Papers
on French Seventeenth Century
Literature
Review founded by Wolfgang Leiner
Volume XXXIX (2012)
Number 77
Editor
Rainer Zaiser
Editorial Staff
Michaela Doyen, Béatrice Jakobs
Jana Mücke, Frederike Rass,
Stephanie Schmidt-Janus
PFSCL / Biblio 17
Tübingen
Gunter Narr Verlag Tübingen
Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17
Editor: Rainer Zaiser
© 2012 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG
P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen
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Printed in Germany
ISSN 0343-0758
Sommaire
LES REPRESENTATIONS DU XVIIe SIECLE DANS LA LITTERATURE POUR
LA JEUNESSE CONTEMPORAINE : PATRIMOINE, SYMBOLIQUE, IMAGINAIRE
EDWIGE KELLER-RAHBÉ et MARIE PÉROUSE-BATTELLO
Représentations du XVIIe siècle dans la littérature pour la jeunesse :
patrimoine, symbolique, imaginaire.......................................................... 307
I. « Faire XVIIe siècle » : modèles linguistiques et génériques
ANNA ARZOUMANOV
Parler XVIIe siècle : étude d’une fiction linguistique
dans deux romans d’Anne-Marie Desplat-Duc ........................................... 32
DOROTHÉE LINTNER
L’héroïsme comique : l’influence des histoires comiques
du XVIIe siècle sur la littérature de jeunesse contemporaine..................... 33
CLAUDINE NÉDÉLEC
Le XVIIe siècle dans De Cape et de Crocs..................................................... 3
II. Politiques éditoriales
BERTRAND FERRIER
Quatre filles et une couronne : le XVIIe siècle, un révélateur
de l’identité du roman contemporain pour la jeunesse.............................. 36
JOCELYN ROYÉ
D’or et de dentelles : les représentations du XVIIe siècle
sur les couvertures de romans ................................................................... 37
III. Questions de genre
CHRISTINE MONGENOT
Jeunes filles du XVIIe siècle pour jeunes lectrices d’aujourd’hui,
ou la fabrique du féminin en littérature de jeunesse ................................. 3
PFSCL XXXIX, 77 (2012)
302
Sommaire
ANNE-MARIE MERCIER-FAIVRE
Les deux visages de la sorcière : l’affaire des poisons (1679-1681)
dans le roman historique pour la jeunesse ................................................ 4
MARIE-LAURENTINE CAËTANO
La Palatine, une princesse hors du commun dans
la littérature pour la jeunesse .................................................................... 43
IV. L’histoire à l’épreuve de la fiction pour la jeunesse :
bienfaits et limites de la simplification
LAURENT THIROUIN
Tartuffe raconté aux enfants : exercices d’idéologie.................................. 4
YVES KRUMENACKER
La mémoire du protestantisme dans les romans de littérature
pour la jeunesse......................................................................................... 4
DOMINIQUE PICCO
L’éducation des enfants du Grand Siècle au prisme de la
littérature de jeunesse contemporaine....................................................... 48
V. S’émanciper de Versailles
HÉLÈNE MERLIN-KAJMAN
La fiction « classique » : le plaisir du dépaysement et de
l’interrogation morale (La Désobéissance de Pyrame) ................................. 5
MARIE-HÉLÈNE ROUTISSEAU
Oublie-nous, les paradoxes de la mémoire à l’épreuve
de la littérature.......................................................................................... 52
MATTHIEU FREYHEIT
Aventuriers de la mer : histoire parallèle d’un Siècle d’or......................... 53
COMPTES RENDUS
Hall Bjørnstad
Créature sans Créateur. Pour une anthropologie baroque
dans les Pensées de Pascal
(ANNE RÉGENT-SUSINI) ............................................................................. 5
Sommaire
303
Patrick Dandrey
Quand Versailles était conté : La cour de Louis XIV
par les écrivains de son temps
(OREST RANUM)....................................................................................... 55
Jean Leclerc (éd.)
L’Antiquité travestie : anthologie de poésie burlesque (1644-1658)
(CLAUDINE NÉDELEC)................................................................................ 5
Daniel Vaillancourt
Les urbanités parisiennes au XVIIe siècle : Le livre du trottoir
(GOULVEN OIRY)...................................................................................... 5
LIVRES REÇUS …………………………………………………………………56
Parler XVIIe siècle :
étude d’une fiction linguistique dans deux romans
d’Anne-Marie Desplat-Duc
ANNA ARZOUMANOV
(UNIVERSITE PARIS IV-SORBONNE)
À la manière d’un pays exotique, le XVIIe siècle confronte le lecteur à un
ailleurs, à un monde en décalage avec le sien. Il n’y a qu’à lire les propos
d’Anne-Marie Desplat-Duc pour s’en convaincre :
Les romans historiques sont de merveilleuses machines à remonter le
temps… On choisit l’époque dans laquelle on a envie de se promener, on
ouvre le livre et hop, nous voilà partis !1
L’auteur insiste ici sur l’instantanéité d’un voyage, qui, à la manière d’une
« téléportation », s’opèrerait dès l’ouverture du livre.
Aux seuils du texte est dévolu le rôle de promettre un tel dépaysement
spatio-temporel et d’en favoriser les conditions2. Toutefois, celui-ci ne devient effectif qu’au moment de la lecture proprement dite. Pour qu’il s’opère
avec succès, la langue peut en être un des vecteurs essentiels, car elle est
une des marques les plus immédiatement évidentes d’une « couleur locale ».
Ce n’est donc pas un hasard si les auteurs de ce genre ont tendance à privilégier le récit à la première personne qui favorise l’identification des
jeunes lecteurs et implique de recourir à une langue historiquement marquée. Pour témoigner de son appartenance à une période révolue, le
narrateur-personnage doit s’exprimer dans une langue qui apparaisse en
décalage avec celle parlée par le destinataire et qui puisse être reçue comme
un parler XVIIe, quelle qu’en soit la réalité historique. Le problème, d’autant
plus fort pour les romans destinés à la jeunesse, est que ce dépaysement
linguistique ne va pas sans risques, car une certaine lisibilité doit être main1
2
Interview d’Anne-Marie Desplat-Duc publiée sur le site Les Colombes du Roi-Soleil
http://www.histoiredenlire.com/interviews/interview-anne-marie-desplatduc.php.
Sur ce point, voir l’article de Jocelyn Royé dans ce même numéro.
PFSCL XXXIX, 77 (2012)
32
Anna Arzoumanov
tenue pour ne pas décourager d’emblée les jeunes lecteurs. Il faut donc inventer une langue qui réponde à cette double exigence de lisibilité et
d’étrangeté.
L’attention portée à l’imitation d’un langage XVIIe siècle n’est pas toujours la même chez les auteurs du genre. Certains d’entre eux reconnaissent
recourir à une même langue, que le roman soit ancré au XVIIe ou au XIXe
siècle3. Le procédé le plus utilisé pour faire archaïque consiste alors à
adopter un niveau de langue soutenu, perçu comme suffisamment dépaysant
pour être accepté comme la marque d’un état de langue ancien. Néanmoins,
dans ce tableau général, les romans d’Anne-Marie Desplat-Duc nous ont
paru constituer une exception, parmi d’autres, pour l’intérêt apporté à la
langue, qui selon l’auteur contribuerait largement au succès de sa série,
parce qu’il serait « un bon moyen pour que le lecteur se sente transporté à
cette époque »4. Le site internet dédié aux Colombes du Roi-Soleil illustre bien
cette importance donnée au parler XVIIe siècle, comme élément à part
entière de l’univers si différent des Colombes : une rubrique y est spécialement réservée au « langage des Colombes » qui en répertorie un certain
nombre de tours caractéristiques. La présentation qui est faite du « langage
de cette époque » insiste d’ailleurs sur l’écart qui le sépare de la langue de la
jeune lectrice du XXIe siècle :
Au XVIIe siècle, on ne parlait pas comme on parle de nos jours. Certains
mots employés alors n’existent plus et actuellement on emploie des mots
que l’on ne connaissait pas à l’époque de Louis XIV.5
C’est bien ici le dépaysement linguistique qu’entraîne le parler des Colombes qui est mis en relief. On voit cependant poindre ici l’idée qu’il
existerait un langage de « l’époque de Louis XIV », cohérent et stabilisé,
dans lequel les Colombes s’exprimeraient. Ce langage XVIIe siècle ne
constitue pourtant bien évidemment qu’une fiction linguistique6, qu’une
représentation nécessairement partielle et fantasmée, construite à partir des
sources d’un auteur qui a largement tendance à privilégier la littérature
féminine aristocratique (les Lettres de Mme de Sévigné, des Mémoires
féminins). De plus, l’auteur sélectionne elle-même les tours lui paraissant les
plus caractéristiques de ce parler XVIIe siècle qu’elle cherche à imiter :
3
4
5
6
C’est le cas par exemple d’Anne-Sophie Silvestre.
Interview d’Anne-Marie Desplat-Duc citée ci-dessus.
http://www.lescolombesduroisoleil.com/Le-langage-des-Colombes.html.
Sur ce point, voir Delphine Denis, « Ce que parler ‘prétieux’ veut dire : les
enseignements d’une fiction linguistique au XVIIe siècle », L’Information grammaticale, n° 78, juin 1998, p. 53-58, « Pratiques du pastiche au XVIIe siècle : écrire
comme un autre », Papers on French Seventeenth Century Literature, à paraître.
Parler XVIIe siècle : étude d’une fiction linguistique
32
Lorsque je trouve une tournure spéciale, un mot ancien disparu, je le note
dans un cahier pour le réutiliser (laver la cornette, tomber en pâmoison, dans
son particulier).7
Dans son travail préparatoire de documentation, l’auteur note donc avec
soin des « tournures spéciales », des « mots anciens disparus » afin de pouvoir les importer ensuite dans ses propres romans. Anne-Marie Desplat-Duc
pratique donc une écriture que l’on peut qualifier de volontairement archaïsante. Pour examiner la forme que peut prendre cette réappropriation d’un
langage suranné, nous observerons deux de ses romans, qui n’ont pas rencontré un succès égal et ne mènent pas de la même manière cette expérimentation langagière. Le premier est le tome V d’une série, Les Colombes du
Roi-Soleil8, dont la faveur auprès des jeunes lectrices ne se dément pas (la
série réunit déjà dix volumes, dont le dernier a été premier des ventes
jeunesse lors de sa sortie). Il suffit d’en lire un extrait pour voir combien
cette langue combine lisibilité et marquage archaïque :
Cependant, sa compagnie n’était point joyeuse, car elle était amoureuse de
Simon et elle hésitait entre fuir avec lui, ce que son éducation réprouvait, et
attendre d’avoir vingt ans pour pouvoir l’épouser, ce qui lui coûtait beaucoup.9
Pour toute jeune lectrice du XXIe siècle, cette langue peut être reçue comme
une langue surannée, car fortement éloignée de la sienne : un certain
nombre de termes ne font vraisemblablement pas partie de son vocabulaire
courant (cependant, compagnie, ne… point, joyeuse, réprouvait, épouser).
Cependant, cette séquence reste parfaitement compréhensible et ne présente
aucune difficulté linguistique particulière. Il n’en va pas toujours de même
pour le second roman du corpus, intitulé L’Enfance du Soleil. Dans ce romanmémoires qui, pour l’instant, peine à trouver son public, Louis XIV en
personne nous raconte son enfance, dans une langue dont le caractère
archaïque est souvent plus appuyé et qui se trouve de fait moins immédiatement lisible que celle des Colombes. En témoigne ce passage extrait de
la description du cérémonial du repas :
Bientôt l’huissier qui avait crié voilà une demi-heure dans la salle des
gardes : Messieurs, au couvert du roi ! entra, suivi du maître d’hôtel avec
son bâton ainsi que des personnes portant les plats couverts au sortir des
cuisines. Deux gardes du corps fermaient la marche.
7
8
9
Interrogée sur ses sources, l’auteur nous a cité ces références.
Anne-Marie Desplat-Duc, Les Colombes du Roi-Soleil, Paris, Flammarion, 20052011, 10 volumes.
Anne-Marie Desplat-Duc, Le Rêve d’Isabeau, Les Colombes du Roi-Soleil, tome V,
Paris, Flammarion [2007], 2011, p. 8 [désormais Colombes V, 8].
3
Anna Arzoumanov
Philippe et moi, nous nous amusâmes beaucoup de ce cérémonial.
Les plats furent posés sur la desserte du prêt. Le maître d’hôtel plongea
alors une mouillette dans chacun et la fit goûter à celui des valets qui le
portait.
Il y eut d’abord quatre petits potages, huit petites entrées, deux grands et
deux petits plats de rôt, deux grands, deux moyens et deux petits entremets.10
Un plus grand nombre de mots arrêtent ici le lecteur et constituent un
obstacle à sa bonne compréhension du passage : huissier, salle des gardes, au
couvert, prêt, rôt, etc. Les deux romans ne présentent certes pas le même
niveau de difficulté, mais ont la caractéristique commune de mettre en
œuvre une écriture archaïsante, hétérogène parce qu’elle mêle des tours
empruntés à divers états de langue. Dans une langue moderne, apparaissent
des éléments empruntés à un état de langue ancien, glanés au cours des
lectures de l’auteur.
Pourtant, pour qu’une écriture soit considérée comme archaïque, il n’est
pas toujours nécessaire qu’elle soit truffée d’expressions surannées. Il suffit
qu’elle provoque un effet d’archaïsme11, qui peut être suscité par le seul fait
qu’elle apparaisse en décalage avec la langue du lecteur. Or, entre un public
de littérature pour la jeunesse et un public d’universitaires, mais aussi entre
celui de L’Enfance du Soleil et celui, plus jeune, des Colombes, les compétences linguistiques ne sont pas les mêmes et les signes de reconnaissance
d’un langage XVIIe siècle peuvent considérablement changer en fonction du
récepteur, car ils sont tributaires de l’« aspect variable de [leur] sentiment
lexical »12. Une telle définition de l’archaïsme comme catégorie relevant
pour une bonne part de la réception13 rend illusoire toute entreprise de
repérage exhaustif et objectif. Néanmoins, certains faits caractéristiques de
l’écriture archaïsante d’Anne-Marie Desplat-Duc peuvent être isolés.
10
11
12
Anne-Marie Desplat-Duc, L’Enfance du Soleil, Paris, Flammarion, 2007, p. 66
[désormais Enfance, 66].
Pour cette définition de l’archaïsme comme effet, voir notamment Stylistique de
l’Archaïsme, Colloque de Cerisy ss la direction de Laure Himy-Piéri et Stéphane
Macé, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2010.
Paul Zumthor, « Introduction aux problèmes de l’archaïsme », Cahiers de
l’association internationale des études françaises, 1967, vol. 19, p. 11-26.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_05715865_1967_num_19_1_2328.
13
Pour une mise au point sur cette définition de l’archaïsme comme effet, voir
notamment Stylistique de l’Archaïsme, op. cit.
Parler XVIIe siècle : étude d’une fiction linguistique
3
Archaïsmes civilisationnels
Pour créer l’illusion d’un parler XVIIe siècle, le procédé le plus nettement
perceptible est lié à la présence de ce que l’on pourrait appeler des
archaïsmes civilisationnels, autrement dit des termes renvoyant à d’anciennes normes ou coutumes qui ont disparu en même temps que le référent
qu’ils désignent. Ce ne sont donc pas des archaïsmes linguistiques à proprement parler, dans la mesure où il n’y a pas concurrence entre deux états de
langue, ancien et moderne. Ils ne présentent pas tous le même degré de
difficulté pour le lecteur. Mis à part dans quelques contextes exceptionnels,
le terme de princesse ne renvoie ainsi plus à aucune réalité en France au XXIe
siècle et peut être rangé parmi les archaïsmes civilisationnels : il contribue à
faire voyager le lecteur dans le temps, tout en ne faisant aucunement
obstacle à la bonne compréhension du texte. Le terme de cache-cache mitoulas constitue lui aussi un archaïsme civilisationnel, dans la mesure où il
renvoie à un ancien jeu, mais il ne peut être compris par le jeune lecteur
qu’accompagné d’une note – et l’on sait à quel point ce type d’appareillage
décourage une grande majorité de lecteurs. Ce terme introduit donc dans la
langue une hétérogénéité plus grande qui entrave fortement la lecture. C’est
ce qui explique que les termes appartenant à cette catégorie soient beaucoup moins fréquents que les premiers, mais aussi moins variés et rentabilisés à souhait : le jeu du cache-cache mitoulas revient ainsi à plusieurs
reprises dans Les Colombes et dans L’Enfance du Soleil, si bien qu’il finit par
devenir familier au lecteur. Dans L’Enfance du Soleil, ces archaïsmes civilisationnels sont cependant beaucoup plus fréquents, car de longs passages
sont consacrés à des descriptions de la chasse14, de la guerre15, de la vie
domestique16. Cette récurrence de mots renvoyant à des réalités inconnues
du lecteur crée un effet d’étrangeté qui dépayse certes, mais rend le texte
plus ardu.
Quel que soit leur degré de difficulté, les archaïsmes civilisationnels
produisent l’effet d’une langue archaïsante, parce qu’ils ont tendance à
contaminer leur voisinage textuel et à lui donner une coloration surannée, à
la manière de ce que Georges Molinié appelle des « connotateurs d’atmos-
14
15
16
On peut relever par exemple faisanderies, grand veneur, sonneur, curée.
Parmi les nombreux termes appartenant au vocabulaire militaire qui reviennent de
façon récurrente, on peut relever les chevau-légers, le portefaix, l’enseigne, la
pertuisane, les bouëtes, le mousquet.
C’est dans ce domaine que l’on retrouve le plus d’archaïsmes civilisationnels :
chaufferette de braises, électuaire, grenache, emmailloter, médianoche, corps de jupe,
moucheurs de chandelles, chaise d’affaire, chaise percée, etc.
3
Anna Arzoumanov
phère »17. Accompagnés, comme on va le voir, d’un niveau de langue
soutenu, ils évoquent efficacement, pour le jeune lecteur, la société d’Ancien
Régime.
Parler XVIIe et langue soutenue
Dans la plupart des romans de littérature pour la jeunesse s’opère une assimilation très puissante entre français classique et niveau de langue soutenu.
Accompagné de quelques efficaces archaïsmes civilisationnels jouant le rôle
de connotateurs d’atmosphère, ce niveau de langue peut largement suffire à
connoter un état de langue ancien. Le terme épouser, par exemple, n’est pas
nécessairement assimilable à lui seul à une manière de parler surannée,
mais lorsqu’il s’accompagne d’un terme comme princesse, il peut connoter
un parler XVIIe siècle. Le sentiment d’archaïsme est ici d’autant plus fort
chez le jeune lecteur qu’il n’a pas les mêmes usages linguistiques que ses
aînés et que le niveau de langue soutenu lui apparaît à bien des égards
comme une langue étrangère.
Une des marques les plus reconnaissables de ce niveau de langue est
l’emploi récurrent de ses tiroirs temporels caractéristiques : le passé simple
et le subjonctif imparfait18. Une séquence célèbre du film Entre les murs nous
rappelle en effet à quel point ce tiroir temporel connote, a fortiori pour les
jeunes lecteurs, un état de langue désormais disparu. Lorsque le professeur
fait une leçon à ses élèves sur la conjugaison du subjonctif imparfait, il se
voit répliquer « Même ton arrière grand-père, il disait pas ça, c’est dans le
Moyen Âge, ça ! ». Dans les deux textes, l’auteur privilégie ce tiroir temporel
marqué, et la concordance des temps au subjonctif imparfait est presque
toujours respectée19 (l’on sait pourtant qu’elle était loin d’être systématique
au XVIIe siècle). Cette fréquence du subjonctif imparfait est également due
au nombre très important de phrases complexes qui constituent elles aussi
l’une des marques du niveau de langue soutenu.
L’auteur choisit également des mots marqués comme littéraires, qui ont
sa prédilection par rapport à leurs synonymes non marqués. Ainsi les per17
18
19
Georges Molinié, « Style tragique ou style racinien ? », La Licorne, n° 50, 2009.
http://licorne.edel.univ-poitiers.fr/document.php?id=4387. Voir aussi « Pour une
sémiologie de l’archaïsme », dans Stylistique de l’Archaïsme, op. cit., p. 107-120.
Sur ce point, voir Gilles Magniont, « Le subjonctif imparfait entre dérision et
sacré », ibid., p. 289-311.
Elle peut ainsi donner lieu à des subjonctifs imparfaits particulièrement dépaysants pour le lecteur moderne : « Je l’aurais imité avec plaisir, mais l’instant me
semblait trop grave pour que je m’adonnasse à ces jeux d’enfants. » (Enfance, 131).
Nous soulignons.
Parler XVIIe siècle : étude d’une fiction linguistique
3
sonnages utiliseront presque systématiquement songer, sot, narrer, se farder,
ne…point, l’adverbe fort, le déterminant force, etc., plutôt que leurs variantes
courantes, penser, idiot, raconter, se maquiller, ne…pas, très, beaucoup de. Pour
la plupart, ces mots ne sont pas spécifiquement étiquetés XVIIe siècle et ont
pu être forgés plus tard, mais ont en commun d’être tous indiqués dans le
dictionnaire comme étant peu usités ou littéraires. S’ils sont privilégiés, c’est
parce qu’ils sont facilement compréhensibles, tout en connotant un état de
langue ancien par le décalage avec la langue du lecteur qu’ils introduisent.
Il importe donc de faire naître chez le récepteur un sentiment d’une langue
renvoyant à des temps révolus et permettant de faciliter l’illusion
référentielle.
Une telle équivalence entre langue classique et langue soutenue est
largement fondée sur une image d’Épinal transmise par notre culture scolaire, livresque et télévisuelle, à laquelle ces romans n’échappent pas : au
Grand Siècle correspond une belle langue, policée et recherchée. Dans la
littérature pour la jeunesse contemporaine, le sentiment d’un parler XVIIe
siècle peut en réalité ne reposer que sur les deux procédés identifiés jusqu’à
maintenant, dans la mesure où le jeune lecteur n’est pas forcément apte à
juger si cette langue archaïque constitue une imitation satisfaisante du
français classique. À l’inverse, Anne-Marie Desplat-Duc a l’ambition affichée
d’imiter un parler XVIIe siècle et de rendre sensible sa spécificité. C’est
pourquoi son écriture est également émaillée de ce que Jean-François
Sablayrolles appelle des « paléologismes »20.
Paléologismes
Dans la terminologie de Jean-François Sablayrolles, avoir recours à un
paléologisme, c’est préférer à son équivalent moderne un signifiant ancien,
définitivement disparu, autrement dit un « mot mort ». Les paléologismes
sont en général inconnus des membres d’une communauté linguistique qui
n’ont pour eux aucun signifié disponible dans leur mémoire, à moins d’être
spécialistes de la période en question. Ils sont dans la même situation que
les néologismes, car le lecteur les rencontre pour la première fois. Comme
20
Jean-François Sablayrolles, La Néologie en français contemporain : examen du
concept et analyse de productions néologiques récentes, Paris, Champion,
coll. « Lexica : mots et dictionnaires », 2000, « Terminologie de la néologie : lacunes, flottements et trop pleins », dans La terminologie linguistique. Problèmes
épistémologiques, conceptuels et traductionnels, sous la direction de Franck Neveu,
Caen, Presses Universitaires de Caen, 2006, p. 79-90, « Archaïsme : un concept
mal défini et des utilisations littéraires contrastées », dans Stylistique de
l’Archaïsme, op. cit., p. 43-65.
3
Anna Arzoumanov
ils lui demandent un effort important de construction du sens, leur
utilisation trop fréquente risque de nuire tout particulièrement à la lisibilité
du texte. C’est ce qui explique qu’Anne-Marie Desplat-Duc en exploite un
stock assez réduit et répétitif : on trouve par exemple deux occurrences de
méliorer (ancienne forme de améliorer) dans le 5e tome des Colombes et trois
dans L’Enfance du Soleil, trois de l’interjection las (ancienne forme de hélas)
dans le premier et douze dans le second.
La plupart des paléologismes utilisés par Anne-Marie Desplat-Duc ont
une certaine transparence morphologique qui les rend facilement compréhensibles. Dans le cas le plus fréquent, il est en effet possible d’y isoler une
base. Dans les adverbes présentement et vitement par exemple, le lecteur
reconnaît assez aisément les bases présent et vite. Dans ce premier type, on
peut relever également repentance (base repent-), souvenance (base souven-),
menterie (base ment-), énamouré (base amour), marinier (base marin-), barbaresque (base barbar-), froidure et froidureux (base froid). Ces paléo-logismes
sont donc rentables, dans la mesure où ils s’exhibent comme archaïsmes du
fait de leur absence d’existence en français moderne, tout en restant assez
facilement compréhensibles.
Le deuxième type de paléologismes est également peu coûteux d’un
point de vue interprétatif. Les termes relevant de cette catégorie ont une
famille dérivationnelle toujours productive en français moderne. Dans verser
par exemple (qui a la plupart du temps le sens de renverser dans les deux
textes), on reconnaît aisément son dérivé renverser. Appartiennent à cette
catégorie des termes comme méliorer (› améliorer), las (› hélas), sieur (› monsieur), mante (› manteau).
L’auteur a également recours à d’autres paléologismes, dont le suffixe,
flexionnel ou dérivationnel a été refait : courre/courir, tétins/tétons, souris/
sourire, souvenance/souvenir, repentance/repentir.
En ayant recours à ces trois types de paléologismes, l’auteur parie sur les
compétences du lecteur en morphologie lexicale, ce qui constitue d’ailleurs
un excellent entraînement à la gymnastique intellectuelle que les textes anciens demandent à leurs lecteurs. La compréhension des locutions, très fréquentes, non point, si fait repose sur ce même processus qui consiste à en
déduire le sens par le rapprochement avec les éléments qui les composent.
D’autres paléologismes enfin sont beaucoup moins transparents pour le
jeune lecteur : des termes comme marri, deviser, heures de relevée, trépas, etc.,
nécessitent une note et la trop fréquente utilisation de ce type de paléologismes peut nuire à l’intelligibilité du texte.
Du point de vue des prescripteurs, plus informés de l’histoire de la
langue française que les jeunes lecteurs, la présence de ces paléologismes
sera sûrement reçue comme la marque la plus efficace d’une langue visant à
Parler XVIIe siècle : étude d’une fiction linguistique
3
faire XVIIe siècle. Pour la plupart, ils correspondent à ces mots glanés au
cours des lectures de l’auteur et répertoriés dans la liste proposée au lecteur
sur le site des Colombes. Parce qu’ils présentent l’inconvénient de freiner le
jeune lecteur, mais l’avantage d’être des marques particulièrement ostentatoires d’une langue archaïque, ces paléologismes sont saupoudrés ici ou là,
sans réel esprit de système : Anne-Marie Desplat-Duc confie à ce propos
« aimer émailler ses romans de mots ou d’expressions de cette époque »21.
Enfin, le dernier procédé concernant les archaïsmes lexicaux employés
par Anne-Marie Desplat-Duc consiste dans la réactivation du sens ancien de
certains mots.
Réactivation d’un sens ancien
Le coût de ce dernier type d’archaïsmes lexicaux en termes de lisibilité est
lourd, dans la mesure où le sens ancien risque de n’être pas activé par un
lecteur croyant avoir reconnu un mot familier ne posant aucun problème de
compréhension particulier. Ainsi le coquin ne désignera pas nécessairement
pour tous un « bandit »22, les placards23 des « affiches », incommoder24
« rendre malade », les incommodés25 des « castrats », marquer26 « exprimer »,
un transport27 une « vive émotion », le particulier28 « l’intimité », les clairvoyants29 les « voyants », les degrés de l’escalier30 les « marches », etc.
En plus de comporter des risques de mécompréhension, ce type d’archaïsmes a l’inconvénient d’être moins immédiatement perceptible. Tous ces
mots, si leur sens ancien n’est pas reconnu, ne connotent pas immédiatement pour un public de littérature de jeunesse le XVIIe siècle. L’on
comprend dès lors que le stock de ces termes soit très réduit dans les
Colombes et peu fourni dans L’Enfance du Soleil.
On trouve également dans le parler XVIIe des romans d’Anne-Marie
Desplat-Duc un certain nombre d’archaïsmes syntaxiques, qui correspondent
à certaines tendances du français classique.
21
22
23
24
25
26
27
28
29
30
Interview déjà citée. Nous soulignons.
Enfance, 122, 130, 286.
Ibid., 149.
Ibid., 20, 163, 209, 226.
Ibid., 96 ; Colombes, V, 196.
Enfance, 50, 97, 128, 150, 179, 189, 302, 317.
Ibid., 313.
Ibid., 145, 332.
Ibid., 13.
Ibid., 51.
33
Anna Arzoumanov
Archaïsmes syntaxiques
Dans les deux romans, certains patrons syntaxiques caractéristiques du français classique sont décelables. Cependant, ces emprunts à un état de langue
ne répondent à aucun esprit de système et il serait vain d’essayer d’y trouver
une cohérence. Il est ainsi probable que l’auteur importe des tournures
préfabriquées, glanées au cours de ses lectures, sans recourir elle-même à
une combinatoire lui permettant de forger d’autres phrases à partir des
modèles repérés.
Parmi ces phénomènes syntaxiques propres au français classique, on
peut repérer au premier chef l’utilisation fréquente de locutions verbales à
déterminants zéro31 : avoir souvenance32, faire visite33, être bien aise de34, avoir
grand plaisir à35, faire grand bruit36, avoir nom37, donner bénédiction38, faire
faute39, etc.
Dans les cas de déterminants zéro, on peut remarquer également l’usage
de constructions déjà senties comme archaïques par Vaugelas, bien qu’encore très fréquentes durant tout le XVIIe siècle : les constructions attributives
en c’est suivi d’un nom abstrait avec déterminant zéro (« C’est pitié que tous
ces trésors soient partis en fumée »40 ou encore « Ce serait grand péché
qu’être l’auteur de sa mort »41) et les séquences de l’impersonnel à déterminant zéro (« Il y eut bal »42, « Il y eut grand émoi à Fontainebleau »43).
Pour ce qui est du système des pronoms, il est à peu près conforme au
français moderne. Seuls quelques résidus du système classique sont répartis
çà et là. Ainsi, alors que les pronoms démonstratifs ce et cela sont en concurrence au XVIIe siècle pour être sujets de la copule être dans les constructions
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Le déterminant zéro est une marque de la coalescence entre un verbe support et le
nom prédicatif. Nathalie Fournier souligne que « le français classique se caractérise par une grande vitalité de ces formes avec une grande variété de verbes
supports et de noms prédicatifs » (Grammaire du français classique, Paris, Belin,
1998, p. 155).
Enfance, 319.
Ibid., 62.
Ibid., 15, 256, 294.
Ibid., 47.
Ibid., 106.
Ibid., 286.
Ibid., 182.
Colombes, V, 251.
Enfance, 137. Nous soulignons.
Ibid., 202. Nous soulignons.
Ibid., 315. Nous soulignons.
Ibid., 248. Nous soulignons.
Parler XVIIe siècle : étude d’une fiction linguistique
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attributives, seule une expression conserve la trace de cet ancien état de
langue : « Cela est affreux ! »44.
De l’utilisation encore fréquente du pronom relatif dit de liaison, référant à un énoncé antérieur, ne reste qu’une expression figée récurrente dans
L’Enfance : « Après quoi, nous restâmes »45.
Pour ce qui est du pronom interrogatif que, il ne conserve sa plus grande
extension caractéristique du français classique que dans quelques expressions : « Je ne sais plus que faire »46, « Que vous semble de cet étranger ? »47, « Que vous semble-t-il de cette porte ? »48.
L’ordre des mots des pronoms compléments est lui aussi dans l’ensemble
assez conforme au français moderne et l’on ne peut repérer que quelques
phénomènes dits de la « montée du clitique » : « Le roi s’alla mettre au
lit »49, « Je l’allais voir »50, « Je voulus m’aller baigner »51, « s’aller coucher »52, « il me faut bien servir »53, etc. Dans cette dernière occurrence, on
remarque d’ailleurs un cas d’ambiguïté référentielle caractéristique du français classique : il me fallait servir est susceptible de deux interprétations (1. Il
faut que je serve, 2. Il faut qu’on me serve).
Conformément aux tendances relevées dans les usages du XVIIe siècle,
les tournures impersonnelles sont un peu plus fréquentes qu’en français
moderne : il me souvint que54, il vous a plu prendre55, il m’amusait de56, il n’y
paraîtra plus57...
Hormis quelques autres cas très isolés, ce sont là les principaux
phénomènes syntaxiques que l’on peut relever dans les deux romans. La
recherche d’une syntaxe archaïque y est donc manifeste, même si elle repose
surtout sur la réappropriation de quelques tournures « spéciales », remarquées par l’auteur.
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Ibid., 317. Nous soulignons.
Ibid., 85, 116, 224 et 247. Nous soulignons.
Colombes, V, 153, 200. Nous soulignons.
Enfance, 326. Nous soulignons.
Ibid., 326. Nous soulignons.
Ibid., 33. Nous soulignons.
Ibid., 37. Nous soulignons.
Ibid., 147. Nous soulignons.
Ibid., 332. Nous soulignons.
Colombes, V, 180. Nous soulignons.
Enfance, 139.
Ibid., 182.
Ibid., 186.
Ibid., 275.
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Anna Arzoumanov
Le sentiment d’un parler XVIIe siècle repose finalement sur l’utilisation d’un
nombre assez restreint de faits de langue. Le procédé le plus utilisé reste le
recours à des anachronismes civilisationnels combiné à l’adoption d’un
niveau de langue soutenu. Il y a là un imaginaire de la langue empreint de
nostalgie qui renvoie à l’idée de sa décadence progressive, le XVIIe siècle
figurant un âge d’or, où le bien parler aurait régné en maître. Cette fiction
linguistique d’une langue distinguée a tout pour plaire au public privilégié
des Colombes, à savoir de toutes jeunes filles aimant singer le comportement
aristocratique des princesses. En revanche, dès qu’elle est poussée un peu
plus loin et destinée à un autre public58, cette expérimentation langagière
semble condamner les textes à ne pas connaître le même succès. Le relatif
échec de L’Enfance du Soleil, dont la tendance archaïsante est beaucoup plus
marquée, le montre de manière exemplaire. La marge de manœuvre en
termes d’inventivité langagière paraît donc assez restreinte, si l’on tient
compte de l’impératif commercial.
Néanmoins, dans Les Colombes, l’archaïsme naît certes majoritairement
d’un effet de contagion lié à d’efficaces connotateurs d’atmosphère saupoudrés dans le texte sans véritable cohérence, mais ils ont le mérite d’habituer
le lecteur à se confronter à l’altérité linguistique et à l’apprécier. En ce sens,
ils ont un intérêt pédagogique certain, car ils rendent le lecteur plus
résistant au choc que peut constituer la lecture d’un texte appartenant au
corpus classique. En cela, ils constituent indéniablement une bonne porte
d’entrée dans la littérature du XVIIe siècle.
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La première de couverture de L’Enfance du Soleil cible en effet un lectorat plus
large, comme le révèle l’usage du bleu (par opposition aux diverses nuances de
rose pour les Colombes) et l’illustration (le Roi-Soleil).