Sous la direction de
Patrick FOURNIER et Geneviève MASSARD-GUILBAUD
▲
Aménagement et
environnement
Perspectives historiques
▼
Collection « Histoire »
PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
Agrandir la plage
Une histoire de la construction des plages de Los Angeles
(années 1930-1960)
Elsa Devienne
Les historiens ont été nombreux à s’intéresser au mouvement de création
de parcs urbains dans les grandes villes occidentales au xixe siècle. Central
Park, aux États-Unis, a par exemple suscité de nombreuses études 1. Ces
dernières soulignent le caractère artiiciel et construit de cet espace : loin
d’être un reliquat de la nature vierge qui existait sur l’île de Manhattan avant
l’arrivée des Européens, Central Park est une création humaine où l’artiiciel
et le naturel sont profondément entremêlés. Tout comme les parcs urbains,
les plages situées en bordure des grandes villes sont aussi « naturelles » qu’artiicielles. Les plages de Los Angeles – dont il sera question ici – sont le
produit de la rencontre entre un écosystème complexe – celui de la côte et
de l’océan – et les nombreux eforts d’aménagements du littoral. Pour le
dire autrement, et non sans un brin de provocation, les plages de la ville
sont aujourd’hui aussi « naturelles » que celles qui surgissent de nulle part
tous les étés sur les quais de la Seine à Paris.
Pourtant, peu d’études pour la période contemporaine ont proposé
d’analyser le processus par lequel les paysages balnéaires ont été aménagés
par les hommes 2. Si les historiens du fait maritime martèlent l’idée que le
1. Rosenzweig R. et Blackmar E., he Park and the People: A History of Central Park, Ithaca, Cornell
University Press, 1998 ; Germic S., American Green: Class, Crisis, and the Deployment of Nature in
Central Park, Yosemite, and Yellowstone, Lanham, Lexington Books, 2001 ; Stradling D., he Nature
of New York: An Environmental History of the Empire State, Ithaca, Cornell University Press, 2010.
2. Pour le contexte américain, voir Kahrl A., he Land Was Ours: African American Beaches from Jim
Crow to the Sunbelt South, Cambridge, University of Harvard Press, 2012 ; Kahrl A., « he Sunbelt’s
Sandy Foundation: Coastal Development and the Making of the Modern South », Southern Cultures,
no 20-3, 2014, p. 24-42 ; Meyer Arendt K., « Historical Coastal Environmental Changes: Human
Responses to Shoreline Erosion », in Dilsaver L. et Colten C. (dir.), he American Environment:
Interpretations of Past Geographies, Rowman & Littleield, Savage, 1992, p. 217-234. Pour une
synthèse bibliographique sur l’histoire environnementale du tourisme balnéaire, voir Walton J.,
« Seaside Tourism and Environmental History », in Massard-Guilbaud G. et Mosley S., Common
Ground: Integrating the Social and Environmental in History, Newcastle, Cambridge Scholars Press,
2011, p. 66-85.
231
ELSA DEVIENNE
littoral est « un espace fortement construit, aménagé, géré, surveillé 3 », ils
ont surtout développé cette idée dans le cadre de l’histoire de l’aménagement des grands ports commerciaux, militaires ou industriels. Sans doute
parce que la trace de l’homme y est moins visible à l’œil nu, les plages et
les constructions moins spectaculaires comme les jetées, les épis et les ports
de plaisance – qui peuvent pourtant profondément altérer la côte – n’ont
pas fait l’objet d’un grand nombre de recherches de la part des historiens
contemporanéistes 4. De même, l’érosion, qui obsède les municipalités littorales américaines pendant toute la première partie du xxe siècle, a trop
rarement fait l’objet de travaux pour la période contemporaine.
Si les parcs urbains et les plages urbaines relèvent de processus d’aménagement de la nature comparables, il faut néanmoins distinguer ces processus du point de vue de leurs origines théoriques et de leur déroulement
chronologique. Contrairement à Central Park, dont le plan est élaboré avec
précision en amont et pour lequel des milliers d’ouvriers sont mobilisés
pendant plusieurs années ain de réaliser les lacs et les bosquets imaginés
sur le papier, les plages de Los Angeles sont aménagées par à-coups, au
fur et à mesure que les problèmes et les opportunités se présentent. Ainsi,
l’immense élargissement des plages de Los Angeles qui intervient entre les
années 1930 et les années 1960 – dont nous allons retracer ici les origines
et la mise en œuvre – n’est pas le résultat d’un grand programme d’aménagement dont chacune des étapes aurait été minutieusement préparée.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il s’agit d’un processus né de
la conjonction d’erreurs de parcours, d’opportunités ponctuelles et d’innovations scientiiques. La construction du port de plaisance de Santa Monica
– une municipalité indépendante située sur la côte, dont le bâti est intégré à
l’agglomération de Los Angeles dans les années 1920 – joue un rôle essentiel
dans ce processus. C’est en efet à la suite des conséquences néfastes que ce
port de plaisance a sur les plages environnantes que germe l’idée de nourrir
le littoral de sable artiiciel. À la in des années 1930, l’approvisionnement
en sable n’est que correctif, mais il prend une tout autre ampleur dans
l’après-guerre, lorsque la ville de Los Angeles se trouve soudain bénéiciaire
d’une vaste quantité de sable.
Ce chapitre propose donc de revenir sur l’histoire d’un échec – celui
du port de plaisance de Santa Monica, construit à la hâte en 1933 et
qui engendre une forte érosion des littoraux – et sur la manière dont les
pouvoirs publics, les ingénieurs et la communauté scientiique ont réagi
face à cet échec. Si les conséquences environnementales immédiates sont
3. Cabantous A., Lespagnol A. et Péron F., Les Français, la terre et la mer : XVIIIe-XXe siècle, Paris,
Fayard, 2005, p. 23.
4. Au contraire, les historiens français du Moyen Âge sont nombreux à s’être attelés à la question de
l’évolution du trait de côte et des facteurs environnementaux et anthropiques expliquant celle-ci. Voir
Sarrazin J.-L., « L’exploitation de la mer et des littoraux en France au Moyen Âge : bilan historiographique et bibliographique », Revue d’histoire maritime, no 10-11, 2010, p. 227-268.
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AGRANDIR LA PLAGE
catastrophiques, le port de plaisance est paradoxalement à l’origine d’un
programme d’élargissement artiiciel des plages dont les résultats sont
spectaculaires. En l’espace de deux décennies, les plages de la région voient
leur surface doubler, voire tripler. En revenant sur les diférentes étapes
de cette histoire, il s’agit de mettre au jour l’émergence d’une science de
l’ingénieur dédiée aux rivages et soucieuse de la préservation des plages, et
de souligner le caractère construit du littoral de Los Angeles.
Le port de plaisance de Santa Monica
et la (re)découverte de l’érosion
Au début du siècle, la baie de Santa Monica – l’indentation côtière le
long de laquelle se développe la ville de Los Angeles – est un espace qui a été
relativement peu modiié par les activités humaines. Los Angeles est en efet
à l’origine une ville continentale. Fondée en 1781 le long de la Los Angeles
River, elle végète pendant plusieurs années à l’ombre de San Francisco. À
la in du xixe siècle, la ville est inalement reliée au reste du pays grâce à
une voie de chemin de fer transcontinentale, mais ce n’est qu’au début du
xxe siècle, à la faveur de la baisse des tarifs ferroviaires, que le nombre de
migrants qui s’y installent augmente brusquement. Dans les années 1920, la
ville – qui adopte alors sa forme urbaine unique, caractérisée par l’étalement
et l’horizontalité – s’étend progressivement vers le Paciique. Entre 1900
et 1930, des centaines de constructions sont édiiées sur la côte, des plus
imposantes comme les ports de plaisance, aux plus anecdotiques comme
les épis maritimes, qui permettent de retenir le sable sur une plage donnée.
En l’absence d’un plan d’aménagement de l’ensemble de la baie, ce sont les
propriétaires et les municipalités qui prennent l’initiative de ces constructions, sans prendre en compte l’impact de leurs initiatives sur les plages
voisines. En l’espace de trois décennies, ces constructions modiient radicalement le système des courants littoraux qui régule l’approvisionnement des
plages en sable : certaines plages disparaissent, victimes de l’érosion, tandis
que d’autres sont au contraire bénéiciaires d’excédents sédimentaires. Or,
étant donné la fragmentation administrative des plages de la baie (huit
municipalités diférentes, ainsi que le comté de Los Angeles, possèdent des
territoires le long de la côte), les litiges sont nombreux.
C’est dans ce contexte que la ville de Santa Monica se voit accusée
d’avoir « volé » le sable de sa voisine du sud, Los Angeles. Santa Monica,
connue dès le début du siècle pour son air marin et ses plages de sable in,
entreprend en efet dans les années 1920 de se doter d’un port de plaisance 5.
Les élites économiques locales y voient un moyen de s’imposer face à Los
Angeles, dont l’expansion territoriale par le biais d’annexions semble ne pas
5. « Seawall for Bathers Urged », Los Angeles Times, 5 septembre 1925, p. 5 ; « All Boost for Yacht
Harbor », Los Angeles Times, 30 août 1926, p. A8.
233
ELSA DEVIENNE
connaître de limites. D’autant qu’un port de plaisance permettrait d’attirer
une clientèle aisée et de faire montrer les prix de l’immobilier. L’objectif
est donc au départ de construire un grand port de plaisance, équipé d’un
système élaboré d’illuminations électriques et relié par un élégant pont à la
jetée municipale (pier), où les restaurants et les forains attirent déjà promeneurs et touristes 6. Toutefois, dans le contexte de la Grande Dépression,
les plans doivent être revus à la baisse. Abrité des vents océaniques par un
brise-lames grossier constitué de simples pierres, c’est inalement un port
de taille modeste qui est inauguré en grandes pompes en 1933 7. Mais
la véritable déception arrive quelques mois plus tard, lorsqu’au cours des
premières tempêtes hivernales le brise-lames s’avère insuisant pour protéger les bateaux de la houle. Surtout, cette nouvelle construction empêche
les courants littoraux de direction sud-est de distribuer le sable le long de
la côte. Un gigantesque saillant sableux de plus de 150 mètres de long se
forme par conséquent sur la plage située au nord du brise-lames 8. Ce sable,
qui gêne la circulation des bateaux dans l’enceinte du port, fait défaut
aux plages situées immédiatement au sud, c’est-à-dire celles de Venice, un
quartier littoral de la ville de Los Angeles. Les relations entre les deux villes
ne tardent pas à devenir électriques.
De fait, six ans après la construction du port, nul ne peut ignorer ses efets
catastrophiques sur le littoral. Le 10 avril 1939, le conseil d’administration
des loisirs et terrains de jeu de la ville de Los Angeles procède à la comparaison
de deux photographies aériennes du littoral présentées par A. G. Johnson, un
ingénieur qui travaille pour la municipalité. Les deux photographies, datées
respectivement de 1933 et 1939, représentent le littoral de Santa Monica et
de Venice. Placées côte à côte, elles mettent en évidence les transformations
spectaculaires du trait de côte intervenues en moins de six ans. Les membres
du conseil décident sur-le-champ de « mettre ces photographies à l’abri dans
la chambre forte et de ne pas les en sortir sauf sur ordre écrit de l’ingénieur
de la ville 9 ». Cette décision témoigne de l’importance croissante de la photographie aérienne dans la mesure où elle constitue une preuve irréfutable des
évolutions du littoral, à une époque où les relevés topographiques systématiques sont encore rares. Dans ce cas précis, les photographies permettent de
démontrer que la ville de Santa Monica, en construisant un port sans procéder au préalable à une étude approfondie des courants littoraux, a engendré
l’érosion drastique et rapide des plages de Venice. Autrement dit, grâce à
ces photographies, la ville de Los Angeles peut prouver que sa voisine lui
a subtilisé des quantités faramineuses de sable. Or, si par le passé l’érosion
6. « New Type Seawall Revealed », Los Angeles Times, 8 juin 1930, p. C8.
7. « Santa Monica Hails a New and Prosperous Era », Santa Monica Evening Outlook, 27 mars 1933, p. 1.
8. Leeds C., « California’s Beach Erosion and Development Problems », Shore & Beach, vol. 4, no 4,
octobre 1936, p. 167.
9. Board of Playground and Recreation commissioners minutes, 1939, volume 20, p. 421, archives de
la ville de Los Angeles (désormais AVLA).
234
AGRANDIR LA PLAGE
d’une plage due à la construction d’un port passait inaperçue, cela n’est plus
le cas au début du xxe siècle, alors que l’économie du tourisme et des loisirs
balnéaires est en plein essor. Désormais, la disparition d’une plage a un coût
et des responsables doivent être désignés.
Source : Recreational Development of the Los Angeles Area Shoreline. An Engineering and Economic Report
to the Mayor and the City Council, 1949, p. 85, boîte B1380, archives municipales de Los Angeles.
Illustration 1. Vue aérienne du port de plaisance et de la plage de Santa Monica dans les
années 1940. Le saillant sablonneux est visible au nord de la jetée.
235
ELSA DEVIENNE
Quelques mois plus tard, l’un des membres du conseil d’administration
des loisirs de Los Angeles suggère ainsi d’attaquer en justice la ville de Santa
Monica ain qu’elle détruise le brise-lames qui, à terme, « va engendrer la
destruction des plages et de la jetée de Venice 10 ». De fait, les plages de
Venice ont déjà perdu 42 mètres en largeur et plusieurs habitations ont été
détruites 11. Les deux municipalités entament alors un dialogue à ce sujet.
En parallèle, l’érosion devient le sujet de nombreux articles aussi bien dans
les journaux specialisés que dans le Los Angeles Times. Depuis le milieu
des années 1930, la « disparition » de tronçons entiers de plages suscite en
efet de fortes inquiétudes. Plusieurs associations, qui réunissent scientiiques, ingénieurs et hommes d’afaires intéressés par la question, sont alors
fondées ain d’échanger des informations à ce sujet et alerter les autorités
locales des menaces qui pèsent sur les plages. Le phénomène est nouveau
pour la Californie : à l’Est, les problèmes d’érosion ont, dès 1926, engendré la création d’une association, l’American Shore and Beach Protection
Association, mais les États de l’Ouest y sont peu représentés.
Signe de l’attention croissante accordée à cette question en Californie,
une première conférence consacrée à l’érosion est organisée à Los Angeles
en 1940 à l’appel du comté et à laquelle toutes les communes littorales
sont conviées 12. À cette occasion, A. G. Johnson expose les photographies
incriminantes. Toutefois, l’ingénieur n’a nul besoin de rappeler les détails
de l’afaire : les journaux de la région ont largement couvert les démêlés des
deux villes et la « disparition » des plages de Venice. Le colonel C. T. Leeds,
un ingénieur militaire, explique ainsi aux congressistes pendant sa présentation consacrée à l’« histoire des plages » que « le cas du port de Santa
Monica est trop bien connu ici pour qu’il soit nécessaire d’en faire une
description complète 13 ». La conférence joue néanmoins un rôle crucial car
elle vient conirmer et oicialiser les conclusions de plusieurs ingénieurs :
les hommes – et non pas la nature – sont directement responsables de la
multiplication des multiples cas d’érosion dans la région.
En efet, Santa Monica n’est pas la seule municipalité à s’être lancée dans
l’aventure de la plaisance : Santa Barbara et Redondo Beach, deux villes
touristiques de Californie du Sud, ont fait de même, avec des conséquences
tout aussi tragiques pour les plages environnantes. Aveuglées par la perspective de se doter d’un port de plaisance luxueux, les petites municipalités
littorales sont accusées d’avoir agi de manière inconsidérée, sans procéder
à une étude scientiique des courants littoraux. Les droits dont bénéicient
les communes telles que Santa Monica sur leurs côtes semblent de moins
10. Board of Playground and Recreation commissioners minutes, 1939, volume 20, p. 549, AVLA.
11. « Hides Tides and Erosion Cut Venice Beach Back 138 Feet », 12 mars 1940, Los Angeles Times, p. 2.
12. « Beach Study Conference. Proceedings of Meeting of Representatives of Governmental and Private
Agencies […] to Consider Beach and Shore Line Problems », 12 avril 1940, Los Angeles. Water
Resources Center Archives (désormais WRCA), UC Riverside.
13. Ibid., p. 11.
236
AGRANDIR LA PLAGE
en moins légitimes aux yeux des villes voisines. Dans les années qui suivent,
plusieurs voix s’élèvent pour réclamer l’instauration de mesures de contrôle
sur les constructions littorales à l’échelle de l’État 14.
À l’issue de cette conférence, l’érosion devient donc un problème de
notoriété publique. Mais cela ne veut pas dire que le phénomène était
inconnu auparavant. Comme le rappelle Stéphane Durand dans son texte
consacré aux aménagements portuaires en Languedoc au xviiie siècle 15, les
conséquences de ces infrastructures sur les littoraux suscitent des inquiétudes dès l’Ancien régime. Scientiiques et ingénieurs tentaient alors de
déchifrer « les lois de la nature » ain de proposer des constructions en
harmonie avec la circulation des sables. Toutefois, jusqu’au xxe siècle, ils se
souciaient avant tout de la navigabilité des voies maritimes. L’ensablement
d’un port mettait en danger l’économie d’une ville et nécessitait donc
l’action des pouvoirs publics. Mais la disparition d’une plage, à une époque
où ces dernières étaient tout au mieux considérées comme des espaces de
subsistance où se pratiquait la cueillette des coquillages et, au pire, comme
des lieux révulsifs et efrayants 16, importait peu. Il faut donc attendre le
xxe siècle et l’émergence d’une économie lorissante du balnéaire pour
que les ingénieurs s’intéressent à la question de l’érosion provoquée par les
constructions côtières. Par ailleurs, si les géologues connaissent le rôle des
courants marins dans le transport des sédiments dans les années 1930, ce
n’est pas forcément le cas des ingénieurs – dont la plupart à cette époque,
aux États-Unis, ne sont pas formés à l’université ou, quand ils le sont, ne
bénéicient pas d’une formation scientiique poussée 17. En 1936, le géologue
U. S. Grant se moque ainsi des ingénieurs qui « ignorent complètement les
éléments les plus élémentaires du fonctionnement de l’érosion 18 ». Quant
aux dirigeants des municipalités littorales qui font campagne pour l’édiication de ces nouveaux aménagements, ils ignorent tout de la question.
Par conséquent, la conférence de 1940 marque bien la « découverte » de
l’érosion pour un grand nombre d’acteurs de l’aménagement du littoral,
ainsi que pour le grand public.
14. Voir par exemple Larsen G. P., « Breakwaters along the California Coast », Shore & Beach, vol. 10,
no 2, octobre 1942, p. 69.
15. Voir dans cet ouvrage Durand S., « L’apprentissage des lois de la nature. L’impact environnemental
des aménagements portuaires en Languedoc aux xviie et xviiie siècle ».
16. Corbin A., Le territoire du vide : l’Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Flammarion,
2010.
17. Seely B., « Research, Engineering, and Science in American Engineering Colleges: 1900-1960 »,
Technology and Culture, vol. 34, no 2, avril 1993, p. 344-386.
18. « Works of Man Peril Many Beaches », California Beaches Association Bulletin, vol. 1, no 5,
juin 1936, p. 1.
237
ELSA DEVIENNE
Agrandir les plages de manière artiicielle :
de l’approvisionnement correctif à l’aménagement de vastes plages
En 1940, la responsabilité de Santa Monica est donc bien établie.
Plusieurs propriétaires privés, qui voient la surface de leurs plages diminuer
chaque année davantage, prennent la décision d’attaquer la municipalité
en justice. En Californie, la partie « sèche » d’une plage peut être privatisée
et plusieurs propriétaires possèdent des terrains côtiers à Santa Monica. En
revanche, l’estran demeure la propriété de l’État et ne peut être vendu à un
particulier. Plus surprenant, d’autres propriétaires – dont les terrains sont
situés au nord du brise-lames – reprochent au port de plaisance d’avoir
engendré l’agrandissement des plages. Les propriétaires d’un club de plage
privé airment ainsi que leurs clients se plaignent de devoir marcher des
kilomètres avant de pouvoir atteindre l’océan 19. Toutefois, aucun de ces
procès n’aboutit à une condamnation de la ville. En efet, lors des procès
concernant les plages érodées, le juge doit inalement reconnaître, sur la
base des rapports rédigés par des ingénieurs spécialistes du littoral, qu’il est
impossible de localiser précisément le trait de côte tel qu’il existait dans son
état « naturel ». La municipalité possède bien dans ses archives un relevé
topographique datant de 1876, c’est-à-dire avant la grande période d’aménagement du littoral, mais en l’absence d’une date précise sur ce document
indiquant la saison pendant laquelle il a été établi, il est impossible de déterminer si les mesures indiquées correspondent aux plages d’hiver, érodées
temporairement par les tempêtes, ou aux plages d’été, qui sont en règle
générale nettement plus larges. Le fonctionnement cyclique de l’érosion
naturelle des plages empêche donc de trancher la question. Par ailleurs,
les ingénieurs et scientiiques appelés à la barre pour témoigner expliquent
que les terrains qui ont disparu après la construction du port n’étaient
probablement pas « naturels » et n’existaient pas lorsque les propriétaires les
ont achetés. La plupart des plages en question, airment-ils, sont nées de
phénomènes d’accrétion liés à la construction de multiples édiices (digues,
épis, etc.) sur la côte depuis la in du xixe siècle. Or, la loi de l’État de
Californie fait des accrétions d’une plage des territoires publics. Par conséquent, conclue le juge, le sable perdu n’appartenait pas aux propriétaires
privés, mais à l’État 20.
Cette décision dissuade sans doute la municipalité de Los Angeles
d’intenter un procès à Santa Monica. Les deux municipalités entreprennent
par la suite de collaborer ain de parer au plus urgent. La situation des plages
érodées s’aggrave en efet rapidement. En 1941, une solution est exposée
19. « Samuel L. Carpenter Jr., etc. (plaintif) vs. City of Sant Monica (defendant), Paciic Mutual Life
insurance, a corporation (Intervenor) », 3 novembre 1939, dossier 148, boîte 25, Morrough P.
O’Brien Papers, WRCA.
20. Coupure de presse, he Los Angeles Daily Journal, 1939, dossier 148, boîte 25, O’Brien Papers,
WRCA.
238
AGRANDIR LA PLAGE
dans un plan d’aménagement du littoral rédigé à l’échelle du comté et
approuvé par la plupart des villes littorales. Ce document est le signe qu’une
approche régionale – et non plus locale – est désormais encouragée dans
le cadre de l’aménagement de la côte. On y prévoit de déplacer le sable de
dunes naturelles situées à Hyperion, au sud de la baie, ainsi que de pomper
les sédiments accumulés au sein du port de plaisance de Santa Monica, de
manière à reconstruire les plages érodées de Venice et Redondo Beach 21.
Au début des années 1940, l’approvisionnement artiiciel en sable (aussi
appelé « rechargement ») n’est pas une technique inconnue – elle a par
exemple été pratiquée avec succès dans l’État de New York dans le cadre de
l’aménagement de la plage de Jones Beach en 1930 22 – mais elle reste peu
pratiquée. On craint en particulier que le sable ainsi déposé ne soit englouti
par l’océan dès que les premières tempêtes hivernales frapperont la baie.
Surtout, le plan de 1941 prévoit le déplacement de plus de 15 millions de
tonnes de sable – du jamais vu dans ce type d’opérations encore expérimentales. Dans l’immédiat, le projet est toutefois interrompu par les besoins
du conlit mondial : en septembre 1942, le Bureau de production de guerre
refuse aux deux villes l’autorisation d’utiliser du matériel de construction
et des ouvriers 23. Finalement, un approvisionnement d’urgence en sable
est mis en œuvre lorsque l’érosion provoque de nouvelles destructions. En
1944, plus de 40 000 tonnes de sable extrait des dunes de Hyperion sont
déplacées par camion puis déposées sur les plages de Venice 24. Le inancement de cette opération est l’objet d’âpres débats, car si la ville de Santa
Monica est responsable, ce sont les plages de Venice qui sont concernées
et ce sont l’ensemble des habitants du comté qui s’y rendent. La facture
est inalement divisée en trois entre les municipalités de Santa Monica et
Los Angeles et le comté 25. Parallèlement, des épis sont érigés le long de la
côte ain de maintenir en place le sable transporté. Le résultat est un franc
succès : le sable se maintient malgré les tempêtes et protège eicacement les
maisons construites sur le littoral.
Cette première opération vient conirmer le bien-fondé du programme
de 1941 et donne raison aux ingénieurs qui, à l’instar d’A. G. Johnson,
tentent de développer les techniques d’approvisionnement artiiciel en
sable. Les opérations menées pendant la guerre guide les décisions futures :
les dunes de Hyperion apparaissent désormais comme la source par excellence de restauration des plages de la baie. On trouve soudain à ce sable,
21. Master Plan of Shoreline Development, Los Angeles, Department of City Planning, 1941.
22. Caro R., he Power Broker: Robert Moses and the Fall of New York, New York, Vintage, 1975,
p. 205-218.
23. Lettre du War Production Board adressée à Lloyd Aldrich, 3 septembre 1942, correspondance du
conseil municipal, dossier 4145, boîte A748, AVLA.
24. Lettre de Lloyd Aldrich (24 août 1944), boîte A748, dossier 4145, correspondance du conseil
municipal, AVLA.
25. Résolution du conseil municipal, 17 août 1944. Boîte A748, dossier 4145, correspondance du
conseil municipal, AVLA.
239
ELSA DEVIENNE
qui « ne sert à rien », sa vocation « naturelle ». D’autant ce que ce sable
a plusieurs avantages : extrait de vastes dunes, il semble inépuisable et,
surtout, il est gratuit puisque les dunes appartiennent à la ville de Los
Angeles. Par ailleurs, ce sable n’est pas seulement « inutile », il est considéré
comme gênant par ceux qui souhaitent réaménager la station d’épuration
des eaux usées qui se trouve sur la plage de Hyperion. En efet, depuis le
début du siècle, les eaux d’égout de la région sont traitées, puis déversées
dans l’océan depuis cette plage. Mais l’usine existante est loin d’être capable
de faire face à l’augmentation des lux liée à la croissance démographique
rapide de la région. Pour le directeur du département d’ingénierie de la ville
de Los Angeles, Lloyd Aldrich, c’est l’occasion de faire d’une pierre deux
coups : en déplaçant par voie hydraulique le sable des dunes de Hyperion
vers les plages érodées de la baie, la ville gagne des plages plus vastes et
prépare, dans le même temps, le terrain pour l’édiication d’une grande
station d’épuration 26.
En 1948, la ville de Los Angeles procède donc à l’extraction et au déplacement, par voie hydraulique, de près de 4 millions de tonnes de sable
venant des dunes de Hyperion. Ce sable est ensuite déposé sur 10 km de
plages, entre Santa Monica et El Segundo, une ville située à l’extrémité sud
de la baie 27. En seulement un mois, l’opération élargit la surface des plages
d’environ 180 mètres. Le résultat est tellement miraculeux que, selon la
Shoreline Planning Association (SPA), une organisation qui milite pour
l’aménagement avisé des littoraux, il ne faut pas se contenter d’en parler, il
faut y emmener les gens pour voir « leurs yeux s’écarquiller de surprise ».
La largeur des plages « n’a pas été multipliée par deux, ni par trois, mais par
QUATRE », peut-on lire dans la revue mensuelle de l’association. L’article
consacré à cette opération met en valeur l’ampleur du changement en
comparant deux photographies prises au même endroit à seulement neuf
mois d’intervalle : la première, intitulée « avant », représente l’océan là où,
sur la deuxième (« après »), s’étend à perte de vue une plage de sable in 28.
En 1950, une troisième étape du plan d’aménagement du littoral est
réalisée. Il s’agit du dragage du port de plaisance de Santa Monica dans
l’enceinte duquel des milliers de tonnes de sable se sont accumulées depuis
sa construction en 1934. Au total, ce sont 270 000 tonnes de sable qui sont
extraites du port puis déposées sur la plage située immédiatement au sud
de la jetée. L’opération – qui est inancée à la fois par l’État, le comté et
les villes de Los Angeles et Santa Monica – est également une réussite : la
plage qui bénéicie de cet apport en sable est non seulement reconstituée,
26. Eaton R., « Some Examples of Large Scale Shore Protection Processes », Shore & Beach, vol. 27,
no 1, juin 1959, p. 10.
27. Johnson A. G., « History of Santa Monica Bay Shoreline Development Plans, Los Angeles,
California », Bureau of Engineering, 1950, p. 7, WRCA.
28. « Six-Mile Los Angeles Beach Now Four Times as Wide », California Coast, vol. 2, no 5, juillet 1948,
p. 3.
240
AGRANDIR LA PLAGE
Source : California Coast, vol. 2, no 5, juillet 1948, p. 3, Doheny Memorial Library, University of
Southern California.
Illustration 2. Le rechargement des plages illustré par California Coast : « avant » et
« après ».
elle est élargie en moyenne de 90 mètres et, sur un tronçon de 275 mètres,
elle est même élargie de plus de 200 mètres. Toutefois, même une fois les
sédiments excavés, le port de plaisance de Santa Monica demeure inutilisable. Comme le rapporte la revue de la SPA, les bateaux de plaisance n’y
font plus ancrage car ils n’y sont pas suisamment protégés des tempêtes.
Seuls les bateaux commerciaux ou de pêche continuent de l’utiliser 29. En
1957, on efectue à nouveau des travaux de dragage dans le port 30. Mais
l’état du brise-lames continue de se détériorer au il du temps. Dans les
années 1960, la construction de Marina Del Rey, un gigantesque complexe
résidentiel et plaisancier, semble sceller la in du port de plaisance de Santa
29. « Million Cubic Yards of Sand Dredged from Santa Monica Harbor », California Coast, vol. 4,
no 1, janvier 1950, p. 3.
30. Pardee L., « Beach Development and Pollution Control by City of Los Angeles in Hyperion-Venice
Area », Shore & Beach, vol. 28, no 2, octobre 1960, p. 18.
241
ELSA DEVIENNE
Monica. En dépit de ce grand concurrent au sud de la baie, la ville de
Santa Monica continue pourtant de se rêver en « Riviera américaine » et
des projets de reconstruction du port sont proposés régulièrement, en vain,
jusque dans les années 1990 31.
La saga des opérations de rechargement en sable continue dans les
années 1950 et 1960. En 1956, la construction d’une centrale électrique
sur le littoral d’El Segundo implique l’excavation de près de 650 000 tonnes
de sables qui sont ensuite déposées, cette fois par des bulldozers, sur les
plages érodées situées au sud de Ballona Creek, l’endroit où la rivière de Los
Angeles se déverse dans l’océan 32. Entre 1960 et 1963, le gigantesque port
de plaisance de Marina Del Rey est édiié au sud de la baie. Sa construction
nécessite à nouveau de déplacer 2,7 millions de tonnes de sable qui sont
réparties au sud du port, sur la plage de Dockweiler 33. Après cette date,
les grands travaux de construction sur le littoral se font plus rares. Par
conséquent, les opérations de rechargement nécessitent d’autres sources
en sédiments, comme par exemple l’extraction de sable provenant des
fonds marins. En 1969, la plage de Redondo Beach est restaurée grâce à
ce système 34.
Les changements opérés pendant cette période sont spectaculaires : entre
1945 et la in des années 1960, les plages de la baie de Santa Monica sont
bénéiciaires de plus de 7 millions de tonnes de sable qui, une fois déposées,
élargissent considérablement la surface sablonneuse disponible. Des études
menées dans les années 1960 montrent que le sable tient relativement bien
en place 35. Sur d’autres littoraux, comme par exemple sur les plages du
Mississippi, des opérations similaires de rechargement sont détruites du
jour au lendemain par des ouragans ou, à long terme, par l’efet de l’érosion 36. Aujourd’hui encore, la plus grande opération de rechargement
jamais efectuée dans la baie de Santa Monica demeure celle de 1948. Le
succès de ces opérations dans la région de Los Angeles est indéniable : il
est reconnu par l’ASBPA qui, en décembre 1959, consacre à Santa Monica
la couverture de sa revue oicielle et, en 1960, y organise sa conférence
annuelle 37. Ce succès est sans nul doute lié aux progrès de l’ingénierie du
littoral qui connaît une expansion et une institutionnalisation rapide dans
les années 1950 et 1960. Omar Lillevang, l’un des pionniers de ce domaine
31. United States Army Corps of Engineers, Los Angeles District, Santa Monica Breakwater, Santa
Monica, California: Feasability Report, 1995.
32. Place J. L., « Man’s Role in Geomorphic Change on the Shoreline of Los Angeles County,
California », thèse de doctorat (Ph.D.), UCLA, 1970, p. 112.
33. « Historical Changes in the Beaches of Los Angeles County: Malaga Cove to Topanga Canyon:
1935-1990 », County of Los Angeles, 1992, p. 16, WRCA.
34. Ibid.
35. Voir en particulier les expériences menées et décrites par Ingle J., he Movement of Beach Sand : An
Analysis Using Fluorescent Grains, Amsterdam et New York, Elsevier, 1966.
36. Kahrl A., op. cit., p. 82‐83.
37. Shore & Beach, vol. 27, no 2, décembre 1959.
242
AGRANDIR LA PLAGE
en Californie, raconte ainsi dans un entretien qu’à la in de la guerre il
dédiait 30 % de son temps à des projets littoraux, mais qu’à partir de 1960
il se consacrait entièrement à des travaux de ce type, tant la demande était
importante 38. La production croissante de travaux scientiiques sur le sujet
donne lieu, en 1950, à l’organisation à Long Beach de la première conférence sur le sujet. Dix ans plus tard, les premiers cours consacrés à cette
discipline se multiplient dans les écoles d’ingénieurs.
Le succès des opérations de rechargement à Los Angeles est également
lié à des données écologiques et humaines spéciiques qu’il serait diicile
de reproduire ailleurs. Tout d’abord, plusieurs études récentes indiquent
que la longévité des apports artiiciels de sable est plus grande sur la côte
paciique que sur la côte atlantique ou celle du Golfe, cela étant lié à des
facteurs géologiques complexes 39. D’autre part, la baie de Santa Monica
possède également des caractéristiques uniques : elle est entourée de deux
promontoires rocheux et les courants de sable qui y pénètrent apportent
des quantités relativement modestes de sable. En l’absence d’événements
météorologiques majeurs, comme par exemple un ouragan, le sable déposé
artiiciellement demeure sur les plages. Au fur et à mesure du siècle, de plus
en plus de rivières et de ruisseaux dans la région ont été canalisés de sorte
que peu de sédiments sont désormais déposés sur les plages par ce biais.
Parallèlement, les brise-lames construits à Santa Monica et à Redondo, ainsi
que les multiples jetées de la baie, ont contribué à interrompre les courants
littoraux. Mais, à l’instar du brise-lames de Santa Monica, dont les pierres
s’érodent progressivement, ils ont de moins en moins cet efet après les
années 1950. Par conséquent, après cette date, un nouvel équilibre s’est
établi : peu de sédiments pénètrent naturellement dans la baie ; ceux qui y
sont introduits artiiciellement ne sont pas inquiétés par des événements du
type ouragan. Sur la base de ces nouvelles conditions, à la fois naturelles et
anthropiques, le fonctionnement de la baie s’est progressivement stabilisé :
les mouvements sédimentaires sont réduits au minimum dans la baie, mais
ils sont suisants pour recharger les plages saisonnièrement 40.
•
Notre enquête a fait surgir l’histoire invisible et chaotique de la
construction des plages de Los Angeles, processus qui se déroule principalement entre les années 1930 et les années 1960 et qui implique une grande
variété d’acteurs (urbanistes, ingénieurs, scientiiques, hommes d’afaires,
élites administratives et politiques des communes littorales, etc.). Ces vastes
38. Herron W., Oral History of Coastal Engineering Activities in Southern California, 1930-1981, Ft.
Belvoir, Defense Technical Information Center, 1986, p. 2-3.
39. Voir par exemple « Annual Report. Assessment of Ofshore Sand Resources for Potential Use in
Restoration of Beaches in California », California Geological Survey, 2005, p. 58.
40. Dean C., Against the Tide: he Battle for the American Coast, New York, Columbia University
Press, 1999, p. 65.
243
ELSA DEVIENNE
étendues de sable, sur lesquelles trônent des maisons estimées à plusieurs
millions de dollars, sont le produit de l’interaction entre de multiples
aménagements humains et les forces qui animent l’écosystème de la baie
de Santa Monica (courants marins, vagues, foyers sédimentaires, etc.). C’est
une histoire invisible car elle a largement été oubliée par les habitants et
parce qu’elle n’a laissé aucune trace visuelle sur les lots. Les plages sont
aujourd’hui parfaitement rectilignes et de largeur égale tout au long de
la baie. Quant au port de plaisance de Santa Monica, il a été abandonné.
Tout au plus peut-on apercevoir, à marée basse, la crête écumeuse que
forment les ruines du brise-lames, traces discrètes d’une époque pendant
laquelle les ingénieurs connaissaient encore mal les courants littoraux et les
moyens de préserver les plages. C’est une histoire chaotique, ensuite, car
les décisions d’approvisionner les plages en sable artiiciel ont d’abord été
prises dans l’urgence, ain d’empêcher de nouvelles destructions sur le littoral de Venice. Ce n’est que dans les années 1940, à la faveur des progrès de
l’ingénierie côtière, de la décision de construire une nouvelle station d’épuration des eaux usées et de la disponibilité de sable à proximité immédiate,
que des opérations plus ambitieuses sont mises en œuvre. Entre-temps, les
acteurs de l’aménagement du littoral ont pris conscience de la nécessité de
prendre en compte une échelle régionale lorsqu’ils envisagent de construire
sur la baie, plutôt que de se focaliser sur les frontières administratives qui
divisent le littoral.
L’histoire de la transformation des plages de Los Angeles dans l’aprèsguerre est à la fois un exemple typique des grandes opérations qui sont
menées ain de modiier les littoraux du pays à cette époque et, en même
temps, un cas original. C’est un exemple typique car dans la deuxième
moitié du siècle, le « rechargement » artiiciel des plages devient la
technique de modiication des littoraux la plus couramment utilisée par
les ingénieurs. Dès 1953, le Beach Erosion Board, une agence fédérale
consacrée à l’étude de l’érosion, airme dans un rapport qu’il s’agit de la
méthode la plus eicace pour protéger une plage de l’érosion 41. Dans ce
contexte, l’élargissement des plages de la baie de Santa Monica n’a donc
rien d’exceptionnel. Cela dit, l’ampleur de ce processus d’élargissement
et son succès sur le long terme est remarquable. À la in des années 1960,
Los Angeles dispose de vastes plages, dignes du statut de métropole qu’elle
revendique et à la hauteur d’une population en augmentation constante.
Surtout, les conséquences environnementales de ces transformations sont,
à ce jour, maîtrisées. Les côtes sablonneuses de la Californie du Sud ne
sont pas condamnées à disparaître comme c’est le cas de nombreux rivages
touristiques menacés par l’érosion. Tout semble indiquer qu’il s’agit d’un
succès à la fois social (puisque les plages, pour la plupart publiques, bénéi41. California Beach Restoration Study, Department of Boating and Waterways and State Coastal
Conservancy, Sacramento, janvier 2002, p. 6-16.
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AGRANDIR LA PLAGE
cient à l’ensemble des habitants de la région), économique (étant donné
l’attraction que continue d’exercer la côte californienne sur les touristes du
monde entier) et environnemental. Les opérations d’ingéniérie réalisées sur
les plages de la région au milieu du siècle ont donc bénéicié au plus grand
nombre, sans entraîner de dégrégations environnementales irréversibles. La
chose est suisamment rare pour qu’il soit nécessaire de le souligner.
Toutefois, la prudence reste de mise. Ainsi, on ignore les conséquences
sur le très long terme de la destruction des dunes de Hyperion dans les
années 1950 et 1960. Par ailleurs, l’épuisement des ressources sédimentaires
qui existaient sur la baie force aujourd’hui les autorités locales à se tourner
vers l’extraction de sable des fonds marins pour procéder à l’entretien
régulier des plages. Or, si cette technique est à l’origine de réalisations particulièrement spectaculaires, à l’instar de l’île artiicielle de Palm Jumeirah
à Dubaï, célèbre pour sa forme en palmier, elle a aussi des conséquences
graves sur l’écosystème marin. Elle accentue en particulier la pente des
surfaces sous-marines ce qui, en retour, entraîne une plus grande fragilité des terrains côtiers face aux tempêtes et à l’érosion 42. À terme, cette
pratique, si elle n’est pas soumise à des contrôles stricts, pourrait donc
mettre en danger les plages de Los Angeles et anéantir les eforts déployés
au cours du xxe siècle pour les agrandir.
42. Welland M., Sand: he Never-Ending Story, Berkeley, University of California Press, 2009. Voir
également le ilm documentaire de Denis Delestrac « Sand Wars », La Compagnie des TaxisBrousse/Rappi Productions/ARTE, 2013.
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