Caietele Echinox, vol. 28, 2015: Media Mythologies
218
Corin Braga
Le mythe écologiste,
de l’utopie à la science-fiction
THE ECOLOGY MYTH, FROM UTOPIA TO
SCIENCE-FICTION
ABSTRACT
While during the 19th century and at the beginning of the 20th century many utopists imagined better societies based on emergent technology and socialist principles, with the putting
in place of the totalitarian regimes (communist
and fascist) of the 20th century utopian optimism faded away and gave place to dystopian
and apocalyptical visions. The utopian interest
shifted towards topics which have been lately
brought together under the name of cultural
studies: feminism, post-colonialism, ecology,
etc. This paper tackles some seminal “ecotopias” of the period, such as Walden Two by B.
F. Skinner and Ecotopia by Ernst Callenbach,
showing how these texts upgrade the classical
physiocratic and Arcadian utopias and romantic utopias such as Thoreau’s Walden. Then it
moves on to science-fiction utopias, such as
Pennterra by Judith Moffett, seen as an enactment of the deep-ecology Gaia hypothesis.
KEYWORDS
Ecology; Utopia; Ecotopia; B. F. Skinner; Ernst
Callenbach; Gaia Hypothesis, Judith Moffett.
CORIN BRAGA
Babeş-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
CorinBraga@yahoo.com
Après la Première Guerre, les projets
de reconstruction sociale, représentant
diverses idéologies, marxisme, capitalisme,
fascisme, libéralisme, etc. ont continué de
hanter l’imagination des écrivains, avant
que la catastrophe de la Deuxième Guerre,
les crimes du nazisme mais aussi du communisme, ne coupent court à la rêverie
sociale. Voici quelques utopies réformistes
de cette période : Henry Olerich, The story
of the world a thousand years hence; an
interesting scientific forecast of the
important progressive changes that will
likely take place on our earth during the
next thousand years (1923), A. Arnoux, Le
Règne du bonheur (1924), J. B. S. Haldane,
Daedalus (1924), Arthur Williams, Looking
forward (1925), A. Huot, L’impératrice de
l’Ungava (1927), Madeleine Pelletier, Une
vie nouvelle (1932), Ernst Bergman, Deutschland, das Bildungsland der neuen Menschen
(1933), James Hilton, Lost Horizon (1933),
Georg Richter, Reichstag 1975. Eine Vision
(1933), An. [Schmid], Im Jahre 2000 im
Dritten Reich. Ein Schau in die Zukunft
(1933), Upton Sinclair, I, Governor of California and How I Ended Poverty (1933),
Park Summer, Tomorrow Comes. A Story of
Hope (1934), G. R. Mitchison, The First
Workers’ Government; or, New Times for
Henry Dubb, (1934), Philip W. Wilson,
Le mythe écologiste, de l’utopie à la science-fiction
Newtopia : the World We Want (1941), Paul
Goodman, Communitas (1947).
Cependant, avec l’avancée du XXe siècle, dès que les idéologies utopiques ont
commencé à se matérialiser dans des États
totalitaires, mettant l’idéal à la dure épreuve
de la pragmatique historique, la veine centrale des utopies sociales s’est presque tarie.
Quand elle n’a pas succombé face aux problèmes de la réalité sociale et économique
concrète, ou aux attaques du courant antiutopique devenu dominant, elle a migré vers
des zones où le monde réel restait toujours
déphasé par rapport aux projets d’amélioration. Ainsi, déployant une large palette de
préoccupations pour l’altérité et la marginalité qui, vers la fin du siècle, se retrouveront
sous l’appellation d’études culturelles, divers types d’eutopies ont émergé : féministes,
gay, anti-raciales, post-coloniales, pacifistes,
écologistes, etc.
Prenons pour exemple une écotopie devenue « classique », Walden Two de B. F.
Skinner (1948). Du côté de l’expérimentation sociale, elle hérite des utopies communautaires de Saint-Simon et Robert Owen,
des phalanstères de Fourier, des « Icaries »
de Cabet ; en revanche, elle refuse l’idéologie et les projets marxistes, chose significative pour la prise en otage du socialisme
« scientifique » par plusieurs États du XXe
siècle. Frazier, l’architecte de la communauté de Walden Two, ne compte pas sur une
révolution et autres formes de violence
sociale, il affirme ne pas désirer imposer
son modèle par la force. « Pourquoi lutter
contre le gouvernement ? Pourquoi essayer
de le changer ? », demande-t-il de manière
rhétorique. Selon le commentaire du professeur Burris, le narrateur, Frazier « a trouvé
une façon de construire un monde à son
goût sans essayer de changer le monde des
autres1 ». Il s’agit donc d’une (e)utopie
« minimale », non-contraignante, supposant
l’accord et la synergie des participants
bénévoles.
219
La source de cette vision
se trouve dans Walden ; or, Life
in the Woods (1854), le texte
dans lequel Henry David Thoreau raconte
son expérience d’isolement pendant deux
ans, deux mois et deux jours dans une cabane près du lac Walden au Massachusetts
en pleine nature. Skinner reprend l’idée
d’intégration dans la nature, mais en change
la vision romantique et la remplace par une
approche plus pragmatique, qui fonde l’écologisme contemporain. Il amplifie aussi
l’individualisme transcendantal de Thoreau
(en fait, du maître à penser de celui-ci,
Ralph Waldo Emerson) par le projet d’une
petite communauté autonome. La théorie
qui lui permet d’harmoniser les deux desseins est le behaviorisme, notamment le
concept que le comportement humain, loin
d’être décidé par une entité de volonté libre
comme l’âme ou l’esprit, est soumis aux
variables de l’environnement.
Le psychologue Skinner met ainsi en
fiction ses concepts d’analyse behavioriste,
formulés dans Science and Human Behavior
et Beyond Freedom and Dignity, attribuant à
son protagoniste, T. E. Frazier, la fondation
d’une communauté expérimentale de quelques mille individus dans les années 1930.
Les professeurs Burris et Castle, et deux
anciens étudiants avec leurs amies, qui décident de visiter la ferme de Frazier, ont
l’occasion de voir sur place comment l’arrangement systématique des variables environnementales permet la modification intentionnelle du comportement de groupe. Par
ingénierie behavioriste, Frazier aura créé
une communauté utopique, qui décèle dans
le comportement humain, ou plutôt produit,
les meilleures attitudes : gouvernance collective qui sort des impasses de la tyrannie,
de l’anarchie et même de la démocratie,
égalitarisme et communauté des biens, autosoutenance économique, libération des sexes,
pédagogie collective des enfants, éthique
naturiste et écologiste, liberté individuelle
Corin Braga
220
du choix, hédonisme modéré,
etc.
Les écotopies modernes
sont une mise à jour des utopies physiocrates, naturistes et passéistes de l’âge classique. Ce n’est pas sans raison que Skinner
donne à un essai, dans lequel il prolonge et
discute la fiction de Walden Two, le titre
News From Nowhere, 19842. Il s’agit d’une
référence croisée aux News from Nowhere
or An Epoch of Rest de William Morris
(1890)3 et à 1984 de George Orwell (1949)4.
Le modèle socialiste « arcadien » et décentralisé du premier est passé par la critique
antiutopique de la révolution violente, des
luttes de classe et des États totalitaires du
second, le résultat étant les communautés
expérimentales autogouvernées de type
Walden Two (selon le récit, d’autres collectivités seraient déjà en place, jusqu’à Walden Six). En effet, suivant le projet de Skinner, plusieurs groupes se sont constitués aux
Amériques, comme le Twin Oaks de Virginie ou Los Horcones au Méxique5.
Une utopie écologique à « grande
échelle » est Ecotopia. The Notebooks and
Reports of William Weston d’Ernst Callenbach (1975). Les petites communautés
expérimentales de Skinner sont remplacées
ici par une fédération (composée des États
de Washington et San Francisco) alternative
aux États-Unis. Le journaliste William
Weston, le protagoniste narrateur, est envoyé
par Times Post de New York pour faire un
compte rendu sur cette nouvelle république,
qui aurait fait sécession il y a quelque 19
ans avant la visite. Tel un explorateur assez
peu prévenu de ce qu’il va découvrir, Weston se retrouve la plupart du temps, à cause
de son inadaptation aux innovations d’Ecotopia, dans une position assez incommode
(il est un « narrateur en position dystopique6 »), mais il finira par s’intégrer au
nouveau monde. À l’instar des ethnologues
modernes qui pratiquent la méthode de
l’immersion complète (« going native ») et
finissent parfois par être engloutis par la
culture adoptive, il souffre une métamorphose intérieure, son moi ancien est remplacé par « a new self7 ».
Si, dans Walden Two, Skinner développait une ingénierie behavioriste à petite
échelle, dans Ecotopia Callenbach expose
les effets transformateurs conscients et inconscients exercés sur l’individu par un écosystème naturel et social complet. De même
que le récit de Skinner, Ecotopia est une
utopie naturiste qui met à jour la vision physiocrate des textes classiques à l’écologisme
de la deuxième moitié du XXe siècle. Ayant
pour modèle non seulement les phalanstères
et les groupes Walden, mais aussi les communautés de type Amish, la civilisation tribale amérindienne ou le mouvement flower
power et hippy, les Écotopiens pratiquent
une idéologie anti-capitaliste, anti-mondialiste, anti-consumériste et anti-industrielle.
Le concept central en est celui d’intégration écologique de la culture humaine.
Selon la philosophie écotopienne, le but de
l’humanité comme espèce n’est pas la production, la concurrence, l’accumulation de
biens et de capital, la conquête impérialiste
de la nature et du globe. Les Écotopiens ont
remplacé l’éthique protestante du travail,
qui a dominé le XIXe et la première moitié
du XXe siècle, par l’idée que « humans were
meant to take their modest place in a seamless, stable-state web of living organisms,
disturbing that web as little as possible8 ».
Cette modestie anthropologique, loin de
provoquer une involution volontaire, est la
seule capable d’éviter la catastrophe globale
vers laquelle se dirige la civilisation capitaliste et d’assurer la soutenabilité et la survie
future de l’espèce humaine. Face à la culture
patriarcale prométhéenne, agressive et compétitive des États-Unis, Ecotopia est dirigée
par un Parti Survivaliste, écologique et matriarcal, ayant pour président une femme.
Prenant pour point d’appui le concept
d’harmonisation avec la nature, Callenbach
Le mythe écologiste, de l’utopie à la science-fiction
procède à une sélection des traits positifs de
la civilisation contemporaine et à l’exclusion des traits considérés nuisibles. L’intégration dans les cycles naturels suppose la
suppression de toutes les industries qui
fabriquent des produits et des déchets non
recyclables. Par une mise en crise et un
désastre économique délibérés, les Écotopiens ont rejeté la quasi-totalité du machinisme moderne, imposant une « austérité
technologique ». L’unique exception en est
la technologie de l’information et de la communication, qui simplifie la vie des hommes
et protège la nature en favorisant le travail
sur place, à la maison (à l’aide des « picturephones9 » – une anticipation du réseau
Internet). Pour le reste, les produits nuisibles au milieu naturel ont été bannis et la
palette des artefacts simplifiée et standardisée (par exemple, toutes les serviettes de
bain commercialisées sont blanches, les
Écotopiens ayant l’option de les colorer
eux-mêmes en utilisant des couleurs naturelles, à base végétale ou minérale10).
Le collapsus dirigé de l’industrie,
ensemble avec un moratoire sur l’industrie
du pétrole et la réduction du volume du
commerce et des transports ont provoqué
des effets immédiats. L’agriculture a été
nationalisée et les terrains mis à la disposition des petits cultivateurs. Les grandes
compagnies et propriétés ont disparu et avec
elles la classe sociale des riches et la pauvreté. Les institutions du gouvernement ont
été simplifiées et réduites au minimum
nécessaire, les services publics sont devenus
accessibles à tous, le bien-être général et la
richesse nationale se sont accrus. Le modèle
sous-jacent en est un État minimal écologique et physiocrate.
La politique anti-pollution a changé
autant la nature que la société. Le milieu et
les hommes ont souffert une transformation
au « niveau biologique » : l’air et l’eau en
Ecotopia sont partout parfaitement limpides
et sains, le sol est vert et fécond, la
221
nourriture abonde, tous les systèmes de vie (énergie, canalisation, etc.) se suffisent à euxmêmes et peuvent fonctionner indéfiniment11. La santé et la condition physique
des Écotopiens se sont remarquablement
améliorées, la qualité et l’espérance de vie
ont augmenté de manière spectaculaire.
L’équilibre et l’harmonie ont marqué la psychologie et le moral, les individus jouissent
de la liberté affective et mentale, comme si
une communauté flower power aurait accédé à la condition d’une civilisation stable.
Le mode de vie est proche de celui des
Amérindiens et des « primitifs » en communion avec la nature ; William Weston commente à propos de son amie, Marissa, le fait
qu’« elle vit dans un état contagieux de conscience immédiate12 ».
Finalement, les idéologues écotopiens
rejettent le concept d’État-nation et aussi
celui de monde global. Bien que le système
de communication et de transport couvre le
globe tout entier, selon eux l’humanité ne se
dirige pas vers la constitution d’un État
mondial, mais vers une « balkanisation »
des pays. L’Amérique, par exemple, renoncera dans son ensemble à l’idéal d’une
grande nation unie allant d’un océan à
l’autre, et se divisera, selon le modèle d’Ecotopia, dans une constellation de petites
nations qui conservent leurs différences culturelles. Le texte de Callenbach fait ainsi
état, dans une fiction eutopique, de plusieurs
desiderata des études culturelles actuelles :
écologisme, postcolonialisme, multiculturalisme, féminisme, etc.
Le mythe écologiste a migré de la
littérature utopique à celle d’anticipation et
de science-fiction aussi. Quelques exemples, parmi une multitude, en sont Pennterra de Judith Moffett (1987), Kim Stanley Robinson, Pacific Edge (1990)13 ou
Daniel Fischer, A City of the Future. What
Might Happen in a City Without Cars or
Private Land (1993)14.
Corin Braga
222
Le premier de ces romans
est une utopie astrale, qui combine l’idée de communauté
idéale, suivant un modèle Quaker, avec
l’hypothèse (ou la philosophie) Gaïa dans sa
variante d’animisme planétaire, et l’écologisme profond élevé au rang d’écotopie science-fiction. Pennterra, la « Terre de William
Penn », est une planète d’Epsilon Eridani II
colonisée par un groupe de Quakers et appelée d’après le nom du fondateur de la Commonwealth of Pennsylvania au XVIIe siècle.
L’installation de la colonie répète à l’échelle
galactique la migration aux Amériques des
sectes radicales des Quakers, Huguenots,
Mennonites, Amish, etc., mais aussi des
Catholiques anglais, des Luthériens et des
Juifs, persécutés et incompris en Europe.
Cette fois, la migration n’est pas due
aux guerres de religion, mais à l’extinction
de la Terre elle-même. Sans présenter directement la situation de notre planète, Judith
Moffett suggère que celle-ci a été détruite
par la surpopulation, la pollution, l’épuisement des ressources minérales et la destruction du milieu naturel. Les Quakers ne sont
qu’une des expéditions parties pour chercher d’autres foyers dans l’univers pour la
race humaine. Un second vaisseau stellaire,
le Down Plus Six, amènera quelques années
plus tard un deuxième contingent de colonisateurs, plus agressif et violent envers la
planète d’accueil. Les deux groupes sont
mis en contraste : les Quakers agissent selon
une morale quasi-religieuse, fraternelle, respectueuse des races aborigènes (rappelant
leur tolérance envers les tribus amérindiennes) et de la spiritualité profonde de la
nature, alors que les « Sixers », savants,
scientifiques et militaires athées et exploiteurs, évoquent, pensons nous, le nombre de
la « Bête », métaphore pour la mentalité
technologique et impérialiste qui a mené la
civilisation terrestre à la catastrophe.
Devançant de quelques deux décennies
le film Avatar de James Cameron (2009),
Judith Moffett imagine que Pennterra est
une planète vivante et pensante. L’auteur
puise dans l’« hypothèse Gaïa » dans sa
variante animiste, selon laquelle toutes les
formes de vie terrestres appartiennent à un
unique organisme planétaire, nommé d’après
le déesse grecque de la Terre. Selon un
mythe aborigène de Pennterra, le chaos
astral aurait pris forme et vie quand « The
One That Loves Life », une entité cosmique
divine, a organisé la poussière et le limon
dans un système solaire. Il a doté le soleil et
deux de ses planètes, Kreeb et Tanka
Wakan (un nom amérindien pour le « grand
esprit », utilisé par les Quakers pour traduire
le mythe aborigène), de conscience et du
pouvoir de donner la vie. À son tour, Tanka
Wakan a créé sur sa surface toutes les
espèces végétales et animales qui l’habitent :
« This world Tanka Wakan is everything,
and everything is Tanka Wakan. Understand this. Long ago he made himself into
living things, past counting, before he made
himself into the People15 ».
Le « peuple » créé par cette divinité
panthéiste est la race intelligente des Hrossa.
Avec une anatomie bien différente des
humains (ils ont huit membres et sont androgynes), les Hrossa sont une race amphibie,
vivant aussi bien dans l’eau que sur la terre.
Ils ont des sens plus fins, dont un sixième,
une ouïe qui leur permet de discerner des
vibrations imperceptibles pour les hommes.
Ils sont des télépathes, ou plutôt des
empathes, capables de ressentir les sentiments et les pensées de leurs semblables et
des humains. Ils pratiquent des rituels de
communication de groupe (« uniting »),
pendant lesquels ils peuvent entrer en contact avec d’autres Hrossa de toute la planète,
ainsi qu’avec Tanka Wakan lui-même.
Mais l’exotisme des Hrossa et d’autres
espèces autochtones n’est pas l’élément le
plus miraculeux du roman. Plus étrange
encore est le fait que l’écosystème de toute
la planète fonctionne d’une manière non
Le mythe écologiste, de l’utopie à la science-fiction
évolutionniste et anti-darwinienne. La sexualité des Hrossa, d’une liberté et spontanéité prélapsaire (« They’re like unfallen
creatures, wise innocents16 »), contaminante
pour les humains qui se sentent entrer en rut
en leur présence, a pour but primaire la
communication affective et seulement en
deuxième instance la procréation. En effet,
Tanka Wakan semble exercer un contrôle
eugénique sur la biosphère : pour que le
« nombre de stock » de chaque espèce reste
le même et n’affecte pas l’équilibre et l’autosoutenance des milieux naturels, il n’accorde à chaque individu qu’un seul successeur, sauf pour les situations de crise et de
dépeuplement. Cela fait que la vie de
chaque individu est unique, il n’y a pas de
crimes et de tueries inutiles, même les animaux qui servent de nourriture aux Hrossa se
sacrifient de manière consentante, comme
sur une planète de Cocagne SF.
La question peut-être nucléaire des
projets utopiques a toujours été : Comment
éradiquer le mal de la nature humaine,
quelles mesures prendre pour organiser une
société meilleure, sinon parfaite ? Judith
Moffett a l’ambition de donner une réponse
qui descende aux racines non seulement
anthropologiques, mais aussi biologiques et
phylogénétiques de notre race. Elle part de
l’hypothèse que la source du « mal » est la
concurrence et la lutte pour la survie, c’està-dire l’évolutionnisme darwinien, avec ses
principes de folle multiplication et de sélection naturelle des individus. C’est en ce
point qu’elle applique l’un des procédés
utopiques les plus efficaces : elle inverse cet
axiome dans son contraire et observe les
conséquences qui en dérivent.
Ainsi, sur Pennterra, « By Earth standards, what you’d have seems like a formula
for evolutionary stultification. You wouldn’t
need strength to compete for a mate or allure to attract one; you wouldn’t need stamina or agility or speed to run away from
predators or catch prey; you wouldn’t need
223
intelligence to outsmart either.
[…] If all that’s true, then almost everybody survives and passes on his genes, but only once. There’s no
’success’ in the large-scale Earth sense, no
alpha male passing his genes on to every
child of the next generation and cutting
many other males out for keeps. That perception you get in the study of biology, of
every creature madly struggling to survive
(eat, avoid being eaten) and to beat out the
competition for breeding opportunities,
would be missing completely. Everybody
survives to reproduce himself. Everybody
then generously offers himself to feed
others.17 »
Dans cet écosystème autrement
« enchevêtré » (selon un mot de Cyrano)
que celui terrestre le mal n’existe pas. La
coopération a remplacé en tout la compétition. Bien qu’en apparence plus simple et
rudimentaire, en tout cas non technologique,
la vie des Hrossa est en accord avec euxmêmes, avec la nature et avec l’« anima
terrae », l’esprit de la planète. Parmi les
humains, les Quakers sont les plus proches
de ce mode de vie, et c’est pourquoi ils sont
acceptés par Tanka Wakan, tant qu’ils ne
détruisent pas le milieu naturel et l’équilibre
écologique. Les autres colonisateurs, les
Sixers, en revanche, porteurs de la mentalité
conquérante, expansive, concurrentielle et
agressive, risquent de ruiner Pennterra avec
leurs machines terraformatrices et leurs pratiques d’ensemencement et colonisation biologiques.
Kli Urrh, un des Hrossa, commente
que c’est justement ce type de comportement qui a dû provoquer, sur Terre, la catastrophe qui oblige maintenant les hommes à
migrer vers d’autres systèmes : les créatures
ont tué leur créateur, les hommes ont ruiné
leur planète. Menacé à son tour, Tanka
Wakan réagit comme un organisme infecté
qui produit des anticorps : il provoque la
stérilité de tous les Sixers et des autres
Corin Braga
224
espèces terrestres venues en
colonisatrices, coupant court à
la sexualité multiplicative et à
l’expansion compétitive de notre race. Le
(contre)modèle utopique que Pennterra offre
à notre monde est celui d’un écosystème
animiste qui fonctionne sur d’autres principes que la volonté de pouvoir et la pulsion
de conquête impliquées par la biologie
darwinienne.
Article rédigé dans le cadre du Projet de
Recherche Exploratoire PN-II-ID-PCE2011-3-0061, financé par CNCS (Le Conseil National de la Recherche Scientifique)
de Roumanie.
Notes
1
B. F. Skinner, Walden Two, New York,
The Macmillan Company, 1978, p. 307.
2
B. F. Skinner, « News From Nowhere,
1984 », The Behavior Analyst, no. 8 (1),
1985, p. 5 sqq.
3
William Morris, News from Nowhere or
An Epoch of Rest. Being Some Chapters
From a Utopian Romance, Edited with an
Introduction and Notes by David Leopold,
Oxford, Oxford University Press, 2003.
Trad. fr. : William Morris, Nouvelles de
nulle part, Introduction, traduction et notes
par Paul Meier, Paris, Éditions sociales et
Chambéry, Imprimeries réunies, 1961.
4
George Orwell, 1984, London, Secker &
Warburg, 1949. Éd. fr.: George Orwell,
1984, Traduit de l’anglais par Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, 1950.
5
Voir Hilke Kuhlmann, Living Walden Two,
Urbana, University of Illinois Press, 2005.
6
Voir Corin Braga, Les antiutopies classiques, Paris, Classiques Garnier, 2012, p.
61-92.
7
« This new me is a stranger, en Ecotopian,
amd his advent fills me with terror, excitement, and strength ». Ernst Callenbach,
Ecotopia. The Notebooks and Reports of
William Weston, Berkeley, Banyan Tree
Books, 2004. p. 166.
8
Ibidem, p. 43, 44.
9
Ibidem, p. 38.
10
Ibidem, p. 40.
11
Ibidem, p. 150.
12
Ibidem, p. 68.
13
Kim Stanley Robinson, Pacific Edge,
New York, Tor Books, 1990.
14
Daniel Fischer, A City of the Future.
What Might Happen in a City Without Cars
or Private Land, Context Institute, no. 35,
Spring 1993.
15
Judith Moffett, Pennterra, New York,
Congdon & Weed, 1987, p. 72.
16
Ibidem, p. 130.
17
Ibidem, p. 131-132.