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ILYA & EMILIA KABAKOV - La Maison Aux Personnages, 2009 Compte-rendu de la visite conférence menée dans le cadre du Congrès de l’AFR, par Alice Cazaux, doctorante en Arts à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux III, sous la direction de Pierre Sauvanet (CLARE, EA 4593) et Galina Kabakova (Paris IV, CRECOB, EA 4084). Première publication dans La Revue Russe, n°41, p. 85-91. Ci-après, version actualisée en novembre 2018. La Maison aux Personnages, une œuvre d’Ilya et Emilia Kabakov1, fut inaugurée place Amélie Raba Léon à Bordeaux en 2009. Elle se dresse au beau milieu d’un carrefour, non loin du centre hospitalier, et son jardin est régulièrement traversé par le ballet des tramways qui se croisent. Cette œuvre fait partie du programme de commandes artistiques accompagnant le développement du tramway dans la région.2 La Maison aux Personnages imite les formes des maison de quartier en pierre alentours3. Son toit abrite 148 mètres carrés organisés en six chambres de rez-de-chaussée, et une en étage visible depuis un escalier métallique extérieur. Les effets personnels laissés dans les chambres attestent d’une présence: des lits, un étrange navire, une collection de détritus, des chaussures, des livres, … Trois portes closes rythment les façades, avec quinze fenêtres qui sont autant de chemins d’accès visuels à l’œuvre, autant de livres ouverts sur l’intimité de sept personnages dont la folie semble douce comme un songe. Ce sont sept fables : elles suggèrent sept comportements … pour réagir au monde, sept attitudes psychologiques, sept perspectives sur le vide, sept parodies aux traditions esthétiques par lesquelles Kabakov a développé son vocabulaire, sept aspects de la personnalité de Kabakov.4 1 Biographie : http://www.ilya-emilia-kabakov.com/index.php/about/biographical-sketch Commandes engagées par la Communauté Urbaine de Bordeaux, le Ministère de la culture et de la communication ainsi que la DRAC Aquitaine. Un comité artistique a été constitué en 2001 autour d’Alfred Pacquement, dir. du Musée national d’art moderne au Centre Georges Pompidou. http://www.lacub.fr/sites/default/files/PDF/presse/dp/trans/Tram_Commande_publique.pdf 3 Grâce à la collaboration avec les architectes de La Nouvelle Agence, Bordeaux. 4 Note sur le site des artistes. Nous avons remplacé les mentions dix, référence aux Albums et à l’installation Les dix personnages par sept, le nombre de personnages de la Maison de 2006. http://www.ilya-emiliakabakov.com/index.php/albums Traduction personnelle de l’anglais. 2 Le spectateur, amateur d’art ou simple promeneur, sera amené tout au long de sa visite à lire aux abords de chaque chambre-installation un texte sur la vie reconstituée de son occupant. Cet article est également destiné à ces promeneurs, il a pour but de faciliter l’entendement d’un travail qui a souvent suscité des incompréhensions de la part des riverains et d’un public non averti – c’est pourquoi nous procéderons dans un esprit de découverte. Il s’agit là de médiation culturelle. 2 1. L’Installation totale L’installation est une forme d’expression plastique apparue dans les années 1960, offrant au spectateur d’expérimenter une œuvre environnementale se déployant dans l’espace, et lieu de fusion de divers médiums – peinture, sculpture, écriture, musique, sons, etc. Ilya Kabakov a formulé le concept d’installation totale, en référence au terme wagnérien de Gesamtkunstwerk5. L’artiste n’exprime pas le désir d’une œuvre d’art totalisante et révolutionnaire à la manière de Wagner, mais celui d’une œuvre qui englobe totalement le spectateur jusqu’à le faire devenir acteur d’un environnement, celui d’une œuvre qui soit la synthèse de pratiques plasticiennes, voire de plusieurs installations – comme c’est ici le cas. Le spectateur devient acteur de la scénographie à travers le choix de ses lectures, de l’attention qu’il porte à tel ou tel détail de l’œuvre globale. Sa lecture sera nécessairement partiale et partielle. C’est une forme totale et absolue donc, mais dont le regardeur ne pourra saisir qu’une partie, subjective, personnelle. Nous ferons le choix de définir La Maison aux Personnages comme une installation totale, pour différentes raisons : sa taille, la synthèse intrinsèque des médiums et installations qui la constituent, les différentes lectures et interprétations qu’elle propose. Si le spectateur ne peut y pénétrer physiquement, c’est à travers la frustration que dégage cette impossibilité qu’intervient la lecture de l’œuvre. En effet, cela l’implique dans une interaction avec la scénographie : il fait le tour de la maison, se penche aux fenêtres pour tenter de comprendre ce qu’on lui cache, ou emprunte l’escalier extérieur. Même en assumant pleinement sa position de voyeur, il ne pourra découvrir l’œuvre dans son ensemble, gêné par les reflets, les angles morts ou une attention déclinante. Inversement, c’est tout l’environnement de l’œuvre – le carrefour, les tramways, les ambulances dont les sirènes résonnent et la proximité avec l’hôpital psychiatrique – qui peut Voir Richard Wagner, L’Œuvre d’art de l’avenir, réédition conforme au retirage de 1928 de l’Edition Delagrave, Paris, 1910. Traduction en français par J.-G. Prod’homme et Fritz Holl, Collection Les Introuvables, Ed. D’aujourd’hui, 1982. 5 3 devenir un parallèle et former à son tour une installation totale6. Selon Boris Groys, « notre monde entier est une vaste installation »7. 2. Résurgences et filiation Dans une démarche qui semble vouloir duper le temps et éviter un certain effacement de son art au regard de l’Histoire, Kabakov recycle sans cesse ses travaux pour les intégrer à des œuvres nouvelles8. Ainsi, tant que l’œuvre n’a pas été érigée dans l’espace public ou n’est pas assurée de sa conservation dans les collections d’un musée, sa forme n’est pas immuable. Nous pouvons ainsi considérer que la Maison est la dernière étape de chacune des installations qui entre dans sa constitution, et le point d’ancrage de chacun de ses personnages. Mais ces formes pourraient également faire l’objet d’une réinterprétation future. La Maison accueille une femme contée comme profondément nostalgique d’un passé heureux, idéalisé, auprès de sa famille dans une maison au cœur de la nature. Ce passé familial subit une rupture violente au moment l’arrivée en kommunalka, ou appartement communautaire. Le seul refuge pour cette femme aurait été la mort si elle n’avait trouvé abri dans cette Maison. Elle a pu y reconstituer son idée de l’enfance : un lit au milieu de plantes 9. Mais sa vision semble altérée : la réalité visible par la fenêtre n’est autre que celle d’un lit d’hôpital et de plantes factices. Cette chambre est originaire de l’Asile d’aliénés ou l’Institut de Recherches créatives (1991), où la même Tatiana Karimovna Elisarova est décrite. Cet Institut, comme la Maison, est un lieu qui permet à des personnages en souffrance ou en marge de s’exprimer librement, et de vivre simplement leurs obsessions. La marginalité est ici respectée, loin de traitements chimiques habituels10. Un autre personnage de l’Institut de 1991 trouve un refuge historique dans la Maison de 2006 : Alexandre Lvovitch Malychev et son projet « Le paradis sous le 6 La visite commentée à l’origine de ce compte-rendu fut d’ailleurs interrompue par un accident entre un tramway et une voiture, sans victime fort heureusement. 7 Boris Groys, in Oskar Bätschmann, « Ilya Kabakov and the ‘Total’ Installation », in Ilya Kabakov : Installations. Catalogue Raisonne 1983-2000, Tony Stoos ed., Allemagne, Richter Verlag éditions, 2003, p.20. Traduction personnelle de l’anglais. 8 Voir Boris Groys, « Un homme qui veut duper le temps », in Ilya Kabakov Installations 1983-1995, Paris, éd. du Centre Georges Pompidou, 1995, p.19. 9 L’installation s’intitule « Je dors dans le jardin ». 10 En référence à la psychiatrie punitive d’usage en URSS dans les années 70. Bon nombre de dissidents furent « traités » en hôpital psychiatrique de type « spécial ». Voir Aleksander Podrabinek, Punitive Medicine, Karoma Publishers, inc., Ann Arbor, 1980. 4 plafond »11. L’auteur semble se protéger contre l’injustice du monde en s’évadant contre son plafond, dans un paradis artificiel créé de ses mains. Il décrit la première apparition de ce paradis comme une sorte de persistance rétinienne dans l’angle mort de sa vision. La chambre est d’un extrême dénuement qui laisse entendre que son existence n’est rien, ici-bas. Une fois de plus, le texte est en décalage avec l’image, l’aspect de ce paradis étant désuet en rapport au caractère onirique de sa description. Il est bien entendu possible que la Maison soit également le projet – la recherche créative et obsessionnelle – d’un patient : l’artiste lui-même. « En barque sous les voiles » nous conte un écrivain qui expérimente la vie de ses héros. Sur une barque en bois, des cartons de déménagement contiennent son nécessaire de survie, pour qu’il incarne le personnage qu’il a lui-même écrit12, seul sur son arche au centre de flots imaginaires. Cette installation reprend la forme du Bateau de ma vie (1993), où Kabakov mettait en scène sa propre histoire, archivant les différentes étapes de son existence dans des cartons disposés sur une barque de manière à ce que les spectateurs puissent en voir le contenu. Outre une riche symbolique à l’endroit du bateau, il nous paraît opportun d’évoquer la Nef des Fous médiévale, à laquelle Foucault consacre quelques pages de son Histoire de la folie13. Il s’agit d’un bateau sur lequel les villes se débarrassaient de leurs fous, marginaux et autres mendiants afin de les conduire sur une berge inconnue et lointaine – motif repris dans le célèbre tableau de Jérôme Bosch14, ou le livre de Sébastien Brant au XVe siècle15. La Maison offre refuge également à un ancien locataire de la première installation totale d’Ilya Kabakov, reproduisant la forme d’un appartement communautaire16. « Ne jamais rien jeter » est la chambre consacrée à un personnage dévoué aux objets de toute sorte, qui 11 Toutes les chambre-installations figurant dans la Maison aux personnages seront ici mises entre guillemets, pour les différencier des autres œuvres, en italique. 12 De même, il est fréquent que Kabakov signe des fragments d’une installation du pseudonyme d’un artiste fictif: Charles Rosenthal, Sergueï Kochelev. Le cadre de l’installation totale permet ce jeu avec différentes identités, sorte de schizophrénie esthétique. 13 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 2010 (1° édition, 1972), p. 22-23. 14 Jérôme Bosch, La Nef des Fous, vers 1500, peinture à l’huile sur bois, 58 x 32 cm. Musée du Louvre, Paris. 15 Sébastien Brant, La Nef des fous, Éditions La nuée bleue/DNA, la bibliothèque alsacienne, 1977. 16 Les Dix Personnages, 1988. Installation totale reprenant la forme d’un appartement communautaire. Le couloir en est la structure narrative, et chaque chambre représente un univers mental. Beaucoup des personnages se sont envolés : l’un dans son tableau, l’autre dans l’espace. Tous ont une lubie qui se développe dans l’espace privé de leur chambre. 5 collectionne, épingle et répertorie les différentes choses qui ont croisé sa vie, et qui agissent chez lui comme catalyseur mémoriel. Mais alors que les installations l’Institut et les Dix Personnages décrivaient des mécanismes de survie de l’Homo Sovieticus, la Maison s’en différencie par sa vocation à l’universalité. Elle est une réflexion sur la condition humaine dans son ensemble, et sur la solitude des êtres malgré leur capacité à vivre sous un même toit ou sur un même territoire. 3. Réminiscences Nous pouvons également reconnaître dans notre Maison des réflexions et des éléments formels récurrents dans la création des époux Kabakov : l’envol et les anges, les objets et la mémoire. L’aspiration à l’envol est symptomatique de l’Homo Sovieticus. Marqué par Yuri Gagarine et la figure du cosmonaute comme nouveau héros, sinon messie du moins guide, l’envol figure l’espoir de rêves lointains, souvent soldés par un atterrissage difficile – on pense à L‘Homme qui s’était envolé dans l’espace (1988)17. Les époux Kabakov semblent opposer les figures symboliques d’Icare et de Gagarine18. Dans la Maison trois habitants ont cette attrait pour les hauteurs : le savant fou de « La soif d’inventions » a placé une porte au plafond, pour l’inspiration ; l’habitant du « Paradis sous le plafond » s’évade en montant à une échelle qui le mène à son paradis en entresol – le spectateur doit lui-même effectuer une ascension par l’escalier extérieur pour voir cette pièce. Le troisième personnage, « Comment se perfectionner », semble plus cartésien mais revêt plusieurs fois par jour des ailes d’ange. Les livres disposés sur la table et dans sa bibliothèque laissent entendre que cet Icare en devenir n’est pas perfectible par le seul port des ailes, mais que l’élévation peut également être spirituelle. Les chaussures et les chaussons posés sous le lit ajoutent encore à l’effet de réel. « Ne jamais rien jeter » souligne l’importance de l’objet dans la création des artistes. Au-delà d’un usage readymade, la collection de ce personnage renvoie à une profonde angoisse de voir sa vie disparaître. Il s’agit d’un archivage de l’inutile (étiquetage, 17 Collection du Centre Georges Pompidou, Paris. De nombreux exemples sont possibles : dans les Albums de Kabakov, la famille Komarov est douée du pouvoir de voler ; A qui sont ces ailes ? sur la façade d’un commissariat d’Utrecht en 1991 ; Les Ailes (Comment devenir meilleur ou comment devenir un ange) (1998) ; Angelology (2010) ; Fallen Angel (2012) ; etc. 18 6 classification), d’une muséification de la décharge19. Grâce à cette collection de détritus, la chambre devient une enceinte mentale sur laquelle il peut régner en maître. Selon Baudrillard, la collection est l’assurance de contrôler le processus de son existence, de dépasser symboliquement l’existence réelle20. Pour ce personnage qui n’arrive pas à définir d’ordre d’importance entre une clé ou mouchoir usagé, privilégier l’un plutôt que l’autre le précipiterait vers un destin tragique : être à son tour considéré sans importance et relégué. Une aura négative des objets est également convoquée dans « La soif d’inventions » : le personnage place des objets fonctionnels – tasses, casseroles, couteaux – porteurs, selon lui, d’une mauvaise aura, dans un coin sombre afin de leur faire perdre leurs propriétés négatives. Les objets peuvent aussi être vecteurs de mémoire : « Je plonge dans mes souvenirs » est l’histoire d’une femme dont la vieillesse solitaire souffre d’un profond ennui. Sa jeune voisine lui installe un vidéoprojecteur qui diffuse les images de sa vie passée. Ainsi, chaque jour, elle voyage dans ses souvenirs. Les éléments constituant cette pièce ont appartenu à une amie d’Emilia Kabakov, qui les lui a légués21. Ses propres photographies sont projetées sur l’écran, entrecoupées de clichés personnels des artistes. Dans un cas comme celui-ci, les objets sont traités de manière anonyme. Dans ce cas en particulier, mon amie avait une histoire très intéressante: fille de médecin à Samarkand, elle a émigré en Pologne puis à Paris, et enfin à New York et elle s'est retrouvée dans une maison de retraite à Long Island. Elle n'avait pas de famille et avait accumulé de nombreuses affaires, des photos. Je lui ai apporté mon aide. Certaines venaient de Russie, d’autres de France, ou de New York. Et elles convenaient très bien à cette pièce en particulier.22 Tous y est donc chargé d’histoire au sens propre et les objets ont un rôle d’intercession symbolique entre réel et imaginaire. La valeur d’authenticité donne à cette chambre une fonction de mémorial, y consignant des souvenirs privés pour une mise en Histoire, publique. Chez Ilya Kabakov, les objets incarnent l’univers duquel ils sont issus, et comme par un jeu de reflet, en diffusent l’aura. Voir également l’œuvre La Caisse de Détritus (1990). Jean Baudrillard, Le système des objets, Gallimard, Paris, 1968. 21 Mais rien n’indique ce fait. 22 Entretien avec Emilia Kabakov, juin 2013. 19 20 7 Cette œuvre est tout à fait représentative du travail d’Ilya Kabakov, puisqu’elle réunit à la fois ses caractéristiques conceptuelles élaborées dans les années 70 à Moscou, son attachement à l’écriture et à la mémoire, et son ouverture au « non-soviétique » et à des thèmes universels, favorisée par l’arrivée d’Emilia. Outre les qualités indéniables de cette œuvre, il serait néanmoins délicat de conclure sans un bémol. En effet, cette installation a pour le moins manqué son public. Il est très appréciable que la ville de Bordeaux ait été dotée d’une œuvre de cette envergure, mais il demeure regrettable que son rayonnement soit, tant sur un plan local que national, si peu favorisé. En effet, le CAPC à qui a échu la conservation de l’œuvre, ne dispose pas du matériel de médiation nécessaire – plaquette ou catalogue, ni d’un budget permettant d’y accéder. Des visites sont cependant organisées pour les scolaires, et nous pouvons nous réjouir qu’une médiation institutionnelle soit en préparation23. 23 Lors de la publication de ce compte-rendu, Véronique Darmanté, enseignante mise à disposition au CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux, menait cette médiation. A l’heure actuelle, la visite du site est inclue dans un circuit global de découverte des œuvres de la commande publique évoquée plus haut, sans véritable point d’appui. 8