La dîme
dans l’Europe médiévale
et moderne
R. Viader / Ed.
PRESSES UNIVERSITAIRES DU MIRAIL
Imprimé en France.
La dîme
dans l’Europe médiévale
et moderne
DISPONIBLES DANS LA COLLECTION FLARAN
Les luttes anti-seigneuriales dans l’Europe médiévale et moderne
Ghislain Brunel et Serge Brunet (éd.)
Prés et pâtures en Europe occidentale
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Transhumance et estivage en Occident des origines
aux enjeux actuels
Pierre-Yves Laffont (éd.)
Les Élites rurales dans l’Europe médiévale et moderne
François Menant et Jean-Pierre Jessenne (éd.)
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Les forêts d’Occident du Moyen Âge à nos jours
Andrée Corvol (éd.)
L’outillage agricole médiéval et moderne et son histoire
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Les villageois face à la guerre (XIVe-XVIIIe siècles)
Christian Desplat (éd.)
Endettement paysan et crédit rural dans l’Europe médiévale
et moderne
Maurice Berthe (éd.)
La petite enfance dans l’Europe médiévale et moderne
Robert Fossier (éd.)
Foires et marchés dans les campagnes de l’Europe médiévale
et moderne
Christian Desplat (éd.)
Les catastrophes naturelles dans l’Europe médiévale et moderne
Bartolomé Bennassar (éd.)
Le Clergé rural dans l’Europe médiévale et moderne
Pierre Bonnassie (éd.)
La dîme
dans l’Europe médiévale
et moderne
Actes
des XXXes Journées Internationales
d’Histoire de l’Abbaye de Flaran
3 et 4 octobre 2008
Etudes réunies
par Roland Viader
PRESSES UNIVERSITAIRES DU MIRAIL
Illustration de couverture :
La Dîme (1617)
RF1973-37
Brueghel d’Enfer (dit), Brueghel Pieter, le Jeune (d’après)
Paris, musée du Louvre
© RMN/Daniel Arnaudet
Bien loin des champs où l’on pense que la dîme fut essentiellement prélevée, les
paysans sont massés dans une officine où quelques volailles accompagnent des
monceaux de parchemins, de titres, manipulés par des officiers seigneuriaux. À
tel point que l’on ne saurait dire si les paysans représentés viennent s’acquitter de
la dîme, payer la taille ou les redevances seigneuriales.
Mise en pages : Micro-édition 31, Hélène Mas
5 impasse G. Apollinaire, 31240 Saint-Jean
Composition de la couverture :
Raffut et communications, Claude Ferrasse
18, rue des Cosmonautes, 31400 Toulouse
ISSN : 0290-2915
ISBN : 978-2-8107-0087-5
© Presses Universitaires du Mirail 2010
Université de Toulouse-Le Mirail
5, allée Antonio Machado
31058 Toulouse cedex 9
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute
représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l’auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon (art. 2 et suivants du Code pénal). Les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites.
LA DÎME DANS L’ESPAGNE MÉDIÉVALE 1∗
José Ramón Díaz de Durana,
Enric Guinot
Cette contribution sur la dîme dans l’Espagne médiévale traite parallèlement les cas de la Couronne de Castille et du royaume de Navarre
dans les paragraphes rédigés par José Ramón Díaz de Durana, et celui
de la couronne d’Aragon analysé par Enric Guinot. Nécessairement bref,
elle considèrera, dans un premier temps, les sources et la bibliographie
disponibles pour aborder l’étude de la dîme dans l’Espagne médiévale.
Dans un deuxième temps, elle traitera de l’origine, de la définition et des
justifications de ce prélèvement, puis des productions concernées et des
modalités de sa perception. Elle présentera ensuite la valeur économique
de la dîme, la gestion de son prélèvement et les systèmes de sa répartition entre les différents bénéficiaires. Enfin, elle exposera les conflits et
les résistances provoquées par ce tribut, et la participation des différents
royaumes aux revenus décimaux.
1.∗
Ce travail se situe dans le cadre de la recherche financé par le ministère de Sciences
et Innovation (HUM2007-60209/HIST, HAR2008-06039/HIST) et par le gouvernement basque (GV IT 292-07). Ce texte a été traduit par Nadia Brouardelle. J.R. Diaz
de Durana est professeur à l’université du Pays Basque et Enric Guinot à celle de
Valence.
64
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES
Bien que la dîme fût le revenu le plus important de l’Église dans l’Espagne médiévale, elle n’a donné lieu à aucune monographie détaillée, ni
bilan général, ni synthèse. Le sujet n’a été abordé qu’incidemment dans
des études sur les monastères et les ordres militaires, dans des ouvrages
sur l’Église médiévale en Castille, Catalogne et Aragon, ainsi que dans
quelques travaux sur le Haut Moyen Âge 2. Mais, il n’en est pas toujours
ainsi 3. Les diocèses créés aux XIIe et XIIIe siècles (Cordoue, Saragosse,
Tortosa, Lérida, Majorque ou Valence) ont été l’objet d’études plus spécialisées, sur les conflits provoqués par l’implantation de la dîme, ou sur
sa répartition dans les différents secteurs de l’Église, par exemple 4. En
revanche, comme le notait José Luís Martín 5, rares sont les travaux qui
ont utilisé la documentation sur les dîmes des archives épiscopales. De
même, la paroisse est singulièrement absente de l’historiographie médiévale espagnole, et les données décimales ont à peine été utilisées par les
modernistes et les économistes pour étudier la production agricole 6.
2.
3.
4.
5.
6.
J.M. Nieto Soria, Iglesia y poder real en Castilla. El episcopado. 1250-1350, Madrid, 1988 ;
P. Freedman, Tradició i regeneració a la Catalunya medieval, Barcelona, 1985 ; J. Trenchs
Ódena, « Los diezmos de la diocesis de Tarragona (1354-1355) », Miscel·lania de Textos
Medievals, 1974, (2), p. 13-64 ; J. Pagés Pons, « Els delmes a l’Alta Garrotxa durant la
Baixa Edat Mitjana », VI Assemblea d’Estudis sobre el Comtat de Besalú, 1988, p. 205-244 ;
X. Puigvert, « El delme a la Marca d’Hispània », Acta Mediaevalia, 1992, p. 118.
Pas un seul paragraphe ne lui est consacré, par exemple, dans le tome 2 de la Historia
de la Iglesia en España, Ricardo García Villoslada (dir), Madrid, 1982.
I. Sanz Sancho, La Iglesia de Córdoba (1236-1454), Madrid, 2006, p. 383-448 ; A. Virgili,
« El delme i la primicia al bisbat de Tortosa », Analecta Sacra Tarraconensia, 1994,
p. 423-431 ; A. Virgili, Ad detrimentum Yspanie : la conquesta de Turtusa i la formació
de la societat feudal (1148-1200), Valencia, 2001, p. 188-191 ; R.I. Burns, « A mediaeval
income tax : the tithe in the thirteenth-century kingdom of Valencia », Speculum, 1966,
p. 438-452 ; M. Terré Vila, « Estudi de les pabordies de la Seu de Lleida (1467-1468) »,
dans Paisatge i societat a la Plana de Lleida a l’Edat Mitjana, Lleida, 1993, p. 115-150.
« Diezmos eclesiásticos : notas sobre la economía de la sede zamorana (siglos XIIXIII) », Actas de las I Jornadas de Metodología Aplicada de las Ciencias Históricas, vol. 2,
1975, p. 69.
M.A. Ladero Quesada, M. González Jiménez, Diezmo eclesiástico y producción de cereales
en el reino de Sevilla (1408-1503), Sevilla, 1978 ; Antonio González Gómez, « Producción
y precio de cereales en Trigueros (Huelva). 1450-1512 », En la España Medieval,1980,
p. 129-142. H. Casado, « Producción agraria, precios y coyuntura económica en las
diócesis de Burgos y Palencia a fines de la Edad Media », Studia Historica. Historia
Medieval, 1991, p. 67-107 ; M. Garzón Pareja, Diezmos y tributos del clero de Granada,
Granada, 1974 ; J.A. Álvarez Vázquez, Diezmos y agricultura en Zamora : (1500/1840),
Salamanca, 1977 ; L.Mª Bilbao, E. Fernández de Pinedo, La producción agrícola en el País
Vasco (1537-1850), San Sebastián 1984 ; S. Ibáñez Rodríguez, El pan de Dios y el pan de
los hombres : diezmos, primicias y rentas en la diócesis de Calahorra (ss. XVI-XVIII), Logroño,
1999.
La dîme dans l’Espagne médiévale
65
Les sources utilisées sont très hétérogènes et dispersées : les bulles
papales et les canons conciliaires représentent une bien piètre partie de
l’abondante documentation pontificale que semble brasser les Rationes
decimarum hispanie 7. Or, les fonds des cathédrales sont sans aucun doute
les dépôts les plus riches pour traiter d’un tel sujet, pour savoir par
qui, comment et où étaient versées les dîmes (à partir des constitutions
synodales 8) ou pour découvrir les façons de prélever, d’affermer et de
répartir les dîmes entre l’évêque et son chapitre (grâce à d’importantes
collections d’actes 9). Faute d’édition systématique, il est cependant difficile de se faire une idée sur les possibilités d’une étude globale, surtout
si l’on considère la différence entre la documentation en double (bulles,
etc.) et celle qui est propre à chaque lieu, comme les comptabilités 10, par
exemple. La publication de la documentation paroissiale est, quant à elle,
exceptionnelle 11.
Les fonds monastiques castillans attestent des titres, authentiques et
faux 12, que ces établissements détenaient sur les dîmes, et des conflits qui
s’ensuivaient contre évêques et chapitres, consejos, etc. Il en va de même
pour les Ordres Militaires, qui conservent en outre, dans les Livres de
Visite, des traces de la perception effective des dîmes. Enfin, les apports
de la documentation royale sont importants. En 1255, par exemple,
Alphonse X accorda à la quasi totalité des cathédrales du royaume de
7.
8.
9.
10.
11.
12.
J. Rius Serra (éd.), Rationes decimarum Hispaniae (1279-1280), 1946-1947. M.A. Ladero,
« Renta eclesiástica en la Castilla del siglo XV », dans El siglo XV en Castilla. Fuentes de
renta y política fiscal, Barcelona, 1982, p. 191. Sur les sources pontificales, J. Díaz Ibáñez,
« El pontificado y los reinos peninsulares durante la Edad Media. Balance historiográfico », En la España Medieval, 2001, p. 465-536.
Bon nombre d’entre elles recueillies dans les différents volumes du Synodicon Hispanum. Sur la dîme dans l’archidiocèse de Tolède, J. Sánchez Herrero, Concilios provinciales y sínodos toledanos en los siglos XIV y XV, La Laguna, 1976.
Par exemple, Apeo Capitular d’Oviedo (J. Fernández Conde, El señorío del cabildo
ovetense. Estructuras agrarias de Asturias en el tardomedievo, Oviedo, 1993, p. 19 sq.) ;
Becerro de Presentaciones de Léon (P. Martínez Sopena, La Tierra de Campos Occidental.
Poblamiento, poder y comunidad del siglo X al siglo XIII, Valladolid, 1985, p. 277 sq) ;
Bezerro de la cathédrale de Tolède (Mª L. Guadalupe Beraza, Diezmos de la sede toledana
y rentas de la mesa arzobispal : siglo XV. Salamanca, 1972) ; Libro de diezmos de donadíos
de la cathédrale de Cordoue (M. Nieto Cumplido, « El “libro de diezmos de donadíos” de la catedral de Córdoba », Cuadernos de Estudios Medievales, 1976, p. 125-162) ;
Manuales de Pan y Cebada de la cathédrale de Séville (I. Montes, El paisaje rural sevillano
en la Baja Edad Media, Sevilla, 1989, p. 50) ; Carta de Fazimientos de la cathédrale de
Cadix (F. Devis, « Notas sobre el diezmo en el obispado de Cádiz al final de la Edad
Media », En la España medieval, 1984, p. 225-246).
Par exemple, I. Sanz Sancho, La Iglesia de Córdoba…, p. 385-392.
Voir, par exemple, S. García Larragueta, Archivo parroquial de San Cernín de Pamplona.
Colección diplomática hasta 1400, Pamplona, 1976, doc. n° 7 (1312), p. 40-44.
J.A. García de Cortázar, El dominio del monasterio de San Millán de la Cogolla (siglos
X-XIII), Salamanca, 1969, p. 312-313.
66
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
Castille des privilèges qui précisaient les modalités du prélèvement décimal, et cette réglementation fut recueillie dans le Fuero Real. De la même
manière, le titre XX de la Primera Partida est entièrement consacré à la
dîme 13. Les rois de Castille firent également établir, dans chaque évêché,
des Cuadernos para la recaudación de las tercias reales (cahiers pour le prélèvement des tercias royales) 14. En Navarre, par ailleurs, le Libro del rediezmo
de 1268 recensait les contributions extraordinaires de l’Église levées pour
financer la croisade de Thibaut 15.
Sur les terres de la Couronne d’Aragon, les archives du clergé régulier
et des ordres militaires conservent principalement des privilèges, des
franchises, des accords et des sentences sur la dîme. Dans les sections
relatives aux bailliages, les archives de Barcelone, et plus encore celles
des royaumes de Valence et de Majorque, réunissent des informations
sur la comptabilité et la gestion de la part de la dîme qui, au Bas Moyen
Âge, alimentaient les finances royales. S’il existe également des sources
normatives qui, comme les Fueros de Valencia 16, réglaient des questions
de perception et de distribution de la dîme, il n’y eut jamais de corpus
légal applicable à toute la Couronne d’Aragon, ce qui contraint à mener
séparément l’étude des différents royaumes.
Enfin, d’un point de vue historiographique assez général, il faut
surtout noter que le problème des dîmes semble affleurer dans l’actualité de la recherche 17, et que les problématiques un peu anciennes sur
la conjoncture économique devraient sans doute céder la place à une
véritable anthropologie de la dîme 18. Notre objectif, plus limité, sera de
rassembler ici l’information recueillie par l’historiographie espagnole de
ces trente dernières années, indispensable malgré ses lacunes.
13.
14.
15.
16.
17.
18.
J. M. Nieto Soria interprète ce règlement détaillé comme l’indice d’une situation très
conflictuelle (« La conflictividad en torno al diezmo en los comienzos de la crisis bajomedieval castellana, 1250-1315 », Anuario de Estudios Medievales, 1984, p. 216-217).
L. V. Díaz Martín, « Las “Tercias Reales” en Burgos, 1364-1365 », Archivos Leoneses,
1983, p. 145-170.
R. Felones Morras, « Contribución al estudio de la iglesia navarra : el rediezmo de
1268 », Príncipe de Viana, 1982, p. 129-210 et 623-713.
Furs de València, Libro IV, Rúbrica XXIV, G. Colon, A. Garcia (éd.), vol. IV, Barcelona,
1983, p. 290-296.
Cf. le colloque récent organisé par D. Menjot et M. Sánchez Martínez sur Iglesia y
fiscalidad en la Edad Media.
Pour une antropologie du prélèvement seigneurial dans les campagnes médiévales (XIeXIVe siècles), M. Bourin, P. Martínez Sopena (éd.), Paris, 2007.
La dîme dans l’Espagne médiévale
67
LA DÎME EN CASTILLE ET EN NAVARRE
Abordons, en premier lieu, l’origine et les caractéristiques fondamentales de la dîme dans les royaumes de Castille et de Navarre.
Origine, définitions et justifications
Connue à l’époque romaine et wisigothique, la dîme est une pratique
ancienne qui, comme le soulignait Guadalupe Beraza, ne put qu’être très
affectée par la Reconquista et le repeuplement des royaumes chrétiens
de l’occident péninsulaire 19. La conquête musulmane, qui débuta en 711,
avait entraîné la disparition de l’État wisigothique, et la formation, sur
sa frange septentrionale, de noyaux de résistance à l’Islam. Aux IXe, Xe et
XIe siècles, cette résistance aboutit à la création d’un ensemble de petits
royaumes et, parallèlement, au développement des évêchés. L’expansion
de ces derniers dans les territoires que la conquête incorpora peu à peu
dans les divers royaumes chrétiens culmina en 1492 avec la création du
siège métropolitain de Grenade et des diocèses d’Almería, Guadix-Baza
et Malaga.
Dans les royaumes occidentaux, la diffusion de la dîme fut plus
tardive que dans la Couronne d’Aragon, et coïncida peut-être avec le lent
développement de nouveaux pouvoirs épiscopaux (dix évêques souscrirent au Concile de Coyanza, en 1055, alors que dans celui de Valladolid,
en 1155, le royaume de Léon en comptait dix-neuf, le Portugal six, et la
Navarre un seul). Tous les évêques n’obtinrent pas la seigneurie dans
les villes épiscopales et le processus de formation de ces seigneuries fut
lent 20. Néanmoins, ils imposèrent progressivement leur autorité comme
en témoignent les accords passés avec les propriétaires d’églises, et
notamment ceux conclus avec les monastères et les ordres militaires au
sujet du prélèvement du tiers des dîmes (dans le royaume de Léon) ou du
quart des dîmes (en Navarre et en Álava) que les églises devaient à l’évê-
19.
20.
Mª L. Guadalupe Beraza, La institución decimal en el reino castellano-leonés durante los
siglos XII y XIII, thèse de doctorat, Salamanca, 1977, p. 213-214.
F. López Alsina La ciudad de Santiago de Compostela en la Alta Edad Media, Santiago de
Compostela, 1988, en particulier, p. 146-186.
68
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
que 21 – notons toutefois que les conflits furent nombreux, notamment
entre évêques et monastères 22.
Or, s’il existe des références antérieures à la dîme (mais la plupart,
dans des documents faux…), c’est précisément entre le milieu du XIe siècle
et le milieu du XIIe, au rythme de l’implantation de la Réforme, que les
spécialistes remarquent la généralisation et la diffusion progressive de
la dîme dans les royaumes occidentaux 23. Un des premiers exemples de
résistance à la dîme se trouve dans le royaume de Navarre entre 1084 et
1085 24. La seconde moitié du XIIe siècle semble être une période décisive
pour son implantation 25, d’autant plus tardive que l’on progressait vers
le sud. Sans doute était-il nécessaire, comme le notait L.M. Villar, d’avoir
mis un point final à la phase matérielle et spirituelle de colonisation, pour
pouvoir mettre en marche les mécanismes de perception de la dîme qui
signeraient l’intégration du Sud à la société féodale du Nord 26.
Quoi qu’il en soit, la généralisation de la dîme n’était pas seulement
liée à la conquête au sud du Tage, à la création d’évêchés ou à la consolidation progressive d’une société féodale chrétienne. D’autres processus
semblent avoir été également déterminants. D’abord, parce que « l’instauration et la généralisation de la dîme » paraît étroitement liée à l’augmentation de la production agricole 27. Ensuite, parce que la monarchie jouait
sa propre partition. Pour bénéficier des rentes ecclésiastiques – les tercias
21.
22.
23.
24.
25.
26.
27.
« Los obispos y sus sedes en los reinos hispánicos occidentales. Mediados del
siglo XI-mediados del siglo XII : tradición visigoda y reforma romana », dans La
reforma gregoriana y su proyección en la cristiandad occidental. Siglos XI-XII, Pamplona
2006, p. 198-246. J. Goñi Gaztambide, Historia de los obispos de Pamplona, s. IV a XIII,
p. 381-390.
Voir, par exemple, les cas de Sahagún (C. Reglero, « Los obispos y sus sedes… »,
p. 246-247) ou San Millán de la Cogolla (J.A. García de Cortázar, El dominio…
p. 307-318). Voir aussi, P. Martínez Sopena, La Tierra de Campos…, p. 300-303 ;
S. Olmedo, Una abadía castellana en el siglo XI. San Salvador de Oña (1011-1109), Madrid,
1987, p. 133-138 ; M. Durany, San Pedro de Montes. El dominio de un monasterio benedictino de el Bierzo (siglos XI-XIII), León 1976, p. 182-184. En Galice, F. López Alsina établit
un parallèle entre le tiers épiscopal et le prélèvement du vœu de Saint-Jacques (La
ciudad de Santiago de Compostela…, p. 174-186).
E. Peña, La atribución social del espacio en la Castilla altomedieval, Santander, 1995,
p. 243 ; Miguel Calleja, La formación de la red parroquial de la diócesis de Oviedo en la Edad
Media, Oviedo, 2000, p. 99.
J.J. Larrea, La Navarre du IVe au XIIe siècle. Peuplement et société, Paris, 1998, p. 575.
R. Pastor, Resistencias y luchas campesinas en la época de crecimiento y consolidación de la
formación feudal. Castilla y León, siglo X-XIII, Madrid, 1980, p. 170 sq.
L.M. Villar, La Extremadura castellano-leonesa : guerreros clérigos y campesinos (711-1252),
Valladolid, 1986, p. 515. Dans l’Estremadura castillane, les premières mentions sont
tardives, et surgissent au rythme de l’organisation des diocèses : Ségovie 1123, Ávila
1159-1180, Salamanque 1167-1176.
J.A. García de Cortázar, La sociedad rural en la España medieval, Madrid, 1988, p. 115.
La dîme dans l’Espagne médiévale
69
royales, depuis 1247 –, elle devait préalablement garantir à l’Église la
perception régulière de la dîme. De fait, tout au long de la seconde moitié
du XIIIe siècle, Alphonse le Sage soutint l’Église sur ce point en intervenant directement quand une église peinait à percevoir la dîme 28, et en
développant une véritable politique normative, particulièrement sensible
dans le titre XX de la Primera Partida. La première loi de ce titre, notamment, définissait la dîme comme le dixième des biens que les hommes
gagnent droitement et soulignait que l’Église ordonne que la dîme soit
donné à Dieu, pourvoyeur de tous les biens dont vivent les gens de ce
monde, et rappelait la dualité des dîmes, prédiales et personnelles 29. Le
Fuero General de Navarre, de la même manière, contenait certaines dispositions relatives à la dîme 30.
Il a beaucoup été écrit sur le taux réel auquel était levée la dîme 31.
Dans certains cas, on a pu le déterminer : 10 % pour la dîme sur le bétail
et 8,33 %, à Murcie et dans les villages limitrophes, sur la production
des céréales 32. Malgré une grande diversité, il semble que le taux de
10 % était souvent atteint pour les dîmes majeures, alors qu’il était plus
modeste pour les dîmes mineures (minucias). Certains travaux de recherche livrent cependant des conclusions frappantes . À Ségovie, selon Ángel
García Sanz, le taux de perception de la dîme serait resté, pendant plus de
500 ans, du dixième sur « tout type de récolte et d’élevage 33 ».
Quant aux raisons qui justifient l’acquittement de la dîme, elles se
trouvent exposées dans la préface du titre XX de la Primera Partida. On y
établit un lien entre l’Ancien Testament – Abraham, Melquisedech, Moïse
–, le Nouveau Testament et les saints pères qui parlèrent de la dîme 34. Ces
28.
29.
30.
31.
32.
33.
34.
J.M. Nieto Soria, Iglesia y poder real…, p. 110-118.
À côté de la définition était inclus un ensemble de seize lois sur les questions les plus
variées concernant la dîme. Pour I. Sanz Sancho (La Iglesia de Córdoba…, p. 385) les
partidas reproduisent la doctrine des Décrétales (Livre III, Titre 30).
Capítulos I-V, Fuero General de Navarra, Pamplona, 1964, p. 71-72.
Par exemple, Santiago Ibáñez Rodríguez, El pan de Dios…, p. 73 sq.
M. Rodriguez Llopis, I. García Díaz, Iglesia y sociedad feudal. El cabildo de la catedral de
Murcia en la Baja Edad Media, Murcia, 1994, p. 128.
« Los diezmos del Obispado de Segovia del siglo XV al XIX », Actas de las I Jornadas de
Metodología Aplicada de las Ciencias Históricas, vol. 3, 1975, p. 143-144. Il s’appuie sur
les constitutions synodales de l’évêché datant d’entre 1324 et 1648 et sur les pratiques
effectives qui furent consignées dans les livres de la dîme des archives paroissiales de
huit localités.
On retrouve, dans les constitutions synodales du XVIIe siècle, les mêmes arguments
qu’au Moyen Âge (J. Suberbiola, « Constituciones y rentas decimales del obispado
de Málaga », Cuadernos de Estudios Medievales, 1984, p. 207), de même que dans des
mémoires élaborés peu avant la disparition des dîmes, (Miguel Herrezuelo Disertación teológica-jurídica en defensa del precepto que obliga a todos los fieles crisitianos a pagar
diezmos…, 1820). Sur l’origine religieuse ou laïque de la dîme : J. San Martín, El diezmo
eclesiástico en España hasta el siglo XII, Palencia, 1940, p. 109-134.
70
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
justifications étaient partiellement remises en question par les laïcs possédant des droits de patronat sur les églises. Pedro López de Ayala dans son
discours au roi prononcé lors de la convocation des Cortes de Guadalajara
de 1390 soulignait la double nature de l’obligation de verser les dîmes :
Señor, en lo que dizen que estos diezmos tales non caen en persona de lego, dicennos
los letrados que los diezmos son debidos a las iglesias por una de dos maneras : la una
por reverencia e acatamiento del servicio divinal que en ellas se faze e tal diezmo como
este que es puro espiritual non le puede aver lego nin levar las tales rentas ; la otra
por razon del conoscimiento del señorio general, e en este caso puede levar el lego los
frutos ; e este es el caso por do nosotros levamos los tales diezmos 35.
Personnes, produits concernés et moyens de convaincre
Comme il était stipulé dans les canons 53, 54 et 55 du Concile de
Latran (1215), tous les chrétiens devaient acquitter la dîme à l’Église ;
Alphonse X le rappelait en 1255 dans ses lettres aux diocèses castillans et
dans la Primera Partida : « Nul ne peut s’excuser de ne pas l’acquitter. » La
documentation diocésaine le dit également : « Tous les fidèles chrétiens
sont tenus de payer la dîme à Dieu en reconnaissance de sa souveraineté
sur tous les fruits et gains qu’Il leur donne sur la terre 36. » Les clercs
payaient aussi la dîme sur leurs possessions. Les mudéjars et les juifs
étaient soumis au même sort 37. Il n’y avait pas d’exemptions possibles 38.
Les produits sur lesquels la dîme était prélevée, comme l’indique la
Carta de Fazimientos de la cathédrale de Cadix étaient « toutes les choses
qui se multiplient et que l’on cueille dans les champs 39 », c’est-à-dire tous
ceux liés à l’agriculture (céréales, vin, légumimeuses, fruits, olives, lin,
35.
36.
37.
38.
39.
J.L. Martín (éd.), Pedro López de Ayala. Crónicas, Barcelona, 1991, p. 687.
J. Rodríguez Molina, « El diezmo eclesiástico en el obispado de Baeza-Jaén (siglos
XIII-XVI) », Cuadernos de Historia. Anexos de Hispania, 1977, p. 225.
En raison de leur religion, mais aussi en tant que possesseurs d’anciennes propriétés
de chrétiens. J. Rodríguez Molina, « El diezmo eclesiástico… », p. 223. I. Sanz Sancho,
La Iglesia de Córdoba…, p. 400-401 ; J. Peña Pérez, « Los moros pagan el diezmo eclesiástico », dans http ://dialnet.unirioja.es/servlet/libro ?codigo=8733, Burgos, 2005,
p. 117-120. N. Roth, « Rodrigo Jiménez de Rada y los judíos : la “divisa” y los diezmos
de los judíos », Anthologica Annua, 1988, p. 469-481.
Nous voulons parler d’exemptions personnelles. Les évêques ont pu exempter des
monastères (accord entre l’abbé de Benevívere et l’évêque de Léon en 1174). Mais tous
les accords n’eurent pas le même succès. Exempté en 1091, le monastère de Sahagún
dut cependant payer les tercias (P. Martínez Sopena, La Tierra de Campos…, p. 277-279).
Les ordres militaires ont aussi reçu des privilèges d’exemption, parfois ratifiés par
la hiérarchie épiscopale. Les conflits donnèrent lieu à des règlements très minutieux
(S.A. García Larragueta, El Gran Priorado de Navarra de la Orden de San Juan de Jerusalén,
siglos XII-XIII, I, Pamplona, 1957, p. 251-257).
F. Devis, « Notas sobre el diezmo en el obispado de Cádiz… », p. 234.
La dîme dans l’Espagne médiévale
71
chanvre, soie, coton, plantes industrielles 40…) et l’élevage (la volaille, le
bétail – y compris les troupeaux transhumants – et les produits dérivés
– lait, fromage, beurre, laine 41…). De plus, la dîme pouvait être prélevée
sur le miel, la cire des ruches et sur l’herbe 42. Enfin, certaines régions
côtières acquittaient la dîme sur le poisson 43. Les documents distinguent,
sous différents noms, la dîme majeure – granado – des dîmes mineures –
menucias 44. Mais on ne prélevait pas la dîme uniquement sur les produits
agropastoraux. La dîme était également prélevée sur les biens fonciers ou
heredades 45, sur les activités lucratives 46 et, dans certains endroits, même
sur le salaire. On payait en nature, en particulier la dîme majeure, mais
aussi en argent 47.
40.
41.
42.
43.
44.
45.
46.
47.
À Burgos en 1496, « la dîme et les prémices frappent la production agricole brute,
mais les activités artisanales et marchandes sont exonérées » (H. Casado, Señores,
mercaderes y campesinos. La comarca de Burgos a fines de la Edad Media, Valladolid, 1987,
p. 411-413). Voir aussi les constitutions synodales de Malaga, en 1515 (J. Suberbiola,
« Constituciones… », p. 224-232), et les documents de l’évêché de Carthagène de
1289-1290 (J.D. González Arce, La fiscalidad del señorío de Villena en la Baja Edad Media,
Albacete, 2002, p. 115).
En Guipúzcoa, on devait la dîme sur « el trigo e boron e çebada e avena e otras sementeras
e manzana e castannas e nuezes que por los veçinos de la dicha tierra se coge e de los ganados
mayores e menores de toda ralea e suerte… » [A. Real Chancillería de Valladolid, Zarandona y Walls, Pleitos Civiles, Olvidados, C 1320/1 (1488)]. Dans d’autres cas exprimés
ainsi : pan, mijo, e sydra e ganados e linos [A. Real Chancillería de Valladolid, Ejecutorias,
C 99/5 (1496)].
Mª C. Rodríguez, Economía y poder en el Bierzo del siglo XV : San Andrés de Espinareda,
Santiago de Compostela, 1992, p. 264.
Synodicon Hispanum. Galicia… Evêché de Tuy, 1528 (p. 476) : « Otrosy que los pescados
se diezmen en el monton sin sacar cosa alguna a vista y presencia del dezmero o arrendador. »
À Santa María de Llastres, (Asturies) « e que el pescado pagaban a la ribera : de veynte
peces, uno : de todo pescado salvo de congrio e de raya, lo daban curado, e que lo que mataban
en Gallicia e en el Canto viejo, daban de treinta peces, uno curado. » (J. Fernández Conde,
El señorío del cabildo ovetense…, p. 168). En Galice, l’archevêque de Santiago recevait
en 1458 « de cada barca un millar de sardina fresca cabezuda », et au XVIe siècle, la dîme
des poulpes (J.M. Vázquez Lijo, « Aproximación a la fiscalidad sobre la pesca en el
Barbanza del Antiguo Régimen. El diezmo de la mar y otras cargas », Cuadernos de
Estudios Gallegos,1989, p. 63-72).
H. Casado, Señores, mercaderes y campesinos…, p. 413.
J. Díaz Ibáñez, Iglesia, sociedad y poder en Castilla. El obispado de Cuenca en la Edad Media
(siglos XII-XV). Cuenca, 2003, p. 330. F. Devis, « Notas sobre el diezmo… », p. 233.
« L’église de Cordoue percevait la dîme sur les douanes du diocèse, de même que
celle des moulins et des rentes royales » (I. Sanz Sancho, La Iglesia de Córdoba…,
p. 405).
À Cuenca (1446), la dîme est versée en espèces sur les fruits, les légumes, la luzerne et
les raisins vendus au marché (Jorge Díaz Ibáñez, Iglesia…, p. 329), tout comme à Vega
de Granada (P. Hernández Benito, « Alcabalas y diezmo », Arqueología y territorio
medieval, 1996, p. 69). À Moreruela, la dîme était payée en espèces, sauf dans la localité
industrielle de Ataúlfo qui devait payer une quantité numéraire fixe à titre de dîme
(I. Alfonso Antón, La colonización cisterciense en la meseta del Duero. El dominio de More-
72
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
Pour assurer la perception de la dîme, l’Église utilisa tous les moyens
à sa portée. D’une part, les catéchismes considéraient comme un péché le
fait de ne pas acquitter la dîme 48. D’autre part, l’Église obligea également
les membres du clergé, sous peine de blâme et de punition, à prêcher cette
obligation et, aux chrétiens, sous peine d’excommunication 49, au prompt
et fidèle tribut de la dîme 50. En plus de ces sanctions, elle comptait sur
l’intervention de la justice royale pour l’imposer 51.
Valeur économique, modes de gestion et de répartition des dîmes
Georges Duby affirmait qu’au milieu du XIIe siècle, les meilleures
rentes ne provenaient pas des terres, mais des moulins et des parts de
dîmes 52. Leur valeur économique est, cependant, parmi les aspects de la
question les moins éclairés par l’historiographie espagnole 53. Elles représentaient sûrement une partie notable des revenus des institutions ecclésiastiques et de la Couronne. Malheureusement, les sources permettent à
peine de les considérer avec attention. J. Rodríguez Molina, dans le cas de
l’évêché de Baeza-Jaén, conclut que les revenus de la dîme rapportaient
bien plus aux finances ecclésiastiques et au Trésor Royal que les possessions de l’Église, et représentaient, avec l’impôt sur les ventes 54, l’un des
revenus les plus importants du trésor royal.
La meilleure approche d’ensemble fut réalisée par M.A. Ladero dans
son travail de recherche sur les subsides que la Couronne percevait en
48.
49.
50.
51.
52.
53.
54.
ruela (siglos XII-XIV), Zamora, 1986, p. 230 et 416) ; à Santo Toribio de Liébana : « …
pagavan los vecinos… por los diezmos menudos e braçajes… cada un veçino tres maravedis e
medio e un cornado, y pagando esto no se pagava diezmo menudo de ninguna fruta, ni ortaliqa,
ni yerba… » (R.L. Vassallo, L. Graca, Mª L. Carzolio, Documentación del monasterio de
Santo Toribio de Liébana, Apeos de 1515 y 1538, Santander, 2001, p. 96).
Pecan los labradores en no pagar el diezmo de las ganancias e de los frutos que cogen en sus
heredades ; e si las pagan menguanlos, que sacan despensas ; e las soldadas de los mancebos
(J.L. Martín, A. Linaje Conde, Religión y sociedad medieval. El catecismo de Pedro de Cuellar (1325), Valladolid, 1987, p. 254). J.C. Martín Cea, El mundo rural castellano a fines de
la Edad Media. El ejemplo de Paredes de Nava en el siglo XV, Valladolid, 1991, évoque la
condamnation éternelle à laquelle s’exposent ceux qui fraudent ou ne paient pas la
dîme.
Sínodo de la diócesis de Cartagena…, p. 122. J. Goñi Gaztambide, Historia de los obispos de
Pamplona, s. XIV-XV, Pamplona, 1979, p. 58 (synode de 1315).
J. Rodríguez Molina, « El diezmo eclesiástico… », p. 227.
Plusieurs exemples dans J.M. Nieto Soria, Iglesia y poder real en Castilla…, p. 110-117.
Economía rural y vida campesina en el occidente medieval, Barcelona, 1973, p. 279.
Dans certains cas, nous connaissons de façon fragmentée sa valeur, comme dans le cas
de la cathédrale de Murcie au XVe siècle : M. Rodriguez Llopis et I. García Díaz, Iglesia
y sociedad feudal… p. 135-136.
J. Rodríguez Molina, « El diezmo eclesiástico… », p. 282.
La dîme dans l’Espagne médiévale
73
Castille au XVe siècle (la version castillane des décimes des rentes ecclésiastiques versées à la Chambre Apostolique pour supporter les frais des
croisades). En 1482 et 1494, le total des rentes se serait situé autour de
deux millions de florins d’or d’Aragon 55, sans compter les tercias royales.
Un autre des rares exemples qui permettraient une estimation est fourni
par le rediezmo prélevé en Navarre en 1268 (décime des revenus des églises du royaume, dont la dîme au premier chef). R. Felones conclut de son
étude que le total des revenus de l’Église équivalait à ce que recueillait le
Trésor Royal de Navarre en 1280 56. Il existe aussi des études régionales,
en particulier en Andalousie, qui témoignent de la croissance spectaculaire de la valeur des dîmes dans les dernières années du XVe siècle 57.
Mais il faut rappeler que la valeur économique de la dîme était sujette
à de nombreuses variations : le nombre de paroissiens, l’évolution de la
production, sa perception en nature ou en espèces… À quoi s’ajoutaient
les modes de gestion des dîmes : du paysan à la paroisse, et jusqu’au
monastère ou la cathédrale, les revenus décimaux diminuaient au rythme
de la fraude et de l’enrichissement des affermataires.
Le prélèvement de la dîme s’effectuait dans la paroisse du contribuable, ce qui était source de nombreux problèmes, pour les forains ou le
bétail transhumant par exemple. Les constitutions synodales les résolvaient en imposant aux fidèles de verser les dîmes dans leur paroisse,
alors même que les dîmes réelles ou prédiales s’acquittaient là où étaient
cultivés les fruits de la terre 58. Dans chaque paroisse, on nommait un
collecteur – receveur des dîmes, cellérier, fidèle – qui était chargé de
percevoir et de stocker les différents produits jusqu’à leur partage entre
les bénéficiaires 59. Mais il est probable que le système de gestion directe
55.
56.
57.
58.
59.
M.A. Ladero, « Renta eclesiástica… », p. 193-198.
R. Felones, « Contribución… », p. 205-206 ; L.J. Fortín, Leire, un señorío monástico en
Navarra (siglos IX-XIX). Pamplona, 1993, pp. 762-764 ; E. García Fernández, Expansión y crisis de un señorío monástico navarro en la Edad Media (958-1537). Bilbao, 1989,
p. 238-241 ; J.A. Munita, El monasterio de las Oliva en la Edad Media (siglos XII a XVI),
Vitoria, 1995, p. 612-614.
À Grenade, Almería et Guadix, elles auraient été multipliées par 10 entre 1493 et 1500.
(A. Galán, A. Ortega, communication au colloque Iglesia y fiscalidad en la Edad Media,
organisé à la Casa de Velazquez par D. Menjot et M. Sánchez en mai 2008.)
Au synode de Pampelune de 1301, l’évêque, voulant en finir avec les litiges, établit
qu’elles seraient payées en totalité à la paroisse où se trouvaient les propriétés (J. Goñi
Gaztambide, « Los obispos de Pamplona en el siglo XIII », Príncipe de Viana, 1957,
p. 187). Sur la casuistique de la contribution des personnes, biens fonciers et bétail,
voir Sanz Sancho, La Iglesia de Córdoba… p. 406-411.
À Ségovie, la coutume voulait que les décimateurs nomment, pour ces fonctions,
des prêtres, des sacristains, des maîtres d’école ou des personnes de confiance qui
ne fussent pas des bénéficiaires de la répartition. M. Barrio Gozalo, « La iglesia de
Segovia », dans A. Galindo (éd.), Segovia en el siglo XV. Arias Dávila obispo y mecenas,
Salamanca, 1998. p. 93.
74
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
du prélèvement s’installa très lentement et coexista très vite avec l’affermage des dîmes 60, formule qui s’imposa clairement au XVe siècle pour la
gestion de la dîme des grandes institutions religieuses 61. La généralisation de l’affermage permit l’enrichissement d’individus liés à des métiers
urbains, écrivains publics, régisseurs, riches paysans, etc. À Cordoue,
par exemple, ce système fut profitable aux prêtres, aux Juifs et aux Juifs
convertis 62. Il s’agit d’un sujet rarement abordé par l’historiographie
spécialisée, mais qui est cependant essentiel pour établir le degré d’importance de ce procédé dans la formation du capital commercial, comme
l’ont souligné H. Casado et F. Devis 63.
Quant aux règles de répartition des dîmes, et surtout dans ses premiers
temps comme le fait remarquer García Gallo, nous ne savons presque
rien. Pascual Martínez Sopena souligne que, même si certains aspects
sont légalement éclaircis aux XIIe et XIIIe siècles, il existe des variations, y
compris dans un même diocèse 64. La pratique ordinaire dans les églises
épiscopales semble avoir été la division en trois tiers, attribués à l’évêque
(et son chapitre), au clergé paroissial et à la fabrique 65. Mais la diversité
restait grande, et particulièrement évidente dans les diocèses (Calahorra,
Burgos, Pampelune) où les patrons laïques, qui empochaient le tiers épiscopal, se perpétuèrent jusqu’au-delà des XIVe et XVe siècles 66. Il convient
60.
61.
62.
63.
64.
65.
66.
J. Rodríguez Molina, « El diezmo eclesiástico… », p. 243-244.
J. Díaz Ibáñez (Iglesia, sociedad y poder en Castilla…, p. 336-340) détaille les différentes
formules de gestion (voir également J. Sánchez Benito, « Fiscalidad y mundo rural en
tiempos de los Reyes Católicos : estudio de una aldea realenga castellana (Fuentes) »,
dans Y. Guerrero (coord.), Fiscalidad, sociedad y poder en las ciudades castellanas en la
Baja Edad Media, Madrid, 2006, p. 113-116). Sur l’affermage aux enchères, signalons
A. García Sanz, « Los diezmos del Obispado de Segovia… », p. 149 ; H. Casado,
Señores, mercaderes y campesinos…, p. 417 ; J. Rodríguez Molina, « El diezmo eclesiástico… », p. 244-247 ; F. Devis, « Notas sobre el diezmo… », p. 228 ; E. García
Fernández, Expansión y crisis… p. 227 et 268. Et une documentation particulièrement
abondante à Cordoue, I. Sanz Sancho, La Iglesia de Córdoba…, p. 419-424.
I. Sanz Sancho, La Iglesia de Córdoba…, p. 425.
Señores, mercaderes y campesinos…, p. 417-419 ; « Notas sobre el diezmo… », p. 241.
La Tierra de Campos…, p. 295-296.
J.L. Martín, « Diezmos eclesiásticos… », p. 72-73. La formule évolue à la fin du XIIIe
siècle. Dans le Becerro de Presentaciones, on constate la généralisation du tiers épiscopal
et le droit des propriétaires à la perception d’une part substantielle sur les deux autres
tiers (P. Martínez Sopena, La Tierra de Campos…, p. 296). Voir aussi M.A. Ladero et
M. González, Diezmo eclesiástico…, p. 23 ; J. Rodríguez Molina, « El diezmo eclesiástico… », p. 248 sq ; I. Sanz Sancho, La Iglesia de Córdoba…, p. 427-430.
J. Ramón Díaz de Durana, « Patronatos, patronos, clérigos y parroquianos. Les derechos de patronazgo sobre monasterios e iglesias como fuente de renta e instrumento
de control y dominación de los Parientes Mayores guipuzcoanos (siglos XIV a XVI) »,
Hispania Sacra, 1998, p. 467-508 ; E. Catalán, « La pervivencia del derecho patrimonial en
la iglesia vasca durante el feudalismo desarrollado », Hispania, LV/2, 1995, p. 567-587 ;
El precio del purgatorio, los ingresos del clero vasco en la Edad Moderna, Bilbao, 2000.
La dîme dans l’Espagne médiévale
75
de signaler aussi que ce partage par tiers se trouva modifié par l’apparition des tercias royales 67 et qu’il existe également une difficulté réelle
à identifier le système et les modes de répartition interne 68, variables au
sein d’un même évêché, comme à Carthagène par exemple 69.
En somme, l’identité et la condition des bénéficiaires des rentes décimales – la Couronne mise à part – est bien connue : d’un côté, l’évêque
et les chanoines du chapitre cathédral ; de l’autre, les curés des églises et
le clergé régulier ou séculier chargés du culte dans les paroisses rurales
et urbaines 70. Cela dit, il ne faudrait pas oublier la noblesse qui, comme
nous le verrons, usurpait les dîmes ou en percevait au titre de patronage.
Ni oublier les fermiers de la dîme – prêtres, officiers des conseils, bourgeois, artisans – qui se sont notablement enrichis par ce moyen.
Conflits et résistance autour de la dîme
Face à la dîme, les résistances et les tensions s’affirment dès la
deuxième moitié du XIIe siècle, et tout semble indiquer que le milieu du
XIIIe siècle fut une période d’oppositions particulièrement vives 71. Les
conflits les mieux documentés sont ceux qui opposaient l’Église séculière
à la noblesse, à la Couronne, aux monastères et aux ordres militaires, à
propos du tiers ou quart épiscopal notamment. Dans le cas spécifique des
ordres militaires, comme l’a noté C. de Ayala, le contrôle des églises bâties
sur les terres acquises lors de la reconquête fut un enjeu crucial 72. L’évolution des conflits entre l’archevêché de Tolède et l’Ordre de Calatrava
67.
68.
69.
70.
71.
72.
A. Dacosta, « Patronos y linajes en el señorío de Bizkaia », Vasconia. Cuadernos de
Sección de Historia-Geografía, 1999, p. 21-46 ; I. Curiel, La parroquia en el país vasco-cantábrico durante la baja Edad Media (c. 1350-1530), thèse, Vitoria, 2008.
Mª L. Guadalupe Beraza, Diezmos…, p. 31 sq. Dans la seconde moitié du XVe siècle, la
répartition la plus habituelle dans le diocèse de Ségovie accordait un tiers au clergé
paroissial, un tiers à l’évêque et son chapitre, et un tiers… partagés entre les tercias
royales et le « quart de la fabrique des églises » ! M. Barrio Gozalo, « La iglesia de
Segovia… », p. 94.
H. Casado, Señores, mercaderes y campesinos…, p. 415 ; J. Díaz Ibáñez, Iglesia, sociedad y
poder en Castilla…, p. 330-331.
M. Rodríguez Llopis e I. García Díaz, Iglesia y sociedad feudal…, p. 134.
Sur les revenu des différents bénéficiaires : M.A. Ladero, « Renta eclesiástica… »,
p. 198-210 ; O. Rey Castelao, « El reparto social del diezmo en Galicia », Obradoiro de
Historia Moderna, 1992 p. 145-162.
R. Pastor, Resistencias y luchas campesinas…, p. 170-179. J.J. Larrea, La Navarre…,
p. 575 ; J.M. Nieto Soria, « La conflictividad… », p. 213-214 ; L.M. Villar, La Extremadura…, p. 520-522.
C. de Ayala Martínez, Las órdenes militares hispánicas en la Edad Media (siglos XII-XV),
Madrid, 2003, p. 679.
76
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
en est un bon exemple. En 1175, Alexandre III ordonna aux membres de
cet Ordre de respecter les droits sur les dîmes dont disposaient l’archevêque et ses évêques suffragants dans leurs diocèses respectifs : ils étaient
tenus de remettre aux évêques les dîmes des colons des domaines qu’ils
avaient acquis ou qu’ils acquerraient dans l’avenir. Tant que la frontière
se situa dans le Campo de Calatrava, la pression sur les dîmes resta faible,
et un accord fut négocié entre les parties, qui stipulait le versement du
tiers épiscopal à l’archevêque de Tolède. Mais dès lors que les paroisses
limitrophes commencèrent à s’étendre et que d’autres furent créées, le
conflit entre les parties s’accentua et nécessita un nouvel accord, en 1245.
La juridiction diocésaine gagnait irrémédiablement du terrain 73. Durant
la seconde moitié du XIIIe siècle, les conflits s’atténuèrent peu à peu 74 ou
furent résolus par des accords 75, mais les confrontations continuèrent à se
produire dans d’autres domaines 76.
C’est dire, par conséquent, que les conflits opposaient principalement
les bénéficiaires des rentes décimales au sujet de leur répartition 77. Il
en allait de même avec la noblesse 78, accusée d’usurpations 79. Il faut
73.
74.
75.
76.
77.
78.
79.
E. Rodríguez Picavea, La formación del feudalismo en la meseta meridional castellana. Los
señoríos de la Orden de Calatrava en los siglos XII-XIII, Madrid, 1994, p. 371-374.
Pour l’Ordre de Santiago, M. Rivera Garretas, La encomienda, el priorato y la villa
de Uclés en la Edad Media (1174-1310). Formación de un señorío de la Orden de Santiago, Madrid-Barcelona, 1985, p. 187-221. J.M. Nieto Soria « La conflictividad… »,
p. 229-230. Ce dernier suggère que les privilèges pontificaux ont épargné ce type de
conflits aux monastères qui, par ailleurs, ne devaient aux dîmes qu’une faible part
de leurs revenus. S. Moret, précisément, a souligné pour Cardeña, San Zoilo, Oña et
Arlanza que les dîmes ne dépassaient jamais 4 % du total de leurs revenus (Rentas
Monásticas en Castilla : problemas de método, Salamanca, 1974, p. 106-110).
Mª E. García. San Juan Bautista de Corias. Historia de un señorío monástico asturiano (siglos
X-XV), Oviedo, 1980, p. 382-387 ; L. Martínez García, El Hospital del Rey de Burgos. Un
señorío medieval en la expansión y en la crisis (siglos XIII-XIV), Burgos, 1986, p. 279 ; J.
Goñi Gaztambide, « Los obispos de Pamplona en el siglo XIV », Príncipe de Viana, 1957,
p. 31-33 et 102-109.
H. Casado, Señores, mercaderes y campesinos…, p. 414.
L.M. Villar, La Extremadura castellano-leonesa…, p. 522-532 ; F. Devis, « Notas sobre
el diezmo… », p. 242 sq. ; E. García, Expansión y crisis…, p. 235-238 ; J. Iturrate, « La
colegiata de san Andrés de Armentia y las iglesias del valle de Orduña », Boletín de la
Institución Sancho El Sabio, 1977, p. 5-142. M. Rodriguez Llopis e I. García Díaz, Iglesia
y sociedad feudal. p. 129-131.
G. Lora Serrano, « Fiscalidad eclesiástica y conflictividad social en Plasencia y su
tierra a fines de la Edad Media », Historia. Instituciones. Documentos, 2004, p. 369-394 ;
A. Malpica et R. Peinado, « Relaciones entre los condes de Urueña y la catedral de
Málaga (1462-1518) », Historia. Instituciones. Documentos, 1976, p. 417-440.
S. Moreta, Malhechores-feudales. Violencia, antagonismos y alianzas de clases en Castilla
siglos XIII-XIV, Madrid, 1978, p. 69-72 ; C. Barros, Mentalidad justiciera de los irmandiños, siglo XV, Madrid, 1990, p. 192-194, J.M. Nieto Soria « La conflictividad… »,
p. 227-229.
La dîme dans l’Espagne médiévale
77
cependant revenir sur le cas des nobles de Galice 80 et du Pays basque qui
conservaient un droit de patronage sur leurs églises. Les évêques de Calahorra et de Burgos essayèrent de récupérer ces droits lors de la convocation des Cortes de Guadalajara en 1390 81. Mais ici étaient en jeu aussi
le choix des desservants, la place d’honneur dans l’église et le tombeau
familial. Étaient en jeu, également, des dîmes et des rentes ecclésiales qui,
pour prendre l’exemple de Santa María de Balda à Azcoitia, pouvaient
représenter près de 75 % du total des revenus de la famille des Balda.
L’exercice prolongé de ces droits fut pour ces nobles du Nord un instrument de domination sociale essentiel à l’instauration et la perpétuation
de leur pouvoir dans les territoires exigus soumis à leur influence. À tel
point que Pedro López de Ayala justifiait la perception des dîmes comme
un prolongement de la seigneurie de patronage, por razón del conosçimiento
del señorío general 82.
L’opposition des populations, en revanche, n’a laissé que de rares
traces écrites. S’il semblait impossible de se dérober face aux menaces
d’excommunication et aux injonctions tant de fois répétées par les Constitutions synodales, les paysans aspiraient cependant à payer le moins
possible, et les résistances individuelles passaient par la fraude. Mais les
résistances collectives – comme l’a signalé, par exemple, J.A. Munita à
propos du monastère de l’Oliva en Navarre – pouvaient aller plus loin,
et devenir une revendication de plus pour les paysans 83. Remarquable
exemple de résistance, une pétition portée aux Cortes de Madrigal en
1438 dit clairement combien pouvait peser l’acquittement de la dîme sur
l’économie paysanne. Elle dénonçait l’injustice d’une dîme levée par trois
fois : sur l’ensemble de la récolte d’abord, puis, sur les 20 ou 30 % de la
récolte versées en rentes diverses, au titre de dîmes sur les héritages (sur
les revenus d’un propriétaire, en quelque sorte). Et enfin, sur les 20 ou
30 % de la récolte que coûtaient les moissonneurs et boulangers, au titre
de dîmes sur les salaires.
Il n’est plus qu’à faire le calcul : 50 à 70 % de la production étaient
détournés de la consommation du cultivateur. Et du reste – entre 30 et
50 % – il fallait encore soustraire les semailles de l’année suivante. La
80.
81.
82.
83.
J. García Oro, Galicia en los siglos XIV y XV, La Coruña, 1987, I, p. 392-394.
« … dixeron que ellos eran agraviados que [en] la tierra de Vizcaya e de Alava e de Guipúzcoa,
e otrosí en el obispado de Burgos, eran muchas iglesias que los diezmos dellas levaba el señor
de Vizcaya, e otros muchos caballeros e fijosdalgo, e que era contra toda razón e contra todo
derecho, ca ningún diezmo non le podía levar lego… »
J. Ramón Díaz de Durana, « Patronatos, patronos… », p. 506.
J.A. Munita, El monasterio de las Oliva…, p. 611-612 et 554-558 ; « Redondela y Vigo… »,
p. 80. Dans le cas de Málaga, l’étincelle qui mit le feu aux poudres fut l’obligation de
transporter les dîmes du raisin au pressoir de la viguerie (J. Suberbiola, « Constituciones y rentas decimales… », p. 210).
78
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
dîme n’était vraiment pas un stimulant à l’heure de réaliser des investissements dans l’agriculture 84.
La participation de la Couronne aux revenus décimaux
La Couronne eut également sa part des revenus décimaux. En 1247, le
Pape concéda au roi Fernand III de Castille le droit de percevoir une partie
du tiers des dîmes destiné à la fabrique, afin de contribuer au financement
de la conquête de Séville. Ces tercias représentaient 2/9 de la dîme 85, et
reçurent le nom de terçias reales. À la fin du XVe siècle, elles dégageaient
« une rente annuelle d’environ six millions de maravédis 86 ». Les successeurs de Fernando III, malgré le caractère temporaire de la concession,
continuèrent à les percevoir ; une lente consolidation semble s’amorcer
au début du XIVe siècle 87, en dépit des protestations pontificales et de
l’usage de ces tercias comme fiefs octroyés à la noblesse 88. La première
réglementation de leur perception date des Cortes d’Alcalá (1345) et les
plus anciens Cuadernos de Recaudación de Tercias conservés sont des années
1364-1365. Les tercias devinrent perpétuelles vers 1430. Le système utilisé
pour le prélèvement était l’affermage, habituellement concédé aux Juifs 89.
Ces fermages constituaient, avec les impôts sur les ventes (alcabala), 80 %
des revenus de la Couronne 90.
En Navarre, de même, Thibaut II reçut en 1267 une bulle de Clément
IV lui concédant pour trois ans la décime des revenus du clergé de son
royaume. Le libro del rediezmo de 1268, signale cet apport destiné à financer la croisade de Thibaut 91.
84.
85.
86.
87.
88.
89.
90.
91.
Voir J.L. Mingote Calderón, Tecnología agrícola medieval en España, Madrid, 1996,
p. 25-26.
Dans les Alpujarra et à Malaga, la part royale était supérieure grâce aux concessions
papales. P. Hernández Benito, « Alcabalas y diezmos… », p. 69.
M.A. Ladero, « Renta eclesiástica… », p. 210.
À la fin du XIIIe siècle encore, elles sont ignorées par le Becerro de Presentaciones
(P. Martínez Sopena, La Tierra de Campos…, p. 304).
M.A. Ladero, « Ingreso, gasto y política fiscal de la Corona de Castilla desde Alfonso
X a Enrique III (1252-1406) », dans El siglo XV en Castilla…, p. 32-35. J.M. Nieto Soria,
« El pontificado de Martín V y la ampliación de la soberanía real sobre la iglesia
castellana (1417-1431) », En la España Medieval, 1994, p. 125-127.
L.V. Díaz Martín, « Las “Tercias Reales” en Burgos, 1364-1365 », Archivos Leoneses,
1983, p. 145-170 ; F. Cantera Burgos, « Las tercias reales del obispado de Calahorra y
los cogedores judíos », Separad, 1958, p. 219-313.
J. Moreno, Ávila y su tierra en la Baja Edad Media (siglo XIII-XV), Valladolid, 1992,
p. 227-250.
R. Felones, « Contribución al estudio… » (II), p. 625-686 et 686-687.
La dîme dans l’Espagne médiévale
79
LA DÎME DANS LA COURONNE D’ARAGON
Nous allons maintenant aborder l’origine et les caractéristiques fondamentales de la dîme dans les territoires de la Couronne d’Aragon.
Origine et évolution
L’origine des dîmes dans les territoires chrétiens à l’est de la Péninsule
ibérique est historiquement liée à la période carolingienne, spécialement
à la fin du VIIIe siècle et au début du IXe. Le renouveau de l’État dans
une partie de l’Occident se conjugue ici avec la particularité ibérique :
la destruction de la monarchie wisigothique et la naissance, au Nord,
d’une série de petits comtés et royaumes chrétiens impliquaient une réorganisation qui, logiquement, frappa l’Église de plein fouet. Avant 711,
la tradition ecclésiastique, en Tarraconaise au moins, ne semble guère
avoir compté sur la dîme pour entretenir les évêchés, dont la richesse, à
en croire les synodes du VIIe siècle, provenaient surtout des propriétés
agricoles et des donations des fidèles. Pour certains auteurs, d’ailleurs,
la dîme devait encore être volontaire car, dans les actes des conciles de
Tolède, elle n’apparaît pas régulée de façon systématique 92.
L’occupation musulmane s’étendit jusqu’aux Pyrénées. Elle désorganisa les évêchés de l’Antiquité tardive en tant que rouages de l’État
wisigothique, et rendit nécessaire leur restauration par les Carolingiens
dans les territoires de la Marche Hispanique, au moment même où s’installaient les premiers comtés chrétiens 93. Dès le règne de Charlemagne,
et plus encore sous Louis le Pieux (814-840), les documents montrent la
réorganisation des évêchés d’Elne, Barcelone, Gérone et Urgel (soumis au
métropolitain de Narbonne), l’implantation du rite romain et la répression des dissidences (comme celle de Félix d’Urgel). En définitive, la
conjonction fut forte entre le déploiement du pouvoir public carolingien
et les fonctions temporelles, juridiques et fiscales, des évêchés 94.
Au IXe siècle, les diplômes carolingiens éclairent la constitution du
patrimoine de ces évêchés, à travers l’aliénation de biens du trésor royal.
92.
93.
94.
R. Martí, « L’ensagrerament. L’adveniment de les sagreres feudals », Faventia, 10/2,
1988, p. 153-182 ; X. Puigvert, « El delme… », p. 118.
A. Pladevall, « L’organització de l’Església a la Catalunya carolíngia », dans J. Camps
(dir.), Catalunya a l’època carolíngia. art i cultura abans del romànic (segles IX i XI), Barcelona, 1999, p. 53-59.
X. Puigvert, « El delme… », p. 119 ; P. Freedman, « Le pouvoir épiscopal en Catalogne
au Xe siècle », dans Catalunya i França Meridional a l’e ntorn de l’any Mil, Barcelona,
1991, p. 174.
80
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
C’est ainsi, par exemple, que l’évêché d’Urgel reçut des mains de Louis
le Pieux, en 814 et en 835, des donations de terres et d’églises en Pallars
et Ribagorza. Mais ce n’est que lors de la consécration de sa cathédrale
en 839, semble-t-il, que dîmes et prémices furent ajoutées à ces paroisses 95. Dans la seconde moitié du IXe siècle, les mentions de dîmes apparaissent progressivement, surtout dans les évêchés de Barcelone, Vic et
Gérone. Mais ils nous informent sur leur attribution à certaines localités,
à un prêtre ou à un monastère, plus que sur leur généralisation. Dans
la province ecclésiastique de Narbonne, il semblerait en effet que l’institution décimale ne se consolida qu’à partir de la création, en 899, d’un
chapitre diocésain. Le même mouvement se relève à Gérone, Vic et Barcelone, et semble lié, à la suite du concile de Troyes de 878, à une réforme
des diocèses de la Narbonnaise visant, entre autres choses, à mettre la
main sur une dîme généralisée 96. Dans la pratique, cependant, la dîme
contrôlée par les évêques semble encore loin d’être généralisée à cette
époque, et d’autant moins que, dans les évêchés catalans du Xe siècle, l’organisation du pouvoir épiscopal semble encore inachevée. Bon nombre
de petites églises et de monastères locaux, fondés et patronnés par la
noblesse, naquirent en marge du pouvoir diocésain. Et les dîmes de ces
églises « privées » étaient réservées au clergé local ou, très souvent, au
châtelain (castlà) ou seigneur du lieu 97.
Au XIe siècle, en revanche, l’évolution des structures féodales en
Catalogne et Aragon, la diffusion des Paix et Trêves de Dieu, la création
d’espaces protégés autour des églises (les sagreras), furent sans doute
autant d’éléments de consolidation de l’autorité épiscopale, soutenue de
surcroît par la Réforme Grégorienne. Le développement des structures
administratives et juridiques, associé à la maîtrise de l’écrit, offrait de
nouvelles armes aux institutions ecclésiastiques, pour rivaliser avec la
noblesse territoriale 98. Mais les évêques savaient aussi utiliser la rhétorique des pouvoirs nobiliaires, comme le montre l’exemple d’Ermengol
d’Urgel qui, en 1016, donnait en fief, au vicomte Bardina, la paroisse de
San Jaime de Frontinyà avec ses dîmes et prémices ; ou comme le montre
95.
96.
97.
98.
« … cum finibus suis et villulis atque villarunculis, et cum omnibus ecclesiis eidem episcopio
pertinentes, et cum decimas et primicias vel synodali redditu… » (R. de Abadal, « Origen de
la sede ribagorzana de Roda », Estudios de Edad Media Corona de Aragón, 1952, p. 15).
Id., p. 123 ; E. Magnou-Nortier, La société laïque et l’Église dans la province ecclésiastique
de Narbonne (zone cispyrénénne) de la fin du VIIIe à la fin du XIe siècle, Toulouse, 1976.
F. Sabaté, « Església, religió i poder a l’Edat Mitjana », dans Església, societat i poder a
les terres de parla catalana, Barcelona, 1995, p. 17-54.
P.H. Freedman, Tradició i regeneració a la Catalunya medieval, Barcelona, 1985,
p. 161-162.
La dîme dans l’Espagne médiévale
81
encore un inventaire des biens d’Arnau Mir de Tost qui, en 1046, tenait
vingt paroisses en fief de l’évêque 99.
La situation des régions méridionales était bien différente. Au
Xe siècle, et surtout au XIe, la dîme est fréquemment citée dans les actes
de consécration des paroisses qui étaient fondées, au fur et à mesure
du repeuplement, à la frontière des pays musulmans. L’articulation de
ces nouveaux territoires en un réseau de châteaux (castells termenats) et
la création parallèle de paroisses soumises à l’évêque furent sources de
nombreux conflits. Il était de coutume, en effet, que le châtelain prélevât un dixième des rentes de son ressort, de sorte que les deux droits
se confondaient et entraient en compétition 100. Avec l’expansion de la
Catalogne et de l’Aragon, néanmoins, la création de paroisses nouvelles
semble avoir favoriser durablement le contrôle de la dîme par les évêchés.
Le fait devait se confirmer tout au long des conquêtes postérieures de la
Monarchie.
Mais il entraîna aussi, à partir du milieu du XIIe siècle, des conflits
d’un nouveau genre, avec les ordres militaires en particulier. Ainsi, après
les conquêtes de Tortosa (1148) et Lérida (1149) et la « restauration » de
leurs évêchés, le comte de Barcelone leur attribua toutes les paroisses de
leurs territoires, avec les droits et dîmes afférents (omnes decimas et primitias Ilerdensis urbis et totius territorii eius…). Mais, dans le même temps, la
répartition des terres conquises entraînait la création de seigneuries ecclésiastiques, au bénéfice des ordres du Temple et de l’Hôpital, et de monastères nouvellement créés. Elle permit, de même, la création de seigneuries
laïques bâties à partir des anciens châteaux et petites « villes » islamiques.
Or, tous ces seigneurs essayèrent de conserver le profit des dîmes versées
sur leurs territoires, ce qui déboucha sur de nombreux conflits judiciaires
dans les décennies postérieures 101.
Ainsi, l’évêque de Lérida, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, se plaignit à maintes reprises des principaux nobles de son diocèse, faisant appel
à l’archevêque de Tarragone et au Pape, et obtenant gain de cause le plus
souvent : contre le comte d’Urgel en 1168, contre Guerau de Jorba en 1170,
contre Guillem de Cervera en 1173 102…. Les affrontements les plus retentis99.
100.
101.
102.
Id., p. 22-23.
F. Sabaté, El territori de la Catalunya medieval, Barcelona, 1997, p. 87-94 ; F. Sabaté,
L’expansió territorial de Catalunya (segles IX-XII), Lleida, 1996, p. 65-76 ; C. Batet, Castells
termenats i estratègies d’expansió comtal. La Marca de Barcelona als segles X-XII, Vilafranca,
1996 ; C. Baraut, Les actes de consagracions d’esglésies de l’antic bisbat d’Urgell (segles
IX-XII), La Seu d’Urgell, 1986 ; R. Ordeig, « Inventari de les actes de consagració i
dotació de les esglésies catalanes. I. Anys 833-950 », Revista Catalana de Teologia, 4,
1979, p. 123-165.
F. Sabaté, Església, religió i societat…, p. 30-31.
F. Sabaté, Història de Lleida. vol. 2 : Alta Edat Mitjana, Lleida, 2003, p. 273-276.
82
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
sants eurent lieu contre les ordres de l’Hôpital et du Temple, aggravés du
fait que ces deux institutions reçurent de nouvelles donations, ne cessant
ainsi d’accroître les quantités de dîmes qu’elles détenaient. Un accord fut
conclu avec le Temple en 1154, grâce à l’intervention d’un légat pontifical.
Selon les lieux du diocèse, il fut décidé quelle partie de la dîme reviendrait
aux Templiers et quelle autre irait à l’évêque. Le patronage sur les différentes paroisses des seigneuries de l’ordre fut distribué de même. Les querelles
n’étaient pas éteintes pour autant, et il fallut signer de nouveaux accords en
1160, 1170 et 1192, sur la dîme des moulins notamment 103. Rien ne sert de
multiplier les cas. Tortosa, par exemple, connut exactement le même type
de conflits, débouchant sur des accords rigoureusement similaires avec le
Temple et l’Hôpital en 1182 et 1191 104.
La conquête des îles Baléares et du royaume de Valence, entre 1230 et
1245, posa des problèmes quelques peu différents. Le pape Innocent IV,
en effet, avait octroyé au roi Jaime I des bulles de croisade l’autorisant à
percevoir les dîmes des terres conquises, aussi longtemps que durerait la
guerre. C’est pour cette raison que les privilèges de dotation des cathédrales de Majorque (1232) et Valence (1238) incluaient la donation royale
des dîmes et prémices 105. Dans la pratique, cependant, le roi conserva son
revenu une fois la guerre terminée ; et il fut imité par les nobles laïques
et les seigneurs ecclésiastiques qui, de facto, conservèrent les dîmes de
leurs seigneuries. Conflits et accords se succédèrent alors. Dans l’île de
Majorque, un pacte conclu en 1238 accorda à l’évêque un tiers des dîmes,
les deux autres tiers étant attribués au roi qui acceptait de les tenir en
fief de l’évêque 106. Progressivement, l’évêque parvient à signer le même
type d’arrangements avec les principaux seigneurs de l’île, ainsi qu’avec
l’ordre du Temple. Bien des années plus tard, en mai 1315, l’accord avec
la couronne fut ratifié par un nouveau pacte avec le roi Sanche Ier de
Majorque. Cet accord, connu sous le nom de « pariage » fixait désormais
à 50 % les parts de la couronne et de l’évêque 107. Néanmoins, un cahier
de prélèvement des dîmes de l’année 1310 souligne que, dans les villages de la seigneurie du Temple, l’évêque ne recevait qu’un tiers de la
103.
104.
105.
106.
107.
Id., p. 268-269.
A. Virgili, « El delme i la primicia al bisbat de Tortosa », Analecta Sacra Tarraconensia,
1994, p. 423-431 ; A. Virgili, Ad detrimentum Yspanie…, p. 188-191.
A. Huici, M.D. Cabanes, Documentos de Jaime I, Valencia, 1976, doc. 165.
« … quod dominus rex habeat in feudum perpetuum duas partes de decimis iure divino debitis,
videlicet in pane, vino et oleo ; in reliquis autem decimacionibus, tam animalium grossorum et
minutorum, quam ovium, lane et casei ac piscium, habeat dominus rex tantum medietatem »
dans A. Huici, M.D. Cabanes, Documentos de Jaime I, Valencia, t. 2, p. 49.
J.F. López Bonet, El diezmo en el reino de Mallorca y en la estructura económica de la
Procuración Real (1315-1396), Palma de Mallorca, 1986 ; J.F. López Bonet, « Dominis
seculars, patrimoni eclesiàstic i rendes decimals a la Mallorca cristiana », Mayurqa,
1989, p. 353-366.
La dîme dans l’Espagne médiévale
83
dîme 108. Avec l’évêque de Valence, l’accord intervint en 1241. Ici, le roi
n’obtint que le tiers des dîmes, tenu en fief de l’évêque. Les deux autres
tiers étaient réservés à l’évêque et son chapitre ; et les paroisses devaient
se contenter de garder les prémices 109. Dans les années qui suivirent, des
inféodations identiques (au terç delme) furent consenties à la cinquantaine
de nobles qui possédaient des seigneuries dans la région. Mais il fallut
attendre les années 1260-1270 pour trouver un terrain d’entente avec
les ordres du Temple et de l’Hospital qui obtinrent, eux, de conserver la
moitié des dîmes. On notera, pour finir, que l’histoire des dîmes fut tout
à fait semblable dans la région de l’actuelle province de Castellón 110.
Le poids de la dîme
Dans la Couronne d’Aragon du Bas Moyen Âge, on payait la dîme
de la majeure partie des produits agricoles courants : céréales, vin, huile,
légumes verts, légumineuses, fourrage, fruits secs, mais aussi la dîme
de la pêche, du bétail et des bénéfices des monopoles – fours, moulins,
etc. 111. Étant donné la présence importante de la population juive et
mudéjar dans la Couronne d’Aragon, il faut signaler que, jusqu’à la fin
du XIIIe siècle, tout semble indiquer qu’ils étaient exempts de son paiement. Vers 1300, cependant, le paiement semble s’étendre à l’ensemble
de la population et, tout au moins pour le royaume de Valence au XIVe et
XVe siècles, les mudéjars paient la dîme à la paroisse la plus proche.
Si la dîme paraît généralement identifiée au dixième des récoltes,
des accords furent toutefois rédigés, tout au long du XIIIe siècle, pour
fixer minutieusement les taux particuliers et les productions touchées.
Parmi les plus anciens figure celui octroyé par le roi Pedro II en 1198 aux
habitants de Tortosa, excepté pour les terres de la noblesse et des ordres
militaires. Cette carta composicionis decimarum et primiciarum Dertuse stipulait le paiement intégral de la dîme des céréales (prise en gerbes, dans les
champs) du vin, de l’huile (après la déduction des frais de production),
des légumes, des figues, des fourrages et du poisson. En revanche, on
payait deux deniers par tête pour les chevaux et les vaches ; rien pour les
poules et les cochons. Notons que le texte affirmait qu’il s’agissait d’une
108.
109.
110.
111.
J. Sastre Moll, « La producción agraria de Inca, Valldemossa, Llucmajor y Montuiri
según la declaración del diezmo de 1310 », XIII Congrés d’Història de la Corona d’Aragó.
Comunicacions I, Palma de Mallorca, 1989, p. 247-261 (en particulier p. 250).
A. Huici, M.D. Cabanes, Documentos de Jaime I, doc.335.
R.I. Burns, El regne croat de València, Valencia, 1993, p. 320-328.
R.I. Burns (El regne croat…, p. 322) cite un texte de San Ramon de Penyafort (XIIIe s.),
dans lequel les gains des prostituées sont inclus dans le paiement de la dîme car,
sinon, il semblerait que le « vice » en était exempt. (Summa, Lib. I, tit. XV, núm. 4.)
84
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
dérogation aux lois de l’Église, justifiée parce que les habitants de Tortosa
étaient « gens de frontière » avec les musulmans 112.
À Tarazona, on payait la dîme des grains, du vin, de l’huile et des
moutons. En revanche, la dîme des légumes et légumineuses n’était payée
que dans quelques localités. La dîme du lin et du chanvre n’est nulle part
attestée, malgré les efforts que déploya l’archevêque de Saragosse pour
l’imposer en 1490 113.
À Valence comme à Tortosa, un accord fut conclu avec les habitants de la
ville en 1268 114. Il fut inséré peu après dans la charte des Fueros de Valencia,
de sorte que ces dispositions se généralisèrent dans une grande partie du
royaume. C’est l’un des textes les plus précis que nous connaissions. Il fixait
la dîme au dixième pour le blé, l’orge, l’avoine, la vigne, le sorgho, le chanvre, le lin, les fèves, les lentilles, les pois chiches, les haricots secs, les petits
pois, les lupins, et d’autres produits similaires. Il en allait de même pour les
légumes – choux, épinards, ails, oignons, aubergines, carottes, navets etc. –,
le fourrage et la luzerne, sauf lorsqu’ils étaient destinés à la consommation
de la famille, auquel cas ils étaient exempts de tout paiement 115. La même
exemption, appliquée à la consommation familiale et à la vente au détail
(en petits ou grands cabas), était étendue à tous les types de fruits – poires,
pommes, grenades, prunes, coings, noix, noisettes, figues, amandes, etc. La
vente en gros, en revanche, était soumise à une dîme du douzième. C’était
le taux – sans exemption aucune – qui frappait les olives et le riz, alors que
les figues sèches et le safran ne devaient que le quinzième.
Quant au bétail, les documents des XIVe et XVe siècles montrent clairement que n’était frappé que le croît des troupeaux. Pour chaque tête
de gros bétail, il fallait verser quelques monnaies à la Saint-Michel de
septembre : 12 deniers pour les poulains, 6 pour les veaux, les mules…
Pour les brebis, les chèvres et les cochons, en revanche, il fallait effectivement livrer un nouveau-né sur dix. Le dixième de la production annuelle
était également requis pour les fromages et les toisons. Enfin, rien n’était
dû pour les œufs et la plupart des animaux de basse-cour : poules,
canards, oies, pigeons.
112.
113.
114.
115.
A. Virgili, « El delme i la primicia al bisbat de Tortosa… », p. 427-431.
A. López Asensio, « Los diezmos en el arcedianado de Calatayud, Calatayud y
comarca », Actas del IV Encuentro de Estudios Bilbilitanos, Calatayud, vol. 2, 1997,
p. 225.
A. Huici, M.D. Cabanes, Documentos de Jaime I, doc 1568 ; R. Burns, El regne croat…,
p. 329-345.
A. Huici, M.D. Cabanes, Documentos de Jiume I, doc. 1568. Peu de temps après, en 1271
et suite au développement du Fuero de Valencia par le roi Jaime I, l’on intégra à son
texte cet accord dans sa totalité, mais traduit en catalan.
La dîme dans l’Espagne médiévale
85
La gestion de la dîme
La dîme était souvent prélevée in situ, dans les champs, les aires et les
caves, en présence de représentants de l’Église. Les documents suggèrent
une gestion directe du prélèvement très générale jusqu’au XIIe siècle. Dès
après la « restauration » de l’évêché de Valence, par exemple, on relève
l’achat de maisons et de caves dans diverses localités stratégiques du Pays
valencien. Ainsi, en 1242, le roi autorisait le chapitre cathédral à acheter
des maisons franches dans les villes marchandes de Gandía, Alcira, Onteniente et Cocentaina pour les utiliser comme greniers pour les dîmes 116.
L’accord déjà cité de 1268 détaillait aussi les conditions dans lesquelles
devaient agir les collecteurs des dîmes en nature et les obligations du
paysan. Les céréales et certains légumineuses étaient perçues en grain,
et devaient attendre jusqu’à deux jours, sur les aires de battage, l’arrivée
des décimateurs ; ce délai passé, le paysan pouvait emporter la récolte
en laissant ce qu’il estimait correspondre à la dîme 117, les prémices étant
préalablement écartées.
Les sources de l’évêché de Tarazona, au XVe siècle, mentionnent la
présence du cuartador ou Baile cuartario, représentant de l’évêque chargé de
l’inscription sur les livres de comptabilité de la dîme. Il contrôlait les quantités reçues par les majordomes des greniers épiscopaux, qui eux-mêmes
dirigeaient les collecteurs et mesureurs envoyés sur place. On mentionne
également les secrétaires qui rédigeaient les actes, et même les claviers,
responsables des greniers locaux. Ces derniers étaient en général des
habitants de la paroisse 118. La répartition des grains s’effectuait à la Saint
Michel, celle du vin entre octobre et novembre, et la décimation des ovins
en mai. Sur les champs, on prélevait la dixième gerbe, et l’on procédait
immédiatement à la répartition entre décimateurs et bénéficiaires, tels les
archidiacres de la cathédrale qui tenaient un redécimo de l’évêque 119.
C’est dire que le prélèvement de la dîme nécessitait une véritable
administration, avec un coût considérable, auquel s’ajoutaient ceux du
transport et du stockage. Il impliquait aussi une maîtrise certaine de
l’écrit, comme en atteste les cahiers de comptabilité conservés. L’un d’eux,
particulièrement remarquable, fut établi en 1310 pour plusieurs paroisses
de l’île de Majorque. On y trouve les noms de tous les chefs de famille et
les quantités payées pour chaque produit, exprimées en nature 120. Dès la
116.
117.
118.
119.
120.
Furs de València, G. Colon, A. Garcia (éd), vol. IV, Barcelona, 1983, p. 290-296.
Id.
A. López Asensio, « Los diezmos en el arcedianado de Calatayud… », p. 214-217.
Id., p. 224.
J. Sastre Moll, « La producción agraria de Inca, Valldemossa, Llucmajor y Montuiri… »,
p. 247-261.
86
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
seconde moitié du XIIIe siècle, néanmoins, on peut voir se multiplier les
traces de l’affermage des dîmes à des habitants, à des marchands, voire
même, au seigneur des lieux. Il pouvait être utilisé pour l’ensemble des
productions ou pour des produits en particulier. En 1260, par exemple,
l’évêque de Valence arrentait toutes les dîmes de Pedralba au seigneur
du lieu ; en 1275, au contraire, le procureur de l’évêque n’affermait que la
dîme du pain, du vin et de l’huile de la paroisse d’Albaida 121.
Fraude et évasion fiscale
La fraude était une préoccupation constante des décimateurs, et les
sources en témoignent abondamment de la fin du XIIe siècle jusqu’au XVe.
Ainsi, dans le diocèse de Tortosa, en 1298, la sentence arbitrale de Pierre le
Catholique répondait aussi bien aux plaintes des habitants sur les modalités du paiement de la dîme qu’au souhait de mettre par écrit les mesures à
prendre contre les fraudeurs, condamnés en l’occurrence à verser le double
de la valeur de leur forfait 122. Cela dit, un accord de 1467, à Tarazona,
montre clairement que les collecteurs et contrôleurs étaient les principaux
fraudeurs. Pour y remédier, il fut décidé d’équiper caves et greniers de
deux serrures, la clef de l’une revenant au fermier ou à l’agent épiscopal, la
clef de l’autre étant remise à un habitant ou au clavier local 123. À Valence,
les officiers du roi reçurent régulièrement, de 1250 à 1280, des mandements
qui les sommaient de lutter contre la fraude et de brandir la menace des
amendes (rappelons que le trésor royal recevait un tiers de la dîme). En
mars 1254, par exemple, Jacques Ier envoyait cet ordre à tous les baillis,
alcaides et autres officiers du royaume de Valence 124. Les procès furent
néanmoins nombreux, tout au long des XIVe et XVe siècles, à propos des
cultures nouvelles, notamment, parce que la coutume n’en disait rien. C’est
ce qui arriva, à la fin du XIVe siècle, lorsque l’évêque de Tortosa réclama le
paiement de la dîme du safran dans la région de Morella.
La répartition de la dîme entre les bénéficiaires
En principe, la répartition de la dîme suivait le modèle des bulles de
la fin du XIe siècle et se faisait par tiers (attribués à l’évêque, au chapitre
121.
122.
123.
124.
ACV, Pergamino nº4646 et 6006, respectivement.
A. Virgili, « El delme i la primicia al bisbat de Tortosa… », p. 428.
A. López Asensio, « Los diezmos en el arcedianado de Calatayud… », p. 223.
ACV, Legajo 2 :2. Un autre cas, par exemple : 1281, 24 novembre. Le roi Pedro III
ordonne « … compelli omnes illos […] racione decime vel primicie ecclesie Valencie ad
dandum et solvendum eidem prout debuerint ». ACA, Cancillería, reg. 50, f. 201 v.
La dîme dans l’Espagne médiévale
87
et à la paroisse). Dans la pratique, le partage était des plus variables,
changeant selon les siècles et les lieux. Il dépendait de l’équilibre des
pouvoirs, entre l’évêque et le chapitre cathédral notamment, de l’interventionnisme des rois et de l’attitude de la Papauté. En 1316 par exemple,
le pape Clément V octroyait au roi Sanche Ier de Majorque le prélèvement
temporaire de la dîme pour armer des galères et faire face aux attaques
musulmanes 125. Autre exemple : en 1393, le Pape cédait au roi Martin I,
jusqu’en 1415, deux tiers de la part des dîmes qui revenaient aux fabriques paroissiales, tout au moins dans les diocèses aragonais. Or, dans
l’évêché de Tarazona, la dîme était répartie en quarts (un pour l’évêque,
deux pour le chapitre, et le dernier pour la fabrique) et l’évêque, en 1393,
céda temporairement une partie de ses revenus aux archidiacres, et une
autre aux chanoines 126.
De fait, il était fréquent que les rentes de tout type, dîmes comprises,
soient attribuées par des pactes conclus entre l’évêque et le chapitre.
Celui-ci, à son tour, assignait des rentes à chacun des chanoines, alors
que d’autres étaient destinées aux dépenses collectives de chaque mois de
l’année. Ces dotations mensuelles étaient appelées pabordías en Catalogne
et à Valence et portaient le nom du mois correspondant ou de la paroisse
dont les dîmes fournissaient le principal revenu 127. De la même façon,
dans la moitié sud de la Couronne d’Aragon, la présence des ordres
militaires déboucha sur les répartitions particulières que nous avons
évoquées. On ne reviendra pas non plus sur les parts de dîmes qui revenaient au roi et aux seigneurs, si ce n’est pour rappeler l’importance de
ces fiefs. Car dans bon nombre d’endroits, en effet, la dîme devint ainsi la
part fondamentale des revenus seigneuriaux, pouvant représenter près de
80 % de ces revenus.
Un cas extrême et très particulier est celui des baronnies d’Elda, Petrer,
Salinas, Monóver, Novelda et Aspe : valenciennes depuis 1305, elles
relevaient de l’évêché castillan de Carthagène. Mais ici, c’est le comte de
Cocentaina qui, en vertu d’un accord conclu en 1449 avec le roi Alphonse
le Magnanime, percevait la totalité de la dîme (contre versement de 70
livres annuelles à l’évêque de Carthagène). Deux ans plus tard, le Pape
ratifiait cet accord, en tenant compte du fait que ces lieux, peuplés de
musulmans, n’avaient pendant longtemps versé aucune dîme à l’évêché. En 1494, un nouvel accord entre le comte et l’évêque de Carthagène
125.
126.
127.
J. Sastre Moll, « La producción agraria… » p. 248.
A. López Asensio, « Los diezmos en el arcedianado de Calatayud… », p. 209-237.
M. Terré Vila, « Estudi de les pabordies… », p. 115-150 ; A. Ll. Sanz, « La pabordia… »,
p. 419-436.
88
José Ramón Díaz de Durana, Enric Guinot
ratifiait le prélèvement intégral des dîmes et prémices par le seigneur, en
augmentant seulement le tribut annuel perçu par l’Église 128.
*
*
*
Malgré les différences régionales, l’histoire de la dîme en Espagne a
des traits caractéristiques et suggère des questions communes, des pistes
de recherches qui mériteraient d’être développées. La domination musulmane, tout d’abord, introduit ruptures et différenciations. Au Nord,
l’implantation de la dîme dans les petites sociétés chrétiennes paraît
lente, décousue et inorganique, plus précoce dans les comtés carolingiens
de l’Est que dans les royaumes occidentaux. Au Sud, et avec des écarts
chronologiques considérables, elle est intimement liée à la Reconquête,
marquée par la répartition des terres conquises, par la croisade et la
présence des ordres militaires, par la « restauration » immédiate des
diocèses et le rôle des monarques.
Partout cependant, la dîme paraît aussi lourde qu’universelle, généralement prélevée au dixième, et pas seulement sur la production. Les taux
réduits, les exemptions, les conflits et les accords fournissent une masse
de renseignements qui devrait être mise en œuvre pour une analyse
des enjeux sociaux qui se nouaient autour de ce prélèvement essentiel.
Sa lourdeur même suggère une organisation complexe, des agents,
des infrastructures, une comptabilité que les sources laissent entrevoir
parfois. Cette gestion du prélèvement laisse deviner aussi tout un monde
de menus et gros profits dont l’étude reste à faire.
L’importance des dîmes, néanmoins, apparaît plus clairement encore
lorsque l’on considère la part qu’elles tenaient dans l’ensemble des prélèvements, une part essentielle pour nombre de nobles, d’évêques et de
chapitres, pour les ordres militaires, et même pour les finances royales
qu’elles pouvaient alimenter dans des proportions stupéfiantes. Même si
leur poids relatif semble avoir décru au fil des siècles, il semble globalement colossal. Il apparaît d’autant plus important de savoir qui bénéficiait
réellement de ce prélèvement, et ce sera certainement l’une des questions
majeures que devra aborder l’historiographie dans un futur prochain ;
avec en ligne de mire une autre question essentielle, et particulièrement
mal éclairée : celle du rapport que les contribuables entretenaient avec la
dîme, entre assentiment et contestation.
128.
R. Belando Carbonell, Realengo y señorío en el Alto y Medio Vinalopó, Universidad de
Alicante, 1990, p. 34-38.
TABLE DES MATIÈRES
Roland Viader
La dîme dans l’Europe des féodalités. Rapport introductif .........
7
Jean-Pierre Devroey
Dîme et économie des campagnes à l’époque carolingienne .......
37
José Ramón Díaz de Durana,, Enric Guinot
La dîme dans l’Espagne médiévale ..................................................
63
Ben Dodds
La dîme : production et commercialisation en Angleterre
au Moyen Âge......................................................................................
89
François Menant
Dîme et féodalité en Lombardie, XIe-XIIIe siècles ...........................
101
Elvis Mallorquí
Dîme et féodalité en Catalogne : le diocèse de Gérone
et le Livre Vert (1362) .........................................................................
127
Mathieu Arnoux
Pour une économie historique de la dîme ......................................
145
Francis Brumont
La question de la dîme dans la France moderne ...........................
161
Guy Lemeunier
La dîme en Espagne à l’époque moderne .......................................
191
David Fletcher
Cartes de dîme et de cadastre en Angleterre
et au Pays de Galles ............................................................................
209
272
Table des matières
Isabelle Vouette
Un procès des dîmes sur les menus grains
entre l’abbaye de Citeaux et les habitants d’Échenon ...................
227
Guy Astoul
La contestation des dîmes dans le Sud-Ouest au XVIIIe siècle .....
241
Marc Conesa
Des grains, des terres et des hommes.
La dîme et la question des espaces agraires en Cerdagne
(XVIIe-XVIIIe siècles) .............................................................................
257
Trentièmes
Journées
d’Histoire
de Flaran
La dîme
dans l’Europe médiévale et moderne
Les historiens en conviennent volontiers :
la dîme fut l’une des principales institutions
de l’Occident médiéval et moderne, quand
bien même on la réduirait à un simple impôt
ecclésiastique. Elle occupe pourtant une place
négligeable dans l’historiographie des dernières décennies. Or quel fut son rôle véritable
dans l’évolution des structures économiques
et sociales de l’Europe occidentale ?
La question est neuve, et lourde d’enjeux
fondamentaux. Il s’agit notamment d’évaluer
l’impact relatif des prélèvements fonciers, fiscaux et décimaux sur les populations assujetties. Plus encore, il est nécessaire de comprendre les rapports entre la dîme et des phénomènes aussi essentiels que la seigneurie, le
fief, la paroisse ou la communauté d’habitants.
Pour ce faire, il fallait mieux connaître les
conditions concrètes de son prélèvement et de
sa redistribution. Les contributions rassemblées dans ce volume mettent en évidence
une variété des formes qui n’avaient jamais
été prises en compte. Elles soulignent la fonction cruciale du prélèvement décimal dans
l’organisation des rapports sociaux à l’échelle
locale, régionale et européenne.
Série dirigée
par Mireille MOUSNIER
PRESSES UNIVERSITAIRES DU MIRAIL
UNIVERSITE DE TOULOUSE LE MIRAIL
5, Allées Antonio-Machado
F 31058 TOULOUSE CEDEX 9
ISBN : 978-2-8107-0087-5
CODE SODIS : F350882
PRIX : 28
€
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