La Mémoire, l’Histoire et la fiction
Dans La Danse de Gengis Cohn de R. Gary et La mort est mon
métier de R. Merle
Charlotte Hauwaert – M1 LCE
Mémoire de Master 1ere année – 2013 ‐ 2014
Soutenu le 12 juin 2014 en présence de
Mr. Y. Baudelle, directeur de recherche et Mr. M. Decout, professeur en littérature française
TABLE DES MATIERES
1
INTRODUCTION
3
Première Partie: La danse de Gengis Cohn de Romain Gary
I.
LES PROTAGONISTES
9
1.
2.
GENGIS COHN ET SCHATZ
LILY ET FLORIAN
9
12
II.
STRUCTURES DE LA NARRATION : QUI EST LE NARRATEUR ?
14
III.
LES DISCOURS ABORDES DANS LE ROMAN
18
1.
2.
3.
IV.
LA RELIGION JUDEO‐CHRETIENNE
LA RELATION VICTIME‐BOURREAU
LA MEMOIRE COLLECTIVE ET INDIVIDUELLE, L’HISTOIRE ET LA FICTION
CONCLUSION
18
21
25
32
Deuxième Partie: La mort est mon métier de Robert Merle
I.
1.
2.
II.
1.
2.
3.
III.
LES PROTAGONISTES
RUDOLF LANG
LES PROTAGONISTES MASCULINS
LES DISCOURS DANS LA MORT EST MON METIER
LA RELIGION CHRETIENNE SE TRANSFORME EN CULTE POUR LE REICH
LE BOURREAU ET LA VIOLENCE
L’INTERFACE ENTRE LA MEMOIRE, L’HISTOIRE ET LA FICTION
CONCLUSION
35
35
38
41
41
43
49
53
Troisième Partie: Conclusion générale et perspectives de recherche
I.
CONCLUSION GENERALE
56
II.
PERSPECTIVES DE RECHERCHE
59
BIBLIOGRAPHIE
61
1.
2.
61
61
SOURCES
OUVRAGES CRITIQUES
2
Introduction
Dans ce mémoire nous analyserons deux romans : La danse de Gengis Cohn de
Romain Gary et La mort est mon métier de Robert Merle.1 Nous avons opté pour la
version de 1972 pour le roman de Merle, car elle contient une préface intéressante que
nous analyserons dans la partie consacrée au roman de Merle. Le sujet principal de
notre recherche se focalise sur le lien qu’il y a entre la mémoire, l’Histoire et la fiction
dans ces deux œuvres. Nous tenterons de relever comment la mémoire collective et
individuelle est représentée dans les romans de Gary et de Merle. Nous procéderons à
une étude de plusieurs discours employés dans les romans qui contribuent à l’étude du
discours majeur, celui de la mémoire an sich et les rapports que celle‐ci entretient avec
la fiction d’une part, et l’Histoire d’autre part. Il est tout d’abord nécessaire de définir ce
que nous entendons par « discours ». Nous avançons une analyse qui correspond avec
les propos théoriques de Bakhtine :
Le dialogue intérieur, social, du discours romanesque exige
la révélation de son contexte social concret, qui infléchit toute
sa structure stylistique, sa « forme » et son « contenu », et au
surplus, l’infléchit non de l’extérieur, mais de l’intérieur. Car le
dialogue social résonne dans le discours lui‐même, dans tous
ses éléments, tant ceux qui concernent le « contenu » que sa
« forme ».2
Cette citation de Bakhtine nous donne une définition assez complète de la rhétorique
du roman romanesque : le romanesque tient compte de différents contextes sociaux
concrets qui font par conséquence référence à un monde réel ou au moins vraisemblable
pour le lecteur. Cette référence à un monde social est introduite par l’auteur à l’aide de
moyens stylistique, comme les tropes. Nous pouvons ainsi dire qu’il y a un dialogue
social, qui informe le lecteur à travers les tropes, de cette vraisemblance au monde réel.
En somme, c’est par l’invraisemblance que le romanesque parvient à interroger le
lecteur sur le monde réel. Dans le romanesque, il y a plusieurs « langages » qui doivent
être pris en compte. L’auteur choisit plusieurs langages ou linguistiques dans son œuvre
pour donner de la crédibilité à son discours social. Le roman est plurilinguistique ; il doit
1
2
Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1967. / Robert Merle, La mort est mon
Mikhaël Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. Par Daria Olivier, Gallimard, coll. Tel, 1978, p.120.
3
y avoir plusieurs voix pour que le lecteur puisse se soumettre au déroulé du roman. Le
roman a donc plusieurs discours sociaux qui l’aident à maintenir le lien entre le lecteur
et le récit, mais ces discours sociaux font aussi références à des discours en dehors du
roman, des discours réels.3 Ceci est le cas pour les deux romans qui sont l’objet de notre
mémoire. Par conséquent, nous tenterons de filtrer les discours les plus pertinents dans
chacune des œuvres et de les comparées l’un à l’autre. Les discours que nous
analyserons de plus près sont les discours qui font appel à la religion, la relation victime‐
bourreau‐violence et en fin de compte les tensions entre la mémoire, l’Histoire et la
fiction dans les deux romans. Le discours le plus important dans notre mémoire est celui
qui se focalise sur la mémoire collective. Il faut donc ranger cette notion de mémoire
dans un cadre théorique qui nous servira d’encadrement pour notre analyse.
La notion de « mémoire collective » fut introduite par Halbwachs qui soutient que
chaque souvenir individuel est soumis à l’influence de facteurs sociaux. Ce souvenir
individuel n’est pas seulement un souvenir subjugué aux facteurs sociaux, il est aussi
limité à un amalgame d’expériences personnelles de l’individu même. C’est ce que nous
appelons la mémoire individuelle qui est dans ce schéma confiné à une expérience (ou
un souvenir) absolu individuel. Le problème est tout de suite celui‐là : l’absolutisme de
l’expérience individuelle. Halbwachs résout se problème d’absolutisme de la mémoire
individuelle en avançant que la mémoire ou le souvenir d’un individu est déclenché par
d’autres individus.4 Si d’autres individus incitent la mémoire individuelle, ces individus
forment donc un facteur social. Le déclencheur social initie un processus qui fait que la
mémoire individuelle se transforme en mémoire collective, mais il faut absolument que
le déclencheur social face partie de la construction de la mémoire collective.5 C’est donc
en communiquant et en interagissant que la mémoire collective se construit. 6 La
mémoire collective est subdivisée en deux catégories : la mémoire collective officielle,
qui ressort de l’agent politique et la mémoire collective officieuse, ces deux termes ont
Mikhail Bakhtine, op.cit., p. 109.
Maurice Halbwachs, On Collective Memory, Illinois, University of Chicago Press, 1992, p. 22.
5 Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 147.
6 Richard N. Lebow, « The Memory of Politics in Postwar Europe », dans Richard N. Lebow , Wulf
Kansteiner et Claudio Fogu , éds., The Politics of Memory in postwar Europe, Durham, Duke University
Press, 2006, p. 12.
3
4
4
été précisés par Van Ypersele : la mémoire d’en haut et la mémoire vive.7 La mémoire
d’en haut, ou la mémoire collective officielle, est une mémoire qui est agencée par un
organe politique, souvent dans une narration englobante d’état comme ceci était le cas
pour le mythe résistancialiste. La mémoire vive, ou la mémoire officieuse, est
principalement une mémoire collective culturelle. Ces deux dimensions de la mémoire
sont encore approfondies par la théorie de Rousso concernant la mémoire collective. À
partir de son analyse du régime de Vichy, Rousso parvient à une nouvelle dimension
dans la mémoire collective. La mémoire, individuelle et/ou collective, a comme point de
départ un traumatisme profond qui est subi par des individus ou par une nation. Cette
première phase du traumatisme est substituée par une phase de déni par rapport au
traumatisme. Le déni fait que le traumatisme disparaît de la mémoire collective
officielle. Cette phase est succédée par une anamnèse, une redécouverte du passé enfui.8
Il faut être conscient que cette dernière phase, l’anamnèse peut résulter en une
obsession par rapport à la mémoire individuelle et/ou collective dans tous ses aspects.
Le déni de la mémoire collective est ce que Ricoeur appelle « l’oubli », l’oubli fait partie
intrinsèquement de la mémoire, l’un ne sait pas subvenir sans l’autre.9 Wulf Kansteiner
n’est pas d’accord avec la théorie de Rousso, qui favorise l’idée de la mémoire collective
au détriment du traumatisme, il défend que la mémoire collective est une construction
et ne peut être éternellement liée aux traumatismes comme l’Holocauste :
I [Kansteiner] would go even further in my criticism to
suggest that though specific visions of the past might originate
in traumatic experiences they do not retain that equality if they
become successful collective memories. The concept of trauma,
as well as the concept of repression, neither captures nor
illuminates the forces that contribute tot the making and
unmaking of collective memories.10
Kansteiner met en avant que les survivants qui ont vécu le traumatisme, sont
souvent incapables de s’exprimer directement après le traumatisme. Par après, il est
difficile de s’inscrire dans la mémoire collective officielle, puisque l’oubli voulu par les
7
Laurence Van Ypersele, Questions d’histoire contemporaine: conflits, memoires et identités. Paris, PUF,
2006, p. 193–195.
8 Enzo Traverso, Le passé, modes d’emploi: histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005, p. 43 – 44.
/ Henry Rousso, Le syndrome de Vichy 1944‐198…, Paris, Seuil, 1987.
9 Paul Ricoeur, op.cit., p. 606‐607.
10 Wulf Kansteiner, « Finding Meaning in Memory : A Methodological Critique of Collective Memory
Studies », dans History and Theory, Connecticut, Wesleyan University, Vol. 41, n°2, mai 2002, p. 187.
5
nations après la guerre ne facilite pas la tâche.11 Ceci est aussi le climat dans lequel les
deux livres sont publiés en 1952, 1967 et une republication de Merle en 1972. Si la
mémoire collective officielle embrouille une reconnaissance de la conscience agencée
par les facteurs collectifs, il y a toujours la fiction pour interroger la société dans laquelle
nous vivons. C’est pour cela que nous analyserons les deux romans afin de déterminer
les interconnexions entre la mémoire collective, l’impacte de la fiction et le rôle de
l’Histoire dans les romans. De plus, nous étudierons les mémoires individuelles des
bourreaux, Schatz et Lang, parce que la conscience, la culpabilité et l’oubli font tous
partie de la mémoire.
Nous procéderons dans notre mémoire à une subdivision en trois grandes parties, la
première est vouée à l’analyse de La danse de Gengis Cohn en nous focalisant sur les
protagonistes, le rôle du narrateur et en fin de compte les discours qui sont mis en avant
dans le roman tout en gardant le lien avec la mémoire collective et individuelle. La
seconde partie est consacrée à l’étude de La mort est mon métier. Nous avons décidé
d’analyser ce roman en dernier lieu pour le détacher plus clairement de celui de Gary.
Cette partie se compose d’une analyse des protagonistes et des discours utilisés dans le
roman avec une plus grande focalisation sur le bourreau, la conscience/culpabilité de
celui‐ci et le rapport entre la préface de Merle et la mémoire. Nous finirons notre étude
par une troisième partie qui inclut la conclusion générale et les perspectives de
recherches futures.
Avant de commencer notre analyse en profondeur, il est important de stipuler les
difficultés rencontrées pendant ce mémoire. Concernant les informations, les articles
scientifiques, etc. sur le roman de Romain Gary, nous fûmes submergé par la grande
quantité disponible. Nous avons donc sélectionné les œuvres scientifiques qui nous
paraissaient les plus adéquates pour notre analyse. En revanche, le taux d’articles
scientifiques concernant La mort est mon métier est très pauvre. Nous avons eu du mal à
trouver des analyses littéraires sur ce roman, souvent il n’était que mentionné comme
exemple dans les œuvres scientifiques. De plus, il a fallu pour les deux romans
sélectionner des types bien précis de discours à étudier. Comme le sujet est assez vaste
concernant la mémoire de la Shoah, nous nous sommes délimité à la définition que nous
11
Ibidem.
6
avons donné dans l’introduction et en appliquant celle‐ci à chaque fois que nous avons
employé le terme de « mémoire collective ».
7
Première Partie : La Danse de Gengis
Cohn de Romain Gary
8
I.
Les protagonistes
1. Gengis Cohn et Schatz
Gengis Cohn est le personnage principal dans le roman de Gary. Il est le premier
personnage qui se présente au lecteur. Dès le premier chapitre du livre, il appère que
Gengis Cohn est un personnage hors du commun:
Mon nom est Cohn, Gengis Cohn. Naturellement, Gengis
est un pseudonyme : mon vrai nom était Moïché, mais Gengis
allait mieux avec mon genre de drôlerie. Je suis un comique juif
et j’étais très connu jadis, dans les cabarets yiddish : d’abord au
Schwarze Schickse de Berlin, ensuite au Motke Ganeff de
Varsovie, et enfin à Auschwitz.12
Ce passage du tout premier chapitre du livre donne directement le ton au
lecteur : une présentation à la James Bond, une touche d’humour et une récapitulation
des persécutions endurées par Cohn : déportation, ghetto et camp d’extermination. De
plus, le nom « Moïché » fait référence à Moïse, celui qui sauva le peuple juif et qui le
conduisit en Terre Sainte. Nous remarquons que l’ironie fait tout de suite son apparition
dans le roman ; il est invraisemblable qu’un juif – notamment appelé Moïse – puisse
survivre à Auschwitz. De plus, Cohn remet une couche en pronant qu’il était un « juif très
connu »:
Les critiques faisaient quelques réserves sur mon
humour : ils le trouvaient un peu excessif, un peu agressif, cruel.
Ils me conseillaient un peu plus de retenue. Peut‐être avaient‐
ils raison. Un jour, à Auschwitz, j’ai raconté une histoire
tellement drôle à un autre détenu qu’il est mort de rire. C’était
sans doute le seul Juif mort de rire à Auschwitz.13
L’humour sert ici à alléger la digestion d'un sujet aussi lourd que l'Holocauste
pour le lecteur. Pour pouvoir utiliser proprement l’humour, Cohn réfère à son
imagination, car « mourir de rire à Auschwitz » est tout à fait impensable dans le
contexte donné. À ceci s’ajoute le fait que Cohn n’est pas un personnage « physique »,
puisqu’il fut fusillé par le SS Schatz(chen). Le lecteur comprend que les deux hommes
habitent ensemble par la suite, et se rend donc très vite à l’évidence que Cohn est un
personnage qui rôde dans le subconscient de Schatz. Ce dernier est donc de facto le
12
13
Romain Gary, op.cit., p. 11‐12.
Ibidem., p. 12.
9
personnage en chair et en os, mais qui est tourmenté par le juif qu’il a exécuté. Le fait
qu’il n’ y a que Cohn qui soit ancré dans le subconscient de Schatz est dû à la manière
dont Cohn fut exécuté:
Je le connaissais pas personnellement, mais je l’avais
remarqué, parce que…bon, enfin, quand j’ai crié Feuer !... J’avais
des ordres, vous comprenez, j’avais des ordres, l’honneur de
l’uniforme était en joue … en jeu… Bref, quand j’ai fait tirer, il
[Cohn] n’a pas fait comme les autres. Il y en avait une
quarantaine – hommes, femmes, enfants – au fond du trou que
nous leur avions fait creuser, et ils attendaient. Les femmes
hurlaient, évidemment, et tentaient de protéger leurs petits de
leur corps, mais personne n’essayait aucun truc spécial. Pour
une fois, même les Juifs étaient à bout de combines. Tous, sauf
un. Celui‐là ne s’est pas laissé faire comme les autres. Il s’est
défendu.14
La défense de Cohn était de se déculotter avant d’être exécuté. La discussion
entre Schatz et l’officier de police Guth montre le grotesque qui est présent dans le
roman : prétendre que montrer son derrière avant d’être exécuté ne peut pas être conçu
comme une vraie défense dans le sens d’une révolte physique. À partir de cet instant là,
Cohn hantera à tout jamais le subconscient de Schatz, les deux personnages se
retrouveront incarnés dans une seule chair. Nous pourrions dire qu’il y a une sorte de
transcendance de Cohn dans le corps de Schatz. Par cette technique, Gary arrive à nous
dévoiler la complexité psychologique du subconscient des bourreaux nazis. La relation
entre le bourreau et sa victime est très complexe d’autant plus que le stratagème
employé par Gary est un mélange d’imagination et de faits historiques, comme le postule
Eli Pfefferkorn :
The related specific account of the soul's transmigration
is a figment of the author's imagination, but the circumstance in
which this bizarre event occurred are recorded in historical
documents.15
En outre, la manie de Cohn de raconter son exécution et les atrocités endurées
par les juifs pendant la guerre, par le biais de l’humour noir, contraste avec le discours
de Schatz. 16 Ce dernier est plutôt plus technique, étant donné qu’il se cantonne
seulement à répéter qu’il ne suivait que des ordres comme il le dit clairement, mais est
Ibidem., p. 31 – 32.
Eli Pfefferkorn, « The Art of Survival : Romain Gary’s « The Dance of Genghis Cohn », dans Modern
Language Studies, Vol. 10, n° 3, automne 1980, p. 78.
16 Ibidem., p. 80.
14
15
10
aussi enivré de culpabilité envers l’exécution. Pour Pfefferkorn, cette forme d’humour
employée par Cohn est typiquement juive et a comme fonction d'empêcher le lecteur
d'être submergé par une émotion trop grande envers un personnage. L’autodérision de
Cohn vise donc à susciter une réflexion morale basée sur des faits historiques en
reléguant toute émotion à l'arrière‐plan.17 Même si Schatz essaye de se repentir, il est
profondément tourmenté par son passé ; il n'arrive pas à se défaire de l'idéologie nazie
alors qu’il vit dans une Allemagne dénazifiée.18 La scène dans laquelle Cohn s'insurge
contre l'extermination programmée, est troublante selon Pfefferkorn parce qu’elle
souligne la suprématie de l'esprit humain sur l'emprise de la mort. Schatz de son côté
serait horrifié à l’idée qu’un juif ait peu de considération pour son exécuteur et la mort.19
Cette analyse de Pfefferkorn pourrait être correcte, s’il ne manquait pas une nuance
importante car en exécutant Cohn personnellement, Schatz a eu l'opportunité de mettre
un visage sur le terme anonyme de « juif »:
Il faut dire que je présente assez bien. Je porte un
manteau noir très long, pardessus mon pyjama rayé et, sur le
manteau, côté cœur, l’étoile jaune réglementaire. Je suis, je le
sais, très pâle – on a beau être courageux, les mitraillettes des
SS braquées sur vous et le commandement Feuer ! ça vous fait
tout de même quelque chose – et je suis couvert de plâtre des
pieds à la tête, manteau, nez, cheveux et tout. On nous avait fait
creuser notre trou parmi les ruines d’un immeuble détruit par
l’aviation alliée, pour nous punir symboliquement, et nous
sommes ensuite demeurés en vrac sur le tas un bout de temps.
Ce fut là que Schatzchen, sans le savoir à ce moment‐là, m’a
ramassé : je ne sais pas ce que sont devenus les autres, quels
sont les Allemands qui les ont hébergés en eux.20
Nous pourrions imaginer qu’à ce moment précis, le bourreau devient à son tour
victime. Cette notion de renversement entre la victime et le bourreau est ce que Primo
Levi appelle « la zone grise » (The grey zone) concernant les traumatismes de
l’Holocauste.21 Schatz devient à partir de l’exécution personnelle de Cohn, la victime de
la victime originale (donc Cohn). Ceci est en fait la transcendance de Cohn dans le
subconscient de Schatz. Cohn devient un dibbuk, un esprit mauvais qui hantera son
bourreau et qui le rend victimaire à son tour. Le passage pose aussi la question de savoir
Ibidem., p. 80.
Ibidem., p. 81.
19 Ibidem., p. 81.
20 Romain Gary, op.cit., p. 22 – 23.
21 Debarata Samyal, « A Soccer Match in Auschwitz : Passing Culpability in Holocaust Criticism », dans
Representations, California, University of California Press,Vol. 79, n°1, été 2002, p. 6.
17
18
11
si chaque nazi est hanté (ou possédé) par un juif qu’il/elle a exécuté. Mais quel est alors
le but de la relation entre Cohn et Schatz ? Cohn insiste sur le fait qu’il ne veut point faire
de mal – il est de toute façon déjà mort – mais il a une mission bien précise :
Je ne cherche pas à me blanchir, mails il y a des moments
où je ne sais tout simplement pas très bien qui je suis. Schatz
essaie de tout embrouiller, de se cacher en moi, pour mieux se
protéger contre mon insistance. Il voudrait faire croire qu’il
n’est qu’un fantôme de nazi qui hante le subconscient juif. Tous
les moyens lui sont bons pour échapper à son passé. […] Je ne
suis pas allé jusque‐là et d’ailleurs le voudrais‐je que je ne le
pourrais : je ne suis capable d’exercer sur lui qu’une influence
psychologique, de l’aider moralement, c’est tout. J’y travaille, du
reste, inlassablement : je veux montrer que l’assimilation est
possible, qu’il n’y a pas de « mauvais » Allemands
irrécupérables. Je ne dis pas que l’ex‐Judenfresser Schatz peut
être entièrement rééduqué, mais je peux affirmer sans me
vanter et sans vouloir flatter qu’il y a des progrès.22
Il est clair que rôle de Cohn consiste à ce que Schatz admette sa culpabilité, à
prendre ses responsabilités envers la Shoah et à ne pas se réfugier derrière l'idée qu'il
ne faisait qu'exécuter les ordres.23 Le personnage de Cohn et Schatz est donc un miroir
de la discussion entre la mémoire et la responsabilité de cette mémoire. Schatz veut à
tout prix se débarrasser de son passé (et de ses souvenirs) embarrassants, alors que
Cohn incite Schatz à s’analyser lui‐même, mais aussi à s'interroger sur la manière dont
l'Allemagne de l’Ouest des années 1966 essaie d’oublier l’Holocauste. Nous pouvons
conclure que le personnage Cohn‐Schatz se débat tout au long du livre avec sa
conscience eu égard aux atrocités. Ce thème récurrent dans le livre sera analysé en
profondeur dans la partie concernant les thématiques du roman.
2. Lily et Florian
Au début du roman le lecteur a l’impression d’être projeté dans un roman policier où
Lily, la baronne von Priwitz, a quitté son mari pour partir en cavale avec son amant
Florian, le garde‐chasse. Ceci semble une simple histoire d’amour, mais Lily et Florian
font des victimes. Le lecteur pense a priori qu’il s’agit d‘un duo meurtrier anodin, mais
plus le récit avance, plus le lecteur s’aperçoit que Lily représente l’humanité et Florian la
22
23
Romain Gary, op.cit., p. 81‐82.
Eli Pfefferkorn, op.cit., p. 82.
12
mort. Lily est une allégorie : elle est représentée comme une très belle femme, qui est
comparée à la Joconde, une œuvre de la Renaissance. Elle a une dimension mythique,
mais aussi ses contradictions puisqu’elle est aussi une nymphomane frigide. En
revanche, Florian est une allégorie de la mort, qui est assez maigre et où toute chose
vivante tombe morte à ses pieds. Lui aussi est plein de contradictions car il est l’amant
de Lily, mais est un eunuque. Quand Lily apparaît, tous les hommes essaient de la
satisfaire, ils sont plein d’idéalisme, mais n’arrivent jamais à pourvoir tenir leur
idéalisme envers l’humanité. Les hommes sont prêts à tout pour la satisfaire, comme
Florian le lui explique :
Mais si, il se passe des choses, mais tu es un peu distraite,
tu ne les remarques pas. Il y a eu une très belle Crucifixion,
beaucoup imitée par exemple. On en parle encore, et en des
termes flatteurs pour toi. Des croisades admirables, des
buchers, des inquisitions, des révolutions exemplaires… Tout ça
pour tes beaux yeux.24
La soif de l’homme pour combler l’humanité et son idéalisme pour y arriver est tel,
qu’il est prêt à tout faire : guerres, conflits, génocides, etc. Michaela Konrad le postule
ainsi : « Pour pouvoir accéder à la gloire de l’histoire, donc de s’inscrire dans l’histoire,
l’homme est prêt à tout. Il se positionne, se repositionne pour enfin aboutir à la fin
inévitable : le meurtre, incinération, la torture, rien n’y fait – Lily connaît toutes les
méthodes employées pour la séduire».25 Florian est tout le temps à ses côtés, et quand
les hommes échouent à satisfaire Lily, il les tue. Florian est un opportuniste qui prend
son rôle au sérieux, c’est grâce à lui que les artistes de la renaissance ont su faire de
grands tableaux, comme Picasso :
Il y a une crise en ce moment. Le marché est saturé.
Personne ne veut plus payer. Les commandes se font rares.
Même au Vietnam, ils ne lâchent ça qu’au compte‐gouttes. Vous
savez ce que ça coûte une grande fresque historique ? Des
millions. Rien que pour Stalingrad, ils m’ont payé trois cent
mille. Les Juifs ont craché six millions. Et puis, ça prend du
temps. Pour vous offrir Guernica, j’ai dû travailler trois ans.26
Romain Gary, op.cit., p. 197.
Librement traduit de: « Im Versuch Geschichte zu schreiben werden alle Tricks angewandt, Positionen
ausprobiert, wird noch weiter gegangen, bis zum Kollaps: Töten, Verbrennen, Foltern nützt nichts – Lily
kennt alle menschlich ausgereizten Kräfte zur Genüge. » de Michaela Konrad, Lachen und Grauen :
Groteske, Satire und Schwarze Humor in Romain Gary The Danse of Genghis Cohn und Edgar Hilsenraths Der
Nazi & Der Friseur, Diplomarbeit (mémoire de master), sous la direction de Barbara Agnese, Vienne,
Universität Wien, 2013, p. 63.
26 Romain Gary, op.cit., p. 212.
24
25
13
L’Homme ne peut échapper à Florian, et la quête de la recherche de l’absolu chez Lily
reprend. Toutes les scènes dialoguées entre Lily et Florian se retrouvent dans la
deuxième partie du roman : la Forêt de Geist. C’est dans cette forêt que la plupart des
meurtres sont commis et c’est dans cette forêt que Schatz/Cohn, Florian et Lily vont tous
se retrouver. La deuxième partie du roman est une partie particulière, car Lily et Florian
se dévoilent au lecteur, tout en s’interrogeant sur toutes les atrocités commises par
l’Homme dans un concerto crescendo : de la guerre au génocide.27
II.
Structures de la narration : Qui est le narrateur ?
Dans le roman de Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn, le lecteur est propulsé
immédiatement dans le récit, il se trouve in situ, avec la présentation d’un « Je ». Le
premier chapitre de la première partie du roman est même intitulé : « Je me
présente ».28 Le lecteur semble avoir affaire à un narrateur représenté, un narrateur qui
est donc le personnage du récit.29 Pour la première partie du roman, ceci est bel et bien
le cas ; le « Je » est Gengis Cohn même, mais il est aussi à la fois Schatz (cfr. supra). Nous
avons donc un narrateur qui recouvre deux personnages différents, mais dans un même
corps physique. Le « je » que le lecteur rencontre en premier lieu est Gengis Cohn,
comique juif qui fut exécuté en 1944 par le SS Schatz. Le lecteur s’aperçoit donc que le
narrateur est un personnage décédé, qui vit dans le subconscient de l’ex‐officier SS
Schatz. Tout au long du premier chapitre de la première partie du livre, le narrateur –
Gengis Cohn – nous présente sa relation avec Schatz et nous place au temps du récit en
1966:
Mon ami est maintenant commissaire de police de première
classe, ici, à Licht. C’est pour cela que je me trouve à Licht.
Grâce à Schatzchen, je suis devenu citoyen d’honneur de Licht,
par naturalisation. […] Quand on est condamné à habiter
ensemble, il faut du tact, de la discrétion. […] Il y a une foule de
27 Aurélia Kalinsky, « Mystère de la satire. Rire gris et humour barbare dans deux romans ‘après
Auschwitz’ », dans Andréa Luterwein et Caulette Strauss‐Hiva, Rire, mémoire, Shoah, Paris, Éditions Éclat I,
Bibliothèque des fondations, 2007, p. 161.
28 Romain Gary, op.cit., p. 11.
29 Christian Angelet et Jan Herman, « Chapitre XII : La narration », dans Maurice Delcroix et Fernand
Hallyn (éd.), Méthodes du texte : Introduction aux études littéraires, Paris, Duculot, 1993, p. 170.
14
journalistes dans la rue, mais je passe inaperçu : je ne suis pas
d’actualité.30
Après que le narrateur se soit présenté, le récit passe à une forme de dialogue. Le
lecteur est donc ramené au temps « présent » de 1966 qui voit le Commissaire Schatz
être confronté à une délicate enquête portant sur plusieurs crimes commis dans la Forêt
de Geist. L’action est donc postérieure, puisque le lecteur retrouve Cohn et Schatz en
1966. Tout au long de la première partie, le narrateur est un narrateur homodiégétique
qui est plutôt témoin de tout ce qui se passe autour de lui.31 C’est Cohn qui fait des
réflexions par rapport aux dialogues entre le commissaire Schatzch(en) et les autres
personnages. De plus, Cohn donne au lecteur des informations supplémentaires et
intervient dans les dialogues concernant l’intertextualité avec le monde des arts. Cohn
est donc un narrateur qui se situe dans la diégèse, donc intradiégétique, puisqu’il fait
partie de Schatz, il intervient et en plus de cela raconte le récit.32 Nous pourrions
conclure que le narrateur dans le roman est Gengis Cohn, un narrateur intradiégétique‐
homodiégétique.
Ceci n’est toutefois pas le cas, car quand le lecteur s’aventure dans la deuxième partie
du roman, Dans la forêt de Geist, il s’aperçoit que Cohn lui‐même doute de sa propre
fonction de narrateur :
Et, encore une fois, ma situation est si délicate, si confuse
aussi, qu’en disant « je » il m’est impossible de vous assurer que
c’est bien moi qui parle. C’est ça l’ennui avec la conscience
morale, le subconscient et certains états historiques
intéressants. Ça peut être moi, ça peut être Schatzchen, ou
même vous et par vous, […].33
Le narrateur de la première partie, Gengis Cohn, a l’air de se demander si c’est bien
lui qui raconte l’histoire, si c’est bien lui qui examine la situation. Le lecteur commence
donc à se douter petit à petit de la véritable identité du narrateur de ce roman. De plus,
en interpellant le lecteur même, « vous », le narrateur implique le lecteur dans sa
réflexion sur le génocide, la conscience, etc. (cfr. infra). L’interpellation du lecteur se fait
Romain Gary, op.cit., p. 12 – 13.
Christian Angelet et Jan Herman, op.cit., p. 174.
32 Ibidem., p. 176.
33 Romain Gary, op.cit., p. 169.
30
31
15
à plusieurs moments dans le texte, souvent pour le pousser à la réflexion, l’obliger à
réfléchir sur un sujet précis abordé dans les dialogues ou par Cohn même.
Il [Schatz] frappe du pied, une mèche lui tombe sur le front,
c’est tout à fait ça, remarquez, ne croyez pas que je le souhaite à
l’Allemagne, pas du tout, mais je voudrais tout de même que
vous me disiez ceci : lorsque vous lisez dans vos journaux les
pourcentages prometteurs obtenus aux élections par les
nouveaux nazis, n’êtes‐vous pas un tantinet content ? Avouez
que cela commençait à vous ennuyer d’être obligé de vous
habituer à penser à l’Allemagne autrement. Hein ?34
Par le biais des ces interpellations au lecteur, le narrateur aborde des sujets actuels.
Le roman fut diffusé en 1967, ce qui implique que le lecteur soit au courant des
évènements de cette même époque. Si nous analysons le passage ci‐dessus nous nous
apercevons que le narrateur donne au lecteur une bonne représentation de la situation
politique en Allemagne de l’Ouest en 1966. Cette année‐là fut une année capitale pour la
politique intérieure de l’état fédéral Allemand. L’Allemagne de l’Ouest se retrouve face à
une résurgence du nazisme lors des élections de 1966, dû au délai de prescription des
crimes nazis.35 L’Allemagne de l’Ouest aspire à un renouveau économique et politique,
mais le passé revient à chaque fois. Cohn insiste sur cette crise politique, qui à cette
époque‐là, pourrait pousser les Allemands à embrasser à nouveau l'idéologie nazie.
L’Allemagne de l’Ouest supposée dénazifiée n’arrive donc pas à se défaire de ses démons
du passé, et c’est ce dilemme entre le passé, les idéaux d’une nouvelle Allemagne et le
temps présent que Cohn mettra tout le temps en avant en interpellant le lecteur.
La plus grande réflexion du narrateur se situe à la fin du livre. Tout au long des deux
parties du livre, le lecteur doute de la véritable identité du narrateur du roman. À
plusieurs reprises, Cohn lui‐même doute de son rôle de narrateur, comme le passage ci‐
dessus l’indique. Ce n’est que dans le tout dernier chapitre, et les deux dernières pages
du roman, que le narrateur se dévoile :
Je les entends, je reconnais leurs voix. Dans un instant je
vais ouvrir les yeux, et je ne le retrouverai plus jamais. Et
pourtant, je le vois si bien, encore, là, devant moi, à l’endroit où
Ibidem., p.140.
Jacques Droz, « L’Allemagne divisée », dans Jacques Droz, L’histoire de l’Allemagne, Paris, P.U.F., coll.
Que sais‐je ?, 2003, p. 110 – 111.
34
35
16
il n’y avait tout à l’heure que sang, brouillard et fumée. Il n’est
pas en très bon état, ce pauvre Cohn.36
Le « je » dans ce passage est Romain, un touriste qui s’est évanoui en visitant
Varsovie en 1966. Le fait que le deuxième narrateur ait le même prénom que l’auteur du
roman n’est pas une coïncidence, il s’agit bien de Gary. Gary, dans son rôle de narrateur,
a donc manipulé le récit depuis le début tout en se servant de Cohn pour incarner une
conscience juive.37 Le lecteur s’aperçoit donc qu’il a en fait eu affaire à l’auteur comme
narrateur du roman. Alors, quel est le but du narrateur Romain ? Pendant que Cohn et
Schatz errent dans la Forêt de Geist, ils s’aperçoivent qu’un « type‐là » veut leur perte :
« Cohn, vous ne vous rendez pas compte ! Ce type‐là essaie de nous détruire ! ».38 Cette
analyse est aussi celle de Nancy Huston, qui avance que Gary veut se débarrasser de
Cohn et Schatz. Huston explique cette envie de Gary en prônant que tous les auteurs se
défont de leurs démons en les incarnant dans un roman.39 Pour donner plus de poids à
sa théorie, elle s’appuie sur le fait qu’une visite de Gary à Varsovie en 1966, engendra
l’écriture de La Danse de Gengis Cohn. De plus, c’est le premier roman de Gary qui se
focalise sur le thème juif.40 Ceci est bel et bien le cas, mais dire ainsi que Gary voulait se
débarrasser de ses démons en écrivant le livre, nous semble trop facile. La visite à
Varsovie est incorporée dans le roman dans les deux dernières pages, mais le roman va
beaucoup plus loin en abordant différents discours comme la religion judéo‐chrétienne,
la mémoire et surtout la conscience collective en rapport avec la conscience individuelle.
Il est donc mieux de soutenir que Gary, en tant que narrateur et auteur, a voulu susciter
une réflexion sur le rôle que peut jouer un passé équivoque. Cette même tendance se
retrouve dans les études historiographiques des années 1960, dans lesquelles les
historiens se focalisent sur une étude des mentalités et la représentation du passé dans
la littérature.41 Gary s’inscrit donc dans cette tradition en posant les même problèmes
idéologiques, mais en faisant appel à un récit fictionnel: le roman. Huston perd de vue
l’époque à laquelle Gary rédige son roman et les questions qui annoncent un
Romain Gary, op.cit., p. 353.
Aurélia Kalisky, op. cit., p. 162.
38 Romain Gary, op.cit., p. 257.
39 Nancy Huston, « Romain Gary : A Foreign Body in French Literature », dans Poetics Today, North
Carolina, Duke University Press, Vol. 17, n°4, hiver 1996, p. 560.
40 Ibidem., p. 559.
41 Felipe Brandi, « L’avènement d’une « histoire au second degré » », dans L’Atelier du Centre de recherches
historiques , n° 07, mis en ligne : 17 mai 2011, [En ligne] : http://acrh.revues.org/3749 ; DOI :
10.4000/acrh.3749, consulté le 24 mai 2014.
36
37
17
bouleversement autant dans l’historiographie que l’Histoire même : nous somme juste
avant les révélations de O’ Paxton concernant le passé troublant du régime de Vichy, la
démystification du mythe résistancialiste en France et mai’ 68. Tous ces thèmes seront
abordés dans la prochaine partie.
Nous pouvons donc conclure qu’il y a en fin de compte un narrateur principal :
Romain Gary, mais que celui‐ci ne se manifeste en personne qu’au dernier chapitre du
livre. Le lecteur est donc tout au long du récit tourné en bourrique par l'auteur, en
croyant que c’est Cohn le narrateur du roman. Cohn est à son tour un narrateur
ambivalent, car il est enfoui dans le subconscient de Schatz. La fonction du narrateur est
de faire réfléchir le lecteur sur les thèmes actuels de 1966, les répercussions de la guerre
et de prendre en compte l’impacte qu’exerce le subconscient sur le monde actuel.
III.
Les discours abordés dans le roman
1. La religion Judéo‐Chrétienne
La religion est un thème récurrent dans le roman La Dance de Gengis Cohn. Tout
d’abord avec le personnage de Cohn, qui est un juif et qui utilise beaucoup de
vocabulaire juif ou yiddish dans ses pensées, ses commentaires. Il apprend même sa
religion à Schatz :
C’était la fête de hannukah et Schatz, qui connaît nos fêtes
sur le bout des doigt, m’avait cuisiné quelques‐uns de mes plats
kosher favoris. Il les avait rangés sur un plateau, avec un petit
bouquet de violettes dans un verre, il s’était mis à genoux et
était en train de me tendre le plateau, comme je l’exige de lui la
veille du sabbat et des jours fériés. […] Je lui donne des leçons,
c’est vrai. Et alors ? Je ne dors jamais, moi. Je m’ennuie. […]
Alors, je le réveille et je lui fais prendre une leçon de yiddish.42
Il est clair que l’impacte de Cohn sur Schatz est énorme et se manifeste au niveau de
la religion juive, Schatz est comme cela « enjuivé » par Cohn. Le mot « enjuivé » revient à
plusieurs reprises dans le roman, mais ne couvre pas seulement la dimension religieuse,
42
Romain Gary, op.cit., p. 16‐17 et p. 34.
18
elle recouvre aussi l’acceptation du génocide et la culpabilité de Schatz envers son passé.
En revenant sur l’élément religieux, il est nécessaire de regarder la transcendance de
plus près. Comme nous l’avons déjà stipulé dans la partie des protagonistes, Cohn s’est
transcendanté dans le corps de son propre bourreau, Schatz. Cette transcendance fait
immédiatement référence à Jésus Christ, qui trois jours après sa crucifixion, est
ressuscité et est donc une transcendance de Dieu dans l’Homme. La crucifixion de Jésus
est un thème très important, surtout dans le dialogue entre Lily, Florian et Cohn. Le
dialogue est entamé parce que Florian présente Cohn à Lily et que celle‐ci aimerait bien
être séduite par Cohn. Florian le lui interdit, car Lily a déjà eu sa chance avec Cohn. Lily
ne s’en souvient malheureusement pas :
[Florian] : ‐ Mais non… Ah oui, Jésus, Jésus de Nazareth, c’est
un nom qui ne te dit rien ?
[Lily] : ‐ Bien sûr que si. J’ai dû le lire quelque part.
[Florian] : ‐ Le lire, le lire ? Mais enfin, c’était ta plus grande,
ta meilleure affaire !
[Cohn] Cette fois, je me mets en rogne. – Ça suffit ! Vous
n’allez pas toujours nous accuser de chercher à faire des
affaires, nous autres, Juifs ! Vous pouvez me dire quelles
affaires Il a faites ? Des affaires comme ça, je n’en souhaite
pas à mes meilleurs amis.
Pour la première fois depuis que nous nous sommes
connus, ici même, dans la forêt de Geist, je vois Florian
profondément vexé, scandalisé. Je le comprends. Il est très fier
de sa Crucifixion et de l’art admirable qui en est résulté.43
C’est à ce moment précis que le lecteur se rend compte que Jésus et Cohn ont
beaucoup en commun : leur âge, leur exécution et leur résurrection. Évidemment,
l’exécution de Cohn ne s’est pas déroulée de la même manière que celle du Christ et sa
résurrection non plus car Cohn revient dans le subconscient de son bourreau. Pour
Pfefferkorn, la crucifixion est figurative dans le roman, puisque celle‐ci amène à
l’Holocauste et donc à la résurrection par après.44 Pfefferkorn prend comme exemple la
scène suivante :
[…] le renouveau a toujours été d’abord un retour aux
sources. Déjà, une foule enthousiaste applaudit à tout rompre
sur le chemin de la Passion dans le Village d’Oberammergau une
mise en scène classique, dans la grande tradition bien de chez
nous où la puissance et le souffle retrouvés accomplissent un
vrai miracle, une vrai Résurrection : pas encore celle du Christ,
43
44
Romain Gary, op.cit., p. 243 – 244.
Eli Pfefferkorn, op.cit., p. 83.
19
il est vrai, mais déjà celle du youtre maudit qui renaît de ses
cendres allemandes, se lève du four crématoire, et conduit à la
chambre à gaz Notre Seigneur Jésus.45
L’analyse est trop simple, car à la fin du roman, le lecteur s’aperçoit que Cohn et
Jésus sont la même personne. Dans la dernière scène, Cohn porte une croix, il est
couronné et il a des plaies. Toutes les caractéristiques de Jésus sont présentes chez
Cohn, qui suit toujours Lily. Il est donc clair que Cohn et Jésus sont en fin de compte
identiques à la fin du roman. Huston pose la thèse d’une résurrection imparfaite dans
Cohn et par extension Gary même. Elle postule que Gary voulait amplifier la quête
incessante de l’Homme à trouver un équilibre entre le bien et le mal, Dieu et le Diable,
etc.46 Cette analyse aboutit aussi à une analyse de Gary même, qui s’est voulu sacrifier –
par son suicide qui est pour elle une « self crucifixion » – pour l’aspiration à l’humanité.
Huston pose donc que chaque rôle de Gary, Cohn, Schatz et Jésus serait un rôle que Gary
même aurait voulu avoir dans la vie réelle et qu’il était à la recherche de cet équilibre
tout en se révoltant contre la réalité de l’époque.47 Il est difficile de savoir d’où Huston
détient ses informations, car il n’ y aucune référence vers les sources de Huston. Nous ne
pouvons donc pas soutenir l’analyse de Huston concernant le suicide de Gary, ou même
l’association de Gary au projet personnel de celui‐ci. De plus, les dernières pages du
roman nous indiquent que cette observation de Huston peut être fausse car le narrateur
Romain se détache de Cohn, qui lui, avec toutes les caractéristiques de Jésus continue à
suivre Lily. Le lecteur ne connaît pas les intentions du narrateur Romain, car le livre
s’arrête au moment où Romain va se réveiller. Il est donc très difficile de défendre les
propos que Huston met en avant.
Nous pouvons conclure que l’élément le plus important concernant l’incorporation
de la religion judéo‐chrétienne est celle de la résurrection de Jésus et de Cohn. Ces deux
résurrections sont différentes l’une de l’autre, mais il y a quand même des parallèles.
Nous avons aussi remarqué qu’il y a une symbiose qui se manifeste à la toute dernière
page du roman : le narrateur Gary décrit Cohn avec les même détails que Jésus : une
couronne d’épines, des plaies et il porte une croix sur son épaule tout en suivant Florian
et Lily.
Romain Gary, op.cit., p. 96.
Nancy Huston, op.cit., p. 567.
47 Ibidem., p. 567.
45
46
20
2. La relation victime‐bourreau
Depuis le début du roman, la relation victime‐bourreau est mise en avant comme
étant très complexe. La relation Cohn‐Schatz est la relation victime‐bourreau qui nous
intéresse, surtout pour mettre cette relation en contraste avec la mémoire. Au début du
roman, il est clair pour le lecteur qui est la victime (Cohn) et qui est le bourreau (Schatz).
Cohn personnifie la victime de l’Holocauste, Schatz celle du bourreau nazis qui exécute
des juifs, peut importe le sexe ou l’âge de ceux‐ci. La relation est complexe, puisque Cohn
n’est au début pas près de pardonner Schatz pour ses actes. Ce dernier ne rend pas la
tâche facile pour Cohn, car il dénie sa culpabilité pendant la guerre. Comme nous l’avons
dit dans la partie sur les protagonistes, les rôles entre la victime et le bourreau vont petit
à petit se renverser. À partir du moment où Schatz commence à reconnaître sa faute,
Cohn devient de plus en plus le bourreau. Ceci est particulièrement illustré dans la scène
du savon. Schatz n’utilise plus jamais de savon depuis la guerre parce qu’il n’a pas
confiance « qui est dans le savon » :
‐
Qui est‐ce, hein ? hurle‐t‐il. Qui c’est, ce savon ?
Je hausse les épaules. Est‐ce que je sais moi ? C’était la
production en masse, on fabriquait en gros, on ne marquait pas
dessus Jasza Gesundheit ou Tatsa Sardinenfisch. On faisait ça en
vrac. Les temps étaient difficiles. L’Allemagne manquait de
produits de première nécessité.48
Cohn apparaît devant Schatz pour qu’il se souvienne de son rôle de bourreau, de ce
qu’il a fait. Le savon est aussi un symbole du génocide juif ; la purification de la nation
allemande.49 Ce passage nous donne la vue du persécuteur, de Schatz, qui n’est pas
forcément traumatisé par ses actes pendant la guerre, mais plutôt du fait que Cohn le
nargue en lui mettant le savon sous le nez. Tout en gardant son humour noir, Cohn
parvient à faire capituler Schatz pour admettre ses crimes, mais aussi de les reconnaître
en tant que tel. Par extension, Cohn se débat aussi contre la fraternité. Il n’est pas du tout
d’accord avec l’idée que les juifs de la Shoah puissent être assimilés dans une narration à
un grand nombre de victimes :
Romain Gary, op.cit., p. 116.
Judith Kauffmann, « Quelques réflexions sur la représentation littéraire de la Shoah », dans Andréa
Luterwein et Caulette Strauss‐Hiva, Rire, mémoire, Shoah, Paris, Éditions Éclat I, Bibliothèque des
fondations, 2007, p. 134.
48
49
21
Je crains le pire : je crains la fraternité. Ils sont capables
de tout. Ils sont parfaitement capables de me proclamer un des
leurs. Viens avec nous Juif : tu es des nôtres.50
Ce passage nous décrit l’angoisse que Cohn éprouve à l'idée d'oublier qu'il est une
victime, ou pire, que tout le monde a été victime du nazisme. Cette tendance à vouloir
effacer la frontière qui sépare les victimes de leurs bourreaux, est le produit de l’époque
à laquelle le roman fut écrit. Pendant la Guerre Froide, les pays de l’ouest se sont
rapprochés de l’Allemagne de l’Ouest pour pouvoir maintenir une force équivalente à
l’USSR. Dans ce processus, il fallait évidemment tenir compte de la culpabilité, le rôle des
bourreaux nazis et des victimes qui reprenaient la vie normale. Comme il y a avait
constamment une menace de guerre, il a été préférable que tout le monde soit
victimaire, sauf ceux qui ont été condamnés à Nuremberg dans la logique classique du
« malheur aux vaincus ».51
Thus, if the Nazis strove to ensure the health and prosperity
of the nation by eliminating the Jews, postwar Germany strove
to neutralize the memory of the Jews' destruction so as to
ensure its own physical and psychological restoration.52
Il est clair que cette tendance est reprise dans le roman et est mise en avant d’une
façon grotesque. Cohn aspire à son identité juive et à son droit d’être reconnu comme
victime. Ceci est un premier composant de l’état de victime de Cohn, la deuxième est
aussi la question de la culpabilisation, car si nous parlons de « victime » et
de
« bourreau », il y a un (des) responsable(s). Au début, tous les dispositifs sont clair : pour
Cohn, Schatz est coupable de son exécution. Schatz quant à lui se considère comme
innocent puisqu'il s'est contenté d'obéir aux ordres. C’est son subconscient, sous la
forme de Cohn, qui recherche que Schatz reconnaisse sa propre responsabilité. Cohn va
envahir le subconscient de Schatz à un tel point, que c’est Schatz qui se sent victimaire à
son tour :
Figurez‐vous qu’il y avait des moments où à force de vivre
dans une telle intimité avec lui, j’avais la sensation, moi Schatz,
Romain Gary, op.cit.., p. 97.
Omer Bartov, « Defining Ennemies, Making Victims : Germans, Jews and the Holocaust », dans The
Amercian Historical Review, Oxford, Oxford University Press, Vol. 103, n°3, juin 1998, p. 787.
52 Ibidem., p. 788.
50
51
22
d’être un dibbuk de nazi condamné à vivre éternellement dans
le psychisme juif.53
Schatz a dans ce passage‐ci un peu de répit : Cohn n’est pas présent pendant un petit
bout de temps. C’est ici que le lecteur se rend compte que Schatz écroule complètement
sous le poids de sa propre conscience, qui à chaque fois le confronte à son passé. Sabine
Homana explique cette conscience omniprésente comme une répercussion de dispositifs
sociaux et psychologiques. Normalement, c’est la loi qui doit punir les bourreaux de
leurs crimes, si ceux‐ci sont acquittés, il y a d’une part toujours le doute social (dans
l’idée qu’il n’y pas de fumée sans feu), mais la culpabilité interne se manifeste dans la
conscience et dans la psychologie du bourreau même.54 Le problème du subconscient se
situe sur le plan psychologique : on ne peut pas facilement s’en défaire. Schatz essaie
plusieurs méthodes comme les psychiatres, les drogues, les électrochocs, etc. Ces
méthodes parviennent à le soulager temporairement de sa culpabilité, mais Cohn
parvient toujours à faire surface :
On essaie de m’exorciser. On a compati, on s’est montré
aimable, mais on m’a assez vu et on en a par‐dessus la tête de
ma horà. Seulement, on ne soulage pas sa conscience aussi
facilement. Je vous le dis, moi : il n’y aura pas de nouvelle
diaspora. Vous pouvez vous tortiller autant que vous voudrez,
ni moi ni les six millions d’autres dibbuks nous ne reprendrons
jamais le chemin de l’exode hors de votre subconscient
enjuivé.55
Cohn prend une dimension du conscient, de la culpabilité du génocide par rapport au
lecteur ; il est impossible de se séparer ou d’oublier ce subconscient‐là. Le fait que le
subconscient soit « enjuivé » est un propos assez violent : Cohn a envahit Schatz et le
transforme petit à petit en un juif. La conscience figure aussi comme un pendant de la
mémoire collective, mais nous traiterons ce sujet dans la prochaine partie.
Il reste tout de même le problème de la culpabilité. Même si Schatz et Cohn
renversent les rôles, le problème de la culpabilité n’est pas résolu à ce point. Qui est
coupable et pourquoi ? Cette question traverse tout le livre, et à un moment précis, Cohn
Romain Gary, op.cit., p. 159.
Sabina Homana, L’enjeu Éthique dans l’œuvre de Romain Gary, Thèse de doctorat, Konstanzer Online‐
Publikations‐System (KOPS), mise en ligne : 2009, [en ligne]: http://kops.ub.uni‐
konstanz.de/volltexte/2009/8765/, consulté le 24 mai 2014.
55 Romain Gary, op.cit., p. 227.
53
54
23
fait part lui‐même de la théorie que les juifs eux‐mêmes ont contribué à leur propre
extinction :
D’ailleurs, tout le monde sait que les Juifs n’ont pas été
assassinés. Ils sont morts volontairement. Je me tiens au courant
de l’actualité, vous pensez, je n’ai que ça à faire, et je viens de
trouver es choses tout à fait rassurantes là‐dessus dans le livre
d’un certain Jean‐François Steiner, Treblinka : nous faisions la
queue devant les chambres à gaz. […] Ce fut un suicide collectif,
voilà.56
La référence à Jean‐François Steiner est remarquable, mais aussi logique. En
1966, Steiner publie son roman Treblinka et cette publication provoque un séisme dans
le monde littéraire. Steiner pose deux questions pertinentes dans son roman :
l’incapacité des juifs à refuser de participer à leur propre extinction et la recherche d’un
héros dans un milieu démuni. De plus, Steiner est à la poursuite d’une solution morale
pour ces deux questions pertinentes.57 La discussion sur ces deux questions se poursuit
dans plusieurs organes de presses de l’époque : Le Nouveau Candide, Nouvelles
Littéraires, Le Nouvel Observateur, etc. La presse, tout comme les historiens, les
sociologues et les littéraires de l’époque mettent en doute les propos de Steiner, surtout
le fait que les juifs auraient collaborés à leur propre extermination. La controverse
suscitée par le roman Treblinka est importante, parce qu’elle ne répond pas à la question
de la culpabilité. Comme Treblinka fut perçu, dans les années 1960 – 1970 par certains
non comme une fiction, mais comme un livre scientifiquement pertinent. De facto la
responsabilité et la culpabilité pour le génocide étaient certainement attribuables aux
juifs eux‐mêmes.58 Il est clair que Cohn n’est pas du tout d’accord avec ce propos, comme
le passage nous l’indique. Par l’humour noir, « le suicide collectif », Cohn se moque de
cette accusation par rapport aux juifs. L’intertextualité avec le romain de Steiner est
assez étonnante, mais rappelle au lecteur l’époque de 1966, comment le monde
contemporain essaie de se reconstruire tout en voulant expliquer les atrocités de la
guerre. Cette référence à l’œuvre de Steiner nous amène à notre prochaine partie: la
mémoire. Car la discussion victime‐bourreau et la possible culpabilité de l’une ou de
l’autre sont objet de débat en 1966. Cohn le fait savoir au lecteur par le biais de
l’intertextualité avec Steiner, mais aussi en menant des réflexions sur la conscience
Ibidem., p. 115.
Charlotte Hauwaert, Treblinka: une révolte dans le monde littéraire?, mémoire de licence, sous la
direction de Griet Theeten, Gand, Université de Gand, 2012, p. 25.
58 Ibidem., p. 27 – 28.
56
57
24
collective et individuelle dans la forêt de Geist, mais aussi en s'interrogeant sur la
meilleure façon de traiter ce passé douloureux.
3. La mémoire collective et individuelle, l’Histoire et la fiction
Dans la France des années 1960, il y a une mémoire officielle collective: le mythe
gaulliste, qui mettait en avant une mémoire résistancialiste. 59 Pourtant, ce mythe
s'effritera petit à petit pour être finalement anéanti par mai’ 68. La parution (en France)
du roman La Danse de Gengis Cohn dans une époque où il y a une jeune génération qui
n’a pas vécu la guerre et qui est par conséquent moins liée au passé, fait que Gary se
lance dans le débat de la mémoire.60 Il faut aussi stipuler que le fait qu’il y a eu en France
la Guerre d’Algérie (1958–1962), la suivie du procès Eichmann en 1963 et une
instauration d’une sorte de détente pendant la Guerre Froide, fait qu’il y a un
changement dans la perception de la Deuxième Guerre Mondiale qui suscite une
réflexion inter‐générationnellle.61 Il y a donc deux tendances : une qui s’intéresse encore
à la guerre de 1939–1945, mais aussi une nouvelle génération, plus jeune, qui se
détourne de cette mémoire collective. Ce détournement de la jeunesse, est aussi
remarqué par Cohn, qui n’apprécie pas qu’il soit « oublié » :
[…] je ne suis pas d’actualité, le public est saturé, il m’a
assez vu, on lui a assez cassé les oreilles avec ces histoires et il
ne veut plus en entendre parler. Les jeunes, surtout, se fichent
de moi comme de l’an 40. Les anciens combattants les ennuient,
avec ces interminables rabâchages de leurs exploits passés. Ils
nous appellent ironiquement : « Les Juifs de papa. » Il leur faut
du nouveau.62
Le ton est clairement donné au début du livre : les gens sont saturés concernant
les sujets sur la guerre. Cohn ne se laisse pas faire, à chaque violente réapparition de
Cohn devant Schatz, ce dernier est confronté à son passé. Cohn tient donc à justement ne
Richard N. Lebow, « The Memory of Politics », dans Richard N. Lebow, Wulf Kansteiner, Claudio Fogu,
The Politics of Memory in Postwar Europe, Durham, Duke University Press, 2006, p. 46.
60 M. Atack, « L’armée des ombres and Le chagrin de la pitié : Reconfigurations of Law, Legalities and the
State in post‐1968 France, dans Helmut Peitsch, Charles Burdett et Claire Gorrara, ed., European memories
of the Second World War, Oxford, Berhahn, 1999, p. 166.
61 Maud Anne Bracke, « From politics to nostalgia: the transformation of war memories in France during
the 1960‐1970s. », dans European History Quarterly, Vol. 41, n°1, mise en ligne : 25 septempbre 2013,
Glasgow, University of Glagow, [en ligne] : eprints.gla.ac.uk/40146/1/40146.pdf , consulté le 26 mai 2014,
p. 10.
62 Romain Gary, op.cit., p. 13.
59
25
pas oublier le passer, à garder cette mémoire vive, de faire de tel que son bourreau ne
s’en détache pas non plus. Cohn se bat contre l’oubli du génocide juif dans la mémoire
collective, mais il ne sait que le faire par le biais d’une conscience individuelle puisqu’il
est condamné à vivre dans le subconscient de Schatz. Schatz, à son tour, ne voudrait rien
d’autre que de pouvoir se défaire de sa propre mémoire individuelle concernant la
guerre. Pour pouvoir assouvir son besoin d’oublier son expérience, Schatz à recourt à
l’utilisation de la mémoire collective, qui change :
Vous nous avez déjà fait assez de mal, avec votre
propagande, depuis un quart de siècle. Je veux bien passer
l’éponge, mais à condition que vous cessiez de nous
enquiquiner ! Compris ? […] Vous voulez que je vous dise,
Cohn ? Vous êtes démodé. Vous faites vieux jeu. L’humanité
vous a assez vu. Elle veut du neuf. Vos étoiles jaunes, vos fours,
vos chambres à gaz, on ne veut plus en entendre parler. On veut
autre chose. Du neuf. On veut aller de l’avant ! Auschwitz,
Treblinka, Belsen, ça commence à faire pompier ! Ça fait le Juif
de papa ! Les jeunes, ça ne leur dit plus rien du tout. … Pour eux,
vos camps d’extermination, ça fait pedzouille ! […] Les
privilégiés, les peuples élus, il n’ y en aura bientôt plus. Ils sont
deux milliards, mon ami. Alors, qui cherchez vous à
impressionner, avec vos six millions ?63
C’est par le biais de Schatz que Cohn se rend compte qu’il n’est plus d’actualité. En
revanche, il faut faire la part des choses concernant ce passage et la parution du livre.
Gary publie son roman en France et dans la langue française, mais le lieu du récit du
roman est situé en Allemagne (Licht). Les protagonistes débattent donc la mémoire
collective et individuelle en Allemagne de l’Ouest pendant les années 1960. Une étude
quantitative faite par Wulf Kansteiner concernant les programmes historiques diffusés
par ZDF des années 1963 jusqu’en 1993, démontre une autre conclusion que celle faite
par Cohn.64 L’Allemagne de l’Ouest fut fortement intéressée par son passé nazi, et
surtout le fonctionnement du génocide est un thème récurrent dans différents
reportages.65 Kansteiner observe même une nouvelle empathie qui se fait jour envers les
victimes du régime nazi pendant les années 1960.66
Romain Gary, op.cit., p. 103 – 104.
Wulf Kansteiner, « Nazis, Viewers and Statistics: Television History, Television Audience Research and
Collective Memory in West Germany », dans Journal of Contemporary History, California, Sage Publications,
Vol. 39, n° 4, Édition spéciale : Collective Memory, octobre 2004, p. 575‐598.
65 Wulf Kansteiner, op.cit., p. 580.
66 Ibidem., p. 577‐578.
63
64
26
During the 1960s and early 1970s the ZDF offered an average
of 1600 prime-time minutes of historical programming per year.
While these figures were never reached again, the years from 1979
to 1987 mark a similarly active phase in the television coverage of
the history of the Third Reich.67
Les propos de Cohn tenus dans la première partie du roman, Le dibbuk, ne sont pas
tout à fait en accord avec la réalité historique allemande. Cohn n’a donc pas raison sur le
fait que la génération de 1960 ne s’intéresserait pas à la période nazie, mais il a raison
par rapport au débat entre la victime et le bourreau. Dans les années 1960, les juifs ne
furent que marginalement montrés dans des programmes historiques, et toujours dans
un rôle quasi secondaire. En outre, ils étaient reconnus comme victime des nazis, mais le
débat n’allait pas plus loin que cela concernant les juifs.68 Par rapport à l’étude de
Kansteiner, nous pouvons dire qu’il y a une conscience collective qui se forme pendant la
période de 1960 à 1970 en Allemagne de l’Ouest, mais que celle‐ci est assez rigide. La
culpabilité pour le génocide n’est pas (encore) complètement acceptée en Allemagne de
l’Ouest, il y a même encore des traces d’ Unglaubenscwilligkeit dans les sondages.69 Cette
notion est aussi reprise dans un dialogue entre Schatz et le Baron à la fin de la première
partie:
[Schatz] : ‐ des morts dans tous les coins et vous ne voyez
rien.
[Baron] : ‐ On nous l’a caché. On nous tenait dans
l’ignorance. On nous a trompés. Nous savions bien qu’il y
avait quelques excès. Et d’ailleurs, je ne suis pas encore
convaincu. Il y a une part très grande de propagande
[Schatz] : Mais c’était sous votre nez, dans votre parc ! […]
[Comte] : ‐ Mon ami le baron vous a déjà dit qu’il n’a jamais
fait de politique, intervient le comte. Lorsque vous
trébuchez sur des cadavres, vous savez bien qu’il y a là
quelque chose dont il ne faut pas se mêler.
[Baron] : ‐ Je croyais que ces corps, c’étaient des rumeurs
répandues par les communistes, murmure le Baron.70
Ce passage est intéressant puisqu’il dévoile aussi l’absurdité de la mémoire
individuelle de Schatz. Schatz défend ici la mémoire collective, celle qui établit qu’il y a
eu un génocide. De plus, il est impossible que les Allemands n’auraient pas eu la moindre
Ibidem., p. 581.
Ibidem., p. 584.
69 Ibidem., p. 596.
70 Romain Gary, op.cit., p. 133 – 134.
67
68
27
suspicion de celle‐ci. Schatz n’accepte donc pas l’explication du Baron et du Comte :
« Wir haben es nicht gewusst ». En revanche, Schatz n’arrive pas lui‐même à reconnaître
sa culpabilité de sa mémoire individuelle, pour lui, suivre des ordres en tant de guerre –
même si cela inclut un génocide – n’est pas sur la même longueur d’ondes que
l’impassibilité du peuple allemand. Gary met donc en avant les difficultés qu’un peuple,
une nation, mais aussi les individus éprouvent à accepter la mémoire collective comme
agent politique, mais aussi leur mémoire individuelle, celle qui les remet en cause par
rapport à leurs propres crimes. Accepter la mémoire collective est, d’une manière, plus
facile pour Schatz, que sa responsabilité individuelle dans l’Holocauste. Cette tension
entre les deux mémoires est importante dans le cadre allemand, mais par extension,
Gary s’en prend aussi à la France, car la mémoire collective implantée par De Gaulle
promeut une mémoire résistancialiste, alors qu’il y a eu collaboration et donc des
Français qui ont personnellement participé au génocide. Cohn se bat pour que les deux
mémoires ne soient pas confondues ou oubliées. Par conséquent, quand Frère Océan
veut bâtir une nouvelle société culturelle sur les ruines de l’ancienne, Schatz /Cohn est
terrifié.71 Cette analyse du Frère Océan comme destructeur est faite par Homana et est
en partie plausible, mais Cohn n’a pas tellement l’air d’être pétrifié par Frère Océan :
J’hésite un peu, mais non, le feu ne prendrait pas, je n’ai plus
ce qu’il faut. Je dois me contenter de lui offrir ce qui me reste :
mon espoir, l’espoir d’un jour, elle sera créée. Par Dieu, ou par
les hommes. Je voudrais tellement être là, lorsqu’elle naîtra
enfin, lorsque l’humanité sortira enfin de l’Océan originel où
elle rêve confusément en attendant depuis si longtemps sa
naissance. J’aime l’Océan, et j’attends tout de lui. Il est
tourmenté, tumultueux, il se fait mal à tous les virages. C’est un
frère.72
Cohn aspire à une renaissance de l’humanité, car il en est éperdument amoureux,
mais il n’est pas d’accord avec l’oubli. Il faut savoir pardonner, mais oublier ne doit pas
être inclus dans le pardon. L’Océan créé une nouvelle société, mais il n’est pas permis
d’instaurer l’oubli. Paul Ricoeur a consacré tout un chapitre à l’oubli et le rapport qu’il a
entretient avec la mémoire :
C’est d’abord et massivement comme une atteinte à la
fiabilité de la mémoire que l’oubli est ressenti. Une atteinte, une
faiblesse, une lacune. La mémoire, à cet égard, se définit elle‐
71
72
Sabina Homana, op.cit., p. 57.
Romain Gary, op.cit., p. 296.
28
même, du moins en première instance, comme lutte contre
l’oubli.73
La mémoire se focalise sur la représentation du passé, avec une certaine distance par
rapport à ce passé. La mémoire collective politique établit un tableau de ce passé qui
représente le plus souvent un récit national, inscrit dans l’Histoire d’une nation. Par
contre, la mémoire (collective ou non) peut être modifiée par l’oubli. Il faut évidemment
faire la distinction entre un oubli amnésique, qui est souvent le résultat de traumatisme
psychologique, mais il y a aussi l’oubli « voulu ».74 L’oubli voulu est en fait le produit
d’une mémoire manipulée, qui est manipulée chez Gary par les gouvernements dans La
Danse de Gengis Cohn. Frère Océan figure dans ce cas‐ci, non pas comme un personnage
déique comme le postule Homana, mais comme un niveau supranational de la société.
Ceci‐dit, un niveau qui essaie d’enfuir un certain passé. Ce niveau supranational, est celui
de la création de l’Union Européenne (UE). Frère Océan est compris dans ce schéma
comme l’équivalent du niveau supranational chez Habermas. Il aspire à une unification
des états en une UE et par extension l’ONU, mais pour arriver à unifier les états, il faut
une paix établie, mais aussi s’occuper du passé.75 Ce dernier propos sur la mémoire est
difficile, car comment réconcilier des pays qui, il y a à peine une vingtaine d’années,
étaient des ennemis ? Il faut donc avoir la même narration collective sur ce passé
douloureux pour aboutir à une alliance supranationale, et par conséquent expulsé des
consciences collectives et individuelles comme Cohn et Schatz.76 Ces propos sont très
importants, car le récit est situé en 1966, publié en 1967, donc les années où l’UE
commence de plus en plus à prendre forme.
Dans ce cadre de l’unification de l’espace européen, représenté dans la figure de
Frère Océan, il est clair que Cohn est pétrifié. Si la mémoire collective officielle est
installée, il y a une crainte profonde d’oublier le génocide pour la création d’une alliance
forte contre l’USSR et la menace d’une guerre atomique. Alors, faut‐il oublier pour le
bien commun ? Cette question est effleurée chez Gary dans la partie de la Forêt de Geist,
mais devient pertinente dans la troisième partie La tentation de Gengis Cohn :
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 537.
Ibidem., p. 544‐545.
75 Jürgen Habermas, La constitution de l’Europe, trad. par Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, coll.
NRF Essais, 2012, p. 124.
76 Ibidem., p. 194.
73
74
29
Je suis en effet en butte à une tentation d’intoxication
particulièrement dangereuse et à laquelle de nombreux Juifs se
sont laissé prendre, ce qui fait qu’on n’en a plus jamais entendu
parler. Il ne s’agit plus de nous supprimer physiquement, mais
moralement, en faisant de nous des homme à part entière, et en
nous faisant ainsi endosser la responsabilité collective, ce qui
aurait, parmi d’autres conséquences terribles, celle de nous
rendre aussi responsable de notre propre extermination.77
Cohn approche ici la problématique qui va de pair avec l’oubli : le pardon ou
l’amnistie. Pour Ricoeur, les deux éléments vont main dans la main, car une amnistie
invoque immédiatement aussi le pardon pour le(s) acte(s) commis.78 Il est important de
soutenir que Cohn n’haït pas Schatz, puisque sans Schatz, il n’ y a pas de Cohn.
L’existence de Cohn dans le subconscient de Schatz est le seul moyen pour Cohn
d’exister. La fraternité proposée dans la troisième partie est symbole de paix, mais aussi
de l’acceptation d’une culpabilité collective vis‐à‐vis des conflits précédents et futurs. À
qui la faute pour la guerre et comment inculquer ceci dans la mémoire tant collective
qu’individuelle ?
[Cohn] : ‐Nnnon ! Ça ne vaut pas un sou, leur fraternité !
[Le Bouc] : ‐ Ça se peut, mais ils te la donnent pour rien.
[Cohn] : Comment pour rien ? La responsabilité collective,
ça coûte les yeux de la tête ! J’accepte leur truc, et aussitôt
j’ai du sang sur les mains !
[Le Bouc] : Mais non, tu ne comprends pas ce que c’est, la
fraternité, tu n’as pas l’habitude. Ça ne fait pas mal du tout,
une fois que c’est dedans. On ne sent plus rien, on est du
côté de la manche !79
Il s’agit ici d’un propos double, d’une part qui a la faute (la responsabilité collective)
et qui manipule la faute ou le pardon ? L’implication de la fraternité a pour résultat qu’il
y a une forme de pardon : d’anciens ennemis deviennent amis. Mais cette fraternité est
aussi traitresse car si on s’engage dans une fraternité, on doit d’abord pardonner les
anciens méfaits des partis, ensuite, il faut porter la responsabilité des actes futurs de la
fraternité. Ricoeur postule que dans la mémoire, le pardon ne peut être banalisé, ni
administrer n’importe comment et ne peut devenir une normalité dans la société. La
mémoire de la Shoah a besoin des deux mémoires : collectives et individuelles pour
Romain Gary, op. cit., p. 300‐301.
Paul Ricoeur, op.cit., p. 586‐587.
79 Romain Gary, op.cit., p. 304.
77
78
30
pouvoir contourner l’oubli voulu ou encore le pardon normalisant.80 Même à l’intérieur
de la fraternité, si nous considérons celle‐ci comme une UE en formation, il faut une
place précise à la mémoire. Le pardon, selon Cohn, ne doit pas être donné, mais la
reconnaissance du génocide dans une mémoire autant officielle (donc collective) que
dans une mémoire individuelle (chez Schatz) est la seule possibilité pour qu’il y ait une
création d’une nouvelle société ou pour commencer une fraternité. Cohn ne se débat par
conséquent pas contre la fraternité an sich, mais contre la table rase que la fraternité
instaure au niveau de la culpabilité et de la mémoire collective.
Nous avons jusqu’à présent parcouru la mémoire collective et individuelle par le
biais des protagonistes Cohn et Schatz et nous avons examiné les rapports qu’il y avait
entre le roman du point de vue de la mémoire et le plan actuel historique de l’époque. Il
nous reste en fin de compte l’aspect de l’auteur Gary même dans la relation entre la
fiction (le roman) et la mémoire concernant le sujet historique de l’Holocauste. Cette
troisième dimension est complexe, puisque le lecteur ne se rend presque pas compte de
la présence d’un deuxième narrateur : Gary. La révélation du narrateur Gary entame
après coup une réflexion pour le lecteur. Si Cohn était en fait Gary pendant toute la
durée du roman, alors comment redéfinir les rapports cités plus haut ? Puisque Gary est
écrivain, et narrateur dans le roman, c’est lui qui a inventé toute une fiction autour du
personnage Cohn/Schatz. Alors, Schatz, est‐il vraiment un bourreau et est‐il coupable ?
Pour Homana, le fait que Gary soit le narrateur/auteur du roman, anéanti l’analyse de
Cohn vis‐à‐vis de Schatz et sa culpabilité.81 Ceci‐dit, cela impliquerait logiquement aussi
une extermination même de tous les propos de Cohn par rapport à la conservation d’une
mémoire collective juste et individuelle concernant la Shoah. Homana contourne cette
difficulté en prônant que c’est Gary même qui est coupable, le fait qu’il ait dû se rendre
au ghetto de Varsovie pour pouvoir se souvenir de ce passé, le fait sentir coupable.82
Nous nous trouvons dans la rhétorique du lieux de mémoire, comme Nora le postule
dans son œuvre : grâce au lieu physique, Gary se sent plongé dans la mémoire collective
et il écrit un roman sur toutes les dynamiques de celle‐ci.83 Nora le postule ainsi :
Paul Ricoeur, op.cit., p. 607.
Sabina Homana, op.cit., p. 64.
82 Ibidem., p. 66.
83 Pierre Nora, « Between Memory and History : Les Lieux de Mémoire », dans Représentations, California,
University of California Press, n°26, Édition spéciale : Memory and Counter‐Memory, Printemps 1989, pp.
7‐24.
80
81
31
« There are lieux de mémoires, sites of memory, because there are no longer milieu de
mémoire, real environments of memory.»84 Nous pensons que Gary a plutôt voulu
explorer les milieux de mémoire par le biais de son roman. En s’armant de
protagonistes fictifs et abstraits, Gary parvient à faire une analyse en profondeur de
l’époque à laquelle lui-même (et ses personnages) vit, tout en menant le récit sur deux
pays différents : l’Allemagne de l’Ouest et la France. Comme nous l’avons déjà
postulé plus haut, le récit est situé en Allemagne de l’Ouest, mais la réflexion est faite
vis-à-vis de la France, qui est perturbée par certains conflits coloniaux et un
changement entre les générations.
IV.
Conclusion
Nous concluons cette première partie en avançant premièrement qu’il y a deux
grandes dualités par rapport au protagonistes : la dualité entre Schatz/Cohn et celle
entre Lily/Florian. Ces quatre personnages inspirent le lecteur à se prendre au jeu de la
réflexion sur différents discours : la religion, la relation victime-bourreau et en fin de
compte le rapport entre la mémoire, l’Histoire et la fiction. Le premier thème élaboré
est celui de la religion judéo-chrétienne, il est clair que Cohn s’identifie à Jésus Christ,
et à la fin du livre le lecteur s’aperçoit que Cohn et Jésus sont une et même personne.
Le discours judéo-chrétien permet à l’auteur de cadrer la transcendance de la mémoire
collective juive dans un subconscient (ou mémoire) individuel(le). La relation entre la
victime et le bourreau s’avère plus complexe qu’elle n’est présentée au début ; Schatz
et Cohn se réidentifie tantôt en tant que bourreau et plus tard en tant que victime. Le
renversement dans la relation victime-bourreau met aussi en avant la culpabilité du
génocide, car qui est coupable et pourquoi ? Cette question s’affirme pertinente surtout
quand l’intertextualité avec le roman Treblinka est mise en contraste avec le
personnage de Cohn.
La culpabilité du peuple juif de s’être laissé emmener à
l’abattoir sans résistance, dans le roman de Treblinka, provoque l'ire de Cohn. Cette
84
Ibidem., p. 7.
32
intertextualité pose le problème central de la culpabilité premièrement, mais elle
inculque aussi une réflexion entre la mémoire, l’Histoire et la fiction. Cohn représente
la mémoire collective juive et historique qui se débat pour être reconnue et surtout être
reconnue pour toujours. Alors que Schatz a du mal à s’approprier sa propre mémoire
individuelle, mais il n’a pas de problèmes à suivre la mémoire collective officielle. La
dernière partie concernant la mémoire, l’Histoire et la fiction met en avant le fait que
c’est Gary même, par le biais de son premier narrateur Cohn, qui conduit le débat à
travers le roman. Par la fiction, Gary arrive à susciter des débats portant sur la
mémoire collective, individuelle et la place de l’Histoire entre celle-ci. Nous
continuerons avec la deuxième partie de notre mémoire, celle sur La Mort est mon
Métier de Robert Merle. L’analyse de ce roman se focalisera, comme chez Gary, sur le
discours de la mémoire, l’Histoire et la fiction et nous tenterons une analyse
comparante avec La Danse de Gengis Cohn.
33
Deuxième Partie : La mort est mon métier
de Robert Merle
34
I.
Les protagonistes
1. Rudolf Lang
Rudolf Lang est le protagoniste du roman, c’est de son point de vue que sa vie est
racontée. Rudolf Lang est basé sur Rudolf Hoess (Höß), le commandant du camp
d’extermination d’Auschwitz. Le lecteur fait connaissance avec Lang, au moment où
celui‐ci a à peine 13 ans en 1913. Rudolf Lang vie chez sa famille, très catholique et
restrictive en Allemagne. Lang grandit donc dans un régime très strict, où il n’y a a priori
pas de violence physique, mais beaucoup de violence psychologique :
[Père] : Rudolf, reprit‐il, depuis que tu es en âge – de
commettre – des fautes ‐ je les ai prises – l’une après l’autre
– sur mes épaules. J’ai demandé – pardon à Dieu – pour toi –
comme si c’était moi – qui étais coupable – et je continuerai
à agir ainsi – tant que tu seras – mineur.
[Rudolf] : Il se mit à tousser
[Père] : Mais toi – à ton tour – Rudolf – quand tu seras
ordonné prêtre – si du moins – je vis jusque‐là – il faudra –
que tu prennes – sur tes épaules – mes péchés…85
Ce passage donne une idée de l’atmosphère dans laquelle Rudolf Lang fut élevé. Cette
discipline rigoureuse d’aller à la messe chaque matin, prière le soir, avec un pater
familias omnipotent est très bien mise en avant dans le tout premier chapitre. Rudolf
Lang ne deviendra pas prêtre et s’engagera dans l’armée allemande en 1916, même s’il
n’est pas encore majeur. Les chapitres sur la Première Guerre mondiale sont importants
pour pouvoir découvrir le fanatisme qu’éprouve Rudolf envers la nation allemande. Ce
qui est le plus pertinent pour le personnage de Lang dans le roman, est le trajet qu’il fait
personnellement pour finir comme commandant d’Auschwitz. Robert Merle étale toutes
les caractéristiques de son protagoniste dans les chapitres sur sa jeunesse, la Première
Guerre et les dures années de chômages après la guerre.
Tout au long de ces chapitres, le lecteur s’aperçoit que Rudolf Lang est un
personnage froid, incapable d’amour pour autrui :
J’admirais le Rittmeister Günther, c’était grâce à lui que
j’étais entré dans l ‘armée, et ce jour‐là et les jours suivants, je
fut étonné que sa mort ne me fît pas plus d’effet. En y
85
Robert Merle, op.cit., p. 18.
35
réfléchissant, je compris que la question de savoir si je l’aimais
ou non, ne s’était pas d’avantage posée à son sujet que, par
exemple, pour Vera.86
Ce passage indique bien que Rudolf Lang n’éprouve aucune affinité pour les
humains, mais que par contre il est complètement fasciné par les animaux. À plusieurs
reprises, il va sauver des animaux dans des conflits guerriers, comme en Turquie.87 Il
aime particulièrement les chevaux, comme ceci est aussi bien éprouvé dans sa propre
autobiographie.88 En plus de son incapacité d’empathie envers les humains, Lang est un
homme recroquevillé sur lui‐même : le contacte avec d’autres adultes ne le concerne pas
vraiment. Cette absence d’empathie est très bien mise en avant par Merle dans le
passage suivant :
[Rudolf]: ‐ Je n’ai pas à entrer dans ces considérations. Pour
moi, la question est claire. On me confie une tâche, et mon
devoir est de la faire bien, à fond.
Schrader fit quelques pas dans la pièce d’un air perplexe,
puis revint vers la table.
[Schrader] : ‐ Le vieux Karl a cinq enfants.
Il y eut un silence, et je dis très vite, sèchement, et sans le
regarder :
[Rudolf] : ‐ Ça n’entre pas en ligne de compte.89
Cette notion de faire ce qu’on lui demande et de le faire à fond est une notion qui
revient souvent dans les chapitres. Évidemment, pour l’extermination des juifs à
Auschwitz, Lang fera aussi son travail à fond et il expliquera pendant son procès qu’il
s'est contenté d'obéir aux ordres. Dans la psychologie de Lang, nous remarquons aussi
une affinité pour les chiffres et la routine. Ces deux notions permettent à Lang de se
calmer dans des situations qu’il éprouve comme stressantes. Bizarrement, les chiffres,
qui lui ont permis tout au long de sa vie de se concentrer, perdent leur importance
lorsqu'il s'agit de citer le nombre exact de juifs exterminés, mais ils réapparaissent
quand il attend son exécution: « Je me levai et je me mis à marcher de long en large dans
ma cellule. Je m’aperçus, au bout d’un moment, que je comptais mes pas. »90 Cette phrase
est la toute dernière du roman, et elle reprend la manie neuronique de Lang, ce qui le
Robert Merle, op.cit., p. 99.
Ibidem., p. 94.
88 Rudolf Höss, Death Dealer: The Memoirs of the SS Kommandant Auschwitz, sous la direction de Steven
Paskuly, trad. par Andrew Pollinger, New York, Da Capo Press, 1996, p. 48.
89 Robert Merle, op.cit., p. 127.
90 Ibidem., p. 370.
86
87
36
fait passer aux yeux de certains comme fou, mais il plutôt un psychopathe. C’est
l’ascension du psychopathe dans le parti nazi que Merle décrit au lecteur, tout en
essayant de trouver une réponse au massacre systématique de milliers de personnes.
Merle puise dans l’autobiographie de Rudolf Hoess pour pouvoir reprendre quelques
faits importants, tels ceux illustrés dans l’usine avec le vieux Karl. À partir de ces faits,
Rudolf Lang apparaît comme quelqu’un qui parvient à faire taire son empathie. Dans le
cas de Rudolf Lang, la suppression de toute forme d'empathie à l'égard de ses victimes
juives, le transforme en un bourreau n'éprouvant aucune culpabilité:
In suppressing empathic arousal by changing
attributions concerning a victim or by focusing on differences,
the motivational consequences to help those suffering are also
eliminated, enabling horrific acts to take place with little or no
internal constraint.91
Cette caractéristique du psychopathe est aussi bien démontrée par la structure
narrative du livre : Rudolf Lang est le narrateur intra‐homodiégétique. Il s’agit donc de la
même structure de narration que pour le narrateur Cohn : toutes les pensées, les
dialogues et les commentaires de Lang sont le point de vue du roman. La narration est
interrompue par les dialogues avec Lang et ses interlocuteurs. C’est à partir des
dialogues, et des réflexions de Lang à leur propos, que le lecteur s’aperçoit de la nature
profondément détraquée de Lang. Par conséquent, Merle met aussi en avant des
protagonistes qui ont eu beaucoup d’influence sur Lang. Ces personnages seront
analysés dans le point deux de ce chapitre.
En somme, il est clair que le personnage de Rudolf Lang – et donc par extension
Rudolf Hoess – est un personnage complexe et froid. Il est amené par son éducation, ses
rencontres, etc. à toujours suivre le chemin qu’on lui propose : celle d’une renaissance
de l’Allemagne. Le zèle avec lequel Lang prendra son rôle de commandant du camp
d’extermination d’Auschwitz est terrifiant et tellement antipathique, que le lecteur est
complètement submergé dans un personnage psychopathique. Les conséquences de
cette empathie étouffée seront analysées dans la partie sur les différents discours dans
le roman.
David Pizarro, « Nothing more than Feelings ? The Role of Emotions in Moral Judgment », dans Journal
of the Theory of Social Behaviour, Oxford, Blackwell Publishers, Vol. 30, n° 4, 2000, p. 369.
91
37
2. Les protagonistes masculins
Rudolf Lang est tout au long du récit entouré de différents personnages, presque
tous masculins. De temps en temps, il rencontre des femmes: sa mère, ses sœurs, Vera,
etc. mais celles‐ci ne lui font aucun effet et il se passe gaiement de leurs opinions. Par
contre, le rôle des protagonistes masculins est capital pour ce roman. C’est par la
rencontre de certains personnages que Lang se plonge de plus en plus dans le nazisme
pour enfin aboutir à l’extermination en masse des juifs.
Le personnage le plus important, et celui qui a le plus influencé Rudolf Lang, est son
père. Lang décrit son père comme un homme dévot, très catholique et qui succombe à
son propre péché. Le père est aussi le chef de famille, dans laquelle la place de la prière
est importante, et tous les autres membres de la famille se plient aux caprices du père.
Lang a donc, depuis sa jeune enfance, vécu dans un milieu autoritaire, et à la mort de son
père, il va même prendre sa place :
Le visage de mère s’éclaira.
[Mère] : ‐ Naturellement, dit‐elle précipitamment, et comme
si cette remarque l’eut soulagée d’un grand poids,
naturellement, avec tout le travail que tu fournis…
Je la coupai.
[Rudolf] : ‐ C’est entendu ?
Elle fit signe que « oui » de la tête, je dis « Gute Nacht »,
attendis que tout le monde m’eût répondu, et je me retirai
dans ma chambre.92
Rudolf devient à ce moment précis tout à fait la même figure autoritaire que son
père, avec comme seule différence que Rudolf va renier la religion catholique. Même si le
père meurt, Rudolf se sentira à plusieurs reprises rattrapé par ce personnage dans la
forme du personnage docteur Vogel. Celui‐ci est le dépositaire des dernières volontés de
son père et essaye à deux reprises à faire respecter le vœu du père. À chaque tentative
du docteur Vogel de faire de Lang un prêtre, Lang se débat. La première tentative a lieu
92
Robert Merle, op.cit., p. 71‐72.
38
quand Lang revient de la guerre et la deuxième quand il est en prison pour l’assassinat
politique de Kadow.93
Les personnages Günther (le Rittmeister), Schrader, Siebert et le Colonel Baron von
Jeseritz sont à première vue des personnages secondaires, mais ils sont incontournables
dans la vie du jeune Lang et c’est par leur biais que Lang s’enroule dans le parti national‐
socialiste. Le premier, Günther, est celui qui enrôle Lang dans la Première Guerre
mondiale. C’est dans le deuxième chapitre 1916, les années de guerre vécues entre Lang
et Günther, que l’admiration pour la nation allemande et « la vraie Allemagne » va naître.
Günther meurt à la fin du chapitre dû aux conditions torrides de la retraite des
Allemands en 1918. Günther est comme‐ci dire remplacé par Schrader, un sous‐officier
qui va héberger et travailler avec Lang au retour en Allemagne. Schrader fait son
apparence au troisième chapitre 1918 et avec lui, Lang vit une vie de misère : beaucoup
de chômages, peu de nourriture, du travail dur pour peu d’argent, etc. Les deux
personnages se retrouvent dans une Allemagne destituée après le « Diktat Versailles ».
Le deuxième chapitre se termine à nouveau avec une perte pour Lang : la mort de
Schrader pendant qu’ils sont engagés dans les Corps Francs.94 Au début du troisième
chapitre 1922, le lecteur fait la connaissance de Siebert, un ouvrier avec lequel Lang
travaille. Les conditions sont très dures en 1922 : il y a peu de travail et il est mal payé.
Cette situation sans issue pousse Lang à se suicider. C’est grâce à Siebert que Lang ne
passe pas à l’acte et peu après il s’inscrit au S.A. pour en fin de compte faire partie du
NSDAP.95 Ceci est aussi la fin du chapitre, et dans le prochain chapitre 1929 nous
retrouvons le baron von Jeseritz. Celui‐ci est important car il intègre Lang de plus en
plus dans l’organisation locale du Parti, l’oblige à se marier avec Elsie et en fin de compte
arrange la rencontre (fatale) entre Lang et Himmler. 96 L’apparition du personnage
Himmler déclenche une accélération dans le roman : Lang devient actif, il est d’abord
chargé de procurer des candidats pour la SS, puis il sera mis à la tête de l’extermination
juive.
Ibidem., p. 114‐116 et p. 177‐178.
Ibidem., p. 143.
95 S.A.: Sturmabteilung ou Section d’Assaut / NSDAP: Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterparteiv ou
Parti national‐socialiste des travailleurs allemands.
96 Rencontre avec Himmler pour la première fois: Robert Merle, op.cit., p. 213.
93
94
39
Tous les chapitres dans lesquels ces personnages de deuxième rang apparaissent,
aboutissent au chapitre le plus important du livre celui de 1934. C’est dans ce chapitre
que se déploiera en profondeur la solution finale qui est en partie à la charge de Lang.
Évidemment, Lang n’est pas tout de suite plongé dans l’extermination active, mais le
lecteur remarque petit à petit que Himmler arrive à enfoncer Lang de plus en plus dans
l’extermination. Le processus de recrutement pour cette tâche se fait sur plusieurs
années, mais à partir de 1934 les dispositifs sont déjà mis en place pour la future tâche
de Lang :
Il articula avec force :
[Himmler] :
‐ Ihre besondere Stärke ist die Praxis.97 […]
‐ Le Parti est en train de mettre au point
dans différentes parties de l’Allemagne, des
camps de concentration qui ont pour but de
régénérer les criminels par le travail. Dans ces
camps, nous serons également contraints
d’enfermer les ennemis de l’État national‐
socialiste, afin de les protéger contre l’indignation
de leurs concitoyens. Là aussi, le but sera, avant
tout, éducatif. Il s’agit, par la vertu d’une vie
simple, active, disciplinée, d’éduquer et de
redresser des esprits.98
Tout au long de ce chapitre, Lang fait confiance à Himmler, et plus il se déploie sur sa
tâche, plus il devient bourreau actif à l’extermination. Pendant que Lang s’enfonce de
plus en plus dans le rôle de bourreau, il perd toute empathie qui lui restait, il ne se remet
plus jamais en question, il va tout droit au but, comme Himmler lui avait fait
comprendre. Une fois qu’il est engagé par Himmler, il n’ y a plus de marche arrière
possible pour Lang, il est lui‐même condamné à sa propre devise : faire les choses à fond.
Il est clair que les personnages qui accompagnent Lang pendant le récit, sont en fait des
personnages clés : ils parviennent à orienter la vie de Lang dans la direction souhaitée.
Le problème de cette narration est qu’elle est invérifiable : beaucoup de
personnages secondaires comme Günther et Schrader sont morts, le personnage de
Siebert disparaît dans l’inconnu une fois que Lang s’est inscrit au S.A., tout comme le
baron von Jeseritz. Et le personnage le plus important dans le récit, celui qui pourrait
défendre ou contredire Lang vis‐à‐vis des ordres concernant la solution finale, il se
97
98
Votre point fort, c’est la pratique.
Robert Merle, op.cit., p. 226‐227.
40
suicide avant même qu’il fut interrogé par les Alliés. La vérification de l’impacte de ces
personnages est donc quasi impossible, et comme le dit le prologue, Merle s’est surtout
basé sur l’autobiographie de Rudolf Hoess pour écrire son roman. Même si la véracité
des personnages et de leur contribution aux actes de Lang/Hoess est invérifiable, ils
sont très utiles pour découvrir les motifs qui ont poussé Lang à franchir le pas. De plus,
en employant ces personnages, Merle arrive à poser des questions pertinentes comme le
rôle de la conscience chez Lang, mais aussi avec la fin ouverte : comment doit‐on traiter
la mémoire par rapport à ce personnage controversé ? Il est donc nécessaire d’analyser
de plus près ces propos dans la partie suivante.
II.
Les discours dans La mort est mon métier
1. La religion chrétienne se transforme en culte pour le Reich
Comme nous l’avons déjà défendu plus haut, Rudolf Lang a grandi dans une famille
catholique très rigide et où la violence (surtout psychologique) faisait partie de la vie de
tous les jours. Ce cycle de violence endurée, fait que Lang va se détacher de la religion,
mais pas nécessairement de Dieu.
Je pris les formulaires et je les remplis soigneusement.
Quand j’eus fini, je les tendis à l’employé. Il y jeta un coup d’œil,
fit une pause, et lut tou haut en grimaçant : Konfessionslos aber
Gottgläubig. C’est bien ce que vous êtes ? – Oui.99
Lang se détache donc de la religion en tant qu’institution, mais ne perd pour
autant pas sa croyance en Dieu. Lang a aussi grandi avec la devise « Ein Volk, Ein Reich,
Ein Gott » la devise du 2ième empire ou l’empire fédéral allemand (1871‐1918).100 Quand
le national‐socialisme se faufile petit à petit au pouvoir, la devise sera remplacée par un
culte personnel du Führer : « Ein Volk, Ein Reich, Ein Führer ».101 Selon Steigmann‐Gall, le
passage d’une croyance en un empire allemand avec un Dieu, comme ceci était le cas
Robert Merle, op.cit., p. 166.
Dominique Auzias et Jean‐Paul Labourdette, Guide des Lieux de mémoire, Paris, Les Nouvelles Éditions
de l’Université, coll. La petite fute, 2013, p. 24./ traduction: Un peuple, un empire, un Dieu.
101 Ibidem., p. 24. / traduction: Un peuple, un empire, un chef.
99
100
41
avec le Saint‐Empire romain‐germanique, à une croyance de « religion nationale » s’est
faite tout naturellement.102 Mais il fallait à un moment choisir ; on ne pouvait pas être
chrétien et suivre en même temps le nazisme, ou la personnification de celle‐ci dans
Hitler.103 Lang fait clairement le choix, surtout quand il s’engage dans une collaboration
extensive avec Himmler. Le problème de la religion chrétienne c’est qu’elle pose la
question de la conscience. Et il est clair qu’un génocide est a priori interdit dans la
religion, mais que faire de l’ennemi commun du catholicisme et du nazisme, les juifs ?
Berger pose bien la question, puisqu’elle interroge le fait qu’il y aurait des nazis, comme
Hoess, qui étaient quand même chrétiens et qui ont tout de même commis des
exterminations de masse.104 Robert Merle nous donne la réponse dans son roman par le
passage suivant :
Il [Himmler] posa ses deux mains à plat sur son manteau de cuir
et glissa ses deux pouces dans sa ceinture.
‐ Il importe de trier vos cavaliers sur le volet. Vous me ferez
parvenir un rapport sur leurs capacités physiques, leur pureté
raciale et leurs convictions religieuses. Il est indiqué de barré à
priori ceux qui prennent leur religion trop au sérieux. Nous ne
voulons pas de SS avec des conflits de conscience […]
‐ Il importe, reprit aussitôt Himmler, que vous preniez aussi le
plus grand soin de la formation morale de vos hommes. Il faut
qu’ils comprennent qu’un SS doit être prêt à exécuter sa propre
mère, si l’ordre lui en est donné.105
Merle nous indique clairement les intentions du nazisme ; une religion
personnelle est permise, mais celle‐ci ne peut pas contrecarrer la mise en œuvre de la
solution finale. Le culte du Führer et de la nation allemande est beaucoup plus important
que la morale infligée par la religion. Le lecteur comprend que Lang renie sa religion
pour la remplacer par une religion d’état, mais la vigueur avec laquelle il a été éduqué
par son père, ne le quittera pas dans sa tâche de bourreau.
Il est clair que la religion chrétienne n’a pas le même poids qu’elle a dans le
roman de Gary. Chez Gary, la religion judéo‐chrétienne est la manière pour Cohn
Richard Steigmann‐Gall, The Holy Reich : Nazi conceptions of Christianity, 1919‐1945, Cambridge,
Cambridge University Press, 2003, p. 12.
103 Doris L. Berger, « Nazism and Christianity : Partners and Rivals ? A response to Richard Steigmann‐Gall,
The Holy Reich, Nazi conceptions of Christianity, 1919‐1945 », dans Journal of Contemporary History,
London, Sage Publications , Vol. 42, n° 1, janvier 2007, p. 28.
104 Ibidem., p. 32.
105 Robert Merle, op.cit., p. 214‐215.
102
42
d’induire une conscience morale à Schatz. Chez Merle, la religion – et surtout l’éducation
stricte et catholique – a l’effet inverse : elle est abandonnée par Lang, ce qui l´empêche
moralement d'obéir aux exigences du nazisme. La religion est donc un agent important
dans les deux romans, mais avec des effets contraires.
2. Le bourreau et la violence
Les rapports entre le bourreau et ses victimes ne se posent quasi pas dans le livre de
Merle : les juifs sont mentionnés de temps en temps, pour désigner les victimes dont on
parle. Certes, les juifs sont reconnus comme victimes dans le roman, mais les victimaires
n’ont pas d’emprise sur leur bourreau. Contrairement au récit dans La Danse de Gengis
Cohn, où le bourreau et sa victime sont constamment confrontés l’un à l’autre.
L’antisémitisme de Lang est au départ un antisémitisme non reconnu : une affiche
caricaturale du « Diable » pendait dans les toilettes de sa maison natale. En tant
qu’enfant, Lang associait cette figure avec Lucifer, mais ne se rendait pas compte qu’il
s’agissait d’une caricature d’un juif. Ce n’est que par hasard, pendant une conversation
avec Siebert, que Lang se rend compte de qui est le « Diable » :
En première page, une caricature me sauta aux yeux. Elle
représentait « Le Juif international en train d’étrangler
l’Allemagne ». Je détaillais presque distraitement la
physionomie du juif, et tout d’un coup, ce fut comme un choc
d’une violence inouï : Je la reconnus. Je reconnus ces yeux
bulbeux, ce long nez crochu, ces joues molles, ces traits haïs et
repoussants. Je les avais assez souvent contemplés, jadis, sur la
gravure que Père avait fixée à la porte des cabinets. Une
lumière éblouissante se fit dans mon esprit. Je compris tout :
C’était lui. L’instinct de mon enfance ne m’avait pas trompé.
J’avais eu raison de le haïr. […] Mais je le comprenais
maintenant, il était bien réel, bien vivant, on le croisait dans la
rue. Le diable, ce n’était pas le diable. C’était le juif.106
Ce passage clé va définitivement pousser Lang à s’inscrire au Parti. Il nous donne
aussi la confirmation que Lang a trouvé l’« ennemi » qui menace l’Allemagne qu’il adore.
L’efficacité de la propagande nazie, qui s'appuie sur le racisme pour accéder au pouvoir,
est très bien illustrée dans ce passage. Merle a bien compris que l’avènement du parti
nazi, est une malheureuse coïncidence entre un pays économiquement démuni et une
politique raciale antisémite qui semble être raisonnable. Ces deux éléments sont aussi la
106
Robert Merle, op.cit., p. 162‐163.
43
cause de l’ascension d’Hitler au pouvoir absolu.107 En somme, nous ne pouvons discuter
du rôle actif de la victime dans le roman de Merle, puisque celle‐ci n’existe pas, les
détenus, les exécutés sont des chiffres, des nombres abstraits.
En outre, l’absence de la victime par rapport au bourreau est tout aussi importante
que le dialogue entre la victime et le bourreau chez Gary. Premièrement, la même
question de la culpabilité se pose mais aussi la violence. Comment Lang peut‐il
persévérer dans cette violence constante sans jamais se douter de son propre rôle dans
celle‐ci ? D’une part, la grande bureaucratisation du Troisième Reich est très avancée et
permet de « régler la violence » dans un cadre rationnel et politiquement acceptable.108
Cet argument est aussi inclut par Xavier Crettiez, mais il ajoute encore d’autres
conditions : il faut un espace huis clos, le silence de la communauté internationale, et il
faut un soutien de la société dans laquelle les massacres ont lieu.109 Même si toutes les
conditions sont favorables, il faut toujours trouver les bourreaux pour procéder à
l’exécution du massacre. Crettiez nous procure aussi les éléments essentiels qu’un
bourreau devrait avoir : l’esprit grégaire, toute inhibition doit être levée et, en fin de
compte, il doit y avoir un plaisir à tuer.110 Lang possède l’élément du groupe grégaire : il
suit les conseils donnés par les personnages qu’ils rencontre et s’associe avec le Parti. Il
n’est cependant pas encore bourreau à ce moment‐là, mais il se laisse emporter par
l’idéologie nazie par l’intermédiaire de Himmler qui lui ôtera toutes inhibitions et
responsabilités morales par rapport au génocide. Le critère du plaisir à tuer pose tout de
même problème chez Lang. Crettiez défend une analyse d’un individu psychopathe qui
est poussé à la violence par son identité individuelle :
Ce peut être l’identité individuelle qui façonne le
comportement violent. On pourra parler d’une socialisation
primaire à la violence, résultat d’une éducation autoritaire
extrêmement stricte ou d’un désamour affirmé vis‐à‐vis du
sujet, particulièrement blessant dans les premiers âges de la
vie.111
107 Leon A. Tick, « Method in Madness : An Examination of the Motivations for Nazi Mass Murder », dans
Modern Judaism, Oxford, Oxford University Press, Vol. 18, n° 2, mai 1998, p. 158‐159.
108 Fred E. Katz, « A Sociological Perspective on the Holocaust », dans Modern Judaism, Oxford, Oxford
University Press, vol. 2, n° 3, octobre 1982, p. 276.
109 Xavier Crettiez, « III. Violence de masse et de terrorisation : réflexion sur les violences extrèmes » dans
Xavier Crettiez, Les formes de la violence, Paris, Édition La Découverte, 2008, p. 70.
110 Ibidem., p. 75‐76.
111 Ibidem., p. 78.
44
Crettiez met son analyse en exergue en référant à Rudolf Hoess et donc pas au
personnage Lang. Crettiez semble seulement se focaliser sur l’enfance de Hoess et
oublier que Merle nous donne une œuvre de fiction concernant le personnage Lang.
L’analyse de Crettiez oublie aussi de mettre en valeur un aspect important du livre : le
fait que Lang n’est pas du tout attiré par la violence. Quand Lang est engagé comme
fonctionnaire au camp de Dachau en 1934, il est très réticent à l’idée qu’il y aurait de la
violence dans le camp :
Elsie reprit :
‐ Est‐ce qu’on maltraite les détenus dans les KL ?
[Konzentrationslager]
Je dis sèchement :
‐ Certainement pas. Dans l’État national‐socialiste, ce
genre de choses n’est plus possible. J’ajoutai : Les KL ont
un but éducatif.112
La naïveté de Lang est ici exposée, mais aussi sa sincérité envers sa femme Elsie,
qui représente la conscience. (cfr. infra). En outre, l’analyse de Crettiez prend comme
support le roman de Robert Merle, mais Crettiez analyse le personnage principal comme
Rudolf Hoess et le désigne avec le nom de « Hoess » et pas Lang. Les propos tenus par
Crettiez vis‐à‐vis de la violence omniprésente chez Hoess semble être légitime. En
revanche, le témoignage au procès de Nuremberg de Rudolf Hoess nous procure des
informations vitales concernant la relation entre Hoess et la violence :
[Dr. Kauffmann]: There is no doubt that the longer the war
lasted, the larger became the number of the illtreated and tortured
inmates. Whenever you inspected the concentration camps did you
not learn something of this state of affairs through complaints, et
cetera, or do you consider that the conditions which have been
described are more or less due to excesses?
[Hoess]: These so-called illtreatments and this torturing in
concentration camps, stories of which were spread everywhere
among the people, and later by the prisoners that were liberated by
the occupying armies, were not, as assumed, inflicted methodically,
but were excesses committed by individual leaders, subleaders, and
men who laid violent hands on internees.
[Dr. Kauffmann]: Do you mean you never took cognizance of these
matters?
[Hoess]: If in any way such a case came to be known, then the
perpetrator was, of course, immediately relieved of his post or
transferred somewhere else. So that, even if he were not punished
112
Robert Merle, op.cit., p. 232.
45
for lack of evidence to prove his guilt, even then, he was taken
away from the internees and given another position.113
Hoess n’apprécie pas la violence, il est très bureaucratique dans ses manières :
tout doit être exécuté selon les règles appropriées. Il est donc difficile de soutenir les
propos que Crettiez nous donne vis‐à‐vis du bourreau Hoess/Lang. Par conséquent, il
est possible de prôner que Hoess/Lang ne reconnaît plus la violence en tant que tel.
Nous pouvons aussi argumenter que Hoess est interrogé pendant son procès sur la
violence physique et excessive comme par exemple : rouer de coups un prisonnier. De ce
crime‐là, Hoess n’est jamais coupable en personne, mais de la violence massive qu’est
l’extermination des juifs, l’analyse de Katz est beaucoup plus élaborée que celle de
Crettiez. Katz argumente que dans une rhétorique de bourreaux bureaucratiques, la
violence n’est pas vue en tant que telle, puisqu’elle n’est pas présente. Un bourreau
bureaucratique se concentre sur les problèmes techniques comme l’organisation des
trains, le gazage en masse, etc.114 La deuxième qualité d’un bourreau bureaucratique est
de savoir obéir aux ordres et de mener ces ordres à bon terme. Lang/Hoess a une
aptitude particulière à l’obéissance, ce qui lui est donné depuis sa plus jeune enfance et
c’est aussi cette forme autoritaire de vie qu’il recherche : obéir.115 L’obéissance de Hoess
à la SS, à Himmler et sa tâche, étaient plus importants que tout le reste ; les
conséquences de ses actes, n’avaient pas de valeur pour Hoess selon Katz.116 Pourtant,
chez Merle, le protagoniste Lang se rend compte à certains moments qu’il participe à
une cause amorale :
Il [Himmler] dit doucement : ‐ Un soldat ne doit pas
douter de son chef. Après cela, il y eut un long silence. Je me
sentais pétrifié de honte. Il importait peu que l’objet de mon
doute fût insignifiant. J’avais douté. L’esprit juif de critique et de
dénigrements s’était insinué dans mes veines : J’avais osé juger
mon chef.117
Cette scène a lieu juste avant qu’Himmler demande à Lang de prendre le
commandement du camp de Dachau en 1934. Il est clair que l’obéissance à son chef est
113 Nuremberg Trial Proceedings Volume 11, « One Hundred And Eighth Day, Monday, 15 April 1946.
Morning Session », dans The Avalon Project : Documents in Law, History and Diplomacy, Yale Law School,
mise en ligne : 2008 Lillian Goldman Law Library, [en ligne] : http://avalon.law.yale.edu/imt/04‐15‐
46.asp, consulté le 2 mai 2014, p. 404.
114 Fred E. Katz, art.cit., p. 274.
115 Ibidem., p. 283.
116 Ibidem., p. 284.
117 Robert Merle, op.cit., p. 225.
46
capitale dans les relations du SS, mais aussi qu’aucun doute n’est admis, ni un jugement
sur les chefs et les actes de ceux‐ci. Cette qualité d’obéissance va de paire avec
l’environnement (packaging) dans lequel celle‐ci se fait.
118
L’environnement
d’Auschwitz est tellement loin de la vie réelle, que la violence cesse d’exister : ce qui est
amoral dans une société civile, est parfaitement légitime dans un environnement social
comme Auschwitz :
The killing and brutality was so strongly contextualized, so
thoroughly, separated was life at Auschwitz from other moral
contexts, that is was largely immune from influence by other
contexts. In addition to promoting such separation from other
contexts, contextualization contributed to an escalation process
whereby evil would contribute its own momentum to ever‐
growing evil.119
Il y a donc un mode de « normalité » qui s’installe autour de toute cette violence.
À cette dimension s’ajoute aussi le fait que Hoess, tout comme le protagoniste Lang, va
maintenir pendant son procès et tout au long du roman, qu’il ne faisait qu’obéir aux
ordres du Reich. Pourtant, la femme de Lang, Elsie, le confrontera avec son travail au
camp d’Auschwitz :
[Lang] : ‐ Écoute, Elsie. Il faut que tu comprennes. Ce sont
seulement des inaptes. Et on n’a pas de nourriture pour tout le
monde. Il vaut beaucoup mieux pour eux…
Ses yeux durs, implacables étaient fixés sur moi.
Je poursuivis : ‐ … les traiter ainsi… que les laisser mourir de
faim.
[Elsie] :– Voilà donc, dit‐elle à voix basse, ce que tu as imaginé !
[Lang] :– Mais ce n’est pas moi ! Je n’y suis pour rien ! C’est un
ordre !...
Elle dit avec mépris : ‐ Qui aurait donné un ordre pareil ?
[Lang] : – Le Reichsführer [Himmler] […]
Elle balbutia :‐ Mais pourquoi ? pourquoi ?
Je levai les épaules : ‐ Tu ne peux pas comprendre. Ces
questions‐là t’échappent complètement. Les juifs sont nos pires
ennemis, tu le sais bien. Ce sont eux qui ont déclenché la guerre.
Si nous ne les liquidons pas maintenant, ce sont eux, plus tard,
qui exterminerons le peuple allemand.
[Elsie] : – Mais c’est stupide ! dit‐elle avec une vivacité inouïe.
Comment pourront‐ils nous exterminer, puisque nous allons
gagner la guerre ?
118
119
Fred. E. Katz, op.cit., p. 287.
Ibidem., p. 288.
47
Je la regardai, béant. Je n’avais jamais réfléchi à cela, je ne savais
plus que penser. Je détournai la tête et je dis au bout d’un
moment : ‐ C’est un ordre.120
Elsie symbolise la conscience, comme Cohn confronte Schatz avec son passé. Elle
remet le camp d’extermination d’Auschwitz dans le contexte réel : Elsie parvient à
percer le mythe idéologique. Lang n’apprécie pas cette remise en contexte, et s’agrippe à
la valeur sûre : il n’a fait qu’obéir. Lang n’arrive pas à se culpabiliser lui‐même, tout
comme Schatz. Les deux personnages, Schatz et Lang, ne parviennent pas à reconnaître
leurs fautes dans l’extermination des juifs. Chez Gary, c’est Cohn qui parvient à illuminer
l’esprit de Schatz. Par contre, le même processus n’aura pas lieu chez Lang :
Mes jambes se mirent à trembler sous moi et je criai : ‐ Tu
n’as pas le droit de me traiter ainsi ! Tout ce que je faisais dans
le camp, je le fais par ordre ! Je n’en suis pas responsable !
[Elsie] : ‐ C’est toi qui le fait !
Je la regardai, désespéré : ‐ Tu ne comprends pas, Elsie. Je
ne suis qu’un rouage, rien de plus. Dans l’armée, quand un chef
donne un ordre, c’est lui qui est responsable, lui seul. Si l’ordre
est mauvais, c’est le chef qu’on punit, jamais l’exécutant.
[Elsie] : ‐ Ainsi, dit‐elle avec une lenteur écrasante, voilà la
raison qui t’a fait obéir : Tu savais que si les choses tournaient
mal, tu ne serais pas puni.121
Lang est tellement persuadé qu’il n’est pas coupable de crimes contre l’humanité,
que les arguments d’Elsie ne servent à rien. Le devoir pour Himmler et le Reich, Lang
l’accomplira jusqu’au bout. Lang n’éprouve donc aucun remords vis‐à‐vis de son rôle
dévastateur à la tête du camp d’extermination d’Auschwitz. Ceci est aussi la conclusion
de Karin Orth qui soutient que Hoess s’est toujours tenu à être correct et honnête par
rapport à sa tâche, mais aussi pour avouer ses crimes.122 Hoess n’a jamais nié ses actes,
ne s’est jamais justifié comme Schatz le fait chez Gary. Hoess/Lang accepte son sort
après la guerre ; après son procès, il sera mis à mort par pendaison dans le camp
d’Auschwitz.
La culpabilité du bourreau n’est donc pas reconnue dans le roman de Merle, mais
Merle fait resurgir la conscience surtout par le biais d’Elsie, qui met en question la base
Robert Merle, op.cit., p. 341‐342.
Ibidem., p. 343‐344.
122 Karin Orth, « Rudol Höß und die Endlösung der Judenfrage. Drei Argumenten gegen deren aug dem
Sommer 1941 », dans WerkstattGeschichte, Hamburg, Ergebnisse Verlag, n° 18, 1997, p. 56‐57.
120
121
48
de l’idéologie raciale nazie. Le bourreau chez Merle est donc un bourreau
bureaucratique, qui se focalise sur sa tâche et se contente de régler des problèmes
techniques comme le gazage efficient des juifs. Alors que la violence chez Schatz est
claire et nette (assister à l’exécution), la violence chez Lang est beaucoup moins évoquée
puisque Lang ne fait pas l’acte de l’exécution. Tandis que Schatz crie Feuer ! pendant
l’exécution de Cohn, Lang est plutôt observateur, technicien qui cherche à améliorer le
procédé. Le point de vue de Lang concernant la violence est donc plus nuancé, puisqu’il
ne tue pas (lui‐même) physiquement les juifs. D’ailleurs, ceci est aussi la perception de
Hoess et Lang même : il n’a fait qu’obéir au ordre d’Himmler, qui par conséquent, est le
seul coupable de l’extermination juive. Si nous tenons compte de cette prémisse, il est
intéressant d’interroger le rapport entre la mémoire, l’Histoire et la fiction chez Merle.
Nous avons déjà abordé le sujet vis‐à‐vis de l’étude de Crettiez qui confond Hoess avec
Lang dans son analyse du roman de Merle. Nous approfondirons cette problématique
dans notre prochaine partie.
3. L’interface entre la mémoire, l’Histoire et la fiction
Pour cette dernière partie de notre analyse de Merle, nous nous intéressons à la
préface de l’édition de 1972. La Mort est mon Métier fut d’abord publier en 1952 et
republié en 1972. Les dates sont importantes, car en 1952 il était rare qu’un roman
concentrationnaire raconte l’Histoire du point de vue du bourreau.123 Cette raison est
due, selon Teklik, au fait que pendant la période de l’après‐guerre les écrivains français
refusent d’écrire sur le sujet parce qu’ils sont incapables de capturer une réalité
tellement atroce dans une œuvre fictionnelle.124 D’ailleurs, la question dans l’étude de
Teklik est de savoir comment l’écrivain doit aborder la réalité concentrationnaire dans
son œuvre.125 Teklik défend que ceci ne puisse se manifester que par la fiction et surtout
quand il s’agit des « témoignages » des camps de concentration, qu’ils soient des
victimes ou des bourreaux.
126
Dans ce cas‐ci, le témoignage de Hoess, son
autobiographie, est pris en compte par Merle pour rédiger son récit. De plus, il explique
123 Joanna Teklik, « La fictionnalisation de l’expérience concentrationnaire autour de La mort est mon
métier de Robert Merle », dans Zbigniew Pryzchodniak et Gisèle Séginger, Fiction et histoire, Strasbourg,
Presses universitaire de Strasbourg, 2011, p. 117.
124 Ibidem., p. 117.
125 Ibidem., p. 118.
126 Ibidem., p. 122.
49
dans la préface qu’il s’est non seulement servit de l’autobiographie de Hoess, mais aussi
des entretiens de Hoess avec le psychologue américain Gilbert et des documents du
procès de Nuremberg.127 Merle se vante d’avoir fait « véritablement œuvre d’historien »,
surtout dans la deuxième partie du roman concernant la mise en place de
l’extermination systématique à Auschwitz. 128 Pourtant, Merle ne parle pas des
expérimentations qui ont eu lieu dans le camp, alors que Hoess était clairement au
courant de ceux‐ci en tant que directeur d’Auschwitz :
[Dr. Kauffmann]: What became known to you about so-called
medical experiments on living internees?
[Hoess]: Medical experiments were carried out in several camps.
For instance, in Auschwitz there were experiments on sterilization
carried out by Professor Klaubert and Dr. Schumann; also
experiments on twins by SS medical officer Dr. Mengele.
[Dr. Kauffmann]: Do you know the medical officer Dr. Rascher?
[Hoess]: In Dachau he was a medical officer of the Luftwaffe who
carried out experiments, on internees who had been sentenced to
death, about the resistance of the human body to cold and in high
pressure chambers.
[Dr. Kauffmann]: Can you tell whether such experiments carried
out within the camp were known to a large circle?
[Hoess]: Such experiments, just like all other matters, were, of
course, called "secret Reich matters." However, it could not be
avoided that the experiments became known since they were
carried out in a large camp and must have been seen in some way
by the inmates. I cannot say, however, to what extent the outside
world learned about these experiments.129
Le travail d’historien que Merle soutien avoir fait en préparant le livre n’est donc
pas tout à fait correct. Si Merle voulait faire un « livre d’histoire », il aurait dû également
se pencher sur les expérimentations faites à Auschwitz. À partir du témoignage de Hoess
lors de son procès, il est clair que Hoess connaissait les expérimentations faites sur des
prisonniers et qui les exécutaient. Il est remarquable que Merle n’ait pas inclus ces faits
historiques dans son récit de Lang. Nous pouvons donc confirmer ce que Teklik défend :
que Merle a écrit une fiction biographique sur Hoess.130
Robert Merle, op. cit., p. I et II.
Ibidem., p. II.
129 Nuremberg Trial Proceedings Volume 11, « One Hundred And Eighth Day, Monday, 15 April 1946.
Morning Session », dans The Avalon Project : Documents in Law, History and Diplomacy, Yale Law School,
mise en ligne : 2008 Lillian Goldman Law Library, [en ligne] : http://avalon.law.yale.edu/imt/04‐15‐
46.asp, consulté le 2 mai 2014, p. 405.
130 Joanna Teklik, op.cit., p. 120.
127
128
50
En revanche, Merle n’écrit pas seulement une « fiction biographique » de Hoess,
mais aussi un roman avec un engagement précis :
Je préfère penser, quant à moi, que tout devient possible
dans une société dont les actes ne sont plus contrôlés par
l’opinion populaire. Dès lors, le meurtre peut bien lui apparaître
comme la solution la plus rapide à ses problèmes.131
Merle met ses lecteurs en garde contre le totalitarisme, mais les inclut aussi dans
le débat de la mémoire et de la culpabilité de la guerre. La situation de la première
publication du roman, en 1952, est délicate : nous ne sommes que quelques années
après la guerre et 5 ans après l’exécution de Hoess. Le roman de Merle fait donc son
apparition au milieu du « mythe résistancialiste ». En revanche, la republication en 1972
fait que le roman s’inscrit dans une nouvelle tradition de mémoire, appelé par
Emmanuel Droit le courant d’une mémoire transnationale « universaliste ». 132 La
republication de Robert Merle en 1972 fait que l’œuvre est située dans la même période
que la publication de La Danse de Gengis Cohn. Les mêmes problèmes font donc
éruptions en Europe : la volonté de créer une UE, la Guerre Froide, la France – et par
extension les autres pays « victorieux » de l’Europe – est confrontée à des conflits
coloniaux, mai’68 et l’éruption d’une nouvelle vague de mémoire collective concernant
la collaboration active.133 La préface de Merle, rajoutée en 1972, joue sur tous ces
problèmes de l’époque et il met en garde ses lecteurs. Pour Merle, c’est « l’opinion
populaire » qui figure comme canalisateur du pouvoir.134 Selon lui, l’opinion publique
n’a pas su retenir le nazisme et ses propos, ce qui a résulté en un génocide dans lequel
l’extermination en masse devenait possible. Le problème de ce passage est que Merle
attribue un énorme pouvoir à l’opinion publique et ne tient pas compte de l’impacte de
la propagande nazie, et surtout des conséquences du traité de Versailles. L’étude de John
O'Loughlin et alii, montre bien que l’opinion publique était prête à s’engager dans le
nazisme, car la République du Weimar n’avait pas su régler les problèmes causés par les
indemnisations de guerre, la crise de 1929, etc. En somme, John O'Loughlin et alii
défendent la raison pour laquelle l’opinion publique s’est tournée vers le nazisme :
Robert Merle, op.cit., p. III.
Emmanuel Droit, « Le Goulag contre la Shoah : Mémoire officielles et cultures mémorielles dans
l’Europe élargie », dans Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, Paris, Sciences Po University Press, n° 94, avril‐
juin 2007, p. 103.
133 Ibidem., p. 104.
134 Robert Merle, op.cit., p. III.
131
132
51
elle se cristallise parce que le modèle libéral‐démocratique de la République du Weimar
n’avait pas fonctionné et il y avait aussi une peur énorme pour le bolchévisme.135 Une
fois le système du totalitarisme installé, il était impossible pour l’opinion publique de se
défendre contre les mesures du nazisme. D’un côté, par la propagande antisémite
pendant la période électorale, il était clair que le bouc émissaire était les juifs donc les
votes pour le NSDAP devaient d’une part accepter les accusations faites par la
propagande. D’un autre côté, l’extermination totale du peuple juif était une opération
secrète, bien enfuie. Nous pouvons tout de même nous demander si, comme la
discussion entre Elsie et Lang nous l’indique, les gens ne pouvaient pas avoir de
soupçons de ce qui se passait dans les camps. L’article de Aryeh Unger démontre bien
qu’une opposition au nazisme finissait de toute manière dans les camps pour certains, et
que le régime nazi contrôlait constamment l’opinion publique à travers des rapports
secrets.136 Il était donc quasiment impossible pour l’opinion publique de se débattre
ouvertement contre le nazisme, mais Merle ne parle évidemment pas de l’époque nazie
an sich. Merle met ses lecteurs en garde contre toute tentation totalitaire future et
inculque à ses lecteurs l’esprit critique, car sans celui‐ci, une société peut chavirer dans
une spirale infernale d’horreur et de violences de masse. Tout comme Gary, Merle
avance avec son roman l’idée que nous ne devons pas oublier le passé, mais que par
rapport à cette mémoire collective, il faut garder un esprit critique.
Que tout n’est pas noir et blanc par rapport au portrait du bourreau et de la
culpabilité de celui‐ci, ce que Merle voulait mettre en exergue. Merle voulait montrer un
portrait d’un bourreau nazi, qui n’était pas un sadique, puisque Lang ne tolère pas la
violence (cfr. supra). Lang est un bourreau complexe qui ne reconnaît pas sa culpabilité
dans le génocide, qui défend même ses actes en affirmant qu’il ne suivait que les ordres
donnés comme un bon soldat. Merle frôle donc la même problématique de Gary : un
bourreau qui ne fait que suivre des ordres, est‐il coupable ? La monstruosité de Lang et
de Schatz se trouve au niveau de la conscience : il ne se sentent pas coupable puisqu’ils
ont fait ce qu’il fallait faire en temps de guerre. Contrairement à Schatz, Lang ne va pas
se soumettre à sa conscience individuelle, il ne va pas non plus reconnaître le poids
135 John O'Loughlin, Colin Flint and Luc Anselin, «The Geography of the Nazi Vote: Context, Confession, and
Class in the Reichstag Election of 1930 », dans Annals of the Association of American Geographers, New
York, Taylor & Francis, Ltd., Vol. 84, N° 3, septembre 1994), 356‐357.
136 Aryeh L. Unger, « The Public Opinions Reports of the Nazi Party », dans The Public Opinion Quarterly,
Oxford, Oxford University Press, Vol. 29, n°4, hiver 1965‐1966, p. 565‐566.
52
lourd de cette mémoire collective et individuelle que lui‐même a créé. Lang mourra sans
se sentir coupable, alors que Schatz reconnaîtra son rôle dans cette mémoire. Merle a
voulu mettre en avant la mémoire concentrationnaire dans la fiction du point de vue du
bourreau. Teklik argumente que Merle n’avait pas l’intention d’avancer la
problématique de la culpabilité, mais il ne peut pas l’avancer puisque Hoess ne se sentira
jamais coupable comme il le témoigne à plusieurs reprises lors de son procès.137 Pour
Hoess, suivre les ordres n’est pas être coupable, c’est le chef qui est coupable, il se défait
donc complètement de sa propre culpabilité. Par conséquent, réfléchir sur la culpabilité
ou non du bourreau du point de vue de lui‐même est absurde. La culpabilité attribuée à
Hoess/Lang est la leçon à tirer par le lecteur en plus d’une réflexion sur le
passé concernant la formation d’un bourreau, comment un manque d’esprit critique
envers la mémoire collective de la Première Guerre Mondiale peut résulter en un
génocide.
III.
Conclusion
Le roman La mort est mon métier de Robert Merle a quelques discours en commun
avec le roman de Gary : le discours sur la religion, la question de la culpabilité du
bourreau et l’interface entre la mémoire, l’Histoire et la fiction. Il est clair que ces
discours ne sont pas mis dans le même module dans les deux romans. Le protagoniste de
Merle, Lang est le bourreau et c’est uniquement de son point de vue que le lecteur se
plonge dans le monde concentrationnaire. Lang est beaucoup moins tourmenté que
Schatz, mais ils partagent tous les deux la même notion de valeurs concernant
l’obéissance : il faut obéir aux ordres, quoi qu’il arrive. Alors que Schatz reconnaît sa
culpabilité au long du roman, Lang sera dans l’indifférence et ne reconnaîtra jamais son
rôle dévastateur dans le génocide. Nous avons aussi avancé que le rôle de la victime
n’est pas présente dans le roman de Merle, puisque celle‐ci n’est pas en contacte direct
avec Lang, elle est l’objet d’exécution, mais il n’y a pas de contacte entre la victime et le
bourreau chez Merle comme ceci était le cas avec Cohn/Schatz. Les différents discours
chez Merle sont importants. La religion catholique impose chez Lang le sens du devoir et
137
Joanna Teklik, op.cit., p. 125.
53
de soumission totale à l’obéissance, ce qui a un effet dévastateur dans le cadre de la
Deuxième Guerre Mondiale. Même si Lang renonce à la religion catholique, il
transmettra ces principes dans le culte de l’obéissance au Führer, ou plutôt à Himmler
qui lui donne le commandement d’Auschwitz et la tâche d’organiser la solution finale. Le
troisième discours, l’interface entre la mémoire, l’Histoire et la fiction est plus opaque
que chez Gary. Gary construit son roman autour de l’acceptation et l’incorporation de la
mémoire collective et individuelle dans une nouvelle société, alors que Merle n’évoque
cette volonté que par le biais de sa préface.
54
Troisième Partie : conclusion générale et
perspectives de recherche
55
I.
Conclusion générale
Nous avons analysé deux romans différents par rapport à leurs récits perspectifs,
mais qui ont les mêmes types de discours. La danse de Gengis Cohn de Romain Gary est
un roman dans lequel le protagoniste Cohn/Schatz se débat par rapport à le mémoire
collective et individuelle. Cohn fait la figure de la victime juive, exécutée par Schatz, qui
lui ne suivait que les ordres. Cohn co‐habite avec Schatz et par le médium du discours
judéo‐chrétien arrive à nous emmener dans une réflexion sur le rôle de la mémoire et de
l’Histoire. La transcendance de Cohn dans le personnage de Schatz et l’affinité avec Jésus
Christ est une métaphore importante dans le roman de Gary. L’humanité est le
canalisateur pour le discours sur la mémoire et l’Histoire dans La danse de Gengis Cohn.
Grâce à l’humour noir de Gary, le lecteur n’est pas choqué par les propos dans le roman.
Les choses se gâtent tout de même à la fin du roman de Gary ; l’auteur « Romain », ergo
Romain Gary, apparaît tout d’un coup. Le lecteur comprend à ce moment‐là, que le récit
n’était pas le récit de la victime (et parfois bourreau) Cohn, mais que c’était une réflexion
de Gary sur la mémoire et l’Histoire. Cette révélation est troublante dans le roman, car
elle repose les rapports entre la victime et le bourreau, la culpabilité du bourreau et la
fiction par rapport à la mémoire. La fiction permet une transcendance de l’auteur Gary
dans ses personnages et elle permet aussi un récit une explication extensive des
difficultés rencontrées par Cohn/Schatz dans la Forêt de Geist. Évidemment, cette fiction
qu’est le roman, acquiert aussi une critique fondamentale hors du texte ; celle sur la
période des années 1960 en France. Le récit du roman est situé en Allemagne de l’Ouest,
mais il est clair que Gary fait des reproches à la société française de l’époque sur le
discours difficile qu’est la mémoire collective et individuelle en France.
En revanche, le roman de Robert Merle, La mort est mon métier, d’abord apparut en
1952, puis republié en 1972 nous donne une autre dimension de la même
problématique des discours chez Gary. Tout d’abord, il n’y a pas de perspective de la
victime dans le roman de Merle, ce n’est que le bourreau Lang (Hoess) qui parle et qui
nous donne ses propres ressentis. Le contact pressant et même violent que Cohn et
Schatz ont, est totalement absent chez Lang. Lang n’est pas en contacte direct avec ses
victimes, il les voit, mais n’a pas de conversations ou de sentiments particuliers envers
eux. L’humour noir de Gary allège les propos concernant la question de la culpabilité du
56
bourreau et de la mémoire, mais Merle nous donne un acompte froid et rationnel d’un
bourreau bureaucratique. La lecture de Merle est beaucoup moins agréable que celle de
Gary, mais elle expose tout de même un nouveau point de vue sur la formation d’un
bourreau et la culpabilité de celui‐ci.
Chez Gary, la culpabilité du bourreau Schatz est beaucoup plus banale vis‐à‐vis de
celle de Lang. Schatz a donné l’odre d’exécuter Cohn, mais depuis cet instant, Cohn
habite dans le subconscient de Schatz et le confronte à ses méfaits du passé. Schatz se
défend en insistant sur le fait que c’était la guerre et qu’il ne suivait que les ordres. Lang
a la même attitude que Schatz sur ces propos‐la, mais son implication dans la Shoah est
évidemment plus élaborée que celle de Schatz. Ce dernier, deviendra victimaire à son
tour par le biais de son « bourreau » Cohn, et en fin de compte reconnaît sa culpabilité
personnelle : il se réconcilie avec sa conscience et sa mémoire individuelle. Gary nous
plonge par conséquent dans l’évolution d’un bourreau 20 ans après la guerre,
contrairement à Merle, qui prend le lecteur par la main pour faire comprendre dans
quelles conditions un bourreau et l’acceptation de la violence de masse se développent.
La figure du bourreau chez Gary est une figure qui est tourmentée par son passé, mais
qui accepte tout de même la mémoire collective, il n’y a pas de déni de conscience ou
mémoriel. Dans le cas de Lang/Hoess, et par vérification par les transcrits du procès de
Nuremberg, il est clair qu’il y a un déni profond de conscience chez Lang. Le déni
mémoriel n’est pas applicable dans ce cas‐ci comme le roman se termine par l’attente de
la pendaison de Lang. En outre, la malconception de la mémoire collective vis‐à‐vis de la
Première Guerre Mondiale est tout aussi importante. Le déni d’un esprit critique envers
le traité de Versailles et ses répercussions, plonge Lang dans une ascension au sein du
parti national‐socialiste. De plus, Lang a une mémoire individuelle traumatisante de la
défaite de l’armée allemande quand il était soldat. L’utilisation de cette mémoire par la
propagande nazie, donne l’occasion à des personnages comme Lang, à se vouer à la
cause jusqu’au bout.
Cette notion de jusqu’auboutisme de Lang par rapport à la solution finale est le reflet
du discours religieux : Lang remplit son devoir d’obéissance inculqué par son père
dévot, mais il l’appliquera dans un culte de l’idéologie nazie et non au catholicisme.
L’ardeur avec laquelle Lang obéit et se consacre à sa tâche est la même ardeur à laquelle
57
Cohn se voue à sa propre cause : ne pas oublier la mémoire juive. Pour Lang, ce zèle a
des conséquences catastrophiques qui se traduisent dans une procédure extrêmement
efficace de l’extermination en masse. Le zèle de Cohn envers l’oubli et par extension
l’amnistie non voulue, est du même calibre que celui de Lang. Cohn est près à tout pour
ne pas être submergé par la fraternité, il se bat et se battra jusqu’au bout pour
l’humanité et la reconnaissance de celle‐ci. Cohn s’oppose catégoriquement à la table
rase de la société, alors que Lang participe à une table rase dans la société. Pour
Cohn/Gary, l’esprit critique évoqué dans ses commentaires, est l’essentiel pour parvenir
à la reconnaissance mémorielle. Le narrateur Gary (qui se faufile dans la peau de Cohn)
défend donc l’esprit critique en mettant en avant les problèmes mémoriels en Europe dû
à la situation réelle à l’époque en 1966 : la Guerre Froide, un renouveau mémoriel du
point de vue de l’historiographie et de la sociologie, les guerres coloniales et un
distanciement entre la génération de la guerre et celle née après la guerre. Ceci est aussi
le même but pour Merle ; l’esprit critique de l’opinion publique est capital pour ne plus
jamais retourner dans une société totalitaire dans laquelle l’extermination de masse est
perçue comme une nécessité technique.
En guise de conclusion nous pouvons avancer que les deux romans traitent du même
sujet ; l’Holocauste, mais de manières différentes. Même si les multiples discours de la
religion, la relation entre la victime, le bourreau et la violence et en fin de compte
l’impacte mémoriel sur ce passé, sont tous présent dans les deux romans, ceux‐ci sont
employés par les auteurs à différentes finalités. L’illustration de cette finalité différente
est la plus saillante dans l’exemple de la religion. La religion chez Gary permet de faire
une réflexion constructive sur l’humanité, le passé et comment manier l’héritage
conscientiel de ce passé. Alors que la religion chez Merle est le facteur primordial qui fait
de Lang un bourreau rigoureux et bureaucratique. Les deux romans se contentent donc
de discours similaires, mais ils résultent à des issues différentes dans le récit fictionnel.
Les deux œuvres sont des romans fictionnels, mais qui par la fiction arrivent à décrypter
plusieurs
questions
fondamentales :
comment
portraire
un
univers
concentrationnaire ?, comment un ex‐bourreau se débarrasse‐t‐il de sa culpabilité ou
l’accepte‐t‐il ? et en fin de compte : comment doit‐on approcher la mémoire qui résulte
de cette guerre ? Notre analyse a tenté de répondre à ses questions en étudiant celles‐ci
par le biais des concepts des « discours » de Bakhtine, les concepts de la mémoire
58
défendus par Halbwachs et Kansteiner, tout en tenant compte de l’œuvre de Paul
Ricoeur concernant le thème de l’oubli, l’amnistie et le pardon. Ceci n’est que le début
d’une
recherche,
nous
allons
approfondir
quelques
pistes
de
recherche
complémentaires dans le prochain point.
II.
Perspectives de recherche
Notre étude s’est focalisée sur l’analyse des deux romans La danse de Gengis Cohn de
Romain Gary et La mort est mon métier de Robert Merle. Nous avons opté pour ce
mémoire de faire une analyse en profondeur de certains discours présents dans les deux
romans et qui sont similaires. Nous avons donc plutôt fait une recherche qui se limitait
au texte des deux romans. Une deuxième phase de notre recherche serait de regarder la
réception de ses deux romans dans leurs époques respectives. Ceci‐dit, il serait de plus
très utile de faire cette approfondissement par rapport à Robert Merle puisqu’il a
republier La mort est mon métier en 1972. La réaction des critiques vis‐à‐vis de ces
romans pourrait nous donner une dimension sur la mémoire pré‐entendue ou participée
dans ces deux romans par rapport à la mémoire collective tel qu’elle est dans la société
de l’époque à laquelle les œuvres on été publiées.
Une deuxième perspective de recherche serait de comparer ces deux romans
français par rapport à deux romans allemands. Nous pensons à des romans allemands,
car le récit des romans de Gary et de Merle se situe en Allemagne, pour Merle ceci est
évidemment l’Allemagne nazie et pour Gary l’Allemagne de l’Ouest. La recherche serait
intéressante de ce point de vue de comparer les romans français à un roman allemand
sur le même sujet de l’Allemagne de l’Ouest et un roman de l’Allemagne de l’Est. Ceci
pourrait nous donner une analyse plus complète sur l’utilisation des discours mémoriels
dans les romans concernant la Shoah dans ces deux pays. Il serait évidemment aussi
nécessaire d’accoupler cette analyse textuelle des romans avec une recherche de la
réception des romans dans leurs pays respectifs, mais aussi dans un panorama
transnational européen en prenant compte des traductions faites des romans. Une piste
moins précise peut être comparer les deux romans français à des romans allemands
publiés bien plus tard comme celui de Bernard Schlink Die Vorleser (Le liseur) qui
59
reprend la question de la culpabilité, la mémoire de la Shoah, mais à une nouvelle
période historique.138
138
Bernard Schlink, Die Vorleser, Bern, Genese, 1995.
60
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