Littérature
De l'Ombilic aux limbes : la figure de Mélusine dans l'œuvre de
Claude Louis-Combet
Stéphanie Boulard
Abstract
From Umbilicus to Limbo2: the Shadow of the Fairy
The mirrors in Claude Louis-Combet's works figure the double reflections in which communication is lost, but also the way in
which the voyeuristic eye seeks the mirror-representation of female sexuality — the masculine eye as speculum. But the
speculum engenders monsters or imagines what it sees as engendering monsters — re-encountering the mirror as figure for the
maternal waters out of which spring the horrors of the imagination.
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Boulard Stéphanie. De l'Ombilic aux limbes : la figure de Mélusine dans l'œuvre de Claude Louis-Combet. In: Littérature,
n°126, 2002. L'épreuve, la posture. pp. 81-95;
doi : 10.3406/litt.2002.1757
http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_126_2_1757
Document généré le 01/06/2016
■ STEPHANIE BOULARD, emory university, Atlanta
De
rOmbilic aux limbes
la figure de Mélusine
dans l'œuvre de Claude
Louis-Combet
Le marécages.
de
lieu de la scène ne saurait être que cette étendue
Claude Louis-Combet, De la terre comme du temps. '
Claude Louis-Combet parsème son œuvre de miroirs. Autant
de surfaces réfléchissantes qui jalonnent les textes: c'est le miroir
de la chambre, «un miroir très long et très étroit, une sorte de lame
de verre curieusement polie, qui ramasse en elle, l'étirant vers le
haut, la totalité de l'image2», un miroir qui, pour englober la totalité
du corps, est le plus souvent «grandiose3». Mais cela peut tout
aussi bien être une «châsse de verre4» ou la surface transparente
de l'eau d'une fontaine où les corps apparaissent comme «les
reflets simplement prononcés des ombres aquatiques5». Profusions
de miroirs, prolifération. C'est toute l'œuvre dans son entier qui
est prise dans un jeu de miroirs — un jeu où la tentative de
saisissement de l'imago et aussi une manière de la perdre.
C'est peut-être alors pour cette raison, pour avoir au moins
une chance de la saisir, l'imago, et de voir ce qui ne saurait être
vu que les miroirs se multiplient: «Les miroirs ne manquent
jamais dans cette maison. Il y en a partout — par terre contre les
murs, au plafond6.» Cette prolifération n'est pas anodine, elle
témoigne de la volonté de saisir l'image, de l'isoler dans sa forme
1.
2.
3.
4.
5.
6.
Claude Louis-Combet, De la terre comme du temps, Éditions Lettres Vives, 1982, p. 9.
Claude Louis-Combet, Miroir de Léda, Paris, Flammarion, 1971, p. 166.
Claude Louis-Combet, Blesse, ronce noire, Paris, Corti, 1995, p. 12.
Claude Louis-Combet, L'Enfance du verbe, Paris, Flammarion, 1976, p. 29.
Claude Louis-Combet, Le Roman de Mélusine, Paris, Albin Michel, 1986, p. 28.
Claude Louis-Combet, Figures de nuit, Paris, Flammarion, 1988, p. 41.
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actuelle ou, du moins, sous quelque forme que se soit, pourvu qu'il
ait quelque chose.
Ces miroirs, ces surfaces réfléchissantes à l'infini, dans
lesquels les corps se cherchent, nous en ressentons l'appel comme un
vertige. La surface du texte combettien ouvre devant nous un
gouffre. Les miroirs se trouvent certes par lui accrochés comme
horizon, mais cet accrochage ne rend pas compte d'un corps en
harmonie dans son unité. C'est au contraire une opération de
fragmentation qui s'opère, une opération «à grand renfort de hachures,
de griffures de plume et autres scriptures — comme l'eût fait
quelque amant dément, à coups de lame, du plus beau de tous les
visages7». Le morceau de glace est perçant et opère dans le corps
sa trouée. Les corps qui s'y reflètent apparaissent ainsi comme des
«bribes de formes 8» ou «comme une configuration aléatoire
d'éclats ou fragments9». Notons bien que ce n'est pas tant le visage
que le reste du corps qui est soumis à l'épreuve du reflet et subit
ainsi cette insupportable opération de dissection: «Reste le corps,
objet et source, peut-être de la voix. Morcelé, évoqué en pièces
détachées, ici la jambe, ici le flanc, ailleurs le crâne, la main, le
pied, les aisselles 10.» Le corps ou ce qu'il en reste.
Tout se passe comme si à subir l'épreuve du miroir, le corps
ne pouvait en ressortir qu'en pièces détachées, Claude Louis-Combet faisant de l'écriture du corps une découpe, tel «un
expérimentateur dément qui dépèce, découpe, anatomise en tous sens [...] la
main, les seins, la bouche, les yeux... On ne sort pas de
Frankenstein !1». Un masque est arraché. Masque, pas tant celui du
visage, que celui du corps, laissant apparaître une autre plaie. De
la chair qui est extériorisée et qui expose au vu de tous sa
souffrance, ce dont le miroir rend compte, ce sont des «bribes de
formes» — la chair ne garde pas la forme: en quête d'un morceau
de corps, d'un bout d'humanité — ce que le regard peut voler dans
le reflet, c'est une forme en miettes, c'est une forme non-forme,
une forme vidée de toute forme, informe, déformée: sous le corps
masqué, il n'y a pas de figure, ou du moins, c'est une figure en
bribes de, un magma de fragments. Ces morceaux d'informe qui
montent de la blessure, ces morceaux de corps qui se donnent à
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1. Claude Louis-Combet, Le Texte au-dedans, Rennes, Ubacs, 1981, p. 13.
8. Claude Louis-Combet, Miroirs du texte, Paris, Deyrolle, 1995, p. 57.
9. Ibid., p. 7.
^- Claude Louis-Combet, Miroirs du texte, op. cit., p. 60.
11. Gilles De\euze, Mille Plateaux, Paris, Minuit, «Critique», 1980,p.210.
MÉLUSINE DANS L'ŒUVRE DE CLAUDE LOUIS-COMBET
voir à la surface du miroir, c'est comme le quignon de pain jeté au
mendiant: ces bribes de formes, c'est en effet tout ce qui reste du
«peu résistant biscuit de mer qu'est la face 12». Mais à considérer
ce reflet dans le miroir, le reflet d'un corps diffracté, en morceaux,
la question se pose de ce qui se donne véritablement à voir.
La perception de l'expansion indéfinie du corps dans le reflet
se double d'une réflexion sur sa fragmentation. L'unité du corps
s'épanche, se diffracté, et devient multiple; le corps se
démultiplie: «Lorsque je cesse de marcher après avoir parcouru la
ville, chaque nuit, et que je rentre chez moi, je ne retrouve jamais
les lieux tels que je croyais m'en souvenir, je ne les reconnais pas,
je ne me reconnais pas moi-même au milieu de tant d'objets [...]
les miroirs ne manquent jamais dans cette maison. Il y en a partout
— par terre, contre les murs, au plafond. Il y en a beaucoup trop,
si bien que l'image de mon corps ou de mon visage m'échappe
constamment en d'innombrables fragmentations et
démultiplications, en sorte que, au lieu de trouver, dans le moment durable de
la contemplation de moi-même, un peu de paix, de certitude et de
sécurité, mon angoisse ne fait que croître dans la fuite incessante
de mes apparitions13.» Mouvement d'une fécondité multipliante, le
miroitement effectue le passage de l'un au multiple. Si l'objet ne
peut être vu en son entier dans le miroir, c'est que le miroir le
démultiplie, il diffracté le corps ou la figure qui se reflète pour le
métamorphoser en quelque chose de plus nocturne, le transformer,
le défaire. C'est en effet dans ce que l'on peut appeler le corps
défait qu'est l'avenir du corps chez Louis-Combet, comme peut
l'être l'avenir du visage pour Gilles Deleuze. À l'instar de
G. Deleuze, nous pouvons dire que «oui, le [corps] a un grand
avenir, à condition d'être détruit, défait 14». C'est dans la
démultiplication, dans ce qui se défait que la forme est poussée à
l'extrême. Le miroir que traverse le fantasme de la fragmentation
n'est jamais absent du décor 15 et opère la transformation du corps,
il défait le corps qui ne peut que s'inscrire dans la (bi)partition.
C'est dans la version combettienne de la légende de la fée
Mélusine qu'apparaît en effet le miroir à double face: «C'était un
miroir à double face, dont elle ne se séparait guère 16.» Double
12. Claude
13.
14.
15.
16.
Yves miroir
Gilles
«Le
Peyré,
Deleuze,
Louis-Combet,
n'était
En Mille
appel
jamais
Plateaux,
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loin
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Édition
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nuit,
cit.,
Mélusine,
Leop.
p.Roman
Verdier,
210.
cit., op.
C'est
p.deLagrasse,
43.
Mélusine,
cit.,
moi
C'est
p. qui
105.
non
moi
souligne.
op.
paginé.
qui
cit.,souligne.
p. 105.
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face, comme deux faces, donc, «la face limpide» et «la face
trouble». Voici donc un objet ayant la particularité de faire exister
la transparence des deux côtés: le miroir à double face est un
miroir pour deux... Mais chez Claude Louis-Combet, les grâces de
la transparence ne viennent jamais sans être accompagnées des
profondeurs à la fois magiques et hostiles: limpidités obscures. Ce
sont elles dans lesquelles nous fait plonger le miroir à double face,
elles, à travers lesquelles s'opère la fuite vaine du regard: «La face
trouble, d'une matière apparemment plus grossière, aux reflets
glauques, mobiles, déconcertants [...] lui proposait le spectacle
énigmatique d'une ombre mouvante cherchant comme un point
d'appui, comme un lieu et un temps de repos 17.» La limpidité de la
transparence n'a pas ici le pouvoir dominant, elle est en balance, et
se partage l'espace réfléchissant avec l'ombre mouvante. Et c'est
la même ombre d'un miroir à l'autre qui se révèle, du Roman de
Mélusine à Blesse, ronce noire au Miroir de Léda, et c'est jusqu'à
la chaste Rose de Lima, «elle qui, dans sa maison, ne se regardait
jamais dans le miroir, se voyait à présent, hors d'elle-même, à côté
d'elle-même, comme son ombre évasée dans le corps magnifique
d'une esclave noire jaillie de son continent de ténèbres et jetée sur
le chemin qui montait 18». Même absent, le miroir n'est jamais loin
et dresse au-devant du corps sa présence enténébrante: il fait
entrevoir qu'en toute figure est une figure de nuit. En d'autres termes,
si, habituellement, le miroir fixe en la réfléchissant la lumière et
l'image des choses, le miroir combettien fait basculer à tout
moment le corps en mouvement du côté de l'obscurité.
Le miroir apparaît dès lors comme le lieu de l'ombre où ce
qui se reflète rend compte d'une ambiguïté dangereuse: «Le miroir
était en quelque sorte un objet dangereux [...] [il] regardait
toujours, d'une certaine façon du côté du mal, du diable et de la
mort19.» Ambiguïté dans la possibilité qu'ont les deux faces de se
permuter l'une à l'autre, faisant du même coup permuter le corps
en deux «fragments hétérogènes 20», et par-là même ne révélant
«pas l'unité de l'Un, mais une plus étrange unité qui ne se dit que
du multiple 21». Que triomphe en lui l'épaisseur, la tendance à
l'obscurité dangereuse et le miroir perd aussitôt toute puissance
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17.
18.
19.
20.
21.
Ibid., p. 106.
Claude Louis-Combet, L'Âge de Rose, Paris, José Corti, 1997, p. 137.
Claude Louis-Combet, Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 105.
Claude Louis-Combet, Miroirs du texte, op. cit., p. 57.
Gilles Deleuze, Mille Plateaux, op. cit., p. 196.
MÉLUSINE DANS L'ŒUVRE DE CLAUDE LOUIS-COMBET
clarifiante pour devenir un puits, un gouffre attirant le regard vers
l'ombre, opérant la métamorphose du clair en l'obscur. Le cycle
du Roman de Mélusine nous permet de suivre cette métamorphose
démoniaque. On y voit le miroir, animé d'une vie qui lui est
propre, passer de surface réfléchissante à l'état de surface agitée par
de «sombres reflets qui se déplaçaient à l'intérieur du verre22»,
pour devenir «un puits changé en gouffre errant dans l'espace vide
à la recherche de ses assises et de ses limites... 23». Le «puits
changé en gouffre», s'il rappelle celui où s'était penché Narcisse,
semble se troubler de profondeurs obscures et prendre la noirceur d'un
autre «piège de cristal».
S'installe alors le cauchemar d'une attirance et d'une
obscurité progressive: il n'y a qu'un à travers possible. Le regard doit en
effet passer à travers l'expérience de la surface réfléchissante du
miroir qui apparaît comme le lieu de convergence de tous les
regards. C'est en effet par le miroir que s'opère la rencontre de
Raymondin et de Mélusine: «C'était un miroir à double face [...]
Elle s'en était servie, à la fontaine de Soif, le jour où Raymondin
l'avait rencontré et tout porte à croire que cet objet avait joué un
rôle important dans le moment de la séduction première — car le
regard et le sourire de Mélusine, elle se les était donnés d'abord à
elle-même dans le miroir, et ils n'étaient entrés dans le cœur de
l'homme et ne l'avaient ouvert au vertige que pour avoir été
redoublés, pour ainsi dire, par la complicité de sa femme avec sa
propre beauté24.» On saisit immédiatement la conséquence de ce
redoublement en ce qui concerne le statut du regard. Alors que
celui-ci se porte au-devant de ce qui lui est proposé, il est, dès
cette scène, redoublé par la surface du miroir. C'est ce
redoublement qui s'installe au point de rencontre des regards qui rend
compte d'une autre profondeur: le miroir semble détourner la
réciprocité de l'échange en un redoublement qui s'établit par
l'intermédiaire du miroir. Il n'y a donc pas une totale réciprocité du voir
car s'interpose entre les deux regards autre chose: la surface du
miroir, qui fait précisément que le regard échappe à toute
pos ibilité d'appréhension directe pour être redoublé, dédoublé, et peut-être
détourné vers une sorte de terra incognita.
Une autre scène répond comme en écho à cette scène de
rencontre: c'est encore au travers du miroir que Raymondin découvre
22.• Claude
23
24.
lbld- Louis-Combet, Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 105.
106. Je souligne.
o^
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le corps monstrueux de sa femme. Le regard inquisiteur rencontre en
effet la surface fixe du miroir: «Ce qu'il vit d'abord, comme au
premier jour de la fontaine de Soif, ce fut le splendide visage de
Mélusine et la main qui tenait le miroir. [. . .] Le regard de Raymondin
s'arrêta un instant sur le profil bien-aimé, chercha dans le miroir le
reflet d'un sourire^.» Le miroir maintient comme une distance
radicale avec le regard de Mélusine qu'il redouble et permet que ne
s'établisse pas le face à face. De fait, le miroir, ici, interdit la réciprocité
des échanges. Pouvoir de redoublement du miroir qui opère le vacillement des points de repères: le visage s'efface au profit du reflet d'un
sourire, non pas le visage, mais le sourire du visage en son reflet, le
sourire sans visage comme le sourire sans chat. Le regard du
spectateur passe d'abord par le doublet instrumental qu'est le miroir qui
affiche ainsi la rupture avec le vis-à-vis attendu. Nul doute que cette
rupture ne soit due à l'ampleur du reflet — vice du miroir dans et à
travers lequel le regard est comme irrésistiblement entraîné. C'est
dans et à travers le miroir que l'homme s'abandonne et glisse comme
de l'autre côté: «C'est à force de glisser qu'on passe de l'autre côté,
en faisant comme le gaucher et en inversant l'endroit26.» Glissement:
c'est au détour du miroir qu'apparaît la monstruosité.
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Or, le fait est que ce qui se redouble dans la scène au miroir
entre Mélusine et Raymondin ça n'est pas le regard, mais «le
reflet d'un sourire.» Dès lors, plutôt que de parler du regard, ne
faudrait-il pas plutôt parler de la bouche? Il ne s'agirait alors pas
d'un redoublement du face à face, mais du redoublement d'un
bouche à bouche. Redoublement du regard, la surface du miroir lui
fait subir comme un revers, le fait entrer comme en résonance ou
en écho avec l'envers ténébreux du monde visible.
Dès lors si le regard est redoublé dans la surface du miroir, la
bouche elle-même se dédouble. De fait, s'il est dit plus haut que le
regard de Raymondin «s'enracinait dans les entrailles profondes,
génératrices du désir27», c'est bien l'autre bouche, celle aux lèvres
noires, l'autre creux d'ombre, celui des entrailles, cette ouverture
autre, profonde, redoublée, qu'il va découvrir. Du reflet d'un sourire
au lieu où l'ombre commence, le mouvement même à l'origine du
redoublement, selon un croisement de chance et de fatalité, laisse
survenir ce qui a figure d'irrévocable: «Plus bas, toujours plus bas,
là où se creuse la poitrine de la femme, là où son ventre rebondit,
25. Ibid., p. 137. Je souligne.
26. G. Deleuze, Critique et clinique, Minuit, Paris, 1993, p. 34.
27. Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 125.
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plus bas, toujours plus bas, là où l'ombre commence [...] ce qu'il
vit, c'était Mélusine et ce n'était plus Mélusine, mais la queue
gigantesque d'un serpent battant l'écume d'une piscine. L'œil de
Raymondin, collé contre la fente de la porte, se remplit, d'un coup,
de surprise et d'horreur au spectacle de ce qui, jamais, n'aurait dû
être vu, de ce qui n'aurait jamais pu être imaginé: la femme à la
fois dans la perfection de sa beauté et dans l'évidence de sa
monstruosité. Car le corps de Mélusine s'engageait à partir des hanches
dans le corps du reptile. Et là où l'amant quêtait la douce toison de
l'amante, scintillaient les écailles de la bête28.» Cet œil qui se
glisse à travers la surface du miroir, c'est le même que celui qui se
colle «contre la fente de la porte» et qui découvre les entrailles
profondes et ténébreuses de la fée Mélusine. Dès lors, le miroir est
un miroir qui ne s'occupe plus de surface: c'est en tant que
speculum qu'il passe la fente, explore et révèle les intérieurs. L'œil s'est
armé de sa lunette d'exploration et part à la découverte de ce qui
s'ouvre dans la béance: ce n'est pas tant le corps monstrueux de
Mélusine, que «l'évidence de sa monstruosité». Miroir, lieu
d'émergences, laissant venir à la surface des figures qui montent
inexorablement des profondeurs obscures.
C'est que du miroir au speculum, il n'y a qu'un regard et il
n'est peut-être question que d'avoir le coup d'œil. Ce que semble
entendre Bernard Noël qui écrit sans ambages une scène similaire:
«J'allais renoncer quand mon regard rencontra, juste à sa hauteur,
la serrure. Cette serrure palpitait, c'était une vulve entrouverte
avec un trou si ironique qu'il fallait qu'un œil l'habitât. Fasciné,
j'approchais mon visage. Les lèvres frémirent à mon souffle [...].
Sans doute allais-je lécher, mais malgré moi me semble-t-il, ce fut
un autre geste que, spontanément, j'accomplis: je collais mon œil
au trou. Il y avait là, au fond, un carrefour de corridors où
circulaient des ombres [...]. Ce spectacle me transportait, et j'en
oubliais les grandes lèvres qui maintenant s'étaient fixées autour
de mon orbite et commençaient à faire ventouse. [...] Quand la
succion devint plus vive, j'eus moins conscience d'elle que de la
métamorphose de mon regard: il devenait palpable, il prenait
forme, il se solidifiait. Matériellement, il unissait l'œil à sa vision, et
s'étant incarné à travers le trou, il était aimé par ce trou, dont les
lèvres immobilisaient mon visage contre son seuil29.» La serrure
28. /We/., p. 137.
29. Bernard Noël, Le Château de Cène, L'Imaginaire, Paris, Gallimard, 1990, p. 60.
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qui a les lèvres de la vulve, l'œil qui se colle au trou et au fond du
trou entrouvert, les ombres fascinantes, tout y est. Du speculum
oculi au speculum vaginal, le miroir de l'œil fait son office. Œil,
entendons-nous bien, non pas l'œil organique, mais «l'œil
fantasmatique, dont le fonctionnement est soumis au régime du désir30»,
c'est ce dernier qui signe l'apparition monstrueuse — fascination
de l'œil qui provoque l'incarnation monstrueuse dans sa dualité
formelle. En d'autres termes, c'est le regard fantasmatique du
voyeur qui est responsable de la queue de serpent et qui en est
l'inventeur: l'œil s'incarne et devient chargé d'objet — la
monstruosité saute aux yeux, dans ce qui s'affiche comme un dénie de
castration. S'éclaire alors, d'un jour nouveau, toute la complexité
du regard de celui qui regarde: le voyeur ne visualise pas le
phénomène en tant que tel: «Ce qu'il vit, c'était Mélusine et ce n'était
plus Mélusine [...] 31», ici, pour visualiser la chose, ce qui est et ce
qui n'est plus tout à la fois, l'œil doit la posséder, la figurer dans
sa monstruosité. En ce sens, on peut parler de productivité de
l'œil. Reproduite, redoublée, l'image se substitue à la réalité
manquante, à la lacune de l'interstice: «Le prétendu œil ne reproduit
pas à sa manière, il produit du côté des ombres et des
apparences32.» Clin d'œil et malice du voyeur qui fait œuvre de
création par intolérance du manque: c'est dans la chambre noire de
l'œil que s'inscrit ce qui se trame dans l'ombre.
Car ce qui apparaît dans la nuit profonde éclairée par la clarté
des reflets aquatiques, c'est bel et bien «l'autre face, la noire», la
face mystérieuse et ténébreuse que laissait présager la deuxième
face du miroir: la lune noire33, en somme. Cette image, c'est celle
d'un féminin qui s'évade de son cadre et qui apparaît en creux, «là
où l'ombre commence»: ouverture sur l'invisible ou sur ce qui ne
saurait se voir. Dans le creux, de la bouche au sexe. Le creux ou
ce qui se creuse, «comme la psychanalyse l'admet
fondamentalement, est avant tout l'organe féminin. Toute cavité est
sexuellement déterminée, et même le creux de l'oreille n'échappe pas à
cette règle de la représentation34». Certes, avant d'entrevoir
l'animalité monstrueuse de Mélusine, Raymondin, s'était déjà aupara-
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30. Max Milner, On est prié de fermer les yeux, Paris, Gallimard, 1991, p. 252. Je souligne.
31. Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 137.
32. Max Milner, On est prié de fermer les yeux, op. cit., p. 257.
33. À ce propos, Gilbert Durand rappelle que l'on attribue à la lune, lieu de la mort et signe du temps, «et
spécialement à la lune noire, une puissance maléfique », in Les Structures anthropologiques de l 'imaginaire,
°P- cit-< P- ! 1234. Ibid., p. 275.
MÉLUSINE DANS L'ŒUVRE DE CLAUDE LOUIS-COMBET
vant confronté à un autre creux, celui du souterrain, «boyaux
humide et noir, gorgé de puissantes odeurs minérales et
germinales 35», annonçant ainsi la découverte de ce qui allait
apparaître dans l'ombre: la sexualité mystérieuse de Mélusine «et ses
liens avec les puissances d'en bas36». Car c'est là, à travers la
fente, dans l'en bas du ventre, que se révèle la monstruosité du sexe
de la femme- serpent, monstruosité n'étant pas sans rapport avec ce
que recelait l'autre face du miroir: à vouloir saisir dans «cette
forme mal définie l'image de sa propre obscurité» c'est «le dedans
d'une bouche ouverte, criant pitié, criant famine37» qui apparaît.
De la «vulve entrouverte» à la bouche ouverte, c'est une question
d'ouverture qu'il s'agit, ou plutôt, de ce qui se laisse entre- voir. Le
«milieu de la nuit38» apparaît alors comme le moment le plus
adéquat, c'est mi-nuit, c'est l'entre-nuit où ce qui va être vu doit être
entrevu. Ce qui doit se passer alors, doit se passer entre, dans
l'écart de l'antre nocturne.
Surgissement d'un au-delà du miroir, speculum oris.
Dessous sinistre de la bouche d'ombre. C'est bien du ventre
que vient la monstruosité de la femme chez Claude Louis-Combet,
d'où s'échappe, comme par inadvertance, «quelque chose de noir
[...], quelque chose de violet, de violent et de puant, comme une
lamproie crevée, et longue et gluante, un congre, une anguille
géante, qui n'en fini[t] pas de s'allonger et de se développer»,
quand ce n'est pas quelque chose qui sort de là «comme d'un
déversoir, une quantité incroyable de gros vers noirs et poilus [...]
portant avec eux la puanteur et l'infection39». Tout un spectacle. La
monstruosité des enfants de Mélusine n'est, à ce propos, pas sans
rapport avec les forces obscures que recèle cette autre bouche
qu'est le bas du ventre. Ils sont pour ainsi dire témoignage vivant
de la puissance ténébreuse de leur mère ^ et présentent tous une
malformation: l'un a «un œil rouge et un œil pers, le visage tout en
largeur encadré d'oreilles si longues qu'elles lui tombaient sur les
épaules», l'autre un «visage dissymétrique, avec un œil placé sur
la pommette et l'autre ouvert à la racine des cheveux41». Et ainsi de
35. Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 135.
36. Max Milner, On est prié de fermer les yeux, op. cit., p. 86.
37. Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 106.
38. Ibid.,]?. 131.
39. Claude Louis-Combet, Figures de nuits, Paris, Flammarion, 1 988, p. 1 34.
40. Il faut noter ici que la mère de Mélusine avait interdit à son mari de la voir accoucher. L'interdit du
regard sur la femme en couche semble être lié au secret de la sexualité féminine, ou du moins, laisse entendre que ce qui se donne à voir a des liens obscurs avec le monde d'en bas.
41. Le Romande Mélusine, op. cit., p. 112-113.
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suite. De celui qui a «sur la joue une petite patte de lion» à celui-là
«énorme, difforme, les bras et le dos couverts de poils noirs42» et
qui sera appelé Horrible, c'est le sang corrompu de la mère qui a
été légué à chacun des enfants. Ce qui se transmet, c'est l'obscurité
ténébreuse du ventre qui en est l'origine: «Monstruosité dont elle
savait que son ventre était plein et qui bouillonnait, parfois, quand
elle le tenait entre ses mains, comme le contenu d'un chaudron de
sorcières43.» La monstruosité s'inscrit sous le signe de la mère et
elle est maternelle parce qu'elle appartient au principe de l'Ombre.
Monstruosité de mère en fils, mais aussi de mère en mère. On
ne peut dès lors s'empêcher de penser que c'est la monstruosité de
sa mère qui lie Mélusine elle-même aux puissances de l'Ombre:
«L'emblématique figure qu'elle avait lue plus d'une fois, dans
l'envers de sa propre face: celle d'Echidna, la Vipère à visage de
femme, mère de toute mère, porteuse en son sein de grands monstres
de la fable, Cerbère, l'Hydre de l'Herne, la Chimère, le Sphinx, le
lion de Némée44.» Si faute de Mélusine il y a, ce serait «d'avoir par
solidarité mal inspirée envers sa mère, choisi le parti de la race
maternelle, avec la monstruosité latente qui s'y attache45». La
malédiction maternelle est de renfermer en elle et de transmettre cette
monstruosité latente qui la lie aux forces chtoniennes.
Le rapport de symétrie qui unit Mélusine à sa mère apparaît
mieux encore si l'on superpose les deux figures. De la mère,
«Vipère à visage de femme», à la fille à la queue de serpent, c'est
le corps coupé en deux qui apparaît. Que l'exhibition du sexe de
Mélusine offre au regard de Raymondin la vision d'une image
phallique à l'endroit où il s'attendait à rencontrer du vide, que de
la mère à la fille l'indice sexuel soit celui d'une ambivalence qui
brouille les frontières entre le masculin et le féminin, ce qui se lit
dans la fragmentation opérante du miroir, c'est le corps dédoublé,
comme coupé en deux. À l'espace d'en haut, «le splendide
visage», à l'espace d'en bas, «surprise» et «horreur». Dans le
reflet, alors, c'est bel et bien la sphinge qui apparaît: une tête, un
tronc, des seins sur quelque chose de monstrueux. Coupure du
corps diffracté, hybride, jusque dans le nom même de la fée:
«Mère Lusine, mala Lucina46.» C'est dire que jusque dans le nom
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44.
45.
46.
Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 118.
Ibid., p. 118.
Ibid., p. 109.
Max Milner, On est prié de fermer les yeux, op. cit., p. 92.
Titre du chapitre six du Roman de Mélusine de Claude Louis-Combet.
MÉLUSINE DANS L'ŒUVRE DE CLAUDE LOUIS-COMBET
de mère, c'est aussi mala qu'il faut entendre, la mala mater. Un
mal qui se transmet de mère en fille et de mère en fils: c'est par la
mère que se transmet la dégénérescence. Le physique des fils de
Mélusine en est le direct témoignage: leur corps est lui aussi coupé
en deux, l'un ayant «un œil rouge et un œil pers 47», l'autre
«l'oreille gauche minuscule et l'oreille droite large et découpée
comme une feuille de platane48».
De même le speculum à la surface miroitante, de même les
marais succèdent à l'eau pure. La surface de l'eau est troublée. Le
monstrueux est ce qui ride le flot, le trouble d'une agitation sans
motif. Ce qui se devine, c'est l'horreur d'un corps: les dessous
sinistres de l'opacité latente apparaissent à travers la fente. Des
morceaux d'ombre, le corps en morceaux — le monstre est une
réalité parcellaire reflétée par un miroir qui diffracte le corps et en
fait apparaître les profondeurs abyssales. Un miroir ou un
speculum, juste un instrument dans l'espoir de découvrir «la bête
inconnue» tapie dans les profondeurs.
Et ce qui jaillit des profondeurs des puits et des gouffres, c'est
une forme très étrange: «Un serpent, selon les uns, à la longue queue
burelée d'azur et d'argent, un oiseau selon les autres, aux ailes
transparentes et chatoyantes comme un arc-en-ciel, une femme-oiseau à la
chevelure noire, un femme-serpent aux reins cambrés, aux seins
gonflés49.» Surgie de l'eau croupie, Mélusine est à la fois un et une,
poisson et serpent, Pater et Materia. Exhibition des profondeurs : ce
qui sourd de l'eau sombre c'est une forme inquiétante et précise,
l'image phallique d'un sexe qui dévoile la virilité de cette femme
ultra-féminine: «Derrière ce nom de Mélusine se profile une splendide image de celle qu'on nomme la Femme au pénis: Raymondin fut
bien marri (et moins mari) d'une indiscrétion qui lui fit épier au bain
la queue serpentine de sa magique épouse malgré l'interdiction de
l'approcher les samedis. Nous sommes tous (et toutes) pareillement
menacés et affectés par l'affrontement du secret féminin où se scelle
la division des sexes — sur le fond de leur indécision. C'est-à-dire,
pour être clair, dans le cadre d'une non-différenciation qui attribue un
membre visible à tous les êtres50.» Détail de taille!: le motif de la
Queue de Serpent a fait son entrée, la fée Mélusine tient le rôle, elle
est la Femme au Fouet, la Mère Phallique.
47.
48.
49.
50.
Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 110.
Ibid., p. 111.
Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 225.
Jean Bellemin-Noël, Diaboliques au divan, Toulouse, Éditions Ombres, 1991, p. 76.
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L'ÉPREUVE, LA POSTURE
Le corps qui se reflétait dans le miroir à deux faces s'est
doublé, dédoublé, et transformé et défie désormais la capacité de
nomination. La surface irrégulière et sombre du miroir l'a emporté
sur la surface limpide et transparente de l'eau de la fontaine des
débuts. «De reflet d'eau en reflet de vase51», Mélusine est
maintenant banshee, femme-serpente ou «la plus fameuse des
vouivres 52», envasée dans un corps qui appartient autant à
l'humain qu'à l'animal, au masculin qu'au féminin, comme en
partage de l'inqualifiable: «Elle est la banshee qui précède la mort, la
Dame blanche qui hante les ruines, les demeures abandonnées, les
cimetières. On ne la voit pas ailleurs que dans un monde en deuil
ou sur le déclin. On ne l'imagine pas autrement qu'en serpente
ailée, tout à la fois aquatique, aérienne et tellurique, exhibant sans
plaisir et sans espoir ce qu'il lui reste de son corps de femme. On
la représente dans les souterrains, au fond des citernes, dans les
puits, dans les gouffres, toujours dans l'ombre, dans le marasme
des eaux stagnantes, en des espaces inhumains, sur des terres
infertiles 53. » De fond en comble, le marasme des eaux stagnantes
est un miroir comme une «immense pataugeoire de l'âme
pécheresse, déracinée, exorbitée, énucléée, défaite et balayée54».
Les corps combettiens semblent attirés vers les profondeurs
marécageuses en un mouvement qui donne l'impression tout aussi
bien de la chute, une chute «que rien n'arrêterait, comme un rêve
d'effondrement qui serait l'effondrement même de la réalité55», que
d'une inerte et sombre plénitude. Aussi les corps pris par la
fascination de la lourdeur tenace du marais semblent-ils rechercher leur
point de chute dans le vouloir d'une inertie docile à son enlisement:
«Mélusine, semblait-il, affectionnait les points d'eau — là surtout
où les eaux
sont profondes, silencieuses et noires,
da
ns des lieux mélancoliques et sous des ciels brouillés. [...] Elle
fuyait — vers d'autres sources, vers d'autres puits, vers des eaux
toujours plus dangereuses56.» Le corps combettien loin de se voir
égaré «sous des ciels brouillés» par un enchaînement au profond,
au silencieux et au noir des «eaux toujours plus dangereuses»,
comme à un lien formé à son insu qu'il subirait sans le
comprendre, le corps, donc, va et s'enfonce là où «les frontières [sont] abor\r\
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56.
Claude Louis-Combet, De la terre comme du temps, op. cit., p. 16.
Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 230.
Ibid., p. 238.
Claude Louis-Combet, De la terre comme du temps, «Transphallie», op. cit., p. 23.
Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 117.
Ibid., p. 230.
MÉLUSINE DANS L'ŒUVRE DE CLAUDE LOUIS-COMBET
lies et [où] la vitalité profonde de l'informe circul[e] pleinement à
travers la forme pour lors libérée de sa rigueur et de sa rigidité en
même temps que de son identité57». L'eau souillée du marécage
apparaît ainsi comme l'espace propre des corps leur offrant la
sécurité d'un lieu à l'impossible démarquage. Espace clos, encaissé, lieu
obscur où se résorbe la lumière: la combe pour seul refuge — et la
langue, seule «dépositaire de son identité58», est cet espace, cette
caverne, cette combe chargée de ténèbres viscérales, «sans
interstices, tout entière enveloppée d'elle-même et close, hermétiquement,
aux incidences du jour59», dans laquelle se réfugie l'écrivain.
De la source à la citerne, de la mare à grenouilles au bourbier,
de l'eau à la vase stagnante, dans l'écume et la brume, les corps se
brouillent et s'enfoncent dans l'organique, l'épais, l'obscur, le
profond. À chaque lieu qu'investit Mélusine, l'eau sombre est dans le
creux qui l'accueille: «Parmi les ruines du château de Vangrenans
[...] elle hantait la citerne. À la source de la Loue, à la source de la
Lemme, on l'avait vu voler d'un rocher à l'autre dans l'écume et la
brume. Elle avait fait de la source d'Adier un de ses lieux de
prédilection [...] elle déployait ses ailes et allait s'abattre sur les bords
des antiques bassins creusés, jadis, pour servir de miroirs aux dieux.
Elle déposait l'escarboucle qui ornait son front et se laissait ensuite
glisser dans l'eau couleur de mousse60.» Si l'image de l'eau domine
la poétique de Claude Louis-Combet, c'est qu'elle est substance,
qu'elle est aussi bien le réceptacle des ombres que la matière qui les
produit: c'est un rêve de substance qui «produit l'ombre comme la
sèche produit l'encre61». Seule l'eau du marais pouvait apporter à la
rêverie mélancolique combettienne sa puissance obscure, immobile
et ténébreuse car elle seule a ce pouvoir d'éveiller «à la putritude le
destin des formes et pose l'envasement comme loi de réalisation
spirituelle62». Ce qui se montre dans le discours, et monte à la surface
des mots, sans agitation de la superficie apparente du texte, sauf un
léger trouble, c'est le monstre qui affleure et crève le texte
marécageux, comme une bulle la surface de l'eau sombre. De «miroirs aux
dieux» à «l'eau couleur de mousse», l'eau du marais n'est plus cette
eau limpide et claire dans laquelle Mélusine pouvait se mirer et se
57. Claude Louis-Combet, De la terre comme du temps, «Transphallie», op. cit., p. 52-53.
58. L'expression est de Philippe Bonnefis qui écrit par ailleurs: «On appellera signataire celui-là seul qui
sut faire travailler à l'écriture de son nom toutes manières de protocoles [...] une œuvre [...] n'aspire qu'à
reposer en son nom.», L'Excentrique du texte, in Les Sujets de l'écriture, PUL, p. 28.
59. Claude Louis-Combet, Ecrire de langue morte, Rennes, Ubacs, 1986, p. 1 1
60. Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 230.
61. G. Bachelard, L'eau et les rêves, Paris, Corti, 1942, rééd. Le livre de poche, 1993, p. 67.
62. Claude Louis-Combet, De la Terre comme du Temps, « Transphallie », op. cit. , p. 1 5 .
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laisser aller à la contemplation du monde, c'est une eau obscure,
immobile, une substance qui porte la marque de la monstruosité. La
baigneuse qui, «en agitant les eaux, brise sa propre image63», est une
femme qui au sortir de l'eau se matérialise à chaque fois en monstre
aquatique et volant, laissant voir «sa longue queue burelée d'azur et
d'argent» — émergeant ainsi de l'onde comme de l'animalité. Au
plus proche de sa valeur étymologique, le monstre devient pure
monstration, il montre à l'œil qui effleure la surface du texte le
dessous sinistre de la surface et avertit (monere) que le vrai monstre
n'est pas celui que l'on croit, celui qui parade à la surface du texte,
mais l'être secret enfoui au plus profond de la matière.
Ainsi, chez Claude Louis-Combet, l'eau lourde du marais,
«plus profonde, plus ensommeillée que toutes les eaux dormantes,
que toutes les eaux mortes, que toutes les eaux profondes que l'on
trouve dans la nature», est aussi comme le fait très justement
remarquer G. Bachelard à propos d'Edgar Poe, «un superlatif, une sorte
de substance, une substance mèreM». De l'eau comme de la
substance mère. En s'enfonçant toujours plus loin dans l'eau saturée de
ténèbres, ce n'est pas seulement le creux qui la déroberait aux
regards que recherche la Fée, mais c'est bel et bien la confrontation
à une substance qui appelle les souvenirs de la naissance:
«Mélusine, occupée à son miroir et découvrant, sur l'autre face, non
plus seulement le terrifiant visage d' Echidna à la langue de vipère,
mais le corps tout entier de la mère de tous les monstres, mêlé à ses
propres membres et roulé dans ses vêtements65.» Ce qu'il faut voir
dès lors en Mélusine, c'est aussi l'image de la Mère Lousine,
habitante des eaux, la mère de tous les êtres «engendrés par la brume
ténébreuse» et dans cette eau, «materia cruda, confusa, grossa, crassa, densa66», c'est «une ombre de mère à queue de serpent, une
ombre d'ogresse67» qui apparaît et lui rappelle son origine et sa fin.
De Mélusine à la Mère Lousine, à vrai dire, c'est comme un
écho. Le lecteur est prévenu, c'est la réduplication du nom à
l'infini qui s'annonce: «Mélusine, Mélousine, Méleusine, Mellusigne,
Mélorcine, Malourcine, Merlésine, Méreusine, Merlusine, Marluzenne... 68» L'écho, répercuté, s'est amplifié: Mère Lousine,
Merlusine, Mellusigne... l'oreille à l'écoute, on entend Louis dans
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G. Bachelard, L'eau et les rêves, op. cit., p. 45.
Ibid., p. 58. Je souligne.
Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 156.
Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, p. 258.
Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 229.
Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 235.
MÉLUSINE DANS L'ŒUVRE DE CLAUDE LOUIS-COMBET
Lousine, comme en inversion, et se demandant si on doit en croire
nos oreilles, on se saisit de la clef qu'il nous tend avec tant
d'insistance: Louis signe! Signature du nom qui reluit dans les
replis de l'écriture. Le nom résonne de signes trébuchants, Louis,
Louise, Lousine, Lusine, qui s'inscrivent comme autant de
miroitements du nom-propre dans la combe maternelle.
En Mélusine, c'est aussi l'image du dragon qui se dessine.
Bête nocturne, banshee du tonnerre et de l'eau, monstre
antédiluvien à la fois palmipède et ailé, elle se retrouve dans le symbole
vampirique de l'affreuse Echidna, «mi-partie serpent, mi-partie
oiseau palmipède et femme [...] Echidna, mère de toutes les
horreurs monstrueuses: Chimère, Sphinx, Gorgone, Scylla, Cerbère,
Lion de Némée»: le dragon comme Monstres des eaux, ce «nœud
où convergent et s'emmêlent l'animalité vermidienne et
grouil ante, la voracité féroce, le vacarme des eaux et du tonnerre, comme
l'aspect gluant, écailleux et ténébreux de l'eau épaisse69». Eau,
facteur liquide, liquidation du même. C'est au fond des puits, dans
les ténèbres du cavum que s'entend le souffle du monstre. La
substance mère qu'évoquait Bachelard, c'est l'eau maternelle du
liquide amniotique, cette eau miroitante comme à la source du
reflet monstrueux, créatrice, génitrice des monstres.
Eau noire, altérité noire. Il ne s'agit pas d'une interrogation
sur la généalogie du mal chez Louis-Combet. L' altérité est vue,
ici, non pas dans le sens de la différence, mais, dans la
monstruosité de V alter ego: parce que c'est du même qu'il s'agit, celui qui
est troublé, hors de soi et tout à la fois au-dedans. L'imagination
construit la Sphinge-dragon à représenter l'épouvantable, à être
elle-même cette «source imaginaire de toutes les terreurs des
ténèbres et des eaux70». Ainsi, si pour Bachelard «une seule tache
noire, intimement complexe, dès qu'elle est rêvée dans ces
profondeurs, suffit à nous mettre en situation de ténèbres71», pour
Louis-Combet, c'est ici Mélusine qui est cette tache noire, comme
une ombre «ramassée tout entière dans son animalité conjointe à
sa féminité, la descendante des mères ophidiennes et des femmesoiseaux qui peuplèrent la nuit des temps — Ora, Echidna, Lilith —
la fée Mélusine appartient désormais entièrement aux âmes
nocturnes, pour le bonheur et le malheur de ceux qui les aiment72».
69.
70.
71.
72.
Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p. 106.
Ibid., p. 106.
G. Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté. Pari, Cortis, 1948, p. 76.
Le Roman de Mélusine, op. cit., p. 240.
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