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@ lGindice@de@lGhorreur@chez@bret@easton@ellisN@le@los angeles@ville@morte@de@moins@que@z￉ro@et@suiteHsI imp￉rialeHsI bsn@pイ・ウウ@シ@ᆱ@a@」ッョエイ。イゥッ@ᄏ@ RPQTOQ@ョᄚ@RP@シ@ー。ァ・ウ@QTS@¢@QUY @ issn@QVVPMWXXP Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) aイエゥ」ャ・@、ゥウーッョゥ「ャ・@・ョ@ャゥァョ・@¢@ャG。、イ・ウウ・@Z MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM ィエエーZOOキキキN」。ゥイョNゥョヲッOイ・カオ・M。M」ッョエイ。イゥッMRPQTMQMー。ァ・MQTSNィエュ MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM pッオイ@」ゥエ・イ@」・エ@。イエゥ」ャ・@Z MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM h・ャ、・イ@m・ョ、・ウ@b。ゥ。ッL@ᆱ@lGゥョ、ゥ」・@、・@ャGィッイイ・オイ@」ィ・コ@bイ・エ@e。ウエッョ@eャャゥウN@l・@lッウ@aョァ・ャ・ウ カゥャャ・@ュッイエ・@、・@mッゥョウ@アオ・@コ←イッ@・エ@sオゥエ・HウI@ゥュー←イゥ。ャ・HウI@@ᄏL@a@」ッョエイ。イゥッ@RPQTOQ@Hョᄚ@RPIL ーN@QTSMQUYN MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM @ dゥウエイゥ「オエゥッョ@←ャ・」エイッョゥアオ・@c。ゥイョNゥョヲッ@ーッオイ@bsn@pイ・ウウN ᄅ@bsn@pイ・ウウN@tッオウ@、イッゥエウ@イ←ウ・イカ←ウ@ーッオイ@エッオウ@ー。ケウN l。@イ・ーイッ、オ」エゥッョ@ッオ@イ・ーイ←ウ・ョエ。エゥッョ@、・@」・エ@。イエゥ」ャ・L@ョッエ。ュュ・ョエ@ー。イ@ーィッエッ」ッーゥ・L@ョG・ウエ@。オエッイゥウ←・@アオ・@、。ョウ@ャ・ウ ャゥュゥエ・ウ@、・ウ@」ッョ、ゥエゥッョウ@ァ←ョ←イ。ャ・ウ@、Gオエゥャゥウ。エゥッョ@、オ@ウゥエ・@ッオL@ャ・@」。ウ@←」ィ←。ョエL@、・ウ@」ッョ、ゥエゥッョウ@ァ←ョ←イ。ャ・ウ@、・@ャ。 ャゥ」・ョ」・@ウッオウ」イゥエ・@ー。イ@カッエイ・@←エ。「ャゥウウ・ュ・ョエN@tッオエ・@。オエイ・@イ・ーイッ、オ」エゥッョ@ッオ@イ・ーイ←ウ・ョエ。エゥッョL@・ョ@エッオエ@ッオ@ー。イエゥ・L ウッオウ@アオ・ャアオ・@ヲッイュ・@・エ@、・@アオ・ャアオ・@ュ。ョゥ│イ・@アオ・@」・@ウッゥエL@・ウエ@ゥョエ・イ、ゥエ・@ウ。オヲ@。」」ッイ、@ーイ←。ャ。「ャ・@・エ@←」イゥエ@、・ ャG←、ゥエ・オイL@・ョ@、・ィッイウ@、・ウ@」。ウ@ーイ←カオウ@ー。イ@ャ。@ャ←ァゥウャ。エゥッョ@・ョ@カゥァオ・オイ@・ョ@fイ。ョ」・N@iャ@・ウエ@ーイ←」ゥウ←@アオ・@ウッョ@ウエッ」ォ。ァ・ 、。ョウ@オョ・@「。ウ・@、・@、ッョョ←・ウ@・ウエ@←ァ。ャ・ュ・ョエ@ゥョエ・イ、ゥエN Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press h・ャ、・イ@m・ョ、・ウ@b。ゥ。ッ Articles } L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis. Le Los Angeles ville morte de Moins que zéro et Suite(s) impériale(s) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press B ret Easton Ellis (1964) publia Moins que zéro (Less Than Zero) en 1986. Tout de suite le succès fut phénoménal, le roman demeure, même aujourd’hui, une icône du style de vie débridé d’une Amérique riche, blasée et cynique. Avec Moins que zéro ce sont les principaux thèmes porteurs de l’œuvre de l’auteur d’American Psycho qui ont été posés. Roman de l’asphalte, Less Than Zero est essentiellement un livre sans histoire. Le lecteur n’y est pas conduit par une trame discursive qui en démultipliant les événements, les retournements, et les multiples interactions entre les personnages ferait deviner un univers référentiel et sémantique, si ce n’est une fin projetée sous forme d’achèvement, vis-à-vis desquels l’œuvre porterait sa ou ses voix narratives. Le livre d’Ellis est d’abord et avant tout un roman sur la mort, non l’inquiétude de la mort, mais simplement la présence de la mort, sa diffusion et son inhalation. C’est un livre où la mort devient palpable par le fait qu’elle soit coulée dans tous les détails. Le déroulement des événements et la segmentation du temps sont déclenchés par des éléments triviaux qui ne devraient constituer que l’arrière-fond de la substance concrète, « réaliste », du récit, mais qui sont ramenés sur l’avant-scène occupant ainsi, masquant si l’on veut, l’enjeu d’une action qui ne prend jamais place. De tous ces éléments reliés entre eux émane un tableau qui non seulement reflète le vide ontologique des personnages, mais qui de plus distille ce qu’on pourrait appeler une « substance mort » – en référence au titre francisé d’un roman de Philip K. Dick (A Scanner Darkly en anglais) – à la place du sentiment, de l’envie, ou de la joie, que l’on suppose être à l’origine d’une action humaine saine, positive. nº 20, 2014 a contrario 143 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press Helder MENDES BAIAO L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... { Articles Notre analyse va donc porter sur cet effet de narration, nous allons décrire la façon dont Bret Easton Ellis construit la vacuité de son univers et la perdition de ses personnages, et tenter de comprendre les enjeux fondamentaux tenus par la pléthore d’objets-détails qui structurent et déterminent les normes de l’interactivité physique et mentale des protagonistes avec leur monde. Ce faisant nous allons analyser l’œuvre d’Ellis comme une dystopie, ou impériale(s) permettent cette lecture, car ils n’offrent aucune variation sur le thème du bonheur, bien au contraire : contre la conception d’une cité idéale, Ellis nous 144 offre l’image d’un Los Angeles ville morte. Notre idée est cependant de montrer Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press qu’à travers l’individualisme narcissique, l’expressivité trash, les représentations gore et le minimalisme narratif, thématiques littéraires de prédilection chez l’auteur américain, le narrateur accompagne pourtant le message délivré de sa contre-image. L’œuvre d’Ellis serait alors un kaléidoscope sur le fond duquel les travers de notre société s’affichant affreusement déformés, elle porterait notre regard vers la dissolution du projet de libération et d’accomplissement humain qui devait originellement la fonder. Variations sur l’errance dans un monde à la dérive. L’histoire débute par le retour de Clay, narrateur et héros du récit, à Los Angeles. La première chose qu’il exprime, insérant aussitôt la narration dans un des thèmes de prédilection de la littérature consacrée à la Cité des Anges, est l’angoisse du système routier : « Les gens ont peur de se retrouver sur les autoroutes de Los Angeles. C’est la première chose que j’entends quand je reviens en ville. Blair vient me chercher à l’aéroport de L.A. et marmonne ça pendant que sa voiture gravit la rampe d’ac1 Patrick O’Donnel fait le rapprochement entre le roman d’Ellis et celui de Joan Didion (1970), Play It As It Lays (en français: Maria avec et sans rien). Le roman raconte l’histoire de Marie, une actrice totalement à la dérive qui parvient encore à unir le sens de sa vie fragmentée en conduisant à pleine vitesse dans le réseau des routes et autoroutes qui forment le grand système de communication de Los Angeles (Cf. O’Donnel 2010 : 62). a contrario nº 20, 2014 cès. Elle dit: “Les gens ont peur de se retrouver sur les autoroutes de Los Angeles.” Cette phrase ne devrait pas m’ennuyer, mais elle s’incruste désagréablement dans mon esprit. » 1 (Bret Easton Ellis 2008 : 9) Clay, dont le père est bien placé dans l’industrie du film, comme la majorité des parents des amis qu’il va retrouver, habite avec sa mère et ses deux sœurs (ses parents étant divorcés) dans une grande maison sur le boulevard de Mulholland. Il revient à Los Angeles Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press comme une utopie à l’envers. Les deux romans que sont Moins que Zéro et Suite(s) L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... Articles } pour les vacances de Noël, ayant passé son premier semestre dans une université privée de la Côte Est, Camden 2. À son retour il retrouve sa petite amie Blair et va peu à peu renouer avec ses anciennes relations. Ses vacances seront une suite de fêtes, de tours en voiture, de dîners, de séances de bronzage, de cocktails ou d’insomnies fébriles dans l’angoisse des nuits trop chaudes. La caractéristique principale du roman est la perte de repères totale dans laquelle habitant les beaux quartiers d’Hollywood sur les collines dominant la ville, et richissimes à souhait. 145 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press Lorsqu’après une fête chez un personnage qui s’appelle Kim, où une de leurs jeunes amies nommée Muriel s’est piquée à l’héroïne devant tout le monde, Clay revient chercher sa veste oubliée, le lecteur peut assister à cet échange étonnant, après que Clay ait demandé à Kim à quoi était occupée sa mère : « “Elle va tourner ce film à Hawaii. Que fais-tu ?” “Tu lui as parlé ?” “Ne me demande plus rien sur ma mère.” “Pourquoi pas ?” “Ne dis pas ça.” “Pourquoi pas ?” je répète. » Elle trouve ma veste. “Tiens.” “Pourquoi pas ?” “Que fais-tu ?” elle me demande en me tendant ma veste. “Que fais-tu, toi ?” “Que fais-tu, toi ?” elle redemande d’une voix tremblante. “Me pose pas ce genre de question, s’il te plaît. Okay, Clay ?” “Pourquoi pas ?” » Elle s’assoit sur le matelas dès que je me lève. Muriel hurle. “Parce que… je sais pas”, elle soupire. » Je la regarde, je ne sens rien, je sors avec ma veste. » (Ellis 2008 : 168) 3 2 Le seul lieu imaginaire du récit, qui revient d’ailleurs régulièrement dans l’œuvre d’Ellis. C’est là que se déroule l’histoire de son deuxième roman : Les Lois de l’attraction (1987). 3 Nous nous sommes servis des traductions françaises afin de conserver une langue homogène dans l’article et parce que la version originale en anglais ne modifiait pas le contenu de notre argumentation. nº 20, 2014 a contrario Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press évoluent les personnages de l’histoire, des Américains blancs de culture protestante, { Articles L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... Ce n’est pas seulement avec ses amis que Clay entretient ce genre de relations beckettiennes, il en va de même, et là l’apathie est encore plus saisissante, avec ses parents. On assiste par exemple à cette scène lorsqu’il retrouve sa mère dans un restaurant chic à son retour de l’Est. Les deux personnages n’ont absolument rien à se dire et Clay est en descente de cocaïne. « Ma mère et moi sommes assis dans un restaurant de Melrose; elle boit du vin blanc, demandant ce que j’aimerais pour Noël. L’effort que je dois faire pour lever la tête me 146 surprend. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press “Rien”, dis-je […]. » Je reste silencieux. “Tu as l’air malheureux”, dit-elle soudain. “Je ne le suis pas”, je lui réponds. “Tu as l’air malheureux”, elle répète plus doucement. Une fois encore, elle touche ses cheveux blonds décolorés. “Toi aussi”, je dis en espérant qu’elle n’ajoutera rien. » Elle ne dit rien d’autre avant d’avoir terminé son troisième verre de vin et de s’en être versé un quatrième. » (Ellis 2008 : 20) On le remarquera aisément, le roman tourne pour l’essentiel autour de la problématique de la consommation de drogues et de l’aliénation individuelle dans un monde devenu superficiel et absurde. Cette thématique n’est pas inédite dans la littérature occidentale. Ainsi, comme nous le signale la critique, Moins que zéro s’inscrit dans la lignée de la littérature de la dénonciation d’une décadence de la haute société américaine. De Gatsby le magnifique (1925) de Fitzgerald en passant par Joan Didion, Plays It As It Lays (1970, traduit en français par le titre: Marie avec et sans rien) ou pour citer des œuvres cinématographiques, dans un film tel que Sunset Boulevard (1950), le public peut retrouver la dénonciation de l’obsolescence vertigineuse avec laquelle sont frappés les modes, les gens et les choses issus de la machine hollywoodienne à produire du rêve. Ces œuvres structurent leur discours au sein d’une tendance critique forte dénonçant l’absence de sens moral parmi l’élite riche et libérale évoluant dans les deux métropoles de la culture américaine que sont New York et Los Angeles. S’inscrivant dans le discours de cette critique de la mondanité offerte par l’argent, Bret Easton Ellis va cependant clairement la pousser dans ses ultimes retranchements métaphoriques. a contrario nº 20, 2014 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press elle a gardé ses lunettes de soleil, elle ne cesse de toucher ses cheveux, et je regarde sans arrêt mes mains, à peu près sûr qu’elles tremblent. Elle essaie de sourire en me L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... Articles } Dans Imperial Bedrooms (2010a), son dernier roman, l’auteur américain reprend les personnages de Moins que zéro et s’interroge sur leur devenir une vingtaine d’années plus tard. Dans les premiers chapitres, Clay – narrateur à nouveau – dénonce le contenu, quoique véridique, du livre Moins que zéro – livre qui aurait été écrit par un des « types de leur bande » – trouvant celui-ci « étonnamment conservateur, en dépit de son immoralité apparente » (Ellis 2010a : 17). Assertion surprenante au su de la réputation sulfureuse que la presse véhicule à propos d’Ellis, auteur supposé fine, largement exacte. Contrairement à un roman comme American Psycho (1991), qui a rendu Ellis monDocument téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press dialement célèbre, Moins que zéro et Suite(s) impériale(s) sont des espaces littéraires où le minimalisme de l’écriture et le laconisme de l’expression viennent dessiner les contours étranges et à peine visibles d’un monde fait de tours de cristal, de routes qui défilent, de néons clignotants, de parkings vides et inquiétants et de béton, beaucoup de béton. Los Angeles et sa banlieue constituant une zone bâtie de la taille de l’Irlande, on comprend qu’Ellis puisse souligner en interview comment l’espace immense de la ville, sa géographie isolée, entourée par le désert, l’ont inspiré dans son travail d’écriture (J. Pearson, J. Hsu, 2011). Dans ses deux romans Easton Ellis va saisir le monde par les yeux d’un narrateur qui, la majorité du temps par écran interposé – la fameuse référence continue au port de lunettes de soleil –, s’efforce avant tout de décrire les marques et les lieux à la mode habillant son environnement. Les personnages, toujours insérés dans des zones géographiques empruntées à la réalité et clairement identifiées, ne sont pas intéressants pour eux-mêmes. On ne connaît rien d’eux, si ce n’est qu’ils sont riches et habitent les plus beaux quartiers de la ville. Aucun personnage ne s’attache à ses proches ou fait montre de la moindre émotion affective (Ellis, 2008 : 177), tous s’efforcent pourtant de porter des marques connues et prestigieuses, de voir les derniers films sortis, et de s’afficher dans les lieux à la mode. Voilà à peu près leurs seules activités réelles. Dans d’autres récits contemporains, les marques de commerce viennent apporter une touche de vraisemblance, adresser un clin d’œil au lecteur, ou encore souligner une appartenance de classe. Par contre, dans un récit comme Moins que zéro – procédé qui est poussé jusqu’au délire dans American Psycho –, les marques et les objets structurent tout le rapport que les personnages entretiennent avec le monde, de même que leur constant référencement va conditionner le déclenchement et le rythme nº 20, 2014 a contrario 147 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press décadent et pornographique. Celle-ci se révèle, cependant, après une analyse plus L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... { Articles de la narration elle-même. Lorsqu’un nouvel espace-temps littéraire s’ouvre 4, Clay décrit généralement ce qu’il porte, l’objet de marque qu’il est en train de manipuler (beaucoup d’Iphones et de Blackberries dans Suite(s) impériale(s) par exemple) et la façon dont son entourage est vêtu. L’attention portée à la mode, aux objets griffés et à l’apparence est telle que, bien entendu, celle-ci devient la cause d’angoisses régulières et constantes, voire soudaines et d’une rare violence si un élément demeure Cette répétition constante de noms de marques crée pour le lecteur un effet « d’hyperréalité », d’omniprésence du réel, qui, allié à l’écriture analytique et froide, 148 connote le récit d’une perspective clinique et médicale. Cette dernière est encore Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press accentuée par le rapport que les individus entretiennent avec leurs corps. Dans Moins que zéro, dès que Clay arrive de la côte Est, plusieurs de ses amis lui répètent « qu’il a l’air pâle » et paraissent réellement inquiets et angoissés de cette absence ou atténuation de bronzage 6. Bien entendu la chirurgie esthétique est omniprésente, et critiquée comme telle, celle-ci devenant même, remarquons l’ironie du procédé, le révélateur de l’aspect maléfique qui habite les êtres. Clay décrit ainsi Rip Millar (puisque les personnages acquièrent des noms de famille dans Imperial Bedrooms) lorsqu’il le retrouve à son retour de New York : « Je ne reconnais pas Rip tout de suite. Son visage lisse n’a rien de naturel, il est refait de telle façon que ses yeux écarquillés ont l’air d’exprimer une surprise perpétuelle ; c’est un visage qui imite un visage, et qui paraît angoissé. Les lèvres sont trop épaisses. La peau est orange. Les cheveux sont teints en jaune et soigneusement plaqués au gel. On dirait qu’il a été trempé rapidement dans un bain d’acide ; tout est tombé, la peau a été retirée. C’est d’un grotesque 4 Il est en effet totalement illusoire de parler de chapitres : les plages de narration sont trop courtes et ne renvoient à aucune structure littéraire type, bien qu’un début et une fin soient identifiables. 5 Cette angoisse du détail vient régulièrement hanter Patrick Bateman, le personnage principal du roman American Psycho. qui confine à la gageure. Je me dis qu’il est drogué. Rip est accompagné d’une fille si jeune que je la prends pour sa fille, mais je me souviens ensuite que Rip n’a pas d’enfant. La fille s’est fait refaire tellement de trucs qu’elle a l’air déformée. Rip était beau autrefois et sa voix est restée le même murmure que lorsque nous avions dix-neuf ans. » (Ellis 2010a : 40-41) 6 « Alana baisse les yeux, puis me regarde et dit : “Tu as l’air vraiment pâle, Clay. Tu devrais aller à la plage ou faire quelque chose.” » (Ellis 2008 : 18) a contrario nº 20, 2014 Comme la chirurgie, les séances d’U.V., de bronzage au soleil, de musculation, de régimes étranges Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press méconnaissable ou inconnu 5. L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... Articles } et exotiques, et les descriptions de coachs de musculation survitaminés sont donc légion au sein du récit. En fin de compte, la consommation et le paraître sont présentés comme l’éthos de l’Amérique riche et blanche du Los Angeles de Bret Easton Ellis. Dans Moins que zéro, Clay est partout pourchassé par une publicité dont il n’arrive jamais à comprendre le message concret et qui au travers de ses lunettes de soleil lui envoie le leitmotiv « Disparaître ici ». Le personnage véhicule d’ailleurs la peur d’être Patrick Bateman dans American Psycho. D’autres objets rentrent avec une facilité déconcertante dans le quotidien de Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press nos personnages et viennent combler le vide laissé par l’absence d’une quelconque activité réelle, concrète. Ceux-ci ont pour nom Valium, Xanax, Klonopin, Vicodin, Quaalude, cocaïne, etc. Régulièrement au cours du récit les personnages expriment leur incapacité à se dresser dans le monde par leur inaptitude à demeurer sobres. Cependant, malgré les doses ingurgitées, rien ne paraît en mesure d’atténuer l’angoisse, la paranoïa et l’hostilité ambiante. La plupart des personnages paraissant d’ailleurs avoir atteint un seuil de tolérance frisant l’indifférence aux médicaments. Ainsi, après en avoir pris, Clay répète à plusieurs reprises qu’il ne se sent « guère mieux ». Cette angoisse donne lieu à la figure de style la plus utilisée dans Moins que zéro et Suite(s) impériale(s) : la parataxe. Ce qui aboutit à des constructions syntaxiques par juxtaposition sans qu’aucun mot de liaison (en dehors de et) n’indique le lien entre les subordonnées, qui paraissent alors flotter étrangement sur la page blanche. Cela dure généralement deux ou trois lignes, avant que l’interaction avec un autre personnage (les deux romans comportant beaucoup de dialogues) ne reprenne le dessus. A la fin de Moins que zéro, on trouve par exemple cette séquence : « Je ne sais pas pourquoi je me rappelle un dimanche soir à neuf heures et demie à la fin du mois d’août dernier où j’attendais un coup de fil de Blair dans une cabine publique d’une station-service de Palm Desert. […] Je portais un jean, un t-shirt, un vieux chandail en synthétique, des tennis sans chaussettes, j’étais hirsute et je fumais une cigarette. D’où j’étais, je voyais un arrêt de bus et quatre ou cinq personnes assises ou debout sous les néons de la rue, qui attendaient. Il y avait un jeune type d’une quinzaine d’années qui faisait de l’auto-stop et je me sentais nerveux, je voulais dire quelque chose à ce type, mais le bus est arrivé et le type est monté. J’attendais dans cette cabine publique sans porte et la lueur du néon, très vive, me nº 20, 2014 a contrario 149 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press peu à peu avalé par le béton, ou par la « bouche du monde » expression qu’emploiera { Articles L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... faisait mal à la tête. Une colonne de fourmis investissait un pot de yaourt vide dans lequel j’avais éteint ma cigarette. Ce soir-là tout était bizarre. » (Ellis 2008 : 225-226) Dans Moins que zéro on trouve de nombreuses références à la série la « Quatrième dimension » (Twilight zone) qui ouvrent un cadre interprétatif au travers duquel la réalité est perçue et émotionnellement scrutée comme une séquence de science- D’ailleurs une vingtaine d’années plus tard, Clay, revenant à Los Angeles, fera cet aveu parfaitement explicite depuis la véranda de son appartement au centre de la 150 ville : Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press « Les panneaux publicitaires numériques brillant dans la brume grise semblent tous dire non et les poinsettias qui occupent la plate-bande centrale de Sunset Plazza sont mourants et le brouillard ne cesse d’envelopper les tours de Century City et le monde est en train de se transformer en film de science-fiction – parce que rien de ce qu’il est n’a quoi que ce soit à voir avec moi en réalité. C’est un monde où se défoncer est la seule option. » (Ellis 2010a : 75) Cette absence omniprésente et étouffante de lien logique entre les objets (qui se rapproche presque d’une objection, d’une révolte intérieure serpentant entre les mots et les lignes) accentue dramatiquement l’angoisse que chacun ressent en augmentant son instabilité et son désir de fuite, ce que les personnages illustrent par des déplacements incessants et sans but. « Après avoir quitté Blair, je descends Wilshire puis rejoins Santa Monica, je prends ensuite Sunset et Beverly Glen vers Mulholland, puis de Mulholland à Sepulveda, puis de Sepulveda à Ventura, puis je traverse Sherman Oaks vers Encino et puis Tarzana jusqu’à Woodland Hills. Je m’arrête chez Sambo qui est ouvert toute la nuit et je m’installe seul dans un grand box vide […]. » (Ellis 2008 : 69) Ce comportement qui accompagne un processus d’auto-destruction mené tambour battant illustre des naturels qui au-delà de leur absence de conscience critique apparaissent comme des mécaniques rongées par une corrosion intérieure dont l’apathie constante semble seule les empêcher de prendre définitivement feu. Ce vide ontologique est soutenu, s’il n’est rendu possible même, par des facultés d’oubli qui tiennent du rêve éveillé. Clay disant d’ailleurs dans Suite(s) impériale(s) a contrario nº 20, 2014 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press fiction. L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... Articles } qu’à partir d’un certain moment de la nuit il rentre dans la « non-zone », celle où tout est indiscernable, primaire, futile et substituable. Ainsi, à l’interchangeabilité des gens, des lieux et des marques répond l’oubli qui, comme la brume qui entoure occasionnellement la ville, emporte dans son secret souvenirs d’enfance, moments de joies, de jeux, et de bonheur. Seule subsiste une mélancolie qui conserve vivace le sentiment de la tristesse et de la perte intérieure. D’ailleurs, le seul qui s’intéresse encore à ses souvenirs est Clay qui dans Moins que zéro, mais pas dans la suite, était encore instinctif. Lors de ces flashbacks, le temps, contrairement à celui de la narration quotidienne, statique et compact, indifférent et toujours le même, se fait alors plus doux et porte avec lui les heures joyeuses des réunions familiales d’antan. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press Il paraît néanmoins très lointain et n’exerce plus sur le présent le moindre impact positif. De ce fait, le passé même n’offre guère de solutions, seul demeure un présent dévasté, véritable champ de ruines du bonheur. La mort comme principe d’organisation narratologique. Après cette description des éléments et particularités littéraires des romans d’Ellis, penchons-nous sur la structure narrative du texte et notamment sur la stylistique du réalisme quotidien construit dans ces œuvres. En effet, c’est la présence de nombreux détails « réalistes » – en particulier la répétition de nombreuses marques de commerce – qui permettent le dévoilement des codes de critique sociale mis en jeu par la littéralité. Clay est un narrateur avare de détails. Les deux romans ne contiennent pas de descriptions. Le lecteur comprend où se situe l’action par le rappel qui est fait des noms de lieux relativement célèbres de Los Angeles. Ce qui frappe dans cette narration très dépouillée c’est l’instantanéité des événements, il y a réellement une imbrication entre le psychisme du personnage et les éléments qu’il manipule. À tel point que les objets en viennent à définir le sujet. Un personnage qui utilise un objet n’existe que pour passer à l’objet suivant et ainsi de suite, suivant les signes des lois consuméristes qui régissent prioritairement les mondes sociaux d’Easton Ellis. Cette structure donne lieu dans Moins que Zéro et Suite(s) impériale(s) à une narration plutôt laconique, peu expressive et ramassée sur elle-même. La juxtaposition de phrases concises et disparates participe d’une atmosphère de l’angoisse urbaine que le rappel incessant d’éléments à connotation négative (la drogue, l’alcool ou les anxiolytiques) alourdit indéfiniment. Ces descriptions recèlent donc toujours une tension narrative qui conduit le lecteur à anticiper une sorte d’effondrement cosmique de l’univers fictionnel. Celui-ci n’a pourtant pas nº 20, 2014 a contrario 151 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press essaie de se remémorer les choses comme « elles étaient avant », lorsque l’espoir { Articles L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... lieu, les mondes d’Ellis ne basculant dans l’horreur absolue qu’en des occasions très ponctuelles et paroxystiques. Ainsi, lorsque Clay décrit ses premiers pas dans l’appartement de LA qu’il vient de retrouver à son retour de New York, au début de Suite(s) impériale(s) : « Le portable vibre dans ma poche. Je le regarde avec curiosité. Un SMS de Julian, avec qui je n’ai pas eu le moindre contact depuis plus d’un an. Tu rentres quand ? Tu vais dans la cuisine et je jette un œil à l’appareil. Identité cachée. Numéro caché. Au bout de quatre sonneries, la personne qui appelle raccroche. Quand je regarde dehors de nouveau, la brume continue de dériver au-dessus de la ville, enveloppant tout. » 152 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press (Ellis 2010a : 23-24) Il est paradoxal que l’épithète d’hyperréalité censée décrire les univers d’Ellis (et en particulier celui d’American Psycho) vienne en réalité illustrer chez Clay l’éthos d’un mode de vie tourné vers le vide, le néant et l’angoisse existentielle. Comme nous l’avons dit en introduction, les différents éléments narratifs et descriptifs qui ponctuent l’action des deux romans participent d’un Ordnungsprinzip qui, s’il ne range pas les œuvres d’Ellis parmi la catégorie idéologique des romans à thèse, n’en souligne pas moins l’évidence d’un processus d’esthétisation du réel organisé autour d’une notion clé : la mort. C’est ce processus d’esthétisation et ses significations symboliques que nous allons éclairer à partir de maintenant. Le langage avec lequel Easton Ellis décrit les scènes de mouvement, les moments de séduction ou d’introspection est un langage haché, millimétré, distant et froid. Il y a là à l’œuvre une poésie qui émerge de la logique et du détachement. L’isolement et l’ultra-subjectivisme individuel conduisent des personnages à la psychologie restreinte à des comportements mécaniques inspirés par une théâtralité mondaine. Dans Suite(s) impériale(s), lorsque Clay entame un processus de séduction avec un autre personnage appelé Rain, les références au monde de la comédie jouée sont autant un indice de l’absence de personnalité des protagonistes qu’une allusion au monde du cinéma où s’est installée l’action du livre 7 Lorsque Clay séduit Rain, ils miment tous les deux les gestes à accomplir. Elle souhaite décrocher un rôle dans un film, et il veut coucher avec elle : « Elle sourit comme si elle était sidérée, puis elle lève un bras pour me frapper. Je recule, par jeu. » (Ellis 2010a : 51) a contrario nº 20, 2014 et que l’auteur, Bret Easton Ellis, vise à parodier 7. Pratique récurrente qui atteste les différents niveaux de réalité de l’œuvre d’Easton Ellis. Ce type d’esthétique mécanique et surfait est en réalité une esthétique de la peur, car elle réfère, comme il Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press es là ? On se voit ? Presque instantanément, la ligne principale se met à sonner. Je L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... Articles } est dit régulièrement dans les deux textes, à l’incapacité des personnages à parvenir à un bien-être à l’intérieur de l’environnement où ils évoluent. D’après le sociologue Gilles Lipovetsky, il s’agit de comprendre la société moderne, celle qui a émergé en Occident depuis le début du XXe siècle, comme une entité ayant tout pouvoir sur elle-même ; ne cherchant même plus à se positionner par rapport à son passé et encore moins par rapport à une divinité transcendante. Les réflexions du sociologue sur l’idée d’individualisme se concentrent autour du concept de « narcissisme » désirs privés de l’homme. Gilles Lipovetsky parle de « déstabilisation accélérée des personnalités » et cherche à problématiser les questions de cet individualisme a priori excessif. (Lipovetsky : 113-193) 153 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press Les deux romans d’Easton Ellis participent de cette interrogation de l’individualisme post-moderne. Les enjeux des actions de leurs personnages sont portés par une poétique du silence et du désenchantement. Ce silence traduit une absence : tout est faux et joué. Il n’y a pas de joie, pas de cris d’enfants, juste des objets qui animent l’espace des rues perdues et évanescentes dans la chaleur du soleil brûlant, où illuminées la nuit par les faisceaux des hélicoptères de sécurité, balayant l’asphalte éclaté. Les éléments de cette poétique picturale projettent donc sur le séquençage de la cinématographie littéraire une noirceur indélébile et l’absence totale d’images idéales. Cette absence d’horizon est si explicite, qu’elle est cyniquement réclamée par Clay : « Au Getty, il y a un dîner en l’honneur du commissaire d’une nouvelle exposition, donné par deux responsables de Dreamworks, et je m’y rends seul et je suis de meilleure humeur, me contentant de flotter toute la soirée, beau comme il faut, un peu pété, et je me retrouve sur une terrasse, le regard perdu là où le ciel est le plus noir à me demander ce qu’en dirait Mara 8. » (Ellis 2010a : 135) L’absence d’horizon, de croyances possibles et acceptées, est une constante du genre littéraire que Sabine van Wesemael appelle le « roman transgressif contemporain », genre où l’on rencontre des auteurs comme Michel Houellebecq, ou Florian Zeller pour la France, mais encore l’alter ego d’Ellis aux États-Unis : Jay McInerney, ainsi que bien d’autres (Wesemael 2010). La particularité de ce genre, comme dans l’œuvre d’Easton Ellis, est de mettre en scène des individus en perdition, la plupart du temps drogués, solitaires, désocialisés et totalement perdus dans des univers qu’ils ne maîtrisent pas, ne comprennent pas 8 Mara est un personnage que le lecteur ne connaîtra jamais et qui n’est cité qu’ici, ce qui accentue encore l’effet d’étrangeté. nº 20, 2014 a contrario Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press grâce auquel il essaie de comprendre l’émergence d’un monde organisé autour des { Articles L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... et qui leur sont hostiles. Le narrateur d’Easton Ellis, Clay, exprime ce sentiment par la peur incessante qu’il ressent, son désir de disparaître et sa deshumanisation progressive. Ces effets d’angoisse et de désenchantement omniprésents sont perceptibles dans la narration par leur modélisation dans la répétition récurrente des détails synthétisant, souvent de façon symbolique, le mode de vie dépensier et matérialiste encouragé par la société de l’économie de marché généralisée. taires sur l’espace urbain. Le narrateur de Big City, Bright Lights (1984) de Jay McIner- 154 ney rentre se coucher après une nuit de folie, salué par une énorme affiche à la gloire Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press du dentifrice Colgate, et Tyler Gordon dans le Fight Club (1996) de Chuck Palahniuk organise, avec son équipe, des virées nocturnes de censure publicitaire, remplaçant les réclames par des conseils pratiques ou des messages sympathiques. Nous l’avons déjà vu, le Clay de Bret Easton Ellis n’échappe pas à cette omniprésence du panneau publicitaire. Par contre, suivant une réception qui n’aurait pas été désavouée par les surréalistes, l’affiche, qui en fin de compte n’est qu’un détail du mobilier urbain, va synthétiser l’étrangeté du monde et l’effondrement des barrières le régissant. Lorsque Clay rapporte qu’il s’est enfui d’une séance avec son psychologue après que celui-ci lui a conseillé de se concentrer sur l’acceptation de la douleur pour mieux vivre, il témoigne s’être réfugié dans un cinéma, or dès qu’il se retrouve de nouveau à l’extérieur le monde se brouille complètement autour de lui : « […] lorsque j’étais sorti du cinéma, j’avais regardé fixement un panneau publicitaire numérique surplombant le parking, l’image qu’il affichait : un lit défait, des draps froissés, un corps nu à peine éclairé dans la pénombre d’une chambre, des lettres blanches en Helvetica se découpant sur la couleur chair. » (Ellis 2010a : 53) Les différents éléments qui composent cette description – autant de détails bénins – étalent cependant d’un point de vue métaphorique des occurrences thématiques qui font écho à toute l’œuvre d’Ellis et à son propre travail d’écriture. On y retrouve la ville, ses divertissements, ses illusions (le « cinéma »), son environnement (le « panneau publicitaire »), le sexe omniprésent (« lit », « draps », « corps nu »), l’inquiétude et l’étrange (« la pénombre »), le goût du sang et les meurtres (« la couleur chair ») et finalement, pour couronner le tout, la mise en évidence du jeu de la fiction et de l’univers autre, ainsi que du rôle de l’écrivain par le glissement de la description vers les « lettres » et le caractère d’imprimerie en majuscule. a contrario nº 20, 2014 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press Un élément qui revient souvent dans les romans américains de ce « courant transgressif » est l’attention portée à la présence et aux messages des panneaux publici- L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... Articles } La référence à ce panneau publicitaire anodin offre donc dans le jeu d’écriture d’Ellis une porte vers la compréhension des enjeux de ses processus narratifs, de même qu’il atteste de manière véritablement tautologique que le réalisme détaillé que l’écriture propose est en vérité une codification de signes par lesquels l’auteur dénonce le monde fictionnel qu’il décrit. Monde matériel qui détruit, aliène et annihile ses personnages. L’absence dans l’œuvre d’Ellis d’une quelconque dimension spirituelle – autre que la défonce de la drogue, qui n’offre pas de paradis artificiels mimésis hyperréaliste de Bret Easton Ellis est de procéder à la dénonciation de notre mode de vie contemporain actuel en en caricaturant outrageusement les valeurs (ou l’absence de valeurs) au sein des univers dystopiques qu’il élabore, véritables souriDocument téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press cières nihilistes pour hommes. La dimension matérielle et actuelle de l’œuvre d’Easton Ellis se répercute sur tout un ensemble d’éléments très contemporains, prêtant à sourire, tout en immergeant davantage le lecteur dans le jeu de la feintise ludique. Ce phénomène est bien entendu nourri par le rappel incessant des marques de commerce en tout genre, et des noms de lieux à la mode, mais il distingue surtout un processus très général. Par exemple, l’allusion aux musiques et chansons que l’on écoute ou entend est une composante essentielle de l’univers d’Easton Ellis. D’ailleurs, si l’on poussait l’analyse plus loin, on pourrait sans doute remarquer que la musique est un des éléments les plus positifs, ou en tout cas neutres, des romans de l’auteur américain. Suivant l’évolution technologique, les SMS par exemple contribuent au renforcement de l’inquiétude du monde : Clay reçoit régulièrement des messages d’un numéro caché lui annonçant : « Je t’ai à l’œil ». À nouveau, tous ces éléments ne sont que des détails communs, et ils le paraissent d’autant plus qu’ils semblent insérés de manière anodine et relâchée à l’intérieur des monologues laconiques ou décousus du narrateur ou, encore, dans des dialogues superficiels. Ce faisant, ils participent en réalité de l’évanescence ontique des personnages, de la similitude des êtres et de leur absence de personnalité. Ainsi lorsque le Clay mature de Suite(s) impériale(s) rencontre un jeune garçon qui souhaite devenir acteur et auquel le premier fait miroiter un rôle : « L’acteur s’était contenté de soupirer : “On y va.” Je ne parvenais pas à voir si l’indifférence était réelle ou jouée. Il planifiait une carrière. C’était une étape nécessaire. C’était simplement un autre personnage qu’il avait joué dans la chambre du quinzième étage du Doheny Plaza, cette nuit-là. Le Blackberry sur la table de nuit qui ne cessait de s’al- nº 20, 2014 a contrario 155 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press – renforce cette dimension matérielle. Un des aspects sociaux de la technique de { Articles L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... lumer, le faux bronzage et le trou du cul épilé, le dealer de la Valley qui n’était jamais arrivé, les plaintes provoquées par l’ivresse et concernant la Jaguar qu’il fallait vendre – les détails étaient si triviaux qu’il aurait pu être n’importe qui. » (Ellis 2010a : 48) Les personnages, auquel le terme de « fantôme » est souvent appliqué, disparaissent donc derrière cette invasion de détails et de substituts matériels répétés, soit ils « flottent » dans le monde menés par leurs pulsions consuméristes et cachés tel qu’ils « fusionnent » simplement avec les objets. Tel est l’aveu psychologique de Patrick Bateman, le serial killer virtuel d’American Psycho, lorsqu’il se parle à lui- 156 même : Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press « Je pense J&B. Je pense verre de J&B dans ma main droite. Je pense main. Charivari. Je pense fusili. […] L’année prochaine, j’aurai vingt-sept ans. Un Valium. Je voudrais un Valium. Je pense, non, deux Valium. Je pense téléphone cellulaire. » (Ellis 1993 : 109) À cause de leur contenu controversé, les romans de Bret Easton Ellis, comme ceux de Michel Houellebecq en France, connaissent toujours des sorties houleuses, l’auteur d’American Psycho s’est même vu reprocher de signer de véritables appels au meurtre et à l’assassinat (Rosenblatt 1990 ; Clavel 2010). Rien de nouveau sous le soleil, c’est toujours la même remarque depuis Platon (quoique pour ce philosophe les mythes grecs chantés par les poètes étaient plutôt de la théologie) : la fiction est dangereuse, elle avilit les imaginations et corrompt les comportements humains. Laissons-là ces considérations antiques – pourquoi les rappeler alors que notre civilisation ne s’intéresse plus à grand-chose de très classique ? – et observons ce qui est : les romans de Bret Easton Ellis sont des satires. La culture littéraire anglophone a toujours été prodigue de son ironie caustique et les satires sociales (comme les romans d’anticipation ou les utopies – dont le genre est né en Angleterre) sont légion. En tant qu’auteur satirique, il y a chez Bret Easton Ellis – n’en déplaise aux esprits chagrins et bien pensants – un plaisir du texte, de la lecture, du jeu surprenant des scènes sadiques et perverses, qui surgissent parfois même de manière inattendue, et toujours généreuses. Nous savons que la littérature américaine a toujours été un genre populaire (selon Jay McInerney c’est aujourd’hui qu’elle est en passe d’être produite en majorité par des auteurs universitaires), elle s’est donc très tôt imprégnée des parlers, des scènes, des lieux communs et des problèmes triviaux du quotidien. Lequel de ces écrivains ne respecte pas cela : Herman Melville, William Faulkner, a contrario nº 20, 2014 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press derrière leurs acquisitions matérielles, soit le vertige de leur vide spirituel s’avère L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... Articles } F. S. Fitzgerald, Hemingway, Henry Miller, John Fante ou Jack Kerouac ? Ce ne sont pourtant là que les plus grands noms de la culture littéraire américaine et Bret Easton Ellis appartient à cette tradition. La jouissance énergique avec laquelle s’étale l’écriture d’Easton Ellis se coule avec une aisance remarquable dans tous les recoins du genre satirique générant autour d’elle l’une des images les plus noires qu’il nous soit donné de contempler des travers souvent le cynisme ironique avec lequel celle-ci est menée – la satire se métamorphose et transparaît alors, dans des scènes d’une brutalité clinique inouïe, le regard sans expression de la figure de la mort. À n’en point douter c’est bien cela le message Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press d’Easton Ellis : la société de consommation, et le capitalisme sont des cultures de mort. Au-delà même de l’exploitation, de la pollution, de la quête de profit, de l’individualisme, et des philosophies libérales agressives (le struggle for life – le « combat pour la vie », du chacun contre tous) l’ontologie déshumanisée que l’on devine avoir servi de moule aux personnages de cet auteur va encore plus loin. Bret Easton Ellis essaie de rendre palpable une sorte d’expérience mentale du mal capitaliste absolu en construisant minutieusement, détail après détail, une représentation sociale dont aucun paramètre n’est viable 9. De plus, comme chacun des éléments de cette construction est corrompu et instable, des individus sans repères se retrouvent dans un climat hostile où aucune règle officielle n’est fixée, voire même où elles sont toutes illusoires. Si elles sont illusoires, n’importe qui peut être piégé en les respectant et devenir une proie pour les autres : c’est tout le système qui se révèle être un gigantesque jeu de dupes. Mais un jeu où l’on peut perdre sa vie. Comme avertissement à cet état des choses on trouve en exergue au récit Moins que zéro une phrase signée X (comme si un scellé avait été collé à la porte qu’il ne faut pas ouvrir) : « Les règles de ce jeu se modifient à mesure qu’on y joue… » Les « effets de réel » dans l’œuvre de Bret Easton Ellis et dans le Los Angeles de nos deux romans font clairement rentrer les œuvres de l’auteur américain dans le cadre des dystopies, en effet, l’écrivain à succès donne à ses récits un foisonnement de détails qui noient dans un quotidien que nous reconnaissons tous, une morale qui serait bien plus accessible si offerte sous la forme courte et synthétique de la fable. En effet, comme l’auteur américain l’a déjà plusieurs fois révélé en interview, parfois même devant un public hilare et incrédule, c’est bien de morale que traitent ses livres. C’est dans le sens d’une réflexion sur l’éthique que les différents détails consuméristes 9 Relations, amis, petites amies, familles, collègues, institutions, si ce n’est la volonté propre des individus : tout est absolument corrompu. nº 20, 2014 a contrario 157 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press de l’Amérique riche et blanche d’aujourd’hui. Par la puissance de la caricature – et { Articles L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... répandus dans ses œuvres se transforment en symboles de la contre-image qu’ils véhiculent. Nouvelle facette du monde de l’utopie, où les valeurs sont inversées sous le jeu de l’ironie. Comme dans l’Utopie de Thomas More, où foisonnent les jeux étymologiques érudits, les néologismes et où se concentrent les idéaux et la culture des humanistes du début du XVIe siècle, il s’agit d’inverser chez Ellis le jeu sadique de ses représentations trash. Une fois cette opération menée, on se retrouve face à une question obsolète dans notre monde post-moderne, mais qui était de première continue toujours à hanter les débats politiques de ce pays : quel est le rôle actuel de la vertu en société ? Bret Easton Ellis répond de manière très figurée et passablement 158 baroque : une société qui n’aspire plus à la justice et oublie ses valeurs communes est Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press un monde infernal, livré aux psychopathes et autres tueurs en série. a contrario nº 20, 2014 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.243.141 - 25/10/2016 15h01. © BSN Press importance pour les pères fondateurs de la république des États-Unis – et qui L’indice de l’horreur chez Bret Easton Ellis.... Articles } Références ABADI-NAGY Zoltan (2000), « The Narrational Function in Minimalist Fiction », Neohelicon, vol. 27, N° 2, pp. 237-248. 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