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1 Conversation entre Liliane Kandel, Pierre Bras et Michel Kail à propos de Simone de Beauvoir et la psychanalyse Pierre Bras et Michel Kail ont publié dans la revue L’Homme et la société (n°179-180, 2011/1-2) les actes du colloque sur Simone de Beauvoir et la Psychanalyse qui s’était tenu en mars 2010 sous la direction de Danièle Brun et Julia Kristeva. Liliane Kandel les interroge sur ce volume. Le colloque suivait trois voies principales : celle du lien entre sexualité féminine et émancipation, celle de la concurrence entre la psychanalyse et les analyses de Beauvoir, ainsi que celle de la création littéraire propre à Beauvoir. Pierre Bras : Juriste et poéticien, membre du comité de rédaction de L’Homme et la Société. Michel Kail : Philosophe, co-directeur de L’Homme et la Société, auteur de Simone de Beauvoir philosophe (PUF, 2006). Liliane Kandel : Sociologue, membre du comité de rédaction des Temps modernes, membre du jury du prix « Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes ». LK : Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de prendre deux monuments, Simone de Beauvoir et la Psychanalyse, pour en faire un colloque… qui ne soit pas monumental ? PB : Nous sommes partis d’un paradoxe apparent : Simone de Beauvoir s’est toujours opposée clairement à une bonne partie des théories de Freud, mais en même temps elle a fait preuve d’un intérêt constant pour la psychanalyse. Dans sa jeunesse, lorsqu’elle était professeure de lycée, elle enseignait les théories freudiennes, et à la fin de sa vie, Beauvoir a dit à plusieurs témoins, notamment à Alice Schwarzer, qu’elle aurait aimé, si elle avait eu encore le temps, refonder la psychanalyse, mais d’un point de vue féministe. Entre-temps, en 1954, elle fait paraître Les Mandarins, dont le personnage principal féminin est une psychanalyste. Et évidemment, on n’oubliera pas Le Deuxième Sexe, essai dans lequel la psychanalyse a une place fondamentale : Beauvoir y consacre un chapitre entier. Selon Juliet Mitchell, qui en a fait la remarque dans Psychanalyse et féminisme, c'est justement dans ce chapitre sur la psychanalyse que Beauvoir précise l’objet de son livre : penser les femmes dans un monde de valeurs en donnant à leurs conduites une dimension de liberté. Elisabeth Roudinesco, quant à elle, montre que Simone de Beauvoir a été la première en France à lier sexualité féminine et émancipation des femmes. C’est Beauvoir qui, dix ans avant les psychanalystes français, avant Lacan, introduit en France le débat psychanalytique sur la sexualité féminine. LK : Simone de Beauvoir avait lu la première les débats des années 1920 sur la sexualité féminine à l’intérieur du milieu psychanalytique, que les féministes ont découvert des années après et les psychanalystes français encore plus tard (cf. l’article très complet « différence des sexes » dans le Dictionnaire de la Psychanalyse de Plon et Roudinesco). PB : Elle a introduit en France le débat que l’Angleterre avait connu plus tôt avec Ernest Jones. Elle rejoint certaines des conclusions déjà formulées par les Anglais, mais chez elle, reconnaître l’existence de la sexualité féminine, ne signifie pas verser dans le naturalisme en considérant que les femmes seront réduites à cette sexualité. MK : Pour ma part, je défends l’idée que nous sommes en présence de deux théories très concurrentes : la psychanalyse et l’existentialisme, et que Beauvoir, du même coup, ne pouvait 2 pas ne pas s’intéresser à la psychanalyse. La Femme frigide, de Stekel, a été lu à la fois par Beauvoir et Sartre, qui le cite dans L’Etre et le néant. Beauvoir a très tôt une certaine familiarité avec la psychanalyse, sûrement plus tôt que beaucoup de gens. C’est sans doute sa curiosité toujours en vigilance qui explique cela. PB : C’est sa génération aussi. MK : Oui, mais elle est soucieuse, toujours, de s’informer très vite ; d’ailleurs dans Le Deuxième Sexe, elle intègre des quantités de lectures. LK : Une vraie souris de bibliothèque ! MK : En effet ! Elle intègre une littérature fabuleuse en très peu de temps. C’est assez incroyable ! LK : En plus de ses voyages transatlantiques… MK : Il reste que, selon moi, la concurrence, c’est décisif. LK : Vous dites dans votre introduction quelque chose qui me paraît très important, sur le passage d’une vision de la cause, ou de l’attribution à une vision du projet. Et c’est sans doute là aussi une raison importante des réserves de Beauvoir. PB : Le passage du chapitre sur la psychanalyse où Simone de Beauvoir pratique le renversement entre cause – sur quoi la psychanalyse se concentre – et projet – qui intéresse l’existentialisme – est fondamental, et j’ai été étonné que les contributeurs psychanalystes ne s’y arrêtent pas. C’est pour cela que l’on a tenu à parler de ce passage du Deuxième Sexe dans l’introduction du volume. MK : En effet, c’est très significatif : la psychanalyse s’intéresse au passé, y compris à un passé mythique, intérêt qui fait référence – autre pierre d’achoppement – à l’ordre symbolique, c’està-dire que porter cet intérêt au passé, et de cette façon, c’est s’inscrire dans une espèce d’éternité parce que ce passé, qu’est-ce qu’il est ? Il est entièrement commandé par l’ordre symbolique. Donc, ce n’est pas étonnant que la psychanalyse aille presque jusqu’à un passé originel. LK : Elle n’est pas aussi déterministe que ça, au moins dans sa pratique. MK : En même temps, la psychanalyse ouvre un espace de liberté extraordinaire dans la pratique. C’est-à-dire que tout à coup, l’analysant se retrouve dans un lieu où il a une parole absolument libre. Ce sont des lieux assez rares, quand même ! LK : Cette liberté est tout de même limitée, au moins par le transfert. MK : Bien sûr ! Quand je dis absolument libre, c’est dans le cours de son exercice. Les libres associations devant permettre de manifester le « déterminisme psychique ». Malgré tout, c’est un espace de liberté, quoi qu’il en soit d’un principe très déterministe dans la psychanalyse du fait du poids du passé. Le deuxième point, outre ce renversement entre cause et projet, c’est que Sartre et Beauvoir – c’est mon analyse – déplacent totalement la question de la subjectivité. LK : Tout à fait ! MK : En revanche, je suis persuadé que la notion d’inconscient, telle que Freud la développe est solidaire d’une conception classique du sujet. Car l’inconscient, c’est ce qui vient contourner le sujet et ainsi le déterminer. Et pour cela il faut qu’il soit constitué comme le constitue la philosophie classique. A cet égard, je pense que le marxisme, dans sa forme la plus répandue, fonctionne exactement de la même façon et c’est pour cela que l’on peut, du point de vue existentialiste, s’en prendre aussi à l’idée de déterminisme social. La concurrence entre 3 psychanalyse et existentialisme se manifeste dans le fait suivant : des tas de faits que révèle la psychanalyse intéressent au plus haut point Beauvoir, mais qu’en fait-elle ? Elle les réintègre dans sa propre problématique. Elle ne se considère jamais obligée de se soumettre à la problématique freudienne. PB : C’est ce qu’elle fait avec tous les grands auteurs, sans rejeter pour autant leur pensée. C’est ce qu’elle fait avec Hegel, Engels, avec Marx. Elle reprend leurs théories, mais elle ne les reprend jamais telles quelles en les assortissant d’une critique qui se voudrait équilibrée, comme on le fait à l’université quand on écrit un livre qui hésite entre recherche et pédagogie ; elle reprend tout, mais jusqu’à un certain point, et elle élabore sa philosophie justement en puisant chez ces auteurs et en contestant immédiatement les angles morts : elle crée du neuf à partir de ces auteurs qui ont des préoccupations voisines des siennes. L’un de ses leitmotive, c’est de dire que ces penseurs prennent certains faits pour accordés, sans en chercher l’explication. Il en est ainsi de l’importance du pénis, que Freud aurait, selon Beauvoir, tenue pour donnée, alors qu’elle est le résultat de la valorisation par la société des porteurs de pénis. Par ailleurs, pourrait-on opposer ce que vous avez dit sur le fait que la psychanalyse remonterait jusqu’aux origines mythiques et serait déterministe pour cette raison, à l’idée existentialiste qu’il y aurait une généralité qui concernerait tous les individus, mais qu’au niveau de chaque individu on reprendrait son destin en main ? C’est un peu ce que fait Simone de Beauvoir : une vie, c’est la reprise d’un destin par une liberté, écrit-elle dans la préface à La Bâtarde de Violette Leduc. Mais alors, on peut penser que la psychanalyse n’est pas si loin de cela si l’on écoute Elisabeth Roudinesco, qui rappelle que pour Freud notre destin, c’est l’anatomie, mais qu’on peut dépasser cette dernière : l’anatomie n’est pas un horizon indépassable. C’est pour cela que ces parallélismes et ces centres d’intérêt qui sont communs à la psychanalyse et à Simone de Beauvoir, je les vois aussi dans ces schémas-là. Elle nous décrit comme des êtres soumis à des tendances communes, mais qui, au niveau de chaque individu, se reprennent d’une façon différente, et dans un mouvement de liberté et d’émancipation. Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir voit les psychanalystes loin de cela ; selon elle, la psychanalyse refuse la notion de choix individuel. LK : Ce qu’elle a sous les yeux, c’est l’état de la psychanalyse en 1949, qui était en effet ultradogmatique. Les choses ont quand même beaucoup bougé depuis ! A ce propos, je remarque que vous n’avez fait parler que des psychanalystes de stricte obédience et pas, par exemple, les antipsychiatres qui sont plus proches pourtant – vous le dites dans l’introduction – de la pensée de Beauvoir. MK : Mais précisément, la réponse est dans la question. Dans le cas des antipsychiatres, il n’y a pas d’opposition, il y a une revendication de continuité entre Sartre et Beauvoir, d’une part, et l’antipsychiatrie, d’autre part, que ce soit d’ailleurs en Angleterre, avec Laing et Cooper (Raison et violence, avant-propos de J.-P. Sartre, Paris, Petite Bibliothèque Payot, traduction J.P. Cottereau, 1976 [1964, 1971]) ou en Italie, avec Basaglia (cf Les Temps Modernes, n°668, 2012/2, numéro édité par Raoul Kirchmayr). La question est évoquée dans notre introduction lorsque nous faisons référence au livre de Betty Cannon, Sartre et la psychanalyse (Paris, PUF, traduction Laurent Bury, 1993 [1991]). LK : Aucun lieu de rencontre avec la psychanalyse, alors ? MK : L’autre point, en fait, le fond de la concurrence entre psychanalyse et existentialisme, j’ai oublié de le dire tout à l’heure, c’est l’idée de signification. C’est-à-dire qu’en fait, Sartre et Beauvoir rendent hommage à Freud lorsque celui-ci dit en substance : « attention, ce qui semble être non-sens a une signification ». Freud reporte cette signification dans l’inconscient. Ils sont d’accord sur l’idée de signification, sauf que la notion de signification pour Freud et 4 cette même notion pour Sartre et Beauvoir, ce sont deux notions complètement différentes. Le sens, et ça renvoie à « cause/projet », est donné, dans la psychanalyse, il est là, je dirais ‘une fois pour toutes’, tandis qu’il est toujours projet chez Sartre et Beauvoir. Je crois que c’est sur ce point qu’il y a vraiment un affrontement. Ce qui se laisse deviner sur un thème qui semble les rapprocher, celui de la sexualité, parce que là aussi c’est la preuve d’une grande perspicacité de la part de Beauvoir – et aussi de Sartre, par ailleurs – d’avoir perçu l’importance de la sexualité. Quand on lit son étude sur Sade (Faut-il brûler Sade ? Paris, Gallimard, 2011 [1955, 1972]), on voit tout l’écart qui sépare la théorie de la sexualité, telle que Beauvoir la développe, et la théorie de la sexualité, telle qu’elle est développée par la psychanalyse. LK : C’est intéressant de regarder comment les choses se sont passées au MLF : le groupe qui s’est le plus revendiqué de la psychanalyse (« Psychanalyse et Politique ») est aussi celui qui a donné la vision la plus essentialiste du « féminin » (de la « féminitude », de la « maternitude », de la « géni(t)alité des femmes »). Les dissensions avec les féministes beauvoiriennes, dites révolutionnaires, étaient, forcément, inévitables. Mais ce n’est pas tant sur la théorie que les conflits se sont joués, c’est principalement sur la pratique. En réalité, la psychanalyse (ou ce que l’on présentait comme tel) a constitué un pôle de fixation de ce qui fut, peut-être, « l’exception féministe française ». Si l’on relit les écrits déjà anciens sur Psychépo, on découvre que l’instrumentalisation de l’inconscient et du transfert y a tenu une place exorbitante. Dans les AG des années 1980 il était courant d’entendre dire que ce groupe, c’était, toutes proportions gardées, « Staline + Lacan + Rockefeller ». Et je suis frappée par l’extraordinaire effet, tout à la fois de séduction et d’intimidation, produit par la combinaison intime de ces trois dimensions : le discours politique (ultra dogmatique), la psychanalyse (sauvage) et enfin l’opulence, inouïe, due à l’argent d’une héritière prise en analyse par Antoinette Fouque – laquelle cumulait les fonctions de leader politique, de chef d’entreprise des institutions commerciales du groupe, et de « psychanalyste » de ses militantes/employées. Le dispositif semble imparable, séduction et intimidation perdurent jusqu’à aujourd'hui : à une seule exception près (N. Ringart, « La naissance d’une secte », Libération, 1/6/1977 et http://www.prochoix.org/pdf/Prochoix.46.interieur.pdf.), même les femmes qui ont claqué la porte du groupe restent, en public du moins, silencieuses sur leur expérience.… Le MLF aura donc connu un des derniers avatars, et des plus pervers, de la longue et tumultueuse histoire des rapports entre psychanalyse et féminisme. Beauvoir avait été féroce à ce sujet, dans sa préface à Chroniques d’une imposture» (éd. Association du Mouvement pour les luttes féministes, 1981, Paris). Pour en revenir au débat de fond, il est certain qu’en effet Beauvoir discute pied à pied les théories psychanalytiques de la sexualité féminine. PB. Alors, la finesse de Simone de Beauvoir c’est de sortir du monisme sexuel, de montrer qu’il y avait une sexualité féminine, mais en même temps de ne pas dire que le sort des femmes est lié à une essence. 5 MK : Oui, justement, elle tient fermement sur les notions de liberté et de situation, et c’est ce qui lui permet d’échapper à la fois à l’essentialisme et d’être capable de faire la théorie de ce dont parle la psychanalyse. Dans le fond, elle a une conceptualisation bien plus efficace que celle de la psychanalyse pour rendre compte des phénomènes que la psychanalyse met en évidence. Mais cela dit, j’aurais une question à vous poser, Liliane, parce que ça m’a toujours paru étrange. Ce que vous disiez sur ce courant, que moi je n’appellerais pas féministe, mais qui s’est réclamé du féminisme… LK : En réalité, il conspuait le féminisme, « allié du patriarcat américain capitaliste, impérialiste, colonialiste » etc, et se réclamait du « MLF », ou du Mouvement de libération des femmes (déposé ensuite en marque commerciale…). Evidemment, à l’extérieur, les gens étaient éberlués, et s’obstinaient à les appeler « féministes ». MK : En effet. Sur cette question de la sexualité féminine, parce qu’elles sont proches de la psychanalyse et, en même temps, elles vont à l’inverse de la psychanalyse, puisque pour la psychanalyse, je simplifie : la sexualité féminine, c’est simplement le négatif de la sexualité masculine ; et elles, tout à coup, vont au contraire essentialiser une sexualité féminine, ce qui est antipsychanalytique à certains égards. Et cependant elles se réclament de la psychanalyse. LK : A vrai dire elles se veulent des espèces de fondamentalistes de la psychanalyse, elles veulent en décrire l’impensé, le « continent noir », exactement comme, à l’autre bout du spectre, quelqu’un comme Christine Delphy, avec L’Ennemi principal, décrit l’impensé de Marx : le mode de production domestique. Les unes et les autres – nous toutes en fait – voulions être meilleures marxistes que Marx, meilleures psychanalystes que Freud, meilleures sociologues que Bourdieu, etc. Finalement, nous étions pour la plupart très respectueuses des grands hommes, nous voulions peut-être simplement les « réparer », en faire quelque chose qui puisse servir pour la lutte des femmes. Ce qui m’a frappée, en lisant votre volume, c’est qu’à l’exception d’Élisabeth Roudinesco – sans doute parce qu’elle est historienne – la plupart des psychanalystes qui sont intervenues au colloque lisent Beauvoir en psychanalyste, jamais l’inverse. Pourquoi pas un colloque à venir, qui porterait sur ce que Beauvoir et le féminisme ont fait à la psychanalyse ? Parce qu’ils ont fait beaucoup de choses : une bonne partie du quasi-naufrage actuel de la psychanalyse est liée à la critique politique issue des mouvements féministes, mais aussi et surtout des mouvements homosexuels. Laurie Laufer évoque, dans le volume, une « dette de la psychanalyse à l’égard de Beauvoir ». Quelle est cette dette, si elle existe ? MK : Mon seul élément de réponse à la question, c’est que la psychanalyse est très normative, et les prises de position des psychanalystes sur le mariage pour tous sont quand même très typiques à cet égard. C’est quelque chose d’assez étrange : on a présenté la psychanalyse comme étant une théorie révolutionnaire – c’était le discours tenu dans les années 1960 et 1970 –, alors qu’en réalité, on se rend compte que lorsque les psychanalystes femmes ont dû prendre position sur le féminisme, je veux dire sur le féminisme radical, antinaturaliste, elles ont été contre. Je pensais à Irigaray. LK : Oui, mais Irigaray a travaillé avec les « beauvoiriennes », nous avons même fait un texte collectif ensemble pour Le Magazine Littéraire à la fin des années 1970. Elle était radicalement différentialiste, mais elle a co-organisé avec nous la marche de 1979 pour l’avortement. Le mouvement, c’est ça. On pouvait parfaitement aussi parler et faire des choses avec les filles de la revue Sorcières, comme Xavière Gauthier, ou Leila Sebbar, qui étaient elles aussi dans l’exploration du « féminin ». On pouvait parler avec Irigaray … C’est vraiment sur les pratiques de pouvoir, d’hégémonie d’un groupe, que les choses ont craqué. 6 MK : En somme, Irigaray était antiféministe sur le plan théorique et elle a eu des pratiques féministes. LK : Comme quoi ce n’est pas incompatible : la « théorie » n’est pas tout - c’est même peutêtre une des définitions du Mouvement, il a fait bouger les personnes, et les lignes – pendant un bout de temps du moins ! Et d’ailleurs Beauvoir elle-même à un moment donné dans les années 1970 disait « les choses sont moins contradictoires et moins impossibles aujourd’hui ». Elle avait publié un article d’Irigaray qu’elle trouvait intéressant MK : Oui, je me rappelle avoir lu ça. PB : De toute façon, ce n’était pas une opposition radicale à la maternité, chez Simone de Beauvoir, contrairement à ce que voulaient lui faire dire ses opposant(e)s. C’est la fécondité qu’elle qualifie d’absurde, comme l’a remarqué Geneviève Fraisse ; et Beauvoir montre l’ambiguïté du corps durant la grossesse : au moment où le corps se transcende, il est saisi comme immanent. Mais en ce qui concerne la maternité, c’était surtout l’utilisation qu’on en fait et qui fait courir un risque pour la liberté des femmes, qu’elle dévoilait. LK : En 1949, elle disait : aujourd’hui, c’est absolument impossible d’être mère et libre, elle y est revenue ensuite. MK : Cela peut s’entendre dans le sens que dit Pierre : après tout, c’est impossible aujourd’hui [en 1949] au sens où il y a un très fort discours maternaliste. PB : Oui, elle s’opposait à l’idée omniprésente que pour être femme, il faut être mère : nulle n’est tenue de s’engager dans la maternité. Mais elle ne s’élève pas uniquement contre le discours : elle déjoue aussi les procédures, les deux allant ensemble. Justement puisque tout est organisé pour exploiter la fonction reproductrice des femmes, ce n’est pas la maternité en tant que telle qui nuit à la liberté des femmes, c’est ce que l’on en fait. C’est la situation dans laquelle on met les femmes pour les obliger à se conformer à un impératif reproducteur. C’est comparable au problème de la propriété privée, autre question importante dans Le Deuxième Sexe (Pierre Bras, « La propriété privée est-elle arrivée ? L’inscription d’une philosophie du droit dans l’œuvre de Simone de Beauvoir », in Julia Kristeva (dir.), (Re)découvrir l’œuvre de Simone de Beauvoir, Le Bord de l’eau, 2008, p. 155). Simone de Beauvoir montre justement que priver les femmes de leur droit à la propriété privée, au profit exclusif des hommes, est une façon parmi d’autres de les priver de leur transcendance : Beauvoir insiste sur le fait que l’histoire de l’assujettissement des femmes aux hommes est parallèle à l’histoire de l’héritage et de la propriété privée, où le statut juridique des femmes varie au fil du temps de telle sorte qu’il permet aux hommes d’accaparer les biens des femmes. En fait, Simone de Beauvoir ne nie pas les choses qui existent dans le monde – la maternité est une réalité, la possession des biens est une constante, il y a plein de choses comme ça – mais elle regarde comment on les organise et quel rôle elles jouent dans la domination des femmes par les hommes. Elle regarde aussi notre ambivalence vis-à-vis des valeurs. Vis-à-vis de la maternité, vis-à-vis de la propriété, il y a plusieurs façons de voir les choses, et selon ce que l’on fera de la propriété privée, et selon ce que l’on fera de la maternité, les femmes seront libres ou pas. En tout cas, j’ai toujours lu – sans qu’il y ait lieu de s’attarder sur sa position personnelle quant à l’enfantement comme on le fait trop souvent, et de façon réductrice – qu’en tant que théoricienne, elle dit surtout : voilà les institutions qui existent et je mets en garde les femmes sur ce que l’on peut faire de cela contre leur liberté. C’est une façon de dévoiler le caractère pseudo-essentiel des formes que maternité et propriété peuvent prendre à un moment donné dans un lieu donné. Ici, Beauvoir parle à partir de son… LK : … privilège ! Qu’elle assume, d’ailleurs. Geneviève Fraisse a très bien analysé cela (Le Privilège de Simone de Beauvoir, Arles, Actes Sud, 2008). 7 PB : Simone de Beauvoir a très bien compris les choses auxquelles elle a échappé. Elle échappe au mariage, elle échappe à la propriété, elle échappe à la dot… LK (rires) : Elle échappe à la dot !! PB : Mais oui ! Grâce à cela, elle ne sera pas soumise au statut juridique qui permettait à l’époque de placer les biens sous le contrôle du mari. C’est parce qu’elle a échappé à la dot que nous avons pu commencer l’introduction du volume en disant : « Simone de Beauvoir n’a pas eu la vie qu’elle aurait dû avoir ». Si tout s’était bien passé dans sa famille, elle aurait dû avoir une vie de femme bourgeoise assez aisée, elle aurait dû être dotée, elle aurait dû se marier. Et puis les choses ont changé : à cause de la ruine de son père et celle de son grand-père maternel, elle aurait dû se tourner vers une vie de femme célibataire, mais dans le mauvais sens du terme, c’est-à-dire n’ayant pas pu se marier… Une « vieille fille », comme on dit, obligée de travailler, non pour s’émanciper mais pour survivre. Une absence de choix. Parce qu’au fond, on présentait – on présente ? – la vie des femmes comme étant une alternative : le mariage ou rien. Et puis, très vite, Beauvoir dit non, je vais faire autre chose. Passer par une troisième voie, voie qu’elle doit créer, par la transcendance. C’est la création de ce chemin non écrit à l’avance qu’elle va raconter dans toute son œuvre : la reprise de son destin par une liberté, la nécessité d’inventer une vie que l’on n’aurait pas dû avoir, afin d’échapper à la vie qu’on aurait dû avoir. D’où l’importance de l’idée de choix, qu’elle porte jusqu’au cœur de sa critique de Freud. Pour Beauvoir, choisir ne signifie pas élire une des deux branches de l’alternative, branches qui sont les deux faces d’un même déterminisme : choisir, si on la lit, c’est dépasser l’alternative, par la liberté et la création. Et pour le travail, c’est la même chose : quand elle dit que les femmes doivent travailler pour être indépendantes, elle remarque aussitôt que le travail, tel qu’il est organisé ne permet pas d’être véritablement indépendant ; elle dit des choses assez semblables sur la maternité et la propriété, qui possèdent le double visage de la transcendance et de l’immanence, selon le rapport qu’on entretient avec elles… LK : Et, de plus, elle y est revenue après. Il y a une autre question que je me suis posée : personne dans le colloque n’a pris à bras le corps deux chapitres du Deuxième Sexe qui font encore controverse aujourd’hui : la prostitution, l’homosexualité. Pourtant, au moins dans le deuxième cas les psychanalystes auraient eu quelque chose à dire. PB : Oui, c’est vrai ! LK : Et là on rentrait dans la politique, dans l’actuel. PB : Finalement, vous voulez dire qu’ils ont choisi des thèmes qui parlent d’eux-mêmes, des psychanalystes, en fait. Quand on prend Les Mandarins, et le personnage d’Anne, qui est vraiment le type de psychanalyste à pratique normative et qui traduit l’idée que pour Simone de Beauvoir la psychanalyse refuse l’idée de choix, Laurie Laufer estime dans notre volume qu’il s’agit d’un personnage qui devrait aider les psychanalystes à réfléchir sur leur propre pratique. Dans Les Mandarins, il semble en effet que la critique porte moins sur Freud que sur les freudiens qui restent figés sur une lecture doctrinaire de la théorie. Par ses critiques, Beauvoir sert la psychanalyse ! LK : C’est vrai qu’aujourd’hui un certain nombre de psychanalystes redécouvrent ce que Beauvoir, le MLF, - ou le French Feminism - ont raconté il y a quelques décennies. Mais cela n’apparaît guère dans le volume. PB : Pourtant c’était le but du colloque d’introduire dans la réflexion contemporaine le point de vue de Beauvoir sur la sexualité féminine et sur la psychanalyse. On s’était dit que ce colloque devrait aider à nourrir les cours de psychopathologie à l’université, à renouveler l’enseignement, qu’il permettrait de voir si Simone de Beauvoir pouvait être enseignée dans ce cadre-là. Peut-être que cela n’a pas été directement traduit par les interventions, mais le fait que 8 le livre existe, qu’il circule, permettra la diffusion, notamment auprès des étudiants, de l’apport de Simone de Beauvoir. Dans cette perspective, le jour du colloque, j’ai posé du fond de la salle une question sur ce point aux intervenants. On m’a répondu qu’il n’y avait aucun problème, que rien n’empêchait cela et que les professeurs étaient parfaitement libres d’enseigner ce genre de choses : je n’avais pas à m’inquiéter ! Là, Élisabeth Roudinesco, qui était dans le public, a pris la parole et a dit en substance : « je suis très heureuse d’apprendre cela, mais ça fait trente ans que vous ne le faites pas, que vous n’enseignez pas de vrais séminaires d’histoire de la pensée ». La réponse a été : « on va le faire, on le fera plus tard » ! MK : Dans le même ordre d’idées, je pense que l’on a pu voir dans la psychanalyse une théorie révolutionnaire, mais concernant la prise de position politique, je constate que ce sont le plus souvent des positions très conservatrices, très normalisatrices, exprimées y compris par la nonprise de position revendiquée. En revanche, il est quand même frappant de voir que les analyses de Beauvoir qui portent sur les mêmes thèmes, débouchent assez volontiers sur des prises de positions politiques radicales. Il y a quand même là, me semble-t-il, une cohérence entre les analyses de Beauvoir et la pratique féministe radicale et au contraire un conformisme lié à la psychanalyse. LK : Si vous aviez à organiser un deuxième colloque sur le même thème, comment est-ce que vous le feriez ? PB : Il reste des questions en suspens ou des questions que l’on n’a pas encore abordées ici. Le colloque ne se voulait pas exclusivement centré sur la question du féminisme, sur la sexualité féminine. Il s’agissait d’un colloque sur Simone de Beauvoir avant tout, donc sur son œuvre en général et son talent d’écrivain. Je pense que le questionnement par la psychanalyse pourrait être poursuivi en se concentrant sur l’aspect littéraire de l’œuvre de Simone de Beauvoir, son travail d’écrivain. Ce serait un colloque sur le lien qu’entretient la psychanalyse avec la faculté créatrice, dans l’ordre de la littérature cette fois, de Simone de Beauvoir et pas uniquement avec son œuvre de théoricienne. LK : Oui ! PB : Justement, Danièle Brun a donné pour le volume un très bel article sur la fonction onirique de l’écriture et sur comment Simone de Beauvoir se projette dans ses personnages comme le rêveur se projette dans les personnages qui peuplent ses rêves. LK : Eliane Lecarme-Tabone a beaucoup écrit sur cette question. PB : Cette fois-ci Eliane Lecarme-Tabone a choisi un autre thème : elle a écrit sur le rapport de Beauvoir à l’œuvre d’Hélène Deutsch. Alors, puisque vous parlez d’Eliane Lecarme-Tabone, je vais passer directement à cette autre idée qui montre le talent d’auteur de Beauvoir : cette façon qu’a Simone de Beauvoir de travailler sur des auteurs et de reprendre à son compte une partie de leurs travaux, même si elle ne partage pas leur point de vue. Par exemple, Hélène Deutsch est dans une large mesure naturaliste, pourtant elle est la psychanalyste la plus citée dans Le Deuxième Sexe ; en fait, Simone de Beauvoir reprend ces analyses pour finalement en tirer d’autres conclusions, et c’est la même chose pour Stekel dont vous parliez tout à l’heure, Michel. Beauvoir, sans prendre pour argent comptant ce qu’il dit sur les femmes frigides et s’écartant de la lecture que Sartre fait de Stekel, va s’appuyer sur les cas qu’il décrit en en donnant la signification qui l’intéresse, elle. C’est un peu ce qu’elle fait avec les textes de Colette : elle utilise les écrivains, elle utilise les auteurs, elle utilise la psychanalyse comme matériau pour faire avancer ses démonstrations et pas simplement pour illustrer sa pensée. LK : Tout à fait ! 9 PB : Mais attention, on n’est pas ici dans la même configuration que lorsque Beauvoir reprend Hegel, Freud, Engels et Marx pour ensuite en faire la critique : avec ces derniers, elle est dans un dialogue ; c’est différent pour la littérature, les textes de Deutsch et de Stekel, etc. qui lui servent amplement de carrière de pierre, comme au Moyen-âge on piochait le marbre dans les villas gallo-romaines pour bâtir les abbayes. Il s’agit bien d’un travail d’écrivain : Le Deuxième Sexe, s’il a plu à tant de monde et s’il plaît encore, c’est aussi parce que c’est un livre littéraire. MK : Oui, ce serait intéressant : psychanalyse et Beauvoir, mais en insistant sur son talent littéraire. PB : Dans le volume, le texte de Geneviève Fraisse relève la coexistence, chez la Beauvoir des Cahiers de jeunesse, de jouissance sexuelle et jouissance intellectuelle. Fraisse montre que le triangle « savoir, souffrance, jouissance » prend ici une forme inhabituelle pour l’histoire de la création littéraire, notamment celle des femmes. Les articles de Danièle Brun et de Julia Kristeva, qui relisent les rêves que nous a laissés Beauvoir dans Tout Compte fait, permettent de même de porter notre attention sur le travail littéraire de Beauvoir. C’est aussi le cas, même s’il est porteur d’autres objectifs, du texte de Marie-Jo Bonnet. LK : C’est un très joli texte – même si je frémis parfois à l’idée qu’un avortement puisse être détecté, et dénoncé publiquement… à l’aide d’une « psychanalyse » des rêves ! PB : Je partirais donc dans ce sens-là : un colloque qui insiste sur le travail d’écrivain de Simone de Beauvoir, à la lumière de la psychanalyse. MK : Oui, c’est une bonne idée. Je viens de relire Les Mandarins, j’ai été passionné et cela m’a conforté dans l’idée qu’il y a encore des recherches à faire sur les romans de Beauvoir. Je pense aussi à Quand prime le spirituel, c’est vraiment très beau. PB : C’est son premier texte. Il avait été refusé par les éditeurs. Mais justement, quand elle décide de parler de Zaza, puisque c’est de Zaza qu’il est question dans ce texte, à partir du moment où elle parle de ce qu’elle avait oublié, refoulé, en l’occurrence les tourments amoureux vécus par Zaza comme le montre Danièle Brun (« Une zone d’ombre dans l’amitié. Les effets d’ensevelissement d’une scène d’enfance », in Julia Kristeva (dir.), (Re)découvrir l’œuvre de Simone de Beauvoir, Le Bord de l’eau, 2008, p. 63), je pense que c’est là qu’elle devient écrivain, elle commence à être écrivain en faisant remonter ces souvenirs-là. LK : Jacqueline Rose dit : finalement, il y a une chose commune entre les psychanalystes et Beauvoir, c’est que Beauvoir a parfaitement compris l’ambivalence du sujet féminin (elle parle de la maternité). A ce propos, on peut rapprocher ce que dit Beauvoir de la maternité en 1949 et la façon dont elle parle de la mort de sa mère, et de l’extraordinaire importance de la mère, qu’elle sous-estime d’ailleurs un peu dans Le Deuxième Sexe. PB : L’attachement premier à la mère. En fait, quand on consulte le manuscrit des Mémoires d'une jeune fille rangée, comme l’a fait Eliane Lecarme-Tabone (Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, Gallimard Foliothèque, 2000), on s’aperçoit que la mère de Beauvoir était beaucoup plus valorisée dans le manuscrit et qu’il y avait plus de critiques sur son père. Dans la version finale, les critiques sur son père ont été en partie masquées ; parallèlement, Beauvoir a un peu modifié la perception donnée de sa mère en modérant certaines de ses qualités. Les qualités de sa mère, les lecteurs les découvrent plus tard. Dans Une Mort très douce, on découvre une femme avec de la force, un grand appétit pour la vie, mais une femme éteinte, éteinte par le régime dotal, le mariage, les frasques du mari, les tâches ménagères, etc. Dans les Mémoires, Beauvoir va donc faire de sa mère ce personnage aux traits accentués, et elle écrit des choses rudes comme : je n’ai jamais vu ma mère s’interroger sur quoi que ce soit, elle ne se posait aucune question… C’est une façon, non pas de débiner sa mère, mais de créer cette figure de femme dominée. Là, c’est par le travail de la littérature, 10 c’est un petit peu comme lorsque Beauvoir parle de la mort de Zaza, Zaza assassinée par son milieu, alors que Zaza est assassinée par une maladie : la coïncidence qui existe entre ce destin féminin tragique de Zaza contre lequel elle n’a pas su lutter et la maladie qui l’emporte, permet à Beauvoir de créer la figure qui fera contraste avec la sienne. Donc, c’est encore ici le travail de l’écrivaine. Et un écrivain moins doué aurait peut-être mis sur le même plan le père et la mère. Alors, c’est intéressant d’avoir un père comme ça, qui lui transmet son côté mécréant, le déclassement, la façon de se poser des questions sur les valeurs, l’intérêt pour l’art, pour le théâtre. Tout ça, elle le met en valeur. Les gens se disent : « mais comment se fait-il qu’elle nous raconte que son père voulait faire du théâtre, c’est absolument inimaginable qu’un homme de ce milieu ait voulu faire du théâtre » : parce qu’elle ne veut pas dire que son père souhaite faire du théâtre ! Elle cherche à en faire un personnage, et aussi à montrer l’inauthenticité de son père – inauthenticité dont il sera la victime. Au-delà de cette ambiguïté apparente, que fait Beauvoir ? Elle venge son père ! C’est ce que note, en effet, Françoise Gorog dans notre volume : c’est Simone qui fait briller le nom de ce père déclassé. Et cela nous ramène au lien entre psychanalyse et création littéraire chez Beauvoir. LK : Je reviens à l’idée d’une suite à votre colloque. D’abord parce qu’un certain nombre de militantes du mouvement de libération des femmes sont devenues psychanalystes, ce qui tout de même doit jouer. D’autre part, parce que les psychanalystes lisent Beauvoir, et même parfois Judith Butler. Qu’est-ce que les psychanalystes font aujourd'hui du « roc » théorique de la différence des sexes – de ce que Nicole-Claude Mathieu, qui vient de nous quitter, appelait très justement la « différence – fétiche » des sexes (L’Anatomie politique, catégorisations et idéologies du sexe, 1991, rééd. iXe 2013) ? Après tout, Pierre Legendre et ses fulminations au nom de l’« ordre symbolique » ne sont pas si loin… Bizarrement, le colloque a évité les sujets qui fâchent, et notamment le débat sur le PACS ou le mariage gay. En y repensant, c’est même assez étonnant. MK : Oui, c’est dans la logique que vous indiquiez dès le début : ce que serait maintenant l’effet Beauvoir et ce qui s’ensuit sur la psychanalyse. LK : Le débat revient d’ailleurs, y compris ces temps-ci dans la rue, avec les manifestations contre le « genre »…. Mais je n’ai pas vu de bouquins théoriques de psychanalyse qui aient pris ces questions à bras le corps. MK : Oui, tout à fait, mais en même temps, par rapport à l’état de la psychanalyse ? La psychanalyse est un peu sur la défensive ! Elle est attaquée par le modèle cognitiviste. LK : Elle est attaquée par la droite, elle est attaquée par la gauche façon Onfray, elle est attaquée par les scientistes. Elle est plus que sur la défensive – et ne se défend d’ailleurs pas très bien... MK : Maintenant, est-ce que les cabinets de psychanalyses sont désertés ou non, je ne sais pas. LK : Moi non plus. Mais il y a peut-être une autre raison, pas seulement économique à la crise, c’est que l’effet de surprise, de découverte, que le discours psychanalytique pouvait produire encore dans les années 60 et encore 70 est totalement dissipé. Tout le monde a l’impression de savoir d’avance ce que les psychanalystes vont dire. Et du coup la psychanalyse disparaît des media : il y a trente ans, sur l’Ukraine, on aurait invité un psychanalyste à France Culture pour l’interroger sur la figure phallique de Poutine. MK : Oui, oui, c’est très juste. LK : Ce qui est plus étonnant, c’est qu’ils aient eu une telle autorité - sur toutes sortes de sujets y compris politiques – pendant deux ou trois décennies ; sans doute en partie grâce à Lacan, mais pas seulement. 11 MK : Ah mais oui, et à un moment ils ont été politiques aussi. Il y a le moment maoïste qui est très lié à la psychanalyse. Songeons à ceux qui vont s’investir rue d’Ulm dans Les Cahiers pour l’analyse : ils étaient plutôt rattachés à une pratique politique autoritaire. LK : Et à un discours analytique non moins autoritaire. Et qui n’avait rien de féministe, d’ailleurs. MK : C’est pour cela que j’ai été très étonné par la large part qui est faite, dans le cahier de l’Herne consacré à Simone de Beauvoir, aux lettres que Badiou envoie à Beauvoir. LK : Il avait 16 ans ! MK : Il est extraordinaire ; il est très investi, et ce qu’il raconte est intéressant, c’est indéniable. LK : … A propos des discours de la psychanalyse, j’aurais une question autour de l’autobiographie, et aussi de la clinique. Est-ce qu’il n’y a pas finalement, et ce n’est pas abordé par les psychanalystes du volume, une énorme différence entre le discours psychanalytique tel qu’on l’a vu chez Freud et chez Lacan et la pratique du divan à laquelle les psychanalystes sont confrontés quotidiennement les uns et les autres ? J’aurais bien voulu que les psychanalystes présentes en parlent : que se passe-t-il quand on a sur son divan une femme totalement annihilée par un mari violent ? Une adolescente qui vient de se faire violer par ses camarades de classe ? On va chercher dans leur généalogie ? On sait qu’il y a des militantes féministes qui avaient été virées par leur psy au début du mouvement. Et on connaît au moins une psychanalyste qui a finalement abandonné sa pratique parce qu’elle pensait qu’en tant que psy, elle ne pouvait pas répondre aux questions posées par le mouvement des femmes. Elle a rejoint plus tard par ses écrits les féministes radicales. Ça me fait toujours penser à la phrase de Bukowski, sortant de son hôpital psychiatrique en URSS, et à qui on demandait : « est-ce que vous pensez qu’un socialisme à visage humain ça peut exister ? » Il avait répondu : « le socialisme je ne sais pas, un visage humain me suffit » ! Est-ce que d’une certaine façon les analystes pas trop dogmatiques ne pratiqueraient pas simplement une écoute à « visage humain », quelles que soient les théories qui sont disputées dans les colloques ? J’aurais bien aimé que vos invitées le disent. MK : Oui, mais peut-être est-ce la situation même de l’analyse qui est en cause. Ça me fait penser à deux ou trois choses. A Palo Alto, où au départ ce sont des psychanalystes qui tout à coup disent que la relation analytique, telle qu’elle est conçue sur le mode analysé/analysant, ça ne va pas. Ils se sont dit, il faut élargir, il faut socialiser. Je pensais aussi à la pratique du féminisme dans les années 60 : il y a eu beaucoup les groupes de conscience. Finalement cela visait aussi à se substituer d’une certaine façon à la relation analytique. C’était en concurrence. LK : C’était une concurrence tout à fait voulue – mais ça a été parfois, en France, une catastrophe. Ça a marché tant qu’on a fonctionné sur le mode du « moi aussi » : « moi aussi j’ai été violée par mon oncle », « moi aussi on ne voulait pas que j’étudie », « moi aussi mon mari m’humilie en public », etc. Mais on allait parfois trop loin. L’idéologie ne résout pas les nœuds psychiques les plus graves, elle peut même les exacerber. MK : C’est moi à présent qui ai une question pour Liliane Kandel : puisque vous avez côtoyé Beauvoir, vous est-il arrivé de parler de psychanalyse avec elle ? LK : Eh bien, oui ! elle avait publié avec un grand plaisir ce qu’on écrivait sur le « sexisme psychanalysant ». Je me souviens d’une mise en pièces sauvage du texte d’une psychanalyste à propos du Scum Manifesto – qui, disait-elle, était écrit par un auteur visiblement paranoïaque. Elle ne parlait pas du texte – qui est effectivement une magnifique charge anti-mecs, « paranoïaque » si l’on veut – mais « diagnostiquait » la maladie mentale de l’auteure. On était horrifiées ! (Les Temps modernes n° 339, octobre 1974). Beauvoir était très contente. Très peu 12 de temps après, on a écrit sur le département de psychanalyse de Vincennes, qui venait de virer ses assistantes femmes : déjà qu’on en avait lourd sur l’estomac de cette histoire de Scum, on avait fait une chronique assez méchante sur le champ freudien qui était mal biné, en jachère, en voie de remembrement (Les Temps modernes n° 342, janvier 1975) : Beauvoir avait bien ri aussi. Puis j’avais écrit un texte assez critique sur un livre de Michèle Montrelay qui s’appelait L’Ombre et le nom. Et je sais qu’ensuite, certaines d’entre nous lui parlaient de leur psychanalyse, et Beauvoir écoutait avec beaucoup d’intérêt. Ce qui n’aurait pas été le cas si elle avait été une pure idéologue. On voit bien la distinction : elle critiquait le discours psychanalytique, mais écoutait vraiment les récits des gens, réfléchissait à ce qui se jouait en réalité, sur les divans. Peut-être qu’elle écoutait plus les gens en analyse que les analystes euxmêmes…. MK : Ce que vous dites de l’écoute de Beauvoir, ça revient à ce que l’on disait au début : l’attention vraiment intéressée aux faits dévoilés par la psychanalyse et même par rapport à Stekel, elle prend des cas chez lui, comme on l’a dit tout à l’heure. Et cela, ça l’intéresse beaucoup et intellectuellement ça l’excite beaucoup. LK : Est-ce que vous seriez d’accord pour une conclusion plus « œcuménique »? Qui serait de dire que Beauvoir et la psychanalyse sont bourrées de contradictions, et de polysémie et d’ambiguïté, que sur ce plan-là, il y a peut-être moins concurrence… MK : … ou plutôt, il y a concurrence d’une certaine façon ! C’est à celle qui sera la plus ambiguë ! LK : Oui, c’est évidemment une qualité de Beauvoir et c’est la qualité que je souhaiterais à la psychanalyse. Mais je me demande vraiment si, contrairement au féminisme et même au socialisme, autres « piliers de la modernité », le moment historique de la psychanalyse n’est pas derrière nous…. PB : Le féminisme est un mouvement politique qui touche les masses contrairement à la psychanalyse. La révolution féministe a eu lieu et on ne peut pas faire semblant de l’ignorer : tout le monde a vu qu’elle avait eu lieu et qu’elle a eu des implications. Même s’il y aura des retours en arrière incessants, et même si le féminisme n’a pas encore abouti à ses fins puisque l’égalité femme-homme n’est atteinte nulle part, on peut dire qu’il a gagné, dans le sens où la révolution a eu lieu et qu’elle a ouvert le temps de la lutte. La psychanalyse est une théorie et une pratique, elle peut être contestée plus facilement par des idées et des méthodes concurrentes. LK : Mais peut-on faire l’économie de l’inconscient si facilement ? MK : Moi, je dirais que oui. LK : Quel sartrien vous faites ! MK : Au sens où je pense qu’il y a des conceptualisations beauvoiro-sartriennes qui sont plus satisfaisantes que les conceptualisations de la psychanalyse. PB : Est-ce que Simone de Beauvoir a dit quelque part que l’inconscient n’existe pas ? Elle a critiqué Freud sur plusieurs points précis, mais il ne me semble pas qu’elle ait abordé directement la question de l’inconscient, alors que Sartre l’avait fait en le remplaçant par le concept de mauvaise foi dans la psychanalyse existentielle. MK : Oui, mais en fait, l’inconscient n’est pas son problème. Ce qui est toujours frappant, c’est que Beauvoir peut rendre compte de phénomènes pour lesquels la psychanalyse va convoquer l’inconscient, alors qu’elle, elle n’en a pas besoin. Cela me frappe tout le temps. Finalement, elle fait des analyses très riches également, mais sans le recours à l’inconscient. 13 LK : Je ne suis pas sûre qu’un certain nombre de psychanalystes ne le fassent pas, si c’est bien venu. MK : Absolument, je pense que c’est le cas. LK : D’autre part, il ne faut pas oublier « l’efficacité symbolique » du MLF qui, exactement comme le mouvement de mai 68, a été un formidable « analyseur » de la société. Une partie de ce qui a été le plus réussi dans le mouvement, ce sont ses slogans : lesquels ont réellement eu un effet d’interprétation, au sens psychanalytique, de la situation où étaient les femmes. Quand on dit : « Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? », ça résume en une phrase ce que L’Ennemi principal développe sur vingt-cinq pages, et que tout un domaine de recherches a creusé, depuis. « Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette », ça résume la fameuse « contrainte à l’hétérosexualité » d’Adrienne Rich. Et je préfère mille fois « Un homme sur deux est une femme » ou « Je suis une femme, pourquoi pas vous ? » aux interminables charabias sur le gender. En effet, il y avait concurrence ! Et on a vu la stupéfiante transformation physique des filles qui arrivaient au mouvement la tête dans les épaules, effrayées, intimidées, mutiques... en quelques semaines on les voyait changer d’allure, changer de vêtements, changer de regard, prendre dix centimètres – ce qui est aussi ce que l’on peut attendre (entre autres) d’une analyse réussie. De ce point de vue, oui, nous avons été absolument concurrentes et même beaucoup plus efficaces – quelque temps du moins ; après, la plupart sont quand même parties vers un divan. La force des slogans des mouvements, c’était qu’ils étaient presque tous une interprétation réussie. Geneviève Fraisse (« Le rire et l’historienne », Les Temps modernes, n° spécial 647-648, janvier-mars 2008) appelle cela l’effet de dévoilement : un rideau se déchire. Et de temps en temps une phrase d’un psychanalyste aussi déchire un rideau. MK : Reste à savoir ce qui est dévoilé. Ce qui est dévoilé n’est pas forcément l’inconscient. LK : En l’occurrence, la question n’est pas de savoir ce qui est dévoilé, mais ce qui est libéré. Or, l’incroyable concentration d’énergies des assemblées générales du MLF, l’énergie que libère une psychanalyse quand elle est réussie, c’est rien à côté. Vraiment, nous pouvions soulever des montagnes ; nous en avons d’ailleurs soulevé un certain nombre…. MK : Comme la transformation physique des nouvelles adhérentes… Oui, ça ne m’étonne pas du tout. Parce que l’inconscient, malgré tout, peut libérer, mais en même temps il est dit : voilà, vous êtes rapporté à cet inconscient, qui est malgré tout quelque chose d’écrasant, d’autant plus que tu n’es renvoyé qu’à toi-même. Tandis que vous, vous étiez renvoyé les unes aux autres. LK : Les psychanalystes qui ont fonctionné depuis des décennies – quelquefois c’en est lassant – sur les traumas de guerre, par exemple, ne te renvoient pas seulement à toi-même. MK : Je ne sais pas si l’analyse te permet… J’ai toujours été très emballé par Palo Alto. Cela va dans le sens de Beauvoir. Ce qui est très intéressant dans Palo Alto, outre leurs analyses qui sont quand même… LK : …absolument réjouissantes ! « Alors, vous allez vous suicider comment ? » MK : En même temps, leur travail a porté sur la pratique. La pratique analytique a été complètement déplacée ici. En disant : un individu isolé, ça n’existe pas. Donc l’individu, si on veut garder ce terme-là, est toujours pris dans un réseau social plus ou moins étendu. LK : On peut aussi faire une relecture en termes de psychanalyse classique de ce qui se passe dans une cure de Palo Alto. On n’y fait pas forcément l’économie du transfert, par exemple… . MK : Le moment est assez curieux, puisque les psychanalystes sont attaqués notamment par les comportementalistes ou les cognitivistes. Et ce qui est très intéressant, c’est que là, la 14 psychanalyse est obligée de se réclamer d’un certain antinaturalisme pour se défendre, alors qu’au moment des débats avec le féminisme, la psychanalyse était plutôt renvoyée à son naturalisme. Il me semble qu’en fait, la psychanalyse est très hésitante : une des difficultés de la psychanalyse à mon avis, c’est que d’un côté, la sexualité est inscrite dans un évolutionnisme biologique – et là-dessus Beauvoir est très critique –, et d’un autre côté, la psychanalyse de Freud – quand il parle, par exemple des fameux stades de la sexualité – ce n’est jamais simplement un évolutionnisme : c’est toujours un jeu de relations sociales, et la psychanalyse, à mon avis, n’a jamais pu se sortir de cette tension. LK : Y a-t-il encore une doxa en psychanalyse ? Est-ce qu’elle s’encombre de la doxa ? MK : La doxa, je ne sais pas, mais Beauvoir a porté le fer dans la plaie lorsqu’elle-même a donné une théorie de la sexualité qui se passait de l’évolutionnisme biologique. Elle porte la critique au cœur. Au cœur, parce que dans la réception de la psychanalyse un élément décisif a été de dire : « bravo la psychanalyse », parce qu’elle met en avant la sexualité, et évidemment, c’est aussi ce qui a entraîné le rejet. Mais Beauvoir, elle, va déjà au-delà. Sommaire du numéro : Pierre Bras et Michel Kail, « Les trois vies de Simone de Beauvoir » Danièle Brun, « Simone de Beauvoir et la psychanalyse » I – Histoire, Bibliographie Élisabeth Roudinesco, « Le Deuxième Sexe à l’épreuve de la psychanalyse » Éliane Lecarme-Tabone, « Simone de Beauvoir et Hélène Deutsch » Pierre Bras, « Simone de Beauvoir et la psychanalyse : repères bibliographiques » II - Rêves Julia Kristeva, « Beauvoir et la psychanalyse : un défi réciproque » Marie-Jo Bonnet, « Un rêve de Simone de Beauvoir ‘très différent des autres’ » Danièle Brun, « La part du rêve chez Simone de Beauvoir » III – Jouissance Geneviève Fraisse, « Étude, souffrance, jouissance » Françoise Gorog, « Simone de Beauvoir et les impasses de la vie amoureuse » IV - Maternité Françoise Barret-Ducrocq, « Retour sur Le Deuxième Sexe : ‘Les limitations du Deuxième Sexe sont celles de son époque’ » Monique Schneider, « Maternité et aliénation » Juliet Mitchell, « Maternité et aliénation (Réponse à Monique Schneider) » 15 Jacqueline Rose, « La maternité : une aliénation ? (Réponse à Monique Schneider) » Pierre Bras, « Question à Juliet Mitchell sur sa rencontre avec Simone de Beauvoir » V - Existentialisme et psychanalyse Ulrika Björk, « L’argument de Simone de Beauvoir contre le naturalisme » Cécile Decousu, « Beauvoir - Merleau-Ponty : la psychanalyse comme chiasme » David Risse, « Le point de vue psychanalytique du Deuxième Sexe : un point de vue éthique et philosophique oublié » VI - Par le roman, par l’autobiographie Laurie Laufer, « Simone de Beauvoir et la psychanalyse : haine, attraits, résistances » Lisa Appignanesi, « Beauvoir et l’écriture autobiographique » SIMONE DE BEAUVOIR EN TRADUCTION Åsa Moberg, « Simone et moi. Chapitre 6 : Syndrome de la pâte d’amandes et vieux schémas de la vie conjugale » Constance Borde et Sheila Malovany, « Quelques réflexions sur la nouvelle traduction anglaise du Deuxième Sexe »