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ORIENTALIA LOVANIENSIA ANALECTA ————— 243 ————— BIBLIOTHÈQUE DE BYZANTION 12 MANUSCRIPTA GRAECA ET ORIENTALIA Mélanges monastiques et patristiques en l’honneur de Paul Géhin édités par ANDRÉ BINGGELI, ANNE BOUD’HORS et MATTHIEU CASSIN PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT 2016 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490). À LA RECHERCHE DU PLUTARQUE D’ANNA THIERRY GANCHOU En 2002, au terme d’une longue enquête consacrée au rachat des Notaras (1453-1456), les membres de la famille désormais libérés étaient laissés au seuil de leur destin vénitien. Je signalais simplement que le désir des occupants de la Ca’ Notara de confisquer, chacun à son profit, la fortune familiale – déposée bien avant 1453 dans les institutions bancaires génoise et vénitienne, respectivement le Banco di San Giorgio et la Camera dei Prestiti –, allait leur donner amplement l’occasion de se déchirer ensuite1. Abréviations ASG : Archivio di Stato di Genova. ASV : Archivio di Stato di Venezia. CI : Cancelleria Inferiore. GANCHOU, Héléna Notara Gateliousaina : Th. GANCHOU, Héléna Notara Gateliousaina d’Ainos et le Sankt Peterburg Bibl. Publ. gr. 243, in REB 56 (1998), p. 141168. GANCHOU, Le rachat des Notaras : Th. GANCHOU, Le rachat des Notaras après la chute de Constantinople ou les relations « étrangères » de l’élite byzantine au XVe siècle, in M. BALARD, A. DUCELLIER (éd.), Migrations et diasporas méditerranéennes (Xe-XVIe siècles) (Byzantina Sorbonensia 19), Paris, 2002, p. 149-229. MALTEZOU, Ἄννα Παλαιολογίνα Νοταρᾶ : Ch. MALTEZOU, Ἄννα Παλαιολογίνα Νοταρᾶ: µία τραγικὴ µορφὴ ἀνάµεσα στὸν βυζαντινὸ καὶ τὸν νέο ἑλληνικὸ κόσµο (Bibliothèque de l’Institut hellénique d’études byzantines et post-byzantine 23), Venezia, 2004. MANFREDINI, Codici plutarchei : M. MANFREDINI, Codici plutarchei di umanisti italiani, ANSP, s. III, 17 (1987), p. 1001-1043. MANFREDINI, La tradizione manoscritta della Vita Solonis : M. MANFREDINI, La tradizione manoscritta della Vita Solonis di Plutarco, in ANSP, s. III, 7 (1977), p. 945998. NICOL, Anna Notaras Palaiologina : D. M. NICOL, Anna Notaras Palaiologina, died 1507, in The Byzantine lady: ten portraits, 1250-1500, Cambridge, 1994, p. 96-109. PADE, The Reception : M. PADE, The Reception of Plutarch’s Lives in fifteenth-century Italy, Copenhagen, 2007 RONCHEY, Un’aristocratica bizantina : S. RONCHEY, Un’aristocratica bizantina in fuga: Anna Notaras Paleologina, in S. WINTER (éd.), Donne a Venezia, Roma, 2004, p 2342. SATHAS, Documents inédits : C. N. SATHAS, Documents inédits relatifs à l’histoire de la Grèce au Moyen Âge, Paris, 1880-1890, 9 vol. TURYN, Dated Greek Manuscripts : A. TURYN, Dated Greek Manuscripts of the Thirteenth and Fourteenth Centuries in the Libraries of Italy, Urbana – Chicago – London, 1972. ZAKYTHINOS, Le despotat grec de Morée : D. A. ZAKYTHINOS, Le despotat grec de Morée, Athènes, 1953 (rééd. London 1975), 2 vol. 1 GANCHOU, Le rachat des Notaras, ici p. 228. Une étude précédente sur la famille (GANCHOU, Héléna Notara Gateliousaina) avait requis une recherche codicologique pour 384 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) Cette remarque laissait entendre que la suite de l’histoire allait faire l’objet d’une publication prochaine. C’était préjuger d’une difficulté à laquelle je ne m’attendais pas : l’impossibilité, en raison d’un état de conservation tout à fait insuffisant des sources, de parvenir dans des délais raisonnables à une reconstitution qui soit correctement articulée du destin vénitien des héritiers Notaras. Le chercheur se heurte en effet à la disparition de trois fonds archivistiques essentiels. La gestion de l’héritage vénitien de feu Loukas Notaras – mégas doux, mésazôn des derniers empereurs byzantins et, accessoirement, citoyen vénitien –, exécuté par Mehmed II en 1453, autrement dit sa commissaria, fut dévolue en 1454 aux Procurateurs de Saint-Marc de Supra. Puis, une fois cet héritage entré en leur possession, les enfants du mégas doux choisirent de reconduire les Procurateurs dans cette gestion, désormais à leur bénéfice. Si bien que la fille de Loukas, Anna Notara, étant morte à Venise en 1507, l’administration de la commissaria Notara par les Procurateurs de Saint-Marc se prolongea sur plus d’un demi-siècle, durant lequel s’accumula une impressionnante production documentaire. En effet, le dossier d’une commissaria de la Procuratia di San Marco comprenait, à côté des inévitables registres comptables, les actes notariés, testaments, protocoles d’accords, sentences judiciaires, ducales, etc., afférents à cette gestion. Malheureusement, cette commissaria Notara qui eût permis une reconstitution circonstanciée – et aisée – de l’histoire de la famille après 1453, s’est entièrement perdue. Or cette perte est irréparable, du fait qu’elle ne peut absolument pas être compensée par des informations tirées des fonds notariés, les protocoles des notaires vénitiens de la période ayant en grande majorité disparu, détruits par plusieurs incendies dès l’époque moderne. Ainsi, et le fait paraît difficile à admettre, pas le moindre acte notarié – à l’exception de son testament – ne vient documenter le demi-siècle de présence d’Anna Notara dans la cité de la lagune2 ! Il est vrai que l’intéressée n’a point aidé non plus, ayant eu la fâcheuse idée de confier la rédaction de ses actes à un seul et unique notaire, Troilo laquelle le néophyte que j’étais bénéficia pour la première fois des conseils et de l’expertise, généreusement prodigués, de Paul Géhin (ibidem, p. 148, n. 29). Mais le néophyte l’est toujours resté…Or il n’était pas question cette fois d’avoir recours à son aide amicale pour l’enquête codicologique de la présente étude, secret lié aux mélanges oblige ! Je me suis donc tourné vers d’autres collègues : que Marie Cronier et David Speranzi soient tout particulièrement remerciés (voir infra, n. 124). 2 À titre de comparaison, signalons que le séjour de quelques jours que fit à Venise, en 1403, son grand-père Nikolaos Notaras – l’ancêtre à l’origine des dépôts dans la Camera Imprestitorum et donc celui auquel Anna dût de pouvoir vivre si confortablement à Venise si longtemps –, est, lui, documenté par trois actes notariés. TH. GANCHOU 385 de’ Manfredi, régulièrement convoqué à la Ca’ Notara durant plusieurs décennies3. Enfin, il faut compter sur un naufrage supplémentaire lui aussi dramatique, celui des fonds relatifs à l’administration des emprunts d’État (prestiti ou imprestiti) de la République vénitienne. Le contraste n’en est que plus frappant avec la préservation admirable de l’équivalent génois de cette Camera dei Prestiti : les fonds documentaires concernant les luoghi (loca) du Banco di San Giorgio aux archives d’État de Gênes, qui prennent des kilomètres de rayonnage. Il en va de même pour les fonds notariaux de la République ligure, abondants du fait qu’eux n’ont pas été victimes d’incendies en série. Mais les Notaras vivaient à Venise et non à Gênes, et les informations qu’il est possible de recueillir sur eux à partir de ces archives notariales génoises, certes très appréciables au vu du désastre documentaire vénitien, ne sauraient toutefois compenser en valeur celles, irrémédiablement disparues, susceptibles de reconstituer le cadre, la sociabilité et les réseaux, culturels, économiques et religieux, de la famille dans sa vie quotidienne à Venise. L’étude sur le rachat de la famille, déjà fruit d’un patient travail de dépouillement mené conjointement dans les archives d’État vénitiennes et génoises, était certes parvenue à mettre en lumière un épisode complètement inconnu jusqu’ici. Elle n’en a pas moins montré aussi les limites de l’exercice : c’est que face à un tel déficit documentaire, la moindre information revenue à la lumière est toujours en mesure de faire crouler les démonstrations en apparence les plus solides. AUX ORIGINES DE L’AFFAIRE DU PLUTARQUE: TRENTE ANNÉES DE RIVALITÉS ENTRE LES HÉRITIERS NOTARAS À VENISE (1460-1490) Anna Notara et la chute de Constantinople Il en est ainsi de la question importante de savoir où se trouvait Anna Notara au moment de la chute de Constantinople. La principale intéressée 3 De 1467 au moins à 1493. Les protocoles et minutiers de Troilo de’ Manfredi sont entièrement perdus, si bien que, d’une activité notariale longue de plus de quarante ans au moins, il ne reste qu’un seul parchemin, conservé dans ASV, CI, Notai, busta 124, no 6. En revanche, comme pour les autres notaires vénitiens de la période, on a conservé les testaments qu’il instrumenta, du fait que, réservée à part dans les archives, cette catégorie d’actes a providentiellement échappé aux incendies qui les ont ravagées périodiquement. C’est à cela que l’on doit la préservation du testament d’Anna du 24 mars 1493, en grec ainsi qu’en traduction vénitienne (ASV, Notai di Venezia, Testamenti, notaio Troilo de Manfredis, busta 36). La quasi exclusivité dont jouissait Troilo de’ Manfredi auprès d’Anna se déduit des nombreuses mentions d’actes de ce notaire dans la documentation qui la concerne tant à l’Archivio di Stato di Venezia (en 1474 et 1490, cf. infra, n. 40 et 59) qu’à l’Archivio di Stato di Genova. 386 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) n’en a jamais rien dit ni dans son testament ni dans les suppliques qu’elle a adressées, sa vie durant, au gouvernement vénitien pour ses besoins religieux. Seule l’Ekthésis Chronikè, à propos de l’exécution de ses deux frères aînés et de son père Loukas, signalait qu’elle aurait été envoyée par ce dernier à la veille du siège, avec la fortune familiale, à Rome, où l’aurait rejoint ensuite son frère plus jeune, Isaakios, une fois ce dernier enfui du sérail d’Andrinople4. Comme il s’agissait de l’unique scénario sur le destin des Notaras après 1453 proposé par une chronique, qui plus est par une chronique grecque, sa véracité n’était point mise en doute. Tout au plus concédait-on quelques erreurs gênantes, tel ce prénom d’Isaakios donné à l’unique fils Notaras rescapé, quand des sources documentaires italiennes contemporaines prouvaient qu’il s’était prénommé en réalité Iakôbos5. Mais quelle autorité, au vrai, accorder à une chronique décidément tardive, puisque produite au 16e siècle, qui plus est au sein d’un milieu grec sous domination ottomane, celui du patriarcat de Constantinople, donc plutôt coupé des réalités italiennes? La question se posait d’autant plus que cette chronique semblait ignorer qu’outre Anna, d’autres filles Notaras étaient en jeu : Hélénè, veuve depuis 1449 de Giorgio Gattilusio, l’héritier de la principauté génoise d’Ainos, non loin de Constantinople ; puis Maria et Théodôra, restées depuis 1453 veuves, elles, de deux aristocrates constantinopolitains, Théodôros Kantakouzènos et Manouèl Palaiologos6. Le sort réservé aux époux de Maria et Théodôra par Mehmed II permettait de déduire de manière assurée la présence de ces deux sœurs-là à Constantinople durant le siège. Il semblait également légitime de penser 4 Ecthesis Chronica and Chronicon Athenarum, éd. S. LAMBROS, London, 1902, p. 17, 1-7 : καὶ ἀπεκεφάλισεν ἅπαντας, τὸν δὲ µέγαν δούκαν ἔσφαξε τοὺς υἱοὺς αὐτοῦ ἔµπροσθεν αὐτοῦ· τὸν δὲ νεώτερον υἱὸν αὐτοῦ τὸν Ἰσαάκιον ἔβαλεν ἐν τῷ σαραγίῳ, καὶ ὡς ἐν ὀλίγῳ ἀπέδρασεν ἐκ τοῦ σαραγίου ἐν τῇ Ἀδριανουπόλει καὶ ἐγένετο ἀφανής· ὕστερον δὲ εὑρέθη ἐν Ῥώµῃ ἐν τῇ ἀδελφῇ αὐτοῦ σταλεῖσα ὑπὸ τοῦ πατρὸς αὐτῆς πρὸ τῆς ἁλώσεως µετὰ πλούτου ἀπείρου. 5 Aussi les rédacteurs du PLP, après lui avoir réservé en 1988, tout en signalant la confusion, une entrée au seul prénom Ἰσαάκιος (PLP 92106), l’ont remplacé par une nouvelle entrée en 1995, cette fois sous Ἰάκωβος Νοταρᾶς (PLP 94334), à la faveur de la publication intervenue entretemps d’une notice financière vénitienne rédigée en grec concernant Anna et Iakôbos en 1470/1471, sur laquelle voir infra, n. 38. 6 Théodôra était déjà connue par le testament d’Anna, tandis qu’Hélénè s’y cachait sous le prénom monastique d’(Eu)phrosynè. Pour ces nouveaux renseignements, tirés des archives de Gênes, voir GANCHOU, Héléna Notara Gateliousaina, p. 141-168, et ID., Le rachat des Notaras, p. 154, n. 23. Ils ont été mis à profit depuis dans deux courtes études biographiques consacrées à Anna. Tout d’abord celle de RONCHEY, Un’aristocratica bizantina, très dépendante de l’étude antérieure, emplie d’erreurs, de NICOL, Anna Notaras Palaiologina. Plus convaincante apparaît l’étude récente de MALTEZOU, Ἄννα Παλαιολογίνα Νοταρᾶ, notamment en raison de la publication de quelques documents vénitiens jusque-là inédits, seulement signalés ou mal publiés. Voir également PLP 91222. TH. GANCHOU 387 que de son côté, Hélènè Gateliousaina s’était trouvée à l’époque chez elle, à Ainos, une principauté indépendante dont elle partageait depuis quatre ans, au nom de ses enfants mineurs, la souveraineté avec son beau-père Palamede Gattilusio ; d’autant que cela paraissait cautionner les informations livrées sur elle par le chroniqueur Kritoboulos d’Imbros pour la période 1455-14567. Concernant Anna, il était en revanche impossible d’affirmer ou d’infirmer sa présence dans la capitale byzantine à l’époque du drame ; en effet, rien, dans le dossier d’inédits, ne permettait de reconstituer son itinéraire entre 1453 et 1459, date à laquelle on la voit apparaître pour la première fois en Italie. Il s’agissait de la plus jeune des quatre filles Notaras, la seule à n’être pas encore mariée. Il est vrai que son père Loukas avait mis pour elle la barre un peu haut, l’union princière qu’il avait négociée pour sa fille aînée Hélènè l’ayant convaincu de pouvoir faire de sa petite dernière une impératrice de Constantinople. C’est ainsi qu’il avait réussi à arracher à Constantin XI, l’ultime souverain byzantin, la promesse d’un mariage avec Anna, des vœux nuptiaux que, toutefois, l’empereur rompit pour s’engager à la veille de la Chute dans une alliance matrimoniale avec une princesse étrangère, plus profitable diplomatiquement8. Quoi qu’il en soit, ce statut d’unique fille non mariée d’Anna aurait déjà permis de douter du bien-fondé de l’information de l’Ekthésis : comment admettre dans ces conditions que son père ait pu l’expédier en Italie si jeune, seule et sans protection ? Au demeurant, l’idée qu’elle ait pu se trouver à Rome 7 Pour les références, voir GANCHOU, Héléna Notara Gateliousaina, p. 143-144 et 154155 ; ID., Le rachat des Notaras, p. 154-157. Hélénè Gateliousaina dispose dans le PLP de deux entrées également fautives : PLP 3581 et PLP 30187. 8 Son principal ministre Loukas Notaras, nolens volens, ne pouvait évidemment que s’incliner devant la raison d’État qui imposait cette rupture. La précipitation des événements explique que, pris au dépourvu par le refus de Constantin XI, Notaras n’ait pas eu le temps de trouver une union de rechange pour Anna. Selon le témoignage du chroniqueur Sphrantzès, le mariage princier géorgien finalement choisi par l’empereur ne se trouva complètement négocié qu’à peine quelques mois avant le siège (voir ibidem, p. 157, n. 33). Le projet de mariage impérial conçu pour Anna par son père se déduit du fait qu’en Italie, Anna est qualifiée parfois dans les documents officiels de olim (de)sponsa serenissimi quondam domini imperatoris Constantinopolitani. Certains ont considéré, à tort, ce projet de mariage comme invraisemblable. Ainsi RONCHEY, Un’aristocratica bizantina, p. 33, dont l’argument selon lequel Anna ne se serait jamais qualifiée elle-même de sponsa de Constantin XI – à la suite de NICOL, Anna Notaras Palaiologina, p. 100-101 – est inexact. Signalons à ce propos qu’elle traduit erronément sponsa par « veuve » au lieu de « fiancée ». En Italie, outre son patronyme Notaras, Anna fera également usage de celui de Palaiologos – non pas en raison de ses fiancailles impériales rompues mais parce que sa mère avait très certainement été une Palaiologina Asanina (GANCHOU, Héléna Notara Gateliousaina, p. 160, n. 68) – et de celui, plus curieux, de Diermeneutina, tiré du titre de la hiérarchie des offices de diermeneutès (interprète), que son grand-père Nikolaos puis son père Loukas avaient porté à Byzance (ID., Le rachat des Notaras, p. 160, n. 45). 388 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) en 1453, ou même ailleurs en Italie, était de toute façon à rejeter, sur des bases plus solides. En effet, les tractations italiennes en vue de racheter à Mehmed II les filles Notaras, entamées dès 1454, émanèrent justement de Rome, Gênes et Venise. Or si Anna s’était trouvée dans l’une de ces villes, c’est elle qui en aurait pris l’initiative, ou du moins ces tractations se seraient-elles faites en son nom ; mais ce ne fut pas le cas. Plus fâcheux encore : alors que la plupart des documents relatifs au rachat familial se contentaient d’évoquer, sans en donner le nombre, lo recatto de le fie quondam el spectabel meser Luca Natara, l’un d’entre eux évoquait étonnamment quatre filles prisonnières (quatuor filie dicti quondam domini Luce magni ducis in captivitate Theucrorum existentes), soit… la totalité des sœurs Notaras9 ! Un document supplémentaire semblait toutefois de nature à trancher entre ces sources contradictoires : des instructions, adressées la même année par le gouvernement génois à leurs envoyés auprès du sultan, leur enjoignaient en effet de venir en aide à « un fils et deux filles » du défunt Loukas Notaras « que l’on disait réduits au plus extrême malheur et servitude » (filium et filias duas, que dicuntur posite in maxima calamitate et servitute)10. Si ce fils était à l’évidence Iakôbos, ces deux uniques filles prisonnières ne pouvaient être que Maria et Théodôra, dont Mehmed II venait de faire des veuves. Avec une Hélènè installée logiquement à Ainos au moment du drame, n’y avait-il pas là, finalement, de quoi accréditer la version de l’Ekthésis Chronikè d’une Anna envoyée hors de Constantinople par son père à la veille du siège ? Et le seul endroit vraisemblable où Loukas Notaras pouvait penser la mettre en sûreté, elle et une partie de ses richesses, n’était-ce pas cette ville d’Ainos, où il avait l’assurance que ses précieux dépôts ainsi que sa fille vierge seraient sous la protection de son aînée, Hélénè ? C’était là, me semblait-il, une solution raisonnable, car susceptible de réconcilier des sources italiennes contradictoires tout en « sauvant » en dernier lieu le témoignage de l’Ekthésis – certes fautif quant au lieu d’expédition d’Anna, mais non sur son expédition elle-même –, dont on a dit combien son statut de source grecque, quoique de fiabilité douteuse, intimidait11. Mieux eût valu pourtant rejeter résolument ce témoignage-là que d’en tenter ainsi le sauvetage… C’est qu’une information cruciale pour ce dossier, qui plus est émanant d’Anna elle-même, vient de revenir à la lumière. Dans une supplique, jusqu’ici inconnue, qu’elle adressait au 9 Ibidem, p. 195-196 et n. 194. Ibidem, p. 156 et 182, n. 137. 11 Ibidem, p. 157-158. 10 TH. GANCHOU 389 gouvernement vénitien le 23 mars 1480, Anna, parlant d’elle à la troisième personne, confie en effet que « dans la désolation de la malheureuse cité de Constantinople, cette noble dame était tombée entre les mains du Grand Turc »12. Cette « révélation », aussi tardive que pour le moins inattendue, est évidemment de nature à revoir entièrement le scénario proposé en 2002 : manifestement, ce sont bien les quatre filles Notaras qui furent réduites en captivité en 1453, ce qui laisse pour le moins perplexe et pose bien des questions, pour le moment irrésolues13. L’histoire se fait à partir de documents. Il s’agit là d’une évidence pour les gens du métier – une évidence dont l’œuvre abondante et variée de Paul Géhin constitue une éclatante illustration –, mais cette règle générale acquiert une résonance plus aiguë encore dans le cas d’une recherche monographique qui s’attache à restituer une trajectoire historique individuelle ou familiale. Pour les Notaras en Italie après 1453 en particulier, la documentation est toujours trop maigre et imprécise, souvent polyphonique, quelquefois ambiguë, avec ceci de fâcheux que le moindre document nouveau peut, comme celui évoqué plus haut, acquérir le pouvoir de faire exploser le puzzle laborieusement reconstitué jusqu’ici. S’ils n’ont pas un caractère « destructeur » comparable, les documents concernant les tribulations de la Ca’ Notara de Venise qui seront présentés et analysés dans la seconde partie de cette étude n’en sont pas moins 12 Ce document exceptionnel m’a été signalé en avril 2013 par la professoressa Renata Segre, spécialiste de l’histoire des Juifs en Italie au Moyen-Âge, de même que deux autres documents relatifs à la succession Notaras que je n’avais pas plus repérés (dont celui cité infra, n. 19). Qu’elle en soit remerciée. Sur ces entrefaites, j’ai appris que cette supplique inédite avait également été découverte, mise à profit et publiée par Elefthérios Despotakis dans sa thèse en voie d’achèvement portant sur le sujet suivant : Ενωτικοί Έλληνες στη Βενετία και το δίκτυο των φιλενωτικών της Κρήτης (15ος αι.). C’est pourquoi je renvoie le lecteur à son travail à venir pour les références. 13 Accessoirement, les savantes comparaisons auxquelles je me suis livré entre le « prix » d’une Notara et celui d’autres membres de l’aristocratie constantinopolitaine mis à rançon en 1453 (GANCHOU, Le rachat des Notaras, p. 225-227) sont entièrement à reconsidérer, puisque conduites seulement sur la base de deux filles. Il n’en reste pas moins que les lettres de change relatives au recatto de le fie quondam el spectabel meser Luca Natara, émises en juin 1456, ne pouvaient pas concerner les quatre filles, car il est exclu qu’ait encore été prisonnière à cette date Hélènè, la dame d’Ainos. En effet, le récit de Kritoboulos d’Imbros qui narre, à partir de fin 1455, ses démêlés avec son beau-frère Dorino II Gattilusio pour défendre les droits de ses enfants sur cette principauté, la montre manifestement sur place alors. Voir Kritoboulos d’Imbros : Critobuli Imbriotae Historiae, éd. D. R. REINSCH, Berlin, 1983, p. 101-103. D’ailleurs, comment Palamede Gattilusio d’Ainos, qui négocia avec le Conquérant de Constantinople un nouveau traité en juin/juillet 1453, n’aurait-il pas inclus dans les tractations les termes de la libération immédiate de sa bru, la mère de ses héritiers ? Reste que le fait qu’après la mort de son mari Giorgio en 1449, Hélènè soit retournée, comme il semble, à Constantinople (pour se retirer dans un monastère de la capitale ? avec ou sans ses enfants ?) au point de s’y laisser piéger en 1453, est des plus surprenant. 390 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) fascinants. L’épisode du rachat de la famille est désormais lointain, puisque nous sommes en 1490 à Venise, où Anna et Iakôbos se sont installés depuis déjà trente ans. Ils n’y sont cependant pas arrivés en même temps. Pour l’intelligence de l’affaire dont nous entretiennent les deux documents édités ci-dessous, il convient de brosser à grands traits l’historique des relations qu’entretenaient le frère et la sœur, du moins, bien sûr, telles qu’elles apparaissent à la lumière de la documentation rassemblée jusqu’à présent. Les prémices empoisonnées d’une relation fraternelle difficile Les relations entre Anna et Iakôbos Notaras étaient passablement compliquées : elles auraient fait les délices de la psychanalyse, entre une sœur dominatrice et un frère trop soumis qui n’eut que par intermittence la tentation de secouer son joug. Sans entrer dans des considérations freudiennes, on peut assurer que l’unique homme qui compta vraiment dans la vie d’Anna fut Loukas, son père martyr ; elle lui vouait un véritable culte, et face à lui jamais son jeune frère ne fit le poids. Comme on sait, conduit au supplice avec ses deux fils aînés, le mégas doux avait exigé que le bourreau les exécutât d’abord, afin d’être sûr que lui mort, ces derniers n’aient pas la tentation d’abjurer la foi chrétienne pour s’éviter le supplice. Après les avoir exhorté à louer Dieu, il assista sans ciller à leur décapitation, puis offrit sa tête au bourreau. Quant au jeune Iakôbos, alors âgé de douze ans, il avait été destiné par le sultan à entrer dans son sérail en qualité de page. C’est précisément parce que ce placement impliquait la conversion à l’islam que son père Loukas avait refusé d’accéder à la demande de Mehmed II de le lui remettre, un refus qui précipita la tragédie familiale. Anna reprochait-elle inconsciemment à l’innocent Iakôbos d’avoir été de la sorte à l’origine de la décapitation de son père, de ses frères et de ses beaux-frères, de sa propre réduction en esclavage avec ses sœurs, ainsi que de la mort, d’épuisement et de chagrin, de leur mère, sur le chemin qui la menait prisonnière jusqu’au sérail d’Andrinople ? Il est manifeste en tout cas qu’elle le blâmait de ne pas avoir opposé de résistance à sa conversion et au reniement de sa foi chrétienne, et donc de ne pas s’être montré digne du martyre paternel. Le rachat d’Anna et de ses sœurs ainsi que leur libération, qui eurent lieu en 1456, avaient été supervisés depuis Rome par leur parrain, le patriarche unioniste de Constantinople en exil Grègorios Mammas14. Il semble qu’une fois libérées, les sœurs Notaras soient venues vivre 14 GANCHOU, Le rachat des Notaras, p. 184, 192-196, 228-229. TH. GANCHOU 391 sous la protection de leur parrain et bienfaiteur, et c’est ici que le récit de l’Ekthésis évoquant Rome dans l’itinéraire d’Anna pourrait acquérir quelque créance15. Désormais c’est le vieux patriarche, qui s’était institué leur tuteur légal, qui traitait en leur nom avec les institutions financières génoises et vénitiennes dépositaires de la fortune familiale. Sa tutelle dura trois années et elle pesa tout particulièrement à Anna, qui aspirait à son indépendance et avait compris qu’il n’y avait qu’une solution pour l’obtenir : confisquer les fonds italiens de la famille à son seul profit, afin de se garantir l’aisance financière susceptible de la débarrasser désormais de la tutelle de qui que ce soit – en particulier d’un hypothétique époux. Ce dessein, elle le mit en actes avec une détermination surprenante. Il est vrai qu’elle fut également servie par une chance inouïe. Lors des pourparlers pour le rachat des enfants Notaras, celui de Iakôbos avait été écarté d’entrée. Jamais Mehmed II ne l’aurait permis : il avait en effet converti l’adolescent à l’islam, avait fait de lui l’un de ses pages favoris, et le promettait à de hautes destinées au sein de son administration. Et comme, du côté occidental, l’abjuration par Iakôbos de la foi chrétienne l’excluait de toute façon en droit de la succession paternelle, son cas était scellé. Ainsi Anna ne semblait-elle avoir rien à redouter de la part de ce frère devenu « mahométan ». À ceci près que le patriarche Grègorios n’avait pas, lui, complètement perdu l’espoir d’exfiltrer de l’Empire ottoman celui qu’il considérait comme l’héritier légitime de la fortune familiale, en sa qualité de dernier héritier mâle des Notaras. Il suffirait pour cela de le faire revenir à la foi chrétienne : une simple formalité. Or, par l’intermédiaire, semble-t-il, de fermiers du patriarcat latin dans l’île vénitienne de Négrepont et de Juifs d’Andrinople, Mammas parvint à établir un contact avec le jeune homme, qui allait alors sur ses 18 ans. C’est ainsi que vers la fin de 1458, et conformément cette fois au récit de l’Ekthésis, Iakôbos parvint à s’enfuir du sérail et à rester caché assez longtemps, le temps que soit organisé de manière sûre son transfert en Italie, via Négrepont. Pour la réussite finale de ce plan d’évasion il avait été décidé à Rome d’observer le secret le plus absolu. Ce secret servit admirablement les desseins d’Anna lorsque, en mars 1459, le patriarche Mammas mourut soudainement dans sa résidence romaine. La providence l’ayant opportunément libérée de sa tutelle, s’engagea alors pour elle une véritable course contre la montre. Elle se précipita aussitôt à Gênes, où elle requit des Protecteurs de la Banque de Saint- 15 Voir le texte supra, n. 4. Il est possible toutefois qu’auparavant les sœurs Notaras aient passé quelque temps en Morée, toujours byzantine à l’époque. 392 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) Georges l’héritage paternel, arguant de ce que, n’ayant pour sa part jamais été mariée, elle n’avait point reçu avant 1453 la dot paternelle considérable de 20 000 hyperpères (ou 7 000 ducats) qui avait été le lot de chacune de ses trois sœurs. Invitée à donner des renseignements sur la composition présente de sa famille lors du procès qu’elle intenta aux autorités de la banque, elle fit appuyer ses dires par sa sœur Théodôra, qu’elle fit venir à Gênes à cette fin16. Elle n’hésita pas en particulier à déclarer que, s’il était vrai que lui était resté un frère, ce dernier « prénommé Iakôbos, avait abjuré la foi du Christ, était devenu un infidèle qui suivait la secte de Mahomet et se trouvait présentement entre les mains et au pouvoir du souverain des Turcs »17. En réalité, à ce moment-là Iakôbos ne se trouvait plus entre les mains de Mehmed II, mais il était déjà en route vers l’Italie. Et cela, Anna le savait parfaitement ; mais à Gênes on l’ignorait, et cette ignorance dura très opportunément tout le temps du procès, qui se termina donc sans surprise, en septembre 1459, par une victoire complète d’Anna au détriment de son frère, dont la déchéance juridique fut de nouveau prononcée. Un mois après seulement Iakôbos arrivait à Mantoue, où la cour pontificale se trouvait rassemblée pour le fameux congrès auquel cette ville devait donner son nom. Le pape Pie II confia aussitôt l’héritier Notaras aux bons soins de son compatriote, le fameux cardinal Bessarion, qui assura son retour à la foi chrétienne. Après quoi, le 9 novembre 1459 le pontife éleva le jeune homme à la dignité de chevalier, d’écuyer d’honneur et de familier. Bessarion, nouveau protecteur de Iakôbos, avait bien entendu appris ce qui s’était passé récemment à Gênes, comme il avait su l’installation subséquente d’Anna à Venise, où, grâce aux sommes fraîchement reçues de la banque génoise de Saint-Georges, elle s’installait maintenant sur un grand pied18. Le cardinal comprit qu’il fallait agir sans tarder afin de l’empêcher de renouveler sur les bords de la lagune l’exploit qu’elle avait réussi dans la métropole ligure : priver cette fois son frère des fonds Notaras de la Camera dei Prestiti vénitienne, en les détournant de nouveau à son seul profit. C’est pourquoi, à peine le congrès de Mantoue terminé, Bessarion, qui s’apprêtait à partir en Allemagne comme légat pontifical, décida de prendre Iakôbos avec lui et de faire 16 Hélénè et Maria étaient toujours en vie en 1459, mais on ne sait où elles se trouvaient alors et on n’entend plus parler d’elles par la suite. Des sœurs d’Anna il semble que seule Théodôra ait été encore vivante en 1473. 17 GANCHOU, Le rachat des Notaras, p. 175. La citation est tirée d’un acte du procès en date du 16 mai 1459 : ASG, San Giorgio, Primi Cancellieri, busta 99, c. 97, doc. C. 18 Signalons que pour NICOL, Anna Notaras Palaiologina, p. 101, suivi par RONCHEY, Un’ aristocratica bizantina, p. 34, Anna ne s’installa pas à Venise avant 1475. TH. GANCHOU 393 étape quelques jours à Venise, afin de mettre finalement le frère et la sœur en présence, et surtout de contraindre Anna à un accord. Le fait est que le cardinal réussit à la faire plier puisque le 18 janvier 1460, devant la curie patriarcale de Venise19, Anna acceptait de signer un protocole aux termes duquel les intérêts annuels produits par les capitaux Notaras de la Camera vénitienne et ces capitaux eux-mêmes, gérés par les Procurateurs de Saint-Marc, devaient être divisés à parts égales entre elle et son frère. En échange, il semble que Iakôbos ait accepté de ne pas remettre en question ce qui s’était passé à Gênes cinq mois plus tôt20. La cohabitation forcée d’un frère et une sœur à Venise et le projet toscan On le conçoit aisément, établie sur de telles bases les relations entre le frère et la sœur dans leur nouvelle patrie ne pouvaient être éternellement idylliques. Iakôbos était resté à ce qu’il semble quelque peu traumatisé par les dures expériences de sa jeunesse. Au sortir de l’enfance il avait assisté au massacre de sa famille avant d’être contraint à devenir musulman, subissant des années durant l’impitoyable « conditionnement » destiné à le transformer en cadre ottoman. Le bruit avait en outre couru aux quatre coins de la Chrétienté qu’il avait également dû servir assez longtemps aux plaisirs sexuels du sultan… Il est vrai que le pape Pie II en personne avait grandement contribué à propager cette rumeur, s’en faisant l’écho jusque dans la bulle où il nommait le jeune homme son écuyer d’honneur21. Sa sœur Anna avait beau l’avoir trahi et spolié en 19 On l’apprend par une sentence rendue le 19 octobre 1491 dans le cadre d’un des nombreux procès entre Anna et sa belle-sœur. Elle mentionne en effet, parmi les pièces produites, quodam instrumento compositionis facto inter nobilem et generosam dominam Anam Diermeneutina ac nobilem et generosum dominum Iacobum Notara, militem apostolicum, fratres ac filios et heredes olim magnifici domini Luce Notara, primarii civis urbis Constantinopolis ac magni ducis Romeorum, post captivitatem dicte urbis etc., facto et in publicam formam redacto manu Iacobi Veneti providi viri domini Antonii, publici imperiali auctoritate et Curie Patriarchalis Venetiarum notarii, sub die 18 mensis ianuarii 1460, indictione octava, Venetiis. Voir ASV, Giudici del Proprio, Sentenze a interdetti, busta 2, reg. 3, ff. 218r-220r, ici 219r (il se trouve également cité dans le même registre pour une sentence précédente le 16 septembre 1491, mais sous une forme plus abrégée : ibidem, ff. 201r-204v, ici 204r). Si le dossier de ces accords ne s’est malheureusement pas conservé dans la série Curia Sezione Antica, Causarum delegatarum et appellatarum, reg. 3 (Causae delegatae 1459 ad 1461) des archives patriarcales vénitiennes qui eût dû le conserver, le contenu en est restituable à partir de la documentation judiciaire ultérieure. 20 Toutes ces péripéties, jusqu’ici inconnues, sont tirées d’une documentation inédite. 21 Ce document constituant en terre chrétienne un « passeport » indispensable pour l’ancien renégat qu’il était, Iakôbos se vit ainsi contraint, sa vie durant, de raviver de lui-même une rumeur que les années assoupissaient peu à peu. 394 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) 1459, elle n’en constituait pas moins tout ce qui lui restait – ou presque – de famille dans ce pays étranger, et c’est là une considération qui semble avoir compté pour le sentimental Iakôbos. Quant à Anna elle-même, on se perd en conjectures devant une personnalité aux ressorts pour le moins complexes. Dans la supplique de 1480 évoquée plus haut, elle a livré en effet sur elle un renseignement inédit supplémentaire qui se révèle quelque peu embarrassant pour sa réputation. Alors qu’elle était la prisonnière de Mehmed II, elle avait fait à Dieu, s’il exauçait ses prières et la libérait, le vœu de se consacrer à lui le reste de sa vie en prenant l’habit monastique. Si elle avait respecté sa promesse dès le départ, c’eût été la solution parfaite pour résoudre la situation : une fois devenue moniale, elle aurait renoncé à sa part d’héritage en faveur de son frère Iakôbos, et tout serait rentré dans l’ordre. Le problème est qu’elle ne se soucia jamais vraiment de réaliser ce vœu, et qu’elle ne l’ait pas fait invite à s’interroger sur ses valeurs morales – déjà quelque peu mises à mal, il est vrai, par l’épisode génois de 1459. Quoi de plus sacré en effet pour une bonne chrétienne qu’une promesse adressée au divin? C’est au reste parce qu’elle se savait en état de péché mortel, puisqu’elle n’avait pas encore réalisé ce vœu si longtemps après l’avoir exprimé, qu’en 1480 elle demandait au gouvernement vénitien la permission de bâtir à ses frais à Venise même une église-monastère, où elle annonçait son désir de se retirer avec sa sœur Théodôra22. Cela ne se fit pas, et seule Théodôra se retira ensuite dans un monastère de l’île vénitienne de Corfou, sous le nom monastique de Théodosia23. Anna eût pu faire de même, mais elle s’en garda bien : un tel transfert l’aurait par trop éloignée de la Camera dei Prestiti vénitienne et de la fortune familiale qu’elle abritait. Et puis, cela l’aurait privée du pouvoir qu’elle retirait de cette richesse. De caractère impérieux, elle était fière de son ascendance, d’être l’illustris domina Anna filia quondam magnifici domini Luce Notara olim magni ducis Romeorum, et d’avoir été destinée à devenir impératrice de Constantinople. Rien d’étonnant à ce qu’à Venise, et ailleurs en Italie, elle ait eu la prétention de s’ériger en protectrice de ses compatriotes exilés, sinon même en « souveraine » informelle. C’est ainsi qu’à partir de 1471 elle conçut un projet grandiose : la création d’un petit État grec en Toscane, évidemment destiné à être gouverné par elle-même. Durant trois années elle conduisit des tractations avec la Commune de Sienne pour obtenir la concession du bourg 22 Ce vœu avait-il réellement été fait, ou était-ce seulement de la part d’Anna une manière de chantage vis-à-vis des Vénitiens afin de les amadouer ? Elle en était capable. 23 GANCHOU, Héléna Notara Gateliousaina, p. 167, n. 80 ; 168, n. 85 ; PLP 91993. TH. GANCHOU 395 fortifié abandonné de Montauto, dans la Maremme, aux confins entre possessions siennoises et pontificales – d’abord en faveur d’une centaine de familles de réfugiés grecs. Cette nouvelle communauté, alliée aux Siennois quoique auto-gouvernée, se serait régie selon les lois byzantines ancestrales. Pour réaliser ce qui revenait à reconstruire une « petite Byzance », Anna eut l’habileté de confier à son frère Iakôbos la tâche de convaincre le cardinal Bessarion, alors patriarche latin de Constantinople, qui depuis Rome continuait de veiller sur son ancien protégé. Depuis les événements de 1459, le cardinal-patriarche ne portait pas vraiment Anna dans son cœur, d’autant qu’il n’était pas dupe de son attitude équivoque vis-à-vis de l’Église de Rome, aux rites de laquelle elle disait souscrire quand, en réalité, le privilège de faire célébrer des messes privées chez elle qu’elle réclamait périodiquement au Sénat vénitien, sous de fallacieux prétextes, était destiné à la célébration d’offices où il n’était point fait commémoraison du pape de Rome. Fin 1471, Bessarion accepta cependant de patronner auprès des autorités siennoises le projet d’Anna, parce qu’il lui fut habilement présenté comme mené conjointement par le frère et la sœur24. Mais il mourut peu après, le 18 novembre 147225. De toute façon l’utopie était destinée à échouer : bien loin des arcadiques descriptions faites à Anna par les édiles siennois, Montauto se révéla un territoire parfaitement inhospitalier, marécageux et insalubre. C’est ainsi qu’à peine le contrat entre Sienne et Anna et Iakôbos – devenus pour l’occasion citoyens siennois – était-il signé, le 15 juillet 1474, que tout fut abandonné, Anna comprenant qu’elle avait été dupée26. 24 Ajoutons qu’Anna eut aussi le bon goût d’associer au projet deux Grecs catholiques très bien en cour à Rome : le célèbre Iôannès Plousiadènos (PLP 23385), copiste-écrivain crétois et prôtopapas de Candie, et Phrangoulios Serbopoulos (PLP 25183), ex-chancelier impérial et ex-juge général des Rhômaioi, originaire de Coron en Morée. Par le passé, Anna avait déjà joué des relations « filiales » entre son frère Iakôbos et Bessarion. Elle avait ainsi profité du séjour du cardinal à Venise en qualité de légat pontifical, en 1463-1464, chargeant Iakôbos d’obtenir que Bessarion intercedât auprès du Sénat vénitien afin que leur soient restitués les 118 ducats de ratione megaduche – c’est-à-dire produits par les capitaux mis au nom du mégas doux Loukas Notaras de la Camera de Tana, en mer Noire – qu’Anna réclamait vainement depuis des années. Cela leur fut accordé en effet grâce à l’intercession du cardinal, le 2 mars 1464. Voir ASV, Senato, Mar, reg. no 7, f. 160r. Sur la légation de Bessarion à Venise, voir désormais P. KOURNIAKOS, Die Kreuz-zugslegation Kardinal Bessarions in Venedig (1463-1464), Köln, 2009 (PhD thesis, Universität zu Köln). 25 Jusqu’ici, tous les biographes d’Anna ont célébré ses excellentes relations avec le cardinal Bessarion (NICOL, Anna Notaras Palaiologina, p. 98-100 ; RONCHEY, Un’aristocratica bizantina, p. 28-32 ; MALTEZOU, Ἄννα Παλαιολογίνα Νοταρᾶ, p. 21-40). En réalité elles étaient exécrables. 26 L’épisode siennois est documenté par C. CALISSE, Montauto di Maremma. Notizie e documenti, in Bullettino Senese di Storia Patria 3 (1896), p. 177-221, et G. CECCHINI, Anna 396 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) Sur le plan privé, cette année 1474 se révéla aussi pour Anna un annus horribilis, mais elle ne devait s’en rendre compte que bien plus tard. Ses relations avec Iakôbos étaient relativement bonnes, du fait que le frère s’était entièrement soumis à la sœur. Il acceptait de bon gré de la voir assumer seule la gestion financière de la Ca’ Notara, s’était habitué à devoir lui demander constamment son argent de poche, et cette situation ne lui pesait pas plus que cela. De même, on l’a vu, il accepta de la seconder activement dans son projet siennois, de la même façon qu’il agissait un peu partout en Italie, avec bonne grâce, comme son chargé d’affaires et porte-parole devant les autorités locales, à Sienne donc, mais aussi à Rome, à Naples, et surtout à Gênes. Au vrai, c’était bien nécessaire, car il semble que depuis son brillant exploit génois de 1459, Anna n’ait plus daigné sortir de son palais vénitien. Les choses auraient sans doute continué ainsi si Iakôbos ne s’était pas marié. Pourtant ce mariage fut l’idée d’Anna, si grand était son désir d’assurer la perpétuation de la maison Notaras. Il est vrai qu’une telle union était aussi dans la logique de ce repeuplement grec de Montauto qu’elle projetait : si plus d’une centaine de familles de réfugiés grecs acceptaient de répondre à son appel et s’installaient dans ce bourg, du moment qu’elle avait exclu pour elle-même l’option du mariage, la moindre des choses était que Iakôbos, le co-prince de cette future « principauté », donnât le bon exemple en s’y installant avec une épouse. Et puis quel meilleur gage d’avenir pour la grandiose fondation Notaras en Maremme ? Mais ce mariage fut la grande erreur d’Anna, même si elle n’eut à s’en prendre qu’à elle-même : car c’est elle qui fit aussi le choix de l’épouse. Du malheur de s’être donné une belle-sœur : l’entrée en scène de Zampéta La jeune personne qu’Anna sélectionna pour Iakôbos présentait certes toutes les garanties qu’elle recherchait : haute noblesse, bonne éducation et rares vertus. Elle oublia cependant de tester sa docilité… Dans son testament de 1493, Anna demandait à ses exécuteurs testamentaires de ne faire aucun accord avec « Zampéta ma belle-sœur » (Ζάµπετα, τὴν κουνιάδα µου)27. Longtemps, l’épouse de Iakôbos, Zampéta en grec et Notara Paleologa. Una principessa greca in Italia e la politica senese di ripopolamento della Maremma, in Bullettino Senese di Storia Patria 34 (1938), p. 1-41. 27 Pour l’édition de la version grecque du testament d’Anna on préférera à celle, très fautive, de K. D. MERTZIOS, Ἡ διαθήκη τῆς Ἄννας Παλαιολογίνας Νοταρᾶ, in Ἀθηνᾶ 53 (1950), p. 17-21, ici p. 19, la nouvelle édition de MALTEZOU, Ἄννα Παλαιολογίνα Νοταρᾶ, TH. GANCHOU 397 (El)isabeta en italien, est restée un simple prénom28. En effet, les actes des nombreux procès qui l’opposèrent à Anna à partir de la fin des années 1480 s’obstinent systématiquement à cacher son nom de famille et sa filiation : elle y apparaît seulement comme la veuve d’un mari dont, en revanche, le « pedigree » est chaque fois soigneusement rappelé. Il a fallu attendre la découverte d’une lettre dogale pour en savoir enfin un peu plus : Helisabet, filia quondam Ysaach et olim uxor spectabilis militis Iacobi Notara quondam Luce, magni ducis de Constantinopoli29. « Fille de feu Isaakios ». C’était là bien sûr un élément non négligeable, mais l’absence de tout patronyme était bien faite pour intriguer. Il a fallu attendre encore quelques années pour que l’énigme se dissipe enfin : la solution se nichait en fait dans les archives d’État de Gênes. Si Zampéta ne se servait pas d’un patronyme, ce n’est pas parce qu’elle n’en avait pas, étant de condition sociale trop humble, par exemple. C’était exactement pour la raison inverse : Zampéta appartenait en réalité à une famille byzantine si noble qu’elle disposait d’un stock tellement impressionnant de patronymes illustres que, ne sachant apparemment lequel choisir, elle préférait n’en utiliser aucun. En 1498, de passage à Gênes, malade et rédigeant son testament, la veuve de Iakôbos se désignait cette fois comme la filia quondam magnifici domini Isaachi prothostatoris de Grecia, ou de Morea, ou de Constantinopoli. Toujours pas de patronyme, certes, mais ce prothostator(is), à l’évidence la transcription du titre aulique byzantin de prôtostratôr, permettait enfin d’identifier à coup sûr le personnage et de restituer par la même occasion la prestigieuse lignée à laquelle Zampéta appartenait. Ce prôtostratôr Isaakios avait droit à l’usage des patronymes Laskaris, Asanès, Rhallès et Palaiologos, acquis à la faveur d’alliances matrimoniales antérieures. Et il les utilisait indifféremment, seuls ou couplés selon d’infinies variations, pour le plus grand embarras du chercheur. Il n’empêche que son patronyme lignager, le seul donc vraiment légitime, était celui de Paraspondylos. Depuis le début du 15e siècle au moins, la famille servait à la cour des despotes de Mistra, en Morée, province où elle disposait de vastes domaines. En 1429, le grand-père paternel de Zampéta, le prôtostratôr puis mégas doux Manouèl Paraspondylos, p. 84-87, ici p. 85. La version latine (voir supra, n. 3 pour les références archivistiques) donne : Helisabeta mia cugnada. 28 Ζάµπετα/Zampéta pour Zabeta/Sabéta (µπ se prononçant β), soit (El)isabeta/Élisabeth. À ne pas confondre avec la forme Ζάµπεα/Zampia, pour Zabia/Isabia, soit Isabelle (même si Isabelle et Élisabeth sont théoriquement un seul et même prénom). 29 ASV, CI, Doge lettere (1365-1508), busta 1, quaderno 1, f. 138r. Document découvert en 2003. 398 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) cherchait à déposer des fonds dans la colonie vénitienne de Coron30. Tandis qu’en 1436 une galère impériale venait chercher en Morée sa fille, Zôè, afin de la marier à Constantinople avec l’avant-dernier fils de l’empereur Manuel II, le despote Dèmètrios31. Certes le bénéfice impérial retiré de cette union par la famille fut de courte durée, Zôè étant morte de la peste dès 1440 dans la capitale32, mais ce mariage en dit long sur le prestige de ces Paraspondyloi de Morée. Au moment de la chute de la province devant les Ottomans, en 1460, le frère de la défunte basilissa33, le prôtostratôr Isaakios, devait être dans la trentaine à peine. Il combattit les envahisseurs aux côtés de ses beauxfrères Nikolaos, Dèmètrios et Manouèl Bochalès, à la tête de leurs troupes albanaises. Après le désastre, et après avoir tenté une démarche auprès du duc de Milan34, Isaakios se réfugia avec les siens et la famille de sa femme dans l’île vénitienne de Corfou, à la suite du despote Thômas. Mais dès la déclaration de guerre vénéto-ottomane, en 1463, avec les parents de son épouse et comme tant d’autres ex-archontes moréotes, il reprit pied dans la péninsule en se mettant au service de Venise, dans l’espoir de récupérer ses possessions perdues. S’étant fait reconnaître ses biens patrimoniaux par la Sérénissime, Isaakios combattit d’abord à ses frais avec les troupes qu’il avait levées sur place, jusqu’à ce qu’il parvienne à se faire octroyer une pension annuelle de 300 florins, en 1466. Il défendait en priorité au nom de Venise la Tzakonie et le Magne, ayant mis sa famille à l’abri derrière les murailles de Nauplie de Romanie35. À l’époque, des 30 ASV, Senato, Misti, reg. 57, f. 111r (olim 107r) ; éd. SATHAS, Documents inédits, III, doc. 937, p. 350-351 : Manoli Magaducha dictus protostratora, subditus domini Dispoti Musistre. Sur le personnage, voir PLP 21905. Les rédacteurs du PLP l’ont identifié à tort avec Manouèl Phrangopoulos (PLP 30139), dont l’entrée est entièrement à revoir. 31 Géôrgios Sphrantzès: Giorgio Sfranze, Cronaca (CFHB 29), éd. R. MAISANO, Roma, 1990, XXII, 6, p. 76, 11-15. 32 Pour la basilissa Zôè, voir PLP 6646. 33 Un document vénitien de 1466 rappelle cette parenté : spectabilem dominum Isachium Prothostratorem, cognatum olim illustrissimi domini Despoti… (SATHAS, Documents inédits, V, p. 99). S’il identifiait correctement le despote concerné à Dèmètrios Palaiologos plutôt qu’à son frère Thômas, ZAKYTHINOS, Le despotat grec de Morée, II, p. 99, proposait à tort pour Isaakios le patronyme lignager d’Asanès, du fait que le despote Dèmètrios avait épousé en secondes noces une Asanina. 34 On a seulement conservé la réponse du duc Francesco Sforza adressée de Milan, le 6 mai 1461, au domino Isacio Paraspondilo Assani, militi, découverte et éditée par S. KOLDITZ, Mailand und das Despotat Morea nach dem Fall von Konstantinopel, in S. KOLDITZ & R. C. MÜLLER (éd.), Geschehenes und Geschriebenes. Studien zu Ehren von Günther S. Henrich und Klaus-Peter Matschke, Leipzig, 2005, p. 391, n. 121. 35 Les faits et gestes du spectabilis ou magnificus Isachius Protostratora sont commentés dans les dépêches envoyées en 1465-1466 au gouvernement vénitien par le provéditeur en Morée Giacomo Barbarigo. Voir SATHAS, Documents inédits, VI, p. 14, 20, 22, 29, 60, 88. Pour le document du Sénat accordant sa pension à Isaakios, voir supra, n. 33. Il y est dit TH. GANCHOU 399 enfants que lui avait donnés son épouse Hélènè Bochalina, ses aînés Zampéta et Nikolaos ne devaient guère avoir plus d’une dizaine d’années. Puis venaient trois enfants plus jeunes encore, Théodôros, Maroula et Dèmètrios. Comme leur père les trois fils devinrent stratiotes, mais c’est le dernier, Dèmètrios, qui eut la carrière la plus longue et la plus prestigieuse, sous le nom de Dèmètrios Megaducha36. Durant ces années de guerre en Morée, le prôtostratôr Isaakios fit au moins trois fois le voyage jusqu’à Venise. D’abord en 1467 et en 147137, en outre qu’il avait envoyé à Venise son fils (filio suo) plaider sa cause devant le Sénat. Mais comme il n’est pas dit par ailleurs que ce fils, assurément Nikolaos, combattait lui aussi, c’est qu’il ne devait pas encore avoir l’âge requis. En 1492 Nikolaos était déjà mort, depuis peu. 36 Tout indique qu’une bonne dizaine d’années devaient séparer Zampéta et Dèmètrios. Il commença en effet sa carrière militaire au début des années 1490 et mourut en Chypre, toujours à la tête d’une compagnie de stratiotes, en 1531. Dèmètrios comme son frère Théodôros abandonnèrent complètement le patronyme lignager Paraspondylos. Puisant dans le stock patronymique familial Théodôros opta pour celui de Rhallès, qu’il transmit à sa descendance – ce qui n’était guère judicieux, les Rali au service de Venise étant déjà légion – tandis qu’avant de privilégier Megaduca, Dèmètrios choisit celui de Laskaris. L’un et l’autre furent adoptés ensuite par ses fils et petits-fils (G. H. PENTOGALOS, Οικογένεια Λάσκαρη Μεγαδούκα στήν Κεφαλληνία, in Θησαυρίσµατα 12 [1975], p. 203-217). Le choix a priori étrange que fit Dèmètrios de transformer le titre de mégas doux, dont avait été revêtu son grand-père Manouèl, en patronyme personnel d’abord alternatif puis exclusif, le devient moins si l’on songe que ce fut déjà l’usage que les contemporains vénitiens firent du titre de prôtostratôr de son père, connu à Venise comme Isachius Protostratora. C’est ainsi qu’au début de leur carrière militaire, dans les années 1490-1500, Dèmètrios comme son frère Théodôros apparaissent parfois dans la documentation vénitienne comme Theodorus Rali Protostratora et Dimitri Megaducha (ou Lascari) Protostratora. De nombreux écrivains ont vanté les exploits de Dèmètrios, dont deux célèbres lettrés grecs. Ianos Laskaris (Janus Lascaris) dédia ainsi une épigramme εἰς Δηµήτριον Λάσκαριν τὸν ἐπικαλούµενον Μέγαν Δούκαν (A. MESCHINI, Giano Laskaris. Epigrammi greci, Padova, 1976, no 30, p. 57-58, et p. 138 pour l’analyse) tandis que Dèmètrios Moschos adressa un discours πρὸς τὸν αὐτὸν περιφανῆ Δηµήτριον Λάσκαριν τὸν πρωτοστράτορα (Ph. K. MPUMPULIDES, Ἀνέκδοτον κείµενον τοῦ Δηµητρίου Μόσχου, in Ἐπιστηµονικὴ Ἐπετηρὶς Φιλοσοφικῆς Σχολῆς Πανεπιστηµίου Ἀθηνῶν 16 [1965/66], p. 364-373), Πρωτοστράτορα étant ici considéré comme le « patronyme » légué par leur père Isaakios (voir supra). Sur ce texte, voir dernièrement R. STEFEC, Eine übersehene Ansprache des Demetrios Moschos, in Byzantion 82 (2012), p. 397-414, ici p. 398, n. 7-8. Pour des renseignements complémentaires sur Dèmètrios Megaducha et son père Isaakios (avec toutefois quelques erreurs), voir récemment E. BURKE, Surviving exile: Byzantine families and the Serenissima 1453-1600, in I. NILSSON & P. STEPHENSON (éd), Wanted: Byzantium. The Desire for a Lost Empire (Studia Byzantina Upsaliensia 15), Uppsala, 2014, p. 109-132, ici p. 122 et 128-129. Quoique cités dans des textes grecs, ni Zampéta ni son frère Dèmètrios Megaducha n’apparaissent dans le PLP. Cela peut s’expliquer par leurs dates de naissance présumées, en effet postérieures à la chute de Constantinople : ca 1455/60 pour Zampéta, ca 1465/70 pour Dèmètrios. 37 Pour le voyage de 1467 : ASV, Senato, Mar, reg. 8, f. 105r, éd. in SATHAS, Documents inédits, VII, doc. 9, p. 5) et 108r (Venise, 3 février et 3 mars 1467). Pour celui de 1471 : ASV, Senato, Mar, reg. 9, f. 85v ; éd. in SATHAS, Documents inédits, VII, doc. 16, p. 8 (Venise, 18 mars 1471). 400 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) ce voyage-là étant documenté également par les notes financières d’un banquier grec anonyme résidant à Venise qui comptait justement parmi ses clients Anna et Iakôbos. À la date du 12 mars 1471, il notait ainsi : « La dame (sc. Anna) doit me donner, pour plusieurs traversées, pour des coquillages, de la salade de fenouil, ainsi que pour la traversée du prôtostratôr, 16 sous »38. Cette « traversée » (τὸ πέραµα) du prôtostratôr fait allusion à l’évidence aux frais du « traghetto » utilisé par Isaakios durant son séjour vénitien pour rejoindre, au travers des canaux, la Ca’ Notara, des frais gracieusement offerts par Anna. Cette invitation du prestigieux capo di stratioti moréote au palais des Notaras de la contrada San Zulian dans le sestier de Saint-Marc39, avait-elle à voir avec les tractations menées par Anna pour marier son frère ? C’est fort probable. Il fallut cependant attendre encore trois années pour que l’établissement du contrat de mariage fût souscrit, sans doute en raison du trop jeune âge de la promise à l’époque. Ce fut chose faite le 16 juin 1474, et très significativement ce contrat fut établi entre la sœur du marié, Anna, et le prôtostratôr Isaakios, le père de la fiancée, Anna agissant au nom de Iakôbos40. Aussi bien est-ce elle qui s’engageait à assurer le quotidien du nouveau couple. 38 P. SCHREINER, Texte zur spätbyzantinischen Finanz- und Wirtschaftsgeschichte in Handschriften der Biblioteca Vaticana (ST 344), Città del Vaticano, 1991, p. 112-113, ici p. 113, § 63 : ͵αυοαʹ, ιβʹ µαρτίου […] ὀφείλει νὰ µὲ δώση ἡ κυρὰ εἰς περάµατα πολλὰς φορὰς καὶ χιβαδόπουλα καὶ µαραθοσαλατα καὶ τοῦ πρωτοστράτορος τὸ πέραµα, σόλδια ις´. Ces notes financières concernent la période octobre 1470-mars 1471. 39 Du moins est-ce à San Zulian que mourut Anna, le 8 juillet 1507, selon le célèbre témoignage de Marino SANUDO, Diarii, VII, Venezia, 1882, col. 115. Jusqu’à présent les archives vénitiennes ne m’ont pas permis de trouver confirmation de cette localisation de la Ca’ Notara. Plus gênant, rien ne garantit qu’Anna n’ait pas déménagé plusieurs fois à Venise sa vie durant : la contrada dans laquelle elle mourut en 1507 fut-elle bien celle où elle avait vécu depuis son installation dans la cité de la lagune en 1459 ? Comme a fortiori on ne sait à quoi ressemblait cette Ca’ Notara, s’il est parfois parlé ici de « palais Notaras » plutôt que de « maison », c’est plutôt pour rendre l’italien « palazzo », qui signifie aussi simplement immeuble d’habitation. Or rien ne dit non plus que les Notaras aient disposé d’un immeuble entier à Venise – ce que l’on qualifierait en français d’hôtel particulier. 40 L’unique mention de ce contrat de mariage se trouve une fois de plus dans la sentence du procès du 19 octobre 1491 mentionné supra, n. 19, également au f. 219r : visa quadam copia unius instrumenti pactorum et promissionum celebrati inter illustrissimam dominam Anam Paleologinam filiam quondam magni ducis Romeorum de Constantinopoli, nomine et vice domini Iacobi Notara fratris sui, pro quo promisit de rato etc., ex una, et magnificum prothostratoram dominum Isachium quondam megaducha, ex altera, exemplata manu ser Troili de Manfredis, publici imperiali auctoritate notarii, ex actis et prothocolis suis, sub die 16 mensis iunii 1474. Les comptes du banquier anonyme des Notaras mentionnent, à la date du 11 mars 1471, des transferts εἰς τὴν Κάµαραν τῶν πρεστάδων portant sur τὰ πρεστάδα ἀπὸ τοῦ ὀνόµατος τοῦ Λουκᾶ τοῦ Νοταρᾶ τοῦ µεγάλου δουκός καὶ τὴν τουτορίαν εῖς τοὺς πουπίλλας αὐτοῦ τοῦ µεγάλου δουκός, τὴν µαδόνα Ἄννα Παλαιολογίνην καὶ µϊσερ Ἴακωβον Νοταρᾶ διὰ τὴν µέρος τῆς προικὸς (SCHREINER, Texte [cit. n. 38], p. 112, TH. GANCHOU 401 De fait, si Anna Notara avait voulu une épouse riche pour son frère, elle aurait été la chercher ailleurs : Zampéta n’apportait en dot que 800 ducats à Iakôbos, un montant très modeste à un tel niveau social. Rappelons qu’à Constantinople Loukas Notaras avait versé à ses filles des dots de 7 000 ducats. Mais c’était avant l’halôsis et l’exil, et, s’il avait dû disposer autrefois de moyens financiers aussi considérables que le mégas doux martyr à Constantinople, l’ex-grand feudataire moréote aujourd’hui mercenaire au service de Venise ne pouvait offrir davantage. D’autant que l’espoir de récupérer ses anciens domaines grâce à une reconquête de la Morée par les forces vénitiennes s’évanouit rapidement, la Sérénissime allant de défaite en défaite face aux Ottomans. Le prothostatora Amoree demeura à Nauplie avec les siens jusqu’à la fin du conflit, qui fut réglé par le traité de Constantinople du 25 janvier 1479. Mais profondément désillusionné il mit un terme à son contrat41, quitta la péninsule et, dans un état de grand dénuement, se transféra avec sa famille à Venise où il s’installa dans la contrada Santa Maria Zobenigo (ou Santa Maria del Giglio), également dans le sestier de San Marco. Il est possible qu’il ait cru pouvoir compter sur la générosité de ses parents par alliance Notaras. Mais il lui fallut déchanter très vite : Anna refusa manifestement de desserrer les cordons de sa bourse, si bien qu’Isaakios se vit contraint peu après de supplier le Sénat vénitien de reprendre son service à Nauplie et d’obtenir également que lui soient payés ses frais de retour, eu égard « à la grande pauvreté dans laquelle il se trouvait réduit ». En novembre 1481, les sénateurs, exaspérés de le voir tous les jours faire le siège de leurs audiences, finirent par accéder à sa demande, lui octroyant 100 ducats pour son retour en Morée42. Les débuts de la contestation contre les « usurpations » d’Anna C’est à l’occasion de cette affaire que les Paraspondyloi prirent vraiment conscience de la perversité des relations qui unissaient le frère et la § 62). J’ai d’abord cru que cette mention d’une dot avait à voir avec le mariage de Zampéta et de Iakôbos. Il n’en est rien car non seulement leur mariage date de 1474 et non de 1471, mais la dot dont il est question ici est en fait celle de la défunte mère d’Anna et de Iakôbos. 41 Le 9 juin 1481, à Nauplie de Romanie, le provéditeur vénitien de Morée d’alors Bartolomeo Minio écrivait au gouvernement vénitien que « Al Protostratora, per la provision de la sua persona, non fici levar bolletta alcuna, perchè el mancha de qui zà do anni che è de li. La Vostra Sublimità dispona como gli piace, etc. ».Voir SATHAS, Documents inédits, VI, p. 166 ; D. GILLILAND WRIGHT & J. R. MELVILLE-JONES, The Greek Correspondance of Bartolomeo Minio. I, Dispacci from Nauplion (1479-1483) (nouv. éd. et trad. angl.), Padova, 2008, p. 152. 42 ASV, Senato, Mar, reg. 11, f. 127v (olim 125v) (Venise, le 16 novembre 1481) ; éd. in SATHAS, Documents inédits, VII, doc. 51, p. 25. 402 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) sœur Notaras. Certes, par le contrat de mariage de 1474, ils étaient déjà instruits de la domination exercée par Anna sur son frère, leur gendre, en matière financière comme en bien d’autres. Mais ils apprirent ensuite que le contrat passé entre la sœur et le frère en 1460 avait prévu le partage à égalité entre eux du capital mais aussi des revenus annuels des imprestiti Notaras : rien ne justifiait donc que Iakôbos en soit réduit à demander éternellement à Anna son argent de poche et continue à lui laisser la gestion complète de leurs revenus. Surtout, la belle-famille moréote eut également connaissance de la spoliation des fonds génois par Anna en 1459, sous le fallacieux prétexte, rappelons-le, de la déchéance des droits de Iakôbos pour cause d’abjuration de la foi chrétienne ; et cette forfaiture-là était bien la plus difficile à digérer. Dans la contrada Santa Maria Zobenigo, on en vint peu à peu à raconter à qui voulait l’entendre que « madame Anna, sans aucune conscience ni crainte de Dieu, et par des moyens illicites et injustes, avait usurpé et retenu, et continuait d’usurper et de retenir pour elle, les biens de […] messire Iakôbos »43. On imagine sans peine le harcèlement dont le pauvre Iakôbos commença alors à être l’objet de la part de sa belle-famille et de sa jeune épouse, les reproches continuels de faiblesse dont il fut assailli, et les exhortations à une prompte et vigoureuse riposte à laquelle il fut invité. En tout cas le résultat de ces pressions ne se fit pas attendre. En janvier 1482, alors qu’il se trouvait une fois de plus mandaté par sa sœur à Gênes pour y régler des affaires financières relatives à l’héritage paternel, il en profita pour nommer un procureur chargé d’obtenir un ordre de séquestre des Protecteurs de la banque de Saint-Georges sur l’ensemble des avoirs qu’Anna y détenait. Certes, les chargés d’affaires génois d’Anna parvinrent à parer le coup, mais l’épisode est significatif. Au reste, les pressions de Zampéta sur son mari ne durent pas faiblir les mois qui suivirent, bien au contraire. Car l’année 1482 n’était pas encore terminée que les Paraspondyloi subissaient un terrible malheur qui rendit l’état de leurs finances plus précaire encore. À peine était-il retourné à Nauplie de Romanie que le prôtostratôr Isaakios avait dû rembarquer pour Venise presqu’aussitôt. En effet, en mai 1482 avait éclaté la guerre de Ferrare, ou « guerre du sel », un conflit mettant aux prises la République, alors alliée du pape, et le duc de Ferrare. Rappelé en urgence de Morée par la Sérénissime, avec d’autres capi di stratioti, Isaakios reprit du service mais il trouva la mort dès le 6 43 D’après une déclaration de Zampéta du 18 mars 1489 (ASV, Giudici del Procurator, Sentenze a legge, reg. 11, f. 48v-50r, ici 48v) : madona Anna, senza alcuna conscientia, timor de Dio e cum mezi indebiti e iniusti, habia usurpato et havuto, et usurpa et habia in si, i beni del dito […] miser Iacomo. TH. GANCHOU 403 novembre suivant, à la bataille d’Argenta. Il laissait une veuve et des fils encore adolescents in maxima calamitate44 : il convenait donc plus que jamais que Zampéta obtienne de son époux qu’il soutînt financièrement sa mère et ses jeunes frères et sœurs. Il ne faudrait cependant pas croire que Iakôbos n’avait jamais cherché par lui-même à assurer en Italie son indépendance financière, en se donnant les moyens de se procurer des revenus autres que les intérêts des placements paternels45. L’option qu’il choisit est même assez remarquable, et absolument sans équivalent au sein de la diaspora byzantine en Occident si vite après 1453. On se serait attendu à ce qu’il suive l’exemple de son grand-père en se lançant dans une carrière d’homme d’affaires ; après tout Nikolaos Notaras n’avait-il pas été en son temps le plus illustre des Byzantins en rapports commerciaux avec les Italiens, de surcroît détenteur des citoyennetés vénitienne et génoise ? Pourtant Iakôbos n’en fit rien. D’un autre côté, l’enseignement qu’il avait reçu de la part des Ottomans au sérail d’Andrinople, comme l’exemple de son beau-père le prôtostratôr Isaakios, lui dictaient une tout autre option : celle de la carrière militaire, de stratiote au service de Venise, suivie alors par tant de ses compatriotes. Mais il n’en fit rien non plus. Ce jeune aristocrate byzantin avait été élevé au sein du milieu hellénophone le plus distingué, pour se voir ensuite forcé d’embrasser l’islam et de vivre alla turca plusieurs années. Or, une fois qu’il se fût trouvé plongé dans un tout autre univers, celui de l’Europe occidentale « latine », il décida d’y entamer des études ! La documentation réunie jusqu’ici ne permet pas de saisir précisément les contours et les modalités de la formation qu’il reçut, ni où il la reçut exactement. Mais le témoignage ultérieur de Zampéta est sans ambiguïté à ce propos. Sans doute grâce à la protection du cardinal Bessarion, à partir des années 1460 Iakôbos fit des études universitaires en vue de l’obtention d’un diplôme lui ouvrant une carrière juridique, 44 ASV, Senato, Mar, reg. 11, f. 81v (olim 82v) ; éd. in SATHAS, Documents inédits, VII, doc. 51, p. 49-50. De dix ans postérieur à l’événement, l’acte en question rappelle à grands traits la carrière militaire de l’ex-grand feudataire byzantin devenu capo di stratioti, tant contre les Ottomans en Morée que contre les Ferrarais en Italie, et donne cette fois son état civil complet : MCCCCLXXXXII, die XXIII martii. Sapientes Ordinum. Vita functo magnifico Isachio Prothostratora Parasfondilo, fidelissimo Dominii nostri, cuius fama excellentesque conditiones omnibus note esse debent cognita per manifestam experientiam eius fide inconcussa tam in Mahumetana, in qua ad obedientiam nostram reduxit multa castra et terras proprias, domos et oppida postponendo, quam Ferrariensi impresia, ubi, adepta victoria apud Argentam, magnamine et virtuose certans crudellissime fuit trucidatus… 45 C’est par commodité que l’on parle ici de placements paternels. Il faudrait dire en fait placements « grand-paternels », puisque Loukas Notaras n’avait fait lui-même qu’hériter de dépôts bancaires effectués par son propre père Nikolaos au tournant du 15e siècle. Voir GANCHOU, Le rachat des Notaras, p. 162-163. 404 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) celle de docteur en loi46. Or il se trouve que divers indices permettent de penser qu’à partir de la fin des années 1470, il exerça effectivement cette activité, dans la région des Marches, donc en territoire pontifical, dans les environs d’Ancône. La mort à Filottrano et les débuts d’une longue affaire judiciaire C’est de fait à 32 km au sud-ouest d’Ancône, dans la petite ville de Filottrano – où il se trouvait certainement dans le cadre de ses obligations professionnelles – que la mort saisit Iakôbos, le 31 octobre 1485, loin de ses proches. Il avait seulement 44 ans. Le testament qu’il eut le temps de dicter sur place in articulo mortis témoignait une fois de plus de son dilemme entre sa sœur et sa femme47. C’est à Anna et non à Zampéta qu’il confiait le soin de choisir l’église dans laquelle il serait enseveli à Venise ; mais c’était là tout. Car si son épouse Zampéta ne lui avait point donné d’enfants, c’est néanmoins à elle qu’il confiait le soin de veiller au salut de son âme et d’organiser ses offices funèbres. Surtout, il l’instituait son héritière universelle. Ce faisant, il tint à signaler qu’il lui faisait en particulier une rente annuelle de 40 ducats pris sur les intérêts de la banque génoise de Saint-Georges, et c’était là mettre sciemment de l’huile sur le feu. En effet, Iakôbos faisait bien entendu allusion là aux intérêts produits par les capitaux Notaras placés dans le Banco di San Giorgio. Or ces capitaux étaient placés là-bas au seul nom d’Anna, Iakôbos n’ayant jamais eu vraiment la volonté – ou le temps ? – d’obtenir judiciairement réparation de la forfaiture de 1459 pour les faire mettre sous son nom, tout ou partie. Récapitulons : Iakôbos prévoyait que Zampéta héritât à Venise – entre autres – de sa moitié des capitaux Notaras de la Camera dei prestiti, ce qui était légitime. Mais la rente annuelle génoise qu’il lui octroyait en sus devrait, elle, être prélevée sur des capitaux qui ne lui 46 D’après un seul témoignage, une déclaration de Zampéta du 2 mars 1489 (ASV, Giudici del Procurator, Sentenze a legge, reg. 11, ff. 69v-71v, ici 70r : miser Iacomo, che fo magnifico doctor et cavalier). Le contexte rend clair que le sens est bien ici celui de docteur en loi (doctor in lege), vraisemblablement « en l’un et l’autre droit » (utriusque iuris), c’est-à-dire en droit canon et en droit civil. Voir infra, n. 53. 47 Pour une mention de ce testament in publicam formam redacto manu Pauli Ioannis de Monte Filiorum Obtrani, publici imperiali auctoritate notarii, sub die ultimo mensis octobris 1485, indictione 3a, in burgo terre Montis Filiorum in burgo Obtrani, voir ASV, Giudici del Proprio, Sentenze a interdetti, busta 2, reg. 3, ff. 201r-204v (16 septembre 1491), ici 203v. Iakôbos y omet curieusement son patronyme, se présentant simplement comme dominus Iacobus domini Luce magni ducis de Constantinopoli, et nunc habitator Montis Filiorum Optrani. Ce testament un peu confus, rédigé in domo Michali Deodati, est aujourd’hui conservé à l’Archivio di Stato di Ancona, Archivio notarile di Filottrano, notaio Paolo di Giovanni di Filottrano, vac. 134 (1485-1486), f. [6r]. TH. GANCHOU 405 avaient jamais appartenu ni en droit ni en fait. Et comme on ne saurait penser que la chose ait pu échapper au docteur en loi que Iakôbos était devenu, il faut en déduire qu’il escomptait que sa sœur, par amour pour lui ou par charité, consentirait à faire ce « don » à sa veuve. Bien entendu il n’en fut rien : Anna n’avait nullement l’intention de partager la fortune familiale de la Camera dei Prestiti avec une bellesœur qui ne lui avait même pas donné l’héritier Notaras escompté. Dans son esprit, maintenant que son frère était mort, Zampéta ne lui était plus rien : après avoir trouvé de quoi récupérer sa dot de 800 ducats sur les biens meubles laissés par le défunt Iakôbos, elle devait s’éclipser définitivement de sa vie, déménager de la Ca’ Notara et retourner vivre chez sa mère. Quant à une pension génoise, il ne fallait bien sûr pas y songer… Il semble toutefois que, fine mouche, Anna soit restée au début plutôt évasive sur la question du partage des prestiti vénitiens et qu’elle n’ait pas fermé complètement la porte à cette possibilité, se contentant d’arguer des difficultés judiciaires qu’un tel partage soulèverait devant la cour des juges du Procurateur, afin de gagner du temps. C’est ainsi que Zampéta crut manifestement assez longtemps à une possibilité d’arrangement à l’amiable, avant de comprendre qu’Anna se jouait d’elle : elle patienta en effet pas moins de deux années et demie avant de se décider à la bataille judiciaire. Le premier acte en fut une sentence, rendue devant la Cour du Mobile le 14 février 1488, qui reconnaissait à Zampéta son statut d’héritière universelle de son époux48 et ouvrit ainsi la voie à la délivrance, le 26 mars suivant, d’un diiudicatus en sa faveur par la Cour du Proprio, un document qui permettait à une veuve de se rembourser de sa dot en se servant sur les biens de son défunt mari et, si cela se révélait insuffisant, sur les biens de la personne qui avait garanti la dot49. S’ensuivirent huit années de procès (1488-1496) qui virent les deux femmes se déchirer à belles dents devant à peu près toutes les cours vénitiennes de justice (ou cours du palais, en référence au Palais des Doges qui les abritait)50. Bien 48 Elle est évoquée dans la lettre dogale du 7 mars 1488 citée supra, n. 29, qui justement la ratifie. 49 Voir en dernier lieu A. BELLAVITIS, Identité, mariage, mobilité sociale. Citoyennes et citoyens à Venise au XVIe siècle (Collection de l’École Française de Rome 282), Roma, 2001, p. 148 ; EADEM, “Et vedoando sia donna et madonna”: Guardianship and Remarriage in Sixteenth-Century Venice, in G. JACOBSEN, H. VOGT, I. DUBECK & H. WUNDER (éd.), Favoured and less favoured in law and legal practice: Gender, Power and Authority (12th-19th centuries), p. 2 (http://www.kb.dk/export/sites/kb_dk/da/publikationer/online/ fund_og_forskning/download/A15_Bellavitis.pdf). 50 Au début de ma recherche, j’ai privilégié le dépouillement systématique du fond des Giudici del Procurator. Les Procurateurs de Saint-Marc étant les gestionnaires des prestiti Notaras, il était effectivement logique de penser que fut en premier lieu sollicitée cette cour 406 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) entendu elles ne s’y rendaient pas en personne mais y dépêchaient leurs procureurs respectifs, quoique leurs pétitions et réponses soient toujours rédigées à la première personne. Les deux étaient Crétois : Alôïzos Kyrinos (Alvise Querini)51 pour Zampéta et, à partir de 1490, le célèbre Nikolaos Blastos pour Anna. Il faut reconnaître que l’un comme l’autre mirent indéniablement beaucoup de cœur à l’ouvrage… Ainsi chaque camp employa-t-il les moyens les plus extrêmes pour l’emporter sur l’autre : subornation de témoins, production de faux témoignages, transferts illégaux d’imprestiti, etc. À la faveur de cette bataille judiciaire aux multiples avatars – que l’on n’abordera pas ici –, la documentation vénitienne Notaras, jusqu’ici assez chiche, s’est donc considérablement accrue en volume. Il s’en faut cependant de beaucoup qu’elle présente uniformément un intérêt de premier ordre, d’autant qu’elle rend compte surtout de controverses liées à des transferts illicites de prestiti, matière aride, extrêmement complexe et d’une grande technicité52. L’affaire judiciaire présentée ici est toutefois plus rafraîchissante puisque, une fois n’est pas coutume, elle nous entretient d’un tout autre objet de litige entre les deux femmes : la possession d’un manuscrit grec, un fort bel exemplaire des Vies parallèles de Plutarque. L’ENQUÊTE AUTOUR DU PLUTARQUE D’ANNA Litige autour d’un manuscrit des Vies parallèles de Plutarque On a dit qu’au lendemain de la mort de Iakôbos, sa veuve et héritière universelle Zampéta chercha tout d’abord à récupérer les biens meubles de son époux. Une bonne partie d’entre eux se trouvaient logiquement dans la Ca’ Notara, puisque c’est là que le couple vivait lorsqu’il s’en de justice pour l’affaire en cause. Ce n’est que progressivement – et assez tardivement… – que je me suis rendu compte qu’en fait furent également mises à contribution, dans des proportions à peu près équivalentes, les cours des Giudici di Petizion, del Proprio, del Mobile, etc. 51 Comme Zampéta et les Paraspondyloi, il habitait à Venise la contrada Santa Maria Zobenigo. Le premier acte de procuration de Zampéta en sa faveur remonte au 14 juillet 1488 (cité dans ASV, Giudici del Proprio, Sentenze a interdetti, busta 2, reg. 3, f. 203r). 52 Il n’est pour s’en convaincre que de consulter l’édition in extenso d’une longue sentence rendue par la cour des juges des Pétitions le 16 décembre 1495 dans MALTEZOU, Ἄννα Παλαιολογίνα Νοταρᾶ, doc. 6, p. 94-103. Disons que cette documentation postérieure à 1488 a surtout le mérite inestimable de mentionner des actes fondateurs antérieurs disparus et non mentionnés ailleurs, ainsi de l’accord de 1460 entre Anna et Iakôbos (voir supra, n. 19), du contrat du mariage de Iakôbos et Zampéta de 1474 (voir supra, n. 40), ou du testament de 1485 de Iakôbos (voir supra, n. 47). TH. GANCHOU 407 retournait à Venise, en une cohabitation avec leur sœur et belle-sœur dont on devine qu’elle ne devait pas être toujours harmonieuse. La première difficulté fut évidemment de déterminer lesquels de ces effets restés dans la maison de San Zulian avaient appartenu en propre à Iakôbos, lesquels étaient en réalité à Anna, et vice versa. Un procès concernant des livres avait déjà eu lieu entre les deux belles-sœurs. Le 2 mars 1489, Zampéta déposait une pétition devant les juges du Procurateur. Selon elle, parce qu’il avait décidé de revenir s’installer à Venise, Iakôbos avait fait envoyer peu avant sa mort depuis Ancône à sa sœur Anna « une caisse de livres de loi de différentes sortes, tant sur parchemin (in carta bona) que sur papier (in bonbasina), de grande valeur, confectionnés selon le “grade” et la condition dudit Iakôbos, qui fut magnifique docteur et chevalier ». Il s’agissait de « 39 volumes, plus d’autres non reliés (desligadi), c’est-à-dire en cahiers (quinterni) »53. Zampéta réclamait qu’Anna lui remette ces ouvrages, ou soit condamnée à lui régler la somme de 120 ducats, selon une estimation de 3 ducats par volume non présenté et un prix global de 3 ducats pour tous les quinterni. Anna reconnut que Iakôbos lui avait bien adressé d’Ancône cette caisse, qui avait, précisait-elle, contenu non pas 39 mais 40 volumes. Mais elle argua de ce que la majeure partie de ces livres avait été en réalité achetée par elle-même et que, lorsque Iakôbos était à son tour arrivé in caxa nostra, il avait puisé dans ces volumes, distribuant une partie autour de lui comme bon lui semblait, tandis qu’il en avait pris une autre partie lorsqu’il était retourné à Ancône. Quand à ceux qui étaient restés, Zampéta les avait à son tour distribués après la mort de Iakôbos54. Anna gagna ce procès-là. L’affaire concernant le Plutarque fut jugée un an plus tard, cette fois devant la cour des juges des Pétitions (Giudici di Petizion). Deux documents distincts en rendent compte. Tout d’abord la pétition d’Anna et la sentence des juges, rendue le 8 mai 1490 ; puis, le 15 septembre suivant, en raison d’un rebondissement survenu dans l’affaire, les dépositions de deux témoins, requis à la demande d’Anna. Le lecteur trouvera ASV, Giudici del Procurator, Sentenze a legge, reg. 11, f. 70r : Et havendo fra le altre cosse dicta madona Anna, puocho avanti la morte del ditto mio marido, havuto et ricevuto una cassa de libri de lege de diverse sorte, si in carta bona como in bonbasina, de gran valor, conditionadi segondo el grado et condition del ditto miser Iacomo, che fo magnifico doctor et cavalier, mandati per esso miser Iacomo d’Anchona qui a Venexia a dita madona Anna, perche era deliberato vegninse a repatriar de qui, che sono volumi 39 e più altri desligadi, zoe in quinterni. 54 Ibidem, f. 71r : … dito miser Iacomo mi mando d’Anchona una cassa, ne la qual era certi libri, comprati la mazor parte per mi. Et dapoi, venuto qui in caxa nostra, tolse de diti libri et distribui in alli como a lui piaceva, et anchor de quei reporto con lui in Anchona ; di qualli parte, dapoi la morte de esso miser Iacomo, essa madona Ixabeta i destribui. 53 408 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) en appendice la transcription de ces deux documents55. Le plus important, la pétition d’Anna, rédigée en vénitien, mérite toutefois une traduction intégrale, que voici : Devant votre très digne tribunal, magnifiques seigneurs juges des Pétitions, moi, Anna Notara, fille de feu le magnifique messire Loukas, autrefois grand duc des Grecs, je fais recours contre madame Zampéta, veuve de feu messire Iakôbos Notaras mon frère. Il se trouve que, lorsque feu mon frère était en vie, il habitait avec moi dans la même maison avec ladite madame Zampéta, et que cette dernière m’a soustrait des choses diverses et variées, pour une très grande valeur ; ainsi elle a aussi emporté de la maison un mien Plutarque écrit en grec, à la plume et sur parchemin, que j’avais acheté en cette terre au seigneur Thômas, despote de la Morée, une œuvre d’un volume important due au plus grand auteur de la Grèce, dans lequel sont décrites de manière détaillée les vie des hommes illustres et célèbres, Grecs comme Latins et d’autres nations, de sorte que, pour être écrit à la plume, en grec et avec des lettres merveilleusement belles, il se peut évaluer au prix de n’importe quel joyau précieux, car on ne peut trouver son pareil. Et voilà que, alors qu’il m’était très cher et que je l’estimais d’un grand prix, car, de sa lecture, je retirais quelque consolation de mes chagrins et infortunes, ladite madame Zampéta m’a privée d’une œuvre si digne, et comme elle la détient et la possède, ainsi que j’en ai eu la certitude il y a peu de jours, j’ai délibéré de la récupérer. C’est pourquoi il m’est nécessaire de recourir à Vos Seigneuries et de demander que par Elles soit donné ordre à ladite madame Zampéta que, dans les temps les plus brefs qu’il paraîtra à Vos Seigneuries, elle doive me remettre et consigner mon dit Plutarque dans l’état et condition dans lesquels il se trouvait quand elle l’a obtenu et l’a soustrait de ma maison. Autrement, si elle ne le fait pas, qu’elle soit condamnée, pour partie de mon dommage, au versement de 51 ducats, ainsi qu’aux frais de justice de cette cause, m’engageant à apporter preuves et justifications, s’il en est besoin, en faveur de mes droits, tout en me réservant d’y ajouter ou de retrancher, et omnibus aliis reservandis quomodocumque et qualitercumque. Comme on le voit par la sentence qui suit, les juges donnèrent raison à Anna et condamnèrent Zampéta aux dépens exactement selon ses exigences : restitution du manuscrit dans son intégrité sous huitaine ou, le cas échéant, versement de la somme de 51 ducats, montant auquel Anna évaluait son manuscrit plus le préjudice que lui avait causé sa disparition56 – depuis quatre ans ? La sévérité de la sentence s’explique sûrement 55 Ces deux documents, conservés dans ASV, Giudici di Petizion, Sentenze a giustizia, reg. 187, ff. 96v-97r (= doc. 1) et ASV, Giudici di Petizion, Capitoli pubblicati, giuramento e altro etc., busta 13, ff. 96v-97r (= doc. 2), m’ont été signalés par Catherine Kikuchi, qui prépare une thèse sur « Les imprimeurs et le milieu du livre à Venise de 1468 au début du 16e siècle ». Qu’elle reçoive ici tous mes remerciements. 56 Doc. 1: Unde prefati domini iudices Petitionum […] dixerunt et sententiaverunt dictam ream, licet absentem, quatenus an modo ad dies octo inmediate sequentes debeat dedisse TH. GANCHOU 409 par le fait que Zampéta, quoique convoquée, n’avait pas daigné comparaître en personne au jour dit, ni adresser un mandataire pour la représenter57. Elle ne put donc se défendre. En conséquence, seule la version d’Anna fut prise en compte, la véracité de ses dires étant garantie par le serment que les juges exigèrent de son représentant, Nikolaos Blastos, qui avait présenté devant la cour l’acte de procuration d’Anna58. Si la date à laquelle Anna avait établi cette procuration en sa faveur n’est pas donnée ici, elle l’est à l’occasion d’un procès ultérieur : le 6 mai 1490, soit à peine deux jours auparavant59. Comme elle le déclare dans sa pétition, Anna avait décidé d’aller en justice parce qu’elle avait récemment été informée de ce que Zampéta avait toujours le manuscrit en sa possession. Mais cette information se révéla finalement fausse, ce qui occasionna une reprise de l’affaire très peu de temps après, toujours à l’instigation d’Anna. Le registre de la série Sentenze des Giudici di Petizion qui contenait les attendus de ce procès-là – pétition d’Anna, riposte, probable (mais non certaine) de Zampéta, et sentence finale – est perdu. En revanche ont survécu, dans la série Capitoli pubblicati, giuramento e altro de ces mêmes Giudici di Petizion, les témoignages de deux personnages qui furent sollicités par Anna afin de répondre sous serment à quelques questions qu’elle leur fit soumettre. Les questions retenues furent les suivantes : « Comment ladite madame Anna a-t-elle acheté ledit Plutarque écrit en grec sur parchemin (in carta bona) au seigneur Thômas, despote de la Morée ? »60 ; « Comment madame Zampéta précitée a emporté ledit Plutarque de la maison de ladite madame Anna, et où se trouve-t-il à présent ? »61. Le premier témoin n’était pas un familier d’Anna – il se serait au reste très et consignasse eidem actrici dictum Plutarcum, in eo gradu, esse et condicione prout erat quando eum habuit et subtrassit de domo ipsius ; aliter, elapso termino et minime facienda, sententiata remaneat eidem atrici in quantum sunt dicti ducati quinquaginta unus pro parte damni et occasione premisse… 57 Doc. 1 : enteque dicta rea in precepto pro hodie et hora presenti stridata et minime per se vel alium comparenda… 58 Doc. 1 : … primo dato sacramento ser Nicolao Vlasto, uti comisso dicte actricis, ut de commissione in curia patet, eoque iurante verum esse et habere debere prout superius patet. 59 Le 16 septembre 1491 devant les juges du Proprio comparuit ser Nicolaus Vlasto ser Georgii, Cretensis, uti procurator domine Anne Paleologine quondam illustris domini Luce Notara olim magni ducis Romeorum de Constantinopoli, de cuius mandato constat manu ser Troili de Manfredis, publici notarii, sub die 6 maii 1490, indictione octava (ASV, Giudici di Proprio, Sentenze a interdetti, busta 2, reg. 3, ff. 201r-204v, ici 201r). 60 Doc. 2 : Chome la dicta madona Anna compro el dicto Plutarcho scritto in grecho in carta bona del signor Thoma dispoti de la Morea. 61 Doc. 2 : Chome madona Isabeta predicta tolsso el dicto Pultarcho de caxa de la dita madona Anna, et quelo se atrova fin al presente. 410 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) certainement dispensé de sa convocation – et il ne la connaissait pas non plus depuis bien longtemps : la première question ne lui fut donc pas soumise. En revanche l’une et l’autre questions furent posées au second témoin qui, de fait, était habilité à y répondre non seulement en sa qualité de familier de longue date d’Anna, mais également en qualité de parent proche. Deux témoignages complémentaires fort autorisés Ce premier témoin était un certain « sieur maître Géôrgios Gabrièlopoulos, médecin et chevalier de Morée »62. C’est bien en effet la forme Gavrilopulo qu’il faut restituer derrière un invraisemblable Cavierloculo. Pour expliquer que le scribe ait pu estropier à ce point ce patronyme, il faut avoir présent à l’esprit qu’il ne faisait que recopier dans ce registre des témoignages qui avaient été saisis sur le vif par le greffier, sur feuilles volantes. Autrement dit, il lui fallait interpréter l’écriture de ce dernier, qui devait avoir le relâchement de quelqu’un habitué à prendre des notes à toute allure. Et il était logique que ses plus grandes difficultés de lecture se soient concentrées sur les patronymes, d’autant que dans le cas présent il s’agissait d’un patronyme à consonance étrangère. Ce familier des noms des patriciens vénitiens, qui étaient son lot quotidien, fut à l’évidence désorienté par ce patronyme grec qu’il ne connaissait pas63. La restitution de ce Cavierloculo en Gavrilopulo est au reste confirmée par une documentation de six ans postérieure, qui rend compte d’un litige autrefois intervenu entre Anna et un Georgius Gavrilopulo, medicus et eques, dit de surcroît habitant de la colonie vénitienne de Modon, en Morée, à l’extrémité sud-ouest de la Messénie. Si cette documentation ne nous apprend pas les raisons de ce litige, il est probable qu’il s’agissait toujours des suites de l’affaire du Plutarque64. 62 Doc. 2 : Dominus magister Georgius Cavierloculo, miles et medicus de la Morea… Du point de vue paléographique, la transformation d’un Gavrilopulo en Cavierloculo peut s’expliquer assez aisément, de même la confusion entre un G et un C, et la mauvaise lecture d’une syllabe -vri lue -vier. Plus difficile à justifier apparaît à première vue la transformation d’une finale -pulo en -culo. Mais la solution est simple : le scribe a dû croire tout simplement que la jambe du p était une lettre montante du mot placé dans la ligne suivante juste au-dessous. 64 Ce dossier, élaboré entre le 5 juillet et le 19 octobre 1496, est conservé dans ASV, Duca di Candia, Lettere ricevute, busta 3, quaderno 41 (olim 44 et 45), ff. 10v-13v. Il a été signalé par N. IORGA, Notes et extraits pour servir à l’histoire des croisades au XVe siècle (1476-1500), V, Bucuresti, 1916, p. 32, et ID., Despre Cantacuzini. Studiĭ istorice basate în parte pe documentele inedite din archiva d-luĭ G. Gr. Cantacuzino, Bucuresti, 1902, p. XVIII. Il est maintenant publié dans MALTEZOU, Ἄννα Παλαιολογίνα Νοταρᾶ, doc. 7-9, p. 104-114, ici p. 104. Géôrgios Gabrièlopoulos raconte qu’au moment où il s’était résolu 63 TH. GANCHOU 411 Il semble qu’avant de s’installer à Modon, Géôrgios Gabrièlopoulos avait fréquenté la cour des despotes de Mistra, avant 1460 et la chute du despotat. Cela expliquerait mieux ses liens privilégiés, à Venise, avec Zampéta et sa famille, manifestement pour lui de vieilles connaissances ; d’autant qu’il avait fait en Morée le même métier que feu le prôtostratôr Isaakios, celui de stratiote au service de Venise, à raison d’une solde de 8 ducats par mois, prise sur la Camera de Corfou. Un étonnant homme-orchestre en vérité que ce Gabrièlopoulos : manieur d’épée en même temps que médecin, ktètôr du xénôn Hagios Nikolaos hors les murs de Modon, banquier d’occasion à Venise, ou du moins prêteur sur gages. Le Sénat vénitien le tenait en haute estime, non seulement de par ses éminentes qualités de cyrurgicus solertissimus, mais en raison surtout de la haute position qu’occupait l’aîné de ses deux fils à la cour… d’Istanbul ! Probablement enlevé lors de la chute du despotat de Morée en 1460, ce fils était en effet devenu depuis, sous le nom de Süleymān Beg, drogman (interprète) du sultan ottoman Bāyezīd II. Resté en contact étroit avec son frère cadet, un stratiote comme son père, Süleymān faisait transmettre par leur intermédiaire, ainsi en 1487, des lettres secrètes au Sénat vénitien, des « présents » que les sénateurs appréciaient à leur juste valeur65. Si Anna avait sollicité le témoignage de Géôrgios Gabrièlopoulos, c’est qu’elle avait appris, entre le 8 mai 1490 et le 15 septembre suivant, que Zampéta n’avait plus « son » Plutarque en sa possession, comme elle l’avait cru, mais qu’elle l’avait mis en gage auprès de Gabrièlopoulos. À la question de savoir comment Zampéta avait emporté le Plutarque hors de la ca’ Notara, Gabrièlopoulos, après avoir prêté serment, répondit – par l’intermédiaire de l’interprète Marino Sagredo66 – qu’il l’ignorait. à négocier un accord avec Anna afin d’en finir avec leur différend, par l’intermédiaire de son chargé d’affaires Nikolaos Blastos, un certain Manouèl Archontophotès – un orfèvre qui résidait habituellement à Candie, en Crète, mais était originaire de Mistra – le persuada de n’en rien faire et de lui confier la poursuite du litige pour son compte. Gabrièlopoulos accepta et le 19 janvier 1494 les deux compères scellèrent leur association, qui se révéla financièrement désastreuse pour Gabrièlopoulos. 65 J. HARRIS, Greek Emigres in the West 1400-1520, Camberley, 1995, p. 210, avec référence à ASV, Consiglio di Dieci, Deliberazioni miste, reg. 23, f. 125r. Je me propose de revenir ailleurs sur Géôrgios Gabrièlopoulos et sa famille. Outre deux fils, Géôrgios avait aussi un gendre, un certain ser Piero Planigne, également habitant de Modon. Il ne semble pas que Géôrgios ait été un descendant de son homonyme du 14e siècle, de surcroît également médecin (PLP 3431 et 3433). 66 Il est surprenant qu’un personnage d’un entregent aussi exceptionnel que Gabrièlopoulos, de surcroît habitant d’une colonie vénitienne, n’ait point su le latin, et plus encore la langue vénitienne, au point d’avoir besoin des services d’un interprète. S’agissait-il d’un interprète commis d’office ? Qualifié de nobilis vir, il doit s’agir de Marino Sagredo fils de Gherardo fils de Lorenzo, issu d’une famille patricienne installée en Crète. Le 18 février 1457, Lorenzo Sagredo, qui avait été châtelain de Kiveri, non loin de Napoli di Romania, 412 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) Tout ce qu’il savait, c’est que lorsque Zampéta le lui avait donné en gage contre 10 ducats, elle avait déclaré qu’elle le tenait de son mari. Puis il précisa que Zampéta lui avait apporté par la suite d’autres objets à gager, contre lesquels il lui avait donné pour plus de 200 ducats en numéraire. Quant au Plutarque, il l’avait à son tour donné en gage à d’autres, pour ses propres besoins67. Puis, interrogé par « la partie adverse » – c’està-dire par le représentant de Zampéta, à l’évidence Alôïzos Kyrinos – sur la question de savoir s’il avait été témoin de l’enlèvement du Plutarque ou d’un autre livre de la Ca’ Notara, il répondit que non, assurant qu’il ignorait jusqu’à la date de l’épisode. Curieusement, il ajouta que jamais il n’avait vu les deux belles-sœurs ensemble ni à l’intérieur ni à l’extérieur de la Ca’ Notara. Enfin, il précisa que s’il était le créditeur de Zampéta, en revanche d’Anna il n’était ni le créditeur ni le débiteur68. Le second témoin, « sieur Dèmètrios Asanès de Constantinople »69 – qui avait déposé pourtant trois jours auparavant, le 12 septembre – en savait plus long, lui, sur les circonstances de l’entrée du manuscrit dans la Ca’ Notara. Ce n’est pas précisé ici, mais il s’agissait d’un oncle d’Anna et de Iakôbos, probablement un frère de leur défunte mère70. Il doit être en effet cet « oncle maternel » anonyme que, fin 1455, leur sœur Hélénè Gateliousaina d’Ainos avait adressé à Mehmed II pour régler son différend avec son beau-frère Dorino II Gattilusio71. Cette identification permettrait de le distinguer d’un autre Dèmètrios Asanès qui, à la même époque, faisait l’objet à Milan avec son parent Michaèl d’une lettre d’introducet son fils Gherardo, qui l’avait servi dans cette fonction, recevaient leurs salaires : ASV, Senato, Mar, reg. 5, f. 186r. 67 Doc. 2 : respondit non saver chomo la dita madona Isabeta habia habuto el dicto libro Pultracho ne per che via, ma solum essa madona Isabeta dixe al dito testimonio che el dicto libro era de suo madrido et che essa madona Isabeta inpegno el dicto libro al presente testimonio per dexe ducati, et che dapoi essa madona Isabeta ha dato altri segni, zoe pegni, al dito testimonio, et esso testimonio ha inprestato a essa madona Isabeta altri danari, i quali sono stadi inprestadi si sopra el ditto libro, chome sopra gli altri pegni, per suma de ducati 200 et piui, et che esso testimonio ha inpegnado el dicto libro ad altre persone pro suo bexogni. 68 Doc. 2 : Item, interrogatus super interrogatoriis partis adverse, videlicet se mai lui ha visto tuor el Pultrarcho ne altro libro etc., respondit non, neque scit de tempore aliquo, etc. Et nunquam ipsum testem vidisse predictas dominas insimul, neque in domo neque extra domum. Interrogatus super generalibus, respondit ipsum testem fore creditorem prefate domine Isabete ut supra dixit, de domina Ana non esse creditorem neque debitorem. 69 Ser Demetrius Asani da Constantinopoli. 70 Il est dit tel par Anna dans son testament de 1493, en vertu duquel elle lui léguait une pension annuelle de 6 ducats à vie (τοῦ θείου µου κὺρ Διµητρίου Ἀσάνη / mio barba ser Dimitrio Assani). Pour les références, voir supra, n. 3. 71 Critobuli Imbriotae Historiae (cit. n. 13) p. 102, 29-30 : µητρὸς θεῖον αὐτῇ. GANCHOU, Héléna Notara Gateliousaina, p. 160, n. 68. TH. GANCHOU 413 tion de Francesco Filelfo au duc de Mantoue. Faits prisonniers à la chute de Constantinople, ils quêtaient en Occident pour libérer les membres de leurs familles encore prisonniers des Turcs72. En revanche, l’oncle Dèmètrios Asanès doit-il être identifié avec un homonyme bien connu, Dèmètrios [Laskaris] Asanès, attesté comme gouverneur des places moréotes de Corinthe en 1444, et de Mouchli entre 1449 et 145873 ? Après avoir longtemps écarté cette hypothèse – notamment pour des raisons de chronologie –, je serais aujourd’hui tenté de la retenir, au terme d’une analyse qui, toutefois, ne peut trouver sa place ici. Quoi qu’il en soit, à la question de savoir comment Zampéta s’y était prise pour extraire le Plutarque de la maison d’Anna, et où il se trouvait à présent, Dèmètrios répondit sous serment, et par le truchement d’un certain Pietro Masolini, interprète74, que lorsque Iakôbos était mort, son épouse Zampéta s’était saisie de tous ses effets, et que parmi eux s’était trouvé ledit Plutarque. Quant à savoir si à présent Zampéta l’avait toujours en sa possession ou non, il n’en savait rien. Mais ce qu’il savait avec certitude, c’est qu’après la mort de son mari Iakôbos, le livre en question s’était bien retrouvé entre les mains de Zampéta75. Dèmètrios avait répondu rapidement à la question de savoir comment Anna avait acheté le Plutarque au despote Thômas de Morée, se contentant de dire que le fait était vrai. Il avait toutefois ajouté qu’elle le lui avait acheté 25 ducats76. La précision est intéressante car elle semble accréditer l’idée que Dèmètrios Asanès avait été présent lors de la transaction, ou du moins qu’il se trouvait déjà dans l’entourage d’Anna à l’époque ; à moins, bien sûr, qu’il n’ait fait partie plutôt de l’entourage du despote… Elle permet de mesurer aussi à quel point Anna se montrait rosse vis-à-vis de sa belle72 . É. LEGRAND, Cent-dix lettres grecques de François Filelfe, Paris, 1892, p. 69-70 (Milan, le 12 octobre 1455). Un mois plus tard, Michaèl Asanès était à Capoue auprès du roi Alphonse V de Naples, en qualité d’ambassadeur du Despote Démétrios de Morée : F. CERONE, La politica orientale di Alfonso d’Aragona, in Archivio storico per le province Napoletane 28 (1903), p. 154-212, ici p. 190 (Capoue, le 8 novembre 1455). 73. Sur le personnage, voir PLP 91370, qui corrige PLP 1492. Sur un épisode célèbre de son gouvernorat de Mouchli, survenu en 1449 : D. GILLILAND WRIGHT, The fair of Agios Demetrios of 26 October 1449: Byzantine-Venetian relations and land issues in midcentury, in Byzantine and Modern Greek Studies 37 (2013), p. 63-80. 74 S’il est moins surprenant que Dèmètrios Asanès ait eu besoin d’un interprète, ce Pietro Masolini semble parfaitement inconnu par ailleurs. 75 Doc. 2 : … respondit che, quando morite miser Iacomo Natara fradelo de madona Anna et marido de Isabeta, essa madona Isabeta tolsse tute le robe de esso miser Iacomo suo marido, in le qual era el dicto libro Plutrarcho, ma non sa se el dicto libro se trove al presente, in essa madona Isabeta o no, ma ben sa de zerto che, dapoi la morta del dicto miser Iacomo suo marido, se trovava el dicto libro in man de la dita madona Isabeta. 76 Doc. 2 : … respondit suo sacramento esser la verita chomo essa madona Anna compro el dicto Plutarcho dal dicto signor Thoma despoti da la Morea per 25 ducati. 414 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) sœur : elle avait acheté 25 ducats un manuscrit pour lequel elle prétendait maintenant lui soutirer 51 ducats, soit plus du double de son prix d’achat ! La « partie adverse », soit Alôïzos Kyrinos pour le compte de Zampéta, revint à la charge concernant cet achat au despote Thômas, réclamant de Dèmètrios qu’il en précisât l’époque. Ce dernier avoua qu’il ne se rappelait précisément ni l’année, ni le mois de cette transaction. Il finit cependant par déclarer qu’elle était intervenue depuis plus de trente ans77, donc vers la fin des années 1450. Puis il se ravisa, et préféra calculer l’époque de l’achat à partir de la chute de Constantinople. Il estima alors que six ou huit années s’étaient écoulées depuis cet événement, survenu en 145378. Le cher oncle Asanès avait effectivement la mémoire un peu falote, un effet de son grand âge sans doute ! Car l’achat en question n’avait eu lieu ni en 1459, ni en 1461. Anna précise en effet dans sa supplique qu’elle avait acheté le Plutarque « au seigneur Thômas, despote de la Morée, in questa terra » : « en cette terre », c’est-à-dire à Venise. Cette précision permet de fixer sans équivoque la date exacte de l’épisode, car la biographie du despote Thômas est bien connue79 et l’on sait que le personnage ne se rendit qu’une fois à Venise, en 1462. Le despote Thômas Palaiologos et son Plutarque à Venise : printemps-été 1462 Après la chute de Constantinople, le despote Thômas Palaiologos (14091465), le plus jeune des fils de Manuel II, partagea encore quelques années la souveraineté du dernier bastion byzantin resté en place, la Morée, avec son frère le despote Dèmètrios – celui-là même dont on a vu qu’il avait autrefois épousé une tante de Zampéta. Mais les querelles entre les deux frères, tributaires ottomans, ne tardèrent pas à précipiter la chute du Despotat. Dès 1458 une première invasion ottomane leur enleva le contrôle d’une bonne partie de la péninsule. C’est au reste à cette occasion que Dèmètrios Asanès, qui, fin 1456, avait offert aux Vénitiens la place de Mouchli, qu’il gouvernait80, dut la rendre défini77 Voir l’apparat critique du doc. 2, n. 31 : l’è piui de anni 30 che. Item interrogatus super interrogatoriis partis adverse de tempore, videlicet anno et mense, qui respondit che dapoi la prexa de Constantinopoli circa anni 6, hover 8, vete che essa madona Anna compro dal predicto miser Thomaxo despoti de la Morea el dicto libro per i dicti ducati 25. De mense et anno dixit non recordari. 79 Voir en dernier lieu PLP 21470. 80 ASV, Senato, Secreta, reg. 20, f. 106r-v (olim 105r-v) ; éd. SATHAS, Documents inédits, I, doc. 153, p. 230-231 (Venise, le 12 novembre 1456) : … de oblatione facta sibi per chyr Dimitrii Assani de loco Mocli. 78 TH. GANCHOU 415 tivement aux Ottomans81. Lors de l’ultime descente des Turcs, en 1460, tandis que son frère Dèmètrios se soumettait à Mehmed II et acceptait la perspective d’une retraite dorée à Andrinople, le philo-latin Thômas choisit, lui, la voie de l’exil en Occident avec les siens. On savait que dans sa fuite à travers la péninsule jusqu’à Navarin, d’où il s’embarqua en catastrophe pour Corfou82, il avait eu la présence d’esprit d’emporter avec lui le chef de l’apôtre saint André. Longtemps conservée dans l’église métropolitaine de Patras, cette relique, pensait-il à juste titre, constituerait son viatique en Occident, surtout auprès de la papauté romaine. On sait maintenant que, parmi tutte cose preciose que le despote en fuite s’était efforcé d’emporter avec lui83, se trouvait également le manuscrit de Plutarque qui nous occupe ici. Le 28 juillet 1460, Thômas Palaiologos débarquait à Corfou. Laissant là sa famille, il en repartit le 16 novembre pour Raguse, où il débarqua le 2284. De là il rembarqua pour Ancône et il y séjourna, semble-t-il, l’hiver 1460/61 ; il se rendait à Rome, à l’invitation du pape Pie II. Lorsqu’il s’apprêtait à quitter précipitamment la péninsule moréote, Thômas avait reçu la soumission de la ville de Monembasia, qui, prenant acte de la « traîtrise » de son frère le despote Dèmètrios dont elle dépendait et refusant de se soumettre aux Ottomans, s’était aussitôt donnée à lui. Mais, ne pouvant rien pour elle, Thômas avait encouragé les autorités de la ville à envoyer une ambassade au pape, plus à même désormais de la défendre. Pie II avait accepté l’offre avec empressement, et en savait un gré infini au despote. Aussi le pontife lui prépara-t-il une réception grandiose à l’occasion de son entrée officielle dans la Ville éternelle, le 7 mars 1461. Thômas fit forte impression par sa belle prestance, la 81 Critobuli Imbriotae Historiae (cit. n. 13), p. 122, 23-29 ; Giorgio Sfranze, Cronaca, (cit. n. 31), XXXVIII, 1, p. 149, 21-23 ; ZAKYTHINOS, Le despotat grec de Morée, I, p. 258. 82 Pour la chute de la Morée en 1460 et les circonstances de la fuite du despote Thômas, voir ibidem, p. 267-274, en part. p. 270 ; KOLDITZ, Mailand und das Despotat Morea (cit. n. 34), p. 381-383. 83 LAZZARO BERNABEI, Croniche anconitane, in C. CIAVARINI (ed.), Collezione di documenti storici inediti ed inediti rari delle città e terre marchigiane, I, Ancona, 1870, p. 203-204 : El despoto de la Morea, infestato et oppugnato da Macomettana potentia, non possendo più resistere, deliberò fugire a le parte christiane et portare con lui tutte cose pretiose, ma tra le altre stimò inpretiossima la testa de santo Andrea apostolo. 84 . Pour cette chronologie et ses références : ZAKYTHINOS, Le despotat grec de Morée, I, p. 287-288 ; KOLDITZ, Mailand und das Despotat Morea (cit. n. 34), p. 384, n. 89 (qui corrige K. M. SETTON, The Papacy and the Levant (1204-1571). II, The Fifteenth Century, Philadelphia, 1978, p. 228). Sur les réticences de la République ragusaine à recevoir le despote et sa suite, par peur des représailles ottomanes: B. KREKIĆ, Dubrovnik (Raguse) et le Levant au Moyen Âge (Documents et recherches 5), Paris, 1961, nos 1412, 1414, 1418, 1420, 1429, p. 406-409. 416 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) majesté qui se dégageait de toute sa personne et la splendeur de sa mise, si « byzantine ». Il était accompagné de 70 cavaliers et autant de gens de pied, quoique, comme le soulignait perfidement un témoin, « tous ces chevaux lui avaient été prêtés, trois à peine étant siens »85. Le fait est que le despote en exil ne roulait pas sur l’or et, à partir de son installation à Rome dans l’Ospizio di Santo Spirito in Sassia, il dépendit entièrement du pape pour sa subsistance. Le 15 mars suivant Pie II lui décerna la rose d’or, insigne réservé aux rois et aux princes. Plus concrètement, il lui accorda aussi une pension mensuelle de 300 ducats d’or, auxquels les cardinaux ajoutèrent par la suite 500 autres ducats86. Le despote n’avait pas pour autant perdu l’espoir de recouvrer ses possessions moréotes et il était soutenu en cela par le pontife qui, depuis le Congrès de Mantoue, ne vivait plus que pour l’organisation de « sa » croisade contre les Ottomans. Aussi, Thômas entretenait-il depuis Rome avec son appui une correspondance soutenue – quand il n’allait pas les visiter directement – avec les divers pouvoirs italiens susceptibles d’y participer, Florence, Sienne, Naples, mais aussi, bien sûr, Venise87. C’est le 11 avril 1462, dimanche des Rameaux, qu’eut lieu dans la Ville éternelle la spectaculaire procession organisée à l’occasion de la translation du chef de saint André, offert à l’Église romaine par le despote. Elle s’ébranla du Pont Milvius et parcourut toute la ville jusqu’à la basilique du Vatican, avec un grand concours de peuple. Pie II, qui considérait l’acquisition de cette relique comme l’un des événements les plus importants de son règne, sut faire de cette procession un extraordinaire moment de propagande en faveur de sa croisade88. Ce n’est peut-être pas un hasard 85 . Il s’agit de l’ambassadeur mantouan Bartolomeo Bonatto, dans le fameux rapport qu’il envoya de Rome à la marquise de Mantoue le 9 mars 1461 : Sabato proxime passato, che fu a VII de questo, entro qui el dispota dela Morea, qual certo è un bel homo et ha uno bello et grave aspecto et bon modi et molto signorili ; po havere da cinquanta sei anni. Havea in dosso una turcha de zambeleto negro cum uno capello biancho peloso fodrato de cetanino velutato negro cum una cerata intorno ; per quello intendo, havea LXX cavalli et altretanti a piede, tucti cavalli prestati, salvo che tre sono suoi (L. PASTOR, History of the popes, III, London, 1894, doc. 43, p. 403). 86 ZAKYTHINOS, Le despotat grec de Morée, I, p. 289, d’après A. GOTTLOB, Aus der Camera Apostolica des 15. Jahrhunderts, Innsbruck, 1889, p. 292. 87 ZAKYTHINOS, Le despotat grec de Morée, I, p. 289. 88 La bibliographie sur cet événement, qui eut un retentissement extraordinaire chez les contemporains – l’apôtre André venant enfin rejoindre à Rome les apôtres Pierre et Paul – est très riche. Citons simplement R. OLITSKY RUBINSTEIN, Pius II’s Piazza S. Pietro and St. Andrew’s Head, in D. MAFFEI (éd.), Enea Silvio Piccolomini, Papa Pio II. Atti del Convegno per il quinto centenario della morte e altri scritti raccolti, Siena, 1968, p. 221243 ; A. ANTONIUTTI, Pio II e sant’Andrea. Le ragioni della devozione, in R. DI PAOLA, A. ANTONIUTTI & M. GALLO (éd.), Enea Silvio Piccolomini : arte, storia e cultura nell’Europa di Pio II, Roma, 2006, p. 329-344 ; C. BARSANTI, In memoria del reliqua- TH. GANCHOU 417 si ce fut dès le lendemain que le despote Thômas se mit en route pour Venise, l’État italien sans la contribution duquel aucune croisade n’était possible. Il y arriva aux alentours du 17 avril 146289. Logé au couvent des frères mineurs San Francesco, il assistait le 8 mai suivant aux obsèques du doge Pasquale Malipiero, dans la basilique San Giovanni e Paolo90. Le 22 mai il entamait les premières discussions avec les sénateurs, leur faisant part de son intention de retourner en Morée, du moins si la Sérénissime lui accordait 500 gens d’armes91. Le 23 juin les ambassadeurs du duc de Milan vinrent le visiter dans son monastère franciscain, laissant de leur entrevue une belle relation92. Le 5 juillet il se représenta devant un Sénat qui se montra hélas toujours aussi peu réceptif à ses demandes d’aide militaire93. Le 13 juillet les autorités vénitiennes décidaient toutefois de faire un geste : 10 ducats de victuailles devaient être livrées dans son couvent94, et trois jours plus tard le Sénat prenait les dispositions nécesrio del Sacro Capo dell’apostolo Andrea, in M. SODI & A. ANTONIUTTI (éd.), Enea Silvio Piccolomini. Pius Secundus Poeta Laureatus Pontifex Maximus, Roma, 2007, p. 319-340. Voir aussi SETTON, The Papacy and the Levant (cit. n. 84), II, p. 228-229, et, avec toutes les réserves qu’appelle un ouvrage à mi-chemin entre l’érudition scientifique et le roman : S. RONCHEY, L’enigma di Pietro. L’ultimo bizantino e la crociata fantasma nella rivelazione di un grande quadro, Milano, 2006, p. 269-271, 275-278. 89 Ce séjour vénitien du despote Thômas, aux implications politiques importantes, est très peu connu. Il n’est ainsi mentionné ni dans ZAKYTHINOS, Le despotat grec de Morée, I, p. 289, ni dans SETTON, The Papacy and the Levant (cit. n. 84), II, p. 228-230. La date de son arrivée est donnée par une note de dépense vénitienne, du 24 avril 1462 : A dì 24 aprile. De comandamento de la illustrissima Signoria, refferi Domenego Stela a i magnifici officii a le Raxon Vechie che i debiano far uno presente al illustrissimo dispoti della Morea, simele a quelo i fo fato sabato passado. La poliza fexe el dito Domenego Stella è in filza del’Officio (ASV, Rason Vecchie, reg. 25, f. 118r). Ce 24 avril étant lui-même un samedi, le samedi précédent auquel il est fait allusion ne peut être que celui du 17. 90 M. SANUDO, Vite de’ Duchi di Venezia, in MURATORI (ed.), Rerum Italicarum Scriptores, XXII, 1733, col. 1168E (cité dans RONCHEY, L’enigma di Pietro [cit. n. 88], p. 327) : Questo Doge […] morì e fu sepellito a San Giovanni e Paolo. Alle sue esequie fu l’Illustre Chir Tomado Despoto della Morea della casa Paleologo, scacciato dal Turco, e venuto in questa terra. 91 ASV, Senato, Secreta, reg. 21, f. 90r. 92 Ce rapport, dû à Jo. Antonius Episcopus Mutinensis et Jo. Arcimboldus et en date du 26 juin, a été publié par V. V. MAKUŠEV, Monumenta historica Slavorum meridionalium vicinorum populorum, II, Belgrad, 1882, doc. 4, p. 206-207 : La vigilia di Sancto Johanne andassimo a Sam Francesco a visitare il dispoto, che sta allogiato li. Trovamo senza fallo che di presentia al mondo non poria esser piu degno, di statura grande assay, et si mostra maravigliosa gravita et prudencia in l’aspecto suo, il che se conferma oltra modo nel parlare suo, che fu tra luy et noy cum Antonio Guidobono per spacio de due hore grosse… Il a été cité dans RONCHEY, L’enigma di Pietro (cit. n. 88), p. 197, 327 et 498. 93 ASV, Senato, Secreta, reg. 21, f. 97r (Venise, le 5 juillet 1462). 94 ASV, Rason Vecchie, reg. 25, f. 123v : Die XIII iulii. De commandamento de la illustrissima Signoria referi io, Marco Aurelio, a i spectabili officiali de le Raxon Vechie, che i debiano far un presente a lo illustrissimo signor despoto dela Morea de ducati diexe, zoe 418 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) saires pour qu’il reçoive enfin les 500 ducats que, les mois précédents, le Conseil des Dix avait décidé de lui octroyer95. Le 12 août, les sénateurs répondirent enfin point par point au memorandum en douze articles que Thômas leur avait adressé96. Il était alors à la veille de son départ. Le séjour vénitien du despote Thômas dura donc cinq mois pleins, d’avril à août 1462. Évidemment il n’y a pas de quoi s’étonner que durant cette période, sans doute même dès son arrivée, Anna Notara, la plus illustre de ses compatriotes installée dans la cité de la lagune, soit entrée en contact avec lui : ne serait-ce que pour prêter hommage à celui qui était le dernier des Palaiologoi, et à ce titre son « souverain ». À moins que cela n’ait été l’inverse, le despote s’étant empressé d’aller la trouver de sa propre initiative ? En effet, en même temps que la plus illustre des compatriotes du despote à Venise, Anna était aussi la plus riche : le très désargenté despote ne pouvait être insensible à ce fait, surtout durant les premiers mois de son séjour puisque, on l’a vu, ce n’est qu’à la mi-juillet que le Sénat se préoccupa enfin de lui verser les 500 ducats promis. Le prix de vente du manuscrit des Vies parallèles de Plutarque que Thômas consentit à l’époque à Anna, tel que nous le révèle l’oncle Dèmètrios Asanès, soit 25 ducats, était au vrai assez modique. Est-ce pour cela que, près de trente ans plus tard, Anna évaluait son manuscrit le double de ce prix-là (51 ducats), considérant c’était là son prix véritable ? Et est-ce pour la remercier de la générosité dont elle aurait fait preuve à son égard dans les premiers temps de son séjour – avant que n’arrive enfin la gratification promise par le Sénat vénitien – que le despote accepta de se séparer de ce prestigieux manuscrit à un prix aussi accommodant ? Un manuscrit « princier » valant bien un procès… La description enthousiaste faite par Anna Notara dans sa pétition, tant du contenant que du contenu de l’ouvrage en question, est aussi remarquable par sa précision : « Écrit en grec, à la plume et sur parchemin […] c’est in do volte : per doman da mattina, tra pesse et vin de Marcha, ducati 5, et per sabbado proximo, tra polli et carne de vedello, altri ducati 5. Et sia facto con diligentia. 95 ASV, Senato, Secreta, reg. 21, f. 97v (Venise, le 16 juillet 1462). 96 Ibidem, ff. 103r-104r. Les points abordés concernaient surtout l’aide que Venise pouvait apporter à Monembasia, encore alors base portuaire de la flotte pontificale contra Turchos – comme l’octroi de facilités fiscales pour son approvisionnement –, ainsi que la protection que devaient les autorités vénitiennes de Corfou à la famille du despote, demeurée là-bas. Sans l’avoir revu depuis 1460, son épouse la basilissa Caterina Zaccaria mourait dans l’île quatre jours plus tard. Quant à Monembasia, on sait que peu de temps après cette place devait passer directement sous domination vénitienne, dans des conditions qui restent peu claires. TH. GANCHOU 419 une œuvre d’un volume important, dû au plus grand auteur de la Grèce, dans lequel sont décrites de manière détaillée les vie des hommes illustres et célèbres, Grecs comme Latins et d’autres nations, de sorte que, pour être écrit à la plume, en grec et avec des lettres merveilleusement belles, il se peut évaluer au prix de n’importe quel joyau précieux, car on ne peut trouver son pareil ». Mais cette description doit-elle vraiment être attribuée à Anna ? Certes, il n’y a pas à douter qu’elle ait été capable d’apprécier un tel manuscrit à sa juste valeur, ou qu’elle ait autant goûté qu’elle le prétend sa lecture – qu’elle se le soit fait lire ou ait été capable de le lire elle-même –, puisqu’elle assure qu’il était sa suprême « consolation dans ses chagrins et infortunes ». Après tout, c’était elle qui l’avait acheté au despote à bas prix comme moyen de se rembourser de ses – supposées – largesses à son égard. Mais la description à laquelle nous avons affaire ici est assurément due à un « spécialiste » de l’écrit, un authentique lettré doublé d’un bibliophile97. Qu’Anna fût une bibliophile, soit, encore qu’un seul manuscrit répéré avec certitude à ce jour – maintenant deux – en fasse difficilement la détentrice d’une véritable bibliothèque98. Qu’elle ait été une admiratrice de la culture hellénique la plus élevée, son soutien ultérieur à l’édition de l’Etymologicum magnum en témoigne suffisamment. Et qu’elle fût une femme d’une intelligence supérieure, il n’y a pas à en douter non plus. Cependant, tout cela n’en faisait pas une intellectuelle pour autant. D’autant que son éducation littéraire n’avait pas été très poussée ; c’est même le moins que l’on puisse dire à la lumière du testament qu’elle dicta en 1493, et signa de sa main : celle d’une quasi illettrée99. 97 Il n’est que de comparer cette description à celle que fit le grand Francesco Filelfo en 1472, dans une lettre adressée à Laurent le Magnifique, d’un sien exemplaire des Vies parallèles qu’il avait dû mettre en gage : Le Parallele tutte di Plutarco, cioè le Vite quanto se trovano, e queste in uno bellissimo volume greco, che più bello essere non potrebbe, lettera bellissima, e in belle membrane e ben meniato et acquaternato col coro roscio stampato per ducati d’oro de camera quaranta. Voir A. CALDERINI, Ricerche intorno alla biblioteca e alla cultura greca di Francesco Filelfo, in Studi italiani di filologia classica 20 (1913), p. 204-424, ici p. 368 et n. 2. Pour l’identité du manuscrit en question, voir infra, n. 153. 98 Cet unique manuscrit connu jusqu’ici pour avoir appartenu à Anna est le Vat. gr. 1231, qui contient une chaîne sur Job et fut confectionné à Chypre au début du 12e siècle pour le mégas doux Léôn Nikéritès. Anna en fit l’achat le 1er mars 1470, comme il appert de la note de possession figurant au f. 456v. Voir P. CANART, V. PERI, Sussidi bibliografici per i manoscritti greci della biblioteca vaticana (ST 261), Roma, 1970, p. 559-560 ; J. DARROUo ZÈS, Autres manuscrits originaires de Chypre, in REB 15 (1957), p. 131-168, ici n 17, p. 156. Je laisse volontairement de côté un ouvrage liturgique, un sticherarion qu’Anna aurait donné à l’église San Biagio, la seule concédée aux Grecs de Venise à l’époque. 99 Le texte du testament est rédigé en un grec démotique des plus médiocres. Mais c’est la signature qu’Anna y apposa, écrite en majuscules et bourrée d’erreurs d’orthographe, qui 420 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) Disons-le tout net : cette description du Plutarque doit à l’évidence être attribuée au célèbre copiste-éditeur Nikolaos Blastos, le chargé d’affaires habituel d’Anna et son représentant en justice depuis peu. C’est en effet, on l’a dit, le 6 mai 1490 que le jeune érudit fut choisi par elle comme procureur pour la représenter en justice dans cette affaire contre sa bellesœur. Il succédait ainsi à deux autres personnages qui avaient rempli jusqu’ici cet office : le Corfiote Arsénios Pentamodès100 et, avant lui, le Constantinopolitain Géôrgios Branas. Ce Branas, comme on l’apprend des témoins de la présente affaire, était non seulement amicissimus d’Anna et tuto familiar avec elle, mais il faisait purement et simplement partie de sa « maison » (de casa de essa madona Anna), pour être « de la même patrie » (per esser de una patria)101. La période durant laquelle « il se rendit plus d’une fois au palais » – soit devant les cours judiciaires du palais – pour son compte – et jamais, comme il est précisé, pour le compte de Zampéta –, dut être celle des premiers procès entre les deux femmes, entre 1488 et 1489102. Si l’affaire du Plutarque fut la première défendue en justice par Nikolaos Blastos pour le compte d’Anna, ce n’est peut-être pas un hasard. Cela faisait déjà quelques années semble-t-il que le jeune Crétois cultivé, copiste de textes rares, gravitait autour d’elle. Aussi avait-il dû fréquenter trahit une quasi illettrée. Ce constat a tellement indisposé NICOL, Anna Notaras Palaiologina, p. 107, qu’il en a conclu qu’il ne pouvait s’agir du testament original, mais seulement d’une copie réalisée en vulgaire ; ce qui est non seulement infondé mais absurde. Pour une photographie du document, voir MALTEZOU, Ἄννα Παλαιολογίνα Νοταρᾶ, p. 86. 100 Arsenius Pendamodi avait représenté Anna dans un procès gagné par Zampéta le 18 mars 1489 : ASV, Giudici del Procurator, Sentenze a legge, reg. 11, ff. 48v-50r, ici 48v. 101 Voir la fin de chacun des deux interrogatoires, doc. 2. Géôrgios Branas apparaît deux fois dans les comptes du banquier grec anonyme, une fois, très significativement, pour 5 florins réglés au nom d’Anna. Voir SCHREINER, Texte (cit. n. 38), § 14, p. 109, et § 36, p. 110 : † τὸν Βρανὰν λόγω τῆς κυρᾶς φλουρία πέντε. La date est celle du 15 décembre 1470, ce qui confirme bien l’ancienneté des relations entre Branas et « la dame ». 102 À moins qu’il ne soit fait allusion ici aux démarches qu’Anna entama dès la mort de Iakôbos pour confisquer à son seul profit l’héritage paternel. De fait, le 13 décembre 1486, Géôrgios Branas de feu Dèmètrios témoignait à Venise devant notaire que depuis la mort sans postérité de Iakôbos et de ses sœurs Maria et Hélénè, Anna était désormais la seule héritière de son père Loukas (GANCHOU, Héléna Notara Gateliousaina, p. 166). Le 29 octobre 1478, le supérieur de la fameuse Scuola de San Giovanni Evangeliste avait présenté au Conseil des Dix une requête concernant l’admission comme membre de Georgius Verna, Constantinopolitanus mercator, habitator Venetiarum, en raison de la charité que ce dernier avait montrée vis-à-vis des frères de la Scuola au moment de la peste, des donations importantes qu’il avait faites à l’établissement, et en prévision de celles que, étant sans héritiers, il lui ferait dans le futur : ASV, Consiglio dei Dieci, Deliberazioni miste, reg. 19, f. 133v (olim 93v) ; HARRIS, Greek Emigres (cit. n. 65), p. 88. Le grand nombre d’homonymes contemporains recueillis dans les sources interdit cependant de pousser plus avant les mentions assurées du personnage. TH. GANCHOU 421 la Ca’ Notara avant que n’en sorte, autour de la fin de 1485, le manuscrit de Plutarque, et l’avoir personnellement en main. Ce qui expliquerait que cet amateur de beaux volumes ait déploré tout particulièrement sa disparition, au point de persuader sa « patronne » que sa récupération valait bien une action judiciaire spécifique. Évidemment, dans cette optique une question se pose : le futur co-éditeur, en 1499, de l’Etymologicum magnum, avec son compatriote Zacharias Kalliergis et le soutien d’Anna, désirait-il récupérer cet exemplaire des Vies parallèles de Plutarque parce qu’il avait en tête le projet d’une publication imprimée ? Il est en tout cas pour le moins étrange qu’il soit précisé dans la pétition que cet ouvrage en grec était écrit à la plume (scripto a pena), et qui plus est par deux fois. Car en 1490, l’imprimerie grecque n’en était encore qu’à ses débuts en Italie103, et en particulier à Venise. Aussi l’unique alternative, à savoir que ce livre ait pu être a stampa était-elle vraiment négligeable. Et seul un lettré déjà familiarisé avec l’imprimerie pouvait avoir un tel réflexe de langage, qui n’était pertinent alors que pour différencier manuscrits d’incunables latins. En effet le premier livre imprimé en grec à Venise remontait à peine à 1484, lorsque Dionisio Bertocchi s’était transporté avec son matériel depuis Vicence et avait donné, en collaboration avec son compatriote Peregrino da Paschale, une nouvelle édition des Erôtêmata de Manouèl Chrysôloras. Les deux livres suivants publiés en grec sur les bords de la lagune le furent en 1486 par deux Crétois : une Batrachomyomachia, imprimée par Leonicus Cretensis, et un psautier, publié par Alexander Cretensis104. Et puis plus rien jusqu’en 1494, qui vit l’installation de la fameuse imprimerie d’Alde Manuce, qui, 103 Rappelons simplement pour mémoire les faits suivants, bien connus par ailleurs. Le premier livre contenant un texte entier en grec, une Batrachomyomachia due à Tommaso Ferrando, fut imprimé à Brescia en 1474. En 1475 c’est à Vicence que furent imprimés les Erotemata grammatica de Manouèl Chrysôloras, du moins si l’on rejette l’idée traditionnelle d’une publication précédente qui serait intervenue à Venise dès 1471 sur les presses d’Adam von Ambergau : elle repose en réalité sur une édition ne contenant ni lieu ni année ni nom de l’imprimeur. En 1476, à Milan, le Crétois Dèmètrios Damilas, copiste et graveur de caractères, faisait paraître dans l’atelier de Dionisio Paravicino les Erotemata grammatica de Kônstantinos Laskaris. En 1480 paraissait, toujours à Milan, le fameux Λεξικὸν κατὰ Στοιχεῖων (Lexicon graeco-latinum) du carme Giovanni Crastone, qui fut réimprimé à Vicence, dès 1483, sur les presses de Dionisio Bertocchi. Voir en dernier lieu M. ZORZI, Il libro greco dopo la caduta di Costantinopoli, in C. CASETTI BRACH (éd.), Scrittura e libro nel mondo greco-bizantino, Ravello, 2012, p. 167-180, ici p. 172. 104 Ces imprimeurs ont été depuis respectivement identifiés avec Laonikos Kabbadatos, prôtopapas de La Canée, et un certain Alexandros fils du prêtre Géôrgios : D. HOLTON, Literature and society in Renaissance Crete, Cambridge, 1991, p. 5 ; K. S. STAIKOS, Charta of Greek Printing. The Contribution of greek Editors, Printers and Publishers to the Renaissance in Italy and the West. I, Fifteenth century, Köln, 1998, p. 150, 209, 360 ; C. CARPINATO, Varia posthomerica neogreca. Materiali per il Corso di Lingua e Letteratura 422 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) le 6 décembre 1498, annonçait au Sénat vénitien son intention de publier, parmi d’autres textes grecs prestigieux, « le opere de Plutarcho »105. La dernière attestation du Plutarque d’Anna à Venise Même si la description du Plutarque d’Anna fournie par la pétition est d’une grande précision, elle n’aurait point permis de mener de façon satisfaisante l’enquête pour espérer l’identifier. Qu’il ait contenu les Vies parallèles, « une œuvre d’un volume important » (hopere de gran volume)106, est un fait certain, puisque s’y trouvaient « décrites de manière détaillée les vie des hommes illustres et célèbres, Grecs comme Latins et d’autres nations ». Et visiblement il ne contenait que cette œuvre-là : autrement dit, les Vies n’étaient pas suivies, comme souvent, des Moralia. De plus il s’agissait d’un manuscrit de parchemin (scripto […] in carta menbrana ; scripto in carta bona107), Il n’en reste pas moins que l’exaNeogreca a.a. 2006-2007, Milano, 2006, p. 113-135, ici p. 114. Mais ces identifications paraissent très incertaines. 105 A. BASCHET, Aldo Manuzio. Lettres et documents, 1495-1515, Venezia, 1867, p. 34, d’après ASV, Collegio, Notatorio, reg. 14, f. 187r : « …ha constituito stampare li infrascripti libri greci non mai più stampati, zoe il Suida, le Oration de Demostene, la Rhethorica de Hermogene, le Opere de Plutarcho, et Xenophonte, li Commenti sopra le opere de Aristotele, Dioscorides, Stephano De Urbibus ». Finalement, Manuce ne publia jamais les œuvres complètes de Plutarque, seulement le corpus des Moralia, en 1509. 106 . La traduction à donner à l’expression hopere de gran volume est délicate, et celle que j’ai choisi sans doute peu satisfaisante. Il est clair qu’ici « l’œuvre » ou « ouvrage » ne désigne pas le manuscrit mais le texte, la quantité de feuilles qu’il occupe, et non les dimensions du livre. Bien entendu au final cela revient au même : un manuscrit qui contient autant de texte occupant tant de feuilles ne peut être que de grandes dimensions. 107 La variante in carta bona de in carta menbrana est donnée dans le doc. 2 (el dicto Plutarcho scritto in grecho in carta bona). Cette expression signifie en effet tout autant « sur parchemin ». Ainsi dans les inventaires des bibliothèques de l’époque distingue-t-on les manuscrits in carta bona, i.e. sur parchemin, de ceux in carta bombasina, i.e. sur papier. Voir par exemple V. JOPPI, Inventari della chiesa patriarcale d’Aquileia, in Archivio storico per Trieste, l’Istria e il Trentino 2 (1883), p. 149-171, ici p. 169-170 ; G. BERTONI, La biblioteca estense e la coltura ferrarese ai tempi del duca Ercole I (1471-1505), Torino, 1903, p. 27, 37, 41, 49-51, 66, etc. ; M. DANZI, La biblioteca del cardinal Pietro Bembo (Travaux d’Humanisme et Renaissance 399), Genève, 2005, p. 295. Voir aussi K. SCHRÖTER, Die Terminologie der italienischen Buchdrucker im 15. und 16. Jahrhundert (Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie 290), Tübingen, 1998, p. 51-53 ; A. VERNET, Histoire des bibliothèques françaises. I, Les bibliothèques médiévales, du VIe siècle à 1530, Paris, 1989, p. 346 ; G. PASTORE & G. MANZOLI, Il Messale di Barbara, Mantova, 1991, p. 31. C’est ainsi que Sebastiano Gentile a pu démontrer que le librum Platonis in greco in carta bona cum omnibus dyalogis donné par Cosimo l’Ancien à Marsile Ficin était le Laur. plut. 85.9, en parchemin, et non le Laur. plut. 59.1 sur papier, comme on l’avait cru jusqu’ici en invoquant la vieille acception carta = papier. Voir S. GENTILE, in S. GENTILE, S. NICCOLI & P. VITI (éd.), Marsilio Ficino e il ritorno di Platone. Catalogo della mostra di manoscritti, stampe e documenti (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, 17 maggio16 giugno 1984), Firenze, 1984, p. 29-30, et ID., Note sui manoscritti greci di Platone TH. GANCHOU 423 men de la tradition manuscrite des Vies parallèles, étudiée par Mario Manfredini des années durant, montrait que la liste des candidats à examiner restait bien longue… Une source supplémentaire a permis toutefois de débroussailler très notablement ce maquis. On se souvient que le médecin-chevalier Géôrgios Gabrièlopoulos, à la fin de son interrogatoire tenu le 15 septembre 1490, racontait qu’après avoir reçu en gages de Zampéta le Plutarque contre dix ducats, « il l’avait à son tour donné en gage à d’autres, pour ses propres besoins »108. Mais qui étaient ces autres ? Gabrièlopoulos s’en tient là, et il semble curieusement qu’il n’ait pas été interrogé sur l’identité de ces personnes, ou du moins – puisqu’il semble insinuer que le manuscrit était déjà passé de mains en mains – sur l’identité de la première personne auprès de qui il le mit en gage, ce qui aurait per-mis de remonter la chaîne109. Il se trouve cependant que l’on sait par ailleurs dans quelle bibliothèque se trouvait, précisément à ce moment-là, ledit manuscrit : dans celle d’un autre médecin, toujours à Venise. Avant d’entamer depuis Florence, en 1490, son premier voyage en Grèce afin d’en ramener des manuscrits pour son maître Laurent le Magnifique, le célèbre Ianos Laskaris (ca 1445-1534) dirigea d’abord ses pas à Ferrare, puis dans le Veneto. Et il y fit ce qu’il s’apprêtait à faire à Corfou, Arta, Thessalonique, Péra-Constantinople, etc., à savoir visiter des bibliothèques. C’est ainsi qu’entre juillet et septembre 1490, il visita à Ferrare celle de Giovan Battista Guarino, puis à Venise – d’où il s’embarqua pour l’Orient – celles de Giorgio Valla, Gioacchino della Torre, Alessandro Benedetti et Ermolao Barbaro, ainsi que celle du couvent padouan de Santa Giustina, de San Giovanni di Verdara et enfin, de Giovanni Calfurnio110. Laskaris a copié sans doute directement dans le utilizzati da Marsilio Ficino, in Scritti in onore di Eugenio Garin, Pisa, 1987, p. 51-84, ici p. 54-55. Relevons également que lorsque, en 1494, Marino Sanudo évoque dans ses Vite de’ Duchi di Venezia – mais uniquement dans l’édition récente Marin Sanudo il Giovane. Le vite dei Dogi, 1423-1474, II (1457-1474), éd. A. CARACCIOLO ARICÒ & Ch. FRISON, Venezia, 2004, p. 111-112 – à la date du 29 mars 1469, une lettre de Bessarion où ce dernier annonçait le don qu’il comptait faire à Venise de sa fameuse bibliothèque, il dit que « il Cardinal Niceno grecho […] aveva terminato di donar a questa Signoria 900 libri che ’l si ritrovava haver greci et latini, hauti con grandissima faticha, tutti a penna et gran parte in carta bona. » Zampéta faisait également la distinction, parmi les livres de loi laissés par feu Iakôbos, entre ceux écrits sur parchemin (in carta bona) et ceux sur papier (in bonbasina). Voir supra, p. 407. 108 Doc. 2 : esso testimonio ha inpegnado el dicto libro ad altre persone pro suo bexogni. 109 Ceci dit, le dossier de l’affaire ne s’est pas conservé en son entier, comme on l’a dit plus haut. 110 S. GENTILE, Lorenzo e Giano Lascaris. Il fondo greco della biblioteca medicea privata, in G. C. GARFAGNINI (éd.), Lorenzo il Magnifico e il suo mondo, Firenze, 1994, p. 177-194, ici p. 179-180. 424 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) Vat. gr. 1412 – qui se présente comme un cahier de notes particulièrement désordonné – les titres des manuscrits grecs qu’il avait vus chez les uns et les autres ; mais seulement les titres des manuscrits qui l’intéressaient, c’est-à-dire ceux contenant des œuvres qu’il ne possédait pas déjà ou qui n’étaient pas disponibles à Florence et dans la bibliothèque privée des Medicis111. Or c’était le cas des Vies parallèles de Plutarque : à l’époque il y en avait un à la Libreria Medicea (Laur. plut. 69.1), et un autre dans sa propre bibliothèque (Paris. gr. 1671)112. Voilà pourquoi il ne mentionna pas l’exemplaire des Vies parallèles qu’il vit alors dans la bibliothèque du médecin Alessandro Benedetti, qu’il dut visiter en août 1490, soit peu avant la reprise du procès par Anna113. Mais peu de temps après, quelqu’un de son entourage – une main non identifiée de la fin 15e-début 16e siècle – a copié lui aussi, cette fois dans le Vat. Barb. gr. 272, les listes des livres notés par Laskaris dans trois des bibliothèques vénitiennes qu’il avait visitées, celles de Giorgio Valla, Ermolao Barbaro et Alessandro Benedetti. Deux livres supplémentaires y figurent – signalés de mémoire par Laskaris au scribe anonyme ? –, et ils concernent la seule bibliothèque d’Alessandro Benedetti. Or l’un d’eux est ainsi libellé : Πλούταρχος τοῦ Νοταρᾶ περίεχει µ´ καὶ η´ παράλληλα114. 111 Comme le dit A. DILLER, The library of Francesco and Ermolao Barbaro, in Italia Medioevale e Umanistica 6 (1963), p. 253-262, ici p. 254, à propos de la liste des manuscrits grecs de la bibliothèque d’Ermolao Barbaro (παρ’ Ἑρµόλεῳ), « Laskaris gives about sixty titles, in Latin instead of his usual Greek. Since he was only selecting works of interest to himself or his mission, his list is not a full catalogue of Ermolao’s holdings ». 112 Que le Par. gr. 1671 – sur lequel voir PH. HOFFMANN in Ch. ASTRUC et alii, Les manuscrits grecs datés des XIIIe et XIVe siècles conservés dans les bibliothèques publiques de France. I, XIIIe siècle, Paris, 1989, p. 69-73 et pl. 73-74 – ait été la propriété de Ianos Laskaris dans les années 1495 est démontré par D. SPERANZI, La biblioteca dei Medici. Appunti sulla storia della formazione del fondo greco della libreria medicea privata, in G. ARBIZZONI, C. BIANCA & M. PERUZZI, Principi e signori. Le Biblioteche nella seconda metà del Quattrocento (Accademia Raffaello. Collana di studi e testi 25), Urbino, 2010, p. 238, n. 49. Pour le Laur. plut. 69.1, voir infra, p. 428. 113 GENTILE, Lorenzo e Giano Lascaris (cit. n. 110), p. 179. Dans le Vat. gr. 1412, la liste des livres d’Alessandro Benedetti (ἐν τοῖς τοῦ Βενεδίκτου), au f. 52v, s’ouvre sur un exemplaire des ἐφόδια τῶν ἀποδηµούντων συντεθειµένη παρὰ Ἔπρουβουγζαφὰρ, µεταποιηθεῖσα δὲ παρὰ Κωνσταντίνου τοῦ Ῥηγίνου, ἧς ἡ ἄρχὴ: ἱστέον ὅτι ἡ γένεσις. Elle est encadrée par la liste des livres du général de l’ordre des dominicains Gioacchino della Torre et celle des ouvrages de Giorgio Valla. Ces listes ont été publiées, entre autres, par K. K. MÜLLER, Neue Mittheilungen über Janos Laskaris und due Mediceische Bibliothek, in Centralblatt für Bibliothekswesen 1 (1884), p. 333-412, ici p. 385-386. 114 L’ouvrage supplémentaire était de contenu médical, un βυβ[λ]ίον ἰατρικὸν µακρὸν παρὰ τοῦ Δαµασκηνοῦ µετανεχθὲν ἐκ τῆς τῶν Ἀράβων φωνῆς εἰς τὴν ἡµετέραν. La comparaison des listes fournies par le Vat. gr. 1412 et le Vat. Barb. gr. 272 a d’abord été faite par G. AVEZZÙ, ΑΝΔΡΟΝΙΚΙΑ ΓΡΑΜΜΑΤΑ: per l’identificazione di Andronico Callisto copista. Con alcune notizie su Giano Lascaris e la biblioteca di Giorgio Valla, in Atti e memorie dell’Accademia patavina di scienze, lettere ed arti 102.3 (1989-1990), p. 75-93, TH. GANCHOU 425 L’éclairage du dossier précédent rend certain qu’il s’agissait bien là du manuscrit des Vies parallèles d’Anna, et non, comme d’aucuns l’ont cru, d’un codex ayant figuré à Constantinople sur les rayonnages de la bibliothèque de son père Loukas avant 1453115. Sorti de la Ca’ Notara par Zampéta probablement fin 1485, mis en gage par elle auprès du médecin Géôrgios Gabrièlopoulos quelque part entre 1486 et 1489, et sur ces entrefaites de nouveau gagé « à d’autres » par ce dernier, le manuscrit avait donc fini chez un autre médecin, Alessandro Benedetti, toujours à Venise. Cette condition de médecin commune aux deux hommes doit-elle laisser penser à un lien personnel entre eux ? Autrement dit, Gabrièlopoulos aurait-il cédé directement le Plutarque à son confrère Benedetti, et prétendu faussement lors du procès l’avoir gagé « à d’autres » afin d’empêcher que l’on puisse remonter jusqu’à lui et lui chercher des noises ? Ou doit-on même aller jusqu’à imaginer qu’en réalité Zampéta avait confié le manuscrit à Gabrièlopoulos non pour le mettre en gage auprès de lui, mais pour qu’il le vendît pour elle à un amateur ? En tout cas, l’idée que Gabrièlopoulos et Benedetti aient pu se connaître intimement, et donc que le premier ait pu être tenté de protéger le second, est singulièrement renforcée par le fait qu’entre 1481 et 1483, Benedetti avait séjourné et exercé son métier de médecin à Modon116, cette ville moréote vénitienne dont on a vu que le cyrurgicus solertissimus Gabrièlopoulos était à l’époque l’un des principaux notables. C’est notamment là que Benedetti fit l’observation d’un cas médical exposé dans son œuvre principale, des Singulis corporum morbis. Quoi qu’il en soit, les notes prises par Ianos Laskaris sont tout ce que nous savons d’une bibliothèque de manuscrits grecs qui fut sans conteste l’une des plus riches bibliothèques privées de Venise à la fin du 15e siècle. Alessandro Benedetti, médecin réputé dont la biographie est aujourd’hui bien connue117, l’avait constituée en partie durant les longues années qu’il ici p. 90, puis, apparemment sans avoir eu connaissance de cette étude, par A. PONTANI, Per la biografia, le lettere, i codici, le versioni di Giano Lascaris, in M. CORTESI & E. V. MALTESE (éd.), Dotti bizantini e libri greci nell’Italia del secolo XIV, Napoli, 1992, p. 363-433, ici p. 430. 115 Selon une opinion exprimée notamment par AVEZZÙ, ΑΝΔΡΟΝΙΚΙΑ ΓΡΑΜΜΑΤΑ (cit. n. 114) p. 91, et PONTANI, Per la biografia (cit. n. 114), p. 430. 116 Pour ce séjour de deux ans d’Alessandro Benedetti à Modon, voir les références note suivante. 117 La notice, déjà bien documentée, que lui avait consacrée M. CRESPI, Benedetti, Alessandro, in Dizionario biografico degli Italiani, 8, 1966, p. 244-247, a été complètement renouvelée depuis par G. FERRARI, L’esperienza del passato. Alessandro Benedetti filologo e medico umanista, Firenze, 1996. Giovanna Ferrari a notamment écarté la tradition selon laquelle Alessandro Benedetti, acceptant l’offre du Sénat vénitien, se serait installé à Padoue précisément en 1490 pour y occuper la chaire de médecine pratique et d’anatomie. 426 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) avait passées à courir la Méditerranée, en particulier la Grèce (Modon, Corfou, la Crète, Chypre, etc.), en servant comme medicus dans les possessions vénitiennes ou sur les galères de la République. La lecture de son testament, rédigé à Venise en septembre 1512118, est de ce point de vue particulièrement décevante, car s’il trahit une situation économique tout autre que florissante, il ne comporte aucune mention de livres ou de manuscrits. Selon sa dernière biographe, le plus probable serait encore que sa bibliothèque ait fini vendue à l’encan pour quelques ducats et dispersée119. Mais le Plutarque se trouvait-il encore dans sa bibliothèque à l’époque ? C’est qu’il arrivait aussi qu’Alessandro Benedetti soit contraint, pour des questions financières, de se séparer de ses chers manuscrits grecs. Ainsi le 11 août 1489 avait-il vendu à Venise à Ermolao Barbaro, pour 7 ducats, son beau Plotin, qu’il avait acheté 10 ducats en Crète, où l’avait copié Michaèl Apostolès120. Lui aurait-il également vendu notre Plutarque, nécessairement vers la même époque attendu que Barbaro quitta Venise pour Rome en qualité d’ambassadeur de la Sérénissime en avril 1490 et y mourut de la peste dès juillet 1493121? C’est fort peu vraisemblable, car Ermolao Barbaro possédait déjà un manuscrit des Vies parallèles, comme Selon sa reconstruction biographique, au tournant de l’année 1490 il se trouvait à Venise entre deux voyages en Grèce (p. 82-84), ce qui milite pour l’idée que c’est bien dans la ville de la lagune que Laskaris vit sa bibliothèque, et non à Padoue. Benedetti était également un écrivain profane, auteur notamment d’une Diaria de bello Carolino, une relation de la campagne italienne de Charles VIII de 1495, qu’Aldo Manuzio publia l’année suivante. 118 Ce testament a été publié par D. M. SCHULLIAN, Diaria de Bello Carolino, New York, 1967, p. 43-45, et L. R. LIND, Studies in Pre-Vesalian Anatomy. Biography, Translations, Documents (Memoirs of the American Philosophical Society 104), Philadelphia, 1975, p. 319-320. 119 FERRARI, L’esperienza del passato (cit. n. 117), p. 103 : « in questo testamento piuttosto scarno manca qualsiasi menzione di libri o manoscritti, e negli archivi veneziani non sono conservati inventari post mortem. […] Per quanto sembri impossibile che il rinomato patrimonio librario di Benedetti sia finito all’incanto per pochi ducati e disperso, è questa l’ipotesi più realistica e nemmeno la peggiore. » 120 Voir en dernier lieu ibidem, p. 81-82, n. 61. Le manuscrit en question est l’actuel ms. graec. qu. 72 de la bibliotheka Jagiellońska de Cracovie, et les deux notes de possession témoignant de ces achats successifs sont les suivantes : Alexandri probi et mansueti emptus decem aureis, et Hunc emi ego Hermolaus Barbarus eques, Zachariae procuratoris filius, 1489 11 augusti ducatis 7 aureis ad Alexandro predicto. D’après Giovanni Ferrari, Alessandro dut consentir à perdre 3 ducats en raison des annotations qu’il avait portées sur le manuscrit. Ceci dit, est-il si sûr que cet Alessandro soit bien Alessandro Benedetti, et non Alessandro Bondino, dit l’Evemero, collaborateur d’Aldo Manuzio ? 121 Voir E. BIGI, Barbaro, Ermolao, in Dizionario biografico degli Italiani, 6, 1964, p. 96-99, ici p. 98, et récemment N. ZORZI, Un feltrino nel circolo di Ermolao Barbaro : il notaio Tommaso Zanetelli, alias Didymus Zenoteles, copista di codici greci (c. 1450-1514), in P. PELLEGRINI (éd.), Bellunesi e Feltrini tra umanesimo e rinascimento. Filologia, erudizione e biblioteche, Roma – Padova, 2008, p. 43-106, ici p. 57-58. TH. GANCHOU 427 l’indique l’inventaire de sa bibliothèque122. Et il est par ailleurs certain qu’il ne s’agissait pas de celui qui nous occupe. En effet, énuméré parmi les ouvrages in humanita a penna in carta bona sous le numéro 1567, il est présenté comme un Plutarchi vitae numero 46123. Or le nôtre en comptait 48 (µ´ καὶ η´ παράλληλα). Le Plutarque Notaras : 48 Vies parallèles. Un manuscrit perdu124 ? Au reste, le Plutarque d’Ermolao Barbaro lui venait sans doute de son père. On sait en effet que Francesco Barbaro en possédait un dès 1412, et il y a de fortes chances qu’il se soit agi de celui dont rendait compte l’inventaire de son fils Ermolao125. Quant à l’identifier, c’est une autre histoire ! En effet, sur les 107 manuscrits de Plutarque repérables actuellement dans les bibliothèques, sauf erreur et d’après les descriptions qui en ont été faites par Mario Manfredini, ceux écrits sur parchemin qui contiennent 46 Vies, soit l’entier corpus des Vies, sont au nombre de cinq (Paris. gr. 1671, 1672, 1673, 1674, Vat. Pal. gr. 2)126. Sur ces cinq, les candidats les plus crédibles seraient peut-être le Paris. gr. 1674 et le Vat. Pal. gr. 2, dont on ne connaît pas les possesseurs les plus anciens. Ceci étant, il faut bien reconnaître que les identifications des manuscrits, de leurs possesseurs et de leur trajectoire par Manfredini sont souvent hasardées, parfois franchement erronées, quand l’auteur ne se contredit pas lui-même au fil des très nombreuses publications qu’il a consacrées à la 122 Cet inventaire de la bibliothèque d’Ermolao Barbaro, préservé dans le Vat. lat. 3436, ff. 263r-296v, et comprenant ses volumes personnels comme ceux hérités de son père Francesco, a été publié par P. KIBRE, The library of Pico della Mirandola, New York, 1936, p.115-297, sans en avoir toutefois reconnu le propriétaire. Son identification comme étant celui de la bibliothèque des Barbaro père et fils est dû à A. DILLER, The Library of Francesco Barbaro and Ermolao Barbaro (cit. n .111). 123 Voir KIBRE, The library (cit. n. 122), no 1567, p. 290. Il est sûr que cet inventaire fut dressé après 1489 car le Plotin vendu cette année-là à Barbaro y figure sous le no 1668 (Plotinus et Porphyrius de eius vita). Voir ibidem, p. 296, et DILLER, The Library of Francesco Barbaro and Ermolao Barbaro (cit. n. 111), p. 261. 124 L’enquête codicologique qui suit n’aurait pu être menée à bien sans l’aide et les précieux conseils de David Speranzi, qui m’a fait l’amitié de ne ménager ni son temps ni sa patience pour m’éclairer sur bien des points. Qu’il trouve ici le témoignage de ma reconnaissance. Bien entendu les conclusions auxquelles je me livre ici n’engagent que ma responsabilité. 125 Le 3 mars 1412, Gasparino Barzizza réclamait son propre Plutarque à Francesco Barbaro qui l’avait donné à un ami, ou, s’il ne pouvait le récupérer de ce dernier, celui de Barbaro lui-même. Pour les références, voir MANFREDINI, Codici plutarchei, p. 1031-1032. 126 Paris. gr. 1671 (fin 13e s. : 1296 ; + les Moralia) : MANFREDINI, La tradizione manoscritta della Vita Solonis, p. 954 ; Paris. gr. 1672 (mi-14e s. ; + les Moralia) : ibidem, p. 954 ; Paris. gr.1673 (13e ou 14e s.) : ibidem, p. 954-955 ; Paris. gr. 1674 (13e s.) : ibidem, p. 955 ; Vat. Pal. gr. 2 (14e s.) : ibidem, p. 959. 428 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) tradition manuscrites des Vies parallèles127. Quoi qu’il en soit, le manuscrit qui nous occupe ici était bien différent : sur parchemin, il contenait 48 Vies. Une mise au point s’impose. La plupart des manuscrits anciens ne contenaient que 15 à 20 Vies, et ce n’est qu’à partir de la fin du 13e siècle, avec Planude, que s’est mis en place le corpus de 46 Vies, sous la forme de deux recensions, une bipartite (i.e. en deux tomes) et une tripartite (i.e. en trois tomes)128. Dans la transmission textuelle plutarchienne, il existe bien un rameau de la tradition constitué par des témoins qui, à ce corpus traditionnel de 46 Vies, en adjoignaient deux supplémentaires : grâce à l’ajout des Vies de Galba et Otho, qui originellement faisaient partie du corpus des Moralia (= Moralia 25-26). Mais peu nombreux sont actuellement les manuscrits contenant intégralement ces 48 Vies. En définitive, et sauf erreur, seuls quatre codices seraient en cause : le Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf., le Laur. Conv. soppr. 169 + Laur. plut. 69.3, le Vat. Urb. gr. 96 et enfin le Laur. plut. 69.1129. Aujourd’hui démembré en Canon. gr. 93 (Bodleian Library d’Oxford) et Ambr. D 538 inf. (Bibliothèque Ambrosienne de Milan)130, ce manuscrit 127 Les publications de Mario Manfredini sur la tradition plutarchiennes sont même si nombreuses qu’il n’était pas question ni même utile de les consulter toutes. Outre le déjà cité MANFREDINI, La tradizione manoscritta della Vita Solonis, ont été mis à contribution M. MANFREDINI, Nuovo contributo allo studio della tradizione manoscritta di Plutarco: le Vitae Lycurgi et Numae, in ASNP, s. III, 11 (1981), p. 33-68 ; ID., Note sulla tradizione manoscritta delle « Vitae Thesei-Romuli » e « Themistoclis-Camilli » di Plutarco, in Civiltà Classica e Cristiana 4 (1983), p. 401-407 ; ID., Un antigrafo del codice plutarcheo Vat. gr. 1007: il Paris. gr. 1673, in ASNP, s. III, 16 (1986), p. 717-724 ; ID., Codici plutarchei ; ID., Altre osservazioni su codici plutarchei, in ASNP, s. IV, 1 (1996), p. 653709 ; ID., L’Aldina dei Moralia e la Giuntina delle Vitae di Plutarco: la tradizione di Galba e Otho fra manoscritti e libri a stampa, in Bollettino dei classici, s. III, 24 (2003), p. 1327. Si elles ne dispensent pas de recourir aux études antérieures en raison d’une bibliographie minimale, deux études du même auteur publiées à titre posthume, la même année et sous le même titre – la deuxième ayant bénéficié toutefois de corrections non signalées – ont le mérite d’offrir une mise au point : ID., La tradizione manoscritta delle Vite, in B. SCARDIGLI, Plutarco. Temistocle e Camillo, Vite parallele, Milano, 2013, p. 1329 ; ID., La tradizione manoscritta delle Vite, in B SCARDIGLI, Plutarco. Aristide Catone, Milano, 2013, p. 16-31. 128 Voir R. FLACELIÈRE, Plutarque, Vies. I, Thésée-Romulus, Lycurgue-Numa, Paris, 1957, p. XXXII, et en dernier lieu PADE, The Reception, p. 57-58. 129 Voir dernièrement MANFREDINI, La tradizione manoscritta delle Vite (cit. n. 127), p. 22, et déjà K. ZIEGLER, Plutarchi Vitae parallelae. Galba et Otho, IV.1, Leipiz, 1935, p. IX. 130 Pour le Canon. gr. 93, voir H. O. COXE, Catalogus codicum manuscriptorum Bibliothecae Bodleianae, III, Oxford, 1854, col. 87. Pour l’Ambr. D 538 inf., voir A. MARTINI & D. BASSI, Catalogus codicum graecorum bibliothecae Ambrosianae, II, Milano, 1906, no 1000, p. 1072-1073 ; TURYN, Dated Greek Manuscripts, I, p. 229-231 (dans le volume II, TH. GANCHOU 429 ne peut absolument être celui d’Anna, pour la simple raison qu’il est écrit sur papier. Il faisait partie du lot des 237 volumes rapportés de Constantinople par Giovanni Aurispa à la fin de 1423, celui placé sous le titre Parallela omnia. Peu après son retour, comme il ressort d’une de ses lettres adressée à Ambrogio Traversari le 27 août 1424, il tentait de le vendre à Vittorino da Feltre, qui se trouvait alors à Mantoue131. Or c’est précisément à Mantoue que le scribe Gèrardos de Patras s’en servit sept ans plus tard pour élaborer sur parchemin le Laur. plut. 69.1, comme on verra. Mais c’est bien à propos des circonstances de sa propre élaboration que ce Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf. présente un intérêt tout particulier pour notre recherche, notamment le lieu où il fut élaboré. Au f. 305v de l’Ambr. D 538 inf., se trouve en effet une note qui signale la fin du travail de copie : le 7 avril 6870 anno mundi, soit en 1362 anno Christi, à Mistra, dans le Péloponnèse, par le célèbre scribe Manouèl Tzykandylès, et cela pour le compte de kyr Dèmètrios Kassandrènos132. L’archonte Dèmètrios Kassandrènos est assez bien connu133. Originaire de Thessalonique, il s’agissait d’un fidèle de Jean VI Kantakouzènos et de sa famille depuis les tous premiers temps de la guerre civile (1341-1354). En 1361, il fit partie semble-t-il de la suite de l’ex-empereur, désormais moine Iôasaph, qui se rendait avec son fils l’empereur Matthaios à Mistra, en Morée, province tenue depuis 1349 par un autre de ses fils, son cadet le despote pl. 184, est reproduit le f. 300v qui concerne précisément la Vita Galba). La connexion entre les deux manuscrits a été établie par K. ZIEGLER, Die Überlieferungsgeschichte der vergleichenden Lebensbeschreibungen Plutarchs, Leipzig, 1907, p. 160-161. 131 Pour les relations de Giovanni Aurispa avec ce manuscrit, et les références, je renvoie simplement à MANFREDINI, Codici plutarchei, p. 1007 et n. 35-36, et p. 1033. On sait que Giovanni Aurispa retourna en Italie en s’embarquant à Constantinople pour Venise avec la suite de l’empereur Jean VIII le 15 novembre 1423. Voir en dernier lieu Th. GANCHOU, Les ultimae voluntates de Manuel et Iôannès Chrysolôras et le séjour de Francesco Filelfo à Constantinople, in Bizantinistica. Rivista di studi bizantini et slavi 7 (2005), p. 195-285, ici p. 208, n. 42. 132 D’après la transcription de TURYN, Dated Greek Manuscripts, I, p. 229 (II, pl. 243b) : Ἐγράφη καὶ ἐτελειώθη ἡ βίβλος ἥδε, κατὰ τὴν Πελοπόννησον· ἐν τῶ κάστρῳ Μιζιτρᾶ· ἐξόδω τὲ καὶ συνδροµῆ καὶ συνεργία, κυρ(οῦ) Δηµητρί(ου) τοῦ Κασανδρηνοῦ· κόπω δὲ καὶ γραφῆ Μανουὴλ τοῦ Τζυκανδύλη· ἐν µηνὶ ἀπριλλίῳ ζη´· ἡµέρα πέµπτη· ἰνδικτιῶνος, πεντεκαιδεκάτης· τοῦ ͵ϛοῦωοῦ ἑβδοµηκοστοῦ ἔτους. 133 Voir la copieuse notice que lui consacre TURYN, Dated Greek Manuscripts, I, p. 229-230. Dans ce manuscrit, deux autres scribes ont également copié sept épigrammes à la gloire de Kassandrènos ainsi qu’à celle d’autres membres de sa famille, rédigés à Mistra en 1362 et publiés par D. BASSI, Sette epigrammi greci inediti, in Rivista di filologia e d’istruzione classica 26 (1898), p. 392-398. R.-J. LOENERTZ a suggéré, suivi en cela par F. TINNEFELD, Demetrios Kydones, Briefe, I.1 (Bibliothek der griechischen Literatur 12), Stuttgart, 1981, no 48, p. 283-286, que Dèmètrios Kassandrènos fut à Mistra, à l’automne 1361, le destinataire d’une lettre de Dèmètrios Kydônès, une hypothèse qui n’a pas été retenue par le PLP 11315. 430 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) Manouèl. Il y mourut à quelque temps de là sous le prénom monastique de Daniel134. Quant au copiste Manouèl Tzykandylès, qui devait lui aussi être de la suite impériale partie en Morée en 1361, son statut particulier de copiste-secrétaire de Jean VI depuis des décennies et son œuvre considérable, aujourd’hui bien étudiée, dispensent de s’y attarder. Tandis que l’ex-empereur et son fils aîné regagnaient Constantinople dès 1362, Tzykandylès demeura auprès du despote Manouèl Kantakouzènos à Mistra, où son activité de scribe peut être retracée jusqu’en 1372135. Sur la quarantaine de manuscrits dans lesquels il est intervenu, le Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf. se distingue nettement par ses dimensions imposantes. Il s’agit en effet d’un codex de grand format (398 × 287 mm), qui comptait à l’origine 557 folios (251 + 306)136. À partir de la décennie qui suivit, les liens politiques, économiques comme culturels s’intensifièrent entre le despotat de Mistra et l’île de Rhodes des Hospitaliers. C’est d’ailleurs dans cette île que, deux ans après la mort de son époux le despote Manouèl, on trouve sa veuve, la « princesse française » Isabelle de Lusignan, en 1382137. L’ex-souveraine de Morée était venue elle-même réclamer des Hospitaliers le remboursement des 9 500 ducats d’or qu’ils lui avaient empruntés quelques années plus tôt ; elle séjourna dans l’île plus de six mois. Or c’est précisément dans ces années 1380 que le grand maître Juan Fernańdez de Heredia, amateur d’histoire ancienne et protecteur des lettres, s’occupait de faire traduire à tour de bras en aragonais des œuvres grecques, latines et françaises. Il commanda notamment à son scribe grec, Dèmètrios Kalodichès de Thessalonique dit « le philosophe », la traduction préalable en grec démotique d’un manuscrit des Vies parallèles, avant de le livrer à un traducteur aragonais. Ces diverses étapes de l’élaboration de la traduction aragonaise sont mentionnées dans la préface des manuscrits qui 134 D. M. NICOL, The Byzantine Family of Kantakouzenos (Cantacuzenus), ca. 11001460, Washington DC, 1968, p. 87-88 et n. 129, p. 118, p. 125. 135 Voir PLP 28129 ; B. MONDRAIN, L’ancien empereur Jean VI Cantacuzène et ses copistes, in A. RIGO (éd.), Gregorio Palamas e oltre. Studi e documenti sulle controversie teologiche del XIV secolo bizantino (Orientalia Venetiana 16), Firenze, 2004, p. 249-297, ici p. 250-264, et, pour un manuscrit de Tzykandylès étroitement associé à la figure de l’ex-empereur, voir C. ALCALAY, Le Parisinus graecus 135 : un hommage à Jean Cantacuzène ? Étude historique d’un livre de Job du XIVe siècle, in Byzantion 78 (2008), p. 404480, en particulier p. 410-416. 136 TURYN, Dated Greek Manuscripts, I, p. 229 ; MONDRAIN, L’ancien empereur (cit. n. 135), p. 257, n. 13. 137 D’après des documents des archives de Malte publiés par D. A. ZAKYTHINOS, Une princesse française à la cour de Mistra au XIVe siècle, Isabelle de Lusignan Cantacuzène, in REG 49 (1936), p. 62-76. Isabelle est formellement attestée dans l’île entre avril et octobre 1382. TH. GANCHOU 431 l’ont conservée. Elle nous apprend en particulier que « la dite chronique était divisée en 48 livres entre empereurs et rois, monarques, princes et illustres barons, conquérants ou valeureux défenseurs de leur patrie, à savoir 24 Romains et 24 Grecs, les plus sages et vertueux qui en leur temps régnaient138. Et ce nombre de 48 Vies pour ce « filon aragonais » est confirmé par ailleurs. Autour de 1393-1394, l’humaniste Coluccio Salutati, qui s’était mis en tête de donner une version latine de ces Vies plutarchiennes aragonaises dont il n’avait vu qu’une partie des rubriques, écrivait de Florence au grand maître Heredia pour lui demander un exemplaire ; il évoque lui aussi 48 Vies139. Certes, les manuscrits conservés de cette traduction aragonaise ne comportent plus que 39 Vies, ce qui signifie qu’une décade s’est perdue, mais leur préface, qui mentionne 48 Vies, est sans ambiguité à ce propos : pour réaliser sa traduction en grec démotique entre 1381 et 1389, Dèmètrios Kalodichès dut se voir confier un manuscrit qui comportait 48 Vies, et il est fort probable que son maître d’œuvre le grand maître Heredia, qui faisait alors rechercher un peu partout en Égée les textes du genre, l’avait obtenu de l’ex-basilissa 138 D’après la transcription et l’édition de M. PADE, The Reception, p. 223 : « Questa e la tavola e sommaria notazione dei libri, rubriche e capitoli della cronica di Plutarco famoso ystorial greco, la qual fu translata di gramatica greca in volgar greco in Rodi per un philosopho greco chiamato Domitricalodiqui, e di greco fu translata in aragonese per un freyer predicatore Vispo di Ludernopoli molto sofficiente cherico in diversi scienze, e grande ystoriale, et experto in diverse lingue, per comandamento del molto reverente in Yesu Christo padre e signore domino Ffray Giovanni Ferrande di heredia, per la gracia di Dio maestro dell’Ordine dello Spedale di San Giovanni di Gerusalem. La qual cronica e divisa in XLVIII libri / tra imperadori e re, monarcha, principi e illustri baroni, conquistatori, o extrenui difensori di lor patria, cio e XXIIII° romani e XXIIII° greci, li piu solenni e virtuosi che in lor tempo signoreggiavano ». La documentation archivistique de Rhodes aujourd’hui déposée à Malte permet de retracer de manière satisfaisante la carrière du scribe thessalonicien Dèmètrios Kalodichès. Ainsi est-il attesté de 1381 à 1389 environ au service du grand maître de Rhodes Heredia, qui lui octroya une scribania. Voir notamment A. LUTTRELL, Colucci Salutati’s letter to Juan Fernańdez de Heredia, in Italia Medioevale e Umanistica 13 (1970), p. 235-243, ici p. 238. 139 Voir Epistolario di Colucci Salutati, éd. F. NOVATI, II, Roma, 1893, Epist. XI, p. 289-302, ici p. 289 : Ceterum scio quod de greco in aragonicum Plutarchum De Hystoria .XXXXVIII. ducum et virorum illustrium interpretari feceris, habeo quidem rubricarum maximam partem. Cupio, si fieri potest, hunc librum videre, forte quidem transferam in Latinum. Pour la date, discutée, de cette lettre maintes fois citée, voir les arguments de M. PADE, Translations of Plutarch in the Fourteenth and Fifteenth Centuries, in P. ANDERSEN (éd.), Pratique de traduction au Moyen Age, Copenhagen, 2004, p. 52-64, ici, p. 61, n. 25, et PADE, The Reception, p. 80, n. 216. Sur Coluccio et la version aragonaise des Vies, voir récemment G. TANTURLI, in T. DE ROBERTIS, G. TANTURLI & ST. ZAMPONI (éd.), Coluccio Salutati e l’invenzione dell’ Umanesimo. Catalogo della mostra (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, 2 novembre 2008-30 gennaio 2009), Firenze, 2008, p. 80-84, et S. GENTILE, D. SPERANZI, Coluccio Salutati e Manuele Crisolora, in C. BIANCA (éd.), Coluccio Salutati e l’invenzione dell’Umanesimo, Roma, 2010, p. 3-40, ici p. 7. 432 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) de Morée Isabelle de Lusignan, avec laquelle il entretenait on l’a vu des liens personnels140. À une date antérieure à 1397, le Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf. quitta la Morée pour Constantinople. C’est en effet entre le 7 mai 1397 et le 3 octobre 1398 que le prêtre et taboularios Andréas Leantènos141 en réalisa une copie, cette fois sur parchemin, le Laur. Conv. soppr. 169 + Laur. plut. 69.3, un manuscrit lui aussi actuellement démembré et de dimensions relativement importantes (335 × 227 mm), à l’origine de 586 folios (335 + 251)142. Sa trajectoire, aujourd’hui plus précisément connue, exclut cependant qu’il puisse s’agir du Plutarque d’Anna. En effet il arriva très tôt en Italie. Antonio Rollo a notamment reconnu la main de Guarino Veronese dans de nombreuses notes marginales143. Guarino l’aurait-il apporté lui-même à l’issue de son séjour constantinopolitain (1405-1408) ? Le fait sûr est qu’il passa ensuite à Antonio Corbinelli († 1425), qui par testament laissa en usufruit ses manuscrits à Jacopo Corbizzi et disposa qu’après la mort de ce dernier, ils rejoindraient 140 Ne connaissant manifestement pas ce « filon aragonais » – aucune de ses publications précitées n’en fait mention – Mario Manfredini n’a pu s’interroger à ce propos. Mais le chapitre consacré à ces « Aragonese lives » par PADE, The Reception, p. 84-87, ne propose pas plus de lien avec le Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf. copié à Mistra par Tzykandélès vingt ans plus tôt. 141 Sur le scribe Andréas Leantènos, peu connu, voir PLP 14625 ; RGK II, 23 ; III, 25, et la longue notice que lui consacre TURYN, Dated Greek Manuscripts, I, p. 261-262. Pour d’autres manuscrits copiés par lui, voir en dernier lieu D. SPERANZI, E laesa urbe. Tre manoscritti del copista dell’Urb. gr. 88, in Accademia Raffaello. Atti e studi 10 (2011), p. 51-68, ici p. 61, n. 36. Si aucun des manuscrits qu’il copia ne comporte la mention du lieu de son travail de copie, des indices convergents – qu’il n’est pas question de présenter ici – orientent nettement vers Constantinople, comme généralement admis. 142 Pour le Laur. Conv. soppr. 169, voir E. ROSTAGNO & N. FESTA, Indice dei Codici Greci Laurenziani non compresi nel catalogo del Bandini. I, Conventi soppressi, in Studi italiani di filologia classica 1 (1893), p. 131-176, ici p. 165-166, n° 169, et MANFREDINI, La tradizione manoscritta della Vita Solonis, p. 952. Pour le Laur. plut. 69.3, voir A. M. BANDINI, Catalogus codicum manuscriptorum Bibliothecae Mediceane Laurentianae…, II, Firenze, 1775, col. 623-624 : « Plutarchi Vitas XLVIII. Exarasset […] in tria divisit, quorum primum Vitas XVIII. alterum XI. tertium XIX. continebat » ; TURYN, Dated Greek Manuscripts, I, p. 261-263. Pour les deux réunis, voir ZIEGLER, Die Überlieferungsgeschichte (cit. n. 130), p. 10-11. 143 Voir A. ROLLO, Sulle tracce di Antonio Corbinelli, in Studi medievali e umanistici 2 (2004), p. 25-95, ici p. 57-58, n. 3. La découverte de ces notes a ruiné l’hypothèse de MANFREDINI, Codici plutarchei, p. 1006, p. 1008-1011 – devenue peu à peu certitude au fil de ses nombreuses publications –, selon laquelle ce manuscrit aurait été fourni à Florence à Coluccio Salutati par Jacopo Angeli da Scarperia. En complétant les notes portées par le scribe Andréas Leantènos éditées par TURYN, Dated Greek Manuscripts, I, p. 261, Antonio Rollo a également corrigé les dates erronées fournies par Manfredini quant à son élaboration (« tra il 7 maggio 1398 e il 10 ottobre 1398 », reprises dans PADE, The Reception, p. 22, n. 21), et a restitué celles du 7 mai 1397 au 3 octobre 1398. TH. GANCHOU 433 la Badia florentine, ce qui advint à partir de 1439 au moins144. À partir de cette date le Laur. Conv. soppr. 169 ne bougea plus de la Badia, à l’exception seulement de quelques prêts exceptionnels, tel celui qui fut consenti début 1456 au cardinal Bessarion, qui désirait le donner à copier à son scribe du moment, Iôannès Rhôsos145. Mais avant de gagner l’Italie avec Giovanni Aurispa à la fin de 1423, le Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf. de papier servit encore à Constantinople à copier un autre manuscrit de parchemin, le Vat. Urb. gr. 96146. Il fut commandé par Iôannès Chrysolôras, neveu du célèbre Manouèl, au moine Stéphanos (futur métropolite de Médéia) et à un autre scribe, pour lors non identifié. Et leur travail de copie fut terminé le 3 janvier 1416147. Mais 144 R. BLUM, La biblioteca della Badia Fiorentina e i codici di Antonio Corbinelli (ST 155), Città del Vaticano, 1941 ; ROLLO, Sulle tracce di Antonio Corbinelli (cit. n. 143), p. 62, n. 2. Les circonstances du démembrement du manuscrit restent cependant obscures. Il est clair, grâce aux notes concernant son élaboration portées directement par Leantènos (cf. note précédente), que ce dernier le réalisa d’un seul bloc. Mais il se peut que le manuscrit n’ait pas été relié sur place et soit arrivé sous forme de cahiers séparés en Italie, où seulement alors il fut décidé de le relier, mais en deux tomes. La reliure du Laur. plut. 69.3, à chaîne du 16e siècle, ne permet pas d’en savoir plus. En revanche le Conv. soppr. 169 a conservé sa reliure « alla greca » de la première moitié du 15e siècle, et semble de facture florentine, comme m’en a assuré David Speranzi qui m’a fait l’amitié de contrôler sur place. La longue notice consacrée au Laur. plut. 69.3 par TURYN, Dated Greek Manuscripts, I, p. 261-263, se focalise sur les autres manuscrits copiés par Andréas Leantènos et « oublie » de renseigner sur la date de son entrée à la Laurentienne. Mais il n’est pas douteux que son histoire ait été florentine dès la première moitié du 15e siècle. 145 Il en sortit le Marc. gr. 384, fini de copier à Rome le 10 octobre 1456. Voir en dernier lieu ROLLO, Sulle tracce di Antonio Corbinelli (cit. n. 143), p. 79, n. 3. L’intérêt de Bessarion pour les Vies parallèles ne se démentit pas par la suite. Le 17 juillet 1459, alors qu’il se trouvait au congrès de Mantoue – où il devait « prendre livraison » de Iakôbos Notaras quatre mois plus tard – il demandait au marquis d’Este le prêt de son manuscrit personnel des Vies, ce qui lui fut gracieusement accordé. Voir R. SIGNORINI, Alloggi di sedici cardinali presenti alla Dieta, in A. CALZONA, F. P. FIORE, A. TENENTI, C. VASOLI (éd.), Il sogno di Pio II e il viaggio da Roma a Mantova (Ingenium 5), Firenze, 2005, p. 355, n. 107 : Carissime noster, respondendo a la tua littera siamo contenti de bonissima voglia prestare al reverendissimo monsignore Niceno le Vite de Plutarcho, e cussì scrivemo a Perino de Gadio che te li dia. 146 Le contenu de ce manuscrit est incorrectement donné dans MANFREDINI, La tradizione manoscritta della Vita Solonis, p. 959-960, qui mentionne le nombre de Vies suivant (p. 960) : « I (1,2,3,4,5,6,7,8,9) ; II (1,2,3,4,5,6,7) ; III (1,2,3,4,5,6,7) », soit (9 × 2) + (7 × 2) + (7 × 2) = 46. Ce qui rend d’autant plus perplexe que dans MANFREDINI, Codici plutarchei, p. 1007 et d’autres publications du même auteur, la filiation de ce manuscrit avec le Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf. est bien soulignée. La consultation du catalogue de C. STORNAJOLO, Codices Urbanites Graeci Bibliothecae Vaticanae, Roma, 1895, p. 147-149, n° 96, montre heureusement sans équivoque que les Vies y sont bien au nombre de 48, car elles s’y trouvent soigneusement énumérées, et se terminent (p. 149) par : « Fol. 534v Γάλβας. Fol. 542 Ὄθων. » 147 Voir A. CATALDI PALAU, I colleghi di Giorgio Baiophoros : Stefano di Medea, Giorgio Crisococca, Leon Atrapes, in B. ATSALOS, N. TSIRONIS, Actes du VIe Colloque International de Paléographie Grecque (Drama, 21-27 sept. 2003), I, Athèna, 2008, p. 191-224 ; 434 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) s’il est lui aussi de dimensions importantes (368 × 248 mm), comptant 547 folios, la trajectoire de ce manuscrit-là exclut également qu’il s’agisse du nôtre. En effet, le 23 août 1422 à Constantinople, Iôannès Chrysolôras le légua sur son lit de mort à son vieil ami Palla Strozzi, en souvenir des années passées ensemble à Florence, chargeant plus précisément son élève Francesco Filelfo – qui rédigeait le testament de son maître – de le lui remettre, en sa qualité de fidéicommissaire. Filelfo fit son devoir et le remit personnellement entre les mains de son destinataire quelque part entre 1427 – date de son retour en Italie – et 1430148. Après la mort de Palla Strozzi, survenue en 1462, le manuscrit ne passa pas, comme le reste de sa bibliothèque, au monastère Santa Giustina de Padoue, mais il fut vendu en 1477 par l’un de ses héritiers à Federico di Montefeltro, prince d’Urbino, dont la bibliothèque finit par être transférée au Vatican en 1657149. On a dit que moins d’un an après son retour en Italie, dès août 1424 Giovanni Aurispa tentait de vendre à Vittorino da Feltre, qui se trouvait alors à Mantoue, le Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf. Ou bien l’affaire se fit entre les deux hommes, ou bien Vittorino se le fit prêter, car c’est à Mantoue que ce manuscrit de papier servit une fois de plus à l’élaboration d’un autre manuscrit de parchemin, le Laur. plut. 69.1, fini de copier sur place le 2 mars 1431. Le scribe en était un certain Gèrardos de Patras, à qui l’on doit d’autres manuscrits liés au milieu mantouan, et qui, semblet-il, vivait à la Giocosa (ou Ca’ Zoiosa), où Vittorino tenait son école150. G. DE GREGORIO, L’Erodoto di Palla Strozzi (cod. Vat. Urb. gr. 88), Bolletino dei Classici, s. III, 23 (2002), p. 31-130, ici p. 34, n. 9 ; SPERANZI, E laesa urbe (cit. n. 141), p. 60, n. 30. 148 Dans une célèbre lettre du 12 février 1430, Filelfo rappelait toute l’affaire à Strozzi lui-même : Quod autem dicas mea opera factum esse ut τὰ Πλουτάρχον Παράλληλα ex Constantinopoli ad te ierint, etsi verum narras, id tamen est pro iusticia a me factum. Socer enim meus Chrysoloras, cum e vivis excederet, testamento mandavit, ut ea omnino pro vetere tua secum familiaritate atque amicicia quo tempore Florentiae fuerat, ad te mitterentur. Voir CALDERINI, Ricerche (cit. n. 97), p. 204-424, ici p. 364, n. 5. Voir aussi N. ZORZI, I Crisolora: personaggi e libri, in R. MAISANO & A. ROLLO (éd.), Manuele Crisolora e il ritorno del greco in Occidente, Napoli, 2002, p. 87-133, ici p. 128 et n. 176, et D. BIANCONI, « Haec tracta sunt ex Dionysio Alicarnasseo ». Francesco Filelfo e il Vaticano Urb. gr. 105, in Medioevo Greco 4 (2004), p. 31-63, ici p. 52. Pour Filelfo rédacteur du testament de Iôannès Chrysolôras en qualité de notaire-chancelier du baile des Vénitiens, son rôle de fidéicommissaire ainsi que la date de ce testament, voir GANCHOU, Les ultimae voluntates de Manuel et Iôannès Chrysolôras (cit. n. 131), p. 204 et n. 31, p. 221, p. 247. Il débarqua à Venise le 10 octobre 1427, après un séjour d’un peu moins de sept années à Constantinople. 149 DE GREGORIO, L’Erodoto di Palla Strozzi (cit. n. 147), p. 117. 150 Voir maintenant la notice très complète que lui a consacré S. GENTILE, in G. CAVALLO (éd.), I luoghi della memoria scritta. Manoscritti, incunaboli, libri a stampa di Biblioteche Statali Italiane, Roma, 1994, no 49, p. 170-172, où il s’est efforcé de séparer le bon grain de l’ivraie dans les hypothèses exprimées à son propos par MANFREDINI, Codici plutarchei, p. 1007-1008, 1033, 1035-1036. Notons à cet égard que, comme pour le Vat. Urb. gr. 96, TH. GANCHOU 435 De grandes dimensions lui aussi (385 × 285 mm, pour 420 folios), superbement orné, son histoire ultérieure oblige toutefois à l’éliminer lui aussi de la liste des postulants à la candidature du Plutarque d’Anna Notara. Non seulement il est peu vraisemblable qu’il ait pu quitter Mantoue pour rejoindre la Morée entre 1431 et 1460, mais Sebastiano Gentile a reconnu, dans un blason gratté qui figure trois fois dans le manuscrit, les armes de Francesco Filelfo151. En prouvant sans aucun doute l’appartenance filelfienne de ce manuscrit, cette découverte a permis d’écarter l’hypothèse de Mario Manfredini152, qui avait voulu voir « senza alcun dubbio » dans le Vat. Pal. gr. 2 le manuscrit des Vies parallèles dont, dans une célèbre lettre du 5 septembre 1472 Filelfo vantait la beauté à Laurent le Magnifique : il s’agissait manifestement de celui-là153. Or, après la mort de Filelfo, survenue à Milan en 1481, il rejoignit à Florence, avec ses autres manuscrits, la Laurentienne : en 1482, il s’y trouvait déjà154. Au terme de l’enquête, le résultat se révèle décevant. Encore repérable à Venise dans la bibliothèque du médecin Alessandro Benedetto autour d’août 1490, le manuscrit des Vies parallèles d’Anna Notara s’est manifestement perdu ensuite, sans doute victime d’un incendie, à moins qu’il ne se cache encore dans quelque bibliothèque privée155. Trois MANFREDINI, La tradizione manoscritta della Vita Solonis, p. 951-952, se trompe sur le nombre des Vies contenues dans le Laur. plut. 69.1, ne lui en accordant que 46. L’erreur – qu’aurait dû éviter la consultation de BANDINI, Catalogus (cit. n. 142), II, col. 619-624, ici col. 619 : « continet hic optimae notae codex Plutarchi Chaeronensis Vitas Parallelas XLVIII. in tres libros divisas, quorum prior XVIII. alter XIV. tertius XVI. continet » – est toutefois rectifiée dans MANFREDINI, L’Aldina dei Moralia (cit. n. 128), p. 17 : « Plut. 69.1 Vitae I 1-9, II 1-7, III 1-7 + Galba + Otho ». Voir la souscription du f. 419r dans BANDINI, col. 624: Ἐγράφη καὶ ἐτελειώθη ἡ βίβλος ἤδε κατὰ τὴν Ἰταλίαν ἐν τῇ πόλει Μάντουα κατὰ µηνὸς µαΐου δευτέρης, ἡµέρᾳ τετάρτῃ, ἰνδικτιῶνος ὀγδόης τοῦ | ͵ϛϡλθ´ ἔτους, κατὰ δὲ τῆς ἐνσάρκου οἰκονοµίας τοῦ Χριστοῦ ͵αυκθ´. Ταῖν χεροῖν Γηράρδου ἐκ Πατρῶν Παλαιῶν. Sur Gèrardos de Patras, voir PLP 4142, et dernièrement D. SPERANZI, Codici greci appartenuti a Francesco Filelfo nella biblioteca di Ianos Laskaris, in Segno e testo 3 (2005), p. 467-494, ici p. 473, n. 20, p. 474, n. 22, p. 475, n. 27, et p. 476. 151 GENTILE, in CAVALLO (ed.), I luoghi della memoria scritta (cit. n.150), no 49, p. 170. 152 MANFREDINI, Codici plutarchei, p. 1036-1037. Cette identification erronée a été adoptée par PADE, The Reception, p. 328-329. 153 GENTILE, in CAVALLO (ed.), I luoghi della memoria scritta (cit. n. 150), no 49, p. 170. L’extrait de la lettre de Filelfo est donné supra, n. 97. 154 En témoigne le registre de la Laurentienne où est noté, à la date du 1er août 1482, que, à « A M. Agnolo da Monte Pulciano [sc. Le Politien] si prestò a’ dì primo di agosto detto, Plutarcho in membrana, in colonne, coperto di rosso, de’ libri del Filelfo, greco » : ibidem, p. 170 ; SPERANZI, La biblioteca dei Medici (cit. n. 112), p. 246. L’identification avec le Laur. plut. 69.1 paraît d’autant plus certaine que David Speranzi me signale qu’il y a également reconnu au moins deux annotations marginales du Politien. 155 Le fait qu’en août 1490, vu chez Alessandro Benedetti et non à la Ca’ Notara, le manuscrit soit désigné comme le Πλούταρχος τοῦ Νοταρᾶ impose deux hypothèses, qui 436 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) manuscrits seulement (le Laur. Conv. soppr. 169 + Laur. plut. 69.3, le Vat. Urb. gr. 96 et le Laur. plut. 69.1) remplissaient les conditions nécessaires pour pouvoir concourir à l’identification : à savoir être écrit sur parchemin, d’une belle écriture, avoir de grandes dimensions et surtout, contenir 48 Vies. Mais leur trajectoire exclut absolument que l’un d’eux puisse être identifié avec celui d’Anna, qui fut apporté en Italie depuis la Morée par le despote en fuite Thômas Palaiologos en 1460. Reste que ces trois manuscrits sont tous des apographes d’un seul et même manuscrit de papier, le Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf. qui fut terminé de copier à Mistra, donc en Morée, en 1362. Pour l’élaborer, son scribe Manouèl Tzykandélès se servit du Paris. gr. 1672156, un manuscrit de parchemin de dimensions impressionnantes157 qu’il avait lui-même contribué à confectionner peu de temps avant dans la capitale byzantine, et pris avec lui avant son départ en Morée. Ce manuscrit contenait l’entier corpus des Vies en vigueur à l’époque, soit 46 Vies, ainsi que les Moralia. Tzykandélès s’en servit comme modèle pour les 46 Vies et il semble bien qu’il ait été à l’origine d’un choix éditorial surprenant, destiné à faire florès : ajouter pour la première fois à ces 46 Vies celles de Galba et Otho, qu’il trouvait dans les Moralia. Quoi qu’il en soit de cette question importante – puisqu’elle reviendrait à accorder ou non à Manouèl Tzykandélès un statut supérieur à celui de simple copiste158 –, il est certain que le manuscrit d’Anna venu de Morée remontait à la même tradition textuelle que ce Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf., précisément d’ailleurs ne s’excluent pas l’une l’autre. Ou bien Benedetti, qui en savait l’origine par Gabrièlopoulos, s’était confié à ce propos à Laskaris, ou bien figurait en bonne place dans le manuscrit, de préférence sur la page de garde, une note de possession concernant Anna. Si le manuscrit n’a pas été détruit, cette note probable devrait permettre en dernier lieu de l’identifier, à condition bien sûr que le folio qui la portait n’ait pas été ôté. 156 MANFREDINI, Codici plutarchei, p. 1040 ; MANFREDINI, La tradizione manoscritta della Vita Solonis, p. 954. Voir surtout ID., Un famoso codice di Plutarco: il Paris. gr. 1672, in Studi classici e orientali 39 (1989), p. 127-131. 157 Voir MONDRAIN, L’ancien empereur (cit. n. 135), p. 258, n. 15 : « …manuscrit de Plutarque particulièrement imposant dans ses trois dimensions et donc par son poids (il est effectivement constitué de 944 folios de parchemin, et a de plus une reliure aux ais de bois très épais) est particulier : le format des folios rendait nécessaire la copie sur 2 colonnes pour la lisibilité du texte et la contribution de Tzycandylès est d’ailleurs réduite puisqu’ elle ne représente guère plus de 60 folios dans cet ensemble ». Il est qualifié de « codice greco più voluminoso del Fonds grec della Bibliothèque Nationale de France […] per Plutarco » par SPERANZI, La biblioteca dei Medici (cit. n. 112), p. 225, n. 26. Le Paris. gr. 1672 a été écrit à quatre mains, une desquelles a été identifiée avec celle d’un collaborateur étroit de Nikèphoros Grègoras, la troisième main étant celle de Manouèl Tzykandylès. 158 MANFREDINI, Un famoso codice di Plutarco (cit. n. 156), p. 131, s’y est manifestement refusé. Pour lui, Tzykandélès aurait seulement utilisé le « Paris. Gr. 1672 come modello per Vitae I e III, ma non per Vitae II e Galba-Otho, che derivano da altri esemplari, non identificabili con nessuno dei codici a noi pervenuti ». TH. GANCHOU 437 confectionné en Morée. Et cette origine géographique commune n’est certainement pas le fait du hasard. Le Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf. fut écrit sur papier, en 1362, pour un dignitaire du despote de Morée Manouèl Kantakouzènos, Dèmètrios Kassandrènos. Or il est très probable que le manuscrit d’Anna ait été transcrit dans le même temps et dans le même milieu : le choix éditorial d’associer les Vies de Galba et Otho en serait un bon indice. On a vu aussi que, préalable à la traduction aragonaise des Vies, à Rhodes vingt ans plus tard était apprêtée une version en grec démotique à partir d’un manuscrit grec qui contenait 48 Vies, ce qui orienterait nettement vers une origine moréote dudit manuscrit, sinon vers un manuscrit directement prêté par la veuve du despote Manouèl, Isabelle de Lusignan, qui séjournait alors dans la grande île du Dodécanèse. À Mistra Manouèl Tzykandélès avait bien entendu copié des manuscrits pour le despote Manouèl, ainsi un Thucydide, qu’il acheva pour lui le 4 septembre 1372, l’actuel Vat. gr. 127159. N’aurait-il pas pu réaliser pour ce même despote Manouèl, sur carta bona, ie. sur parchemin, un manuscrit jumeau du Canon. gr. 93 + Ambr. D 538 inf., un manuscrit qui resta dans la bibliothèque de Mistra jusqu’à ce qu’un autre despote de Morée, Thômas Palaiologos, l’emportât avec lui en Italie en 1460 ? 159 Voir en dernier lieu MONDRAIN, L’ancien empereur (cit. n. 135), p. 257. 438 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) DOCUMENT 1 Venise, 8 mai 1490 ASV, Giudici di Petizion, Sentenze a giustizia, reg. 187, ff. 96v-97r. Die 8 mensis maii Super causa vertente inter dominam Annam Notara, filiam olim quondam magnifici domini Luce olim ducis Grecorum, ex una petentem, et dominam Isabetham, relictam quondam domini Iacobi Notara, ex alia, absentem. Dicta actrix sit allegando dicebat ut infra, videlicet : « Al dignissimo tribunal vestro, magnifici signori iudexi de Petizion, domando io, Anna Notara, fia del quondam magnifico miser Lucha olim gran ducha di Greci, a madona Isabeta, relicta del quondam miser Iacomo Notara mio fradelo. Cum sit che, vivendo el dicto quondam mio fradelo, habitase con mi de compagna in una instessa caxa insieme con la dita madona Isabeta, laqual, havendome sotrato (1) varie e diverse cosse per grossissima valuta, mi sotrasese etiam de caxa uno mio Plutarcho scripto in grecho a pena (2) in carta menbrana che io comprai dal signor Thoma, dispoti de la Morea, in questa terra, ch’è hopere de gran volume del mazor auctor de la Grecia, nel qual sono descrite partichularmente le vite de i omeni (3) illustri e famosi de Greci come de Latini et altre nazioni, ita ch’el se puol aprexiar, per esser scripto a pena (2) in grecho et letera mirabelissima, a precio de ogni preciosa zoia, per non podersi atrovar el simele. Et ideo, havendolo charissimo et in gran precio per piliarne qualche conforto de mei affani e fortuna legendolo, havendome la dita madona Isabeta de si degnissima (4) opera privada, et quela tenendo et posendendo, come da puochi iorni in qua soy sta zertifichada, deliberando io de reaverlo, m’è de necesita ricorer a le Signorie Vostre e dimandar che per quelle sia fato uno comandamento a la dita madona Isabeta, che, fia quel piui breve termene che parera a le Signorie Vostre, la me debia haver dado e consignado el dito mio Plutarcho in quel grado et esser et condizion l’era quando lei iebe et sotrasse de caxa mia. Aliter, non el fazendo, rimagnia sententiata per parte de mio danno in ducati 51, et in le spexe de la causa, offerendomi (5) de provar et iustificar quanto sara de bixogno per favor de le mie raxon, reservandome raxon de azonzer e sminuir et omnibus aliis reservandis quomodocumque et qualitercumque ». Ad quequidam nulus pro dicta rea comparuit contradicendo. [f. 97r] Unde prefati domini iudices Petitionum, videlicet dominus Franciscus Gradenico, Andreas Fusculo et Marcus Rimundo, vissa suprascripta peticione et quicquid dicere et allegare voluit, enteque dicta 439 TH. GANCHOU rea in precepto (6) pro hodie et hora presenti stridata et minime per se vel alium comparenda, consideratis considerandis, primo dato sacramento ser Nicolao (7) Vlasto, uti comisso dicte actricis, ut de commissione in curia patet, eoque iurante verum esse et habere debere prout superius patet, per sententiam laudum et arbitrium per iudices et eorum officium sentenciando, dixerunt et sententiaverunt dictam ream licet absentem, quatenus an modo ad dies octo inmediate sequentes debeat dedisse et consignasse eidem actrici dictum Plutarcum, in eo gradu, esse et condicione prout erat quando eum habuit et (8) subtrassit de domo ipsius ; aliter, elapso termino et minime facienda, sententiata remaneat eidem actrici in quantum sunt dicti ducati quinquaginta unus pro parte damni et occasione premissa, condenantes ipsam ream in expensis que sunt, dantes dicte actrici ad intromitendum omnia bona dicte ree ubicumque poterunt quomodolibet repperiri et eius personam ad carceres, usque integram satisfactionem omnium premissorum, salvis iuribus dicte actricis quovismodo, absentia dicti (9) ree (10) nequaque obstante. Iuratus etc. Testes qui supra et alii (11). 1490, die 14 maii De mandato dominorum iudicum, quod non extraktur contrascriptam sententiam dummodo aliud non habemus mandatum ab ipsis dominis iudicibus. Die 22 dicto. Levata suprascripta suspensio per dominos iudices (12). (1) havendome sotrato, attachés, les deux mots sont séparés par une barre verti- cale, avec tache d’encre sur le e final de havendome. – – (3) (4) degnissima, suscrit en place de belissima, cancellé. – offerendomi, tache d’encre sur domi. – écriture. – – a pena, écrit apena. partichularmente — Greci, écrit partichular mente levite de jomeni illustri efamosi degreci. – (10) (2) (7) Suit, cancellé, s. – ree, corrigé sur rei. – (11) (8) (6) (5) precepto, écrit sur une précédente Suit, cancellé, subs. – (9) dicti, sic pour dicte. Iuratus etc. et Testes qui supra et alii sont séparés par la date de l’acte suivant concernant une autre affaire : Die 7 iunii. – (12) 1490, die 14 maii – dominos iudices, ajouté en marge gauche du premier folio sur 9 lignes. 440 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) DOCUMENT 2 Venise, 15 septembre 1490 ASV, Giudici di Petizion, Capitoli pubblicati, giuramento e altro etc., b. 13, ff. 96v-97r. Die 15mo mensis septembris Pro domina Anna Notara (1) Dominus magister Georgius Cavierloculo (2), miles et medicus de la Morea, testis productus, interrogatus et (3) examinatus super ultimo capitulo producto per dominam Annam Notara, in causa quam habet cum domina Isabeta Natara, sic incipiente, videlicet, Chome madona Isabeta predicta tolsso el dicto Pultarcho de caxa de la dita madona Anna, et quelo se atrova fin al presente. Qui, suo sacramento tantum scire dixit, per interpetrationem factam per virum nobilem ser Marinum Sacredo, videlicet qui respondit non saver chomo (4) la dita madona Isabeta habia habuto el dicto libro Pultracho ne per che via (5), ma solum (6) essa madona Isabeta dixe al dito testimonio che el dicto libro era de suo madrido et che essa madona Isabeta inpegno el dicto libro al presente testimonio per dexe ducati, et che dapoi essa madona Isabeta ha dato altri segni, zoe pegni, al dito testimonio, et esso testimonio ha inprestato a essa madona Isabeta altri danari, i quali sono stadi inprestadi si sopra el ditto libro, chome sopra (7) gli altri pegni, per suma de ducati 200 et piui, et che esso testimonio ha inpegnado el dicto libro ad altre persone pro suo bexogni. [f. 97] Item, interrogatus super interrogatoriis partis adverse, videlicet se mai lui ha visto tuor el Pultrarcho ne altro libro etc., respondit non, neque scit de tempore aliquo, etc. Et nunquam ipsum testem vidisse predictas dominas insimul, neque in domo neque extra domum. Interrogatus super (8) generalibus, respondit ipsum testem fore creditorem prefate domine Isabete ut supra dixit, de domina Ana (9) non esse creditorem neque debitorem (10). Item interrogatus (11) se ser Zorzi Vrana (12) è tuto familiar de essa madona Anna etc., qui (13) respondit sic, et (14) che esso ser Zorzi (15) è tuto familiar e de casa de essa madona (16) Anna et è suo amicissimo, et per lei è venuto piui fiade in palazo (17), et che sempre le sta testimonio contra d’essa madona Isabeta et in favor de essa madona Anna, chome l’a posuto comprehender. Et aliud dixit nescire. In causa predicta. 441 TH. GANCHOU Die 12 mensis septembris Ser Demetrius Asani da Constantinopoli, testis productus, iuratus et examinatus ad instantiam domine Anne Natara, in causa quem habet cum domina Isabeta, et precipue super duobus per ipsam (20) (18) capitulis dominam Annam. Et primo, super primo (21) (19) productis , necnon exami- natus per virum nobilem ser Petrum Masolin, interpetrem ipsius testis, qui, suo sacramento scire tantum dixit, videlicet, (22) super primo capitulo sic incipiente, Chome la dicta madona Anna compro el dicto Plutarcho scritto in grecho in carta bona del signor Thoma dispoti (23) de la Morea, qui respondit suo sacramento esser la verita chomo essa madona Anna compro el dicto Plutarcho dal dicto signor Thoma despoti da la Morea per 25 ducati. Item super 2° et ultimo, videlicet Chome madona Isabeta predicta tolsse el dicto Plutarcho de caxa de la dicta madona [f. 97v] Anna, et quello se atrova fin al presente, qui respondit che, quando morite miser Iacomo Natara (24) fradelo (25) de madona Anna et marido de Isabeta, essa madona Isabeta (26) tolsse tute le robe de esso miser Iacomo suo marido, in le qual era el dicto libro Plutrarcho, ma non sa se el dicto libro trove al presente in (28) essa madona Isabeta o no (29) , ma ben (30) (27) se sa de zerto che, dapoi la morta del dicto miser Iacomo suo marido, se trovava el dicto libro in man de la dita madona Insabeta. Item interrogatus super interrogatoriis partis adverse de tempore, videlicet anno et mense, qui respondit che (31) dapoi la prexa de Constantinopoli circa anni 6, hover 8, vete che essa madona Anna compro dal predicto miser Thomaxo despoti de la Morea el dicto libro (32) per i dicti ducati 25. De mense et anno dixit non recordari. Item super secundo, se ser Zorzi Vrana è tuto familiar da essa madona Anna, qui respondit esser vero che esso ser Zorzi era (33) amicho de madona Anna (34), per esser de una patria, et che qualche fiate esso ser Zorzi esser venuto in palazo per essa madona Anna, ma non sa ch’el (35) sia venuto contra madona Isabeta. Interrogatus super interrogatoriis quelibet ratione, respondit, et aliud dixit nescire. (1) Pro domina Anna Notara, en marge gauche, sur 3 lignes. – erreur de lecture du scribe pour Gavrilopulo. – en place de dove, cancellé. – (5) (3) et, répété. – (4) (2) Cavriloculo, chomo, suscrit ne per che via, ajouté en marge gauche avec un signe de renvoi en forme de croix. Entre che et via, un pro cancellé. – (6) solum, suscrit avec un signe de renvoi sous forme de point suivi d’une barre verticale. – (7) sopra, suscrit. – (8) Suit, cancellé, interrogatoriis partis ad. – (9) Suit, cancellé, scilicet. – (10) Suit, cancellé, et aliud dixit nescire. – (11) Suit, cancellé, scilicet. – (12) Suit, cancellé, ip. – (13) Suit, ass, cancellé. – (14) Suit per, ou pro, cancellé. – (15) 442 LES TRIBULATIONS VÉNITIENNES DE LA CA’ NOTARA (1460/1490) Suit, cancellé, et. – – (18) (16) madona, suscrit et écrit ma. – (17) Suit, cancellé, per lei. Suit, cancellé, j. – été omis. – (20) (19) capitulis, écrit capulis, le signe d’abréviation ayant Suit, cancellé, ma. – cancellé, esser la verita cho. – (23) (21) Suit, cancellé, sic incipiente. – Suit, cancellé, despoti. – (24) (22) Suit, Suit, cancellé, madona da madona Isabeta e marido. En marge gauche, également cancellé, fradelo d. – (25) fradelo, ajouté en marge gauche. – de Anna, cancellé. – (27) libro, suscrit. – (28) (26) Isabeta, suscrit en place Suit, cancellé, de. – (29) o no, suscrit et écrit ono avec une barre verticale après le premier o. – dapoi. – (31) Suit, cancellé, l’è piui de anni 30 che. – cancellé, suo. – (34) (32) (30) Suit, cancellé, libro, suscrit. – (33) Suit, de madona Anna, ajouté en marge gauche. – (35) ch’el, écrit chelo, le o final étant cancellé. Nota bene Alors que la présente étude, envoyée aux éditeurs en mars 2015, était sous presse, une étude concurrente due à Edoardo Giuffrida (avec la collaboration de son épouse, l’universitaire canadienne Paula Clarke) portant elle aussi sur les relations entre Anna, Iakôbos et Zampéta Notaras à Venise vient de paraître dans la revue Thesaurismata, n° 44, toutefois sous l’année 2014. L’auteur y fait allusion à notre travail en cours (n. 10) dont il était en effet parfaitement informé (en dernier lieu par un mail du 16 juillet 2014), un travail dont les résultats avaient par ailleurs été présentés lors d’une conférence donnée à Venise le 28 mai 2014 au Palazzo Mocenigo, à l’occasion d’une exposition de documents (parmi lesquels le testament d’Anna Notara) organisée par les archives d’État de cette ville et illustrant « I meriti delle donne ». Le lecteur pourra s’étonner que M. Giuffrida ait pu réunir aussi efficacement la documentation archivistique citée dans notre étude, y ajoutant même trois documents, certes périphériques, inconnus de nous (ceux cités dans son étude n. 29, 76 et 129), quand celle-ci nous a demandé des années de patiente recherche dans les fonds vénitiens, à l’occasion de séjours de quelques semaines par an. Il est toutefois une information que le lecteur doit connaître : Edoardo Giuffrida est archiviste aux archives d’État de Venise.