Mémoire professionnel
MAS / Diplôme d’enseignement secondaire 2
Haute Ecole Pédagogique de Lausanne
Printemps 2014
Gabriel Hourcade (P28594)
La science-fiction : pourquoi l’enseigner et quel savoir transmettre?
Exemple d’un corpus de textes pour le secondaire II
par Gabriel Hourcade
Directeur : Yves Renaud
Membre du jury : Noël Cordonier
1
SOMMAIRE
I.
Introduction
p. 3
II.
La SF c’est quoi ? Que savent les élèves et qu’en pensent-ils ?
p. 7
III.
Exemple d’un corpus de textes pour le secondaire II
p. 17
IV.
Conclusion
p. 23
Annexes
p. 25
Bibliographie
p. 27
2
I. INTRODUCTION
Dans une nouvelle intitulée « Sources » 1 , Pierre Bordage, auteur contemporain de
science-fiction, analyse son parcours d’écrivain. Il réfléchit à la relation lecteur-auteur et à la
place de la science-fiction vis-à-vis de ce qui est considéré comme la grande littérature. Une
brève analyse de cette nouvelle servira à introduire notre sujet : la place de la SF dans les
curricula scolaires et l’impact positif qu’elle peut avoir sur la curiosité, la motivation et l’envie
de lire des apprenants. En effet, « Sources » met en scène un narrateur à la première personne qui
est écrivain de science-fiction. Il n’a jusque-là publié que deux romans à faible succès. Un soir,
alors qu’il travaille sur une nouvelle, l’image d’une femme se matérialise derrière lui : elle vient
du futur, « de la fin du XXIIIe siècle. 2297, exactement » (Bordage, 2010, p. 14) et elle est aussi
écrivaine, ou plutôt « historienne » (p.17) selon le vocabulaire en usage à son époque, c’est-àdire qu’elle invente des histoires. Elle désire s’entretenir avec le narrateur, car lui dit-elle : « Si je
suis devenue ce que je suis, c’est à vos livres que je le dois : ils ont changé ma vie » (p.12). Il
s’ensuit un dialogue sous la forme d’une interview littéraire entre cette lectrice-critique du futur
et cet écrivain du passé, passé qui est le présent du lecteur de la nouvelle « Sources ». Le
narrateur est surpris et émerveillé que ses écrits aient pu avoir un impact sur au moins une
personne, surtout qu’il n’a jusqu’alors que peu publié et qu’il donne « dans un genre méprisé, la
science-fiction, de la sous-littérature pour les gardiens du temple des Lettres » (p.12). La
visiteuse du futur lui explique alors qu’elle a mal réglé son voyage temporel : elle est arrivée au
début de sa carrière d’écrivain et la majorité de son œuvre est à venir, mais elle ne peut
aucunement lui en parler selon « la déontologie chronologique » (p.12) qui interdit d’influencer
quelqu’un du passé.
Pour cette écrivaine du futur, le but de ce voyage temporel est de rencontrer un écrivain
qui l’a fortement marquée et inspirée. Elle lui pose des questions sur ses sources d’inspiration et
désire apprendre comment il en est venu à écrire de la science-fiction. On apprend donc que le
narrateur, dans sa jeunesse, a été « marqué par les livres sacrés, par les mythologies, par les
épopées fondatrices » (p.13), dont « La Bible » ou encore « l’Iliade et l’Odyssée » (p.14). Dans
la mythologie grecque, le narrateur dit avoir « puisé le goût de l’aventure, de l’épopée, du
1
Dans le recueil Dernières nouvelles de la terre.
3
merveilleux, du sacré, de la douleur, de la haine, de la peur, de l’amour, de la tragédie » (p.15).
Le narrateur raconte ensuite qu’il a découvert la SF à l’université, grâce à un professeur ouvert
d’esprit :
Gloire au prof qui eut l’idée géniale d’ajouter de la science-fiction au programme
de littérature comparée. Certains gardiens du temple des Lettres sont moins raides
ou plus généreux que d’autres. Celui-là m’a réconcilié avec la lecture, avec mes
ivresses d’enfant. Il m’a donné l’envie de pousser des portes, de découvrir
d’autres auteurs, d’autres univers… (p.16)
C’est alors que le narrateur s’est mis à lire les écrivains de l’âge d’or de la SF américaine : Ray
Bradbury, Robert Heinlein, Frank Herbert, « Moorcock, Philip Jose Farmer, Isaac Asimov,
Alfred Elton Van Vogt, Cordwainer Smith… » (p.17)
En ce qui nous concerne, l’intérêt de cette nouvelle est double : d’abord, elle illustre bien
certains préjugés qui entachent la réputation de la science-fiction et ensuite, elle dévoile le
potentiel didactique de ce genre. Au niveau de la supposée mauvaise réputation de la SF,
Bordage décrit comment certains « gardiens du temple des Lettres » relèguent ce genre aux rangs
inférieurs d’une échelle de littérarité. Ces « gardiens », qui ne sont autres que des académiciens,
des universitaires, des critiques littéraires ou encore des professeurs de lycée, regardent la
science-fiction de haut et ne la considèrent pas comme assez digne pour être élevée au statut de
littérature à part entière. Pour eux, la vraie littérature se compose uniquement des œuvres phares
de chaque époque : étudier la littérature, c’est avant tout étudier les chefs-d’œuvre, hérauts d’une
grande culture et d’une grande civilisation, placés sur un piédestal parce qu’ils dévoilent une
vérité éternelle, éclairent la réalité humaine et ne s’émoussent pas au fil du temps. À contrario, la
science-fiction serait plutôt quelque chose de superficiel et d’invraisemblable, une forme
d’évasion pour les jeunes, inapte à sonder les profondeurs de l’expérience humaine. À ce titre, le
livre de Stéphane Manfrédo La science-fiction (2005), paru dans la collection idées reçues aux
éditions du Cavalier Bleu, est très évocateur : chaque chapitre adresse un stéréotype concernant
la SF afin de le démonter, comme par exemple « La science-fiction, c’est que des effets spéciaux
sans scénarios » (p.37), « La science-fiction, c’est pour les ados attardés » (p.53), « La sciencefiction est totalement coupée du réel » (p.61) ou encore « La science-fiction, c’est pas de la
littérature » (p.73). On voit donc que la SF est souvent stigmatisée et que le milieu scolaire et
académique est par formation peu enclin à lui laisser la place qu’elle mérite.
4
Il faut toutefois admettre que les choses sont en train de changer et que les nouvelles
générations d’enseignants, habituées à côtoyer la SF souvent dès leur plus jeune âge, ont moins
de barrières psychologiques à l’introduire et à en faire usage dans leurs classes. Preuves en sont
les mémoires professionnels de récents étudiants de la HEP de Lausanne2 et les numéros plus ou
moins fréquents par exemple de la Nouvelle Revue Pédagogique consacrés à ce sujet. Le dernier
en date (janvier 2014), destiné au lycée, est intitulé « Questions sur l’homme, entre science et
littérature » et il traite de l’intelligence artificielle et de la question du transhumanisme3. Si la
situation actuelle est meilleure qu’auparavant et que l’usage de SF est plus répandu, la place de
ce genre au secondaire II dépend encore largement du bon vouloir et des affinités des
enseignants. Bien que ce soit un genre majeur du XXe siècle, toujours contemporain et dont les
racines remontent à plusieurs siècles, la SF n’est pas inscrite officiellement dans les programmes
scolaires. Les étudiants l’abordent donc ou non, selon le hasard des enseignants qu’ils ont, un
peu comme le narrateur de la nouvelle « Sources » qui découvre la force et le potentiel de la SF
sur le tard. En effet, la découverte de la SF par le narrateur, grâce à un professeur d’université
ouvert d’esprit, a bouleversé sa vie : elle lui a redonné envie de lire, elle a aiguisé sa curiosité en
élargissant « son espace intérieur » (p.17) et surtout elle a créé « une passerelle » entre « le vieil
Homère et les auteurs de [son] siècle » (p.16). Ce dernier point est essentiel : la SF a le potentiel
d’éveiller une curiosité pour la lecture chez les étudiants et ainsi elle peut servir de voie de
communication vers d’autres genres littéraires et en particulier vers les classiques des siècles
passés. Créer des liens entre un genre contemporain des élèves et les auteurs du passé peut
susciter un intérêt chez ces premiers et les aider à entrer en dialogue avec des textes difficilement
abordables. Cela met aussi en avant la question de l’intertextualité : les écrivains de SF
n’écrivent pas ex nihilo et on retrouve dans leurs textes des influences, des sources, des jeux avec
les textes du passé et l’histoire humaine. C’est d’ailleurs ce qui émerveille le narrateur : il
retrouve dans la SF les ingrédients de l’Iliade : « le goût de l’aventure, de l’épopée, du
merveilleux, du sacré, de la douleur, de la haine, de la peur, de l’amour, de la tragédie » (p.15).
De cette résonance à travers les âges, on peut donc déduire que la SF est en quelque sorte
En 2013, deux mémoires avaient pour sujet ce genre : De l’int r t d’enseigner la science-fiction au secondaire II
par Sébastien Leignel et Nécessité d'enseigner la littérature de science-fiction au secondaire 2 par Florian Robatel.
En 2014, au moins trois nouveaux mémoires ayant trait à la SF seront défendus.
2
3
Il y a aussi la NRP-Collège de Ja vie
ui i t g e de la SF da s u e s ue ce d’e seig e e t i titul e
« L’utopie, à la eche che de l’id al », puis la NRP-Collège de mai/juin 2005 intitulé « SF…vous avez dit SF ? »
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l’équivalent des grands textes mythologiques du passé. Elle construit la mythologie de notre
présent en sondant le futur, elle renouvelle et élabore les mythes de notre société technoscientifique et ainsi va le courant intertextuel : les écrivains de SF du XXe siècle et du présent
seront un jour, eux aussi, les sources d’inspiration des auteurs à venir. C’est ce que la nouvelle de
Bordage met magnifiquement en abîme : non seulement le narrateur apprend de sa lectrice du
futur qu’au XXIIIe siècle, il fait « partie de ces auteurs qui sont récemment sortis de l’oubli »
(p.14), mais c’est aussi son œuvre qui a encouragé la carrière d’ « historienne » de cette femme.
Ce néologisme du futur pour décrire un écrivain est à sa manière un clin d’œil au processus
intertextuel dont le tissu est filé à travers les âges, des sources à l’embouchure de l’histoire.
Paradoxalement, dans cette nouvelle, c’est la rencontre de cette lectrice du futur qui devient le
moment fondateur de la carrière du narrateur, puisqu’il lui faut « maintenant rédiger cette œuvre
qui, deux siècles plus tard, » changera la vie de « son admiratrice » (p.18). Cette rencontre crée
donc un horizon d’attente où la science-fiction d’aujourd’hui trouve sa place dans le panthéon de
demain.
Cette nouvelle démontre l’impact positif que la SF peut avoir sur l’imaginaire et
l’engouement qu’elle peut susciter pour la lecture. Il convient maintenant de se demander ce que
les élèves eux-mêmes pensent et savent de la SF. Dans un premier temps, on partira des réponses
d’élèves du secondaire II à un questionnaire portant sur la SF pour définir ce genre littéraire,
pour en tracer l’historique et pour donner une idée du savoir à transmettre aux étudiants. Ensuite,
on proposera un exemple de corpus SF prouvant qu’on peut étudier la SF de manière
approfondie dans une perspective littéraire, historique et thématique.
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II. La SF, c’est quoi ? Que savent les élèves et qu’en pensent-ils ?
Plutôt que d’entrer de front dans une discussion théorique de ce qu’est la science-fiction,
partons plutôt des conceptions des élèves, recueillies grâce à un questionnaire (voir annexe p. 26)
donné à trois classes gymnasiales : deux classes de l’École de Maturité en première année et une
classe de l’École de Culture Générale en troisième année, pour un total de 50 questionnaires. Les
réponses des élèves ont été regroupées et triées dans cinq tableaux correspondant aux 5 questions
dudit questionnaire. Ces tableaux serviront de jalons à une analyse des caractéristiques de la
science-fiction et à une présentation de son histoire littéraire.
1. Qu’est-ce que le mot science-fiction évoque pour vous ? À quoi l’associez-vous ?
Supports de la SF mentionnés (fréquence
des termes utilisés)
Films (15) Effets spéciaux (4)
Histoire (3)
Livres (2) /Roman (1) / Nouvelle (1)
Jeux vidéo (1)
Les œuvres / auteurs mentionnés
Star Wars / Alien, / Stargate
Tolkien / Harry Potter / Narnia
Adjectifs, termes utilisés pour décrire la SF
Fantastique, irréel, surréaliste, fantaisiste, surnaturelle, irréalisable,
futuriste, utopique, bizarre, étrange, faux, exagéré, ambigu
Les thèmes de la SF
Le futur / l’espace / des mondes différents, des autres planètes, des
univers parallèles / la technologie et ses avancées / les vaisseaux
spatiaux / des décors modernes / les extraterrestres / les vampires / les
monstres / les pouvoirs, la magie
« Histoire comportant des éléments qui ne peuvent se produire dans la
vraie vie. »
Définitions données de la SF
« Histoire qui n’est pas réelle mais qui pourrait arriver dans un futur
plus ou moins proche »
« des films qui portent sur le futur, qui pourraient être réels mais qui
ne le sont pas (encore) aujourd’hui »
« Un futur associé aux problèmes d’aujourd’hui »
On constate ici que la SF est associée à trois supports différents : le film, le livre et le jeu
vidéo. Le cinéma tient une place prépondérante et si l’on regarde les œuvres mentionnées, les
trois premières sont directement issues du cinéma (Starwars, Alien, Stargate), alors que les trois
autres sont des livres qui ont été adaptés au cinéma avec le succès retentissant que l’on sait. À
notre époque, les différents supports se nourrissent entre eux : un livre peut continuer son
existence au cinéma, en BD et en jeu vidéo. Un film peut devenir livre, BD et jeu vidéo. De
même, un jeu vidéo peut continuer sa vie en littérature et au cinéma. Il n’y a donc pas de
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cloisonnement entre les supports, mais une interphagie frénétique, chacun se nourrissant de
l’autre. On peut donc consommer de la SF sous différentes formes et il n’est donc pas étonnant
que dans notre société de l’image, le cinéma soit la référence principale pour la majorité des
élèves. L’industrie du cinéma est en effet friande de SF et la hollywoodisation de certaines
grandes œuvres de SF pourrait en partie expliquer le dédain où certains la tiennent et l’idée
erronée que c’est avant tout un divertissement pour les masses et non un objet d’étude
intellectuelle.
2. Lisez-vous de la science-fiction ou en avez-vous déjà lu ? Quel(le)s auteur(e)s avez-vous lu(e)s ? Quelles
sont vos œuvres préférées ?
24 oui. Œuvres et auteurs mentionnés :
Hunger Games (4), Frankenstein (3), La Guerre des mondes (2)
Harry Potter (5), Eragon, Narnia
Tolkien : Le Hobbit (1), Le Seigneur des Anneaux (3)
Metro 2033 et Metro 2033 de Dimitri Guglowski
Lovecraft, George Martin
La ferme des animaux, de George Orwell, Les épouvanteurs de Tom J. Ward
7 en ont déjà lu, mais
n’ont pas trop aimé ou
ne se souviennent plus
de ce qu’ils ont lu.
19
non
Gattaca de Franck Thiliez, Matilda, de Roald Dahl
Cherub, Elena
Voyage au centre de la terre, Jules Verne
Si l’on s’intéresse maintenant à la SF sous sa forme littéraire, on constate que 24 élèves
en lisent ou en ont déjà lu, 19 n’en ont jamais lu et 7 d’entre eux n’aiment pas vraiment cela et ne
se souviennent pas de ce qu’ils ont lu. La quasi-majorité des œuvres mentionnées sont
américaines ou anglaises et il apparaît que certains étudiants mélangent ou ne font pas de
différences entre la SF et la Fantasy, puisqu’ils citent l’auteur George Martin créateur de Game
of Thrones ainsi que les livres suivants : Narnia, Eragon, Le Hobbit, Le Seigneur des Anneaux et
Harry Potter. Ce sont pourtant deux genres différents (même si certains auteurs s’adonnent aux
deux et que certaines œuvres mélangent habilement les deux). Cette confusion peut s’expliquer
en regardant les termes utilisés par les élèves pour décrire la SF. Les plus fréquents étaient les
suivants: « fantastique, irréel, surréaliste, fantaisiste, surnaturelle, irréalisable » (voir tableau
question 1, p.7). Idem pour la question 5 posée aux élèves sur les critères de la SF en tant que
genre littéraire : sur 33 réponses, au moins 18 réitèrent les mots qui viennent d’être cités (voir
tableau question 5, p.14). Ce sont tous des termes qui marquent un divorce d’avec la réalité, une
8
séparation du concret, du connu et du vécu. Il semble donc que dans l’esprit de la majorité des
élèves, entrer dans un univers imaginaire qui s’écarte de la réalité suffit à le catégoriser comme
science-fiction. Certes, créer des univers alternatifs où des choses incroyables se passent est une
caractéristique propre à la Fantasy et à la SF, mais elles le font d’une manière différente. Dans
son Essai sur l’Exotisme, Victor Segalen 4 note avec pertinence que deux éléments pouvant
contribuer à créer de l’exotique sont le « prodigieux passé inconnu » (1995, p.776) et le futur,
« l’à-venir » (p.753). Ces deux pôles opposés sont à même de différencier les deux genres que
sont la Fantasy et la SF. Le premier se situe le plus souvent dans des temps anciens et
mythologiques où la magie règne et les êtres les plus divers foulent la terre. Le second se projette
dans un futur proche ou lointain et imagine l’évolution de l’Homme en parallèle à sa technologie,
selon deux perspectives : l’une « planétaire », l’autre « extra-planétaire » comme l’expliquent
André-François Ruaud et Raphaël Colson. La première « correspond à l’idée d’anticipation : on
envisage le futur terrestre de la civilisation humaine, à brève ou longue échéance. » La deuxième
« consiste à imaginer l’avenir stellaire de l’homme avec plus ou moins de sérieux » (2014, p.23).
3. Connaissez-vous des auteur(e)s français(es) ou francophones de SF ?
5 oui. Jules Verne (2), René Barjavel, Alain Damiaso,
Weber, Franck Thiliez
45 non.
Ensuite, quand on demande aux élèves s’ils connaissent des auteurs de SF francophones,
c’est l’hécatombe : seuls 5 élèves sur 50 ont pu en citer. Cette méconnaissance, plutôt qu’un mal,
est à percevoir comme une aubaine, c’est-à-dire que l’enseignant qui veut faire découvrir la SF à
ses élèves a du pain sur la planche et surtout une panoplie très large de livres dans lesquels puiser.
Il existe bon nombre d’écrivains de langue française, passés et contemporains, qui se sont
adonnés et s’adonnent à ce genre. Par ailleurs, la SF américaine n’est pas à négliger bien sûr,
puisque c’est elle qui a amené ce genre à maturité. Plutôt qu’un clivage auteurs francophones /
auteurs anglophones, il nous paraît plus intéressant et pertinent d’enseigner la SF dans une
perspective historique afin de montrer son évolution depuis ses origines en Europe jusqu’à son
épanouissement outre-Atlantique qui, à son tour, a aussi influencé les auteurs européens.
4
Victo Segale ’est pas u auteu de scie ce-fictio , ais da s ses fle io s su la otio d’e otis e il fait
référence comme ayant le potentiel de p odui e de l’e oti ue et il e tio e
e H.G Wells p.
et la
nouvelle Les Xipéhuz de J.H. Rosny (pp. 763-764), écrivain belge de science-fiction.
9
Il convient ici de donner des précisions sur l’histoire littéraire de ce genre : le terme de
science-fiction lui-même nous vient incontestablement des Etats-Unis. Il a d’abord été inventé en
1926 par Hugo Gernsback, un émigré d’origine luxembourgeoise, sous la forme de scientifiction
lors de la création de sa revue Amazing Stories. Il adoptera le terme science fiction en 1929
« dans son éditorial du premier numéro de Science Wonder Stories », une autre revue de sa
création. Comme nous l’apprend Gérard Klein dans sa préface à l’ouvrage de Ruaud et Colson,
le terme sera introduit en France et francisé « avec un trait d’union en 1950 » (2014, p.10). Pour
Gernsback, il s’agit avant tout de faire de la vulgarisation scientifique et « de promouvoir aux
Etats-Unis le goût de la science et de la technique par le biais de fictions didactiques
spécifiques » (Colson et Ruaud, 2006, p.22). Il y a aussi John W. Campbell, écrivain et éditeur
visionnaire, qui va structurer et mouler le genre au sein de la revue Astounding, dont il est
rédacteur en chef à partir de 1938. « Pour lui, la raison doit guider le récit : comment, à partir
d’un problème exposé clairement, apporter une solution carrée, qui ne souffre aucune erreur de
logique » (2006 : 24). L’époque de Gernsback et Campbell est celle des Revues Pulps, « des
revues très bon marché imprimées sur un papier grossier » (Manfrédo, 2005, p.22) et la forme
par excellence de la SF est alors la nouvelle. Il faudra attendre la deuxième guerre mondiale et la
création du livre de poche, pour que la SF moderne se développe tant en novellas qu’en romans
et touche un public plus large: beaucoup d’auteurs reprennent alors certaines de leurs nouvelles,
les rallongent, les regroupent et les développent en roman. Ce procédé s’appelle le « fixup » (Colson et Ruaud, 2006, p.36) et a donné lieu à des classiques tels que Fondation d’Isaac
Asimov et les Chroniques martiennes de Ray Bradbury. Toute cette période est considérée
comme l’âge d’or de la SF.
Si c’est aux Etats-Unis que le terme de science-fiction est apparu et que le genre a muri,
ses origines remontent bien avant le XXe siècle et ses précurseurs se retrouvent en Europe.
Communément admis par les spécialistes, on peut dire que les fondateurs de la science-fiction
moderne sont Jules Verne et H.G. Wells. Dans son ouvrage critique, Irène Langlet parle même à
leur égard des « deux grands-pères » de la SF (2006, p.135). Certains incluent aussi Mary
Shelley avec son Frankenstein. Cependant, l’idée « science-fictive » (p.18) comme la nomment
Ruaud et Colson remonte carrément au XVIe siècle avec L’Utopia de Thomas More, qui peut
être considérée comme l’origine de la science-fiction.
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Plus globalement, Ruaud et Colson proposent le morcellement suivant de l’histoire
littéraire de la SF qui nous paraît pertinent et qui sera utilisé plus tard pour constituer un exemple
de corpus de textes: « Le temps des précurseurs (européens) couvre ainsi la période allant du
XVIe au XVIIIe s., avant que ne s’enchaînent trois périodes : le XIXe, le XXe […] et bien
entendu le XXIe s., en cours d’édification. » Ces trois dernières périodes illustrent « leurs temps :
les révolutions industrielles du XIXe s., le choc des idéologies au XXe s., et pour finir, la
révolution numérique qui commence à façonner ce XXIe s., encore neuf » (p.22).
Certes il serait possible ici de débattre des origines de la SF et de proposer des
découpages alternatifs de son histoire littéraire, mais là n’est pas notre but. Il s’agit au contraire
de montrer que l’histoire de la SF est forte d’au moins 5 siècles, ce qui offre un potentiel
d’enseignement considérable et compose un énorme réservoir dans lequel puiser pour enseigner
la SF à nos élèves : textes tant européens qu’américains, tant classiques que modernes, tant chefs
d’œuvres reconnus que textes mineurs et énigmatiques.
4. Selon vous, est-ce que la science-fiction devrait être enseignée comme genre littéraire à l’école ? Pourquoi ?
Oui (33)
Sans avis (3)
INTERÉSSANT / POUR VARIER
- Non, c’est ennuyant pour
tout le monde et pas un
genre facile à enseigner
- C’est une manière différente d’apprendre les choses et c’est sûrement plus
intéressant que de lire des pièces de théâtre - oui, certaines choses ne sont peut-être
pas vraies, mais ça serait intéressant de lire ça en classe - oui, cela peut être
intéressant - oui, parce que c’est plus intéressant que le théâtre - oui, c’est
intéressant - oui, ça pourrait être intéressant de voir autre choses que du théâtre et
des œuvres littéraires avec du vocabulaire soutenu - oui, c’est intéressant et cela
captive les élèves - oui, car c’est plus captivant et plus intéressant que les autres
genres littéraires - oui, c’est intéressant = un autre point de vue / non, car jusqu’à
maintenant nous avons analysé de grandes œuvres du passé : semble bizarre
- oui, cela change de la littérature classique - oui, cela changerait - oui, pour
diversifier les genres littéraires - oui, car actuellement elle y est très peu enseignée,
voire pas du tout. Cela varierait, les cours seraient plus intéressants. - oui, c’est
toujours bien de connaître plusieurs genres littéraires - cela pourrait être une branche
facultative, oui, pour varier l’ensemble de choix
IMAGINATION/CRÉATIVITÉ
- oui, car ça fait travailler l’imagination et ça fait sortir du contexte très carré de
l’école - oui, cela pourrait améliorer la créativité de l’étudiant, mais il ne faudrait pas
trop se concentrer sur cette matière car il y a des choses plus importantes à apprendre
- oui, cela ouvre de nouveaux horizons pour l’écriture et stimule grandement
l’imagination et la créativité - oui et non, au début de la scolarité pour enrichir
l’imagination, notre créativité - oui, la SF est un genre littéraire qui peut aider à
ouvrir l’esprit
Non (14)
- Non, parce que ce ne sont
pas des faits réels
- Non, il ne s’agit pas de
faits réels
- Non, c’est une lecture
pour le plaisir
- Non, car c’est un moyen
de divertissement
- Non, car pour moi la SF
c’est bien, mais pour le
temps libre, pas comme
quelque choses à étudier
- non, car c’est inintéressant
et invraisemblable
- non, car cela peut être
intéressant, mais je ne pense
pas que ce soit utile
- non, car ça ne sert à rien
11
LUDIQUE
- oui, car ça amène quelque chose de plus ludique à l’enseignement de la littérature,
même si cela peut être difficile à analyser - Oui, car premièrement les cours de
français seraient plus plaisants à suivre, deuxièmement il y a pleins de sujets qu’on
pourrait étudier - oui, car elle permet au lecteur de « rêver » en lisant ce type
d’œuvres
UN GENRE LITTÉRAIRE CONTEMPORAIN
- oui, car je trouve que ce domaine littéraire peut vraiment être exploité, il y
beaucoup de choses à en dire - Je pense que oui, car de nos jours il y a de plus en
plus d’écrivains de SF - Oui, c’est une forme d’écriture complètement différente et
beaucoup de gens lisent cela - Bien entendu, il s’agit d’un genre littéraire à part
entière et sûrement plus proche de nous que certains autres genres enseignés - Oui,
car c’est un genre littéraire comme les autres, même s’il est plus récent que les
autres. Les étudiants doivent apprendre les sujets de nos jours - oui, elle devrait
l’être, car il y a plusieurs personnes qui lisent des livres de SF et cela pourrait être
intéressant pour eux, mais aussi pour ceux qui ne connaissent pas ce genre de livre oui, parce que c’est un genre littéraire majeur qui peut être intéressant à étudier
- oui, mais pas trop
- oui, mais peut-être les livres qui se passent dans le futur et qui historiquement ou
culturellement sont assez réalistes
pour des gens qui ne veulent
pas forcément se lancer dans
le domaine littéraire ou dans
le cinéma
- non, lire un livre SF en
classe serait possible, mais
l’enseigner en tant que
branche irait trop loin
- Je n’en suis pas très sûr,
car ce n’est pas en rapport
avec la réalité. Quoique
certains romans ou pièces de
théâtre soient quelque peu
exagérés… Mais je pense
qu’il vaut mieux garder cela
pour nous
- non, elle permet de sortir
de l’ordinaire et donc de
l’école. En plus, il y a
davantage à apprendre
dans un livre réaliste.
Il est donc temps de se demander pourquoi enseigner ce genre à nos élèves ? Si l’on
regarde l’opinion des élèves à la quatrième question (voir tableau ci-dessus), 14 élèves pensent
que la SF ne devrait pas être enseignée, 3 sont sans avis et 33 d’entre eux pensent qu’elle devrait
l’être, c’est-à-dire que 66% des interrogés seraient favorables à l’introduction de la SF dans le
programme des cours.
Si nous regardons les réponses négatives, deux éléments ressortent : primo, la SF n’est
pas réaliste, donc elle n’est pas utile. Secundo, c’est avant tout un loisir, un divertissement, donc
quelque chose qui n’a pas sa place dans la salle de classe. Il s’agit grosso modo des stéréotypes
qui ont été évoqués dans notre discussion de la nouvelle de Pierre Bordage « Sources » et qui
taxent la SF de superficialité et de non-sérieux.
Quant aux réponses positives à cette question, on peut les catégoriser en 4 grands
groupes : celles qui disent qu’étudier la SF serait intéressant et permettrait de varier le
programme d’études, celles qui mettent en avant l’aspect ludique de la SF, celles qui promeuvent
l’idée d’un effet bénéfique de la SF sur la créativité et l’imagination des étudiants, et finalement
celles qui considèrent la SF comme un genre important et contemporain. Derrière les deux
premières catégories, on ressent aussi l’idée que la SF est avant tout un divertissement et qu’elle
permettrait aux élèves d’échapper à une certaine lourdeur et pompe d’un enseignement littéraire
12
classique. Cette raison pourrait encourager certains enseignants à insérer un livre de SF dans leur
curriculum en vue justement d’alléger une atmosphère lourde de savoir en créant un moment de
détente. Nous pensons plutôt que le rôle de l’enseignant est de montrer en quoi la SF est un objet
d’étude littéraire pertinent. Il doit donc la faire dialoguer, quand cela est possible, avec les grands
classiques plus communément étudiés. À ce titre, le dossier consacré à la SF dans la Nouvelle
Revue Pédagogique rappelle bien qu’écarter la SF du programme d’études, « c’est peut-être se
priver d’un tremplin inespéré pour la lecture et d’une source de réflexions riches et
inattendues » (mai-juin 2005, p.12). C’est justement ce que Bordage démontre dans sa nouvelle :
la SF peut contribuer à donner le goût de la lecture aux élèves et faire naître chez eux une
curiosité qui pourra s’étendre à tout le spectre littéraire et en particulier à ces grands classiques
que nous essayons de leur faire digérer.
Quant à l’hypothèse que la SF peut encourager la créativité des élèves, elle est très
pertinente et l’écriture créative, sur le canevas de la nouvelle, peut être une bonne manière de
faire travailler l’imagination des étudiants et de mettre en pratique les caractéristiques propres à
la science-fiction.
Finalement, nous ne pouvons qu’être en accord avec les étudiants qui ont mis en avant le
fait que la SF est un genre littéraire à part entière, d’autant plus important qu’il est contemporain
des élèves et pose des questions qui les concernent. En effet, on ne saurait négliger sans
mauvaise foi la présence de la science-fiction dans le spectre culturel de notre époque sous ses
diverses ramifications, et notamment littéraires. De ce fait, amener nos étudiants à réfléchir de
manière critique sur un pan de leur culture peut s’avérer fructueux, surtout quand on sait, comme
le montrent leurs réponses, que la plupart pensent que la SF n’est qu’un divertissement. Il s’agira
donc de les amener à un mouvement d’autoréflexion et de leur donner les outils nécessaires pour
procéder à un vrai examen critique. Se pose donc la question du savoir à transmettre aux élèves :
quelles questions se poser ? Comment aborder un texte de SF ? Quelles sont les caractéristiques
de ce genre littéraire ? Quels outils transmettre pour aborder la SF comme un objet d’étude et
non de consommation ?
13
5. Selon vous, quelles sont certaines caractéristiques de la science-fiction en tant que genre littéraire ?
FUTUR :
- Ça se passe dans le futur et que des trucs impossibles arrivent.
- un univers futuriste, il se passe des choses impossibles - se situe dans le futur (2)
- une aptitude à anticiper et imaginer le futur - il y a souvent des éléments qui peuvent se produire dans le futur
- les actions se déroulent dans le futur et l’auteur imagine des technologies avancées
NON- RÉEL :
- histoire pas réelle - irréalité - des choses pas réelles - pas vrai, fantastique, imaginaire - pas réel (fictif)
- des actions qui ne sont pas réalistes - il faut qu’il y ait des choses impossibles ou imaginaires
- se baser sur des faits imaginaires fantastiques - des œuvres fantastiques, représenter des choses irréelles
- cela doit se passer dans un univers parallèle et/ ou interpréter des éléments n’existant pas dans notre monde
- les choses fantastiques, hors-normes, irréelles, qui sortent de l’ordinaire
- quelque chose de pas réel qui se passe dans la vie normale - des mondes alternatifs au nôtre
- de l’irréel dans le réel, un monde un peu différent du nôtre, avec un autre univers mais quand même attaché au
nôtre
- la science-fiction a comme caractéristique de relater des faits surréalistes. Dans « Voyage au centre de la terre »,
les personnages découvrent par exemple des dinosaures, chose qui est pourtant impossible.
- la science-fiction littéraire ne raconte pas simplement une histoire, il faut que cette histoire soit imaginaire et
fantastique, avec des actions, des personnages et des lieux que l’on ne retrouverait pas en réalité
- récits fantastiques, se baser sur de véritables faits puis les modifier pour qu’ils deviennent de l’ordre du rêve
- ils nous plongent dans un univers autre. On se sent enfoui dans l’histoire. Pour ma part, je me déconnecte de la
réalité quand je lis ces livres - Je pense qu’il faut une certaine différence par rapport aux textes réels
IMAGINATION / CRÉATIVITÉ :
- une certaine liberté dans l’écriture, doit être inventif
- Pour moi il n’y a pas vraiment de caractéristiques, mise à part le fait que c’est un genre beaucoup plus libre
- une certaine liberté d’expression écrite / un monde fantastique sans limite / un mélange d’histoire fictive mais
qui est liée à la réalité
- un genre littéraire qui ouvre la voie à l’imagination - jeux de mots développés
- c’est un peu bizarre, on a un peu de peine à suivre ou à s’y retrouver
-?
Tout d’abord, vu la confusion notée précédemment entre Fantasy et SF chez de
nombreux élèves, il s’avère nécessaire de distinguer les traits caractéristiques de la SF et de la
différencier plus généralement du merveilleux et du fantastique, comme le propose l’article
intitulé « SF… Vous avez dit SF ? » de la Nouvelle Revue Pédagogique5. La SF se définirait
comme « de l’irrationnel acceptable » (mai-juin 2005, p.12), car elle suppose « une situation en
décalage avec notre monde et nos lois … mais le lecteur est invité à admettre cette situation
parce que le récit se situe dans le futur ou au sein d’une société cohérente » (p.13). Quant au
merveilleux, dont relève le genre de la Fantasy, il offre un monde magique où tout est possible :
5
Ce dossie de la NRP off e aussi des pistes pou l’utilisatio de la SF e classe et p opose otamment de
s’i te oge su les poi ts suiva ts face à u te te de SF: le ge e SF / l’ tude du d calage avec la alit / les
conséquences de la conjecture SF / les leçons, réflexions ou morale offerte par le récit / les thèmes abordés / la
vraisemblance des technologies et des comportements / ce qui relève de la réalité et de la fiction (p.16)
14
« domaine du conte et de l’enchantement, c’est l’irrationnel accepté. » À contrario, le
fantastique, avec l’irruption d’éléments invraisemblables dans un monde réaliste, « c’est de
l’irrationnel inacceptable » (p.12).
Ensuite, dans l’introduction à leur excellent ouvrage Science-fiction, Les frontières de la
modernité, Ruaud et Colson désignent comme « sujet universel » de la SF « le devenir de la
civilisation » (p.20). Cette unité thématique du genre se déploie sous les formes les plus diverses
et un des objectifs de l’enseignement de la SF pourrait être de faire découvrir cette variété qui
imprègne l’histoire du genre : utopie, dystopie, uchronie, hard science, space opera, cyberpunk
ou encore steampunk6, la SF se décline sous une pléthore de couleurs, de styles et de cadres.
Plus important encore, il s’agit de montrer aux étudiants que la SF n’est pas déconnectée
du réel comme ils le pensent. (À la question 5 du questionnaire, « Selon vous, quelles sont
certaines caractéristiques de la science-fiction en tant que genre littéraire ? », à nouveau,
l’énorme majorité des réponses mettent en avant l’aspect irréaliste de la SF). Au contraire, il
s’agit de montrer que la SF est intrinsèquement liée à la réalité et qu’elle en offre un miroir
critique. Que ce soit la description d’une société future, extra-planétaire ou encore extraterrestre,
le détour temporel et anthropologique proposé par la SF est avant tout une réflexion qui sonde la
réalité de l’auteur et du lecteur. Que l’utopie et la dystopie soient deux modes fréquemment
utilisés en SF prouve bien que les univers créés sont allégoriques : ils servent de laboratoire où
mener des expériences d’ordre éthique, politique et sociale et questionnent les valeurs d’une
société à un moment donné afin d’envisager sa possible évolution.
Plus généralement, on propose ici de qualifier la SF d’exofiction, car son modus operandi
est celui de l’altérité, de l’ailleurs, de la différence et de ce qui est autre. Ce faisant, elle force le
lecteur à se décentrer, à abandonner ce qu’il connaît pour entrer dans un nouvel univers dont il
doit déchiffrer les codes et trouver les principes organisateurs. Plus qu’un simple divertissement,
ce détour par l’altérité du texte est l’occasion d’un mouvement autoréflexif qui offre au lecteur la
possibilité de se remettre en question, de juger ses valeurs et ses conceptions en confrontant sa
propre réalité à l’aune des conjectures et des hypothèses inventées par le récit pour construire un
univers. La portée critique du texte science-fictif se trouve dans l’écart différentiel et les jeux de
miroirs existant entre la réalité présente ou contemporaine de l’auteur et l’univers fictif du futur.
6
Pour une définition de toutes ces catégories, voir le « Glossaire » dans le livre de Stéphane Manfrédo (2005, pp.
123,124).
15
De ce modus operandi pour ainsi dire exofictif résulte toute une poétique de la sciencefiction qui la constitue en genre littéraire et d’où naît le plaisir du texte qui lui est propre.
L’enseignement de la SF ne saurait s’arrêter à une étude de ses thèmes et de ses idées, mais il
doit, comme toute bonne étude littéraire, faire ressortir les procédés et « les rouages de la
mécanique science-fictionnelle » (Langelet, 2006, p.28) qui peuvent s’avérer tout à fait
déroutants pour le lecteur. Deux réponses d’élèves à la question 4 sur les critères littéraires de la
SF vont dans ce sens : l’une évoque des « jeux de mots développés » et l’autre mentionne que
« c’est un peu bizarre, on a un peu de peine à suivre ou à s’y retrouver ». Ces deux éléments sont
en effet des traits caractéristiques de la SF. Comme nous l’apprend Irène Langet, le
fonctionnement science-fictionnel a « pour noyau une étrangeté, mais pour code une méthode
pour faire apparaître cette étrangeté dans l’écriture et surtout pour en suggérer l’hypothétique
vraisemblance » (p.24). En d’autres termes, le lecteur est plongé dans un novum, c’est-à-dire
dans un univers nouveau et étrange, face auquel il devient étranger. Cette impression d’étrangeté,
dite de distanciation cognitive (cognitive estrangement en anglais) est produite par « les
déclencheurs science-fictionnels » (p.29) que sont « les mots inventés » ou « mots fictions »
(p.29), « les altérités discursives » et finalement « les particularités plus générales affectant cet
univers » (p.29). Face à tout cet inconnu, les processus cognitifs du lecteur sont mis à rude
épreuve : il doit se mettre en quête des indices qui lui permettront d’une part de faire sens des
mots auxquels il est confronté et d’autre part de se constituer une « xéno-encyclopédie »7 (p.26)
à partir de laquelle il élaborera des conjectures en vue d’accepter le nouvel univers comme
vraisemblable.
Il s’agit donc de rendre les élèves conscients des opérations mentales de déchiffrement
voulues par le texte de science-fiction et de leur donner un vocabulaire critique pour nommer les
procédés qui déclenchent de telles opérations. Une étude de ce genre et de tels outils auront un
double impact : ils permettront d’entrer en profondeur dans les textes de science-fiction tant au
niveau des idées que de la forme, et ils permettront aussi aux élèves d’améliorer et de développer
leurs stratégies de lecture et de déchiffrage de textes.
7
C’est-à-dire un système de
f e ces p op e à l’u ive s fictio
el ue le lecteu doit i agi e .
16
III. Exemple d’un corpus de textes pour le secondaire II
Nous proposons ici un corpus de textes de science-fiction pouvant constituer le
programme de lecture d’une classe de français en première année de gymnase. On pourrait aussi
envisager de l’étaler sur deux années. Ce corpus a été élaboré avec, à l’esprit, le souci de faire
ressortir une unité thématique et une cohérence historique. Le thème retenu est celui de l’espace
et de son exploration. Il envisage donc la littérature SF dite « extra-planétaire » (p.23), selon la
terminologie de Ruaud et Colson, depuis ses balbutiements au XVIIe siècle jusqu’à ses formes
les plus matures développées au XXe siècle. Il s’agit ainsi de retracer l’évolution de la SF depuis
ses origines jusqu’à l’âge d’or du genre à travers l’étude d’une de ses thématiques centrales et
fondatrices : le rêve stellaire de l’homme. Un objectif inhérent à ce corpus est d’illustrer l’impact
de la science sur l’histoire des idées, notamment l’influence de la révolution copernicienne sur la
conception de l’Homme et de sa place dans l’univers. Il s’agira de montrer comment
l’astronomie a permis de repousser les barrières de l’imagination et rendu possible la sciencefiction et la projection du devenir de l’homme au-delà de la terre.
Le corpus se divise en deux : d’une part, les œuvres qui seront lues par toute la classe et
étudiées en profondeur avec l’enseignant, d’autre part les œuvres qui seront données comme
lecture individuelle à la maison afin de faire un exposé de groupe.
Textes lus par tout le monde et étudiés en classe
Le Songe de Kepler (nouvelle)
Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle (Dialogue / Essai)
Micromégas de Voltaire (conte philosophique)
De la Terre à la Lune de Jules Verne (roman)
Dernières nouvelles de la terre… de Pierre Bordage (recueil de nouvelles)
Solaris, Stanislas Lem (roman)
La dernière question d’Isaac Asimov (nouvelle)
Il s’agit ici d’un corpus essentiellement européen qui mélange les genres de la nouvelle,
du dialogue vulgarisateur de sciences, du conte philosophique et du roman. Les œuvres sont pour
la plupart courtes, ce qui permettra de donner des échéances de lecture réalistes et d’entrer dans
17
le détail des textes. Voici une brève présentation de chaque œuvre afin d’en justifier l’inclusion
dans ce corpus :
1. Le Songe ou Somnium de Kepler
Ce texte de 21 pages a été écrit en latin par Johannes Kepler qui n’est autre qu’un des
plus grands physiciens-astronomes du XVIIe siècle. Il contribua à sa manière, avec Copernic,
Tycho Brahe, Galilée et Newton, à promouvoir le passage lourd de conséquences pour
l’imaginaire humain d’une conception géocentrique de l’univers à une conception héliocentrique.
Ce texte de 21 pages est un vrai bijou et constitue à nos yeux le premier vrai texte de sciencefiction au sens où la fiction se met au service de la science, puisque le but de Kepler était de
« donner un argument en faveur du mouvement de la Terre, ou plutôt d’utiliser l’exemple de la
Lune pour mettre fin aux objections formulées par l’humanité dans son ensemble qui refuse de
l’admettre » (Kepler, p. 33). Pour prouver que la terre tourne, le texte nous fait voyager sur la
lune, appelée Levania, afin d’y observer la terre depuis le point de vue de ses habitants. De ce
fait, ce texte met déjà en œuvre des mécanismes littéraires propre à la science-fiction :
décentration, plongée dans un exo-monde dont la perspective est inconnue et neuve au lecteur,
invention de vocabulaire pour décrire cette vision neuve de la terre. À ce titre, ce texte est
indispensable pour poser les bases d’une étude de la science-fiction « extra-planétaire » et il
servira à présenter l’évolution des représentations de l’univers depuis Aristote jusqu’à la
révolution copernicienne.
2. Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle
Fontenelle est particulièrement intéressant, car centenaire (1657-1757), il a chevauché la
moitié du siècle du Roi Soleil et la moitié du Siècle des Lumières. Paru en 1686, les Entretiens
sur la pluralité des mondes connurent un tel succès qu’ils furent réédités 33 fois du vivant de
Fontenelle et leur lecture est toujours aussi accessible et plaisante. Cet ouvrage, souvent présenté
comme un chef-d’œuvre de vulgarisation scientifique, est bien plus que cela : en faisant l’éloge
de la curiosité et des conjectures rationnelles, il donne « au discours de la science une dignité
qu’il n’avait pas tout à fait acquise en cette fin du XVIIe siècle » (Christophe Martin, dans sa
présentation des Entretiens, p.24) et préfigure ainsi l’âge de la raison scientifique cher au XVIIIe
siècle. Plus important encore pour nous, cette œuvre, en critiquant le géocentrisme et
l’anthropocentrisme, a servi à promouvoir une nouvelle conception de l’univers. Elle se situe en
18
lien intertextuel avec Le Songe de Kepler et s’étend à l’univers tout entier en anticipant les
grands thèmes qui seront ceux de la science-fiction extra-planétaire : voyage interstellaire,
rencontre extra-terrestre, choc des civilisations, conditions de vie sur les autres planètes,
relativisme culturel, conflits entre religion et science.
3. Micromégas de Voltaire (conte philosophique)
Paru en 1752, on ne présente plus Micromégas, le célèbre conte philosophique de
Voltaire. Classique de la grande littérature, cette œuvre est aussi souvent considérée comme un
ancêtre de la SF par les amateurs du genre. En effet, sa brièveté, sa thématique et son rapport à la
science peuvent la rapprocher des nouvelles SF de l’âge d’or du genre. Qui plus est, au cœur
même de cette œuvre, on trouve un des modes favoris de la SF : le détour par l’altérité, en
l’occurrence le regard des deux extra-terrestres originaires de Sirius et de Saturne, sert à porter
un regard critique sur la réalité contemporaine de l’auteur. Il s’agira donc de mettre à jour les
cibles de l’ironie et de la satire voltairiennes afin de donner aux élèves une idée du contexte
historique dans lequel Voltaire a écrit et afin de définir le projet des Lumières avec sa volonté de
se fier à la raison et de rendre le savoir accessible à tous. Il s’agira donc aussi d’étudier la
manière dont Voltaire vulgarise le savoir de son temps et de le comparer aux Entretiens sur la
pluralité des mondes. L’œuvre de Fontenelle est d’ailleurs l’intertexte majeur de Micromégas.
4. De la Terre à la Lune de Jules Verne (roman)
Avec ce roman, il s’agira d’aborder une des œuvres littéraires du « grand-père » (Langlet )
de la SF. Au cœur de celle-ci nous retrouvons le fil intertextuel de la fascination pour la lune et le
désir d’y voyager. Paru en 1865, De la Terre à la Lune décrit les préparatifs et l’élaboration d’un
voyage lunaire par des armuriers américains. Ici, plus de magie ou de fantaisie comme chez
Kepler pour se rendre sur notre satellite, mais une vraie planification menée rationnellement :
mathématiques, physique, astronomie, balistique, Jules Verne place les connaissances
scientifiques de son temps au cœur de cette folle entreprise. Il anticipe à sa manière le premier
vrai voyage lunaire effectué 104 années plus tard en 1969 par les Américains avec la mission
Apollo VI. Plus généralement, l’étude de ce roman servira les objectifs suivants :
- mettre à jour le projet éditorial de vulgarisation scientifique dans lequel s’inscrit l’œuvre de
Verne.
19
- Identifier les caractéristiques narratives et les ressorts pédagogiques utilisés pour diffuser et
vulgariser le savoir scientifique de l’époque.
- Réfléchir à la notion d’anticipation en confrontant ce récit fictif à la réalité de la première
mission humaine sur la lune.
6. Dernières nouvelles de la terre… de Pierre Bordage (recueil de nouvelles)
Avec Bordage, nous abordons un auteur français contemporain de SF. Le double sens du
titre de ce recueil évoque un futur où l’Homme a migré aux confins de l’espace et laissé la terre
derrière lui. Trois nouvelles seront en priorité abordées, car en ligne directe avec la perspective
extra-planétaire qui anime ce corpus : On va marcher sur la lune qui nie la véracité de
l’atterrissage lunaire de la première mission américaine en évoquant une manipulation de masse
opérée par les Américains et sur le point d’être répétée par les Chinois. La nuit des trois
veilleurs met en scène le choc des civilisations dans une perspective de colonisation religieuse de
l’espace et la nouvelle éponyme Dernières nouvelles de la terre…évoque la colonisation d’une
planète et l’oubli progressif du narrateur pour sa planète natale. Ces trois nouvelles donneront un
aperçu d’une SF moderne française. Quant aux autres nouvelles du recueil, elles permettront aux
élèves de rencontrer l’étendue des thématiques abordées par la SF contemporaine : clonage,
dystopie technologique, voyage dans le temps, intertextualité mythologique, futur catastrophique,
etc…
7. Solaris de Stanislas Lem (roman)
Avec Solaris, les élèves aborderont un classique de la SF moderne qui nous vient non des
Etats-Unis, mais de Pologne pendant l’ère soviétique. Parue en 1961, cette œuvre a atteint le
grand public grâce aux adaptations cinématographiques du russe Andrei Tarkovsky et plus
récemment de Steven Soderbergh en 2002. Dans un futur où l’exploration de l’espace est un fait
accompli, la planète Solaris ne cesse d’intriguer les chercheurs et d’exciter les passions et les
spéculations les plus diverses, à tel point qu’il existe tout un corpus de recherche consacré à cette
planète qui est recouverte d’un océan apparemment intelligent, mais avec lequel l’être humain ne
parvient pas à entrer en contact. Derrière cette fiction qui démontre les limites de la raison et des
sciences développées par l’homme existe une véritable critique des Lumières et de
l’anthropocentrisme en montrant l’incapacité à communiquer et à comprendre une autre forme de
20
vie intelligente. Avec Solaris, les étudiants découvriront un scepticisme philosophique envers la
notion de progrès.
8. La dernière question d’Isaac Asimov (nouvelle)
Cette nouvelle est un chef-d’œuvre du genre et un des exemples qui illustrent le mieux
l’âge d’or américain des fanzines Pulps. Isaac Asimov est un des noms les plus célèbres de la SF
et avec La dernière question il traite le problème de l’entropie de l’univers et l’avenir et
l’évolution de l’espèce humaine à travers l’espace jusqu’à la fin des temps en mettant en abîme
l’intertexte de la genèse biblique et en réfléchissant à la relation homme-machine. C’est une
œuvre courte et profonde qui réussit à condenser l’histoire à venir de l’humanité en une dizaine
de pages, une réussite qui mérite le détour et une analyse détaillée avec les élèves.
Pour les lectures individuelles et les exposés de groupe:
Autour de la Lune, Jules Verne (roman)
Les Chroniques martiennes de Ray Bradbury (roman)
Rendez-vous avec Rama d’Arthur C Clark (roman)
Chants de la Terre lointaine, d’Arthur C Clark (roman)
La main gauche de l’obscurité, Ursula K. Le Guin (roman)
Le retour des ténèbres, Isaac Asimov et Robert Silverberg (roman)
Mis à part Autour de la Lune de Jules Verne, les œuvres ci-dessus sont des romans
représentatifs de l’âge d’or américain. La classe sera partagée en 6 groupes et un roman sera
attribué à chacun. Ils auront une année scolaire pour le lire et préparer un exposé de groupe avant
l’été. Cette présentation devra introduire l’auteur, les thématiques de l’œuvre, sa place dans
l’histoire du genre SF et dans l’évolution de l’imaginaire extra-planétaire. Elle devra donc créer
des liens avec ce qui aura été étudié pendant l’année. Il faudra entre autres montrer quels
dispositifs propres à la SF sont mis en œuvre pour interpeller le lecteur et le mettre en mode de
lecture cognitive science-fictive. Le groupe devra aussi choisir un extrait bien représentatif de
l’œuvre à lire avec toute la classe et il mènera une session d’études et de discussion s’y
rapportant. Ces exposés seront une manière de clôturer l’année par un travail permettant de
21
synthétiser et de cristalliser les connaissances acquises durant l’année. Il s’agira aussi de donner
l’envie aux élèves de lire d’autres romans en espérant que ces exposés éveilleront leur curiosité.
La première œuvre, Autour de la Lune de Jules Verne, est la suite de De la Terre à la
Lune et raconte le voyage lui-même et son échec qui fait que les voyageurs n’atterriront pas sur
la lune mais en feront le tour.
Les Chroniques martiennes est un chef-d’œuvre poétique qui relate dans un esprit tragicomique la colonisation de mars. Chaque chapitre se lit comme une nouvelle indépendante et
bien plus que mars, ce texte a les yeux braqués sur la société américaine des années 60.
Rendez-vous avec Rama est une œuvre que l’on peut qualifier d’hyperréaliste, tellement
la vraisemblance est poussée loin. Dans un futur où l’être humain a colonisé notre système
solaire sans aller au-delà, un objet non-identifié fait son apparition dans notre coin de l’univers et
une mission est dépêchée pour aller l’explorer. Il s’agit d’un cylindre énorme, contenant un
monde étranger et endormi, qui tourne sur lui-même pour créer une gravitation. Arthur C Clarke
décrit l’exploration de cette entité extra-terrestre dans un style si minutieux qu’on oublie presque
que c’est une œuvre de fiction.
Avec Chants de la Terre lointaine Arthur C Clarke imagine une humanité qui connaît la
date où le soleil s’éteindra et travaille sans cesse à prolonger l’espèce humaine en envoyant
diverses missions aux confins de l’univers. Le roman suit le dernier vaisseau qui quitte la terre et
l’escale qu’elle fait sur une planète ayant été colonisée précédemment. Les termes abordés sont
l’extinction et la préservation de l’espèce, le clonage, les difficultés de voyager dans l’espace, et
l’influence de l’environnement sur l’évolution de l’Homme.
Sommité de la science-fiction et de la fantasy, Ursula K. Le Guin est la seule femmeécrivain de ce corpus. Son roman La main gauche de la nuit est d’ailleurs une sorte d’hybride
entre les deux genres, puisqu’elle imagine un futur lointain où une fédération nommée
« L’écoumène » regroupe les planètes où des espèces de types humaines ont été découvertes. Le
roman suit la mission d’un envoyé de cette fédération sur une nouvelle planète qui vient d’être
découverte et dont les habitants sont androgynes. Le lecteur est plongé dans un univers qui lui est
totalement étranger et dont il apprend petit à petit les coutumes et les mythes au travers des
regards des différents personnages rencontrés. En arrière-plan, ce texte offre une véritable
réflexion sur les genres sexuels et les rôles hommes-femmes.
22
Le dernier roman, Le retour des ténèbres, dépeint une planète lointaine qui n’a pas moins
de 5 soleils et ne connaît donc pas la nuit, mis à part le fait que tous les 10000 ans une éclipse
totale se produit pendant laquelle les habitants de ce monde deviennent tous fous et la civilisation
s’effondre. Il s’agit en fait d’une allégorie sur le conflit entre la religion et la science ainsi que la
nécessité de préserver les acquis que la raison scientifique nous donne afin d’éviter de retourner
dans un âge régi par la superstition et la barbarie.
V. CONCLUSION
Ce corpus de textes n’est en rien exhaustif et peut être modifié à la guise des enseignants
selon leurs goûts et leurs objectifs. Ce groupement d’œuvres autour d’une unité thématique et
historique sert à démontrer que l’étude de la science-fiction au secondaire II est possible sans
manquer aucunement au sérieux et à la rigueur exigés par la réflexion et la critique littéraire, tout
en s’inscrivant dans les prescriptions du Plan d’études romand pour la première année de l’École
de Maturité (p. 21) par exemple :
• découvrir et confronter différentes valeurs et visions du monde;
• prendre conscience des procédés propres à la création littéraire;
• acquérir des notions de narratologie, de stylistique et de rhétorique;
• acquérir des notions d’histoire de la littérature;
• réunir des connaissances sur l’auteur et son époque.
Les objectifs pédagogiques de ce corpus sont les suivants : primo, présenter l’évolution
de la littérature science-fictive sur quatre siècles autour du thème de l’exploration de l’espace.
Secundo, introduire les élèves à des formes littéraires et narratives variées. Tertio, réfléchir à
l’histoire des idées et à la relation entre la science et l’humanité. Pour l’enseignant, il s’agira
essentiellement d’amener les élèves à explorer ce que chaque œuvre dit sur son époque. Il faudra
montrer en quoi ces textes sont innovants, mais aussi en quoi ils sont le fruit du contexte dans
lequel ils ont été produits. Ceci permettra de dégager le fil intertextuel qui relie ces œuvres entre
elles et de comparer les approches thématiques et narratives de chacune. Il serait intéressant de
collaborer avec un enseignant de physique ou de faire intervenir un astronome en classe. On
pourrait même organiser une sortie à un observatoire astronomique pour observer les étoiles.
Ceci permettrait d’approfondir et d’ancrer le côté scientifique des représentations de l’univers
abordées dans certaines œuvres de ce corpus.
23
En conclusion, le champ d’exploration de la SF est vaste. Loin d’être une littérature
d’évasion, elle porte un regard critique et éthique sur le présent par le détour du futur.
Intrinsèquement interdisciplinaire, elle aborde tant la science, la physique, la chimie, la génétique,
l’informatique et l’intelligence artificielle, que la religion, la sociologie, l’économie, l’histoire, la
géographie, la politique et l’anthropologie. Face à l’uniformisation et la standardisation du
monde, la SF mène à sa manière le combat que Victor Segalen attribuait aux « poètes » et aux
« visionnaires » (p. 775) face à la « Dégradation du Divers » et de « l’Exotisme » (p.776). En
produisant de l’exotique, la SF repousse les limites du connu, refuse la stagnation de schémas
mentaux uniques et envisage le potentiel créatif de l’humanité tout en servant de garde-fou
contre de possibles dérives totalitaires et liberticides. Elle mérite donc amplement l’attention des
enseignants et demande à être utilisée en classe. Si le corpus présenté dans ce mémoire est
exclusivement dédié à la SF, on peut imaginer d’autres corpus aménagés autour de thématiques
pertinentes tant à la littérature canonique qu’à la science-fiction. On pense notamment aux deux
champs thématiques suivants :
1. L’exotisme et les représentations de l’altérité
2. L’utopie, la dystopie et l’uchronie
Pour les enseignants que cela intéresserait, nous proposons en annexe (p.25) des exemples de
corpus autour de ces deux domaines de réflexion. À nouveau, il s’agit de présenter l’évolution
d’une thématique sur plusieurs siècles et de faire dialoguer des œuvres classiques avec des
œuvres de SF.
Ce qui est certain, c’est que la SF est là pour perdurer et qu’elle a son mot à dire. Et pour
ceux qui auraient encore des doutes, disons que c’est l’expression même de science-fiction qui
nous donne les clés de sa lecture : il s’agit de la comprendre comme fiction de la science et de
l’étudier, comme tout texte, avec la science de la fiction.
24
ANNEXES
Corpus : l’exotisme et les représentations de l’altérité
Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil
Montaigne, Des Cannibales
Lettres édifiantes et curieuses des jésuites de Chine (1702-1776)
Ange Goudar, L’espion chinois
Diderot, Suppléments aux voyages de Bougainville
Restif de la Bretonne, La découverte australe par un homme volant, ou Le dédale français
Victor Segalen, Les Immémoriaux
Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin
Léonora Miano, Afropean Soul
Sylvie Bérard, Terre des Autres
China Miéville, Embassytown
Frank Herbert, Soul Catcher (Le preneur d’âmes)
Corpus : utopie, dystopie et uchronie
Thomas More, Utopia
Rabelais, L’abbaye de Thélème dans Gargantua
Marivaux, L’île aux esclaves et/ou La Colonie
Louis Sébastien Mercier, L’An 2040
Jules Verne, Paris au 20e siècle
Samuel Beckett, Fin de partie et Le Dépeupleur
Mike Resnick, Kirinyaga
Barjavel, Ravages et/ou Le voyageur imprudent
Philip K Dick, Le maître du haut château
Robert Silverberg, Roma Aeterna
Ursula K. Le Guin, Les Dépossédés
Project Itoh, Harmonie
Yvan Bidiville, La 33ème itération
Jean-Michel Truong, Le successeur de Pierre
Alain Damiaso, Aucun souvenir assez solide
25
Votre classe : __________________
Vous êtes : une femme / un homme
Questionnaire sur la science-fiction
1. Qu’est-ce que le mot science-fiction évoque pour vous ? à quoi l’associez-vous ?
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2. Lisez-vous de la science-fiction ou en avez-vous déjà lu ? Quel(le)s auteur(e)s avez-vous
lu(e)s ? Quelles sont vos œuvres préférées ?
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3. Connaissez-vous des auteur(e)s français(es) ou francophones de science-fiction ?
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4. Selon vous, est-ce que la science-fiction devrait être enseignée comme genre littéraire à
l’école ? Pourquoi ?
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5. Selon vous, quelles sont certaines caractéristiques de la science-fiction en tant que genre
littéraire ?
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BIBLIOGRAPHIE
Œuvres littéraires citées ou mentionnées
ASIMOV, I. (1988). La dernière question. In Le robot qui rêvait. Paris : J’ai lu (science-fiction).
- (2009). Le retour des ténèbres. Pocket (science-fiction).
BRADBURY, R. (2012). Chroniques martiennes. Paris : Gallimard (Folio SF).
BORDAGE, P. (2010). Sources. Dernières nouvelles de la terre. Nantes : L’Atalante.
CLARK, A. C. (2002). Rendez-vous avec Rama. Paris : J’ai lu (science-fiction).
- (2010). Chants de la Terre lointaine. Paris : Mylady.
FONTENELLE. (1998). Entretiens sur la pluralité des mondes. Paris : Flammarion.
KEPLER, J. (2013). Le Songe ou l’astronomie lunaire. Angoulême : Editions Marguerite
Waknine, (Les cahiers de curiosités).
LE GUIN, U. (1989). La main gauche de la nuit. Pocket (science-fiction).
LEM, S. (2002). Solaris. Paris : Gallimard (Folio SF).
VERNE, J. (2001). De la Terre à la Lune. Paris : Le Livre de Poche.
- (2003). Autour de la Lune. Paris : Le Livre de Poche.
VOLTAIRE (2006). Micromégas. Paris : Gallimard (folio plus classiques).
Ouvrages critiques
COLSON, R., RUAUD, A-F. (2006). Science-fiction: une littérature du réel. Paris : Klincksieck.
LANGLET, I. (2006). La science-fiction : Lecture et poétique d’un genre littéraire. Armand
Colin.
MANFREDO, S. (2005). Science-fiction. Editions Le Cavalier Bleu, collection « Idées reçues ».
RUAUD, A-F., COLSON, R. (2014). Science-fiction: les frontières de la modernité. Les
Editions Mnémos.
SEGALEN, V. (1995). Essai sur l’exotisme. Œuvres complètes. Tome I. Présenté et
rassemblé par Henry Bouillier. Paris : Robert Laffont.
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Article
GRENIER C. (2005). SF… vous avez dit SF ?. In Nouvelle Revue Pédagogique Collège,
n°9, mai-juin, p. 14.
Site internet
http://www.vd.ch/fileadmin/user_upload/organisation/dfj/dgep/dgvd/fichiers_pdf/PET_EM.pdf
(Plan d’études romand, Ecole de maturité, 2013-2014) (consulté le 24.05.2014)
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Résumé
Ce mémoire a pour objectif de justifier l’enseignement de la science-fiction sous sa forme
littéraire au secondaire II. Dans un premier temps, l’analyse d’une nouvelle de SF permettra de
déblayer les préjugés allant à l’encontre de ce genre littéraire et de montrer son potentiel à
éveiller la curiosité des élèves pour la lecture et de créer ainsi des liens avec les œuvres plus
classiques de la littérature. Dans un deuxième temps, à partir de l’analyse des conceptions des
élèves eux-mêmes de la SF (prélevées grâce à un questionnaire), ce mémoire cherche à définir ce
qu’est la science-fiction et à en retracer l’histoire littéraire afin de se demander quels savoirs
transmettre lors d’un enseignement portant sur ce genre. Finalement, on propose un exemple de
corpus littéraire pouvant être utilisé avec une classe de première année ou être étalé sur deux ans.
Celui-ci permet d’étudier l’évolution de la science-fiction sur quatre siècles tout en abordant
différentes formes littéraires et en interrogeant l’impact des sciences sur les représentations de
l’univers et de la place que l’homme y joue.
Mots clés : science-fiction – lecture – corpus de texte – secondaire II – genre
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