fenêtres. 548
Cependant, dans les deux cas, la maison semble être un organisme vivant ; chez Poe,
par exemple,
It appeared to me that, from some very remote portion of the mansion, there
came, indistinctly, to my ears, what might have been, in its exact similarity
of character, the echo (but a stifled and dull one certainly) of the very
547
« I looked upon the scene before me—upon the mere house, and the simple landscape features of the
domain—upon the bleak walls—upon the vacant eye-like windows—upon a few rank sedges—and upon
a few white trunks of decayed trees—with an utter depression of soul which I can compare to no earthly
sensation more properly than to the after-dream of the reveller upon opium—the bitter lapse into
everyday life—the hideous dropping off of the veil. » Edgar Allan Poe, The Fall of the House of Usher
and Other Writings : Poems, Tales, Essays and Rewiews (1987: 138).
548
« Lights hung on the wood illuminated bright circles on the windowless facades. » (176)
348
cracking and ripping sound which Sir Launcelot had so particularly
described. 549
Si chez Straub, la maison ne fait pas de bruit, elle semble devenir un être vivant à part
entière ; on la nomme d’ailleurs « Shadowland » comme un prénom donnant à la
demeure une identité propre.
La maison d’Usher s’écroule dans la tempête, la demeure de Cole disparaît, elle,
dans les flammes : «across the water Shadowland gouted flame. The smoke pouring
from the burning roof was darker than the sky. They stood on the sand a moment,
watching it engulf itself. » (464) Les deux demeures se détruisent de l’intérieur et
entraînent avec elle les corps de leurs propriétaires. La fissure caractéristique de la
maison d’Usher transparaît dans la déviance psychologique de Cole et la possible
relation incestueuse entre Roderick et Madeline pourrait trouver un parallèle dans la
relation trouble entre Cole et sa fille symbolique, Rose.
Dans Shadowland, Del inclut la référence à l’œuvre de Mary Shelley,
Frankenstein. Il est intéressant de reprendre les phrases prononcées par Del :
’Did you ever read Frankenstein or The Narrative of A. Gordon Pym? No? I
get this feeling I’m headed towards something like the end of those books –
ice all around, everything all white, freezing or boiling, it doesn’t matter, no
… towers of ice. No way out –nothing. Just towers of ice. And something
real bad coming…’ (91)
Tom, lui, visualise Del dans un paysage arctique: « he saw Del all alone in an Arctic
landscape. » (92) Cette transposition de Del dans un environnement froid et hostile fait
en effet écho à l’œuvre de Mary Shelley dans laquelle la poursuite finale entre le
monstre et son créateur a lieu dans le froid arctique :
as I still pursued my journey to the northward, the snows thickened and the
cold increased in a degree almost too severe to support. … He had harnessed
them, and the same night, to the joy of the horror-struck villagers, had
pursued his journey across the sea in a direction that led to no land; and they
549
Poe, The Fall of the House of Usher and Other Writings 154.
349
conjectured that he must speedily be destroyed by the breaking of the ice or
frozen by the eternal frosts. »550
On retrouve bien en écho la blancheur de la neige glaciale ; l’abondance de cette neige
est visible dans les deux récits ainsi que l’atmosphère de danger et d’une échappatoire
impossible à atteindre. Le personnage de Shelley a créé de toutes pièces une créature
monstrueuse et Cole est également un créateur de par son statut de magicien mais on
peut y voir une approche subversive car un magicien ne crée que des éléments factices.
La créature de Cole, le collectionneur, apparaîtrait comme une version parodique et
grotesque du monstre de Frankenstein. Elle n’est pas créée à partir de membres
humains morts mais à partir du corps bien vivant de ses victimes.
Dans la citation précédente donnée par Del, celui-ci fait également référence à
l’œuvre de Poe, The Narrative of A. Gordon Pym (1838). Dans ce roman publié en
1838, le narrateur éponyme entreprend un voyage de découverte aux confins inexplorés
de l'océan Antarctique. Nous voyons chez Straub un parallèle dans les nombreux
déplacements dans l’espace et le temps que Cole fait subir principalement à Tom. Il
l’emmène également dans des paysages d’un froid rude mais cela reste irréel.
L’aventure est bien réelle chez Poe mais est créée par un tour de magie dans le récit
straubien. Nous percevons également un autre écho entre Shadowland et l’œuvre de
Charlotte Brontë, Jane Eyre (1847). Outre le fait que Jane Eyre porte l’empreinte du
gothique, 551 l’incendie qui détruit la demeure de Rochester, Thornfield, rappelle le feu
qui consume Shadowland. De plus, l’épouse de Rochester enfermée au troisième étage
550
Mary Shelley, Frankenstein (Oxford: Oxford University Press, 1989) 205-206.
551
La demeure de Rochester, Thornfield, rappelle le château gothique par son caractère imposant,
mystérieux et menaçant. Les escaliers, les longues galleries sombres rappellent la morbidité des
demeures gothiques.
350
de sa demeure, rappelle dans une moindre mesure le personnage de Rose appartenant à
jamais au lieu et condamnée à disparaître avec la demeure de Cole.
Nous avons perçu l’effet patchwork créé par nos trois auteurs et c’est bien ce qui
rend leurs récits postmodernes et subversifs ; l’alliance de nombreuses œuvres passées,
et par là même de différents genres littéraires, donne aux textes de nos auteurs un
aspect hybride. Cette hybridité est elle-même le signe et le stigmate 552 d’une volonté de
transgresser et de subvertir les règles établies, de déconstruire certaines valeurs clés de
la société afin de faire réfléchir le lecteur sur ce qu’il croit acquis. La reprise des
œuvres passées et l’éloignement parodique qu’en font les auteurs leur permettent de
créer un texte autre. Cette altérité crée un malaise chez le lecteur, malaise qui se change
en sentiment d’abjection par une remise en cause perpétuelle de valeurs communes
comme celles de la justice ou de la famille.
b. Le paradis perdu de la justice et de l’Eden familial
Le titre choisi pour cette partie fait à la fois écho à l’œuvre de Milton, « Paradise
Lost, » 553 ainsi qu’à l’arrière-plan puritain de la société américaine. Les valeurs de
justice et de famille jouent un rôle de premier ordre dans la société étasunienne. La
justice –à la fois vertu et institution– représente dans la société américaine, un grand
pouvoir, respecté et redouté. Une parenthèse historique éclaire notre propos. Le modèle
américain de justice est unique :
552
On utilise ce terme pour signifier une marque ; sa connotation religieuse inhérente (puisqu’il fait
référence aux blessures infligées à Jésus lors de sa crucifixion) ne nous échappe pas et met l’accent sur
l’omniprésence de la religion dans la société étasunienne.
553
Dans ce poème publié originairement en 1667, Milton revient sur la tentation d’Adam et Eve par
Satan et leur expulsion du jardin d’Eden.
351
Le cadre juridique américain découle de l’existence au niveau fédéral d’une
Constitution écrite (grande différence avec la Grande-Bretagne), assortie
d’une Déclaration des droits (Bill of Rights) et qui est la loi suprême, à quoi
s’ajoutent, en raison du système fédéral, 50 Constitutions des Etats et donc
une hiérarchie des sources du droit bien particulière. L’autre élément
essentiel est que les Etats-Unis sont un pays de common law, dans lequel
s’applique la règle du précédent. 554
Politiquement, les Etats-Unis ont donné à leurs juges le pouvoir de contrôler la
constitutionnalité des lois. La justice américaine fascine également de par son caractère
excessif : « Chaque année plus de 100 millions de dossiers sont déposés devant les
juges américains, l’équivalent d’un procès par adulte. » (Deysine 4).
Une autre clef de voûte de la société étasunienne est la famille. Le profond
puritanisme de la société explique l’accent mis sur les valeurs familiales. Même si
l’évolution de la société entraîne celle de la structure familiale, la structure
traditionnelle de la famille américaine, composée de la mère, du père et des enfants,
continue de jouer un rôle clé dans l’équilibre idéologique américaine et y reste
prégnant. Cependant, le travail de subversion des auteurs et de permanence du
sentiment abject s’effectue de manière effective à travers la déconstruction de ces deux
valeurs traditionnelles.
Comme s’ils utilisaient un miroir déformant pour grossir certains traits absurdes de
la société, les auteurs déforment la vision commune de la justice qu’ils critiquent. Dans
Thinner, le juge Rossington n’applique pas la peine nécessaire contre Billy sous
prétexte qu’ils sont amis. Il n’ôte même aucun point à son permis comme si la vie d’un
individu n’avait aucune valeur pour la justice américaine, dévoilant l’absurdité du
jugement rendu à l’égard de Billy. Ironiquement, Billy est avocat et il va lui-même à
l’encontre de la vraie justice en acceptant le jugement de Rossington. Billy n’est donc
554
Anne Deysine, La justice aux Etats-Unis (Paris: Presses universitaites de France, 1998) 11.
352
pas puni pour le crime qu’il a commis et Lemke applique quant à lui sa propre justice.
Là encore, c’est un faux semblant de justice ; le gitan usurpe la place de Dieu en
prenant le parti de juger un semblable. Sa justice se transforme en vengeance et
s’éloigne donc de la vraie notion de justice. Ginelli veut, quant à lui, faire justice à son
ami mais là encore il se place hors la loi puisqu’il se permet de tirer avec une
kalachnikov pour effrayer les gitans ou fait passer du coca pour de l’acide pour faire
céder Gina. Les personnages décident ainsi de se faire justice eux-mêmes en ne
respectant pas les lois édictées par la justice humaine. Les policiers, normalement
représentants de la loi, sont incompétents car ils sont incapables de différencier une
vraie carte d’une fausse carte d’agent du FBI comme celle que Ginelli montre au camp
des Gitans quand il se présente sous le nom d’Ellis Stoner. Hopley se fait un plaisir
d’expulser les bohémiens ; la notion de respect, d’humanité semble inconnue aux
représentants de la loi.
De même dans Lullaby, la quête initiale des quatre personnages paraît suivre les
valeurs de justice puisqu’ils veulent empêcher l’utilisation frauduleuse de la berceuse
en détruisant tous les exemplaires disponibles. Cependant, la découverte du grimoire
cause des dissensions et scinde le groupe en deux ; Carl et Helen se placent alors
comme les nouveaux défenseurs de la justice mais tout chez eux respire la facticité. En
effet, Helen est prisonnière d’un corps qui n’est pas le sien ; Carl a changé d’identité
après la mort de sa femme et de son fils et il fuit la justice. Ironiquement, ces mêmes
personnages qui donnent la mort de manière gratuite clament vouloir rendre la justice.
Dans Shadowland, on peut considérer que Cole se rend justice seul afin de punir la
trahison de sa bien-aimée en la faisant tuer et en rabaissant Speckle John au rang de
majordome. Les récits nous montrent ainsi un simulacre de justice ; le terme
« simulacre » souligne la facticité, l’apparente imitation d’un modèle qui est en réalité
353
subverti. Nous constatons également que les valeurs familiales prônées par la société
américaine puritaine sont remises en cause.
L’association des termes « famille » et « puritanisme » n’est pas anodine quand on
garde à l’esprit l’autorité chez les Puritains des principes moraux et par conséquent la
préconisation du culte du partage et de la famille. L’œuvre de King semble au premier
abord nous présenter une famille unie ; Billy dialogue avec sa fille pour parler des
remarques des autres élèves concernant l’accident dont il est responsable. Après avoir
remporté son procès, Billy partage des moments d’une grande intimité avec Heidi.
Cependant, le masque de la famille harmonieuse s’effrite très rapidement à l’image du
vernis de la société américaine qui dissimule une véritable haine pour tout ce qui est
autre. Billy ment à Heidi quant à la teneur de ses sentiments pour elle et ment à sa fille
sur les gitans. La désintégration familiale est totale lorsqu’il pense à tuer son épouse
pour rester seul avec Linda.
La destruction des valeurs familiales est au cœur de nombreux récits de Stephen
King. Christine (1983) par exemple révèle la désintégration de la famille Cunningham
causée par l’envoûtement subi par le fils Arnie par une Plymouth Fury rouge au nom
biblique évocateur de Christine. Pet Sematary narre la déchéance de la famille Creed
due au cimetière Micmac qui est capable de ressusciter les gens. Dolores Clairbone met
en scène la chute de la famille Clairbone causée par le comportement incestueux du
père. Cette désintégration de l’unité familiale est un auxiliaire de critique sociale pour
l’auteur et cette approche déconstruite de la famille est non sans rappeler le film de Sam
Mendes, American Beauty, sorti sur les écrans en 1999. Cette réalisation filmique
présente une famille américaine au premier abord tout à fait ordinaire. Le réalisateur,
montre le dérèglement progressif de cette famille causé par le manque de
communication et la frustration et réussit à dépeindre une vision drôle et féroce du
354
dysfonctionnement de la famille américaine. Les valeurs d’ordre, de stabilité, d’amour
sont peu à peu abolies.
Dans Shadowland, Del a déjà perdu ses parents au début de l’œuvre et Tom doit
affronter la mort de son père au cours du récit. La figure paternelle est manquante et
Cole souhaite se substituer à l’image du père : « for the summer I am your father. »
(183) Cependant, Tom perçoit dès le début la déviance de Cole : « this man was not his
father. His stories would be lies: there was nothing about him that was not dangerous. »
(183) Cole est un père cruel qui n’hésite pas à faire crucifier son fils de substitution. A
l’image du caractère éphémère de tout ce qu’il crée, Cole n’est qu’un simulacre de père.
La famille reconstituée par Cole et Tom n’est pas complète puisqu’il manque un
personnage féminin. Le lien particulier qui unit Cole à Rose intègrerait alors cette
dernière dans le triangle familial. Elle semble à la fois appartenir à Cole et à Tom. Ce
statut trouble apparentrait la relation amoureuse entre Tom et Rose à un comportement
incestueux.
Le cas de Steve et de son père est aussi un exemple d’absence de communication
entre père et fils, provoquant chez Steve l’installation d’une haine profonde à l’égard de
la figure paternelle. Cette atmosphère malsaine entre les deux personnages fait suite à la
mort de la figure maternelle.
Raucous music –music for beasts- battered the air. He supposed many
parents came home to this din, but was it so loud in other houses? Steve had
carried his phonograph from the store, twisted the volume control all the way
to the right, and left it there. Once in his room, he walled himself up inside
this savagery. Ridpath could not communicate through a barrier so repellent
to him; he suspected, in fact he knew, that Steve was uninterested in
anything he might wish to communicate anyhow. (48)
Le père donne un caractère inhumain à la musique de son fils et il éprouve de la
répulsion pour cet élément dans lequel Steve s’est cloisonné comme l’indique l’usage
du nom « wall » en verbe. L’auteur montre bien l’enfermement de Steve dans son
355
univers morbide et le mur physique qui sépare le père et le fils est devenu un mur
émotionnel rompant toute possibilité de communication.
Lullaby met également en avant le thème de la famille dysfonctionnelle. Carl
présente Mona comme sa fille et Oyster comme le fils d’Helen. Lors du rituel chez
Mona, Oyster appelle Carl papa: « Oyster looks at me and says, ‘clothing is dishonesty
in its purest form.’ He smiles with just half his mouth, winks, and says, ‘Nice tie,
Dad.’» (97) La fourberie d’Oyster est déjà pointée du doigt dans le manque d’honnêteté
présent dans son sourire et son clin d’œil. L’utilisation du nom « half » montre
également déjà le double visage de ce personnage qui souhaite préserver
l’environnement et est sensible à la souffrance animale mais désire simultanément
sacrifier la race humaine. Carl les présente comme une famille tout comme Mona voit
dans leur groupe la reconstruction d’une unité familiale. Elle propose même une sortie
en famille dans un parc d’attraction :
Photographs in the brochure show people screaming with their hands in the
air, riding a roller coaster. Photos show people driving go-carts around a
track outlined in old tires. More people are eating cotton candy and riding
plastic horses on a merry-go-round. Other people are locked into seats on a
Ferris wheel. Along the top of the brochure in big scrolling letters it
says: Laughland, the Family Place. (181)
La description de cette brochure a elle-même une tonalité critique. Ce domaine du rire
supposé être un lieu de convivialité familiale allie le plaisir à la peur, la facticité et
l’entravement de la liberté de mouvement. L’humour noir de Palahniuk lui permet
d’apporter une touche de dérision aux parcs d’attraction aux Etats-Unis. Le fait que
cette brochure soit brûlée est proleptique de la séparation du groupe et de la trahison
familiale qui suit juste après : « While Mona’s reading the brochure, Helen holds the
burning page near the edge of it. The photos of happy, smiling families puff into flame
356
… Helen kicks the burning families into the gutter. » (184) Le bonheur familial est
relégué au niveau d’immondices, ce qui détruit toute valeur familiale.
La désintégration familiale est présentée comme un conflit de générations. Le
fossé générationnel est mis en exergue par Oyster : « each generation wants to be the
last. » (143, 160, 253) La rébellion du fils symbolique, Oyster, laisse place à la
rébellion de la fille, Mona au chapitre 34 lorsqu’elle refuse de rendre le grimoire.
This is the daughter I knew I’d lose someday. Over a boyfriend. Over bad
grades. Drugs. Somehow this break always happens. This power struggle. No
matter how great a father you think you’ll make, at some time you’ll find
yourself here. (205)
Palahniuk nous offre une vision critique et empreinte de dérision de la société de
manière générale. Il présente le conflit entre parents et enfants comme inéluctable ;
c’est une relation de pouvoir qui s’installe. Il pointe du doigt l’incompréhension des
parents face à des étapes obligées de la vie de l’enfant, à savoir les relations
amoureuses ou le manque de travail scolaire. Il souligne également le problème de
l’addiction à la drogue chez les adolescents. C’est par bien des points un texte engagé
que nous offre Palahniuk et la subversion des valeurs met à jour les contradictions de
l’idéologie américaine.
Mona pousse la destruction de l’image parentale à son paroxysme en dessinant Carl
et Helen morts. Elle dessine la mort symbolique des parents, coupant le cordon
ombilical la reliant à eux. Le phénomène de subversion tient aussi au choix effectué par
l’auteur de prendre notamment la voiture comme le lieu de l’expérimentation de la
famille recomposée. La voiture, objet en soi symbolique de la société de
consommation, devient un microcosme de la société occidentale dont le côté factice et
consumériste est représenté par la figure maternelle, Helen. L’approche subversive des
valeurs de justice et de famille remet en cause l’ordre établi et la présentation du
357
dysfonctionnement –dont l’origine est bien interne– de ces valeurs engendre un
sentiment d’abjection. Ce sentiment naît du dérèglement et de la déconstruction de
notions intégrées dans l’inconscient collectif et individuel. La notion de loi est bafouée,
la loi humaine avant tout puisqu’il n’y a plus de justice ni de loi familiale. La déviance
de la loi se complète avec la subversion de la loi prise dans le sens biblique. Notre
prochaine partie s’appuie en effet à montrer la tonalité parodique que les auteurs
donnent aux mythes bibliques.
c. Une parodie grotesque de la Bible
Nous avons choisi de traiter des mythes bibliques dans la partie consacrée aux
valeurs américaines car nous avons déjà montré que la société américaine est
profondément marquée par le fait religieux et il n’est donc pas surprenant que nos trois
auteurs y fassent référence de manière récurrente. Cependant là encore la transgression
est de rigueur et s’attaquer aux valeurs bibliques donne une dimension quasi
blasphématoire aux œuvres. Il semble important de recontextualiser avant tout
l’importance du fait religieux dans la société étasunienne avant d’analyser avec
attention chaque œuvre.
Le premier amendement de la constitution américaine nous montre déjà la
prévalence de la religion aux Etats-Unis:
Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or
prohibiting the free exercise thereof, or abridging the freedom of sppech, or
of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition
the government for a redress of grievances. 555
555
Robert Frédéric, La civilisation américaine par les textes : De 1494 à nos jours (Paris : Ellipses, 2003)
72.
358
Notre première partie a montré la volonté des Pères Pèlerins de vivre pleinement leur
religion dans cette Nouvelle Jérusalem que représentait pour eux le continent vierge
américain. Dieu est invoqué dans chaque discours du président ; la devise nationale
officielle du pays adoptée par le Congrès en 1956, est « in God we trust. » Les
chambres d’hôtel –pour rester dans le domaine de la société de consommation chère à
King et à Palahniuk– possèdent toutes une bible.
Le premier amendement cité précédemment d’où découle la non interférence entre
le gouvernement et l’Eglise entraîne une tradition de tolérance ; des organisations qui
seraient considérées comme des sectes en France sont considérées comme parfaitement
légales aux Etats-Unis. Le besoin de transcendance que véhicule la primauté de la bible
est inné en l’homme et les malaises sociaux, identitaires ou culturels modernes
expliquent peut être la résurgence du fait religieux dans la société contemporaine. Les
auteurs savent alors qu’en manipulant ce fait et qu’en allant au-delà des conventions ils
engendreront chez le lecteur un choc, voire un sentiment de rejet et d’abjection.
Ainsi, dans Thinner, Billy se voit par exemple tel un messie crucifié : « images of
crucifixion kept occurring to him. » (207) Cependant, on ne peut que considérer qu’il
est un faux messie car il n’est pas auxiliaire de salut mais n’apporte que la mort à ses
proches. Il prend le rôle de martyr comme l’était le Christ mais ne sauve pas son
prochain. Il est un anti-christ, n’apportant que le malheur et aucune purification. Se
peser est une fausse religion qui n’apporte pas la rédemption mais la souffrance : « this
weigh-in procedure was always a genuflexion. » (39) King fait usage du lexique
religieux mais son association à des phénomènes de la vie quotidienne le désacralise et
lui donne une touche parodique. Billy vit dans le pêché capital de la gourmandise. La
balance est son bourreau et le rituel de la pesée s’accompagne d’une prière elle-même
parodiée : « in the name of cholesterol and saturated fats we pray. Amen. » (39) Il y a
359
bien une parodie de la prière à laquelle est en plus ajoutée une touche grotesque avec
l’association au cholestérol et aux graisses saturées. Le lecteur oscille entre le rire et
l’horreur et le malaise s’installe et perdure, lancinant comme dans la tradition du grand
guignol. La dérision est à son comble, la balance perd son rôle symbolique d’équilibre
et de justice et ne met qu’en avant le déséquilibre pondéral de Billy. Il se voit aller à
l’autel pour être sacrifié à la malédiction. Comme dans un rite gothique ou décadent,
l’être humain est sacrifié en guise d’offrande au dieu de l’obésité.
Cette parodie du sacré et notamment de la prière nous renvoie à la nature
carnavalesque de la société médiévale qui se traduisait par des fêtes populaires telles
que « les ‘fêtes des sots’ (festa stultorum) et la ‘fête de l’âne.’ » 556 Ces fêtes mettaient
en avant le rire et s’opposaient à la culture sérieuse et religieuse du système féodal. Le
rire accompagnait toutes les cérémonies ; c’est la tradition du « rire pascal. »
Réjouissances publiques du carnaval, rites et cultes comiques spéciaux,
bouffons et sot, géants, nains et monstres, pitres de nature et de rang divers,
littérature parodique vaste et variée, etc., toutes ces formes possèdent une
unité de style et constituent des parties et parcelles de la culture comique
populaire, notamment de la culture du carnaval, une et indivise. 557
Le carnaval était plus qu’un spectacle et représentait la vie même. Les productions
littéraires voyaient une parodie des textes bibliques et des cultes chrétiens référée
comme le montre Bakhtine par le terme « parodia sacra » : « doubles parodiques de
tous les éléments du culte et du dogme religieux. » (Bakhtine 23). L’Ecriture sainte
(Bible et Evangile) est travestie dans un esprit carnavalesque. 558 Pour Bakhtine le
carnaval était associé à la blasphémation (grossièretés dites à l’égard des dieux) et au
556
Bakhtine. L’œuvre de François Rabelais 13.
557
Bakhtine. L’œuvre de François Rabelais 12.
558
Bakhtine donne des exemples de parodies liturgiques (Liturgie des buveurs, Liturgie des joueurs), des
testaments (« Testament du cochon », « Testament de l’âne »).
360
grotesque. Il s’agit du « réalisme grotesque » qui suit le principe de « rabaissement,
c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé spirituel, idéal et abstrait sur le plan
matériel et corporel, celui de la terre et du coprs dans leur indissoluble unité. »559 Le
Moyen Age corporalise tout élément et le rabaisse à l’élément terrestre.
Cette notion de « parodia sacra » et le martèlement du thème de la dégénérescence
du corps sont bien visibles chez King. Ainsi, Billy repense constamment à l’accident et
au sang sur le pare-brise de sa voiture : « blood flies up –three dime size drops– and
splatters on the windshield like red rain. » (16) Cette pluie rouge n’est pas sans
rappeler la pluie de sauterelles envoyée par Dieu sur le peuple d’Egypte pour les punir
de leurs péchés. Billy est puni pour avoir violé l’un des dix commandements puisqu’il a
tué son prochain. Un épisode de l’ancien testament est modifié et associé de manière
grotesque à un élément de la société consumériste, la voiture. La désacralisation est à
l’œuvre. La subversion de la liturgie biblique imprègne le récit kingien et cela est
également visible dans Shadowland.
L’école Carson prend un aspect religieux avec la description du bureau de Broome:
« opposite the arch was a vast wooden door like the entrance to a medieval church,
cross-braced with long iron flanges. » (34) Les ailes en forme de croix nous placent
sous l’égide biblique mais la préposition « like » montre la fausse similarité et le travail
de parodie qui se cache en réalité derrière les apparences. Cole ordonne, tel un nouveau
Ponce Pilate, la crucifixion de Tom : « ‘you’re going to be crucified.’ » (396) Tom est
cloué sur une croix comme le Christ mais contrairement au fils de Dieu, Tom ne meurt
pas pour expier les péchés de Cole mais parce que celui-ci veut garder sa place de roi
des magiciens.
559
Bakhtine. L’œuvre de François Rabelais 29. Bakhtine montre l’évolution subie ensuite par le terme
« grotesque. » Dans le grotesque romantique à la Renaissance, le rire positif et régénérateur devient
ironique, sombre et méchant.
361
Tom subit l’épreuve de la tentation. Le diable vient le tenter jusque dans la
souffrance, lui offrant sa libération s’il prend la place de Cole :
‘because I’d hate to see you wasted. Simple as that. Your mentor has done us
a fair amount of good over the years, but you –you’d be extraordinary.
Should I try those nails? It’s a simple matter, I assure you.’ (402)
Cela rappelle la tentation du Christ dans le désert. Cependant, dans la bible, la tentation
fait suite à quarante jours de jeûne, ce qui n’est pas le cas de Tom et la proposition
d’ôter les clous n’est qu’une parodie des trois tentations subies par le Christ. 560
Une autre scène phare du récit straubien est au chapitre 13 de « The Erl King. » Cole
fait apparaître plusieurs scènes devant les yeux de Tom dont le célèbre tableau
représentant le Christ entouré de ses treize apôtres. La parodie tourne au grotesque
puisque les apôtres chantent, jouent de la trompette et Jésus joue du saxophone :
Tom did recognize the scene and the postures -eleven men leaning or
looking towards the tall bearded man in the middle, one self-consciously
looking elsewhere. … The men at the table began moving their hands in
unison, then rose in front of the table and sang. … A saxophone slipped out
from beneath a robe as easily as Bug’s bugle from his military jacket. The
squat bearded man holding it breathed out a solo while others waved their
hands and did a buck-and-wing. Another disciple produced a trumpet and
blasted. (222-23)
La notion de « parodia sacra » de Bakhtine s’applique à nouveau ici ; une scène
liturgique est tournée de manière blasphématoire au grotesque. Straub associe les
éléments bibliques à des instruments de musique moderne ou à un élément aussi
incongru qu’une veste militaire. Evènements bibliques et magie sont indissociés. Cole
va même jusqu’à reprendre la scène de la multiplication du poisson et du pain et la
parodier sous forme de chanson : « we got fish for suppah, but first one thing, then
anothah. » (223) Le caractère blasphématoire vient aussi du fait que le langage soutenu
560
L’épisode est relaté dans l’Evangile selon Marc. Le diable propose à Jésus de transformer des pierres
en pain, pour calmer sa faim, de se jeter du sommet du Temple de Jérusalem pour voir si Dieu le protège
et de se prosterner devant le Diable pour obtenir le pouvoir sur tous les royaumes du monde.
362
biblique passe au registre familier. Cole se prend à la fois pour le messie et le créateur
divin si l’on considère qu’il affirme avoir créé Rose : « ’he made me,’ Rose said with
an air of bravery.’ » (251) Il la refaçonne en lui attribuant le rôle qu’il désire.
Néanmoins, s’il se prend pour le créateur divin, il ne crée dans ce cas que le personnage
d’Eve.
La parodie biblique tourne aussi au grotesque, voire au blasphème dans Lullaby.
La vierge Marie est affublée de vernis rose et de dreadlocks et écrit dans le ciel avec un
insecticide : « stop having babys » (8) L’humour noir s’allie à ce kitsch qui semble être
l’une des marques de fabrique de Palahniuk. Le lecteur oscille entre rire et sentiment de
répulsion face à une telle utilisation de cette figure biblique. Rien n’est respecté pas
même les règles de grammaire ; l’auteur n’utilise pas la terminaison consacrée du
pluriel –ies pour « baby ». Il ne semble plus y avoir de peur ni de respect envers les
éléments de la liturgie biblique qui sont associés à des éléments consuméristes : du
vernis et de l’insecticide. Il y a aussi une parodie des messages de Dieu puisque la
naissance est un autre acte de création voulu par le créateur divin. Le mythe biblique est
outrageusement lié à la sexualité: « the moment before she starts writing, a gust of wind
lifts her skirt, and the Flying Virgin’s not wearing any panties. Between her legs, she’s
shaved. » (8) Le blasphème est à son apogée et cette association entre Marie et des
éléments de la société de consommation (les dessous féminins, les rasoirs) détruit la
vision traditionnelle de la mère de Jésus. Cette présentation blasphématoire de Marie
engendre l’abjection et choque le lecteur.
La résurrection de Lazare par Jésus est remplacée par la résurrection d’animaux :
It’s something folks call the Roadkill Jesus Christ. The tabloids call him ‘the
I-84 Messiah.’ Some guy who stops along the highway, wherever there’s a
dead animal, he lays his hand on it, and Amen. The ragged cat or crushed
dog, even a deer folded in half by a tractor-trailer, they gasp and sniff the
air. They stand on their broken legs and blink their bird-pecked eyes. (105)
363
On est loin de la scène de résurrection énoncée dans l’évangile selon Saint Jean. Dans
le cas de Palahniuk, la résurrection est animale et il n’y a qu’une imposition des mains ;
aucune grâce n’est rendue à Dieu. La touche kitsch est à nouveau visible et cette
création d’expressions inattendues (ici, « the I-84 Messiah ») fait écho à notre analyse
de la manipulation du langage par l’auteur. La population considère ironiquement
Oyster comme le messie.
Le chapitre 32 présente un autre miracle : « the talking Judas cow. » (192) De
manière surréaliste, la vache sauve ses congénères d’une mort programmée et veut
convaincre la population de ne plus manger de viande. Une vache remplace de manière
farcesque Jésus en répondant aux questions des gens sur la vie et la mort : « the cow
answered all their questions about the nature of life and death. » (193) Cette scène
rappelle en effet le moment où Jésus prêche dans le temple de Jérusalem mais il répond,
lui, aux questions des disciples qui voyaient venir rapidement la destruction du Temple,
la venue du royaume promis à Abraham et à David et la fin des temps. Jésus annonce
comme signe les faux messies et les guerres. Oyster et Mona sont des faux messies qui
ne font pas des miracles mais utilisent une incantation magique.
De même, le miracle de Dieu marchant sur l’eau est parodié à travers une marche
sur le lac Michigan : « the young couple seen crossing Lake Michigan on foot in July. »
(259) Cette accumulation d’éléments grotesques et subversifs crée bien un portrait
décalé de la société. La dérision va de pair avec les thématiques déjantées façonnées par
Palahniuk et insère le récit dans le mouvement gothique postmoderne et dans la
tradition du Grand Guignol. C’est le règne du rire macabre : « le Grand-Guignol est à
364
l’image d’un Janus bifrons. Il a deux visages, ou deux masques : la terreur d’un côté, le
rire de l’autre. »561
Palahniuk revisite le mythe d’Adam et Eve. Oyster se voit avec Mona comme les
nouveaux Adam et Eve après la destruction de l’humanité : « just like Adam and Eve
getting evicted from the Garden of Eden. » (188) De plus, Oyster se prend pour le fils
de Dieu: « ‘in order to save the world, Jesus suffered for about sixty-six hours on the
cross.’ His phone ringing and ringing, he says, ‘I’m willing to suffer an eternity in hell
for the same cause.’ » (162) L’inversion de la liturgie biblique est encore visible. Jésus
a souffert parmi les vivants alors qu’Oyster souhaite mourir et souffrir en enfer, mettant
en exergue son caractère démoniaque. Il représente la déchéance de la figure
rédemptrice du Christ. Il se voit comme un sauveur alors qu’il veut supprimer des
milliers de vies.562 Il est présenté comme le diable au chapitre 31 : « his face and hands
are smeared red with blood. The devil’s face. His shattered blond hair sticks up from
his forehead, stiff and red as devil’s horns. His red goatee. » (187) La couleur rouge est
à la fois celle de la mort, du diable mais aussi de la rédemption avec le sang de Jesus.
Oyster veut de manière ambivalente détruire et sauver l’humanité.
Le grimoire est une version grotesque du livre sacré car il allie miracle et magie. Le
grimoire pourrait contenir le moyen de guérir les malades ou de ressusciter les gens,
remplaçant les miracles de guérison et de résurrection effectués par Jésus. Il contient
peut-être le secret de la vie éternelle, le moyen d’apporter la paix, de transformer la
paille en or ou le sable en pain. L’épisode de la multiplication des pains par Jésus est ici
561
Jean-Marie Thomasseau, « Le rire assassin, » Europe 836 (1998): 172.
562
On voit ici une critique des sauveurs de l’humanité qui invoquent une raison divine pour anéantir des
vies humaines. L’exemple de Georges Bush pour la guerre en Irak (2003) est flagrant. Outre le fait de
rechercher des armes de destruction massive, la théorie de « l’axe du mal » a été avancée. Les Etats-Unis,
représentant le Bien, devaient purifier le monde des puissances maléfiques représentées par la Corée du
nord, l’Iran et l’Irak.
365
tourné en dérision et remplacée par du sable. Carl présente leur périple comme impie: «
the four of us will hit the road together. Just another dysfunctional family. A family
vacation. The quest for an unholy grail. » (102) Leur quête n’est pas sainte mais
marquée par la dérision et la déchéance.
Le mythe biblique est associé à l’utilisation des chiffres symboliques trois et sept
eux aussi subvertis par les auteurs. Nous nous intéressons d’abord à la symbolique du
chiffre trois. Pour les Chrétiens, il est « la perfection de l’Unité divine : Dieu est Un en
trois personnes. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 972). Le temps est triple tout
comme le monde (ciel, atmosphère, terre). Les Rois mages sont trois tout comme les
maîtres de l’univers pour les grecs (Zeus, Poséidon et Hadès). Nos récits nous offrent,
eux, une structure triangulaire dans la présentation des personnages : Thinner joue sur
les relations entre Billy, Heidi et Linda, Shadowland pourrait être analysée à travers les
relations entre Cole, Tom et Rose. La structure ternaire n’est cependantt pas claire dans
Lullaby qui met en avant les relations entre Carl, Helen et Mona ou Carl, Mona et
Oyster.
Le chiffre trois –communément lié au père, fils et saint esprit– n’est pas forcément
le symbole de la trinité chez King. Ce chiffre est d’abord associé aux bohémiens qui ne
cessent de changer de ville : « they had stayed only three days in the area. » (179) Le
juge Carrington a vu ses plaques se transformer au bout de trois jours en écailles
recouvrant sa poitrine. Le chiffre est lié à des êtres abjects. Le chiffre biblique trois est
également utilisé dans Shadowland qui a une structure ternaire. Tom sépare le jeu de
cartes en trois piles pour faire un tour au narrateur au début du récit. Trois images
symbolisent pour Tom le passage à Carson : le stylo prêté à Brick, les coups de fouet
donnés à Del et l’incendie final. L’école Carson perd de trois touches face à Ventnor.
Le chiffre trois est lié à des éléments ordinaires et perd sa dimension sacrée. Même les
366
coups de fouets donnés à Del par Steve se teintent d’un caractère religieux puisque
Steve frappe Del trois fois et laisse trois lignes sur le dos de Del. Straub parodie la
passion du Christ et sa flagellation. Dans Lullaby, le chiffre trois apparaît également ;
un homme auquel Carl rend visite nie l’existence de Dieu en trois fois en disant
« bullshit » (172) comme Pierre nie Dieu trois fois au chant du coq. Au chapitre 40,
Nash tente de tuer Carl qui touche le sol en trois étapes. L’adverbe « never » -utilisé
trois fois à la page 1- montre que la société moderne est un monde où l’individualité
des individus est niée. Enfin, Carl et Helen se retrouvent trois fois dans l’entrepôt de
meubles anciens, soulignant le schéma cyclique du récit.
Le chiffre sept traduit, lui, l’idée de totalité : « la totalité des ordres planétaires et
angéliques, la totalité des demeures célestes, la totalité de l’ordre moral, la totalité des
énergies et principalement dans l’ordre spirituel. Il symbolise un cycle complet. » (Jean
Chevalier, et Alain Gheerbrant 860). Il est un chiffre biblique (sept esprits sur la tige de
Jessé, sept cieux) mais également satanique : « la bête infernale de l’Apocalypse a sept
têtes. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 862). L’utilisation du nombre sept ne
semble apparaître que dans Thinner et il est loin d’être un symbole de perfection. Billy
doit faire un septième trou dans sa ceinture pour faire tenir son pantalon au tribunal. Ce
chiffre rappelle le chandelier à sept branches, le Ménorah, mais il est ici associé à un
vulgaire objet, une ceinture. Le lecteur apprend dans un processus analeptique que
Ginelli a empoisonné les sept pitbulls des bohémiens avec des steaks empoisonnés à
l’heroïne et à la strychnine. Ces chiens repoussants rappellent le Cerbère, chien gardien
des enfers de la mythologie grecque, mais ils sont ici au nombre de sept et sont vaincus
par des éléments aussi simples et grotesques qu’un steak et de la drogue.
Les éléments bibliques sont donc présents mais associés à une dimension parodique,
allant à l’encontre de la vision traditionnelle biblique. Nous sommes confrontés à un
367
ésotérisme à rebours qui fait écho au mouvement décadent de la fin de siècle du XIXème
siècle. « ‘Decadent’ generally referred to either a society’s fall into a state of ruin
marked by the debauchery and excess of the wealthy elite, or to an individual who
supported such a condition. »563 Nos auteurs présentent bien une société où les valeurs
sont déconstruites et inversées de manière excessive et grotesque.Le lecteur se déplace
à l’aveuglette car toutes ses théories sont détruites et tout doit être reconstruit.
Les auteurs réalisent un patchwork subversif de différents éléments passés. Chaque
élément est teinté de parodie et de grotesque. Ainsi toute littérature se veut être un
renouvellement des récits passés et la littérature postmoderne représentée par nos
auteurs n’échappe pas à la règle. De nombreux échos sont visibles entre nos auteurs et
leurs prédécesseurs mais la teinte parodique est bien présente. La dimension grotesque
affecte la société qui nous est décrite comme vectrice d’un sentiment d’abjection. Cette
essence puritaine va de pair avec une prééminence du fait religieux dans la société
étasunienne. Cependant, c’est la notion de parodia sacra qui émerge ; la société
moderne parodie le sacré et cette approche blasphématoire de la liturgie biblique
choque et affecte profondément le lecteur.
La société est un monstre qui ne peut qu’engendrer un sentiment d’horreur. Le
thème de la négation prévaut ; l’avilissement du corps humain rime avec
l’anéantissement de toute valeur et de toute spiritualité. La déconstruction des repères
fait force de loi et c’est cette négation qui crée la répulsion chez le lecteur. Les miracles
que réalisent les sorts du grimoire n’ont rien de sacré mais tiennent des rites magiques.
Le monde créé par Cole pour Del et Tom les insère à la fois dans la magie et dans les
contes de fées. Magie et conte de fée sont présents dans le folklore américain et ces
563
Catherine Maxwell and Patricia Pulham, Vernon Lee: Decadence, Ethics, Aesthetics (New York:
Palgrave Macmillan , 2006) 75.
368
deux éléments sont aussi drapés du voile de la subversion. Leur vision traditionnelle est
déconstruite ; la toile de la féérie se change en masque grotesque et la toile du
cauchemar se tisse le long des intrigues, capturant et gardant emprisonné le lecteur.
B] Une représentation détournée de la magie et des contes de fées
Nous continuons à arpenter la voie de l’inversion, de la parodie grotesque
d’éléments constitutifs de la société américaine. La présence du mouvement Wiccan
aux Etats-Unis montre déjà l’omniprésence de la magie dans la culture étasunienne :
Aux Etats-Unis, où la Wicca rassemble des milliers d’adeptes, de très
nombreuses ‘traditions’ ont vu le jour, comme celle fondée en Californie par
George Patterson et appelée Wicca géorgienne, ou celle créée par le
Covenant of the Goddess (COG) qui est une fédération de covens
(congrégations). 564
Considérée parfois comme une religion parfois comme une philosophie, la Wicca –sur
laquelle nous reviendrons en détails plus loin– procède à des rites de célébration de la
nature se déroulant souvent la nuit et que certains dénomment sabbats. L’épisode
historique du procès des sorcières de Salem en 1692 montre, outre la réalité de la
paranoïa puritaine, la croyance profonde aux Etats-Unis de la sorcellerie et de la magie.
Ceci est paradoxal quand on sait que la magie est opposée à la liturgie biblique.
L'Ancien Testament rejette les pratiques magiques : « et vous, n'écoutez pas vos
prophètes, devins, songes-creux, enchanteurs et magiciens. » 565 L’une des définitions
simples du terme « magie » est :
La magie suppose que l’homme soit capable d’intervenir sur les choses ou
sur les évènements, en les transformant ou en en changeant le cours, à l’aide
564
Wallace 7.
565
Jérémie, 27: 9.
369
de moyens qui ne sont pas à la portée du premier venu et qui nécessitent
l’acquisition de savoirs hors du commun de la part du praticien. 566
On y voit la possibilité de manipuler la réalité à l’aide de pouvoirs surnaturels ou grâce
à la connaissance de lois occultes. Une présentation plus poussée du phénomène de la
magie fait suite mais nous percevons déjà l’intérêt de l’étude de la magie dans le cadre
de nos trois récits.
La magie produit des phénomènes qui vont à l’encontre des lois de la nature ;
l’irrationnel y tient une place prépondérante comme c’est également le cas dans les
contes de fée. Une définition des contes de fée éclaire notre choix de placer son étude
dans cette partie de notre thèse. Le conte est « un récit de faits, d’aventures imaginaires,
destiné à distraire. » (Alain Rey, et al 1814). C’est un récit merveilleux qui a, selon
Jack Zipes, « un pouvoir magique. » 567 L’élément magique lui-même est présent dans
les contes de fées et peut être représenté par un personnage (une fée, un ogre), un
animal (un âne, un dragon) ou un objet (une baguette, des bottes). On voit le lien qui se
tisse entre magie et contes de fée qui sont conjugués sur le mode de la subversion par
les auteurs qui créent un sentiment de malaise loin de la vision commune de ces deux
éléments. La vision parodique qui en est donnée participe au thème de l’abjection et
nous inscrit dans le postmodernisme.
a. La magie revisitée
Le thème de la magie existe dans les trois récits choisis. Lullaby semble inclure
différents rites magiques, la malédiction gitane paraît liée à la magie noire dans Thinner
566
Sallmann 438.
567
Jack David Zipes, Les contes de fée et l'art de la subversion : Etude de la civilisation des moeurs à
travers un genre classique, la littérature pour la jeunesse (Paris: Payot, 1986) 10.
370
et l’initiation à la magie tourne au cauchemar dans Shadowland. Une définition plus
précise de la magie s’impose afin de montrer l’usage qu’en font nos auteurs. Le mot
« magie » désigne à la fois l'art magique et les procédés, les opérations, pour produire
des effets merveilleux (formules secrètes, puissances mystérieuses). Pour Helena
Blavatsky,
la magie, considérée comme science, est la connaissance des principes et de
la voie par laquelle l’omniscience et l’omnipotence de l’Esprit et son
contrôle sur les forces de la nature peuvent être acquis par l’individu tandis
qu’il est encore dans le corps. Considérée comme art, la magie est
l’application de ces connaissances à la pratique. 568
L’omniprésence des puissances de la Nature est confirmée par le même auteur :
La magie est la science de la communication avec les Puissances supramondaines éternelles et de leur direction, ainsi que du commandement de
celles de ces puissances appartenant aux sphères inférieures ; connaissance
pratique des mystères cachés de la nature connus seulement du petit nombre
parce qu'il est très difficile de les acquérir sans tomber dans des péchés
contre nature. 569
L’interrelation entre la nature et la magie est un leitmotiv ainsi que la croyance en la
capacité de l’esprit humain d’influer sur les choses et les êtres. La séparation entre
magie et science est récente, et bien des savants étaient considérés comme des «
magiciens, » avant que leurs travaux ne soient reconnus comme scientifique. De même,
un lien existe entre magie et religion : « la magie était considérée comme une science
sacrée inséparable de la religion par les peuples instruits les plus anciens et les plus
civilisés. »570
568
Helena Blavatsky, Isis dévoilée : Théologie, vol. 2 (Paris: Adyar, 1999) 29.
569
Blavatsky, Glossaire théosophique 226.
570
Blavatsky, Glossaire théosophique 225. L’auteur donne pour exemple les Egyptiens et les Hindous.
371
Cornelius Agrippa de Nettesheim 571 ou Swedenborg expliquent la magie par les
analogies et les correspondances. Depuis la fin du Moyen Âge, la magie noire
(« nigromancie ») est distinguée de la magie blanche (« mageia »). La magie noire a des
effets négatifs du fait même du magicien, et se rapproche de la sorcellerie ; les buts sont
consciemment maléfiques. La magie blanche rime avec une utilisation positive et
altruiste de la Magie. Elle inclue des rituels, des actes pour atteindre un objectif. Elle
s’accompagne d’incantations, de gestes, voire de sacrifices. Ces rituels peuvent être
contenus dans un grimoire, livre qui se présente comme un « mélange de recettes
diverses, aussi bien pour guérir certains maux que pour conjurer ou invoquer les
démons, obtenir tel avantage, …, lever ou jeter des sorts, etc. » 572 Le sort a pour but
d’épuiser l’énergie vitale de l’autre et le magicien utilise souvent des symboles
graphiques (le pentagramme, le cercle, talismans ou amulettes). Nous devons à présent
nous tourner vers nos œuvres et voir de quelle manière ces éléments communs
constitutifs de la magie sont utilisés et détournés par nos auteurs. Nous débutons par le
récit straubien où l’émergence de la magie est évidente.
a1. Shadowland : l’antre de la magie
La magie est au cœur du récit de Straub. Dans son livre critique, At the Foot of the
Story Tree, Bill Sheehan révèle trois sources d’inspiration principales pour Straub pour
l’écriture de Shadowland. Il cite les contes de fées (Grimm, Andersen et Perrault), la
571
Il passa à la postérité avec Philosophie occulte. Pour lui, « la magie était la science qui regroupait
toutes les connaissances acquises pour donner à l’homme la capacité d’agir sur la réalité et de connaître
les secrets de la nature. » Sallmann (2006: 21). Le mage pouvait interpréter les correspondances entre les
différents niveaux du cosmos. La magie était basée sur l’alternance d’attraction et de répulsion animant
la nature.
572
Claude Lecouteux, Le Livre des grimoires (Paris : Imago, 2002) 9. Le pouvoir de la parole est clé :
dire, c’est faire.
372
bible (l’évangile de Thomas) et l’œuvre de John Fowles, The Magus (1966). Dans cette
œuvre, un jeune anglais, Nicholas Urfe, quitte Londres pour partir enseigner dans une
école privée pour garçon sur l’île fictionnelle grecque de Phraxos. Il y rencontre le
mage Maurice Conchis, qui le fait basculer dans le monde de l’illusion. 573 Nicholas est
mené, à travers une sorte de Jeu Suprême, aux frontières mouvantes du rêve et de la
réalité. A la lecture de l’intrigue, des connections se font immédiatement entre le récit
de Fowles et celui de Straub. La rencontre entre Nicholas et Conchis reflète celle entre
Tom et Cole. Comme Conchis, Cole a parcouru le monde pour poursuivre sa destinée.
Cole est, à l’image du personnage de Fowles, un mage qui soumet Tom au jeu de
l’illusion. Tout n’est que masque et faux semblant dans les deux récits et la frontière est
bien abolie entre le rêve et la réalité. Cependant, chez Straub, Tom est encore un élève
et il est déjà intéressé des tours de magie. Straub nous immerge dans un monde où
règne la manipulation, l’illusion.
Le titre « shadowland » lui-même indique que la demeure de Cole et plus largement
l’œuvre de Straub elle-même jouent sur la dichotomie entre ombre et lumière et que les
apparences ne sont que factices. L’auteur nous présente une terre des rêves qui se
change véritablement en cauchemar. L’expression « le pays des ombres, » des fantômes
réfère d’ailleurs selon Angela Carter 574 à Hollywood ; l’entreprise du divertissement
créée une illusoire réalité dans laquelle nous sommes tentés de nous perdre. Cette
approche du goût pour le spectaculaire, pour la théâtralité fait écho à l’usage fait de la
magie dans le récit straubien comme le rappelle le spectacle de fin d’année de Tom et
573
« subjects him to a seductive and bewildering series of stories, masques, and illusions designed to take
him out of his narrow, self-absorbed existence and force him toward a painful reassessment of his life
and beliefs, of his fundamental sense of self. » (Bill Sheehan, and Alan Clark 103-104).
574
Elle est une romancière et journaliste anglaise, connue pour ses œuvres telles que Nights at the Circus
(1984), Love (1971) ou Wise Children (1991). Des mots clés caractérisent son écriture : « vivid,
theatrical, full of a dazzingly rococo narrative swoops and a startling sexual bluntness. » (Angela Carter,
introduction, Nights at the Circus, by Sarah Waters (London: Vintage, 2006 v).
373
Del à Carson. Le rôle du magicien est d’étonner, amuser et terrifier. « ‘We come to
amaze and entertain, to terrify and delight.’ » (139) Leur définition du magicien ne
correspond ni à la magie blanche, ni à la magie noire. En effet, la magie blanche est la
« magie divine, dépourvue d’égoisme, d’amour du pouvoir, d’ambition ou de lucre ;
elle s’applique seulement à faire le bien au monde en général, et à son voisin en
particulier. » La magie noire, elle, réfère à « la sorcellerie ; nécromancie ou évocation
des morts et autres abus égoïstes de pouvoirs anormaux. »575
La règle énoncée par Tom et Del associe plutôt la terreur et le plaisir nous place
dans la tradition du sublime burkien. Si l’art du spectacle n’apparaît pas dans la
présentation de la magie donnée plus haut, Straub donne, lui, une touche
hollywoodienne à la magie. Sa capacité de faire revivre les morts (Humphrey Bogart,
Marilyn Monroe) le place dans la catégorie de la magie noire mais une touche
grotesque teinte ce pouvoir car il fait revivre des acteurs glamour de cinéma.
Néanmoins, la négation de la réalité du monde physique qui nous est présentée fait écho
à la vision commune de la modification possible du monde réel par le magicien.
Lors de leur représentation, Del et Tom énoncent les trois règles de la magie :
« ‘what is the first law of magic ?’ Night asked, and the floating head answered, ‘As
above, so below.’ ‘And what is the second law of magic?’ Night asked. ‘The physical
world is a bauble.’ ‘And what is the third law of magic?’ ‘Reality is extremity.’ » (140)
La première règle fait écho à la loi des correspondances : il y a une similitude entre le
monde humain et le monde des esprits. La deuxième et troisième règle montrent le côté
illusoire du monde environnant d’où la capacité du magicien de modifier le réel.
Nous revenons ici sur le passé de Cole pour comprendre comment il est devenu
magicien. Chirurgien de profession Cole a été envoyé à Brest pendant la première
575
Blavatsky, Glossaire théosophique 227.
374
guerre mondiale. Au lieu d’emmener des livres de médecine, le lecteur est surpris de
voir qu’il emmène deux œuvres présentées comme majeures dans l’apprentissage de la
magie : Le Dogme et Rituel de la Haute Magie d’Eliphas Levi et un livre de Cornelius
Agrippa. Dans Shadowland, la médecine est indissociée de la magie puisque Cole
l’utilisera pour sauver la vie des soldats. On se placerait ici dans le cadre de la magie
blanche mais on y voit également une vision parodique de la médecine. Cole guérissait
les blessés uniquement avec ses doigts:
‘I felt a change come over my whole body: I felt as light as if I had taken the
ether. My mind began to buzz. My hands tingled. I trembled, knowing what I
could do … it was the smack of knowledge hitting me like a truck: I could
heal him.’ (267)
Les doigts de Cole sont doués d’un pouvoir salvateur ; la médecine et la magie se
confondent. Cole côtoyait la mort au quotidien et collectionnait les morts, d’où son
surnom, « the collector. » (260)
Ce lien entre médecine et magie est un des moyens pour Straub de refaçonner notre
vision commune du magicien. D’autres usages de la magie sont réalisés dans
Shadowland. Comme nous l’avons énoncé précédemment, le but du magicien est de
modifier les forces de la nature et du monde environnant.
La magie est définie comme un ensemble de pratiques ayant pour but de
modifier l’ordre habituel ou prévu des choses, pour obtenir des modifications
ou des bouleversements qui permettent de recevoir ce que ne donneraient pas
les intercessions par les voies normales des pratiques culturelles à caractère
religieux. 576
La magie permet à Tom de léviter ou de soulever à distance une souche de bois. Pour
Cole, elle permet de voyager dans le temps ; elle rime avec le contrôle total des
personnes et de l’environnement. En cela, il appartient bien au domaine de la magie
576
Roland Ernould. Quatre approches de la magie : Du rond des sorciers à Harry Potter (Paris:
L'Harmattan, 2003) 107.
375
noire, « le fait de produire quoique ce soit de phénoménal et simplement pour sa
satisfaction personnelle. » 577 Elle lui permet de voler, de transporter Tom dans d’autres
lieux ou de se démultiplier. Cela correspond bien à la définition du magicien qui est
doté des capacités suivantes : « overcome the natural environment, altere restrictive
social customs and institutions, and go beyond the limitations of the physical self. »
(Scott 3). Cole peut changer le jour en nuit, peut se transporter et transporter Tom à
différentes époques ou se transformer en chouette et transformer Tom en faucon. Ceci
correspond au pouvoir de transmutation que la magie rend possible :
La magie change réellement la nature des choses, ou plutôt modifie à son gré
leurs apparences, suivant la force de volonté de l’opérateur et la fascination
des adeptes aspirants. La parole crée sa forme, et, quand un personnage
réputé infaillible a nommé une chose d’un nom quelconque, il transforme
réellement cette chose en la substance signifiée par le nom qu’il lui donne. 578
La parole et la croyance rend la transmutation possible. Cependant, dans le cas de Cole,
il ne donne pas le nom de l’oiseau en quoi Tom et lui vont se transformer : « ‘when we
all lived in the forest,’ Collins said, ‘we could turn into birds at will.’ » (337) La
mention des oiseaux suffit pour leur transformation. Cole livre le secret qui donne le
pouvoir de voler : «’spread your hands, boys. Spread your arms. I want you to see your
shoulders in your minds. See those muscles, see those bones. Think of those shoulders
opening, opening … think of them opening out.’ » (227) Il y a une visualisation du fait
à accomplir et un fort usage de la volonté. En effet, comme l’indique Eliphas Lévi,
« [les opérations magiques] sont le résultat d’une science et d’une habitude qui exaltent
la volonté humaine au-dessus de ses limites habituelles. » (Lévi 32). Soulever la souche
de bois à la force de son esprit demande à Tom des efforts presque surhumains.
577
Blavatsky, Glossaire théosophique 227.
578
Lévi 197.
376
Si Tom et Cole sont tous deux des magiciens, leur attitude face à cet art diffère. La
simplicité de Tom s’oppose à l’excentricité de Cole : « despite his profession, there was
little theatricality or staginess about him. » (11) Tom ne souhaite pas devenir le
successeur de Cole même s’il est perçu comme le roi du Zanzibar. Cole est lui dans la
monstration et l’exubérance, à l’opposé de l’attitude que doit avoir un magiste : « le
magiste doit donc être impassible, sobre et chaste, désintéressé, impénétrable et
inaccessible à toute espèce de préjugé ou de terreur. » (Lévi 34). La magie est, dans le
cas de Cole, liée à la théâtralité et à la manipulation. Cole est l’auteur de nombreux
tours de magie, du plus simple au plus spectaculaire.
Si Del et Tom utilisent la magie pour réaliser un spectacle et fasciner leur public,
Cole l’utilise à des fins maléfiques. Le magicien se transforme en diable ; la magie
noire s’applique tout au long du récit et nous permet d’établir un lien entre les trois
œuvres. Il cause l’accident d’avion qui a tué les parents de Del et tue celui-ci en le
cristallisant sous forme d’oiseau. La réunion de Cole et de ses complices dans les bois
pour leur jeu sadique avec les chiens nous fait penser à un sabbat des sorcières parodié
puisque le sacrifice n’est pas humain mais animal. Il renie et supplante son mentor
Speckle John alors que celui-ci paraît plus fort que lui :
I could feel his power: and then I saw his aura. … For I knew what he was,
and what he could do for me. I was twenty-seven and he may have been
nineteen or twenty, but he was the king. Of magicians. Of shadows. The
King of the Cats. (299)
Le symbolisme du roi des chats sera traité dans la partie consacrée aux contes de fées.
Le pouvoir immense de Speckle John est bien mis en lumière mais son assimilation
avec le pays des ombres montre qu’il n’était pas lui non plus du côté bienfaiteur de la
magie. Cole ne nous mène que vers un royaume d’ombres et de désolation engendrant
de la répulsion chez le lecteur.
377
La figure de Cole est porteuse d’interrogations ; il dit avoir travaillé l’ouvrage
d’Eliphas Lévi pendant la guerre mais il ne suit absolument pas les préceptes de ce
dernier :
Il faut éviter, autant qu’on le pourra, … tous les excès, et vivre de la manière
la plus uniforme et la plus réglée. Avoir le plus grand respect de soi-même et
se regarder comme un souverain méconnu qui consent à l’être pour
reconquérir sa couronne. Etre doux et digne avec tout le monde. 579
Cole se situe bien à l’encontre de ces préceptes : sa demeure et l’usage ostentatoire de
la magie transpire l’excès qui est à l’image de son comportement. Sa folie des
grandeurs fait qu’il se considère comme le souverain unique et indétrônable. Cole fait
plus qu’intervenir sur le monde environnant. Il abolit le temps, l’espace ; l’identité, le
réel. En transportant Tom dans différents endroits et à différentes époques, le magicien
a une entière maîtrise du temps et de l’espace. Il va bien au-delà de la simple
modification du monde qui l’entoure. Speckle John avait déjà ce pouvoir ; il pouvait
modifier l’espace, transformer St Nazaire en un champ de moutarde, sortir de nulle part
et apparaître dans une chaise. Les étapes mêmes qui permettent à un individu de
devenir magicien, les épreuves à subir avant d’être accueilli par l’Ordre : « welcomed »
font écho aux rites initiatiques. Cependant, comme nous le verrons dans la partie
suivante la subversion concerne même le phénomène d’initiation.
La subversion est également visible dans le lien établi entre le rôle de la magie et la
bible. En effet, le magicien se voit comme un nouveau sauveur montrant la voie
salvatrice aux âmes perdues. Cole apparente la magie au divin : « ‘it’s about being
God.’ » (68) La magie détruit les frontières entre l’homme et Dieu. « ‘Man is made in
the image of God’ and it has often been sardonically observed that ‘God is made in the
image of man.’ Both statements are accepted as true in magic.’ » (291) Pour Cole, le
579
Lévi 44.
378
magicien est de manière blasphématoire créé à l’image de Dieu et tous deux ont une
compréhension des choses supérieures. Cole explique ainsi la première loi de la magie:
« as above, so below »: « ‘gods are only men with superior understanding. Magicians.
Who have found and released the divine within themselves. Jesus shared this
knowledge with only a few, and the knowledge became our secret tradition.’ » (335)
Cole désacralise les miracles bibliques en réduisant les dieux au statut de mortel et en
donnant une dimension grotesque à Jésus apparenté à un simple magicien. Le magicien
prend donc dans le cas de Cole une caractéristique diabolique ; il est à la fois
repoussant et fascinant et cette union des contraires qui lui est inhérente explique le
sentiment d’abjection qu’il véhicule puisque nous voyons l’objet abject comme porteur
d’horreur et de fascination. Cette ambiguïté nous permet d’établir un lien avec le
personnage de Taduz Lemke qui possède des pouvoirs inexpliqués.
a2. Thinner : la problématique gitane
Puisque l’œuvre de King traite de la malédiction, de sorts, l’étude de la magie dans
le cadre de ce récit prend tout son sens. Il s’agit pour Lemke de la magie noire car son
but est d’apporter la mort à ses victimes : « black magic involves transcending or going
outside the natural order to achieve personal objectives. » (Scott 6). Les pouvoirs de
Lemke l’insèrent dans la catégorie des magiciens diaboliques. Il hypnotise et fait venir
Billy vers lui avec un seul mouvement de doigt: « Lemke crooked a finger at Billy, and
as if in a dream, Billy walked slowly around the campfire to where the old man stood in
his dark gray nightshirt. » (198) Il peut couper la respiration à Billy à distance en
serrant les poings: « he brought his fists together, and Billy felt a sharp stabbing pain in
his sides, as if he had been between those fists. For a moment he could not get his
379
breath and he felt as if all his guts were being squeezed together. ‘You die thin !’ »
(202). Il semble hypnotiser ses victimes grâce à son regard qui est d’ailleurs un
auxiliaire d’envoûtement : « on envoûte aussi par le regard, et c’est ce qu’on appelle en
Italie la jettatura, ou le mauvais œil. » (Lévi 244). Il a bien des pouvoirs surnaturels et
son but unique est de faire souffrir sa victime. Les personnages semblent être possédés
par la malédiction.
Dans How about Demons ? Possession and Exorcism in the Modern World, Felicitas
Goodman Donne la présentation classique de la possession: « it is thought to result
from some malevolent spiritual entity penetrating into the individual. »580 Elle précise
cependant que l’entité prenant possession du corps de la victime peut être bénéfique.
L’esprit s’empare de l’âme de l’individu; « the key to the special spirit entrance is the
ritual preparation and a specific cue. » Cette dernière peut être une simple parole: « in a
Pentecostal prayer, it may be anything –a particular phrase, such as, ‘oh, my God,’
oreven just a particular impression or memory called up by the person in prayer. »
(Goodman 4). L’individu doit être en transe pour que l’esprit puisse pénétrer son corps:
The only way a spirit, an alien entity, can take possession of a human’s body
is if that body first undergoes certain specific changes, an alteration of
consciousness termed religious trance or ecstasy. When these changes
happen, humans begin to act in a nonordinary way. There might be dizziness,
trembling, convulsions, even a dead faint. 581
Felicitas Goodman donne des indices sur les rituels de guérison; l’exorcisme consiste à
libérer l’individu possédé. Cela implique:
580
Felicitas Goodman, How about Demons ? Possession and Exorcism in the Modern World
(Bloomington: Indiana University Press, 1988) xv.
581
Goodman 4.
380
either touching, such as laying on of hands or massaging, or ‘irradiation,’
where the healers hold their hands up with palms turned toward the patient,
or else pass them over the client’s body, close to it but without touching. 582
Tournons-nous à présent vers le récit kingien pour analyser les convergences et
divergences avec cette courte présentation. Le gitan jette des sorts et cela s’accompagne
toujours du même rituel : une parole et un geste. Il touche la joue de Billy en citant la
parole incantatoire : « thinner. » (5) Il cite le mal dont va mourir sa victime. Le procédé
de Lemke s’apparente à la loi de similarité établie par Sir James Frazer en 1922 : « [the
magician] makes or obtains an image of a real person, object, and acts on it in some
way. Or he performs motions which represent something he wants to affect. » (Scott 89). Lemke ne se contente pas d’une image mais touche la personne réelle en effectuant
un geste et en énonçant une parole qui indique le mal dont souffrira la victime. Il suit le
même procédé pour Carrington et Hopley ; la parole doit être accompagnée du geste et
il doit y avoir un contact physique avec la victime : « Cary had been furious –utterly
furious– at being touched by the old Gypsy. » (91) Il en va de même pour Hopley :
« old geezer with a rotted nose. He touched my cheek and said something.’ ‘What?’ ‘I
didn’t hear it,’Hopley said. » (120) Ce n’est pas à proprement parler un esprit qui
s’empare du corps de Billy, Carrington et Hopley; King déforme cette conception de
prise de possession par un esprit et le remplace par une malédiction. Il garde la
prévalence de la parole mais ajoute le toucher malsain et rebutant du gitan. De plus,
l’état de transe ne semble pas nécessaire et le changement physique n’est pas immédiat.
La perte des repères se fait plus progressivement.
Goodman 23. « Exorcism … is a special kind of faith healing. The exorcist is the supreme ‘turner,’
the one who is called upon to wipe the injurious map off the slate ; so that health may be restored. And
no matter where this ritual is practiced, there will always be the same set of actors: the victim, the
exorcist, and the supporting community, lending support to the view that we are dealing with the same
phenomenon no matter what the faith might be. » (24)
582
381
La scène où Lemke ôte à Billy la malédiction rappelle une séance de
désenvoûtement. King y inclut la présence du sang qui n’est pas mentionné dans les
pratiques de guérison traditionnelles. Billy doit ouvrir la blessure de sa main avec un
couteau et transmettre son sang à une tarte. Le sang contaminé est transmis à un
élément extérieur et ce geste est accompagné par les paroles en rom de Lemke : « blood
splattered into the slit in the pie. He was dimly aware that Lemke was speaking very
rapidly in Rom, his black eyes never leaving Billy’s white, gaunt face. » (289) King
remplace le contact physique entre l’exorciste et l’exorcisé par la transmission du mal à
une tarte. La dimension grotesque est à l’œuvre: une tarte est l’objet principal d’un rite
qui a lieu dans un parc. Le désenvoûtement se fait sans la présence d’aucune
communauté et se termine quand la malédiction – le mauvais esprit– sort du corps de
Billy : « he collapsed back against the park bench, feeling wretchedly nauseated,
wretchedly empty –the way a woman who has just given birth must feel, he imagined. »
(289-90) La séance est comparée à un accouchement. Le rituel se termine et il n’y a
aucune trace physique d’une quelconque intervention ; au contraire il apporte la
guérison. Lemke le désenvoûte comme si Billy avait été possédé par la malédiction qui
est présentée comme un être vivant.
King présente une nouvelle forme de possession qui pourrait porter à sourire si elle
n’était pas vectrice d’abjection. Le fait que l’homme blanc soit capable de lancer des
sorts n’est qu’une parodie de magie puisque c’est Ginelli qui sème la terreur chez les
bohémiens et le sort lancé par Billy n’a, lui, rien de surnaturel. Les bohémiens en
arrivent même à croire en la malédiction blanche : « since Susanna died, it’s like we’ve
been cursed. » (265) Le thème même de la malédiction et la notion de sort est remis au
goût du jour puisque King donne naissance à la malédiction de l’Homme Blanc : « ‘the
382
curse of white men from town.’ » (203) Ce thème de la possession et de la formule
incantatoire rappelle la berceuse de Palahniuk.
a3. Lullaby : une convergence de rites
Palahniuk semble revenir à une vision antique de la magie car il fait mentionner à
son personnage, Mona, l’usage des tablettes de malédiction. Celles-ci
concernent une période très large (du Vème siècle avant J.C au VIème siècle de
notre ère) et un espace non-étendu (l’ensemble du monde gréco-romain, de la
Syrie à la Grande Bretagne). … Ces tablettes sont souvent désignées par le
nom latin de defixiones. La defixio est l’action de transpercer et de fixer en
bas ; la plupart des tablettes sont en effet perçées d’un clou qui semble
matérialiser le désir de paralyser -de ‘clouer’- l’adversaire. … La plupart de
ces defixiones étaient en effet déposées dans des lieux liés au monde d’en
bas : puits, cours d’eau souterrains, et surtout tombeaux. 583
L’usage des defixiones est attesté durant presque dix siècles :
Aux dieux grecs traditionnellement liés au monde des morts (Hadès, Hermès
Perséphone, Hécate) se mêlent les dieux égyptiens (Seth, Anubis) et le
Jahweh juif (sous ses noms de Iaô, Sabaoth, Adonaï), si présents dans les
papyrus magiques. 584
L’usage des tablettes de malédiction était donc courant dans l’antiquité et transcendait
les cultures. Mona explique, pendant leur périple, le fonctionnement des tablettes de
malédiction présentées comme l’ancêtre du vaudou :
Mona reads to us how the ancient Greeks made curse tablets they called
defixiones. The Greeks used kolossi, dolls made of bronze or was or clay,
and they stabbed them with nails or twisted and mutilated them, cutting off
the head or hands. They put hair from the victim inside the doll or sealed a
curse, written on papyrus and rolled, inside the doll. (136)
583
Pascal Charvet, et Anne-Marie Ozanam, La Magie. Voix secretes de l’antiquité (Poitiers: Nil Editions,
1994) 17.
584
Pascal Charvet, et Anne-Marie Ozanam 20.
383
Mona utilise ce rituel au chapitre 35. Elle utilise néanmoins un dessin en
remplacement des tablettes ou de la poupée. « The picture that Mona’s drawing in her
Mirror Book, it’s a man and woman being struck by lightning then being run over by a
tank, then bleeding to death through their eyes. Their brains spray out their ears. » (208209) Palahniuk s’éloigne du rôle traditionnel des tablettes ; celles-ci ne contiennent que
des incantations, non des dessins. Mona suit l’écriture en spirale caractéristique des
sorts ; elle prend des cheveux d’Helen et de Carl : « the strands of pink and brown hair,
Mona folds them inside the page of spiral writing. … And Mona sticks a baby pin
through the page folded with our hair inside. » (210) Mona emprunte à la tradition des
tablettes de malédiction les cheveux mais elle les enroule dans du papier, non dans des
vêtements de la victime et la mention de l’épingle pour bébé tourne en dérision les rites
traditionnels.
La perception de la magie présentée par Mona se rapproche de celle donnée par
James George Frazer :
Si nous analysons les principes de la pensée sur lesquels est basée la Magie,
nous trouverons qu’ils se résolvent à deux : le premier c’est que tout
semblable appelle son semblable, ou qu’un effet est similaire à sa cause ; le
second, c’est que deux choses qui ont été en contact à un certain moment
continuent d’agir l’une sur l’autre, alors même que ce contact a cessé. Nous
appellerons le premier principe Loi de Similitude, et le second Loi de
Contact ou de Contagion. Du premier, le magicien conclut qu’il peut
produire tout effet désiré par sa simple imitation ; du second, que tout ce
qu’il peut faire à un objet matériel affectera également la personne avec
laquelle cet objet a été un moment en contact, que cet objet ait formé, ou
non, partie de son corps. 585
L’auteur explicite le premier type de magie qui est imitative :
L’application la plus familière de l’idée que tout semblable appelle le
semblable se trouve sans doute dans les tentatives faites … afin de blesser ou
de détruire un ennemi en blessant ou en détruisant son effigie, dans la
585
James George Frazer, Le rameau d’or : Le roi magicien dans la société primitive, Tabou et les périls
de l'âme (Paris: R. Laffont, 1993) 41.
384
croyance que la souffrance de cette effigie commandera la souffrance de
l’individu et la destruction de l’une la mort de l’autre. 586
Le deuxième cas est la magie contagieuse. 587 Palahniuk allie les deux sortes de magie :
le dessin fait par Mona est à l’image de ses ennemis et contient un élément qui a eu
contact avec eux, des cheveux. L’idée de patchwork déjà énoncée revient, lancinante, et
le choix du lieu de ce rituel pour Mona tient du parodique puisqu’il se réalise à
l’intérieur d’une voiture.
Palahniuk s’amuse à dévier de la vision classique des rituels magiques. Dans La
magie: Voix secrètes de l’Antiquité, les auteurs précisent que les tablettes de
malédictions étaient généralement gravées sur du plomb : « le choix de ce métal a été
expliqué par des raisons symboliques : il est lourd, froid, ‘couleur de mort’. » (Pascal
Charvet, et Anne-Marie Ozanam 18). On utilisait sinon la cire ou le papyrus. Palahniuk
choisit de remplacer de manière grotesque la tablette par un journal intime pour Mona :
« Mona opens her green brocade Mirro Book, her witch’s diary. » (208)
La defixio devait préciser le nom de l’adversaire car le nommer signifiait déjà
exercer un pouvoir sur lui. Cependant, on torturait surtout des poupées. Mona explique
le procédé d’écriture des sorts : ils doivent être écrits à l’envers pour être lus dans les
miroirs ou ils peuvent être écrits en cercles. « The only rule was, a spell had to be
twisted. The more hidden, the more twisted, the more powerful the spell. » (201) La
puissance du verbe enserrait la victime: « le verbe se veut alors performatif … la phrase
enserre l’adversaire et capture tous les éléments de son corps dans un réseau mortel. »
(Pascal Charvet, et Anne-Marie Ozanam 19). Le pouvoir des mots était au cœur des
586
Frazer 43.
587
« La sympathie qui passe pour exister entre un homme et toute partie enlevée à son corps, tels ses
cheveux ou ses ongles, si bien que quiconque a obtenu possession de cheveux ou d’ongles humains peut
… exercer son vouloir sur la personne à qui ils ont été coupés. » Frazer (1993: 114).
385
écrits magiques de l’antiquité. Mona n’inscrit pas le nom de Carl et d’Helen mais ne
fait que les dessiner. Les mots qu’elle écrit ne semblent pas enserrer ses ennemis mais
les mots partent en spirale depuis le centre du dessin.
Palahniuk semble mêler rituels grecs et magie. Mona se place dans le rôle de
sorcière. Nous devons replacer ce terme dans la culture américaine. « Witchcraft …
was widely practiced in seventeenth-century New England, as it was in Europe at that
time. »588 Le lecteur a en tête l’épisode du procès des sorcières de Salem, épisode de
l'histoire coloniale des États-Unis qui entraîna la condamnation et l'exécution de
personnes accusées de sorcellerie en 1692 dans le Massachusetts.
The executions at Salem were by no means unique. Belief in witchcraft was
as common among seventeenth-century Anglicans, Quakers, Lutherans, and
catholics as it was among Puritans. Executions for witchcraft reached their
height in Western civilization during the seventeenth century and continued
in Europe until the end of the following century, more than a hundred years
after the outbreak at Salem. 589
La sorcellerie est donc bien présente dans l’esprit collectif américain ; le mal doit être
chassé et vaincu. Ceci explique la campagne anti-communiste lancée entre 1950 et
1954 par Joseph McCarthy à laquelle on attribua le nom de « chasse aux sorcières. »
Carl et Helen sont présentés comme les « night witches. » (137) Ils feraient de la magie
noire alors que c’est bien Oyster et Mona qui utilisent les sorts du grimoire de manière
choquante. Mona sait comment utiliser des sorts : « all a spell does is focus an intention
…. If the practitioner’s intention is strong enough, the object of the spell will fall
asleep, no matter where » (77) Plus il y a d’émotions, plus le sort est puissant. Les
connaissances de Mona la placent à la fois dans la magie blanche et dans la magie
noire. Elle croit en des forces supérieures : « magic is the turning of needed energy for
588
Chadwick Hansen, Witchcraft at Salem (New York: New American Library, 1970) x.
589
Hansen xi.
386
natural change. » (76) Sa volonté de réaliser le bien et sa proximité avec la nature nous
place dans la tradition Wicca qui estime qu’il existe « une figure qui rassemble tous les
aspects du sacré : la Grande Déesse Mère Terre. » (Wallace 7). La sacralité de la Terre
en est un concept fondamental. « Elle est caractérisée par un lien très étroit avec la
nature sous toutes ses manifestations, l’étude du chamanisme celtique 590 ainsi que les
antiques formes de magie populaire et de divination. » (Wallace 10). La première et
troisième caractéristique rapproche Mona de la tradition Wicca.
La séance organisée dans son appartement se veut être un rituel wiccain. Ce dernier
nécessite un autel : « il existe deux types d’autels : l’un, mobile, est utilisé pour les
cérémonies, l’autre, inamovible, est placé dans un lieu précis de la maison. On place les
symboles de la Déesse … sur l’autel. » (Wallace 108). Mona place son elixir, son
offrande à la déesse, sur un bar: « ‘I got it off the bar. Over there next to the bowl of
oranges and that little brass statue.’ … ‘That’s the altar.’ She points to the empty glass
and says, ‘You just drank my sacrifice to The Goddess.’ » (93) L’autel est réduit de
manière parodique à un bar, la statue de la déesse à une statue ordinaire et l’offrande à
du vin. Helen réduit les réunions de sorcières dans l’appartement de Mona à des hippies
dansant nus autour d’un rocher plat, donnant alors un caractère paien à la cérémonie.
Les participants sont entourés du bruit de la télévision des voisins donnant à la
cérémonie un aspect factice, d’autant que le rituel doit se tenir dans un espace sacré afin
de communiquer avec la déesse.
Cette cérémonie se fait autour de bougies et dans un état de nudité. Un changement
identitaire est nécessaire puisque les invités prennent un nom wiccan. Mona prend le
nom de Mulberry et l’auteur choisit des noms aussi inattendus que « Sparrow/
590
Le panthéon des Celtes comporte de nombreuses divinités liées à la nature telles qu’Artis, la déesse
des bois, Cerridwen, la déesse de la fertilité, ou Erdée, la déesse de la terre.
387
Hedgehog/ Badger/ Clematis/ Lobelia/ Bluebird/ Possum/ Lentils/ Honeysuckle. » Le
choix de ces noms marque leur connexion à la nature mais prête également à sourire.
« Group members must engage in two essential practices: they must regularly take part
in individual and group rituals, and they must adopt and use a magical name
representing the desired personal qualities. » (Scott 44). Le changement de nom est
aussi une manière d’abandonner son moi social et d’entrer dans le monde de la magie.
D’autres éléments de la tradition Wicca sont mentionnés dans le récit de Palahniuk.
Le rituel nécessite des instruments comme une coupe, un encensoir ou une cloche. La
dimension parodique apparaît à nouveau car Mona n’a que des images de cloches :
« there are pictures of bells and quartz crystals, different colors and sizes of
everything. » (100) Palahniuk inclut la présence de l’athamè, un couteau « dont le
manche noir et la lame à double tranchant symbolisent la vie et la mort, et qui est utilisé
par de nombreux wiccains pour tracer les cercles et effectuer divers sortilèges. »
(Wallace 110). Il est présent dans notre récit mais son aspect sacré est à nouveau tourné
en dérision : « there are black-handled knives, called athame. Sparrow says this so it
rhymes with ‘whammy.’ » (100)
Un autre élément omniprésent dans la tradition Wicca est le livre des ombres, « un
journal dans lequel le pratiquant note les rites, les formules, les prières et les
invocations à employer au cours des rituels. » (Wallace 112). Helen veut utiliser ce
livre pour ramener à la vie son fils. Dans le récit de Palahniuk, le livre des ombres est
l’agenda d’Helen, dont la couverture est surmontée d’un pentagramme. On retrouve cet
élément dans les rituels de magie mais il est dans notre récit associé à un mamelon :
« ‘a pentagram,’ Mona says. ‘And before it was a book, this was somebody’s tattoo.
This little bump,’ she says, touching a spot on the book’s spine, ‘this is a nipple.’ »
388
(202) Les sorts s’y lisent à l’encre invisible et doivent être traduits grâce à la berceuse
qui devient une nouvelle pierre de Rosette.
Les auteurs nous immergent dans un monde irrationnel et absurde où les éléments
bibliques sont parodiés. La magie est indéniablement modifiée par la spirale de la
subversion. La magie est souvent associée aux contes de fée présents en filigranne dans
les récits choisis mais ceux-ci sont dépossédés de leur enchantement traditionnel.
b. Un conte de fées cauchemardesque
Le titre même que nous avons choisi pour cette partie souligne le travail de
subversion réalisé par les auteurs. Si l’écho à de nombreux contes de fées existe dans
nos récits, les auteurs dévient de leur thématique originelle pour nous immerger dans un
monde dantesque. Donnons ici d’abord une rapide présentation des contes de fée.
Ceux-ci mettent en scène des héros aux prises avec des monstres divers subissant des
épreuves redoutables. Invariablement, un héros est confronté à des êtres malveillants
qui tentent de l’empêcher de mener à bien sa quête. L’approche structurale de MarieLouise Tenèze nous éclaire :
Le conte merveilleux se présentera alors, dans son noyau de base, comme la
narrativisation de la situation du héros entre la ‘réponse’ et la ‘question’,
c’est-à-dire entre le moyen obtenu et le moyen employé. En d’autres termes,
c’est la relation entre le héros –qu’il soit explicitement ou implicitement
mais toujours d’avance aidé, garanti– et la situation difficile à laquelle il se
trouvera confronté dans le cours de l’action que nous posons comme le
critère constitutif du genre. 591
Nos protagonistes doivent tous chercher une issue face à la situation problématique qui
les menace par la claustration. Marie-Louise Tenèze souligne également l’importance
de la quête du héros :
591
Marie-Louise Tenèze, Approches de nos traditions orales (Paris: Maisonneuve et Larose, 1970) 23-24.
389
Comme l’individu réel de la coutume, le héros du conte merveilleux
s’aventure seul et loin des siens, sur les franges périlleuses d’une expérience
exceptionnelle capable de lui apporter, avec une ‘provision personnelle de
puissance’, son insertion dans le monde –et ainsi, à la ‘tentative absurde et
désespérée’ pour sortir de l’ordre social, correspond dans l’univers joué de la
fiction une merveilleuse solution. 592
Nous verrons en effet que le conte de fées est considéré comme jouant un rôle social
particulier. Il a non seulement une relation avec les mythes et les légendes mais
également avec la communauté dans laquelle il s’inscrit.
Dans une interview accordée à Tony Magistrale, King parle de la connexion entre
les récits d’horreur et les contes : « like the fairy tale, the horror story relies upon
primal phobias- the breakup of familial relationships, death, isolation, separation. »593
Le motif de la famille éclatée est bien présent dans Thinner, Shadowland et Palahniuk
ne présente qu’une famille recomposée factice. Le thème de la mort est omniprésent
dans les trois récits. Le caractère abject des personnages les isole du monde environnant
et les protagonistes sont séparés des personnes qu’ils aiment. Les êtres abjects (on
pense notamment aux ogres ou aux dragons) sont présents dans les contes de fée et leur
étude en convergence avec nos récits ne peut qu’élargir notre champ d’interprétation du
sentiment moteur de l’abjection. Nous choisissons de commencer notre étude
comparative avec Thinner et Lullaby où le motif du conte semble le moins évident
avant de nous tourner vers l’analyse de Shadowland.
592
Tenèze 28-29.
593
Tony Magistrale, Stephen King : The Second Decade, Danse Macabre to the Dark Half 34.
390
b1. Actions et personnages
L’œuvre majeure du formaliste russe, Vladimir Propp, Morphologie du Conte, nous
éclaire sur la structure du conte. Il en donne la définition suivante : on appelle conte
merveilleurx « du point de vue morphologique, tout développement partant d’un méfait
ou d’un manque, et passant par toutes les fonctions intermédiaires pour aboutir au
mariage ou à d’autres fonctions utilisées comme dénouement. » (Propp 112). Son étude
des contes russes traditionnels l’amène à garder les plus petites unités narratives qu'il
appelle « fonctions », « l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa
signification dans le déroulement de l’intrigue. » (Propp 31). Il y a pour lui 31
fonctions qui se présentent selon une séquence invariante. Les fonctions se répartissent
entre sept types de personnages : l'Agresseur : qui produit le méfait ; le Donateur : qui
confie l'objet magique (symbolique ou matériel) ; l’Auxiliaire : objet magique ; la
princesse (objet de la quête) ; le Mandateur : qui mandate le héros et désigne l'objet de
la quête ; le Héros ; le Faux Héros : qui n'est pas capable de passer l'épreuve de
l'auxiliaire.
Nous utilisons sa description pour l’analyse de l’intrigue de King et de Palahniuk.
Dans Thinner et Lullaby, les protagonistes poursuivent bien la quête d’un objet. Billy
est à la recherche de Lemke, Carl du grimoire. Le point de départ est un méfait : Billy
tue la gitane ; Carl et Mona dérobent le grimoire. Lemke, Mona et Oyster sont des
opposants alors que Ginelli et Helen sont des adjuvants, des auxiliaires. Le personnage
de l’agresseur correspond à Billy et Mona. La subversion s’installe chez nos auteurs au
niveau du donateur, du mandateur et du faux héros. Dans Thinner, Billy n’a pas d’objet
à remettre à Lemke ; au contraire une quête interne semble s’emboîter dans la quête
générale du héros si on considère que Lemke lui donne la tarte à offrir à une tierce
personne. Dans Lullaby, l’auxiliaire magique est le grimoire mais il n’est pas donné
391
mais dérobé et est lui-même l’objet de la quête. Dans nos récits, les mandateurs se
confondent avec les héros.
Vladimir Propp montre que « les contes commencent habituellement par
l’exposition d’une situation initiale. On énumère les membres de la famille, ou le futur
héros est simplement présenté par la mention de son nom ou la description de son
état. » (Propp 36). La structure du conte traditionnel semble ici se retrouver. Carl
présente Helen dès le début du récit comme l’héroïne et parle de son métier. Billy est
présenté dès la première page de Thinner. La situation initiale est posée : le bohémien a
déjà touché Billy ; Carl et Helen sont déjà dans leur quête du grimoire. Propp décrit le
déroulement d’un conte de fée : il met d’abord l’accent sur l’éloignement de la maison
de l’un des membres de la famille : Billy s’éloigne émotivement d’Heidi avant de
s’éloigner physiquement. Carl s’est éloigné de son passé mais nous voyons au cours du
récit que l’éloignement est plus physique qu’affectif. Tom et Del s’éloignent de leur
famille en allant à Shadowland. Proop révèle que dans un deuxième temps, « le héros se
fait signaler une interdiction » (Propp 37) qui est bien sur transgressé lors de la
troisième étape. Carl est incapable de ne pas utiliser la berceuse et Billy ira quoiqu’il lui
en coûte à la recherche de Lemke. Tom, quant à lui, pénètre dans la pièce interdite.
La quatrième étape, « l’agresseur essaye d’obtenir des renseignements », et la
cinquième « l’agresseur reçoit des informations sur sa victime » (Propp 39) ne
s’appliquent pas toutes deux à nos récits. Dans Thinner, Billy a des informations sur la
gitane et Lemke et dans Lullaby, Mona tente de recueillir le plus grand nombre de
renseignements sur le grimoire. Nous énumérons les étapes suivantes données par
Propp pour percevoir le lien avec nos récits : la sixième voit l’agresseur changer de
forme pour tromper et s’emparer de sa victime ; dans la septième la victime se laisse
convaincre par son agresseur. La huitième étape se retrouve dans Thinner; « l’agresseur
392
nuit à l’un des membres de la famille. » (42) King inverse cette étape et fait du héros le
membre de la famille victime du préjudice. La neuvième étape voit le départ du héros
mais dans le cas de Billy, sa quête consiste à se sauver lui-même. Successivement, le
héros décide d’agir, quitte son domicile puis subit une épreuve qui le prépare à recevoir
un objet magique. Pour Billy, on peut considérer que l’épreuve au sein du camp gitan le
prépare à recevoir la tarte. Carl et Helen ne reçoivent pas l’objet magique puisque le
grimoire est déjà, sans qu’ils le sachent, en leur possession. L’objet est transmis
directement dans la quatorzième étape ; puis le héros est transporté sur le lieu de sa
quête, le héros et l’agresseur s’affrontent, une marque est imprimée sur le corps du
héros. Ces étapes trouvent un écho dans Thinner : l’affrontement entre Billy et Lemke a
lieu dans le camp des gitans et sa main est marquée par le coup de feu tiré par Gina.
Pour Propp, la dix-huitième étape voit la victoire du héros. On voit là un changement
de trajectoire effectuée par les écrivains contemporains. Les auteurs dévient du
dénouement classique. Billy confronte Lemke au chapitre 19 mais sa confrontation se
solde par un échec puisqu’il se fait tirer dessus et est jeté au sol comme un vulgaire sac.
L’affrontement entre Carl et Oyster se fait à l’hôpital devant le corps fragmenté du bébé
d’Helen. Cependant, Oyster triomphe puisqu’il condamne Helen à une mort inévitable.
Lors de la dix-neuvième étape, « le méfait initial est réparé ou le manque comblé »
(Propp 66) ; successivement, le héros revient, est poursuivi, sauvé, arrive incognito
chez lui ou dans un pays étranger. A la vingt-quatrième étape, « un faux héros fait
valoir des intentions mensongères » (Propp 74) ; le héros a une tache difficile à
accomplir, la réussit, est reconnu. On démasque le faux héros, le héros a une nouvelle
apparence. Ces étapes semblent être absentes de nos récits. A la trentième étape,
l’agresseur est puni et finalement le héros accède au pouvoir et se marie. Dans nos
récits, le dénouement traditionnellement heureux des contes est subverti. La quête de
393
Carl pour retrouver Mona et Oyster est inachevée. Lemke sort vainqueur, Billy se punit
lui-même en se condamnant à mourir.
Algirdas-Julien Greimas met en avant la structure actantielle du conte de fées qui
devient la réalisation d'un contrat qui amène le protagoniste à subir plusieurs épreuves
afin de se montrer digne de son rôle de sujet proprement dit. Le premier axe relie le
sujet à l’objet. La dynamique narrative naît de l'expérience d'un certain manque et du
désir ressenti par le sujet d'acquérir un objet de valeur, qu’il soit concret ou abstrait.
Dans Thinner, Billy cherche un moyen de mettre un terme à la malédiction et dans
Lullaby, l’objet de la quête est le grimoire. Le deuxième axe établi par Greimas est
celui du destinateur et du destinataire. Le destinateur est un émetteur qui charge un
sujet d'acquérir un objet pour le remettre ensuite au destinataire approprié. Cet axe ne
semble pas être présent dans nos deux récits. Le troisième axe oppose l’adjuvant à
l’opposant ; l'adjuvant aide le sujet dans ses efforts d'acquérir l'objet alors que
l'opposant a pour tâche de faire obstacle à la réalisation de ce désir. Le rôle des
opposants semble clair dans Lullaby puisqu’il fait référence à Oyster et Mona ou à la
société dans son ensemble pour Carl mais il paraît plus trouble dans Thinner. Ce rôle
semble être rempli à la fois par Heidi, docteur Houston et les gitans eux-mêmes. Lors
du dénouement, on peut considérer que Billy devient son propre opposant car il renonce
à la vie pour sa fille.
Claude Bremond met, lui, en lumière des séquences narratives caractérisées chacune
par une unité d’action, dont les structures peuvent se multiplier à l’infini et s’emboîtent
en s’articulant autour de trois moments clés : la situation initiale qui présente les
personnages et les motifs de l’action ; le passage à l’acte qui montre le héros en pleine
épreuve et la situation finale qui voit la récompense pour le héros et le châtiment pour
ses adversaires. Dans Thinner, toute l’action tourne autour du fait que Billy tente d’ôter
394
la malédiction gitane qui s’est abattue sur lui. Cependant, lors de la situation initiale,
Lemke a déjà apposé la malédiction sur Billy et l’élément perturbateur apparaît avant la
présentation des personnages. Billy est soumis à des épreuves perpétuelles et le
dénouement s’éloigne entièrement de celui proposé par Brémond. Dans Lullaby, il y a
une unité d’actions autour de la quête pour retrouver le grimoire. Helen est présentée
dès le début de l’intrigue alors que la présentation de Carl se fait progressivement tout
au long du récit. Il en va de même pour les motifs de l’action. Il n’y a pas de réelle
épreuve pour acquérir le grimoire puisqu’il se trouve avec Helen dès le début du récit ;
de même la situation finale décrite par Brémond ne se vérifie pas dans le récit de
Palahniuk. Nos auteurs reprennent ainsi certains éléments théoriques de structuration
des contes mais s’en éloignent peu à peu pour les tourner en cauchemar.
Les auteurs mettent en scène un royaume de l’abjection, un monde où règnent le
chaos et l’effroi. Ainsi, dans Thinner, la lune de miel de Billy et d’Heidi est un lointain
souvenir ; l’expression « a long, long, time ago » (15) fait écho au « once upon a time »
des contes de fée mais chez King, elle n’est nullement révélatrice du début d’une belle
histoire. Les Etats-Unis sont décrits comme un pays où l’obésité menace tout le monde
de mort : « he was entering heart-attack country. » (26) King nous offre non pas un
royaume féérique, mais un royaume n’accueillant que des êtres déviants. La tarte à la
framboise offerte à Heidi par Billy n’est qu’une grotesque version de la pomme
empoisonnée donnée par la cruelle reine à Blanche Neige. A l’inverse de la marraine de
Cendrillon qui lui attribue des qualités hors du commun à sa naissance, Lemke est la
mauvaise fée, qui lance à Billy un mauvais sort. Le gitan touche Billy de son doigt alors
que les fées touchent Cendrillon avec leur baguette : « someone hit you with the old
cancer-stick. » (74) La baguette magique apporte ici le mal et enlève au protagoniste la
sève de la vie. Dans Lullaby, Helen est loin de correspondre à la princesse des contes
395
de fées. Elle n’est pas présentée comme physiquement attirante et ses vêtements aux
couleurs vives lui donnent un aspect carnavalesque.
Si Lemke est une mauvaise fée, Billy est lui l’ogre des contes de fées, dévorant tout
sur son passage. On y voit un écho au personnage de Rabelais, Gargantua. Le titre
complet de l’œuvre est déjà parlant : La vie très horrifique du grand Gargantua. 594
L’adjectif « horrifique » montre bien la monstruosité du personnage. Ce deuxième
roman de Rabelais narre les années d’apprentissage et les exploits guerriers du géant
Gargantua. Le lexique cru utilisé par l’auteur est à l’image de l’appétit excessif,
ogresque du personnage. Ainsi, Gargantua boit dès sa naissance le lait de dix-sept mille
neuf cent treize vaches. De trois à cinq ans, il boit, mange, dort, court après les
papillons et se roule dans les ordures. Le ton de dérision utilisé par Rabelais rappelle la
tonalité grotesque de nos auteurs qui partage le but de critique sociale. Gargantua est
avant tout un géant comme l’ogre des contes de fées. La stature imposante de Billy, le
fait qu’il est incapable de voir ses pieds, sa voracité extrême explique le parallèle avec
le personnage de Rabelais et fait écho à un autre personnage de la littérature française,
Abel Tiffauges, dans Le roi des Aulnes de Tournier.
La figure du monstre est chez Tournier ainsi caractérisée :
monstre vient de montrer. Le monstre est ce que l’on montre –du doigt, dans
les fêtes foraines, etc. Et donc plus un être est monstrueux, plus il doit être
exhibé. Voilà qui me fait dresser le poil, à moi qui ne peux vivre que dans
l’obscurité. 595
L’auteur partage la mégalomanie conventionnelle du monstre et « le caractère
génétique commun de l’ogrité. »596 L’appétit démesuré d’Abel, sa grandeur et son
594
François Rabelais, La vie très horrifique du grand Gargantua (Paris: Garnier-Flammarion, 1968).
595
Tournier 14.
596
Daniel Servane, Maelle Levacher, et Hélène Pringent 210.
396
imposante posture font bien écho au personnage de King. L’ambition démesurée
d’Oyster et son désir d’anéantir l’humanité pourrait placer ce personnage dans cette
catégorie.
Billy a les caractéristiques de l’ogrité et le personnage de l’ogre nous rappelle le
petit poucet qui a usé de toute sa ruse pour amener l’ogre à manger ses enfants. Billy
souhaite symboliquement manger sa fille pour se l’approprier à jamais et tuer sa femme
à l’image de Barbe Bleue qui sacrifie ses épouses trop curieuses. Pour Bettelheim,
l’ogre fait figure du père castrateur ; Billy souhaite en effet garder sa fille pour lui seul
mais notre vision incestueuse de leur relation nous fait aller au-delà de la castration.
Contrairement à la théorie de Bettelheim, on ne retrouve pas ici la fonction
pédagogique des contes. En effet, selon ce dernier,
[L’enfant] a besoin … d’une éducation qui, subtilement, uniquement par
sous-entendus, lui fasse voir les avantages d’un comportement conforme à la
morale, non par l’intermédiaire de préceptes éthiques abstraits, mais par le
spectacle des aspects tangibles du bien et du mal qui prennent alors pour lui
toute leur signification»597
Pour Bettelheim, le conte de fées véhicule le message que :
la lutte contre les graves difficultés de la vie est inévitable et fait partie
intégrante de l’existence humaine, mas que si, au lieu de se dérober, on
affronte fermement les épreuves inattendues et souvent injustes, on vient à
bout de tous les obstacles et on finit par remporter la victoire. 598
Nos auteurs détruisent la fonction pédagogique du conte car la frontière entre le bien et
le mal est abolie ; le protagoniste n’est pas là pour confirmer que la victoire du bien est
inéluctable. Il engendre lui même chez le lecteur un sentiment d’abjection et son état de
déviance continuelle ne peut être un modèle. De plus, le dénouement montre que l’issue
597
Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées (Paris: Pocket, 1999) 16.
598
Bettelheim 20.
397
heureuse promise à tout héros n’existe pas. Les auteurs semblent plutôt nous conduire à
réfléchir sur la laideur de l’âme humaine.
La subversion des contes de fées est aussi visible dans Shadowland dont le nom luimême évoque le pouvoir de l’illusion.
b2. Shadowland : l’entrelacement des contes de fées
Dans At the Foot of the Story Tree, Bill Sheehan montre l’importance qu’a donné
Straub aux recherches sur les contes de fées lors de la rédaction du récit qui nous
concerne: « his readings in Perrault, Hans Christian Andersen, and, most significantly,
the Brothers Grimm permeate the text, accounting for a large measure of Shadowland’s
distinctive and idiosyncratic flavor. » (Bill Sheehan, and Alan Clark 103). Avant
d’analyser l’influence thématique des contes sur le récit straubien, nous devons mettre
celui-ci
en
perspective
avec
l’ensemble
des
énoncés
structuraux
énoncés
précédemment. Nous établissons les liens perceptibles avec la théorie de Propp. Les
deux parties constitutives du récit (à Carson et dans la demeure de Cole) semblent
trouver des échos aux fonctions énoncées par Propp. La première étape qui consiste
dans l’éloignement de la maison d’un membre de la famille correspondrait à
l’éloignement de Tom de sa mère quand il va chez Cole ; on peut aussi considérer qu’il
s’éloigne d’elle quand il va à l’école Carson. La deuxième étape (le héros se fait
signaler une interdiction) serait à Shadowland l’interdiction d’entrer dans la pièce où se
trouvent les frères Grimm et à Carson de faire de la magie. Tom transgresse cet interdit
avec l’aide de Del et il n’hésite pas non plus à pénétrer dans la pièce interdite chez
Cole. La quatrième étape (l’agresseur essaie d’obtenir des renseignements) peut se voir
dans les interrogatoires que fait subir Laker Broome aux étudiants mais dans la
398
deuxième partie du récit Cole n’est aucunement intéressé par les raisons expliquant
l’acte de Tom. Lors de la huitième étape (l’agresseur nuit à l’un des membres de la
famille), Cole nuit à Del et Tom en voulant briser leur rêve de devenir des grands
magiciens. La neuvième étape (le départ du héros) pourrait s’appliquer au départ de
Tom pour la forêt où il subit des épreuves initiatiques. Elle ne semble pas s’appliquer à
la première partie du récit car les pérégrinations de Tom y sont limitées à l’école, sa
maison et celle de Del.
La douzième étape (le héros subit une épreuve pour obtenir un objet magique)
désignerait les épreuves subies par Tom dans la forêt et le fait que Cole lui transmette le
livre fondateur pour les magiciens : « he bent down and retrieved a slim leather-bound
book from beneath the chair. ‘This is the Book. Our Book. The Book we are pledged to
honour.’ … ‘Speckle John gave it to me. In time it will be yours.’ » (334) Dans la
première partie du récit, Tom doit faire face à la mort de son père mais aucun objet ne
semble lui être transmis. Il paraît néanmoins accéder à un état supérieur de maturité et
de bravoure. Dans les deux parties du récit, Tom cherche à protéger Del ; le héros et
l’agresseur s’affrontent comme c’est bien le cas dans la seizième étape. Laker Broome
endosse auprès de la presse le rôle du sauveur revenant à Tom qui préfère, lui, rester
dans l’ombre. L’agresseur est bien puni suivant la trentième étape de Propp : Cole
disparaît avec sa demeure et Laker Broome n’existe plus dans les annales de
l’enseignement après l’incendie de l’école. L’ultime étape –l’accès au pouvoir de Tom–
semble complexe : il refuse les pouvoirs légués par Cole mais il reste néanmoins le plus
grand des magiciens même s’il se confine au zanzibar. Le mariage final décrit par
Propp n’a pas lieu car Tom perd, au contraire, la femme aimée.
Ainsi, certains éléments du schéma proppien se retrouvent dans Shadowland. La
subversion consiste dans le fait que ces éléments paraissent s’appliquer aux deux
399
parties du récit comme si la structure du conte était doublée. Certains éléments du
schéma proppien n’apparaissent pas ou ne semblent pas complets. Le thème du
manque, de la fracture est à nouveau visible ici et nous relie à la déconstruction mise en
place par les auteurs. Si l’on se tourne vers le schéma actantiel de Greimas et plus
précisément sur le premier axe de sujet-objet, nous retrouvons des points communs
dans les deux parties du récit : Laker Broome et Cole veulent accroître leur pouvoir,
Del souhaite connaître les secrets pour être un grand magicien, Tom veut protéger Del.
Le second axe du destinateur-destinataire ne semble pas visible contrairement à l’axe
de l’adjuvant-opposant. A Carson, les opposants à Del ou à Tom prennent les traits de
Broome, des professeurs et de Steve. A Shadowland, ils sont représentés par Cole, les
Baladins, voire même Rose. Les actants sont multiples, ce qui contribue à l’atmosphère
trouble du récit.
La logique du récit de Brémond nous amène également à remettre en question la
structure du conte traditionnel. Les personnages sont présentés au début de l’œuvre
mais les motifs de l’action semblent multiples. Tom pense qu’il doit aller dans la
demeure de Cole pour protéger Del ; ce dernier a, lui, pour but de progresser dans la
magie. Cole cherche à attirer Tom dans sa demeure car il est intéressé par ses immenses
pouvoirs. Tout comme pour Billy, Tom semble subir des épreuves de manière constante
depuis la mort de son père en passant par sa crucifixion et la perte de Rose. De ce fait,
la victoire du héros présentée par Brémond dans la situation finale reste source
d’interrogations. Cole est bien puni mais Tom choisit de s’éloigner lui-même de la
récompense suprême d’être le roi des magiciens et se contente de faire ses tours dans un
bar. Straub s’éloigne peu à peu du schéma du conte traditionnel.
De plus, le récit straubien présente des échos aux contes populaires et intègre luimême des contes. La première page nous offre une citation de Dickens portant sur le
400
Petit Chaperon Rouge : « Little Red Riding Hood was my first love. I felt that if I could
have married Little Red Riding Hood, I should have known perfect bliss. » Chez Straub
la figure de l’innocente enfant est jouée par Rose alors qu’elle est loin d’incarner la
pureté du personnage de Perrault. 599 Cole est métaphoriquement le loup se nourrissant
de l’innocence de Del et Tom.
Cole souhaite dominer et s’approprier les gens qui l’entourent. En cela, il rappelle
lui aussi le personnage de Tournier, Abel Tiffauges. Nous allons ici plus loin dans la
présentation de ce personnage et dans l’analyse des corrélations avec Cole. Abel
Tiffauges, passe de sa rencontre au pensionnat Saint-Christophe avec l'étrange Nestor,
qu'il adule, à la Seconde Guerre mondiale où il ira au bout de ses obsessions. Il devient
« l'ogre de Kaltenborn », recrutant de manière forcée des enfants dans la région
mazurienne et devenant peu à peu maître de la napola (une école para-militaire). Il finit
par sauver un jeune juif, Ephraïm, et sa fuite finale peut être une quête de rédemption. Il
apparaît à la fois comme un ogre et comme un sauveur. Son caractère ogresque vient du
fait qu’il est gigantesque et difforme ; il découvre le plaisir de se nourrir de chair crue et
se focalise sur les enfants qu'il veut porter et collectionner. Son désir de collectionner
les êtres vivants le rend monstrueux.
Cole cherche à enrôler Del et Tom ; sa volonté de les posséder fait de lui
métaphoriquement un ogre. De même, les individus qu’il collectionne dans sa créature
sont un indicateur de son caractère ogresque. Enfin, sa maîtrise du temps le rapproche
du personnage, Abel Tiffauges, qui date son existence de « il y a mille ans, il y a cent
mille ans. » (Tournier 13). Dans l’œuvre de Tournier, le héros devient l’ogre de
599
Il faut signaler les deux versions existantes du conte. Dans le conte de Perrault, le loup est victorieux
alors que chez les frères Grimm un chasseur intervient et sauve la jeune fille et sa grand-mère.
401
Kaltenborg en s’accomplissant dans l’enlèvement d’enfants en Mazurie. Cole souhaite
enlever Tom et Del à leurs familles proches pour les contrôler et rester le roi des chats.
Il est intéressant de nous tourner vers cette expression « le roi des chats. » Elle fait
écho au conte du « Maître chat ou le chat botté » de Perrault. Dans ce conte, un chat
utilise la ruse et la tricherie pour offrir le pouvoir, la fortune et la main d'une princesse à
son maître dénué de tout pécule financier. Ce thème de la ruse et de la tricherie fait
immédiatement écho à Cole qui utilise la magie pour manipuler son entourage et
assurer son pouvoir immodéré sur son entourage. Straub dévie cependant du conte
originel puisque Cole est son propre maître ; on peut considérer qu’il possède Rose qui
joue le rôle de princesse. Le conte de Perrault inclut également un conflit entre le chat
et un ogre qui est capable de se transformer en un grand nombre de créatures dont un
lion. Le chat demande à l’ogre de se changer en souris et le dévore. Le jeu du tel est
pris qui croyait prendre illustre la relation de Cole et de Tom. Dans cette vision finale
du conte, le jeu de correspondances apparenterait Tom au personnage du roi des chats
et Cole à l’ogre. En effet, Tom utilise la ruse pour emprisonner Cole dans sa propre
créature. Tout comme le chat mange l’ogre, Tom mange métaphoriquement son maître.
Il y a dans Shadowland plusieurs rois des chats ; chaque magicien supplante son
prédecesseur. Speckle John laisse la place à Cole qui s’efface devant Tom. Le combat
de chat botté contre l'ogre rappelle un duel de magiciens. Cet animal est communément
lié à la sorcellerie. 600 Cole est capable de faire revivre les morts ; comme Charon il
emmène Mr Peet ou Del dans le royaume des défunts.
Shadowland se situe au cœur d’une forêt et l’aventure de Tom et Del nous rappelle
le périple d’Hansel et Gretel. Dans ce conte des frères Grimm, Hansel et Gretel
600
Au XIIIème siècle, l'Église, afin de contrer le paganisme, amorce une campagne contre la sorcellerie.
La sorcière est vue comme un être solitaire et asocial, ayant un chat pour animal de compagnie.
402
entendent le plan de leurs parents de les abandonner dans la forêt. Hansel et Gretel
recueillent des cailloux et marquent le chemin jusqu'à chez eux. Les parents font une
nouvelle tentative mais les miettes de pain laissées cette fois ci par les enfants sont
mangées par les oiseaux. Hansel et Gretel sont accaparés par une sorcière. Gretel doit
engraisser son frère pour être mangé par la sorcière. Gretel finit par pousser la sorcière
dans son propre four. Dans le récit de Straub, Del et Tom font figure du frère et de la
sœur et Cole remplace la sorcière. Del a perdu ses parents et Tom a perdu son père ; la
demeure de Cole n’est cependant pas accueillante mais il utilise des tours de magie
pour les éblouir. Le four dans lequel brûle la sorcière peut être transposé à l’incendie
qui dévaste Shadowland.
La pièce interdite par Cole fait écho à la chambre interdite d’accès dans le conte de
Barbe Bleue. Le caractère monstrueux de Cole fait de lui un Barbe Bleue moderne
puisqu’il est aussi un meurtrier. Dans le conte de Perrault, l’épouse prend pour prétexte
la prière pour laisser à ses frères le temps d’arriver pour la sauver. Chez Straub, Tom
doit être son pauvre sauveur et tuer lui-même le monstrueux Cole. La pièce interdite est
à la jonction de deux couloirs et permet spacialement la plongée dans une autre
dimension.
La pièce est lieu de création littéraire de deux hommes, Jakob et Wilhem, qui ne sont
autres que les frères Grimm. Les créateurs de contes de fées se retrouvent eux-mêmes
dans une histoire, se faisant l’écho de la fraternité entre Del et Tom. Ces deux hommes
écrivent des histoires pour amuser et terrifier ; cela rejoint le rôle des magiciens décrit
par Del et Tom, éclairant le lien entre magie et contes de fée. En donnant à Tom le
surnom de « grumpy, » Rose se place dans le rôle de Blanche Neige et attribue à Tom
un rôle double ; il serait à la fois le nain Grincheux et le prince la libérant de l’emprise
du maléfique Cole.
403
Cole revient sur l’origine des contes de fées et cela est à nouveau l’occasion d’une
mise en abyme, « the box and the key. » Dans Le récit spéculaire, Lucien Dàllenbach
analyse le procédé de mise en abyme comme « tout miroir interne réfléchissant
l’ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse. » 601 Les contes
présents dans le récit sont un reflet des intrigues se déroulant dans celui-ci. L’histoire
« the box and the key » commence par la formule consacrée des contes de fée « a long
long time ago. » (184) Un jeune garçon est autorisé à jouer dehors dans la neige par sa
mère. Il trouve une boîte en argent et une clé ; la boîte contient toutes les histoires du
monde qui sont dispersées par le vent :
Every story in the world, every story ever told, blew up out of the box.
Princes and princesses, wizards, foxes and trolls and witches and wolves and
woodsmen and kings and elves and dwarfs and a beautiful girl in a red cape,
and for a second the boy saw them all perfectly, spinning silently in the air.
Then the wind caught them and sent them blowing away, some this way and
some that. (186)
Ces paroles de Cole laissent apparaître les éléments clés de tout conte de fées, des
éléments qui se retrouvent d’ailleurs dans notre récit. Rose est considérée comme la
princesse, Tom comme le prince. Cole est à la fois sorcier, rusé comme un renard et
aggressif comme un loup. Les Baladins sont les nains. Rose joue le rôle du petit
chaperon rouge. Cole recrée la genèse des histoires en créant lui-même une histoire et
fait revivre le mythe de Pandore. Dans la mythologie greque, Pandore fut créée sur
l'ordre de Zeus pour se venger des hommes pour le vol du feu par Prométhée. Elle reçut
de Zeus une boîte qu’elle ne devait pas ouvrir mais elle céda à la curiosité, libérant de
la boîte tous les maux qui y étaient contenus, comme la Maladie, la Guerre, la Folie, ou
la Tromperie, et y laissa enfermée l'Espérance. Les éléments composant les contes de
fées sont comparés à des maux, plongeant l’humanité dans une vie de douleurs.
601
Lucien Dàllenbach, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme (Paris: Éditions du Seuil, 1977)
52.
404
Les titres choisis pour les différentes parties nous plongent eux-mêmes dans
l’univers des contes de fées : « when we all lived in the forest » nous replongent dans
nos peurs enfantines. Les noms des personnages placent ces derniers dans la lignée des
contes de fées : « Nightingale » est un oiseau et dénote la fragilité de Del ; « Broome »
rappelle le balai des sorcières. « Flanagan » évoque un élément volant. Les noms de
l’élève Miles Teagarden et du professeur de mathématiques Mr Weatherbee seraient
parfaits comme des personnages de Lewis Carroll. Le professeur d’histoire américaine
est Mr Whipple et la sonorité du nom nous rappelle un fouet et révèle l’intransigeance
des professeurs à Carson.
Au sous-chapitre 18, le professeur Fitz Halan étudie en classe le conte « the goose
girl. » Traduit en français par « la petite gardeuse d’oie, »602 ce conte des frères
Grimm narre l’histoire d’une princesse qui rejoint l'époux qui lui est destiné. Sa mère
lui offre un cheval nommé « Falada » et un mouchoir qui a le pouvoir de la protéger sur
lequel elle dépose trois gouttes de son sang. Elle est accompagnée d’une camériste.
Celle-ci profite du fait que la princesse perde le mouchoir pour échanger ses habits et
prendre sa place auprès de son époux. La vraie princesse garde les oies du roi et parle à
la tête de son cheval décapité par la servante. L’usurpation d’identité finit par être
découverte et la camériste meurt dans un tonneau rempli de clous. Straub garde
l’intrigue originale ; le côté machiavélique de la servante est souligné. Il inclut
néanmoins un four: « ‘the prince’s father makes her tell her story to a stove and listens
through the stovepipe.’ » (71) La princesse raconte son histoire au four et à la tête de
son cheval.
602 Le terme « goose » se traduisant en français par « oie » rappelle aussi le recueil de Perrault, Les
Contes de ma mère l'Oye, titre visible au dos du recueil. Le titre au recto était Histoires ou contes du
temps passé, avec des moralités. Ce recueil contient La belle au bois dormant, le petit chaperon rouge,
barbe bleue, le maître chat ou le chat botté, les fées, Cendrillon ou la petite pantoufle de verre, Riquet à la
houppe, le petit poucet, La Marquise de Salusses ou la Patience de Griselidis, Les Souhaits ridicules et
Peau d’âne.
405
Dans ce conte, un conflit triangulaire se met en place entre un mari, sa véritable
épouse et une servante. Le thème de la manipulation et du double y est ubiquitaire
puisqu’une servante terrorise la princesse, usurpe son identité et prend tout pouvoir sur
elle. La servante épouse le prince et la vraie princesse est envoyée avec les oies. Cette
relation triangulaire s’apparenterait à celle entre Tom, Cole et Rose. Il semble que le
rôle de la princesse du conte corresponde à Tom dans le récit de Straub. Cole veut
usurper la place de Tom auprès de Rose. La tentative d’usurpation de Cole –le spectacle
qu’il offre à la fin du récit– est découverte et arrêtée par Tom. Il ne va pas à
Shadowland pour retrouver sa princesse mais pour aider Del. La seule personne qui le
protège est Speckle John.
Le personnage de la princesse nous lie au conte « the dead princess » narré aux
pages 204-209. Dans ce conte, les oiseaux sauvent un royaume endormi suite à la mort
de la princesse. Ils sacrifient leurs ailes et sont transformés en grenouilles pour que la
vie reprenne au château. Les moineaux représentent Del et Tom qui sont
métaphoriquement représentés comme des oiseaux et Del est littéralement transformé
en oiseau lors du dénouement. Tom tente de sauver Rose qui joue le rôle de la princesse
endormie. Dans le conte, les moineaux sacrifient leur chant ; dans le récit, Tom doit
choisir entre ses ailes et son chant, entre sa liberté et son talent, à savoir la possibilité de
devenir le successeur de Cole.
Rose partage également des points communs avec la sirène du conte « the
mermaid. » Dans celui-ci, un roi âgé, anciennement puissant, vit seul sur ses terres
abandonnées par son armée. Un sorcier lui propose de lui donner une épouse qui lui
rendra tout le pouvoir et son royaume perdu mais son amour ne sera qu’illusoire. Une
femme de toute beauté sortie des eaux est offerte au roi qui retrouve sa prospérité et son
pouvoir avant que le sorcier le transforme en bouc et prenne sa place à la tête du
406
royaume. Dans le récit straubien, Rose est une beauté parfaite, mystérieuse associée au
lac près de la demeure de Cole. Son assimilation au royaume marin est soulignée par
les terribles souffrances que lui cause le fait de marcher. Elle éblouit Del et Tom qui
sont tous deux amoureux. Elle apparaît comme la création de Cole qui prend le rôle du
sorcier mais chez Straub, le sorcier n’est pas l’ultime vainqueur. En devenant le
nouveau roi des chats, Tom supplante Cole mais Rose ne survit pas contrairement à la
sirène dans le conte.
Nous avons montré les connections entre la magie et les contes de fées ; l’illusion et
la création d’une autre réalité y jouent dans les deux cas un rôle clé. Ces deux éléments
sont également liés par le thème de l’abjection, à la fois dans les thèmes qui y sont
abordés ou dans les personnages dépeints. Si ces thématiques sont présentes en filigrane
dans nos récits, elles n’échappent pas à la loi de la subversion appliquée par nos
auteurs. Elles sont paradoxalement également source de fascination, ce qui fait vaciller
à nouveau la stabilité de nos repères. Magie et contes de fées engendrent abjection et
beauté et ont un lien avec le processus initiatique. Dans le conte, le héros est sujet à une
transformation suite à de nombreuses épreuves ; les monstres que les néophytes doivent
affronter lors de leur initiation s’apparentent aux créatures maléfiques des contes et la
cérémonie prend l’aspect de rites magiques de par le contact atteint avec une dimension
sur-humaine. Cependant, le paradigme de l’inachèvement semble être encore à l’œuvre,
fissurant tout mythe et valeur.
407
C] Une remise en question du processus initiatique
Le terme « initiation » va de pair avec celui de « rite. » Il marque le changement de
statut social ou sexuel d'un individu et se matérialise le plus souvent par une cérémonie
ou des épreuves diverses. L’éthnologue, Konrad Lorenz 603 voit le rite comme la volonté
forte des individus d’une culture à vouloir circonscrire les effets désordonnés et
indésirables de celle-ci et à valoriser la conservation du groupe. Nos trois récits révèlent
des personnages, qui étant abjects eux-mêmes, luttent contre des êtres abjects ; la
société les rejette cependant en tâchant de réprimer le mal qu’ils représentent. La
thématique de l’initiation est omniprésente à travers nos récits. Les personnages
semblent subir des épreuves initiatiques, les conduisant à une remise en cause
identitaire. Néanmoins, c’est surtout le phénomène d’inachèvement qui nous frappe
comme si le thème de l’abject s’était inséré même dans ce processus censé amener
l’individu à pouvoir accéder à une réalité spirituelle supérieure.
a. Une explicitation du processus initiatique
Nous nous tournons d’abord vers l’œuvre de Mircea Eliade car il est considéré
comme l'un des fondateurs de l'histoire moderne des religions. Cet auteur né à Bucarest
en 1907 a vécu aux Indes de 1928 à 1932, préparé une thèse de doctorat sur le yoga, a
enseigné à l’Ecole des Hautes Etudes à Paris puis à la Sorbonne et est titulaire de la
chaire d’Histoire des religions à l’université de Chicago. Ses ouvrages portant sur le
processus initiatique sont régulièrement cités à l’image de Initiations, rites, sociétés
603
Konrad Lorenz, L'agression : Une histoire naturelle du mal (Paris : Flammarion, 1977). « La triple
fonction de supprimer les luttes à l’intérieur du groupe, de consolider l’unité du groupe et d’opposer le
groupe en tant qu’entité indépendant à d’autres groupes semblables, cette triple fonction est accomplie
par les rites culturels. » (81)
408
secrètes 604 qui va constituer notre point de départ pour une présentation simple des rites
initiatiques et nous permettre de voir de quelle manière ils apparaissent dans nos récits.
On comprend généralement par initiation un ensemble de rites et
d’enseignements oraux, qui poursuit la modification radicale du statut
religieux et social du sujet à initier. Philosophiquement parlant, l’initiation
équivaut à une mutation ontologique du régime existentiel. A la fin de ses
épreuves, le néophyte jouit d’une toute autre existence qu’avant l’initiation ;
il est devenu un autre. 605
Cette citation éclaire d’ores et déjà des éléments majeurs : le symbolisme de la mort et
de la renaissance, le changement de l’individu qui renaît à une autre vie et qui doit subir
des épreuves pour atteindre un niveau supérieur de connaissances.
a1. Epreuves et signification
Les rites initiatiques permettent à l’adolescent d’accéder au monde des adultes, aux
mythes et traditions sacrées de la tribu. « L’initiation introduit le novice à la fois dans la
communauté humaine et dans le monde des valeurs spirituelles. » (Eliade 12). Le
néophyte accède aux traditions mythiques qui sont au cœur de la société concernée. Les
sociétés archaïques sont liées à l’histoire mythique désignant « une série d’évènements
qui ont lieu in illo tempore, au commencement du Temps. » (Eliade 14). C’est un retour
au Temps originel, au Temps mythique, symbole de perfection. Eliade montre que ce
retour aux origines et le concept de répétition ad infinitum peut aller de paire dans ces
sociétés avec des innovations. Néanmoins, celles-ci étaient perçues comme des
« ‘révélations’ d’origine sur-humaine. » (Eliade 15).
604
Eliade met notamment en lumière les rites de puberté et les initiations tribales dans les religions
primitives.
605
Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes 12.
409
L’initiation suit plusieurs étapes ; elle passe par la séparation de l’enfant et de sa
mère et la cérémonie implique l’ensemble de la communauté. Eliade donne pour
premier exemple les rites de puberté dans les tribus d’Australie orientale, cérémonie qui
s’appelle la bora. Celle-ci commence par la préparation d’un terrain sacré où apparaît
l’image symbolique du cercle. Un retour au temps mythique sacré s’effectue, un retour
au « temps du rêve, » le célèbre « dream time » qui permet aux autochtones de
réintégrer le Temps sacré des origines. Dans un deuxième temps, les novices sont
séparés de leurs mères, les femmes étant tenues à l’écart du rite. Les hommes séparent
simplement les mères de leurs enfants ou la séparation se fait de manière plus brutale
dans d’autres tribus ; les novices peuvent être saisis par leurs gardiens ou des inconnus
souvent masqués et emportés dans la forêt au son des bull-roarers. 606
Dans un troisième temps, le novice est emmené dans un lieu isolé pour que les
traditions religieuses de la tribu lui soient enseignées. Là, il y subit dans un quatrième
temps des opérations : « les plus fréquentes sont la circoncision, l’extraction d’une dent,
la subincision, mais aussi la scarification ou l’arrachage des cheveux. » (Eliade 29). Il
est soumis à des épreuves, des interdictions alimentaires.
Le néophyte fait l’expérience des ténèbres absolues où la menace des êtres
mystérieux et terrifiants est constante. « Le passage du monde profane au monde sacré
implique d’une manière ou d’une autre l’expérience de la Mort : on meurt à une
certaine existence pour accéder à une autre. » (Elliade 38). Cette mort est bienfaitrice
car régénératrice du Cosmos et de la collectivité, la renaissance symbolique permettant
606
« Chez presque toutes les tribus australiennes, les femmes sont convaincues que leurs enfants sont
tués et dévorés par une divinité hostile et mystérieuse, dont elles ignorent d’ailleurs le vrai nom, dont
elles n’ont entendu que la voix : le bruit terrifiant des bull-roarers. » Eliade, Initiations, rites, sociétés
secrètes (1959: 36). Les références des pages 410 et 411 proviennent de ce même ouvrage.
410
de recréer l’acte de Création. L’initié peut s’ouvrir « aux valeurs de l’esprit. » (Elliade
38).
La majorité des épreuves initiatiques impliquent, d’une façon plus ou moins
transparente, une mort rituelle suivie d’une résurrection ou d’une nouvelle
naissance. Le moment central de toute initiation est représenté par la
cérémonie qui symbolise la mort du néophyte et son retour parmi les vivants.
Mais il revient à la vie un homme nouveau, assumant un autre mode d’être.
La mort initiatique signifie à la fois la fin de l’enfance, de l’ignorance et de
la condition profane. 607
La mort symbolique représente le retour au commencement, à ce Temps mythique
où la société et le cosmos étaient purs. La renaissance du néophyte est une répétition
rituelle de la cosmogonie, du commencement absolu. Le néophyte a accès à une autre
réalité qui l’élève au-dessus de la condition de simple homme du commun. La mort
symbolique passe par l’engloutissement du néophyte par un monstre.
L’assimilation des tortures initiatiques aux souffrances du néophyte englouti
et ‘digéré’ par le monstre, est confirmée par le symbolisme de la cabane où
sont isolés les garçons. Maintes fois, celle-ci représente le corps ou la gueule
ouverte d’un monstre marin, d’un crocodile par exemple, ou d’un serpent. 608
La symbolique du ventre du Monstre engloutisseur nous lie à celle du ventre maternel
et fait écho au concept de regressus-ad-uterum. Il vise à un retour au stade de
l’embryon, « la régression à un état pré-formel, à une modalité latente (complémentaire
du ‘chaos’ pré-cosmogonique), [plutôt] que l’anéantissement total (au sens où, par
exemple, un membre des sociétés modernes conçoit la mort). » (Eliade 18). Cette image
de régression embryonnaire rime bien avec le concept de germination, de la création
d’une nouvelle vie et d’un lieu sombre et clos chargé de symbolisme. « La mort
initiatique est souvent symbolisée par les ténèbres, par la Nuit cosmique, par la matrice
tellurique, la cabane, le ventre d’un monstre, etc. » (Eliade 18).
607
Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes 16.
608
Eliade 87.
411
L’initiation du néophyte est réalisée grâce à un chaman. Pour Eliade, un chaman
n’est reconnu comme tel qu’après avoir eu une instruction d’ordre extatique (rêves,
transes) ou traditionnelles (langage secret, fonctions des espris) La transmission est, soit
héréditaire, soit une vocation. Ils se guérissent eux-mêmes et peuvent guérir les autres.
Ils peuvent dépasser leur condition profane et atteindre une trans-temporalité, établir un
retour aux Temps des origines. Ils peuvent se déplacer dans les trois zones cosmiques
(enfer, terre, ciel), faisant fi de la condition humaine. Pour devenir chaman, l’individu
doit passer par le rituel de la mort et de la résurrection symbolique. L’instruction est
réalisée par des esprits (les âmes des chamans morts). Cela permet au futur chaman de
communiquer avec des êtres divins et d’approcher le monde des défunts. Il maîtrise les
langues secrètes pour communiquer avec les esprits ou ceux des animaux. Michel
Perrin 609 voit le chamanisme comme un système créé par l’homme pour donner sens
aux événements et pour agir sur eux. En ce sens, il ne serait pas si éloigné du rôle
attribué à la magie. Si nous donnons la primauté de cette présentation à Eliade, nous
n’oublions pas que le phénomène de rites initiatiques a fait l’objet de nombreux autres
écrits.
a2. Autres perceptions sur les rites initiatiques
Dans Les rites de passage (1909), l’ethnologue français Arnold Van Gennep montre
que le motif spatial –celui du franchissement d'un seuil– permet d’établir un point
commun entre un très grand nombre de rites, tels que les baptêmes, les circoncisions,
les rites de purification ou les initiations chamaniques. Les rites de passage se déroulent
en trois étapes : la première étape préliminaire est la séparation de l’individu du
609
Michel Perrin, Le chamanisme (Paris: Presses universitaires de France, 2010).
412
groupe ; la deuxième liminaire est la mise en place effective du rituel à l’écart du
groupe et la troisième postliminaire est la réincorporation de l’individu parmi les siens
avec son nouveau statut. Ces rites de passage ont lieu en particulier dans les sociétés où
les catégories sociales sont plus restreintes.
L’anthropologue américain Carlos Castaneda relate, lui, dans ses ouvrages son
expérience du chamanisme amérindien sous la conduite d'un sorcier indien Yaqui
auquel il donne le nom de Don Juan Matus. Ses ouvrages comportent ainsi non
seulement
des
éléments
autobiographiques,
mais
donnent
également
des
renseignements sur la tradition chamanique toltèque. Même si la réalité de ses
témoignages est grandement discutée, nous nous tenons aux faits présentés dans ses
ouvrages. Les chamans rencontrés lors de ses nombreuses visites sont impliqués dans la
recherche de la liberté absolue, à savoir la possibilité de conserver intacte leur
conscience dans l'au-delà. L’objet de la quête est celui de la Connaissance et apporte au
chaman des pouvoirs comme celui de l'immortalité. Le « sorcier » expérimenté, appelé
Nagual, est prédestiné à l’être. Une conscience supérieure, appelée l'Esprit, le désigne
comme tel à travers des présages. L’approche de Castaneda révèle également que la vie
d'un individu normal consiste tristement à se vider de son énergie à travers le
phénomène d’auto-contemplation. Il faut endiguer cette fuite énergétique, en
considérant l'auto-contemplation comme le pire ennemi. Une corrélation s’effectue
entre certaines perceptions de la vie ordinaire et des états de conscience modifiés. Le
but ultime est de pouvoir abandonner sa perception habituelle pour atteindre cette autre
réalité, hors du champ de l’homme du commun.
Si certains des éléments présentés précédemment apparaissent dans les œuvres qui
nous concernent, nous verrons que la déviance est bien présente, tel un leitmotiv qui
détruit l’harmonie du rituel originel.
413
b. Une subversion du rite initiatique
Puisque nos auteurs cultivent l’art du paradoxe, on peut s’attendre à ce qu’ils dévient
du schéma classique de l’initiation ; la lecture des œuvres nous révèle en effet de
nombreuses failles qui interpellent le lecteur. C’est une initiation au mal qui est offerte
aux personnages et l’accès à un état de conscience supérieure reste illusoire.
b1. Une initiation remise en question dans Thinner
La notion d’abjection teinte le processus initiatique d’une dimension trouble et les
thématiques qui y sont adjointes notamment celles de la renaissance restent
problématiques dans le récit kingien. Contrairement au schéma initiatique classique où
le rituel mène le néophyte sur la voie de la maturité, nos auteurs inversent le processus
pour nos personnages qui sont confrontés à la déchéance. Les élèves néophytes sont
initiés au mal et non au bien. Lemke –ou Cole d’ailleurs– ne sont que des guides vers
l’enfer et non vers une renaissance. Si nous nous tournons vers la théorie d’Eliade, le
néophyte doit être séparé de sa famille, mené vers un lieu sacré isolé traditionnellement
dans la forêt, subir des épreuves conduisant à une mort et une renaissance symboliques.
Nous nous apercevons déjà que le protagoniste, Billy, s’éloigne de ce schéma
initiatique. S’il est bien séparé de sa femme et de sa fille, Billy choisit lui-même cet
éloignement. Le lieu sacré isolé où doivent se tenir les épreuves pour le néophyte
pourrait s’apparenter dans notre récit au camp des gitans mais là encore la déviance est
de mise car Billy n’est pas conduit dans ce lieu mais fait le choix d’y aller pour
affronter le gitan.
Les rites d’initiation sont liés à la figure du cercle et par là même au symbolisme du
« centre » explicité par Eliade dans Le mythe de l’éternel retour. « Agent de protection,
414
il a une valeur magique et symbolise la barrière infranchissable qui enferme, clôt et
écarte les démons. » (Julien 72). L’image du cercle est présente dans le camp des
gitans :
there really were concentric circles : first the rough circle of vehicles, and
inside that, a circle of men and women sitting around the fire, which burned
in a dug hollow surrounded by a circle of stones. (195)
Cependant, le cercle ne permet pas d’éviter la pénétration des puissances hostiles
comme elle est censée le faire puisque l’homme blanc s’introduit dans leur monde.
Billy subit de nombreuses épreuves : il doit d’abord affronter le regard des gitans :
« they regarded him with their dark Gypsy eyes ad no one said a word. » (196) Il doit
ensuite faire face à la femme tentatrice, Gina, qui lui crache au visage toute sa haine.
L’épisode du crachat peut s’apparenter à une épreuve initiatique mais dans ce cas King
subvertit une fois de plus le rite initiatique car il inclut une femme dans un rite masculin
traditionnellement réservé aux hommes. 610 De plus, d’autres femmes sont présentes lors
de la confrontation au camp des gitans qui, bien qu’il soit éloigné de la ville, ne se situe
pas en forêt et porte tous les attributs du monde industrialisé, notamment avec la
présence des caravanes. De plus, Billy s’éloigne de la pureté du rite initiatique puisque
même l’épreuve du crachat n’enlève pas les idées obscènes de son esprit. Il n’est pas
digne d’être initié car il éprouve du désir pour Gina. Billy doit affronter le monstre,
Lemke, alors qu’il est lui-même considéré comme un être monstrueux –« a dybbuk »
(197) – par les gitans.
La remise en cause du parcours initiatique concerne également le lien même qui se
crée entre le guide et son élève. Billy affronte Lemke, il le prend même par les épaules
et crée la colère chez son guide en parlant de sa famille. Billy n’a pas peur de Lemke et
le guide est dérouté: « he’s not used to being touched- not used to being spoken to in
610
Des rites initiatiques féminins existent et dans ce cas les femmes sont aussi séparées des hommes.
415
anger. » (202) De plus, Billy clame à voix haute son identité et nie qu’il soit un monstre
alors que le néophyte perd toute identité lors du rituel avant de renaître en homme
nouveau. « His voice was surprisingly clear and strong. ‘But I’m not a dybbuk. Not a
dybbuk, not a demon, not a monster. What you see… … is all that I am.’ » (197-98) Le
fait que Lemke soit le monstre qu’il doit affronter pour pouvoir renaître se confirme
dans la description donnée du gitan : « Lemke’s face twisted. Suddenly, horribly, he
was three hundred years old, a terrible living revenant. » (202) Lemke semble être à la
fois le guide et le monstre que Billy doit affronter lors de son épreuve. La rébellion de
Billy face à Lemke et sa menace d’apporter sur sa famille la malédiction de l’homme
blanc semble aller entièrement à l’encontre du processus initiatique où tout sentiment
de haine, de colère est absent. On peut considérer que Billy meurt symboliquement
lorsque Gina tire sur sa main. Les douleurs extrêmes ressenties par Billy accompagnent
cette mort symbolique qui doit être suivie d’une renaissance. Cela n’est pas le cas pour
Billy puisque ses souffrances ne s’arrêtent qu’après que Lemke ait ôté la malédiction.
Cet épisode même fait office d’expérience initiatique pour Billy qui semble mourir
et renaître plusieurs fois. Le parc où a lieu la communion entre Billy et la tarte semble
être une grotesque version du lieu sacré des rites initiatiques. Le sang du néophyte
s’allie à la tarte dans une communion quasi mystique accompagnée de la parole du
guide. Lemke parle en rom tout comme le chamane –la personne qui guide le
néophyte– parle dans une langue inconnue :
Blood splattered into the split in the pie. He was dimly aware that Lemke
was speaking rapidly in Rom, his black eyes never leaving Billy’s white
gaunt face. (289)
On peut considérer le passage de la malédiction à la tarte comme une épreuve
nécessaire à la renaissance de Billy. King semble allier des caractéristiques du
processus initiatique et de la magie noire. Si Billy se sent renaître, on semble plus
416
assister à une séance de désenvoûtement: « he collapsed back against the park bench,
feeling wretchedly nauseated, wretchedly empty- the way a woman who has just given
birth must feel. » (290) Toute force lui est ôtée comme lorsqu’un individu est libéré
d’un esprit qui le hante. La subversion est encore à l’œuvre car la renaissance complète
de Billy passe par la remise de la tarte à Heidi. Ce rite de régénération implique la mort
de son épouse et donne au rite une dimension mortifère.
King inverse le processus initiatique et fait de celui-ci un auxiliaire de mort et non
de vie. Il semble nous présenter une initiation à rebours. Chaque élément du rite est
soumis au sceau de la subversion. Ainsi, le processus initiatique est, comme nous
l’avons vu précédemment, lié au retour à l’état embryonnaire. Le néophyte opère un
processus de régression : Billy est en effet présenté comme un enfant : « Billy-boy went
home to his wife. » (62) La page 69 est un exemple de ce regressus ad uterum : le
pantalon de Billy est trop grand pour lui : « he looked like a kid dressed up in his
father’s clothes. » Cependant, la régression n’est pas complète car il retourne
uniquement en enfance et non à l’état fœtal.
La mort symbolique n’est nullement source de purification pour le protagoniste. Il
semble prisonnier du processus initiatique, condamné à le répéter. Le parcours
initiatique de Billy reste inachevé car si Lemke finit par ôter la malédiction, il choisit à
nouveau de se livrer à la mort. Billy se livre de manière répétitive à la mort pour expier
son péché originel : le meurtre de la gitane. Le processus initiatique crée des monstres,
non des êtres nouveaux. Le processus initiatique porte le sceau de l’abjection et ne suit
pas les étapes décrites par Eliade.
L’analyse d’Arnold Van Gennep est, elle aussi, remise en question. La première
étape qui voit la séparation de l’individu du groupe se retrouve dans la coupure réalisée
entre Billy et sa famille. Cependant, là encore, Billy est celui qui décide de lui-même
417
cette séparation. Si dans la deuxième phase le rituel se déroule à l’écart du groupe, la
confrontation entre Billy et Lemke au camp des gitans ne correspond pas au processus
initiatique. Il en va de même pour la troisième phase qui voit la réincorporation de
l’individu parmi les siens avec son nouveau statut. Billy est accueilli par sa famille mais
son nouveau statut ne peut être atteint qu’après qu’Heidi ait mangé la tarte. Sa
réincorporation au sein de sa famille est basée sur le mensonge et la manipulation et il
n’aura jamais accès à son nouveau statut puisqu’il se condamne lui-même à mourir.
La vision du processus initiatique présentée par Castaneda dans ses ouvrages est
aussi sujette à diverses problématiques lorsqu’on établit un parallèle avec notre récit.
De par son âge et sa force improbables, Lemke peut s’apparenter au chamane ayant le
pouvoir de l’immortalité. Il dit lui-même avoir des dons de voyance et ses
connaissances sont immémoriales. Il semble avoir à la fois un pied dans la vie ordinaire
et pouvoir atteindre un état de conscience supérieure qui lui permet d’hypnotiser les
individus et de modifier le cours de leurs vies. Les intentions maléfiques de Lemke le
détournent néanmoins de l’approche transcendentale de Castaneda ; sa maîtrise d’une
conscience supérieure n’est utilisée que pour causer la mort. Certains éléments du
processus initiatique sont ainsi visibles dans le récit kingien mais ils sont liés à une
dimension mortifère, non régénératrice et cette vision semble également omniprésente
chez Straub.
b2. Shadowland : une initiation au mal
Le jeu de la dualité ubiquitaire dans l’œuvre de Straub se retrouve dans le processus
initiatique. Dans la première partie consacrée à Carson, Del est celui qui subit le plus
grand nombre d’épreuves alors que c’est Tom qui paraît subir un processus initiatique
418
dans la deuxième partie du récit. Intéressons nous d’abord au personnage de Del. Si
l’on suit le schéma énoncé par Eliade, Del est séparé de sa famille mais cette séparation
est antérieure au début du récit car il a déjà perdu sa famille. L’école est le lieu de son
initiation où il subit en effet de nombreuses épreuves à travers les constantes
humiliations infligées par Steve. La confrontation amenant à une expérience de mort
symbolique peut être perçue lorsque Steve donne des coups de ceinture à Del. Le verbe
« initier » est lui-même utilisé par Steve: « ‘why did you have to be here? I’m going to
initiate you, all right.’ His face constricted and blanched, then went a dull shade of red.
» (115) Del subit les souffrances physiques: « Del slipped off the piano bench and lay
beside it. … Del’s face was streaked with what looked like mud; finally I saw that it
was the dust melting on his wet face. » (116) Cependant, Del ne renaît pas en être
nouveau; cela marque la fin de son innocence et fait émerger son côté sombre: « I
glanced at him, and was startled by the shadowy smile I saw lurking in his face. » (118)
De plus, la connotation sexuelle liée aux coups de ceinture –un simulacre d’arme–
donnés par Steve donne un touche subversive au processus initiatique.
Ainsi, Steve féminise Del en l’appelant Florence. Il tremble comme par anticipation
avant l’acte sexuel et demande à Del d’enlever sa veste et son tee-shirt : « ‘take off your
jacket and your shirt, goddam you, I want to see some skin.’ » (114) Le fait qu’il désire
voir Del torse nu suscite déjà des interrogations. L’empressement est visible chez
Steve: « he jerked at the back of Del’s dark jacket and pulled it off. » (114) Il demande
à Del de se pencher sur le banc du piano: « [Del] knelt before it and leaned over,
exposing his pale boy’s back. Skeleton was already breathing oddly. He unfastened his
belt, drew it out through the loops, and doubled it. » (115) La respiration haletante de
Steve, la position de Del et le geste de Steve donne à la ceinture une connotation
sexuelle.
419
Ceci est confirmé par les lignes suivantes : « Skeleton never paused. He moved
slightly behind Del, to one side, and raised the doubled belt and sliced it down on Del’s
back. » (115) La position de Steve et l’usage fait de la ceinture rappellent un acte
sexuel. Le visage de Steve se contracte sous l’effort et l’expression réitérée « ‘oh
Jesus » renforce l’aspect malsain de la scène. La transformation typographique du
passage entre «’oh, Jesus’ » à « ‘oh, Jeesus’ » semble aller de pair avec la montée du
plaisir chez Steve. Cet aspect subversif du rite semble être poussé encore plus loin dans
le fait que Del et Steve paraissent communier dans cette jouissance sadique et
masochiste:
The belt came whistling down and cracked against Del’s skin. Del jerked
backward a bit and closed his eyes. … The three lines blistering in Del
Nightingale’s white back, Skeleton twisting over him in his agony, his face
twisted too, the belt dangling from his hand. (115)
Del et Steve semblent partager la douleur et font les mêmes mouvements comme si
leurs corps agissaient à l’unisson.
L’acte de Steve sexualise le rite initiatique classique. Tom est également sujet à des
épreuves initiatiques à Shadowland. Il est bien éloigné de sa mère mais il choisit luimême d’aller dans la demeure de Cole. A l’image de Billy, le processus initiatique
semble se répéter et Tom est confronté à de nombreuses morts symboliques. Il subit
d’abord des épreuves afin d’être accepté dans l’ordre des magiciens. Les pages 315 à
319 montrent que le rite de passage s’effectue en six étapes sous la forme de lumières.
La première étape laisse Tom dans le monde réel et le place près de l’endroit où Rose a
joué la scène du conte « the goose girl. » Lors de la deuxième étape, Tom pénètre dans
une forêt et rencontre le gardien du royaume de la magie décrit sous les traits d’un
homme-loup indiquant au néophyte le chemin à prendre : « on the middle of the lighted
clearing stood a huge man covered with fur. On his shoulders sat the giant head of a
420
wolf. » (315) Cette hybridité entre l’humain et l’animal reflète le statut de Cole et
annihile les frontières entre le réel et l’irréel.
Lors de la troisième étape, la forêt se transforme en ville. Tom se trouve sur un
parking qu’il ne reconnaît pas. Les repères sont abolis et l’immersion dans l’irréel est
totale. Tom aperçoit un homme mort dans une voiture ; il comprend plus tard que c’est
Marcus Reilly. Un vieil homme se dirige vers Tom et la révulsion que ce dernier lit sur
le visage de cet inconnu fait fuir Tom qui est à nouveau transporté dans la forêt. Les
bois deviennent une entité vivante: « the woods now were filled with gibbering and
leering faces. A branch rustled, and an eye winked at him. » (317) L’annihilation
spatio-temporelle est bien visible puisque Tom passe de la nature à la ville et il revoit le
suicide de Marcus. Lors de la quatrième étape, Tom doit faire face à sa culpabilité de ne
pas avoir été capable de sauver Dave Brick lors de l’incendie à Carson. En effet, il
revoit Dave qui lui reproche de l’avoir abandonné: « Brick sat facing him twelve feet
away, wearing the old tweet jacket Tom had lent him. ‘You left me, Tommy,’ Dave
Brick complained. ‘You chose flight. You should go back and find me.’ » (317) Dave
reproche à Tom d’avoir choisi ses ailes. Tom pense devenir fou et fuit: « leaving Dave
Brick behind, he had become a monster. » (318) Tom doit donc se confronter à son
passé et à sa culpabilité. Une fois de plus il choisit ses ailes et abandonne son ami. Cette
épreuve doit l’amener à faire face au monstre qui est en lui.
La cinquième étape marque la prise de conscience de Tom de l’origine des
évènements s’étant déroulés à Carson ; on peut considérer qu’il atteint un état de
conscience supérieur : « all those nightmares, back at school, all those dreadful visions :
they had come from him. Beginning in him, born in him, they had spread out to infect
everyone he knew. » (318) Tom prend conscience du pouvoir immense qu’il possédait
dès Carson. Tom est face à face avec un loup mort et un homme vêtu d’une cape noire
421
lui posant des questions pour confirmer son acceptation par l’Ordre. Cependant,
contrairement à Cole, il refuse l’appartenance à l’Ordre et son initiation est incomplète
car il n’atteint pas la sixième et ultime étape. C’est bien la thématique de
l’incomplétude qui marque l’initiation de Tom même s’il subit un changement physique
après cette initiation dans les bois. Il paraît ensuite plus vieux. Il est confronté à un
autre processus initiatique lors du dénouement final contre Cole.
La crucifixion de Tom se rapproche d’une mort symbolique d’autant que la douleur
lui fait subir un dédoublement : « Tom went out of his body and floated among the
bright screams. » (400) Il est tenté par le diable qui lui propose de l’aider s’il accepte de
devenir le maître de Shadowland. Tom ne semble pas connaître une renaissance
puisqu’il a décidé bien avant qu’il ne souhaitait pas basculer du côté obscur du roi des
chats. D’autres éléments révèlent la subversion du rite initiatique présenté par Eliade.
La demeure de Cole, qui est bien entourée d’une forêt abritant des êtres mystérieux
et inquiétants, et la forêt elle-même d’ailleurs, constituent les lieux de l’initiation pour
Tom. Cependant, Tom semble subir des épreuves dans différents endroits et ce
changement d’espace constant nous rapproche du chaos. On ignore si la demeure de
Cole est au centre de la forêt mais ce lieu, hanté par les fantômes du passé et
resplendissante de modernité à la fois, nous rappelle le « symbolisme architectonique
du Centre » décrit par Eliade dans le sens où tout temple ou palais « est une ‘montagne
sacrée’, devenant ainsi un Centre. Etant un Axis Mundi, la cité ou le temple sacré sont
considérés comme point de rencontre entre le Ciel, la Terre et l’Enfer. » 611 Si on
considère les nombreuses références au diable et la magie noire pratiquée par Cole, les
diverses références aux éléments souterrains –non seulement physiques mais également
611
Eliade, Le mythe de l’éternel retour 24.
422
aux éléments refoulés dans l’inconscient des personnages– Shadowland connecterait
deux zones cosmiques : la terre et les enfers.
Même le passage de Del et Tom dans la grotte souterraine réalisée sous la houlette
de Rose est sujet à un questionnement. Comme l’a montré Eliade, la grotte est l’un des
lieux topoïques de l’initiation :
nombre de mythes de la traversée initiatique d’une vagina dentata ou de la
descente périlleuse dans une grotte ou une crevasse assimilées à la bouche ou
à l’utérus de la Terre Mère, descente qui conduit le héros dans l’autre
monde. 612
La descente dans la grotte a bien lieu pour les personnages de Straub mais ils sont
guidés par Rose alors que le guide est rituellement de sexe masculin. Tom n’est pas
directement confronté aux fantômes de Nick et de son compagnon et aucun passage ne
se fait du profane au sacré, de l’éphémère à l’éternité. Le tunnel ne mène pas à un autre
monde mais les fait revenir à leur point de départ. La grotte n’est alors nullement le
symbole utérin de la Terre Mère ; elle ne représente pas la matrice car elle est sous le
contrôle de Cole. C’est plutôt un retour au père qui nous est donné, un père maléfique
qui donne une touche masculine au concept de vagina dentata.
Si l’on suit la théorie d’Arnold Van Gennep, la première étape n’est pas totalement
respectée ; Tom n’est pas seul à Shadowland puisqu’il peut compter sur le soutien de
Del. Tom subit bien ses épreuves à l’écart du groupe mais sa réincorporation parmi les
siens avec son nouveau statut ne se fait pas. Il refuse de devenir le successeur de Cole
et il s’isole pour effectuer ses tours au zanzibar. De par son accès à différentes strates
temporelles et spatiales, Cole semble se rapprocher du sorcier possédant le pouvoir
d’immortalité décrit par Castaneda. Cole allie la perception du monde ordinaire et
l’accès à une autre réalité. Cependant, son hybris démesurée semble le ramener à cette
612
Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes 117.
423
auto-contemplation décriée par Castaneda comme le véhicule de la fuite énergétique
chez l’homme. Cole n’imagine pas pouvoir être déchu par Tom et se satisfait de ses
pouvoirs.
Manipulation et facticité règnent dans le royaume des ombres et la subversion du
rite initiatique qui y est omniprésente trouve un écho dans le récit de Palahniuk.
b3. Lullaby : une initiation factice
Dans Lullaby, le périple entamé par les quatre personnages est présenté par Mona
elle-même comme un parcours initiatique : « ‘my hope is this trip will be, you know,
like my own personal vision quest. And I’ll come up with an Indian name and be’, she
says, ‘transformed.’ » (114) Le terme de transformation fait référence à la mort et à la
renaissance symboliques apportés par le rite initiatique. Le lien qu’elle établit avec les
Indiens mérite d’être souligné. La relation des Amérindiens avec le monde des morts a
toujours fasciné les blancs qui ont tenté de découvrir leur secret. Si dans son ouvrage,
Chamanisme, Mircéa Eliade définit ce phénomène comme venant piroritairement de la
Sibérie et d’Asie centrale, il est toujours commun parmi les Amérindiens. Il est lié à la
communion entre l’homme et la nature. Le chaman est un psychopompe qui, en état de
transe, voit son âme quitter son corps et aller au ciel ou descendre dans le monde des
morts. On comprend alors la relation faite par Mona entre les Indiens et la quête
initiatique. On peut se demander de quelle manière les personnages sont transformés à
travers leur périple.
Carl se sent transformé par ce périple. Sa vie passée avec Gina lui semble une vie
fantôme : « the man in the photo is so young and innocent. He’s not me. The woman is
dead. Both of these people, ghosts. » (213). Il ne se reconnaît plus sur sa photo de
424
mariage: « he’s not me. The man is dead. Both of these people, ghosts. » (213) Carl est
loin de suivre les étapes du rite initiatique ; comme Billy ou Tom le choix de se séparer
de sa famille (ses parents) est un choix personnel. La mort de sa femme et de son enfant
le laisse dans un état léthargique duquel il ne se remet pas et sa mort symbolique
semble être une mort perpétuelle puisqu’il paraît sans vie dans le monde qui l’entoure.
Il s’inflige lui-même des souffrances en écrasant de son pied des maisons miniatures. Il
ne renaît pas en tant qu’être nouveau lors du dénouement puisqu’il est toujours aussi
perdu. Il souhaite se confesser aux policiers mais ne le fait pas et continue à vivre en
fugitif. L’accès à un état de conscience supérieure ne semble pas se réaliser pour Carl.
De même, Helen connaît une mort symbolique à la fin du récit. On s’éloigne
cependant du rite initiatique car la renaissance doit se faire pour l’individu dans son
corps originel. Or, Helen renaît à travers la prise de possession d’un autre corps et
aucun accès à une conscience supérieure n’est atteint. Elle se livre en effet à ses
instincts en ayant des rapports sexuels avec Carl. Les monstres que les personnages
doivent affronter lors de leur parcours ne sont pas des êtres extérieurs mais la figure du
monstre est représentée par eux-mêmes. Le souhait émis par Oyster d’utiliser la
berceuse pour annihiler la race humaine et recréer un monde où lui et Mona seraient les
nouveaux Adam et Eve rejoint le mythe de la cosmogonie mis en lumière par Eliade.
La berceuse permettrait une régénération du temps, à l’image de l’apocalypse, du
déluge qui met fin à une humanité pécheresse pour donner naissance à une humanité
régénérée. Oyster n’est cependant nullement altruiste et son désir de réitérer le rite de la
cosmogonie n’a rien de noble puisqu’il est présenté comme le diable quand il se met en
colère.
Le processus initiatique est ainsi remis en cause dans nos trois récits ; il est marqué
par l’inachèvement et la subversion. C’est en cela que nous pouvons dire qu’il est
425
déconstruit par nos auteurs qui s’éloignent du mythe originel et l’inscrivent dans une
dimension postmoderne. Si nous nous sommes grandement tournés vers Eliade, nous ne
onsidérons nullement qu’il apporte le Saint Graal de la connaissance sur le thème de
l’initiation. C’est pour cela que nous souhaitons, dans une dernière partie, faire
référence à l’œuvre de Daniel Dubuisson, Mythologies du XXème siècle, 613 où il revient
de manière critique sur les écrits de Mircéa Eliade.
c. Eliade au cœur de la critique
Tout comme les auteurs subvertissent les rites initiatiques classiques décrits par
Eliade, Dubuisson révèle la face cachée des écrits de cet auteur traditionnellement
encensé. La recherche de la vérité est une quête sans fin et le lecteur se demande s’il
doit tenir pour acquis les caractéristiques éliadiennes du parcours initiatique après que
Dubuisson ait mis en perspective le passé roumain soigneusement dissimulé d’Eliade
des années trente à la fin de la seconde guerre mondiale. La valeur du théoricien n’est
pas remise en cause mais sa valeur humaine le rappoche lui-même du domaine de
l’abjection. Dubuisson met ainsi en lumière l’allégeance d’Eliade à un parti fasciste et
antisémite, la Garde de Fer que nous évoquerons ensuite,
son éloge du régime salazariste, …, son élitisme obsessionnel, son rejet de
l’héritage des Lumières (démocratie, égalité des droits, liberté individuelle,
justice sociale) et son mépris pour toute morale humaniste. 614
Cette dernière affirmation de Dubuisson éveille en elle-même des interrogations et nous
incite à la prudence quant à son analyse faite de la personnalité d’Eliade. Celui-ci
élabore en effet ses intuitions entre les deux guerres mondiales, ce qui explique son
613
Daniel Dubuisson, Mythologies du XXème siècle (Villeneuve d'Ascq : Presses Universitaires du
Septentrion, 2008).
614
Dubuisson 9.
426
obsession de la perte du sens, sa volonté de retrouver des valeurs et sa perspective de se
tourner vers l’Inde et les civilisations archaïques. Dans son ouvrage, Mircéa Eliade : La
philosophie du sacré, Stanislas Deprez va ainsi à l’encontre des propos de Dubuisson :
Cette démarche qu’Eliade veut prolongement de l’humanisme renaissant, est
pour lui la plus profitable qui soit car il est convaincu que la connaissance et
le renouvellement de soi passent par la découverte de l’autre. Or les autres
cultures sont toutes marquées par le religieux et le contact du sacré. Dès lors,
Eliade place l’histoire des religions au centre de ce nouvel humanisme. 615
Il paraît ainsi important de garder une distance critique avec chaque écrit.
Dubuisson montre que l’antisémitisme a joué un rôle dans l’œuvre d’Eliade et qu’il
a menti sur son passé selon les archives roumaines fouillées par L. Volovici et A.
Laignel-Lavastine, le Journal de M. Sebastian et le propre Journal d’Eliade rédigé au
Portugal pendant la guerre. « L’œuvre d’Eliade porte ainsi en elle, transfigurés mais
reconnaissables, les principaux thèmes liés à sa fascination pour les mouvements
occultes et à son engagement auprès de la violente Garde de Fer. » (Dubuisson 12).
Dans la période troublée de l'entre-deux-guerres, la Roumanie a vu l'ascension d'un
mouvement très singulier, la Garde de Fer, qui n’avait pour Eliade qu’une « ‘vocation
de secte mystique’, alors qu’il s’est agi d’une milice paramilitaire qui a terrorisé, torturé
et massacré d’innombrables victimes juives. » (Dubuisson 200). Nous nous devons à
nouveau ici de nuancer les propos forts de Dubuisson ; il nous faut préciser que certains
mouvements occultes ont lutté contre le Nazisme et la barbarie.
La connaissance de l’homme, et non du théoricien qu’est Eliade, nous fait douter de
la justesse de ses écrits :
Les idées qui y sont exposées transposent-elles celles, violentes, élitistes,
antisémites et antimodernistes que défendit le militant extrémiste d’avantguerre ou s’en distinguent-elles en rejetant sans ambiguïté leurs conclusions
615
Stanislas Deprez, Mircéa Eliade : La philosophie du sacré (Paris: L'Harmattan, 1999) 26.
427
déshonorantes ? De la réponse qui sera apportée dépendra le jugement,
scientifique et moral, qu’il conviendra de porter sur cette œuvre. 616
Dubuisson reproche à Eliade de ne s’intéresser qu’à des éléments ponctuels, « les
mythes cosmogoniques, les différents rites de fertilité et d’initiation, les expériences
ascétiques et extatiques ainsi que les conceptions cycliques du temps » (Dubuisson 206)
en laissant de côté des éléments tels que les prières, les offrandes ou les organisations
sacerdotales.
Afin d’atteindre une règle applicable aux phénomènes traités, Eliade a isolé les
éléments plus complexes et qui n’entraient pas dans sa théorie. Dubuisson utilise
l’adjectif « simplificatrice » (Dubuisson 206) pour qualifier la conception générale de
l’évolution historique d’Eliade. Certains exemples tirés de la partie indienne de son
œuvre sont par exemple remis en cause :
Ils consistent à ne retenir que ce qui convient à la thèse défendue, à ignorer et
à supprimer en revanche ce qui est gênant puis à déformer pour finir
certaines données textuelles. Pour détourner ces dernières de leur contexte
culturel originel, Eliade a traduit de façon anachronique certains termes et
certaines idées indigènes par de faux équivalents contemporains et, ensuite,
ainsi défigurés, il les transpose dans son propre système. 617
La remise en cause de l’approche intellectuelle et érudite d’Eliade ne peut que soulever
des interrogations en ce qui concerne notamment sa présentation des rites initiatiques.
Cette prise de distance face à l’historien des religions se retrouve d’ailleurs dans notre
analyse des récits choisis puisque nous avons montré la subversion du processus
initiatique traditionnel éliadien. Loin de nous l’idée de considérer Eliade comme le seul
phare éclairant les rituels initiatiques mais son œuvre ne peut laisser de marbre même le
plus perplexe des lecteurs et permet de donner une autre approche des récits de King,
Straub et Palahniuk.
616
Dubuisson 202.
617
Dubuisson 209.
428
Les auteurs se jouent des idées communes et nous poussent à reconsidérer les
valeurs que l’on croyait acquises. Pour ce faire, ils revisitent des éléments fondateurs
passés. De ce fait, cette deuxième partie a débuté par un retour historique sur le
Romantisme, le Romantisme noir et le Gothique anglais. En effet, les thèmes
constitutifs de ce mouvement se retrouvent dans nos récits. L’accent mis sur
l’imagination, la fascination pour la mort omniprésent dans nos trois récits ainsi que
l’alliance de l’abjection et de la beauté trouvent un écho dans ces mouvements
littéraires passés, d’où un retour appuyé à leurs origines. Nos trois œuvres semblent
néanmoins avoir plus de points de convergence avec le Gothique anglais qui, nous
l’avons montré, a évolué pour prendre l’appellation de néo-gothique, souvent indissocié
du Gothique postmoderne. Nous avons néanmoins choisi de placer nos auteurs sous la
houlette du Gothique postmoderne en mettant en lumière leur assimilation et leur
refonte, voire déviance, des mouvements littéraires précédents.
Allier le gothique au postmodernisme double la dimension de l’excès, de la
démesure, dimension visible à travers notamment la présentation des lieux et des
personnages. La thématique de l’inceste n’est plus dissimulée et l’abjection émerge à
chaque recoin des récits. On peut percevoir l’imprégnation de King, Straub et
Palahniuk par les œuvres des auteurs passés mais ils s’en détachent et remettent au goût
du jour les thèmes traditionnels en leur donnant une tonalité kitsch. Cette déviance des
auteurs est à l’image de la déviance thématique et narrative régnant dans nos récits. Le
paradigme du chaos semble être privilégié et l’atmosphère trouble régnant dans les
œuvres fait écho à la thématique de la déconstruction qui y apparaît comme un
leitmotiv.
Nous avons placé le terme « déconstruction » sous deux pans : il fait référence à la
fois à la notion de fragmentation ainsi qu’à la vision de Derrida qui permet de dévoiler
429
les différentes significations d’un texte. Ce travail de déconstruction réalisé au niveau
thématique et narratif participe à la création du sentiment d’abjection et à l’aspect
postmoderne des récits. La thématique du démembrement résonne de manière
lancinante ; nos auteurs revisitent le thème du corps qui est non seulement fragmenté
mais animalisé conduisant les personnages à une perte identitaire. Une plongée dans
l’irrationnel s’effectue et nous confronte au thème du double, thème à la fois
romantique et fantastique. Nos auteurs abolissent les frontières entre le même et l’autre,
entre le rêve et la réalité. La thématique de l’abjection teinte les thématiques corporelles
et oniriques. La perméabilité des frontières entre le rêve et la réalité est également
visible entre la vie et la mort. La mort semble être le début d’une nouvelle vie. Le fait
qu’elle soit désirée et qu’elle soit vue comme un auxiliaire de beauté lui donne une
touche subversive et fait écho à la conception romantique de la Grande Faucheuse.
Le lecteur voit sa vision des thèmes communs déconstruite car nos auteurs en
dévoilent d’autres significations. Cette apparente déconstruction du sens se lie à la
fragmentation régnant au sein même de la narration. Les auteurs jouent sur les
focalisations, créent de nouvelles expressions langagières. Le registre langagier
argotique utilisé se mêle à la dislocation temporelle. La thématique de la fragmentation
est accentuée par le paradigme du manque, de l’absence qui marque progressivement la
structure narrative, elle-même marquée du sceau de l’abjection.
Ce sentiment transparaît également à travers la subversion continuelle des valeurs et
des mythes présents dans nos récits. Les auteurs ne se contentent pas de s’inspirer des
œuvres passées ; ils les refaçonnent, comme ils se jouent des valeurs de la justice et de
la famille. Ils habillent d’un voile grotesque, voire blasphématoire, les mythes
bibliques. Nos auteurs nous mènent sur la barque de la magie et des contes de fées mais
le procédé de déviance qu’ils mettent en place paraît conduire le lecteur à la dérive.
430
Même le processus initiatique subit les assauts de l’incomplétude, de la multiplicité
significative. Il ne faut cependant pas oublier que les trois récits qui nous sont offerts
sont un vaste théâtre des illusions où la quête de la vérité est permanente.
Il faut aller, comme Alice, au-delà du miroir pour percevoir la véritable réalité des
choses. Le sentiment d’abjection est bien réel et est produit par un grand nombre
d’éléments divers à la fois thématiques et narratifs. L’atmosphère chaotique régnant
dans les récits devrait en toute logique rebuter les lecteurs qui ne devraient pas être
enclins à apprécier un type de littérature mettant en scène l’abjection. Pourtant la
fascination du lectorat est bien réelle, ce qui nous amène à reconsidérer ce chaos
apparent. Celui-ci ne serait qu’un leurre, une illusion, cachant en réalité une unité bien
présente de manière sous-jacente pouvant expliquant le succès de ces œuvres.
L’abolition des frontières est à nouveau de mise entre l’abjection et la beauté. Cette
association du macabre et du beau était déjà présente dans le Romantisme mais nos
auteurs semblent aller plus loin et engendrent une véritable vision poétique de
l’abjection. C’est à cette alliance oxymoronique que nous allons nous intéresser à
présent ; l’abjection devient un moyen de reconsidérer le procédé esthétique. Les
personnages et le lecteur semblent trouver une quasi jouissance à cette omniprésence de
l’abjection. Cette vision de l’objet abject peut paraître elle-même subversive mais nous
ne faisons qu’ouvrir grand la porte entrebaillée pour nous par les auteurs pour que
chacun puisse se confronter à ses cauchemars et ses désirs les plus refoulés.
431
CHAPITRE 3. QUAND L’ABJECTION DEVIENT
POETIQUE
« People who write me often begin by saying, ‘I suppose you will think
I’m strange, but I really liked ‘Salem’s Lot,’ or ‘Probably I’m morbid,
but I enjoyed every page of The Shining…’ » (Stephen King, Night
Shift, 9)
« Our interest in these pocket horrors is undeniable, but so is our own
revulsion. The two of them mix uneasily, and the by-product of the mix
seems to be guilt… a guilt which seems not much different from the
guilt that used to accompany sexual awakening. » (Stephen King,
Night Shift, 10)
432
L’alliance des termes poétique et abjection nous plonge au cœur de notre paradoxale
problématique, qui vise à expliquer cette soif du public pour la littérature de l’abjection.
Cet intérêt se change, semble-t-il, en irrépressible désir et se rapproche non seulement
du domaine de l’addiction mais également de la jouissance. Cette voie subversive nous
amène à suivre différentes étapes. S’il y a un véritable attrait pour ce type de littérature,
c’est qu’il y a bien une unité latente dans les récits. La déconstruction rimerait avec une
reconstruction. Nous verrons en effet que nos récits dissimulent une unité narrative,
notamment à travers le processus de répétition et d’écho. L’identification entre le
lecteur et les personnages contribue à donner une harmonie au chaos qui semble régner
dans les trois œuvres choisies. L’ouvrage théorique de Han Robert Jauss 618 nous aidera
à apporter un éclairage sur le processus de réception particulier utilisé dans nos récits et
qui explique cette communion entre les personnages et le lecteur. Ce sentiment ressenti
par le lecteur s’explique également par la construction en crescendo du suspense par
nos auteurs. La théorie de Roland Ernould 619 sur la construction des récits kingiens
suivant des paliers comprenant des escaliers et une porte sera appliquée à nos trois
récits. La force visuelle de nos récits et l’approche cinématographique 620 de nos auteurs
tient aussi une grande place dans la construction unique de nos récits.
Tous ces éléments sont unificateurs et créent un lien indéniable entre les
personnages et le lecteur qui s’attachent à ces derniers malgré ou grâce à leur côté
abject. L’abjection est en effet vectrice d’une nouvelle esthétique. Les auteurs
redéfinissent, reconstruisent une nouvelle perception du beau. Il ne tient plus de l’ordre
618
Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (Paris: Gallimard, 1978).
619
Roland Ernould, Stephen King et le surnaturel.1. La mise en scène (Pantin: Naturellement, 2003).
620
Claude-Edmonde Magny, L’âge du roman américain (Paris: Seuil, 1948).
433
de l’Idée platonicienne 621 ni de l’expression kantienne du bien, du bon mais il est lié
dans nos récits au sentiment d’abjection. Cette redéfinition du beau va de pair avec une
perception neuve du sublime et de l’esthétique. Notre approche sera éclairée entre
autres par Gérard Genette, 622 Albin Michel, 623 Immanuel Kant 624 ou Hegel.625 La
déconstruction et la reconstruction de ces idées majeures par nos auteurs qui sont loin
d’oublier les références du passé nous placent bien dans la lignée du postmodernisme.
La littérature de l’abjection a un pouvoir et semble presque nécessaire de par sa
capacité à éveiller chez le lecteur une catharsis. Elle est auxiliaire d’une nouvelle
poétique. Nous irons plus loin en disant qu’elle nous entraîne dans une danse
hypnotique, addictive, fantasmatique, voire jouissive. Cette vision en crescendo fait
écho à la construction même des récits et au processus identificatoire effectué entre les
personnages et le lecteur. Notre parcours nous amènera à nous tourner entre autres vers
Vincent Jouve, 626 Louis Vax 627 ou Julian Hanich. 628 Nos auteurs nous convient à une
danse du plaisir où chaque sens est en éveil, nous rendant plus vivants et plus
conscients de notre moi. Le processus de déconstruction et de reconstruction s’applique
au lecteur et aux œuvres. Nous nous tournons donc vers le processus de construction
621
Platon, Le banquet (380 av J.C. ; Paris: Hatier, 2001).
622
Gérard Genette, Esthétique et poétique (Paris: Éditions du Seuil, 1992).
623
Albin Michel, La parole et la beauté : Rhétorique et esthétique dans la tradition occidentale (Paris:
Editions Albin Michel, 1994).
624
Immanuel Kant, Le jugement esthétique (Paris: Presses Universitaires de France, 1998).
625
Hegel, Esthétique (Paris: Flammarion, 1979).
626
Vincent Jouve, Poétique du roman (Paris: A. Colin, 2007).
627
Louis Vax, La séduction de l’étrange : Etude sur la littérature fantastique (Paris: Presses Universitaires
de France, 1987).
628
Julian Hanich, Cinematic Emotion in Horror Films and Thrillers : The Aesthetic Paradox of Pleasurable
Fear.
434
particulier de nos récits car il s’agit bien d’un assemblage de différentes pièces dont
l’association explique le succès de King, Straub et Palahniuk.
PARTIE 1. UNE CONSTRUCTION DISTINCTIVE
La construction des récits est savamment pensée par les auteurs. C’est parce qu’une
unité dans la narration est bien présente qu’un lien particulier existe entre le lectorat et
les personnages. L’abjection n’empêche aucunement l’émergence du sentiment
d’empathie. Tout comme les éléments narratifs se font écho, une résonance existe entre
les sentiments des personnages et ceux du lecteur. A ce phénomène d’écho s’adjoint
une structure en suspens des récits et une construction presque cinématographique ;
Thinner a d’ailleurs été adapté au cinéma par Tom Holland en 1996. C’est la réception
des œuvres par le lecteur que nous devons mettre à présent en lumière.
A] Une réception particulière
Le terme de réception indique le lien entre le lecteur et les êtres de papier créés par
l’auteur, la manière dont l’œuvre est perçue par le lecteur. Pour analyser la réception,
nous nous placerons dans la lignée de Jauss qui nous inscrit également dans ce qui est
l’horizon d’attente du lecteur de ce type de littérature :
Le texte nouveau évoque pour le lecteur (ou l’auditeur) tout un ensemble
d’attentes et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l’ont
familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées, corrigées,
modifiées ou simplement reproduites. 629
Pour Jauss, il n'y a de valeur esthétique que dans l'écart entre l'horizon d'attente d'une
œuvre et la façon dont l'œuvre bouleverse cet horizon d'attente, ce qui explique le
629
Jauss 51.
435
caractère unique des œuvres : « le caractère proprement artistique d'une œuvre se
mesure à l'écart esthétique qui la sépare, à son apparition, de l'attente de son premier
public. » (Jauss 54). Nos auteurs ne cessent de faire vaciller les attentes du lecteur qui
perçoit, malgré le chaos apparent, un fil conducteur à travers les récits. Nous avons
analysé dans la seconde partie la destruction de l’ordre narratif mais même cette
fragmentation apparente dissimule des éléments qui apparaissent de manière cyclique.
a. Une unité narratologique
Notre précédente analyse des distorsions temporelles peut sembler contradictoire
avec le titre de cette partie. Pourtant ces distorsions, qui expliquent pour une part le
succès de ces œuvres, cachent un certain nombre d’éléments qui aident à donner un
aspect moins confus aux récits. Le processus de répétition permet notamment
d’atteindre cette impression d’unité sous-jacente.
Ce processus passe à la fois par la récurrence au niveau des faits et par l’usage du
langage lui-même. L’image du cercle apparaît, dévoilant un mouvement sans
commencement ni fin, ancrant les personnages et le lecteur dans une spirale inéluctable.
Le phénomène de répétition nous lie à la figure du cercle qui symbolise en effet le
développement continu de la création et le retour constant des événements :
le retour constant du temps, des saisons, de la vie, de la mort, du jour, de la
nuit… Il implique l’idée de mouvement et représente le cycle du temps, le
mouvement perpétuel de tout ce qui se meut …, le cercle symbolise l’éternité
représentée par le serpent (emblème de vie) qui se mord la queue. 630
L’emblème du serpent se mordant la queue fait référence à la figure de l’ouroboros qui
représente le cycle éternel de la nature. « Ce symbole renferme en même temps les
630
Julien 71.
436
idées de mouvement, de continuité, d’auto-fécondation et, en conséquence, d’éternel
retour. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 716). Son caractère ambivalent (du fait
qu’il se mord la queue) explique qu’il soit à la fois perçu comme un symbole de
rajeunissement et de résurrection ainsi qu’un symbole d'autodestruction et
d'anéantissement. Cette thématique de la perfection, de l’unité, de l’éternité mais
également de paradoxe peut faire écho à la narration de nos auteurs. La figure du cercle
et de la spirale prévaut dans nos récits constitués d’un enchevêtrement thématique, d’un
foisonnement d’idées qui semble s’épancher sans fin. Le terme « enchevêtrement »
révèle une convergence d’éléments se liant et se reproduisant dans une danse effrénée,
un entremêlement d’apparentes oppositions dans une continuelle répétition.
Ainsi, dans Thinner, le personnage du gitan ne cesse de refaire surface dans les rêves
de Billy tout en prenant des formes différentes. Dans le premier rêve, Lemke prend la
place de sa fille accidentée. Puis, il revient de manière régulière sous la forme d’un
vautour. Les rêves eux-mêmes ne cessent de se répéter ; ils apparaissent aux pages 24,
63, 214, 234, 282, 285 et 314. Cette réitération évoque le concept freudien de
« compulsion de répétition » défini comme « un processus incoercible et d’origine
inconsciente, par lequel le sujet se place activement dans des situations pénibles,
répétant ainsi des expériences anciennes. » (Jean Laplanche, et J-B Pontalis 86). Cette
résurgence de l’accident dans les rêves de Billy le confronte au retour du refoulé, à
savoir la culpabilité qu’il nie ressentir pour son acte meurtrier. La malédiction est
immuable comme un cercle vicieux, puisque Billy choisit en connaissance de cause de
reprendre une part de tarte lors du dénouement. La compulsion de répétition devient
alors dans son cas complètement consciente.
L’accident qui a causé la mort de la gitane revient de manière répétitive dans l’esprit
de Billy ainsi que le geste de son épouse, contribuant à accroître son sentiment de haine
437
envers Heidi : « did I ? Did I really? Why that day. Heidi? Why did you pick that day to
reach into my pants after all the prim years of doing everything in the dark ? » (133) La
répétition des événements s’allie à la récurrence au niveau langagier lui-même. La
forme interrogative est réitérée ; l’auxiliaire « did » est utilisé trois fois et le pronom
interrogatif « why » deux fois. L’usage du nom « day » est doublé. La malédiction est,
en elle-même, un rappel sans fin de la mort de la gitane ; le récit débute par le sort jeté à
Billy par Lemke et se termine sur une part de tarte gitane. Le terme « gypsy » (utilisé
dans la première et la dernière phrase du récit) insère celui-ci dans la figure du cercle.
La narration de Thinner est elle-même marquée par de nombreuses répétitions. Une
répétition lexicale marque le tempo d’une manière régulière à travers les pages du récit.
Nous en donnons ici quelques exemples : lors de son premier rêve, Billy imagine qu’il
demande à Linda d’arrêter ce qu’elle fait : « qui it, Heidi ! It’s her! I’m going to kill her
again if you don’t quit it! Please, God, no ! Please, good Christ, no ! » (24-25) Le
schéma exclamatif est répété ; il en va de même pour le verbe « quit » et la supplication
au seigneur. Un autre exemple est le rituel de la pesée instauré par Billy ; il semble y
avoir une mise en abyme du processus de répétition puisque le rituel réitéré est luimême marqué dans sa description par le phénomène de répétitivité :
The ritual begins in the bedroom. Take off the clothes. Put on the dark green
velour robe. Chuck all the dirty clothes down the laundry chute. If this is the
first or the second wearing of the suit, and if there are no egregious stains on
it, hang it neatly in the closet. Move down the hall to the bathroom. Enter
with reverence, awe, reluctance. Here is the confessional where one must
face one’s wate, and consequently, one’s fate. Doff the robe. Hang it on the
hook by the tub. Void the bladder. If a bowel movement seems a possibility
–even a remote possibility– go for it. (39)
Le passage est marqué par la répétition de phrases courtes et injonctives. Le nom
« clothes » apparaît deux fois, le verbe « hang » deux fois, le nom « robe » deux fois
tout comme le nom « possibility. » On note une structure ternaire avec la préposition
438
« if » et la présence de rimes internes : « bedroom/ bathroom ou face/ wate/ fate. » Ces
nombreuses répétitions contribuent à donner à l’intrigue chaotique un aspect unifié.
Lors de sa visite à Hopley, Billy énonce à ce dernier ce qu’il dirait à Lemke s’il le
voyait :
I can stare him in the face and say, ‘You didn’t cut enough pieces out of the
pie, old man. You should have cut out a piece for my wife, and one for your
wife, and while we’re at it, old man, how about a piece for you? Where were
you while she was walking into the street without looking where she was
going? If she wasn’t used to in-town traffic, you must have known it. So
where were you? Why weren’t you there to take her by the arm and lead her
down to the crosswalk on the corner? Why–’ (123)
On note la répétition du nom « pieces, » des structures interrogatives. Le verbe « cut »
est utilisé deux fois tout comme le nom « wife. » Le processus de répétition souligne la
colère de Billy. Nous citons un dernier passage qui précède la rencontre entre Billy et
Lemke dans le parc : « Ginelli stopped, looked at him, and smiled a little. The smile
was almost vague… but that whirling, twilight light in his eyes was sharply focused –
too sharply focused for Billy to look at. He had to shift his gaze. » (280) Le champ
lexical du regard est mis en avant à travers la répétition des mots « look, light, eyes,
gaze. » King reprend le verbe « smile » à la fin de la première phrase et l’utilise en tant
que nom au début de la seconde phrase. Le participe passé « focused » apparaît deux
fois. Des éléments reviennent ainsi à la fois au niveau des faits et de la langue ellemême, donnant aux textes un fil conducteur bien réel.
Shadowland abonde également en répétitions. Les épreuves subies par Tom et Del
dans la demeure de Cole ne sont qu’un écho de leurs nombreuses péripéties à Carson.
Nous avons déjà montré que Tom percevait la ressemblance entre les deux bâtiments et
que leur arrivée chez Cole trouvait un écho avec leur premier jour à l’école à travers la
présence des bougies. L’usage des bougies est dans les deux cas dû à une coupure
d’électricité. Le personnage de Skeleton qui martyrise Del à Carson est encore présent à
439
Shadowland mais c’est alors Tom qu’il poursuit. Le personnage de Rose trouve son
écho dans celui de Rosie et le lecteur s’interroge sur la nature des relations entre Rose
et Cole puisqu’elle accepte même de jouer pour lui des scènes érotiques.
Les échos concernent non seulement les lieux et les personnages mais également le
fait que ces derniers soient hantés par le poids du passé qui se répète inlassablement.
Cole revit la trahison de Rose et de Speckle John ; le poids du passé rend le pardon
impossible. Cole revit pour Del, Tom et les lecteurs la découverte de son pouvoir lors
de son séjour à l’armée. Shadowland est elle-même hantée par les fantômes du passé à
travers les représentations des personnages morts sur les murs du théâtre. Cole fait
revivre grâce à la magie des acteurs tels que Humphrey Bogart, William Bendix ou les
parents de Del. La tragédie qui s’est jouée à Carson va se réitérer à Shadowland.
A Carson, le harcèlement que Steve fait subir à Del se répète inlassablement à
l’image des coups de ceinture que Steve lui inflige de manière continue. Le diable vient
tenter Tom deux fois et notre protagoniste répète son aventure au narrateur qui la répète
à son tour au lecteur. Le schéma cyclique revient de façon lancinante à l’image de la vie
dans le conte « the box and the key »: « the life made a perfect circle, a perfect orb, in
which every action and every emotion was useful, in tune with itself and each other
action and emotion. » (184) Tout s’accorde et même le temps se met au diapason des
sentiments des personnages. Ainsi, au début du récit, l’effroi ressenti par Tom trouve
son parallèle dans l’atmosphère pesante du paysage. « The air becomes darker, more
silvery. … The entire neighbourhood has turned unpleasant, somehow tainted and
threatening. … all of his neighbourhood seems to sigh. » (22-23)
Le récit straubien n’échappe pas au processus de répétition lexicale. Nous prendrons
ici quelques exemples : L’expression « a long time ago » se décline tout au long du
récit (40, 184, 204) ou sous une forme dérivée : « many years ago, » (355) « a long time
440
later. » (391) Aux pages 74 et 75, Tom décrit au narrateur les rêves qui le hantaient à
Carson :
‘You want examples? For one thing, sometimes I imagined that birds were
looking at me –observing me, keeping track of me. On the walk down to
lunch, I’d see a flock of sparrows, and all of them would be looking straight
at me. Every one, drilling into me with those quick little eyes. At home, I’d
look out of the window in the living-room, and a robin on our lawn would
swivel its head and stare at me through the glass, just as if it had something
to say to me. Now, that’s pretty mild. It made me think I might be going
nuts, but it was still mild.’ (74)
Le champ lexical du regard prédomine: « looking/ observing/ see/ eyes/ look/ stare. »
ainsi que celui des oiseaux: « birds/ sparrows/ robin. » On note l’usage répété du
conditionnel, de l’adjectif « mild, » de la structure gérondive: « looking at me –
observing me, keeping track of me. » Cela donne un rythme mélodieux au passage. La
chanson chantée par les frères Grimm à Tom est un autre exemple du processus de
répétition qui parcourt le récit : « way way way way down in the dump/ I found a tin
can and I found a sugar lump./ I ate the one and I kicked the other,/ and I had a real
good time. / way way way down in the dump…» (273) Le rythme qui s’instaure fait
écho au rythme effréné du récit.
On peut prendre un autre exemple à la page 449 lorsque Tom demande à Del,
transformé en moineau, de retrouver le véritable Cole :
Del’s head lifted; his wings unfurled. And Tom’s heart loosened too, and
overflowed. On his bloody, aching hands the bird opened its wings and beat
them down. Once. Twice. Go, little bird. Go, Del. A third time the wings
opened and beat down, and the sparrow lifted off Tom’s hands. The
messenger of spirit swooped into the air? Find him. For us, for you. Find
him.
Le nom « wings » est répété trois fois, « bird » deux fois, le verbe « beat » deux fois,
« hands » deux fois, le verbe “go” deux fois. Il en va de même pour le verbe « find » et
le pronom « him. » Nous prenons comme dernier exemple un passage de la
confrontation finale entre Cole et Tom :
441
‘TRAITOR!’Collins screamed, and his eyes locked into Tom’s: but Tom was
already pouring in, grasping Collins as he had grasped Skeleton Ridpath,
going past pictures of dead men with their faces ripped apart and exploding
aeroplanes, going into the swamp of Collin’s being, where nothing could
hold him now, going as invincibly as if he wore white armour and feeling
Collins melt beneath him. (459-60)
On note la répétition de la structure gérondive « pouring/ grasping/ going » qui appuie
le rythme saccadé du passage. Le verbe « go » est répété trois fois, « grasp » deux fois,
le pronom « him » deux fois.
Le récit de Palahniuk est lui aussi parcouru par le procédé de répétition qui passe
notamment par la résurgence des faits passés. Dans Lullaby, Carl est hanté par le
souvenir douloureux de la mort de sa femme et de son fils. Ses tentatives de fuite en
déménageant, en changeant de nom, en détruisant des modèles réduits pour oublier le
passé sont vaines. Le chagrin et les souvenirs sont toujours là et il en va de même pour
Helen qui ne peut oublier son fils maintenu artificiellement en vie à l’hôpital. Carl
montre bien le poids de ce passé douloureux: « how your past goes with you into every
day of your future. » (6) Il combat les souvenirs de la mort de ses proches à chaque
instant. Le passé devient une prison qui hante les personnages tout comme la berceuse
reste inexorablement dans l’esprit de ceux qui l’utilisent ou tout comme les morts ne
cessent de hanter ceux qui survivent à leur disparition. Le passé est omniprésent,
représenté par l’image de la boutique de meubles anciens où Carl et Helen se retrouvent
à deux reprises. Les deux personnages y sont entourés d’objets du passé faisant écho au
fait qu’ils sont symboliquement emprisonnés dans leurs souvenirs.
Le récit de Palahniuk porte les stigmates de la résurgence lexicale. Des phrases
réapparaissent de manière lancinante dans le récit comme l’expression « our hero »
pour désigner Helen (2, 3, 4, 6, 7). D’autres expressions sont réitérées telles que:
« constructive destruction » (148 173 184 185), « hypothetically speaking » (53, 84,
442
86, 102), « this is what passes for… » (64, 195, 205) ou « the details about… » (13, 25,
39, 70, 96, 149) Le même paragraphe est utilisé à la page 1 et 254. De même, la phrase
utilisée par Carl pour abréger les souffrances d’Helen revient de manière récurrente
dans le récit. L’expression « every generation wants to be the last » apparaît trois fois;
« the more people die, the more things stay the same » est utilisée quatre fois. Ces
phrases réitérées continuellement donnent un tempo régulier à la narration qui entraîne
le lecteur dans une danse infinie. L’effet lancinant qui est créé est à l’image de la
berceuse maléfique, comme un refrain qu’on ne peut oublier. De même, cette répétition
et ce rythme créés rappellent le rythme hypnotique des rituels incantatoires.
La répétition lexicale trouve son allié dans la redondance grammaticale : « Helen,
she’s wearing… » (3) La réutilisation du pronom personnel, au premier abord inutile,
trouve toute sa force dans le processus de répétition utilisé par l’auteur. Elle peut
éclairer le caractère absurde et artificiel du personnage mais également mettre en avant
l’importance du personnage dans la narration. Il y a une répétition dans les structures
mêmes utilisées par l’auteur qui donne un aspect musical aux phrases employées : « it
sounds heavy and rich. It’s the sound of doom. It’s the doom of my upstairs neighbor. »
(60) Le verbe « sound » est repris dans la deuxième phrase et le mot « doom » est repris
dans la troisième phrase. Cette reprise lexicale renforce le côté circulaire du récit. Nous
citons quelques passages en exemple ; ce procédé est visible lorsque Carl réalise ses
maquettes miniatures :
You glue the doors into the walls next. You glue the walls into the
foundation. You tweezer together the tiny bits of each chimney and let the
glue dry while you build the roof. You hang the tiny gutters. Every detail
exact. You set the tiny dormers. Hang the shutters. Frame the porch. Seed the
lawn. Plant the trees. » (20)
On note la répétition de la structure sujet « you » et verbe puis la répétition de phrases
se résumant à trois mots : verbes, article, nom. Le verbe « glue » est répété deux fois,
443
« walls » deux fois. Le champ lexical de la maison est utilisé : « doors/ walls/
foundation/ chimney/ roof/ gutters/ dormers/ shutters/ porch. » Le rythme créé berce le
lecteur et donne un sentiment de stabilité dans un monde décrit comme chaotique. Il
aide également Carl à retrouver des repères stables dans une vie déconstruite.
On peut également citer en exemple le passage où Carl réfléchit sur le fait de se
livrer ou non à la police :
It was okay to sacrifice the poor guy in his race car boxer shorts. It’s okay to
sacrifice the young woman in the apron printed with little chickens. To not
tell them the truth, to let them suffer. And to sacrifice the widower of some
fashion model. But sacrificing me to save the millions is another thing all
together/ (182-83)
L’auteur répète la structure « it’s okay to/ it was okay to, » le verbe «sacrifice» est
répété quatre fois. On note le rythme ternaire de la construction des phrases infinitives.
Nous pouvons citer en dernier exemple la conversation entre Carl et son père :
A man answers. And I say, Dad. I say, Dad, it’s me. I tell him where I’m
living. I tell him the name I use now. I tell him where I work. I tell him that I
know how it looks, with Gina and Katrin dead, but I didn’t do it. I just ran.
He says, he knows. He saw the wedding picture in today’s newspaper. He
knows who I am now. (218)
Palahniuk prend un verbe et le martèle de manière répétitive : « say/ tell/ know. » La
répétition des structures est visible : « I say dad/ I tell him/ » Ce procédé itératif fait
écho au rythme infernal que connaît le personnage tout au long du récit et révèle sa
quête identitaire, son besoin de reconstruction.
L’insistance marquée de l’auteur pour certains détails comme l’évocation régulière
de l’agenda d’Helen prend au fur et à mesure tout son sens. Le fait que les personnages
soient toujours sur les routes est aussi une marque de répétition : « every night driving
in a car is the same. Wherever. Every place is the same place in the dark. » (125) Le
processus de répétition est accentué par la réitération de « every » ou « same. » Le
444
choix fait par l’auteur d’utiliser le temps du présent est unificateur tout en donnant un
sentiment d’immédiateté au récit.
L’aspect déconstruit de la narration que nous avions perçu dans les parties
précédentes et qui était vecteur du sentiment d’abjection ne semble être qu’un leurre.
Les auteurs suivent les axiomatiques du cercle et de la répétition, qui donnent une unité
aux récits et contribuent à leur effet hypnotique sur le lecteur. Le sentiment d’abjection
ne serait pas incompatible avec une harmonie apportée notamment par le procédé de
répétition. L’aspect unifié tient aussi dans le phénomène de réception particulier des
œuvres par les lecteurs. Un lien unique se crée entre ceux-ci et nos personnages.
b. Le processus de réception et d’identification du lecteur
Les œuvres critiques de Hans Robert Jauss, Wolfgang Iser, 631 Roland Barthes, 632 ou
Umberto Eco 633 constitueront dans cette partie des guides afin de comprendre la
manière dont le public perçoit et reçoit les œuvres littéraires et s’identifie à ce qu’il lit.
Il nous faut avant tout différencier le processus de perception et de réception pour
voguer sur la barque de l’identification et donner ainsi des pistes pour expliquer le
succès paradoxal de ces œuvres où l’abjection règne en maître.
Le terme « perception » désigne la capacité à voir, à entendre, à devenir conscient
d’un élément à travers nos sens. Il désigne également la manière dont une chose est
regardée, et semble faire appel à l’intuition. Le terme « réception » désigne le fait de
recevoir quelque chose et la manière de réagir en recevant cet élément.
631
Wolfgang Iser, The act of Reading: a Theory of Aesthetic Response (London: The Johns Hopkins
University Press, 1980).
632
Roland Barthes, Le plaisir du texte (Paris: Éditions du Seuil, 1973).
633
Umberto Eco, Lector in fabula : Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes
narratifs (Paris: Librairie générale française, 1988).
445
La définition de Jauss confirme notre première approche. Il distingue « la dimension
de l’effet produit (Wirkung) par une œuvre » de la réception, « le sens que lui attribue
un public. » (Jauss 44).
Une analyse de l’expérience esthétique du lecteur ou d’une collectivité de
lecteurs, présente ou passée doit considérer les deux éléments constitutifs de
la concrétisation du sens –l’effet produit par l’œuvre qui est fonction de
l’œuvre elle-même et la réception, qui est déterminée par le destinataire de
l’œuvre. 634
Le lecteur actualise le sens de l’œuvre littéraire, aidé en cela par ses expériences du
monde et de la vie. La perception semble avoir un aspect plus intuitif alors que la
réception implique une analyse plus intellectuelle du lecteur. On peut s’interroger sur la
manière dont sont perçues et reçues les œuvres de nos auteurs.
Dans le cas de nos auteurs, tout passe par le sens de la vue et le lecteur devient peu à
peu conscient que l’univers de nos auteurs tourne autour de l’abjection que celle-ci soit
physique, éthique ou psychologique. Stephen King a, pendant longtemps, été catalogué
dans la catégorie des auteurs « trash » et les critiques ont été réfractaires à le laisser
entrer dans le panthéon de la littérature américaine. Le lecteur a toujours considéré ses
œuvres, soit avec intérêt, soit avec répulsion. Son côté prolifique et populaire semble
indiquer que l’intérêt suscité chez le commun des mortels est supérieur au rejet qu’il
entraîne. Cette dichotomie entre intérêt et répulsion est un bon indicateur de la
perception de nos œuvres par le lecteur et s’applique pour les récits de King, Straub et
Palahniuk. Notre lecture mêle effet et réflexion sur le sens des textes.
L’abjection est au cœur des sentiments engendrés par nos récits. A partir de ce
sentiment naissent d’autres émotions, car les auteurs mettent en scène les peurs des
individus ; non seulement la peur de l’altérité mais surtout celle du monstre qui se
cache en chacun de nous. Les récits de nos auteurs amènent le lecteur, à travers les
634
Jauss 259.
446
sentiments qu’ils engendrent, à réfléchir sur la société environnante, sur ses propres
peurs et à affronter l’être abject qui sommeille en lui, ce qui lie la lecture à une
expérience cathartique, élément sur lequel nous reviendrons par la suite. Le fait que les
récits de nos auteurs éveillent le tumulte émotionnel étouffé par les conventions
sociales chez les lecteurs explique déjà en partie le succès de nos œuvres. Nous sommes
confrontés à une réception tumultueuse à l’image de l’approche subversive suivie par
nos auteurs et qui affecte la vulnérabilité de chacun.
Jauss insiste sur le rôle du lecteur qui est « tout ensemble (ou tour à tour) celui qui
occupe le rôle du récepteur, du discriminateur (fonction critique fondamentale, qui
consiste à retenir ou à rejeter. » (Jauss 12). Le lecteur apparaît presque comme un juge
et est au cœur du phénomène de réception. Il décide si l’œuvre lue mérite d’accéder au
succès ou non. Cela relie immanquablement le processus de réception à la
commercialisation et au succès financier des œuvres. Jauss énonce des idées
fondamentales sur ce processus: « la figure du destinataire et de la réception de l’œuvre
est, pour une grande part, inscrite dans l’œuvre elle-même, dans son rapport avec les
œuvres antécédentes qui ont été retenues au titre d’exemples et de normes. » (Jauss 13).
Les lecteurs lisant King, Straub ou Palahniuk savent normalement à quoi s’attendre et
ne sont pas surpris lorsqu’ils constatent que ces auteurs déclinent la thématique de
l’abjection.
La renommée de King est indubitable et lorsque le lecteur voit son nom associé à
celui de Straub pour Black House (2001) par exemple, il sait d’avance qu’il va plonger
dans un univers sombre et claustrophobique. Les adjectifs « déjanté, subversif » sont
eux, communément associés à Palahniuk. Les couvertures mêmes choisies pour les
diverses éditions des romans choisis pour cette thèse –et qui figurent dans l’annexe–
suggèrent sans nul doute les axiomatiques de la déchéance, de l’abjection. On pourrait
447
dire que la curiosité des lecteurs est déjà aiguisée par le nom des auteurs, des
couvertures des œuvres ou qu’ils ont été confrontés antérieurement à des récits se
situant dans la même veine.
Une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue
surgissant dans un désert d’information ; par tout un jeu d’annonces, de
signaux –manifestes ou latents– de références implicites, de caractéristiques
déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. 635
Comme dans un réseau d’informations, le lecteur n’est pas vierge de toutes
connaissances. La réception des œuvres diffère cependant entre le lecteur néophyte et
initié. Pour ce dernier la comparaison avec les prédécesseurs des auteurs lus est
incontournable : il faut «reconnaître l’horizon antécédent, avec ses normes et tout son
système de valeurs littéraires, morales, etc., si l’on veut évaluer les effets de surprise,
de scandale ou au contraire constater la conformité de l’œuvre à l’attente du public. »
(Jauss 14). Pour Jauss, les auteurs ne suivant pas les conventions créent des « effets
poétiques nouveaux. » (Jauss 15). En effet,
la façon dont une œuvre littéraire, au moment où elle apparaît, répond à
l’attente de son premier public, la dépasse, la déçoit ou la contredit, fournit
évidemment un critère pour le jugement de sa valeur esthétique. L’écart entre
l’horizon d’attente et l’œuvre, entre ce que l’expérience esthétique antérieure
offre de familier et le ‘changement d’horizon’ (Horizontwandel) requis par
l’accueil de la nouvelle œuvre détermine, pour l’esthétique de la réception, le
caractère proprement artistique d’une œuvre littéraire. 636
C’est cet « écart esthétique » qui explique l’originalité des œuvres et leur succès auprès
des lecteurs et par là même la fascination de ces derniers pour des œuvres où règne
l’abjection. C’est donc à cet écart que nous devons nous intéresser, cibler les critères de
l’horizon d’attente pour la littérature de l’abjection à laquelle nous sommes confrontés
et constater si nos auteurs s’éloignent de cet horizon.
635
Jauss 13.
636
Jauss 53.
448
Jauss définit ainsi l’horizon d’attente :
le système de références objectivement formulable qui, pour chaque œuvre
au moment de l’histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux :
l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la
thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et
l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et
réalité quotidienne. 637
La renommée de nos auteurs conduit le lecteur à avoir certaines attentes concernant le
ressenti d’émotions physiques ou psychologiques allant de la gêne à la répulsion.
L’expérience préalable que le lecteur a de la littérature de l’abjection existe bien dans
une société où les films d’horreur connaissent un engouement de plus en plus grand. Ce
tournant est sans doute symbolisé par le triomphe aux Oscars en 1992 du Silence des
Agneaux de Jonathan Demme. On ne s’attendait pas à voir couronné un thriller
présentant autant d’éléments horrifiques (les dissections de cadavre, la fascination de
l’organique…) L’horreur s’est infiltrée dans les films mainstream comme un ingrédient
susceptible d’éveiller la curiosité du spectateur. Il semble que le premier élément
caractéristique de « l’horizon d’attente » pour Jauss existe bien pour la littérature de
l’abjection.
L’auteur énonce comme deuxième critère de l’horizon d’attente la présence de la
forme et des thèmes antérieurs ; nous avons montré précédemment les nombreux échos
entre nos récits et ceux de leurs prédecesseurs ainsi que les références à des valeurs et à
des mythes qui peuvent être considérés comme connus par le public. Cependant, le
travail de déconstruction subversive et de reconstruction réalisé à travers nos récits
montre bien l’écart esthétique recherché par nos auteurs. Le lecteur reconnaît le thème
de la monstruosité physique ou morale, la peur de la mort et de l’inconnu utilisée dans
les œuvres antérieures. Néanmoins, comme nous l’avons vu, nos auteurs refaçonnent
637
Jauss 49.
449
les thèmes traditionnels ; leur approche subversive donne paradoxalement aux récits
leur caractère esthétique.
Jauss perçoit comme dernière caractéristique de « l’horizon d’attente » l’opposition
entre l’usage du langage poétique qui correspond au monde imaginaire et le langage
pratique qui réfère à la réalité du quotidien. Nous avons cependant montré
précédemment que la frontière entre le réel et l’imaginaire est abolie dans nos récits. Le
spectacle de magie de fin d’année donné par Del et Tom illustre cette perte des repères
qui trouve un écho dans l’usage fait de la langue elle-même. L’auteur mêle les règles de
la magie, l’imaginaire, avec le monde réel :
‘What is the first law of magic?’ Night asked, and the floating head
answered, ‘As above, so below.’ ‘And what is the second law of magic?’
Night asked. ‘The physical world is a bauble.’ ‘And what is the third law of
magic.’ ‘Reality is extremity.’ ‘And how many books are in the library?’ ‘I
don’t remember,’ came the indisputable voice of Tom Flanagan, and laughter
jolted us as if we had been in a spell. (140)
Ce passage exprime l’abolition de l’opposition entre langage poétique et pratique. Si les
règles de la magie ne sont pas données dans un registre soutenu, elles sont néanmoins
marquées par des rimes « reality/ extremity » ou des images « bauble. » Les oppositions
n’existent plus, comme l’indique le parallélisme entre le haut et le bas souligné par la
première règle. L’auteur mêle un lexique poétique et une touche d’humour en intégrant
une question sur le nombre de livres dans la bibliothèque, ce qui nous inscrit alors dans
la réalité quotidienne.
Cette abolition entre langage poétique et pratique se confirme lorsque Del et Tom
continent leur tour de magie :
‘an illusion only,’ Night said, ‘ a titillation, an amusement.’ (A few sniggers,
provoked by the syllable ‘tit.’) Night drew himself up and was black and
serious as a crow’s wing. ‘But what is illusory can be true, which is magic’s
fourth law.’ (141)
450
Lorsque Tom utilise un lexique imagé, les autres élèves ramènent ses paroles au niveau
des instincts primaires de l’homme, lui attribuant une connotation sexuelle. La
quatrième règle indique bien l’assimilation du réel et de l’imaginaire, soulignée par la
comparaison « as a crow’s wing. » Il y a bien un écart entre les caractéristiques de
l’horizon d’attente défini par Jauss et nos récits, nous plaçant dans le cadre de cet écart
esthétique qui explique la fascination du lecteur pour nos récits.
Nous sommes dans l’éclatement des perspectives. Nos auteurs sont bien conscients
de « l’horizon d’attente » de leurs lecteurs et tâchent d’aller au-delà de cette ligne afin
de surprendre continuellement et de s’assurer la fidélité de leur lectorat. Le lecteur n’a
pas les réponses à toutes les questions après le dénouement de nos récits :
la réponse –ou le sens– que le lecteur cherche ultérieurement dans l’œuvre
peut y avoir été laissée à l’origine ambigüe ou même tout à fait indéterminée.
C’est même au degré de cette indétermination précisément que se mesure
l’efficacité esthétique de l’œuvre, et donc, sa qualité artistique, ainsi que l’a
montré Wolfgang Iser. 638
Nous reviendrons par la suite sur cette notion d’indétermination mais nous précisons ici
que King maîtrise l’art de mettre en scène des dénouements inattendus comme dans
Thinner, dénouement qui joue d’ailleurs un grand rôle dans le succès de ce roman.
Palahniuk trouve constamment de nouvelles armes pour destabiliser le lecteur et le sort
d’occupation est un des moyens de mettre en scène des situations inattendues et
incongrues. Straub explore de manière particulière l’univers de la magie. Le procédé de
réception est lié à la création et au dépassement des normes établies, ce qui nous lie
ainsi d’ailleurs au postmodernisme.
La réception des œuvres est également liée à l’évolution diachronique, se faisant
alors un miroir de l’évolution sociale :
638
Jauss 112-13.
451
L’œuvre littéraire n’est pas un objet existant en soi et qui présenterait en tout
temps à tout observateur la même apparence ; un monument qui révèlerait à
l’observateur passif son essence intemporelle. Elle est bien plutôt faite,
comme une partition, pour éveiller à chaque lecture une résonnance nouvelle
qui arrache le texte à la matérialité des mots et actualise son existence. 639
Le lecteur est actif et reconstruit le sens du texte. « La réception des œuvres est une
appropriation active, qui en modifie la valeur et le sens au cours des générations,
jusqu’au moment présent où nous nous trouvons. » (Jauss 15). On ne se lasse pas de lire
les œuvres de nos auteurs car chaque nouvelle lecture nous permet de percevoir un
élément resté tapi dans l’ombre de la narration. Cela signifie également que l’analyse
critique est un chantier sans cesse inachevé, ce qui peut d’ailleurs être la preuve du
caractère incontournable des œuvres concernées. L’ensemble de ces critères nous
permet de comprendre l’attrait du lecteur pour les œuvres des auteurs choisis. Elles
déroutent et attirent à la fois inexorablement, nous piégant dans leur toile arachnéenne.
Nous avons précédemment fait référence à la notion d’indétermination mentionnée
par un autre initiateur de la théorie de la réception, Wolfgang Iser. Cette notion tient
pour lui une place centrale dans sa théorie de l’effet du texte littéraire qui suscite
l’intéraction entre le lecteur et le texte. Il considère que le lecteur n’a jamais
l’exactitude complète de son interprétation de sorte que le texte reste indéterminé. Le
lecteur ne cesse d’avoir des questions sur les informations absentes, les blancs qu’il doit
combler en puisant dans son imaginaire. La lecture se change en plaisir quand la
créativité entre en jeu et que le texte nous offre une chance de mettre nos aptitudes à
l’épreuve : « the element of indeterminacy [enables] the text to ‘communicate’ with the
reader, in the sense that they induce him to participate both in the production and the
639
Jauss 47.
452
comprehension of the work’s intention. » (Iser 24). L’interprétation des blancs laissés
par les auteurs intensifient l’activité de l’imagination :
The blank … designates a vacancy in the overall system of the text, the
filling of which brings about an interaction of textual patterns. … It is only
when the schemata of the text are related to one another that the imaginary
object can begin to be formed, and it is the blanks that get this connecting
operation under way… 640
La signification d’un texte n’est ainsi pas préexistante, elle se construit au fur et à
mesure de la lecture.
Dans Thinner, on pense en premier lieu au dénouement choisi par King qui est le
plus important blanc du récit. Le lecteur a, avec les souffrances de Billy tout au long du
récit, une idée de la manière dont il mourra mais il ne peut que faire usage de son
imagination et faire des hypothèses quant à la déchéance physique d’Heidi et de Linda.
King choisit de laisser sous silence la confrontation entre Gina et Ginelli qui se conclut
par la mort de celui-ci. L’auteur ne nous laisse à voir que sa main dans sa voiture. Le
trajet du retour effectué par Billy entre le camp des gitans et son motel après que Gina
ait tiré sur sa main est également passé sous silence. L’auteur passe de Billy dans sa
voiture regardant le trou dans sa main à Billy appelant Ginelli pour lui demander de
l’aide. 641 Le lecteur ne peut qu’imaginer les souffrances du personnage tout au long de
son trajet.
Dans Shadowland, même après le dénouement le lecteur ne peut que faire des
suppositions sur la véritable identité de Rose. De même, on ne sait pas si le récit relaté
par Tom au narrateur est véridique ou le simple produit de son imagination débordante.
La mort de Dave Brick est passée sous silence dans les faits et est mentionnée aux
pages 148-149 quand Laker Broome s’exclame qu’il y a un mort et qu’on apprend que
640
Iser 182.
641
Nous nous référons aux pages 206-207 du récit.
453
celui-ci portait la veste de Tom. Dans Lullaby, l’interprétation reste libre quant aux
sentiments ressentis par Carl pour Helen. L’auteur oblitère les scènes de nécrophilie
entre Nash et les femmes qu’il tue avec la berceuse alors que la relation sexuelle entre
Carl et son épouse morte est, elle, décrite. Les récits de nos auteurs permettent au
lecteur de laisser cours à leur créativité imaginative en ce qui concerne certains
éléments des récits. Cela explique certainement en partie la fascination du public pour
ces derniers et les œuvres de nos auteurs dans leur ensemble.
Le plaisir de la lecture vient de cette possibilité créative et de la multiplicité du sens.
On rejoint de ce fait Roland Barthes et le thème du plaisir procuré par le texte. Un texte
qui produit le plaisir est un texte qui apporte au lecteur l’impression d’être désiré : « le
texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu’il me désire. Cette preuve existe :
c’est l’écriture. L’écriture est ceci : la science des jouissances du langage. » (Barthes
13-14). Le lecteur doit percevoir l’usage fait du langage, du lexique, du rythme. Pour
Barthes, la jouissance passe par la destruction des règles, des lois, des valeurs sociales.
Pour accéder au plaisir du texte, le lecteur doit renoncer à ses valeurs, à ses institutions,
au langage. 642 Il faut, de la part du lecteur, une acceptation d’une perte des repères, la
jouissance étant vue comme asociale. Si la société réprime le désir, le plaisir, éprouver
de la fascination pour des récits où règne l’abjection et en lui-même un fait abject.
Barthes dissocie le texte de plaisir et le texte de jouissance. Le texte de plaisir est
celui qui « contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt
pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. » (Barthes 25). Le texte de
jouissance est celui qui « met en état de perte, celui qui déconforte …, fait vaciller les
assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts,
642
C’est bien du langage et non de la langue qu’il s’agit ; le langage reflète l’idéologie d’une classe.
454
de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage. » (Barthes 2526). Les récits de King et de Straub semblent plus faciles d’accès à la lecture alors que
celui de Palahniuk semble plus opaque. Cependant, nos deux premiers chapitres se sont
appliqués à démontrer la complexité thématique et langagière de nos trois récits.
L’œuvre de Palahniuk en particulier, de par sa déconstruction langagière, fait vaciller
les repères établis des lecteurs. Ceux-ci reconnaissent la thématique de l’abjection
comme leitmotiv dans nos récits mais c’est bien l’abolition des limites, des contraires
que leur offrent les auteurs qui les fascine.
Le succès de nos auteurs montre que le public est fasciné par le morbide. Cette
fascination pour l’abjection va au-delà de la perversion : « la perversion ne suffit pas à
définir la jouissance, c’est l’extrême de la perversion qui la définit. » (Barthes 83).
Nous nous plaçons dans la lignée de Barthes en choisissant d’associer la réception du
public pour nos œuvres à de la jouissance. Nous reviendrons sur ce terme dans la
dernière partie de ce chapitre mais l’approche de Barthes aide à comprendre le pouvoir
de la littérature de l’abjection, pouvoir unificateur chez le lecteur. Eprouver du plaisir à
lire des œuvres où l’abjection est omniprésente nous place dans l’extrême de la
perversion.
Nous nous tournons enfin vers Umberto Eco qui nous apporte également un
éclairage sur le procédé de réception des œuvres, contribuant au caractère cohérent de
celles-ci. Pour Eco, la lecture est avant tout une coopération textuelle entre le lecteur et
le texte. Eco voit le texte comme « une machine paresseuse qui exige du lecteur un
travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en
blanc. » 643 Le texte est ouvert à l’interprétation ; il est vu comme un ensemble où
643
Eco, Lector in fabula 29.
455
l’auteur produit les mots et le destinataire –c’est-à-dire le lecteur– le sens. Après tout,
« l’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui
coexistent en un seul signifiant. »644 Cette interprétation nécessaire du non-dit nous
rapproche de la théorie d’Iser et nous ramène à la multiplicité du sens visible dans nos
récits. Cette multiplicité vient également du fait que « la chaîne signifiante produit des
textes qui traînent derrière eux la mémoire de l’intertextualité qui les nourrit. »645 Nous
avons montré en effet l’intéraction entre nos récits et les récits antérieurs et la touche
subversive appliquée par nos auteurs. Ces derniers créent d’autres mondes possibles,
des mondes où les tartes sont vivantes, où une berceuse peut donner la mort et où la
magie peut annihiler l’espace spatio-temporel. Le lecteur aime et semble se délecter de
pouvoir se perdre dans ces autres mondes.
Les lecteurs sont unis par la réception de nos œuvres, les sentiments qu’elles
engendrent et une identification entre le lecteur et les personnages voit le jour. Si une
communion s’établit entre les lecteurs, on peut alors considérer que l’abjection devient
un sentiment fédérateur à valeur positive.
En effet, le succès de la réception d’une œuvre tient également au fait qu’elle
parle avant tout à l’expérience des lecteurs qui retrouvent dans ces récits un miroir de
leurs propres peurs et l’effet de catharsis qu’ils permettent –élément que nous traiterons
plus en détails dans notre dernière partie– est une autre piste à suivre pour expliquer le
succès planétaire de ce type de littérature. Les auteurs jonglent avec le sentiment
d’empathie, la capacité qu’a tout être humain de partager des émotions : « drawing
readers in and making them feel ‘passionately’ involved in the story. »646 Le lecteur
644
Eco, L’œuvre ouverte 9.
645
Eco, Lector in fabula 31-32.
456
s’identifie aux personnages ; il ressent d’ailleurs à la fois de l’empathie, « I feel what
you feel. I feel your pain » et de la sympathie, « I feel a supportive emotion about your
feelings. I feel pity for your pain. » (Keen 5). L’analyse des personnages réalisée
précédemment explique que le lecteur ressente la douleur de ces derniers ainsi que de la
pitié pour leur combat contre l’abjection. Suzanne Keen montre que le phénomène
d’empathie émerge à travers l’identification aux personnages:
specific aspects of characterization, such as naming, description, indirect
implication of traits, reliance on types, relative flatness or roundness,
depicted actions, roles in plot trajectories, quality of attributed speech, and
mode of representation of consciousness, may be assumed to contribute to
the potential for character identification and thus for empathy. 647
Que les auteurs utilisent la narration à la première personne ou à la troisième personne,
que le processus descriptif (physique ou factuel) soit direct ou indirect, que le registre
langagier soit soutenu ou argotique, nos auteurs parviennent à humaniser leurs
différents protagonistes et les lecteurs luttent, eux aussi, lors de leur lecture contre le
sentiment d’abjection et les êtres monstrueux évoqués dans les récits. Edgar Poe mettait
déjà en lumière cette réponse émotionnelle, une unité d’effet qui assurait le succès
d’une œuvre. Dans son essai, « Philosophy of Composition », 648 il revient sur le
procédé d’écriture de son poème « The Raven. » Il y explique sa volonté de créer un
effet chez le lecteur, un sentiment pouvant unir le lecteur et le narrateur en choisissant
pour ce faire la mort 649 comme thème fédérateur. Le processus d’identification
646
Suzanne Keen, Empathy and the Novel (Oxford: Oxford University Press, 2007) xix.
647
Keen 93.
648
Edgar Poe, The Raven with the Philosophy of Composition (Wakefield, R.I.: Moyer Bell, 1996).
649
« Of all melancholy topics what, according to the universal understanding of mankind, is the most
melancholy? » Death, was the obvious reply. » Poe, The Raven with the Philosophy of Composition
(1996: 28).
457
programmé pas à pas par les romanciers joue un rôle majeur dans la fascination pour
l’objet abject.
Dans Thinner, si Billy n’est pas au premier abord un personnage sympathique –ne
serait-ce que par sa vision hypocrite des gitans qui n’est d’ailleurs que représentative de
la société blanche– le lecteur adhère peu à peu aux souffrances du personnage, éprouve
du ressentiment face à Heidi qui n’est d’aucun soutien à Billy. Le lecteur vibre à
chaque étape de la quête du protagoniste qui doit retrouver Taduz Lemke et va jusqu’à
cautionner le fait qu’Heidi est choisie par son mari pour se délecter de la tarte
maléfique. C’est de la pitié que le lecteur ressent pour Billy dans son combat contre la
mort ou lorsqu’un employé d’un motel dans lequel il a passé la nuit découvre sa
maigreur squelettique sous sa robe de chambre entrouverte et a une réaction de
répulsion immédiate. Le déclin des personnages aide paradoxalement à l’identification
du lecteur aux personnages qui, par leur confrontation à l’abjection, deviennent plus
humains.
Dans Shadowland, le lecteur souffre dans la première partie pour Del notamment à
travers les épisodes où il est le bouc émissaire de Steve. Les coups de ceinture punitifs
que Del reçoit émeuvent et indignent le lecteur qui a du mal à comprendre l’inertie de
ses camarades expliquée dans le texte par leur peur viscérale de Steve. De même, le
comportement de Steve qui projette violemment la main de Del sur un bol de punch
lors du bal de fin d’année accentue la vulnérabilité de ce dernier. Sa douleur transparaît
clairement même pour le lecteur. Dans la deuxième partie du récit, Straub travaille ses
effets pour que le lecteur ressente de l’aversion pour Cole et souhaite pleinement sa
mort.
Les sentiments ressentis envers Carl dans Lullaby sont plus empreints d’ambigüité.
Les meurtres gratuits qu’il commet créent une distance avec le lecteur ; pourtant sa
458
souffrance réelle mais dissimulée face à la perte de sa vie et de son identité passées ne
laisse pas insensible. Les remords et la culpabilité qui le submergent à la fin du récit
réconcilient le lectorat et le personnage. Il est lui-même capable de faire enfin preuve
d’empathie et d’utiliser la berceuse dans le rôle qui lui est originairement dévolu pour
mettre fin aux souffrances d’Helen. Cette identification, pas toujours première aux
personnages, joue sans nul doute un rôle primordial dans la fascination du public pour
des œuvres où l’abjection est prégnante et contribue à donner un aspect unifié aux
récits.
L’abjection est bien le fil d’Ariane qui tisse la toile de nos récits mais cette
thématique n’est aucunement un frein au succès de nos auteurs. Sous leur apparence
déconstruite, nos œuvres dissimulent une unité narrative véhiculée notamment grâce à
l’usage du schéma répétitif. Cette impression d’unité sous-jacente est mise en exergue
par un procédé de réception précis qui donne aux récits une esthétique particulière. Le
public, dans sa grande majorité, partage un sentiment de fascination pour la littérature
de l’abjection car un processus d’identification s’établit entre les personnages et le
lecteur. Le pouvoir d’attraction de nos récits et son caractère unifié sous-jacent sont
également engendrés par une construction du suspense savamment pensée et qui tient le
lecteur en haleine jusqu’au bout.
B] Une construction en palier
Les récits laissent transparaître une véritable unité non seulement grâce au schéma
répétitif et à une identification entre le lecteur et les personnages mais le pouvoir de
fascination qu’ils véhiculent tient également dans leur processus de construction très
particulier. Les auteurs savent parfaitement mener les lecteurs sur la voie d’un suspense
haletant ; des portes s’ouvrent au fur et à mesure sur la monstration des éléments
459
abjects. C’est une ascension vers l’abjection que nous offrent nos auteurs, comme si les
lecteurs montaient par étape les marches d’un escalier et arrivaient à l’étape ultime face
à une porte dissimulant l’objet abject. Stephen King le dit lui-même : « ce qui est tapi
derrière la porte ou l’escalier n’est jamais aussi terrifiant que la porte ou l’escalier. »650
L’attente précédant la monstration de l’objet abject –d’où la construction en palier des
textes– permet de créer ce suspense qui explique l’attrait du public pour ce type de
littérature.
a. L’ascension de l’escalier
Dans son œuvre critique, Stephen King et le surnaturel. La mise en scène, Roland
Ernould montre comment King construit ses récits en utilisant la notion de palier avec
la métaphore de l’escalier et de la porte. L’auteur conditionne d’abord le lecteur au
surnaturel et à la peur. L’incertitude règne et c’est cette incertitude qui engendre
irrémédiablement la crainte car elle remet en cause toutes nos croyances et nous
immerge alors dans une dimension fantastique. F. Raymond et D. Compère signalent
que « le fantastique commence lorsque, dans un récit, le personnage central est mis en
présence d’un objet de croyance pour les autres et que son scepticisme est ébranlé par
une manifestation irrécusable. »651 Dans Thinner, Billy doit finalement accepter qu’une
malédiction gitane existe bel et bien. Dans Lullaby, Carl doit se rendre à l’évidence que
la berceuse est bien une arme meurtrière et dans Shadowland, Tom réalise que la magie
va au-delà d’un simple tour de cartes. Le lecteur est conditionné à l’incertitude et
650
Stephen King, Anatomie de l'horreur, vol.1 (Monaco, Editions du Rocher, 1995) 134.
651
Daniel Compère, et Francois Raymond, Les maîtres du fantastique en littérature (Paris: Bordas, 1994)
12.
460
s’attend à voir des éléments tenant de l’irréel. Les personnages finissent par croire aux
éléments surnaturels qui les affectent ; pour que la magie créatrice fonctionne et que
l’identification entre les personnages et les lecteurs soit possible, il faut que ces derniers
acceptent, du moins le temps de la lecture, d’entrer dans l’univers qui leur est proposé
et d’y croire. Nos auteurs pratiquent ce que Samuel Taylor Coleridge appelle « the
suspension of disbelief », la suspension de l’incrédulité :
to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth
sufficient to procure for these shadows of imagination that willing
suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith. 652
Le personnage est le vecteur principal de cette croyance en une réalité hors texte, plus que
les autres éléments du roman ; l’action peut nous être étrangère, le lieu lointain, le temps
inconnu mais le personnage est la porte d’entrée pour le lecteur dans l’univers de la fiction.
Pour ce faire, les auteurs nous font peu à peu grimper l’escalier du suspens en
amplifiant la tension à chaque marche avant d’ouvrir la porte de l’abjection. King
choisit, lui, de partir de l’élément déclencheur, à savoir l’instant où le gitan a touché la
joue de Billy. Le lecteur n’a alors dans son champ de vision qu’un gitan à l’aspect
rebutant et un mot « thinner » qui provoque déjà des interrogations. L’auteur place
Billy sur une balance pour mettre l’accent sur son surpoids. La deuxième marche de
l’escalier du suspense nous mène au séjour à Mohonk quand Heidi constate que Billy a
maigri. Sur le chemin du retour pour Fairview, Heidi énonce ses inquiétudes quant à la
perte de poids de son mari et pense qu’il peut s’agir d’un cancer. Même si cela n’est
jamais mentionné dans le récit, le lecteur considère le sida comme étant le possible mal
touchant Billy puis qu’il perd du poids très rapidement. La tension s’élève d’un cran
lorsqu’après avoir mangé comme un glouton, s’être habillé et avoir rempli ses poches
652
Samuel Taylor Coleridge, Biographia Literaria : or Biographical Sketches of my Literary Life and
Opinions (London: Dent, 1967) 169.
461
d’objets divers, Billy constate qu’il a encore maigri : « That can’t be right ! His heart,
speeding up in his chest. Hell, no! Something’s out of whack ! Something– » (40)
L’affolement est visible chez le personnage et l’attente de l’explication de ce
phénomène se fait plus pressante chez le lecteur. La terreur qui gagne Billy joue un rôle
prépondérant dans la création du suspense par l’auteur.
La prochaine étape de notre ascension dans le suspense se fait lorsque le pantalon de
Billy commence à tomber par lui-même au tribunal. La terreur refait surface: « Halleck
saw with growing horror that each of the indents was lighter than the last. His belt told
a truer, briefer story than Michael Houston had done. The weight loss was still going
on, and it wasn’t slowing down; it was speeding up. » (68) Billy fait enfin le lien avec
les mots prononcés par le gitan, une connection que le lecteur accepte lui aussi
complètement. La suite du récit ne fait que confirmer pour Billy ce sentiment d’avoir
été maudit mais le suspense reste jusqu’à la dernière ligne.
Roland Ernould apporte des précisions sur la construction en escalier du suspense :
De la nécessité pour le romancier de maintenir cette incertitude génératrice
de l’angoisse ou de la peur, (ou, une incertitude étant levée, de la remplacer
par une autre), découlent deux obligations. La première est de multiplier les
indices, amplifier la tension, sans rien dire d’emblée qui soit essentiel. A la
suite d’un suspense aussi prolongé que possible, faire en sorte que
l’ouverture de la porte au surnaturel coïncide avec le point culminant du récit
(ou une de ses étapes), tout en gardant à la ou aux résolutions du suspense
une plausibilité suffisante. 653
Le récit doit ainsi être constitué de nombreuses incertitudes Dans Thinner, jusqu’au
chapitre 8, l’incertitude était pour Billy de connaître l’origine de sa perte de
poids. Cette incertitude génératrice de son angoisse est remplacée par la suite par une
autre interrogation : retrouvera-t-il ou non le gitan ? La rencontre même avec Lemke au
camp des Gitans soulève une autre question : comment fera-t-il pour échapper à la
653
Ernould 24.
462
malédiction suite au refus de celui-ci de l’aider ? L’incertitude règne jusqu’à la minute
ultime, puisque le lecteur ne sait finalement pas comment mourront les trois
personnages. Thinner met bien en scène une suite d’incertitudes qui correspond à la
théorie de l’attente énoncée par Ernould et Todorov. 654
King amplifie graduellement la tension mais l’ascension de l’escalier du surnaturel
n’est qu’une des étapes du récit, le point culminant de celui-ci pouvant correspondre à
l’affrontement entre Billy et Lemke. En effet, la construction en paliers de la tension
atteint un point de non retour lors de cette confrontation qui marque une accélération
des événements et une précipitation de la déchéance du personnage. Si Ernould parle
d’une résolution du suspens, il n’en est rien dans Thinner, puisqu’après avoir fermé le
roman, l’imagination du lecteur est à son paroxysme. 655
Ernould met l’accent sur un autre élément dans sa métaphore de l’escalier :
La seconde [nécessité] est de susciter la peur en utilisant les phobies des
lecteurs. … Un bon récit d’horreur doit atteindre le lecteur au plus profond
de sa vie et trouver le lieu secret où ses phobies, d’origine individuelle ou
collective, sommeillent, ne demandent qu’à s’exercer. 656
King manipule le thème du corps et de sa transformation en objet de l’abjection ; cela
ne peut qu’affecter les lecteurs dans leur individualité. La maigreur squelettique est
pour tout un chacun source de répulsion. Le thème des malédictions fait partie des
peurs communes. De plus, le choix de King d’utiliser les Bohémiens n’est pas anodin
d’autant que nous avons vu précédemment leur lien avec l’occulte. L’auteur traite de la
peur de la mort et des souffrances qui l’accompagnent. La métaphore de l’escalier
654
Tzvetan Todorov Poétique de la prose (Paris: Éditions du Seuil, 1968). Il faut, pour l’auteur, tenir le
lecteur en haleine et le surprendre par un élément qu’il soit loin d’attendre.
655
Ce dénouement inattendu fait d’ailleurs écho à la fin de Pet Sematary par exemple pour laquelle le
lecteur se demande ce qui va arriver au héros Louis Creed et à son épouse qu’il a ressuscitée grâce au
cimetierre Micmac.
656
Ernould 24.
463
permet bien de voir le lien entre le suspens et une progression par paliers. « L’escalier
représente la gradation des sentiments qui vont de l’anxiété à la peur et qui
accompagnent la montée des marches. » (Ernould 53). La perte de poids de Billy se fait
en crescendo et il passe de l’anxiété à la peur en étant le témoin de sa propre déchéance
corporelle. L’ascension de l’escalier du suspens s’accélère à partir du moment où Billy
décide de retrouver Lemke.
Dans Shadowland, le premier palier du suspens est mis en place dès le
chapitre d’ouverture : Tom est confronté au mystérieux homme en noir lors de son rêve
éveillé. Une autre étape est franchie avec la découverte progressive de Laker Broome et
les différentes humiliations qu’il fait subir aux élèves. La construction du suspens va
crescendo et atteint un autre palier lorsque Steve fouette Del à Carson. La montée en
puissance du récit s’accélère avec l’incendie de l’école. L’ascension de l’escalier du
suspens nous prépare graduellement à la rencontre au chapitre 8 de la deuxième partie
avec Cole et à la confrontation ultime entre lui et Tom. Si nous nous tournons à
nouveau vers Ernould et sa vision du récit comme une suite d’incertitudes, nous
constatons que Shadowland n’échappe pas à la règle. Dans la première partie du récit,
le flou prédomine quant à l’identité de Laker Broome ; dans la deuxième partie le
mystère entoure Rose et la femme à qui Tom remet la lettre pour sa mère. L’acmé du
suspens serait atteinte lors de la confrontation entre Cole et Tom d’où surgit la
résolution du conflit. Même cette confrontation se fait en crescendo. Tom doit d’abord
affronter la créature de Cole, la transformation de Del en moineau et trouver où se
cache le véritable Cole. Straub traite de thèmes fédérateurs ; à travers le comportement
violent de Steve face à Del, il révèle la peur du harcèlement physique et moral. L’auteur
décrit également la peur de la mort (la mort d’un ami, de l’être aimé, d’un parent) et le
difficile travail de deuil.
464
La construction en escalier perceptible en filigrane dans l’œuvre straubienne se
retrouve dans Lullaby. Chez Palahniuk, la création du suspens se fait par une
compréhension progressive du rôle de la berceuse. Un palier est franchi entre cette
compréhension et l’utilisation par Carl de ce poème pour tuer son éditeur, Duncan, sous
couvert d’une expérience : « I say, let’s try a little experiment. » (36) Un autre palier est
ensuite franchi dans la gradation de l’abjection lorsque le lecteur découvre les désirs
nécrophiles de Nash. La montée en puissance du récit se fait avec l’usage fait par Carl
de la berceuse d’abord pour tuer un de ses voisins puis au chapitre 13 où il tue quatre
personnes. Le lecteur pense alors avoir atteint un point de non retour. Pourtant la
construction en paliers du suspens ne s’arrête pas là. Les conflits qui opposent Helen,
Carl, Mona et Oyster menacent à tout moment de faire éclater la cohésion du groupe.
La destruction des poèmes tout au long de leur parcours ne semblent que de brèves
étapes dans l’ascension de l’escalier menant à la dislocation du groupe.
Les interrogations qu’a le lecteur sont continuelles ; après s’être demandé sous
quelle forme l’auteur allait choisir de faire apparaître le grimoire, la question du
dénouement lui-même reste en suspens. Le lecteur s’interroge sur la possibilité d’une
fin pour cette quête débutée par Carl et Helen. Cette quête permet à l’auteur de traiter
de la peur de la déchéance du corps pour Helen qui cache son véritable visage sous une
importante couche de maquillage. La peur de la mort est bien présente ainsi que le
pénible travail de deuil que Carl ne semble pas avoir complété. L’auteur inclut le tabou
des relations nécrophiles en ayant certainement conscience du sentiment d’abjection
que cela engendrera à la lecture des récits. L’ascension de l’escalier correspond à la
gradation progressive du suspens qui est visible dans nos trois récits. Nos auteurs
n’hésitent pas à ouvrir la porte pour dévoiler l’objet de l’abjection et libérer les tensions
ressenties par les lecteurs.
465
b. L’ouverture de la porte
Dans son œuvre critique, Roland Ernould met l’accent sur une autre étape majeure
de sa théorie qui est l’ouverture de la (des) porte(s). La métaphore de la porte est
significative quand on se réfère au symbolisme de celle-ci. La porte indique un passage,
invite à le franchir, s’ouvre sur un mystère. La porte peut faire référence de manière
ambivalente à la fois à l’entrée du Paradis ou de l’Enfer. La porte est symboliquement
vue comme la transition dans le monde du sacré. Elle est le lieu du franchissement entre
le connu et l’inconnu et de la compréhension ou non de cet inconnu. « Non seulement,
elle indique un passage, mais elle invite à le franchir. C’est l’invitation au voyage vers
un au-delà. » (Jean Chevalier, et Alain Gheerbrant 77). Pour Ernould, l’ouverture de la
porte indique « des niveaux de compréhension différents suivant la connaissance du
genre, l’attention ou la subtilité du lecteur. » (Ernould 53). L’ouverture de la porte n’est
alors pas obligatoirement liée à la découverte du monstre mais est liée à la
compréhension du phénomène surnaturel.
Billy ouvre l’une de ces portes quand son esprit rationnel admet l’existence d’une
malédiction gitane :
In that moment he suddenly, simply, believed . . . everything. The gypsy had
cursed him, yes, but it wasn’t cancer; cancer would have been too kind and
too quick. It was something else, and the unfolding had only begun. (69)
Il franchit une autre porte lorsqu’il comprend que sa seule chance est de retrouver
Lemke. La porte suivante à pousser se fera avec Ginelli qui ne peut être que le seul
auxiliaire de la malédiction blanche lancée par Billy sur les Gitans. La dernière porte
est la plus difficile à franchir et à accepter pour le personnage et le lecteur : Billy ne
peut que retomber dans la spirale mortuaire infernale pour ne pas être séparé de sa fille.
Le protagoniste ne voit pas d’autres moyens que de se sacrifier.
466
Les portes à franchir sont nombreuses et les personnages, comme le lecteur,
avancent à pas feutrés dans les différents niveaux de compréhension du récit. Dans
Shadowland, une porte s’ouvre sur la compréhension du fait que Del est celui qui a volé
la chouette de Ventnor. Une autre étape est la compréhension du pouvoir inégalable de
Tom qui ne peut être que le seul à pouvoir réduire Cole au silence. De même, le lecteur
comprend peu à peu que Broome n’est que le double de Cole. On ouvre une autre porte
quand on comprend que Del semble condamné à rester prisonnier de Shadowland, puis
que Rose appartient au lieu et ne pourra pas suivre Tom. On pourrait se demander quel
point phobique Straub a touché chez le lecteur pour que ce dernier adhère au récit. Si
King met en avant le thème de la malédiction, Straub utilise celui de la magie. Il
manipule le thème de la croyance et de l’illusion. Croire ou ne pas croire, telle est la
question. Si le narrateur refuse de s’immerger dans cet univers de magie, le succès du
récit straubien montre que le lecteur y adhère entièrement, accepte de se perdre dans les
méandres de Shadowland. On rejoint ici la forte valeur psychologique de la porte : elle
invite à son franchissement. Cole fait figure de nouveau Janus. Dans la mythologie
grecque, celui-ci est le dieu des portes qu’il ouvre ou ferme avec son visage à deux
faces adossées : « l’un regardant devant lui, l’autre derrière. » (Grimal 241). Etre
fourbe, Cole fait découvrir l’univers à la fois chaotique et merveilleux de la magie à
Tom et Del ainsi qu’aux lecteurs.
Dans Lullaby, plusieurs portes s’ouvrent pour éclairer la compréhension du lecteur ;
Carl conçoit peu à peu que son rôle est d’empêcher Oyster de nuire. Le protagoniste
doit gravir de nombreuses marches pour comprendre qu’il doit se livrer aux forces de
loi pour pouvoir se libérer de sa culpabilité étouffante. Le lecteur, lui, comprend lors du
dénouement l’identité véritable du Sarge ; de même, il faut pousser la porte du
dénouement pour appréhender à son juste niveau le premier chapitre du récit. La porte
467
représente l’accès à un espace dérobé ou interdit ; son ouverture s’accompagne
traditionnellement d’un rituel, d’invocations ou de formules. Si nous prenons l’exemple
de la thématique de la nécrophilie, cet interdit reste derrière la porte pour Nash
puisqu’aucune description précise ne nous est donnée. Cependant, Palahniuk ouvre la
porte de cet interdit dans le cas de Carl. C’est la prononciation de la berceuse, qui peut
être vue alors comme une invocation, qui permet l’ouverture d’une porte sur cet
élément de nature transgressive.
La théorie d’Ernould sur l’ascension de l’escalier et l’ouverture de la porte joue un
rôle clé dans l’unité sous-jacente de nos récits et dans la fascination que génère la
littérature de l’abjection. Les lecteurs aiment jouer à se faire peur, par là-même gravir
les marches de l’escalier du suspense, car cette image de la porte a un irrésistible attrait.
Pour Gaston Bachelard,
la porte, c’est tout un cosmos de l’Entr’ouvert. C’en est du moins une image
princeps, l’origine même d’une rêverie où s’accumulent désirs et tentations,
la tentation d’ouvrir l’être en son tréfonds, le désir de conquérir tous les êtres
réticents. 657
La porte réfère au désir d’une ouverture sur l’ailleurs, à l’attrait d’un mystère, à
l’attente de la « monstration », pour reprendre le terme de Denis Mellier, d’une altérité
menaçante.
Le terme « monstration » souligne le profond effet visuel de nos récits qui donnent
au lecteur le pouvoir de visualiser des scènes avec une extrême précision. Il ne faut pas
oublier que de nombreuses œuvres de King ou de Palahniuk ont été adaptées au cinéma
et que King, lui-même, a écrit de nombreux scénarios à la fois pour le monde télévisuel
ou cinématographique. Un lien s’établit entre nos récits et le septième art d’autant que
nous avons déjà montré des parallèles avec le cinéma dans certaines descriptions
657
Gaston Bachelard, La poétique de l'espace (Paris : Presses Universitaires de France, 1981) 200.
468
présentes dans les récits. L’écho qui s’établit entre ces derniers et le septième art
explique le sentiment de communion et de fascination ressenti par le lecteur pour la
littérature de l’abjection. L’abjection se change en élément fédérateur, véhicule
d’émotions proches de chacun d’entre nous et d’une nouvelle esthétique. Si nous
reprenons la métaphore de la porte, celle-ci est vue comme un écran de cinéma
attendant que la pellicule soit mise en route pour que la porte puisse être franchie.
C] Une construction cinématographique
Les auteurs ont recours à des images poignantes qui, si elles choquent le lecteur,
permettent néanmoins de visualiser parfaitement les scènes décrites. Le pouvoir de
suggestion est pouvoir de création. Les auteurs nous entraînent sur la roue de la grande
illusion, une illusion qui donne un aspect poétique à l’élément le plus abject. Les
ouvrages critiques de Claude-Edmonde Magny 658 et d’André Roy659 nous donnent des
pistes afin de percevoir les échos entre nos récits et les procédés tenant proprement du
cinéma.
a. Des œuvres visuelles
Claude-Edmonde Magny établit clairement le fort impact du cinéma sur l’art
romanesque : « nous voudrions suggérer une autre origine possible de cette évolution
de la technique romanesque : l’imitation, consciente ou non, des procédés du film. »
(Magny 11). Ces deux arts s’adressent à un public très large, d’une très grande
658
Claude-Edmonde Magny, L’âge du roman américain (Paris: Seuil, 1948).
659
André Roy, Dictionnaire du film : Tous les termes de la technique, de l’industrie, de l’histoire et de la
culture cinématographique
, 1999).
469
hétérogénéité de culture et exercent tous deux un considérable pouvoir d’attraction
permettant d’assouvir un besoin d’évasion. Nos œuvres paraissent au premier abord
source de chaos mais certains éléments, dont leur construction très visuelle, contribuent
à rendre ce désordre harmonieux.
Les auteurs utilisent avec force l’art de la description pour mettre en place la parade
monstrative de l’abject. La description est perçue comme « un élément qui ‘semble
suspendre le cours du temps et contribue à étaler le récit dans l’espace.’ » 660 La
puissance descriptive des récits nous relie à nouveau à l’ouverture de la porte exprimée
par Roland Ernould, à la révélation de l’abjection. « Un suspense réussi est avant tout
lié à la construction du récit. Pour l’auteur qui, comme King, choisit d’ouvrir la porte,
d’une monstration acceptable dépend la réussite ou l’échec. » (Ernould 24). King veut
exhiber son monstre :
Le monstre attend impatiemment derrière la porte, comme dans toute la
littérature du genre, mais il ne sera pas qu’évoqué. Nécessairement il
apparaîtra, sans litote, ni euphémisme, ni préoccupation altérative. La porte
ouverte, le monstre surgira en pleine lumière … il manifeste une obsession
pour la forme terrifiante. Ces productions sont marquées par la recherche
d’un hyperréalisme, parfois carnavalesque. 661
Cet hyperréalisme explique que le lecteur soit pris à la gorge et c’est certainement
l’effet recherché par nos auteurs. Dans Thinner, la description cataclysmique du visage
de Duncan Hopley entre dans le cadre de l’hyperréalisme et se réalise dans le cadre
d’un passage de l’ombre à la lumière :
Hopley’s skin was a harsh alien landscape. Malignant red pimples the size of
tea saucers grew out of his chin, his neck, his arms, the back of his hands.
Smaller eruptions rashed his cheeks and forehead; his nose was a plague
zone of blackheads. Yellowish pus oozed and flowed in weird channels
between bulging dunes of proud flesh. Blood trickled here and there. Coarse
black hairs, beard hairs, grew in crazy helter-skelter tufts, and Halleck’s
660
Francis Vanoye, Récit écrit, récit filmique : Cinéma et récit ( Paris: Nathan, 2002) 59.
661
Ernould 52.
470
horrified overburdened mind realized that shaving would have become
impossible some time ago in the face of such cataclysmic upheavals. And
from the center of it all, helplessly embedded in that trickling red landscape,
were Hopley’s staring eyes. (125-26)
King débute sa description par un très gros plan, c’est-à-dire un plan qui cadre une
partie du visage ; la description de l’auteur a en effet la même force qu’un plan de
cinéma. Il commence par pointer sa caméra sur les boutons d’Hopley qui sont de
manière grotesque comparés à des sous-tasses. Le goût de King pour les détails
incongrus apparaît à nouveau. La caméra virtuelle de l’auteur descend ensuite sur le
menton du personnage, ses bras, ses mains puis remonte à nouveau sur ses joues, son
front, son nez. La caméra s’éloigne pour passer au gros plan qui isole un détail du
corps. Ici, l’auteur donne à voir le sang et les poils noirs présents ici et là sur le visage
d’Hopley avant de s’arrêter sur ses yeux.
La description du corps du juge Rossington trouve également sa force visuelle par
des procédés très cinématographiques :
Leda had seen that the hard yellow skin (the scales –there was no longer any
way to think of them as anything else) now covered most of Cary’s chest and
all of his belly. It was as ugly and thickly humped up as burn tissue. The
cracks zigged and zagged every which way, deep and black, shading to a
pinkish-red deep down where you most definitely did not want to look. … At
each edge the hard yellow flesh rose a bit more. Scales. … The brown arc of
his left nipple still showed: the rest of it was gone, buried under that yellowblack carapace. The right nipple was entirely gone, and a twisted ridge of
this strange new flesh reached around and under his armpit toward his back.
(94-95)
King débute par un gros plan sur la poitrine et le ventre du juge en s’arrêtant sur les
fissures qui y apparaissent sous forme de zigzag. La laideur de la plaque est mise en
lumière par son épaisseur, les couleurs jaunes, noires et rouges. La caméra se pose
ensuite sur les bordures de la plaque avant de passer par un très gros plan sur son
mamelon gauche puis droit et finit par s’éloigner pour se terminer sur un gros plan ; le
lecteur peut visualiser l’étendue de la plaque depuis les aisselles vers le dos du
471
personnage. Le procédé cinématographique utilisé par King ne fait qu’accroître chez le
lecteur le sentiment de dégoût, d’abjection. Ce procédé abonde dans le récit kingien et
contribue à la puissance quasi hypnotique de ses descriptions. Nous citons pour dernier
exemple le chapitre 17 lorsque Billy se regarde dans la glace :
Every rib stood out clearly. His collarbones were exquisitely defined ridges
covered with skin. His cheekbones bulged. His sternum was a congested
knot, his belly a hollow, his pelvis a gruesome hinged wishbone. His legs
were much as he remembered them, long and still quite well muscled … But
above the waist, he really was turning into a carny freak –the Human
Skelton. (160)
King débute par un très gros plan sur les côtes, puis sur les clavicules de Billy. La
caméra effectue un mouvement ascendant sur les pommettes puis redescend pour
s’arrêter au sternum, à son ventre, son bassin et ses jambes. La description se termine
sur un gros plan sur le haut du corps. Ces descriptions qui nous rapprochent du domaine
cinématographique imprègnent également le récit straubien.
Ainsi, nous pouvons citer pour exemple la première description de Cole :
He was tall, white-haired, dressed in a dark blue suit with wide chalky pin
stripes. He had the sort of slight, elegant limp that makes limping look
desirable. His nose was long and curved: the whole long squared-off face
was powerful. … He smoothed down the longish white hair at the side of his
head. (171)
L’auteur débute avec un plan moyen 662 par une vision générale du personnage
(description physique, boitillement). La caméra fait ensuite un très gros plan sur son
nez et s’éloigne avec un gros plan sur son visage. Straub termine par un plan
rapproché 663 qui permet au lecteur de voir Cole se caresser les cheveux. La description
des frères Grimm est aussi teintée de procédés cinématographiques :
Both were in late middle age, clean-shaven; glasses as old-fashioned and
foreign as their dress modified their sturdy faces, made them scholarly. They
662
C’est « un plan cadrant un ou des personages en pied. » Roy (1999 : 238).
663
C’est « un plan cadrant un ou des persoonages à la taille ou à la poitrine. » Roy (1999 : 238).
472
sat at their desks in a little pool light cast by candles; high bookshelves
loomed behind them. (232)
L’auteur semble débuter par un gros plan avec une impression générale donnée par le
visage des deux frères avant de passer au très gros plan avec un arrêt sur leurs lunettes.
Nous semblons ensuite passer à un plan moyen qui nous donne à voir où sont assis les
frères et la description s’élargit avec un plan de demi-ensemble 664 sur l’arrière-plan qui
compose la scène.
Le récit de Palahniuk révèle également cet usage du procédé descriptif lié au
septième art. Nous pouvons citer pour exemple la première description de Carl par
Helen: « her eyes go up and down me. ‘Brown sport coat, ‘she says, ‘brown slacks,
white shirt. » She frowns and winces, ‘And a blue tie.’ The woman tells the phone,
‘Middle-aged. Five-ten, maybe one hundred seventy pounds. Caucasian. Brown, green.’
» (27-28) Les yeux d’Helen observent Carl telle une caméra et l’auteur choisit de
débuter par un très gros plan sur les yeux d’Helen. La caméra se pose ensuite sur Carl
et nous montre en très gros plan successivement sa veste, descend sur son pantalon et
remonte sur sa chemise. Une pause se fait avant que la caméra ne se pose sur sa cravate.
L’auteur passe ensuite à plan moyen (taille et poids du personnage) et termine sur un
très gros plan sur ses cheveux et ses yeux. Nous citons pour dernier exemple la
description d’Oyster dans l’appartement de Mona :
This time, it’s a kid with long blond hair and a red goatee, wearing gray
sweatpants and a sweatshirt. He’s carrying a Crock-Pot with a brown-glass
lid. Something sticky and brown has boiled up around the lip, and the
underside of the glass lid is fogged with condensation. He steps inside the
door and hands the Crock-Pot to me. (95)
664
C’est « un plan cadrant des personnages dans le décor. » Roy (1999: 237).
473
L’auteur commence par un plan moyen pour permettre au lecteur de découvrir Oyster
puis un très gros plan est realisé sur les détails d’un couvercle d’une marmite pour
terminer à nouveau sur un plan moyen montrant Oyster entrant dans l’appartement.
Le processus descriptif choisi par les auteurs trouve toute sa force et son unité dans
l’approche cinématographique choisie par nos auteurs. Cette prévalence donnée aux
détails est loin d’être anodine. « Nous sommes assoiffés de détails concrets concernant
les personnages que nous aimons, à l’écran comme dans un roman, parce que c’est
seulement entre créatures individuelles que l’identification esthétique est possible. »665
Le processus descriptif et le caractère très visuel des récits jouent un rôle crucial dans le
phénomène d’empathie ressenti par le lecteur pour les personnages. Cette identification
fait de l’abjection une expérience unificatrice et le lecteur accepte de se perdre dans le
jeu de la grande illusion que lui proposent les auteurs.
b. Le jeu de la grande illusion
Ce titre fait référence à la fois à la magie et au septième art. Si les œuvres de nos
auteurs ont tant de succès, c’est bien que le lecteur accepte de se perdre dans l’univers
créé de toutes pièces pour eux et oublient l’instant de la lecture que cet univers n’est
que fictionnel car il a alors acquis une réalité bien concrète. Les auteurs sont –comme
les magiciens– passés maîtres dans l’art de la grande illusion. Les personnages
s’animent comme par magie ou comme sur un écran de cinéma. La frontière entre la
création fictionnelle et le réel s’estompe et l’illusion devient véridique. Le caractère
extrêmement visuel de nos œuvres aide à atteindre une telle prouesse, caractère qui se
réalise grâce à un écho constant aux procédés cinématographiques.
665
Magny 23.
474
Nous sommes les témoins, comme dans les films, d’un changement de plan 666 qui
accompagne la montée en crescendo du suspense. La notion de changement de plan
prévaut dans les trois récits. La succession de plans nous rapproche d’une scène de
film : « les plans-éléments premiers du film, … sont réunis en scènes plus ou moins
longues. Une scène de film, c’est un ensemble de plans se passant entre les mêmes
personnages dans une unité d’action et souvent de lieu. »667 On ne peut ici que
mentionner quelques exemples car l’analyse des procédés cinématographiques utilisés
par nos auteurs dans leurs récits peut, à elle seule, être un sujet d’études. Prenons pour
exemple dans Thinner la scène précédant l’entrée de Billy dans le camp des Gitans :
That night at a quarter past nine, Billy parked his rental car on the soft
shoulder of Route 37-A, which leaves Bar Harbor to the northwest. He was
on top of a hill, and a sea breeze blew around him, ruffling his hair and
making his loose clothes flap on his body. From behind him, carried on that
breeze, came the sound of tonight’s rock-‘n’- roll party starting to crank up
in Bar Harbor. Below him, to the right, he could see a large campfire
surrounded by cars and trucks and vans. Closer in were the people –every
now and then one of them strolled in front of the fire. (192)
Le lecteur perçoit clairement le premier plan choisi par l’auteur : Billy est près de sa
voiture sur le bas-côté de la route 37-A. Le plan inclut une colline et le vent qui
ébouriffe ses cheveux ; le lecteur peut entendre une musique d’arrière-fond. L’auteur
passe à un deuxième plan : à droite de Billy, le lecteur aperçoit le camp des Gitans ainsi
que leurs véhicules. Enfin, l’auteur révèle un troisième plan montrant de plus près les
personnes présentes dans le camp.
Dans Shadowland, nous pouvons prendre pour exemple la scène précédant la
crucifixion de Tom. Nous renvoyons ici le lecteur de notre thèse aux pages 398-399 car
il serait trop long de citer l’ensemble du passage. Cole demande à Pease et à Snail
666
Le terme « plan » désigne une « suite continue d’images devant la caméra au cours d’une prise. » Roy
(1999: 236).
667
Victor Bachy, Pour lire le cinéma et les nouvelles images (Paris: Cerf,1987) 152.
475
d’attacher Tom à un cadre. Nous citons les plans successifs montrés par Straub.
L’auteur montre Pease saisissant une des jambes de Tom puis dans un second plan
Snail immobilisant ses poignets. Un troisième plan montre Thorn faisant pression sur la
poitrine de Tom. Puis nous voyons Mr Peet s’asseyant pour regarder la scène. L’auteur
passe ensuite à Cole tenant un maillet puis à Thorn frappant Tom à la tête. Le plan
suivant montre Cole tenant les clous devant Tom puis on passe aux trois Baladins
transportant Tom vers le cadre et l’attachant.
De même, dans Lullaby, les exemples abondent et nous choisissons la scène où Carl
découvre Helen à l’hôpital lors du dénouement :
In room 131 at the New Continuum Medical Center, the floor sparkles. The
linoleum tile snaps and pops as I walk across it, across the shards and silvers
of red and green, yellow and blue. The drops of red. The diamonds and
rubies, emeralds and sapphires. Both Helen’s shoes, the pink and the yellow,
the heels are hammered down to mush. The ruined shoes left in the middle of
the room. Helen stands on the far side of the room, in a little lamplight, just
the edge of some light from a table lamp. She’s leaning on a cabinet made of
stainless steel. Her hands are spread against the steel. … My shoes snap and
crush the colors on the floor, and Helen turns. (249)
Le premier plan nous montre la chambre 131 dans un hôpital ; on voit l’arrivée de Carl
dans des tessons de diverses couleurs. Le deuxième plan cadre les bijoux d’Helen. Nous
passons ensuite aux chaussures au milieu de la pièce avant de nous attarder sur Helen
affalée près d’un meuble. Le dernier plan révèle Carl qui s’avance vers Helen qui, à son
tour, se retourne. Ce procédé de succession des plans rapproche nos récits du septième
art, donne l’illusion du réel et explique l’efficacité de ces derniers sur le lecteur.
De plus, la technique de l’ellipse est également utilisée et concerne par exemple le
dénouement. King et Palahniuk ont choisi de ne pas montrer la fin effective des récits.
Comme le précise Victor Bachy, « le plus important est ce qui n’est pas dit. » (Bachy
72). L’ellipse est « un des privilèges des arts de se jouer du temps … le cinéma le
raccourcit, l’allonge, le déstructure, le bouleverse, plonge dans le passé, évoque le
476
futur, matérialise l’imaginaire. » (Bachy 143). Nous avons montré précédemment la
manipulation du temps par nos auteurs dans nos trois récits. Dans Thinner, on élude par
exemple le moment où Heidi et Linda se réconcilient en mangeant la tarte ramenée par
Billy. Straub ne montre pas la mort effective de Dave Brick lors de l’incendie à Carson
et Palahniuk ne montre pas Helen et Oyster déclenchant l’incendie dans une
bibliothèque ; il ne nous montre que le résultat au journal télévisé.
Les auteurs oscillent ente monstration et évitement et le procédé d’ellipse joue un
rôle clé dans la dialectique du voilement et du dévoilement qu’ils mettent en place.
C’est parce que les auteurs jouent entre voiler et dévoiler des éléments que la frontière
entre le rêve et la réalité, la vérité et le mensonge, peut s’estomper peu à peu au sein de
nos récits et que le paradigme de l’illusion peut se mettre en place. Cette dimension
illusoire est ubiquitaire dans nos œuvres. Dans Shadowland, par exemple, les situations
doivent être analysées au second degré : ainsi, le fait que le professeur Fitz-Hallan
donne un stylo à Dave Brick au début de sa scolarité à Carson n’indique nullement que
l’enseignant est généreux mais que Dave est trop faible pour survivre à l’école,
annonçant de manière proleptique la tragédie finale. Pendant les cours de sport, Tom
cherche à faire tomber Steve et l’entraîneur le prend comme un signe d’esprit de
compétition. Son interprétation est erronée. Même le pouvoir de lévitation de Del n’en
est pas un, puisqu’il utilise la force de Tom pour accomplir ce tour. En tant que roi de
l’illusion, Cole crée des évènements imaginaires qui semblent d’une réalité implacable
pour Tom. Il donne l’impression qu’il y a des spectateurs dans le théâtre en peignant
des gens sur les murs et les fait vivre grâce à sa magie. Nos auteurs apparaissent comme
des envoûteurs, déployant un pouvoir évocatoire hors normes qui frappe l’imagination
du lecteur.
477
Différents éléments peuvent ainsi expliquer la fascination populaire pour nos récits
et, dans une plus large perspective, pour la littérature de l’abjection. Le chaos apparent
qui y règne n’est qu’illusoire et le processus de répétition prégnant dans les récits donne
à ces derniers une unité narratologique bien réelle. C’est une réception bien particulière
des œuvres qui se met en place et qui contribue à l’identification entre le lecteur et les
personnages. L’efficacité des récits et par là même le pouvoir fascinatoire de l’abjection
sont mis en lumière par leur schéma constructif ; la création du suspense va crescendo
dans ces œuvres construites en palier. Les auteurs font usage de la métaphore de
l’escalier et l’acmé du suspense s’obtient avec l’ouverture de la porte qui introduit le
lecteur dans un monde où les repères traditionnels n’ont plus lieu d’être. De plus, nous
avons perçu la construction quasi-cinématographique des récits et la puissance visuelle
qui s’en détache. Le jeu constant effectué entre la parade monstrative et dissimulatrice
de l’objet abject entraîne le lecteur dans le tourbillon de la grande illusion. Les auteurs
imposent des visions qui s’impriment sur notre rétine et nous nous laissons submerger
par un état de béatitude qui nous fait oublier que nous ne tenons qu’un livre.
A l’image de Billy révulsé par le gitan mais également incapable de se soustraire à
la force de son regard ni à la puissance mortifère de ses rêves, l’abjection a une force
hypnotique. Le paradoxe est le maître mot de ces œuvres car l’abjection plaît, envoûte
et devient une nouvelle source de beauté, un auxiliaire d’esthétique. Nous nous devrons
de différencier le beau et l’esthétique, mais notre démarche rejoint l’approche
subversive de nos auteurs qui donnent à l’abjection une approche artistique. Dans
Pouvoirs de l’horreur, Julia Kristeva voit l’abjection comme auxiliaire du grotesque et
du sublime et nos auteurs semblent même donner une tonalité nouvelle au sublime
traditionnel. L’être monstrueux est doté d’un véritable pouvoir et mène le lecteur dans
une danse macabre sans retenue. C’est à juste titre que nous utilisons ce titre d’une
478
œuvre critique de King car c’est bien dans une danse mortuaire que les auteurs nous
invitent à les suivre sur un rythme effréné.
PARTIE 2. UNE NOUVELLE ESTHETIQUE
Un retour sur la notion de beauté et d’esthétique traditionnelle s’impose avant de
montrer comment les auteurs drapent ces notions de tentures nouvelles en y mettant en
avant la thématique de l’abjection. Nous nous tournerons entre autres vers les œuvres
clés de Platon, 668 d’Emmanuel Kant, 669 d’Hegel 670 ou de Nietzsche. 671 Kant a distingué
le beau et le sublime ; nous reviendrons plus loin sur cette distinction mais il semble
que King, Straub et Palahniuk donnent à la thématique du sublime une touche nouvelle.
Les œuvres d’Edmund Burke 672 ou à nouveau de Kant seront un guide pour nous dans
cette appréhension du sublime. Nos auteurs séduisent le lecteur qui peut transférer à
travers les récits ses désirs les plus inavouables. Le pouvoir de fascination de nos
œuvres tient également au fait qu’ils permettent une pause cathartique pour le lecteur,
catharsis paradoxalement engendrée par l’abjection qui devient un objet d’art à part
entière.
668
Platon, Le banquet.
669
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (Paris: J. Vrin, 1993).
670
Georg Wilhelm Friedrich HegelEsthétique, vol.1 (Paris: Flammarion, 1979).
671
Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie (Paris: Gallimard, 1970.)
672
Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful
(Oxford: Oxford University Press, 2008).
479
A] Un retour diachronique sur la notion d’esthétique
Un retour, aussi bref soit-il, sur la conception traditionnelle de la beauté et de
l’esthétique s’impose, afin de pouvoir établir de quelle manière nos auteurs divergent
des théories passées. Il nous faut avant tout établir la distinction entre le beau et
l’esthétique. La conception de Genette nous éclaire déjà sur le rapport entre le beau et
l’esthétique ; il voit cette dernière comme « l’étude d’une activité humaine spécifique
faisant intervenir la perception de qualités esthétiques telles que la beauté, la sérénité,
l’expressivité, l’unité et l’admiration. » 673 La beauté paraît être une qualité appartenant
à la notion plus large d’esthétique.
a. Une approche historique
L’origine du mot « esthétique » « remonte au XVIIIème siècle, lorsqu’Alexandre
Gottlieb Baumgarten adapta le mot grec signifiant ‘perception’ pour désigner ce qu’il
définissait comme ‘la science de la perception.’ » 674 On voit d’ores et déjà la relation
entre l’esthétique et le sens de la vue. Albin Michel, dans La parole et la beauté, place
l’origine de la beauté en littérature chez Homère dont les idées avancées préfigurent la
poétique platonicienne. A la fin de l’Odyssée, Athéna rend à Ulysse sa beauté perdue
lors des épreuves et c’est alors que ses proches le reconnaissent :
C’est par sa beauté qu’il se fait reconnaître. Oui, elle est bien liée à son être.
… Au sens platonicien, l’idée d’un homme n’est pas différente de lui. Ce
n’est pas un autre homme, plus parfait, dans un autre monde. C’est cet
homme, dans sa beauté véritable, dans la perfection de son être. 675
673
Gérard Genette, Esthétique et poétique (Paris: Éditions du Seuil, 1992) 33.
674
Genette, Esthétique et poétique 39.
675
Eliane Escoubas, L’esthétique (Paris: Ellipses, 2003) 27.
480
Le beau est déjà synonyme de perfection. Tournons-nous vers l’œuvre de Platon afin
d’établir les idées majeures de sa pensée.
Dans Le banquet, écrit aux environs de 380 avant J.-C, Platon cherche à répondre à
la question « qu’est-ce-que le beau ? » Il associe le beau au vrai et au bien. Le beau se
rapproche pour lui d’un idéal : « il y a discordance entre ce qui est laid et tout ce qui est
divin, tandis que le beau s’accorde avec ce qui est divin. » (Platon 150). Il y a ainsi une
relation entre le beau et une création unifiée, harmonieuse. Platon montre comment on
peut passer du désir des beaux corps à l’amour des belles âmes pour parvenir à la
contemplation de la beauté en soi ; le beau est en effet pour lui lié à l’amour. L’échelle
de la beauté pour Platon suit cinq paliers : la beauté des jeunes corps, des âmes, les
actions et les lois justes, les sciences mathématiques et enfin la connaissance du beau en
soi.
C’est, en prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas pour aller
vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en
passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux
corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les
belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui
sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est
autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la
beauté en soi.
Pour Platon, le beau absolu réside dans le monde des Idées ; l’idée est immuable et
éternelle et les choses que nous dénommons belles, le sont car elles participent à l’idée
de beauté. La beauté s’identifie à la lumière (lumière qui est la connaissance), à l’ordre,
à la symétrie, à l’harmonie, à l’unité.
Un autre auteur nous apporte des éléments clés sur l’analyse de l’esthétique. La
première partie de la Critique de la faculté de juger de Kant est, en effet, consacrée au
jugement esthétique. L’esthétique apparaît comme un jugement sur le beau et le beau
est « découvert par l’analyse des jugements de goût. » (Kant 181). Ce jugement est
481
communicable à d’autres personnes, est intersubjectif et universel et procure une
satisfaction nécessaire; l’archétype du goût est produit en soi :
Ce qui importe pour dire que l’objet est beau et pour prouver que j’ai du
goût, c’est ce que je fais de cette représentation en moi-même, et non ce par
quoi je dépends de l’existence de cet objet. 676
« Est beau ce qui plaît universellement sans concept. » (Kant 198). Le jugement de goût
est désintéressé : il désigne
la faculté de juger un objet ou un mode de représentation par l’intermédiaire
de la satisfaction ou du déplaisir, de manière désintéressée. On appelle beau
l’objet d’une telle satisfaction. 677
Il se distingue en cela de l’agréable lié, lui, à une vision personnelle : « est agréable ce
qui plaît aux sens dans la sensation. » (Kant 183). Kant distingue deux types de
beauté : la beauté libre, indépendante de tout objet et la beauté adhérente, conditionnée
par un objet auquel elle adhère :
La première ne suppose nul concept de ce que doit être l’objet ; la seconde
suppose un tel concept, ainsi que la perfection de l’objet par rapport à ce
concept. Les beautés de la première espèce s’appellent beautés (existant par
elles-mêmes) de telle ou telle chose ; l’autre beauté, en tant que dépendant
d’un concept (beauté conditionnée) est attribuée à des objets qui sont
compris dans le concept d’une fin particulière. 678
La beauté pure ou libre passe par la production d’une idée du beau qui sert de modèle.
La beauté idéale est l’adéquation à l’idée qu’on peut se faire d’un objet. Ainsi, la beauté
libre présuppose qu’il n’y a pas de concept de ce que l’objet doit être, alors que dans la
beauté adhérente ce concept existe et la perfection de l’objet est perçu par rapport à lui.
Dans le cas de nos auteurs, la question sera de savoir si l’abjection se rapporte à un
objet déterminé à l’avance par un concept ou si elle plaît librement et pour elle-même.
676
Kant 183.
677
Kant 189.
678
Kant 208.
482
Après avoir présenté les idées principales de Kant, nous nous tournons à présent vers
un autre auteur dont la théorie joue un rôle majeur dans l’approche critique de nos
œuvres. La conception hégelienne voit l’esthétique comme un moyen d’éveiller « en
nous des sensations par la création de formes ayant l’apparence de la vie. » (Hegel 20).
Hegel considère l’esthétique comme une philosophie de l’art qui permet d’exprimer la
vérité. L’esthétique considère le beau dans l’art. Le beau est l’Idée apparaissant sous
une forme sensible : « ce qui doit servir de base, ce n’est pas le particulier, ce ne sont
pas les particularités, les objets, les phénomènes, etc., particuliers, mais l’idée. … C’est
par l’idée du beau que nous devons commencer. » (Hegel 21). L’idée vient en premier
et elle n’est pas déduite d’objets précis. La finalité de l’art est de dépasser cet élément
sensible pour atteindre une pensée pure et libre. L’homme prend à travers l’art à la fois
conscience du monde extérieur et de son propre monde.
L’œuvre d’art permet à l’esprit humain de se réaliser, de s’exprimer. Pour Hegel,
« le beau artistique est supérieur au beau naturel parce qu’il est un produit de l’esprit» ;
(Hegel 10) l’esprit humain est supérieur à la nature et le beau artistique est une
expression de cet esprit. L’art est cependant limité à un contenu déterminé : « même par
son contenu, l’art se heurte à certaines limitations, qu’il opère sur une matière sensible,
de sorte qu’il ne peut avoir pour contenu qu’un certain degré spirituel de la vérité. »
(Hegel 33). La progression dans la réflexion d’Hegel l’amène à avancer sa théorie de la
mort de l’art : « l’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du
passé. » (Hegel 34). Hegel considère par ce fait que l’art n’a plus de destination
absolue ; il ne réaliserait plus sa fonction de révélateur de la vérité :
Nous ne voyons plus en lui quelque chose qui ne saurait être dépassé, la
manifestation intime de l’Absolu, nous le soumettons à l’analyse de notre
pensée, et cela, non dans l’intention de provoquer la création d’œuvres d’art
483
nouvelles, mais bien plutôt dans le but de reconnaître la fonction de l’art et
sa place dans l’ensemble de notre vie. 679
On resterait au niveau de la créativité individuelle et non plus à celui de l’esprit du
peuple.
Enfin, nous souhaitons mettre l’accent sur une dernière approche critique de
l’esthétique qui peut apporter un éclairage judicieux sur nos œuvres. Nous exposons ici
brièvement les idées majeures de la théorie de Nietzsche. Pour ce dernier, l’artiste crée
ses propres valeurs pour stimuler la force de vie et de joie chez les individus. La figure
de l’artiste est au cœur de la théorie nietzschéenne. La dichotomie entre le dionysiaque
et l’apollinien est un leitmotiv dans sa dialectique. La pulsion apollinienne correspond
au domaine de la mesure, de l’individualité. La pulsion dionysiaque correspond à la
célébration de la réconciliation entre l’homme et la nature :
sous le charme de Dionysos, non seulement le lien se renoue d’homme à
homme, mais même la nature qui nous est devenue étrangère, hostile ou
asservie, fête sa réconciliation avec l’homme, son fils prodigue. 680
Pour Nietzsche, les deux pulsions coexistent ; il y a toujours la présence menaçante du
chaos de la nature primitive : « le titanisme et la barbarie étaient, somme toute, aussi
nécessaires que l’apollinisme. » (Nietzsche 38). Dans La naissance de la tragédie,
l’auteur lie le temps dionysiaque avec le vertige et l’horreur ; le temps apollinien
transforme ces images horribles pour que l’existence soit possible. « La tragédie, c’est
le cœur dionysiaque, qui se détend en projetant hors de lui un monde d’images
apolliniennes. » (Nietzsche 62). La tragédie permet cette transformation. Apprécier la
beauté d’un élément signifie alors accepter d’être confronté à l’aspect dionysiaque.
679
Hegel 33
680
Nietzsche 26.
484
Dans un processus quasi cathartique, l’art permet à l’individu d’effectuer alors un
travail sur lui-même.
Nous devons à présent nous interroger sur les convergences et les divergences
existant entre ces différentes approches théoriques du phénomène esthétique et nos trois
récits.
b. Une esthétique postmoderne
L’étude de l’esthétique en rapport avec nos trois œuvres peut paraître incongrue
quand on sait que King, Straub et Palahniuk peignent l’abjection et explorent l’écriture
de la décadence. Ils vont en cela à l’encontre de la conception platonicienne ; nos
auteurs ne mettent pas en scène le beau, le bien, l’ordre, la lumière ou la symétrie.
L’accent est, au contraire, mis sur le difforme, la fragmentation, le caractère malsain
des individus. Le champ lexical de l’obscurité prédomine et la beauté des corps, des
âmes ou des actions semble peu visible dans nos récits. Même lorsque la beauté
physique est soulignée (on pense aux personnages de Gina, Rose ou Mona) elle est liée
au mal, à la tentation, à la déchéance morale. Pourtant, la fascination pour l’élément
abject est bien réelle et nous avons montré que le désordre apparent cache une unité
sous-jacente. La notion de subversion est à nouveau à l’œuvre car l’abjection semble
devenir, dans nos récits, source d’ordre, d’unité. L’abjection unit les personnages et le
lecteur.
Nous sommes confrontés à une espèce particulière de beauté, une beauté qui explore
les tréfonds les plus sombres de l’âme humaine et prend alors un caractère universel.
Cela nous amène à nous pencher à nouveau sur la théorie kantienne qui a mis en avant
l’universalité du beau. L’abjection, dans nos trois récits, semble remplacer le beau
485
décrit par Kant. En effet, nous avons montré que le beau est, pour lui, ce qui plaît, ce
qui procure une satisfaction. Nos auteurs paraissent inverser la théorie kantienne car,
dans notre cas, c’est le phénomène abject qui plaît et fascine. On peut se demander si
nos trois récits se placent dans le cadre de la beauté libre ou de la beauté adhérente.
Dans la beauté libre, il n’y a pas de concept de ce que l’objet doit être alors qu’un
concept existe dans le deuxième type de beauté et l’objet est perçu par rapport à lui. La
thématique de l’abjection existe dans l’esprit des individus et est associée au macabre, à
la déchéance, à la souillure, à la pourriture. Néanmoins, il semble également que cette
thématique reste vague et il est difficile d’y apposer des termes exacts et de donner une
description précise du sentiment d’abjection. Il semble à la fois parfaitement
perceptible tout en laissant le champ libre pour le lecteur à une lecture plurielle du
phénomène. La littérature étant d’ailleurs en perpétuel chantier, déterminée par son
passé et indéterminée dans son avenir, nous n’avons qu’une possibilité d’une multitude
de lectures de l’abjection et de l’esthétique.
Ainsi, nos auteurs ne font nullement l’apologie des sentiments agréables
contrairement à la conception hégélienne de l’esthétique. Cependant, l’abjection
devient une création artistique car elle permet au lecteur d’atteindre une prise de
conscience du monde extérieur ; si les situations extraordinaires qui affectent nos
personnages n’ont pas lieu d’être dans la réalité quotidienne, les sentiments qui
submergent ces derniers, le processus de rationalisation qui émerge et l’acceptation de
l’altérité qui en découle permettent au lecteur d’effectuer une réflexion sur son propre
monde, sa perception de la figure de l’Autre. La réflexion que nous permettent l’art et
l’abjection nous rapproche de l’approche nietzschéenne dans la confrontation entre
l’apollinien et le dionysiaque. Si la littérature de l’abjection fascine, cela signifie que le
lecteur a accepté la pulsion dionysiaque en lui et c’est parce qu’il reconnaît cette
486
pulsion que l’abjection peut apparaître au grand jour car le lecteur sait que la dimension
apollinienne, représentée par l’ordre du réel, l’emporte. La lecture de nos récits semble
rendre le lecteur plus vivant, plus conscient des forces de vie et de joie qui l’entourent
au quotidien.
Nos auteurs semblent ainsi soit aller à l’encontre de l’esthétique traditionnelle ou
l’inverser en remplaçant le beau par l’abjection. Dans Shadowland, la chambre de Steve
est une vision d’horreur avec les affiches de cadavres et d’êtres hybrides. Pourtant,
Steve y trouve du repos, une béatitude qu’on s’attend à être associée à la beauté. Ici,
l’abjection est pour le personnage source d’harmonie, d’unité en donnant un ordre à sa
réalité quotidienne qu’il considère comme fragmentaire depuis la mort de sa mère.
L’horreur est source de beauté et constitue pour Steve la recherche de l’absolu. Steve va
au-delà des apparences et cherche l’Idée à travers ses créations :
Different areas of his walls were different ‘things’, now gradually melting
into one comprehensive ‘thing.’ He had known it would turn that way –long
ago, years ago, when he had given up all his other hobbies and begun putting
pictures on his walls, Skeleton had foreseen a day when, guided by powerful
impulse, all the pictures would form a simple epic statement. (73)
L’Idée platonicienne est perçue en arrière-plan mais subvertie car remplacée par
l’horreur. Notre jugement est réfléchissant, appréciatif et met le thème de l’abjection au
cœur de l’esthétique postmoderne des trois auteurs choisis. Ils se rapprochent en cela de
la conception de Baudelaire :
‘Le beau est toujours bizarre,’ écrit Baudelaire. C’est dire que le beau est
initialement le non-familier, ce qui étonne ou choque –le beau ne relève pas
du registre de l’harmonieux et, plus tard, Baudelaire dira que le ‘laid’ peut
être ‘beau’ à condition qu’il soit ‘distingué,’ c’est pourquoi il dira aussi que
le beau qui n’est que beau n’est pas beau. 681
681
Escoubas 146-47.
487
Appliquer le terme « postmoderne » à l’esthétique nous ramène au thème du
patchwork d’éléments contraires. L’abjection, comme la beauté, entre dans la
persuasion. Nous suivons la piste d’Albin Michel qui met en avant les trois finalités du
beau : « prouver, plaire, émouvoir. »682 L’efficacité de nos récits démontre la puissance
de l’abjection qui est créatrice de sentiments contradictoires, d’attrait et de répulsion.
Dans le cadre de nos récits, l’abjection semble plaire au public et générer chez lui des
émotions qu’il souhaite ressentir encore et encore. La jouissance esthétique ne se
résumerait pas alors simplement au jugement intellectuel mais elle est également liée à
la sensibilité. Nos auteurs nous invitent à faire l’expérience de l’abjection, à nous
abandonner à cette expérience pour éprouver un sentiment esthétique.
King, Straub et Palahniuk paraissent ainsi substituer dans la théorie traditionnelle
esthétique le beau par l’abjection. La notion du beau s’applique également à la nature ;
Kant a d’ailleurs replacé le beau dans la nature à travers son interprétation du sublime,
« qui lui apparaît précisément dans la beauté et dans la grandeur des phénomènes
naturels, qui permet à l’âme d’unir la morale et le sentiment dans le respect,
l’admiration, la contemplation du ciel étoilé et de mimer ainsi la transcendance. »683 La
théorie kantienne nous aide d’ores et déjà à établir des corrélations entre l’esthétique, le
beau et le sublime, ce qui explique notre choix de nous tourner à présent vers la notion
de sublime pour analyser de quelle manière il est refaçonné par le talent créateur de nos
auteurs.
682
Michel, La parole et la beauté x.
683
Michel, La parole et la beauté v.
488
B] Thinner, Shadowland, Lullaby ou le sublime revisité
Le sublime supposant quelque chose d’illimité, l’appréhension de l’idée d’un infini,
nous prenons ici la liberté d’utiliser un langage imagé pour faire écho à la quête de
transcendance 684 liée au sublime. Flânons d’abord au bord des rives où coule le fleuve
régulier des différentes définitions du sublime avant de nous diriger vers les flots
tumultueux de cet élément tel qu’on le trouve dans nos trois récits.
a. Un éclairage historique sur le sublime
Dans son ouvrage, Le sublime de l’Antiquité à nos jours, Baldine St Girons exprime
parfaitement en introduction la problématique du sublime. Son histoire est aussi
ancienne que la philosophie et concerne, de nos jours, la plupart des disciplines qui la
constituent : « une esthétique qui étudie les différents signifiants –linguistiques,
musicaux et plastiques– qui s’élaborent à la faveur de l’aisthesis (sensation,
perception), plus ou moins retravaillée par l’émotion. » Le sublime rime avec
« l’insaisissable par une étude précise des signifiants du saisissement et du
dessaisissement. » (St Girons 9).
Nous nous pencherons principalement ici sur trois auteurs : Longin, Edmund Burke
et Kant. Ayant déjà présenté les théories longiniennes et burkiennes précédemment,
nous ne rouvrirons ici que brièvement les portes de l’analyse sur ces deux auteurs. Un
rappel des idées majeures s’impose néanmoins afin de percevoir les corrélations entre
le beau et le sublime.
684
« Est sublime ce qui par cela seul qu’on peut le penser, démontre une faculté de l’âme qui dépasse
toute mesure des sens. » Baldine Saint Girons, Le sublime de l’antiquité à nos jours (2008: 25).
489
L’introduction au Traité du sublime par Francis Goyet montre que Longin penche
vers le sublime séquénien et non cicéronien. Le sublime de Cicéron « ne s’oppose pas à
celui de Sénèque ou de Boileau ; il lui est supérieur parce qu’il l’englobe. Lire Longin
… c’est se préparer à comprendre Cicéron. » (Longin 10). Des éléments communs
existent en effet entre Longin et Cicéron. Tous deux voient le sublime comme créateur
de bouleversements, d’enthousiasme et de débordement. Un changement s’établit dans
les termes utilisés. « Longin partage avec Cicéron le but de bouleverser l’auditoire, ce
que d’un beau mot grec Longin nomme l’‘extase.’ C’est-à-dire ce ‘qui fait qu’un
ouvrage enlève, ravit, transporte.’ » (Longin 10). Tous deux partagent la notion
d’enthousiasme mais utilisent deux termes différents pour le thème du débordement.
Si Longin parle de pléthore et Boileau de ‘multitude de paroles,’ c’est pour
défaire un concept capital chez Cicéron, celui de copia. Si Longin utilise le
terme d’ ‘extase’ pour parler du bouleversement, Cicéron utilise le concept
de ‘movere. 685
Longin partage avec Cicéron la conviction que l’orateur doit troubler les esprits et le
terme de perturbation s’applique d’ailleurs bien aux récits de King, Straub et Palahniuk.
Le but est pour Longin « de faire sortir l’auditeur hors de lui-même, ek-stasis. »
(Longin. 14). Longin définit le sublime, dans le premier chapitre, comme « ‘une force
invincible qui enlève l’âme de quiconque nous écoute’ : c’est le movere ou ‘extase.’ »
(Longin 41-42). Au chapitre six, il montre les moyens de produire le sublime. Le
premier est une élévation de l’esprit qui est une image de la grandeur d’âme de
l’orateur ; la seconde « consiste dans le Pathétique ; j’entends par Pathétique cet
enthousiasme, et cette véhémence naturelle qui touche et qui émeut. » (Longin 82). Le
troisième renvoie à des figures de style. Longin cite pour exemple les périphrases et les
métaphores. Une quatrième source du sublime est « la noblesse de l’expression, qui a
685
Longin. 12.
490
deux parties : le choix des mots, et la diction élégante et figurée. » (Longin 82). Longin
révèle également que l’absence de paroles peut être véhicule de sublime. « ‘Le sublime
est l’écho de la grandeur d’âme.’ Le paradoxe est remarquable, puisque le sublime peut
être ce qui ne se dit pas. … C’est un sublime par excès de blanc. » (Longin 49). Le
sublime laisse sur l’individu une trace impérissable 686 et cette puissance du sublime est
également perçue chez Edmund Burke.
Dans A Philosophical Enquiry into the Origins of our Ideas of the Sublime and
Beautiful (1756), Burke indique que le sublime et le beau sont aussi antithétiques que
l’obscurité et la lumière. La beauté peut être accentuée par la lumière mais le sublime
est associé à la lumière intense ou à l’absence de lumière, oblitérant de cette manière la
vue de l’objet. La terreur, l’informe, la laideur se chargent d’une qualité esthétique en
véhiculant des émotions intenses qui finissent par engendrer du plaisir. Le sublime crée
le sentiment de « delight » (délice), associant la crainte et l’attrait. L’obscurité joue un
rôle important pour accroître la terreur. « Another source of the sublime is infinity …
Infinity has a tendency to fill the mind with that sort of delightful horror which is the
most genuine effect, and truest test of the sublime. » (Burke 67). Burke inclut
également la notion de magnificence comme source du sublime puisqu’elle nous
rapproche de l’idée de grandeur. La verticalité est pour lui l’axe du sublime ; la notion
d’infini semble nécessaire au sublime.
Le sublime semble ainsi transcender le beau ; il nous mène vers l’inaccessible,
l’incommensurable. Le sublime a également, comme le montre Burke ou Kant, une
valeur esthétique. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant montre que le sublime
686
« La marque infaillible du Sublime, c’est quand nous sentons qu’un discours nous laisse beaucoup à
penser, qu’il fait d’abord un effet sur nous, auquel il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de
résister, et qu’ensuite le souvenir nous en dure, et ne s’efface qu’avec peine. » Longin. (1995: 81-82).
491
dépasse le pouvoir de la représentation et de la conceptualisation. Le sublime semble
être le sentiment du beau transporté à l’infini :
Le beau naturel concerne la forme de l’objet, laquelle consiste dans la
limitation ; en revanche, le sublime se peut trouver aussi dans un objet
informe, pour autant qu’une dimension d’illimité est représentée en lui ou
grâce à lui. 687
Le beau fait appel à l’entendement qui définit et limite les formes présentées. Ce n’est
pas le cas dans le sublime puisque l’imagination ne peut appréhender l’illimité. « ‘Est
sublime ce qui, du fait simplement qu’on puisse le penser, démontre un pouvoir de
l’esprit qui dépasse toute mesure des sens. » (Kant 232). Le beau est lié à la qualité et
sa perfection vient de sa limitation ; le sublime, lui, est lié à la quantité, d’où sa
possibilité d’aller jusqu’à l’infini. Le beau, étant associé aux limites, on n’y décèle
aucune opposition. Le sublime, lui, souhaite dépasser les limites et doit se confronter à
un absolu qui dépasse la sensibilité. Kant distingue un sublime mathématique qui vise à
la contemplation de l’univers infini et un sublime dynamique qui passe par la
contemplation de l’univers déchaîné.
Cette perception du sublime rejoint l’analyse de Baldine St Girons qui le voit
comme vecteur de saisissement et de dessaisissement, de transcendance ou de
sublimation : « la sublimation a ici le sens général de dépassement de soi et de
‘dynamisme le plus normal du psychisme,’ comme le rappelle Bachelard. » (St Girons
12). Le dessaisissement ne se fait pas seulement de l’extérieur, mais transparaît au plus
profond de chaque être.
Si la notion du beau est remplacée par l’abjection par nos trois auteurs, on peut se
demander de quelle manière le sublime traditionnel est revisité dans l’approche
postmoderne que nous avons choisie.
687
Kant 225.
492
b. Un patchwork sublime
Nous avons révélé certains éléments moteurs de différentes théories sur le sublime.
Il peut sembler incongru d’établir une relation entre nos récits et le sublime si l’on
considère que la nature n’y prévaut pas. Même dans Shadowland, où une forêt dense
encercle la demeure de Cole, peu d’espace est laissé à la contemplation de cette nature.
King, Straub et Palahniuk ne mettent pas en avant les paysages mais traitent de la
nature humaine. Pourtant, même dans ce cas, nous percevons des résonnances avec la
lecture des théories du sublime énoncées précédemment. Nous avons déjà mis en
lumière la thématique du patchwork caractéristique de l’écriture postmoderne de nos
auteurs. Il semble que ce terme s’applique également à l’esthétique du sublime car nous
percevons à travers nos récits des échos de ces diverses théories énoncées
précédemment.
Si pour Longin le sublime décrit un langage élevé, une noblesse d’expression, le
registre langagier utilisé par nos auteurs semble alors être loin de correspondre à
l’adjectif « sublime. » Pourtant l’approche de Longin présentant le sublime comme une
absence, comme un excès de blanc fait écho à l’incomplétude du langage que nous
avons perçu, notamment chez Palahniuk, où le discours est réduit à son strict minimum.
Nos auteurs créent bien de l’émotion chez le lecteur mais ils ne nous plongent pas dans
l’extase mais dans l’abjection. Le pouvoir de leurs œuvres est indéniable et, comme
pour l’élément sublime pour Longin, laisse chez le lecteur des souvenirs tenaces qui ne
s’effacent qu’avec peine.
Nous percevons également des résonnances avec la lecture burkienne du sublime.
Cet écho se réalise à travers la thématique de l’abjection. Celle-ci est bien assimilée au
ténébreux, au difforme, à la révulsion, à l’horreur mais elle engendre paradoxalement
de l’attrait chez le lecteur. L’abjection se rapproche du « delight » burkien, une union
493
de fascination et de crainte et se charge d’une valeur esthétique. Le sublime du paysage
concerne prioritairement l’œuvre de Straub. La première caractéristique du sublime
burkien qui met en évidence l’image de la verticalité et la dichotomie entre la notion de
hauteur et de profondeur paraissent s’appliquer indubitablement à la fois à l’école
Carson ainsi qu’à la demeure de Cole.
L’accent est mis sur le thème de la hauteur et de la verticalité dans les deux cas et le
personnage du « villain » (Broome) a pris résidence dans la partie inférieure du
bâtiment. La récurrence de passages souterrains dans la propriété de Shadowland met
en exergue son aspect sombre. De plus les hauts arbres qui encerclent la propriété
rappellent le lien que tisse la demeure avec les éléments célestes et démoniaques. Le
passage souterrain où Rose emmène Del et Tom a été le lieu de meurtres et les
fantômes qui le hantent révèlent le caractère ténébreux du domaine. Straub nous
confronte plutôt à un sublime des profondeurs et ne met plus uniquement en scène les
vertiges de la hauteur. Burke mêle dans sa définition du sublime terreur et plaisir. Les
lecteurs de King, Straub et Palahniuk ressentent certainement une part, minime soitelle, d’intérêt à s’immerger dans le monde de l’abjection. Cependant, dans le cas
présent, le plaisir laisserait plutôt place à la fascination, à ce que nous traiterons plus
tard comme le phénomène hypnotique.
L’abjection affecte tous les éléments constitutifs des récits ; le lecteur paraît à la fois
capable de percevoir où se situe exactement l’élément créateur du sentiment
d’abjection, et impuissant à appréhender celui-ci dans sa totalité. Nos auteurs poussent,
comme dans la conception kantienne, la sensibilité du lecteur à son paroxysme en lui
faisant gravir sans discontinu l’escalier du suspense. Cette volonté de pousser de plus
en plus loin le sentiment d’abjection se rapproche de l’absence de limites présente chez
Kant. Cela entraîne le lecteur dans une réflexion et une confrontation à l’égard de ses
494
pulsions dionysiaques, de ses peurs refoulées de par son intégration au monde social
règlementé, normalisé, apollinien. L’écriture esthétique de nos auteurs cherche à mettre
le lecteur en opposition avec ses valeurs, ses limites pour déployer les forces
déchaînées de la nature dissimulées en lui.
Tout comme Kant montre que la tempête est sublime pour l’individu qui est en
sécurité sur le rivage, lui permettant de se mesurer de manière indirecte à la force des
éléments déchaînés, 688 nos auteurs permettent au lecteur, à travers la mise en scène de
l’abjection et dans le confort de leur domicile, d’affronter par procuration les
différentes figures du monstre. Dans la proximité à la mort que nous offrent nos
auteurs, le lecteur sait qu’il peut affronter en toute quiétude la Grande Faucheuse. On
peut considérer que l’abjection entre bien dans le cadre d’une esthétique du sublime
comme l’entend Kant car l’élément abject éveille chez le lecteur la conscience et la
capacité d’affronter le danger ou la mort. Cet éveil donne une dimension cathartique à
nos récits et à la thématique de l’abjection.
C] Une œuvre cathartique
Le terme « catharsis » apparaît dans La politique d’Aristote en relation avec la
musique :
Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies
qui transportent l’âme hors d’elle-même, remises d’aplomb comme si elles
avaient pris un remède et une purgation. C’est à ce même traitement dès lors
que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la
pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d’une façon
générale, sont sous l’emprise d’une émotion quelconque pour autant qu’il y a
en chacun d’eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une
certaine purgation et un allègement accompagné de plaisir. 689
688
« Il nous [faut] nous voir en sécurité pour éprouver cette satisfaction exaltante. » Kant (1965: 244).
495
La musique est alors définie comme enthousiasmante ; les mélodies sont purificatrices,
thérapeutiques pour les passions excessives. Dans La poétique, Aristote associe la
catharsis à la tragédie : « la tragédie … est une imitation faite par des personnages en
action et non par le moyen de la narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la
crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre. »690 La catharsis permet ainsi
de se libérer de ses passions, de ses angoisses. Ceci est rendu possible grâce au
processus d’identification qui permet à l’individu de vivre à travers les personnages ses
propres peurs ou pulsions. Nos trois récits permettent au lecteur d’affronter l’élément
abject et de révéler les déviances inhérentes à chaque être.
a. Le pouvoir du monstre
Les êtres abjects que sont Lemke, Billy, Cole, Carl ou Oyster permettent au lecteur
de se confronter à la noirceur de l’âme humaine. En s’identifiant à ces personnages qui
sont punis pour leurs fautes, le lecteur –comme le spectateur de la tragédie pour
Aristote– semble purgé de ses sentiments inavouables et refoulés. L’abjection affecte
avant tout la dimension morale dans nos récits mais le lecteur se reconnaît pourtant
dans la haine de Billy envers son épouse, dans le désir de Cole d’atteindre le pouvoir
suprême ou dans le souhait de Carl de mettre fin à l’ère de la cacophonie représentée
par ses voisins bruyants. Qui n’a jamais ressenti ces sentiments ignominieux par nature,
ne serait-ce qu’une seule fois ? La catharsis consiste à se libérer de sentiments inavoués
et inavouables.
689
Aristote, La politique, trad. J. Tricot (Paris: J. Vrin, 1995) 584.
690
Aristote, La poétique (Paris: librairie générale, 1990) 93.
496
En psychanalyse, elle désigne une méthode thérapeutique où l’effet recherché est
une « décharge adéquate des affects pathogènes. La cure permet au sujet d’évoquer et
même de revivre les évènements traumatiques auxquels ces affects sont liés et
d’abréagir ceux-ci. » (Jean Laplanche, et J.B. Pontalis 60). Elle permet ainsi à
l’individu de se libérer du souvenir d’un évènement traumatique. A la lecture de nos
trois récits, les lecteurs se confrontent à leurs terreurs enfantines enfouies et le moyen
de purification émotionnelle est possible à travers le spectacle du destin tragique de
personnages qui ont, eux, cédé à leurs pulsions les plus sombres.
La présence d’un monstre quelconque renvoie le lecteur à son enfance et aux peurs
ressenties à cette période. Billy est présenté par Heidi comme un monstre qui terrifie sa
fille : « the boggeyman. » Il véhicule la peur enfantine du squelette et de la mort. Cole
représente la peur du magicien démoniaque. Le monstre reste porteur d’une charge
fantasmatique car il permet ce retour salutaire à l’enfance. On peut aller jusqu’à dire
que la figure du monstre nous permet à jamais de garder notre âme d’enfant :
King traque tout, mais alors tout ce qui peut écorcher le cœur et l’âme et
nous flanquer une sainte trouille. Il est le marionnettiste de nos terreurs
inavouées, nocturnes, que nous enfermons au noir de nos placards mentaux
et qui ne pensent qu’à venir au jour. En leur ouvrant la porte, en nous plaçant
de force en face d’elles, alors que nous lisons ces pages dans l’auréole dorée
de notre lampe de chevet, King se montre un vrai et grand romancier, c’està-dire un sadique doux. 691
La littérature de l’abjection permettrait d’ouvrir la porte aux terreurs refoulées. Pour
reprendre les termes nietzschéens, la littérature de l’abjection permettrait de dompter
nos pulsions dionysiaques et de nous conforter dans notre monde apollinien. Les
images cathartiques suggérées par nos auteurs sont nécessaires à la mise en œuvre de
l’acceptation d’une réalité différente, de la présence de l’altérité.
691
Hemsen 75.
497
b. La nécessité de l’abjection
L’identification perçue entre les personnages et les lecteurs et le partage des mêmes
sentiments parmi ces derniers seraient alors vecteurs de cohésion sociale à travers une
libération émotionnelle, une mobilisation affective intense. La lecture devient un
moment d’intensité subjective mais est aussi une absorption collective : « horror, shock,
dread and terror foreground and transform us in stimulating ways just as they connect
us in specific enjoyable manners to our co-viewers. » (Hanich 24). Cela fait écho au
besoin d’art décrit par Hegel : « il faut chercher le besoin général qui provoque une
œuvre d’art dans la pensée de l’homme, puisque l’œuvre d’art est un moyen à l’aide
duquel l’homme extériorise ce qu’il est. » (Hegel 61). L’homme peut s’offrir à sa
contemplation et à celle des autres.
La littérature de l’abjection est un rappel de l’omniprésence quotidienne de l’altérité
et de la nécessité de la préservation de l’identité individuelle. Nous avons déjà mis en
lumière la déconstruction identitaire subie par nos personnages. Nous rejoignons ici
l’analyse de Julia Kristeva sur l’abjection. Elle montre que l’abjection correspond au
rejet par l’enfant de tout ce qui est associé au corps maternel (le sang menstruel, le
placenta, le cordon ombilical...) Les éléments corporels sains sont opposés à ces
éléments abjects, ce qui permet la formation de l’identité de l’être. L’abjection marque
la reconnaissance de la frontière entre le même et l’autre ; or cette frontière est abolie
dans nos récits. L’absence de frontières peut expliquer la fascination des lecteurs et
rend possible chez ces derniers l’expérience cathartique. Selon Kristeva, le dégoût
provoqué par l’abjection « est le symptôme d’un moi qui, excédé par un ‘mauvais
498
objet’ s’en détourne, s’en expurge et le vomit. »692 Cependant, ce rejet s’accompagne
d’une reconstruction des langages et de l’être.
Pour Kristeva, la peur de l’objet abject est présente dans tout individu tout au long de
sa vie puisqu’il réfère à tout ce qui va à l’encontre de son sens de la propreté. Kristeva
donne pour exemple les fluides corporels, les excréments, les cadavres. 693 Nos récits
poussent pourtant le lecteur à affronter cette déchéance corporelle à travers les
personnages de Billy, Rossington, Hopley, Steve ou Helen au moment de sa mort. Ils
nous lient à chaque fois à la souillure, à une présentation morbide du corps. Cependant,
cette confrontation nous raccroche paradoxalement au désir intense de vivre. Le fait de
parler de l’abjection la banalise, permet de la surmonter au moins partiellement. Le
lecteur revit dans choque nouvelle œuvre où règne l’abjection les phases de l’angoisse
et de l’euphorie suscitée par le triomphe sur celle-ci. Aristote parle lui-même de plaisir :
Nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont
la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d’animaux les plus
méprisés ou des cadavres. Une autre raison est qu’apprendre est un grand
plaisir non seulement pour les philosophes mais pareillement aussi pour les
autres hommes … On se plaît en effet à regarder les images, car leur
contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce
qu’est par exemple que ce portrait-là, c’est un tel. 694
Le plaisir est lié à la connaissance, au besoin de mettre un nom sur les éléments abjects.
Nous souhaitons aller plus loin que la notion de plaisir car la littérature de l’abjection a
un caractère poétique, voire hypnotique.
692
Kristeva, Pouvoirs de l’horreur 57.
693
« Corps pourissant, sans vie, devenu tout entier déjection, élément trouble entre l’animal et
l’inorganique, grouillement de transition, doublure inséparable d’une humanité dont la vie se confond
avec le symbolique : le cadavre est la pollution fondamentale. » Kristeva (1980: 127).
694
Aristote, Poétique 89.
499
PARTIE 3. UNE NOUVELLE POETIQUE HYPNOTIQUE
Une explicitation précise du terme « poétique » s’impose pour mettre à jour les
pistes à arpenter pour notre réflexion. Nous nous tournons notamment vers Gérard
Genette, 695 Vincent Jouve 696 ou Roman Jakobson. 697 Les auteurs font de l’abjection un
élément poétique qui explique son pouvoir hypnotique sur le lecteur. La littérature de
l’abjection a presque une puissance addictive.
A] Diverses approches de la poétique
Le terme « poétique » véhicule différentes significations. Si nous n’oublions pas les
théories d’Aristote ou de Todorov décrites en introduction, nous choisissons de suivre
ici la voie de Roman Jakobson qui a choisi de répondre à la question : « qu’est-ce-qui
fait d’un message verbal une œuvre d’art ? » (Michèle Aquien, et Georges Molinié
416). La réponse à cette question nous ramène à la vision de Vincent Jouve qui nous
aide à considérer le terme « poétique » dans son acceptation la plus générale d’ « ‘étude
des procédés internes de l’œuvre littéraire.’ » (Jouve 5). Dans le cadre de nos récits,
nous devons nous interroger sur les éléments qui permettent d’attribuer à la littérature
de l’abjection le qualificatif de « poétique », sur les techniques mises en œuvre pour
permettre à la thématique de l’abjection d’exercer une fascination bien réelle sur le
public. Nous rejoignons par là-même la définition d’Umberto Eco qui voit la poétique
comme « le programme opératoire que l’artiste chaque fois se propose ; l’œuvre à faire,
695
Genette, Figures.III.
696
Vincent Jouve, Poétique du roman (Paris: Armand Colin, 2007).
697
Roman Jakobson, Questions de poétique (Paris: Éditions du Seuil, 1973).
500
telle que l’artiste, explicitement ou implicitement, la conçoit. »698 Cela revient à
déterminer la manière dont l’œuvre est faite. Nous débutons d’abord par une
perspective générale sur la poétique.
a. Une vue d’ensemble sur la poétique
Gérard Genette a une approche scientifique de la poétique ; pour lui, elle vise à
établir une « théorie générale des formes littéraires. »699 La poétique ne se cantonne pas
à une œuvre en particulier mais laisse un champ infini aux possibles littéraires à la fois
narratologiques et thématiques. Dans Questions de Poétique, Roman Jakobson rappelle
que la poéticité est, elle, un élément irréductible : « une composante qui transforme
nécessairement les autres éléments et détermine avec eux le comportement de
l’ensemble. » 700 Jakobson apporte une précision sur les termes « poésie, » « poéticité »
et « poétique. »
J'ai déjà dit que le contenu de la notion de poésie était instable et variait dans
le temps, mais la fonction poétique, la poéticité, comme l'ont souligné les
formalistes, est un élément sui generis, un élément que l'on ne peut réduire
mécaniquement à d'autres éléments. Cet élément, il faut le dénuder et en
faire apparaître l'indépendance, comme sont dénudés et indépendants les
procédés techniques des tableaux cubistes par exemple. 701
C’est bien à la fonction poétique de nos récits que nous nous intéressons et c’est à un
véritable travail de dénudement du texte auquel nous nous livrons. Jakobson donne des
indices sur les éléments qui entrent en compte dans cette fonction poétique : « les mots
698
Eco, L’œuvre ouverte (Paris : Editions du Seuil, 1979) 10.
699
Genette, Figures.III 10.
700
Jakobson, Questions de poétique 124.
701
Roman Jakobson, Huit questions de poétique (Paris: Éditions du Seuil, 1977) 45-46.
501
et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et interne ne sont pas des indices
indifférents de la réalité, mais possèdent leur propre poids et leur propre valeur. » 702 Le
langage se met au service de l’art. Jakobson a d’ailleurs isolé six fonctions du langage,
l’une d’elles étant la fonction poétique : « la fonction poétique … n’est pas exclusive de
la poésie, même si la poésie la met particulièrement en avant, et de plus elle ne rend pas
du tout compte à elle seule du langage poétique. » (Michèle Aquien, et Georges
Molinié 417).
H. Meschonnic reproche à Jakobson son statisme et son formalisme et il redéfinit la
poétique comme « l’étude à chaque fois spécifique des faits de polysémie liés à
l’écriture et à la lecture et à la cohérence du texte et de l’œuvre. » (Michèle Aquien, et
Georges Molinié 417). « Il s’agit d’entrer dans l’œuvre, de reconnaître ce qui la fait, et
qui est son langage. »703 La poétique couvre ainsi un vaste champ d’application et si
l’on considère les notions de polysémie et de cohérence, le terme poétique s’applique
parfaitement aux trois œuvres choisies pour cette thèse. Comme l’indique David
Fontaine : « la littérature réduite à ses principes et ses critères, définie par son passé et
indéfinie en son avenir, la littérature comme chantier : voilà l’objet de la poétique. »704
L’interprétation des œuvres devient ouverte à de multiples interprétations et ce sont aux
critères qui définissent la poéticité d’une œuvre que nous nous intéressons à présent, en
nous tournant vers la théorie de Jakobson.
702
Jakobson, Questions de poétique 124.
703
Henri Meschonnic, Pour la poétique, vol.1 (Paris: Gallimard, 1976) 17.
704
David Fontaine, La poétique : introduction à la théorie générale des formes littéraires (Paris: Nathan,
1993) 12.
502
b. Des œuvres poétiques
Jakobson définit six fonctions du langage : la fonction expressive qui concerne les
expressions des sentiments du locuteur, la fonction conative qui est relative au
récepteur, la fonction phatique qui maintient la communication, la fonction référentielle
qui renvoie au monde extérieur, la fonction métalinguistique quand le code lui-même
devient l’objet du message et la fonction poétique lorsque la forme du texte devient
l’essentiel du message. Cette fonction permet de faire du message un objet esthétique,
même de façon minimale. « L’œuvre poétique doit en réalité se définir comme un
message verbal dans lequel la fonction esthétique est la dominante. »705 Il s'agit de
mettre en évidence tout ce qui constitue la matérialité propre des signes et du code. La
fonction poétique intervient lorsque la forme du message a une valeur expressive
propre. Le message devient alors un objet de plaisir. Considérons à présent les éléments
constitutifs de la fonction poétique pour Jakobson afin d’établir un possible lien avec
nos trois récits.
Ces éléments incluent le niveau de langue soutenu ; si ce registre n’est pas utilisé
dans nos récits, d’autres procédés poétiques y sont visibles. Nous prenons par exemple
l’usage des allitérations donné par Jakobson. Cette figure de style désigne la répétition
d’une ou de plusieurs consonnes. Si l’allitération est plus couramment utilisée en
poésie, elle est loin d’être absente de la prose. L’usage de l’allitération est visible dans
Thinner. Nous notons une allitération en –s à la page 5 : « his tongue squirms between
them and then slides out to slick his grimming, bitter lips. » Cette allitération accentue
l’aspect maléfique de Lemke et l’associe dans l’esprit du lecteur à un serpent prêt à se
jeter sur sa proie à tout moment. On note une allitération en –s à la page 23: « she saw
705
Jakobson, Questions de poétique 147.
503
him when he was sleeping, even worse, she saw him when he was peeing » ainsi qu’à la
page 38: « his mind seemed to separate from his physical self, » ou à la page 54: « rain,
driven by a sudden strong gust of wind, slatted against his study window. » On note une
allitération en –c et en –d à la page 63: « it was cruising over Fairview and casting
down a gritty, cindery dust like chimney soot that seemed to come from beneath its
dusky pinions. » King utilise une allitération en –f à la page 121: « Billy found himself
feeling absurd –his idea was weak and foolish. » On peut donner pour dernier exemple
une allitération en –s à la page 215: « bloody strands of scalp still clung to the ends. »
Straub fait également usage de l’allitération dans Shadowland par exemple à la page
23 avec une allitération en –s et en –f: « all of his neighborhood seems to sigh the rusty
swings and the wading pool» ou «’you’ll find what you have to find. It’ll be all right.
You’ll have to fight for your life.’ » Une allitération en –s est visible à la page 32: « it
seemed detached and kindly at the same time, separated him from the other teachers as
surely as we were separated from them » tout comme à la page 35: «sudden brightness
and the smell of wax: on every surface sat at least two candles. » On note toujours à la
même page une allitération en –w et en –r: « when we were ranked in two rough rows
before the desk, he lowered his arms and stood up. » Une allitération en –f est utilisée à
la page 50 : « the opposite wall was a frieze of faces –framed photographs. » A la page
58, nous notons une allitération en –s: « ‘and I am certain that spirit is shown first and
foremost in school spirit. » Une allitération en –m est utilisée (69): « he was like the
music at the heart of the musc, what the musicians would play if they were made of
thunder and rain. » On note une allitération en –s à la page 94: « saw him slouching out
of the seniors’ row, hands in pockets, smilng faintly, » ainsi qu’une allitération en –b
(98): « Morris resisted at first, but then decided that broken pride was better than
broken neck. » Une autre allitération en –k apparaît à la page 132: « a gang of men was
504
kicking a boy, killing him by kicking him to death. » Enfin, on note une allitération en m (428): « in part because of the mad babble coming from Sketelon’s molten mind. »
Si l’usage de l’allitération est visible chez King et Straub, il semble être également
présent dans le récit de Palahniuk. C’est le cas à la page 4 avec une allitération en –s :
« and screw subtle : cold spots ; strange vapors, irritable pets » ou à la page 7 avec une
allitération en –w : « the who, what, where, when, and why of the reporter.» Une
allitération en –s est visible à la page 18 : « just tiny shards. Tiny shingles and shutters
and bargeboards. » On note une allitération en –t à la page 19: « with my chin tucked
down tight against the knot of my tie, I tweezer a tiny pane of glass into each window »
(19), en –p (81): « she presses the phone deep into the side of her pink hair, » ou en –s
(84): « her shoulders squared straight across, she rolls her lips together. » On note une
allitération en –b (105): «they stand on their broken legs and blink their bird pecked
eyes » ou en –s: « they both smell like Scotch whisky and smoke. » (56) Enfin, on peut
noter une allitération en –b (85) : « the shining black bodies hiss down and bounce, bird
by bird, around us on the concrete » ou en –g (259): « the girl who mage grass grow
up, green and tall. »
Jakobson énonce également comme élément caractéristique de la fonction poétique,
les rimes. Penchons-nous à nouveau vers nos œuvres afin d’y déceler la présence de
rimes. Nous prenons pour exemple dans Thinner à la page 23: « she saw him when he
was sleeping; even worse, she saw him when he was peeing. » King associe la rime en
[-ing] aux besoins corporels de Billy. On peut également citer à la page 25: « the wheel
was locked and blocked » ou à la page 206: « she danced around the fire to a Gypsy
melody! Sweet young woman in motion, how she enchanted me. » Enfin, à la page 283,
on peut donner comme exemple: «’it wants to make me eat oranges until I die! Eat
505
oranges till I die! Eat till I die. » La rime en [ai] semble presque transformer la mort en
berceuse.
Nous notons également quelques exemples de rimes dans Shadowland; nous
pouvons citer le discours de Broome à la page 58 : « therefore, we do not, permit
slackers and loafers here. … you have many hurdles to get over this year, » ou à la
page 69: « the man, who was everywhere and nowhere, in his dreams and hovering just
out of sight as he prowled from one room to another … » Dans Lullaby, on a un
exemple de rime à la page 7 : « another problem is the teller. The who, what, where,
when, and why of the reporter » ou à la page 87: « and the voice says, maybe you could
generate unlimited clean energy. Maybe you could travel through time to prevent
tragedy. » Si l’usage de rimes n’apparaît pas de manière prégnante dans nos récits, leur
présence contribue néanmoins à donner un aspect mélodieux à ces derniers.
Dans les exemples de rimes citées précédemment, on peut noter un cas de
paronomase qui est l’une des autres caractéristiques de la fonction poétique pour
Jakobson. La paronomase désigne l’emploi dans une même phrase de mots dont le son
est similaire mais dont le sens diffère. Dans Thinner, nous pouvons reprendre l’exemple
à la page 25: « the wheel was locked and blocked » ou à la page 64: « the man was a
walking, talking skeleton » ou « the uncovered jawbone jerking and snapping. » Nous
avons un autre exemple à la page 65: « those fingerbones touched him, twiddling and
twitching at his sleeve, » ou à la page 105: « he was doing a piss-poor job of both
finding and building. » Dans Shadowland, on note un exemple à la page 40: « two
savage dogs with chains on their necks snapped and snarled » et dans Lullaby, on note
un exemple à la page 91: « Nash sitting here setting fires in a bar. »
Les éléments de la structure même du discours font de nos récits des œuvres
littéraires. La présence d’une même structure logique derrière ces œuvres met en
506
lumière leur aspect poétique et explique leur caractère fascinatoire sur le public. Ce
repérage d’un schéma itératif nous permet d’établir un parallèle avec l’œuvre de
Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel : Introduction à la
psychocritique. 706 L’auteur y expose la méthode d’une critique psychocritique en
distinguant quatre temps : la pratique des superpositions pour faire apparaître les points
communs entre les différents textes d’un même auteur, « on fait apparaître des réseaux
d’associations ou des groupements d’images, obsédants et probablement involontaires.»
(Mauron 32). La deuxième opération consiste à révéler des situations dramatiques
récurrentes pour aboutir « à l’image d’un mythe personnel. » (Mauron 32). Elle permet
de cerner le conflit à l’origine de l’œuvre. La troisième étape est l’interprétation du
mythe personnel de l’écrivain et en dernier lieu les résultats sont contrôlés en les
comparant à la vie de l’écrivain. L’œuvre met en évidence le lien entre la vie et
l’écriture. Nous avons révélé dans l’introduction des éléments biographiques sur les
auteurs expliquant l’omniprésence de certains thèmes à travers leurs récits. King clame
d’ailleurs s’inspirer de ses expériences personnelles pour écrire ses œuvres.
The job of the writer of horror is to make the reader experience powerful
emotions analogous to those already described in autobiographical terms
elsewhere in the text: the menage a trois of writer, protagonist and reader has
seldom been more nakedly espoused. 707
L’adjectif « obsédantes » dans le titre de l’ouvrage de Mauron nous interpelle dans le
cadre de notre thèse. En effet, la littérature de l’abjection est non seulement auxiliaire
d’une nouvelle esthétique, a des attributs poétiques mais a également une puissance
hypnotique sur le lecteur. C’est parce que les récits sont poétiques qu’ils fascinent et
ont la sonorité d’une mélodie enivrante, addictive, voire même jouissive.
706
Charles Mauron, Des métaphores obsédantes au mythe personnel : Introduction à la psychocritique
(Paris: J. Corti, 1962).
707
John Clute, The Darkening Garden: a Short Lexicon of Horror (Cauheegan: Payseur & Schmidt,
2006) 11.
507
B] L’emprise jouissive de l’abjection
King, Straub et Palahniuk métamorphosent, tels des magiciens, leurs récits où règne
l’abjection en œuvre poétique. Les trois récits sont portés par la notion de rythme que
cela soit au niveau des mots, de la phrase, des paragraphes ou même des chapitres. Les
titres des chapitres dans Thinner sont un compte à rebours vers la mort du protagoniste.
Si les titres des chapitres dans Lullaby ne contiennent que des chiffres, ils sont, dans
Shadowland, indicateurs du parcours des personnages à travers le récit. Le titre de la
partie 1, « the school », indique où se déroule l’action et les deux sous-parties, « he
dreams awake » et « the magic show » montre l’éveil de Tom aux forces irrationnelles
de la magie. Le titre de la partie 2 « Shadowland » est également un indicateur du lieu
où se déroule l’intrigue. Le titre des trois sous-parties « the birds have come home, »
« the Erl King » et « the goose girl » est révélateur de la spirale féérique dans laquelle
Straub souhaite entraîner le lecteur. Il en va de même pour le titre de la troisième
partie : « ‘when we all lived in the forest…’ » Les titres des cinq dernières sous-parties
indiquent le désir de liberté de Tom ainsi que le jeu constant sur la facticité.
L’utilisation d’un schéma répétitif, d’un rythme soutenu, de récurrences lexicales,
syntaxiques, thématiques et symboliques apportent un caractère hypnotique à nos récits.
Comme l’hypnotiseur, les auteurs détournent le lecteur du réel à son profit et le lecteur
met son esprit à leur disposition. Le talent d’écriture s’apparente à un pouvoir de
suggestion : suggérer l’existence d’êtres fictifs. Pour Hippolyte Bernheim, tout dans
l’hypnose n’est que suggestion. L’esprit contrôle le corps. 708 C’est la pensée des
lecteurs que les auteurs cherchent à dominer. Nos auteurs mettent en place un processus
suggestif ; les auteurs semblent prendre, pour le temps de la lecture, le contrôle du moi
708
Dans son ouvrage De la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille (1884), il expose
notamment les mécanismes des phénomènes d’hypnotisme et de suggestion.
508
du lecteur. Comme dans l’hypnose, le lecteur garde la conscience de ses actions et de
son vécu mais cette prise de conscience semble rester au niveau des automatismes.
L’hypnose comporte plusieurs degrés : « à un degré plus marqué, on note l’anesthésie
par suggestion, l’amnésie …, la production d’hallucinations et à un degré de plus on
arrive à l’état somnambulique. »709 Dans le cas de nos auteurs, ils réussissent à insuffler
la vie dans des êtres de papier et à nous convaincre de leur existence le temps de la
lecture. Ils suggèrent la possible existence d’une malédiction gitane ou d’une berceuse
tueuse. Une œuvre qui « suggère » se réalise en se chargeant chaque fois de l'apport
émotif et imaginatif de l'interprète. Tout se passe comme si le lecteur restait assujetti à
la volonté de l’endormeur, à savoir les auteurs.
Si toute lecture poétique suppose qu'un monde personnel tend à coïncider fidèlement
avec celui du texte, un texte fondé sur le pouvoir de suggestion vise, lui, directement le
monde intérieur du lecteur afin qu'en surgissent des réponses neuves, imprévisibles, des
résonances mystérieuses.
What we look for are the very emotions that the process of civilization
through its leveling of emotions and affects denied us and what the process
of modernization through its control of public crises and threat situations has
relieved us. 710
L’effet cathartique associé à la lecture de nos récits et qui permet au lecteur d’affronter
ses terreurs les plus enfouies l’amène à un autre état de conscience, tout comme le
résultat de l’état d’hypnose est la modification de l’état de conscience.
Le lecteur est séduit par l’élément abject. Les mots ont un pouvoir : un pouvoir de
création, de séduction. Nos auteurs révèlent la séduction de l’abjection. Dans les rêves
de Billy, l’abjection est liée à la beauté, à la séduction. La femme avec la peau sur les
709
Henri Baruk, L'hypnose et les méthodes dérivées (Paris: Presses universitaires de France, 1993) 62.
710
Hanich 12.
509
os qui est présente dans son rêve au chapitre 7 agit à son égard en suivant « a hideous
parody of seduction. » Dans les œuvres étudiées, ce qui est laid séduit et fascine. La
maigreur excessive de Billy horrifie et captive à la fois le jeune serveur de l’hôtel où il
s’arrête à Providence au chapitre 17. Le regard de l’employé se rapproche du
voyeurisme et c’est le même regard que porte Billy sur le visage du policier Hopley.
Les individus prennent un plaisir sadique à regarder la souffrance d’autrui et à
s’imprégner du sentiment d’abjection. La fascination vient de la métamorphose en
squelette humain, « the human skeleton, » un attrait qui est inexistant vis-à-vis d’un être
commun et qui explique pourquoi le lecteur dévore le livre jusqu’à la dernière page,
tout comme la malédiction se nourrit de Billy.
Si nos œuvres permettent aux lecteurs de vivre par procuration, de s’échapper des
soucis de la vie quotidienne, 711 nous pouvons alors établir un parallèle avec l’analyse
de la séduction de l’étrange de Louis Vax :
Le spectateur, comme l’homme qui a fait le vide en lui, qui a chassé de sa
conscience les soucis de la vie quotidienne, les souffrances du corps, les
problèmes qui se posent à la pensée, pour se laisser hanter par des soucis, des
souffrances et des problèmes imaginaires. 712
L’homme peut oublier les difficultés de la réalité quotidienne en acceptant de se perdre
dans un univers fictif. Le lecteur peut se complaire dans la peur et l’abjection :
Il se délivre de l’angoisse vraie et se complaît dans l’angoisse fictive. Il avait
peur, il joue la peur. La mauvaise conscience le quitte puisque, à la
différence de l’angoisse vraie, l’angoisse imaginaire sourd d’un monde irréel
qui se donne pour tel. 713
711
L’analyse de Julian Hanich réalisée pour le cinéma s’applique à nos récits: « through an act of transfer
of personal thoughts, emotions and body schemas the viewer concretizes and completes the characters
and worlds offered by the film. The spectator transcends his or her own limited identity and can thus
pleasurably stage himself or herself as someone else and somewhere else for a short period of time. » (7)
712
Louis Vax, La séduction de l’étrange : Etude sur la littérature fantastique 9.
713
Vax 23.
510
Ceci explique non seulement la séduction subie par le lecteur face à la thématique de
l’abjection mais le fait que cette séduction se change en véritable fascination. Kristeva
souligne le « pouvoir de fascination qu’exerce sur tous, ouvertement ou en cachette,
cette région de l’horreur. » 714 Etymologiquement, le terme fascination est lié à la
contemplation du sexe masculin en érection ; au Moyen-Age « fascinum » est le nom
donné aux représentations du phallus apparaissant sous forme de sculpture et qui se
trouvent au centre de cultes religieux anciens basés sur la fécondité. Le terme
« fascination » est lié à la dimension phallique. Il est également lié au regard car la
fascination passe par la contemplation d’un objet, d’un corps. L’expression « être
médusé » prend ici tout son sens lorsqu’on pense au regard de la Gorgone 715 pétrifiant
ses proies ; le lecteur semble avoir la même réaction face aux éléments abjects décrits
dans les récits, une répulsion certaine mais une impossibilité de détourner le regard, un
désir irrépressible de découvrir le dénouement choisi par les auteurs car hypnotisé.
L’absolue altérité représentée par Billy, Lemke, Cole, Rose ou Carl envoûte car elle est
vectrice de surcharge émotionnelle, libératrice des pulsions refoulées chez le lecteur.
Cette approche du terme « fascination » nous permet d’établir un pont entre
l’abjection et la notion de plaisir, de jouissance. Le verbe jouir s’est employé « pendant
longtemps au sens transitif ‘d’accueillir chaleureusement, faire la fête à.’ » (Alain Rey,
et al 1075). L’emploi courant du mot met l’accent sur l’idée de plaisir sexuel. Nous
pouvons prendre ici le terme « jouissance » selon ces deux perspectives. Le lecteur
reçoit avec délectation les récits mettant en œuvre la thématique de l’abjection et la
valeur érotique du terme peut également s’appliquer à la lecture de nos récits et à la
714
Kristeva, Pouvoirs de l’horreur 246.
715
« La Méduse est une figure de l’Autre. En Grèce ancienne, elle occupe une place importante parce que
ce masque monstrueux de Gorgô traduit l’extrême altérité, l’horreur terrifiante de ce qui est absolument
autre, l’indicible, l’impensable, le pur chaos. » Antonio Quinet, Le plus de regard : destins de la pulsion
scopique (2003: 103).
511
contemplation de l’objet abject. Umberto Eco a montré le lien entre la poétique et la
jouissance:
Identifier une poétique implicite revient à retrouver le projet à travers la
manière dont nous jouissons –ou dont d’autres jouissent– de l’objet. Toute
recherche sur les poétiques doit donc tenir compte des deux aspects ; à plus
forte raison s’il s’agit des poétiques de l’œuvre ouverte, qui sont le projet
d’un message doté d’un large éventail de possibilités interprétatives. 716
Nous avons choisi, nous, de lier abjection et plaisir. Le lecteur est attiré, captivé ;
l’expérience de la lecture est vécue comme un plaisir.
L'importance de l'élément subjectif dans la jouissance esthétique –qui
implique une interaction entre l'œuvre, donnée objective, et le sujet, qui la
perçoit– n'avait certes pas échappé aux anciens. Ainsi, Platon, dans le
Sophiste, note que les peintres représentent leurs personnages non pas
exactement mais en fonction de l'angle sous lequel ils seront regardés. 717
Le thème de la jouissance est lié au rôle clé joué par le regard. La contemplation est du
côté de la jouissance ; elle est définie comme « l’état de jouissance scopique. » (Quinet
23). Freud part d’une pulsion, la Schaulust, la jouissance du regard, pour mettre en
lumière la pulsion scopique. Cette pulsion est liée à l’horreur : « la jouissance scopique,
la Schaulust que procure cette pulsion, est la jouissance de spectacles, mais aussi celle
qui procure l’horreur. » (Quinet 52). C'est la pulsion scopique –également appelée
scopophilie– qui confère le caractère de beauté à l'objet désiré du monde sensible et
permet au sujet de le déshabiller du regard. Elle confère à l'œil, et c’est la fonction
haptique, de toucher par le regard. Dans notre cas, la beauté se transpose en abjection.
La pulsion scopique va de pair avec la pulsion sexuelle.
Un nouveau tabou est brisé par les auteurs même si peu d’individus seront prêts à
admettre l’emprise jouissive du paysage de la dégénérescence. Le lecteur s’oublie dans
716
Eco, L’œuvre ouverte 11.
717
Eco, L’œuvre ouverte 18.
512
nos récits qui prennent de manière subversive, une dimension presque vampirique
puisque l’œuvre littéraire a besoin du lecteur pour exister : « l’œuvre, comme le
vampire du folklore, est un corps mort qui a besoin, pour soutenir son existence, de
boire le sang, la vie et la pensée d’un être vivant. » (Vax 9). Si on associe le processus
de lecture des œuvres où règne l’abjection à la notion de jouissance, l’approche de
Louis Vax placerait alors le lecteur dans l’expérience de la petite mort. Cette expression
réfère d’une manière générale à la libération spirituelle qui suit l’orgasme. Dans Le
plaisir du texte, Roland Barthes montre que le plaisir équivaut au contentement et la
jouissance à l’évanouissement. Il considère la petite mort comme le sentiment que
chacun devrait ressentir face aux chefs d’œuvres littéraires, le texte étant un
« anagramme … de notre corps érotique. » 718
Il montre bien que les contradictions et le désordre apparent sont sources de plaisir :
« la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la
cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte. »719 Les textes de nos auteurs ne
sont nullement frigides car ils font appel à l’affectivité du lecteur qui en apprécie
chaque phrase, chaque action et ébranlent leur conviction. Puisque la jouissance est
indicible, il est difficile pour les individus d’admettre leur attrait irrépressible pour la
littérature de l’abjection. « Avec l’écrivain de jouissance (et son lecteur) commence le
texte intenable, le texte impossible. Ce texte est hors-plaisir, hors-critique, sauf à être
atteint par un autre texte de jouissance. » 720 Nous avons cependant tenté d’expliquer
d’où venait chez le lecteur ce plaisir jouissif pour la littérature de l’abjection.
718
Barthes, Le plaisir du texte 30.
719
Barthes, Le plaisir du texte 10.
720
Barthes, Le plaisir du texte 37.
513
Le lecteur s’approprie le mondé créé par les auteurs. Dans The Dynamics of Literary
Response, Norman Holland 721 associe l’acte de lecture au concept d’oralité; nous
dévorons les œuvres pour être absorbés dans un monde fictionnel qui nous subjugue :
« fantasies of losing the boundaries of self, of being engulfed, overwhelmed, drowned,
or devoured. » (Holland 35). Holland associe la pulsion orale à la pulsion scopique :
« we ‘take in’ through our eyes, and unconsciously, to look at is to eat, as when we
‘devour’ books. » (Holland 37).
La littérature de l’abjection permet au lecteur de se perdre totalement dans le monde
qui lui est présenté, de donner une signification aux fantasmes inconscients. Comme le
plaisir de la peur, cette littérature offre une jouissance individuelle et une communion
collective: « the pleasure of fear derives from the fact that it offers a bit of both: a
strong individualized immersion and a collective experience, with both elements
dialogically intertwined. » (Hanich 249). La littérature de l’abjection permet la
réalisation de la transgression des interdits, place la subversion à la portée de chaque
individu et permet la régression vers des pulsions inavouables. Elle offre une
échappatoire face à un réel qui fait taire nos désirs.
L’interprétation des œuvres est plurielle et propre à la sensibilité de chacun. Pourtant
chaque lecteur ressent le jeu du paradoxe auquel se livrent nos auteurs. Les oppositions
se dissolvent ; on retrouve sur le même paradigme dégoût et fascination, abjection et
poétique, horreur et jouissance. Les auteurs établissent avec le lecteur un pacte de
l’abjection et la signature de ce pacte semble établir un lien inaltérable entre les deux
parties. Ce pacte inclut la collusion entre l’abjection et la poétique ; le chaos apparent
s’ordonne au fur et à mesure que la pensée des auteurs s’affirme pour finalement
721
Norman Holland, The Dynamics of Literary Response (New York: Oxford University Press, 1968).
514
plonger le lecteur dans un torrent d’harmonie. King, Straub et Palahniuk sont des
magiciens qui créent un labyrinthe illusoire que nous arpentons avec délectation avant
d’atteindre au crescendo de l’action le nouveau fleuve de Léthé qui nous fait oublier
jusqu’à notre propre existence d’être mortel et nous permet de rejoindre l’espace d’un
moment l’immortalité de l’illusion créatrice. Nos récits sont un sablier qui nous
hypnotise et nous garde, le temps de la lecture, prisonnier à l’intérieur de son verre
magique.
515
CONCLUSION
« All right, I think we’ve been down here in the dark long enough. There’s a
whole other world upstairs. Take my hand, Constant Reader, and I’ll be
happy to lead you back into the sunshine. I’m happy to go there, because I
believe most people are essentially good. I know that I am. It’s you I’m not
entirely sure of. » (Full Dark, No Stars 340)
« Perhaps we go to the forbidden door or window willingly because we
understand that a time comes when we must go whether we want to or
not… and not just to look, but to be pushed through. Forever…» (Danse
Macabre 441)
516
Le thème de l’abjection ne cesse d’interpeller les auteurs de toutes origines et de
tous temps. Notre choix s’est porté sur trois auteurs américains contemporains, Stephen
King, Peter Straub et Chuck Palahniuk et sur trois de leurs œuvres respectives :
Thinner, Shadowland et Lullaby. Ce choix s’est réalisé à la fois par goût personnel et
par la richesse interprétative de ces récits. Si les trois auteurs choisis n’ont pas tous
franchi le même seuil de célébrité, ils partagent néanmoins des thèmes communs dont
celui de l’abjection, qui a été la clef de voûte de notre travail auquel nous avons décidé
de donner le titre oxymoronique de « poétique de l’abjection. » C’est bien la porte du
paradoxe que nous avons décidé de pousser, comme l’indique le titre même de notre
thèse. Guy Astic et
-
l’indiquent bien dans cette citation tirée de leur
ouvrage critique, Stephen King : Premières approches : « King exploite ainsi des
figures ‘d’altérité familière’ qui ne devraient plus susciter un sentiment fantastique. »
(Guy Astic, et
-
83). L’union des deux termes antinomiques,
« altérité » et « familière », est à l’image de nos trois récits qui font du familier un
véhicule du sentiment d’abjection.
Nous avons vu que Julia Kristeva associe l’abjection aux déchets, à la putréfaction, à
la pourriture. Le lecteur visualise des images sanguinolentes, cadavériques ou la
violation des limites corporelles. Ces images d’horreur nous ramènent à la scène
primaire de l’éloignement du sujet masculin par rapport à la figure de la mère mais
également au désir refoulé pour la mère. Ces images sont empreintes de fascination et
jouent avec les tabous réprimés. C’est cette thématique de la fascination des lecteurs
pour des récits où règne l’abjection qui nous a guidés à travers le labyrinthe narratif et
thématique créé par King, Straub et Palahniuk. L’abjection est liée à l’exploration des
interdits mais cette quête lancée par nos auteurs est justement le point d’ancrage qui
rattache le lecteur aux récits et qui leur procure le désir de s’engager avec nos
517
personnages dans un périple tumultueux. Afin de lever le voile sur la thématique du
paradoxe et de montrer comment l’abjection devient source d’une nouvelle poétique,
nous avons suivi plusieurs étapes.
Nous avons d’abord choisi d’effectuer un retour historique afin de comprendre
l’omniprésence de la littérature de l’abjection au sein du pays de l’Oncle Sam. Cette
prédominance est, en elle-même, source d’ambivalence quand on garde à l’esprit le
caractère puritain de la société étasunienne. Nous avons montré que cette société a vécu
depuis ses origines avec la peur et l’abjection. Les Puritains sont marqués par
l’obsession de la faute, du péché, de la tentation par le mal. Cette possible tentation
était notamment représentée par la wilderness et les Amérindiens qui l’habitaient et qui
étaient considérés comme abjects. Etant choisis par Dieu, les Puritains devaient se
protéger en expulsant les indésirables et en mettant l’accent sur leur foi. Leur attitude
intransigeante, voire sectaire, a engendré des dérives mises en scène et critiquées dans
de nombreux récits du début de la littérature américaine. Les Puritains deviennent alors
paradoxalement des êtres abjects de par leur profonde intolérance.
On comprend alors mieux pourquoi la société américaine actuelle est attirée par les
éléments abjects et cette attitude est liée à l’affrontement post-lapsarien entre le bien et
le mal, à la peur mais également à l’attrait pour l’altérité. La société décrite par
Washington Irving ou Nathaniel Hawthorne était déjà porteuse du sentiment
d’abjection et cette critique sociale est également prégnante à travers nos récits. Nos
auteurs dépeignent non seulement la facticité des rapports humains mais la description
de la société de consommation est particulièrement subversive. La subversion permet
d’illustrer les déviances de cette société où la non-appartenance à la norme regroupe
des champs très larges. La répudiation de la communauté gitane par les WASPs dans
Thinner n’est pas si éloignée de l’attitude intolérante des Puritains à l’égard de ceux qui
518
ne partagaient pas leur foi. L’humour noir féroce de Palahniuk dépeint les frustrations
de la société contemporaine. Cette dernière devient vectrice d’abjection à travers la
pollution sonore que subit le protagoniste ou à travers l’égoïsme excessif des
personnages. Nos récits mettent en lumière la déchéance physique mais surtout
psychologique de personnages qui laissent apparaître au grand jour leurs pulsions
inavouables.
Ce paradigme de la déchéance, de la déviance, de l’excès nous a mené dans un
second temps à nous tourner vers deux mouvements littéraires qui ont marqué de leur
empreinte nos récits. En effet, de nombreux points communs existent entre le
mouvement romantique, le Gothique anglais et nos œuvres. L’accent mis par le
Romantisme sur le moi des individus, l’émotion, l’imagination, trouve un écho dans
nos trois récits. De même, le goût pour l’étrange, le surnaturel, inséparable de
l’évocation d’un ailleurs y sont visibles. La période décadente brise, elle, les tabous et
la fascination donnée à la mort, la déchéance corporelle et morale rejoint les
thématiques présentes dans nos récits. L’exploration de la dimension morbide et
l’accent mis sur l’excès nous rapproche du mouvement gothique d’origine anglaise. La
thématique de l’abjection y est omniprésente et nous avons perçu d’innombrables échos
avec nos récits. Ceci explique notre choix de nous être plongée plus ardemment dans le
torrent gothique.
Les auteurs sont de manière inhérente inspirés par le mouvement gothique
traditionnel d’origine anglaise et transposé dans le pays de l’oncle Sam. Le gothique
anglais a subi les assauts de l’évolution et nous avons montré sa transformation en néogothique, terme communément indissocié du gothique postmoderne. Notre choix s’est
porté dans le cadre de notre analyse sur le second terme. Associer le gothique et le
postmodernisme nous permet de mettre en lumière l’effet patchwork de nos récits
519
saupoudrés d’un soupçon psychédélique. On reconnaît dans ce dernier en écho avec nos
œuvres le thème du contraste, de la déformation, de la discordance. Nos auteurs
s’inspirent des thématiques gothiques mais les revisitent en leur donnant une touche
proprement postmoderne, que cela concerne par exemple les lieux ou les personnages.
La thématique de l’abjection est liée à celle de la monstruosité et est déclinée sous
toutes ses formes, amenant le lecteur à se perdre dans un labyrinthe cauchemardesque.
La monstruosité touche à la fois le physique et la dimension psychologique des
protagonistes et s’étend, tel un fléau, aux personnages secondaires qu’ils soient
hommes ou femmes. Les thèmes de l’inceste et du vampirisme sont revisités et vus de
façon transgressive par les auteurs.
Transgression rime avec déconstruction et cette notion a été le fil d’Ariane de notre
second chapitre. Le terme « déconstruction » est vu à la fois dans le sens de
fragmentation mais également dans l’absence d’une signification unique impliquée par
la théorie de Jacques Derrida. Cette approche déconstructive nous lie à une impression
de chaos, d’abolition des normes établies et nous rapproche de l’abjection liée
intrinsèquement à l’absence de règles ou d’harmonie. Ce processus de déconstruction
affecte à la fois le domaine thématique et narratologique. Nous avons commencé par
nous intéresser au thème gothique du corps. En effet, l’unité corporelle des personnages
est totalement remise en cause. Le démembrement apparaît comme un leitmotiv ; les
personnages sont dépossédés de leur individualité ou enfermés dans un corps qui n’est
pas le leur. Le corps prend alors une dimension carcérale. Le trouble identitaire ne peut
que voir le jour et est mis en exergue par le processus d’animalisation subi par le corps.
Les auteurs mettent en scène en filigrane le thème romantique et fantastique du double.
Cependant, ce thème est à nouveau revisité car la figure du double n’est pas proprement
physique mais plus psychologique dans nos récits.
520
Nos auteurs jouent sur les frontières entre le bien et le mal mais l’innocence en ellemême n’existe plus et l’abjection affecte les personnages en apparence les plus sains.
Les auteurs s’intéressent à l’entre-deux, au vacillement, voire à l’abolition des
frontières. L’atmosphère trouble régnant dans nos récits vient de cet effacement des
limites entre le rêve et la réalité. Le flou prédomine même en ce qui concerne le thème
de la mort qui est drapé d’un voile subversif. Cette impression de chaos vectrice
d’abjection fait écho au désordre narratif omniprésent dans les récits. Ces derniers sont
les témoins d’une dislocation à la fois narrative, langagière et temporelle. La
manipulation des éléments narratifs, le jeu constant réalisé sur les analepses et les
prolepses jouent un rôle clé dans le processus de déconstruction apparemment engagé
par les auteurs. Cela contribue à l’atmosphère chaotique régnant dans nos récits. La
thématique de la fragmentation affecte le langage lui-même, comme on l’a vu
particulièrement dans le récit de Palahniuk. Le jeu sur le langage –la création
d’expressions inattendues et incongrues– est poussé jusqu’à la suppression progressive
des mots et les phrases sont réduites à leur minimum. La thématique de la
déconstruction s’applique bien au langage marqué par le manque et cette incomplétude
explique la pluralité de sens qui peut émerger à la lecture de nos récits.
Les procédés narratifs eux-mêmes sont vecteurs du sentiment d’abjection, mis en
lumière par la touche subversive appliquée à chaque étape des récits, ce qui explique la
perception par le lecteur de la reprise d’éléments bibliques. Cependant, nos auteurs leur
donnent une touche grotesque, voire blasphématoire, ce qui joue un rôle prépondérant
dans le sentiment d’abjection qui émerge de la lecture de nos œuvres. Transgression
rime avec déconstruction ; ces deux éléments concernent deux autres thèmes moteurs
de nos récits, la magie et les contes de fées. Ces deux thématiques sont remises au goût
521
du jour et c’est à nouveau une impression de patchwork qui se dégage du travail réalisé
par nos auteurs.
Le mot clé est bien celui de subversion qui apporte même aux récits une touche
grotesque. Le processus initiatique, visible en filigrane dans les récits, soulève de
nombreuses interrogations et cette errance spatio-temporelle à laquelle les personnages
et les lecteurs doivent faire face est génératrice de doute, d’incertitude, d’incomplétude.
L’inachèvement, la facticité semblent être les mots d’ordre. La thématique de
l’abjection est ainsi mise en œuvre grâce à divers éléments narratifs et thématiques. Le
chaos semble être omnipotent mais il faut aller, comme Alice, au-delà du miroir et voir
l’unité sous-jacente qui sous-tend nos œuvres et qui explique leur succès populaire. Les
auteurs créent une véritable architecture poétique de l’abjection.
Nous avons en effet mis en avant dans notre dernière partie une unité narratologique
omniprésente dans les trois œuvres notamment grâce au phénomène de répétition.722
Les auteurs savent exactement comment jouer sur ce processus et sur le sentiment
d’empathie des lecteurs. Cette empathie est elle-même engendrée par un processus de
réception particulier. Le plaisir que le lecteur retire à s’immerger dans la littérature de
l’abjection tient ainsi dans l’abolition des paradoxes. L’empathie est possible pour des
êtres abjects, l’impression chaotique à la première lecture cache en réalité une unité
narratologique. La construction même des récits explique l’harmonie de la littérature de
l’abjection. La construction du suspens s’allie à une construction en escalier d’œuvres
qui ouvrent leurs portes sur la compréhension des éléments abjects. De plus, la qualité
quasi cinématographique des œuvres qui jouent entre monstration excessive et
évitement explique la fascination populaire pour la littérature gothique postmoderne.
722
Roland Barthes voyait d’ailleurs dans le processus de répétition une source de jouissance : « le mot
peut être érotique à deux conditions opposées, toutes deux excessives : s’il est répété à outrance, ou au
contraire s’il est inattendu, succulent par sa nouveauté. » Barthes (1973: 68).
522
Comme un écran de cinéma, les œuvres offrent au lecteur la possibilité d’oublier le
monde environnant et de se prendre véritablement dans le jeu de la grande illusion
orchestré par nos auteurs. L’abjection rime alors avec harmonie, rêve et est dotée de
qualités esthétiques, poétiques.
De manière paradoxale, le monstrueux devient source d’une nouvelle beauté et
même la notion de sublime est redéfinie. C’est à nouveau un effet patchwork qui se
dégage de nos récits. Les auteurs dépeignent un sublime de l’abjection qui devient
cathartique. A travers le spectacle de personnages laissant libre cours à leurs pulsions
les plus morbides, le lecteur peut se libérer de ses propres pulsions refoulées: « the
good horror tale will dance its way to the center of your life and find the secret door to
the room you believed no one but you knew of. »723 Nos auteurs repoussent les limites
de l’abjection car le lecteur aime à se faire peur et affronter ses terreurs enfantines. La
littérature de l’abjection unit les contraires et a un caractère poétique. Les éléments
posés comme composants de la fonction poétique jakobsienne, tels que les assonances
ou les rimes, sont utilisés par nos auteurs. Le terme « poétique » a été entendu dans son
sens le plus large, en tant que « recherche des raisons de l’originalité dans l’œuvre
même. » (Meschonnic 18). Notre parcours nous a conduite à montrer les principes
unificateurs des récits et de la langue elle-même. Les œuvres sont ainsi vues comme un
système unique où les divers thèmes et images utilisés leur donne une multiplicité
interprétative. Au-delà du chaos, c’est une unité qui règne, une unité qui explique le
pouvoir fascinatoire, hypnotique de nos récits qui semblent envoûter par magie le
lecteur.
723
King, Danse Macabre 18.
523
L’abjection se voit à travers un prisme et met en lumière une poétique de la pluralité
et de l’addiction. La poétique postmoderne de la littérature de l’abjection devient
paradoxalement véhicule de plaisir et de magie créatrice. Tout comme les alchimistes
transmutent le plomb en or, les auteurs transforment le phénomène d’abjection en
plaisir. Les écrivains sont les plus grands magiciens, pouvant faire apparaître une réalité
qui n’existe pas. Ils nous font croire à l’invraisemblable. La danse macabre qui nous est
offerte est hypnotique et nous laisse dans un état proche de la jouissance. Le lecteur
doit, comme le narrateur de Shadowland, choisir de croire ou non dans la réalité des
faits qui lui sont énoncés. Pour que la magie opère il faut, comme Tom, croire que l’on
peut soulever une bûche à distance, accepter de croire en l’irrationnel et retrouver par
là-même notre âme d’enfant. « Nous éprouvons le besoin de croire, jusqu’à un certain
point, aux histoires à faire peur. Sinon nous ne serions pas envoûtés. » (Vax 1). Le
lecteur doit ainsi accepter de se prêter aux jeux de l’imaginaire qui traversent les textes
dans des flots tumultueux. Le jeu de la séduction se mêle à la séduction de la quête du
je.
La littérature de l’abjection est une célébration de l’imaginaire, de l’abolition des
paradoxes, de l’altérité. Elle est vectrice de poétique car elle célèbre, contre toute
attente, la vie, l’harmonie. La citation suivante de King décrivant les films d’horreur
peut s’appliquer à nos récits:
Here is the final truth of horror movies: They do not love death, as some
have suggested; they love life. They do not celebrate deformity but by
dwelling on deformity, they sing of health and energy. By showing us the
miseries of the damned, they help us to rediscover the smaller (but never
petty) joys of our own lives. 724
En mettant en scène des éléments abjects, les auteurs nous raccrochent au besoin vital
de croire en la vie et en nous–mêmes. C’est une mélodie que nous jouent King, Straub
724
King, Danse Macabre 228.
524
et Palahniuk ; cette mélodie se répète à l’infini dans chacune de leurs œuvres et une
quelconque lutte contre leur pouvoir fascinatoire est aussi vaine que de se détourner du
chant des sirènes de l’Odyssée. Refuserez-vous, comme Ulysse, de vous laisser tenter
ou vous laisserez-vous bercer sur les flots de l’abjection ? « ‘We have opened a door on
an unimaginable power’, … ‘and there will be no closing it now.’ » 725 Une fois franchi
le seuil de ce monde auquel nous invitent nos auteurs, aucun retour en arrière ne semble
possible et la littérature de l’abjection devient un désir addictif et jouissif, un désir qui,
nous en sommes certaines, continuera à fédérer les lecteurs pour les décennies à venir.
« Writing is magic, as much the water of life as any other creative art. The water is free.
So drink. Drink and be filled up. »726
725
King, Danse Macabre 180.
726
Stephen King, On Writing : A Memoir of the Craft (London: Hodder and Stoughton, 2000), 219.
525
ANNEXES
526
ANNEXE I
BIBLIOGRAPHIE DE STEPHEN KING
ROMANS:
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
1974
Carrie
Carrie
(1976. Trad. Henri Robillot.
Ed. Gallimard)
1975
Salem's Lot
Salem
(1977. Trad. Christiane Thiollier,
et Joan Bernard. Editions Williams)
1977
The Shining
Shining, l'enfant lumière
(1979. Trad. Joan Bernard.
Editions Williams)
1978
The Stand
Le fléau
(1981. Trad. Richard Matas
et Jean-Pierre Quijano.
Editions Alta)
1979
The Dead Zone
Dead zone
(1983. Trad. Richard Matas.
Ed. Jean-Claude Lattès)
1980
Firestarter
Charlie
(1984. Trad. F. M. Lennox.
Ed. Albin Michel)
1981
Cujo
Cujo
(1982. Trad. Natalie Zimmermann.
Ed. Albin Michel)
1982
The Dark Tower I: The Gunslinger
Le pistolero
(1991. Trad. Gérard Lebec.
Ed. J’ai Lu)
1982
Pet Sematary
Simetierre
(1985. Trad. François Lasquin.
Ed. Albin Michel)
1983
Christine
Christine
(1984. Trad. Marie Milpois.
Ed. Albin Michel)
1984
Cycle of the Werewolf
L’année du loup-garou
(1986. Trad. François Lasquin.
Ed. Albin Michel)
The Talisman avec Peter Straub
Le talisman
(1986. Trad. Béatrice Gartenberg,
et Isabelle Delord.
Ed. Robert Laffont)
1984
527
1986
It
Ça
(1988. Trad. William Olivier
Desmond. Ed. Albin Michel)
1986
The Eyes of the Dragon
Les yeux du dragon
(1995. Trad. Evelyn Châtelain.
Ed. Albin Michel)
1987
The Dark Tower II: The Drawing of the
Three
Les trois cartes
(1991. Trad. Gérard Lebec.
Ed. J’ai Lu)
1987
The Tommyknockers
Les tommyknockers
(1989. Trad. Dominique Dill.
Ed. Albin Michel)
1987
Misery
Misery
(1989. Trad. William Olivier
Desmond. Ed. Albin Michel)
1989
The Dark Half
La part des ténèbres
(1990. Trad. William Olivier
Desmond. Ed. Albin Michel)
1990
The Stand: The Complete & Uncut
Edition
Le fléau
(1991. Trad. Richard Matas,
et Jean-Pierre Quijano. Ed. Jean-Claude Lattès)
1991
The Dark Tower III: The Waste Lands
Terres perdues
(1992. Trad. Jean-Daniel Brèque et Christiane
Poulain. Ed. J’ai lu)
Needful Things
Bazaar
(1992. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
1992
Gerald’s Game
Jessie
(1993. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
1993
Dolores Clairbone
Dolores Clairbone
(1993. Trad. Dominique Dill.
Ed. Albin Michel)
Insomnia
Insomnie
(1995. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
1995
Rose Madder
Rose Madder
(1997. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
1996
Desperation
Desolation
(1996. Trad. Dominique Peters.
Ed. Albin Michel)
1991
1994
528
1996
The Green Mile
La ligne verte
(1996. Trad. Philippe Rouard.
Ed. J’ai lu)
1997
The Dark Tower IV: Wizard and Glass
Magie et cristal
(1998. Trad. Yves Sarda.
Ed. J’ai lu)
Bag of Bones
Sac d’os
(1999. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
The Girl Who Loved Tom Gordon
La petite fille qui aimait
Tom Gordon
(2000. Trad. François Lasquin.
Ed. Albin Michel)
2001
Dreamcatcher
Dreamcatcher
(2002. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
2001
Black House
Territoires
(2002. Trad. Bernard Cohen.
Ed. Robert Laffont)
2002
From a Buick 8
Roadmaster
(2004. Trad. François Lasquin.
Ed. Albin Michel)
2003
The Dark Tower V: Wolves of the Calla
Les loups de la Calla
(2004. Trad. Marie de Prémonville.
Ed. J’ai lu)
2004
The Dark Tower VI: Song of Susannah
Le chant de Susannah
(2005. Trad. Marie de Prémonville.
Ed. J’ai lu)
2004
The Dark Tower VII: The Dark Tower
La tour sombre
(2005. Trad. Marie de Prémonville.
Ed. J’ai lu)
2005
The Colorado Kid
Colorado kid
(2006. Trad. Marie de Prémonville.
Ed. J’ai lu)
2006
Cell
Cellulaire
(2006. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
2006
Lisey's Story
Histoire de Lisey
(2007. Trad. Nadine Grassie.
Ed. Albin Michel)
Duma Key
Duma Key
(2009. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
1998
1999
2008
529
2009
Under the Dome
Dôme
(2011. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
2010
Blockade Billy
non traduit
ROMANS PUBLIES SOUS LE NOM DE RICHARD BACHMAN :
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
1977
Rage
Rage
(1990. Trad. Evelyne Châtelain.
Ed. Albin Michel)
1979
The Long Walk
Marche ou crève
(1989. Trad. France-Marie Watkins.
Ed. Albin Michel)
1981
Roadwork
Chantier
(1987. Trad. Frank Straschitz.
Ed. Albin Michel)
1982
The Running Man
Running man
(1988. Trad. Frank Straschitz.
Ed. Albin Michel)
1984
Thinner
La peau sur les os
(1986. Trad. François Lasquin.
Ed. J’ai lu)
The Regulators
Les régulateurs
(2000. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
Blaze
Blaze
(2008. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
1996
2007
LITTERATURE NON ROMANESQUE:
ANNEES
1980
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
Danse Macabre
Anatomie de l’horreur
(1995, 1996.
Trad. Jean-Daniel Brèque.
Ed. du Rocher)
530
1988
Nightmares in the Sky: Gargoyles and
Grotesques
Non traduit
1994
Mid-Life Confidential: The Rock Bottom
Remainders Tour America With Three
Chords and an Attitude
Non traduit
2000
On Writing: A Memoir of the Craft
Ecriture: Mémoires d’un métier
(2001. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
2002
The WaveDancer Benefit (with Pat Conroy,
John Grisham and Peter Straub) (audio)
Non traduit
2004
Building Bridges: Stephen King (audio)
Non traduit
RECUEIL DE NOUVELLES
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
1978
Night Shift
Danse macabre
(1980. Trad. Lorris Murail, et
Natalie Zimmermann.
Ed. Williams)
1982
Different Seasons
Différentes Saisons
(1986. Trad. Pierre Alien.
Ed. Albin Michel)
Skeleton Crew
Brume
(1987. Trad. Michèle Pressé,
et Serge Quadruppani.
Ed. Albin Michel)
Four Past Midnight
Minuit 2
(1991. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
Four Past Midnight
Minuit 4
(1992. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
Nightmares & Dreamscapes
Rêves et Cauchemars
(1994. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
1985
1990
1990
1993
531
Hearts in Atlantis
Cœurs perdus en Atlantide
(2001. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
Everything's Eventual
Tout est fatal
(2003. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
2008
Just After Sunset
Juste avant le crépuscule
(2010. Trad. William Olivier
Desmond.
Ed. Albin Michel)
2010
Full Dark, No Stars
Non traduit
1999
2002
NOUVELLES
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
1951
« Here there be tygers »
(New Tales of Space and Time)
« En ces lieux les tigres »
(1968. Brume)
1968
« Cain Rose Up »
(Ubris magazine)
« La révolte de Cain »
(1968. Brume)
1968
« Strawberry Spring »
(Ubris magazine)
« Le printemps des baies »
(1968. Danse macabre)
1969
« Night Surf »
(Ubris magazine)
« Une sale grippe
(1969. Danse macabre)
« The Reaper's Image »
« L’image de la faucheuse »
(1985. Brume)
1969
(Startling Mystery Stories)
1970
« Graveyard Shift »
(Cavalier magazine)
« Poste de nuit »
(1970. Danse macabre)
1971
« I Am the Doorway »
(Cavalier magazine)
« Comme une passerelle »
(1971. Danse macabre)
1971
« The Blue Air Compressor »
(Heavy Metal Magazine)
Non traduite
1972
« Battleground »
(Cavalier magazine)
« Petits soldats »
(1972. Danse macabre)
532
« Laisser venir à moi les
petits enfants »
(1972. Rêves et cauchemars)
1972
« Suffer the little children »
(Cavalier magazine)
1972
« The fifth quarter »
(Cavalier magazine)
« Quatuor à cinq »
(1972. Rêves et cauchemars)
1972
« The Mangler »
(Cavalier magazine)
« La presseuse »
(1972. Danse macabre)
1973
« Gray Matter »
(Cavalier magazine)
« Matière grise »
(1973. Danse macabre)
1973
« The Boogeyman »
(Cavalier magazine)
« Le croque-mitaine »
(1973. Danse macabre)
1973
« Trucks »
(Cavalier magazine)
« Poids lourds »
(1973. Danse macabre)
1974
« Sometimes They Come Back »
(Cavalier magazine)
« Cours, Jimmy, cours »
(1974. Danse macabre)
1975
« The Lawnmower Man »
(Cavalier magazine)
« La pastorale »
(1975. Danse macabre)
1976
« I Know What You Need »
(Cosmopolitan)
« L’homme qu’il vous faut »
(1976. Danse macabre)
1976
« The Ledge »
(Penthouse)
« La corniche »
(1976. Danse macabre)
1977
« Children of the Corn »
(Penthouse)
« Les enfants du maïs »
(1977. Danse macabre)
1977
« One for the Road »
(Maine)
« Un dernier pour la route »
(1977. Danse macabre)
1977
« The Cat from Hell »
(Cavalier magazine)
« Le chat venu de l'enfer »
(1977. Danse macabre)
1977
« The Man Who Loved Flowers »
(Gallery)
« L’homme qui aimait les fleurs »
(1977. Danse macabre)
1978
« Jerusalem's Lot »
(Night Shift)
« Celui qui garde le vers »
(1978. Danse macabre)
1978
« Nona »
(Shadows)
« Nona »
(1978. Brume)
533
1978
« Quitters, Inc »
(Night Shift)
« Désintox Inc »
(1978. Danse macabre)
1978
« The Last Rung on the Ladder »
(Night Shift)
« Le dernier barreau de l’échelle »
(1978. Danse macabre)
1978
« The Night of the Tiger »
(The Magazine of Fantasy and
Science Fiction)
« La nuit du tigre »
(1978. Fiction)
1978
« The Woman in the Room »
(Night Shift)
« Chambre 312 »
(1978. Danse macabre)
1979
« The Crate »
(Gallery)
« La caisse »
(1981)
1980
« Crouch End »
(New Tales of the Cthulhu Mythos)
« Crouch end »
(1980. Rêves et cauchemars)
1980
« The Mist »
(Dark Forces)
« Brume »
(1980. Brume)
1980
« The Monkey »
(Gallery)
« Le singe »
(1980. Brume)
« The Way Station »
(The Magazine of Fantasy and
Science Fiction)
« Le relais »
(devenu le 2ème chapitre
du Pistolero)
1980
« The Wedding Gig »
(Ellery Queen's Mystery Magazine)
« Le gala de noces »
(1980. Brume)
1981
« The Jaunt »
(The Twilight Zone Magazine)
« L’excursion »
(1981. Brume)
1981
« The Man Who Would Not Shake
Hands »
(Shadows)
« L’homme qui refusait de
serrer la main »
(1981. Brume)
1981
« The Reach »
(Yankee)
« Le chenal »
(1981. Brume)
1982
« Apt Pupil »
(Different Seasons)
« Un élève doué »
(1982. Différentes saisons)
1982
« Rita Hayworth and the Shawshank
Redemption »
(Different Seasons)
« Rita Hayworth et la rédemption
de
Shawshank »
(1982. Différentes saisons)
1980
534
1982
« Survivor Type »
(Terrors)
« Le gout de vivre »
(1982. Brume)
1982
« The Body »
(Different Seasons)
« Le corps »
(1982. Différentes saisons)
1982
« The Breathing Method »
(Different Seasons)
« La méthode respiratoire »
(1982. Brume)
1982
« The Raft »
(Gallery)
« Le radeau »
(1982. Brume)
1983
« Uncle Otto's Truck »
(Yankee)
« Le Camion d'Oncle Otto »
(1983. Brume)
1983
« Word Processor of the Gods »
(Playboy)
« Machine divine à
traitement de textes »
(1983. Brume)
1984
« Beachworld »
(Weird Tales)
« Sables »
(1985. Brume)
1984
« Gramma »
(Weirdbook Magazine)
« Mémé »
(1984. Brume)
1984
« Mrs Todd's Shortcut »
(Redbook Magazine)
« Le Raccourci de Madame Todd »
(1984. Brume)
1984
« The Ballad of the Flexible Bullet »
(The Magazine of Fantasy and
Science Fiction)
« La ballade de la balle élastique »
(1984. Brume)
1984
« The Revelations of Becka Paulson »
(Rolling Stone)
« Les révélations de
Becky Paulson »
(1984. 22 histoires de sexe et
d'horreur)
1985
« For Owen »
(Skeleton Crew)
« Pour Owen »
(1985. Brume)
1985
« Morning Deliveries »
(Skeleton Crew)
« Livraisons matinales »
(1985. Brume)
1985
« Paranoid: A Chant »
(Skeleton Crew)
« Paranoïa : Une mélopée »
(1985. Brume)
535
1986
« The End of the Whole Mess »
(Omni Magazine)
« Le Grand Bazar : Final »
(1986. Rêves et cauchemars)
1987
« Popsy »
(Nightmares and Dreamscapes)
« Popsy »
(1993. Rêves et cauchemars)
1987
« The Doctor's Case »
(The New Adventures of Sherlock
Holmes)
« Le Docteur Résout l'Énigme »
(1993. Rêves et cauchemars)
1988
« Dedication »
(Dark Visions)
« Dédicace »
(1993. Rêves et cauchemars)
1988
« Sneakers »
(Dark Visions)
« Pompes de Baskets »
(1993. Rêves et cauchemars)
1988
« The Night Flier »
(Prime Evil)
« L’oiseau de nuit »
(1993. Rêves et cauchemars)
1988
« The Reploids »
(Dark Visions)
Non traduite
1989
« Home Delivery »
(Book of the Dead)
« Accouchement à domicile »
(1989. Rêves et cauchemars)
1989
« Rainy Season »
(Midnight Graffiti)
« La saison des pluies »
(1989. Rêves et cauchemars)
1989
« Secret Window, Secret Garden »
(Four Past Midnight)
« Vue imprenable sur jardin secret »
(1990. Minuit 2)
1989
« The Library Policeman »
(Four Past Midnight)
« Le policier des bibliothèques »
(1990. Minuit 4)
« The Sun Dog »
« Le molosse surgi du soleil »
(1990. Minuit 4)
1989
1990
1990
1990
(Four Past Midnight)
« Head Down »
(The New Yorker)
« The Langoliers »
(Four Past Midnight)
« The Moving Finger »
(The Magazine of Fantasy and
Science Fiction)
Non traduit
« Les langoliers »
(1990. Minuit 2)
« Le doigt télescopique »
(1990. Rêves et cauchemars)
536
« It Grows on You »
1991
(Nightmares and Dreamscapes)
« Ça vous pousse dessus »
(1991. Rêves et cauchemars)
1992
« Chattery Teeth »
« Dentier Claqueur »
(1991. Rêves et cauchemars)
(Nightmares and Dreamscapes)
1992
« You Know They Got a Hell of a
Band »
(Nightmares and Dreamscapes)
« Un groupe d’enfer »
(1993. Rêves et cauchemars)
1993
« Brooklyn August »
(Nightmares and Dreamscapes)
Supprimé dans la version française
1993
« Dolan's Cadillac »
(Nightmares and Dreamscapes)
« My Pretty Pony »
« La Cadillac de Dolan »
(1993. Rêves et cauchemars)
1993
(Nightmares and Dreamscapes)
« Mon joli poney »
(1993. Rêves et cauchemars)
1993
« Sorry, Right Number »
(Nightmares and Dreamscapes)
« Désolé, bon numéro »
(1993. Rêves et cauchemars)
1993
« The Beggar and the Diamond »
(Nightmares and Dreamscapes)
« Le Mendiant et le Diamant »
(1993. Rêves et cauchemars)
1993
« The House on Maple Street »
(Nightmares and Dreamscapes)
« La Maison de Maple Street »
(1993. Rêves et cauchemars)
1993
« The Ten O'Clock People »
(Nightmares and Dreamscapes)
« La tribu des dix plombes »
(1993. Rêves et cauchemars)
1993
« Umney's Last Case »
(Nightmares and Dreamscapes)
« La dernière affaire d’Umney »
(1993. Rêves et cauchemars)
1994
« The Man in The Black Suit »
(The New Yorker Magazine)
« L'Homme au Costume Noir »
(1995. Tout est fatal)
1995
« Lunch at the Gotham Café »
(Dark Love)
« Déjeuner au Gotham café »
(1995. Tout est fatal)
1997
« Autopsy Room Four »
(Robert Bloch's Psychos)
« Salle d'autopsie quatre »
(2003. Tout est fatal)
1997
« Blind Willie »
(Six Stories)
« Willie l’aveugle »
(2001. Cœurs perdus en Atlantide)
537
1997
« Everything's Eventual »
(The Magazine of Fantasy and
Science Fiction)
« Tout Est Fatal »
(2002. Tout est fatal)
1997
« L.T.'s Theory of Pets »
(Six Stories)
« L.T. et sa théorie des A.F »
(2002. Tout est fatal)
1997
« Lucky Quarter »
(Six Stories)
« Petite Chanceuse »
(2002. Tout est fatal)
1998
« The Little Sisters of Eluria »
(Legends: Short Novels by the
Masters of Modern Fantasy)
« Les Petites Sœurs d'Eluria »
(2002. Tout est fatal)
1998
« That Feeling, You Can Only Say
What It Is in French »
(The New Yorker Magazine)
« Cette impression qui n'a de nom
qu'en français »
(2002. Tout est fatal)
1999
« Hearts in Atlantis »
(Hearts in Atlantis)
« Cœurs perdus en Atlantide »
(2001. Cœurs perdus en Atlantide)
1999
« Heavenly Shades of Night are
Falling »
(Hearts in Atlantis)
« Ainsi Tombent les Ombres Célestes
de la Nuit »
(2001. Cœurs perdus en Atlantide)
1999
« Low Men in Yellow Coats »
(Hearts in Atlantis)
« Crapules de bas étages en
manteau jaune »
(2001. Cœurs perdus en Atlantide)
1999
« Riding the Bullet »
(Everything’s Eventual)
« Un tour sur le bolid' »
(2002. Tout est fatal)
1999
« The Road Virus Heads North »
(999)
« Quand l'auto-virus met
cap au nord »
(2002. Tout est fatal)
1999
« Why We're in Vietnam »
(Hearts in Atlantis)
2000
« In the Deathroom »
(Everything’s Eventual)
« Salle d'Exécution »
(2002. Tout est fatal)
2002
« All That You Love Will Be Carried
Away »
(Everything’s Eventual)
« Tout ce que vous aimez
sera emporté »
(2002. Tout est fatal)
2002
« 1408 »
(Everything’s Eventual)
« 1408 »
(2002. Tout est fatal)
2008
« A Very Tight Place »
(Just After Sunset)
« Un très petit coin »
(2010. Juste avant le crepuscule)
« Pourquoi Nous Étions au Vietnam »
(2001. Cœurs perdus en Atlantide)
538
2008
« Ayana »
(Just After Sunset)
« Ayana »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« Graduation Afternoon »
(Just After Sunset)
« Fête de diplôme »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« Harvey's Dream »
(Just After Sunset)
« Le rêve d’Harvey »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« Mute »
(Just After Sunset)
« Muet »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« N. »
(Just After Sunset)
«N»
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« Rest Stop »
(Just After Sunset)
« Aire de repos »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« Stationary Bike »
(Just After Sunset)
« Vélo d’appart »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« The Cat from Hell »
(Just After Sunset)
« Le chat d’enfer »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« The Gingerbread Girl »
(Just After Sunset)
« La fille pain d’épice »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« The New York Times at Special
Bargain Rates »
(Just After Sunset)
« Le New York Times à
Un prix spécial »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« The Things They Left Behind »
(Just After Sunset)
« Laissés pour compte »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2008
« Willa »
(Just After Sunset)
« Willa »
(2010. Juste avant le crepuscule)
2010
« 1922 »
(Full Dark, No Stars)
Non traduite
2010
« A Good Marriage »
(Full Dark, No Stars)
Non traduite
2010
« Big Driver »
(Full Dark, No Stars)
Non traduite
2010
« Fair extension»
(Full Dark, No Stars)
Non traduite
539
AUTRES
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
COMMENTAIRES
1997
Six Stories
(contient 5 nouvelles de Tout
est fatal et 1 nouvelle de
Cœurs perdus en Atlantide)
édition limitée à 1100
copies
1999
Storm of the Century
La Tempête du siècle
scénario publié
2000
The Plant : Zenith Rising
The Plant
2000
Secret Windows
Fenêtres secrètes
essai et
nouvelles
Fidèles
livre sur la saison
des Boston Red Sox,
co-écrit avec
Stewart O'Nan
2004
Faithful
publié électroniquement
(inachevé)
ADAPTATIONS FILMIQUES ET TELEVISUELLES
ANNEES
TITRES
REALISATEURS
ADAPTATIONS
1976
Carrie
Brian de Palma
Le roman Carrie
1980
The Shining
Stanley Kubrick
Le roman Shining,
l’enfant lumière
1982
Creepshow
George A. Romero
La nouvelle « « La Caisse » +
la nouvelle « La Fin solitaire »
de Jody Verill
1983
Cujo
Lewis Teague
Le roman Cujo
1983
The Dead Zone
David Cronenberg
Le roman Dead Zone
1983
Christine
John Carpenter
Le roman Christine
540
1984
Children of the Corn
Fritz Kiersch
la nouvelle Les enfants du maïs
1984
Firestarter
Mark L. Lester
Le roman Charlie
1985
Cat's Eye
Lewis Teague
la nouvelle « Desintox, Inc. »
1985
Silver Bullet
Daniel Attias
la nouvelle « La Nuit du
loup-garou »
1986
Maximum Overdrive
Stephen King
la nouvelle « Poids lourds »
1986
Stand By Me
Rob Reiner
la nouvelle « Le corps »
1987
Creepshow 2
Michael Gornick
la nouvelle « Le radeau »
1987
The Running Man
Paul Michael Glaser
Le roman Running Man
1989
Pet Sematary
Mary Lambert
Le roman Simetierre
1990
Tales from the Darkside:
The Movie
John Harrison
la nouvelle « Le Chat de l'enfer »
1990
Graveyard Shift
Ralph Singleton
la nouvelle « Poste de nuit »
1990
Misery
Rob Reiner
Le roman Misery
1992
Sleepwalkers
Mick Garris
Scénario original
1993
Needful Things
Fraser Heston
Le roman Bazaar
1993
The Dark Half
George A. Romero
Le roman La Part des ténèbres
541
1994
The Shawshank
Redemption
Frank Darabont
la nouvelle « Rita Hayworth» et
« la rédemption de Shawshank »
1995
Dolores Claiborne
Taylor Hackford
Le roman Dolores Claiborne
1995
The Mangler
Tobe Hooper
la nouvelle « La Presseuse »
1996
Thinner
Tom Holland
Le roman La Peau sur les os
1997
The Night Flier
Mark Pavia
la nouvelle « L'Oiseau de nuit »
1998
Apt Pupil
Bryan Singer
la nouvelle « Un élève doué »
1999
The Green Mile
Frank Darabont
Le roman La Ligne verte
2001
Hearts in Atlantis
Scott Hicks
Cœurs perdus en Atlantide
2003
Dreamcatcher
Lawrence Kasdan
Le roman Dreamcatcher
2004
Secret Window
David Koepp
la nouvelle « Vue imprenable sur
jardin secret »
2005
Riding the bullet
Mick Garris
la nouvelle « Un tour sur
le bolide »
2007
1408
Mikael Håfström
la nouvelle « 1408 »
2007
The Mist
Frank Darabont
la nouvelle « Brume »
2009
Dolan's Cadillac
Jeff Beesley
la nouvelle « Dolan's Cadillac »
542
ANNEXE II
BIBLIOGRAPHIE DE PETER STRAUB
ROMANS :
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
1973
Marriages
Non traduit
1975
Julia
Julia
(1988. Trad. Frank Straschitz.
Ed. Seghers)
1977
If You Could See Me Now
Tu as beaucoup changé, Alyson
(1988. Trad. Jean-Paul Martin.
Ed. J’ai lu)
1979
Ghost Story
Le fantôme de Milburn
(1979. Trad. Frank Straschitz.
Ed. Seghers.
1980
Shadowland
Shadowland
(1987. Trad. Jean-Paul Martin.
Ed. J’ai lu)
1982
Floating Dragon
Le dragon flottant
(1988. Trad. Jean-Paul Martin.
Ed. J’ai lu)
1984
The Talisman (with Stephen
King)
Le talisman des territoires
(1986. Trad. Isabelle Delord.
Ed. R. Laffont)
1985
Under Venus
Non traduit
1988
Koko
Koko
(1990. Trad. Bernard Ferry.
Ed. R. Laffont)
1990
Mystery
Mystery
(1991. Trad. Gérard Coisne.
Ed. Orban.)
1993
The Throat
La gorge
(1995. Trad. Jean Rosenthal.
Ed. Plon)
1995
The Hellfire Club
Le club de l’enfer
(1998. Trad. Michel Pagel.
Ed. Plon)
1999
Mr. X
Mr. X
(2000. Trad. Michel Pagel.
Ed. Plon)
543
2001
Black House (with Stephen
King)
Territoires
(2002. Trad. Bernard Cohen.
Ed. R. Laffont)
2003
Lost Boy, Lost Girl
Les enfants perdus
(2005. Trad. Michel Pagel.
Ed. Plon)
2004
In The Night Room
Le cabinet noir
(2007. Trad. Michel Pagel.
Ed. Plon)
2010
A Dark Matter
Non traduit
2010
The Skylark
Non traduit
RECUEIL DE NOUVELLES :
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
1990
Houses Without Doors (includes
« A Short Guide to the City »
and a shorter version of « Mrs.
God » )
Sans portes ni fenêtres
(1992. Trad. Gérard Coisne.
Ed. Orban.)
1995
Ghosts
Non traduit
2000
Magic Terror
Magie de la terreur
(2001. Trad. Michel Pagel.
Ed. Pocket)
2007
Five Stories
Non traduit
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
1971
My Life in Pictures
Non traduit
RECUEILS DE POESIES :
544
1972
Ishmael
Non traduit
1972
Open Air
Non traduit
1983
Leeson Park and Belsize Square:
Poems 1970 - 1975
Non traduit
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
1982
« The General's Wife » in an
edition of
1,200 copies
Non traduit
1990
« The Buffalo Hunter »
Houses Without Doors
« Le chasseur de bisons »
(Sans portes ni fenêtres)
1990
« The Juniper Tree »
Houses Without Doors
« Le genévrier »
(Sans portes ni fenêtres)
1990
« A Short Guide to the City »
Houses Without Doors
NOUVELLES
« Petit Guide à l'usage des touristes »
(Sans portes ni fenêtres)
1990
« Something about a death,
something about a fire »
Houses Without Doors
1990
« Mrs. God »
Houses Without Doors
« Mme Dieu »
(Sans portes ni fenêtres)
1994
« Pork Pie Hat »
(Magic Terror)
« Pork Pie Hat»
Magie de la terreur
1995
« Hunger, an Introduction »
(Magic Terror)
« La faim, une introduction »
Magie de la terreur
1997
« Mr. Clubb and Mr. Cuff »
(Magic Terror)
« Mr. Clubb and Mr. Cuff »
Magie de la terreur
1998
« Isn't It Romantic »
(Magic Terror)
« Comme c’est romantique »
Magie de la terreur
« Où l'on voit la mort, et aussi des flammes
(Sans portes ni fenêtres)
545
2000
« Ashputtle »
(Magic Terror)
« Cendrillon »
Magie de la terreur
2000
« Bunny is good bread »
(Magic Terror)
« Au bon pain »
Magie de la terreur
2000
« The Ghost Village »
(Magic Terror)
« Le village fantôme »
Magie de la terreur
2002
« Perdido (Fragment of a Work in
Progress) »
Non traduit ?
2010
« A Special Place- The Heart of a
Dark Matter »
Non traduit ?
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
COMMENTAIRES
1984
Wild Animals
contient Julia, If You
Could See Me Now, and
Under Venus
2006
Sides
collection of non-fiction essays
2008
Poe's Children: the New Horror
Anthologie éditée par Peter Straub - collectio
de nouvelles par
différents auteurs
AUTRES
ADAPTATIONS FILMIQUES ET TELEVISUELLES
ANNEES
TITRES
REALISATEURS
ADAPTATIONS
1977
Full Circle (Le Cercle infernal)
Richard Loncraine
Julia
1981
Ghost Story (Le Fantôme de
Milburn)
John Irvin
Ghost story
546
ANNEXE III
BIBLIOGRAPHIE DE CHUCK PALAHNIUK - ROMANS :
ANNEES
TITRES ORIGINAUX
TITRES EN FRANCAIS
1996
Fight Club
Fight Club
(1999. Trad. Freddy Michalski.
Ed. Gallimard)
1999
Survivor
Survivant
(2001. Trad. Freddy Michalski.
Ed. Denoël)
1999
Invisible Monsters
Monstres invisibles
(2003. Trad. Freddy Michalski.
Ed. Gallimard)
2001
Choke
Choke
(2002. Trad. Freddy Michalski.
Ed.Gallimard)
2002
Lullaby
Berceuse
(2004. Trad. Freddy Michalski.
Ed. Gallimard)
2003
Diary
Journal intime
(2005. Trad. Freddy Michalski.
Ed. Gallimard)
2003
Fugitives and Refugees
Non traduit
Festival de la couille
et autres essais
(2006. Trad. Bernard Blanc.
Ed. Denoël)
2005
Non-Fiction
2006
Haunted
A l’estomac
(2006. Trad. Bernard Blanc.
Ed. Denoël)
2007
Rant
Peste
(2008. Trad. Alain Defossé.
Ed. Denoël)
2008
Snuff
Non traduit
2009
Pygmy
Pygmy
(2010. Trad. Bernard Cohen.
Ed. Denoël)
2010
Tell-All
Non traduit
2011 (sept)
Damned
Non traduit
547
ANNEXE IV
RECOMPENSES
STEPHEN KING
G = gagnant/ N= nominé
ANNEE
RECOMPENSES
OEUVRES
1982
British Fantasy best novel
Cujo► G
1982
Prix Locus (best non fiction)
Danse Macabre ►G
1982
Prix Hugo (best non fiction)
Danse Macabre ► G
1986
Prix Locus (best collection)
The Mist ► G
1987
British Fantasy for best novel
It ► G
1987
Bram Stoker Award for best novel
Misery► G
1990
Bram Stoker Award for best
collection
Minuit 2 et Minuit 4 ► G
1991
Bram Stoker Award for novel
Needful Things , The Dark
Tower III: the Waste Lands
►N
1994
Bram Stoker Award for best novel
Insomnia ► N
1996
Bram Stoker Award for best novel
The Green Mile ► G
1997
Prix Locus for best novel
Desperation ► G
548
1998
Bram Stoker Award for best novel
Bag of Bones ► G
1999
Bram Stoker Award for novel
Low Men in Yellow Coats
►N
Prix Locus for best novel
Bag of Bones ►G
1999
British Fantasy for best novel
Bag of Bones ►G
2000
Bram Stoker Award for nonfiction
On Wrting ► G
2001
Prix Locus for non-fiction
On Writing ►G
2001
Bram Stoker Award for best novel
Black House with Peter Straub
►N
2002
Bram Stoker Award for best novel
From a Buick 8►N
2002
Bram Stoker Award
L’ensemble de sa carrière ►G
2003
National Book Award
L’ensemble de sa carrière ►G
2003
Bram Stoker Award for novel
The Dark Tower V: Wolves of
the Calla ► N
2004
Bram Stoker Award for novel
The Dark Tower VII: the Dark
Tower ►N
2004
World Fatansy Award
L’ensemble de sa carrière ►G
2005
British Fantasy for best novel
The Dark Tower VII: the Dark
Tower ►G
2006
Bram Stoker Award for best novel
Lisey’s Story ► G
1999
2007
Mystery Writers of America
L’ensemble de sa carrière ►G
549
2008
Bram Stoker Award for best novel
Duma key ►G
2009
Bram Stoker Award for best
collection
Just Before Sunset ►G
PETER STRAUB
ANNEE
RECOMPENSES
OEUVRES
1989
World Fantasy Award
Koko ► G
(best novel)
1993
World Fantasy Award
« The Ghost Village » (best
novella) ► G
1993
Bram Stoker Award for novel
The Throat (best novel) ►G
British Fantasy Award
Floating Dragon (best novel)
►G
1996
Bram Stoker Award
The Hellfire Club ►N
1998
International Horror Guild
Awards
« Mr Clubb and Mr Cuff »
(best long form) ►G
British Fantasy Award
Grand master at World Horror
Convention ►G
Bram Stoker Award for novel
Mr X ► G
Bram Stoker Award for novel
Magic Terror (fiction
collection) ► G
Bram Stoker Award for novel
Lost Boy, Lost Girl ( best
novel) ► G
1994
1998
1999
2000
2003
550
2003
2004
2007
International Horror Guild
Awards
Lost Boy, Lost Girl ( best
novel) ► G
Bram Stoker Award for novel
In the Nightroom ►G
Bram Stoker Award for novel
Five Stories ►G
CHUCK PALAHNIUK
ANNEE
RECOMPENSES
OEUVRES
1997
Pacific Northwest Booksellers
Association Award
Fight Club( best novel) ►G
1997
Oregon Book Award
Fight Club ( best novel) ►G
2003
Pacific Northwest Booksellers
Association Award
Lullaby ( best novel) ►G
1999
Oregon Book Award
Survivor ( best novel) ►N
2002
Bram Stoker Award
Lullaby ( best novel) ►N
2005
Bram Stoker Award
Haunted ( best novel) ►N
551
PREMIERES DE COUVERTURE
US
New American Library
US Signet
US Signet
US (Large print)
US Signet
US Signet
England New English
Library
England New English Library
Sweden
Legenda
Brazil
Francisco Alves
Brazil
EurópaKönyvkiadó
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Hungary
Italy
Greece
Russia
Cadman
USA
France
The Netherlands
Zysk i S-ka
France
Japan
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A.W. Bruna
Uitgevers
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D] Sur le postmodernisme:
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INDEX
Les noms propres apparaissent ici en italique.
A
abject..............6-15, 20, 27, 38, 39, 44, 48,
56-57, 60-63, 67, 96, 100, 103, 111, 177,
179-180, 193, 201, 203-204, 212, 222,
224-228, 234, 240, 259, 264, 277, 280282, 288, 290, 297, 300, 304, 331, 336,
352, 379, 390, 408, 431, 433, 447, 454,
458, 460, 469, 470, 478, 485-486, 495496, 499, 509, 512
abjection ..............4- 12, 14-15, 22, 26, 3839, 43-45, 47-48, 51, 54-55, 57-64, 67,
69, 78, 84, 86, 92-96, 98-99, 115- 118,
121, 134, 150, 154-156, 175, 178-179,
181, 194-196, 200,202, 205-206, 209,
212, 216-217, 219, 221, 227-229, 232,
236, 240-241, 243, 246, 249, 252, 254255, 257, 262, 264-265, 278-279, 282283, 291-292, 294, 296, 301, 303-304,
306, 310-311, 319, 321, 323, 327-329,
336, 339, 341-342, 351, 358-359, 363,
368, 370, 379, 382, 390, 395, 397, 407,
414, 417, 426, 429, 430-431, 433-435,
445-449, 454-461, 463, 465, 468-470,
472, 474, 478-479, 482, 485-488, 492500, 507-514, 517-525, 568
absence...............9-10, 42, 60, 81, 100,
115, 133, 153, 174, 181, 223, 252, 276,
299, 310, 313, 318, 328-329, 336, 355,
430, 491, 493-494, 498, 520
addiction…………..19, 63, 108, 112, 344,
357, 433, 524
affect……………..4, 5, 11, 124, 381, 567
ambivalence ..............7, 10-11, 13, 20, 2425, 70-71, 79, 81-83, 85, 94, 99, 106,
115-116, 131, 155, 158, 160, 184, 215,
243, 246, 518
américaine…...............4, 13, 47, 53, 57-58,
63, 67-69, 71, 75, 77, 80-81, 83-86, 89,
93, 100-101, 103-104, 115-117, 199,
249, 266, 342, 351-352, 354, 357-358,
369, 386, 405, 446, 518, 556, 559, 566,
570
androgyne…………….230, 231, 245, 557
animal…..................81, 190, 207, 222, 238,
257, 264-266, 268-269, 301, 363, 370,
377, 402, 421, 499
Aristote ….....................43-44, 63, 495-496,
499-500, 562, 564
attraction…...............11, 56, 182, 186, 213,
215, 356, 372, 459, 470
autre….................7-9, 14, 20, 22, 29, 40,
47, 51, 55, 57, 73, 80, 85, 98, 106, 108,
118, 136, 139, 145, 148, 154, 158, 169,
186, 189, 191, 200, 204, 245, 254, 256,
269-270, 281, 283, 285, 286, 288-289,
291, 294, 299, 303, 320, 331-332, 337,
340-341, 344, 346, 350-352, 354, 362,
363-365, 372, 384-385, 387-388, 396,
403, 407, 409-411, 413, 422-423, 425,
427-428, 430, 434, 438, 441, 452, 456,
462-467, 469, 480-483, 498, 499, 504,
506, 509, 511, 513, 558, 565, 571
Autre…………………………………………9, 10, 272,
274
B
Bachelard, Gaston ................. 468, 492, 563
Bakhtine, Mikhail .................342-343, 360362, 563-564
Barker, Clive……………………………….229, 251,
554
Barthes, Roland………………329, 445, 454455, 513, 522, 564
beau ……...............21-22, 39-41, 119, 131,
137, 156, 308, 338, 431, 433, 478-483,
485, 487-492
beauté…...............13, 21-22, 41, 44, 62,
130, 132, 136-138, 156, 186, 212, 229,
230, 232, 242, 266, 307-308, 321, 344345, 406-407, 429-431, 434, 478-482,
484-485, 487-488, 491, 509, 512, 523,
561
Bettelheim, Bruno .......................... 397, 565
Bible ……..................73, 103, 339, 341, 358360, 362, 373, 378
biblique…..............75, 82, 95, 103, 133,
250, 339, 354, 358, 361, 363, 365-369
Bohémiens ..................................... 206, 463
Bozzetto, Roger…................16, 24, 28, 113,
120, 178-179, 209, 214, 255, 269, 560
Bradbury, Malcom ......................... 560, 562
580
Burke, Edmund………………..39-42, 156, 479,
489, 491, 494, 557
C
Cassirer, Ernst .............................17-18, 557
castration ........ 114, 180, 257-258, 272, 397
catharsis..................434, 456, 479, 495-496
cathartique……………….54, 62, 447, 479,
485, 495, 498, 509, 523
chaos ……..................53-54, 58, 60, 77-78,
110, 113, 122, 124, 223, 232, 252-253,
255, 269, 291, 303, 310, 311, 319, 321,
395, 411, 422, 429, 431, 433, 436, 470,
478, 484, 511, 514, 520-523
château ..................24, 26, 27, 41, 141,
143, 146, 148, 150-153, 155, 158, 164165, 182, 185, 188, 193, 214, 255, 350,
406
Chelebourg, Christian....................... 28, 566
cinématographique ….....................62, 217,
260, 267, 433, 435, 468-469, 472, 474,
478, 522, 571
Coleridge, S.T.……………18, 91, 119, 125128, 461, 554, 558
contes ……………….…61, 68, 88, 103, 200,
228, 231, 250, 253, 337, 340-341, 368370, 372, 377, 389-393, 395-398, 400,
403-405, 407, 430, 521, 563, 572, 575576
corps…………………….4, 5, 7, 11, 18, 20, 24,
38, 52, 54, 60, 85, 100, 112, 114, 124,
154, 160-161, 167, 180-181, 184, 189190, 199-200, 202, 210-211, 221, 223,
226, 229, 233, 237, 240, 243-245, 247,
250, 253-259, 262, 263, 273, 286, 288291, 299-300, 308, 319, 332, 345, 348350, 353, 361, 368, 371, 380-382, 384385, 393, 411, 420, 424-425, 430, 463,
465, 471-472, 481, 485, 498-499, 508,
510-511, 513, 520, 533, 539
culpabilité…………………..26, 27, 51, 86-87,
93, 97, 126, 158, 218, 222, 229, 235,
273, 316-317, 421, 437, 459, 467
D
décadente ........................................ 22, 519
déchéance …………………...54, 58, 135, 149,
154, 159, 161, 201, 203, 212, 222, 223,
225, 270, 273, 279, 295, 306, 354, 365366, 414, 447, 453, 463-465, 485-486,
499, 519
déconstruction………………..…37, 60-61, 111,
165, 172, 174, 181, 183-184, 232, 250,
252, 257, 263, 269-270, 289, 293, 302,
308-311, 316, 319, 320, 327, 329, 331,
336, 340-342, 352, 358, 368, 400, 429430, 433-434, 449, 455, 498, 520, 521
dégoût …………………….……6, 11, 14, 27, 39,
209, 211, 287, 498, 514
Derrida, Jacques............................. 172, 566
déviance …………………10, 12, 19, 58, 64, 68,
77, 95, 100-101, 103, 110, 118, 194-198,
202, 228, 246, 248, 252, 282, 313, 323,
325, 330, 337, 344, 349, 355, 358, 397,
413, 414, 429-430, 496, 518-519, 562,
570
double………….………15, 20, 60, 76, 94, 99,
136, 164, 165, 170, 174, 183, 189, 192193, 199, 210, 226, 231, 252, 255-257,
260, 264, 282-283, 285-290, 299, 302,
332, 356, 388, 403, 406, 429-430, 467,
520, 571, 576
dualité………..……….84, 135, 149, 155, 210,
217, 254, 262, 332, 418
Duperray, Max…………………..23, 68-69, 119120, 151-152, 292, 558
duplicité ……………….10, 13, 40, 99, 116,
135, 216, 232, 248-285
E
Eco, Umberto ......... 445, 455, 500, 512, 567
écriture…….................2, 20, 31, 44, 47, 50,
52, 54, 127, 136, 171-172, 179, 246,
260, 291-292, 307, 310, 318, 323, 327,
329, 372-373, 384-385, 454, 457, 485,
493, 495, 502, 507-508, 575-576
Eliade, Mircea……………….339-341, 408-410,
414, 422, 424, 426-428, 567
empathie..…….282, 435, 456, 459, 474, 522
enfermement……………24, 111, 151, 254,
277, 290, 355
Ernould, Roland…………….62, 375, 433, 460,
462-464, 466, 468, 470, 556, 561
esthétique……………….22, 24, 41, 62, 91,
119, 136-137, 143, 156, 159, 161, 169,
186, 257, 307, 347, 431, 433-435, 446,
448, 449, 451, 459, 469, 474, 478- 481,
483-489, 491, 493-495, 503, 507, 512,
556, 560-561, 568
éthique …………….. 74, 76, 91, 98, 100, 204,
236, 446, 565, 569, 572
étrangeté ………………..14, 15, 26, 27, 29,
161, 283, 345, 566
581
excès…………………26, 32, 48, 52, 58, 68, 75,
103, 117, 137, 149, 155, 174, 179, 181,
185, 190, 202, 211, 291, 309, 321, 327,
336, 347, 378, 491, 493, 519
F
Falco, Magali…………………..31-32, 155, 156,
164, 165, 169, 189, 578
fantastique……………..28-30, 39, 46, 53, 68,
146, 178-179, 181-182, 188, 209, 230,
270, 282, 292, 303-305, 312, 331, 430,
434, 460, 510, 517, 520, 558-560, 565,
570, 573, 575, 576
fatale ........................ 21, 212, 215, 230, 345
folie………………….29, 31, 158, 165-166, 210,
212, 225, 261, 269-272, 281, 323, 378,
566, 575
fragmentation…………………….20, 35, 60-61,
121-122, 181, 183-184, 190, 232, 249250, 252-256, 259-260, 262-264, 269,
286, 291, 309-312, 319, 328, 336, 429430, 436, 485, 520-521
Freud, Sigmund……………..5, 7, 8, 14-15,
114, 200, 257, 267, 271, 273-274, 282294, 512, 568
G
Geoffroy-Menoux, Sophie ………….13, 23, 9,
146, 152, 153, 283, 312, 561, 575-576
Genette, Gérard…………………..60, 253, 310,
311, 313, 329-331, 334, 335, 343-344,
434, 480, 500-501, 563, 569
Gitans…………….110, 211, 333, 353, 462,
466, 475
gothique ………………..4-5, 16, 21-27, 29-32,
37-38, 41, 48, 50-51, 55, 58-60, 64, 6869, 80, 116-117, 119-121, 137-147, 150158, 161-170, 174-175, 179, 181, 184189, 191-195, 202, 205, 214, 219, 244,
249, 253, 255, 269, 292, 304, 307, 329,
345, 350, 360, 364, 429, 519, 520, 522,
555-558, 573
grimoire…….…………..57, 177, 232, 235,
243, 248, 289, 322, 353, 357, 365, 368,
372, 386, 391-392, 394-395, 465
H
Hawthorne, Nathaniel ………………….... .... 64,
68, 76, 85-88, 93, 116, 192, 212, 518,
554, 567, 577
Hegel, Friedrich…..…..434, 479, 483-484,
498, 563
horreur . ……..……..…..6, 13-14, 16, 18, 30,
38-41, 46, 48-51, 53, 61, 63, 67, 78, 120,
137, 156, 158, 162-163, 165, 178-182,
193, 200, 210-211, 221, 226, 244, 261262, 277-278, 304, 347, 360, 368, 379,
390, 449, 460, 463, 478, 484, 487, 493,
499, 511-512, 514, 517, 524, 529, 553,
558, 568
horrible ……………..22, 25, 39, 40, 43, 48,
62, 82, 137-138, 159-160, 181, 249, 263
hypnose ..................................508-509, 562
hypnotique……………11, 62, 215, 295, 434,
443, 445, 472, 478, 494, 499, 500, 507,
508, 523, 524
I
identité…………………10, 61, 83, 112, 114,
144, 187, 190, 210, 222, 226, 230-231,
248, 254-255, 258-259, 269, 272, 281286, 288, 316, 336, 346, 349, 353, 378,
405, 406, 416, 453, 459, 464, 467, 498
imagination……………..3, 17, 18, 21-22, 29,
30, 63, 70, 111, 122-123, 125-127, 131,
134, 136, 149, 157-158, 180-181, 184,
190, 212, 429, 453, 461, 463, 477, 492,
519
inceste …………….……22, 49, 76, 195, 204205, 236-237, 241, 250, 429, 520, 562,
569
incomplétude……………………...152, 327-328,
329, 341, 422, 431, 493, 521-522
inconscient………………5, 8, 20, 26, 62, 92,
98, 122, 153, 205, 209, 237, 272, 274275, 278, 289, 292, 294-295, 303, 358,
423
initiation ……………………13, 191, 268, 309,
341, 371, 378, 407-412, 414, 417-419,
422-424, 426, 428, 565
initiatique………………………20, 54, 61-62, 99,
153, 189, 250, 254, 268, 341, 407-408,
411, 414-418, 420, 422-426, 428, 431,
522
inversion……………………..115, 137, 365, 369
irrationnel………………....15, 23, 24, 58, 127,
144, 149, 157-158, 182, 253, 278, 281,
370, 389, 430, 524
Irving, Washington …………64, 68, 78, 85,
88-91, 97, 116, 518, 554-555, 561, 578
Iser, Wolfgang ....... 445, 451- 453, 456, 570
582
J
Jakobson, Roman …..….…171, 500-503,
505-506, 563
jouissance…………………63, 101, 156, 236,
420, 431, 433, 454-455, 488, 511-514,
522, 524
Jouve, Vincent ........................ 434, 500, 563
K
Kant, Immanuel ……………4, 434, 479, 481,
482, 488, 491-492, 495, 563
King, Stephen…………….…1, 3, 5- 6, 9-11, 1415, 21, 24, 26-27, 31-32, 34, 37-40, 42, 4554, 57, 59, 62, 64, 67-68, 84, 87, 95-96,
100-101, 107-108, 110, 116, 118, 121, 162163, 165, 167-168, 174-175, 177-181, 184,
186, 189, 191, 193, 196, 198, 201, 205-206,
208-210, 213, 222, 227, 232, 246, 249-250,
253-255, 257, 260-261, 269, 279, 281, 283,
290, 304, 314, 320, 323, 330-331, 335, 337,
339-340, 341, 345, 347-348, 354, 359, 361362, 366, 377, 379, 381-382, 390-391, 393,
395, 397, 415-417, 428-429, 432-433, 435,
439, 446-447, 451, 453, 455, 460-461, 463,
467, 468, 470-472, 476, 479, 485, 488, 490,
493-494, 497, 504-505, 507, 508, 515, 517,
523-525, 527, 554-557, 575-576
kitsch………………….…38, 118, 174, 185, 190,
192, 208, 220, 244, 262, 289, 306, 363364, 429
Kristeva, Julia ….……….6, 7, 9-11, 343, 478,
498-499, 511, 517, 570
L
labyrinthe …………….19, 60, 135, 148, 150,
152, 157, 188-190, 193, 250, 515, 517,
520
Lacan, Jacques …………9, 253, 255-256,
259, 271-272, 274, 279, 567, 570, 572
langage ………………..10, 36-37, 40, 43-44,
56, 61, 172, 195, 252-253, 272, 274,
276, 310, 319-320, 323, 327-329, 336,
362, 364, 412, 436, 449-450, 454, 455,
489, 493, 502-503, 521
Lévy, Maurice ………….23-24, 27-28, 49, 68,
117, 119, 138, 141-144, 147, 150-152,
155, 162-164, 168, 188, 205, 559-560,
566, 575
Lewis, Matthew……………..……..23, 152, 154,
155, 161, 205, 555
Longin……………………………40-41, 490, 493,
571
Lovecraft, H. P…………………….29, 46, 48, 7879, 228, 555, 561
Lyotard, J. F…………...35-36, 69, 120, 173,
562
M
macabre …………..3, 22, 31, 38, 49, 62, 70,
95, 124, 137, 138, 144, 159, 181, 205,
236, 242, 244, 256, 296, 303-304, 347348, 364, 431, 478, 486, 524, 530
magiciens ………...95, 99, 302, 317, 361,
369, 371, 377, 379, 399-400, 402-403,
420, 474, 508, 515, 524
malédiction…………..54-55, 81, 90, 97, 126,
133, 148-149, 176, 179, 182, 201, 208,
210-211, 223, 234, 243, 250, 267, 275276, 278, 288, 290-291, 296-297, 306,
309, 312, 316, 319, 333, 346, 360, 370,
379, 381-384, 394-395, 416-417, 437438, 460, 463, 466-467, 509-510
manipulation …………….13, 79, 97-98, 104,
236, 248, 301-302, 316-318, 364, 373,
377, 406, 418, 477, 521
manque………………………60, 63, 110, 125,
148, 173, 239, 273, 279, 310, 315-316,
329, 354-357, 391, 393, 394, 400, 430,
521
Mellier, Denis……………...178-179, 181, 468,
561, 576, 578
Menegaldo, Gilles .......................... 331, 576
mensonge .... ..36, 88, 96- 98, 100, 418, 477
métamorphose…………59, 91, 95, 100, 196,
202, 209-211, 255, 261, 265, 267, 269,
275, 510, 553
modernisme.............32, 34-35, 37, 170-171
moi…………….2, 7-10, 13, 19-20, 27, 48,
129-131, 134-135, 141, 153, 166, 226,
271-272, 274, 275, 277-278, 281, 286,
289, 291-292, 295, 302, 323, 341, 388,
396, 434, 482, 498, 508, 519, 531
monstre……………….12-13, 15, 39, 48-49,
60, 63, 85, 108, 146, 178, 189-190, 193,
198-199, 201, 206, 209, 211-212, 217,
224-225, 239, 269, 275, 283, 305, 309,
330, 349-350, 368, 396, 411, 415-416,
421, 425, 446, 466, 470, 495-497, 558
monstrueux……………….12-15, 47-48, 55,
82, 148, 161, 177-179, 190, 201-202,
207, 209, 211-212, 224, 228, 239-240,
583
242, 262, 305, 396, 401, 403, 415, 457,
478, 511, 523
monstruosité……………12-13, 27, 39, 48, 59,
178, 193, 196, 198, 203, 207-208, 210,
222-224, 239, 250, 258, 264, 310, 327,
396, 449, 520
moral………………….6-7, 12-13, 15, 25, 58,
87, 99, 102, 107, 130, 159, 229, 266,
367, 428, 464
mort…………………7, 10, 15, 17, 18, 20, 26,
28, 36, 38, 49-53, 56, 59, 60, 76, 84, 91,
97, 99, 107, 108, 113-114, 119, 121,
123-125, 128, 130, 132, 135, 149-150,
153-154, 159, 167, 176-177, 180-181,
184, 189-190, 197-198, 201-203, 207,
211,213-215, 221-223, 225-227, 230,
233-235, 238-239, 242-244, 246, 248,
250, 253-254, 257-258, 262-263, 265269, 273, 277-279, 281, 283, 289, 296298, 300-301, 303-310, 323, 332-336,
344-347, 353, 355, 357, 359, 364, 365,
375, 379, 385, 388, 390, 393, 395, 399400, 406, 409-412, 414, 416-419, 421422, 424-425, 429-430, 436-437, 442,
449, 453, 456-458, 463-465, 477, 483,
487, 495, 497, 499, 506, 508, 513, 519,
521, 543, 557, 568, 569, 570
mythe………..20, 48, 81-84, 91, 177, 189,
214, 216, 228, 231, 250, 338-341, 363,
365-366, 404, 407, 414, 422, 425-426,
507, 557, 565, 569
N
narration………….105-106, 171, 310-314,
316-317, 320, 330-331, 335, 430, 435,
437-438, 443, 445, 452, 457, 496
Nash, Roderick. .................……….67, 85, 572
nécrophilie ............. 167, 235, 242, 454, 468
néo-gothique…………30-32, 162-170, 174,
194, 429, 519, 575
névrose .................................. 273, 274, 282
Nietzsche, Friedrich ................ 479, 484, 563
norme…………..9, 12, 13, 26, 84, 98, 101102, 112, 196-198, 201, 219, 223, 258,
281, 282, 293, 317, 319, 328, 337, 338,
518
O
occulte ......... 5, 24, 206, 215, 345, 372, 463
P
Palahniuk, Chuck………….1, 5-6, 9-11, 14-15,
21, 24, 26, 27, 31, 32, 34, 37-40, 42, 5253, 56-57, 59, 61, 64, 67-68, 84, 87, 95,
96, 100-101, 103-104, 106, 109-110, 11
2-118, 121, 162, 174-175, 177, 180, 183184, 193-194, 232, 235, 238-239, 244245, 248-250, 253-255, 262-263, 281,
283, 289, 304, 307, 309, 316, 320-322,
327-328, 332, 334, 337, 339-341, 345346, 348, 356-357, 359, 363-365, 383386, 388, 390, 395, 424, 428-429, 435,
442, 446-447, 451, 455, 465, 468, 473,
476, 479, 485, 488, 490, 493-494, 505,
508, 515, 517, 519, 521, 525, 547, 551,
554, 556
paradoxe…………..6, 43, 58, 119, 120, 186,
213, 245, 246, 254, 264, 321, 327, 329,
414, 437, 478, 491, 514, 517-518
parodie…………….35, 37, 163, 244, 342-345,
358, 360-363, 367-369, 382
péché…………….19, 25, 64, 73, 76-77, 81,
86-88, 92-96, 101-102, 115-116, 218,
228, 240, 417, 518
peur………….….7, 11, 14, 26-27, 32, 39, 63,
71, 78, 80-81, 83-85, 100, 115, 117, 144145, 156, 158, 160, 165, 187, 189, 193,
214, 246, 249, 275, 281, 289, 296, 300,
309, 347, 356, 363, 415, 446, 449, 458,
460, 462-465, 468, 497, 499, 510, 514,
518, 523, 524, 562
plaisir………….5, 26, 27, 37, 39, 41-43, 48,
63, 86, 125, 133, 137, 156, 195, 200,
218, 227, 235, 243, 247, 278, 284, 295,
297, 305-306, 347, 353, 356, 374, 401,
420, 434, 445, 452, 454, 455, 491, 494495, 499, 503, 510-514, 522, 524, 562
Platon…….….63, 70, 131, 231, 434, 479,
481, 512, 563
Poe, E. A……..38, 226, 303, 344-345, 347348, 350, 457, 555
poétique………4-6, 13, 17, 22, 31, 39-40,
42-45, 57, 62, 119, 127, 132, 153, 169,
178, 328, 343, 431, 433-434, 449-450,
468-469, 480, 496, 499-503, 505-509,
512, 514, 517-518, 522-524, 556-557,
560-561, 566, 567, 570, 575-576
Ponnau, Gwenhaël......................... 270, 561
possession……….56, 99, 103, 184, 200, 221,
226, 232, 240, 242, 243, 245, 271, 273,
288-291, 380-382, 385, 393, 425
584
postmoderne………..4, 30, 32, 35, 37, 59,
64, 69, 111, 120, 162, 169-171, 174-175,
179, 181, 183, 185-186, 190-191, 193194, 208, 249, 291, 305, 311, 329, 341342, 364, 368, 426, 429-430, 485, 487488, 492-493, 519, 522, 524, 560
Praz, Mario…………………….17-18, 21-22, 60,
119, 137, 559
Propp, Vladimir ...............391-393, 399, 572
psychose ......................... 271-279, 281-282
pulsions………..7-8, 27, 148, 155, 236, 242,
274, 276, 346, 484, 495-497, 511, 514,
519, 523
Puritains………..72-75, 77-80, 82-83, 85, 8993, 96, 98, 100, 107, 115-116, 354, 518
Puritanisme ..... 63, 68, 72-73, 116, 223, 249
R
Radcliffe, Ann………….23, 26-27, 29-30, 3839, 149-150, 163, 560, 579
réécriture…………34, 118, 162, 164, 169,
174, 193, 216, 253, 288, 310, 340-341,
345
refoulé ......... 8, 58, 113, 146, 237, 437, 517
refoulement……..8, 15, 26, 205, 272, 274,
277, 278
regard………7, 12, 124, 196, 201, 220, 229,
237, 256, 284, 287, 295, 380, 415, 439,
441, 478, 510-512, 571
religion………..71-73, 78, 91, 103, 206, 241,
339, 351, 358-359, 369, 371
répétition……..15, 34, 104, 275, 277, 321322, 341, 409, 411, 433, 436-445, 478,
503, 522, 565
répulsion………11, 14, 27, 39, 47, 56, 95-96,
155, 182, 186, 196, 199, 202, 204, 206,
210, 213, 215, 217-218, 226, 230, 235,
276, 280, 327, 355, 363, 368, 372, 377,
446, 449, 458, 463, 488, 511
rêves…………..29, 62, 70, 81, 132, 134, 179,
204, 208, 219, 222, 292-301, 303, 323,
334, 338-339, 373, 412, 437, 441, 478,
509, 565, 566, 574
Romantisme………..16, 18-22, 27-28, 30, 58,
64, 117-119, 121-125, 127, 132, 135136, 138, 146, 148-149, 155-161, 167,
177, 179, 181-182, 194-195, 235, 242,
249, 292, 307, 429, 431, 519
Ruskin, John ............120, 141-142, 158, 560
S
sexualité………..….8, 21, 48, 86, 100, 167,
200, 205, 213-214, 289, 363, 566
Shelley, Percy Bysshe………..19, 27, 125,
130-131, 349-350, 556
sorcellerie………..56, 89, 247, 369, 372, 374,
386, 402
Stevenson, R. L ....................... 142, 159, 556
Straub, Peter …..…..1, 5-6, 9-11, 14-15, 21,
24, 26-27, 31-32, 34, 37-40, 42, 49-53, 55,
57, 59, 64, 67-68, 84, 87, 95-96, 116, 118,
121, 162, 174-175, 177, 184-187, 190-192,
216-217, 220-222, 228, 230, 232, 246, 249250, 253-255, 261, 265, 268, 279-281, 283,
286, 288, 290, 299, 301, 303-305, 307, 314,
332, 337, 339-341, 345, 348-350, 362, 367,
372-375, 398, 400-407, 418, 423, 428-429,
435, 446-447, 451, 455, 458, 464, 467, 472,
476-477, 479, 485, 488, 490, 493-494, 504505, 508, 515, 517, 524, 543, 550, 554, 556
sublime…………21, 35, 39- 42, 62, 136, 155157, 307, 374, 434, 478-479, 488-495,
523, 569, 571
subversion………..60-62, 75, 101, 108, 116,
118, 146, 173, 250, 253, 304, 308, 319,
329-330, 337, 342, 345, 352, 357, 361,
369, 370, 378, 389, 391, 398-399, 407,
414, 417, 422, 424-425, 428, 430, 485,
514, 518, 522, 557, 563, 572, 576
surmoi .................................. 8, 15, 271, 314
surnaturel………….28-30, 123, 131, 133,
146-147, 152, 158, 244, 270, 305, 382,
433, 460, 462-463, 466, 519, 554, 559,
564
surréalisme .................................... 323, 565
symbole………….54, 62, 85, 89, 93, 101,
135, 145, 186, 216, 231, 238, 242, 257,
265-269, 309, 366-367, 409, 423, 436
T
tabou…..38, 167, 183, 257, 304, 465, 512,
566
Terramorsi, Bernard…………68, 82, 87, 90,
180, 559, 574
terreur………..23, 27, 36, 38-39, 41-42, 45,
68, 80, 87, 145, 155-156, 179, 183, 244,
365, 374, 377, 382, 462, 491, 494-495,
542, 555-556, 575
Todorov, Tzvetan………….29, 44, 209, 313,
463, 500, 561, 563
Tournier, Michel............. 200, 396, 401, 556
585
transcendance…………….32, 38, 41, 128,
132, 134-135, 174, 359, 488-489, 492
transgression……………..11, 20, 26, 28-29,
48, 60-61, 64, 68, 76, 78, 100-101, 117,
136, 142, 148, 155, 158, 161, 167, 173,
196, 197, 237, 250, 308, 331, 337, 358,
514
U
unheimlich................................................ 14
V
vampire………………32, 59, 111, 165, 187,
208, 213-215, 226, 230, 243, 305, 309,
513
vampirique…………127, 167, 179, 207, 213215, 222, 230, 290, 300, 305, 513
Vax, Louis…………….434, 510, 513, 524, 562
villain………………….24-25, 28, 55, 82, 147,
150-151, 176-177, 184, 187, 206, 238,
244, 305, 494
W
wilderness ........79-83, 85-86, 107, 115, 518
586
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION GENERALE _____________________________________ 3
CHAPITRE 1. LES FIGURES DE L’ABJECTION : UNE REFLEXION SUR LA
SOCIETE AMERICAINE ________________________________________66
PARTIE 1. L’AMBIGUITE DE LA SOCIETE ETASUNIENNE ______________________ 70
A] Une société ancrée dans le puritanisme __________________________________ 71
a. Un angle historique : le puritanisme et ses préceptes _________________ 71
b. Un angle symbolique : le puritanisme et la peur___________________________ 78
B] Une société américaine passée au crible __________________________________ 84
a. Une vision négative du puritanisme ____________________________________ 85
b. Puritanisme et abjection _____________________________________________ 93
C] La société contemporaine ou une société de l’abject ________________________ 96
a. Une société caractérisée par la facticité des rapports humains _______________ 96
b. La société consumériste comme source de déviance ______________________ 100
PARTIE 2. DU GOTHIQUE ANGLAIS AU GOTHIQUE POSTMODERNE___________ 119
A] Un retour aux origines _______________________________________________ 121
a. Romantisme et Romantisme noir _____________________________________ 121
b. Du gothique architectural au gothique littéraire _________________________ 138
B] Le roman gothique anglais : une équation de la démesure __________________ 150
a. Le gothique ou des personnages et des lieux typiques _____________________ 150
b. Le gothique : une machine aux rouages complexes _______________________ 157
C] Les volutes évolutives du gothique _____________________________________ 162
a. Du gothique au néo-gothique ________________________________________ 163
b. Postmodernisme et Gothique ________________________________________ 169
587
c. King, Straub et Palahniuk : des écrivains gothiques postmodernes ___________ 175
c1. Des personnages postmodernes ______________________________ 175
c2. Un locus postmoderne______________________________________ 184
PARTIE 3. LES FIGURES DE L’ABJECTION ________________________________ 195
A] Les figures de l’abjection dans Thinner __________________________________ 195
a. L’abjection au masculin _____________________________________________ 196
a1. La monstruosité protéiforme de Billy __________________________ 198
a2. Le charismatique Taduz Lemke _______________________________ 206
a3. Rossington et Hopley sous le joug de la malédiction gitane _________ 208
b. L’abjection au féminin : l’ensorcelante Gina _____________________________ 212
B] Les figures de l’abjection dans Shadowland ______________________________ 216
a. L’abjection au masculin _____________________________________________ 217
a1. Laker Broome et Coleman Collins : une dualité masquant une unité__ 217
a2. Steve Ridpath : le squelette vivant ____________________________ 222
a3. L’émergence inattendue de l’abjection : les Baladins et Tom _______ 227
b. L’abjection au féminin : l’enivrante Rose _______________________________ 229
C] Les figures de l’abjection dans Lullaby ___________________________________ 232
a. L’abjection au masculin _____________________________________________ 232
a1. Carl Streator : un narrateur tueur _____________________________ 233
a2 Oyster : un environnementaliste destructeur ____________________ 238
a3. John Nash : un auxiliaire médical nécrophile ____________________ 242
b. L’abjection au féminin ______________________________________________ 243
b1. L’énigmatique Helen _______________________________________ 244
b2. Mona Sabbat : une innocence trompeuse ______________________ 246
588
CHAPITRE 2. UNE RHETORIQUE DE LA DECONSTRUCTION __________251
PARTIE 1. UNE THEMATIQUE DE L’ENTRE-DEUX _________________________ 254
A] Le motif du corps ___________________________________________________ 255
a. Le corps fragmenté ________________________________________________ 255
a1. Le démembrement comme leitmotiv __________________________ 256
a2. Animalisation et perte identitaire : une abjection corporelle et
psychologique _______________________________________________ 264
a3. L’image obsédante du double ________________________________ 282
b. Le phénomène de possession ________________________________________ 288
B] Entre rêve et réalité _________________________________________________ 292
a. L’omniprésence des rêves dans Thinner ________________________________ 292
b. Shadowland : le topos du rêve _______________________________________ 299
C] Le nouveau masque de la mort ________________________________________ 303
a. La mort comme le début d’une nouvelle vie _____________________________ 304
b. Une vision subversive de la mort _____________________________________ 308
PARTIE 2. UNE DECONSTRUCTION DE L’ORDRE NARRATIF _________________ 310
A] Une dislocation de la voix narrative ____________________________________ 311
a. L’enchevêtrement des focalisations ___________________________________ 311
b. Narration et manipulation ___________________________________________ 317
B] Une déconstruction langagière ________________________________________ 319
a. Le jeu sur le langage________________________________________________ 320
b. L’incomplétude du langage __________________________________________ 327
C] Sur le rythme effréné de la dislocation temporelle _________________________ 330
a. Des récits analeptiques _____________________________________________ 331
b. Des récits proleptiques _____________________________________________ 333
589
PARTIE 3. UNE SUBVERSION DES VALEURS ET DES MYTHES TRADITIONNELS ___ 337
A] Le tourbillon déconstructif des valeurs américaines________________________ 342
a. Les œuvres passées revisitées ________________________________________ 342
b. Le paradis perdu de la justice et de l’Eden familial ________________________ 351
c. Une parodie grotesque de la Bible_____________________________________ 358
B] Une représentation détournée de la magie et des contes de fées _____________ 369
a. La magie revisitée _________________________________________________ 370
a1. Shadowland : l’antre de la magie _____________________________ 372
a2. Thinner : la problématique gitane _____________________________ 379
a3. Lullaby : une convergence de rites ____________________________ 383
b. Un conte de fées cauchemardesque ___________________________________ 389
b1. Actions et personnages _____________________________________ 391
b2. Shadowland : l’entrelacement des contes de fées ________________ 398
C] Une remise en question du processus initiatique __________________________ 408
a. Une explicitation du processus initiatique ______________________________ 408
a1. Epreuves et signification ____________________________________ 409
a2. Autres perceptions sur les rites initiatiques _____________________ 412
b. Une subversion du rite initiatique _____________________________________ 414
b1. Une initiation remise en question dans Thinner __________________ 414
b2. Shadowland : une initiation au mal ____________________________ 418
b3. Lullaby : une initiation factice ________________________________ 424
c. Eliade au cœur de la critique _________________________________________ 426
CHAPITRE 3. QUAND L’ABJECTION DEVIENT POETIQUE ____________432
PARTIE 1. UNE CONSTRUCTION DISTINCTIVE ____________________________ 435
590
A] Une réception particulière ____________________________________________ 435
a. Une unité narratologique ___________________________________________ 436
b. Le processus de réception et d’identification du lecteur ___________________ 445
B] Une construction en palier ____________________________________________ 459
a. L’ascension de l’escalier_____________________________________________ 460
b. L’ouverture de la porte _____________________________________________ 466
C] Une construction cinématographique ___________________________________ 469
a. Des œuvres visuelles _______________________________________________ 469
b. Le jeu de la grande illusion __________________________________________ 474
PARTIE 2. UNE NOUVELLE ESTHETIQUE ________________________________ 479
A] Un retour diachronique sur la notion d’esthétique ________________________ 480
a. Une approche historique ____________________________________________ 480
b. Une esthétique postmoderne ________________________________________ 485
B] Thinner, Shadowland, Lullaby ou le sublime revisité _______________________ 489
a. Un éclairage historique sur le sublime _________________________________ 489
b. Un patchwork sublime______________________________________________ 493
C] Une œuvre cathartique_______________________________________________ 495
a. Le pouvoir du monstre______________________________________________ 496
b. La nécessité de l’abjection ___________________________________________ 498
PARTIE 3. UNE NOUVELLE POETIQUE HYPNOTIQUE ______________________ 500
A] Diverses approches de la poétique _____________________________________ 500
a. Une vue d’ensemble sur la poétique ___________________________________ 501
b Des oeuvres poétiques ______________________________________________ 503
B] L’emprise jouissive de l’abjection ______________________________________ 508
CONCLUSION ______________________________________________516
591
ANNEXES _________________________________________________526
ANNEXE I _________________________________________________527
ANNEXE II _________________________________________________543
ANNEXE III ________________________________________________547
ANNEXE IV ________________________________________________548
PREMIERES DE COUVERTURE _________________________________552
BIBLIOGRAPHIE ____________________________________________554
INDEX ____________________________________________________580
TABLE DES MATIERES _______________________________________587
592
RESUME
La littérature est une source d’où jaillissent les flots intarissables du paradoxe ; c’est dans cet
entrelacement de dichotomies que nous nous sommes immergées pour percevoir l’unité sousjacente derrière l’oxymore que constitue le titre de notre thèse : « une poétique de l’abjection
dans la littérature gothique américaine postmoderne. » Si nous nous sommes tournées vers
Stephen King, Peter Straub et Chuck Palahniuk et avons mis l’accent sur trois de leurs œuvres
précises, notre démonstration se veut être transposable à l’ensemble de leurs écrits. Nous
nous sommes interrogées sur la nature de l’abjection et sur sa prééminence dans une société
américaine portant le sceau du puritanisme. Marqués par le Romantisme et le Gothique
anglais, nos auteurs ont su donner aux thématiques caractérisant ces mouvements une voie
nouvelle. Situer nos œuvres dans la lignée du gothique postmoderne nous permet d’osciller
sur le paradigme de l’excès et de l’incomplétude, de la déconstruction et de l’unité. Le thème
de la fragmentation apparaît comme l’un des fils d’Ariane permettant aux auteurs de tisser
autour des lecteurs leur toile arachnéenne. Ce démantèlement qui affecte à la fois la
dimension narrative et thématique des récits contribue à leur effet patchwork et subversif,
nous liant à notre problématique postmoderne. Les paradoxes engendrés par nos récits leur
donnent leur force et expliquent leur fascination sur le public. Nos pérégrinations menant à
l’ouverture des différentes portes de l’interprétation révèlent que l’abjection devient source
d’une nouvelle esthétique. Le laid peut véhiculer de la beauté et du sublime. L’harmonie qui
existe dans le monde de la déchéance qui nous est dépeint explique l’emprise hypnotique de
la littérature de l’abjection sur le lecteur. Source de poétique, celle-ci procure un plaisir de la
lecture quasi jouissif pour ceux qui se laissent transporter par la magie créatrice de nos
auteurs.
MOTS CLES : abjection/ puritanisme/ romantisme/ gothique/ postmodernisme/
déconstruction/ subversion/ Bible/ magie/ contes de fées/ initiation/ sublime/ esthétique/
poétique/ catharsis/ jouissance
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ABSTRACT
Literature is a stream from which gush forth the inexhausting flows of paradoxes; we have
immersed ourselves in this entertwining of dichotomies to perceive the underlying unity
behind the oxymoron constituting the title of our thesis: “a poetics of the abjection in
American postmodern gothic literature.” If we have chosen Stephen King, Peter Straub and
Chuck Palahniuk and have focused on three specific novels, our demonstration intends to be
transposed to the whole range of their works. We wondered about the nature of abjection
and its pre-eminence in an American society bearing the seal of Puritanism. Marked by
Romanticism and the English gothic, our authors have been able to convey to the themes
characterizing those movements a new direction. Setting our novels in the wake of
postmodern gothic is a way for us to oscillate on the paradigm of excess and incompleteness,
deconstruction and unity. The theme of fragmentation appears as one of Ariadne’s clues
allowing the authors to weave their gossamery web around the readers. This dismantling
which both affects the narrative and thematic dimension of the novels contributes to the
patchwork and subversive effect engendered, linking us to our postmodern problematic. The
paradoxes engendered by our novels give them their strength and account for their
fascination on the audience. Our peregrinations leading to the opening of the various
interpretative doors reveal that abjection becomes the source of a new aesthetics. Ugliness
can convey beauty and sublime. The harmony which exists in the world of discrepancy
depicted to us explains the hypnotic ascendancy of the literature of abjection on the reader.
Source of poetry, it brings about a pleasure of reading verging on climax for those who let
themselves be carried away by the creative magic of our authors.
KEY WORDS: abjection/ Puritanism/ romanticism/ gothic/ postmodernism/ deconstruction/
subversion/ Bible/ magic/ fairy tales/ initiation/ sublime/ aesthetics/ poetry/ catharsis/ climax
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