Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
Le cyberpunk américain a joué un rôle important dans la littérature de
science‑iction : il a permis de la dépoussiérer des thèmes rebattus du space
opera, d’explorer certains aspects des nouvelles technologies, de tracer la limite
entre comportements déviants et acceptables, de rendre encore plus poreuse
la frontière entre l’homme et la machine, de dépasser les approches dualistes
réel‑virtuel. Un rappel historique de ce mouvement littéraire américain n’est
pas inutile. Ce courant imaginatif a vite gagné la France et nous verrons sa
réception sur le marché éditorial comme son appropriation par les écrivains
de science‑iction d’expression française. Cela permettra d’étudier la
spéciicité du cyberpunk français tout en observant comment cette littérature
d’anticipation extrapole ou incorpore les nouvelles technologies. Ainsi, il
devrait être possible de montrer quel rapport le cyberpunk français entretient
avec la science et la technique au travers du cas exemplaire des mondes virtuels
intra‑ictionnels.
Il était une fois en Amérique… le cyberpunk
Un courant marginal s’est dessiné dans la science‑iction américaine
au début des années 1980. Il a été dénommé cyberpunk et s’est fédéré
principalement autour de William Gibson, Bruce Sterling et quelques autres.
Très rapidement, ce courant a su forger un nouveau langage à l’imaginaire et
aux métaphores puissants. Il a aussi engendré une littérature inventive, saturée
de technologie au service des univers virtuels et a généré une mythologie
singulière du corps.
À la in des années 1980 et au début des années 1990, aux États‑Unis, le
cyberpunk devient l’épiphénomène du paysage littéraire révélant un sous‑genre
ambitieux de la science‑iction. Il quitte alors les revues spécialisées de
science‑iction pour apparaître sur les couvertures de magazines ou dans
les colonnes de journaux1. C’est avec Neuromancien de William Gibson que
1
Citons Interzone (J. Nicholas & H. Judith, « William Gibson », 1/13, 1985, p. 17‑18),
Foundation (D. Rirdan, « The Works of W. Gibson », 43, Eté 1988, p. 36‑46 ; D. Suvin, « On
Gibson and Cyberpunk SF », 46, Automne 1989, p. 40‑51), Fantasy Review (T. Maddox,
« Cobra, She Said : An Interim Report on the Fiction of W. Gibson », 9/4, avril 1986,
p. 46‑48) ou Science Fiction Eye (T. Tatsumi, « An Interview with W. Gibson », 1/1,
36
Alexandre Marcinkowski
le cyberpunk émerge dans la conscience du public et focalise l’attention des
médias. Il est vrai que le roman rale quatre prix prestigieux dans le domaine
science‑ictionnel l’année même de sa sortie : le Nebula, le Hugo, le Philip K. Dick
et le Ditmar, équivalent australien du Hugo2. La critique applaudit tant à une
forme d’écriture touffue et imaginative qu’à l’extrapolation de la société du
futur. Le cyberpunk devient fréquentable pour la critique, les journalistes et
les lecteurs peu familiers de la science‑iction. Alors que deux anthologies de
textes paraissaient l’année suivante3, William Gibson, Bruce Sterling, Lewis
Shiner ou Pat Cadigan connaissent alors une notoriété oficielle et leurs noms
sont copieusement utilisés par la machine publicitaire. Si Neuromancien n’est
pas le premier texte cyberpunk comme nous le verrons, il est indiscutablement le
plus représentatif et, dans l’imaginaire collectif, la formule bien que restrictive
mais schématique, se résume à : Cyberpunk = Gibson = Neuromancien.
C’est dans un contexte médiatique de banalisation que le cyberpunk suscita
des débats ontologiques chez les universitaires et les critiques littéraires.
Frappés par la noirceur des ictions cyberpunks, certains ont vu la dénaturation
de l’être vivant, l’évaporation de l’organique au proit de la machine alors que
d’autres, a contrario, n’hésitaient pas à dire du cyberpunk en général, et du travail
2
3
Hiver 1987, p. 6‑17 ; J. Kessel, « The Humanist Manifesto », 1/1, Hiver 1987, p. 52‑56).
Ainsi le cyberpunk est mentionné dans des magazines tels Rolling Stone (M. Gilmore, « The
Rise of Cyberpunk », 488, 4 décembre 1986, p. 105‑108), Dallas Magazine (E. Poulos,
« One‑on‑One with W. Gibson », 65, juin 1986, p. 18‑20), Bloomsbury Review (L. C. Harper,
« The Culture of Cyberspace », 8/5, septembre‑octobre 1988, p. 16‑17, 30), Whole Earth
Review (K. Kelly, « Cyberpunk Era », Eté 1989, p. 78‑82), Interview Magazine (V. Hamburg,
« The King of Cyberspace », janvier 1989, p. 84‑87, 91), Utne Reader (E. Selbin,
« Cyberpunk, Fiction’s Brave New Genre », 34, juillet‑août 1989, p. 28‑29), Saturday Night
(A. Manguel, « Inner cities », 104/3, mars 1989, p. 69‑70), Books in Canada (C. J. Dorsey,
« Beyond Cyberspace », 17/5, juin‑juillet 1988, p. 11‑13) mais encore dans les revues
informatiques telles CADalyst (R. Schutz, « Neuromancer. The Beginning of Cyberspace »,
décembre 1989, p. 51) ou le Journal of Computer Game Design (F. R. Farmer, « Cyberspace :
Getting there from Here », octobre 1988). On retrouve le cyberpunk, de la revue de
la cyberculture Mondo 2000 (1‑17, 1984 à 1998) à The Village Voice en passant par la
couverture de la revue musicale Keyboard (M. Dery, « Cyberpunk : Riding the Shokewave
with the Toxic Underground », mai 1989, p. 75‑89), du Wall Street Journal (D. A. Jennings,
« New Wave SF », 21 novembre 1986, p. 30) au Boston Globe (J. A. Farrell, « The Cyberpunk
Controversy », 19 février 1989) ou dans le Times Literary Suplement (P. Kincaid, « Mona
Lisa Overdrive », 12 août 1988, p. 892) et le New York Times Book Review (T. Disch, « Mona
Lisa Overdrive », 11 décembre 1988, p. 23).
En 2005, le Time incluait Neuromancer dans sa liste des 100 meilleurs romans jamais écrits
depuis 1923. Il s’en est vendus de part le monde plus de 6,5 millions d’exemplaires de
1984 à 2007 selon A. Cheng, « (77) Neuromancer », dans The Literary Canadian Review
100 : Canada’s most important books (9/9/2007).
Le recueil de nouvelles Burning Chrome de W. Gibson, préfacé par B. Sterling, chez Ace,
New York, 1986 [W. Gibson, Gravé sur chrome, trad. J. Bonnefoy, Paris, La Découverte,
1987] et l’anthologie de B. Sterling, Mirrorshades. The Cyberpunk Anthology, Arbor House,
New York, 1986 [Mozart en verres miroirs, trad. par M. Albaret, Paris, Denoël, PdF 451,
1987].
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
37
de William Gibson en particulier, qu’ils représentaient le degré ultime de la
littérature postmoderne4.
Du mot à la chose
Le rapprochement des vocables, « cyber » et « punk », présente un aspect
incongru et, en tout cas, laisse percevoir l’antithétisme du néologisme. D’un
côté, on trouve le préixe grec « cyber », du verbe kubernáō, mentionné dès
Homère et signiiant initialement « gouverner un navire »5. Outre un sens
technique, kubernáō prend aussi le sens pratique et général de « diriger »,
« gouverner ». On en a tiré la cybernétique, discipline qui étudie le contrôle
et la transmission des messages chez les machines et les êtres humains, dont
le mathématicien Norbert Wiener (1894‑1964) s’est vu attribuer la paternité6.
4
5
6
On consultera principalement, dans la masse des publications et articles consacrés au
cyberpunk, deux synthèses parfois illustrées, H. Moreno, Cyberpunk. Más allá de Matrix,
Circulo Latino, Barcelona, 2003 et A. Butler, Cyberpunk, Pocketessentials, Harpenden,
2000, puis les ouvrages universitaires suivants : L. MacCaffery (dir.), Storming the Reality
Studio. A Casebook of Cyberpunk and Postmodern (Science) Fiction, Duke University Press,
Durham – London, 1991 ; GSlusser & T. Shippey (dir.), Fiction 2000 : Cyberpunk and the
Future of Narrative, Athens, University of Georgia Press, 1992 ; D. Warfa, « Dix ans de
cyberpunk littéraire », Octa, 53, avril 1995, p. 32‑38 ; M. Dery, Vitesse virtuelle. La cyberculture
aujourd’hui, (trad. GCharreau, Ed. orig. Grove Press, 1996), Paris, Éditions Abbeville,
1997, p. 260‑265 ; D. Cavallaro : Cyberpunk and Cyberculture : Science fiction and the Work of
W. Gibson, Athlone Press, 2001 ; S. Heuser, Virtual Geographies. Cyberpunk at the intersection
of the Postmodern and Science Fiction, Rodopi B. V., Amsterdam – New York, 2003 ; C. Yoke
& C. Robinson (dir.), The Cultural Influences of W. Gibson, the « Father » of Cyberpunk Science
Fiction, E. Mellen, New York, 2007 ; GJ. Murphy & S. Vint (dir.), Beyond Cyberpunk. New
Critical Perspectives, Routledge, New York – London, 2010. Sur W. Gibson et la trilogie
du Sprawl, signalons : L. Olsen : William Gibson, Starmont Reader’s Guide 58, Starmont
House, 1992 ; T. GRapatzikou, Gothic Motifs in the fiction of William Gibson, Rodopi B. V.,
Amsterdam – New York, 2004 ; I. Langlet, La science‑fiction. Lecture poétique d’un genre
littéraire, Paris, A. Colin, 2006, p. 207‑208 ; J.‑Cl. Heulin, Les créatures artificielles. Des
automates aux mondes virtuels, Paris, O. Jacob, 2008, p. 189‑191 ; F. T. Mabuya, Les mondes
virtuels dans la science‑fiction, Paris, Éditions Publikook, 2010, p. 69‑97 et T. Henthorne,
William Gibson. A literary Companion, McFarland & Co, Jefferson – London, 2011.
Homère (Odyssée III, 283), Apollon Phoibos tue d’une lèche le pilote‑navigateur de
Ménélas, Phrontis, la barre à la main. De même à Athènes, la cité célébrait les Cybernésia,
fête des pilotes instituée par Thésée en l’honneur de ses deux valeureux nautes, Phaiax
et Nausithoos (Plutarque, Thésée, 17).
L’acte de naissance de la nouvelle discipline débute dès 1942, mais est oficiellement
lancée en 1946 avec les conférences de Macy, voir l’ouvrage de Ph. Breton, L’utopie de
la communication. Le mythe du « village planétaire », Paris, 1992, p. 21‑29 ; A.‑Cl. Potvin,
L’apport des récits cyberpunk à la construction sociale des technologies du virtuel, Département de
la Communication, Montréal, 2002, p. 15‑22. Si Warren McCulloch et Norbert Wierner,
entre autre, sont les promoteurs de la cybernétique, l’idée en reviendrait à Descartes
qui aurait eu l’intuition de la rétroaction négative selon R. Vallée, « Descartes & la
cybernétique », Alliage, 28, 1996, p. 43‑46. N. Wierner divise l’histoire des machines en
quatre étapes : le monde pré‑technologique avec le temps du Golem, l’âge de l’horloge
38
Alexandre Marcinkowski
De l’autre côté, punk est un terme argotique américain des années
1950 voulant dire « petit voyou, morveux », mot dont le sens évoluera, dans
l’Angleterre des cités industrielles, pour désigner la frange d’une génération
urbaine en rupture totale avec le système politico‑économique, la tradition et
l’autorité de la in des années 1970. Le mot « punk » reste notamment associé
au style musical des Sex Pistols et aux slogans anti‑establishment « No future ! » ou
« Do it yourself ».
Le mot « cyberpunk », oxymoron mariant la technosphère, les ordinateurs à
l’imaginaire social, à la violence anarchique et à une forme de contre‑culture,
apparaît en novembre 1983 dans le titre court et visionnaire d’une nouvelle
écrite trois ans auparavant par Bruce Bethke7. Il est question d’un groupe
d’adolescents, s’émancipant de l’autorité familiale et institutionnelle, jouant
les pirates informatiques qui manipulent notes scolaires et comptes bancaires
par l’entremise de leur ligne téléphonique8. Dans « Etymology of Cyberpunk »,
B. Bethke est revenu sur l’origine du mot et le contexte de création9. Il souhaitait
inventer un terme signiicatif associant l’attitude rebelle de la jeunesse aux
nouvelles technologies pour des raisons purement commerciales. En donnant
un titre incisif à sa nouvelle, facile à retenir et aux sonorités étranges, il était
loin d’en imaginer la popularité.
Cette appellation est reprise plus tard par Gardner Dozois dans le
supplément littéraire du Washington Post consacré à une nouvelle génération
d’écrivains de science‑iction. Ce dernier oppose les humanistes aux cyberpunks,
écrivains formant une nouvelle école esthétique, qu’il qualiie de « purveyors of
bizarre hard‑edged, high‑tech stuff, who have on occasion been referred to as cyberpunk –
Sterling, Gibson, Shiner, Cadigan, Bear »10. Le critique, auteur et éditeur reconnaît
(XVIIe‑XVIIIe siècle), l’âge de la vapeur (XIXe siècle) et l’âge de la communication
et du contrôle (cybernétique) au XXe siècle. Voir le livre fondamental de N. Wierner,
Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine, Paris‑New York,
1948. La première utilisation politique du mot « cybernétique » comme gouvernement
des hommes se trouve dans un dialogue suspect attribué à Platon, Clitophon 408b puis le
terme est repris par A.‑M. Ampère pour désigner l’étude des moyens de gouvernement
dans Essai sur la philosophie des sciences ou exposition analytique d’une classification naturelle
de toutes les connaissances humaines, Paris, 1834‑1843, t. II, p. 140‑141. B. Bethke,
« Cyberpunk », Amazing Science Fiction Stories, 57‑4, 1983, p. 94‑105 ; M. Bould,
« Cyberpunk », dans D. Seed (dir.), A Companion to Science Fiction, Oxford, 2005,
p. 218.
7 B. Bethke, « Cyberpunk », Amazing Science Fiction Stories, 57‑4, 1983, p. 94‑105 ; M. Bould,
« Cyberpunk », dans D. Seed (dir.), A Companion to Science Fiction, Oxford, 2005, p. 218.
8 C’est, au reste, ce que montre dans une moindre mesure le ilm de John Badham,
Wargames (1983) où le héros, interprété par Matthew Broderick, pirate son bulletin
scolaire avant de s’introduire dans le système informatique de la défense américaine.
9 Voir à ce sujet le site de Bruce Bethke : http ://www.brucebethke.com/articles/
noniction.html#aboutwriting.
10 Traduction : [ces écrivains sont] « pourvoyeurs d’un arsenal technologique extrême
et étrange, ce qui a parfois permis de les qualiier de cyberpunk », G. Dozois, « Science
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
39
volontiers que le terme circulait auparavant dans le milieu de la science‑iction.
Cette dénomination clanique a suscité des réserves et des critiques mais s’est
inalement imposée au plus grand nombre11. À ce jour le mot « cyberpunk »
reste dans l’antichambre de l’acceptabilité linguistique de la langue française.
Du mouvement au cyberpunk
Avant d’être reconnu comme un sous‑genre de la science‑iction par les
journalistes spécialisés, le cyberpunk a existé sous la forme d’une communauté
littéraire dite « le Mouvement ». De 1983 à 1986, Bruce Sterling a édité une
série de bulletins d’une page, désinvoltes et provocateurs, intitulés Cheap
Truth [Vérité à bon marché]. Sous le pseudonyme de Vincent Omniaveritas, il
dénonçait au côté de W. Gibson, L. Shiner, R. Rucker, P. Cadigan et G. Bear
une science‑iction dogmatique et somnifère, jugée trop traditionnelle. Ces
quadragénaires élevés dans les valeurs de la contre‑culture, du cinéma, du
rock et des expériences psychédéliques, nourris aux auteurs de la New Wave,
concevaient leurs écrits comme des énergies musicales saturées12.
Fiction in the Eighties », Washington Post Book World, 30/12/1984, p. 9 : il faut noter que
G. Dozois parle déjà de « punk SF » dans son introduction à l’anthologie Best of the Year
de 1981 et que Sterling comme Gibson partagent le même intérêt pour le mouvement
punk. On peut estimer que le terme « cyberpunk » qui leur fut accolé leur convenait
parfaitement. Voir S. Heuser, op. cit., p. 33‑36. Sur l’amertume d’un ex‑cyberpunk, voir
L. Shiner, « Confessions of an ex‑Cyberpunk », New York Times, 7 janvier 1991, p. A17, texte
disponible sur ictionliberationfront. net/cyberpunk/html et réponse de B. Sterling,
« Cyberpunk in the Nineties », Interzone, 48, 1991, p. 39‑41.
11 Dans l’article « The Neuromantics » (Isaac Asimov’s Science Fiction Magazine, 10‑5, mai
1986, p. 180‑190), Norman Spinrad s’est élevé contre l’usage excessif de « cyberpunk ».
Il a préféré employer le terme de Neuromantique pour désigner ce mouvement
littéraire engendré par l’enthousiaste lecture de Neuromancien (N. Spinrad, « Les
Neuromantiques », trad. P. J. Thomas, dans P. Key (dir.), Univers 1987, J’ai Lu 2165,
1987, p. 256). Sa proposition, préférée par John Shirley dans Locus, n’a pas réellement
connu de suite tout comme celle de Rudy Rucker qui souhaitait « Transrealism ».
Michael Swanwick, s’étant penché sur la désignation du mouvement, a relevé aussi
« Techno‑punks », « écrivains aux verres miroirs », « les punks de la science‑iction »,
mais le terme qui surclasse les autres reste « Cyberpunk » (cf. M. Swanwick, « A User’s
Guide to the Postmoderns », Isaac Asimov’s Science Fiction Magazine, 10/8, 1986, p. 50‑52).
Un résumé du débat à la notice « cyberpunk », par B. Stableford, Historical Dictionary
of science Fiction Literature, The Scarecrow Press, Lanham – Toronto – Oxford, 2004,
p. 82. Puis l’extension du néologisme cyberpunk s’est généralisée pour désigner une
jeunesse [les geeks, les nerds] fascinée par cette Arcadie électronique, obnubilée par
les microprocesseurs ou l’infosphère, et susceptible d’entrer par effraction dans les
systèmes informatiques. L’engouement pour le genre cyberpunk a vite été récupéré. Il
fut appliqué indistinctement et confusément, notamment par les cyber‑hippies tel le
psychédélique Timothy Leary, le Cybérien techno‑transcendantaliste Douglas Rushkoff
ou encore accaparé par Billy Idol dans le domaine musical, cf. M. Dery, op. cit., p. 52‑94.
Sur les nombreux néologismes qui se sont formés (cowpunk, elfpunk, biopunk, steampunk,
sci‑fiberpunk, ribofunk, etc.), voir M. Bould, art. cit., p. 217‑218.
12 M. Dery, op. cit., p. 103‑119.
40
Alexandre Marcinkowski
Comment déinir cette nouvelle tendance de la science‑iction ? La
meilleure manière consiste à laisser B. Sterling, le théoricien‑catalyseur
du groupe, en brosser les traits caractéristiques. Dans la préface donnée
à l’anthologie‑manifeste de douze nouvelles, Mozart en verres miroirs, ce
porte‑parole oficieux reconnaît la dette du cyberpunk envers des écrivains
comme J. G. Ballard, M. Morcoock, O. Stapledon, P. K. Dick, T. Pynchon,
B. Wolfe, W. S. Burroughs. B. Sterling argue que le genre relète bel et bien une
stylisation de la culture technologique dont les auteurs de science‑iction et le
public ont pris conscience. Pour Sterling, le cyberpunk est l’interpénétration
de mondes jadis distincts, celui de la high‑tech et de l’underground pop. Il y
voit une alliance entre l’intégration de la technologie et de la contre‑culture,
une manière eficace d’exprimer la diffusion de l’anarchie au niveau de la
rue. Le cyberpunk, produit des années Reagan, revendique ièrement l’héritage
bouillonnant de la New Wave et de celui de la Hard Science13.
Bien qu’il soit vain de déinir objectivement le cyberpunk, les « pères
fondateurs » ayant toujours refusé cette étiquette14 et l’enfermement qu’elle
représente, il est toutefois possible d’en dégager quelques grands axes.
Les histoires cyberpunk se déclinent majoritairement dans un futur proche à
l’atmosphère glauque et étouffante de gigantesques conurbations mondiales15.
Fascinée par les interzones, cette littérature désenclave la rue, le quartier pour
l’étendre à l’échelle globale. L’effacement du territoire, l’absence de frontières,
est symptomatique de la représentation du monde vu comme cartographie
globale. Dans un environnement urbain délabré, les transnationales peu
scrupuleuses (zaibatsu ou trusts) organisées comme des clans s’affrontent pour
leur hégémonie dans un climat de violence. Une autre caractéristique notable
des ictions cyberpunk demeurent la captation des nouvelles technologies
(ingénierie génétique, intelligence artiicielle, réseaux de communication),
13 Préface de B. Sterling, dans Mozart en verres miroirs, trad. par M. Albaret, Paris, Denoël,
PdF 451, 1987, p. 10. Sur la sincérité des motivations et de la pertinence de l’analyse
sociale de Sterling dans une posture typique d’une nouvelle attitude envers la technique,
voir les doutes de I. Csicsery‑Ronay Jr., « Cyberpunk and Neuromanticism », dans
L. MacCaffery (dir.), Storming the Reality Studio, op. cit., p. 183‑184.
14 Voir l’interview de J. Scipion, « “Cyberpunk” est une invention journalistique. Entretien
avec William Gibson », Galaxies, 22, 2001, p. 136‑144.
15 Quelques exemples d’histoires se situant au Brésil (S. N. Lewitt, Cybernetic jungle, Ace,
1992), aux îles Caraïbes (B. Sterling, Les mailles du réseau 1 & 2, trad. J. Bonnefoy,
Paris, Denoël, PdF 508‑509, 1990 [Island in the Net, Arbor House, New York, 1988]) en
passant par le Moyen‑Orient (GA. Efinger, Gravité à la manque, trad. J. Bonnefoy, Paris,
Denoël, PdF 485, 1989 [When Gravity Fails, Arbor House, New York, 1987]) et l’Europe,
en proie à une conspiration fasciste (J. Shirley, Eclipse, Bluejay Books, 1985), voire dans
des habitats orbitaux (B. Sterling, La schismatrice, trad. W. Desmond, Paris, Denoël, PdF
426, 1986 [Schismatrix, Arbor House, New York, 1985], T. Maddox, Halo, Tor Books,
1991). Le roman Frontera (Baen Books, 1984) de L. Shiner, où l’on suit l’envoi d’une
équipe missionnée par une corporation prendre possession d’une colonie martienne
abandonnée, se passe aussi en Russie et au Mexique.
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
41
la légitimation des intrusions corporelles (cyborgisation) tout en créant une
nouvelle esthétique du corps en le marchandisant16.
Les protagonistes des romans cyberpunk sont des pirates informatiques, des
geeks branchés sur le réseau17, des dealers18, des tueurs à gages, des « zonards »
amateurs de rock, des yuppies déchus19, des rebelles trop accrochés aux valeurs
individualistes pour paraître révolutionnaires. Il s’en dégage une société
corporatiste sujette à la culture de masse. Mais ces protagonistes sont à même
de s’approprier les matériaux de la culture populaire pour leurs propres
besoins ou intérêts. Ces antihéros de la contre‑culture savent se connecter
sur la vaste infosphère, se brancher sur les données numériques pour accéder
aux ichiers secrets des multinationales ultra‑protégées. La mise en scène de
personnages candides, désengagés politiquement, compétents et « branchés »
témoigne de la volonté de les faire apparaître comme représentatifs de la
société actuelle, à savoir comme des êtres consensuels. On n’est pas loin d’un
modèle de type féodal avec d’un côté le pouvoir de la rue laissé aux anonymes
et aux laissés‑pour‑compte, de l’autre la puissance des méga‑entreprises et de
leurs dirigeants siégeant dans leurs bureaux au sommet de buildings de verre
et d’acier.
Les publications cyberpunk et notamment Neuromancien ont eu l’effet d’un
séisme dans le paysage de la science‑iction des années Reagan. Durant cette
période, le tandem Gibson / Sterling fonctionna à merveille. Tant est si bien
que Tom Maddox a pu dire que si W. Gibson a donné le moteur, l’intensité
polémique de B. Sterling a fourni la roue d’entraînement20. Qu’en fut‑il
en France ?
La réception du cyberpunk en France.
En cette première décennie du XXIe siècle, le paysage éditorial français
des littératures de l’imaginaire reste un domaine qui ne semble pas connaître
la crise, si l’on en juge par les nombreuses créations de structures éditoriales.
Des années 2000 à nos jours, une vingtaine d’éditeurs ont pris pied sur le
16 Sur ce point on renverra à Olivier Simioni, « Politique du corps et science‑iction
cyberpunk », dans G. Haver & P. J. Gyger (dir.), De beaux lendemains ? Histoire, société et
politique dans la science‑fiction, Lausanne, Éditions Antipodes, 2002, p. 67‑81.
17 P. Cadigan, Les synthérétiques, trad. J. Bonnefoy, Paris, Denoël, PdF 537‑538, 1993 [Synners,
Bantam, New York, 1991].
18 R. Kadrey, Métrophage, trad. J. Bonnefoy, Paris, Denoël, PdF 491, 1989 [Metrophage, Ace,
New York, 1988].
19 L. Mason, Cyberweb, W. Morrow & Co, 1995.
20 Voir « After the Deluge : Cyberpunk in the 80s and 90s », dans R. Br. Miller & M. T. Wolf
(dir.), Thinking Robots, an Aware Internet, and Cyberpunk Librarians, Chicago, LITA
Publications, 1992, p. 43‑45.
42
Alexandre Marcinkowski
marché avec des attentes et des succès variables21. On serait presque tenté de
penser que le marché des littératures de l’imaginaire, et particulièrement de
la science‑iction, a toujours connu un certain dynamisme et une véritable
expansion. Cela ne fut pas toujours le cas.
Escale sur l’horizon des années 1980
Cette décennie semble complexe, « coincée » entre les temps conquérants
de la science‑iction politisée et contestataire des années 1970 et du
renouveau commercial et qualitatif vingt ans après : les années 1980 et le
début des années 1990 restent une période de transition dans l’histoire de la
science‑iction française22.
La désastreuse expérience de la jeune science‑iction politique, qui portait
haut l’héritage de mai 68, entaché des divers antagonismes de domination
du milieu, d’une diversiication et d’une spécialisation des supports, a laissé
des traces. Quoi qu’il en soit, cette phase de récession, selon Jacques Sadoul,
voit le public, les critiques comme les médias se détourner du genre23 à moins
qu’une désaffection profonde du lectorat et qu’un certain manque de talent
ne soient perceptibles24.
Des symptômes attestent de cette contraction inquiétante du marché :
l’arrêt de collections créées dans l’euphorie post‑soixante‑huitarde. La
première collection à disparaître dès 1980 est « Ici et Maintenant » initiée
par Bernard Blanc et Rolf Kesselring des éditions du même nom, puis suivent
l’année après « Le Masque Science‑Fiction » dirigé par Michel Demuth
(Éditions Librairie des Champs‑Elysées) et « Marabout Science‑Fiction » sous la
houlette des successeurs de Jean‑Baptiste Baronian, Marc Baudoux et Hubert
21 Citons principalement par ordre chronologique de création : Nestivqnen (1999, Aix en
Provence) ; L’Oxymore (Montpellier, 1999‑2006) ; Bibliothèque interdite (2004, Paris) ;
Black Book Éditions (2004, Lyon) ; La Volte (2004, Clamart) ; Les Moutons Électriques
(2004, Lyon) ; L’œil du Sphinx (2004, Paris) ; octobre (2004, Marquette‑en‑Ostrevant) ;
Rivière Blanche (2004, Pamiers) ; Télémaque (2004, Paris) ; Malpertuis (2007,
Noisy‑le‑Sec) ; ActuSF (2007, Chambéry) ; Éons (2007, Caëstre) ; Griffe d’Encre (2007,
Bréchamps) ; Milady (2008, Paris, label poche des éditions Bragelonne) ; Sombres rets
(Marseille, 2008) ; Critic (2009, Rennes) ; Orbit France (2009, Paris) ; Voy’[el] (2009,
Verberie) ; Ad Astra (2010, Laval) ; Asgard (2010, Triel / Seine) ; Dystopia (Evry, 2010) ;
Éclipse (2010‑2012, Paris) ; Midgard (Triel / Seine, 2012).
22 Voir Jean‑Guillaume Lanuque, « La science‑iction française face au « grand cauchemar
des années 1980 » : une lecture politique, 1981‑1993 », ReS Futurae [En ligne], 3 | 2013.
URL : http : //resf.revues.org/430
23 Cf. J. Sadoul, Histoire de la science‑fiction moderne (1911‑1984), Paris, R. Laffont, 1984,
p. 456‑469. Sur la nouvelle science‑iction politique, voir le « manifeste » provocateur
de B. Blanc, Pourquoi j’ai tué Jules Verne, Paris, Stock, 1978 : on y trouve pêle‑mêle des
interviews, des nouvelles, des essais, des critiques, le tout dans un style direct et dans un
prisme antifasciste et antimilitariste.
24 Voir S. Barets, Le science‑fictionnaire, T. II, Paris, Denoël, 1994, p. 208‑209.
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
43
Juin. « Mémoires d’outre‑ciel » des éditions Garry, mal distribuées, connaît un
sort similaire. C’est tout le département science‑iction des grandes maisons
d’édition qui est secoué. De 1983 à 1984, « Futurama » aux Presses de la Cité, qui
avait publié le Soleil Vert d’Harry Harrison, « Titres SF » chez Lattès dirigée alors
par Marianne Lecomte – l’une des rares femmes directeurs de collection qui
reprenait certains titres de Chute Libre –, « Autres temps, autres mondes » chez
Casterman, « Dimensions SF » de Robert Louit (Calmann‑Levy) et la collection
aux couvertures métallisées argent « Super‑Fiction » et « Super+Fiction »
de Jacques Bergier et son complice Georges Gallet (Albin Michel), voient
leurs ventes insufisantes pour assurer la pérennité des collections sur un
marché fragile25.
Ce détour dans ce lacis de collections, s’avère utile pour comprendre
la situation quelque peu désespérée de la science‑iction française. Cette
désaffection renvoie à un sentiment d’une crise plus générale qui touche les
esprits du pays tout entier. Pour l’historien Jean‑Pierre Rioux, la perception
de la crise polymorphe qui secoue la France des années 1980 se traduit par
l’émergence d’un monde multipolaire, instable, à l’économie globalisée, dans
lequel la croissance démographique, urbaine, technologique, très rapide et / ou
le contrôle des réseaux et des lux, les technologies de l’information comme de
la communication prennent de plus en plus d’importance26. Il faut se souvenir,
à cet égard, du rapport « Informatisation de la société » remis à Valéry Giscard
d’Estaing en mai 1978 et présentant l’ordinateur comme une « révolution »
impérative de la bureautique à la télématique dont la phase d’expérimentation
débute en Bretagne (1980). L’État, en afirmant sa souveraineté par le réseau
des télécommunications, vise à s’affranchir de l’hégémonie américaine en
matière informatique27.
La France de cette période connaît le développement de la
micro‑informatique, voit apparaître les premiers jeux vidéo, les systèmes de
vidéotex (le Minitel en 1982), les premières consoles (Atari 2600 en 1981) et
ordinateurs personnels (IBM‑PC et compatibles dès 1981, le Thomson TO7
de 1982‑1984), les premiers réseaux informatiques28. Au cinéma, elle découvre
25 D. Fondanèche, Paralittérature, Paris, Vuibert, 2005, p. 87‑88, opte pour la surproduction
éditoriale et une dégradation narrative ; voir surtout J.‑M. & R. Loficier, French Science
Fiction, Fantasy, Horror and Pulp Fiction, McFarland & Company, Jefferson – London,
2000, p. 448‑449.
26 Cf. J.‑P. Rioux, « La délation publique », dans J.‑P. Rioux & J.‑F. Sirinelli (dir.), Histoire
culturelle de la France, IV : Le temps des masses, Paris, Point Seuil Histoire 346, 2005,
p. 343‑349.
27 S. Nora & A. Minc, L’informatisation de la société. Rapport au Président de la République, Paris,
La Documentation Française, 1978 ; Voir Fr. Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des
années 1980, Paris, 2006, p. 36‑39.
28 Sur les bienfaits utilitaristes de la révolution des circuits intégrés miniatures de silicium,
on peut lire le plaidoyer de J.‑A. & R. Langseth, « L’invasion des puces », Bientôt, 1, avril
1981, p. 33‑40. D’une manière plus générale sur l’informatique et le virage numérique,
44
Alexandre Marcinkowski
médusée, le 15 décembre 1982, un ilm de science‑iction utilisant l’imagerie
informatique. Tron raconte l’histoire d’un programmeur licencié par une
entreprise de jeux vidéo. En tentant de prouver l’usurpation et l’exploitation
de son travail par un collègue peu scrupuleux, Kevin Flynn est projeté à
l’intérieur d’un système informatique contrôlé par une intelligence artiicielle.
La suggestion audacieuse de Steven Lisberger, visionnaire aujourd’hui, de
métamorphoser l’homme en créature électronique dans l’univers froid du
virtuel n’avait pas été comprise et avait conduit le ilm à un échec commercial.
Les débuts des années 1980 sont riches d’initiatives créatrices comme
l’exposition immersive pré‑cyberpunk MediaØØØ de Yann Minh au Centre
National d’Art et de la Culture Georges Pompidou durant quelques semaines.
C’est donc dans un contexte global passablement dégradé, mais dont certains
secteurs très innovants frappent l’imagination, qu’arrive le cyberpunk.
L’année 1985 ne voit pas seulement l’arrivée du « Plan informatique » dans
les écoles, lancé par le premier ministre Laurent Fabius, pour initier des millions
d’élèves à l’outil informatique. C’est aussi la parution d’un roman et d’un
auteur qui vont faire date dans le paysage de la science‑iction. Neuromancien
de William Gibson sort le 14 novembre dans la collection « Fictions », dirigée
par Patrice Duvic, Jean‑Pierre Andrevon et Dominique Douay chez un éditeur
plutôt marqué en sciences humaines, les éditions La Découverte, dirigée par
François Gèze. Le texte est donné en traduction à Jean Bonnefoy, connaissance
des directeurs de collection, et féru d’informatique et de technologie. Préparée
dès les années 1983‑1984, « Fictions » est lancée en septembre 1985 avec
Armaggedon Rag, de George R. R. Martin, et le parodique Bill, le héros galactique
d’Harry Harrison. La collection a pour ambition de faire connaître en France
la « nouvelle science‑iction américaine » avec des auteurs peu connus.
Ce roman dystopique, d’inspiration hard boiled, sans conteste le plus célèbre
de William Gibson, inaugure une « trilogie » (Comte Zéro ; Mona Lisa s’éclate)
et propose une interrogation sur l’avenir post‑humain. Neuromancien est un
récit d’anticipation qui évoque un monde façonné par la haute technologie et
les biotechnologies, dans lequel des méga‑corporations dominent l’économie
mondiale. Pour avoir tenté de doubler la corporation qui l’emploie, Henry
Case, sorte de cow‑boy de l’informatique, voit son système nerveux endommagé
par une mycotoxine l’empêchant d’avoir accès au cyberespace, c’est‑à‑dire de
projeter sa personnalité dans la réalité virtuelle. Quand Armitage, à la solde du
mystérieux Muetdhiver, lui offre une chance de se racheter en « craquant » les
défenses d’une intelligence artiicielle en orbite pour pénétrer le programme
ultrasecret d’une méta‑nationale, la Tessier‑Ashpool, Case n’a d’autre choix
que d’accepter. Il est aidé et guidé par le spectre d’un hacker synthétisé par
ordinateur. Le véritable protagoniste de Neuromancien n’est pas Case, mais
on renverra à Ph. Wade & D. Falcand, Cyberplanète. Notre vie en temps virtuel, Paris, Éditions
Autrement, 1998, p. 31‑42.
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
45
une machine célibataire consciente et manipulatrice, Neuromancien, prenant
l’aspect d’un jeune garçon dans l’immensité du cyberespace.
De fait, la revue Métal Hurlant consacre un dossier à une nouvelle génération
d’écrivains qui redynamisent la science‑iction américaine, les cyberpunks, avec
une illustration de Charles Burns29. Après un rapide tour d’horizon du genre,
six écrivains (Bear, Gibson, Rucker, Shepard, Sterling, Swanwick) qui s’en
réclament plus ou moins en parlent. Les comptes‑rendus de Neuromancien,
œuvre dificile à aborder, mais portée par un style vif empruntant au langage
du polar, puis des ictions cyberpunk, se lisent dans les fanzines ou les revues
de science‑iction, dans des magazines de cinéma, de jeux de plateau ou
d’informatique30.
La réception sur le marché éditorial français des ictions cyberpunk venues
d’Outre‑Atlantique, peu après leur parution en langue originale, a permis aux
écrivains de science‑iction et au lectorat de découvrir puis de se familiariser
avec ce nouveau mouvement littéraire. La prise en compte de l’étiquette
cyberpunk est pleinement assumée et l’on peut voir le signe d’une certaine
reconnaissance dans le corpus de textes mis à la disposition du grand public. Les
éditions Denoël, avec « Présence du Futur » dirigé par la dynamique Élisabeth
Gille, font découvrir W.J Williams31, R. Kadrey32, B. Sterling33, la trilogie du
29 Daniel Riche, « Les cyberpunks réinventent la SF », Métal Hurlant, 120, juin 1986, p. 30‑38.
30 Concernant la science‑iction, voir la critique de Neuromancien par Roland C. Wagner,
Fiction, 371, février 1986 ; de Comte Zéro par P. J. Thomas, Fiction, 382, janvier 1987 ; de
Gravé sur Chrome par R. Bozzetto, Fiction, 392, décembre 1987 ; Dans les magazines de
cinéma : compte‑rendu de Neuromancien par R. D Nolane, L’écran fantastique, 68, 1986,
p. 72‑73, de Schismatrice par R. Comballot, L’écran fantastique, 78, 1987, p. 74, de Gravé
sur Chrome par X. Perret, L’écran fantastique, 92, 1988, p. 67, de Mozart en verres miroirs par
X. Perret, L’écran fantastique, 96, 1988, p. 74. La revue de jeux de rôle Casus Belli propose
de nombreux scénarios, articles, comptes‑rendus d’ouvrages sur le cyberpunk comme par
exemples les n° 54 (novembre‑décembre 1989), 56 (mars‑avril 1990), 62 (janvier‑février
1991), 65 (septembre‑octobre 1991), 104 (avril 1997), les Hors Séries n° 6 (décembre
1992) et 16 (septembre 1995). Le Casus Belli, 2 NS (mai 2000) consacre un grand dossier
cyberpunk. Le système de jeux de rôle universel et générique (GURPS) utilise l’univers
cyberpunk avec des jeux tels Cyberpunk 2020, Cyberpunk V. 3, Firestorm, Shadowrun.
Quant à l’informatique, voir J. Bonnefoy, « L’informatique en l’an 2000 », L’Ordinateur
Individuel, 100, février 1988 ou F. Djibril, « les romans classiques de la SF », Science &
Vie Micro, 63, juillet‑août 1989, p. 94. Sur la popularité du lexique cyber, on renverra à
D. Warfa, « Parler cyber. La dissémination d’un vocabulaire imaginaire », CyberDreams, 4,
1995, p. 99.
31 Câblé, trad. J. Bonnefoy, Paris, Denoël, PdF 437, 1987 [Hardwired, Tor, New York, 1986].
32 Métrophage, op. cit.
33 Les mailles du réseau 1 & 2, op. cit. ; Voir les commentaires de Ph. Clermont & J. Lallement,
« Intelligence et réseaux dans la science‑iction : représentation de l’ordinateur dans
quelques récits contemporains », dans Informatisation et anticipation, entre promesses
et réalisations, Actes du XIe colloque européen en informatique et société du CREIS,
Strasbourg, 1998, p. 213‑224.
46
Alexandre Marcinkowski
détective privé Marîd Audran de G. A. Efinger34, P. Cadigan35. Quant aux
éditions La Découverte, elles poursuivent la traduction des récits de W. Gibson
avec Comte Zéro36 et son anthologie Gravé sur chrome37. Le roman suivant, Mona
Lisa s’éclate38, sort directement en poche en janvier 1990, signe de la renommée
de l’auteur. Ain de mieux familiariser le public au motif avant‑coureur du
Réseau ou de la réalité virtuelle, le terrain avait été sensiblement préparé par
l’anthologie Demain les puces coniée à Patrice Duvic39.
La recherche universitaire française ne s’est pas intéressée au cyberpunk
américain bien qu’actuellement on observe un frémissement dans certains
champs disciplinaires40. Mais en ce début des années 1990, rares sont les travaux
qui lui ont été consacrés. L’universitaire nantais Jean‑Paul Debenat a été le
premier à traiter du sujet dans une dimension informatique et cybernétique,
tout en évaluant le rôle joué par la mémoire et les neurosciences41. Il est revenu
par la suite sur les romans de Gibson, Comte Zéro et Mona Lisa s’éclate, notamment
sur l’utilisation des divinités‑esprits du Vaudou, les Loas42. Dans un article
passé quasiment inaperçu à l’époque, Sylvie Denis a bien mis en évidence la
singularité de l’univers gibsonien pour les objets‑signes, qui avaient en leur
34 Gravité à la manque, op. cit. ; Privé de désert, trad. J. Bonnefoy, Paris, Denoël, PdF 516, 1991
[A Fire in the Sun, Doubleday, New York, 1989] ; Le talion du cheikh, trad. J. Bonnefoy, Paris,
Denoël, PdF 535, 1993 [The Exil Kiss, Doubleday, New York, 1991].
35 Les synthérétiques, op. cit.
36 Comte Zéro, trad. J. Bonnefoy, Paris, La Découverte, 1986 [Count Zero, V. Gollancz,
New York, 1986].
37 Gravé sur chrome, trad. J. Bonnefoy, Paris, La Découverte, 1987 [Burning Chrome, Ace,
New York, 1986].
38 Mona Lisa s’éclate, trad. J. Bonnefoy, Paris, J’ai Lu 2735, 1990 [Mona Lisa Overdrive,
V. Gollancz, New York, 1988].
39 Voir les préambules insérés dans l’anthologie de P. Duvic, « Interface 1 » et G. Klein,
« Interface 2 », dans P. Duvic (dir.), Demain les puces, Paris, Denoël, PdF 421, 1996,
p. 31‑36, 185‑193.
40 Signalons quelques travaux de recherches doctorales en cours : Charles Pietri, Vision
politique et imaginaire cyberpunk : deux approches de la société de l’information (Jean Caune dir.,
Université de Grenoble, en cours depuis novembre 2003) ; Gérard Dahan, L’aventure de
la post‑humanité chez Bruce Sterling et les écrivains cyberpunks (Mathieu Duplay dir., Université
de Lille III, en cours depuis novembre 2004) ; Richard Brives, Contre‑culture et cyberpunk
(Denise Terrel dir., Université de Nice, en cours depuis février 2005) ; Alejandra Soto,
Capitalisme cognitif, corps et technologie : de la métaphore cyberpunk aux nouvelles pratiques sociales
de résistance (Daniel Bensaïd dir., Université de Paris VIII, en cours depuis novembre
2006) ; Fabien Cailloce, Les cyberpunks, auteurs contemporains d’un monde futur (Christian
Papilloud dir., Université de Caen, en cours depuis décembre 2009).
41 J.‑P. Debenat, « Les arcanes de l’intelligence artiicielle : le cyberspace de W. Gibson »,
Cahiers du CERLI, 19, 1990, p. 93‑117.
42 Les Loas servent d’intermédiaires dans la matrice, de formes holographiques de
renouvellement aux héros gibsoniens, voir J.‑P. Debenat, « Les Loas dans la machine »,
Cahiers du CERLI, Nlle série 3, 1993, p. 160. D’une certaine manière, pour Ph. Clermont
& J. Lallement, les entités Neuromancien et Muetdhiver sont assimilables à des
semi‑divinités aux vastes pouvoirs. Voir Ph. Clermont & J. Lallement, art. cit., p. 219.
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
47
temps fasciné Georges Perec ou Roland Barthes. Cet empire de l’information,
ce « supermarché de signe » au « techno‑jargon ésotérique », pour reprendre
les formules de Pierre‑Yves Pétillon43, est analysé de façon approfondie. Selon
Sylvie Denis, le souci de détails, la nature des objets manufacturés et du
quotidien, le cadre des transactions, invite à penser que Gibson perçoit l’univers
de l’homme moderne comme un monde hyper‑culturel où tout objet‑signe
doit être interprété pour lui‑même44. Qu’en est‑il alors de l’inluence du genre
sur les écrivains de science‑iction francophone ?
Le cyberpunk d’expression française
Les prémisses d’un proto‑cyberpunk national
Un peu avant que le cyberpunk ne joue à plein dans l’imaginaire narratif,
des éléments épars le préigurant se laissent apercevoir. Tout se passe comme
si certains auteurs ou dessinateurs avaient saisi le zeitgeist45. De fait, Bientôt, une
revue mensuelle de vulgarisation en prospective, futurologie et science‑iction,
apparaît au printemps 1981. Dès le numéro « Survivre à la bombe », on
découvre deux nouvelles annonciatrices. Dans « Les systèmes organisants »,
Martin Smith est connecté au réseau de l’Organisation grâce à une micropuce
logée dans son cerveau. Le résonateur lui donne accès à ce qu’il veut. Martin
Smith « était comme tout humain un terminal du système orgateur qui lui
transmettait directement ses souhaits »46. L’autre nouvelle imagine un vieillard
impotent devant une console informatique. Mais grâce au Réseau du Transport
de Données Encéphaliques, auquel le cerveau est relié, l’homme peut être
donneur / porteur et s’immerger dans les délices de l’inini électronique47. Les
illustrations de couvertures d’anthologies ou de revues fournissent un support
idéal pour suggérer l’interface homme / machine. Une ille câblée, endormie,
aux tatouages bleu luminescent est représentée sur la couverture du Livre d’or
de la science‑fiction consacré à A. Dorémieux (Paris, Presses Pocket 5094, 1980)
par Marcel Lavardet. Isabelle Clevenot peint une jeune ille portant un casque
cérébral branché à de multiples ils sur la couverture de Fiction (n° 352, juin
1984) alors que l’anthologie Univers 1982 s’illustre du travail d’Éric Ladd.
On y voit un homme nu endormi, allongé confortablement sur une sorte de
fauteuil de dentiste, sous un casque avec connectique. Non loin de lui, verre et
43 P.‑Y. Pétillon, « 1984, Neuromancer, W. Gibson », Histoire de la littérature américaine. Notre
demi‑siècle 1939‑1989, Paris, Fayard, 1992, p. 669.
44 S. Denis, « Cyberspace ou l’envers des choses. Le rôle des objets dans l’œuvre de
W. Gibson », CyberDreams, 1, 1995, p. 75‑102. Texte remanié dans Neuromancien : Et autres
dérives du réseau, Paris, J’ai Lu, 2007, p. 5‑27.
45 C’est‑à‑dire « l’esprit de l’époque ».
46 M. Jeury, « Les systèmes organisants », Bientôt, 3, juin 1981, p. 74‑75.
47 J.‑P. Andrevon, « Le réseau », Bientôt, 3, juin 1981, p. 75‑76, repris dans Le livre d’or de la
SF, J.‑P. Andrevon, P. Duvic (dir.), Paris, Presses Pocket 5177, 1983, p. 233‑236.
48
Alexandre Marcinkowski
canette trônent sur une table basse. Près de lui, une femme dans le plus simple
appareil, en posture de danse, semble vouloir l’embrasser ou le réveiller. Le
virtuel a déjà prise sur le réel.
Un rendez‑vous manqué avec l’histoire : c’est l’impression que laisse, à l’été
1983, la lecture de la nouvelle de Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne48. « La vallée
des ascenseurs » commence avec les inquiétudes du faiseur de miracles Sire
Conrad, ancien programmateur du système Wotan, qui matérialise les objets
du quotidien dans la cité de Basse‑Einf. Conrad est un computerman, vivant en
osmose avec Wotan, colossal regroupement des banques de données mondiales,
capable de se projeter dans les strates profondes de la computosphère et d’en
exploiter les propriétés. Sire Conrad est un neuromancien avant l’heure !
Dans la réalité, l’administration de Wotan envoie un représentant mettre in à
l’expérience de Conrad. Car le computerman va jusqu’à oublier sa vie terrestre
pour vivre dans un aspect de la simulation informatique du réel. En in de
compte, dans cette nouvelle Hard Science sans son xéno‑vocabulaire, s’ébauchent
les contours du cyberpunk mais plus encore du cyberespace.
Les prodromes du cyberpunk sont à rechercher du côté de Claude Ecken
qu’il faut considérer comme le premier cyberpunk français. Déjà avec La mémoire
totale, il questionnait le monde informatique dans sa fusion avec l’esprit
humain49. Avec L’univers en pièce, Claude Ecken, en détournant le vocabulaire
télématique, en y mêlant du vocabulaire russe et des mots‑ictions, s’inscrit
pleinement dans la lignée du Neuromancien de Gibson, mobilisant hackers, IA,
marginaux en révolte et l’hologramme comme synonyme du cyberespace50.
L’intrigue de L’univers en pièce narre l’histoire de 4 sanzors (les sans ordinateurs,
anagramme de zonars) qui s’introduisent dans l’appartement du fondateur
de l’holographie somesthésique Sergueï Serboukov pour y dérober des codes
d’accès aux comptes bancaires. L’affaire tourne mal et l’un des contacts
des sanzors, le ils du gouverneur de Paris‑Barcelone alors en campagne
électorale, est compromis. Dans une société super‑informatisée, ou chaque
individu possède un « égordino » et peut l’activer pour répondre à tout appel
sans intervenir physiquement, où chacun vit dans une sorte de procuration
holographique, le contact physique devient presque obsolète. Ce roman,
passé inaperçu en janvier 1987, dans la dizaine de publications de la collection
« Anticipation » qui sortait mensuellement au Fleuve Noir, pressentait les
éléments cyberpunk.
48 Voir S. Corgiat & Br. Lecigne, « La vallée des ascenseurs », J. Wintrebert (dir.), Univers
1983, Paris, J’ai Lu 1491, p. 78‑109. La nouvelle sera retravaillée pour le roman
Le programme troisième guerre mondiale, Paris, Fleuve Noir, Anticipation 1506, 1986.
49 Cl. Ecken, La mémoire totale, Paris, Fleuve Noir, Anticipation 1422, 1985.
50 Cl. Ecken, L’univers en pièce. Chroniques télématiques 1, Paris, Fleuve Noir, Anticipation
1521, 1987.
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
49
Le cyberpunk francophone en action
Un peu moins de dix ans plus tard, de nouvelles publications signalent
l’avancée du cyberpunk français dans le droit il de Neuromancien. Mieux encore,
elles s’en inspirent profondément par allusions directes ou par clins d’œil.
L’un des exemples les plus frappants de cet ascendant gibsonien se trouve dans
« La stratégie du requin » de Jean‑Claude Dunyach51. Dans cette nouvelle, où
le cybermonde est métaphorisé sous la forme océanique, il est fait une mention
directe à la phrase introductive de Neuromancien52. D’autres témoignages
s’observent tout au long des romans cyberpunks de Jean‑Marc Ligny par l’usage
de zaibatsu ou de Basse Réalité (Low Tech) / Haute Réalité (High Tech) que
l’on retrouve chez Gibson avec les Lo Tek, mouvement minimaliste envers la
technologie et recycleur d’appareils populaires53. Dans le cybergame Inferno, le
personnage d’Ange Bleu est au prise avec la reine du sexe Mona Lisa Overlove,
avatar piraté sous le contrôle d’un tueur virtuel54. Ce même nom se transforme
par anagramme en Mina Losa chez Christian Vilà55. Le prénom, peu commun
d’une jeune ille devenu l’analogue de la matrice, Devin Destréez, est un renvoi
à l’aspect prophétique du cyberespace niché dans le titre même de l’œuvre de
Gibson : Neuromancien, de neuro « relatif au système cérébral » et mancien, du
grec mántis, signiiant « devin », « oracle »56.
Ces ictions aux imprégnations cyberpunk variables sont le fait de jeunes
ou de moins jeunes écrivains, connus ou débutants, et dont certains sont
issus du milieu de la recherche ou du monde de l’informatique57. On entre
pleinement dans le moment cyberpunk français à l’hiver 1992. Dans Plug‑in,
Marc Lemosquet s’intéresse à l’injection par une IA d’une infection virale
51 Parue originellement dans Galaxies, 9, juin 1998, p. 49‑66, puis repris par C. Herzfeld,
G. Klein, D. Martel (dir.), dans l’anthologie Les Passeurs de Millénaires, Paris, LdP 7265,
2005, p. 129‑157 et dans le recueil de nouvelles Déchiffrer la trame, Nantes, L’Atalante,
2001, p. 99‑124.
52 Galaxies, op. cit., p. 50 : « Avec un ciel couleur d’écran de télé hors d’usage » (= « […] hors
service », dans Déchiffrer la trame, p. 100, phrase légèrement modiiée). Pour mémoire,
« Le ciel au‑dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service »,
W. Gibson, Neuromancien, Paris, La Découverte, 1985, p. 9.
53 Pour les références J.‑M. Ligny, Inner City, Paris, J’ai Lu 4159, 1996, p. 82 et W. Gibson,
« Johnny Mnemonic », dans Gravé sur Chrome, trad. J. Bonnefoy, Paris, La Découverte,
1987, p. 29‑31.
54 J.‑M. Ligny, Cyberkiller, Paris, Fleuve Noir, SF métal 39, 1998, p. 9 (texte remanié et
augmenté de l’édition parue au Fleuve Noir, Anticipation Métal 1933, en 1993) puis
dans Inner City, op. cit., p. 82.
55 C. Vilà, Boulevard de l’infini, Paris, Fleuve Noir, SF métal, 61, 1999, p. 215.
56 L’analogue est une reconstitution de personnalité : L. Genefort, Rézo, Paris, Fleuve Noir,
Anticipation Métal, 1909, 1993, p. 83 (texte remanié pour Fleuve Noir, SF métal, 63,
1999, et repris aux éditions Éons en 2006).
57 C’est le cas de R. Canal (informatique), D. Chabeuil (chercheur en sciences sociales),
de J.‑Cl. Dunyach (mathématiques appliquées aux supercalculateurs), J.‑J. Girardot
(informatique), J.‑M. Truong (cogniticien et chercheur en I.A.).
50
Alexandre Marcinkowski
meurtrière aux personnes câblées pour tenter de devenir humaine58. Le motif
du pirate informatique est présent dans Penta, où Greg le schizophrène tente
de s’évader d’un Q. G. militaire enterré et hautement sécurisé en se connectant
sur la Trame59. Le thème du hacker reste utilisé par Laurent Genefort ayant
parfaitement intégré les codes du cyberpunk60. Jean‑Marc Ligny demeure
l’auteur qui a le plus exploité le genre cyberpunk avec des histoires de détectives
traquant des cybertueurs dans un monde au clivage social dichotomique
(inners‑nantis / outers‑exclus)61. Il sera récompensé par le Grand Prix de
l’Imaginaire pour Inner City. Dans un récit débridé, proche de l’esthétique
stylistique gibsonienne, Yves Ramonet narre la conspiration et l’intrusion
d’entités virtuelles via les œuvres picturales du Xanadu Museum62 alors
que Richard Canal, dans une dystopie africaine en pays bamiléké, rapporte
l’infection virale d’une IA pouvant conduire à un coup d’état révolutionnaire63.
Vers le milieu des années 1990, passée une certaine standardisation
des histoires avec leur « techno‑jargon », le cyberpunk français s’oriente
épisodiquement, pour certains, vers une inspiration sadomasochiste64, pour
d’autres vers l’approfondissement de la réalité artiicielle avec le recyclage
d’intrigues meurtrières65. L’accent est mis aussi sur les préoccupations sociales
et politiques, sur l’attitude subversive de personnages s’affranchissant ainsi
des valeurs traditionnelles autour de thèmes comme la mondialisation et le
crash informatique66, l’appropriation comme le contrôle de tous les moyens
de communication de la société humaine par l’émergence de machines
conscientes67, le terrorisme68 ou le sabotage d’intelligence artiicielle69.
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M. Lemosquet, Plug‑in, Paris, Fleuve Noir, Anticipation Métal 1892, 1992.
D. Brotot, Penta, Paris, Fleuve Noir, Anticipation Métal 1889, 1992.
L. Genefort, Rézo, op. cit.
J.‑M. Ligny, Cyberkiller, op. cit. ; J.‑M. Ligny, Inner City, op. cit. L’auteur s’est essayé au
cyberpunk pour la jeunesse) avec la trilogie des Zapmen : Slum city, Paris, Hachette,
Vertige‑SF 1001, 1996 ; Le chasseur lent, Paris, Hachette, Vertige‑SF 1016, 1998 ; Les guerriers
du réel, Paris, Hachette, Vertige‑SF 1020, 1999.
Y. Ramonet, Les perspectives du mensonge, Paris, Denoël, PdF 544, 1994.
R. Canal, Ombres blanches, Paris, J’ai Lu 3455, 1993. L’Afrique est devenue la nouvelle
puissance économique mondiale dans une trilogie composée de Swap‑swap, Paris, J’ai Lu
2836, 1990 et Aube noire, Paris, J’ai Lu 3669, 1994.
Y. Minh, Thanatos, les récifs, Paris, Florent Massot, 1997.
Riton V., Dose létale à Lutèce‑land, Paris, Éditions Baleine, Macno, 2, 1998 ; Cl. Ecken,
Petites vertus virtuelles, Paris, Éditions Baleine, Macno 11, 1999.
D. Chabeuil, La piste indigo, Paris, Fleuve Noir, SF métal 30, 1998 ; P. Machine,
Les post‑humains., Paris, Éditions Baleine, Macno, 8, 1998.
J.‑M. Ligny, Les chants des IA au fond des réseaux, Paris, Éditions Baleine, Macno 10, 1999.
C. Vilà, Boulevard de l’infini, op. cit.
Ayerdhal, Consciences virtuelles, Paris, Éditions Baleine, Macno 1, 1998 ; A. Bergeron,
Phaos, Québec, Éditions Alire, 69, 2003. Ce roman n’est que le développement de la
nouvelle « L’homme qui fouillait la lumière », Solaris, 111, 1994, repris dans le recueil
Corps‑machines & rêves d’anges, Lyon, Les Moutons Électriques, 2008, p. 97‑124.
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
51
Ces technologies d’évasion sont encore sollicitées dans l’exploitation du
jeu comme moyen de domination politique et économique de la maia70 tout
en soulevant les dangers de la ludo‑virtualité71. La création d’avatars pose
inévitablement la déinition de l’humain et de l’intégrité physique et psychique
comme dans la nouvelle « L’éternité, moins la vie »72. Dans Le successeur de pierre,
le coninement humain pour raison sanitaire est aboli par l’utilisation d’un
réseau virtuel où chacun peut partager la réalité73. Entre‑temps un écrivain
français naturalisé canadien, venant du polar, a émergé et inluencé le
cyberpunk français par une nouvelle dynamique stylistique : Maurice G. Dantec.
Dans Babylone Babies, un mercenaire à la solde de la maia sibérienne convoie
une jeune femme portant l’embryon du genre (post)humain, fusion de l’ADN
humain et de la neuromatrice schizophrène créée dans Les racines du mal, dans
une atmosphère post‑millénariste74. La cybercriminalité est l’objet des Fous
d’avril où le réseau informatique subit les tentatives d’incarnation d’une IA via
les corps de hackers75. La question de la reproduction artiicielle de la vie dans
la machine problématise la cognition et l’intersubjectivité.
À ce stade de l’étude, nous voyons qu’en un peu moins d’une dizaine
d’années, les motifs élaborés par le cyberpunk américain ont essaimé en France.
S’il n’y eut pas, en France, d’engouement puis de déferlement médiatique
comparable à celui des États‑Unis, c’est sans doute parce que le temps de
latence entre l’introduction du modèle américain, son incorporation puis
son application mimétique ont fait que le peu d’innovation technologique
qui le caractérisait fut vite dépassé et rendu obsolète par le développement
des technologies avancées. Ensuite, ce nouveau ilon fut exploité
commercialement et imité passablement sans grande originalité en France
dans une sorte d’état d’esprit « de sous‑préfecture »76. Quelles qu’en furent
la qualité et la singularité de certaines ictions, leur existence n’a pas sufit à
les faire émerger de l’effet de nouveauté radicale apporté par le dynamisme
et la fraîcheur du modèle américain. Il nous semble que la quasi‑absence
d’empilement de tropes, de néologismes ou de métaphores, l’utilisation des
fantasmes sur la virtualité dans une dynamique narrative du roman noir,
font du cyberpunk français une littérature plutôt fonctionnelle que poétique,
formaliste plus qu’innovante.
70 C. Vilà, Iceflyer, Paris, Fleuve Noir, SF métal, 19, 1997.
71 G.Thuillier, Le dixième cercle, Paris, J’ai Lu, 4986,1999.
72 J.‑J. Girardot, « L’éternité, moins la vie », CyberDreams, 10, 1997, p. 37‑55, repris dans
Dédales virtuels, Nancy, Imaginaires Sans Frontières, 2002, p. 43‑64.
73 J.‑M. Truong, Le successeur de pierre, Paris, Pocket, 10969, 1999.
74 M.‑G. Dantec, Babylon Babies, Paris, Gallimard, 1999.
75 Doa, Les Fous d’avril, Paris, Fleuve noir, Rendez‑vous d’ailleurs 16, 2004.
76 Expression employée par J.‑P. Andrevon lors du compte‑rendu de l’anthologie concoctée
par M. Battestini et G. Klein, Le grandiose avenir, dans Fiction, 264, décembre 1975, p. 153
et 156.
52
Alexandre Marcinkowski
On ne saurait comprendre l’éclosion de la littérature cyberpunk sans le
medium cinématographique rendant plus populaire ce genre novateur.
Fort d’un système inancier, artistique, marketing et de distribution eficace,
favorisant une internationalisation maximale de la culture de masse, les
productions hollywoodiennes d’inspiration cyberpunk, et dans une moindre
mesures nippones, apparaissent en France. Un des premiers classiques du
grand écran, Tetsuo (S. Tsukamoto, 1989), contribue à l’esthétique cyberpunk.
C’est également à cette période que le public français découvre Le Cobaye
(B. Leonard, The Lawnmower man, 1992) ou Johnny Mnemonic (R. Longo, 1995),
issu de la nouvelle éponyme de Gibson, et l’année 1996 est particulièrement
riche en sorties : Strange Days (K. Bigelow, 1995), Les pirates du cyberespace
(I. Softley, Hackers, 1995), Programmé pour tuer (B. Leonard, Virtuosity, 1995),
Virtual Assassin (R. Lee, Cyberjack, 1995) ou le ilm d’animation Ghost in the
Shell (M. Oshii, 1995). Le succès commercial valorisant l’univers cyberpunk
viendra avec la trilogie Matrix (A. & L. Wachowski, 1999 ; Matrix Reloaded et
Matrix Revolutions, 2003), et eXistenZ (D. Cronenberg, 1999) éclipsant Passé
virtuel (J. Rusnak, The Thirteenth Floor, 1999) ou Webmaster (T. B. Nielsen,
Skyggen, 1998).
Après avoir vu comment les écrivains francophones se sont imprégnés des
traits dominants du cyberpunk, puis leur émancipation limitée, interrogeons‑nous
sur le versant excessif du cyberespace. En effet, le mot comme la chose se
répandent dans l’imaginaire collectif jusqu’à suggérer un malaise ou un
malentendu sur le fantasme technicien.
Les versants positifs et négatifs de la techno‑science : le cas des
espaces virtuels intra‑ictionnels
Du bon usage à une vision mortifère des espaces virtuels intra‑ictionnels
Le vocable « cyberespace » a connu une irrésistible ascension au cours
des dernières décennies. Sa généalogie paraît mieux établie et le mot
apparaît en juillet 1982 dans la littérature de science‑iction américaine77 pour
77 Le cyberespace, mot et concept, se trouve déjà en germe dans la nouvelle éponyme
« Burning Chrome », Omni, 1982, p. 72 [W. Gibson, « Gravé sur chrome », dans Gravé
sur chrome, op. cit., p. 178] où il désigne un simulateur de matrice (matrix simulator).
L’auteur développera le concept du cyberespace jusqu’à en faire un terme générique
tout en entrevoyant les possibilités et les diverses applications. Si bien que, lorsqu’il
arrive à l’écriture de Neuromancien, le cyberespace est devenu un concept souple,
multidirectionnel (W. Gibson, Neuromancien, op. cit., p. 63). Sur l’origine du motif, voir
l’entretien de William Gibson avec Larry MacCaffery dans Storming the Reality Studio,
op. cit., p. 272 ; A. Lohard, « La genèse inattendue du cyberespace de William Gibson »,
Cyberesp@ce & territoires, Quaderni, 66, 2008, p. 11‑13 ; S. Cevey, « Les réalités virtuelles
dans la science‑iction ou le questionnement de la réalité », Galaxies, 40, Été 2006,
p. 103‑125. Néanmoins, sans en avoir créé le terme, V. Vinge donne une description
du cyberespace nommé « Other Plane » dans la novella « True Names », texte paru
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
53
désigner l’espace virtuel généré par les ordinateurs. Puis, dès le milieu des
années 1990, il quitte la littérature pour s’appliquer à la sphère des sciences
humaines, et pénètre la culture populaire pour désigner largement le web
ou Internet78. Il a été remarqué que « si la science‑iction part de la réalité
pour élaborer ses univers imaginaires, par des mécanismes d’extrapolation,
de projection, d’extension de tendances observables dans le monde réel, il
faut noter que bien souvent les ingénieurs s’inspirent en retour des visions
de la science‑iction pour développer leurs innovations, dans une dialectique
permanente entre science et iction »79. Déjà Pierre Stolze s’était élevé contre
une perception de la science‑iction comme littérature d’idées, démontrant
qu’elle n’est en fait que production d’images stylistiques, de transpositions de
découvertes scientiiques80.
Comme nous l’avons vu, si W. Gibson n’a pas crée le mot « cyberpunk », il
a, en revanche, fait la gloire du terme « cyberespace » et dessiné les lieux de
cette armature visionnaire, une architecture graphique luide avec interface
neurale, dont Internet est la balbutiante représentation métaphorique.
Interrogé sur le sujet, l’écrivain reconnaissait se servir « de la science et de la
technologie pour faire surgir de nouvelles images. Je pourrais dire [continue
William Gibson] que j’utilise le langage scientiique comme une sorte de
poésie. Je suis un pourvoyeur d’icônes populaires »81. Le langage scientiique
ou technologique fourmille de métaphores, d’allégories, si bien que dans le
78
79
80
81
initialement dans Binary Star, 5, 1981, et reprise dans le recueil d’essais True Names and
the Opening of the Cyberspace Frontier, J. Frankel (dir.), New York, Tor, 2001, p. 241‑330.
Cf. D. Warfa, art. cit., p. 93‑108 ; S. Heuser, op. cit., p. 100 ; J. Buob, « Le cyberespace,
enfer et paradis », Le Monde, 8 mars 1995, p. 12 ; P. Musso, « Le cyberspace, igure de
l’utopie technologique réticulaire », Sociologie et Sociétés, 32‑2, 2000, p. 31‑56 ; H. Desbois
« Le cyberespace, retour sur un imaginaire géographique », Carnets de géographes, 2, 2011
(consultable uniquement sur carnetsdegeographes.org). Plus généralement, on parle
de cyberculture pour désigner ce mouvement technique, voir P. Lévy, Cyberculture, Paris
O. Jacob, 1997. Sur la déferlantes d’ouvrages sur le sujet, on retiendra quelques titres
fortement médiatisés qui ont contribué à la banalisation du cyberespace‑cyberculture
auprès du public durant cette période : H. Rheingold, La réalité virtuelle, Paris, Dunod,
1993 ; Ph. Quéau, Le virtuel, vertus et vertiges, Seyssel, ChampVallon, 1993 ; N. Negroponte,
L’homme numérique, Paris, R. Laffont, 1995 ; J. de Rosnay, L’homme symbiotique, Paris,
Seuil, 1995 ; M. Serres, Les messages à distance, Paris, Fides, 1995 ; P. Virilio, Cybermonde, la
politique du pire, Paris, Textuel, 1996.
Voir G. Thuillier, « Entre iction, simulacre et réalité : les avatars de l’espace virtuel »,
Carnets de géographes, 2, 2011, p. 1‑17 (consultable sur carnetsdegeographes.org). Voir
l’article de F. Mizio, « La SF au frontière du réel », Cahier multimédia de Libération,
14 mars 1997, p. I‑II. Cette idée se perçoit également chez G. Klein, art. cit., p. 191.
Voir P. Stolze, « La science‑iction : littérature d’images et non d’idées », dans S. Nicot
(dir.), Les Univers de la science‑fiction. Essais, Galaxies Supplément 8, avril, 1998, p. 183‑200.
Ph. Kieffer, « Du côté des Neuromantiques », Libération, 23‑24 novembre 1991, p. 40.
Dans cet article, il est fait référence à l’émission un Atelier de création sur France‑Culture
consacré au cyberpunk, à l’initiative de D. Riche et P. Cresta.
54
Alexandre Marcinkowski
domaine informatique, la corrélation entre l’espace virtuel métadiégétique (le
cyberespace) et le monde diégétique (hardware, software) est évidente82.
Le cyberespace est à la fois un objet mythique iconique dans la culture
des technologies avancées et un sujet d’étude. Il mêle intimement le mythe,
la techno‑science et les études littéraires. Aujourd’hui le cyberespace fait
l’objet de recherches universitaires dans le domaine attendu des études
nord‑américaines mais aussi de la géographie et surtout des sciences de
l’information et des communications83. Comment ce motif est‑il décrit par les
écrivains de science‑iction francophones ?
Précisons tout d’abord que chaque écrivain a utilisé, repris, développé par
l’usage de métaphores, le cyberespace de Gibson en le baptisant rézo (Genefort),
réseau‑monde (Chabeuil), VIB (Vilà), Trame (Brotot), Nasse (Bergeron), puis
présenté le support d’entrée à cet espace virtuel infra‑ictionnel, l’individu étant
directement relié à l’infosphère électronique soit par une iche temporale,
un il micro‑électrique, une prise corticale, des lunettes de virtualisation, une
combi‑peau. Ainsi Laurent Genefort décrit la matrice comme :
[…] la somme des systèmes de données, des transits d’informations et de
monnaie sous forme électronique. C’était lui [le Rézo] qui modelait le monde,
offrant une représentation cognitive consensuelle des échanges. Un univers
virtuel sur lequel se branchaient deux milliards d’utilisateurs quotidiens, et qui
avait acquis autant de réalité que celle de la rue84.
Une fois dans la matrice, l’impression de liberté est totale. C’est le cas du
hacker Hiéronimus Vox dans une longue description :
Vox resta un moment immobile. Les impulsions électriques le traversaient
par vagues rapides. Il se régla sur elles et commença à avancer, lentement
d’abord, puis avec plus d’assurance. Le plaisir grandissait en lui à mesure
qu’il prenait de la vitesse ; il accéléra encore, approcha de la tour en une
large courbe, passa sous elle en rasant ses parois phosphorescentes et
monta en spirale jusqu’au sommet. Il était à nouveau câblé ; il se demanda
brièvement comment il avait pu supporter d’être aussi longtemps coupé
du Réseau, et bientôt même cette pensée disparut, remplacée par des
82 Sur le vocabulaire d’emprunt, P. Stolze, art. cit., p. 196 ; G. Thuillier, art. cit., p. 7.
83 Citons quelques thèses universitaires soutenues ou en cours : Jérémie Valentin, Usages
géographiques du cyberespace : nouvelle appropriation de l’espace et l’essor d’une « néogéographie »
(Henri Bakis dir., Université de Montpellier III, 2010) ; Yannis Cathelot, Science‑fiction,
hypermédia et cyberespace. Quête de réalité dans la ville virtuelle (Marie‑Madeleine Martinet
dir., Université de Paris IV, en cours depuis octobre 2003) ; Arthur Mimoun, Le cyberespace
comme lieu d’investissement du désir (Claude Batz dir., Université de Paris VIII, en cours
depuis décembre 2005) ; Imane Seiane, Le cyberespace entre technologie et mythologie (David
Buxton dir., Université de Paris X, en cours depuis novembre 2006) ; Wei Huang, Habiter
le cyberespace (Claude Batz dir., Université de Paris VIII, en cours depuis septembre
2008). Sur l’imaginaire des métropoles urbaines, H. Desbois, « Présence du futur. Le
cyberespace et les imaginaires urbains de science‑iction », Géographies et cultures, 61,
2006, p. 123‑140.
84 L. Genefort, Rézo, op. cit., p. 54.
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
55
lashes de plaisir pur. Il était libre enin, libre et seul ; il était un oiseau
virtuose, au vol infatigable, et son royaume était l’étendue du Réseau85.
La matrice est une abstraction tridimensionnelle des informations stockées
dans la mémoire des ordinateurs. En pénétrant dans la matrice, Vox survole les
ichiers aux parois scintillantes du Dôme de la Connex pour se concentrer sur
un logiciel fortement protégé. En revanche, pour Alain Bergeron la plongée
dans la Nasse provoque des troubles physiques. L’auteur québécois évoque
des spécialistes nommés Fouilleurs de lumière seuls capables de récupérer
les informations de logops contaminés. On entre dans la Nasse en enilant
un casque d’introjection et, quelques secondes après, « plongée, chute libre
dans un tourbillon. Abîmes. Vertiges, nausée, perte de sens. Oubli. Extinction
de toute perception physique. Le vide. Total, absolu. Le néant »86. Passés
les quelques effets physiques désagréables, le fouilleur de lumière navigue
dans un environnement cohérent, intelligible et rassurant : « Des avenues
apparaissent, des bifurcations, des treillis, des obstacles, tout un système de
bornes topographiques servant de repères au fouilleur »87.
On peut attribuer à Vilà la reprise à son compte de l’idée de Métavers
du Samouraï virtuel de Neal Stephenson, avec un monde virtuel, nommé
Virtual Infinite Boulevard, dont on entre en fermant les paupières pendant trois
secondes. La description du cyberespace du Boulevard pour l’infini indique un
environnement urbain, simple simulation d’une métropole. On s’y matérialise
par le « Boulevard », gigantesque artère récréative où Passants et Résidents
s’y déplacent pour s’amuser. Les cybercorps masculins ou féminins tendent
à apparaître avec une certaine exagération. On retrouve les stéréotypes
iconiques de la construction du corps parfait ou fantasmé : beauté apollinienne,
nymphette ou vamp, puissants pectoraux sur une enveloppe musclée pour les
hommes, opulente poitrine pour les femmes.
On peut voir dans les mondes virtuels décrits par ces quelques exemples
science‑ictionnels la transposition de l’image de mégapoles mondialisées à la
verticalité architecturale. Car l’espace urbain produit un imaginaire puissant
alimenté par une déréalisation de la ville, vécue comme telle par ses habitants,
et rendue sensible par la dématérialisation de l’économie88. Pourtant cette
vision édénique et utilitariste du cyberespace est loin de faire l’unanimité.
Un des fantasmes récurrents de la science‑iction, et qui sort renforcé dans le
85 Ph. Pastor, Les yeux de la Terre folle, Paris, Fleuve Noir, Anticipation Métal n° 1929, 1993,
p. 48. Ce roman possède l’habillage cyberpunk mais l’histoire dérive rapidement sur le
motif de la mutation.
86 A. Bergeron, Phaos, op. cit., p. 295 et 299. Danger de se plugger chez M. Lemosquet,
op. cit., p. 85.
87 Ibid.
88 Ceci est bien visible dans les ilms comme Tron, Johnny Mnemonic, Matrix, voir en ce
sens H. Desbois, « Présence du futur. Le cyberespace dans les imaginaires urbains de
science‑iction », op. cit., p. 123‑140.
56
Alexandre Marcinkowski
cyberpunk, reste celui de la prolongation de la vie, de sublimer l’obsolescence du
corps. Cela est bien visible dans « La stratégie du requin » de Dunyach, analysée
récemment par Natacha Vas‑Deyres89, où un hacker existe dans le cybermonde
comme pur esprit numérique. Le thème est souvent à l’honneur dans les
romans car l’enjeu n’est ni plus ni moins que de repousser concrètement
les limites de la mort, de la vaincre par les avancées technologiques. Or le
cyberpunk francophone attire l’attention sur l’idée de mourir dans cet au‑delà
informatique. Dans Cyberkiller, Ligny évoque une secte naturaliste farouchement
opposée à toute technologie et combattant la réalité virtuelle90. Ce groupe
fondamentaliste nommé Une seule réalité pour tous, dirigé par Norma Une, va
jusqu’à commettre l’assassinat du créateur d’un jeu virtuel et de ses utilisateurs.
L’auteur poursuivra sa dystopie technicienne dans Inner City avec la crainte,
pour les inners hallucinés qui débrident leur console ou encore ceux qui n’ont
plus conscience de la réalité, d’un enlisement à jamais dans un abîme virtuel91.
La même thématique est exploitée par Vilà où un groupe technophobe baptisé
EASY fait sauter les cabines d’accès au VIB92, ou Ecken avec les charmes de la
cité virtuelle Paradinet qui assassine des scientiiques, travaillant pour Fellerton
Biogenics, en s’amusant avec des tamageishas93.
L’espace virtuel intra‑ictionnel, vu comme un gigantesque luide nutritif
et source de vie pour les drogués de l’univers virtuel, peut donc se révéler
dangereux. Le motif suscite l’intérêt narratif de l’écrivain, mais demeure
vite contrebalancé par la perte du corps physique, l’oubli de la grandeur
de la nature. Dans une esquisse d’histoire des ordinateurs, Gérard Klein
indiquait avec lucidité le pessimisme de nombreux écrivains de science‑iction
à l’encontre de la machine informatique et appelait de ses vœux une sortie
rapide de cette sombre perspective94. Ligny déclarait en avoir ini avec des
textes démoralisants décrivant des univers sordides et reconnaissait vouloir
passer à l’optimisme95. Finalement, que nous disent les ictions cyberpunk ? Que
la nouveauté technologique, ici l’espace virtuel intra‑ictionnel, provoque la
peur. Sans doute est‑ce là une crainte déraisonnable liée à une perception
subjective96. Pour des raisons complexes, l’espace virtuel intra‑ictionnel est
89 Nouvelle parue originellement dans Galaxies, 9, juin 1998, p. 49‑66. Voir N. Vas‑Deyres,
Ces Français qui ont écrit demain, Utopie, anticipation et science‑fiction au XXe siècle, Paris,
H. Champion, 2012, p. 444‑447.
90 J.‑M. Ligny, Cyberkiller, op. cit., p. 78.
91 J.‑M. Ligny, Inner City, op. cit., p. 12.
92 C. Vilà, Boulevard de l’infini, op. cit., p. 46.
93 Cl. Ecken, Petites vertus virtuelles, op cit.
94 G. Klein, art. cit., p. 216.
95 Voir F. Mizio, « Vertiges de la techno », Cahier multimédia de Libération, 29 mai 1998,
p. VI.
96 Sur la perception du risque, les visions divergentes concernant la technologie, les
comportements sociaux face à la technique, voir D. Boy, Pourquoi avons‑nous peur
de la technologie ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2007 ; La croyance commune en un
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
57
jugé angoissant sans que ce qualiicatif réponde à des critères réellement
objectivables. Il est probable que pour une majorité d’écrivains de littérature
cyberpunk, au début des années 1990, les balbutiements de la recherche sur
la potentialité de l’espace virtuel demeuraient relativement inconnus et ses
applications pratiques n’étaient pas pleinement perçues. Tout se passe comme si
leur imaginaire social sur la virtualisation conduisait ces écrivains à le penser en
termes de risque, de contrôle. Quoi qu’il en soit l’espace virtuel intra‑ictionnel
constitue un terrain idéal pour ceux qui étudient la réalité numérique sous
l’angle technologique, psycho‑social ou philosophique.
Les différentes modalités conceptuelles du cyberespace
André‑Claude Potvin indique avec justesse que l’utilisation des technologies
du virtuel dans les textes cyberpunk passe à la fois par l’absence du corps et
la réinvention du corps : c’est le nœud, le paradoxe central de la iliation du
cyberpunk avec le courant postmoderne97. En effet, la réalité virtuelle, le Net, le
cyberespace, tous porteurs d’utopie, masquent et gomment les pesanteurs et
les imperfections du corps. « Les internautes sont sur le même plan d’égalité
[sic] du fait justement de la mise entre parenthèses du corps. Le cyberspace est
l’apothéose de la société du spectacle, d’un mode réduit au regard » proclame
David Le Breton98. Le cyberespace devient un monde au conluent duquel
chaque cortex cérébral peut se brancher en permanence aux bases de données
des matrices. Selon Katherine Hayles, « parce qu’il existe dans l’espace
immatériel de la simulation numérique, le cyberespace déinit un système de
représentation dans lequel la structure est la réalité essentielle, et la présence
une illusion d’optique »99. Cette structure remplace l’entité physique, crée une
personnalité construite dans la machine informatique multidimensionnelle.
Glenn Grant a fait remarquer qu’actuellement la notion de transcendance
des limites humaines ne passe ni par la religion ou la pratique méditative, ni
même par la communauté d’action, mais par la technologie100. Pour le dire
97
98
99
100
déterminisme technologique, les conduites pro‑ et anti‑ techniques, ont été dénoncées
par B. Bensaude‑Vincent, notamment dans le chapitre 13 de Les Vertiges de la technoscience.
Façonner le monde atome par atome, Paris, La Découverte, 2009, p. 155‑162.
A.‑Cl. Potvin, op. cit., p. 96‑103.
Voir D. Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Métailié, 1999, p. 140. Sur les dangers, d’un
point de vue psychanalytique, de la réalité virtuelle on renverra à Th. Jandrok, « La réalité
virtuelle est‑elle une machine désirante ? », dans Fr. Berthelot & Ph. Clermont (dir.),
Science‑fiction et imaginaires contemporains, Colloque de Cerisy 2006, Paris, Bragelonne,
2007, p. 67‑85.
K. Hayles, « Corps virtuels et signiiants clignotants », dans A. Bureaud & N. Magnan
(dir.), Connexions. Art, réseaux, média, Paris, ENS des Beaux‑Arts, 2002, p. 525 (traduction
tirée du chapitre 2 de How we Became Posthuman. Virtual Bodies in Cybernetics, Literature,
and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999).
Voir G. Grant, « Transcendence Through Detournement in W. Gibson’s Neuromancer »,
Science Fiction Studies, 17‑1, 1990, p. 43.
58
Alexandre Marcinkowski
autrement, le détournement technologique, c’est‑à‑dire la réorientation de
la technologie de sa fonction initiale, sert d’échappatoire. Le choix de se
libérer du passé, des souvenirs, du corps, d’échapper à la mort physique par
l’entremise du cyberespace peut être vu comme une force libératrice. C’est
pourquoi la majorité des personnages des romans cyberpunk connaissent une
impuissance à transcender le Soi, à dominer leur expérience, et les conduit à
privilégier l’autodestruction ou la désintégration.
Toute une école de théoriciens du cyberespace dans une perspective
deleuzienne, animée par la sociologie des sciences et des technologies au MIT,
Sherry Turkle, soutient l’idée selon laquelle le cyberespace valoriserait, dans
l’expérience journalière, le sujet décentré et multiple dans l’espace immatériel
du rhizome informatique. Partant de l’émergence et la démocratisation du
micro‑ordinateur, facile d’accès, ergonomique, plus « féminin » – qu’elle oppose
aux premiers ordinateurs géants massifs d’IBM très « masculins » – Sherry Turkle
s’attache à étudier les individus consacrant leur temps aux mondes virtuels
du cyberespace. Elle montre que certains sujets des nouvelles générations
succombent au « syndrome des personnalités multiples », notamment dans
les univers de jeux de rôles en ligne massivement multi‑joueurs101, puisque
chacun peut façonner et expérimenter à sa guise autant d’identités qu’ils le
souhaitent102. Autrement dit, le cyberespace disséminerait le Moi individuel en
une démultiplication d’agents ne s’incarnant jamais en un centre, toujours en
interaction et entrant en compétition les uns avec les autres. En naviguant dans
les espaces virtuels, le cybernaute est invité à découvrir les nouveaux aspects de
son Moi relationnel, facettes identitaires mouvantes dissimulant nulle personne
« réelle », comme à entreprendre de nouvelles relations sociales.
Tout n’est pas négatif dans les divers discours universitaires sur la luidité
du Moi relationnel de l’être postmoderne. La protéiformité de la conscience
humaine dans son rapport à la technologie n’est qu’une phase d’un mouvement
général initial dont nous appréhendons juste les conséquences. Pour le
spécialiste en prospective économique et scientiique, Jeremy Rifkin, il y a de
bonnes raisons d’espérer un changement dans les mentalités des nouvelles
générations quant à l’appropriation, l’exploitation et la marchandisation de
la nature. L’ethos obsessionnellement marchand et propriétaire, héritage de
la modernité du XXe siècle, pourrait faire place à un état d’esprit capable de
plus d’empathie avec nos semblables. L’être postmoderne, avec sa capacité à
s’adapter à d’autres personnalités, déconstruirait la distinction entre moi et
autrui sans forcément passer par le prisme de la technologie103.
101 MMORPG soit selon l’acronyme anglais, Massive Multi‑Players On‑line Role Playing
Game. Voir la typologie des espaces virtuels établies par G. Thuillier, art. cit.
102 S. Turkle, Life on the Screen : Identity at the Age of Internet, Simon & Schuster, New York,
1995, p. 262‑267.
103 Cf. J. Rifkin, L’âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie, (trad. M. Saint‑Upéry,
Ed. orig. P. Tacher‑GP. Putman’s Son, 2000), Paris, Pocket, 2002, p. 348.
Le cyberpunk français à l’épreuve de l’histoire
59
Les innovations du virtuel procurent une démocratisation du fait même de
l’affranchissement du corps. Elles fournissent un espace inouï de liberté puisque
être quelque part dans le cyberespace n’exige plus de présence physique et
qu’accomplir quelque chose n’entraîne pas de modiications sur le monde
physique. Mais n’y a‑t‑il pas un danger à dénier à l’intégrité physique toute
unité pour proposer un corps‑mosaïque squatté par d’autres entités mobiles et
métamorphes grâce au système du réseau ? La réappropriation d’une nouvelle
appartenance et l’idée même de vivre sans in dans l’émancipation libératoire
et la transformation ne sont‑elles pas des chimères ? En tout état de cause, la
décorporation, la déréalisation accroissent les possibilités de communication
ainsi que les possibilités d’intervention et d’information. Être pleinement dans
l’instant, être partout à la fois, vivre l’absence de distances et de frontières
donne à l’homo cyber la perception d’un gommage des liens verticaux de la
hiérarchie, du contrôle, de la médiation. Le cyberespace incite au narcissisme
protéiforme, pousse à la prolifération du Moi, si bousculé et jalousé dans la
vie réelle, et au mieux‑être dans l’immédiateté. Le cyberespace, au travers des
romans ou nouvelles de science‑iction, oblige à une nouvelle introspection,
à repenser l’altérité, les rapports à la communauté et à la citoyenneté, aux
relations sexuelles104.
In ine
Cette étude, consacrée au cyberpunk français, nous a conduits des États‑Unis,
avec la parution de Neuromancien en 1984, puis de la vague cyberpunk, à la France
où l’ouvrage s’est exporté dans un contexte de marasme de la science‑iction
française. Néanmoins, dix ans plus tard, ce genre novateur, bénéiciant du relais
de divers supports médiatiques et du renouveau de la science‑iction française,
a généré une production cyberpunk nationale qu’un contexte d’ouverture
à la cyberculture favorisa. De 1992 à 1999 la vogue du cyberpunk est bien là
mais déjà incapable de se renouveler sur le fond comme sur la forme, elle
laisse place à une autre étiquette commerciale. Le cyberpunk est devenu une
réalité virtuelle.
En mettant en scène les usages déviants de l’informatique, en s’articulant
principalement autour des angoisses portées autour des technologies du
virtuel, le cyberpunk français interroge les effets aliénants sur le corps et l’esprit.
Cette vision « techno‑pessimiste », ce relexe anxiogène, peut s’expliquer
par le rapport qu’entretient la science‑iction française à la science et au
discours technologique d’une part, au niveau de coniance (interpersonnelle,
institutionnelle) accordée aux organismes d’Etat ou agences privées d’autre
part. Ce qui le distingue d’ailleurs du cyberpunk québécois, expression
d’une civilisation de frontière et jeune, traditionnellement technophile et
104 R. Robin, « Du cyborg au stade de l’écran : les nouvelles frontières », Communications, 70,
2000, p. 194‑195.
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Alexandre Marcinkowski
pragmatique. Gageons néanmoins qu’avec la formation de commissions
d’éthique des sciences et des nouvelles technologies, un dialogue s’instaure
entre les scientiiques, les décideurs et le grand public.
Alexandre Marcinkowski
Nantes