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Kawthar Ayed Résumé La littérature de science-fiction arabe croise, dans ses multiples formes, une expression de crise dans un contexte de dictatures locales et d’hégémonie occidentale. A travers le choix de deux romans Miroirs des heures mortes du tunisien Mustapha Kīlanī et Les Temps ténébreux du syrien Ţāleb ‘Umrān, nous interrogeons un genre nouveau qui transgresse la sphère de la littérature classique pour transgresser le seuil de l’interdit politique et du non-dit. Mots-clés : Science-fiction Utopie/dystopie Rêve/cauchemar Dictature/résistance Violence/viol La science-fiction arabe : Une transgression littéraire pour une transgression politique Introduction On estime que c’est en Egypte, au cours des années 50, que la science-fiction, à proprement parler, a vu le jour. Ce qui nous amènerait à même de parler d’une école de science-fiction égyptienne. Une production moins importante est à signaler dans d’autres pays arabes tels la Syrie, la Tunisie, le Maroc, le Kuweit, etc. A vrai dire, le terme خيال علميn’existait pas à cette époque, il ne va officiellement apparaitre qu’à la fin des années 80 sur le quatrième de couverture d’une collection populaire en Egypte. Par ailleurs, nous tenons à signaler que dans les années 60 avec les premiers romans de Nihād Sharīf on a commencé à parler de الرواية العلمية pour reprendre le label « roman scientifique » apparu en France au XIXe siècle. Depuis, de nombreux auteurs ont afflué marquant la scène littéraire par cette forme nouvelle d’écriture qui transgresse le temps et l’espace pour donner une lecture du future ou une relecture du passé. Ces lectures/relectures représentent souvent un prétexte narratif pour transgresser certains tabous. Nous proposons d’en aborder la dimension politique en questionnant un sous-genre de la science-fiction à savoir l’anticipation dystopique. Le mot dystopie qui est formé du préfixe "dys" qui signifie en grec le mal et l’enfer, et de topos : lieu. Un lieu infernal, maléfique voire cauchemardesque est proposé déjà à partir de l’étymologie du mot "dystopie" qui se veut le juste contraire "d’eutopie", lieu du bonheur et de la félicité. La littérature dystopique traduit une certaine vision du monde désenchantée mais critique. La spécificité des textes d’anticipation dystopique arabes apparait à travers le choix du prétexte narratif : le rêve/cauchemar. Au lieu de projeter le roman dans une époque du futur on recourt aux rêves. Dans ce cas, le rêve aurait une dimension symbolique en rapport avec la culture et le contexte historique. Dans les pays Arabes, la seconde moitié du XXe siècle annonce la naissance d’une expression désenchantée concomitante avec l’arrivée au pouvoir de systèmes tyranniques qui se conjugue avec l’hégémonie militaire et culturelle occidentale. Cette expression prend souvent forme de cauchemars futuristes, notamment dans الأزمان المظلمة /Les Temps ténébreux de Ţāleb ‘Umrān (Syrie, 2003) etمرايا الساعات الميتة /Miroirs des heures mortes de Mustapha Kīlanī (Tunisie, 2004). Les restrictions imposées aux libertés, l’exploitation des richesses, l’inégalité des chances, des niveaux et des conditions de vie entre les peuples de l’Occident et ceux du tiers monde poussent ces auteurs à se poser ces questions et à inquiéter le lecteur. « Ces romans, souligne Faye, sont des batailles qui se livrent dans la brume. L’écrivain a tendu son paysage littéraire derrière un brouillard spatio-temporel peuplé de silhouettes que l’on croît reconnaître » Eric Faye, Dans les laboratoires du pire, José Corti, 2001, p. 10.. Nous proposons d’étudier, dans le premier axe, l’image de la dictature dans les textes dystopiques/cauchemardesques de Ţāleb ‘Umrān et de Mustapha Kīlanī Auteur et universitaire tunisien qui a écrit de nombreux romans et textes de critique littéraire. Il a reçu un prix littéraire en Tunisie. pour étudier, dans un deuxième axe, l’image de la femme violée avant de finir sur l’image pâle de la résistance qui se mue au silence. La dictature : hégémonie et répression Ţāleb Umrān et Mustapha Kīlanī affichent leur inquiétude quant à la possible évolution du monde vers des scénarios catastrophes. Ils cherchent à exprimer la crise dans un temps en crise où despotisme, guerre et exploitation dessinent les contours de la réalité sociale. Destruction du libre arbitre, chaos, massacres et pollution voilà des bribes d'un avenir désenchanté que nous proposent ces auteurs. Les attributs politiques et culturels arabes jouent en revanche un rôle capital dans la construction de cet imaginaire que nourrit différentes crises : politique, idéologique et identitaire (autoritarisme marquant la politique arabe, hégémonie politique et culturelle occidentale conjuguée avec la crainte d'un regain éventuel de guerres impériales). Ainsi, les rêves qui ont bercé les auteurs arabes tels Francis Al-Marāsh, Adīb Izāk, Michel Al-Şaķāl, Mūssa Salāma et les auteurs turcs tels Yahya Kemal et Molla Dâvdzâde tournent véritablement au cauchemar dans les récits de Ţāleb Umrān et Mustapha Kilānī. « Le vieux rêve d’une utopie heureuse connaît actuellement une terrible déviance cauchemardesque, projetant l’homme vers les griffes de la machine technocratique qui se compose d’une institution rationnelle et d’un instinct barbare assoiffé de déployer un pouvoir absolu sur le cerveau et l’âme de l’être humain. »  Muhammad Khadīr, «مدينة الرؤيا / La ville des prémonitions », الحكاية الجديدة/ Le nouveau récit, Ed. Dār Al-’Azmina, 1995, p. 71. Le critique associe l’utopie au rêve et la désillusion au cauchemar. Ce type d’association nous le retrouvons essentiellement dans les textes de l’auteur syrien Ţāleb Umrān Docteur en astronomie et enseignant à l’Université de Damas. Il a édité plusieurs romans de science-fiction dans une collection non populaire. Il a reçu deux prix littéraires dans le Monde Arabe.. La projection vers le futur se fait par le biais du songe et débouche sur une vision sombre et terrifiante d’un enfer terrestre. Dans Les Temps ténébreux /الأزمان المظلمة de l’auteur syrien Ţāleb ‘Umrān, le protagoniste du roman, Hanī, se retrouve à la frontière de son monde réel de la première moitié du XXIe siècle et du monde futur qu’il entrevoit dans son sommeil. Au cours du récit, deux époques du futur se superposent. L’une correspond au monde réel dans lequel vit le protagoniste et qui est placée dans un contexte futuriste non déterminé par une date précise. L’autre, plus éloignée dans le temps, correspond à ses rêves qui se déroulent en 2039. Ces deux strates de la fiction s’entremêlent tout au long du récit et correspondent à deux moments clefs : le moment du sommeil et le moment du réveil. Le sommeil permet à Hanī d’effectuer un voyage virtuel vers l’avenir, précisément vers l’an 2039, alors que le réveil le fait revenir à la réalité. L’an 2039 annonce un nouvel âge de barbarie après le déclenchement d’une guerre destructive appelée Guerre de la Justice. C’est un monde qui connaît une nouvelle phase de guerres coloniales engagées par la "nouvelle puissance mondiale". Cette puissance, avec une main de fer, maintient un grand empire qui s’étend de l’Asie centrale jusqu’aux pays de la Méditerranée en passant par le Proche-Orient. L’espace géopolitique du monde arabe connaît alors de profondes transformations. La nouvelle puissance mondiale utilise les armes de destruction massive contre les populations pour les assujettir et surtout pour expérimenter les nouvelles technologies de guerre. Les bombes bactériologiques s’abattent sur le pays de Hanī esquissant les traits d’un monde sinistre. D’un autre côté, les pays conquis se voient imposer des régimes "démocra-royalistes" totalitaires qui collaborent avec le régime colonialiste pour réprimer toute révolte ou même opposition. Dans ce contexte de la dictature, le texte lie, dès son titre, la terreur politique à la terreur archaïque du cauchemar. Déjà, le mot « ténébreux » nous renvoie aux rêves nocturne / cauchemar/ créature nocturne : démon. On pourrait discerner, au fil du roman, une analogie entre les puissances politiques et les puissances surnaturelles qui renouvellent le scénario mythique du cauchemar. Hanī, au cours de son sommeil, voit des rêves terrifiants et ressent tout le poids écrasant d’une hégémonie militaire. Sa femme le reconnaît aux frémissements qui parcourent son corps et à ses yeux qui roulent sous les paupières. « C’était un de tes rêves étranges. Tu étais excité alors que tu bougeais les mains et que roulaient tes yeux sous tes paupières » Ţāleb Umrān, الأزمان المظلمة / Les Temps Ténébreux, Ed. Dār Al-Fikr, Syrie, 2003.p. 129. On voit la manifestation du cauchemar par certaines manifestations physiques chez Hanī. Il semble être possédé par le démon, mais le démon n’est autre que le monde réel qui pèse sur lui et qui l’étouffe. Dans ce texte, l’auteur ne représente pas le démon comme le faisait Füssli dans sa peinture The Nightmare, Henrich Fûssli, huile sur toile, The Detroit Institute of Art., par un démon chevauchant sa victime. Ici, le cauchemar est plutôt une intériorisation symbolique du poids despotique dont souffre le peuple. Dans ce contexte, le cauchemar a un sens et une fonction particulière qui se nourrissent du mythe en lui attribuant une dimension symbolique et une portée politique. L’oppression despotique prend corps. On peut penser à une relation de cause à effet entre le contexte général du récit et le contexte particulier du cauchemar. Le cauchemar du dehors se propage et prend possession du corps de Hanī. Hanī se réveille mais le cauchemar ne s’arrête pas, l’horreur se poursuit. L’oppression despotique n’appartient plus au sommeil (futur) mais au présent. Une dialectique riche s’établit entre le cauchemar onirique et le monde réel. Le cauchemar s’accomplit et à ce moment là Hanī ne voit plus de cauchemars, lors de son sommeil, parce qu’il est désormais plongé dans un cauchemar réel. Le songe d’enfer finit par se concrétiser. Le rapport avec la réalité devient alors plus fort et plus subtil. On sort du cadre de la fiction-somnium pour se situer au niveau la fiction prospective dans le roman. Guantánamo est évoquée en tant que réalité dans le monde de 2018 autant que les guerres d’expansion de la nouvelle puissance mondiale. L’oppression démoniaque dit ainsi l’oppression politique. Le poids qui écrase Hanī est le poids despotique du monde réel. Ce texte, place la terreur étatique et son poids despotique dans la mythologie moderne du cauchemar littéraire. Non loin de ce contexte, Miroirs des Heures mortes [Tunisie, 2004, 155.p] de Mustapha Kīlanī réfléchit l’éclat sombre d’un rêve nocturne. Dès le prologue, le narrateur prévient le lecteur qu’il s’agit d’un rêve prémonitoire qu’il est appelé à écrire. Ici, il assume la fonction d’un messager qui doit, dans les ténèbres du présent, éclairer le chemin d’un avenir qui s’annonce terrifiant. « Les évènements de ce roman se déroulent en l’an 2725 après J-C. Le rêve pourrait se concrétiser ou plutôt sera concrétisé et il est impossible de s’arrêter d’écrire. Au cours de cette nuit pluvieuse d’un automne à venir le narrateur assume sa totale responsabilité à transcrire ce qu’il entrevoit entre le sommeil et la réalité. » مرايا البحر الميت/Miroirs des heures mortes, Ed. Dār Al-Mizān, Sousse, 2004, p. 8. L’éclairage apporté par le narrateur nous confirme bien qu’il s’agit d’une prémonition, qui réfléchit une double image, celle d’un présent décadent et d’un futur ténébreux. Les deux images se superposent. Entre le sommeil et la réalité émerge ce rêve cauchemardesque. Mais à la différence du roman de Ţāleb ‛Umrān, le cauchemar qui forme la trame du récit est vu par le narrateur et non par un protagoniste mettant à nu les différentes manigances d’un Etat totalitaire, qui en l’an 2725, enferme le peuple du Sud dans un territoire assiégé par des grilles électriques. L’enfermement se conjugue avec la pollution due aux déchets nucléaires que déposent les pays du Nord dans cet espace tiers-mondiste. La pollution prive les citoyens de l’air pur et les laisse dépendants de la part mensuelle d’air que rationne l’Etat sous forme de bouteilles d’oxygène. Le fait qu’il s’agisse d’un cauchemar semble altérer la structure du roman. Comme s’il est incessamment vu et revu par le narrateur, le roman tourne en boucle. La scène de mort qui clôt le roman trouve sa continuité dans la première scène qui l’ouvre. Ainsi, le premier chapitre du roman, intitulé : « la fin du début » nous renvoie au dernier chapitre qui n’est que le début de la fin parce que justement la fin est au début. S’agit-il d’un cauchemar qui hante régulièrement le narrateur et qui se reprend comme une obsession? La hantise des temps futurs résiderait alors dans les entrailles du texte pour refléter le poids écrasant de la réalité. Le cauchemar fonctionne sur le plan narratif comme un mécanisme d’écriture qui permet de chevaucher le futur faute de machines à voyager dans le temps. Portail qui donne sur un monde en brume consumé par différentes crises et ravagé par les rafales cauchemardesques des régimes despotiques et totalitaires. Dans Miroirs des heures mortes, le peuple s’agite mais ne peut agir dans la mesure où la survie des citoyens dépend de la quantité mensuelle d’oxygène que leur distribue l’Etat. Lors d’une fête organisée en l’honneur du Grand Nessness, nom ironique du dictateur, on voit défiler toute une séquence burlesque. L’orchestre, dont le chef est borgne, est composé de nains chantant des louanges à l’adresse du despote. Petit de taille et narcissique, il jouit de la faiblesse de ses seconds et de la soumission de son peuple et cherche à compenser sa faiblesse physique par la force militaire : «  Le Grand Nessness lui parut habité par l’envie de se venger d’elle et de tout citoyen qui cherche à respirer l’air non pollué. » Ibid, p. 37. L’air pur renvoie, dans ce contexte sombre, à la liberté d’expression qui a été confisquée par l’Etat. La liberté s’avère un luxe. Tout citoyen devient une cible s’il cherche à récuser le fonctionnement de la dictature. Les satellites qui se mettent à son service s’effacent en sa présence pour ne laisser rayonner que son pouvoir absolu : « Etre puissant c’est avoir un pouvoir absolu. Celui qui appartient au commun du monde périra et ses os seront rongés par les rats des heures mortes » Ibid, p. 67.. Dans cet extrait, le despote donne une définition du pouvoir qui prône la force comme langage de puissance et de suprématie sur les citoyens. La force fait le pouvoir, ce dont témoigne l’image de la femme violée par le roi dans Les Temps ténébreux et par le Grand Nesness dans Miroirs des heures mortes. 2- De la femme aimée à la femme violée Amour et violence coexistent à travers l’image de l’amante et de la femme violée. Dans Les Temps ténébreux le cauchemar s’ouvre précisément sur le récit d’un complot mené par le roi contre sa belle fille qu’il a violée. Pour cacher son crime, le despote concocte la mise à mort de la jeune femme en incitant les médecins à prétendre le dysfonctionnement de certains de ses organes et à procéder à de fausses opérations de transplantation d’organes. Hānī est appelé en urgence au palais royal pour effectuer ces opérations avant que la vérité ne soit découverte étant donné que la jeune femme est tombée enceinte. « Une jeune fille recroquevillée sur elle-même, pâle et maigre de visage comme si dans ses yeux il n’y avait pas une lueur de vie » Les Temps Ténébreux, p. 92.. La description physique nous informe de son état de déchéance à la suite de l’agression physique dont elle a été la victime. La scène du viol n’est pas décrite mais rapportée. Le violeur est le roi du pays, un despote qui a usurpé le pouvoir et qui s’approprie par la même occasion la jeune femme comme si elle était son esclave. Il s’octroie le droit de tout faire profitant de son pouvoir. Le roi est l’emblème du pouvoir, ce qui sous-entend que le viol renvoie à l’hégémonie politique et militaire. En effet, l’acte d’agression sexuelle s’investit d’une dimension symbolique puisqu’il renvoie, en filigrane, à la prise du pouvoir par la force et au recours à la violence pour dompter le peuple. C'est la nation entière qui en est la victime Cet aspect a été traité dans un article intitulé « La fiction d’anticipation arabe sous les auspices du cauchemar », Revue EIDOLON, Fictions d'anticipation politique, Presse Universitaires de Bordeaux, novembre 2006, n° 73. . Dans cette fresque où se dessinent les traits du monde futur, la violence du système politique ne semble pas avoir de limites en l'absence d'un sens éthique de la vie et des droits de l'homme. Le roman de Mustapha Kīlanī (Miroirs des heures mortes) ancre bien cette symbolique du corps de la femme dans le contexte du pouvoir. Le corps prend une dimension politique. Le dictateur, le Grand Nessness, viole une de ses employées les plus fidèles et les plus proches : Khaddūdja Al-Na‘assī. Il réfléchit bien, ensuite il sursauta en criant fort : - Déshabille-toi ! […] Le Grand Nessness sourit en la prenant de derrière pour la soumettre à la plus cruelle punition.. Il sourit parce qu’il comprit que la masse est exactement à l’image de la femme.. C’est lui le plus fort s’il est en vie, s’il est en bonne santé, et s’il est capable de brandir sa matraque.. Il la prit par les cheveux pour la mettre par terre et souiller sa féminité dans la boue de sa déchéance temporaire. » Miroirs des heures mortes, p. 69. Le passage ci-dessus nous permet de constater que c’est un viol commis après réflexion, donc prémédité. Ce qui accentue doublement son crime. D’un côté, c’est un viol physique et de l’autre symbolique. Il agresse le corps et à travers lui le peuple. Le grand Nessness éprouve même du plaisir (sourire). Il trouve un goût sadique à jouir de la force physique qu’il déploie sur la femme et par conséquent du pouvoir despotique qu’il exerce sur le peuple. C’est l’image de son triomphe qui le fait jouir plus que l’acte sexuel en soi. Le despote brutalise Khaddūdja Al-Na‘assī. Il la fouette avec sa matraque et l’ensanglante. Cette scène de viol est d’une extrême violence. L’auteur la compare d’ailleurs à un acte de mise à mort : « Il devint un chat prêt à pointer ses canines dans la victime et ingurgiter son sang chaud déversé avant de lui déchiqueter le corps. » Ibid, p. 75 Mais, la femme dans le roman n’est pas uniquement victime, c’est aussi une complice. Khaddūdja Al-Na‘assī ne prend pas positon, au contraire elle fait l’éloge du dictateur. Son hypocrisie ne la protège pourtant pas de sa violence ni de son sadisme. A travers l’exemple de Khaddūdja, on peut cerner l’image du peuple qui est à la fois victime et complice et dont l’hypocrisie déshonorante ne fait que le maintenir en servitude. Le lecteur se trouve devant un texte où culmine une déchéance abyssale, univers que ne traversent aucune étincelle, aucun résistant. Le texte lui-même offre une structure circulaire, il s’apparente à un cercueil hermétiquement refermé sur le corps livide du peuple. Au cours du roman, seule la voix du Grand Nessness résonne dans le vide sépulcral de la cité : « Le Grand Nessness parut sage dans de telles occasions.. Un visage de nain qui ne trahit pas les intentions de son propriétaire et un sourire énigmatique suivi d’une voix grave et puissante qui fit trembler les fenêtres et les portes des maisons à proximité comme un cyclone ou un tonnerre. » Ibid, p. 45 Le dictateur est le seul protagoniste du roman, il est le seul à parler. L’autorité qu’exprime la puissance de sa voix ne laisse nullement la place à d’autres voix. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point les personnes de son entourage sont accablées par la terreur au point de les voir se réduire à des marionnettes qu’il manipule à volonté. Point de contestation, mais plutôt des larmes d’impuissance. Salem Al-Ţarrāhī, l’un des membres de son gouvernement, « sanglote en silence » (p. 30), et se met à invoquer la puissance divine pour le protéger de la colère aveugle du Grand Nessness : « Il ferma les yeux et suivit le conseil de sa grand-mère en répétant en son fort intérieur une prière qu’elle lui a conseillé de réciter chaque fois qu’il se retrouvait dans une situation difficile pour entrevoir une issue. » Ibid, p. 37 Salem Al-Ţarrāhī demande l’intervention de la puissance divine pour compenser sa propre faiblesse. Il se sent incapable d’agir. Comme si le dictateur se muait en une puissance sur-humaine qu’il ne pouvait affronter, lui, l’humain vulnérable. D’où ses prières silencieuses pour invoquer Dieu, seul à pouvoir le sauver. Il se déculpabilise de la sorte dans la mesure où il reconnaît son infériorité et sa faiblesse devant son tyran, en n’étant pas de taille et n’ayant aucune volonté de lui tenir tête. Le silence est plus qu’un aveu d’impuissance c’est une marque de désengagement. Ce passage du roman se situe aux antipodes des scènes de confrontation titanesques que nous retrouvons dans plusieurs textes occidentaux où les résistants bravent le silence en renonçant au confort et à la stabilité, parfois même au prix de leurs vies. La parole donne un souffle épique à ces scènes alors que dans Miroirs des heures mortes, les sanglots muets et les larmes donnent un aspect tragique au récit. Khaddūdja Enna‛āssī violée par le Grand Nessness préfère se taire, « sangloter en silence » et laisser couler ses larmes. Les larmes deviennent son seul signe de contestation. Cependant, si nous reprenons l’idée que le viol de la femme dans ce texte renvoie en filigrane au peuple soumis à la dictature et abusé par elle, alors l’absence de contestation gestuelle ou langagière dit par conséquent l’absence de réactions dans la foule. Néanmoins, l’apathie du peuple ne résulte pas d’un détachement volontaire ou d’une indifférence voulue. Les masques à oxygène que portent les citoyens leur imposent un silence vital. Parler signifie mourir asphyxiés. Ils se contentent donc du strict minimum. La parole devient un luxe, comme l’air pur qui se fait rare : « Sensibiliser davantage [la foule] pour mieux gérer l’oxygène, comme d’inviter chacun à faire le minimum de mouvements, s’engager à rester le plus longtemps possible assis, ne bouger que pour une grande nécessité et éviter tout effort supplémentaire comme penser et parler. » Ibid, p. 16 La parole n’est pas vitale pour le pouvoir, car justement elle peut menacer sa stabilité qui se nourrit de silence. Les deux possibilités clairement annoncées : ou parler et mourir ou se taire et vivre. Les gens ne soutiennent pas la dictature mais ne se révoltent pas pour autant. N’oublions pas qu’il s’agit d’un contexte où le pouvoir n’a pas atteint la subtilité des systèmes totalitaires et qui agit brutalement sans chercher à convertir les citoyens. L’image de la mort traverse tout le roman, la mort signifie le silence le plus total, un silence définitif. Mais, même la mise à mort est couronnée par le silence. La dernière scène du roman annonce le renversement de la dictature et la prise du pouvoir par une autre personne, un coup d’Etat qui se fait violemment mais sans l’échange d’aucune parole. L’univers dans lequel nous plonge le roman est sombre, les couches de ténèbres écrasent le récit au point qu’il ne tolère aucune tentative de résistance. Mais la possibilité de résister existe-t-elle réellement ? Si elle existe, pour quelle raison personne ne prend l’initiative et tente de disperser les ténèbres régnantes ? Il est vrai cependant que lorsqu’une personne ou un groupe entreprend de résister, il doit être prêt à tous les sacrifices, y compris celui de sa vie au nom de certaines valeurs. Mais, si on en arrive à sacrifier des valeurs au nom de la résistance, alors quel sens pourrions-nous lui accorder ? Nous nous retrouvons devant trois possibilités : résister en sacrifiant certaines valeurs, résister et trouver la mort ou tout simplement renoncer à la résistance. Le silence des intellectuels et leur inaction font d’eux les complices du pouvoir dans ce cas. Dans Les Temps ténébreux de Ţāleb ‛Umrān, Hānī accepte de féconder la reine et de trahir sa femme pour rester lui et sa famille en vie. Il accepte de servir comme fournisseur de sperme. La reine voulait avoir une progéniture parfaite ; Hānī semble correspondre à ses desseins. En cela il accomplit un geste majeur de concession en l’absence de toute protestation. Il s’incline autant que n’importe qui d’autre devant la puissance aveugle du système : « Pourrai-je refuser les ordres du roi ? Le refus nous condamne, moi et le petit Hani, à une punition sévère… Qui ose le faire ? » Les Temps Ténébreux, p. 418. Et pourtant la soumission ne le sauve pas de la mort. Il a été tué après avoir accompli son rôle de fécondateur. Les ordres ont été donnés par le roi et la reine. Dans ce cas, la concession non plus ne peut représenter une alternative. Conclusion Si ces deux textes finissent sur une note de pessimisme, c’est parce que cela est révélateur de la gravité des enjeux. Ce pessimisme profond devrait être interprété comme une mise en garde contre les sagas des dictatures, contre les hostilités et contre les projets de massifications et d’abrutissement des masses. La projection dans l’avenir de scénarios aussi catastrophiques puise sa légitimité dans la réalité de ces pays. En l’absence d’une tendance réaliste de changement, le rêve semble être le refuge de penseurs réprimés qui croient au changement mais qui se heurtent au figement de la pensée qui se conjugue avec le sous-développement scientifique et technique et la répression politique. Passer par le rêve, dans les textes d’anticipation dystopique arabes, permet donc de contourner la réalité politique et sociale. A une époque de répression, toute critique était intolérable. Il aurait donc fallu inventer de nouveaux mécanismes littéraires (le rêve) qui permettraient à l’auteur de critiquer le monde dans lequel il vit. La littérature d’anticipation dystopique invente des contextes qui ne sont pas étrangers aux auteurs, car émanant de leur présent. « Dire les choses telles qu’elles sont est imprudent, nous explique Kīlanī, et expose l’auteur à d’innombrables problèmes dans une société qui ne croit pas à la liberté d’opinion et d’expression. » Entretien avec Mustapha Kīlanī, le 10/10/2007 (Sousse/Tunisie), thèse de doctorat, Aix-en-Provence, 2008, annexe II. Les scénarios cauchemardesques mis en œuvres peuvent se donner à lire comme des réactions face à l’hégémonie militaire de l’Occident qui se conjugue avec le pouvoir tyrannique des dictatures locales et à l’exploitation des richesses du tiers monde. Ţāleb ‘Umrān pense d’ailleurs que c’est ce qui fait la spécificité des textes arabes : « La science-fiction arabe est spécifiquement marquée par des préoccupations territoriales et humaines. Les auteurs sont sensibles à des questions précises(…). J’essaie d’anticiper la terreur des jours à venir avec la pollution, la répression et l’humiliation de l’homme (…). Je me préoccupe de cela, ce qui m’épuise énormément. » Entretien avec Ţāleb ‘Umrān, Le 15/12/2007 (Damas/Syrie), thèse de doctorat, Aix-en-Provence, 2008, annexe II. Le début du XXIe siècle semble inspirer des terreurs de toute sorte à ces auteurs. Leurs fictions traduisent un malaise voire un dégoût face aux diverses crises que connaît le Monde Arabe. Nous partageons avec Michel Antony l’idée que ces textes  « sont (…) pédagogiquement, dialectiquement et fondamentalement libertaires. » Michel Antony, http://artic.ac-besancon.fr, 2005. 12