IOANA BOT
JOUER AVEC LE POÈTE EN PIERRE1
Tel était le destin des statues, élevées sur des socles pour
disparaître de la vue de ceux qui déambulent sur terre.
Mircea Cărtărescu, Les Peaux
Il y a un très grand coefficient de probabilité qu’un texte
littéraire dégorgeant de métaphores contienne, cachée
dans son sous-texte, une hypothèse théorique sur la
littérature.
Monica Spiridon, Melancolia descendenței [La
Mélancolie de la descendance]
Irony is essential. It’s the sport of kings, and where we
should make our home if we want to stay sane.
Neo Rauch, cité par Thomas Meaney, « The Antagonist »2
Un des traits caractéristiques de l’œuvre de Mircea Cărtărescu 3 est constitué,
sans aucun doute, par les rapports que celle-ci entretient avec le patrimoine
littéraire roumain en son entier. Ce que l’on pourrait appeler à la va-vite « la
littérature des précurseurs » s’y trouve sans cesse effleurée, citée ou paraphrasée
lors d’un détail, d’un vers, d’un éclair métaphorique, qui se pose sans hésitation
aux côtés de la catachrèse et du cliché poétique. Dès son début poétique (avec
Faruri, vitrine, fotografii [Phares, vitrines, photographies] – volume paru en
1980), l’usage subversif de l’intertexte littéraire s’inscrivit dans la signature de
l’auteur. Souvent, au fil des livres, cette présence de la mémoire littéraire a été un
des enjeux les plus importants de la poétique de Mircea Cărtărescu ; tel est le cas –
pour ne citer que des titres accessibles récemment en traduction française – du
Fragment d’une étude sur la poétique néoromantique de Mircea Cărtărescu, Le jeu avec le poète en
pierre, en chantier.
2 Thomas Meaney, « The Antagonist », The New Yorker, 2021, octobre 4, p. 25.
3 Mircea Cărtărescu (n. 1956) est un des plus connus écrivains roumains contemporains ; il a publié
de la poésie, des romans, des essais, dont quelques-uns sont accessibles aux lecteurs francophones en
traduction : Orbitor, L’Oeil en feu, Pourquoi nous aimons les femmes, L’aile tatouée, Solénoïde, Le
Levant, La Nostalgie. Professeur de littérature roumaine à l’Université de Bucarest, il est lauréat de
nombreuses distinctions littéraires, comme le prix Giuseppe Acerbi en Italie (2005), le prix
international Spycher-Leuk en Suisse (2013), le prix Thomas Mann en Allemagne (2018), Formentor
de las Letras en Espagne (2018), etc.
1
DACOROMANIA LITTERARIA, IX, 2022, pp. 181–191 │ DOI: 10.33993/drl.2022.9.181.191
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IOANA BOT
grand poème épique Levantul [Le Levant]4, dont le sujet est bien la persistance de
la mémoire littéraire « classique », au fil des aventures d’un héros autant
romantique (par son ardeur) que postmoderne (par son goût du bricolage
livresque). Tel est aussi le cas du roman Solénoïde5, labyrinthe aux nombreux
renvois livresques, au centre de l’aventure grandiose duquel le livre initiatique est
bien le même livre de magie qui centrait, au XIXe siècle, une des aventures
romantiques les plus fameuses de la littérature roumaine – celle de Dionis, héros et
alter-ego (lui aussi…) de Mihai Eminescu, dans la nouvelle Sărmanul Dionis [Le
Pauvre Dionis]. Et ce n’est pas, là, un élément singulier, sinon le centre de tout un
cosmos imaginaire, écrasant par ses proportions et sa tragique intensité, dont la
visée métaphorique y est aussi pour signaler une certaine position par rapport à
l’idée de littérature, comme « littérature de la mémoire de notre espèce ».
Les critiques ont été nombreux à s’appuyer sur cette relation compliquée de
Mircea Cărtărescu avec ses précurseurs littéraires, afin de définir sa poétique ou
d’y circonscrire des styles et des postures. Ainsi, par exemple, Radu Vancu, qui
considère que ce rapport complexe fonde un véritable oxymore de la poétique de
Mircea Cărtărescu. Il s’agirait d’une poétique qui serait, à la fois, postmoderne et
maniériste, par « l’intertextualité énorme, inflationniste et galopante, que la
littérature de Mircea Cărtărescu a la force de coaguler » aux côtés de (et en même
temps que) « les narrations fantasmatiques, imaginatives et paranoïaques, et
pourtant tellement hyper-réelles »6. Dans sa synthèse sur la poétique de Mircea
Cărtărescu, Vancu enracine cet oxymore dans l’intertextualité, aussi bien que dans
l’ironie – Mircea Cărtărescu ironiserait ainsi, en l’hybridant, la tradition poétique7,
dans un volume comme Le Levant.
Notre hypothèse pose que c’est à l’aide de l’ironie que, du coup, l’oxymore
arrive à s’équilibrer dans la poétique de Mircea Cărtărescu – et à assurer le
fonctionnement singulier de celle-ci. Dans la descendance de la rhétorique
romantique (que Mircea Cărtărescu revendique souvent), nous assumons que tout
oxymore est, de par sa définition, ironique. Dans ce cas particulier, l’ironie
viendrait se glisser dans la distance, dans la faille entre deux termes, poétiquement
irréconciliables, composant l’oxymore : qu’il soit question de néo-romantisme et
d’intertextualité, ou bien dʼune présence de la mémoire culturelle et d’une
innovation, de métaphore et de métonymie, de vers structuré (par un prédécesseur,
Dans la version originale, Le Levant est bien un poème, reprenant à son compte les différents
« langages » de la poésie roumaine de ses origines au XX e siècle. Pour que le livre soit traductible,
l’auteur l’a réécrit en prose, et c’est cette variante qui est admirablement traduite en français par
Nicolas Cavaillès (Paris, P.O.L., 2014).
5 Traduit du roumain par Laure Hinckel, le roman a été publié aux Editions Noir sur Blanc, en 2019.
6 Radu Vancu, Elegie pentru uman. O critică a modernității de la Pound la Cărtărescu [Elegie pour
lʼhumain. Une critique de la modernité de Pound à Cărtărescu], București, Humanitas, 2016, p. 281.
7 Ibidem, p. 289.
4
JOUER AVEC LE POÈTE EN PIERRE
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et fameux avec ça…) et de vers libre... Le rapport du second terme de l’oxymore
au premier reconnaît une filiation et, en même temps, instaure une relation décalée,
« en commentaire », ironique. La littérature de Mircea Cărtărescu s’exerce à mettre
ensemble des « intenables », et dans ses constructions complexes (pas tellement
labyrinthes, sinon termitières, de l’aveu de l’auteur lui-même) l’ironie est la
substance d’un pli éthique irréductible. Mais ce n’est pas sur Le Levant que nous
allons focaliser notre démonstration.
En revenant sur cette présence unanimement reconnue de la mémoire
culturelle/littéraire dans l’œuvre de Mircea Cărtărescu, nous voulons, d’abord,
rappeler un détail essentiel pour notre démonstration. Il s’agit de l’importance que
Mircea Cărtărescu accorde à l’invocation de Mihai Eminescu, dans ses renvois à
la mémoire culturelle roumaine. Il y a, dans toute l’œuvre de Mircea Cărtărescu,
un véritable défilé d’allusions culturelles, de citations et de relectures à rebours, de
pastiches et dʼautres figures pointant vers Mihai Eminescu, dans toutes les
hypostases que ce grand poète romantique a connues au fil de sa postérité
historique (et mythifiante)8. Eminescu est convié par des allusions intertextuelles à
son œuvre, par des invocations de ses statues et dʼautres « lieux urbains » dédiés à
son nom, dans un discours tour à tour ludique, résistant 9, métaphorique ou
célébratif. En fait, la formule néoromantique qui caractérise la poétique de Mircea
Cărtărescu est inéluctablement liée à ce dialogue perpétuel de l’auteur avec
Eminescu, une véritable obsession de sa mémoire culturelle, mais une obsession
capable de générer une littérature d’une indiscutable originalité. En clin d’œil à la
tant clamée « anxiété de l’influence » qui caractérise le romantisme, Eminescu est
présentifié comme source, repère culturel, modèle, compagnon et alter-ego. Mircea
Cărtărescu en fait une profession de foi, lors d’une occasion particulièrement
solennelle – lors de la réception du Prix National de Poésie « Mihai Eminescu », le
15 janvier 2017, lorsqu’il affirme : « Eminescu a toujours été et continue à être
l’obsession de ma vie. Je crois qu’il n’y a pas d’autre écrivain roumain qui soit
tellement fasciné – et, par ailleurs, imprégné – par Eminescu, comme je l’ai
toujours été »10. L’attitude de Mircea Cărtărescu envers Eminescu revient à une
archétypologie littéraire, qui fonderait sa vision du monde, résonnant avec la
définition que Monica Spiridon donnait, dans son étude théorique fondamentale,
Une analyse détaillée de ces présences d’Eminescu dans l’œuvre en question, dans Rodica Zafiu,
« De parcă un ochi s-ar putea vedea pe el însuși » [« Comme si un œil pouvait se voir »], in Cosmin
Ciotloș, Oana Fotache, Harta și legenda. Mircea Cărtărescu în 22 de lecturi [La carte et la légende.
Mircea Cartarescu en 22 lectures], București, Muzeul Literaturii Române, 2020, pp. 144-173.
9 Nous avons discuté le recours intertextuel à Eminescu comme langage ésopique, de la résistance
politique (pendant la dictature communiste roumaine), chez Mircea Cărtărescu et d’autres auteurs
appartenant à la génération de 80, dans Ioana Bot, Eminescu si lirica româneasca de azi [Eminescu et
la lyrique roumaine dʼaujourdʼhui], Cluj-Napoca, Dacia, 1990.
10 Mircea Cărtărescu, discours de réception reproduit dans la revue Hyperion, 35, 2017, 1-2-3, p. 12.
Apud Rodica Zafiu, « De parcă un ochi s-ar putea vedea », p. 144.
8
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Melancolia descendenței [La Mélancolie de la descendance], à cette figure
particulière du cratylisme : il s’agit d’un monde
…marqué par la conscience de l’éternel retour ; accusant souvent la nostalgie de
ses origines. Un univers de représentations cratylistes, regorgeant d’un
métamorphisme herméneutique, obsédé par les dédoublements et les métamorphoses,
plein de théâtralité et transformant l’éternel retour en sujet d’interprétation11.
A notre avis, cette « obsession d’Eminescu », que Mircea Cărtărescu construit
dans son œuvre, vient contrebalancer l’autre obsession, objectivée et pesante, de la
mythification d’Eminescu en poète national, qui entrave l’histoire de la culture
roumaine moderne, jusqu’à nos jours, et qui encourage un culte avec des
conséquences culturelles aussi bien que politiques non-négligeables12. Cărtărescu
répond – subrepticement ironique, nous en sommes persuadés – à cette
mythification – mais ce serait, là, un autre débat, portant sur d’autres formes que
prend l’ironie (romantique) chez l’auteur qui nous intéresse ici.
Tout ce détour nous était nécessaire afin d’argumenter notre lecture de la
nouvelle Pieile [Les Peaux], sur laquelle nous focalisons dans ce qui suit. Car nous
postulons que cette narration (plutôt courte, si l’on pense aux dimensions des
derniers textes de Mircea Cărtărescu… Solenoid [Solénoïde] arrive à 790 pages
grand format, en sa traduction française !) est, elle aussi, centrée par cette relation
particulière de l’auteur avec Eminescu, et qu’elle vient ajouter au fil des formes de
« l’obsession » encore d’autres, tout aussi riches – et tout aussi, inéluctablement,
ironiques. Remarquons d’abord que, dans Les Peaux, Eminescu n’est point nommé
ni ouvertement cité, ce qui est chose bien rare si l’on se rapporte aux habitudes des
jeux intertextuels de Mircea Cărtărescu. Provocateur – et bon joueur, de son état –
Mircea Cărtărescu s’essaie à une nouvelle stratégie, qu’il n’hésite pas à mettre en
abyme dans une scène du récit, où le héros, Ivan (adolescent et alter-ego de
l’auteur, comme il est souvent de connivence dans les écrits de Mircea
Cărtărescu), joue à faire balancer sur son socle la statue du grand poète national –
lait motif de ses errances dans la ville et maître initiateur dans l’aventure qui suivra
– en puisant dans le scandaleux de son geste afin de mieux équilibrer une relation
autrement fragile, celle entre le disciple et son maître – entre l’auteur et le poète
national : « Surpris et joyeux, Ivan s’amusa un moment avec le poète en pierre,
l’amenant presque à l’horizontale et le relâchant soudain pour le voir tourner dans
Monica Spiridon, Melancolia descendenței : figuri și forme ale memoriei generice în literatură [La
mélancolie de la descendance : figures et formes de la mémoire générique dans la littérature], Iași,
Polirom, 2000, p. 118.
12 Pour l’histoire de ce culte du poète national roumain, v. Ioana Bot (ed.), « Mihai Eminescu, poète
national roumain ». Histoire et anatomie d’un mythe culturel, Cluj-Napoca, Dacia, 2001. Les
lecteurs ne lisant pas le roumain sont encouragés à consulter, à ce sujet, l’article « Eminescu » (Ioana
Bot), dans Joep Leersen (ed.), Encyclopedia of Romantic Nationalism in Europe,
https://ernie.uva.nl/viewer.p/21/56/object/131-158553. Consulté le 1er février 2022.
11
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l’air fané avant de retrouver, au terme d’une longue précession, sa dignité
statuaire »13. Ivan ne joue pas avec le poète, sinon avec sa version statufiée ; son
aventure initiatique, au contraire, donnera vie au poète et brisera sa statue.
Le « poète national » dont il est question dans Les Peaux s’appelle Vasile
Solitude, un patronyme pour le moins étrange en roumain (« Singurătate » – fr.
Solitude – n’est pas un nom de famille possible en roumain) et ce n’est pas sa
première occurrence dans la littérature de Mircea Cărtărescu. Il était nommé, déjà,
dans un des Sonnets (cycle de poèmes des années 80), lors d’une scène de jalousie,
dont la rhétorique excessive subvertissait son propre dramatisme :
tu pourrais trébucher sur le petit ploiești sorti se promener
sur barbu văcărescu, au bras de la donzelle craiove dans un trench mauve, écrasant
tu pourrais faire l’amour avec monsieur vasile solitude, pleine d’envie… 14.
Les vers appuient leur métaphore sur l’ambiguïté irrésolue entre les
toponymes, les noms propres de figures historiques (Barbu Văcărescu) et de
figures imaginées (Vasile Solitude) et l’usage de ces derniers comme des
toponymes de la ville « où a lieu la scène ». Il n’est pas rare que, ailleurs, dans les
poèmes d’amour de Mircea Cărtărescu, Eminescu intervient « explicitement » dans
la scène, en tant que… rue au nom d’Eminescu, librairie, place de ville etc. La
graphie aux minuscules amplifie, à son tour, cette ambiguïté. Son ubiquité – signe
de l’obsession mythifiante du monde roumain – est utilisée par l’écrivain afin de
subvertir ses références – et brouiller le monde. La même ubiquité caractérise
Vasile Solitude dans Les Peaux – il est, tour à tour, nom d’un lycée, rue et statue,
tous – portant le nom d’un ancien poète, que personne ne lit plus (sauf Ivan ?).
Qui est Vasile Solitude ?, c’est la première question qui s’impose à nous. Son
nom juxtapose un prénom roumain très commun, ayant appartenu (entre autres) au
premier poète national, héros et écrivain engagé de la Révolution de 1848, Vasile
Alecsandri. Par un détour interprétatif particulier, dans la culture roumaine, aux
alentours de la première guerre mondiale, Alecsandri allait « perdre » le titre de
poète national, en faveur de Mihai Eminescu (qui le conserve jusque de nos jours).
Dans le mental collectif actuel, « le poète national » roumain n’est autre que Mihai
Eminescu, le non-nommé des Peaux. Et encore : « Singurătate » (fr. Solitude) est,
Les Peaux a paru en francais dans le volume de Mircea Cărtărescu, Mélancolia. Traduit par Laure
Hinckel, Paris, Editions Noir sur Blanc, 2021. Au moment de la rédaction de la première version de
notre étude, la traduction française n’était pas encore publiée – et nous remercions ici la traductrice
de nous avoir permis l’accès au PDF pré-éditorial du volume, que nous citons, donc, sans renvoi aux
pages de l’édition finale. Sur la traduction du volume – une perspective insolite sur des questions que
nous abordons aussi (thématisme, métaphores etc.) – à lire absolument le journal de Laure Hinckel,
« Journal de Melancolia, une traduction en confinement », https://laurehinckel.com/journal-demelancolia-une-traduction-en-confinement/. Consulté le 1er fevrier 2022.
14 Mircea Cărtărescu, Poezii [Poésies], București, Humanitas, 2015, p. 244. La traduction des
citations nous appartient, sauf mention explicite du traducteur.
13
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comme je le disais, un patronyme impossible en roumain, où l’on n’admet pas de
substantifs abstraits pour un tel usage. D’autre part, c’est bien un des substantifs
essentiels de la vision poétique d’Eminescu – on peut le considérer comme une
véritable signature stylistique de l’ancien poète. L’appareillement produit par
Mircea Cărtărescu, entre le prénom du premier poète national roumain, et un
substantif emblématique de l’œuvre du second poète national roumain, révèle au
lecteur une étrange « impossibilité signifiante », construite sur plusieurs niveaux
symboliques. Ironie implicite envers la figure du « poète national » et son
importance dans la culture roumaine – la figure de Vasile Solitude dévoile?, dans
Les Peaux, plusieurs niveaux de construction de la métaphore. Et, ce faisant, réoriente la perspective des lecteurs vers des hypothèses théoriques. Comme
l’affirmait Monica Spiridon, « il y a un grand coefficient de probabilité qu’un texte
littéraire regorgeant de métaphores contienne, chiffrée dans le sous-texte, une
hypothèse théorique sur la littérature »15.
Ceci rend le nom du « poète statufié » pour le moins particulier, en ce qu’il
fonctionne comme un écart poétique. Tout comme son personnage – une statue qui
prend vie (selon un topos de la littérature universelle), un initiateur dans les rites
de l’au-delà (qui sont aussi les rites de la Poésie), poète vénéré et… illisible, avant
l’initiation proprement-dite du lecteur (et du héros, Ivan, son semblable…).
Aux côtés du nom pour le moins étrange de l’ancien poète, un autre élément
central du récit est une poésie aux cadences classiques, que le héros s’exerce à lire
sur la statue de Vasile Solitude, qu’il découvre parmi les souvenirs de jeunesse de
sa mère, et qui semble définir l’atmosphère générale de la ville dans laquelle erre
Ivan. Le poème, intitulé Comment neige le destin ?, se trouve au centre des
découvertes que Ivan fait pendant son initiation (à la poésie, ainsi qu’à une autre
dimension, transcendante et monstrueuse, du monde). La scène de la lecture du
poème (un vrai moment culminant de la narration) est particulièrement dense du
point de vue figural, et cela dans un récit qui fait preuve d’une densité
métaphorique bien soutenue. S’y retrouvent des topoï tels que la lecture comme
anamnèse, la découverte du secret (…de la mère du héros), l’accès à un monde
autre, tous – flanqués par des commentaires qui situent le poème dans une doxa
scolaire particulière. À quel entendeur ?
De retour du voyage initiatique (accompli en suivant Vasile Solitude), Ivan
revient devant la statue de ce dernier :
Il essuya de nouveau, avec ses deux mains, le vert-de-gris sur la plaque en cuivre
et, cette fois-ci, il put lire une inscription qui lui sembla au départ énigmatique et
absurde. Il y était écrit en lettres inhabituelles, antiques, dessinées à l’équerre et au
compas : « COMMENT NEIGE LE DESTIN ? » Et il se souvint aussitôt – et alors les
15
Monica Spiridon, Melancolia descendenței, p. 71.
JOUER AVEC LE POÈTE EN PIERRE
187
pleurs le submergèrent de nouveau! – du célèbre poème de Vasile Solitude, dont la
dernière strophe commençait ainsi.
Le moment – central dans l’évolution du héros – a tout le poids d’une scène de
révélation. C’est là que les fils apparemment dispersés de la narration viennent
converger, c’est là que Ivan découvre ce que « signe » son destin dans le monde :
mère, poésie, amour, différents niveaux du réel auxquels il a accès etc. La scène de
la lecture (…du poème gravé sur le socle de la statue) est aussi une scène de
l’anamnèse, ce qui vient ajouter des contours platoniciens discrets à ce moment
cathartique :
C’était celui qu’il avait récemment relu, dans le cahier de souvenirs de sa mère,
des vers calligraphiés aux crayons de couleur et décorés d’oiseaux, de papillons et de
fleurs, sur la page en face de sa peau translucide du temps où il n’était qu’un fœtus
dans son ventre :
Comment tombe le soir ? Le soir tombe lentement.
Le soleil se plie comme un mouchoir.
D’énormes mouches à gros yeux déploient sans discrétion
Des cartes d’état-major sur l’arbre et l’hôtel.
Arrivent les araignées et les crabes royaux.
Ils tissent une toile épaisse sur les cœurs et les paupières.
Les âmes transmigrent dans des cervelles égales
Posent des étoiles froides sur de transparentes étendues d’eau.
Après deux autres strophes parlant de rivières magiques et de tombeaux de quartz,
et de la folle concentration du crépuscule au sommet d’une tour, le poète concluait par
des vers que tout élève connaissait par cœur et répétait de manière mécanique lorsqu’il
passait au tableau, justement parce qu’ils étaient aussi absurdes que les comptines de
leur enfance :
Comment neige le destin ? Le destin neige en silence
Sur le et, sur le ni, sur le encore, sur le si.
Il les couvre d’un jamais d’argile
Prémonitoire et paradisiaque.
Le poème en question est une création de Mircea Cărtărescu, « à l’intertexte
difficile » : l’auteur réussit à lui donner un air de déjà vu qui trouble un lecteur
roumain – sans citations, ni autre séquence d’intertexte, il a pourtant un air très
connu… Mis en difficulté, comme le fut Ivan lors de sa découverte du texte, le
lecteur est implicitement ironisé par l’auteur, car il doit s’avouer incapable de
maîtriser le processus sémiotique de sa lecture. Le texte annonçait bien cela : ses
vers sont « aussi absurdes que les comptines… ».
188
IOANA BOT
Au niveau des images, ce poème est bien peuplé par des symboles
caractéristiques de la littérature de Mircea Cărtărescu (les insectes dominant le
monde, visions du Paradis qui pourrait aussi bien être une espèce d’Enfer, visions
et prémonitions etc.). Et pourtant, il ne semble pas neuf, au contraire. La sensation
de déjà vu n’est pas due autant à la structure métrico-prosodique du texte
(pourtant, classique – mais hyper usitée, aussi, dans la poésie roumaine moderne)
quant à un pli logique particulier, qui soutient la métaphore principale, introduite
par la question d’ouverture, « Comment neige le destin ? ». Dans cette question –
ainsi que dans la réponse qui suit, des sujets abstraits agissent tels les éléments de
la nature, directement, sur des instruments grammaticaux de la langue
(« Comment neige le destin ? Le destin neige en silence/ Sur le et, sur le ni, sur le
encore, sur le si… »), ce qui est logiquement impossible… Ou bien si… ? Le
mélange des plans logiques donne le vertige. Et à quoi est-ce que cela ressemble ?
De l’avis de Monica Spiridon, « Il n’est pas obligatoire que le texte se rapporte
directement à un autre texte, avec lequel il afficherait une relation bilatérale », la
caractéristique de la littérature cratyliste étant « d’entretenir une mémoire
générique et [d’]ouvrir l’horizon spatial d’une continuité en transformation »16.
Mais ce type de construction poétique qui trouble les niveaux du réel, ainsi que la
logique du discours, est instauré, dans l’histoire de l’imaginaire poétique roumain,
par… Mihai Eminescu, dans les poèmes duquel la mer pensait des vagues, les
rivières roulaient des chants paradisiaques, tout comme le ciel tonitruait des
blasphèmes etc. Chez lui, pour la première fois, les éléments de la nature
devenaient les « mots » d’un discours originaire, dans la langue parfaite, divine
(…que le poète ne pouvait plus ressusciter). Et ils y « construisaient » le monde…
aux côtés des instruments grammaticaux, dont la construction respective avait
aussi besoin. Chez Eminescu aussi, c’est une structure métrico-prosodique
consacrée qui tient ensemble ce genre de phrase « absurde comme une comptine »
– tel dans l’atelier de ses projets construits sur la strophe saphique, que nombre de
ses éditeurs ont considérés comme dépourvus de sens et de valeur littéraire, tandis
qu’ils étaient, eux, particulièrement expérimentaux17.
Le rappel livresque de Mircea Cărtărescu, dans ce poème central du récit,
propose une métaphore particulière du cratylisme : le lecteur spécialiste
l’identifiera, le dilettante sera provoqué par la sensation de déjà lu, et restera
prisonnier (sans réponse libératrice) de l’inquiétude.
Frustrant nos attentes de lecture, Mircea Cărtărescu ne nous livre pas, dans ce
« poème de Vasile Solitude », un pastiche de Mihai Eminescu, comme il sait
(d’ailleurs) si bien faire. Le scénario du récit, pourtant, l’aurait bien annoncé – les
16
Monica Spiridon, Melancolia descendenței, p. 42.
Nous avons discuté cet atelier poétique et le sens de son « inintelligibilité » dans Ioana Bot,
Eminescu explicat fratelui meu [Eminescu expliqué à mon frère], București, Art, 2012.
17
JOUER AVEC LE POÈTE EN PIERRE
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jeux du héros avec le vieux poète statufié auraient pu se diriger dans cette
direction. Mais, au lieu de tout cela, Mircea Cărtărescu (dés)organise le discours
poétique à l’image d’un trouble-logique « originaire », appartenant bien, celui-là, à
Mihai Eminescu. C’est au lecteur de se reconnaître comme objet de l’ironie de
l’auteur – de te fabula narratur. Comme dans toute littérature cratylique, le rapport
des Peaux avec un paradigme fondé par Eminescu a
une valeur purement symbolique, évocatrice ; c’est un fait de représentation ou
bien un effet perceptif. […] La mémoire générique, l’intérêt pour la descendance se
font noter à tous les niveaux du texte, soutenant un métaphorisme particulier et
donnant naissance parfois à une mythologie cratyliste, détectable chez la plus grande
part des écrivains ayant une conscience aigue de la succession18.
La métaphore centrale des Peaux, celle de la rupture logique qui confond les
éléments naturels et les instruments du langage, le concret et l’abstraction
(incarnée dans le poème de Vasile Solitude), fait écho à la façon dont Mircea
Cărtărescu construit l’univers où vit Ivan, son héros, et dans lequel celui-ci arrive à
la maturité, à la suite d’une initiation magique, imprégnée dʼun romantisme
visionnaire. Par des raccourcis fantasques, des passages secrets et des fentes dans
le tissu logique de la narration, avec le support d’un fantastique déchaîné (en
discours indirect libre…), le monde d’Ivan – et le monde de l’au-delà, auquel
appartient Vasile Solitude – sont, eux aussi, construits « en rupture », hallucinants
et escheriens. Le rêve romantique fonctionne en métaphore de l’ars poetica.
Cette version du romantisme (toujours redevable, dans sa consécration
roumaine, à Mihai Eminescu) est reprise par Mircea Cărtărescu, au fil de ses écrits,
comme un axe central de la construction de son propre monde imaginaire ; sa
poétique prolonge, de nos jours, une survie intéressante du long romantisme du 19 e
siècle et, ce faisant, elle ressort aussi aux forces ironiques que toute « mise en
intertexte » ou « filiation cratylique » peut bien déchaîner. Les Peaux ne fait pas
exception – sinon, la manière dont cela est réalisé représente une nouveauté par
rapport à la gallérie (ample) des moyens jusqu’ici consacrés par Mircea
Cărtărescu.
La scène anamnestique de la lecture du poème Comment neige le destin ? par
Ivan intègre, dans le récit des Peaux, toute une constellation d’autres symboles et
allusions à l’œuvre de Mihai Eminescu, qui valent bien des analyses de détail :
telle la « ville en fourmilière », les occurrences de la lune, la confusion des sens et
l’immersion dans un état second, visionnaire, la solitude (sic !) du héros, la refonte
du couple en être platonicien, originaire et parfait, le désordre des livres dans la
chambre d’Ivan – et la liste pourrait continuer. Mais tous ces éléments
appartiennent, eux, à un niveau cohérent en soi de la référentialité discursive, ils
ne provoquent pas le genre de rupture logique entre les divers plans, entre le
18
Monica Spiridon, Melancolia descendenței, p. 39.
IOANA BOT
190
monde réel, celui imaginé et le langage censé les dire (à chacun sa forme !),
comme le faisait cette poésie, le détenteur principal de l’ironie fondatrice du texte.
A la fois « maniériste et confessif »19, selon Radu Vancu, incarnant donc un
oxymore dans sa posture littéraire, Cărtărescu choisit de se mirer dans la figure du
« poète national », à l’aide d’un « hybride implausible »20 – le poème « absurde
comme une comptine », mais dont la beauté nous est relayée par-dessus les
ruptures de sens qui la fondent. Car tel est bien le pouvoir de la poésie et c’est bien
là une histoire d’initiation, y compris d’une initiation aux pouvoirs constructifs de
l’ironie.
BIBLIOGRAPHIE
BOT, Ioana (ed.), « Mihai Eminescu, poet national roman ». Istoria si anatomia unui mit cultural
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lecturi [La carte et la légende. Mircea Cartarescu en 22 lectures], București, Muzeul Literaturii
Române, 2020, pp. 144-173.
19
20
Radu Vancu, Elegie pentru uman, p. 308.
Ibidem, p. 308.
JOUER AVEC LE POÈTE EN PIERRE
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JOUER AVEC LE POÈTE EN PIERRE
(Abstract)
The present study focuses on a short story by Mircea Cărtărescu, Pieile [The Skins] (from the volume
Melancolia [Melancholy], 2019), following the means of constructing poetic irony, on the thematic
axis of a history about the initiation into literature, which offers a very rich gallery of images and
metaphors for defining the literary lineage. Starting from Cărtărescuʼs characterization as one of the
contemporary writers cultivating the most complex relations with his literary predecessors, a
characterization that is often present in the scholarly literature, our reading aims to identify the new
representational forms, offered by the text under scrutiny, of the descendance, influence, lineage and
other “melancholic” situations which this famous contemporary writer now proposes, woven into a
narrative whose classical patterns are, naturally, deceptive. From the literary cliché to the
“melancholy of descendance”, irony settles in the space produced by the reading distance, in the
interval between a new work and its models.
Keywords: Cărtărescu, irony, melancholy of descendance, literary cliché, intertextuality.
JOCUL CU POETUL DE PIATRĂ
(Rezumat)
Studiul de față se concentrează asupra unei nuvele de Mircea Cărtărescu, Pieile (din volumul
Melancolia, 2019), urmărind modalitățile de construcție a ironiei poetice, pe axa tematică a unei
istorii despre inițierea în literatură, care oferă o galerie foarte bogată de imagini și metafore pentru
definirea filiației literare. Pornind de la caracterizarea lui Cărtărescu ca unul din scriitorii
contemporani cultivând cele mai complexe raporturi cu predecesorii săi literari, frecventă în studiile
de specialitate, lectura noastră caută să identifice noile forme reprezentaționale, oferite de textul în
discuție, ale descendenței, influenței, filiației și altor situații „melancolice”, pe care acest celebru
scriitor contemporan le propune acum, țesute într-o narațiune ale cărei tipare clasice sunt, firește,
înșelătoare. De la clișeul literar la „melancolia descendenței”, ironia se așază în spațiul produs de
distanța lecturii, în intervalul dintre noua operă și modelele sale.
Cuvinte-cheie: Cărtărescu, ironie, melancolia descendenței, clișeu literar, intertextualitate.