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THIERRY GANCHOU Les ultimae voluntates de Manuel et Iôannès Chrysolôras et le séjour de Francesco Filelfo à Constantinople Hommage à notre professeur Alain Ducellier* Pour les spécialistes de la littérature du Quattrocento, les noms de Francesco Filelfo, de Manuel Chrysolôras et du neveu de ce dernier, Iôannès Chrysolôras, sont indissociablement liés. Filelfo ne fut pourtant pas de cette première génération d’érudits italiens amoureux de grec qui eurent le privilège de bénéficier de l’enseignement florentin de Manuel Chrysolôras, entre 1396 et 1399, puisqu’il naquit seulement en 1398, à Tolentino ; et il n’eut pas l’occasion de pouvoir connaître personnellement le maître légendaire par la suite : ambassadeur attitré de son basileus Manuel II en Occident à partir de 1403, ce dernier s’éteignit en effet à Constance dès 1415. À défaut, Filelfo put consulter tout à loisir ses manuscrits des années durant lorsque, tout jeune homme encore, il vint à Constantinople de 1420 à 1427 pour y apprendre la langue et la littérature grecque. En effet, il fréquenta alors assidûment l’ancienne demeure du défunt, devenue entretemps celle de son neveu et héritier Iôannès Chrysolôras – fils d’une sœur de Manuel, et non d’un frère 1 –, cette même demeure où un autre élève italien, * Cette étude, au service de laquelle Christine Gadrat, Sebastian Kolditz et Guillaume Saint-Guillain nous ont fait l’amitié de mettre leurs compétences, était à l’origine destinée au volume Byzance et ses périphéries (mondes grec, balkanique et musulman). Hommage à Alain Ducellier, éd. B. DOUMERC, Ch. PICARD, Toulouse 2004. Malheureusement nous avons été contraint de renoncer à l’y faire paraître, un tel sujet ne pouvant se réduire à un simple commentaire des documents inédits découverts, ni être traité dans les limites du temps imparti aux contributeurs de ce volume. Aussi exprimons-nous toute notre reconnaissance à Antonio Carile, membre du comité d’honneur de ce volume d’hommage à Alain Ducellier et directeur de la présente revue, qui, en nous ouvrant généreusement les pages de celle-ci, nous a permis d’apporter aussi rapidement que possible notre contribution à l’hommage collectif rendu à notre professeur. Un remerciement particulier va à Sylvia Fiaschi, qui prépare une édition des cinq premières décades des Satyrae de Filelfo, et a bien voulu relire le présent article et nous faire part de ses observations. 1. Cette information étonnante provient de Filelfo, qui révèle que Manuel légua tout son héritage sororis Byzantinistica VII, 2005, p. 195-285. 196 Guarino Guarini de Vérone, avait été libéralement reçu entre 1405 et 1408, rapportant en Italie la nostalgie des cyprès qui l’ombrageaient et de son jardin suspendu 2. C’est en effet dans cette maison où tout rappelait encore le maître disparu que Filelfo reçut les cours privés de grec que lui dispensa Iôannès Chrysolôras, avant que la mort de ce dernier ne l’obligeât à fréquenter une autre “école”, celle d’un certain Chrysokokkès, où il eut pour condisciple le futur cardinal Bessarion. En dépit de la disparition de son premier professeur, Filelfo s’était de toute façon procuré le moyen de revenir souvent dans la séduisante demeure Chrysolôras, où régnait désormais la veuve de Iôannès, la Génoise Manfredina Doria – et donc de continuer à en fréquenter la bibliothèque –, puisqu’il avait épousé une fille du couple : Théodôra Chrysolôrina. En quittant définitivement la capitale byzantine en 1427 avec plusieurs caisses de manuscrits, sa jeune épouse grecque et le premier enfant qu’elle lui avait déjà donné, le jeune Filelfo mettait un terme à une période de sa longue carrière certes fondamentale pour sa formation intellectuelle, mais qui fut aussi la plus intense et la plus enthousiasmante 3. Ces années constantinopolitaines, il devait se les remémorer toujours avec regret et nostalgie : Erant mihi Constantinopoli laeta omnia et secunda 4. Il faut dire qu’à Byzance le jeune étranger avait réussi au-delà de toute espérance. D’abord notaire et chancelier du baile des Vénitiens, il n’avait pas tardé à être introduit aussi avec succès, par son mentor Iôannès Chrysolôras, à la cour byzantine 5. Jean VIII, le fils filio, socero meo Iohanni Chrisolorae clarissimo et eruditissimo viro (cf. réf. infra, n. 238). À moins de penser que Filelfo ait commis là un lapsus, ce qui est peu crédible, cela signifierait que Iôannès n’aurait pas été un “vrai” Chrysolôras, mais qu’il aurait choisi d’abandonner son patronyme paternel, qui nous reste inconnu, pour lui préférer celui de sa mère et de son célèbre oncle. 2. G. VERONESE, L’Epistolario di Guarino Veronese, I-III, éd. R. SABBADINI, dans Miscellanea di Storia Veneta, ser. III, Venise, 1915, lettre 7, p. 20-21 ; cf. aussi G. CAMMELLI, I dotti bizantini e l’origine dell’Umanesimo, I. Manuele Crisolora, Florence, 1941, p. 24-25, n. 2. Il est difficile de ne pas voir une forme d’autocensure de la part de Guarino dans le fait qu’il préfère évoquer l’extérieur de la maison des Chrysolôrades plutôt que l’intérieur, ce qui le dispensait surtout de faire allusion à la pièce qui, bien sûr, obsédait infiniment plus ces jeunes érudits italiens que les cyprès et le jardin suspendu de la demeure : la bibliothèque. 3. Filelfo a toujours prétendu que c’est à contre-cœur qu’il aurait quitté la capitale byzantine, trompé par d’alléchantes promesses de carrière venues d’Italie, qui se révélèrent pour lui autant de déceptions. 4. Francesci PHILELPHI viri grece et latine eruditissimi epistolarum familiarium libri XXXVII ex eius exemplari transsumpti, Venise, 1502 (désormais cité FILELFO, Epistolae), lib. I, f. 2r (lettre à Antonio Capannori du 18 décembre 1427). Autre témoignage dans ibid., lib. I, f. 4r (lettre à Leonardo Giustinian du 9 février 1428) : cum pulcherrime Constantinopoli vitam agerem. À défaut d’avoir pu citer la correspondance latine de Filelfo directement d’après le Trivulzianus 873, un manuscrit non autographe mais dont l’exécution fut supervisée par Filelfo, nous avons eu recours à l’édition de l’Epistolae la plus complète, citée supra. 5. Quelques années auparavant, Manuel Chrysolôras avait déjà présenté aux Blachernes un de ses étudiants italiens, Guarino Guarini de Vérone, qui avait pareillement capté l’attention du jeune Jean VIII. Celui-ci lui aurait offert à Constantinople une position stable, que Guarino aurait déclinée : CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 22 et n. 4. Signalons, pour n’y plus revenir, que lorsque Filelfo se remémore ses années constantinopolitaines et 197 et co-basileus de Manuel II († 1425), qui appréciait la compagnie de jeunes Occidentaux de talent 6, l’avait pris à son service comme secrétaire et lui avait même confié des missions diplomatiques d’importance. C’est ainsi qu’après avoir eu l’occasion d’approcher, pour le compte de Venise, le sultan ottoman Murād II, Filelfo était allé visiter le vieil empereur Sigismond de Hongrie, à une époque où, par une heureuse rencontre, tout ce que l’Europe orientale comptait de souverains se trouvait exceptionnellement réuni à sa cour de Buda. À Constantinople, il avait noué surtout des amitiés durables avec de jeunes intellectuels byzantins dont plusieurs allaient compter dans les décennies suivantes : outre Bessarion, il se lia notamment avec Géôrgios Scholarios, Iôannès Argyropoulos, Théodôros Gaza, ainsi qu’avec une personnalité mineure dont la carrière a récemment été mise en lumière : Dèmètrios Hyaléas, qui servit à Bâle d’interprète aux pères conciliaires dans les années 1430 7. L’attachement que le grand humaniste conçut pour Constantinople sa vie durant différait d’ailleurs grandement de celui manifesté par ses contemporains lettrés. Byzance ne représentait pas seulement pour lui le lieu idéal de la conservation de la culture grecque antique, la gardienne désormais bien défraîchie d’un passé intellectuel glorieux, mais une part vive, active et concrète de l’Europe du temps, dont l’anéantissement prévisible du fait des Ottomans lui était insupportable. De là les fréquents discours que, de retour en Italie et jusqu’à sa mort en 1481, il adressa régulièrement aux puissances le basileus qu’il servit alors, c’est toujours de Jean VIII qu’il parle, quoique Manuel II ne soit mort qu’en 1425. Tout simplement parce que Filelfo fut toujours au service du seul Jean VIII, d’abord basileus associé, puis seul basileus à partir de 1425. 6. Comme l’a remarqué récemment avec justesse M. ANGOLD, The decline of Byzantium seen through the eyes of western travellers, dans Travel in the Byzantine World, éd. R. MACRIDES, Birmingham, 2002, p. 213-232 (p. 224) : « [John VIII] was happy at that moment to recruit likely looking young westerners into his entourage ». 7. En dépit d’un nombre relativement élevé de mentions du personnage, les documents découverts par K. HADJÚ, Eine Rede an die Basler Konzilsväter und ihr unbekannter Autor : Demetrios von Konstantinopel, dans Byzantinische Zeitschrift, 93 (2000), p. 125-132, le désignent simplement comme « Dèmètrios de Constantino-ple » (Demetrius, civis Constantinopolitanus) ou « Dèmètrios le Grec » (Demetrius der Krich), taisant obstinément son patronyme. L’auteur n’est pas parvenu à l’identifier, mais il n’y a aucun doute qu’il se soit agi de ce Dèmètrios Hyaléas (PLP 29474) à qui, de Florence en 1430 et 1436, Filelfo écrivit deux lettres en grec où il lui rappelait leurs rencontres passées à Constantinople, la deuxième lettre étant dite répondre justement à une missive de Hyaléas envoyée de Bâle : F. FILELFO, Cent-dix lettres grecques, éd. E. LEGRAND, Paris, 1892, lettre 6, p. 12-13 (29/09/ 1430) ; lettre 11, p. 28-29 (4 octobre 1436) : Φραγκίσκος ὁ Φιλέλφος Δημητρίῳ Ὑαλέᾳ χαίρειν. Ὦν μἠδη ἐκ πολλοῦ ἐπεθύμουν, ἧκεν ἐκ Βασιλείας γράμματα παρὰ σοῦ… K.-P. Matschke a avancé aussi récemment, avec plus de prudence, la même identification : K.-P. MATSCHKE, Von der Diplomatie des Überflusses zur Diplomatie des Mangels. Byzantinische Diplomaten auf der Suche nach westlicher Hilfe gegen die Türken am Vorabend des Falls von Konstantinopel, dans Vörtrage und Forschungen, LX (2003) (Gesandtschafts- und Botenwesen im spätmittelalterlichen Europa, éd. R. C. SCHWINGES, K. WRIEDT), p. 112. 198 de l’Occident, papes, doges ou souverains, pour plaider la cause de l’Empire menacé. Certes, il ne reniait en rien ses origines latines et son identité culturelle, proclamant fièrement : sum latinus et fui semper 8. Mais tout au long de sa vie il se sentit un véritable citoyen de Byzance, parlant à ses correspondants grecs de Constantinople comme de « sa » cité, et toujours, avec une grande affection, de Jean VIII comme de « notre » empereur ; témoignant surtout, au rebours de ses concitoyens et des Occidentaux en général, une grande estime et une profonde sympathie pour le peuple grec contemporain. Tel fut l’impact chez lui de moins d’une décennie passée à Constantinople 9. Mais que savons-nous de ce séjour ? Hors ce que Filelfo en a dit lui-même, pas grand-chose 10. En fait, l’humaniste constitue, pour notre connaissance de son expérience constantinopolitaine, l’unique source ou presque, au travers d’allusions récurrentes dans sa correspondance, régulière et abondante tout au long de sa vie, à l’occasion de réminiscences subites que, parfois quarante ans après, il lâche négligemment lorsque tel fait de jeunesse lui semble faire écho aux événements du moment, heureux, tragiques ou banals, qu’il partage avec ses correspondants. Il faut donc piocher dans cette correspondance grecque et latine de plus d’un demi-siècle pour y traquer l’information utile, sachant qu’elle ne commence, et tout le problème est là, qu’au lendemain de son retour en Italie en 1427 11. Dans ces conditions, c’est peu dire que l’entreprise est ardue, ces bribes ne permettant guère d’aller au-delà de quelques données imprécises et floues, notamment chronologiques, que la vulgate a érigées peu à peu en certitudes historiques, au fil de plusieurs décennies d’entrées de dictionnaires ou d’articles consacrés à l’œuvre de l’humaniste. En fait, pour ce séjour constantinopolitain de Filelfo, la recherche a longtemps été tributaire des quelques pages que lui a consacrées 8. FILELFO, Epistolae, lib. I, f. 1v (lettre à Marco Lippomani du 15 octobre 1427) : Et sum latinus et fui semper, nec aliud quicquam ex Graecia reportavi quam litteraturam atque disciplinam, quanquam sunt item hoc tempore apud Graecos permulta et utilia et praeclara, quae non solum ornent sed efficiant bonos viros. 9. Sur l’attachement que Filelfo conçut toujours pour Byzance, on dispose désormais de la belle étude de G. CORTASSA, Francesco Filelfo, la Grecia e Bisanzio, dans Rapporti e scambi tra umanesimo italiano ed umanesimo europeo. "L’Europa è uno stato d’animo", ed. L. ROTONDI SECCHI TARUGI, Milan, 2001, p. 353-364, à laquelle on a eu recours pour les références précédentes. On trouvera également des remarques intéressantes dans G. RESTA, Filelfo tra Bisanzio e Roma, dans Francesco Filelfo nel quinto centenario della morte. Atti del XVII Convegno di Studi Maceratesi (Tolentino 27-30 settembre 1981), Padoue, 1986 (Medioevo e Umanesimo 58 = Studi Maceratesi 17), p. 1-60, en part., p. 7 et n. 2, p. 8. 10. RESTA, Filelfo tra Bisanzio e Roma cit., p. 7, n. 2 : « Purtroppo sul suo soggiorno a Constantinopoli restano, tutto sommato, solo esigue notizie ». 11. La correspondance filelfienne permet d’accompagner l’auteur du 27 octobre 1427, date de la première lettre conservée, au 28 mai 1477, date de la dernière, qui précède de peu d’années sa mort, survenue le 31 juillet 1481. 199 en 1808 l’unique biographe à ce jour de l’humaniste, Carlo Rosmini. Or, si ce dernier avait consulté avec perspicacité et sérieux ses œuvres, et en particulier son Epistolario, il apparaît toutefois qu’il a trop souvent pallié l’absence systématique de données datables chez Filelfo en imposant une chronologie toute personnelle, uniquement dictée par ce qui lui semblait être un enchaînement logique des faits 12. À l’heure où la reconstitution des inventaires de la bibliothèque ayant appartenu à Manuel et Iôannès Chrysolôras mobilise codicologues et philologues, poser des jalons sûrs pour la période constantinopolitaine de Filelfo se révèle plus nécessaire que jamais. Certes, les travaux d’Antonio Rollo 13, d’Anna Pontani 14 ou de Sebastiano Gentile 15, pour ne citer que les plus importants, ont permis aujourd’hui de repérer dans les grandes collections de manuscrits occidentales près d’une trentaine de codices ayant figuré à Constantinople sur les rayonnages de la bibliothèque de l’oncle et du neveu Chrysolôras. Mais les manuscrits ne livrent pas facilement tous leurs secrets, notamment des données précises sur leur itinéraire : comment, par qui et surtout quand ces livres quittèrent-ils leur lieu d’origine pour se retrouver en Occident ? Pour que cette recherche philologico-codicologique puisse aller de l’avant, il faudrait en particulier apporter des réponses sûres à quelques points de chronologie essentiels : quand mourut exactement Iôannès Chrysolôras ? 12. C. ROSMINI, Vita di Francesco Filelfo da Tolentino, I-III, Milan, 1808. La biographie plus récente de M. ROBIN, Filelfo in Milan. Writings 1451-1477, Princeton, N. J., 1991, n’est que partielle. Comme on verra, Rosmini ne s’était pas contenté de consulter les lettres contenues dans l’Epistolae du Trivulzianus 873, mais aussi celles, distinctes, qui « esistono, disperse in bibliotheche ed archivi italiani e stranieri (come quelle conservate nell’Archivio di Stato di Firenze, Mediceo avanti il principato, ad Indices), numerose lettere estravaganti, sopratutto in volgare, che attendono ancora di essere censite ed individuate » : P. VITI, Filelfo, Francesco, dans Dizionario biografico degli Italiani (désormais cité DBI), 47, Rome, 1997, p. 624. Il a aussi brillamment mis à contribution d’autres œuvres, mineures ou plus rares, de l’humaniste. 13. A. ROLLO, La lettera consolatoria di Manuele Crisolora a Palla Strozzi, dans Studi Umanistici, 4-5 (1993-1994), p. 7-85 ; ID., Crisolora, Cencio de’ Rustici e una lettera anepigrafica in un codice di Bartolomeo Aragazzi, dans Interpres, 17 (1998), p. 257-274 ; ID., Sul destinario della Σύνκρισις τῆς παλαιᾶς καὶ νέας Ῥώμης di Manuele Crisolora, dans Vetustatis indigator. Scritti offerti a F. di Benedetto, éd. V. FERA, A. GUIDA, Messine, 1999 (= Percorsi dei classici 1), p. 61-80 ; ID., "Titoli bilingui" e la biblioteca di Manuele Crisolora, Byzantinische Zeitschrift, 95 (2001), p. 91-101 ; ID., Problemi e prospettive della ricercha su Manuele Crisolora, dans Manuele Crisolora e il ritorno del greco in Occidente, éd. R. MAISANO, A. ROLLO, Naples, 2002, p. 31-85. 14. A. PONTANI, Primi appunti sul Malatestiano D.XXVII.1 e sulla biblioteca dei Crisolora, dans Libraria Domini. I manoscritti della Biblioteca Malatestiana : testi e decorazioni, éd. F. LOLLINI, P. LUCCHI, Bologne, 1995, p. 353-386 ; EAD., Manuele Crisolora : libri e scrittura (con un cenno su Giovanni Crisolora), dans Bollettino della Badia greca di Grottaferrata, LIII (1999) Ὀπώρα. Studi in onore di mgr Paul Canart per il LXX compleanno, III, éd. S. LUCÀ, L. PERRIA), p. 255-283. 15. S. GENTILE, Emanuele Crisolora e la "Geografia" di Ptolemeo, dans Dotti bizantini e libri greci nell’ Italia del secolo XIV, éd. M. CORTESI, E. V. MALTESE, Naples, 1992, p. 291-308 ; ID., Note sulla traduzione crisolorina della Repubblica di Platone, dans Manuele Crisolora e il ritorno del greco in Occidente cit., p. 151-173. 200 Quand Filelfo épousa-t-il sa fille, et quel rôle le jeune humaniste italien joua-t-il sur place dans la dispersion de la bibliothèque que son beau-père avait héritée de Manuel Chrysolôras ? La chronologie donnée par Filelfo de sa propre carrière à Constantinople, si longtemps après, est-elle satisfaisante ? Les trois documents d’archives présentés ici permettent de répondre à certaines de ces questions. Ils donnent aussi quelques lumières sur les testaments que rédigèrent, in articulo mortis, Manuel et Iôannès Chrysolôras. LA DATE DE LA MORT DE IÔANNÈS CHRYSOLÔRAS ET CELLE DU MARIAGE DE FILELFO Tout ce que l’on savait jusqu’ici de la mort de Iôannès Chrysolôras, c’est qu’elle était survenue à Constantinople avant le retour de son gendre Filelfo en Italie (1427), selon une information donnée ce dernier 16. Ce simple terminus ante de 1427 a conduit cependant quelques historiens à fixer plus précisément la date de cette mort circa 1425 ou 1426 17, on verra plus loin pourquoi. Il a fallu attendre 1995 pour que cette datation soit pour la première fois remise en question, par A. Pontani, qui a proposé de l’avancer de quelques années sur la base d’une note de possession portée par Filelfo sur le Laur. XXXII 16, f. 8v, une note connue depuis longtemps mais qui n’avait pas bénéficié jusqu’ici de l’attention qu’elle méritait 18. Elle est ainsi libellée : Emptus Constantinopoli ἀπὸ τῆς γυναικὸς viri clarissimi Iohannis Chrysolorae sub anno M°CCCC°XXIII° pridie nonas ianuarii 19. 16. FILELFO, Epistolae, lib. VI, f. 41r (Lettre à Bessarion du 23 janvier 1448) : Te autem, pater reverendissime, maiorem in modum miror, qui me cum ab usque Constantinopoli noris, vel in publico discendi ludo, ubi post obitum mei soceri Chrysolorae fuimus apud Chrysococem condiscipuli. Passage republié dans H. VAST, Le cardinal Bessarion (1403-1472), Paris, 1878, p. 17, n. 2 ; E. LEGRAND, Bibliographie hellénique ou description raisonnée des ouvrages publiés en grec par des Grecs aux XVe et XVIe siècles, I, Paris, 1885, p. XLVII-XLVIII, et CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 196 et n. 3. Les quelques pages consacrées à Iôannès Chrysolôras dans l’ouvrage de Cammelli (p. 189-201) sont encore à ce jour les seules à fournir une étude biographique à part entière du personnage. 17. Pour VAST, Le cardinal Bessarion cit., p. 17, n. 2, « Jean Chrysoloras, beau-père de Philelpho, était déjà mort en 1425 », de même pour CORTASSA, Francesco Filelfo, la Grecia e Bisanzio cit., p. 354 (« intorno al 1425 »), tandis que pour P. ELEUTERI, P. CANART, Scrittura greca nell’Umanesimo italiano, Milan, 1991, n° VII, p. 41, cette mort advint ca. 1426. Pour le Prosopographisches Lexikon der Palaiologenzeit, 12, éd. E. TRAPP, Vienne, 1994 (désormais cité PLP), entrée Χρυσολωρᾶς Ἰωἀννης, PLP 31160, sa mort est simplement à placer « vor 1427 », à la suite de CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 196, pour lequel « Giovanni morì dunque prima del 1427 ». 18. A. PONTANI, Primi appunti cit., p. 383, n. 109. 19. Publiée par A. TURYN, Dated Greek Manuscripts of the Thirteeth and Fourteenth Centuries in the Libraries of Italy, Urbana-Chicago-Londres, 1972, I, p. 36, et redonnée par PONTANI, Primi appunti cit., p. 383, n. 109, cette note de possession avait été déjà publiée par A. CALDERINI, Ricerche intorno alla biblioteca e alla cultura greca di Francesco Filelfo, dans Studi italiani di Filologia Classica, XX (1913), p. 204-424 (p. 347). 201 Soit : « [manuscrit] acheté à Constantinople à la femme de Iôannès Chrysolôras la veille des nones de janvier de l’an 1423 ». La philologue italienne a pointé quelques incongruités dans ces deux lignes, qui conduisent à placer la mort de Iôannès avant cette date du 4 janvier 1423 20 : 1) Il est assez improbable qu’un homme riche comme l’était Iôannès Chrysolôras se soit privé de son vivant d’une partie de sa bibliothèque. 2) Pourquoi Filelfo aurait-il dû acheter ce manuscrit à l’épouse de Iôannès Chrysolôras si ce dernier, son propriétaire, avait été alors encore en vie 21 ? A. Pontani en a conclu que « Iôannès pourrait donc être mort peu après l’arrivée de l’humaniste italien à Constantinople, un fait qui ne serait pas sans conséquence pour une éventuelle reconsidération de ces années de la biographie filelfienne » 22. C’est là en effet une juste analyse. Car on n’a jamais vu un lettré financièrement aisé se séparer de sa propre initiative de ses instruments de travail : encore moins charger sa femme de l’orchestration d’un tel “suicide”. Surtout, même s’il avait voulu céder un de ses manuscrits à son élève Filelfo, non seulement Chrysolôras aurait opéré lui-même cette transaction, mais ce manuscrit, il le lui aurait donné, il ne le lui aurait pas vendu. Seule conclusion possible : ce n’est que parce qu’elle était à cette date veuve et héritière de Iôannès Chrysolôras que son épouse Manfredina Doria pouvait disposer ainsi de ses livres 23. Reste que Filelfo aurait été beaucoup plus clair si, dans cette note, il avait eu le souci de préciser que Chrysolôras était défunt, en faisant par exemple précéder le viri clarissimi Iohannis Chrysolorae d’un quondam, ou s’il avait renseigné sur le statut de veuve de Manfredina, en préférant pour la désigner le mot χήρα à celui de γυνή ! Mais ce n’est pas, on le verra, le seul exemple des silences surprenants de Filelfo… A. Pontani a également vu confirmation d’une date antérieure à 1427 pour la mort de Iôannès dans le fait qu’on apprend par l’Epistolario 20. Précisons toutefois qu’elle n’exclut pas non plus la date du 4 janvier 1424. Cf. plus loin. 21. PONTANI, Primi appunti cit., p. 386, n. 150 : « È infatti abbastanza improbabile che un uomo ricco come Giovanni [Crisolora] si privasse in vita della sua biblioteca di famiglia ». Ibid., p. 383, n. 109 : « Perché Francesco Filelfo avrebbe dovuto comprare il codice laurenziano dalla moglie di Giovanni Crisolora, se questi, suo proprietario, fosse stato ancora in vita ? » 22. Ibid. : « Giovanni [Crisolora], dunque, potrebbe essere morto poco dopo l’arrivo dell’umanista italiano a Costantinopoli : fatto che, penso, non sarà privo di conseguenze in una eventuale riconsiderazione della biografia filelfiana di quegli anni ». 23. Les origines familiales de la génoise Manfredina Doria (entrée Χρυσολωρίνα Μανφρεδίνα, PLP 31170), l’épouse de Iôannès Chrysolôras, restent encore mystérieuses, d’autant que nous avons acquis la conviction qu’elle ne peut pas avoir été une fille d’Ilario Doria, le Génois engagé au service de son beau-frère Manuel II, et donc avoir des “origines impériales” byzantines, comme on l’a cru depuis K. Hopf. Cf. notre étude en préparation : Th. GANCHOU, Ilario Doria, gambros de Manuel II Palaiologos. Recherches sur la biographie d’un Génois au service de Byzance. 202 d’Ambrogio Traversari qu’au début de 1424 des livres de Manuel Chrysolôras se trouvaient en vente à Venise. De cette information, connue des chercheurs depuis longtemps 24, elle a déduit que cette vente n’avait pu intervenir qu’à la faveur de la mort de Iôannès : sous-entendu, puisque ce dernier avait été l’héritier de la bibliothèque de son oncle Manuel 25. Mais elle ne dit pas si elle pense pour autant que ces manuscrits venaient de débarquer à Venise depuis Constantinople, et son hypothèse n’est pas plus argumentée 26. Quoi qu’il en soit, la date de l’achat du manuscrit à la veuve de Iôannès Chrysolôras par Filelfo, à Constantinople, est celle du 4 janvier 1423. A. Pontani n’a cependant pas exclu celle du 4 janvier 1424, attendu que l’on ignore dans quel style Filelfo a exprimé cette date 27. Il est vrai qu’à l’époque Filelfo était chancelier du baile vénitien, une fonction qui lui imposait pour la rédaction de ses actes de chancellerie l’emploi, à l’exclusion des autres, du style vénitien, où l’année commençait le 1er mars. Mais on aura cependant 24. Puisque évoquée par G. MERCATI dans J. FISCHER, Claudii Ptolemaei Geographiae codex Urbinus graecus 82 phototypice depictus consilio et opera curatorum Bibliotecae Vaticanae, Cité du Vatican, 1932, p. 542-543 et CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 184, n. 4. 25. PONTANI, Primi appunti cit., p. 383, n. 109, et plus précisément p. 386, n. 150 : « L’acquisto dei codici dei Crisolora da parte di Palla [Strozzi], testimoniato dal Traversari nel 1424, avvenne verisimilmente a ridosso della morte di Giovanni Crisolora ». 26. Ni Mercati, ni Cammelli (cf. réf. supra, n. 24), ni plus récemment GENTILE, Emanuele Crisolora e la "Geografia" cit., p. 303, et N. ZORZI, I Crisolora : personaggi e libri, dans Manuele Crisolora e il ritorno del greco in Occidente cit. n. 13, Naples, 2002, p. 126-127, n’ont dit s’ils pensaient que ces manuscrits du défunt Manuel Chrysolôras provenaient de Constantinople. Le problème, c’est que Traversari dit qu’avec les livres de Manuel Chrysolôras (libros illos domini Manuelis) « arrivaient » [à Venise] ceux « de notre vieux Dèmètrios » (atque una Demetrii senis nostri), soit, et le fait est sûr, des livres de Dèmètrios Skaranos. Le Vénitien Leonardo Giustinian avait assuré Traversari qu’il allait les acheter tous pour le compte de Palla Strozzi, ce à quoi Traversari lui avait répondu « en le priant d’acheter en notre nom les livres de Dèmètrios, et aussi le Chrysostome sur Matthieu, ou plutôt de les racheter, puisqu’on ne peut les avoir autrement ». Cf. AMBROGIO TRAVERSARI, Ambrogii Traversari generalis Camaldulensium latinae Epistolae, éd. L. MEHUS, Florence, 1759 (désormais cité TRAVERSARI, Epistolae), livre IX, lettre n° 3, col. 356 : Rescripsi sibi orans, ut Demetrii ipsius libros, ac praeterea Chrysostomum super Matthaeum nostro nomine emeret, sive redimeret potius, quando aliter haberi non possunt. Or, non seulement Dèmètrios Skaranos était en vie à l’époque – il ne mourut qu’en 1427 – mais il vivait auprès de Traversari dans son couvent florentin de Santa Maria degli Angeli. On comprend à la rigueur qu’il ait pressé son protecteur de racheter (redimere) ses propres livres, mais comment expliquer que ceux-ci se soient retrouvés en vente à Venise avec ceux du défunt Chrysolôras ? Faut-il admettre que Skaranos les avait autrefois vendus à Manuel Chrysolôras, ce qui fait qu’ils se trouvaient aujourd’hui compris avec les siens dans cette vente ? 27. PONTANI, Primi appunti cit., p. 383, n. 9 : « non si sa se Filelfo espresse la data in uno stile particolare ». Voilà pourquoi elle a simplement conclu que la « morte di Giovanni nipote di Manuele » était à placer « ante 1423-24 » (ibid., p. 369), une idée exprimée la même année dans un autre article, à propos de la constitution de la bibliothèque de Palla Strozzi : « basti ricordare le acquisizioni dei libri dei Crisolora : nel 1415, dopo la morte di Manuele, di cui Palla fu erede, e nel 1424 a Venezia, probabilmente dopo la morte di Giovanni » (EAD., Da Bisanzio all’Italia : a proposito di un libro recente, Θησαυρίσματα, 25 (1995), p. 94. Plus difficile à comprendre est en revanche son affirmation ultérieure selon laquelle « [Giovanni Crisolora era] morto verisimilmente nel 1424 » : EAD., Manuele Crisolora : libri e scrittura (con un cenno su Giovanni Crisolora), Bollettino della Badia Greca di Grottaferrata, 53 (1999), p. 275. 203 quelque peine à le croire troublé par ses habitudes vénitiennes “professionnelles” : d’abord parce que la chancellerie vénitienne n’usait pas des calendes, nones ou ides propres au calendrier romain, mais des quantièmes 28 ; ensuite parce que Filelfo a utilisé toute sa vie, pour sa correspondance latine, le calendrier romain, couplé avec le style de la circoncision pour lequel l’année commence le 1er janvier. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil à son Epistolario, où les lettres se suivent dans l’ordre chronologique : le changement de millésime se fait toujours entre pridie kal. ianuarias (31 décembre) et kal. ianuarias (1er janvier) 29, et on n’a pas de raison de penser qu’il ait dérogé à cette règle pour la rédaction de cette note de possession. Mais il y a plus : pour pouvoir acheter un manuscrit à Constantinople un 4 janvier 1424, il fallait bien que Filelfo soit sur place ; or, ce jour-là, on le verra plus loin, il se trouvait à des milliers de kilomètres de la capitale byzantine. Il n’y a donc pas lieu de penser à une autre date que celle du 4 janvier 1423. Comme il faut croire que Manfredina Doria aura eu au moins la décence d’attendre que le corps de son défunt époux soit un peu refroidi avant de commencer à disperser sa bibliothèque, respectant pour ce faire un délai raisonnable, on doit privilégier l’année 1422 pour la mort de Iôannès Chrysolôras et éliminer résolument celle de 1423, puisque l’achat du Laur. XXXII 16 est intervenu dans les tous premiers jours de janvier 1423. Or, c’est bien cette date de 1422 que nous livre le document 2 de notre dossier. On y apprend en effet que Iôannès Chrysolôras testa in 1422, indictione quintadecima, die vigesimo tercio augusti, in Constantinopoli, soit à Constantinople le 23 août 1422, quinzième indiction, un testament dont on sait par Filelfo que Iôannès le fit rédiger alors qu’il se mourait (Socer enim meus Chrysoloras, cum e vivis excederet, testamento mandavit…) 30. Mais ce n’est pas la seule surprise offerte par ce document vénitien : on y apprend aussi, entre autres, que la main du notaire auquel Iôannès Chrysolôras confia le soin de mettre par écrit ses volontés dernières était celle de ser Francisci 28. En style de chancellerie vénitien, le 4 janvier 1424 aurait donné M°CCCC°XXIII°, indictione secunda, die quarto mensis ianuarii. 29. Deux exemples : la lettre à Tomaso di Sarzana, datée Ex Bononia pridie kal. ianuarias MCCCCXXVIII, est suivie de celle à Giovanni Aurispa, datée Ex Bononia kal. ianuarias MCCCCXXVIIII (FILELFO, Epistolae, lib. I, f. 8r) ; la lettre à Pietro Michiel, datée Ex Mediolano pridie kal. ianuarias MCCCCXXXIX, est suivie de celle à Catoni Sacco, datée Ex Mediolano kal. ianuarias MCCCCXXXX (ibid., lib. III, f. 20v-21r). 30. Voir la citation du passage infra, n. 31. Du reste Iôannès est déjà désigné à Venise comme quondam le 29 mai 1423, date de notre document, mais également le 28 avril précédent, date à laquelle son exécuteur testamentaire avait fait recommander son testament devant l’office des avocats de la Commune (doc. 2). On vient de voir aussi qu’il y avait toutes les raisons de penser qu’il était déjà mort le 4 janvier 1423. 204 Philelphi de Venetiis, publici imperiali auctoritate notarii et cancelarii Constantinopolis, soit Francesco Filelfo en personne ! Il s’agit d’une surprise, car Filelfo a vraiment laissé passer dans sa correspondance beaucoup d’occasions de mentionner son rôle crucial dans l’affaire. Ainsi est-ce avec un peu d’ébahissement qu’on relit désormais sa lettre du 12 février 1430 à Palla Strozzi, où il lui disait « qu’alors que mon beau-père [Iôannès] Chrysolôras se retirait [du monde] des vivants, il prescrivit par testament qu’il te soit remis [ce manuscrit des Vies de Plutarque], en souvenir de votre vieille familiarité et amitié du temps de Florence »31. Filelfo était en effet bien placé pour savoir ce qu’il en était exactement, puisque ces legs faits par Iôannès, c’est lui qui, à l’époque, avait été chargé de les coucher sur le parchemin en une belle liste ! Surprise donc ? Voire : Iôannès Chrysolôras avait besoin des services d’un notaire latin pour rédiger son testament, puisqu’une partie de ses biens – et notamment ceux, on le verra, qu’il avait hérités de son oncle et jamais récupérés – se trouvait en Italie. Or, un notaire latin, il en avait justement un sous la main : Filelfo, alors notaire de la chancellerie du baile vénitien de Constantinople, son élève, et qui plus est son gendre. Quoi de plus naturel en effet que de faire appel, pour tester, à un gendre qui par extraordinaire se trouvait avoir les qualités requises ? À ceci près toutefois que, ce 23 août 1422, Filelfo n’était pas encore le gendre de Iôannès ! Que Iôannès Chrysolôras ait lui-même marié sa fille Théodôra à son élève Filelfo, voilà qui n’a jamais été mis en doute. Il est vrai que Filelfo n’a pas laissé penser à autre chose, et ce n’est certes pas son insistance à parler toujours, dans sa correspondance, de Iôannès Chrysolôras comme de son beau-père (socer meus), qui aura été de nature à faire naître le doute dans l’esprit des chercheurs. Ceci dit, il n’y avait là aucune malhonnêteté de sa part : que le père de votre femme ait été vivant ou mort au moment où vous 31. D’après une lettre du Trivulzianus 873, f. 17v qui ne se trouve pas dans l’édition de Venise 1502, lettre datée pridie idus februarii MCCCCXXX [12 février 1430] : Socer enim meus Chrysoloras, cum e vivis excederet, testamento mandavit, ut ea omnino pro vetere tua secum familiaritate atque amicicia quo tempore Florentiae fuerat, ad te mitterentur. Publiée dans CALDERINI, Ricerche intorno alla biblioteca cit., p. 364, n. 5, et CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 197, n. 1. Ce manuscrit des Vies parallèles de Plutarque légué par Iôannès Chrysolôras à Palla Strozzi et remis à ce dernier par Filelfo, est le Vat. Urb. gr. 96, fini de copier à Constantinople le 3 janvier 1416 par le moine et skeuophylax Stéphanos, futur métropolite de Médéia, et un autre scribe anonyme : cf. CALDERINI, Ricerche intorno alla biblioteca cit., p. 364-365 ; ZORZI, I Crisolora : personaggi e libri cit., p. 128 ; D. BIANCONI, « Haec tracta sunt ex Dionysio Alicarnasseo ». Francesco Filelfo e il Vaticano Urb. gr. 105, dans Medioevo Greco, 4 (2004), p. 31-63 : p. 52, et maintenant A. CATALDI PALAU, I colleghi di Giorgio Baiophoros. Stefano di Medea, Giorgio Crisococca, Leon Atrapes, dans Proceedings of the 6th International Symposium on Greek Paleography, Drama sept. 2003, à paraître. 205 avez convolé avec elle, même si vous ne l’avez jamais connu, il est et restera toujours votre beau-père ; et cela partout et à toutes les époques. Filelfo était donc parfaitement dans son droit lorsque, bien des années plus tard, il évoquait Iôannès comme son socer, même si ce dernier, mort lorsqu’il en épousa la fille, ne fut pour rien dans son mariage. Nous en voulons d’abord pour preuve, encore une fois, la note de possession évoquée plus haut, car il y a manifestement plus à en tirer que l’information de la mort de Iôannès Chrysolôras ante 4 janvier 1423. Rappelons-en la teneur : « [Manuscrit] acheté à Constantinople à la femme de Iôannès Chrysolôras la veille des nones de janvier de l’an 1423 ». Déjà, une belle-mère donne un manuscrit à son gendre, elle ne le lui vend pas. En outre, Filelfo parle d’elle simplement comme de ἡ γυνή viri clarissimi Iohannis Chrysolorae, une formulation, convenons-en, vraiment trop neutre et impersonnelle lorsqu’on parle de la mère de sa femme. En réalité, si Manfredina Doria avait été bellemère de Filelfo en ce 4 janvier 1423, ce dernier l’aurait immanquablement mentionné dans cette note, qu’il aurait plutôt rédigée ainsi : Emptus Constantinopoli ἀπὸ τῆς πενθερᾶς μου καὶ γυναικὸς viri clarissimi Iohannis Chrysolorae sub anno M°CCCC°XXIII° pridie nonas ianuarii. Qu’il ne l’ait pas fait invite à penser que, plus de quatre mois après la mort de Iôannès Chrysolôras, Filelfo n’en avait toujours pas épousé la fille. La vulgate filelfienne assure que la jeune Théodôra avait quatorze ans au moment de son mariage avec l’humaniste 32. Cependant, on chercherait en vain dans l’Epistolario de Filelfo de quoi fonder un tel renseignement. L’information, répétée par la suite sans contrôle, provient du premier biographe de l’humaniste, C. Rosmini, et il vaut la peine de citer entièrement ses paroles ici, tant y font curieusement bon ménage imagination de romancier, sentiments à l’eau de rose et franche paillardise : « L’amour fatal, survenant en un temps et de douceur et d’infortune, trouva moyen de pénétrer en son sein, et cela dans la demeure même de son illustre précepteur. Car Iôannès Chrysolôras avait une fille dotée d’une beauté singulière, nommée Théodôra, et dont il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elle ait plu à Filelfo, jeune homme traversé de désirs ardents et doté, pour les joutes conjugales, d’armes meilleures que le commun des hommes, puisqu’il était τριόρχις [doté de trois testicules]. Filelfo rechercha donc comme épouse cette belle et toute jeune fille qui venait à peine d’accomplir ses 14 ans, et elle ne se montra pas 32. On le lit encore dans la “voce” du DBI consacrée à l’humaniste par P. VITI, Filelfo, Francesco cit., p. 613626 : « sposò, quindi, la figlia del Crisolora, Teodora, appena quattordicenne ». 206 cruelle à ses soupirs. Tandis que de son côté son père, qui aimait son disciple, consentit à leurs vœux à tous deux » 33. Maintenant que l’on suppute que Chrysolôras était mort à l’époque, cette dernière phrase à propos de l’empressement heureux avec lequel il aurait consenti à cette union prête à sourire. Quant à ses dires concernant l’âge de la jeune épousée, Rosmini se justifiait en note en convoquant le propre témoignage de Filelfo, dans une lettre adressée de Venise, le 11 octobre 1427, à son “protecteur” et ami Leonardo Giustinian 34. Mais il ne faisait qu’en donner les références sans en citer le texte, et force est de reconnaître qu’on n’y lit rien de tel. Parlant de sa famille, Filelfo y révèle simplement à son correspondant qu’en ce 11 octobre 1427, « ma femme est âgée de seize ans, et d’elle j’ai eu un enfant, qui est âgé d’un an, deux mois et dix-sept jours, et a nom Gian Mario Giacomo »35. Ce que l’on peut simplement en tirer en fait d’informations, c’est que Théodôra était née en 1411 et avait eu son premier enfant, Gian Mario, le 21 juillet 1426, à l’âge d’à peine quinze ans, la conception de ce fils se plaçant donc vers novembre 1425 : rien qui permettrait d’affirmer que Théodôra avait quatorze ans lors de ses noces comme le prétend Rosmini ; à moins de postuler, bien entendu, que le mariage ait eu lieu en 1425… Il faut reconnaître d’ailleurs que ce choix implicite de Rosmini n’était pas sans logique : puisque le petit Gian Mario avait été conçu autour de novembre 1425 alors que sa mère n’avait que quatorze ans, il était loisible en effet de penser que les noces n’avaient pu avoir lieu que la même année, peu de temps auparavant. C’est aussi, à l’évidence, cette idée qui a conduit Rosmini à placer ce mariage après la grande ambassade de Filelfo auprès de Sigismond de Hongrie, sachant par 33. ROSMINI, I, p. 15 : « Amore fatal sorgente ad un tempo e di dolcezze e d’infortunj trovò la via di penetrar nel suo seno, e ciò nella casa medesima dell’illustre suo Precettore. Avea Giovanni Grisolora una figliuola di singolar bellezza dotata per nome Teodora, la qual non è meraviglia che piacesse al Filelfo giovine pieno di spiriti ardenti, e nella conjugale palestra d’armi meglio fornito che non è dell’universale degli uomini, perciocchè egli era Τριόρχης. Cercò il Filelfo questa bella giovinetta che appena compiuti avea i 14 anni in consorte, ed essa non fu crudele ai sospiri di lui, e il Padre di lei che amava il discepolo suo ai voti acconsentì d’amendue ». Au τριόρχης grec, qui outre son sens littéral, suggérait chez les Anciens une puissance sexuelle exceptionnelle, Filelfo a donné dans quelques épigrammes de ses De iocis et seriis divers équivalents latins du mot plus ou moins délicats, tels vates testibus ecce tribus…, relevés par ROSMINI, I, doc. II, p. 113, qui assure n’avoir publié là « soli versi che possono esser letti senza arrossire » et signale que cette malformation physique était somme toute un « fenomeno che non manca però d’altri esempli » (ibid., I, p. 15, n. 2). ROBIN, Filelfo in Milan cit., p. 3, n. 2 ; p. 35, n. 81, a été si ravie par ce triorchès qu’elle en a donné deux fois la définition dans son ouvrage. 34. En note, Rosmini cite en effet : « Philelph. Epist. Lib. I pag. I Leonardo Iustiniano. » : ROSMINI, I, p. 15, n. 3. Sur Leonardo Giustinian, dont il sera plusieurs fois question au cours de cette étude, voir désormais F. PIGNATTI, Giustinian, Leonardo, dans DBI 57, Rome, 2001, p. 249-255. 35. FILELFO, Epistolae, lib. I, f. 1r (lettre à Leonardo Giustinian du 11 octobre 1427) : De familia mea quod scire cupis, mihi est uxor annos nata sedecim, et ex ea puer annum natus unum, menses duos, dies septem ac decem, nomine Ioannes Marius Iacobus. (Extrait republié dans FILELFO, Cent-dix lettres grecques cit., p. 11, n. 1). 207 l’Epistolario, comme on verra, qu’elle avait occupé le jeune humaniste hors de Constantinople de la fin 1423 à la fin 1424 36. Une fois parvenu à poser ces repères temporels, certain, en outre, que le mariage avait été conclu sous l’égide de Iôannès Chrysolôras, Rosmini se crut autorisé à aller encore plus loin dans l’expression de ses “intuitions” : « Tandis que Filelfo divisait désormais son temps entre la douceur du mariage, le service de son souverain et les études, la mort lui ravit son cher protecteur et beau-père, et un coup aussi funeste dut en grande partie altérer la félicité dont il jouissait présentement […] Sans doute aura cependant beaucoup contribué à le consoler de la perte de son beau-père le fils premier-né qui lui naquit de son épouse en juillet 1426, auquel il donna les prénoms de Gian-Mario Giacomo » 37. On le voit, Rosmini s’est prudemment gardé de proposer des dates précises tant pour la mort de Iôannès Chrysolôras que pour celle du mariage de Filelfo. Mais en mettant l’accent sur la naissance du petit Gian Mario en juillet 1426 après la mort de Iôannès, tout en faisant de ce dernier l’auteur d’un mariage célébré après fin 1424 (fin de l’ambassade de Filelfo en “Pannonie”) et avant novembre 1425 (date de la conception de l’enfant) – sans parler de son affirmation selon laquelle Théodôra, née en 1411, avait quatorze ans lors de ses noces –, il conduisait tout naturellement son lecteur à postuler effectivement l’année 1425 pour l’union 38, et la fourchette 1425/1426 pour la mort de Iôannès : voilà pourquoi, par la suite, la plupart des historiens ont été conduits à adopter pour le trépas de Iôannès une datation circa 1426. Cependant, d’autres, tels R.-J. Loenertz et K. M. Setton, ont postulé une autre année pour le mariage : 1424, et même « début 1424 » 39. Ce faisant, eux aussi se sont fourvoyés, cette fois parce que, 36. ROSMINI, I, p. 12-15. Un découpage chronologique adopté également par VITI, Filelfo, Francisco, p. 614. 37. ROSMINI, I, p. 17-18 : « Mentre il Filelfo dividea il suo tempo fra le dolcezze del matrimonio, il servigio del suo Sovrano, e gli utili studj la morte gli tolse il caro suo Precettore e suocero, e tal luttuoso accidente dovette in gran parte contaminare l’attual felicità di che godea. […]. A consolarlo però della perdita del suocero molto avrà contribuito il figliuol primogenito ch’egli ebbe dalla sua sposa natogli il Luglio dell’anno 1426, cui pose egli i nomi di Gian-Mario Giacomo ». 38. Il est ainsi étonnant de trouver, dans la chronologie de la carrière de Filelfo proposée dans ROBIN, Filelfo in Milan cit., p. 247, l’affirmation suivante : « 1425 Marriage to Teodora Chrysoloras, daughter of teacher John Chrysoloras and kinswoman of Emperor », puisque l’auteur commente par ailleurs la lettre de Traversari de « early 1424 » qui présente le mariage comme déjà célébré à cette date (cf. réf. à cette lettre infra, n. 58). C’est la seule occurrence dans cette biographie de Iôannès Chrysolôras, que l’auteur prend pour un frère de Manuel Chrysolôras (cf. réf. infra, n. 58), comme du reste VITI, Filelfo, Francesco cit., p. 613 : « studiò la lingua e la letteratura greche sotto la guida di Giovanni Crisolora fratello di Emanuele ». 39. R.-J. LOENERTZ, Pour la biographie du cardinal Bessarion, Orientalia Christiana Periodica, X (1944), p. 116-149, p. 128 : « L’humaniste vint à Byzance en 1420. Admis à loger dans la maison de son professeur Jean Chrysoloras, il épousa, vers le début de l’année 1424, la fille de celui-ci, Théodora… ». K. M. SETTON, The Byzan- 208 contrairement à Rosmini qu’ils n’avaient pas lu, ils n’ont pas été attentifs à l’itinéraire de Filelfo fin 1423-fin 1424, qui fut alors très loin de Constantinople. Cette date de début 1424 leur a été dictée par la teneur d’une lettre d’Ambrosio Traversari à Niccolò Niccoli, datée de Florence du 21 juin d’une année inconnue, mais que le contexte permet de restituer avec certitude comme 1424 40. Rosmini avait connu cette lettre, mais n’avait pu en déduire l’année. En voici l’extrait incriminé : « Récemment j’ai reçu une lettre de Guarino dans laquelle il s’élevait avec véhémence contre la fortune parce que ce parvenu a obtenu la fille du très célèbre Iôannès Chrysolôras, car quoiqu’homme de talent, il n’en était pas moins tout à fait indigne d’un tel mariage. Il se demande d’ailleurs avec mauvaise humeur si la femme de Chrysolôras n’a pas eu à cette occasion une pudeur vénale, l’ayant eu comme amant avant que de devenir sa belle-mère ». Et plus bas : « Quant à notre Aurispa, comme je me le suis laissé dire par certains correspondants, il aurait quitté le jeune empereur grec pour se transporter à Bologne » 41. La lettre où Guarino Veronese faisait part à Traversari de son violent dépit à propos de ce mariage ne nous a pas été conservée. Mais on sait par qui Guarino avait appris la nouvelle du mariage de Filelfo : par Giovanni Aurispa qui avait débarqué avec Jean VIII à Venise le 15 décembre 1423 depuis Constantinople 42 – où il séjournait depuis 1421 –, faisant partie de sa tine Background to the Italian Renaissance, dans The Proceedings of the American Philosophical Society, Philadelphie, 1956 (= ID., Europe and the Levant in the Middle Ages and the Renaissance, Variorum Reprint CS 29, Variorum Reprints, Londres, 1972, I), p. 72 : « Early in 1424 Filelfo married John’s daughter, Theodora » (d’après l’article de Loenertz et la même source). 40. La date de 1424 est assurée par l’allusion qu’y fait Traversari à l’itinéraire suivi par Jean VIII et Aurispa en Italie. Tout en invitant son lecteur à consulter cette lettre (p. 17 ; cf. infra, n. 59), Rosmini n’a pu s’en servir parce qu’il n’en pouvait établir la date, l’état de la bibliographie et de la recherche en byzantinologie en 1808 ne lui permettant pas d’être au fait du séjour italien du jeune basileus fin 1423 / première moitié 1424 – de toute façon moins célèbre que celui qu’il y fit entre 1437 et 1439 pour le concile de Ferrare-Florence —, qui n’a pu être connu et voir sa chronologie fixée qu’après la publication de sources d’archives italiennes, notamment par Sp. LAMPROS, Παλαιολόγεια καὶ Πελοποννησιακὰ, III, Athènes, 1926, p. 353-354 et surtout N. IORGA, Notes et extraits pour servir à l’histoire des croisades au XVe siècle, I, Paris 1915, p. 349-351, 352, 354, 355-56, 377, n. 1 (cette dernière publication parue d’abord entre 1899 et 1903 dans la Revue de l’Orient latin). 41. TRAVERSARI, Epistolae, livre IX, lettre n° 9, col. 372 : Nuper a Guarino accepi litteras, quibus vehementer in fortunam invehitur, quod filiam clarissimi viri Ioannis Chrysolorae is acceperit exterus, qui quantumlibet bono ingenio, longe tamen illis nuptiis impar esset, quaeriturque substomachans uxorem Chrysolorae venalem habuisse pudicitiam, moechumque antea habuisse quam soceram. […] Aurispa noster, ut a certis auctoribus didici, dimisso Imperatore Graeculo, sese Bononiam contulit. La lettre est datée Florentiae ex nostro monasterio XXI. Iunii. 42. Pour la date du débarquement de Jean VIII à Venise, donnée par plusieurs chroniques vénitiennes : J. W. BARKER, Manuel II Palaeologus (1391-1425). A Study in Late Byzantine Statesmanship, New Brunswick, New Jersey 1969, p. 375, n. 137 ; I. DJURIĆ, Le crépuscule de Byzance, Paris, 1996, p. 230, n. 5. Sur le séjour de Giovanni Aurispa à Constantinople (1421-1423), où il se rendit à l’occasion d’une mission diplomatique pour 209 suite en Italie, Aurispa dont Traversari avait entendu dire qu’en ce 21 juin 1424, il s’était dissocié du jeune basileus pour se rendre seul à Bologne. Or, dans une lettre précédente, Traversari nous informe que toutes les missives qu’Aurispa avait écrites à ses amis depuis son arrivée à Venise s’étaient perdues, ce qui explique le retard avec lequel Guarino apprit le mariage de la fille de Chrysolôras, et cette date très tardive du 21 juin 1424 à laquelle Traversari put, à son tour, en communiquer la nouvelle à Niccoli. En fait, ces lettres perdues d’Aurispa adressées à ses amis humanistes où il leur faisait part de cette union devaient remonter à la seconde moitié de décembre 1423 ou au début de janvier 1424. Ce qui signifierait que le mariage de Filelfo fut célébré à Constantinople avant le 15 novembre 1423, date à laquelle Aurispa et Jean VIII s’embarquèrent pour Venise 43. Mais on peut être plus précis encore sur ce terminus ante quem, grâce à une lettre très circonstanciée et proprement stupéfiante que Filelfo, vieux désormais, écrivit le 23 janvier 1464 au cardinal de Pavie Jacopo Ammanati Piccolomini, lettre que Rosmini a largement mise à contribution dans sa biographie de l’humaniste, mais qui a échappé à l’attention des byzantinistes, alors qu’elle foisonne d’informations inédites de premier ordre 44. Filelfo y racontait par le menu, quarante ans après, les péripéties de son ambassade auprès de Sigismond de Hongrie pour le compte de Jean VIII 45. Extrêmement longue et fertile en rebondissements, elle le retint hors de Constantinople, nous dit-il, seize mois en tout, et il révèle qu’il ne put paradoxalement regagner la capitale byzantine qu’avec Jean VIII, qui, entre-temps parti d’Italie – circa fin mai 1424 – s’était rendu lui aussi directement auprès de Sigismond 46. Comme on sait que le jeune basileus, qui arriva devant Buda le 22 juin, fut de retour à Constantinople le 1er novembre 1424 47, une le duc de Mantoue Gian Francesco Gonzaga, voir P. SCHREINER, Giovanni Aurispa in Konstantinopel. Schicksale griechischer Handschriften im 15. Jahrhundert, Studien zum 15. Jahrhundert. Festschrift für Erich Meuthen, Munich, 1994, II, p. 623-631. 43. La date de l’embarquement de Jean VIII, le 14 ou le 15 novembre 1423, est donnée par Sphrantzès et une série de chroniques brèves. Cf. sur cette question la mise au point de DJURIĆ, Le crépuscule cit., p. 230, n. 4. 44. FILELFO, Epistolae, lib. XX, f. 141v-142r (lettre du 23 janvier 1464 au cardinal Jacopo Ammanati Piccolomini de Pavie). ROSMINI, I, p. 12-15, en a donné quasiment une paraphrase. 45. Dans une autre lettre, adressée au secrétaire du duc de Milan Cicco Simonete le 17 février 1476 (ROSMINI, I, p. 111-112), Filelfo précise qu’il avait alors vingt-cinq ans : Eas ego regiones omnes, qua tempestate admodum iuvenis, vel potuis adolescens, quippe qui agerem quintum ac vigesimum aetatis annum, a Iohanne Palaeologo Manuelis filio, qui Constantinopolim tenebat imperio, sum orator missus ad Sigismundum Regem, et vidi et peragravi… Ce qui, attendu qu’il naquit en 1398, confirme bien 1423 comme date du départ de son ambassade. 46. « Encore à Pavie le 2 mai 1424, Jean VIII arriva en Hongrie dès le mois de juin. Il rencontra Sigismond le 22 juin 1424 devant Buda, à un demi-mille de la ville » : DJURIĆ, Le crépuscule cit., p. 233, avec références. 47. La date du 1er novembre 1424 pour le retour de Jean VIII à Constantinople depuis Moncastro – sur deux 210 soustraction de seize mois à compter de cette date donne un départ de Filelfo de la capitale byzantine autour de juillet-août 1423, une date qui offre par ailleurs toutes les garanties de vraisemblance puisque ce que Filelfo raconte, dans cette même lettre, des motifs qui avaient poussé Jean VIII à lui confier cette mission diplomatique, fait allusion à un événement situé justement par les sources byzantines à ce moment-là 48. Cette ambassade “pannonienne” de Filelfo lui procura plus que son comptant de tribulations et de dangers, surtout lors du voyage de retour, mais aussi quelques belles satisfactions. Outre la fierté d’être accueilli à la cour de Sigismond à Buda en envoyé du basileus de Constantinople, Filelfo eut l’insigne honneur d’être invité à Cracovie par le roi de Pologne Ladislas II, toujours en sa qualité de représentant de Byzance, pour assister aux noces de ce monarque, qui réunirent durant quelques jours tout le “Gotha” balkanique. C’est ainsi que, devant un véritable parterre de rois – Sigismond était également présent –, de princes, d’électeurs de l’Empire, de ducs et d’une multitude de seigneurs, Filelfo eut l’occasion unique de déployer l’étendue de ses talents oratoires en débitant un long discours nuptial, le 12 février 1424. Ce fut sans conteste le grand événement public de sa vie d’humaniste. Quoi qu’il en soit, parce qu’absent de Constantinople de juillet/août 1423 à fin octobre 1424, Filelfo ne put donc se marier qu’entre janvier 1423 – date à laquelle Manfredina Doria n’était pas encore sa belle-mère, comme l’a montré l’analyse de la note de possession portée par Filelfo sur le Laur. XXXII 16 – et juillet 1423, date de son départ pour son grand voyage en “Pannonie” : en effet, même si Traversari ne s’en fait pour la première fois l’écho dans sa correspondance qu’en juin 1424, à cause de retards de courrier, la nouvelle de son mariage se propageait en Italie dès décembre 1423, grâce à Aurispa qui y débarqua de Constantinople à cette date. Mais ne soyons pas trop catégorique : il se peut que l’événement constantinopolitain du printemps 1423 dont Guarino et Traversari se faisaient l’écho en Italie ait concerné non le mariage lui-même, mais simplement l’échange des serments galères qu’il avait fait mander par courrier de la capitale – et après une halte à Mésembria le 20 octobre, est donnée par une chronique brève : P. SCHREINER, Die byzantinischen Kleinchroniken (Chronica byzantina breviora), I, Vienne, 1975, Chron. 13, § 13, p. 118. Cf. BARKER, Manuel II cit., p. 379, n. 150 ; DJURIĆ, Le crépuscule cit., p. 234, n. 2 et 3. 48. Il s’agit de la « fuite » hors de Constantinople de l’authentopoulos Dèmètrios Palaiologos en juillet 1423 et de son séjour en Hongrie : Filelfo révèle qu’il était chargé de prévenir secrètement Sigismond de la part de Jean VIII que son jeune frère, qui se rendait à sa cour de Buda, avait en réalité l’intention de passer aux Turcs, ce que Sigismond était invité à empêcher absolument. Nous nous proposons de reprendre prochainement, avec Sebastian Kolditz, ce dossier des voyages croisés de Jean VIII, Dèmètrios Palaiologos et Filelfo en 1423/24, avec publication de documents, dont une nouvelle édition de cette lettre de 1464 de Filelfo, si importante. 211 des futurs époux et l’élaboration du contrat matrimonial – ce qui revenait au même sur le fond –, l’union elle-même devant intervenir après le retour du futur de “Pannonie”. Auquel cas, elle aura pu effectivement être célébrée en 1425 alors que l’uxor per verba Théodôra, devenue nubile, avait atteint l’âge de 14 ans. L’hypothèse implicite de Rosmini s’en trouverait, en définitive, confirmée. Mais cela ne modifie rien sur le fond : contrairement à ce que l’on pensait jusqu’à présent en raison du scénario élaboré par Rosmini il y a près de deux cent ans, Iôannès Chrysolôras ne fut pour rien dans le mariage de sa fille Théodôra avec son élève Filelfo, tout simplement parce qu’il est désormais établi que Iôannès mourut en août 1422 alors que le mariage de sa fille se décida l’année suivante, entre janvier et août 1423. Quant à imaginer Iôannès, sur son lit de mort, décider de l’union de sa fillette de onze ans et de son disciple en bénissant le futur couple, cela constituerait une trop belle scène pour que Filelfo se soit dispensé de l’évoquer dans ses Satyrae où il évoque son mariage. Compte tenu de l’âge de la future alors, cela semble de toute façon invraisemblable. Comme l’avait suggéré A. Pontani, les conséquences de ces correctifs chronologiques sont d’importance 49. D’abord à propos de ce que l’on croyait savoir de la formation intellectuelle du jeune Italien à Byzance. Parce qu’arrivé à Constantinople en 1420, on créditait Filelfo d’au moins cinq à six années d’enseignement passées auprès de Iôannès Chrysolôras – puisqu’on tenait ce dernier pour décédé circa 1426 –, avant de recourir ensuite aux services de Chrysokokkès. Iôannès étant mort, en réalité, en août 1422, force est d’admettre que Filelfo n’eut guère le temps de tirer vraiment profit des leçons de son “beau-père” : au maximum deux ans à peine, et moins encore, comme on verra. L’autre conséquence d’importance porte sur les circonstances mêmes du mariage de Filelfo avec Théodôra Chrysolôrina, qui apparaissent maintenant assez troublantes. D’ordinaire, un élève n’a aucune raison de continuer à fréquenter la maison de son professeur après la mort de ce dernier ; or, non seulement Filelfo continua de le faire, comme le montre l’achat qu’il fit d’un manuscrit à la veuve de Chrysolôras en janvier 1423, mais cette demeure Chrysolôras, il la fréquenta même si bien qu’il ne tarda pas à épouser une fille de la maison quelques mois plus tard ! Cependant, comment admettre qu’un jeune homme “ardent” de vingt-quatre ans aurait continué à rôder ainsi autour de la maison de son défunt maître uniquement parce que, entre-temps, il serait tombé sous les 49. Cf. supra, n. 22. 212 charmes de Théodôra et qu’il désirait l’épouser, compte tenu du fait que cette dernière n’était qu’une enfant pas même nubile à l’époque 50 ? Il faut manifestement trouver une autre raison pour expliquer l’assiduité de Filelfo… MANFREDINA CHRYSOLÔRINA ET FILELFO : VICTIMES DES « CANCANS DE BYZANCE » ? On a dit qu’un élève continue rarement de fréquenter la maison de son professeur après le trépas de ce dernier. Si Filelfo a pu le faire, c’est forcément parce que ses visites étaient tolérées, voire encouragées, par la veuve du maître défunt. C’est du reste l’évidence : si son mariage avec la jeune Théodôra ne dut rien à feu Iôannès Chrysolôras, il dut tout, en revanche, à la veuve de ce dernier, Manfredina Doria. Voilà pourquoi Guarino pensait tout spécialement à sa responsabilité à elle à propos de ce mariage, quand on se serait attendu à ce que ce soit plutôt Chrysolôras, le père de la mariée, qu’il blâmât pour avoir consenti à cette union “scandaleuse” 51. Au vu de l’âge tendre de Théodôra en 1423, douze ans à peine, soit tout juste l’âge légal 52, il y a bien en effet à s’interroger sur les motivations qui poussèrent Manfredina à consentir à une union aussi précoce. Qu’y avait-il donc de si pressé pour qu’elle donnât à Filelfo une de ses filles en mariage dès que cela devint possible, c’est-à-dire dès que l’aînée – ce que Théodôra fut de toute évidence – eût atteint les douze années requises par la loi 53 ? 50. D’autant que ce que raconte par ailleurs Filelfo de l’éducation reçue par Théodôra, qui aurait été celle des filles de l’aristocratie constantinopolitaine de son temps, cloîtrées dans la demeure familiale sans qu’il ne leur soit jamais permis de parler à des étrangers (cf. infra, n. 208), laisse peu à penser qu’on aurait laissé Filelfo s’approcher de sa future épouse. 51. Du reste, si depuis 1759 on s’était posé la question de savoir pourquoi Traversari, rapportant le dépit de Guarino dans cette lettre, évoquait seulement, contre toute attente, le rôle de « la femme de Iôannès Chrysolôras » dans ce mariage au lieu de celui joué par Chrysolôras lui-même, on aurait pu en déduire depuis longtemps le trépas de ce dernier. Il est vrai que Traversari aurait été plus clair si – tout comme Filelfo dans la note de possession du Laur. XXXII 16 –, il avait fait précéder la mention du clarissimi viri Ioannis Chrysolorae d’un quondam, ou qualifié Manfredina de relicta Chrysolorae plutôt que de simple uxor. Mais ces imprécisions s’expliquent par la nature même de cette documentation : à usage exclusivement privé, elle n’avait pas à adopter la rigueur toute juridique des documents notariés ou produits par l’administration du temps. Parlant de la fille de Iôannès Chrysolôras à son ami Niccolò Niccoli, Traversari n’éprouvait pas le besoin de lui préciser que Iôannès était décédé : simplement parce que son correspondant le savait tout autant que lui. 52. A. E. LAIOU, Mariage, amour et parenté à Byzance aux XIe-XIIIe siècles, Paris, 1992 (Travaux et mémoires, Monographies 7), p. 16. 53. En 1413, Manuel Chrysolôras donnait des nouvelles de son neveu Iôannès à Uberto Decembrio et le disait gratia Dei bene se habet, iam quattuor liberorum pater : R. SABBADINI, L’ultimo Ventennio della vita di Manuele Crisolora (1396-1415), dans Giornale Storico della Letteratura Italiana V (1885), p. 321-336 : p. 331 ; CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 195. L’affirmation des rédacteurs du PLP, qui signalent aux entrées Χρυσολωρίνα Μανφρεδίνα, PLP 31170 et Χρυσολωρᾶς Ἰωάννης, PLP 31160, l’existence de « vier Söhne » est erronée : quattuor liberi signifie « quatre enfants » et non « quatre fils ». Sur ces quatre enfants, il est possible 213 Deux humanistes ont répondu à cette question. Guarino, comme nous le rapporte Traversari, soupçonnait que Manfredina avait été la maîtresse de Filelfo avant d’en devenir la belle-mère. Pour le Poggio, Filelfo aurait été à Constantinople le pire traître de son hôte Iôannès Chrysolôras parce que, non content d’avoir attenté à la vertu de sa fille vierge avant de finir par l’épouser, il aurait aussi forcé à l’adultère sa femme 54. Ce qualificatif d’adultère ne signifie pas, comme on pourrait croire, que le Poggio accuse Filelfo et Manfredina d’avoir eu déjà une liaison du vivant de Iôannès : il faut se rappeler en effet que, d’un point de vue religieux, une veuve qui prenait un amant était alors tout autant considérée adultère qu’une femme pourvue d’un mari 55. C’est en tout cas sur la base de ce témoignage du Poggio que G. Cammelli a accrédité l’idée que le mariage de Filelfo aurait été précipité parce qu’il n’aurait été « que le remède auquel il eut recours, ou auquel il fut contraint de recourir, pour avoir abusé de manière indigne de l’hospitalité » 56. Soit, plus explicitement, parce qu’il aurait déshonoré la jeune Théodôra dans la demeure paternelle. Compte tenu de ce que l’on sait maintenant de l’âge de la future épouse alors, ce n’est guère recevable 57. De toute façon, on ne saurait faire fond des qu’il y ait eu à l’époque au moins un fils, mais il ne vécut pas car si Iôannès avait laissé un héritier mâle, outre qu’on en aurait entendu parler après 1422, sa bibliothèque aurait eu un autre destin ! Les trois autres enfants étaient des filles. On connaît déjà Théodôra, qui mourut à Milan en 1441, et on sait, grâce à la correspondance de Filelfo, qu’en 1453 Manfredina fut faite prisonnière à Constantinople avec deux filles, avec lesquelles elle se retira en Crète, une fois libérées. L’une s’appelait Zambia : une fois Manfredina morte sur place en 1464, Filelfo la confiait à la sollicitude de son propre fils Senophonte et à celle de Lauro Querini. Nous renvoyons le lecteur pour les références à CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 195-197. Il semble clair qu’aucune des deux sœurs de Théodôra ne se maria jamais – sans quoi Filelfo aurait parlé aussi de leurs enfants prisonniers en 1453, ses “neveux”, et non pas d’elles seules –, et on ne mariait pas à cette époque la cadette avant l’aînée. Évidemment, que Théodôra, née en 1411, ait pu être l’aînée des trois filles de Iôannès en 1422/23 alors que ce dernier avait quatre enfants en 1413, peut sembler difficile à admettre ; mais entre 1413 et 1422, la composition de la progéniture Chrysolôras a pu varier, au gré du décès de quelques-uns de ces enfants en bas âge et, à l’inverse, de nouvelles naissances. 54. E. WALSER, Poggius Florentinus, Leben und Werke, dans Beiträge zur Kulturgeschichte des Mittelalters und der Renaissance, XIV (1914), p. 467 (4ème invective contre Filelfo, du 19 août 1446) : illene adolescentum corruptor, mulierum stuprator, furunculus impudens, voluptatem nominat cum sciat se pessimum proditorem Iohannis Chrysolorae hospitis sui primum uxorem adulterio violasse, deinde virginem filiam, quam postea uxorem duxit, per summum dedecus corrupisse. Passage repris par CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 23, n. 1. 55. Parce qu’écrivant en 1446, soit très longtemps après les événements, il est également possible que le Poggio n’ait pas su que Chrysolôras était mort lorsque son ennemi aurait eu avec sa veuve l’intimité qu’il lui prête et lorsqu’il en épousa la fille ; à moins, bien sûr, que tout en le sachant, il ait délibérément préféré une version des faits certes inexacte, mais tellement plus outrageante pour la réputation de Filelfo. 56. CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 23, n. 1 : « In realtà le cose non andarono così lisce, e il Filelfo non si comportò onestamente : il matrimonio non fu che un rimedio a cui ricorse, o vi fu costretto, dopo avere abusato indegnamente dell’ospitalità ». 57. De son côté, ROSMINI, I, p. 17, n. 1, n’y croyait pas parce que, selon lui, Jean VIII n’aurait pas invité Filelfo à sa cour si ce dernier avait vraiment été « un violatore dell’ospitalità e dell’innocenza » ! 214 allégations du Poggio, qui fait flèche de tout bois pour déverser sur sa victime une avalanche d’accusations proprement extravagantes. Le catalogue de crimes et surtout de “perversions” sexuelles qu’il lui prête – de la pédérastie la plus débridée à un goût immodéré pour toutes les femmes : ne manque guère que la bestialité pour être complet – était manifestement trop lourd à porter pour un seul homme, fût-il aussi “ardent” que Filelfo se vantait de l’être. Il n’en reste pas moins qu’à propos de Manfredina Doria, le Poggio n’est pas parti de rien : il n’aura jamais fait là que recueillir et rafraîchir les bruits qui avaient circulé sur elle et son futur gendre à l’époque, en les corsant un peu au passage. Tant qu’à admettre, comme le fait Cammelli, que ce mariage n’aurait été qu’un “remède”, doit-on soupçonner que ce fut surtout celui trouvé par la veuve de Chrysolôras pour donner à un jeune amant un motif légitime d’être reçu chez elle aussi souvent que désiré, et sans que personne, désormais, ne pût y trouver à redire, voire afin d’étouffer un début de scandale public ? Ou simplement pour racheter son inconduite passée ? C’est à l’évidence ce que Guarino supputait : « il se demande avec mauvaise humeur », nous dit Traversari, « si la femme de Chrysolôras n’a pas eu à cette occasion une pudeur vénale (venalem habuisse pudicitiam), l’ayant eu comme amant avant que de devenir sa belle-mère ». « Une pudeur vénale » ou, si l’on préfère, « une chasteté à vendre » 58. A priori, la formule est bien énigmatique. Mais elle s’éclaire si l’on comprend qu’en mariant sa fille à son amant Filelfo, et en devenant désormais sa respectable belle-mère, Manfredina « se rachetait une chasteté ». Il faut reconnaître que, de ce point de vue, le témoignage absolument contemporain de Guarino se révèle gênant, car il avait personnellement connu Manfredina à Constantinople lorsqu’il avait été élève de Iôannès entre 1406 et 1408 : à l’évidence, il la croyait capable d’avoir eu une liaison avec Filelfo 59. 58. D. ROBIN, Filelfo in Milan cit., p. 35, n. 82, publiant elle aussi en note la fameuse lettre de Traversari à Niccoli, évoque le fait qu’une « story about his having had an affair with his professor’s wife in Constantinople was already circulating in Florence long before his arrival ». Mais elle poursuit en disant que « Traversari himself seems to have been the author of the story of Filelfo’s adultery, at least in Florence. As early as 1424, he gossiped to Niccolò Niccoli that Guarino had seemed stung to hear that the latter’s eminent teacher’s (Manuel Chrysoloras’s) sister-in-law “virtue had been up for sale” and that “she had preferred an adulterer [Filelfo]” to her own husband ». Outre que le maître éminent de Filelfo avait été Iôannès Chrysolôras et non Manuel, et Manfredina la nièce par alliance de ce dernier et non sa belle-sœur, cette traduction de la lettre pèche par le fait que l’auteur a lu socerum au lieu de soceram, comme le porte en réalité l’édition Mehus. 59. Défenseur farouche de l’honnêteté morale de son héros, Rosmini refusait catégoriquement de croire, bien sûr, aux élucubrations du Poggio, mais aussi à l’authenticité des « calomnies » contenues dans la lettre de Traversari, au point d’assurer, le plus sérieusement du monde, que le passage gênant pour la réputation de Filelfo avait dû être « soit rajouté, soit corrompu » ! Cf. ROSMINI, p. 17, n. 1 : « Anche Ambrogio Camaldolese 215 Faut-il croire Guarino ? Il peut sembler bien dérisoire, presque six-cent ans après, de prétendre démêler le vrai du faux dans ces rumeurs. Toutefois, maintenant que l’on sait que ce mariage eut lieu après la mort de Iôannès Chrysolôras, on comprend mieux comment de telles calomnies ont pu se forger. La mort de Iôannès avait laissé seules et sans protection sa femme avec trois filles encore très jeunes. Or, dans les sociétés traditionnelles, la position d’une veuve jeune encore et uniquement pourvue de filles était difficile, même lorsqu’elle appartenait à la classe supérieure de la société, comme Manfredina : pour ne pas être en butte à la médisance publique, facilement mise en branle devant un statut si vulnérable, il lui fallait plus qu’une autre veiller à adopter une attitude irréprochable quant à ses mœurs et à ses fréquentations, ou au moins tâcher de se donner toutes les apparences d’une conduite impeccable. D’autant qu’il y allait de la réputation de ses filles, sur lesquelles une inconduite maternelle pouvait rejaillir au point de compromettre leurs espérances matrimoniales. On imagine donc sans peine la réaction des mauvaises langues de la bonne société constantinopolitaine devant le spectacle donné par cette jeune veuve en vue recevant, dans la demeure où elle habitait seule avec ses trois filles, un homme célibataire plus jeune encore. D’autant que ce dernier devait déjà jouir en ville d’une solide réputation de débauché, ne serait-ce qu’en raison de ses propres fanfaronnades sur le chapitre de ses dispositions sexuelles exceptionnelles ! C’était bien imprudent de la part de Manfredina, et il y avait là en effet de quoi alimenter à loisir ce que Loenertz appelait, assez drôlement, les « cancans de Byzance » 60. Au crédit de Manfredina, on a certes à opposer un témoignage “favorable” et tout à fait contraire, puisqu’il la présente comme une femme « très chaste et sainte » (γυνὴ σώφρων καὶ ἀγία) « très pure » (pudicissima foemina) et « très honnête » (honestissima femina) 61. Le problème, c’est que l’auteur en est… Filelfo et si, à la limite, on veut bien le croire, il ne faut tout de même potrebbe sparger qualche ombra intorno a questo matrimonio se il passo della lettera ove ne parla avesse un sentimento che potesse ragionevolmente spiegarsi, e non mostrasse d’esservi stato o intruso, o corrotto. Prego i miei lettori di esaminare la nona lettera del Libro ottavo fra le Epistole d’Ambrogio Camaldolese scritta a Niccolò Nicoli ». 60. LOENERTZ, Pour la biographie du cardinal Bessarion cit., p. 128, n. 1 : « On regrette de voir un Guarino et un Traversari se faire l’écho des cancans de Byzance. L’épouse de Jean Chrysoloras était italienne – Manfredina Doria de Gênes –, ce qui explique suffisamment pourquoi on glosait sur la présence à son foyer de ce jeune Italien, dont les mœurs, il est vrai, à en juger par sa vie ultérieure, n’étaient sans doute pas irréprochables ». 61. γυνὴ σώφρων καὶ ἀγία : FILELFO, Cent-dix lettres grecques cit., lettre 32, p. 63 (lettre à Mehmet II : 11/03/1454) ; pudicissima foemina : ibid., p. 66 = FILELFO, Epistolae, lib. XI, f. 82r (lettre à Pietro Tomaso : 23/01/1454) ; honestissima femina : ibid., p. 66 = FILELFO, Epistolae, lib. XXVI, f. 182r (Lettre à Leodrisio Cribelli : 01/08/1465). 216 pas perdre de vue qu’il la dit telle à partir de 1453, soit alors qu’elle avait atteint un âge où, faute d’être encore un objet de tentation, être chaste n’est pas plus un sujet d’étonnement qu’il n’impose désormais de grands sacrifices : s’il est vrai qu’à soixante ans passés, la veuve de Iôannès Chrysolôras était à Constantinople un prix de vertu, on concevra que cela ne préjuge en rien de sa conduite trente ans auparavant… On a cependant trouvé dans l’Epistolario une autre lettre de Filelfo, beaucoup moins connue que les précédentes, et assez proche de la période qui nous occupe, puisqu’elle date de 1427, où, parlant de sa belle-mère à son ami Marco Lipomano, il la dit « la plus pure et la meilleure d’entre toutes les femmes » (mulierum omnium pudicissima atque optima) 62. Compte tenu des bruits qui avaient circulé en Italie sur eux pendant son séjour constantinopolitain, bruits qu’il ne pouvait ignorer, on est un peu surpris de voir Filelfo, à peine revenu à Venise, s’empres-ser de vanter à ses amis la chasteté de sa belle-mère. Car c’est là une qualité que, d’ordinaire, peu de gendres pensent à célébrer d’emblée chez la mère de leur femme ! Doit-on y voir le désir de couper court à des rumeurs qui pouvaient faire ricaner du couple qu’il formait avec sa jeune épouse, au moment où il se réinsérait avec quelques difficultés dans le milieu italien ? Et que penser de cet énigmatique μερίσου que porte la note de possession du 4 janvier 1423 ? Le mot a été ajouté à n’en pas douter par Filelfo, l’auteur de la note, au-dessus du passage ἀπὸ τῆς γυναικὸς, et plus précisément au-dessus de ἀπὸ τῆς. Il concerne donc à l’évidence Manfredina, mais on est bien en peine de lui trouver un sens : μερίσου ne veut rien dire et laisse perplexe, sauf, et c’est la seule explication plausible qu’a cru pouvoir avancer A. Pontani, s’il s’agissait d’une sorte de « nickname » de Manfredina 63. Mais s’il faut le transcrire en Μερίσου et y voir un surnom de Manfredina, on est en droit d’être un peu surpris de ce que ce “petit nom” suggèrerait d’intimité tendre de la part de Filelfo avec la veuve de son maître… Enfin, que penser aussi de sa vente des livres de son époux, sinon qu’elle n’eut aucunement l’intention de conserver religieusement, et au prix de grands sacrifices financiers, la bibliothèque que son mari avait héritée de son célèbre oncle, et 62. Cf. infra, n. 75. 63. PONTANI, Primi appunti cit., p. 383, n. 109 : « quanto all’ “inintelligible word” μεθίσου, che secondo Turyn si legge sup. ἀπὸ τῆς, io ritengo si debba leggere μερίσου e si possa interpretare come una sorta di nickname della suocera di Filelfo ». Comme on a pu le vérifier sur le microfilm du manuscrit conservé à l’I.R.H.T. de Paris, la philologue a en effet raison de lire μερίσου au lieu du μεθίσου que proposait TURYN, Dated Greek Manuscripts, op. cit., p. 36. 217 qu’il avait lui-même enrichie ? Faut-il porter ce fait au chapitre de l’“infidélité” de Manfredina à son défunt époux, du moins à sa mémoire ? Il est manifeste qu’elle n’a pas attendu longtemps pour s’en débarrasser et en tirer profit, en la mettant en vente : en témoignent le livre vendu à Filelfo dès le 4 janvier 1423, et un autre manuscrit, le Malatestiano D.XXVII.1, acheté à une date inconnue par un Génois de Constantinople (Péra ?) du nom de Giovanni Galeotti, qui le revendit en 1431, toujours à Constantinople, à Niccolò Martinozzi, alors chancelier du baile vénitien Martino da Mosto 64. De ce point de vue, la vente apparemment importante de manuscrits de Manuel Chrysolôras qui se fit à Venise au printemps 1424 confirmerait le fait de manière plus éclatante encore, du moins s’il était prouvé que ces caisses de livres provenaient bien de Constantinople. Mais il y a plus : en 1432, comme on l’apprend par le document 3 publié ici, deux des exécuteurs testamentaires de Iôannès Chrysolôras, visiblement horrifiés – et pour qui Manfredina était certainement loin d’être une femme « très sainte et très sage », « très honnête » ou « très pure » –, en appelaient au pape de Rome pour dénoncer le fait que non seulement cette dernière avait apostasié la religion catholique au profit de l’orthodoxie grecque, mais parce qu’elle avait également refusé de respecter une des volontés testamentaires de son époux, qui avait prescrit de consacrer les revenus de son capital de la banque publique de Péra au rachat des chrétiens prisonniers des Turcs, gardant ces revenus pour elle 65. L’existence de ce capital de 1 000 hyperpères placé à Péra par Iôannès, et la dévolution que ce dernier en avait prévu, constitue bien l’information la plus gênante pour la réputation de Manfredina. Disperser la bibliothèque de son époux contre monnaies sonnantes et trébuchantes, confisquer les revenus de son capital pérote au 64. Voir la note de possession publiée par PONTANI, Primi appunti cit., p. 357 (avec photo. p. 356), et son commentaire sur la carrière de Martinozzi, p. 378, n. 35, identifiant ce manuscrit comme « un codice della biblioteca dei Crisolora, che andò in vendita verisimilmente solo dopo la morte de Giovanni nipote di Manuele (ante 1423-24) : ibid., p. 369. Le Iohanne Galiocti olim Ianuense et nunc cive dicti loci [Constantinopoli] qui aurait donc le premier acheté le Malatestiano D.XXVII.1 à sa compatriote Manfredina est inconnu par ailleurs. Il ne ferait qu’un avec le personnage qui a inscrit son nom en cercle monochrome sur la tranche supérieure du codex : Ο ΓΑΛΕΩΤΙΟΣ. Citons toutefois, sait-on jamais, la note de possession suivante, portée sur le Vat. lat. 11 155 d’après A. MERCATI, Altri codici del sacro Convento di Assisi nella Vaticana, dans Opere minore IV, Cité du Vatican, 1937 (Studi e testi 79), p. 493, « di mano del sec. XV » : « Liber iste ff. veteris est domini Galeotti Petri et Pauli de… ». Pour l’église et la chapelle des dominicains de Péra des SS. Pietro e Paolo, cf. R. JANIN, La géographie ecclésiastique de l’Empire byzantin, I, Le siège de Constantinople et le Patriarcat œcuménique, III, Les églises et les monastères, Paris, 1953, p. 600-601. Pour celle, sous le même vocable, des Pisans à Constantinople : ibid., p. 586. En 1436 à Constantinople on repère un « Alesandro de Galeoto », mais « da Fiorenza », et non de Gênes : BADOER (cité infra, n. 129), p. 5933,34, 10815. 65. Doc. 3. Pour le commentaire de ce document, cf. infra. 218 mépris de ses volontés dernières, peut se comprendre à la rigueur si, après sa mort, Manfredina s’était trouvée acculée matériellement, se débattant dans une situation financière catastrophique – il est sûr par exemple que trois filles à doter convenablement à plus ou moins long terme réclamait des moyens importants. Mais si, dans son testament, Iôannès avait cru pouvoir soustraire aux frais d’entretien de son épouse et de ses filles ainsi qu’à leur part d’héritage, une somme aussi importante que 1 000 hyperpères pour les consacrer à une œuvre pie, n’est-ce pas parce qu’il avait estimé avoir suffisamment pourvu aux droits de ses héritières dans les clauses précédentes ? Car avant de se décider pour une série de legs à caractère religieux pro anima sua, il avait sans doute, comme tous les testateurs de son temps, prescrit en priorité et avec minutie ce qu’il réservait à sa veuve ainsi que le montant des dots qu’il faudrait verser à chacune de ses filles lorsqu’elles seraient d’âge d’être mariées. Et de ce point de vue, le montant élevé qu’il avait assigné à une simple œuvre de charité laisse clairement à penser que les sommes et les biens légués à sa femme et ses filles avaient été eux aussi très conséquents. Disons-le tout net : il est assez aisé, à partir du témoignage des contemporains et des éléments nouveaux apportés ici, de monter un dossier très accablant pour la réputation de la veuve de Chrysolôras et celle de Filelfo ; d’imaginer en un mot ces deux-là, unis par une passion coupable, s’allier pour dépecer sans vergogne l’héritage de Iôannès Chrysolôras. Le Poggio ne l’a pas dit aussi crûment, mais il sous-entend clairement que pour s’emparer de la bibliothèque du défunt, Filelfo aurait été jusqu’à séduire la femme de Chrysolôras dans un premier temps, puis jusqu’à déshonorer sa fille pour contraindre cette dernière à devenir son épouse et ainsi mettre plus facilement la main sur ses manuscrits, qu’il l’accuse explicitement d’avoir volés 66 ! Pour Guarino, c’est plus machiavélique encore : pour se racheter une conduite aux yeux du monde, Manfredina, mère dénaturée, aurait été jusqu’à sacrifier sa propre fille – presque une enfant – en la mariant à son amant Filelfo, un moyen commode pour ces “amants diaboliques” de poursuivre leur liaison sans prêter désormais à médisance. Assurément, tout cela tient du mauvais roman à scandale. Mais il ne faudrait pas être trop naïf non plus : à partir du mois d’août 1422, il est certain que quatre femmes seules et une 66. WALSER, Poggius Florentinus cit., p. 464 : Omitto et librorum et rerum plurimarum furta ex domo soceri quae in aliud tempus afferuntur. Cf. aussi CALDERINI, Ricerche intorno alla biblioteca cit., p. 218 et n. 1 ; CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 185, n. 1. 219 bibliothèque durent constituer effectivement une belle tentation pour un jeune humaniste ambitieux et sans grands scrupules… Pourtant, il faut conclure sans doute à l’inconsistance de ces ragots. C’est que le dossier manifestement accablant monté ci-dessus peut n’être constitué que de simples et trompeuses apparences : cette documentation, qui invite à concevoir de très sérieux soupçons sur “l’honnêteté” de Manfredina, pourrait être seulement le résultat des caprices de la conservation des documents, qui ne nous auraient conservé de cette affaire, par hasard, que des faits tronqués donnant de l’ensemble une vision biaisée. Un document essentiel nous manque par exemple : le testament de Iôannès Chrysolôras. Or, force est de reconnaître que ce testament a pu contenir des éléments susceptibles d’expliquer, sinon d’avoir provoqué et rendue inévitable, tant la vente des manuscrits par Manfredina que la fréquentation régulière après la mort de Iôannès, par Filelfo, de sa maison et de ses occupantes. Commençons par les manuscrits. Lorsqu’il est dépourvu de fils à qui la transmettre, que peut décider de faire de son exceptionnelle bibliothèque un érudit de renom dans la perspective de sa mort ? De nos jours, il la lègue ou charge ses héritiers de la vendre, souvent en bloc, à une institution, habituellement une université. Au Moyen Âge il n’en allait pas ainsi : on ne léguait pas sa bibliothèque en son entier – sinon parfois à quelque couvent –, mais par testament, son propriétaire en distribuait les volumes les plus intéressants à ses amis lettrés, et chargeait ses héritiers de vendre le reste à l’encan, ou d’en faire ce que bon leur semblait. Avant l’invention de l’imprimerie, le livre était chose rare, souvent luxueuse et parfois unique lorsqu’il était support d’une pensée peu divulguée. Aussi, les humanistes qui les pourchassaient se les réclamaient-ils les uns les autres pour en établir copie, et les faisaient circuler entre eux. Leurs rapports d’amitié et de “fraternité ès lettres” se mesuraient souvent d’ailleurs à la propension plus ou moins grande des uns et des autres à cet échange. C’est pourquoi, lorsqu’il rédigeait son testament, un érudit avait soin de léguer généralement des livres de sa bibliothèque à ses “frères en littérature” en fonction de leurs intérêts et de leurs goûts. Pour rester dans notre cercle de Byzantins latinophrones, signalons que c’est ce que fit à Candie, fin 1397, Dèmètrios Kydonès 67. 67. On sait que par son testament rédigé peu avant son mort, Dèmètrios Kydonès légua des livres à deux de ses amis au moins : Manuel Chrysolôras (son Epistolae, les lettres de Libanius et les discours d’Aelius Aristide), et son empereur Manuel II (œuvres de Platon, un évangéliaire grec, un Hérodote). Cf. Th. GANCHOU, Dèmètrios Kydônès, les frères Chrysobergès et la Crète (1397-1401) : de nouveaux documents, dans Bisanzio, 220 Même Manuel Chrysolôras, qui avait pourtant un héritier tout désigné en la personne de son neveu Iôannès, l’avait fait à Constance en 1415, du moins pour les livres qu’il avait en Italie et qu’il légua à ses amis et disciples italiens, comme on le verra (doc. 1). Que Iôannès ait fait de même à Constantinople huit ans plus tard, nous le savons au moins par le volume qu’il légua à Palla Strozzi – l’actuel Vat. Urb. gr. 96 –, « en souvenir de leur amitié du temps de Florence ». Mais une fois qu’il eût clos la liste des heureux légataires, que décida-t-il pour le reste ? Il faut l’admettre : par testament, Iôannès a pu laisser à sa femme le soin d’en organiser la vente pour les besoins de sa succession. L’autre grande inconnue de ce testament, c’est la place qui y était faite à Filelfo par son maître. Qu’il se soit trouvé parmi les légataires de manuscrits ne fait guère de doutes. Il était son dernier “disciple” ; surtout, du moment que Chrysolôras avait décidé de faire appel à lui pour rédiger son testament, le moyen de l’oublier ? En effet, Chrysolôras devait, comme tout testateur, rétribuer le travail du notaire pour son élaboration du document : si d’aventure il n’avait pas “spontanément” pensé à lui léguer un codex, on peut faire confiance à Filelfo, discutant de sa rétribution, pour l’assurer respectueusement qu’il préférait être payé d’un de ses manuscrits plutôt qu’en monnaies sonnantes et trébuchantes. Mais comme il est plaisant d’imaginer la grimace que devait faire le jeune Filelfo, obligé de prendre sous la dictée de Iôannès la litanie des manuscrits légués à ses “amis” italiens : autant de perdus pour lui ! Si le nom de Filelfo se trouvait forcément inscrit dans le testament parmi les heureux bénéficiaires de quelques codices, a-t-il pu l’être aussi à d’autres titres ? Pour gérer sa succession, on sait aujourd’hui que Chrysolôras nomma toute une batterie d’exécuteurs testamentaires. Pour la défense de ses intérêts financiers à Péra, il choisit deux habitants italiens de la colonie, le dominicain frater Ludovicus de Thaurisio et le bourgeois Antonius de Addiano (doc. 3) ; pour ses intérêts en Italie, le Vénitien Pietro Querini (doc. 2) : on reviendra sur ses trois personnages. Mais pour la gestion de sa succession à Constantinople même, qui choisit-il ? En premier lieu assurément sa femme, Manfredina Doria, la mère de ses filles, qu’il dut désigner à la fois comme fidéicommissaire et comme tutrice et curatrice 68. Il est de plus certain que, Venezia e il mondo franco-greco (XIII-XV secolo), éd. CHR. MALTÉZOU, P. SCHREINER, Venise, 2002, doc. 5, p. 490-491, et commentaire, p. 476, 485-487. Cf. aussi F. TINNEFELD, Demetrios Kydones, Briefe, I, 1, Stuttgart, 1981, p. 50-51, n. 280a ; ZORZI, I Crisolora : personaggi e libri cit., p. 118-120. Il en légua forcément à d’autres, en particulier à ses autres disciples, Maximos et Théodôros Chrysobergès, Manuel Kalékas ou Dèmètrios Skaranos, livres sur lesquels on n’a pas d’informations. 68. Testant à Candie fin 1397, Dèmètrios Kydônès avait lui aussi désigné plusieurs fidéicommissaires en fonction de la localisation de ses avoirs : le noble vénitien de Crète Amorato Querini pour les biens qu’il avait 221 dans cette fonction de tuteur de ses filles, Iôannès aura eu le souci de lui adjoindre le concours d’autres personnes, en priorité celui de quelques honestes ac boni viri, comme le voulait la loi, souvent des parents proches, mais pas exclusivement. Francesco Filelfo était-il du nombre, soit comme fidéicommissaire, soit comme tuteur, soit même comme les deux à la fois ? Ce serait évidemment de nature à expliquer bien des “ambiguïtés” ultérieures, mais quelle marque de confiance de la part de Iôannès pour ce jeune Italien inconnu de lui encore deux ans auparavant ! Pourtant, la chose est, après tout, très vraisemblable : l’élève était alors chancelier du baile des Vénitiens à Constantinople, venant d’assurer, au nom de la Sérénissime, une ambassade auprès du sultan ottoman Murād II 69 ; de plus, il faisait aussi ses premiers pas à la cour byzantine, ce qui lui donnait une stature publique indéniable. Et puis Chrysolôras pouvait compter sur la compétence de son élève pour conseiller et renseigner Manfredina sur la valeur scientifique et marchande de ses chers manuscrits, ou pour assurer leur bonne dévolution à ceux à qui il les léguait. On trouverait volontiers l’indice d’un tel statut de Filelfo dans le fait que c’est lui qui, à son retour en Italie en 1427, remit à Palla Strozzi le manuscrit que Chrysolôras avait légué à ce dernier ex testamento. Car cette “mission” ne s’apparente-t-elle pas de manière frappante aux devoirs d’un fidéicommissaire ? Rappelons-nous surtout que, dans cette lettre où il rappelait le fait à Strozzi, Filelfo ne disait nullement que c’était lui qui avait rédigé ce testament de Iôannès à l’époque : il aura pu tout aussi bien omettre de préciser qu’il en avait été également un des exécuteurs testamentaires, et que c’est à ce titre qu’il lui avait remis, comme de juste, ce livre… 70. Une fonction de fidéicommissaire de Iôannès assumée par Filelfo impliquait forcément de sa part, sur la longue durée, des rapports réguliers avec sa veuve pour l’aider à gérer la succession du défunt : de quoi expliquer sa fréquentation de la demeure Chrysolôras après août 1422. Quant à une supposée fonction de tuteur de ses filles, assumée par lui collégialement avec Manfredina et sans doute d’autres, elle éclairerait encore mieux cette “intimité”, et peut-être même son mariage ultérieur. En effet, le tuteur devait bien sûr veiller à ce que soient assurées les conditions de subsistance de ses pupilles jusqu’à leur mariage, mais son rôle était surtout crucial sur la question même de leur mariage. La tâche de leur assurer le montant de la dot avec lui à Candie, le constantinopolitain kyr Michael Gabalas, oikéios de l'empereur, pour la fortune qu’il laissait à Byzance : GANCHOU, Dèmètrios Kydônès, les frères Chrysobergès et la Crète, p. 465. 69. Pour la date de cette ambassade, cf. plus loin. 70. D’autant que si ce fut le cas, son correspondant devait le savoir, ce qui rendait la précision inutile. 222 stipulée par leur père ad eorum maritare et quando maritabuntur lui donnait un droit de regard sur le choix du futur époux et celui du moment de l’union, au même titre que leur mère : quand on n’attendait pas du tuteur qu’il déniche directement le mari le mieux approprié pour ses pupilles. Dans ces conditions, quoi d’étonnant à ce qu’il ait pu trouver que, à la réflexion, il n’y avait pas de meilleur candidat pour la jeune Théodôra que lui-même ? Ce ne serait pas la première fois qu’un tuteur finissait par proposer d’épouser sa pupille. Certes, la future était encore très jeune et le futur n’était pas riche, mais c’était une étoile montante, dont les débuts de carrière à Constantinople permettaient de nourrir de grandes espérances pour l’avenir ; et puis, Manfredina avait la rude tâche de caser trois filles ! Le marché méritait attention de la part de la veuve, surtout si le prétendant avait décidé de se montrer accommodant sur le mode de constitution de la dot, généralement versée in auro, argento, perlis, iocalibus et vestibus ac aliis rebus extimandis, en acceptant que la part de ces aliis rebus soit prépondérante sur les liquidités, et constituée surtout… de manuscrits. Dans ces Satyrae, où il apostrophe sa défunte femme et convoque tendrement son souvenir, Filelfo déclare que « ce ne fut point une femme chiche qui m’a été concédée, mais tu t’es présentée à moi, heureuse et complaisante, en m’apportant de grands dons et de grands présents ». La formulation est en réalité moins claire qu’il n’y paraît et ne permet pas, en particulier, de conclure à une allusion à une dot au sens strict du terme – encore moins versée en numéraire –, car le passage qui précède rend compte des qualités physiques peu communes de Théodôra, tandis que celui qui suit rend hommage à sa fertilité, et aux quatre enfants qu’elle lui donna 71. Ce qui est sûr, c’est que, désargenté, le jeune homme ne pouvait évidemment prétendre acheter à la veuve la plupart des codices de son défunt maître 72. Est-ce d’ailleurs parce qu’il s’inquiétait de voir les manuscrits de Chrysolôras qu’il ne pouvait s’offrir, disparaître peu à peu de leurs rayonnages, vendus par Manfredina, que Filelfo se montra si pressé de conclure le mariage, afin d’éviter que la plupart ne lui échappent ? Par le biais du mariage et de la dot, il tenait évidemment le moyen de s’en assurer la meilleure part… Reste le problème de l’âge de la promise. Cependant, là aussi 71. FILELFO, Satyrarum hecatosticon prima.-X decas, Venise 1502, decas VI, hecatosticha tertia : … nec avara mihi concederis uxor / Sed grandis dotes et grandia numera portans / Te mihi ad obsequium praestabas laetior omne. Hei mihi quid sine te vitam naestissimus optem / Nec sterilem nobis foecundis gesserat uxor / Illa. viro peperit quae quattuor ordine natos. / Nam Marium genuit, genuit Xenophonta puellae / Angela prima patrem norunt Panthea secunda. 72. Pour le statut d’éternel débiteur de Filelfo, voir plus loin. 223 on put trouver un accord : elle n’était pas encore nubile, mais comme le futur s’apprêtait à partir pour une ambassade lointaine en “Pannonie” pour le compte du basileus, elle le serait à son retour ; entre-temps, elle resterait chez sa mère. Ce scénario vaut certes ce qu’il vaut, mais si on admet que Filelfo fut un des fidéicommissaires de Chrysolôras et peut-être aussi l’un des tuteurs de ses filles, alors il faut convenir qu’il ne reste rien de vraiment tangible pour soutenir la thèse d’une liaison coupable entre lui et sa future belle-mère, telle que l’ont véhiculée Guarino et le Poggio : parce qu’ “institutionnels” – et voulus tels par Chrysolôras lui-même ! –, leurs liens devenaient inévitables après août 1422, sans qu’il soit besoin de penser à autre chose. La vente du Laurentianus le 4 janvier 1423 montrerait même plutôt que Manfredina ne se montra guère complaisante avec Filelfo avant qu’il entre dans la famille, puisque ce codex de son défunt mari, elle le lui vendit, elle ne le lui offrit pas. Et si c’est vraiment elle qui fut à l’origine de la vente des livres de Manuel Chrysolôras à Venise au printemps 1424, cela signifierait qu’elle ne se serait pas montré plus complaisante à son égard après qu’il soit devenu son gendre, puisqu’elle aurait profité de son absence de Constantinople, à la faveur de son ambassade pannonienne, pour procéder à cette vente. Reste qu’il n’est certes pas très beau de refuser d’honorer un legs de son défunt époux : mais que sait-on du fond de cette affaire en dehors de ce qu’en ont dit les fidéicommissaires génois de Iôannès ? Quant au fameux μερίσου, soyons humble : s’il a pu sembler s’agir d’un « nickname » de Manfredina à l’usage plus ou moins exclusif de Filelfo, c’est surtout parce que, pour lors, le mot nous reste incompréhensible. Ce que l’on sait par ailleurs de la relation matrimoniale entre Filelfo et la jeune Théodôra laisse également peu penser à un simple mariage d’intérêt de la part de l’époux 73. La façon touchante dont il parle toujours d’elle dans sa correspondance, pendant la période de leur union comme après, et quand bien même il se remaria deux fois par la suite, montre qu’à l’évidence il fut sincèrement épris de sa femme grecque, dont la beauté était célébrée 74. Au lendemain de son retour de Constantinople, c’est avec fierté qu’il la présentait 73. CORTASSA, Francesco Filelfo, la Grecia e Bisanzio cit., p. 354-355 : « matrimonio non certo di mera convenienza, come non hanno perduto occasione di insinuare nemici personali e critici poco benevoli, con una nobile bizantina, Teodora Crisolorina, la colta figlia del suo maestro, alla quale egli riconosce apertamente, oltre a un posto privilegiato nella sfera dei propri affetti, anche grandi meriti per la sua conoscenza della lingua ellenica ». 74. LEGRAND, Bibliographie hellénique cit., III, p. 352-353, a publié un curieux poème d’un certain Georgius Summaripa, Veronensis, dédié à Theodore Philelphe dive incomparabili, dans lequel, tout en célébrant fort décemment l’inclyta signoril diva Theodora in cui natura ha posto ogni beltade, virtute, legiadria, sancta honestade, il se laisse tout de même aller à l’appeler Philelpha mia, ce qui dut moyennement plaire à Filelfo… 224 à ses amis italiens : « La vérité, comme on sait, ne se laisse pas entendre sans envie. Ainsi, pour ce qui est de mon épouse, au sujet duquel tu badines avec moi si spirituellement, saches que j’ai pris pour femme la fille de ce Chrysolôras qui ne fait pas moins l’admiration des Latins que celle des Grecs. Ajoute encore à la noblesse et l’illustration de l’ascendance de mon épouse le fait qu’elle est née d’une mère qui est elle-même une Doria et la plus vertueuse et la meilleure d’entre toutes les femmes » 75. Il lui rend un hommage appuyé dans ses Satyrae 76, et il faut lire aussi la lettre désespérée qu’il écrivit à leur fils Gian Mario pour lui annoncer sa mort, survenue à Milan le 3 mai 1441 et qui l’emporta à trente ans à peine 77. En 1473 encore, il évoquait avec émotion « cette première épouse mienne, dont la vie m’a été si chère, Théodôra Chrysolôrina, la nièce de Manuel Chrysolôras, cet homme éminent » 78. Le témoignage outrancier du Poggio ne saurait être pris en compte. Quant à Guarino, sa fureur à l’annonce du mariage de Filelfo le portait peu à l’objectivité et à la mesure : s’il accuse de toutes les turpitudes Manfredina qui avait permis cette union “honteuse”, il faut y voir surtout l’expression de son profond dépit à la perspective de voir l’impudent Filelfo s’assurer par ce biais la main mise sur la bibliothèque de leur maître commun. Et pourquoi cela ? Uniquement parce que ce “parvenu” avait eu la chance d’être le dernier disciple de Iôannès et surtout, d’être dans la place au moment de sa mort. On le voit : plus encore que par un sentiment de colère, Guarino était surtout travaillé par une très vilaine jalousie… Filelfo sut-il d’ailleurs la responsabilité de Guarino dans les méchants bruits qui avaient couru en Italie sur lui et sa belle-mère ? On se prendrait volontiers à le croire lorsqu’on lit ces mots, teintés d’ironie discrète, qu’il lui adressait en novembre 1451 : « Tu es un de mes meilleurs amis, je le sais de vieille date, et il est nécessaire qu’il en soit ainsi : aussi bien ceux qui ont eu les mêmes maîtres et ont suivi les 75. FILELFO, Epistolae, lib. I, f. 1v (lettre à Marco Lipomano du 12 octobre 1427) : Nam sine invidia audienda est veritas. Sed de uxore, quod perurbane iocatis mecum, duxi sane uxorem illius Chrysolorae filiam, quem non latini minus admirantur quam graeci. Accedit ad generis vel bonitatem vel claritudinem, quod nata est mea uxor ea matre quae et Auria ipsa sit, et mulierum omnium pudicissima atque optima. Soulignons là encore l’absence de tout quondam devant Chrysolorae, alors que Iôannès était mort depuis cinq ans. 76. FILELFO, Satyrae. decas VI, hecatosticha tertia : In primis Theodora decet te ferre pudicis / Quae matrona vigens superasti moribus omnes / Innuptas nuptasque simul. La suite rend hommage à la beauté physique de Théodôra. En attendant l’édition des cinq premières décades des Satyrae par Sylvia Fiaschi, signalons l’un de ses travaux préparatoires, S. FiASCHI, Autocommento ed interventi d’autore nelle « Satyrae » del Filelfo : l’esempio del codice viennese 3303, dans Medioevo e Rinascimento, XVI/ n. s. XIII (2002), p. 113-188. 77. FILELFO, Epistolae, lib. V, f. 31r (lettre à Gian Mario Filelfo du 31 mai 1441). 78. D’après une lettre à Lorenzo dei Medici du 28 mai 1473 citée par CORTASSA, Francesco Filelfo, la Grecia e Bisanzio cit., p. 355 (d’après le Trivulzianus 873, f. 439v) : …primam illam uxorem meam, quae mihi vita ipsa carior fuit, Theodoram Chrysolorinam, summi illius viri, Manuelis Chrysolorae, neptem. 225 mêmes leçons doivent-ils, à mon avis, nourrir les uns pour les autres la plus tendre affection…» 79. LES DÉBUTS DE FILELFO À CONSTANTINOPLE (FIN 1420-ÉTÉ 1422) : AUPRÈS DE PIETRO QUERINI DE FEU GUGLIELMO ET IÔANNÈS CHRYSOLÔRAS Il est probable que, compte tenu des circonstances extrêmes dans lesquelles Iôannès Chrysolôras rédigea son testament, malade et in articulo mortis, le rôle de son élève Filelfo dans son élaboration ne se soit pas borné à celui de simple scribe. On en trouverait volontiers un indice dans le fait que c’est lui, à l’évidence, qui dut suggérer à son maître le choix du Vénitien Pietro Querini de feu Guglielmo pour être son seul fidéicommissaire in Venetiis et Florentia et in reliquis urbibus et locis omnibus partium occidentalium (doc. 2). Il semble en effet que ce Vénitien ait joué un rôle important dans les premiers pas du jeune humaniste à Constantinople 80. Mais que d’incertitudes à ce propos ! Certes, pour Rosmini l’affaire était entendue : le baile des Vénitiens à Constantinople pour lequel Filelfo œuvra en qualité de chancelier et de secrétaire était un Pietro Querini 81. Mais c’était là une affirmation aussi gratuite qu’erronée, car aucun Pietro Querini ne figure dans la liste des bailes de Constantinople, dressée par Ch. Maltezou dans l’ouvrage qu’elle a consacré à cette institution 82. D’où Rosmini a-t-il donc cru tirer cette information ? Seulement d’une lettre de Filelfo adressée en Crète, le 18 juillet 1451, à l’humaniste Lauro Querini où, ayant appris avec plaisir que sa santé et celle de son père étaient bonnes, il rappelait que ce dernier, « homme excellent, a été autrefois mon compagnon de navigation et depuis celle-ci un très grand ami que j’ai fréquenté depuis ma jeunesse constantinopolitaine » 83. 79. FILELFO, Cent-dix lettres grecques cit., lettre 28, p. 55 (trad. française, p. 55-56) : Οἶδα μὲν ἔγωγε μάλα καὶ πάλαι σε μάλιστα πάντων ἡμῖν φίλον ὄντα τυγχάνειν · τοῦτο δὲ καὶ χρεών · τῶν αὐτῶν γὰρ διδακάλων τε καὶ μαθημάτων τοῖς τετυχηκόσι πρέπειν οἶμαι καὶ τὴν ποθεινοτάτην ἀλλήλοις εὔνοιαν τρέφειν. Guarino était d’une génération plus âgé que Filelfo ; aussi l’allusion aux « mêmes maîtres » ne peut avoir concené que le seul Iôannès Chrysolôras. 80. Nous écartons en effet comme très improbable l’hypothèse qui voudrait que Iôannès Chrysolôras ait pu entretenir des contacts personnels anciens avec ce Pietro Querini de feu Guglielmo, que ce soit lors de ses séjours italiens ou à Constantinople même. 81. ROSMINI, I, p. 9, n. 2, s’est d’abord montré prudent : « Forse fu allora Bailo di Costantinopoli Pietro Querini ». Mais dans l’index, I, p. 157, à l’entrée « Querini (Pietro) », on lit : « Bailo di Costantinopoli ove conduce in qualità di suo segretario il Filelfo ». 82. Ch. A. MALTÉZOU, Ὁ θεσμὸς τοῦ ἐν Κωνσταντινουπόλει Βενετοῦ Βαΐλου (1268-1453), Athènes, 1970. 83. FILELFO, Epistolae, lib. XVII, f. 116v (lettre à Lauro Quirino du 18 juillet 1451) : … et bene valere te et patrem tuum, olim navigationis comite et amicissimo ab ipsa, virum clarissimum, quo et Constantinopolitane usque adolescentia usus sum… 226 Les deux hommes avaient donc voyagé ensemble lors d’une traversée maritime entre 1420 et 1427, peut-être vers ou depuis la capitale byzantine, mais cela n’est pas sûr, étant entendu qu’il est également impossible de dire s’il s’agissait du voyage d’aller de Filelfo, de celui du retour, ou même d’un de ceux qu’il fit en Égée, mer de Marmara ou mer Noire alors qu’il résidait à Constantinople 84. Surtout, Filelfo ne laisse guère penser à autre chose qu’à un simple compagnonnage de circonstance. D’ordinaire, le nouveau baile de Constantinople qui partait de Venise pour rejoindre son poste était flanqué du chancelier qui lui avait été assigné ; le père de Lauro Querini était un Pietro Querini : cela parut suffisant à Rosmini pour voir dans ce simple compagnon de voyage en mer de Filelfo le baile pour lequel ce dernier travailla ! Or il se trouve qu’il ne s’agit pas du nôtre : le père de Lauro Querini n’était pas Pietro Querini de feu Guglielmo, mais un Pietro Querini de feu Giorgio 85. Une recherche seulement superficielle dans les archives vénitiennes a montré du reste qu’il existait, en cette première moitié du XVe siècle, au moins trois autres Pietro Querini. Il faut ajouter en effet aux deux premiers un Pietro Querini de feu Francesco du confinio de Santo Pantaleo 86, un 84. Pour ROSMINI, I, p. 9, n. 2, « Scrivendo il Filelfo molti anni appresso a Lauro Querini, gli dice che avea inteso con piacere che sano fosse Lauro suo padre, che avea egli accompagnato nella Costantinopolitana navigazione, e cui molto dovea. Lib. XVII. pag. 116 ». Pour F. BABINGER Veneto-kretische Geistesstrebungen um die Mitte des XV. Jahrhunderts, Byzantinische Zeitschrift, 75 (1964), p. 67, n. 2, il fallait tirer de cette lettre que « daß er [Filelfo] mit ihm [Pietro Querini de feu Giorgio] auf dem gleichen Schiff in den Levante reiste ». 85. Que Lauro Querini ait été fils d’un Pietro Querini de feu Giorgio est sûr. Cf. le tableau généalogique dressé par F. BABINGER, Veneto-kretische Geistesstrebungen, p. 62-77 : p. 77, à partir de données généalogiques mais aussi archivistiques. Un document du 6 septembre 1454 cite ensemble à Candie Lauro Querini et son père, qui se voyaient concéder une licence d’exploitation de dix ans pour tout l’alun qu’ils découvriraient dans l’île : F. THIRIET, Régestes des délibérations du Sénat de Venise concernant la Romanie, III, Paris, 1966, n° 2980, p. 202. 86. De Nègrepont, le 2 janvier 1426, le capitaine général Andrea Mocenigo et Antonio Michiele, baile ou provéditeur de l’île, écrivaient au duc de Crète pour que ce dernier restitue au patron de galée Petrus Querini le prix d’unius canipo seu canevo (cordage) pour sa galère (IORGA, Notes et extraits cit., I, p. 412 et 443). Il doit s’agir de Petrus Querini quondam domini Francisci patronus unius cauche habitator Veneciis ad presens Candide existens, que l’on trouve à Candie le 5 avril 1431 s’apprêtant pro viagio Flandrie : A(RCHIVIO DI) S(TATO DI) V(ENEZIA), Notai di Candia, notaio Niccolò Gradenico, b(usta) 104, prot. 1, f. 62v (ol. 58v), et qui poussa en 1432 jusqu’aux îles Lofoten en Norvège, voyage “d’exploration” dont il a laissé une relation. Il est dit habitant du confinio Sancti Pantaleonis en 1430 dans ASV, C(ancelleria) I(nferiore), b. 25, notaio Apollonio Benado, n° 16, f. 7r. Un bon exemple des pièges tendus par l’homonymie est offert par le dossier de l’exploitation de l’alun en Crète au XVe siècle, où c’est toujours ce nobilis vir Petrus Quirino quondam ser Francisci que l’on voit prendre à ferme cet alun le 16 mars 1429 (H. NOIRET, Documents inédits relatifs à la domination vénitienne en Crète, Paris, 1881, p. 327), tandis que, le 16 mars 1445, c’est ser Petrus Quirino quondam Georgii, c’est-à-dire l’ex-compagnon de voyage de Filelfo, qui se trouve impliqué dans son exploitation (ibid., p. 410 ; THIRIET, Régestes cit., II, n° 2126, p. 257, et III, n° 2680, p. 122, ne donne la filiation de ces Petrus Quirino dans aucun de ces deux cas). Sur cet alun de Crète et ces Querini : D. JACOBY, L’alun et la Crète vénitienne, Byzantinische Forschungen, XII (1987), p. 129-142 : 131-133. A. F. VAN GEMERT, The Cretan poet Marinos Falieros, Θησαυρίσματα, 14 (1977) p. 7-69 : p. 20, a publié des documents crétois 227 Pietro Querini de feu Nicolò du confinio de Santa Fosca 87, et un Pietro Querini de feu Giovanni du confinio de San Polo 88 : et la liste n’est certainement pas close. Autant dire que dans ces conditions, lorsqu’on rencontre un simple Petrus Querini dans la documentation de l’époque, il est impossible de savoir de qui il s’agit au juste. Pis : même si on repère un Petrus Querini à Constantinople dans ces années 1420, comment assurer qu’il s’agisse de notre Pietro Querini de feu Guglielmo, puisque Filelfo nous dit qu’il en fréquenta aussi un autre, l’homonyme fils de Giorgio et père du futur humaniste ? Pourtant, aussi difficile à admettre que cela puisse paraître, nous avons acquis la conviction que dans les années 1420-21, Filelfo fit bien à Constantinople la connaissance de Pietro Querini de feu Guglielmo, et qu’après le retour de ce dernier à Venise ca. 1422, il se lia étroitement à ses neveux, jusqu’à la veille de son départ en 1427. À Constantinople, il fut l’obligé de l’un comme des autres, mais, pour des raisons que l’on verra, il se montra fort ingrat à leur égard : de fait, son ample correspondance les ignore totalement. Pietro Querini de feu Giorgio, le père de Lauro Querini, était un feudataire de Crète. Tandis que Pietro Querini de feu Guglielmo, du confinio de San Zulian à Venise, appartenait à une branche plus illustre de la famille, les Querini dalle Papozze, et ses grand-père, oncles et père avaient collectionné les charges publiques dans le Stato de mar et en priorité, ce qui est intéressant, dans les possessions romaniotes de la Sérénissime. Il est vrai que la famille possédait, depuis 1291, les petites îles de Gaudos et Gaudopoulos (Γαῦδος et Γαυδοπούλα, en italien les îles Gozi) au sud de la Crète, qui lui rapportaient cependant fort peu, étant régulièrement les proies de la piraterie catalane. En l’absence de toute étude sur la famille de Pietro – excepté sur ses neveux –, on a certes eu recours pour retracer sa parenté aux tables de Marco Barbaro, indispensables pour commencer la recherche, mais dont on sait combien il faut peu s’y fier 89. C’est pourquoi on leur a préféré toujours les données fournies par la documentation archivistique, publiée et inédite 90. Mais l’arbre présenté ci-dessous, nullement exhaustif, ne vise qu’à mettant aux prises Pietro Querini de feu Francisco avec Marino Falier en 1431 et 1441. En 1441 (ibid., p. 36), Falier le chargeait depuis Candie de négocier à Venise l’achat des insulas vocatas Gozi avec les membres de la Ca Querini qui en étaient propriétaires, c’est-à-dire les Querini dalle Papozze qui nous occupent ici. 87. ASV, CI, b. 25, notaio Appolonio Benado, n° 16, f. 8r (11/03/1430). 88. ASV, CI, b. 25, notaio Marco Basilio, prot. 2, f. 47v (27/01/1428). 89. ASV, Miscellanea codici 1 – Storia Veneta 17, M. BARBARO, Arbori dei patrizi Veneti, vol. VI, c. 305. 90. Sebastian Kolditz a eu la générosité de nous faire bénéficier de ses découvertes archivistiques pour cette reconstitution, qui n’aurait pu être menée à bien sans son aide. La plus grande partie des documents inédits cités ci-après provient en effet de son travail de dépouillement, mais nous avons l’entière responsabilité des conclusions proposées. 228 aider le lecteur à s’y retrouver, tout en lui fournissant des données qui, quoiqu’incomplètes, sont au moins assurées. LES QUERINI DALLE PAPOZZE Niccolò Q. ___________________________________________ Bartolomeo Q. Guglielmo Q. Paolo Q. († Venise entre 1397 et 1402) ∞ Elena Corner († Venise entre 1419 et 1422) __________________________________________________________________ Stefano Q. Andrea Q. Pietro Querini Toma Q. († entre 1412 et 1419) __________________________________________________________________ Bartolomeo Q. Guglielmo Q. († Cple 1435) († Venise 1468) Taddeo Q. († Venise 1435) Giacomo Q. († Cple av. 1435 ?) Giovanni Q. (bâtard, né à Cple ca. 1430/35) Précisons d’emblée que ces Querini-là n’avaient aucun lien de parenté proche avec le feudataire crétois Amorato Querini, l’ami de Maximos Chrysobergès qui veilla à Candie sur les derniers instants de Dèmètrios Kydonès, fin 1397, et s’occupa de l’exécution de son testament 91. Niccolò, le grand-père de Pietro, fut peut-être ce Nicolaus Querini qui fut ambassadeur puis baile de Constantinople en 1348-1349, où il eut entre autres à s’occuper d’obtenir des basileis Jean VI Kantakouzènos et Jean V Palaiologos le règlement des 30 000 ducats prêtés par Venise cinq ans plus tôt contre la remise en gage des fameux bijoux impériaux 92. Quant à l’oncle Bartolomeo, il fut baile de Chypre en 1369/70 93 puis baile de Nègrepont en 1372/74 : à ce dernier poste, il se signala par de tels abus de pouvoir que cela lui valut à sa sortie de charge un procès retentissant de la part des autorités vénitiennes 94. 91. GANCHOU, Dèmètrios Kydônès, les frères Chrysobergès et la Crète, cit., p. 464-469. 92. T. BERTELÈ, I gioielli della corona bizantina dati in pegno alla Republica Veneta nel sec. XIV e Mastino II della Scala, Studi in onore di Amintore Fanfani, II, Milan, 1962, p. 89-177 : doc. 13, p. 157-158 ; MALTÉZOU, Ὁ θεσμὸς, cit., p. 112-114. 93. C. OTTEN-FROUX, Un notaire vénitien à Famagouste au XIVe siècle. Les actes de Simeone, prêtre de San Giacomo dell’Orio (1362-1371), Θησαυρίσματα, 33 (2003), doc. 185 (08/11/1369), p. 110. 229 Guglielmo (Vielmo en vénitien), le père de notre Pietro, était un marchand actif à Constantinople en 1364 95 ; on le retrouve à Venise en 1371 96. Sans doute est-ce en 1390/91 qu’il fut baile de Nègrepont, comme l’avait été son frère Bartolomeo vingt ans plus tôt 97. En 1397, il fut duc de Crète, magistrature insigne 98. Il avait épousé Elena Corner, et était déjà mort en 1402 99. Outre notre Pietro, il laissait trois autres fils, Andrea, Stefano et Toma, déjà adultes alors. Andrea mourut jeune, entre 1412 et 1419 100, laissant à son tour quatre fils sur lesquels nous reviendrons. Sur les débuts de la carrière de Pietro Querini de feu Guglielmo, on reste dans le flou 101. En 1401-1403, ses frères Stefano, Tomà et Andrea faisaient du commerce à Alexandrie 102, mais il ne semble pas qu’il ait été avec eux alors. Se trouvait-il déjà à Constantinople à l’époque ? On le repère pour la première fois dans la capitale byzantine en qualité de témoin du renouvellement du traité byzantino-vénitien du 30 octobre 1418, négocié par le baile Bertucio Diedo 103. Certes, on n’a affaire là qu’à un ser Petrus Quirino sans précision 94. M. KOUMANOUDI, Contra Deum, jus et justiciam. The trial of Bartolomeo Querini, bailo and capitano of Negroponte (14th c.), Bisanzio, Venezia e il mondo franco-greco (XIII-XV secolo) cit., p. 280. 95. OTTEN-FROUX, Un notaire vénitien à Famagouste cit., doc. 125 (28/09/1364), p. 87. 96. Ibid., doc. 189 (26/10/1371), p. 113. 97. On l’apprend par une décision du Sénat du 13 mars 1392 d’adresser un envoyé à Bāyezīd Ier afin d’assurer la sécurité de la colonie vénitienne de Nègrepont, sur une proposition de Guillelmus Quirini, qui fuit Baiulus et capitaneus Nigropontis : IORGA, Marea neagra cit., doc. 26, p. 1106. 98. NOIRET, Documents inédits cit., p. 92, 556 ; F. THIRIET, Délibérations des assemblées vénitiennes concernant la Romanie, II, Paris, 1971, doc. 938 (05/07/1397). La même année son frère Paolo était recteur de Rethymnon. 99. En effet, à Alexandrie le 11 septembre 1402, on trouve ser Stephanus Quirino quondam domini Guielmi de Venetiis : ASV, CI, b. 229, n° 5, notaio Leonardo da Valle, prot. 2, f. 16v-17r. Le testament d’Elena Corner, épouse de Guglielmo et mère de notre Pietro (testamento di madona Lena Quirin relita di misser Guielmo del conffin di San Zulia) du 30 juin 1419, se trouve dans ASV, CI, Miscellanea Notai Diversi, b. 24 (Testamenti 1413-1428), n° 1465. 100. Si l’on voit le nobilis vir Andrea Quirini quondam domini Guielmi passer encore un acte à Venise le 27 septembre 1412 (ASV, CI, b. 229, n° 5, notaio Leonardo da Valle, prot. 3, f. 52r), sa mère Elena, dans son testament de 1419 (cf. réf. note préc.), cite seulement ses fils Stephano, Pietro et Thomado Quirin, fiuol che ffo del dito misser Guielmo et mie, et parle des iditi fiuoli masscholi dil dito quondam Andrea Quirin mio ffio. 101. Il ne faut certainement pas l’identifier au Petrus Quirino qui, en 1392, fut l’un des provéditeurs chargés d’aller prendre possession de Durazzo, et devint dans la foulée le premier provisor Venetus Dyrrachii : THALLOCZY, Acta et diplomata res Albaniae mediae aetatis illustrantia, Vienne, 1913, I, p. 223; O. J. SCHMITT, Das venezianische Albanien (1392-1479), Munich, 2001, p. 369. 102. Pour Stefano Querini à Alexandrie en 1402, cf. supra, n. 99 ; pour ser Thoma Quirino de Venetiis quondam domini Guilelmi, repéré à Alexandrie le 3 novembre 1402 : ASV, CI, b. 229, n° 5, notaio Leonardo da Valle, prot. 2, f. 18r. 103 MM III, doc. XXXV, p. 162 (σὲρ Πέτρου Κουρίνου…) = THOMAS, Diplomatarium Levantinum, II, doc. 171, p. 317 (ser Petro Quirino). La version grecque de ce traité lui a valu son entrée dans le PLP : PLP 14062, <Κυρῖνος> Πέτρος. 230 de filiation, mais on ne peut douter qu’il s’agisse de lui. En effet, lors de son séjour à Venise fin 1423 début 1424, Jean VIII s’entoura – logiquement – de quelques nobles vénitiens qu’il avait autrefois connus à Constantinople, pour faciliter sur place ses affaires, privées comme publiques, et on relève parmi eux les egregii viri dominus Benedictus Aymo quondam Iacobi et dominus Petrus Querini quondam Guillelmi, Benedetto Emo n’étant autre que le baile de Constantinople encore en poste l’année précédente et revenu depuis en métropole 104. C’est ce Benedictus Aymo, successeur du Bertucio Diedo du traité de 1418, qui fut on le verra le baile au service duquel Filelfo œuvra comme chancelier 105. Mais la passation de pouvoir entre Diedo et Emo souffrit un intermède assez long, qui couvrit la première année d’installation de Filelfo à Constantinople, et cet intermède fut rempli avantageusement par… Pietro Querini de feu Guglielmo ! Pourtant, la nomination, à Venise, d’Emo comme baile de Constantinople avait eu lieu conjointement à celle de Filelfo comme chancelier, les deux futurs collaborateurs devant, comme il était de coutume, voyager de conserve pour aller rejoindre le poste qui leur avait été assigné. L’acte qui faisait de Filelfo le chancelier du baile n’a pas été retrouvé 106, mais on a conservé le document par lequel le doge Tommaso Mocenigo lui accorda la citoyenneté vénitienne, préalable nécessaire à sa future fonction 107. Il date du 14 juillet 1420, tandis qu’Emo fut élu baile le 13 juillet 1420. La décision de nomination d’Emo comporte cependant une précision de taille : tout en se disant prêt à embarquer sur les galées de Romanie, Emo avait fait valoir qu’il ne pouvait partir de suite pour Constantinople pour plusieurs raisons, entre autres parce que la peste s’était déclarée dans la maison voisine de la sienne ; aussi le Sénat accepta que soit prorogé terminus sui recessus usque ad tempus novum, ente nobile viro ser Bertucio Diedo in libertate sua recedendi isto interim si voluerit […] dimittendo vicebailum loco sui […] ser 104. D’après un acte notarié vénitien inédit qui sera publié et commenté dans l’étude que nous préparons avec Sebastian Kolditz (cf. supra, n. 48). 105. C’est G. DALLA SANTA, Di un patrizio veneziano del Quattrocento e di Francesco Filelfo suo debitore, Nuovo Archivio Veneto 11 (1905), p. 76, n. 1, qui l’a montré : « Dunque Benedetto Emo può credersi il bailo al cui seguito andò come segretario il nostro umanista ». Cf. depuis CORTASSA, Francesco Filelfo, la Grecia e Bisanzio, cit., p. 354 : « Come è noto, Filelfo si recò a Bisanzio poco più che ventenne nel 1420 come segretario del bailo veneziano Benedetto Emo, e vi rimasto fino al 1427 ». Benedetto Emo avait été consul de Tana de 1414 à 1416 : A. TALYSINA, Veneziansij notarij v Tane Cristoforo Rizzo, dans The Black Sea Region in the Middle Ages (en russe), IV, éd. S. KARPOV, Saint-Petersbourg, 2000, doc. 25, p. 59 ; doc. 153, p. 148. 106. Mais il a forcément existé. D’ailleurs, FILELFO, Epistolae, lib. XXVI, f. 182v (lettre à Leodrysio Crivelli du 1er août 1465), précise que ad Constantinopolitanam praefecturam secretarius missus, publico decreto. 107. L’acte est publié intégralement par G. CASTELLANI, Documenti veneziani inediti relativi a Francesco e Mario Filelfo, Archivio storico italiano, Ser. 5a, XVII (1896), p. 364-370 : 369. Cf. infra, n. 114. 231 Petrum Quirino 108. Il est vrai que Bertucio Diedo était en poste depuis les derniers mois de 1418, ce qui faisait plus de vingt mois d’exercice : un retard de son successeur, dont l’arrivée ne pouvait déjà survenir qu’en septembre 1420 au plus tôt, retarderait encore d’autant son retour à Venise, d’où la possibilité qui lui était accordée de regagner la métropole en nommant un vice-baile qui assurerait l’interim jusqu’à l’arrivée d’Emo : Pietro Querini. Diedo fut bien inspiré de saisir cette opportunité car Emo se trouvait toujours à Venise le 20 mai 1421 (!), date à laquelle il reçut enfin du Sénat sa commissio 109. Et comme il devait s’arrêter d’abord en Morée pour y rencontrer le despote Théodore II 110, il ne dut pas arriver à Constantinople avant l’été 1421. Autrement dit, de la fin 1420 à l’été 1421 au moins, c’est à un vice-baile nommé Pietro Querini [de feu Guglielmo] qu’eut affaire Filelfo à Constantinople 111. Car il est sûr que ce dernier n’attendit pas pour s’embarquer qu’Emo, le baile au service duquel il avait été affecté, se décidât à gagner enfin Constantinople 112. D’abord parce que, revenu à Venise le 10 octobre 1427, il déclare l’avoir quittée depuis sept ans et cinq mois 113. En quoi, certes, il se trompe déjà d’au moins un mois : cela nous reporterait en effet en juin 1420, or il n’avait pas encore quitté Venise le 14 juillet de cette année, puisque son acte de naturalisation de ce jour précise qu’il prêta physiquement serment 114. 108. ASV, Senato, Misti, reg. 53, f. 60r. Le document a été signalé pour la première fois par DALLA SANTA, Di un patrizio veneziano del Quattrocento cit., p. 63-90 : p. 76, n. 1, qui en a donné les extraits repris ici. On en trouvera un regeste dans THIRIET, Régestes cit., II, n° 1780, p. 182-183, qui indique erronément qu’Emo se voyait accordé la permission de « différer son départ d’un mois », ce qui est une traduction pour le moins surprenante de usque ad tempus novum, et ne donne pas le nom du vice-baile. Ce document, qui permet de relativiser la durée effective du baiulatus de Benedetto Emo, n’a pas été pris en compte par MALTÉZOU, Ὁ θεσμὸς cit., p. 121-122, 127. 109. ASV, Senato, Misti, reg. 53, f. 138v. Cf. aussi un document antérieur du 8 mai 1421 publié par C. N. SATHAS, Documents inédits relatifs à l’histoire de la Grèce au Moyen Âge, I, Paris, 1880, doc. 75, p. 109-112 (= THIRIET, Régestes cit., II, n° 1808, p. 188) et un du 23 mai publié par G. VALENTINI, Acta Albaniae Veneta saeculorum XIV et XV, X, Munich, 1971, doc. 2484, p. 298. 110. Cf. réf. note préc., et K. M. SETTON, The Papacy and the levant, II, Philadelphie, 1978, p. 11-12. 111. Rosmini n’avait pas hésité à inventer aux côtés du chancelier Filelfo un improbable baile de Constantinople nommé Pietro Querini [de feu Giorgio]. On ne peut donc que s’émerveiller de ses “intuitions”, puisque ces archives lui donnent finalement presque raison en révélant l’existence d’un Pietro Querini [de feu Guglielmo] vice-baile dans la période. 112. Aussi ne peut-on suivre V. BRANCA, L’umanesimo veneziano alla fine del Quattrocento, dans Storia della cultura veneta : dal primo quattrocento al concilio di Trento, III/1, Vicence, 1980, p. 191, pour lequel « nell’ottobre del 1420 partirà Francesco Filelfo […] al seguito, anch’egli, come già il Guarini, del bailo veneziano Benedetto Emo, di cui fece segretario ». 113. FILELFO, Epistolae, lib. I, f. 1r (lettre à Leonardo Giustinian du 10 octobre 1427) : Cum igitur ad sextum kalendas septembris solvissem ex urbe Constantinopoli, hoc die circiter meridiem, post annum septimum ac menses quinque posteaquam hinc primum navigaram in Thraciam… 114. CASTELLANI, Documenti veneziani cit., p. 369 : Thomas Mocenigo, Dei gratia Dux Venetiarum etc., […] Attendentes igitur multiplicis fidei puritatem et devotionis plenitudinem, quam vir circumspectus Franciscus 232 La date de cet acte est du reste fort intéressante : elle montre que l’on attendit à Venise le dernier moment pour régulariser la situation du nouveau chancelier destiné à la colonie de Constantinople, car on était alors à la veille du départ des galées de Romanie, qui se faisait dans ces années-là « entre le 18 et le 25 juillet » 115. Relevons déjà qu’avoir été absent de Venise sept ans et cinq mois (ou plutôt quatre) ne signifie pas pour autant avoir passé tout ce laps de temps à Constantinople : il faut évidemment soustraire à cette donnée les temps de la traversée à l’aller comme au retour. La durée de celle du retour nous est connue : elle fut extrêmement rapide puisqu’embarqué de Constantinople le 27 août 1427, Filelfo et sa famille arrivèrent à Venise le 10 octobre suivant. Mais à l’aller ? Sur les galées du commerce, le voyage durait trois mois jusqu’à Tana, et, en partant de Venise autour du 25 juillet, on arrivait à Constantinople généralement, c’est-à-dire lorsqu’il n’y avait pas de problèmes particuliers de navigation, entre le 1er et le 15 septembre, un tel voyage comprenant les escales obligées de Corfou, Modon, Coron, Candie en Crète, et Négrepont 116. Or, Filelfo nous dit qu’il atteignit Constantinople au terme du cinquième mois de traversée 117 ! Comme les sources ne mentionnent pas de problèmes particuliers pour la « muda » de 1420, et que cette durée de cinq mois correspondrait plutôt à un voyage VeniseConstantinople-Tana-Constantinople, on penserait volontiers qu’au lieu de s’arrêter à Constantinople début septembre 1420, il aurait pu suivre le convoi jusqu’en mer Noire pour revenir avec lui dans la capitale byzantine autour de début novembre : le problème, c’est qu’évoquant cette traversée, Filelfo passe sous silence la mer Noire, parlant simplement de l’Adriatique, de la mer Ionienne et de la Propontide. Il faut donc en conclure Philelphi ad nostre magnitudinis excellentiam habere promptis affectibus se ostendit […] perpetuo in nostrum civem et Venetum de intus tantum recepimus atque recipimus, et Venetum et civem nostrum fecimus et facimus, et pro // Veneto et cive nostro de intus […] Idem quoque Franciscus solenniter ad sancta Dei evangelia nobis debitum fidelitatis prestitit iuramentum. In quorum quidem testimonium et evidentiam pleniorem, presens privilegium fieri iussimus et bulla nostra plumbea pendente muniri. Datum in nostro ducali palatio, anno Dominice Incarnationis millesimo CCCCXX, mensis iulii die XIII, indictione XIII. Lorsque le bénéficiaire a fait prêter serment par quelqu’un d’autre, cela est dit. Voir par ex. l’acte de citoyenneté de Théodôros Palaiologos Kantakouzènos de septembre 1398 (ASV, Privileggi, I, f. 129v) où on lit que idem dominus Theodorus per suum procuratorem legitimum solemniter ad sancta Dei Evangelia prestitit fidelitatis debitum iuramentum. 115. D. STÖCKLY, Le système de l’Incanto des galées du marché à Venise (fin XIIIe-milieu XVe siècle), Leiden, 1995 (The Medieval Mediterranean, 5), p. 117 116. Ibid., p. 102 (carte), p. 103 (tableau de la ligne de Romanie ; l’escale à Thessalonique ne fut rajoutée qu’entre 1424 et 1430, durant la domination vénitienne sur la ville), p. 116 (tableau des durées de voyage attestées). 117. FILELFO, Satyrae. Decas IX, Hecatosticha octava : Littore de Veneto solvens per aperta profundi / Aequora fluctisoni superatis cautibus atris / Hadriacoque sinu dein quicquid saeva Propontis / Ioniumque premit pelagus, vix denique mensem / ad quintum Byzantis opus celsamque superbe / Constantine tuam video iam laetior urbem. 233 que, quittant le convoi à un moment, Filelfo en aura profité pour visiter, comme le dit Rosmini, « tutti i greci paesi che da Venezia sino a Bizanzio s’incontrano » 118. On voit en tout cas ce qu’il faut penser de l’affirmation traditionnelle selon laquelle Filelfo aurait séjourné à Constantinople “de 1420 à 1427”. L’année 1420 fut fort écornée, puisqu’avec un départ fin juillet, il ne serait arrivé dans la capitale byzantine qu’autour de novembre / décembre 119. Certes, sur le fond cela importe peu, à ceci près toutefois que la durée “d’apprentissage” de Filelfo auprès de Iôannès Chrysolôras s’en trouverait encore singulièrement écourtée : au lieu des cinq à six années d’études jusqu’ici comptabilisées, on en aurait guère plus qu’une et demie (ca. décembre 1420-août 1422). Et encore, seulement dans l’hypothèse que Filelfo n’ait pas tardé à le persuader de le prendre comme élève. Car n’oublions pas que Chrysolôras ne faisait pas – et n’avait d’ailleurs nul besoin de faire – profession d’enseignement. S’il accepta de donner des cours à Filelfo, c’est que ce grand seigneur le voulut bien. Cela induit-il une période plus ou moins longue d’approche de la part du candidat ? Les seules paroles que Filelfo nous a laissées sur les circonstances de sa prise de contact avec son maître ne sont guère explicites. En effet, après avoir dit qu’il atteignit Constantinople au terme du cinquième mois de navigation, il ajoute : « C’est là que m’accueillit de son propre mouvement le savant Chrysolôras, cet homme éminent, plein d’un admirable amour » 120. La simultanéité des deux faits, soit l’arrivée de Filelfo à Constantinople et l’accueil de la part de Chrysolôras, est-elle seulement artificielle ? En effet, faisant des années après allusion à son séjour à Constantinople, Filelfo pourrait simplement signaler en raccourci l’épisode le plus marquant de son expérience constantinopolitaine : sa fréquentation de Chrysolôras, et l’accueil affectueux dont il bénéficia de sa part entre 1420 et 1422 ; mais rien de plus. Il n’est certainement pas question, par exemple, de donner ici au verbe excipere son sens possible de « héberger chez soi », pas plus qu’il ne serait justifié de penser que Filelfo fut accueilli par Chrysolôras dès l’embarcadère. 118. ROSMINI, I, p. 11. 119. Est-ce pour cela que quelques historiens ont préféré faire démarrer le séjour de Filelfo à Constantinople en 1421 ? Voir par exemple Lexikon des Mittelalters, IV, 1989, p. 444-445 : « Nach kurzer Lern- und Lehrtätigkeit in Padua, Venedig und Vicenza kam F[ilelfo] 1421 nach Konstantinopel… » ; Enciclopedia europea, IV, Milan 1977, p. 883 : « Nel’ 21 si recò a Costantinopoli… » ; Brockhaus Enzyklopädie, Mannheim, VII, 1988, p. 280 : « gewann in Konstantinopel, wo er von 1421-27… » ; E. GARIN, La letteratura degli umanisti, Storia della letteratura italiana. Il Quattrocento e l’Ariosto, éd. E. CECCHI, N. SAPEGNO, Milan, 1988, p. 117 : « Andato nel’ 21 a Costantinopoli… ». 120. FILELFO, Satyrae. Decas IX, Hecatosticha octava : Hic me doctiloquus Chrysoloras excipit ultro / Ille vir egregius miro complexus amore. 234 Ceci dit, il y a ce curieux « de son propre mouvement » (ultro), qui donne à penser que Chrysolôras, à peine approché par Filelfo, aurait consenti à le prendre pour élève. Le jeune Italien avait-il eu cette intention avant même de quitter Venise ? On sait que ce n’était pas un débutant qui décida de partir pour Constantinople : il possédait déjà tous les rudiments de la culture humaniste de son temps, ayant étudié à Padoue et été « maestro » à Vicenza (1419-1420). Ce qu’il désirait, c’était apprendre à la fois la langue et la culture grecque, mais il n’était évidemment pas question pour lui que sa plongée dans la littérature hellénique soit durablement retardée par l’apprentissage, forcément long et laborieux, de la langue grecque. Pour avancer de front dans les deux disciplines, il n’y avait qu’une seule possibilité : trouver sur place un professeur bilingue, capable de dialoguer avec lui en latin, sinon en italien. Or, de ce point de vue, il n’y avait pas alors à Byzance pléthore de candidats, et le choix d’un Iôannès Chrysolôras s’imposait tout naturellement. Très introduit dans les milieux humanistes italiens, Filelfo le connaissait forcément de réputation, savait qu’il avait enseigné sur place à Guarino Veronese quelques années plus tôt. Il est certain qu’il songea d’entrée à Iôannès comme du professeur « idéal » pour lui à Constantinople, ce que, de par son pedigree, Chrysolôras était en effet. Dans ces conditions, il faut au moins admettre que Filelfo débarqua dans la capitale byzantine muni d’une lettre de recommandation émanant d’une connaissance italienne de Chrysolôras. De l’ancien disciple de ce dernier Guarino Veronese, alors à Vérone ? C’est d’autant plus probable que l’année précédente encore Guarino était toujours à Venise le professeur de grec des jeunes “protecteurs” et amis de Filelfo, Leonardo Giustinian et Francesco Barbaro 121. Or on se souvient que Filelfo avait prié les jeunes patriciens de faire jouer leurs relations au Sénat pour qu’il obtienne le poste de chancelier du baile, qui seul rendait possible son voyage d’un point de vue matériel. Dès lors, comment ne leur aurait-il pas demandé aussi de faire jouer leurs relations pour en assurer sa finalité culturelle, après tout prioritaire, en obtenant de Guarino qu’il s’entremette pour lui auprès de Chrysolôras ? Ceci dit, Filelfo était déjà assez intime avec Guarino, qu’il avait bien connu à Venise lorsqu’il y fut lui-même entre 1417 et 1419, y tenant école pour les fils de jeunes patriciens, pour lui demander directement un tel service 122. Sollicité par Filelfo comme par ses élèves Barbaro et Giustinian, 121. G. PISTILLI, Guarini, Guarino (Guarino Veronese, Varino), dans DBI 60, Rome, 2003, p. 357-369 : 357359. Cf. aussi infra, n. 154. 122. ROSMINI, I, p. 7 : « Venezia ove ne’ due anni che quivi allora stette, cioè dal 1417 al 1419 […] quivi conobbe la prima volta i due famosi uomini Vittorino da Feltre, e Guarin da Verona assai maggiori d’età di lui che professavano eglino pure greca e latina letteratura, ma soldati già veterani, per servirmi delle sue espressioni 235 Guarino pouvait difficilement refuser. C’est donc lui qui, à l’évidence, dut prendre sa plus belle plume pour annoncer à Iôannès Chrysolôras l’arrivée prochaine du jeune homme, vanter ses mérites et surtout son désir ardent de renouveler sous sa férule son expérience des années 1405-1408 123. On comprendrait mieux encore, dans ces conditions, la mauvaise humeur qu’il éprouva en 1424 à l’annonce du mariage de Filelfo : en fait, il ne se serait pas pardonné d’avoir introduit lui-même à l’époque le loup dans la bergerie… Que Chrysolôras ait eu ou non le temps de trans-mettre son accord par écrit, il dut recevoir Filelfo dès son arrivée à Constan-tinople. Apparemment le premier contact entre les deux hommes fut heureux, le maître entourant bientôt l’élève d’une véritable affection dont seul, certes, Filelfo s’est fait l’écho, mais dont il n’y a pas lieu de douter. Quoi qu’il en soit, avant même d’aller trouver Chrysolôras, Filelfo alla forcément se présenter à Constantinople au vice-baile Pietro Querini, dans la colonie vénitienne de la capitale, pour que ce dernier le prît aussitôt à son service. Mais Bertucio Diedo avait travaillé avec le chancelier Bartolomeo Maurica (Bartholomaios Mavrikas) 124, prêtre crétois, et il n’est pas sûr que ce dernier ait laissé aussi facilement sa place, à supposer que cela fût possible, Filelfo ayant été affecté auprès d’un nouveau baile qui se faisait attendre. Il ne semble pas en tout cas que Filelfo ait commencé sa carrière de chancelier du baile avant l’arrivée de Benedetto Emo. Certes, nous n’avons pas, pour pouvoir l’assurer, le protocole des documents par lui instrumentés au sein de la curia Venetorum in Constantinopoli, seulement la mention de quatre actes medesime, mentre egli era ancor principiante » ; VITI, Filelfo, Francesco cit., p. 613 : « Nel 1417 passò a Venezia, dove tenne scuola ai giovani appartenenti alle famiglie più illustri, come Bernardo Giustinian [le jeune fils de Leonardo]. Allo stesso tempo strinze amicizia con altri maestri veneziani, fra cui Guarino Veronese e Vittorino da Feltre, veri animatori della cultura cittadina ». Cf. FILELFO, Epistolae, lib. XVII, f. 115 (lettre à Pietro Perleoni). 123. Personne, à notre connaissance, ne s’est demandé qui avait bien pu recommander Filelfo auprès de Iôannès Chrysolôras, pas plus Rosmini que Viti. 124. Dans le renouvellement du traité byzantino-vénitien du 30 octobre 1418, signé par Diedo, il apparaît dans la version vénitienne comme Ego Bartholomeus Mauriaco, clericus cretensis, canzellarius egregii domini ambasiatoris, ac in Curia Venetorum Constantinopolis imperiali auctoritate notarius : THOMAS, Diplomatarium Levantinum, II, doc. 171, p. 317. Dans la version grecque, il est parlé en revanche de Βαρθολομαῖος Μαουρίτζιος, et signalé que la version latine subscripta est : Ego Bartholomeus Mauricico, clericus cretensis (MM III, doc. XXXV, p. 162 et 163, et PLP 16818). On a donc deux versions différentes d’un même patronyme, mais laquelle choisir ? Une procuration instrumentée par lui à Constantinople, dont on n’a pas la date, permet de trancher car elle est dite, dans son milieu de Candie, completa et roborata manu presbiteri Bartholomei Mauercha, notarii et cancellarii Curie Venetorum in Constantinopoli (ASV, NC, b. 25, notaio Giorgio Candachiti, prot. 2, f. 95v-96r (ol. 175v-176r) (Candie, 22/08/1420). C’est cette quatrième transcription de son patronyme, parce qu’elle est aussi employée pour le notaire crétois contemporain Kônstantios Mavrikas (Constancius Maurica ou Mauerca), qui permet de restituer Mavrikas comme forme correcte de son patronyme. 236 qu’il rédigea en cette qualité, ce qui est médiocre, certes, mais peut constituer un échantillon représentatif. Or, on constate qu’ils s’échelonnent, comme on verra, entre juin 1422 et avril 1423, soit uniquement pendant le baiulatus d’Emo. Mais s’il n’obtint probablement pas de pouvoir devenir chancelier du vice-baile Pietro Querini de feu Guglielmo, Filelfo n’en dut pas moins réclamer sa protection, peut-être pour l’obtention d’un emploi subalterne. Après tout, n’était-il pas désormais un citoyen vénitien, de surcroît pourvu d’une charge officielle au sein de la colonie du Bosphore ? Toute sa vie Filelfo fut un infatigable solliciteur des divers protecteurs qui jalonnèrent sa carrière : on voit mal dans ces conditions comment il aurait épargné, surtout à Constantinople où il était néophyte, un Pietro Querini vice-baile. UN CHANCELIER DES VÉNITIENS IMPÉCUNIEUX TÉMOIN DE LA GUERRE BYZANTINO-OTTOMANE (1421-1423) Giuseppe dalla Santa a mis au jour un dossier fort intéressant, qui montre qu’un peu plus tard, Filelfo fut très lié aux neveux de Pietro Querini, alors que ce dernier avait déjà regagné la lagune depuis la fin de 1422 au moins. Trois des quatre fils de son défunt frère Andrea Querini, Bartolomeo, Giacomo et Tadeo, installés à Venise dans la paroisse de San Martin 125, résidaient en effet à Constantinople pour affaires dans les années 1425-1427, peut-être dès 1422 en remplacement de leur oncle Pietro, mais on ne peut l’assurer. En 1443 à Venise, le quatrième neveu, Guglielmo Querini – qui n’avait pas, lui, participé à l’aventure constantinopolitaine de ses frères –, rappelait que « Tadeo Querini, mon frère, procura de temps en temps à Constantinople beaucoup d’argent à ser Francesco Filelfo, lequel était venu en ce lieu en qualité de chancelier de notre baile, de sorte qu’il trouvait toujours ouverte à son gré la bourse de mon dit frère, au point que, par ses livres [de compte], j’ai trouvé qu’il avait obtenu de lui 388 hyperpères et 20 karati qui sont de cette monnaie de Constantinople, soit, dans la nôtre, à 3 hyperpères le ducat, 129 livres, 19 sous, 11 gros et 11 piccoli, étant non compris dans cette somme une tasse d’argent et quelques instruments de cuisine obtenus en plus de cet argent » 126. Plus loin, Guglielmo soulignait 125. À Venise le 19 mai 1430, les nobilis vir dominus Guillielmus Quirino quondam domini Andree de confinio Sancti Martini ex una parte, et nobilis vir dominus Bartholomeus Quirino quondam domini Andree, de dicto confinio Sancti Martini, ex altera parte, ambo fratres, dissolvaient leur fraterna compagnia : ASV, CI, b. 95-I, parchemin unique. 237 que Filelfo « entrait [dans la maison de mon frère], y avait usage et y mangeait comme dans sa propre maison, car mon frère se fiait à lui » 127, tandis que dans une autre lettre, de 1444, il précisait que l’humaniste « avait contracté une telle amitié à Constantinople avec lui que non seulement il y usait de notre maison pour y manger et dormir comme il lui plaisait, mais il trouvait notre propre bourse toujours ouverte à son plaisir » 128. Si, à Venise vingt ans plus tard, Guglielmo Querini se permettait de vouloir rendre gorge à Filelfo, c’était en sa qualité de dernier frère survivant car « Tadeo est mort ici [à Venise en septembre 1435] tandis que mes deux autres frères Giacomo et Bartolomeo sont morts à Constantinople [Bartolomeo en août 1435] et tout m’est revenu » 129. Un facteur expliquant les liens d’amitié de Filelfo avec ses jeunes Querini serait peut-être à trouver dans le fait que ces derniers, pour être des marchands, n’en étaient pas pour autant dépourvus d’intérêts 126. DALLA SANTA, Di un patrizio veneziano cit., p. 78 : « Tadio Quirin mio fradelo, in Constantinopoli de tenpo in tenpo servì ser Franzescho Filelfo de molti dener, el qual andò in quel luogo chanzelier del nostro Bailo, in muodo che senper el trovava la borssa del dito mio fradelo aperto al suo piaxer, intanto che trovo per i so libri lui aver abudo perperi 388 karati 20, che sum de quela moneda de Constantinopoli, i qual sum de nostra moneda a perperi 3 per ducato, lire 12[9], soldi 19, grossi 11, piccoli 11, non metando in questa suma una taza d’arzento et algune massarice lave oltra i diti dener… » 127. Ibid., p. 81 : « …de mio fradelo che l’intrava e usiva e manzava chome in chaxa propria ». 128. Ibid., p. 83 : « aveva contratto a Constantinopoli tanta amicizia col fradelo che non solamente l’usava chaxa nostra in manzar et dormir chome el voleva, ma la propria borssa senper el trovava aperta a suo piazer ». 129. Ibid., p. 81 : « Tadio morì qui e i altri do mie fradeli Jacomo e Bortolamio morì in Constantinopoli e che tuto a mi he romaxo ». La date de la mort de Tadeo est donnée par Guglielmo dans un mémoire adressé le 1er mars 1438 à Giorgio Marin ; celle de Bartolomeo dans un mémoire du 12 août 1441 adressé à Giacomo da Scarpanto. On en trouve confirmation dans le livre de comptes de Giacomo Badoer. Dès le 16 novembre 1436 (il était arrivé à Constantinople le 2 septembre précédent), Badoer notait : « Signorin zudio diè dar a di primo novenbre per debitori de raxon de ser Franzesco Zorzi asignadime per hi comessari de ser Bortolamio Quirini per pani bresiani che l’avie dal dito ser Bortolamio de raxon del dito ser Franzesco Zorzi » (U. DORINI, T. BERTELÈ, Libro dei conti di Giacomo Badoer (Costantinopoli 1436-1440), Rome, 1956 (Il Nuovo Ramusio, 3), p. 5419-21), tandis que le 1er novembre suivant, il est dit de « Michali Sofo griego che uxa al viazo de Bursa […] che hi chomessari de ser Bortolamio Quirini l’asigna per debitor per resto de pani bastardi che l’ave de raxon del dito ser Franzesco e ser Tadio Quirini » (ibid., p. 7421-24). Le 23 octobre 1437 est notée la somme de 1258 hyperpères et 8 karati « per la co[messaria] de ser Bortolamio Quirini, per un chanbio per Veniexia » (p. 20428) tandis que le même jour on voit apparaître pour la première fois le nom du principal « comessario » de feu Bartolomeo, son frère Guglielmo : « a di dito per la co[messaria] de ser Bortolamio Quirini per una letera de chanbio de duc. 200, mandadi a pagar al dito ser Piero e a rezever a ser Vielmo Quirini a zorni 8 da poi el zonzer de le galie, a perp. 3 car. 3 1/2 el duchato, monta a […] perp. 629 car. 4 » (ibid., p. 21317-19 ; voir aussi p. 26014-19). Bartolomeo Querini de feu Andrea laissa un bâtard, Giovanni, qui en 1452 s’apprêtait pour le voyage de Flandre en tant que facteur de son oncle Guglielmo : DALLA SANTA, Di un patrizio veneziano cit., p. 69-70. Guillaume Saint-Guillain nous signale qu’un procès inédit tenu à Venise en 1469/70 révèle que ce Giovanni Querini de feu Bartolomeo était né à Constantinople, donc avant 1435. En revanche, Guglielmo ne donne pas la date de la mort, toujours à Constantinople, de son autre frère Giacomo Querini de feu Andrea. DALLA SANTA, Di un patrizio veneziano, cit., p. 65, la place seulement « prima 1443 ». Mais comme le libro dei conti de Badoer ne le mentionne pas plus mort que vif, il est vraisemblable qu’il mourut dans la capitale byzantine bien des années avant son frère Bartolomeo. 238 intellectuels. Le 4 mai 1437, Guglielmo demandait à ses facteurs de Constantinople « qu’il vous plaise de me mander les nombreux livres de bien des auteurs qu’avait Bartolomeo. Et s’il en est resté aux mains de quelque personne, faites en sorte de les obtenir, et s’ils sont revenus ici, faites-le moi savoir en précisant de quels livres il s’agit, afin qu’ils ne soient pas perdus » 130. Deux années plus tard, il déclarait : « j’ai trouvé par l’inventaire que m’a fourni Zuane [Prioli] notés un Justin, un Valère [Maxime], un Salluste, un Cesariono (?) » 131. Il racontait aussi que « lorsqu’en 1427 ledit Francesco Filelfo revint ici depuis Constantinople, je devais recevoir de lui, un mois à compter de son débarquement, paiement d’une lettre de change de 70 ducats d’or. Mais ce dernier, prétextant de sa qualité d’ami de notre maison, m’a mené de jour en jour, jusqu’à ce qu’il finisse par quitter cette ville » 132. Dans le dossier Filelfo qu’il nous a laissé, Guglielmo a eu soin de recopier cette fameuse lettre de change souscrite à l’époque auprès de Tadeo par « questo homo [che] andò chanzelier de i nostro Bailo in Constantinopoli per inparar letere greche e per guadagnar » 133. Délaissée par Dalla Santa, en voici la teneur : Copia di una letere di cambio : + In Christi nomine, amen. 1427, in Constantinopoli Pagero io, Franzescho Philelfo, per questa prima letera de chanbio salvi in tera, zonto sero in Veniexia con Dio avanti da po uno mexe, a ser Guielmo Querin fo de miser Andrea, ho a chi per lui fosse, ducati doro septanta, zoe ducati 70. Die XVIII augusti. Francischus Philelfus a tergo : + Francischo Philelfo detur Veneciis 134 130. DALLA SANTA, Di un patrizio veneziano cit., p. 74 : « de molti libri et bei de autori aveva Bortolamio ; piaquave mandarmeli, e sel ne fosse romaxo algun in man de persona, fate de averlo, e sel fosse de qui venuto, avixemene, et chel libro le, aziò el non se perda ». 131. Ibid., p. 74 : « Io trovo per l’invetario me ha dado Zuane, esser notado I Justino, I Valerio, I Salusto, I Zexariono… ». 132. Ibid., p. 78 : « Unde nel 1427 el dito Franzescho Filelfo vene de Constantinopoli in questa terra, dal qual io dovea schuoder per una soa letera de chambio mexe uno dapoi zonto lui qui, ducati 70 d’oro. El dito per eser amigo de chaxa me menò de dì in dì, domente el se asentò de questa tera ». Filelfo avait quitté Venise pour Bologne le 13 février 1428. Guglielmo raconte qu’il fit alors enregistrer la lettre de change auprès des « consoli di merchadanti » de Venise et la fit envoyer, avec une lettre des dits consuls au podestat de Vicence où il avait entendu dire que se trouvait alors Filelfo. Mais il n’y était plus à l’époque, s’étant établi entre-temps à Florence « et andando per el mondo senza mai avermi fato algun pagamento ». 133. Ibid., p. 84, n. 3. 134. ASV, proc. San Marco de Citra, b. 271, n° 3 (petit papier oblong écrit au recto et au verso). 239 Filelfo avait donc souscrit cette lettre de change à Constantinople le 18 août 1427, alors qu’il s’occupait à boucler ses bagages : il mit à la voile vers Venise exactement neuf jours plus tard 135. En 1443, Guglielmo n’avait toujours pas reçu satisfaction de cette lettre de change, et s’évertuait avec une rare tenacité à adresser régulièrement des rapports circonstanciers de cette affaire à des facteurs ou amis susceptibles de visiter les villes italiennes qui abritaient périodiquement un Filelfo gyrovague, les munissant d’extraits de comptes et de lettres siennes adressées à l’humaniste. Sa persévérance étonne car il ne se faisait guère d’illusions : « Je vous ai donné un compte détaillé comme il apparaît dans le livre de mon frère Tadeo : vous pourrez le lui montrer […] mais ne croyez pas ce qu’il vous dira sans avoir la garantie en main, car il a du miel dans la bouche et le rasoir à la ceinture […], pour être bien méchant et retors » 136. En mars 1444, Guglielmo révèle qu’au mois de juillet précédent, il avait encore écrit à Filelfo une lettre pacifique, à laquelle l’humaniste avait répondu « avec astuce […] laissant comprendre clairement qu’il n’avait aucunement l’intention de me régler » 137. Bien entendu, lorsque Filelfo s’occupa, à la fin de sa vie, de publier sa correspondance, il ne jugea pas dignes de figurer dans son Epistolario les lettres qu’il avait adressées à Guglielmo Querini, et pas seulement sans doute parce que, au lieu d’être rédigées en beau latin, elles l’étaient en vulgaire… 138. Un jour qu’il se sentait un peu plus serré que de coutume par son débiteur, Filelfo lui fit valoir que, puisqu’il lui était réclamé une somme aussi importante que 70 ducats, il voulait contrôler directement les livres de comptes du défunt Tadeo « suo compare » 139. Comme Tadeo Querini mourut sans descendance, ce qualificatif de « compère » invite à se demander si, à Constantinople, Tadeo n’aurait pas été le parrain choisi par Filelfo pour le baptême de son premier fils Gian Mario, né sur place le 21 juillet 1426 : un témoignage d’amitié très fort à cette époque. Il n’est pas sûr cependant que tant de persévérance de la part de Guglielmo Querini ait finalement été payante : pour ne pas avoir à régler ses dettes, 135. Le 27 août 1427 : voir la lettre à Leonardo Giustinian, supra, n. 113. 136. Ibid., p. 79 : « Vi ho dado uno chonto pontaliter chome sta sul libro de mio fradelo Tadio, el qual li porè mostrar […] mà ni li credè chossa el ve diga senza el pegno in man, perchè la el mele in bocha, el raxor ala zentura […] per eser ben chativo et astuto… » 137. Ibid., p. 83 : « astuzia […] se comprende chiaramente lui non aver volunta de pagarme ». 138. VITI, Filelfo, Francesco cit., p. 624, rappelle que c’est à partir de 1451 que Filelfo commença à recueillir et à récupérer de ses correspondants et parfois de leurs héritiers ses propres missives. Il aurait donc pu réclamer à Guglielmo Querini celles qu’il lui avait écrites, puisque ce dernier ne mourut qu’en 1468 : il est manifeste qu’il ne le fit pas. 139. Ibid., p. 83. 240 Filelfo était prêt aux solutions les plus extrêmes, et même aux sacrifices les plus coûteux. Avant qu’il ne parte pour Constantinople, ses généreux protecteurs Leonardo Giustinian, Francesco Barbaro et Marco Lipomano, non contents de lui avoir procuré là-bas le poste de chancelier du baile, l’avaient pourvu de fortes sommes afin qu’il leur procure des manuscrits dans la capitale byzantine. Mais ils ne virent jamais rien venir durant toutes ces années, ce qui n’empêcha pas Filelfo de continuer à leur soutirer régulièrement de l’argent par lettres de change jusqu’à la veille même de son retour, afin de financer son rapatriement et celui de sa famille à Venise, comme il le fit à Constantinople avec Tadeo Querini. Après sept années de ce régime, ses amis vénitiens commençaient à s’impatienter, mais Filelfo, avec sa légèreté habituelle, s’en doutait si peu que lorsqu’il décida de mettre un terme à son séjour byzantin, c’est à eux qu’il choisit d’expédier en avance depuis Constantinople une bonne partie de ses caisses de manuscrits et de vêtements, afin de ne pas se surcharger de bagages superflus pour sa traversée et celle de sa famille. Fâcheuse inconséquence. Il faut dire que c’était un véritable butin de guerre qu’il avait réuni sur place en matière de volumes grecs 140, dont il dévidait avec volupté la longue liste à Traversari, dans une fameuse lettre 141, lui signalant qu’elle n’était pas close pour autant, car il en attendait d’autres. Le plus stupéfiant, c’est qu’à peine débarqué à Venise il écrivit aussi à Marco Lipomano une lettre pleine de considérations sur sa superbe bibliothèque 142 ! 140. Il ne s’était évidemment pas contenté des livres de son beau-père, ni de ceux qu’il fit copier sur place (cf. infra). Il pistait aussi les bibliothèques détenues par d’autres habitants de la Ville, ainsi, comme il le signalait à Théodôros Gaza en 1469, celle « de ce vieux primikérios dont j’ai oublié le nom mais dont la demeure était située sur la gauche dans la rue qui mène à la merveilleuse église de Sainte-Sophie, et qui possédait tous les écrits calomnieux de Barlaam ainsi qu’une savante et habile réfutation par Dèmètrios Kydonès, dont il prétendait avoir été l’élève » : FILELFO, Cent-dix lettres grecques cit., lettre 86, p. 152-153. Ce vieux [mégas] primikérios autrefois élève de Kydonès était-il Dèmètrios Phakrasès, mégas primikérios et correspondant de Kydonès dans les années 1370 ? Cf. PLP 29576. C’est douteux car on imagine mal le personnage demeurer si longtemps revêtu de ce titre et ne pas avoir monté dans la hiérarchie des offices jusqu’à ces années 1420. 141. TRAVERSARI, Epistolae, Ep. Trav. XXIV. 32, II, col. 1010 : Qui mihi nostri in Italiam libri gesti sint, horum nomina ad te scribo : alios autem nonnullos per primas ex Byzantio Venetorum naves opperior. Hi autem sunt Plotinus, Aelianus Aristides, Dionysius Halicarnasseus, Strabo Geographus, Hermogenes, Aristotelis Rhetorice, Dionysius Halicarnasseus de numeris et characteribus, Thucydides, Plutarchi Moralia, Proclus in Platonem, Philo Iudaeus, Herodotus, Dio Chrysostomus, Appollonius Pergaeus, Ethica Aristotelis, eius Magna Moralia, et Eudemia, et Oeconomica, et Politica, quaedam Theophrasti opuscula, Homeri Ilias, Odyssea ; Philostratus de vita Apollonii ; orationes Libanii et aliqui sermones Luciani, Pindarus, Aratus, Euripidis Tragoediae septem, Theocritus, Hesiodus, Suidas, Phalaridis, Hippocratis, Platonis et multorum ex veteribus philosophis epistolae ; Demosthenes, Aeschinis orationes et epistolae, pleraque Xenophontis opera, una Lysiae Oratio, Orphei Argonautica et Hymni, Callimachus, Aristoteles de historiis animalium, Physica, et Metaphysica, et de Anima, de partibus animalium et alia quaedam, Polybius, nonnulli sermones Chrysostomi, Dionysiaca, et alii poetae plurimi, etc. 142. FILELFO, Epistolarum, lib. I, f. 1v (lettre à Marco Lipomano du 12 octobre 1427) : Librorum vero non nihil advexi mecum. Est etiam Venetiis multum cum apud te et Barbarum, tum apud Leonardum meum. Reliquos autem meos codices, cum Venetias reverteris, non modo videbis omnes, sed etiam his fruere ex sententia tua. 241 Aucun de ses trois amis n’était là pour l’accueillir lorsqu’il débarqua le 10 octobre 1427, flanqué de sa femme, de son jeune fils, de cinq esclaves et d’un serviteur 143. Giustinian, Barbaro et Lipomani avaient en effet tous fui Venise, que la peste avait transformée en cité morte. Il n’était donc pas question pour Filelfo de récupérer ses livres dans l’immédiat. Giustinian lui fit même savoir qu’il n’y fallait pas songer avant longtemps, pour des questions de sécurité : en effet, dans la pièce de la cà Giustinian où avaient été entreposées ses caisses de livres, un homme était mort ; aussi aurait-il été trop dangereux d’y pénétrer, et plus encore d’en extraire quelque chose 144. Mais le 17 décembre, alors que la peste était terminée, il n’y avait toujours rien de neuf de ce côté-là, et Filelfo commença à comprendre ce qui se passait, d’autant que Barbaro et Lipomani jouaient la même obstruction. Il tenta d’abord d’attendrir Giustinian : dans les caisses entreposées chez lui se trouvaient aussi les plus précieuses robes de sa jeune épouse grecque, adolescente coquette qui serait désolée de ne pouvoir s’en parer, comme elle l’avait escompté, pour les festivités de Nöel… 145. Mais Giustinian demeura inflexible. Faut-il croire le Poggio lorsqu’il assure que Leonardo intenta un procès à Filelfo, et que c’est pour échapper à la justice vénitienne qu’il se serait enfui avec sa famille par mer à Bologne (13 février 1428), pour rejoindre ensuite Florence, où il aurait été jeté quelques temps en prison pour ces dettes envers Leonardo 146 ? En avril 1428, depuis Bologne, Filelfo eut en tout cas l’idée de lui envoyer un marchand florentin de sa connaissance pour plaider sa cause. Le Florentin fut apparemment bien reçu : Giustinian l’aurait même assuré qu’il allait faire remettre le tout à Filelfo soit à Padoue, soit à Venise où, ajoutait-il perfidement, Filelfo ne manquerait pas de revenir, ardemment désiré comme il l’était par tant d’amis et d’admirateurs. À quoi 143. Ibid., lib. I, f. 1r (lettre à Leonardo Giustinian du 12 octobre 1427) : …servae quattuor, servus unus, minister mercenarius item unus. 144. Ibid., lib. I, f. 2r (lettre à Leonardo Giustinian du 18 décembre 1427) : Posteaquam id cubiculi, ubi mea illa bona continentur, suspectam est propter eum qui eo in loco pestilentiali morbo correptus, excessit e vivis, non solum expectabo, sed diu etiam, multumque expectabo, quoad aer ad salubritatem redierit. 145. Ibid., lib. I, f. 2r (lettre à Leonardo Giustinian du 17 décembre 1427) : Quoniam natalis christianus iam propemodum pulsat fores, facies mihi rem gratissimam, si quas arcas antequam ego forem ex Constantinopoli soluturus, per illius temporis naves ad te misi, mihi reddi curaveris. Non solum libris nonnullis mihi opus est, qui arcis servantur, sed etiam vestimentis, tum meis, tum uxoris. Et ut de me sileam, me quottidie uxor rogat, ne se diutius privem voluptate suarum vestium. Quare, nisi ad proximum natalem huic morem gessero, se ab me deludi existimabit. Nam necque te latere debet ingenium muliebre, et ego uxori ea negare non ausim quae vitae cultui decoroque debentur, adolescentulae praesertim, mihique morigerae. 146. Pour les références au Poggio, et en général à cette affaire des livres en dépôt auprès de Giustinian, nous renvoyons ici au compte-rendu donné par CALDERINI, Ricerche intorno alla biblioteca, cit., p. 217-218, 221-223. 242 Filelfo répondit, sans surprise, en insistant pour que ses livres soient mandés à Bologne, vu qu’il n’avait pas l’intention d’en bouger pour l’instant 147. Passa alors quelque temps durant lequel il s’étonna de ne plus recevoir de lettres de Giustinian, l’accusant de froideur, qu’il attribuait à des ennemis et à des envieux. En 1429, Traversari avouait à Giustinian que Filelfo l’avait prié de lui écrire pour l’inviter à cette fameuse restitution, et on comprend par les paroles de Traversari que les choses se présentaient assez diversement de ce que Filelfo fait croire dans ses lettres. Puis les relations se pacifièrent un peu, puisque, quelques années plus tard, lorsque Filelfo dut se réfugier à Sienne depuis Florence, Giustinian lui proposa de s’établir auprès de lui. Mais on était déjà en 1437 : dix années avaient passé, et si Filelfo n’avait toujours pas récupéré ses livres, il n’entendait pas pour autant renoncer, si longtemps après, à ses “droits”. Profitant d’on ne sait quelle circonstance favorable, il en écrivit encore quelque chose à Giustinian en termes un peu vifs. Mais comme cette lettre fut suivie d’autres où il n’est plus question de livres, il faut en conclure que Giustinian aura trouvé les arguments propres à clouer le bec de son ami quelque temps, jusqu’à cette lettre grecque du 29 septembre 1440 dans laquelle on voit Filelfo lui renouveler soudainement son désir de récupérer ses livres laissés en dépôt 148. Puis on enregistre encore d’autres lettres à Leonardo dans lesquelles Filelfo n’en parle plus. En 1446, Giustinian mourut, et Filelfo lui dédia un bel éloge, destiné à son fils Bernardo 149, ce qui ne signifie pas qu’il avait oublié pour autant ses chers livres : non seulement il en parla à l’ami commun Guarino, mais il ne manqua pas d’écrire directement à ce propos à Bernardo Giustinian 150, probablement sans grand résultat puisqu’en 1453, il invitait son ami Pietro Tomasi à plaider sa cause auprès du jeune Giustinian 151, invitation qu’il répétait encore en 1454. Ensuite, plus rien ; mais il n’est guère douteux que ces manuscrits soient restés dans la cà Giustinian. Comme quoi, face à ce débiteur impénitent, les Giustinian surent se montrer plus efficaces que les Querini. On peut se demander en tout cas si cette habitude de Filelfo de se comporter chez les Querini à Constantinople comme un « amigo de chaxa » à 147. FILELFO, Epistolae, lib. I, f. 5v (lettre à Leonardo Giustinian du 1er juin 1428). 148. FILELFO, Cent-dix lettres grecques cit., lettre 14 : « …je suis grandement étonné que tu me fasses tort en ne me rendant pas les livres que, mu par un sentiment de confiance et d’affection, j’avais mis chez toi en dépôt. Une pareille conduite de ta part est en opposition avec toi-même et avec les lois de l’amitié, etc… » (trad. Legrand). 149. FILELFO, Satyrae, VIII, 6. 150. FILELFO, Epistolae, lib. VIII, f. 52r (lettre à Bernardo Giustinian du 7 novembre 1450). 151. Ibid., lib. XI, f. 77v-78r (lettre à Pietro Tomasi du 6 mai 1453) 243 qui tout était dû, ne datait pas déjà de l’époque où l’occupant de cette maison était Pietro Querini. Ne serait-ce pas d’ailleurs cette fréquentation ancienne qui dut le conduire à ne rien changer à ses habitudes lorsque la cà Querini de Constantinople devint celle des neveux de Pietro ? Quoi qu’il en soit, Filelfo avait, en août 1422, toutes les raisons de conseiller à son maître Iôannès Chrysolôras de confier la récupération de son patrimoine occidental à son “protecteur” Pietro Querini. Toutefois, la question de savoir si Pietro Querini se trouvait déjà à Venise depuis quelques temps alors – après tout Benedetto Emo était arrivé à Constantinople depuis l’été 1421, ce qui avait mis un terme à ses fonctions de vice-baile dès cette époque – ou bien, s’il s’en retournait seulement dans la métropole de la lagune à cette date, doit demeurer sans réponse, faute de sources. Le premier document qui l’atteste formellement à Venise est du 4 novembre 1422, jour où, avec ses frères Stefano et Tomà, il faisait l’objet d’une quittance de la part du prêtre Giovanni de la paroisse de San Zulian pour la somme de 150 ducats que leur défunte mère Elena Corner avait léguée à cette institution religieuse dans son testament du 30 juin 1419 152. Le 29 mai 1423, il assurait enfin à Venise le triomphe de l’héritage Chrysolôras (doc. 2), et le 7 juillet suivant, il était invité à venir exposer au Sénat son opinion, avec quelques autres “spécialistes” bien informés, sur ce qu’il convenait de faire à propos de Thessalonique, que les Byzantins, incapables de défendre comme Murād II, offraient à la Sérénissime 153. En février 1424, on le retrouve avec l’ex-baile de Constantinople Benedetto Emo parmi les Vénitiens de la suite du jeune basileus Jean VIII qui séjournait alors dans la métropole de la lagune. Deux autres patriciens vénitiens déjà rencontrés avaient été également sollicités, cette fois par le Sénat, pour faire honneur au jeune basileus : les amis et “protecteurs” de Filelfo, Leonardo Giustinian et Francesco Barbaro. Non parce qu’il s’agissait, comme les précédents, “d’hommes d’Orient” connus du basileus, mais parce qu’à Venise ils étaient les plus distingués des hellénistes. Ce fut donc eux que la République chargea de débiter, dans un grec excellent, un discours de bienvenue à Jean VIII dès son arrivée à Venise, en décembre 1423 154. On 152. ASV, CI, b. 25, notaio Marco Basilio, prot. 1, f. 23r : Mensis novembris, die quarto de 1422, indictione prima, Rivoalti. […] dominus presbiter Iohannes, presbiter Sancti Iuliani, cum toto suo capitulo rogaverunt cartam securitatis nobilibus viris dominis Stefano, Petro et Thome Quirino, fratribus et filiis atque nunc commissariis nominatibus in testamenti quondam nobile domine Helene, relicte domini Guielmi Quirino olim de confinio Sancti Iuliani etc., de ducatis centum quinquaginta auri quos dicta quondam sua comissaria per sui ultimi testamenti cartam ad eius obitum dimissit et legavit… 153. THIRIET, Régestes cit., II, n° 1891, p. 205. 154. De la même génération que Filelfo, ils avaient l’un et l’autre été formés en grec, à Venise même, d’abord à l’école de Giovanni di Conversino entre 1404 et 1408, puis à celle de Guarino Veronese, entre 1414 et 1419. Cf. 244 entend encore parler de Pietro Querini le 10 décembre 1428, lorsque, en sa qualité de sapiens ordinum et d’expert en situation romaniote, il fut invité une nouvelle fois à donner au Sénat son avis sur Patras et l’Achaïe, que la Sérénissime ne se résolvait pas à voir tomber alors entre les mains de… Jean VIII et de ses frères 155. Sans doute disparut-il assez vite ensuite, car son neveu Guglielmo n’en souffle mot dans sa correspondance 156. Quant à la carrière de Filelfo à Constantinople, on se prend maintenant à douter sérieusement de la chronologie qu’il en a donnée. L’évoquant en 1465 pour son ami Leodrysio Crivello, il raconte « être resté deux années dans l’administration [du baile vénitien] tandis que les cinq années restantes, je les ai passées auprès du très excellent empereur Jean Paléologue » 157. Mais le compte n’y est pas ! On a dit que les documents instrumentés par lui qui nous sont connus s’échelonnent entre juin 1422 et avril 1423. On doit admettre cependant qu’il en a établi dès 1421, à partir de l’été, lorsque l’arrivée de Benedetto Emo lui donna enfin le droit de prendre son poste de chancelier : mais certainement pas au-delà de 1423. Car sa cessation d’activité est assez aisée à déterminer : outre qu’il partit en ambassade “en Pannonie” pour le compte de Jean VIII ca. juillet / août 1423, il avait bel et bien quitté alors son poste de chancelier puisque le successeur d’Emo, Pietro Contarini, qui avait été élu à Venise le 13 juin précédent 158, arriva à Constantinople vers cette période flanqué de son propre chancelier, le célèbre Cristoforo Garatone – lui aussi futur grand pourchasseur de manuscrits dans la capitale byzantine –, qui entra en fonction aussitôt : c’est en effet lui qui rédigea le renouvellement du traité byzantino-vénitien du 30 septembre 1423, alors que Filelfo était déjà loin 159. Autrement dit, si Filelfo œuvra comme chancelier du baile PIGNATTI, Giustinian, Leonardo cit., p. 250, et G. BENZONI, Barbaro, Francesco, dans DBI 6, Rome, 1964, p. 101103. Pour le discours de 1423 à Jean VIII : P. GOTHEIN, Francesco Barbaro, Früh-humanismus und Staatskunst in Venedig, Berlin, 1932, p. 178-179, 332. 155. IORGA, Notes et extraits cit., I, p. 484 ; THIRIET, Régestes cit., II, n° 2117, p. 255. 156. On hésitera en effet fortement à en faire le consul de Tripoli homonyme cité en 1442 (IORGA, Notes et extraits cit., II, p. 104). 157. FILELFO, Epistolae, lib. XXVI, f. 182v (lettre à Leodrysio Crivelli du 1er août 1465) : Quo in magistratu cum duos egissem annos, reliquos quinque apud praestantissimum illum traduci Imperatorem Iohannem Palaeologum… 158. MALTÉZOU, Ὁ θεσμὸς cit., p. 122 et 127. 159. MM III, n° XXXVI, p. 171 et 172 = THOMAS, Diplomatarium, doc. 178, p. 341 (30/09/1423), signé Ego Christophorus Garathonus natus quondam Petri Garathoni de Tarvisio, artium doctor, imperiali quoque auctoritate notarius, tam et cancellarius […] in Curia Venetorum in Constantinopoli. On a de lui un autre document, du 31 juillet 1424, publié par D. JACOBY, Les quartiers juifs de Constantinople, dans Byzantion, XXXVII (1967), p. 167-227 : p. 227, et signé Ego Cristoforus Zacathonus natus quondam Petri Zacathoni, imperiali auctoritate notarius et cancellarius Curie Venetorum in Constantinopoli (où il faut rectifier Zacathonus 245 Emo uniquement le temps de son baiulatus, comme il semble, ses deux années de fonctions vont de l’été 1421 à l’été 1423 160 : il ne lui en restait donc que quatre pour servir Jean VIII, et non cinq 161. Au service de la chancellerie vénitienne de Constantinople de 1421 à 1423, Filelfo eut à connaître une série d’événements dramatiques qui portaient en germe la chute de l’Empire en 1453 162. Tout d’abord la mort du sultan Mehmed Ier, survenue le 21 mai 1421. Au lieu de reconnaître son successeur légitime Murād II, et dans l’espoir de voir l’Empire ottoman sombrer à la faveur d’une guerre civile dans un chaos dont il ne pouvait que tirer bénéfice, le gouvernement byzantin fit le choix dangereux de lui opposer en Europe le prétendant Muṣṭafā, son oncle, tandis que de son côté, Venise invitait son baile Benedetto Emo à faire confirmer les traités de paix qui la liait à l’Empire ottoman avec le successeur légitime, tout en cachant à l’empereur byzantin le but réel de sa mission 163. C’est fin 1421 que, selon toute évidence, Filelfo dut accompagner (à Brousse ?) Benedetto Emo venu porter à Murād II le traité à signer 164, ce qui revenait à consacrer une politique contraire à celle des Byzantins, posture qui fut sans doute pénible à en Zarathonus, et Zacathoni en Zarathoni). Un acte notarié candiote du 24 juillet 1434 fait référence à une procuration établie autrefois manu ser Christofori Garatonis nati quondam Petri Garatoni de Tarvixio, notarii imperialis et cancelarii tunc Curie Venetorum in Constantinopoli, M°CCCC°XXIIII°, die XXIII mense novembris in Constantinopoli (ASV, NC, b. 104, notaio Nicolo Gradenico, prot. 1, f. 98v-99r (ol. 94v-95r)), soit après le retour de Filelfo de Pannonie, survenu le 1er novembre précédent. Dès octobre 1424, le diacre Géôrgios Chrysokokkès terminait de copier un manuscrit pour Garatone : le Vat. Chis. R. VI. 41 (33). Cf. P. FRANCHI DE’ CAVALIERI, Codices Graeci Chisiani et Borgiani, Rome, 1927, p. 71-73 ; G. MERCATI, Scritti d'Isidoro il cardinale Ruteno e codici a lui appartenuti che si conservano nella biblioteca apostolica Vaticana, Rome, 1926 (Studi e testi 46), p. 49, 83, 107, n. 2 ; Appendice, Codici di Garatone, p. 111, 113, 114-115, 140, 142. Pour la carrière de Cristoforo Garatone, qui revint souvent à Constantinople pour le compte d’Eugène IV, notamment comme évêque de Coron en septembre 1437 (nommé le 27 février précédent), cf. L. PESCE, Cristoforo Garatone trevigiano, nunzio di Eugenio IV, dans Rivista di storia della Chiesa in Italia, 28 (1974), p. 23-93, et maintenant G. MORO, Garatone, Cristoforo, DBI 52 , Rome, 1999, p. 234-238. 160. Et non de 1420 à 1422, comme on le trouve trop souvent. 161. Il faut là aussi corriger VITI, Filelfo, Francesco cit., p. 613, qui affirme que « presto [Filelfo] conseguì un notevole successo, che trovò sanzione nella nomina, nel 1422, che gli pervenne da parte dell’imperatore Giovanni VIII Paleologo, a suo segretario e consigliere ». 162. Pour les événements qui suivent et leur chronologie, on renvoie simplement le lecteur à BARKER, Manuel II cit., p. XXXIV-XXXV, et p. 349-376. 163. Les instructions adressées par le Sénat à Emo, déjà baile en poste à Constantinople à l’époque, sont du 10 octobre 1421. Cf. IORGA, Notes et extraits cit., I, p. 312-313 ; THIRIET, Régestes cit., II, n° 1825, p. 191. 164 Dans une lettre du 31 août 1453 à Ciccho di Calabria, secrétaire du duc de Milan (lettre non recopiée dans le Trivulzianus 873 mais découverte et publiée par ROSMINI, II, n° IX, p. 305), Filelfo donnait des conseils sur la conduite à tenir devant les Turcs de Mehmed II et se justifiait de cette prétention en assurant que « a tal cosa io sono attissimo, perchè fui li mandato per lo Bailo de Costantinopoli, nomine Dominii Venetorum, ad Amoratho suo padri, e fui quello che portoli tra’l detto Turcho e la Signoria di Venezia i capitoli ». Sebastian Kolditz, qui a eu l’occasion de consulter cette lettre aux archives de Milan, nous signale toutefois que le texte en serait assez différent de la transcription réalisée par Rosmini. 246 l’élève de Iôannès Chrysolôras. Puis ce ne fut plus qu’une série de catastrophes, qui s’abattirent les mois suivants sur Byzance à un rythme accéléré : le prétendant Muṣṭafā, appuyé militairement par les Byzantins, ne fut pas entre leurs mains la marionnette docile qu’ils avaient escomptée, se moquant d’eux une fois qu’il se fut assuré de Gallipoli. À la suite de quoi, il fut battu par son neveu dès qu’il passa en Asie Mineure, puis contraint de retourner en Europe où vint le poursuivre Murād II, qui traversa le détroit avec ses troupes sur les navires que le Génois Giovanni Adorno de Vieille Phocée avait mis gracieusement à sa disposition 165. Le 2 février 1422, le baile Benedetto Emo faisait savoir ces développements à son homologue, le duc vénitien de Crète, par une lettre que dut rédiger son chancelier Filelfo 166. Une fois en Europe, Murād II ne tarda pas à éliminer Muṣṭafā, et l’heure des règlements de comptes avec Byzance sonna : tout début juin Thessalonique fut attaquée, tandis que le 10 l’armée ottomane commençait à encercler Constantinople, Murād II arrivant le 20 juin suivant pour mettre en personne le siège devant la ville. C’est au moment où l’armée ottomane, de 25 000 hommes, s’approchait d’une capitale byzantine dont la population était gagnée par la panique et l’hystérie 167 que Filelfo émit le premier acte dont on a conservé la trace, le 6 juin 1422. Il s’agissait d’une simple procuration, émise pour Candie par un Francoli Venier en faveur de l’orfèvre Marco Querini 168. Le 22 juin suivant, le baile Benedetto Emo faisait parvenir à Venise un rapport où il rendait compte des débuts de ce siège, un rapport peut-être rédigé, là encore, par son secrétaire Filelfo 169. Menée énergiquement par Jean VIII, la défense de la capitale mobilisa, à en croire Iôannès 165. Au célèbre récit de Doukas sur cette affaire, il faut ajouter aujourd’hui la documentation génoise découverte par E. BASSO, Genovesi e Turchi nell’Egeo medievale : Murad II e la «Societas Folie Nove», dans Quaderni medievali, 36/XII (1993), p. 31-52. 166. Cette lettre, conservée dans le fond vénitien du Duca di Candia, a été partiellement publiée par IORGA, Notes et extraits cit., I, p. 316-317 : Nam, propter hos novos motus Turcorum, quando ab diem XX huius mensis ianuarii, Mustaphas, cum equitibus circiter XIIm, peditibus autem circiter Vm, traiecit ex Grecia aput Galipolim in Turchiam, quod quatuor naves ianuensium armate erant pro traiciendo Morath-beim in Greciam. Et ob quas res, quod Grecia et Turcia sunt in maximo motu atque agitatione. 167. Il fallut notamment que les autorités byzantines sacrifient une victime expiatoire pour conjurer le sentiment général de trahison ressenti par les Constantinopolitains paniqués : l’interprète en langue turque de la cour, Théologos Korax (PLP 13160). 168. ASV, NC, b. 23, notaio Giovanni Longo, f. 157r (Candie, le 5 juin 1423) : Eodem. Manifestum facio ego Marcus Quirino olim aurifex, habitator Candide, procurator et procuratorio nomine nobilis viri ser Francoli Venerio quondam domini Petri, ut patet carta procurationis facta manu ser Francisci Philelphi, publici imperiali auctoritate notarii tuncque cancellarii in Venetorum Curia Constantinopolis, M°CCCCXXII°, mensis iunii die sexto, Constantinopoli… Il n’y a pas lieu de voir dans ce Marcus Querini un parent de nos Querini dalle Papozze : ce patronyme était très répandu en Crète à l’époque, même porté par des Grecs. 169. Nous n’avons plus ce rapport, qui ne nous est connu que par ce qu’en dit Antonio Morosini dans sa chronique encore inédite. Le chiffre de 25 000 Turcs est de lui. Cf. DJURIĆ, Le crépuscule cit., p. 213, n. 6. 247 Kananos, toute la population 170. Filelfo y participa-t-il ? Il n’en a jamais parlé. Mais on sait aujourd’hui qu’un drame d’ordre privé devait requérir alors toute sa sollicitude : l’agonie de son maître Iôannès Chrysolôras. Il est déjà bien poignant d’imaginer Filelfo dans la demeure Chrysolôras au chevet de l’agonisant, prenant sous sa dictée l’énoncé de ses dernières volontés. Ce l’est encore plus lorsqu’on réalise qu’en ce 23 août 1422, on était à la veille de l’assaut général lancé par Murād II le lendemain, le jour de la SaintEutychès, un assaut qui dura deux heures et fut certes repoussé, mais dont la violence donna aux Constantinopolitains un avant-goût du 29 mai 1453, notamment parce que, pour la première fois depuis la longue série de sièges qu’avait connu la Ville, il fut fait usage du canon : c’est dans le bruit et la fureur que s’éteignit Iôannès Chrysolôras 171. Après cet échec, Murād II reflua avec ses troupes dès le 6 septembre. Il est vrai que sa présence en Anatolie se révélait urgente. Manuel II avait eu en effet l’habileté d’entrer en contact avec le seul frère que Murād n’avait pu éliminer à la mort de son père, et de l’instrumentaliser en lui proposant une alliance : le tout jeune Muṣṭafā, âgé d’à peine douze ans et manœuvré par son lala (précepteur) ılyas. Résultat : Murād II dut se porter au secours de Brousse, menacée. Mais si Constantinople était sauve, la seconde métropole de l’Empire, Thessalonique, contre laquelle Murād II avait jeté ses troupes en manière de compensation, se trouvait serrée de trop près pour que les Byzantins puissent espérer la sauver également. Aussi, plutôt que de l’abandonner aux Ottomans, le gouvernement impérial se fit peu à peu à l’idée de la céder aux Vénitiens pour qu’ils en assurent la défense. Les arrière-gardes de l’armée ottomane rôdaient encore dans les environs de la capitale lorsque débarqua à Péra, le 10 septembre 1422, le franciscain Antonio da Massa, ambassadeur du pape Martin V, avec sa suite. Logé au couvent franciscain de la colonie génoise, Massa fit notifier aussitôt son arrivée aux Blachernes 172, et passa les jours suivants à faire traduire en grec 170. Iôannès Kananos a laissé un récit très circonstancié de ce siège : cf. IÔANNÈS KANANOS, Giovanni Cananos. L’assedio di Costantinopoli. Introduzione, testo critico, traduzione, note e lessico, éd. E. PINTO, Messine, 1977. 171. Signalons toutefois que GÉÔRGIOS SPHRANTZÈS, Giorgio Sfranze, Cronaca, éd. R. MAISANO, Rome, 1990 (CFHB 29), X, § 2, p. 227-8, donne comme date de l’assaut celle du 22 août 1422. Compte-tenu des circonstances, on pourrait évidemment envisager que Chrysolôras ait pu mourir des suites d’une blessure reçue sur les murailles de Constantinople. Franchement on y croit peu, d’autant que s’il était mort ainsi en héros, son trépas aurait sans doute fait un peu plus de bruit. On l’imagine plutôt mourir des suites d’une maladie. On serait tenté d’assigner à sa mort celle des derniers jours d’août 1422, puisque Filelfo dit qu’il rédigea son testament alors qu’il se mourait. Mais Iôannès aura pu “durer” encore un certain nombre de jours et dépasser ainsi ce mois d’août. On verra que son oncle Manuel trépassa huit jours après avoir testé. 172. J. D. MANSI, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, XXVIII, Florence, 1758, réed. Graz, 1961, coll. 1063-1068 : 1063 : … Antonius Massanus, qui dicitur orator et nuntius apostolicus in partibus Graecie, 248 et à peaufiner l’argumentaire pontifical dans un sens qui ne soit pas trop agressivement “romain” à entendre pour les oreilles impériales, aidé en cela par les religieux latins établis de longue date dans la colonie, dominicains et franciscains, qui connaissaient bien leur affaire 173. L’audience officielle eut lieu le 16 septembre suivant, Massa ayant pris, aux côtés du baile des Vénitiens Benedetto Emo, la tête d’un nombreux cortège formé de notables grecs et italiens qui se rendit ainsi aux Blachernes 174 : le chancelier Filelfo, personnage officiel de la colonie vénitienne lui aussi, fut certainement du nombre. Le 30 septembre, le jeune prétendant Muṣṭafā, flanqué de son précepteur, fut reçu très officiellement à Constantinople par les basileis qui l’assurèrent de leur appui dans ses prétentions contre Murād II 175. Mais le lendemain 1er octobre, Manuel II fut frappé par une crise de paralysie qui lui ôta l’usage de la parole et de presque tous ses membres, ce qui retarda d’autant les pourparlers avec Massa, tandis qu’on expédiait le jeune Muṣṭafā passer quelques jours à Sélymbria 176. Le 19 octobre, Massa fut enfin reçu confidentiellement par le patriarche Iôsèph II et son synode dans les katèchouméneia de Sainte-Sophie, puis le lendemain à l’église Hagios Stéphanos, cette fois en présence d’une foule mêlée de Grecs et de Latins 177. Sa mission diplomatique se solda par un échec, mais avant de partir il établit à Péra un rapport en latin sur sa mission, qu’il fit ensuite authentiquer à ad diem decimum septemb. millesimi supradicti Constantinopolim applicuit, qui maiori suae honestati consulens, divertit in Peram ad conventum ordinis Fratrum Minorum… Voir aussi l’édition du même texte dans RAYNALDUS, Annales ecclesiastici ex tomis octo ad unum pluribus auctum redacti auctore etc., ab anno 1198, VIII, Lucques 1752, ad 1422, coll. 544-547. 173. V. LAURENT, Les préliminaires du concile de Florence. Les neuf articles du pape Martin V et la réponse inédite du patriarche de Constantinople Joseph II, Revue des Etudes Byzantines, 20 (1962), p. 5-60 : p. 10, « la version grecque […] avait dû être établie par l’ambassade, elle-même aidée par d’autres religieux, franciscains ou dominicains, résidant à Péra ». 174. Ibid., col. 1063 : Postidea vero, cum ad diem decimum sextum eiusdem mensis septembris, ipse dominus Imperator misit, idem reverendissimus pater dominus nuntius apostolicus ad imperiale palatium profectus est, honorificentissime associatus, et ab honorabili domino Baiulo illustrissimi Ducali Dominii Venetorum, et alia multitudine nobilium copiosa, tam Graecorum quam Latinorum. 175. SPHRANTZÈS cit., XI, § 1, p. 2210-13. 176. La date du 1er octobre 1422 pour l’attaque cérébrale dont Manuel II fut la victime est donnée par SPHRANTZÈS cit., XI, § 2, p. 2214-15, tandis qu’Antonio da Massa donne celle du 3 octobre (MANSI, col. 1064) : Ad diem autem tertium octobris cum idem illustrissimus Imperator Manuel mittere instituisset, veluti antea dixerat, ut ipse cum domino Patriarcha eas novem conclusiones expondendas attenderet, gravissima infirmitate oppressus est et a deo oppressus repente, ut et loquelam omnem, ac sensus omnes penitus amiserit. Mais c’est Sphrantzès qui doit avoir raison. 177. Ibid., col. 1064 : Vicesima autem die eiusdem mensis octobris, reverendissimo in Christo patre et domino domino Patriarchae Constantinopolitano supradicto publice, in ecclesia Sancti Stephani, coram suis metropolitanis, calogeriis et praepedibus, atque aliis multis tam Grecis quam Latinis hominibus, idem dominus nuncius apostolicus exposuit. Il faut bien sûr lire papatibus au lieu de praepedibus. 249 Constantinople le 14 novembre 1422 par une série de témoins, tous des religieux latins – à l’exception de Giovanni Aurispa, alors secrétaire de Jean VIII –, et par devers un notaire qui ne fut autre… que Filelfo, chancelier du baile des Vénitiens 178. On reviendra sur la liste de ces religieux latins. Au début de 1423, Murād II élimina son jeune frère Muṣṭafā, repassé en Asie Mineure et finalement trahi par son lala, tandis qu’il maintenait sa pression sur Thessalonique. Le 26 avril 1423, dans la logia de la curie des Vénitiens à Constantinople, Filelfo établit un contrat passé entre le Vénitien Bartolomeo Marcello de feu Benedetto et le Pérote Odoardo Draperio, pour une livraison de grain à Trébizonde, le seul document du chancelier des Vénitiens Filelfo qui nous soit parvenu intégralement, sur parchemin original 179. Son mariage avec la très jeune Théodôra Chrysolôrina dut être négocié ce printemps-là, et il semble avoir coïncidé – sans doute n’est-ce pas un hasard – avec les offres de service de Jean VIII. De fait, débarrassé de ses fonctions de chancelier au début de l’été, Filelfo accepta aussitôt la proposition d’une mission impériale auprès de Sigismond de Hongrie. FILELFO AU SERVICE DE JEAN VIII (ÉTÉ 1423-ÉTÉ 1427), ET SES ÉTUDES AUPRÈS DE « CHRYSOKOKKÈS » Il peut paraître étrange que Jean VIII ait choisi ce jeune Italien pour une mission auprès de Sigismond, et encore plus étonnant, à la réflexion, que 178. En bas du rapport on trouve en effet : Et ego Franciscus Philelphus, civis Venetus, publica et imperiali auctoritate notarius, et nostris in Venetorum Curia et Constantinopolitana cancellarius, ex relatione et attestatione praefatorum testium suprascripta omnia et singula scripsi, complevi et publicavi. Cf. MANSI, col. 1068. Si l’on a bien en mémoire le compte des documents que l’on sait avoir été instrumentés par Filelfo en sa qualité de chancelier du baile, c’est ici le troisième. Il était connu de ROSMINI, I, p. 10, n. 3, parce que publié pour la première fois par Ph. LABBE, G. COSSART, Sacrosancta concilia ad regiam editionem exacta, XVII, Venise, 1731, col. 105. Mais il a commis une erreur de date à son propos, répercutée ensuite par DALLA SANTA, Di un patrizio veneziano cit., p. 89, ainsi que par CASTELLANI, Documenti veneziani cit., p. 366, n. 1 : « 14 di novembre 1423 », au lieu de « 14 di novembre 1422 ». 179. ASV, CI, b. 83, quaderno 5, parchemin. Il a été publié intégralement par DALLA SANTA, Di un patrizio veneziano cit., p. 89. En voici le protocole et la souscription : In Christi nomine amen. Ab eiusdem Nativitate anno M°CCCC°XXIII°, indictione prima et die XXVI° aprilis, Constantinopoli sub lodia Venetorum, presentibus ser Francisco Angeli de Florentia et ser Andrea Iannello, testibus ad hec omnia et singula vocatis et rogatis […] Ego Franciscus Philelfus, publicus imperiali auctoritate notarius et nunc in Venetorum Curia Constantinopolis cancellarius, his omnibus rogatus interfui, scripsi et publicavi etc. Bartolomeo Marcello de feu Benedetto n’est autre que le futur ambassadeur vénitien envoyé à Mehmed II en 1453 et premier baile de Constantinople sous la Turcocratie (1454-1456). Cf. Th. GANCHOU, Le rachat des Notaras après la chute de Constantinople, ou les relations «étrangères» de l’élite byzantine au XVe siècle, Migrations et Diasporas Méditerranéennes (Xe-XVIe siècles), éd. M. BALARD, A. DUCELLIER, Paris, 2002 (Byzantina Sorbonensia 19), p. 149-229 : p. 177 et n. 116. 250 Filelfo, citoyen vénitien jusqu’ici forcément aligné sur la politique étrangère de la Sérénissime, l’ait acceptée. Car si Sigismond était un vieil et fidèle ami de Byzance, il ne l’était pas de Venise, qui entretenait alors avec lui de très mauvaises relations, au point de le considérer comme l’un de ses ennemis 180. Accepter d’aller le trouver au nom du basileus confirme donc clairement qu’à l’été 1423, ayant cessé d’être chancelier du baile, Filelfo s’était choisi un nouveau maître, et cet engagement soudain du côté des intérêts géopolitiques byzantins s’explique à l’évidence par la conclusion, concommitante, de son mariage avec Théodôra Chrysolôrina, jeune fille de la haute aristocratie byzantine. D’autant que ce n’est pas le fait qu’il fût un occidental qui dicta à Jean VIII le choix de Filelfo : après tout, il aurait tout aussi bien pu envoyer dans ce cas Giovanni Aurispa, qui était alors à son service. En réalité, c’est parce que le basileus savait que Sigismond serait particulièrement bien disposé envers un gendre de Iôannès Chrysolôras, et lui ferait bon accueil. En effet, les Chrysolôradès oncle et neveu avaient été par le passé ambassadeurs de Byzance auprès de Sigismond, qui avait si particulièrement apprécié Iôannès qu’il l’avait honoré, en 1414, du titre de comte palatin 181. Avant de partir pour une ambassade dont il ne pouvait prévoir qu’elle le tiendrait aussi longtemps loin de Constantinople, Filelfo confia deux de ses livres à son ami et rival dans la capitale, Giovanni Aurispa. Il s’en expliquait dans une lettre de 1431 : « Ta lettre, où tu me réponds de façon répétée que le Macrobe et le Dion, que tu as acquis de manière vraiment commode, je t’en aurais fait cadeau à l’époque où je fus envoyé de Constantinople au roi des Romains Sigismond, m’a bien fait rire. […] Car ce dont je me souviens, moi, c’est que lorsque j’étais sur le point de monter sur la trirème, je t’ai prié d’accepter que soient confiés à ta foi ces deux codices jusqu’à mon retour de Pannonie : ainsi auraient-ils été plus en sécurité auprès de toi qu’à la maison. Mais lorsque je suis revenu à Constantinople, tu étais parti en Italie… 182» On se rappelle en effet que le 15 novembre 1423, Aurispa s’était embarqué à Constantinople avec Jean VIII pour Venise, pour ne plus revenir ensuite. La 180. L’un des objectifs du voyage de Jean VIII en Italie deux mois plus tard fut du reste de proposer sa médiation dans le conflit qui opposait alors Venise à l’empereur allemand, afin de permettre l’organisation d’une coalition chrétienne contre les Ottomans. Cf. DJURIĆ, Le crépuscule cit., p. 231. 181. Sur les missions de l’oncle et du neveu auprès de Sigismond en Italie, cf. infra. 182. FILELFO, Epistolae, lib. II, f. 10r (lettre à Giovanni Aurispa du 12 septembre 1431) : Moverunt mihi risum litterae tuae, quibus Macrobium atque Dionem, quos commodato acceperas, repetenti responderis eos me tibi dedisse dono, quo tempore Constantinopoli sum profectus ad Regem Romanorum Sigismundum. […] Ego enim memoriter nemini, cum essem triremem prope inscensurus, petiisse te, ut duos illos codices ad reditum usque meum ex Pannonia tuae fidei commendarem ; tutius enim eos apud te futuros quam domi. Cum vero Constantinopolim revertissem, tu aberas in Italia. Lettre également publiée dans FILELFO, Cent-dix lettres grecques cit., p. 16. 251 mention de la maison de Filelfo à Constantinople est intéressante : il ne voulait pas y laisser ses manuscrits pendant son absence, à l’évidence parce que sa demeure resterait vide et qu’il craignait qu’elle ne soit visitée. Ce qui signifie qu’il avait une maison à lui. Ce qui signifie aussi que la jeune Théodôra, quoique déjà sa femme, du moins uxor per verba de presenti, vivait toujours chez sa mère à l’été de 1423, comme on l’a supposé plus haut. Il y a là, nous semble-t-il, de quoi ruiner définitivement l’idée encore trop répandue selon laquelle Filelfo aurait logé à Constantinople dans la demeure même de son maître Iôannès Chrysolôras 183. Il fréquenta certes la maison de Chrysolôras, puisque c’est là que ce dernier lui donnait ses leçons, mais il avait son logement ailleurs en ville, très probablement à l’intérieur de la colonie vénitienne de Constantinople, sa charge de chancelier l’obligeant en théorie à se tenir auprès du baile, dans la logia de la curie des Vénitiens 184. Rien ne dit non plus qu’après la concrétisation de son mariage, à son retour de Pannonie, il ait habité avec sa jeune épouse chez sa belle-mère, et il est infinement plus probable que le jeune couple se soit installé de manière indépendante, peut-être dans cette même demeure louée par Filelfo dès son arrivée cinq ans plus tôt. À la veille de partir de Venise pour Constantinople pour y apprendre le grec, Filelfo avait eu la prévoyance de s’y assurer un emploi rémunéré, qu’il avait obtenu par l’intervention de ses influents protecteurs vénitiens auprès du Sénat : il avait donc de quoi faire face au règlement du loyer d’une maison, si tant est qu’il n’ait pas disposé alors d’un logement de fonction 185. Ajoutons qu’il est tout autant invraisemblable que Guarino Veronese ait également logé dans la demeure Chrysolôras entre 1405 et 1408, puisque lui aussi s’était procuré cette charge de chancelier du baile vénitien qui le rendait financièrement indépendant en même temps qu’elle 183. Cf. par ex. supra, n. 39, l’affirmation de Loenertz selon laquelle Filelfo fut « admis à loger dans la maison de son professeur Jean Chrysoloras ». 184. Pour l’emplacement de la colonie vénitienne à Constantinople, nous renvoyons simplement à R. JANIN, Constantinople byzantine, Paris, 19642, p. 248, et carte n° 1. Cf. aussi, en particulier sur le palais du baile : T. BERTELÈ, Il palazzo degli ambasciatori de Venezia a Constantinopoli, Bologne, 1932, p. 23-32. 185. Cette question, de même celle de savoir si le chancelier n’aurait pas eu de logement dans le palais du baile, doivent rester sans réponse, faute de sources. A. NANETTI, Instrumenta notarii Victoris Gaffaro in Constantinopoli rogata (1336-1341). Euristica e critica documentaria per la costituzione di un archivio virtuale degli instrumenti dei cancellieri dei baili veneti in Costantinopoli (1268-1453), Bizantinistica. Rivista di Studi bizantinisti e slavi, 4 (2002), p. 197-247, rappelle opportunément (p. 202) que la charge de chancelier du baile des Vénitiens à Constantinople était hautement rémunératrice puisque, à côté du salaire invariable fixé au préalable sur délibération du « Maggior Consiglio » pour instrumenter ad acta sous la directive du baile, c’est-à-dire dans le cadre de ses fonctions de chancelier, il pouvait aussi agir ad instrumenta, autrement dit faire office auprès des membres de la colonie vénitienne de simple notarius publicus rédigeant actes commerciaux, testaments etc., des actes auxquels sa position éminente de chancelier conférait évidemment une valeur probatoire plus grande que celle des autres notaires, et qui se négociaient donc plus cher. 252 l’arrimait à la colonie vénitienne de la capitale 186. Comme l’a souligné E. Legrand, « Quiconque voulait à l’époque acquérir la connaissance du grec devait se transporter en Grèce. […] Mais un pareil voyage était alors trop long et trop coûteux : bon nombre de jeunes gens qui auraient volontiers appris le grec se voyaient contraints d’y renoncer à cause de l’impossibilité où ils se trouvaient de subvenir aux frais que cette étude exigeait » 187. Obtenir la charge de chancelier du baile vénitien fut le moyen choisi par Guarino en 1405, puis par Filelfo en 1420, pour résoudre l’épineux problème financier. Cristoforo Garatone fit de même en 1423, et en 1441 Filelfo écrivait à l’ami Iôannès Argyropoulos en lui annonçant qu’il « y avait à Constantinople auprès du baile des Vénitiens un vertueux jeune homme nommé Pietro Perleone », son élève qu’il aimait comme un fils, et qu’il désirait le voir suivre dans la capitale les leçons d’Argyropoulos car Pietro, « déjà initié au culte des muses avant son départ, réside parmi vous pour apprendre le grec » 188. De fait, on trouve bien dans la capitale byzantine un Pietro Perleone de Rimini chancelier du baile Giorgio Zorzi, fin 1439 189. Il faut croire en tout cas que l’emploi de chancelier du baile à Constantinople n’était guère contraignant, puisqu’il laissait à ses détenteurs le temps de se consacrer à leurs chères études grecques. De retour à Constantinople aux côtés de Jean VIII le 1er novembre 1424, Filelfo conserva d’autant plus facilement les bonnes grâces de son nouveau 186. Pour Filelfo, CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., s’est montré plus prudent que Loenertz, disant seulement qu’il « frequentava la casa dei Crisolora » (p. 23), ou que « la casa che i Crisolora abitavano a Costantinopoli […] fu conosciuta e frequentata da Francesco Filelfo » (p. 24). Mais il l’a été beaucoup moins à propos de Guarino Veronese, qui aurait eu, entre 1405 et 1408, « la singolare fortuna di vivere quotidianamente nella casa stessa del maestro [Manuele] » (p. 134), « rimanendo in casa dei Crisolora » (p. 136, n. 4), maison dans laquelle il « visse non pochi anni » (p. 136). Or, rien, dans les écrits de Guarino, ne permet d’affirmer une telle chose (cf. les citations fournies par CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 137, n. 1) d’autant que Guarino dit lui-même que c’est Paolo Zane, le baile dont il fut chancelier – et avec lequel il s’embarqua pour Constantinople –, qui couvrit toutes les dépenses de son séjour constantinopolitain (Vivit vivetque […] Paulus Zane, patronus et benefactor meus, cuius ductu et auspicio Constantinopolim petivi et in ea suis opibus honorifice substentatus…) : ibid., p. 138. L’article récent de G. PISTILLI, Guarini, Guarino (Guarino Veronese, Varino), dans DBI 60 (2003), p. 357-369 : 357, reprend l’idée de Cammelli d’un Guarino « ospitato dal Crisolora ». Entre autres choses surprenantes, on y apprend aussi qu’en 1410 Guarino résidait à Bologne et que « lo accompagnavano i greci Demetrio Cidonio e Giovanni Crisolora » ! 187. LEGRAND, Bibliographie hellénique cit., I, p. XVIII. 188. FILELFO, Cent-dix lettres grecques cit., lettre 24 (lettre à Iôannès Argyropoulos du 13 avril 1441), p. 50-51 (trad. française p. 51-53) : Διάγει αὐτόθι παρὰ τῷ τῶν Ἐνετῶν λεγομένῳ βαΐλῶ Πέτρος τις ὁ Περλέων, νεανίσκος τὴν ἀρετὴν ἐν τοῖς μάλιστα ἀσπαζόμενος, ὃν καὶ τοῖς ἡμετέροις υἱέσιν εἰκότως συναριθμῷ […] Διατρίβει γὰρ παρ’ ὑμῖν τῆς ἑλληνικῆς μαθήσεως εἵνεκεν, οὐκ ἄμοιρος ἐλθὼν τῶν μουσῶν. 189. Par une carte nauliçati facte manu ser Petri de Parleonibus de Arimino, notarii imperialis et cancelarii Curie Venetorum in Constantinopoli, in die secundo mense novembris 1439 : ASV, NC, b. 104, notaio Nicolo Gradenico, vac. 4, f. 14r (Candie, 1er juin 1440). Le PLP (entrée Περλέων Πέτρος, PLP 22475) n’enregistre pas l’information selon laquelle il fut chancelier des Vénitiens à Constantinople. 253 maître qu’il n’avait plus qu’à prendre auprès de lui la place que Giovanni Aurispa avait eu le bon goût de libérer entre-temps : celle de conseiller et de secrétaire du monarque, bien entendu pour la diplomatie et la correspondance occidentale. On n’a cependant pas conservé de trace documentaire de cette activité de secrétaire, qui se serait étalée de novembre 1424 à août 1427. Il semble en tout cas qu’elle ait eu un caractère aussi peu contraignant que celle précédemment conduite auprès du baile des Vénitiens, car Filelfo continua ses études. En 1448, il rappelait au cardinal Bessarion leurs communes études sous la houlette de « Chrysokokkès », dont il déclare pour sa part avoir fréquenté “l’école” après la mort de Iôannès Chrysolôras, donc après août 1422. L’enseignement dispensé par Chrysolôras à Filelfo avait relevé de simples cours privés, donnés dans la demeure du maître. Il n’en fut pas de même, à l’évidence, pour celui assuré par Chrysokokkès. Car Filelfo dit à Bessarion qu’ils furent in publico discendi ludo […] apud Chrysococem condiscipuli 190, tandis que dans une autre lettre, de 1464, il évoque leur παιδικὴ παρὰ Χρυσοκόκκῃ διατριβή 191 : cet enseignement eut donc bien un caractère institutionnel, mais lequel ? Surtout, qui était ce Chrysokokkès ? Filelfo ne donne jamais son prénom, et cette abstention est gênante, quoiqu’elle ne l’ait guère semblé à la plupart des historiens, qui ont vu sans sourciller dans ce Chrysokokkès anonyme le diacre et copiste Géôrgios Chrysokokkès, au point que personne aujourd’hui n’éprouve plus le besoin de devoir justifier cette identification, surtout depuis qu’elle s’est vue consacrée par le PLP 192, l’ODB 193 et le DBI 194. 190. Cf. réf. supra, n. 16. 191. FILELFO, Cent-dix lettres grecques cit., lettre 64 (du 31 octobre 1464 à Bessarion), p. 112-113 : Ὁπόση τις γέγονέ μοι ἀεὶ στοργή τε καὶ εὔνοια περὶ τὴν σὴν ἁγιότητα, ὦ πάτερ αἰδεσιμώτατε, οἶσθα σύ γε αὐτὸς μέχρις οὗ καὶ αὐτῆς τῆς παιδικῆς παρὰ Χρυσοκόκκῃ διατριβῆς. 192. Cf. PLP 31141, entrée Χρυσοκόκκης Γεώργιος : « Lehrer d. Φιλέλφος Φραγκίσκος u. d. Βησσαρίων, Kardinal. » Effectivement, à l’entrée Βησσαρίων, PLP 2707, il est dit que le futur cardinal fut « Schüler der Χρυσοκόκκης Γεώργιος » ; mais à l’entrée Φιλέλφος Φραγκίσκος, PLP 29803, on trouve cette chose curieuse : « Schüler d. Χρυσοκόκκης Γεώργιος, Hs.-Schreiber in Kpl, d. Χρυσοκόκκης Μανουήλ u. d. Χρυσοκόκκης Ἰωάννης », ce qui dénote tout de même un certain flottement de la part des rédacteurs entre les candidatures de Manuel et Géôrgios Chrysokokkès ! 193. The Oxford Dictionary of Byzantium, I, New York, 1991, p. 453 : « A late George Chrysokokkes, active in Constantinople ca.1420-30, was an important humanist, counting among his students Bessarion and among his Italians patrons Filelfo, Aurispa and Cristoforo Garatoni ». Les auteurs ont repris servilement N. G. WILSON, Scholars in Byzantium, Londres, 1983, p. 271 : « George Chrysococes […] a schoolmaster in the capital early in the fifteenth century. Among his pupils was the future cardinal Bessarion. Manuscripts copied by Chrysococces date from 1420-8. He had important Italians patrons, including Filelfo, Aurispa and Cristoforo Garatoni ». Or on voit que Wilson avait tourné la difficulté constituée par l’ambivalence professeur/copiste professionnel en faisant seulement de Filelfo, Aurispa et Garatone les « patrons » de Géôrgios, et non ses « students ». 194. VITI, Filelfo, Francesco cit., p. 613 : « Morto il suocero, il Filelfo continuò lo studio del greco con Giorgio Crisococca, la cui scuola era frequentata anche dal futuro cardinale Bessarione ». Cette fois, ROSMINI, I, p. 254 Force est de constater en particulier que la mise en garde adressée par R.-J. Loenertz, scrupuleux historien de la période byzantine de Bessarion, n’a guère été méditée par ses successeurs, ni ne les a incité à la prudence : « Il est impossible de dire avec certitude si le Chrysococcès professeur de Filelfo et de Bessarion fut Manuel ou Georges […] on peut se demander si un professeur de rhétorique à Byzance était alors réduit à se faire copiste à gages comme fit Georges Chrysococcès qui copia pour Filelfo des manuscrits dont un est daté de 1423, un autre de 1426, c’est-à-dire de l’époque précise où Filelfe était son élève » 195. Il est vrai, et on ne le nie pas, qu’il y a des coïncidences indiscutablement troublantes. Ainsi les relations entre Filelfo et ce copiste semblent-elles avoir effectivement commencé après la mort de Iôannès Chrysolôras, puisque c’est le 12 août 1423 que Géôrgios Chrysokokkès termina pour lui la copie d’un Strabon, l’actuel Scor. T. II. 7 196, 17, n’était pas en cause, puisque lui avait prudemment déclaré que Filelfo « frequentò la scuola del Crisococce, o Crisococca, Professore applauditissimo, ove fu condiscepolo del celebre Cardinal Bessarione ». En 1878, VAST, Le cardinal Bessarion cit., p. 14, parlait sans plus du professeur des deux hommes comme du « célèbre Chrysococcès » ou du « célèbre rhéteur Chrysococcès » (p. 17), pour ensuite l’identifier avec le mégas sakellarios Manuel Chrysokokkès (p. 18 et n. 1). Il suivait en cela W. VON GÖTHE, Studien und Forschungen uber das Leben und die Zeit des cardinals Bessarion, Iéna, 1871, p. 213. Quant à l’autre biographe de Bessarion, L. MOHLER, Kardinal Bessarion als Theologe, Humanist und Staatsmann : Funde und Forschungen, I, Paderborn, 1923, p. 42, il parle sans hésitation du professeur « Georgios Chrysokokkes ». Tous se basent bien entendu uniquement sur ces deux lettres de Filelfo si peu explicites. 195. R.-J. LOENERTZ, Pour la biographie du cardinal Bessarion, cit., p. 127-128, n. 5. Aucun des spécialistes qui ont traité de la formation intellectuelle du futur cardinal dans l’imposant Bessarione e l'Umanesimo (Catalogue de la Marcienne à Venise), éd. G. FIACCADORI, Naples, 1994, n’ont fait part des doutes de Loenertz, alors que l’article de ce dernier constituait le point de départ obligé de leurs réflexions. Ainsi M. ZORZI (Cenni sulla vita e sulla figura di Bessarione, p. 1), E. MIONI (La formazione della biblioteca greca di Bessarione, p. 229), et G. FIACCADORI (La tradizione bizantina, l’Oriente greco, l’Italia meridionale, p. 21) parlent-ils de « Giorgio Crisococca » comme professeur de Bessarion. Seule S. RONCHEY, Bessarione poeta e l’ultima corte di Bisanzio, p. 47, dit que Bessarion « frequentò le lezione di retorica di Manuele Crisococca, il Gran Sacellario di Santa Sofia » Mais cette conclusion divergente n’est pas le fruit d’une réflexion originale sur la question, mais un « choix » lié à un simple hasard de lecture bibliographique (Vast ?). Du côté de Filelfo, même chose. Outre VITI (cf. réf. note préc.) tous les spécialistes italiens évoquent, sans la moindre note explicative, son professeur « Giorgio Crisococca ». Il semble que les initiateurs de cette identification aient été CAMMELLI, Manuele Crisolora cit. (car s’il évoque simplement, p. 196, la « scuola del Crisococca », il renvoie dans l’index, p. 218, à « Giorgio Crisococca ») et MERCATI, Scritti d’Isidoro cit., p. 107, n. 2 : « l’elegante copista del tempo Giorgio Crusococca il giovane […] che fu maestro del card. Bessarione e del Filelfo ». Il est vrai que LEGRAND, dans son FILELFO, Cent-dix lettres grecques, p. 113 n. 9, avait montré la voie. Pour CORTASSA, Francesco Filelfo, la Grecia e Bisanzio cit., p. 354, Filelfo fréquenta la « scuola […] di Giorgio Crisococca », tandis qu’A. CATALDI-PALAU, Legature costantinopolitane del monastero di Prodromo Petra tra i manoscritti di Giovanni di Ragusa († 1443), dans Codices manuscripti, 37/38 (2001), p. 12, parle également de « Giorgio Crisococca, maestro di Francesco Filelfo tra il 1420 e il 1427 presso il καθολικὸν μουσεῖον nel convento di Prodromo Petra a Costantinopoli… ». 196. P. A. REVILLA, Catálogo de los Códices Griegos de la Biblioteca de El Escorial, Madrid, 1936, p. 471-473 ; LEGRAND, dans FILELFO, Cent-dix lettres grecques, p. 15, reproduit la souscription ; P. ELEUTERI, Francesco Filelfo copista e possessore di codici greci, dans Paleografia e codicologia greca, éd. D. HARLFINGER, 255 auquel s’ajoutèrent le Laur. 55,19, un Xénophon, achevé le 28 novembre 1426 197, et le Laur. 60,18, un Aristote, fini le 3 mai 1427 198. Certes, la copie du Vat. 1689 en novembre 1422 avait été assurée, elle, par le diacre Géôrgios Dokéianos 199, mais la commande à lui passée par Filelfo a pu être antérieure à ce mois d’août précédent qui avait vu la mort de Iôannès Chrysolôras. Cette période chronologique de l’activité du copiste et diacre Géôrgios Chrysokokkès au service de Filelfo correspond donc bien à celle durant laquelle il aurait été enseigné, nous dit-il, par un Chrysokokkès. Mais le doute exprimé par Loenertz, et avant lui par F. Fuchs 200, nous semble toujours justifié : son prénom n’est pas donné par Filelfo, et imagine-t-on vraiment un professeur se faire copiste, contre rémunération, pour ses étudiants, d’autant que, aujourd’hui mieux connue, l’activité de polygraphe de Géôrgios Chrysokokkès le range parmi les copistes professionnels les plus prisés et les plus prolifiques de son époque ? Surtout, rien, dans les souscriptions rédigées par Géôrgios Chrysokokkès sur ces manuscrits où il évoque son commanditaire Filelfo, ne laisse penser à une relation maîtreélève 201. Ne pourrait-on concevoir que Filelfo ait fait appel aux services du copiste et diacre Géôrgios Chrysokokkès à partir du moment où il devint l’étudiant d’un professeur Chrysokokkès qui se trouvait proche parent G. PRATO, I, Alessandria, 1991, p. 169. Le fait que Géôrgios Chrysokokkès ait terminé ce manuscrit le 12 août 1423 ne saurait bien entendu servir à postuler un départ de Filelfo pour la “Pannonie” postérieur à cette date, départ que nous avons placé plutôt en juillet. Chrysokokkès n’avait évidemment pas besoin que Filelfo, qui lui avait commandé cette copie, soit présent pour la terminer. 197. A. M. BANDINI, Catalogus codicum manuscriptorum Bibliothecae Mediceae Laurentianae. Catalogus codicum Graecorum Bibliothecae Laurentianae, II, Florence, 1866 (réed. Leipzig, 1961), p. 283-284 ; ELEUTERI, Francesco Filelfo copista e possessore cit., p. 170. La souscription de Géôrgios Chrysokokkès se trouve reproduite par LEGRAND dans FILELFO, Cent-dix lettres grecques, p. 133. 198. BANDINI, Catalogus cit., II, p. 608-609 ; ELEUTERI, Francesco Filelfo copista e possessore cit., p. 171172. 199. Ibid., p. 171. 200. F. FUCHS, Die höheren Schulen von Konstantinopel im Mittelalter, dans Byzantinisches Archiv, VIII, Leipzig-Berlin, 1926, p. 72 : « Chrysokokkes, vermutlich Georgios ». Comme l’a bien vu F. Tinnefeld (K. P. MATSCHKE, F. TINNEFELD, Die Gesellschaft im späten Byzanz. Gruppen, Strukturen und Lebensformen, Cologne, 2001, p. 309, n. 566), Fuchs n’avait induit l’appartenance à l’enseignement donné au sein du monastère Hagios Iôannès du Prodromos Pétra, près du Xénon du Kral, de « Georgios » Chrysokokkès, supposé professeur de Filelfo et Bessarion, que suite à une confusion avec un Géôrgios Chrysokokkès antérieur « der um 1350 lebte (PLP 31142), Arzt war, aber nichts darauf hinweist, daß auch der gleichnamige Lehrer des Bessarion und Filelfo, G[eorgios] Chrysokokkes (II) (PLP 31141) diesen Beruf ausübte ». Mais Tinnefeld n’a pas tenu compte pour autant des doutes de Fuchs à propos de l’identité du professeur de Filelfo et Bessarion (doutes qu’il évoque pourtant p. 308, n. 558), puisqu’il voit en lui un « G[eorgios] Chrysokokkes (II) ». Cf. aussi ibid., p. 298, 339, 370 n. 895. Il est vrai que les spécialistes des copistes grecs que sont E. GAMILLSCHEG, D. HARLFINGER, Repertorium der griechischen Kopisten, 800-1600, II, Frankreich, A, Verzeichnis der Kopisten, Vienne, 1989, n° 95, p. 56, ont aussi fait du copiste Géôrgios Chrysokokkès « ein Lehrer in Konstantinopel ; zu den Schülern zählen Francesco Filelfo und Bessarion ». 201. Outre Filelfo, Géôrgios Chrysokokkès eut d’autres commanditaires italiens de Constantinople : Aurispa, pour deux manuscrits au moins, élaborés entre 1421 et 1423, et Cristoforo Garatone pour quatre manuscrits, respectivement datés de 1424, 1425, 1427 et 1428. Cf. supra, n. 159. 256 du premier, peut-être un frère ? Pourquoi ne pas admettre la possibilité d’une collaboration étroite et complémentaire entre deux Chrysokokkès, l’un professeur, l’autre copiant des livres pour les étudiants du premier ? Il n’est pas question ici, bien sûr, de rejeter comme absolument invraisemblable l’identification du Chrysokokkès professeur de Filelfo et Bessarion avec le copiste et diacre Géôrgios Chrysokokkès. Mais tant que cette identification n’aura pas été, sinon démontrée, ce qui semble difficile, du moins argumentée de manière satisfaisante, il paraît nécessaire de mettre en garde contre une unanimité qui ne repose sur aucune preuve, et d’envisager aussi la candidature de deux autres lettrés contemporains : Manuel Chrysokokkès 202, référendaire de la Grande Église, diacre et mégas sakellarios, et Michael Chrysokokkès 203, notaire de la Grande Église et auteur d’un petit traité astronomique. Dans ces conditions, on comprendra que l’on se garde bien, en sus, de s’avancer sur le terrain glissant que constituerait toute tentative de déterminer la nature de ce publicus discendi ludus où enseignait ce Chrysokokkès. Ce qu’il faut retenir, c’est que Filelfo et Bessarion furent disciples d’un Chrysokokkès, soit entre août 1422 et juillet 1423, soit entre novembre 1424 et août 1427 204. Filelfo ne garda pas en tout cas un souvenir ébloui de ses leçons. À son élève Pietro Perleone qui s’était laissé tenter, près de vingt ans après son maître, par l’aventure constantinopolitaine, Filelfo déclarait qu’il n’avait rien appris de vraiment fondamental de la part de ses professeurs des écoles publiques de Constantinople, déplorant en particulier une carence dans le domaine de l’enseignement de la grammaire et des dialectes littéraires de la poésie. Ce qu’il avait appris, il ne l’avait dû qu’à son application et à ses efforts. Au moins daignait-il reconnaître avoir reçu quelque aide de la part de son beau-père Chrysolôras 205. Mais ce constat n’en apparaît aujourd’hui que 202. Entrée Χρυσοκόκκης Μανουὴλ, PLP 31144. 203. Entrée Χρυσοκόκκης Μιχαήλ, PLP 31145. 204. Il n’en reste pas moins que les deux condisciples auraient eu une différence d’âge assez grande, ce qui doit s’expliquer par le fait que le niveau de Filelfo en grec devait l’obliger à fréquenter une école très inférieure à sa classe d’âge. En effet, Filelfo est né en 1398, mais Bessarion, qui passe pour être né traditionnellement en 1403, le serait en réalité en 1408, d’après J. MONFASANI, Platina, Capranica, and Perotti : Bessarion’s Latin Eulogists and his Date of Birth, dans Bartolomeo Sacchi il Platina, Padoue, 1986, p. 97-136, qui s’est fondé sur le témoignage d’une lettre de Traversari disant le futur cardinal tricenarius en 1438, ainsi que sur quelques phrases de Niccolò Perotti, de Pietro Ransano, et de Bessarion lui-même. Signalons que le témoignage récemment publié du marchand mantovan Gianfrancesco Maloselli, relatif aux cardinaux présents à la diete de Mantoue en 1459, confirmerait plutôt la démonstration de Monfasani, puisqu’il déclare que « lo gardenalle Nizeno era de anny 50 » : R. SIGNORINI, Alloggi di sedici cardinali presenti alla dieta, dans Il sogno di Pio II e il viaggio da Roma a Mantova, éd. A. CALZONA, F. P. FIORE, A. TENENTI, C. VASOLI, Mantoue 2003 (Ingenium, 5), p. 344. 205. FILELFO, Epistolae, lib. V, f. 30v-31r (lettre à Pietro Perleone du 13 avril 1441) :. Cum istic essem, diu multumque studui, quaesivique diligenter comparare aliquid mihi ex Apollonii Erodianique iis operibus, quae 257 plus cinglant 206 pour les magistri ludi qu’il fréquenta à partir d’août 1422, dont Chrysokokkès, puisque son tête-à-tête avec Chrysolôras fut fort court et qu’il en était encore à l’apprentissage de la langue grecque quand il le connut. Peut-être par provocation, Filelfo confessa toujours qu’il devait sa maîtrise des finesses, de l’élégance et des propriétés de la langue hellénique, non aux personnes les plus cultivées et lettrées de la capitale, mais à sa jeune femme, à la faveur de leurs familières conversations 207 : selon lui, la raison en était que les jeunes filles de l’aristocratie, vivant très retirées et ne sortant de la demeure familiale que la nuit, et encore uniquement couvertes d’un voile long et épais et escortées des domestiques les plus fidèles, ne s’entretenaient jamais avec des étrangers, ce qui faisait qu’elles avaient conservé la pureté native du langage appris dans leur enfance 208. Quoi qu’il en dise, Filelfo acquit à Constantinople grâce à ses professeurs une expérience des auteurs et des textes de la culture grecque peu fréquente dans le panorama culturel de son temps, mais il est sûr que c’est sur le plan linguistique qu’il en partit avec une compétence inégalée : il fut l’un des rares savants bilingues de ces premières générations du Quattrocento. En 1438, il écrivit de Sienne une très belle lettre à Jean VIII, qui se trouvait alors à Ferrare pour le concile. Les deux hommes ne s’étaient pas revus depuis le départ de Filelfo de Constantinople en 1427. Déçu que le refus opposé par Filelfo au cardinal Cesarini d’être interprète au concile l’ait privé du plaisir de le revoir, Jean VIII lui avait écrit en lui proposant de reprendre du service auprès de lui à Constantinople lorsque le concile serait terminé. Le sachant lié à Sienne par un contrat, le basileus prévenait même ab illis, de arte grammatica, copiose fuerant et accurate scripta. Nihil usquam potui odorari. Nam a magistris ludi, quae publicae docentur, plena sunt nugarum omnia. Itaque neque de constructione grammaticae orationis, neque de syllabarum quantitate, neque de accentu quicquam, aut perfecti, aut certi, ex illorum praeceptis, haberi potest. Nam lingua aeolica, quam et Homerus et Callimacus, in suis operibus, potissimum sunt secuti, ignoratur istic prorsus. Quae autem nos de huiusmodi rationibus didicimus, studio nostro, diligentiaque, didicimus, quamvis minime negarim nos, ex Chrysolora socero, adiumenta nonnulla accepisse… 206. Bien entendu ce témoignage négatif doit être jugé avec prudence, comme l’ont montré V. ROTOLO, L’opinione del Filelfo sul greco volgare, Rivista di studi bizantini e neoellenici, 10-11 (1973-74), p. 85-107 et M. CORTESI, Aspetti linguistici della cultura greca di Francesco Filelfo, Francesco Filelfo nel quinto centenario della morte cit., p. 182, n. 69. Cf. aussi CORTASSA, Francesco Filelfo, la Grecia e Bisanzio, cit. n. 9, p. 354, n. 4. 207. FILELFO, Epistolae, lib. XXXVII, f. 259r (lettre à Lorenzo dei Medici du 28 mai 1473) : Nec inficier tamen nobis ad graecam locutionem plurimum conduxisse primam illam uxorem meam, quae mihi vita ipsa carior fuit, Theodoram Chrysolorinam… 208. FILELFO, Epistolae, ibid. Ce témoignage de Filelfo sur la façon dont on élevait en recluses les jeunes filles de l’aristocratie à la veille de la chute de Constantinople est tout à fait exceptionnel, tant on manque de renseignements à cet égard. Il rejoint celui de Doukas qui, dans son récit de la prise de 1453, parle de ces jeunes filles sorties de force des demeures familiales par les Turcs, « ces vierges qui n’avaient jamais été exposées au soleil ni même été vues par leurs propres pères » : DOUKAS, Ducas, Istoria Turco-Bizantină (1341-1462), éd. V. GRECU, Bucarest, 1958, XXXIX, 20, p. 36710-11. 258 les objections de Filelfo en promettant de faire le nécessaire auprès des autorités municipales pour qu’il soit délivré de ses obligations vis-à-vis de la commune. Filelfo déclina cette offre, non sans laisser toutefois percer son émotion. « Il n’y a rien que, après Dieu, je ne te doive. Les nombreux et très grands bienfaits dont tu m’as comblé lorsque j’étais auprès de toi à Constantinople, l’oubli ne pourra jamais les effacer. Quels dons ne m’as-tu pas, en effet, consentis alors ? De quels honneurs ne m’as-tu pas orné ? La vérité, c’est qu’il ne se pouvait faire plus que ce que tu as fait alors pour moi » 209. On demeure toutefois sur sa faim en ce qui concerne ces « dons » et ces « honneurs » que Jean VIII aurait fait pleuvoir sur Filelfo entre 1424 et 1427, et l’on devine de la part de l’humaniste plus de flatterie et de complaisance à l’égard d’un monarque qu’il affectionnait qu’un souci d’exactitude. Car vraiment, que pouvait offrir de si exceptionnel, surtout en terme de pension, le souverain d’un État-croupion en permanence au bord de la faillite financière ? Le fait est qu’en 1427 Filelfo semble avoir résisté sans trop de mal à l’attrait de ces « dons » et « honneurs », qui ne lui semblèrent pas si élevés, à l’époque, pour qu’ils dussent le retenir auprès de Jean VIII et l’empêcher de retourner en Italie. LES FIDÉICOMMISSAIRES GÉNOIS DE IÔANNÈS CHRYSOLÔRAS : ANTONIO DI DIANO ET FRÀ LODISIO DE TABRIZ Du Vénitien Pietro Querini de feu Guglielmo, fidéicommissaire choisi par Iôannès Chrysolôras pour la défense de ses intérêts financiers en Italie, il a été amplement parlé, de même que d’un autre exécuteur testamentaire probable, Francesco Filelfo. Le document 3 renseigne sur deux autres fidéicommissaires de Iôannès, eux aussi Latins, mais cette fois rattachés à la sphère génoise, puisqu’il s’agit d’habitants de Péra, la colonie ligure en face de Constantinople. Leur identification passe toutefois par quelques précisions préalables. Ce document romain de 1432, une supplique conservée dans les 209. FILELFO, Epistolae, lib. II, f. 15r (lettre du 21 août 1438 à Jean VIII) : Cui nihil est quod post Deum non debeam. Tua in me multa, cum apud te Constantinopoli agerem, et maxima beneficia, nulla unquam deletura est oblivio. Quibus me muneribus non donasti ? Quibus honoribus non ornasti ? Verum quod fieri non potest, qui ab me fiat, ignoro. Filelfo annonce plus bas au basileus qu’il enverra à sa place son jeune fils Gian Mario, ce qu’il fit : Quod hortaris Ioannem Marium filium ad te mittam, faciam id quidem nequaquam invitus. Quid enim mihi optatius cedere possit quam meum dilectissimum filium vel hospitio tuo, vel disciplina uti, qui omnium christinanorum principum et dignitate sis maximus et virtute primarius ? Le jeune Gian Mario, alors âgé de quatorze ans et dont le séjour à Constantinople se place vers 1440-1441, résida-t-il à l’époque chez sa grand-mère, Manfredina Chrysolôrina ? 259 registres du pape Eugène IV, n’est pas inédit. Il a bénéficié en 1990 d’une publication intégrale par G. Fedalto dans le registre des actes de ce pontife regardant l’Orient 210. Une nouvelle publication ici se justifie cependant, d’abord par le fait que ce document n’a jamais été porté au dossier Chrysolôras, le défunt Iohannes Corsobora miles de Constantinopoli n’ayant pas été identifié à Iôannès Chrysolôras, ensuite parce que l’édition Fedalto ne sacrifie pas aux exigences des règles de la diplomatique : à l’absence d’apparat critique s’ajoute le fait que l’éditeur à corrigé les graphies fautives, certes chaque fois à bon escient, mais sans les signaler, tout en commettant inévitablement ici et là quelques erreurs de lecture 211. C’est d’ailleurs une erreur de lecture portant sur le prénom de l’épouse de Iohannes Corsobora qui explique sans doute que l’on n’ait pas reconnu jusqu’à présent Iôannès Chrysolôras dans ce Constantinopolitain : en effet, ce n’est pas Massonia (lecture Fedalto) que porte le document, mais Maffonia. Moyennant quoi, il faut en conclure que le scribe pontifical, recopiant la supplique dans le registre, n’aura pas prêté attention au signe d’abbréviation que le mot portait, suscrit, sur l’acte original, et qui invitait à restituer ce Maffonia de la seule façon possible : comme Ma(n)ff(red)onia, simple variante de Manfredina. Du reste, aucune des quatre personnes qui apparaissent dans cet acte n’a son nom correctement orthographié et, de manière générale, le contraste est saisissant entre l’écriture du document, qui est belle et parfaitement lisible, et les nombreuses graphies aberrantes. A l’évidence, le scribe a buté sur le déchiffrement de son modèle, peut-être parce que l’écriture n’en était pas aisée, et ses difficultés se sont concentrées comme il est naturel sur les prénoms et patronymes, étrangers et donc inconnus de lui, ainsi que sur l’évocation de “realia” constantinopolitaines dont il ignorait tout : de là par exemple ce savoureux poiperi pour perperi, soit hyperpères, la monnaie byzantine et en l’occurrence ici, la monnaie de compte en usage à Péra 212. La forme Corsobora pour Chrysolôras n’est toutefois pas aussi aberrante et isolée qu’il y paraît. Le patronyme Chrysolôras était très répandu à l’époque dans le monde colonial vénéto-génois, en particulier dans les îles de Crète et de Chio. Sous la plume des notaires grecs de Crète de langue latine, on relève les graphies suivantes : Chresolura, Chruselura, Chrusalura, Chrusolura, Ghrusolura, Chirisolura, etc., avec souvent deux « s » ou deux 210. G. FEDALTO, Acta Eugenii Papae IV (1431-1447), Rome, 1990 (Pontificia Commissio codici iuris canonici orientalis recognoscendo, Fontes series III, vol. XV), doc. 165, p. 104-105. 211. Nous n’avons cependant pas procédé à une édition comparée, car elle aurait requis un apparat critique trop dense qui aurait nui à la lisibilité même de l’édition. 212. Ce poiperi fait partie des mots corrigés par l’éditeur, qui lui a préféré, avec raison, le correct perperi. 260 « l », et parfois sans « h » 213. Mais dans la Chio génoise, où à la différence de la Crète vénitienne peu de notaires d’expression latine étaient des Grecs, on relève des formes beaucoup plus éloignées du patronyme original, et notamment celle de Corsolora 214. C’est cette forme que devait porter la supplique originale, transformée en Corsobora par le notaire pontifical qui la recopia dans le registre. Passons maintenant aux fidéicommissaires pérotes. L’un était un certain Antonius de Addiano. Sous cette graphie corrompue, il faut reconnaître la forme originale Antonius de Diano. Antonio de Diano était un notaire et bourgeois de Péra assez connu en son temps, il est vrai uniquement par des actes inédits 215. Mais rien ne permet de penser que Iôannès Chrysolôras l’ait choisi parmi ses exécuteurs testamentaires en raison de relations privilégiées avec lui. Dans ces conditions, sa nomination doit s’expliquer par son statut administratif au sein de la communauté génoise de Péra : il est probable qu’Antonio de Diano ait tout simplement été en 1422 l’un des deux Protecteurs – administrateurs – des Compere Communis Peyre en fonction : comme Iôannès y avait un compte, il serait en effet logique qu’il ait choisi parmi ses fidéicommissaires un administrateur officiel de cet organisme bancaire, afin de mieux assurer par ce biais la dévolution des intérêts de son capital 216. On sait en tout cas que lorsqu’il mourut, entre 1432 et 1452, le Pérote Antonio de Diano laissait dans ces mêmes Compere Peyre un capital de 70 « luoghi » 217. Mais c’est l’autre exécuteur testamentaire qui se révèle, des deux, le plus intéressant. Notre scribe pontifical a transcrit le nom de ce dominicain, recteur de l’hôpital Sant’ Antonio du couvent de l’ordre à Péra, en frater Ludovicus de Thausirio. Là encore, il faut apporter une correction, et rectifier la métathèse Thausirio en Thaurisio, comme l’a fait à juste titre le précédent 213. Ces graphies ont été relevées par ZORZI, I Crisolora : personaggi e libri cit., p. 89, à partir de S. MC KEE, Wills from Late Medieval Venetian Crete, 1312-1420, I-III, Washington (D.C.), 1998. 214. E. BASSO, Notai genovese in Oltremare. Atti rogati a Chio da Giuliano de Canella (2 Novembre 1380-31 Marzo 1381), Athènes, 1993, doc. 29 (9 février 1381), p. 79 : Stelianus Corsolora filius Coste. 215. À Péra le 9 mars 1414, Centurione Spinola et le notarius Antonius de Diano établissaient une procuration pour Gênes devant le notaire Bernabone Grotta, en faveur de Giovanni Grillo de Brancaleone et de Corrado Cigala. L’acte pérote se trouve entièrement recopié dans A(RCHIVIO DI) S(TATO DI) G(ENOVA), notai antichi, notaio Giuliano Canella, cart. 481, f. CCIIv (Gênes, 5 septembre 1414). 216. Le problème étant que tous les cartulaires des Compere Peyre ont disparu aux archives de Gênes, ce qui interdit de connaître les noms des Byzantins qui y avaient placé des capitaux, et donc ici d’en savoir un peu plus sur le ou les comptes de Iôannès Chrysolôras. En 1403, les Protectores locorum et comperarum Peyre anni presentis étaient Giannoto Besacia et Giorgio da More : ASG, Peira Massaria 1402, f. 130v. 217. Le 4 avril 1452, le Conseil des Anciens de Péra, sous la présidence du podestat Angelo Giovanni Lomellino, décidait d’affecter les revenus de ces loca septuaginta quondam Anthonii de Diano […] scripta in locorum Protectoris Pere au financement des frais de protection de la colonie, dans la perspective du siège de Constantinople par Mehmed II. Cf. ASG, notai antichi, notaio Paolo Recco, filza 702, doc. sine numero. 261 éditeur. Le personnage, frater Ludovicus (ou Lodisius) de Taurisio est en effet très bien connu par ailleurs : sa carrière peut être minutieusement retracée grâce à une série de documents pontificaux 218, mais nous n’en rappellerons ici que les grandes étapes, puisqu’on lui a consacré une étude par ailleurs 219. Il s’agissait d’un Arménien originaire de Tabriz (de Taurisio) en Perse, installé d’abord à Caffa, la colonie génoise de mer Noire – il est alors le frater Ludovicus de Caffa –, à une époque où il appartenait encore à l’ordre des Frères Uniteurs d’Arménie. Affecté en 1389 au couvent San Domenico de Venise, il fut envoyé en 1396 au couvent dominicain de Caffa où il resta cependant fort peu : le 23 novembre 1400, le pape Boniface IX le nomma recteur et chapelain de l’église et hospice Sant’Antonio de Péra, un hospitale pauperum qui servait d’asile pour les pauvres de l’endroit, mais aussi pour les pélerins et en général pour les voyageurs sans abri 220. On sait que les revenus en montaient à 60 florins or, dont la moitié était employée pour couvrir les frais des pauvres hospitalisés. Le poste était donc intéressant, surtout si l’autre moitié de ces 60 florins servait, comme le suggère Loenertz, au traitement du chapelain-recteur. Il ne manquait pas en tout cas d’attirer les convoitises, et Lodisio de Tabriz eut fort à faire, sa vie durant, pour conjurer sa destitution, les papes successifs se voyant régulièrement proposer la candidature d’autres religieux. Sachant à l’occasion faire appuyer sa cause par les autorités génoises de Péra, satisfaites de ses services, et d’autant plus apte à son poste qu’il présentait le rare avantage de pouvoir prêcher dans l’église dans les diverses langues, à savoir in greco, latino, persico, tartarico 218. R.-J. LOENERTZ, La société des Frères Pérégrinants. Étude sur l'Orient dominicain, I, Rome, 1937, p. 59-60. Le nombre de documents pontificaux l’attestant entre 1389 et 1435 avait rendu son nom si familier à Fedalto qu’il n’eut aucune difficulté à reconnaître Thaurisio dans ce Thausirio : FEDALTO, Acta Eugenii Papae IV cit., doc. 165, p. 104-105. Ces documents pontificaux l’appellent indifféremment Lodisius et Ludovicus. La forme Lodisius, attestée dans A. L. TĂUTU, Acta Martini PP. V (1417-1431), Rome, 1980 (Pontificia commissio ad redigendum codicem iuris canonici orientalis, Fontes series III, vol. XIV/1), doc. 322b, p. 828, et doc. 458b, p. 1141, rendait mieux compte de son appartenance au dominium génois, Lodisio étant la version ligure du prénom Lodovico. C’est du reste cette certitude que, dans son milieu génois de Péra, le Ludovicus ou Lodisius de Taurisio des documents pontificaux romains était dit, en italien, « Lodisio di Taurisio », qui nous a fait préférer la dénomination de « Lodisio de Tabriz » à celle, adoptée depuis Loenertz et JANIN, Les églises et les monastères cit., p. 592-593 [et récemment par C. DELACROIX-BESNIER, Les dominicains et la chrétienté grecque aux XIVe et XVe siècles, Rome, 1997 (Collection de l’École Française de Rome, 237), p. 57, 69, 78, 441] de « Louis de Tabriz O.P. ». 219. M.-H. BLANCHET, Th. GANCHOU, Les fréquentations byzantines de Lodisio de Tabriz, dominicain de Péra († 1435) : Géôrgios Scholarios, Iôannès Chrysolôras et Théodôros Kalékas, Byzantion 75, 2005, p. 70-103. 220. A. L. TĂUTU, Acta Urbani PP. VI (1378-1389), Bonifacii PP. IX (1389-1404), Innocentii PP. VII (1404-1406), et Gregorii PP. XII (1406-1415), Rome, 1970 (Pontificia commissio ad redigendum codicem iuris canonici orientalis (CICO), Fontes series III, vol. XIII/1), doc. 98, p. 198-201. Il y est dit Ludovicus de Taurisio. Il succédait au dominicain Pietro de Basignana, récemment décédé. 262 et armenico ydiomatibus, qui se parlaient dans la colonie, Lodisio était on le voit toujours en poste en août 1422 puisque Iôannès Chrysolôras nomma parmi ses exécuteurs testamentaires un frater Ludovicus de Thaurisio, ordinis Fratrum Predicatorum qui se trouvait encore rector domus de Pera hospitalis Sancti Antonii, et qu’en octobre 1432, alors qu’il adressait à Rome la supplique qui nous occupe, Lodisio détenait toujours cette charge. Le 1er décembre 1428, Lodisio demandait à Martin V le droit de pouvoir tester, déclarant vouloir léguer ses biens aux pauvres, aux veuves et aux orphelins (pauperibus, viduis et orphanis condividere) 221. Ce document, s’il vient confirmer le réel esprit de charité du religieux, témoigne plus particulièrement de son souci d’assurer en priorité l’entretien de son hôpital. Trois ans plus tôt, il avait déjà réclamé de ce même pape la permission de vendre les maisons ruinées qui appartenaient à Sant’Antonio, et de pouvoir en général administrer avec plus de rentabilité le temporel de la chapelle 222. Il ne serait donc pas étonnant de l’imaginer, en août 1422, presser un Iôannès Chrysolôras agonisant de léguer pro anima sua une forte somme pour son hôpital. Ce legs-là, d’un montant inconnu, dut être respecté par Manfredina, sans quoi Lodisio n’aurait pas manqué aussitôt d’en réclamer de Rome le recouvrement, alors qu’il attendit 1432, soit dix ans, pour réclamer du pape l’exécution du legs que Iôannès avait consenti pro redemptione captivorum christianorum de manibus Saracenorum et infidelium aliorum. Il est vrai qu’un tel legs le concernait moins directement. Ce souci de Iôannès d’accorder un legs « pour le rachat des captifs chrétiens des mains des Sarracènes et autres infidèles » s’explique tout naturellement par le contexte d’une Constantinople assiégée par les Turcs de Murād II 223. Mais cela signifie-t-il qu’il aurait désespéré à ce point de l’issue du siège ? Car il est possible que cette disposition testamentaire ait été fort commune dès le début du XVe siècle chez les testateurs constantinopolitains, tout autant qu’une autre, dont on comprend également l’actualité brûlante : celle concernant l’opus murorum Constantinopolis, soit le legs destiné au financement de l’entretien de l’appareil défensif de la capitale, qui seul garantissait encore les Byzantins contre les Ottomans 224. 221. TĂUTU, Acta Martini PP. V, doc. 458b, p. 1141-1142. 222. Ibid., doc. 322 (18/07/1425), p. 826-827. 223. Il ne semble pas que cette expression de pro redemptione captivorum christianorum de manibus Saracenorum et infidelium aliorum ait été prélevée directement par Lodisio sur le texte latin du testament de Iôannès rédigé par Filelfo : en effet les lettrés byzantins désignaient les Turcs plus volontiers par l’expression Agareni / Ἀγαρηνοι. 224. Ce souci de participation collective au financement de l’entretien des murailles de Constantinople était tel à l’époque que les contrats, commerciaux ou autres, passés sur place par des Constantinopolitains prévoyaient en 263 Quant on sait les liens, étroits, tissés entre Dèmètrios Kydonès et l’ordre qu’il se plaisait à nommer « la compagnie de Saint Thomas » 225 et ceux de ses disciples après lui, parmi lesquels les frères Chrysobergès, Manuel Kalékas, et Manuel Chrysolôras, on est évidemment moins étonné du fait que Iôannès Chrysolôras ait eu une relation privilégiée avec frà Lodisio de Tabriz, dominicain de son état, quoique la trajectoire de Lodisio de Tabriz montre que, selon toute vraisemblance, il ne put connaître personnellement aucun de ces latinophrones. Connut-il au moins les dominicains Maximos et Théodôros Chrysobergès ? On sait que ces derniers se trouvèrent à Venise comme Lodisio, dans les années 1390 et jusqu’en 1398 au moins, mais dans l’autre couvent dominicain de la ville de la lagune, celui de SS. Giovanni e Paolo (S. Zanipolo). Mais on ne sait depuis quand ils y résidaient 226 et frère Lodisio quitta Venise pour Caffa en 1396, soit l’année même où Kydonès et Chrysolôras débarquaient ensemble à Venise pour la seconde fois, dans les derniers mois 227. Si le dernier folio du Vat. lat. 927 – contenant le commentaire de Pierre de Tarentaise sur le premier livre des sentences de Pierre Lombard – porte, de la main de Maximos Chrysobergès, une liste de douze questions puis de huit discussions théologiques, « qui furent proposées l’hiver passé dans le monastère des Saints-Jean-et-Paul » à la disputation des dominicains dudit couvent S. Zanipolo de Venise, dominicains dont les noms sont donnés, on n’y repère pas celui de frater Lodisius ou Ludovicus de Taurisio, soit parce qu’il demeurait toujours à l’époque à San Domenico, soit parce qu’il était déjà parti pour Caffa. Le problème c’est qu’on ne peut dater précisément ces notes. Elles sont antérieures à 1398, qui vit le départ des en cas de non-observation des clauses par l’une des parties, le versement de 500 hyperpères de pénalité, le problème étant que nous disposons seulement d’actes latins pour en rendre compte. Cf. par ex. l’acte passé le 30 janvier 1453 à Constantinople entre Iôannès Basilikos et un certain dominus Georgici Iupanus, Vlacus devant le notaire pérote Lorenzo Calvi : A. ROCCATAGLIATA, Notai genovesi in Oltremare. Atti rogati a Pera e Mitilene, I, Pera, 14081490, Gênes, 1982, doc. 25 et 26, p. 95 : … que omnia et singula dictas partes, dictis nominibus, sub pena perperorum quingentorum, solemni stipulatione premissa, in tantum inter ipsas partes taxata et conventa, de comuni concordia et voluntate ipsarum, applicanda operi murorum Constantinopoli… 225. G. MERCATI, Notizie di Procoro e Demetrio Cidone, Manuele Caleca e Teodoro Meliteniota ed altri Appunti per la storia della teologia e della letteratura bizantina del secolo XIV, Cité du Vatican, 1931 (Studi e Testi, 56), p. 36434 : ἡ ἑταιρεια Θωμᾶ. 226. On l’a dit ailleurs (GANCHOU, Dèmètrios Kydônès, les frères Chrysobergès et la Crète cit., p. 444, n. 25), nous ne pensons pas comme R.-J. LOENERTZ, Correspondance de Manuel Calécas, Cité du Vatican, 1950 (Studi e testi 152), p. 59, que la décision du 10 juillet 1396 du maître général de l’ordre dominicain Raimondo delle Vigne de transférer pour trois années Maximos et Théodôros Chrysobergès au couvent de Pavie ait jamais été suivie d’effet. 227. MERCATI, Notizie cit., p. 104. Les frères Chrysobergès étaient passés par le couvent dominicain de Péra au début des années 1390, et c’est dans ce couvent même que dès 1390 Maximos se fit dominicain : LOENERTZ, Correspondance de Manuel Calécas cit., p. 58. Mais Lodisio était à l’époque à Caffa. 264 Chrysobergès pour la Crète, et postérieures au 18 juillet 1393, date à laquelle le premier possesseur du manuscrit, Ιωάννεσ δε Ρακανατυ, soit un Iohannes de Recanato, déclarait l’avoir acheté pour 1 ducat et 4 sous à μαγιστω Ιωάννε δε Μπρησσυα μοραντε προπε Σανκτουμ Μαρκουμ, soit a magistro Iohanne de Bressano morante prope Sancti Marci, à l’évidence à Venise 228. Cette note de possession a été ensuite biffée pour être remplacée, sur la page suivante, par celle de Maximos : Iste liber est fratris Maximi de Constantinopoli ordinis Predicatorum, tandis qu’on relève juste au-dessous de celle-ci, d’une autre main, une nouvelle note de possession, ainsi libellée : Iste liber est Iohannis Crissolora de Constantinopoli, servi domini Yhesu Christi. Donavit autem sibi frater Maximus ordinis Fratrum Predicatorum 229. Quand et où Maximos Chrysobergès fit-il don de ce livre à son ami Iôannès Chrysolôras ? Certainement à Venise (ou à Florence) entre 1396 et 1398, avant que Maximos ne quitte son couvent de SS. Giovanni e Paolo pour celui de SS. Pietro e Paolo de Candie, et alors que Iôannès devait se trouver aux côtés de son oncle Manuel, venu enseigner le grec à Florence, si du moins on accepte l’idée qu’il avait accompagné ce dernier depuis le début 230. Quoi qu’il en soit, comme l’a bien vu G. Mercati, cette façon de Iôannès de se dire servus domini Yhesu Christi rappelait Dèmètrios Kydonès, qui s’intitulait de même dans la souscription qu’il apposa à sa traduction de la Summa contra gentiles, et confirme, si besoin en était encore, que Iôannès Chrysolôras s’était lui aussi converti au catholicisme. Trente-trois après sa mort, le dominicain et archevêque de Mytilène Leonardo di Chio ne manquera pas de compter Iôannès dans sa liste « des grandes personnalités grecques si lettrées » qui « tous ont tenu avec constance la foi romaine » 231. Si frà Lodisio de Tabriz ne connut peut-être pas Kydonès et Manuel Chrysolôras, et s’il manqua de peu les frères Chrysobergès, il semble bien 228. Comme on voit, la note rédigée par ce Giovanni da Recanato est en caractères grecs mais en latin. On en trouvera la transcription dans MERCATI, Notizie cit., p. 101, n. 4. 229. Ibid., p. 101, qui fournit une planche de ce f. 114v : Tav. V. 230. A. ROLLO, Problemi e prospettive della ricerca su Manuele Crisolora cit., p. 61, n. 113, pense aussi que le « Vat. lat. 927 fu donato da Massimo, quando era ancora in vita, a Giovanni Crisolora… ». Iôannès est attesté aux côtés de son oncle Manuel seulement à Pise le 11 mars 1400, par un document notarié publié par CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 106, n. 1, qui pense qu’il l’avait rejoint seulement depuis peu. Il aurait selon lui débarqué de Constantinople à Venise en décembre 1399 avec Manuel II, qui l’aurait immédiatement envoyé vers son oncle pour se faire annoncer et l’appeler auprès de lui. Mais ce n’est là qu’une hypothèse, qu’accepte également LOENERTZ, Correspondance de Manuel Calécas cit., p. 67, et rien n’empêche de penser que Iôannès avait en réalité débarqué à Venise avec Manuel et Dèmètrios Kydonès à la fin de 1396, ou rejoint son oncle peu après. Le don de ce livre ne pourrait-il dater alors du printemps 1397, lorsque Maximos vint visiter Manuel Chrysolôras à Florence ? 231. D’après un passage du De Emanatione recte fidei, traité théologique inédit adressé en 1455 par Leonardo di Chio au patriarche de Constantinople Gennadios II Scholarios, publié dans BLANCHET, GANCHOU, Les fréquentations byzantines de Lodisio de Tabriz, à paraître. 265 qu’il “rata” aussi Manuel Kalékas : il n’arriva en effet à Péra qu’en 1400, soit au moment même où Kalékas échangeait le couvent dominicain pérote où il résidait depuis 1396 pour celui de Candie dont son ami Maximos Chrysobergès était alors le prieur 232. Peut-être se virent-ils au moins lors du bref retour de Kalékas à Péra en 1403, avant son installation définitive, cette fois sous le froc dominicain, à Mytilène. Si l’on insiste sur des liens possibles entre Manuel Kalékas et Lodisio, c’est que sous Martin V, probablement en 1417 qui vit l’offensive menée contre lui par le patriarche latin de Constantinople Jean de Rochetaillée, Lodisio eut aussi à se défendre des concessions accordées alors par ce pontife à deux Byzantins convertis, un certain Diogénès de Sélymbria et un Théodôros Kalékas, dit de l’ordre de Saint Basile, qui n’était autre qu’un frère, inconnu jusqu’ici, de Manuel Kalékas 233. Les liens entre Iôannès Chrysolôras et le dominicain Lodisio de Tabriz étaient certainement postérieurs à la nomination de ce dernier au poste de recteur-chapelain de Sant’Antonio de Péra en 1403. Ils s’expliquent tant par la relation privilégiée des latinophrones byzantins disciples de Dèmètrios Kydonès que par le mariage génois de Iôannès. La supplique de 1432 de Lodisio qui nous renseigne à ce propos rend également compte d’un autre fait : combien la question religieuse pouvait diviser alors les consciences à Byzance, et cela au sein d’un couple même ! Iôannès Chrysolôras s’était converti au catholicisme, il fréquentait les dominicains de Péra au point de faire de l’un d’eux son fidéicommissaire, au point aussi de léguer sans doute une partie de son patrimoine à leur couvent. Peut-être même ce laïc, comme son oncle Manuel et le « maître commun » Dèmètrios Kydonès, se sera-t-il fait enterrer dans un couvent dominicain, celui de Péra. Or, il avait épousé une Italienne catholique dont on apprend maintenant qu’après tant d’années passées à Constantinople et à partir de cette année 1422 qui fit d’elle une veuve, elle avait apostasié cette foi catholique pour embrasser l’orthodoxie ! Doit-on croire le témoignage de Lodisio sur ce point ? Sans aucun doute : il se trouve en effet que Manfredina Chrysolôrina ne quitta pas Constantinople après son veuvage pour regagner l’Italie, comme elle aurait pu le faire, et elle habitait encore dans la capitale byzantine en 1453. Mieux, lorsqu’elle fut 232. Pour peu de temps toutefois puisque Maximos, s’il était toujours prieur du couvent SS. Pietro e Paolo de Candie le 7 septembre 1399, ne l’était déjà plus le 30 avril 1400 : GANCHOU, Dèmètrios Kydônès, les frères Chrysobergès et la Crète, cit., doc. 4 (p. 489-490) et doc. 6 (p. 491), ainsi que, pour l’analyse, p. 455-456. 233. FEDALTO, Acta Eugenii Papae IV cit., doc. 253 (24/04/1434), p. 148-151. Pour l’identité de ce Théodôros Kalékas : BLANCHET, GANCHOU, Les fréquentations byzantines de Lodisio de Tabriz, à paraître. On y verra que les liens les plus troublants tissés par Lodisio de Tabriz avec des Byzantins sont bien ceux qui le lièrent ensuite à une personnalité assez inattendue : Géôrgios Scholarios, futur chef du parti anti-unioniste à Byzance et premier patriarche de Constantinople de la Turcocratie sous le nom de Gennadios II. 266 libérée de l’esclavage dans lequel elle était tombée le 29 mai avec ses filles, c’est en Crète qu’elle choisit d’aller finir ses jours, soit toujours sur une terre grecque où l’orthodoxie pouvait se vivre sans entraves majeures 234. Son cas, celui d’un(e) catholique devenant orthodoxe au XVe siècle, est assez inhabituel pour être souligné. Les difficultés surgies entre l’exécuteur testamentaire pérote de Iôannès et sa veuve pour la gestion de cette commissaria Chrysolôras existaient-elles déjà lorsque Lodisio en partageait l’exercice, comme on l’a supposé, avec Francesco Filelfo ? On ne saurait dire, mais il faut évoquer pour terminer sur ce point un document de peu postérieur à la mort de Iôannès qui montre les deux hommes côte à côte. On a dit qu’avant de partir de Constantinople, le frère mineur Antonio da Massa avait fait rédiger en latin une relation qu’il fit authentiquer à Constantinople par le chancelier du baile des Vénitiens Francesco Filelfo, le 14 novembre 1422, et en présence d’une série de témoins qui se révèlent bien intéressants, pour peu que l’on s’essaye à restituer correctement leurs noms, vu que la seule copie du texte de Filelfo dont nous disposons est des plus mauvaises 235. Parmi ces témoins penchés sur l’écritoire de Filelfo, on relève en effet dominus Iohannes Arispa, soit Giovanni Aurispa, et un religieux dont le nom est rendu de manière bien improbable : frater Ludovicus de Tarasio 236, que l’on restitue bien sûr en frater Ludovicus de Taurisio, puisqu’il ne saurait s’agir là encore que du dominicain frà Lodisio de Tabriz. 234. Cf. supra, n. 53. 235. Ce texte a bénéficié de multiples éditions (RAYNALDUS, Annales ecclesiastici, VIII, Lucques, 1752, ad 1422, coll. 544-547 ; MANSI, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, XXVIII, Florence, 1758, réed. Graz, 1961, coll. 1063-1068 ; E. CECCONI, Studi storici sul Concilio di Firenze, Florence, 1869, I, p. 27 (partielle) ; TĂUTU, Acta Martini PP. V cit., p. 616-621) mais qui se copient toutes l’une l’autre depuis celle de Ph. LABBE, G. COSSART, Sacrosanta concilia ad regiam editionem exacta, XVII, Venise, 1731, col. 105, elle-même réalisée à partir d’une leçon très défectueuse du texte. 236. MANSI, col. 1068 : Scriptum et publicatum Constantinopoli, quemadmodum retulerunt, et suis sic missis testationibus approbaverunt venerabilis frater Gullielmus confessor supradictus, frater Ludovicus de Tarasio, frater Damianus de Venetiis, dominus Iohannes Arispa, et frater Laurentius de Franciscis, testes ad haec omnia et singula suprascripta vocati et rogati. Et ego Franciscus Philelphus, civis Venetus, publica et imperiali auctoritate notarius et nostris in Venetorum Curia et Constantinopolitana Cancellarius, ex relatione et attestatione praefatorum testium suprascripta omnia et singula scripsi, complevi et publicavi. On ne peut suivre DELACROIXBESNIER, Les dominicains et la chrétienté grecque cit., p. 296, selon qui le texte de « la relation de cette mission […] fut authentiqué par Francesco Filelfe et Jean Aurispa », Aurispa ayant « authentiqué la relation de la mission d’Antoine de Massa O.F.M., en 1422, alors qu’il était secrétaire, en compagnie de Francesco Filelfe, à la chancellerie impériale à Constantinople »(p. 360). Ce 14 novembre 1422, Giovanni Aurispa était bien secrétaire de Jean VIII mais Filelfo était pour sa part chancelier du baile vénitien Benedetto Emo, c’est-à-dire que son statut de « notaire d’autorité impériale » était occidental et relevait en l’espèce de l’empereur germanique, aucunément du basileus. 267 UN IMBROGLIO : LES HÉRITAGES LAISSÉS PAR MANUEL ET IÔANNÈS CHRYSOLÔRAS En 1913, dans ses « recherches autour de la bibliothèque et de la culture grecque de Francesco Filelfo », A. Calderini soulignait combien ce dernier « aimait à rappeler un droit que son beau-père et ensuite lui-même croyaient avoir sur certains manuscrits déposés par Manuel Chrysolôras » en Italie avant sa mort 237. On a vu que, par son rôle dans l’élaboration du testament de Iôannès Chrysolôras et celui que l’on a supposé regardant la gestion de sa commissaria, il n’y avait pas forcément là de la part de l’humaniste des prétentions totalement infondées. D’abord parce qu’il était bien placé pour savoir ce qu’il était advenu à l’époque de cet héritage in partibus occidentalibus, puisqu’entre 1420 et 1422 il put recueillir de la bouche de son “beau-père” l’aveu des problèmes que ce dernier rencontrait dans ses tentatives pour récupérer l’héritage de son célèbre oncle, dont il était l’héritier universel. Ensuite parce que sa qualité probable de fidéicommissaire de Iôannès, et plus encore son entrée, de peu postérieure, dans la famille Chrysolôras à la faveur de son mariage, explique assez bien qu’il en ait épousé les intérêts. Après tout, à partir de ce moment-là ne devinrent-ils pas un peu aussi les siens ? Car de son vivant, Iôannès Chrysolôras échoua à récupérer la totalité de l’héritage de Manuel. Entre 1415 et 1422, aucune de ses tentatives ne réussit, si bien qu’il se vit obligé sur son lit de mort de confier au Vénitien Pietro Querini le soin d’éviter, lui disparu, d’en priver complètement sa famille, en agissant in Venetiis et Florentia et in reliquis urbibus et locis omnibus partium occidentalium. De ce point de vue, ce document 2 vient prouver que Querini réussit à s’acquitter, du moins en partie, de cette mission, et même assez vite puisque c’est le 29 mai 1423, soit à peine neuf mois après le trépas de Iôannès à Constantinople, qu’il se fit remettre à Venise, des mains d’un certain dominus Alexander de Bonromeis, une série d’objets précieux et un dépôt d’argent ayant autrefois appartenu, à l’évidence, à Manuel. Mais il avait fallu pour ce faire une action en justice à Venise devant la cour des juges des pétitions, qui, le 19 mai précédent, émirent une sentence en faveur de Querini et contre son adversaire. Il est à déplorer que le texte de cette sentence, écrit de la main du notaire et prêtre de l’église Sant’Ieremio de Venise Benedetto della Croce, ainsi que les attendus de ce procès, ne se soient pas conservés aux archives d’État de Venise dans les fonds judiciaires des « Giudici di Petizion » : nombre de questions que pose cet acte de quittance du 29 mai 237. CALDERINI, Ricerche intorno alla biblioteca cit., p. 218. 268 1423, qui ne pouvait rendre compte de manière détaillée de l’affaire, auraient ainsi été résolues. Sur les tentatives infructueuses de Iôannès entre 1415 et 1422 que l’on peut déduire des informations de ce document 2, Filelfo nous a également renseigné. Le problème, c’est qu’il ne parle pas de tentatives auprès du mystérieux Alexander de Bonromeis, mais auprès d’un personnage autrement plus célèbre et plus puissant, Cosme de Medicis : « Notre parent Manuel Chrysolôras […] avait déposé auprès de Cosme quatre mille [florins] d’or et tous ces manuscrits grecs que possède maintenant Niccolò Niccoli, suite soit à un bienfait de Cosme, soit à un marché tacite. Il avait légué tout son héritage au fils de sa sœur, mon beau-père Iôannès Chrysolôras, homme très célèbre et très érudit, et avait confié à la garde de Cosme de Médicis cet argent et ces livres. Aussi, ces choses-là, mon beau-père les lui réclame : mais Cosme ne fait qu’en rire, et ce très infâme usurier tourne en moquerie ces demandes, prétendant de manière mensongère que lorsqu’il rédigea son testament, Manuel n’avait pas toute sa tête et ses sens 238 ». Avant de s’interroger sur la possibilité d’un rapport entre cet argent déposé auprès de Cosme de Médicis et celui qui se trouvait entre les mains d’Alexander de Bonromeis – seulement l’argent, puisqu’il n’est pas question de manuscrits dans ce document 2 –, il faut dire un mot de ce testament de Manuel Chrysolôras dont Filelfo se fait ici explicitement l’écho. Outre son témoignage, on en savait également l’existence par un document notarié conservé aux archives de Florence édité en 1756 par P. Galletti, et donc difficile à consulter 239. S. Gentile en a certes donné récemment quelques 238. Ibid., p. 218, n. 2 : Manuel Chrisoloras propinquus noster… deposuerat apud Cosmum et aureum quatuor milia et eos omnes graecos codices quos nunc vel Cosmi beneficio vel taciturnitatis mercle possidet Nicolaus Nicolus […] Legat omnem hereditatem suam sororis filio, socero meo Iohanni Chrisolorae clarissimo et eruditissimo viro et eam nominatim pecuniam ac libros, quos fidei Cosmi Medicis credidisset. Haec a Iohanne socero repetuntur. Ridet Cosmus et quod audisse fenerator impurissimus mendacissime cavillabatur, Manuelem non satis sibi cum testamentum conderet nec mente nec sensibus constituisse…, d’après « Philelphi : Cosm. Disp. I in Cod. Ambr. V. 10. sup., f. 32-32v ». Il est surprenant que ce texte, contenu donc dans un manuscrit de Milan et si important pour l’histoire des manuscrits des Chrysolôradès, n’ait pas été publié ni étudié depuis Calderini. Connu auparavant de R. SABBADINI, Le scoperte dei codici latini e greci nei sec. XIV e XV, Florence, 1905, p. 53-54, CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 185, n’en parle qu’en passant, toujours d’après la transcription de Calderini reproduite ici. Récemment, ZORZI, I Crisolora : personaggi e libri cit., p. 130 et nn. 184 et 185, l’a cité de manière plus détaillée. L’affirmation de Filelfo selon laquelle Manuel aurait « légué tout son héritage » à Iôannès est confirmée par notre document 2, qui nous apprend que dominus Iohannes institutus fuit heres universalis spectabilis viri domini Hemanuelis Crisolora militis Constantinopolitani, sicut de dicta hereditate constat testamenti carta… 239. Depuis P. L. GALLETTI, Capena municipio de Romani, Rome, 1756, p. 89, ce document fut cité par CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 184, d’après A. MERCATI, dans S. J. FISCHER, Claudii Ptolemaei Geogra- 269 extraits à partir de l’original 240, mais on a pensé qu’il fallait le mettre à la disposition de la recherche en le publiant intégralement ici (doc. 1), d’autant qu’il trouvait tout naturellement sa place dans notre étude par le dialogue qu’il instaure avec notre document 2. Rappelons-en la teneur : à Constance, le 14 avril 1418, Cencio de’ Rustici, un ancien élève de Manuel Chrysolôras de sa période romaine devenu entretemps secrétaire de Martin V, le pape dont le concile du même nom avait heureusement accouché le 11 novembre 1417 241, passait un acte de procuration devant le notaire Cynus de Lambardis, clericus Pisanus, imperiali auctoritate iudex ordinarius atque notarius nec non Curie Camere Apostolice scriba publicus. Cencio de’ Rustici émettait cet acte de procuration en sa qualité de légataire de Manuel Chrysolôras, et nommait ses procureurs à Florence Niccolò Guasconi, abbé de la Badia Florentine, et l’humaniste Sozomeno da Pistoia, à charge pour eux de récupérer en son nom le quart des livres que Chrysolôras avait laissés en dépôt dans cette ville auprès de Palla Strozzi. Mais il n’est pas dit dans ce document quand et où Manuel Chrysolôras fit rédiger son testament, ni quel fut le notaire qui l’instrumenta : datait-il de ses derniers instants à Constance, ou de plusieurs années auparavant ? Autrement dit, fut-il rédigé en Italie, ou à Constantinople ? Le document 2, décidément riche d’informations inédites, permet de répondre à ces questions : le testament de Manuel Chrysolôras fut rédigé in articulo mortis le 8 avril 1415, à Constance, dans la maison qu’il occupait dans cette ville. Il s’y trouvait depuis le 28 octobre 1414, jour où il y avait fait son entrée avec la cour du pape Jean XXIII, représentant son basileus pour ce concile chargé de mettre fin au grand schisme d’occident, un “grand œuvre” dont il n’eut le temps de voir que les prémices. En effet, « travaillé de manière persistante par la fièvre, il s’éteignit en peu de jours, accablé par la douleur plus que par la maladie » 242. On peut aujourd’hui assurer que cette agonie dura au moins une semaine, puisqu’il testa le 8 avril 1415 pour ne phiae codex Urbinus graecus 82 phototypice depictus consilio et opera curatorum Bibliotecae Vaticanae, Cité du Vatican, 1932, p. 542, n. 2, ainsi que V. FANELLI, I libri de Messer Palla di Nofri Strozzi (1372-1462), Convivium. Raccolta nuova, I, 1949, p. 65, et G. FIOCCO, La biblioteca di Palla Strozzi, Studi di bibliografia e di storia in onore di Tammaro de Marinis, II, Vatican, 1964, p. 292. 240. S. GENTILE, Emanuele Crisolora e la « geografia » di Tolomeo, Dotti bizantini e libri greci nell’Italia del secolo XV. Atti del Convegno internazionale, Trento, 22-23 ottobre 1990, éd. M. CORTESI, E. V. MALTESE, Naples, 1992, p. 303, n. 35. 241. Puisqu’il se présente dans ce document 1 comme dominus Cincius Pauli Cincii de Urbe, domini nostri Pape secretarius et litterarum apostolicarum scriptor. 242. A. CALOGERÀ, Raccolta d’opuscoli scientifici, XXV, Venise, 1741, p. 328 : …assiduis febribus obsessus est, pauco post dies, dolore magis urgente quam morbo, excessit e vita. Cité par R.-J. LOENERTZ, Les dominicains byzantins Théodore et André Chrysobergès et les négociations pour l’union des églises grecque et latine de 1415 à 1430, AFP 9 (1939) (= Byzantina et Franco-Graeca, Storia e letteratura 145, Rome, 1970), p. 86-87, n. 3. 270 mourir que le 15 avril suivant. Comme son maître Dèmètrios Kydonès mourant à Candie dix-sept ans plus tôt, Manuel Chrysolôras choisit par son testament de se faire enterrer dans le couvent dominicain de la ville où le hasard le faisait mourir : il fut enseveli en effet dans une chapelle du couvent des frères prêcheurs de Constance, bâtie entre le côté nord du chœur et la sacristie de la ville et munie de trois fenêtres étroites donnant sur le lac de Constance. Sur la voûte de cette chapelle fut apposée une longue épitaphe à sa mémoire, en lettres capitales gravées dans la pierre 243. L’information que, selon Filelfo, Cosme de Médicis aurait fait circuler, à savoir que Manuel aurait perdu l’usage de la raison lorsqu’il fit rédiger son testament, est des plus curieuses. Bien sûr, c’est là une prétention assez universelle lorsque les dernières volontés d’un testateur déplaisent ou contrarient par trop ses débiteurs comme ses héritiers. Il n’empêche que c’est là encore un point commun entre Manuel et son maître Kydônès, dont un polémiste orthodoxe prétendit que, malade à mort et alors qu’il s’apprêtait à quitter la Crète pour rejoindre Constantinople – soi-disant pour aller s’y réconcilier in extremis avec l’Église grecque –, sa raison aurait vacillé et que c’est en dément qu’il serait mort à Candie 244. Mais la surprise de ce document 2 vient surtout du nom du notaire que le 8 avril 1415 Manuel Chrysolôras avait convoqué dans sa demeure de Constance pour mettre par écrit ses dernières volontés : son testament avait en effet été rédigé manu ser Cini de Lambardis de Pisis publici imperiali auctoritate notarii et iudicis ordinarii necnon Camere Apostolice scribe (doc. 2), c’est-à-dire par ce même Cynus de Lambardis, clericus Pisanus, imperiali auctoritate iudex ordinarius atque notarius nec non Curie Camere Apostolice scriba publicus (doc. 1) que, le 18 avril 1418, soit trois ans plus tard, et dans cette même ville, Cencio de’ Rustici sollicita pour son acte de procuration. Encore une fois, on ne peut que s’émerveiller de cette propension des contemporains à égarer la postérité par de surprenantes omissions. Évoquant en 1418 des dispositions testamentaires qu’il avait lui-même couchées sur papier en 1415, le notaire apostolique Cino Lambardi de Pise ne fit même pas l’effort d’aller consulter ce testament dans son cartulaire de l’année 1415, qu’il avait forcément avec lui à Constance, afin d’en signaler comme de coutume la date et le lieu, et surtout, préciser ce qui pourtant lui coûtait peu, à savoir que ce testament avait été scriptum manu mei notarii infrascripti ! 243. Voir E. LEGRAND, Bibliographie hellénique (XVe et XVIe siècles), I, Paris, 1885, p. XXIX, qui a publié le texte authentique de cette épitaphe. Cf. aussi CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 167-169, et n. 1. 244. GANCHOU, Démétrios Kydônès, les frères Chrysobergès et la Crète, cit., p. 447-451. 271 Il est plus troublant encore que Cencio ne se soit soucié de récupérer ce legs que trois ans après la mort de son ancien maître. Car du testament de Manuel, il devait en savoir le contenu dès le 8 avril 1415. En effet, en sa qualité de secretarius et litterarum apostolicarum scriptor – ce qu’il était depuis 1412 –, il avait accompagné la curie à Constance dès l’ouverture du concile fin octobre 1414 : non seulement il fut présent à la mort de Chrysolôras, mais il assista à l’agonie de celui qu’il désignait comme un homo sine ulla dubitatione divinus, tout comme il dut être également présent à la rédaction de son testament. C’est lui qui transmit aussitôt par écrit la nouvelle de cette mort à Iôannès Chrysolôras à Constantinople : si l’on n’a pas conservé cette lettre, on a la réponse de Iôannès, datée de Constantinople le 15 octobre 1415, puis la réplique à cette lettre de Cencio, où il brosse un émouvant panégyrique du maître défunt, promettant de transférer sur le neveu l’affection qu’il nourrissait pour l’oncle 245. Alors ? Cette procuration est assurément à mettre en rapport avec le fait que Cencio s’apprêtait à l’époque à quitter Constance dans les bagages de Martin V, la cour pontificale s’acheminant alors vers Rome, c’est-à-dire devant, à plus ou moins long terme, passer forcément par Florence. Désireux de récupérer enfin ces manuscrits, Cencio voulait être sûr que lorsqu’il arriverait à Florence, il les trouverait entre les mains d’amis sûrs, l’abbé Niccolò Guasconi et l’humaniste Sozomeno da Pistoia, et non encore dans celles de Palla Strozzi, qui les détenait depuis 1414. Cela signifie manifestement que Cencio se défiait de Strozzi, et qu’il devait avoir ses raisons : il est probable que dès la mort de Manuel Chrysolôras et l’ouverture de son testament quatre ans plus tôt, Cencio avait réclamé par courrier à Strozzi l’envoi des manuscrits à lui légués, et comme cet envoi ne se fit pas, il faut en conclure que Strozzi aura usé à son égard de manœuvres dilatoires et de faux prétextes pour ne pas s’exécuter. Mais maintenant qu’il quittait enfin la lointaine Constance et avait 245. L. BERTALOT, Cincius Romanus und seine Briefe, Quellen und Forschungen aus Italienischen Archiven und Bibliotheken, 21 (1929/30), lettre 1, p. 220 ; republ. dans ID., Studien zum italienischen und deutschen Humanism, éd. P. O. KRISTELLER, II, Rome, 1975, p. 131-180. Elle est évoquée par CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 156, n. 2. Nous n’avons pu nous procurer l’ouvrage d’A. PATSCHOVSKY, Der italianische Humanismus auf dem Konstanzer Konzil (1414-1418), Constance, 1999. Un autre disciple de Chrysolôras était présent à ses côtés à Constance, Bartolomeo Aragazzi, qui aurait copié sur place l’actuel codex Vratislav. Akc. 1949 Kn. 60, qui contient des lettres de Manuel plus une lettre anonyme que C. FÖRSTEL, Bartolomeo Aragazzi et Manuel Chrysoloras : le codex Vratislav. Akc. 1949 Kn. 60., Scriptorium, 48 (1994), p. 111-121, attribue également à Manuel, tandis que S. MARTINELLI TEMPESTA, Un nuovo codice di Bartolomeo da Montepulciano : Wroc. ms. Akc. 1949/60, Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia dell’Università degli Studi di Milano, 48 (1995), p. 17-45) identifie l’élève auquel elle était adressée comme étant Cencio de’ Rustici. Voir aussi A. ROLLO, Crisolora, Cencio de’ Rustici e una lettera anepigrafica in un codice di Bartolomeo Aragazzi, Interpres, 17 (1998), p. 257-274. 272 l’assurance de retrouver bientôt Florence 246, Cencio voulait régler définitivement cette affaire, sans avoir plus de contacts directs avec Palla. Quoi qu’il en soit, on voit combien les informations dont on dispose rendent plus complexes encore la question de cet héritage de Manuel Chrysolôras : avant de partir pour Constance, il avait déposé à Florence chez Palla Strozzi des manuscrits dont, par son testament, il destina le quart à Cencio de’ Rustici. Mais Filelfo nous apprend qu’il en avait laissés aussi, dans cette même Florence, à Cosme de Medicis, plus une somme de 4 000 florins d’or, le tout destiné à son héritier universel Iôannès Chrysolôras. Début 1424, Leonardo Giustinian informait un autre habitant de Florence, Ambrogio Traversari, que se tenait à Venise une vente de manuscrits de Manuel Chrysolôras. Giustinian avait reçu mandat de Palla Strozzi de les acheter pour lui, ce qu’il fit, au désespoir de Traversari. Enfin, l’année précédente, à Venise, Pietro Querini agissant pour le compte des héritiers de Iôannès Chrysolôras, c’est-à-dire Manfredina Doria et ses filles – et son gendre… –, récupéra d’un autre comparse dont le nom n’était jusqu’ici jamais apparu dans le dossier Chrysolôras, la somme de 507 ducats d’or, plus une quantité impressionnante de vaisselle d’or et d’argent – assiettes, gobelets, couteaux, cuillières –, de nombreux bijoux de prix – bagues, croix, dont une parva de argento cum litteris grecis, et uno lapide gentile parvo cum duabus perlis ad similitudinem Domino – ainsi qu’une très riche garde-robe, des plus variée, vêtements fourrés ou brodés de perles, et toute une série de couvre-chefs de diverses formes et couleurs... 247. En un mot, la panoplie complète d’un homme élégant et riche représentant dignement son basileus à l’étranger, le prototype même de ces ambassadeurs byzantins en Occident – sans doute plus “exotiques” pour la population locale que véritablement fastueux – dont l’accoutrement caractéristique, la barbe bifide et les étranges chapeaux commençaient à faire leur apparition sous le pinceau de peintres italiens de plus en plus avides d’Orient 248. On est cependant surpris de ne pas trouver mention, parmi les effets de Manuel Chrysolôras réservés à son neveu, de manuscrits. Doit-on en conclure que, 246. ce qui est relatif parce que le voyage de cette curie gyrovague jusqu’à Rome fut fort long, ce que Cencio ne pouvait prévoir : parti de Constance le 11 mai 1418, soit moins d’un mois après cette procuration, Martin V s’attarda longtemps à Genève, puis à Turin, Mantoue, Ferrare et Forli, n’atteignant Florence que le 26 février 1419 ! 247. Le déchiffrement difficile de l’écriture du notaire vénitien Francesco di Gibelino allié au fait que l’encre du document soit très affadie par endroits, a rendu très délicate la lecture de cette longue liste d’objets : il est toujours plus difficile de déchiffrer des mots que l’on ne connaît pas. Aussi on n’en garantit pas toujours l’exacte transcription. 248. Un engouement qui, comme on sait, devait atteindre son paroxysme à l’occasion du séjour des six cents Byzantins entourant Jean VIII et le patriarche Iôsèph II pour le concile en 1438-1439. 273 contrairement à ce que laisse entendre Filelfo, Manuel aurait légué les livres qu’il avait en Italie à ses amis occidentaux, et que Iôannès hérita seulement de ceux de sa bibliothèque à Constantinople ? Moyennant quoi, on ne sait surtout si ces bijoux et vêtements constituaient 1) un des dépôts faits par Manuel à Florence avant de se rendre à Constance auprès, soit de Palla Strozzi, soit de Cosme de Médicis, cet Alexander de Bonromeis ayant pu être l’agent ou le procureur de l’un ou de l’autre à Venise, 2) ou un dépôt fait directement à Venise par Manuel, toujours avant d’aller à Constance, auprès de ce Bonromeis, 3) ou bien des effets mobiliers et en numéraire que Manuel avait avec lui à Constance lorsqu’il mourut en 1415, et qui auraient été transférés ensuite à Venise auprès de Bonromeis. Après tout, n’oublions pas que Pietro Querini avait été désigné fidéicommissaire de Iôannès Chrysolôras tant à Florence qu’à Venise. Et si l’on examine les derniers mois italiens de la vie de Manuel Chrysolôras, on constate que chacune de ces hypothèses est plausible. Le 25 août 1413, le pape Jean XXIII désigna Manuel Chrysolôras pour aller trouver dans les Alpes, avec une députation de cardinaux, le roi des Romains Sigismond, avec qui il s’agissait de définir le lieu du futur concile. Les ambassadeurs partirent le 6 septembre et la rencontre avec Sigismond se fit à Tesserete le 13 octobre 1413, après quoi Manuel regagna à la mi-novembre Florence, où séjournait alors la curie. Le 9 décembre 1413 Jean XXIII promulguait la bulle de convocation pour le concile à Constance, dont l’ouverture était prévue pour le 1er novembre 1414 249. C’est donc à partir de décembre 1413 que Manuel commença à s’organiser et à prendre ses dispositions en vue de son départ pour Constance. Or, il demeura à Florence jusqu’à janvier / février 1414, date à laquelle la curie se transporta à Bologne. Et en juillet 1414, il accompagna à Venise son ancien élève Guarino Veronese, par Ferrare 250. On sait aujourd’hui ce que Manuel allait faire à Venise : il y venait saluer une dernière fois son neveu Iôannès Chrysolôras qui rembarquait pour Constantinople. En effet, probablement fin 1413, Iôannès avait été envoyé en Italie par Manuel II pour aller rencontrer le roi Sigismond, également dans les Alpes, à Pontescur, ce qu’il fit en juin 1414. C’est à cette occasion que ce souverain nomma Iôannès, par un diplôme daté de Pontescur le 15 juin 251, comte palatin, un titre honorifique dont Iôannès ne manqua pas de se parer 249. Pour cette chronologie et ses références : CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 162. 250. Ibid., p. 163. 251. Le document, conservé aux archives d’État de Vienne, Registraturbücher, Reg. E, fol. 73r, est publié par IORGA, Notes et extraits cit., II, p. 144-145 : Item, pro Iohanne Cryssolora, milite Constantinopolitano, Comitatum palatinum pro se et suis heredibus, ut in forma. Data in Pontescur, XV die iunii, etc. 274 par la suite à Constantinople, et notamment dans son testament du 23 août 1422, puisque Pietro Querini est dit comissarius spectabilis militis et Comittis Palatini domini Iohannis Crisolora de Constantinopoli (doc. 2) 252. De la part de son basileus, Iôannès avait été également chargé de porter à son oncle Manuel l’oraison funèbre que Manuel II avait composée pour son défunt frère le despote de Morée Théodore Ier 253 : le basileus désirait en effet que ce grand lettré commente son œuvre et y apporte éventuellement des corrections, comme il l’avait précédemment demandé, à Byzance, au futur Isidore de Kiev et à Gémistos Pléthon. On a conservé à la fois la lettre par laquelle Manuel II demandait à Chrysolôras de réviser son travail 254, et la réponse de Chrysolôras, récemment publiée et fort longue, que Manuel Chrysolôras transmit à son neveu à Venise alors que ce dernier s’apprêtait à embarquer, afin qu’il la remette au basileus 255. Iôannès portait également à son basileus une lettre de Sigismond invitant Manuel II à venir en personne le retrouver à Constance ou, à défaut, d’y renvoyer Iôannès Chrysolôras, dont il faisait un éloge appuyé, pour le représenter 256. On sait que Manuel II ne tint pas compte de cette suggestion : Iôannès Chrysolôras ne fut pas envoyé à Constance, et n’eut plus d’ailleurs l’occasion de revenir en Occident jusqu’à sa mort, quoique ses amis italiens se soient fait plusieurs fois l’écho de sa possible venue en Italie, à l’automne 1415, et en octobre 1417 257. Cette permanence de Iôannès à Constantinople jusqu’en 1422 handicapa certainement ses chances de récupérer l’héritage de son oncle mort entretemps : en effet, surtout s’il s’était trouvé en Europe occidentale au sein d’un concile dont on attendait la réunion des Grecs, Iôannès, parce qu’auréolé de son prestige de comte palatin de Sigismond et d’ambassadeur de Manuel II, aurait sans nul doute à l’époque pu obtenir des Cosme de Médicis, Alessandro Borromeo et consorts, 252. On ignore en revanche si, à Constantinople à partir de 1414, le comte palatin Iôannès Chrysolôras fit usage des privilèges liés à ce titre, qui donnait à son titulaire le droit de créer des notaires et de légitimer des bâtards, comme le rappelle ZORZI, I Crisolora : personaggi e libri cit., p. 98, n. 47. 253. L’oraison funèbre est publiée par J. CHRYSOSTOMIDÈS, Manuel II Palaeologus. Funeral Oration on his brother Theodore, Thessalonique, 1985 (CFHB 26). 254. G. T. DENNIS, The Letters of Manuel II Palaeologus, Text, Translation, and Notes, Washington, 1977, (DOT 4), lettre 56, p. 159, où il faut désormais corriger sa date, « December 1409 / January 1410 », en début 1413, sur la base des corrections proposées depuis par les éditeurs du discours de Manuel Chrysôloras à Manuel II (cf. réf. note suivante). 255. C. G. PATRINELIS, D. Z. SOPHIANOS, Μανουὴλ Χρυσολωρᾶς Λόγος πρὸς αυτοκρατορα Μανουὴλ Β´ Παλαιολογο, Athènes, 2001. Voir aussi les importantes corrections chronologiques, p. 42-44, et en part. n. 34. 256. LOENERTZ, Les dominicains byzantins Théodore et André Chrysobergès cit., p. 84, et réf. n. 2. 257. CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 193. 275 la restitution de cet héritage, plus facilement en tout cas que depuis Constantinople. On voit surtout que, tant lors de son long séjour à Florence de novembre 1413 à fin janvier 1414 que lors de son passage à Venise au mois de juin suivant, Manuel Chrysolôras put faire dans chacune de ces deux villes des dépôts avant de gagner Constance en octobre 1414. Ceux de Florence sont certains, mais le vénitien pose problème, et la biographie de cet Alessandro Bonromeo, ou Borromeo, n’aide guère à y voir clair. Qu’il se soit agi d’un habitant de Venise est sûr : le document 2 le présente en effet comme l’egregius vir dominus Alexander de Bonromeis quondam domini Philipi, habitator Veneciarum in confinio Sancti Pantaleonis, et l’identification que l’on a pu faire du personnage confirme cette résidence vénitienne, en même temps qu’elle nous apprend à quel titre cet Alessandro Borromeo détenait ces avoirs de Manuel Chrysolôras : il était banquier, ce que le document 2 ne précise pas 258. Alessandro Borromeo, mort à Venise le 8 juillet 1431 259, était le troisième des cinq fils de Filippo Borromeo, ce riche habitant de San Miniato notaire de son état qui, chef de la partie gibeline de la ville, conduisit en 1367 la révolte contre les Guelfes florentins qui dominaient sa ville, avec l’appui de l’empereur Charles IV et de Gian Galeazzo Visconti. Trois années plus tard, fait prisonnier, il fut décapité avec dix-sept de ses partisans, tandis que ses cinq fils, mineurs au moment de la révolte, se voyaient bannis à tout jamais de San Miniato et de Florence. Dès 1370 ils trouvèrent dans un premier temps refuge à Milan. Giovanni et Borromeo Borromeo s’y fixèrent tandis qu’Alessandro et le dernier frère, Andrea, s’installaient, eux, à Venise. Faisant l’université à Padoue, Alessandro et Andrea en sortirent docteurs en loi. Mais à Milan comme à Venise les quatre frères se lancèrent dans la banque. C’est dès 1393 qu’est attestée dans la capitale lombarde une compagnie bancaire intitulée « Borromeo e Giovanni », Borromeo servant en premier lieu, à partir de 1397, le duc Gian Galeazzo Visconti auquel il consentit de telles facilités financières que le duc ne tarda pas à le titrer 258. La biographie d’Alessandro Borromeo n’a pas été retenue par les éditeurs du Dizionario biografico degli Italiani, mais on trouve beaucoup d’éléments sur lui dans les biographies de ses neveux signées par F. E. DE ROOVER, Borromeo, Galeazzo, dans DBI 13, Rome, 1971, p. 48-49, et G. CHITTOLINI, Borromeo, Vitaliano, dans ibid., p. 72-74, auxquels nous renvoyons pour les références et les détails. Voir aussi R. C. MUELLER, The Venetian Money Market. Banks, Panics, and the Public Debt, 1200-1500, Baltimore-Londres, 1997, p. 273. 259. Il y fut enterré dans l’église Sant’Elena qu’il avait fait construire à grands frais, avec un certain Toma Talenti, de 1418 à 1420, se réservant à l’intérieur une chapelle familiale où furent également ensevelis plus tard d’autres Borromei. Cf. note précédente. 276 comte de Castellarquato et du Val d’Arda. Tandis qu’à Venise, c’est à partir de 1395 que l’on enregistre la compagnie très florissante fondée par Alessandro, qui fonctionnait évidemment en relations étroites avec celle de ses frères de Milan, d’autant que cette année-là la fratrie Borromeo en son entier obtint la citoyenneté milanaise. Autrement dit, il ne serait pas impossible que Manuel Chrysolôras, qui de 1400 à 1402, attiré par Gian Galeazzo Visconti, collectait dans le Milanais les indulgences promulguées par le pape Boniface IX pour le compte de Manuel II et de l’Empire byzantin 260, ait eu l’occasion de mettre alors à profit les facilités offertes par les Borromei, banquiers attitrés du duc, pour pratiquer des transferts de fonds de Milan à Venise, via Alessandro Borromeo, puis vers Constantinople. Mais des liens à Florence un peu plus tard ne sont pas à exclure non plus : on a vu que de la fin 1413 au début de 1414, Chrysolôras y résida avec la cour pontificale de Jean XXIII, et c’est justement en 1413 que les Borromei virent prendre fin leur bannissement de Florence, officiellement révoqué par la commune, et qu’ils en profitèrent pour s’y installer et tisser des liens avec la banque de Cosme de Médicis 261 ! On voit par là qu’il n’est guère possible d’y voir clair, d’autant, on l’a dit, qu’il n’est pas exclu non plus que cet argent, ces bijoux et ces vêtements de prix de Manuel aient pu être déposés à Venise seulement après sa mort à la banque d’Alessandro Borromeo, transférés depuis Constance. L’impression que Manuel les aurait eu avec lui lorsqu’il mourut pourrait être renforcée par la présence de ce « petit sac contenant quelques écrits » (uno sacheto cum aliquibus scriptis). Mais il y a également ces £(ibr.) 1, s(old.) 12, d(en.) 0, p(ic). XI, ad aurum, spécifiquement dits de ratione domini Iohannis Crisolora, qu’Alessandro devait également rendre à Pietro Querini. De ratione, c’est-à-dire « du compte de… », cette somme s’apparentant beaucoup à ces prode (intérêts) à verser au titulaire d’un capital, généralement deux fois l’an, en mars et en septembre. Manuel Chrysolôras aurait-il eu un compte chez Alessandro Borromeo, dont Iôannès aurait hérité après 1415 sans en avoir reçu régulièrement les intérêts annuels, ou se serait-il agi d’imprestiti de Venise passés de Manuel à Iôannès mais dont Borromeo aurait eu la jouissance, on ne sait pour quelle raison ? 260. CAMMELLI, Manuele Crisolora cit., p. 120-122. 261. Lorsque Giacomo Borromeo, le petit-neveu d’Alessandro, fut nommé évêque de Pavie par Eugène IV, c’est Filelfo qui composa le discours en latin lu au peuple de la ville le 25 septembre 1446 à l’occasion de l’entrée solennelle du nouvel évêque. CHITTOLINI, Borromeo, Vitaliano cit., p. 74, qui fournit cette information, ajoute que cette contribution de Filelfo venait de ce qu’il était « legato da antica riconoscenza alla famiglia Borromeo ». Il serait intéressant de déterminer si ces liens remontaient au temps d’Alessandro, et avaient pour origine les démêlés autour de l’héritage Chrysolôras. 277 Que Manuel Chrysolôras ait pu détenir des imprestiti vénitiens ne serait guère étonnant. À la fin de sa vie, lorsqu’il eut fait le choix de finir son existence en Occident, c’est visiblement une bonne partie de sa fortune constantinopolitaine que son maître Kydonès convertit en emprunts d’État : on peut l’affirmer aujourd’hui, puisqu’on sait désormais que son compte de la Camera Imprestitorum se montait à la belle somme de 4 090 ducats 262. Or Manuel vécut lui aussi ses dernières années en Occident, et il serait bien surprenant que cet érudit-diplomate rompu aux techniques financières occidentales en sa qualité de collecteur, en Europe, des indulgences pontificales promulguées au bénéfice de Byzance, n’ait pas ouvert des comptes personnels soit dans cette Camera Imprestitorum de Venise, soit dans le « Monte Comune fiorentino ». Quant à Iôannès, qui résidait à Constantinople, on a vu qu’il avait choisi d’investir en face de la Corne d’Or, in loca Protectorie (ou Comperarum) Pere, soit dans la banque publique de la Péra génoise, ce qui doit s’expliquer tant par la proximité géographique de sa résidence constantinopolitaine que par les origines ligures de sa femme. Comme nous le révèle frà Lodisio de Tabriz, il y détenait un compte d’un montant de 1 000 hyperpères, équivalant à la somme de 330 florins, capital dont les intérêts annuels devaient, après 1422 et selon ses volontés dernières, être intégralement versés chaque année à un office (?) chargé du « rachat des captifs chrétiens des mains des Sarracènes et autres infidèles ». Le dominicain pousse même la précision jusqu’à nous dire que ces intérêts annuels se montaient à 25 florins, soit, si l’on se fie à son équivalence 1 000 hyperpères = 330 florins, à la somme de 75 hyperpères et 10 karati de Péra (la banque publique de Péra versant donc un taux d’intérêt de ca. 7,5 %). Mais ce qui est important de souligner, c’est que ces intérêts annuels n’étaient pas destinés à cette œuvre pie seulement 262. Cette information sur le montant du capital détenu par Kydônès à la Camera Imprestitorum de Venise, qui était inconnue jusqu’ici, provient pourtant d’un document publié depuis longtemps : I. M. POU Y MARTI O. F. M, Bullarium franciscanum continens constitutiones epistolas diplomata romani pontificis Sixti IV, Nova Series, Tomus III (1471-1484), Quaracchi, 1959, doc. 273, p. 1006-1007. Le document, une bulle pontificale de Pie II adressée au patriarche de Venise le 23 avril 1463, rappelait que le monastère des Franciscains de Péra avait bénéficié avant la chute de Constantinople, pro luminaribus, paramentis seu ornamentis ecclesiasticis et alias pro eorum usu seu dictae domus conservatione precipiebant per manus procuratorum dictae domus de Pera certos reditus, provenientes ex summa quatuormilium et nonaginta ducatorum existentium in certis locis seu usibus « impraestitis » nuncupatis civitatis Venetiarum, ad praefatam domum de Pera pro quarta parte legitime spectantibus et pertinentibus ac descriptis sub nomine Demetrii Guidonis, prout per libros Camerae Impraestitorum hiusmodi constat. Nous devons cette information à Christine Gadrat, qui nous a permis d’en faire état ici et qui en traitera plus spécifiquement dans son étude à paraître : Ch. GADRAT, Les couvents latins de Constantinople et Péra face à la conquête ottomane, La conquête de Constantinople : l’événement, sa portée et ses échos (1453-2003), éd. T. MANSOURI (Actes du colloque de Tunis des 11, 12 et 13 décembre 2003). 278 pour une période déterminée, mais « à perpétuité » (perpetuis temporibus). Autrement dit, non seulement les héritières de Iôannès Chrysolôras se trouvaient privées des intérêts annuels produits par ces 1 000 hyperpères, mais c’est le capital lui-même qui leur échappait à tout jamais ! On comprend dans ces conditions que Manfredina ait tout fait pour ne pas respecter cette volonté testamentaire de son mari. Il est possible qu’elle y ait réussi parce que la menace qui pesait sur Constantinople au moment où son époux fit son testament, et qui assurément lui inspira un tel legs, s’était éloignée durablement, rendant ce legs sinon caduc, du moins d’une actualité moins brûlante. Ceci dit, il n’est pas exclu non plus que Iôannès ait pu lui-même assortir ce legs de conditions, en précisant par exemple qu’au cas où le présent siège de Constantinople se terminerait victorieusement pour les Byzantins, les intérêts de ce capital de 1 000 hyperpères ainsi que la pleine jouissance de ce dernier devaient au contraire revenir « à perpétuité » à ses héritières, une clause que Lodisio de Tabriz se serait, dans ce cas, bien gardé de mentionner. Quoi qu’il en soit, il est peu probable que ce dépôt de 1 000 hyperpères ait constitué l’entier capital de Iôannès à Péra : on est en droit de penser qu’il devait posséder au moins un autre compte dans cette banque de Péra, qu’il aura réservé en priorité à ses héritières, Manfredina et ses filles, avant de songer à céder cette fortune à des œuvres pies. Comme on l’a dit, le naufrage complet des cartulaires de la Protectoria Peyre laisse peu d’espoir d’en apprendre plus à ce propos, et il en est de même pour la Camera Imprestitorum de Venise, dont aucune archive ne s’est, hélas, conservée. Ainsi que l’a souligné récemment K.-P. Matschke, il serait profitable d’enquêter de manière approfondie sur les activités financières de Manuel Chrysolôras, sur lesquelles on dispose d’un matériel tant édité qu’inédit 263. Mais, comme on le voit par le présent dossier, cette documentation inédite n’est pas toujours explicite, et l’historien est condamné à ce propos à attendre patiemment, à la faveur de chaque découverte nouvelle, de pouvoir ajouter une pièce à un puzzle dont le plan d’ensemble reste encore trop flou. La perte, aux archives de Venise, du registre des « sentenze a giustizia » du fonds des Juges des Pétitions se révèle très regrettable à cet égard. Il est surtout une perte incomparablement plus dommageable : celle des testaments de Dèmètrios Kydônès (1397), de Manuel Chrysolôras (1415) et de son neveu Iôannès (1422). On a dit ce que la découverte de celui de 263. K.-P. MATSCHKE, F. TINNEFELD, Die Gesellschaft im späten Byzanz. Gruppen, Strukturen und Lebensformen, Cologne, 2001, p. 179, n. 99. 279 Iôannès nous apprendrait : le montant de sa fortune, ce qu’il léguait à ses héritières, à des œuvres pies – en premier lieu aux établissements dominicains de Péra, à savoir le couvent San Domenico, dans lequel on peut supposer qu’il demanda à se faire enterrer, la chapelle et l’hôpital Sant’ Antonio de son ami Lodisio de Tabriz, qu’il dut subventionner –, et surtout le statut – exécuteur testamentaire et/ou tuteur de ses filles – qu’il y réservait à son rédacteur et élève Francesco Filelfo, susceptible de nous éclairer sur la “nature” de sa fréquentation, après 1422, de la veuve Manfredina Chrysolôrina. Il va sans dire que ces testaments de Manuel et Iôannès Chrysolôras nous en apprendraient surtout sur un volet plus capital encore, parce que touchant à l’histoire de la littérature européenne : leur bibliothèque, et la dévolution qu’ils firent de leurs manuscrits à leurs amis italiens. Dans la perspective de sa comparution devant la cour des juges des Pétitions, à Venise fin avril 1423, Pietro Querini avait au préalable fait “recommander” deux pièces essentielles pour assurer le triomphe de la commissaria Crisolorina sur Alessandro Borromeo : les testaments respectifs de Manuel et de Iôannès Chrysolôras. Ce qui signifie que, sur ordre ducal, il produisit ces deux documents devant des notaires de l’Office des avocats de la commune, qui les examinèrent et déclarèrent authentiques le 28 avril (doc. 2). C’est donc qu’il fut réalisé à l’époque des copies de ces testaments. Doit-on désespérer de les retrouver un jour ? De ce point de vue, c’est celui de Iôannès Chrysolôras qui donne le plus d’espérance, puisqu’il fut rédigé par Francesco Filelfo : non seulement ce dernier fut un écrivain prolifique dont on a conservé beaucoup d’écrits, mais son entrée dans la famille Chrysolôras, qui fut toujours pour lui un grand motif de fierté, faisait de ce document une pièce essentielle de son dossier de famille. Il est donc vraisemblable qu’il en ait réalisé des copies. Qu’il en ait établi plusieurs expéditions à l’époque de la mort de Iôannès est certain. Il en fallait en effet un exemplaire pour la veuve, pour les fidéicommissaires, pour les tuteurs des filles. Il le recopia peut-être aussi dans son quaterno (ou libro) actorum Baiulatus Venetorum in Constantinopoli, un volume officiel qu’il laissa sur place après qu’il eût quitté son poste à l’été 1423 et qui a évidemment disparu, comme la plupart des documents produits par la chancellerie vénitienne de Constantinople. Mais il emporta forcément son protocole des actes qu’il avait instrumentés dans la capitale byzantine comme notaire, et il est fort probable qu’il l’ait ramené avec lui en Italie en 1427. Certes, il eut, au cours d’une carrière longue et mouvementée, bien des occasions de le perdre, mais peut-être aura-t-il réussi à le conserver par devers lui sa vie durant, au gré d’un itinéraire italien un peu tourmenté. Mais que devinrent ses papiers et archives personnelles après sa mort, survenue à Florence en 1481 ? 280 281 DOCUMENTS 1 1418, 4 avril, Constance ASF, S. Maria della Badia detta Badia fiorentina, (benedettini cassinesi), pergamene. In nomine Domini, amen. Universis et singulis presens instrumentum publicum inspecturis pateat evidenter qualiter, anno a Nativitate Dominica millesimo quadringentesimo decimo octavo, indictione undecima, die lune quarta mensis aprilis, Pontificatus vero sanctissimi in Christo patris et domini nostri domini Martini divina providencia Pape quinti anno primo, in mei notarii publici testiumque infrascriptorumque presencia, personaliter constitutus circumspectus vir dominus Cincius Pauli Cincii de Urbe, domini nostri Pape secretarius et litterarumque apostolicarum scriptor, tamquam legatarius testamentarius bone memorie domini Manuelis Crisolora, militis Constantinopolitani, dicto legatorio nomine omnibusque melioribus iure, via, modo, forma, causa et nomine quibus validius et efficacius potuit et debuit per hoc publicum instrumentum fecit, constituit, creavit ac solempniter ordinavit suos veros, certos, legitimos et indubitatos procuratores, actores, factores et certos nuncios speciales venerabilem et religiosum virum dominum Nicolaum de Guasconibus, Dei gratia Abbatem monasterii Sancte Marie Florentinensis, ordinis Sancti Benedicti, et honorabilem virum ser Sozomenum presbiterum Pistoriensem, licet absentes tamquam presentes et utriumque eorum insolidum, ita quod occupantes condicio melior non existat sed quod unus eorum inceperit, alter eorum nichilominus prosequi valeat et finire, ad petendum, recipiendum et levandum pro ipso domino constituente et eius vice et nomine, ab egregio milite domino Palla Honofrii de Strozzis, cive Florentinensi, quartam partem omnium librorum pridem per dictum olim dominum Manuelem penes ipsum dominum Pallam Florencie dimissorum et in custodiam datorum eidem domino Cyncio constituenti per eundem olim 282 dominum Manuelem ex testamento legatam atque relictam, et ad vocandum inde se pro eo de libris receptis huiusmodi bene quietos, contentos et pacatos, et ad liberandum, absolvendum, quitandum et finiendum predictum dominum Pallam sic dantem et solventem eiusque heredes atque successores et bona, et generaliter ad omnia et singula alia faciendum, gerendum, exercendum et procurandum que ad et circa premissa et quodlibet eorum pertinent et pertinebunt aut neccessaria fuerint seu quomodolibet oportuna et que causarum merita postulant et requirunt, et sine quibus predicta fieri et explicari non possent, et que ipsemet dominus constituens faceret sive facere posset si premissis personaliter interesset, eciam si talia forent que de iure mandatum exigerint magis speciale quam presentibus sic expressum, promictens dictus constituens per solempnem stipulacionem michi Cyno, notario infrascripto, ut persone publice et authentice stipulanti et recipienti vice et nomine omnium et singulorum quorum interest vel intererit aut interesse posset quomodolibet infuturum, per se ratum, gratum atque firmum perpetuo habiturque omne id totum et quicquid per dictos procuratores et quemlibet eorum seu alterum eorum in premissis et circa ea procuracione officio actum, factum gestum, procuratumve fuerit, et de iudicio sisti et de iudicato solvendo per omnes suas clausulas ipsos suos procuratores et quemlibet eorum relevando ab omni onere satisdandi et contra non facere vel venire per se vel alium aliquo modo vel iure ullo unquam tempore sub obligacione et ipotheca omnium bonorum suorum mobilium et immobilium presencium et futurorum. Actum Constancie provincie Maguntinensis, in domo habitacionis mei notarii, sita prope ecclesiam Sancti Iohannis Constanciensis, presentibus ibidem prudentibus viris Anchonello Minnotze de Pedemonte, laico, et Antonio de Roka clerico Aliphanensis et Tarnacensis diocesis, testibus ad premissa vocatis specialiter et rogatis. Et ego Cynus de Lambardis, clericus Pisanus, imperiali auctoritate iudex ordinarius atque notarius, necnon Curie Camere Apostolice scriba publicus, quia premissis una cum prenominatis testibus presens fui eaque sic fieri vidi et audivi idcirco presens publicum instrumentum per alium me aliis occupato negotiis fideliter cum remissione in ratura scripta in verbis quadringentesimo decimo octavo ubi erratum fuerat scriptum ex inde confici et in hanc publicam formam redegi signoque et nomine meis solitis signavi rogatus et requisitus in fidem et testimonium omnium premissorum (1). (1) Au verso, écrit à l’envers en haut, à droite, sur quatre lignes : 1418 V. Dominus Cincius de Urbe fecit suum procuratorem dominum Nicholaum de Guascgonibus. 283 2 1423, 29 mai, Venise ASV, Cancelleria Inferiore, notai, b. 95-II, notaio Francesco di Gibelino, prot., f. 206r Die 29 mensis maii 1423, indictione prima, Rivoalti Plenam et irrevocabillem securitatem facio ego, Petrus Quirino quondam domini Guillielmi, tanquam solus comissarius spectabilis militis et Comittis Palatini domini Iohannis Crisolora de Constantinopoli in Venetiis et Florentia et in reliquis urbibus et locis omnibus partium occidentalium, prout et sicut legitur et apparet per cartam testamenti scriptam et publicatam manu ser Francisci Philelphi de Venetiis, publici imperiali auctoritate notarii et cancelarii Constantinopoli in 1422, indictione quintadecima, die vigesimo tercio augusti, in Constantinopoli, recomendatam et approbatam hic Venetiis de ducali mandato ad Officium dominorum Advocatorum Communis Venetorum per ser Iohannem de Imperiis notarium Curie Maioris in 1423, die XXVIII aprilis, qui dominus Iohannes institutus fuit heres universalis spectabilis viri domini Hemanuelis Crisolora militis Constantinopolitani, sicut de dicta hereditate constat testamenti carta scripta et publicata manu ser Cini de Lambardis de Pisis publici imperiali auctoritate notarii et iudicis ordinarii necnon Camere Apostolice scribe in 1415, indictione VIII, die VIII mensis aprilis Constantie, in domo habitationis dicti testatoris, et recomendata de ducali mandato ad Officium dominorum Advocatorum Communis per ser Francischum de Sancta Clara notarium Curie Maioris in 1423, indictione prima, die XXVIII aprilis, per quam cartam testamenti dicti quondam spectabilis militis et Comittis Pallatini domini Iohannis Crisolora habeo libertatem omnia infrascripta faciendi prout in dicta carta testamenti a notario infrascripto visa et lecta lacius continetur, cum meis successoribus vobis, egregio viro domino Alexandro de Bonromeis quondam domini Philipi, habitatori Veneciarum in confinio Sancti Pantaleonis et vestris heredibus et successoribus, de ducatis quingentis septem auri et de taciis sex de argento bullatis super fondo, de taciis quatuor de argento paulo minoris, de coclearia septem de argento, de zona una de siricho auri deaurata, de zona una de corio deaurata, de culteleria una cum quatuor cultellis fulcitis de argento, de cultelessa una parva cum uno cultellino fulcito de argento deaurato, de annullo uno de auro cum una corniola sissa, de uno annullo de argento cum una corniola, de aliquantulum caterello de argento, de duobus petiis de argento deaurato, de uno carnerio de velluto nigro coperto 284 fulcito de argento, de una cruce parva de argento cum litteris grecis, de uno lapide gentili parvo cum duabus perlis ad similitudinem Domino, de una clamide sarre (1) cum duabus perlis divisis, de uno bereto de grana simplice, de uno bereto duplo de grana, de uno bereto de velluto nigro susfulto de prissa, de uno bereto de pano nigro susfulto de armelinis, de uno beretto de panno nigro susfulto de nigra, de uno beretto de panno damaschino susfulto de sindone nigro, de duobus chuchiis de siricho albo, una (2) nova et altera vetera, de uno sacheto cum aliquibus scriptis. Item, de ratione domini Iohannis Crisolora, £ 1, s. 12 d. 0, p. XI, ad aurum, quos omnes denarios et quas omnes res, ego, predictus Petrus Quirino, tamquam solus comissarius dicti quondam spectabilis militis et Comittis Pallatini domini Iohannis Crisolora a vobis, domino Alexandro de Bonromeis, habere debebam, vigore unius sententie sive (3) determinationis facte ad Curiam dominorum Iudicum Peticionum, die decimo nono presentis mensis maii, manu domini presbiteri Benedicti a Crucibus ecclesie Sancti Ieremie plebani et Veneciarum notarii, facte in favorem mei, Petri Quirino, tamquam soli comissarii predicti quondam domini Iohannis Crisolora, et contra vos, predictum dominum Alexandrum de Bonromeis, prout in dicta carta determinacionis a notario infrascripto visa et lecta lacius continetur, quam cartam sententie sive (4) determinacionis, ego vobis dedi incissam, cassam et vannam et nullius valloris secutus vel momenti. Nunc autem quia vigore ipsius sententie sive (5) determinacionis predictos denarios contentos in ipsa determinacione michi dicto comissario (6) nomine scripti fecistis presenti die in bancho nobilis viri domini Andree de Priolis et fratrum, bancheriorum in Rivoalto (7), et predictas res etiam michi dicto nomine recipiente integraliter dedistis ut supra dicitur, reddo vos et heredes et successores vestros securos exinde in perpetuum, quia nichil inde remansit unde vos amplius exinde compellere vel molestare velleam sive (8) possim per ullum ingenium sive modum. Si igitur contra hanc securitatis cartam ire temptavero, tunc emendare debeam dicto nomine cum meis successoribus, vobis et heredibus et successoribus vestris, auri libras quinque, et nichilominus hec securitatis carta et sic cum contentis in sua permaneat. Testes ser Nicholaus de Sala draperius, ser Iohannes Iacobi draperius et ser Anthonius Rosso filius domini Stephani. (1) clamide sarre : lecture hasardée. – (2) Suit, cancellé, alba. – (3) sententie sive, suscrit. – (4) sententie sive, suscrit. – (5) sententie sive, suscrit. – (6) comissario, suscrit. – (7) in Rivoalto, suscrit. – (8) velleam sive, suscrit. 285 3 1432, 7 octobre, Rome rv ASVat., Reg. Suppl. 280, f. 189 . Beatissime pater. Olim bone morie (1) quondam Iohannes Corsobora (2), miles de Constantinopoli, in ultima sua voluntate ultimum suum condens testamentum inter alia, pro redemptione captivorum christianorum de manibus Saracenorum et infidelium aliorum, fructus // et obentiones (3) de mille poiperis (4) moneta illius patrie, qui trecenti et triginta florenorum auri sunt, quos in Protectoria Comunitatis terre Pere, Constantinopolitane diocesis, deposuit, viginti quinque florenorum auri singulis annis provenientes (5) perpetuis temporibus converti debere certis super hoc fideicommissariis et exequtoribus deputatis, reliquit et legavit. Verum, pater beatissime, quedam Maffonia (6) mulier quondam relicta dicti testatoris, a fide catholica apostotando, ad ritum Grecorum dampnabiliter eversa et inclinata, fructus et obventiones vigintiquinque ex huiusmodi mille poiperis (7) singulis annis provenientes, contra ipsius testatoris quondam mariti sui voluntatem et ordinationem, ad suum et Grecorum infidelium usum usque ad presens percepit et convertit. Quare, pro parte devotorum oratorum Vestre Sanctitatis fratris Ludovici de Thausirio (8), ordinis Fratrum Predicatorum, domus de Pera rectoris hospitalis Sancti Antonii, ac Anthonii de Addiano (9) de Pera, laici Constantinopolitane diocesis, huiusmodi testamenti et ultime voluntatis per ipsum testatorem exequtorum deputatorum, Sanctitati Vestre devote et humiliter supplicatur, quatenus Sanctitas Vestra universis et singulis officialibus dicte Comunitatis de Pera et ipsi Comunitati, tam coniunctim quam divisim, ut huiusmodi proventiones et proventus ex illis mille poiperis (10) singulis annis provenientes, iuxta et secundum voluntatem et ordinacionem dicti testatoris, pro redemptione huiusmodi captivorum relictos, legatos et deputatos fideliter administrare, convertere et per ipsos executores dispensatos debere teneantur et debeant, committere et mandare dignemini. In contrarium facientibus non obstantibus quibuscunque et cum clausulis oportunis. Concessum in presencia domini nostri Pape. B. Graden. Datum Rome apud Sanctum Petrum, nonis octobris, anno secundo. (1) bone morie, pour bone memorie. – (2) Corsobora, pour Corsolora. – (3) obentiones, pour obventiones. – poiperis, pour perperis. – (5) provenientes, corrigé sur proventos, -ntos étant cancellé et remplacé par –nientes, suscrit. – (6) Maffonia, sans signe d’abbréviation au-dessus, pour Ma[n]ff[red]onia. – (7) poiperis, pour perperis. – (8) Thausirio, pour Thaurisio. – (9) de Addiano, pour de Diano. – (10) poiperis, pour perperis. (4)