Academia.eduAcademia.edu
JEAN-LUC NANCY ET L’IDÉE DE LITTÉRATURE Javier de la Higuera Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale » 2018/3 N° 99 | pages 291 à 306 ISSN 0035-1571 ISBN 9782130803041 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2018-3-page-291.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) RÉSUMÉ. — Jean-Luc Nancy a pensé la littérature à partir de la conception du premier romantisme d'Iéna mais, en même temps, il a essayé de penser la réalité dispersée de l'art et de la littérature contemporaine. L'idée romantique de l'absolu littéraire aurait ouvert un espace où nous sommes toujours aujourd'hui placés, bien que nous soyons conscients maintenant de l'impossibilité d'une auto-institution du sens telle qu'elle a été réclamée par les romantiques. La répétition réalisée par Nancy de l'idée romantique refait à sa guise l'idée d'une poïesis originaire du monde dans l'actuel horizon d'un monde sans arché. Sur le plan de l'ontologie co-existentielle développée par Nancy, il construit une aporétique idée de la littérature dans laquelle coïncident son caractère absolu et sa totale non-essentialité, l'idée d'une littérature inscrite dans la structure ontologique du monde, archi-littérature, et d'une littérature dispersée qui se rapporte au simple partage ou à la communication des œuvres. ABSTRACT. — Jean-Luc Nancy has thought literature from the conception of the Jena's first romanticism but, at the same time, he has tried to account for the dispersed reality of contemporary art and literature. The romantic idea of the literary absolute has opened a space in which we are still located but we are now aware of the impossibility of the selfinstitution of sense as the one demanded by the Romantics. The repetition hold by Nancy of the romantic idea of literature raises again, in his own way, the idea of an original poiesis of the world in the current horizon of a world without arché. On the basis of the co-existential ontology developed by the author, an aporetics idea of literature in which its absolute character and its inessentiality meet is constructed, the idea of a literature inserted in the ontological structure of the world, archi-literature, and an inessential literature, which only designates the partition or the communication of literary works. LA PLURALITÉ IRRÉDUCTIBLE DES ARTS ET DE LA LITTÉRATURE L'idée de la littérature chez Jean-Luc Nancy mais aussi la littérature en tant qu'Idée – en majuscules pour signaler un sens platonique problématique : l'Idée comme origine ou arché –, l'idée donc, de la littérature en tant qu'Idée. Les résonances idéalistes et romantiques du sujet ne sont pas hasardeuses, comme nous allons le voir, mais notre point de départ, celui de Nancy comme penseur du temps présent, concerne la contemporanéité, une sorte de diagnostic de ce Revue de Métaphysique et de Morale, No 3/2018 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) Jean-Luc Nancy et l'idée de littérature Javier de la Higuera © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) qui se passe dans le monde et, en particulier, de ce qui arrive aujourd'hui dans la littérature et dans l'art en général. Attentif, comme un vrai contemporain, à la part d'obscurité ou d'extériorité que notre monde enferme en lui-même, et situé de ce fait par rapport à ce monde dans une sorte d'écart ou d'inactualité. Comme point de départ donc, une certaine perception de la réalité actuelle des arts – la littérature a une place privilégiée dans cet ensemble comme nous le verrons après –, qui sont soumis à un régime d'existence dispersée, d'hétérogénéité et d'extériorité : l'art existe « dans la différence des arts 1 », comme si l'absence même de communauté entre eux était la seule chose qui les joint dans ce qu'on appelle art ; comme si la seule piste de son identité pouvait dériver seulement d'œuvres concrètes et singulières dont la prolifération confirmerait maintes fois la non-essentialité de l'art et de la littérature ou, en tout cas, le « caractère coessentiel de la pluralité artistique 2 ». Sa division, ou son partage d'origine, est ce qui définit sa réalité contemporaine, en désignant probablement en même temps la réalité contemporaine d'un monde simultanément globalisé et émietté 3. Cette perception de départ, évidemment, va au-delà d'une simple perception. Elle est aussi l'intuition du fait que le sens actuel de l'art et de la littérature se trouverait d'une certaine manière dans sa propre suspension ou dans son questionnement, c'est‑à-dire un sens qui refuse de se soumettre à la catégorisation habituelle à travers laquelle on donne une signification aux objets. Dans son « écartement de soi », cependant, ce sens paraîtrait viser une mêmeté ou essentialité qui nous interrogerait avec insistance et qui fait l'objet de l'attention de Nancy. Son hypothèse est que ce sens suspendu est en lui-même, et absolument, littéraire. Ici, la poésie aurait une valeur plus qu'exemplaire : en quelque sorte, alors, la suspension ou interruption du sens, qui est le sens de l'art contemporain, serait essentiellement poétique ou littéraire. Et, en relation avec cette essentialité littéraire, la donnée initiale, la pluralité irréductible des arts, se montre quelque peu différente d'un simple état de fait, caractéristique du monde actuel, elle sera 1. Jean-Luc NANCY, « Compter avec la poésie » (1995), Demande. Littérature et philosophie, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2015, p. 161. L'art contemporain se caractérise par son « écartement de soi » : voir Chroniques philosophiques, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2004, p. 67. Cette idée de la pluralité différentielle des arts pourrait être considérée comme le « premier postulat » de Nancy, comme le fait Ginette Michaud (voir « Ek-phraseis de Nancy », Europe, 87e année, avril 2009, nº 960, Dossier « Jean-Luc Nancy », pp. 231-253 ; « “Ce qui se dessine” L'aisthétique de Jean-Luc Nancy en quatre traits », Contre-Attaques, janvier-juin 2009, nº 1, Dossier « Jean-Luc Nancy avec Nietzsche, Bataille, Blanchot », pp. 15-24). 2. « Les arts se font les uns contre les autres », Les Muses, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2e éd., 2001, p. 164. C'est‑à-dire : le fait que les diverses pratiques artistiques font partie intégrante de l'essence de l'art. 3. Voir « L'art, fragment », Le Sens du monde, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 1993, p. 189. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) 292 Jean-Luc Nancy et l'idée de littérature 293 plutôt l'index d'une condition ontologique fondamentale du monde comme « pluralité des mondes 4 ». © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) Au-delà de cette perception de la réalité contemporaine de l'art, l'idée de littérature chez Nancy est la répétition ou recréation de l'idée romantique de littérature, idée à laquelle il a dédié, avec Philippe Lacoue-Labarthe, l'étude et anthologie L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand (1978). Une répétition qui, comme nous le verrons, enferme la remarque d'une énorme distance par rapport au romantisme. Les romantiques d'Iéna, autour de la revue Athenaeum, auraient inventé le concept de littérature lui-même, en instituant ainsi la littérature elle-même, la littérature en tant qu'absolu, tel que le titre de l'œuvre l'indique 5. Les auteurs donnent à ce concept une valeur fondatrice de notre époque moderne et, par là même, la valeur d'avoir ouvert un espace auquel nous appartenons nous-mêmes. Kant a libéré l'infinitude de la raison en ouvrant le chemin de la métaphysique idéaliste et du romantisme. Au-delà de la valeur purement régulatrice ou subjective que Kant a donnée à l'Idée de la raison – mais aussi dans le sentier ouvert par la « présentation » (Darstellung) de l'infinitude et la « force formatrice » (bildende Kraft) de la troisième Critique 6 –, sa conversion métaphysique dans le romantisme donne lieu au projet d'une philosophie réalisée comme esthétique, dans laquelle l'Idée même, « l'idéalité de l'idée », selon l'expression de Lacoue-Labarthe et Nancy, est esthétique et incarne l'acte suprême de la raison comme poïesis 7. N'oublions pas que ce qui est en jeu dans les thèmes romantiques de l'union de poésie et philosophie, ou d'une littérature qui est la théorie d'elle-même, est la thèse d'une auto-formation et d'une autoexposition de l'absolu métaphysique, qui se produisent dans la littérature et en tant que littérature. Celle-ci est la thèse de l'absolu littéraire. Le genre littérature, plus qu'un genre, est la « généricité » ou « générativité » littéraires comme génération d'une totalité organique capable de s'engendrer soi-même en tant que monde : 4. Voir « Pourquoi y a-t‑il plusieurs arts, et non pas un seul ? (Entretien sur la pluralité des mondes) », Les Muses, op. cit., p. 11 s. 5. « C'est pourquoi le romantisme implique quelque chose d'inédit. […] Ils finiront quand même par l'appeler – bon an, mal an – littérature » (Philippe LACOUE-LABARTHE, Jean-Luc NANCY, L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, « Poétique », 1978, p. 21). 6. Voir Critique de la faculté de juger (1790), § 26 et 65, trad. fr. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1968, spécialement, pp. 93 et 193. 7. Voir L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, op. cit., pp. 50-51. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) L'ABSOLU LITTÉRAIRE ROMANTIQUE 294 Javier de la Higuera © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) La théorie de la littérature du romantisme aurait cédé cependant à la tentation philosophique d'auto-engendrement du sens en réalisant ainsi la volonté d'autoinstitution, propre à la philosophie depuis son début 9. Le « phantasme du mythe », tel que nous nous le représentons depuis le romantisme, qui désigne le prétendu « engendrement commun de la réalité et de sa diction/fiction (Dichtung) 10 », appartient à cette même structure philosophique d'auto-institution, ou peut-être qu'il a été inventé par elle. Ce phantasme et cette volonté d'« auto » ne sont plus les nôtres, ce qui nous place aussi très loin du romantisme : « nous n'avons plus rien à faire avec le romantisme » (idem). Notre tâche est aussi bien différente et, donc, nous ne devons pas faire l'hypostase du « fin infini » mais penser avec rigueur l'infini : « surmonter le romantisme, c'est penser rigoureusement l'in-fini, c'est‑à-dire sa constitution finie, plurielle, hétérogène 11 ». L'« interruption du mythe » qui, dans La Communauté désœuvrée (1986), désigne pour Nancy l'endroit où l'on se trouve actuellement, c'est aussi la distance qui nous sépare de la scène primitive romantique et de la façon dont le mythe fondateur s'est noué à l'auto-fondamentalité philosophique dans l'Idée de littérature. On pourrait dire que le fait transcendantal de notre monde est, au contraire, la fin du monde fondé en arché. Ce monde ne peut donc plus être présenté ou représenté comme objet ni produit en tant qu'œuvre mais il est le lieu infini, sans raison et sans fin, dans lequel nous nous trouvons. La réunion de la poésie et de la philosophie, pensée par les romantiques sous le nom de littérature en tant que clef de la poïesis 8. Ibidem, p. 21. Voir aussi « De l'écriture : qu'elle ne révèle rien », Rue Descartes, 1994, nº 10, p. 105 : « le “romantisme” est la hantise d'une poïesis/poésie effective du monde ». 9. Sur l'auto-institution philosophique, voir Le Sens du monde, op. cit., p. 244 ; La Création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2002, p. 106 ; Demande. Littérature et philosophie, p. 11. 10. « De l'écriture : qu'elle ne révèle rien », p. 105. 11. « Pourquoi y a-t‑il plusieurs arts, et non pas un seul ?… », p. 67. Le différend de Nancy avec le romantisme fait référence à une fragmentation plus radicale que la romantique, une « seconde fragmentation », comme rappelle Alfonso Cariolato, qui cependant réclame une « nécessité » (« insistance » et « résistance ») de la poésie (voir « Création, poésie », Europe, 87e année, avril 2009, nº 960, Dossier « Jean-Luc Nancy », pp. 269-276). © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) L'absolu de la littérature, ce n'est pas tant la poésie (laquelle invente elle aussi son concept moderne dans le fragment 116 de l'Athenaeum) que la poïesie – selon un recours à l'étymologie que les Romantiques ne manquent pas de faire. La poïesie, c'est‑à-dire la production. La pensée du « genre littéraire » concerne donc moins la production de la chose littéraire que la production, absolument parlant. La poésie romantique entend pénétrer l'essence de la poïesie, la chose littéraire y produit la vérité de la production en soi, et donc, on le vérifiera sans cesse ici, de la production de soi, de l'autopoïesie. […] il faut reconnaître dans la pensée romantique non seulement l'absolu de la littérature, mais la littérature en tant que l'absolu 8. 295 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) originaire du monde devient, dans cet horizon d'un monde sans arché, la source commune de la philosophie et de la littérature à partir de « l'absence des dieux ». Nancy a recréé dans un beau texte, Un jour, les dieux se retirent… (2001), la scène primitive du partage entre philosophie et littérature, leur paradoxale origine commune dans l'absence d'origine : au commencement, aucune présence, seulement son retrait qui ouvre l'espace en séparant la vérité et le récit, institués dans et par leur même écart. « Sans la séparation, il n'y aurait ni vérité ni narration, il y aurait le corps divin 12. » Ce n'est pas tant le mélange romantique de philosophie et de poésie qu'une demande mutuelle et l'union par leur disjonction – l'auseinander geschribt de Paul Celan –, syncope de l'une et de l'autre. Néanmoins, si la répétition de l'idée romantique de la littérature faite par Nancy oblige à montrer la distance qui nous sépare d'elle, elle montre aussi celle que cette idée contient en elle-même, dans laquelle nous reconnaissons notre propre distance, ce qui nous pose encore problème. L'Absolu littéraire, en même temps qu'il présentait le romantisme au sein de la métaphysique de l'idéalisme allemand, trouvait « le geste le plus spécifique du romantisme », par lequel il trouverait sa différence avec l'idéalisme métaphysique « de manière infinitésimale », dans « un déplacement ou […] un décalage infimes » depuis l'œuvre jusqu'à « l'œuvre de l'absence d'œuvre » que le romantisme ne cesserait pas de cacher mais qu'il « laisse pressentir » aussi 13. C'est Maurice Blanchot, son essai « L'Athenaeum » (dans L'Entretien infini), qui est nommé et qui préside la lecture de Nancy et de Lacoue-Labarthe. À cause de ce décalage, dans le motif romantique du fragment il y aurait un dépassement de l'esthétique de la totalité et une lueur laissant deviner que dans la finitude ou l'inachèvement du fragment sont enfermés de façon ambiguë la finition de la totalité dans l'œuvre et en tant qu'œuvre ainsi que « l'inachèvement inachevable 14 » : l'interruption de la totalité, la dissémination du sens et le désœuvrement. Dans son ambiguïté ou son écart par rapport à lui-même, le romantisme serait proche de l'aporie d'une double affirmation : le caractère absolu de la littérature et sa totale nonessentialité, la littérature comme absolu et seulement comme l'« infinie mise en cause et la position perpétuelle de sa propre question 15 ». Dans le ressenti romantique de son manque d'essence, on peut voir la réalité « fractale » 16, et non seulement fragmentaire, de l'œuvre littéraire contemporaine, ouverte à un mouvement infini non attribuable à une présence. Cette réalité est propre au régime 12. « Un jour, les dieux se retirent… », Bordeaux, William Blake and Co. Édit., « La pharmacie de Platon », 2001, p. 9. 13. L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, op. cit., p. 80. 14. Ibidem, p. 181. 15. Ibidem, p. 266. 16. Voir « L'art, fragment », Le Sens du monde, op. cit., pp. 189-212. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) Jean-Luc Nancy et l'idée de littérature 296 Javier de la Higuera d'extériorité ou à la dissémination originale où existent des œuvres, et qui est devenu aujourd'hui la réalité même de l'art et de la littérature. Dans l'intérêt que Nancy porte à la pluralité des arts, on constaterait aussi qu'il n'y a aucune essentialité ou formalité préalable à cette pluralité, que les arts font l'expérience de ce sans-modèle, raison pour laquelle ils sont toujours « l'occasion » d'une présentation des formes à l'état naissant 17. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) Tout paraît indiquer que le lieu dans lequel Nancy s'installe est celui de la double et aporétique affirmation romantique. Et cette aporie d'un absolu qui est en même temps non essentiel, c'est aussi le noyau de son idée de la littérature comme Idée. Dans l'idée romantique d'une « nouvelle mythologie », on peut lire toute l'ambiguïté de la situation, comme cela a été présenté dans « Le mythe interrompu » (1986) : l'idée d'une nouvelle fondation poïétique du monde, contemporaine, rappelle Nancy, de « l'invention moderne » de la mythologie, est en même temps la conscience de la perte du pouvoir de ce mythe et le désir de retrouver « cette puissance vivante de l'origine 18 ». Conscience donc du fait que le mythe est mythique mais aussi que nous ne pouvons pas nous penser qu'à partir de ce manque ou « interruption » du mythe – Nancy propose de remplacer le terme « absence », utilisé par Bataille, par cet autre. Interruption de toute parole pleine et auto-légitimée, « tautégorique » et non allégorique, rappelle Nancy 19, fondatrice ou révélatrice dans son acte même de parole, de l'être intime d'une communauté et capable de rendre signifiant le monde dans sa totalité, de l'offrir dans sa pleine présence. L'interruption du mythe, c'est aussi la suspension de toute parole par laquelle les choses pourraient se révéler depuis elles-mêmes en fondant notre communion substantielle : l'interruption du mythe est celle de la communauté. Tout le problème paraît se trouver dans comment cette interruption 17. « …un dispositif destiné à tenir en suspension une sorte d'occasion pure : la chance et le risque de laisser venir quelques formes. Là où il n'y a rien – rien que l'obscurité somnolente et vrombissante de la cabine – là peut advenir quelque chose. Une forme ou une autre se dessine. En français, cet emploi pronominal du verbe “dessiner” – “se dessiner” – lui donne le sens de “s'esquisser”, “s'annoncer”, “s'ébaucher” ou “s'amorcer”. Le trait, que je ne sépare pas ici de sa couleur, annonce la forme. Il la forme : il ne la conforme à rien de préétabli ni de prédessiné, il ne la moule sur aucun programme graphique, il la laisse venir. Le dispositif aéronautique expose et explique de façon très magistrale la disposition essentielle du dessin, de la peinture : il s'agit de tenir en vol… […]. L'art est une machine volante… » (La pittura è cosa volante, texte de J.-L. Nancy avec des peintures de François Martin, Victorian College of the Arts, Victoria, Australia, 2004). 18. « Le mythe interrompu », La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois éditeur, « Détroits », 2004, p. 115. 19. Voir ibidem, p. 124. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) LA « LITTÉRATURE » ET LA LITTÉRATURE 297 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) peut être pensée et comment elle agit en tant que notre propre a priori historique, en tant qu'origine du monde et de notre être-en-commun. L'interruption n'est pas la seule absence négative de la parole et de l'être en commun mais le mouvement de propagation, de contact et de contagion qui est capable de faire monde et communauté, justement à l'endroit de l'exposition à rien ou à sa propre dispersion. L'interruption est donc l'absence en se communiquant, en laissant écouter la voix de l'absence de mythe et de communauté : « Mais dans l'interruption, ce n'est pas non plus le silence […]. Dans l'interruption du mythe, quelque chose se fait entendre, ce qui reste du mythe lorsqu'il est interrompu – rien, sinon la voix même de l'interruption, si on peut dire 20. » Cette nouvelle parole qui cependant ne dit et ne révèle rien de nouveau – c'est l'ancien récit que l'on entendrait en écho –, c'est ce qu'on appelle littérature depuis le romantisme. Parole de la révélation de « l'irrévélable » 21. Mais alors, comment la révélation qu'il n'y a rien à révéler peut-elle être différente de la seule négation du monde ? C'est ici que l'idée de littérature de Nancy répète plus précisément l'absolu littéraire romantique. Son geste est visible dans un passage essentiel du « Mythe interrompu », où la littérature apparaît marquée entre guillemets qui introduisent la différence entre la « littérature » et la littérature – la « non-identité de la littérature […] avec la littérature même 22 » –, la littérature comme absolu et comme dispersion non essentielle, littérature transcendantale et littérature empirique, pourrait-on dire : La « littérature » (ou l'« écriture ») est ce qui dans la littérature, c'est‑à-dire dans le partage ou dans la communication des œuvres, interrompt le mythe – en donnant voix à l'être-en-commun qui n'a pas de mythe et qui ne peut pas en avoir. Ou plutôt, car l'être en commun n'est nulle part, et ne subsiste pas en un lieu mythique qu'on pourrait nous révéler, la littérature ne lui donne pas une voix, mais c'est l'être en commun qui est littéraire (ou scripturaire) 23. « L'être en commun est littéraire » : Nancy clarifie que ceci n'a rien à voir avec le mythe de la communion par la littérature ni avec l'idée d'une création litté20. Ibidem, p. 154. Sur ce motif chez Blanchot, affirme Nancy, « dans l'interruption, et d'abord de l'interruption, quelque chose parle toujours, d'une part, et que donc, de ce qui parle toujours, et qui n'est peut-être pas autre chose que la parole incessante, le murmure incessant, la rumeur, le discours qui suit son cours, toutes ces incessances qui traversent Blanchot […] ; et d'autre part, cela signifie peut-être que c'est encore le mythe qui parle à nouveau de l'autre côté de l'interruption » (« Fin du colloque », in C. BIDENT et P. VILAR (dir.), Maurice Blanchot. Récits critiques, Tours, Farrago-Léo Scheer, 2003, p. 632). 21. « Mais la révélation de la littérature ne révèle pas, comme celle du mythe, une réalité accomplie, ni la réalité d'un accomplissement. Elle ne révèle pas, de manière générale, quelque chose – elle révèle plutôt l'irrévélable… » (« Le mythe interrompu », op. cit., p. 159). 22. Ibidem, p. 164. 23. Ibidem, pp. 159-160. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) Jean-Luc Nancy et l'idée de littérature Javier de la Higuera © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) raire communautaire. Il s'agit de la thèse selon laquelle la littérature, identifiée ici avec « l'écriture », acquiert un rang ontologique – « qualité ontologique singulière », dit Nancy –, et n'est plus le nom générique des œuvres littéraires. Cela excède la portée même de la seule littérature, « le partage ou la communication des œuvres » : l'être-en-commun, ou monde, « a son être même dans la “littérature” 24 » ; et cet être littéraire se trouve, dit-il, « dans une certaine voix, dans une musique singulière, mais aussi dans une peinture, dans une danse, et dans l'exercice de la pensée 25 ». La littérature, pourrait-on dire, est un être-horssoi : sa distension spatiale lui permet d'exister au-delà d'elle-même, dans les arts et dans la pensée et, en plus, d'exister non de manière inaltérable, mais chaque fois de façon différente dans la singularité d'une œuvre ou d'un acte de pensée. Nous verrons tout de suite qu'il y a, pour Nancy, une autre distension, temporelle, de la littérature. Une double distension à travers laquelle l'Idée de littérature, ou l'absolu littéraire, prend forme. La thèse ontologique du « communisme littéraire », comme Nancy l'a nommée dans sa formulation canonique, dit : « L'être en tant qu'être en commun, c'est l'être (de) la littérature 26. » Formulée depuis le langage et les présupposés de l'ontologie co-existentielle que Nancy a développée ailleurs, la thèse ontologique à propos de la littérature est de filiation derridienne – l'idée de l'archi-écriture –, et on peut la trouver avec des formulations convergentes dans une bonne partie de la pensée contemporaine, chez des penseurs comme Derrida, Foucault, Deleuze et Agamben, qui ont repensé avec une radicalité métaphysique la question de la valeur de l'origine, ou de l'inconditionné, précisément dans le point même de son inexistence métaphysique 27. Dans le cas de Nancy, et en faisant mention des passages de son œuvre commentés, nous pourrions parler de la thèse d'une archi-littérature ou littérature première, la thèse de la littérature comme arché d'un monde sans arché. LA LITTÉRATURE, SAVOIR DE LA MANIFESTATION À PARTIR DE RIEN Dans « …Devrait être un roman… » (2012), on trouve des éclaircissements sur le sens de cette « littérature » avec guillemets, l'archi-littérature, comme nous l'avons appelée, en la nommant simplement « écriture » : « L'“écriture” est devenue dans les temps récents le nom où se contracte cette formule : “il n'est point de 24. « Le mythe interrompu », p. 161. 25. Idem. 26. Ibidem, p. 165. 27. Voir cette caractérisation faite par J.-L. Nancy de la pensée contemporaine : « Derrida da capo », Rue Descartes, 2006/2, nº 52, pp. 112-117 ; Chroniques philosophiques, op. cit., pp. 9-13. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) 298 299 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) métalangage” 28. » Le sens de cette formule est que, pour nous, il est évident que le langage se base en lui-même et qu'il ne reçoit donc pas son sens d'un métalangage, c'est‑à-dire de quelque chose qui, étant au-delà de ce langage, soit son fond de réalité ou de présence, son foyer originaire donneur de sens. Ce langage sans métalangage possible dont on est devenu conscient, orphelin d'origine, c'est la littérature en tant qu'arché unique. L'« écriture » est le nom de ce qui précède le sens et de ce qui le suit, le nom d'un passage, d'une venue de sens. Et d'une demande répondue par l'écriture même en répétant cet appel, le nom donc d'une responsabilité : aucun livre n'offre la parole première mais il connaît la dispersion de la communion, c'est son inscription, et il communique son appel 29. À nouveau, il faut se rappeler les présupposés ontologiques de cette thèse de la littérature comme arché : l'être n'a aucune substantialité, il ne désigne pas non plus la production ou l'origination à partir de quelque chose, mais seulement l'arrivée de rien à aucune part dans laquelle, cependant, l'être qui est, c'est‑à-dire, des existants, existe-t‑il comme monde. Dans le présent, aucune révélation : « rien ne se présente 30 » pourrait être la formule ontologique minimale. La « littérature » serait pour Nancy le savoir de la manifestation à partir de rien : « “Littérature” vient à nommer cela, ce savoir de la manifestation en tant qu'elle sort du nonmanifeste, du celé, du rien 31. » Mais pour cela même, la littérature, bien qu'elle dise la vérité – la vérité en tant qu'auto-manifestation –, n'est pas la révélation de quelque chose qui pourrait se manifester, pas même du néant en train de se manifester. À propos de l'art en général, Nancy dit qu'il n'est pas une présentation de l'être, mais de la présentation : « …le vrai contenu est lui-même d'abord la question de la présentation 32 ». Mais il s'agit de la vérité selon laquelle toute présence est présentation, venue à la présence depuis aucune part et vers aucune part, inscription qui se défait en tant que pas, parole insufflée depuis « un dehors antérieur et ultérieur » 33. De là l'écart entre les deux littératures, l'empirique et la transcendantale : « La littérature s'engage avant toute littérature et même avant tout langage : elle s'engage dans un geste qui ouvre une trace 34 ». L'inscription littéraire comme trace est une 28. « …Devrait être un roman… », Demande. Littérature et philosophie, op. cit., p. 79. On trouve une formulation très proche de cette idée dans G. AGAMBEN, « L'idée du langage », Critique, janvierfévrier 1985, t. XLI, nº 452-453, pp. 148-156. 29. Voir « Les raisons d'écrire » (1979), Demande. Littérature et philosophie, op. cit., pp. 48 et 57. 30. La Création du monde ou la mondialisation, op. cit., p. 98. 31. « …Devrait être un roman… », op. cit., p. 83. 32. « Présentation et disparition », interview avec Soun-Gui Kim (2002), in J.-M. RABATÉ et A. LEVY (ed.), Art, or Listen to the Silence, Slought-Artsonje Center-Institut français de Corée du Sud, 2013, p. 18. 33. « …Devrait être un roman… », op. cit., p. 87. 34. Ibidem, p. 81. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) Jean-Luc Nancy et l'idée de littérature 300 Javier de la Higuera « piste ouverte 35 » précédant le pas, en ouvrant le chemin d'une parution mais procédant d'une origine « immémoriale ». Pensé par Blanchot – à qui Nancy renvoie –, cet « immémorial » désigne le passé absolu de ce qui n'a jamais eu lieu en tant que présent. Le lieu sans lieu de cette archi-littérature est celui du sens, c'est-à-dire la précédence ou préséance, l'excès de l'être par rapport à lui-même : Si le sens, en un sens, est manifeste en tant qu'il est la patence ou l'apérité du monde, ce n'est pourtant pas à la manière d'une mise en vue et en lumière sur une scène, sur un présentoir ou sur un ostensoir. L'ouverture qu'il est ou qu'il fait n'est pas frontale : elle est défilé, défilement, praes-entia 36. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) La présence de l'être présent est « praes-entia » : « Être-toujours-en-avant-desoi, sortant de soi ex nihilo 37. » Pour cela, l'événement – é-vénement, de l'e-venire latin – de l'être n'est pas le fait « d'avoir lieu » mais un venir à la présence selon le mouvement qui va « de rien vers l'infini 38 ». Et il ne s'agit pas, pour Nancy, d'un événement extraordinaire mais de quelque chose de trivial et de quotidien, la « grandeur de la simplicité en quoi le sens s'excède 39 » ; c'est la raison par laquelle l'événement ontologique se trouve inscrit dans l'étant comme espacement des existants singuliers : dissolution infinie de la différence ontologique, répétition infinie du fini. La littérature, ou écriture, est la structure d'anticipation et de répétition qui est propre à l'événement ontologique de la venue du sens. « Toute présence se double pour se présenter 40 », et la littérature, comme présentation de la présentation, est cette même répétition dans laquelle la présence atteint « l'intensité » d'un événement. Celui-ci vient seulement en tant que monde par une « résonance », pas celle d'un son qui serait venu d'un lieu supérieur, ni comme un écho se réfléchissant mécaniquement, mais comme la voix qui se laisse entendre en s'avançant sur elle-même. Dans sa structure d'anticipation, la littérature est « profération », 35. Idem. 36. « Style philosophique », Le Sens du monde, op. cit., pp. 31-32. « Le sens est un surcroît, c'est un excès : l'excès de l'être sur l'être lui-même » (« Faire, la poésie », 1997, Demande. Littérature et philosophie, op. cit., p. 147). 37. La Création du monde ou la mondialisation, op. cit., p. 97. 38. « …Devrait être un roman… », op. cit., p. 85. 39. « Style philosophique », op. cit., p. 36. 40. « Corps-théâtre » (2011), Demande. Littérature et philosophie, op. cit., p. 234. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) LA STRUCTURE LITTÉRAIRE DE L'ÉVÉNEMENT ONTOLOGIQUE Jean-Luc Nancy et l'idée de littérature 301 déclaration qui se met devant soi et qui crée le monde ex nihilo dans un point singulier de sens : © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) La résonance n'est pas une ombre mais « l'intensification et la réharmonisation, la remodulation d'une sonorité 42 », et l'écriture une espèce de boîte de résonance du dehors. En tant que profération, la littérature est orale et son existence est antérieure à celle de la littérature historique : elle y est déjà chez le raconteur, chez le récitant d'histoires ou de mythes qui, en se portant garant absolu de ce qu'il dit, sait en même temps que « l'entière substance de ce conte réside dans sa parole, dans sa profération, qui est aussi son invention 43 ». Deuxième distension donc de la littérature, temporelle ici, présente dans des réalités historiques qui ne lui appartiennent pas ou qui sont antérieures à l'histoire même. Mais en plus d'être une voix et une résonance, la littérature est aussi écriture. Pour que le monde puisse se retenir, il doit s'écrire ou s'inscrire, se réciter ou se répéter 44. En fixant le flux de la parole, l'écriture registre ou garde en demeure la capacité de résonance de la voix. Voici le miracle trivial : en faisant résonner le dehors dans une inscription, on fait apparaître le monde 45. Pour cela, l'expérience littéraire est celle d'une parole performative : parole qui non seulement dit l'être mais qui est ou fait le dire. Ce monde dont la création est littéraire est aussi la circulation ou le renvoi d'un sens qui, en lui-même, est suspendu. La répétition est la façon d'être de ce qui est absent de substance et de propriété, son unique mêmeté. L'inscription qui répète ce qui n'a pas d'identité, qui répète la différence, sait que ce qu'elle répète c'est seulement ce mouvement qui va de rien à l'infini, et en le répétant elle le maintient ou le soutient – comme l'on tient une note ou un accord, dit Nancy 46. Il s'agit du sens commun de l'écriture que 41. « Pour ouvrir le livre » (2013), Demande. Littérature et philosophie, p. 101. 42. « Répondre du sens » (2000), Demande. Littérature et philosophie, p. 211. 43. « …Devrait être un roman… », op. cit., p. 84. 44. « Voilà pourquoi elle [la littérature] est écrite : le retentissement doit revenir, il doit se répéter, se faire écho afin de s'entendre et de se relancer. La littérature est écrite dans son oralité même : elle se récite, elle s'apprend par cœur, elle est formulaire et cadence. Lorsque vient l'écriture, c'est seulement cette antécédence de la résonance qui s'expose comme telle. » (« Pour ouvrir le livre », p. 101). 45. « […] le monde paraît lorsque nous le faisons paraître » (ibidem, p. 100). 46. « “Littérature”, ici, ne veut pas dire “genre littéraire”, mais toute espèce de dire, de cri, de prière, © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) […] proférer : le porter devant soi, le présenter, le déclarer. Déclarer – comme on déclare une marchandise, un amour, une association, l'ouverture d'une séance. Cela signifie (calo, clamo) faire résonner. Le réel n'est pas s'il ne résonne pas dans l'irréel. C'est là ce qui nous précède et sans quoi nous ne serions pas les animaux parlants, sans quoi les animaux mêmes ne seraient pas qui en meuglant, sifflant, aboyant font déjà retenir le monde 41. 302 Javier de la Higuera Nancy reconnaît chez Bataille, Blanchot, Adorno, Barthes et Derrida : mouvement d'exposition à la fuite du sens qui néanmoins ne fuit pas ; l'écriture communique cette fuite 47. L'ABSOLU LITTÉRAIRE, ACCOMPLI ET ÉCLATÉ DANS LA POÉSIE © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) C'est pourquoi ce qu'on appelle « la création du monde » n'est pas la production à partir de rien d'un pur quelque chose, qui ne ferait ainsi qu'imploser dans le rien d'où il ne serait jamais sorti, mais elle est l'explosion de la présence dans la multiplicité originelle de sa partition. Explosion du rien, en effet : espacement du sens, espacement comme sens, et circulation. Le nihil de la création est la vérité du sens mais le sens est le partage originaire de cette vérité 48. L'écriture ou la littérature en tant qu'absolu désignent alors « l'espacement disjonctif » ou discret grâce auquel le sens circule et est envoyé de singularité en singularité et comme sens singulier à chaque fois différent 49. Mais l'Idée de poésie désigne exactement l'absoluité du sens singulier. Nous parlons non seulement du genre « poésie », mais de la poésie comme qualité dont le « sens de rire ou de sanglot qui tient – comme on tient une note, un accord – cet infini suspens du sens » (« Résurrection de Blanchot » (2004), Demande. Littérature et philosophie, op. cit., p. 264). 47. Voir « Le nom de Dieu chez Blanchot » (2003), La Déclosion. Déconstruction du christianisme, 1, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2005, p. 130. 48. Être singulier pluriel, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 1996, pp. 20-21. À la page suivante : « De place en place et d'instant en instant, sans progression, sans tracé linéaire, au coup par coup et au cas par cas, accidentelle par essence, elle [la circulation du sens] est singulière et plurielle en son principe même. […] Elle est la pluralité originaire des origines et la création du monde en chaque singularité : création continuée dans la discontinuité de ses occurrences discrètes. » En 2009, avec des formules très courtes et précises : « La création, la survenue n'est pas unique ni unitaire. Elle est du même coup distinction, dispersion des existants. L'origine est co-originaire » (« Hors colloque », in G. BERKMAN et D. COHEN-LEVINAS (dir.), Figures du dehors. Autour de Jean-Luc Nancy, Nantes, Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2012, p. 525). 49. Voir « Répondre du sens », op. cit., p. 216. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) La performativité littéraire, capable de créer le monde, est condensée dans la poésie. Dans sa ponctualité se trouve l'absolu littéraire pensé par Nancy à travers le concept ontologique de littérature que nous avons présenté : la littérature comme qualité ontologique réside dans la poésie. Elle désigne la création du monde dans une singularité de sens, l'origine singulière et infiniment répétée d'un monde sans arché qui est ouvert à sa propre création continue et qui est seulement cette création. L'essai « De l'être singulier pluriel » (1996) montrait le sens de cette création : Jean-Luc Nancy et l'idée de littérature 303 absolu » réside dans le fait qu'elle peut se présenter dans d'autres milieux, le poétique littéraire inclus, toujours pareille à elle-même mais sans avoir un sens qu'on puisse lui assigner : « “Poésie” n'a pas exactement un sens, mais plutôt le sens de l'accès à un sens chaque fois absent, et reporté plus loin 50. » Touchée par la distension qui la met à distance ou en dehors d'elle-même, la poésie nie que l'accès, ou la venue du sens, soit identifié à une configuration stable de celui-ci : dans la poésie on accède au sens, mais précisément parce que chez elle ne s'ouvre pas la voie à une présence immobile. Nancy donne à l'acte poétique le caractère d'un « accès absolu et exclusif » au sens où celui-ci est exactement et immédiatement présent comme « infini actuel » : © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) La poésie coupe le fil du discours, condamné au mal infini, elle le syncope en lui introduisant « un suspens, un battement, un temps fort sur un silence 52 ». C'est le dire juste d'une parole qui ne s'écoule ni se perd mais qui a lieu en tant que kairós de la langue. L'exactitude poétique est la résistance du langage à sa propre expansion indéfinie, à son bavardage 53. Toujours absolu et parfait à chaque fois, toujours pour se refaire, l'accès au sens ou de sens – on pourrait dire peut-être aussi la cession de sens – que le poème offre ne se réfère pas au sens comme s'il était une signification ou un contenu propositionnel, mais il le fait. Plus encore, pour Nancy il s'agit de l'action par excellence : « L'exactitude est l'accomplissement intégral : ex-actum, ce qui est fait, ce qui est agi jusqu'au bout. La poésie est l'action intégrale de la disposition au sens 54. » Ce faire par excellence du poème est « poser dans l'être », rappelons50. « Faire, la poésie », op. cit., p. 144. Ou dans l'entretien de 1995 avec P. Alferi, « Compter avec la poésie », où il affirme : « “Poésie” est le signifiant majeur de l'indéfinissable, de l'innommable, etc. » (Demande. Littérature et philosophie, op. cit., p. 161). 51. « Faire, la poésie », pp. 145-146. La question de l'accès chez Nancy enveloppe donc aussi nécessairement la mise en question de l'être‑à-soi (voir A. CARIOLATO, « Création, poésie », Europe, 87e année, avril 2009, nº 960, Dossier « Jean-Luc Nancy », pp. 269-276). 52. « La raison demande la poésie » (2003), entretien avec E. LAUGIER, Demande. Littérature et philosophie, op. cit., p. 171. 53. Voir aussi « Compter avec la poésie », p. 163. 54. « Faire, la poésie », p. 147. À la même page : « Tout le faire se concentre dans le faire du poème, © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) Elle [la poésie] affirme donc l'accès, non pas dans le régime de la précision – susceptible de plus ou de moins, d'approximation infinie et de déplacements infimes – mais dans celui de l'exactitude. C'est fait, c'est accompli, l'infini est actuel. Ainsi, l'histoire de la poésie est l'histoire du refus persistant de laisser la poésie s'identifier avec aucun genre ou mode poétique – non pas, toutefois, pour en inventer un plus précis que les autres, et pas non plus pour les dissoudre dans la prose comme dans leur vérité, mais pour déterminer incessamment une autre, nouvelle exactitude. Celle-ci est toujours à nouveau nécessaire car l'infini est actuel un nombre infini de fois 51. Javier de la Higuera © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) nous, un être qui est excès sur lui-même, « excès » ou « surcroît » qu'on appelle sens. Dans la ponctualité du poème, cependant, l'absolu littéraire et la nonessentialité de la littérature coïncident paradoxalement. « Le poème est la chose faite du faire lui-même 55 » : c'est l'œuvre qui se surpasse elle-même vers l'extériorité, l'œuvre qui est le monde en tant qu'ouverture et création de lui-même. Le faire absolu et singulier d'un monde qui est l'œuvre du poème est, pour cela même, un faire qui refuse l'ancienne exigence monumentale et dépositaire d'une vérité extraordinaire et complète, un faire dont l'œuvre est opus operans et non opus operatum, relancement de son dynamis encore et encore dans la communication avec d'autres œuvres qui sont d'autres origines singulières du monde 56. Dans la dispersion des œuvres singulières, exposées les unes aux autres dans leur commune ouverture au dehors, le sens du monde se réalise en tant que littérature. La poésie renferme dans elle-même de façon éminente la scène de la différence des arts, de telle manière que son partage original – auseinander, ensemble les unes en dehors des autres –, communiqué dans la partition des œuvres, est originalement poétique. Puisque le sens considéré absolument en soi, dans son infinitude, n'est autre chose que l'infinité des êtres singuliers, la puissance ontologique de la littérature ne paraît pouvoir résider que dans la propre existence en régime d'extériorité et de dispersion des œuvres, dans la littérature empirique dont on parlait avant. Donc, exister à la manière d'un adverbe – mieux serait-il de dire « poétiquement » que de dire « poésie » 57. Jean-Christophe Bailly reconnaît que ce qui a intéressé toujours Nancy, du romantisme d'Iéna à l'art contemporain, « c'est cette levée de ce qui jamais ne fait masse 58 ». Cette littérature levée, éparse, éclatée, sortant infiniment de soi, serait alors la même que l'absolu littéraire à l'origine du monde : l'arché littéraire du monde fait monde par sa dissémination. L'Idée de la littérature chez Nancy garde l'identité de la littérature comme absolu et de la littérature comme prolifération non essentielle des œuvres littéraires : idiomaticité de l'Idée, éclat comme si le poème faisait tout ce qui peut être fait. » Dans la page suivante : « “Poésie” veut dire : le premier faire, ou bien le faire en tant qu'il est toujours premier, chaque fois original. » 55. « Faire, la poésie », op. cit., p. 148. 56. Voir « De l'œuvre et des œuvres » (2011), Demande. Littérature et philosophie, pp. 87 s. 57. C'est ce que suggère A. CARIOLATO (voir art. cit., p. 272), qui repère aussi la question : « Mais ici la vastitude [de la notion de poésie du Banquet de Platon] est un autre nom de la multiplicité, à savoir, de l'en-soi hétérogène de la poésie, mêmeté différente et donc chaque fois identique à elle-même, qui de cette façon se fait extérieure, sort de soi, devient extériorité pure » (ibidem, p. 275). 58. « La venue, Jean-Luc Nancy », Europe, 87e année, avril 2009, nº 960, Dossier « Jean-Luc Nancy », p. 298. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) 304 Jean-Luc Nancy et l'idée de littérature 305 de son unité transcendante en petits tessons d'arché dans lesquels le monde prend son origine des fois infinies. Identité de laquelle le sens dépend et qui nous engage dans son infinie exigence. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) Javier DE LA HIGUERA Département de philosophie II Université de Grenade (Espagne) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 27/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 79.151.61.12)