Vol. IV ― n° 8
juillet-décembre 2018
REVUE D’HISTOIRE
ET DE PROSPECTIVE
DU MANAGEMENT
Dossier
La formation en questions
Documents
Chroniques de Courcelle-Seneuil
Analyse de la politique en 1845
ED I -G E S T I O N
REVUE D’HISTOIRE ET DE PROSPECTIVE
DU MANAGEMENT / n° 8 – 2018
Éditorial : Quelle évolution depuis 229 ans ? / 3
DOSSIER SUR LA FORMATION
Jean-Paul VALETTE : Les projets d’enseignement élémentaire de la Révolution
française (1789-1795) : la réforme scolaire entre hésitations, contradictions
et utopies / 5
Jean-Paul VALETTE : Les journées de février et juin 1848 dans L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert : L’apprentissage de la vie par une génération /
21
Corinne BAUJARD : Innovation pédagogique et formation scientifique : enjeux
transversaux d’un Master Recherche à distance pour adultes en reprise
d’études / 35
Corinne BAUJARD : Former au risque en haute montagne : Les pratiques éducatives des alpinistes expérimentés auprès de sportifs débutants / 47
Valérie MELIN et Théophile PLÉE : Former à l’exemplarité : outil managérial ou
préoccupation éthique ? / 59
Stefka MIHAYLOVA-MARBURGER : La spiritualité et l’intuition dans la construction
du savoir en gestion / 83
DOCUMENTS HISTORIQUES
Chroniques de COURCELLE-SENEUIL dans Le Persévérant en 1843-1844 / 100
L. H. – WILHELM : Études bibliographiques, Feu ? Long Feu, en 1845 / 114
NOTES DE LECTURE / 122
SOMMAIRES ANTÉRIEURS / 129
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
GOUVERNANCE
Rédacteur en chef : Luc MARCO
Professeur émérite en Sciences de Gestion
à l’Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité & Membre du CEPN, CNRS
Comité scientifique
•
ABDELWAHED, Med Ali, Docteur en sciences de gestion
Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, CEPN.
•
BAUJARD, Corinne, Professeure en Sciences de l’Éducation
Université de Lille, CIREL-PROFÉOR.
•
FONTAINE, Philippe, Professeur en Sciences Économiques
École Normale Supérieure Paris-Saclay, ISP.
•
MIHAYLOVA-MARBURGER, Stefka, Maître de Conférences HDR en Gestion
Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, CEPN.
•
OKAMBA, Emmanuel, Maître de Conférences HDR en Sciences de Gestion
Université de Marne-la-Vallée, IRG.
•
PAUGET, Bertrand, Maître de Conférences HDR en Management
Université de Karlstad, Suède, & CEPN.
•
POIVRET, Cédric, Professeur agrégé du secondaire en Gestion
Université de Marne-la-Vallée, IRG.
•
SMIDA, Ali, Professeur en Sciences de Gestion
Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, CEPN.
•
TCHANKAM, Jean-Paul, Professeur de Stratégie, HDR en Gestion
Kedge Bordeaux Business School, & IHPM.
Tarif d’abonnement
30 euros pour un an, 17 euros par numéro (envoi compris). Paiement par chèque à l’ordre de
l’Association IHPM : 3, place Roger Salengro, 81100 Castres. Les articles non retenus ne seront pas renvoyés aux auteurs. Les ouvrages pour notes de lecture doivent être adressés au
rédacteur-en-chef, à la même adresse.
Site internet : https://ihpm.hypotheses.org ; Courriel : lucvamarco2@gmail.com
ISSN : 2429-7631
© Éditions de la Gestion 2018
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ÉDITORIAL
Quelle évolution depuis 229 ans ?
EN
1789 la Révolution a surpris beaucoup de monde, surtout les Nobles et le Clergé :
ils en payèrent vite le prix fort par l’exil ou la guillotine. Or ils tenaient les rênes de
l’éducation et de la formation du Tiers-Etat. La Première République a dû donc inventer de
nouvelles régulations, qui seront affirmées par Napoléon 1er et tous ses successeurs : Louis
XVIII, Charles X, Louis-Philippe 1er, les révolutionnaires de 1848 et Napoléon III. Parmi ces
régulations, la question de la formation des citoyens est centrale. Elle fut largement développée sous la troisième république, puis, après les épisodes dramatiques des deux guerres
mondiales, par la quatrième et la cinquième république.
Aujourd’hui nous avons un nouveau Premier Consul au pouvoir et celui-ci veut tout réformer et cela très rapidement. On peut y voir une erreur qui repose sur un manque de recul
historique, comme va le montrer ce numéro.
Dans le dossier, nous avons retenu 6 articles. Les deux premiers sont signés par notre collègue Jean-Paul Valette, de l’Université de Paris-Saclay (Paris-Sud) : l’un concerne l’histoire
des projets d’enseignement élémentaire sous la Révolution française, de 1789 à 1795 ;
l’autre s’intéresse aux journées de février et juin 1848 dans L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert. Ces deux articles couvrent donc toute la Révolution et la première moitié du
dix-neuvième siècle, là où se sont jouées les fondations de notre système de formation.
Les deux suivants sont dus à notre collègue Corinne Baujard, de l’Université de Lille. Le
premier s’intitule : « Innovation pédagogique et formation scientifique : enjeux transversaux
d’un Master Recherche à distance pour adultes en reprise d’études ». Le second a trait à la
formation au risque en haute montagne : soit une analyse des pratiques éducatives des alpinistes expérimentés auprès de sportifs débutants.
Le cinquième est l’œuvre conjointe de Valérie Melin, de l’Université de Lille, et de Théophile Plée, de l’Ecole Supérieure de commerce de Paris-Europe. Il s’intitule : « Former à
l’exemplarité : outil managérial ou préoccupation éthique ? ».
Le sixième est concocté par Stefka Mihaylova-Marburger qui nous présente ses réflexions
sur la création du savoir managérial.
Voici les quatre points que ce dossier souligne :
1. L’individualisme a beaucoup progressé. En effet, à la suite de la Révolution il a fallu
pas mal de temps pour que les enfants ne fassent plus le même métier que leur père
et s’orientent vers d’autres professions, plus en accord avec leurs souhaits ou leurs
compétences. L’orientation vers l’entrepreneuriat devra attendre au moins un siècle
pour que la création d’entreprise trouve une nouvelle aura vers 1890.
2. La formation s’est énormément démocratisée. Alors qu’une jeune Bonaparte
bénéficiait d’une bourse du Roi de France, la plupart des enfants du Tiers-Etat ne
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R H P M – n° 8 – juillet-décembre 2018
pouvaient compter que sur eux-mêmes. Le rôle de Jules Ferry à la toute fin du dixneuvième siècle vint changer la donne et ouvrir les bourses aux enfants nécessiteux.
3. La Finance a pris le pouvoir économique sur la Société. Et alors que le monde
financier était limité au cercle gouvernemental et aux grandes familles qui ont fondé
la Banque de France en 1800, aujourd’hui ce monde-là est étendu aux firmes
multinationales, aux milliardaires en euros et aux mastodontes publics. L’esprit même
de la Finance, qui consiste à spéculer sur le futur au détriment du présent, a envahi
tous les secteurs de l’activité humaine : du gamin au smartphone au papy sur
Facebook !
4. La méchanceté universitaire est restée la même ! Moins il y a de postes de
professeurs de rang magistral et plus leur pouvoir est grand. En 1820 il y avait moins
de 10 professeurs d’économie à l’Université et une trentaine de gestion dans les
écoles de commerce, les petites comme les grandes. L’Académie des sciences morales
et politiques, refondée en 1832, ne compte que 8 postes de représentants de ces
deux disciplines ! Il faudra attendre la réforme de 1896 pour que les économistes et
les gestionnaires acquièrent une certaine autonomie dans les Facultés de Droit et
1957 pour que le nom change en « Facultés de Droit et des Sciences Economiques ».
Les mandarins de droite ont bloqué les maîtres-assistants jusqu’en mai 1968. Les
maîtres-assistants, appellation péjorative, sont devenus les maîtres de conférences
en 1982 seulement. L’agrégation a régné jusqu’en 2016. Le blocage était la norme et
le copinage une des fourches caudines.
Afin de renforcer le troisième point, nous avons repris les petites chroniques du grand
économiste libéral jean-Gustave Courcelle-Seneuil dans un petit journal provincial, Le
Persévérant. Il y fustige des errements économiques de son temps en matière de crédit, de
transports ou de manière d’entreprendre. Avant d’avoir rédigé son grand œuvre gestionnaire
(Le manuel des Affaires, Paris, 1855), il avait déjà compris beaucoup de choses du monde
capitaliste qui se mettait alors peu à peu en place. Une réédition de ses textes antérieurs à
1855 devrait nous occuper dans les prochaines années.
Pour illustrer le quatrième point, nous avons retenu la note de lecture sur un livre
polémique de 1845 qui s’attaquait à la méchanceté du monde politique et à ses dégâts
collatéraux sur le monde universitaire. Nous y ajoutons une revue d’un livre hommage sur
une grande dame de l’histoire de la pensée marxiste : Suzanne de Brunhoff.
Alors que retenir de neuf depuis 229 ans ? L’informatique, internet, les robots, le
téléphone portable, les aéroports, les gares connectées, les bus Macron… Mais l’Homme et
la Femme sont restés fondamentalement les mêmes : ni pires ni meilleurs qu’autrefois.
LM
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Les projets d’enseignement élémentaire de la Révolution
française (1789-1795) : la réforme scolaire entre hésitations,
contradictions et utopies
Jean-Paul VALETTE
Maître de conférences HDR-HC
Université Paris-Saclay (Paris-Sud) IEDP EA n° 2715
Dès la Révolution de 1789, l’intérêt pour les questions éducatives est profond, le désir de changement
pas moins évident. On écarte rapidement les fondements du passé, mais sans parvenir à changer les
maîtres, ni s’entendre sur la scolarité. En quelques années (1789-1795), plus d’une vingtaine de
projets sont répertoriés. Les plans Talleyrand (1791), Condorcet (1792) et Le Pelletier (1793) sont les
plus emblématiques, la rédaction des « catéchismes révolutionnaires » est également un moment
important. Si l’arsenal juridique révolutionnaire a été largement étudié, la recherche sur
l’enseignement élémentaire n’a guère attiré les chercheurs, alors que le décalage entre les projets et
leurs prolongements dans la législation ou la réalité est manifeste. La Constituante et la Législative
perpétuent hésitations et prudence, la Convention oscille entre utopies et contradictions. L’apport
révolutionnaire est pourtant manifeste : valeurs (égalité, obligation scolaire, gratuité, neutralité,
laïcité, démocratie), institutions, pédagogies et contenus de l’enseignement ont été envisagés avec
passion et détermination. Mots clés : Enseignement élémentaire, Projets scolaires, Révolution
Française, Valeurs, Principes Fondamentaux, Contenus, Méthodes.
At the start of the French Revolution (1789), the interest for the educational questions is deep, the
desire for change not less obvious. We quickly discard the foundations of the past, but without
managing to change the masters, nor to agree on schooling. In a few years (1789-1795), more than
twenty projects are listed. Plans Talleyrand (1791), Condorcet (1792) and Le Pelletier (1793) are the
most emblematic, the drafting of "revolutionary catechisms" is also an important moment. If the
revolutionary legal arsenal has been largely studied, and research on elementary education has
attracted attention, the gap between projects and their extensions in legislation or reality is evident.
“Constituante” and “Legislative” perpetuate hesitations and prudence, “Convention” oscillate
between utopias and contradictions. The revolutionary contribution is nevertheless clear: values
(equality, compulsory education, exemption of payment, neutrality, secularity, democracy), institutions, pedagogies and content of education have been considered with passion and determination.
Keywords: Elementary Education, School Projects, Learning, French Revolution, Values, Fundamental
Principles, Contents, Methods.
« Rien n’est plus essentiel à la conservation des mœurs et de la loi que de veiller à l’éducation
publique de la jeunesse ; les sages institutions préparent aux générations futures une
prospérité vertueuse et des citoyens utiles ». Cet extrait du cahier de doléances du clergé du
baillage de Dourdan (27 mars 1789) reflète les aspirations du bas-clergé et du tiers-état qui
écartent encore toute idée de transformation révolutionnaire (Girateau, 2000, p. 301).
Pragmatiques et imprégnés de l’esprit philosophique et encyclopédique des Lumières,
notamment des idées de Jean-Jacques Rousseau (L’Émile, ou de l’éducation, 1762), ils
réclament une plus grande diffusion de l’enseignement populaire, domaine où l’Ancien
Régime s’est toujours heurté aux résistances au changement, aux nombreuses traditions
(Fleury, Valmary, 1957, p. 71). L’enseignement, loin d’être un service public de l’État est resté
un service entre les mains de l’Église.
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R H P M – n° 8 – juillet-décembre 2018
En raison de la conjonction d’événements économiques, sociaux, politiques et moraux
qui commencent à se cristalliser au printemps 1789, on constate un intérêt croissant pour les
questions éducatives, qui n’est pas sans renouer à travers les siècles avec les préoccupations
de la Grèce antique. Tout processus révolutionnaire survenant dans l’histoire d’un peuple
rompt généralement autant l’équilibre scolaire que l’équilibre politique. Les législateurs de la
Révolution veulent supprimer l’Ancien Régime, construire sur ses ruines un régime nouveau.
Mais si les textes qui cherchent à écarter l’enseignement traditionnel sont adoptés tout
d’abord, les applications novatrices tardent à apparaître, un certain statu quo ante s’installe
car il n’apparaît pas si simple de changer les maîtres, ni de s’entendre sur les contenus
scolaires (Chappey, 2009, p. 331). En quelques années (1789-1795), l’instruction publique est
l’objet d’un bouillonnement des idées, d’interminables discussions dans les assemblées. On
relève plus d’une vingtaine de projets (Mirabeau, Talleyrand-Perigord, Condorcet, Lanthenas,
Romme, Le Pelletier, Calès, Lakanal, Daunou, Fourcroy…), à l’ambition et à l’ampleur diverses
(Hippeau, 1881 ; Chevallier, et alii, 1968 ; Baczo, 2000), sans tenir compte des propositions
plus ou moins développées des principaux dirigeants révolutionnaires. La réflexion sur l’École
suit les orientations politiques et l’exercice du pouvoir : aux hésitations et précautions (été
1789-printemps 1793), succède un essai de transformation radicale (jusqu’au 9 Thermidor an
II – 27 juillet 1794), puis une réaction qui ramène partiellement le passé (Convention
thermidorienne jusqu’à l’automne 1795). C’est avec l’Assemblée constituante (17 juin 178930 septembre 1791) et l’Assemblée législative (1er octobre 1791-20 septembre 1792)
qu’apparaissent deux projets fondamentaux : le plan Talleyrand (1791) et le plan Condorcet
(1792). La Convention nationale (21 septembre 1792-26 octobre 1795), d’abord girondine,
change radicalement d’attitude dès qu’elle devient montagnarde (juin 1793) et semble se
rallier au plan Le Pelletier (1793), alors que se poursuit la rédaction des « catéchismes révolutionnaires ».
Si l’arsenal juridique révolutionnaire a largement été étudié (Godechot, 1951 ; Prost,
2004), la réflexion sur le contenu de l’enseignement élémentaire n’a guère attiré les
chercheurs, ni l’explication du décalage manifeste entre les projets et leurs prolongements
pratiques. Cette période historique constitue pourtant un jalon essentiel dans le
développement des grands principes qui donnent sa physionomie à notre enseignement
contemporain. On peut se demander pourquoi les gouvernants n’ont pas réussi à mener à
bien un véritable projet scolaire primaire, alors qu’ils ont passé tant de temps à l’envisager,
sans discontinuer, dès l’aube de la Révolution. Ils semblent avoir « préféré les mots aux actes
[…], davantage promis ou rêvé que construit » (Grevet, 2013, p. 2), En réalité, les obstacles
étaient nombreux. L’ampleur et la virulence des discussions freinent les réalisations, sans
oublier les arrière-pensées politiques. La volonté de déchristianisation de la société est
diversement envisagée par les gouvernants. Vanter l’instruction pour tous, valoriser les deux
sexes, magnifier la liberté, l’égalité et la laïcité, conduit à l’enlisement des débats de la
Constituante et de la Législative.
Les plans Talleyrand (septembre 1791) et Condorcet (avril 1792) se complètent moins
qu’ils se répondent, sinon pour se rallier à une réelle volonté de « séparation de corps »
entre l’État et l’Église (Julia 1990b, p. 123) afin de promouvoir une école émancipatrice
capable de transformer les mœurs et les habitudes du peuple. Il faut attendre la Convention
nationale pour que soient adoptées les premières législations significatives, mais au même
moment le plan Le Pelletier (juillet 1793) se propose de changer radicalement la société,
mettre à bas le passé, inventer l’avenir en s’appuyant sur une éducation nationale,
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Numéro spécial sur la formation
républicaine, sociale, populaire et égalitaire. Aux contradictions de la période précédente
succède le règne de l’utopie, qui suppose l’élaboration d’un système social jugé parfait, en
rupture radicale avec la réalité, les faits du moment, et s’appuyant sur une planification qui a
sa propre cohérence en matière d’activités, de mœurs et d’enseignement (Ruyer, 1950, p.
37). Dès lors, il devient difficile de mener à bien le projet de rédaction des « catéchismes
révolutionnaires » destinés à remplacer les ouvrages religieux utilisés sous l’Ancien Régime,
mais aussi de renouveler largement les maîtres. Dans cette perspective foisonnante, on peut
opposer les hésitations et la prudence de la Constituante et de la Législative face à l’école
élémentaire (I), puis les utopies et les contradictions de la Convention (II).
I. Les plans Talleyrand (1791) et Condorcet (1792) : Le temps
des hésitations et de la prudence
Les États généraux – convoqués par Louis XVI le 5 mai 1789 – deviennent Assemblée
nationale le 17 mai, et Assemblée constituante le 9 juillet. Dès le décret du 22 décembre
1789, la Constituante prend parti pour « la surveillance de l’éducation publique et
l’enseignement politique et moral », mais aussi le transfert des prérogatives des institutions
religieuses aux pouvoirs civils, sous l’autorité et l’inspection du roi. C’est la mise à bas du
monopole ecclésiastique en matière scolaire. On remet cependant l’effectivité de ces
principes à plus tard. Si les biens et les fondations du clergé sont désormais officiellement à
la disposition de la nation, l’enseignement reste souvent entre les mains des ecclésiastiques,
même si nombre d’écoles religieuses se trouvent en difficulté en raison de la fin de
nombreuses subventions ; la dîme, des redevances et des octrois municipaux dont elles
bénéficiaient ont disparu. Les maîtres religieux, qui perdent leurs privilèges fiscaux et
militaires (exemption de la taille et des services) doivent prêter serment de fidélité ; c’est le
clivage entre curés réfractaires et curés jureurs. Au moment où la Constituante abolit l’Ancien
régime administratif et politique, la réflexion sur l’instruction publique s’accroît afin de
s’adapter aux idées qui viennent de triompher. La question scolaire s’impose à l’opinion,
autant qu’aux hommes politiques, penseurs ou éducateurs (Belhoste, 1992, p. 41). Le plan
rédigé par l’évêque d’Autun, Charles-Maurice Talleyrand-Perigord (1754-1838), est présenté à
l’Assemblée constituante en septembre 1791. Il sera rapidement écarté. Après six mois
d’interrogations, c’est l’Assemblée législative qui aura à apprécier le plan présenté par JeanAntoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794), en avril 1792. Ces deux projets
rendent parfaitement compte des hésitations et de la prudence des révolutionnaires en
matière d’instruction publique, la place à accorder à la liberté, l’égalité, la laïcité, l’obligation
scolaire ou la gratuité.
A. Le plan Talleyrand, un premier essai prometteur
Après l’abolition des congrégations religieuses par un décret des 17-19 février 1790, un
plan d’ensemble de l’enseignement est présenté par Talleyrand-Périgord (1754-1838) à la
veille de la séparation de l’Assemblée constituante, les 10, 11 et 19 septembre 1791
(Talleyrand, 1791). Il résulte d’un volumineux rapport de 221 articles sur l’instruction
publique, qui a été élaboré par un comité de la constitution, témoignant ainsi de l’intérêt
suscité par la question. Il est précisé d’entrée que le but de l’instruction élémentaire est
d’apprendre à « vivre heureux et utile » ; la parenté avec des conceptions exprimées par les
encyclopédistes est évidente. Dès lors, l’enseignement doit être à destination de tous,
universel et égal pour les deux sexes.
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R H P M – n° 8 – juillet-décembre 2018
Une instruction élémentaire pour tous
Pour Talleyrand, l’instruction « agrandie sans cesse la sphère de la liberté civile, et seule
peut maintenir la liberté politique contre toute espèce de despotisme ». Elle doit être une
force « conservatrice et vivifiante » qui développe les qualités physiques, intellectuelles et
morales. Bénéfique pour la société, car l’homme est perfectible, elle est un droit pour tous
les membres de la société, sans aucune distinction. Elle apparaît comme une fonction sociale
qui « appartient à tous les âges, à tous les sexes », et répond de manière « convenable aux
besoins de tous ». Chacun doit pouvoir la répandre, tous les talents en sont dignes : « c’est
du concours et de la réalité des efforts individuels que naîtra toujours le plus grand bien ».
Dans un souci d’égalité, Talleyrand précise que « tout privilège est par sa nature odieux, un
privilège en matière d’instruction serait plus odieux et plus absurde encore ». Bien que
l’instruction primaire soit accessible sans distinction de fortune, elle n’est cependant pas
obligatoire. Si la « nation offre à tous le bienfait de l’instruction, […] elle ne l’impose à
personne ». C’est le père de famille qui décide, sinon ce serait violer le droit de la famille. On
se limite à « inviter les parents au nom de l’intérêt public à envoyer leurs enfants à
l’instruction, comme à la source des plus pures vertus et à l’apprentissage de la vie sociale ».
Au demeurant, seul l’enseignement élémentaire commun à tous les citoyens (canton) est
gratuit, les écoles intermédiaires (district et département) et l’Institut national de recherche
et de haute formation (qui siège à Paris) sont payants. Une participation n’est cependant pas
totalement exclue car « il est parfaitement juste que les [parents] supportent une partie des
frais […] et ajoutent au traitement des instituteurs les moyens d’existence qui les protègent ».
Le rapport ne prend pas position sur un enseignement religieux dans les écoles, ni sur la
laïcité – expression encore inconnue au XVIIIe siècle, mais dont la signification n’échappe pas
totalement aux législateurs. Les révolutionnaires, qui ont souvent été élèves des collèges
religieux, témoignent d’un certain anticléricalisme, sans s’opposer toutefois au maintien d’un
certain nombre d’institutions éducatives religieuses. Il s’agit avant tout de s’assurer de
l’enseignement de la morale civique, « premier besoin de toutes les constitutions ».
Une instruction universelle et égale pour les deux sexes
Les maîtres des écoles seront inscrits sur des listes d’aptitude après des examens, et élus
par le directoire de district. Sans être inamovibles, ils doivent bénéficier dans leur carrière de
considération, d’aisance et du repos hebdomadaire. Appelés à devenir plus nombreux, ils
bénéficieront d’une retraite. Il leur incombe de donner aux enfants une véritable culture.
L’enseignement primaire, qui est un bien commun, doit être universel, c’est-à-dire apprendre
aux enfants « leur premier indispensable devoir ». Le programme général d’instruction est
suffisamment étendu afin de laisser la possibilité à chacun, qui ne peut tout savoir, « de tout
apprendre ». L’idéal d’universalité s’appuie aussi sur l’âge et le sexe. Talleyrand dresse un des
premiers jalons de la promotion sociale de l’individu en précisant que l’instruction existera
pour tous les âges, « si tous les âges en sont susceptibles ». C’est opter pour une partition
entre des établissements pour la jeunesse et des établissements pour les adultes. Une
certaine ébauche de formation permanente au-delà des âges, voire tout au long de la vie, est
déjà là. Dès l’âge de 7 ans, on enseigne la lecture, l’écriture, le calcul, mais aussi des
« éléments de religion ». De surcroît, l’instruction doit exister pour l’un et l’autre sexe. Si la
durée de la formation n’est pas arrêtée, les filles ne peuvent suivre une formation que
jusqu’à l’âge de huit ans, ensuite les pères et mères sont invités par l’Assemblée nationale à
ne confier ensuite qu’à eux-mêmes leur éducation. En réalité, elles ne bénéficieront que d’un
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Numéro spécial sur la formation
enseignement domestique, plus rarement de l’apprentissage de quelques métiers dans des
couvents laïques. Dès lors que la femme est destinée à rester dans un rôle subalterne dans le
domaine politique, l’enseignement ne doit pas encourager à y déroger.
Un plan d’instruction publique rapidement contesté
Le plan Talleyrand est froidement accueilli par l’Assemblée nationale. Il ne rallie aucune
majorité, seuls les monarchistes constitutionnels le soutiennent avec enthousiasme. Il est
venu trop tard en discussion devant l’Assemblée, qui se sépare sans avoir vraiment eu le
temps de le prendre en considération. Il a toutefois une influence dans l’admission implicite
par les esprits de la liberté de l’enseignement, avant qu’un décret du 26 septembre 1791
consacre finalement la permanence des établissements d’instruction existants, tout en
prescrivant des « leçons » pour enseigner la constitution. La réflexion est à reprendre. À
l’évidence, le décalage était profond entre les attentes du plus grand nombre désireux
d’écarter tout changement scolaire brusque et les revendications plus radicales des sansculottes.
B. Le plan Condorcet, des propositions raisonnables
L’Assemblée législative – élue les 12-15 juin 1792 – confie la réforme scolaire à une
structure spécifique, le Comité d’instruction publique, créé dès le 14 octobre 1791. Il se
perpétuera sous la Convention, attestant par ses procès-verbaux – réunis par James
Guillaume (1907) – de l’intérêt grandissant pour les questions d’enseignement. Cinq
membres du Comité (Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet – 1743-1794 –,
Lacépède, Arbogast, Pastoret, Romme) sont chargés de rédiger un plan général d’instruction
(Condorcet 1792). Le « rapport et le projet de décret pour l’organisation générale de
l’instruction publique » est présenté à l’assemblée les 20 et 21 avril 1792. Il reprend pour
l’essentiel le système pédagogique exposé par Condorcet dans Cinq Mémoires sur
l’instruction publique (1791) – sans être très éloigné de certaines idées du plan Talleyrand ; la
filiation est toutefois bien plus directe avec l’esprit encyclopédiste du XVIII e siècle. Pour
Condorcet, athée, devenu républicain après la fuite de Louis XVI jusqu’à Varennes, l’éducation ne peut qu’être facteur de progrès (Grenon, 1989, p. 178) car elle développe les
capacités intellectuelles, le perfectionnement et le bonheur de l’espèce humaine. L’égalité
face à l’enseignement et la liberté comme principe d’organisation sont au centre du projet
d’avril 1792.
L’Égalité comme fondement de l’enseignement
Le plan Condorcet a une dimension bien plus ambitieuse et développée que le plan
Talleyrand. On distingue cinq catégories d’établissements : les écoles primaires, les écoles
secondaires, les instituts, les lycées et la Société nationale des sciences et des arts. Les écoles
primaires constituent le socle de la formation, y prédomine une instruction civique et
pratique ouverte à tous. Dès lors qu’il est estimé que seule l’égalité entre les citoyens face à
l’instruction permet la réelle égalité politique établie par la loi, l’instruction doit être
indépendante de la puissance publique, ne relever que de l’Assemblée qui représente intérêt
général. Elle doit « embrasser le système entier des connaissances », être dispensée sur
l’ensemble du territoire. Tout village de 400 habitants, ou toute campagne dispersée, aura
une école et un maître. C’est un véritable défi, qui suppose une considérable extension des
établissements primaires sur le sol national.
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R H P M – n° 8 – juillet-décembre 2018
La gratuité est un facteur d’égalité. Elle doit s’imposer à tous les niveaux d’instruction,
pas seulement élémentaires, car « il importe à la prospérité publique de donner aux enfants
des classes pauvres, la possibilité de développer leurs jeunes talents ». Condorcet imagine
donc un enseignement postscolaire ; aux maîtres du primaire de faire le dimanche des
conférences à l’intention des citoyens de tout âge, « à l’instituteur d’être dans chaque
commune le missionnaire des principes nouveaux et de la science ». En instituant la laïcité
dans l’enseignement public, Condorcet innove profondément. Il sépare la morale des
principes de toute religion particulière. L’éducation religieuse doit relever des seuls ministres
du culte (et des familles) ; l’école n’a pas pour mission de défendre l’orthodoxie religieuse. Le
monopole des congrégations catholiques est destiné à disparaître (Jolibert, 1993, p. 201).
Chacun doit pouvoir choisir son culte, voire ne pas en choisir, façon d’établir l’égalité face à
l’idée religieuse : chaque culte « doit être enseigné dans des temples particuliers par ses
propres ministres ». C’est à la morale républicaine de servir de ciment à la société. Avec de
telles conceptions, le rapport ne peut que refuser d’attribuer le monopole de l’enseignement
à l’État : la concurrence entre l’école publique et l’école religieuse est revendiquée afin de
conserver aux parents « la liberté de choix dans l’éducation ».
La liberté comme principe d’organisation
Condorcet ne retient pas le principe de l’obligation scolaire (de même que Talleyrand). Il
ne veut pas imposer la scolarité car cette idée est encore marginale parmi les
révolutionnaires. Un enseignement élémentaire dispensé au chef-lieu de canton a donc peu
de chances d’être ouvert aux pauvres et indigents. Défenseur de l’égalité des sexes et des
âges devant l’instruction de base (lecture, écriture, calcul, instruction civique, valeurs
morales), il admet cependant que cette dernière devra être donnée en commun aux deux
sexes, quel que soit leur âge. Les femmes « ont autant d’intelligence que les hommes ». Le
pouvoir doit se garder d’intervenir dans le domaine de l’enseignement public afin de
préserver son indépendance ; il lui est seulement accordé de décider quelles doctrines
seront enseignées. La direction du corps enseignant est confiée un établissement particulier :
la « Société nationale des sciences et des arts », autorité neutre composée de l’élite savante.
Les écoles primaires sont dirigées et contrôlées par l’échelon supérieur de la hiérarchie : un
directoire élu des lycées. Au reste, s’il n’est pas vraiment question d’éducation dans le
rapport, mais plutôt d’instruction, il n’en faut pas moins « offrir à tous les individus de
l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de
connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ». Un citoyen
« instruit » sera une protection contre l’obscurantisme et la tyrannie. On n’enseignera pas
une vérité officielle.
L’abandon du projet après la Législative
Condorcet présente son rapport en pleine crise extérieure, le jour de la déclaration de
guerre à la maison d’Autriche (20 avril 1792). La défaite militaire de la France en mai,
l’invasion dès juillet, puis la chute du trône (10 août 1792) font sans cesse ajourner sa
discussion publique ; hésitations et blocages se perpétuent. L’Assemblée législative se sépare
finalement avant de l’avoir voté (20 septembre 1792). Il ne fait guère de doute qu’elle était
réticente envers ce plan qui mettait en cause sa prédominance en lui enlevant un véritable
contrôle sur un corps enseignant devenu autonome et indépendant. Le décret du 18 août
1792 a cependant supprimé les congrégations enseignantes (Oratoire, Frères des écoles
chrétiennes, sœurs enseignantes), mais en restant prudent et mesuré : tous leurs
10
Numéro spécial sur la formation
enseignants continuent d’exercer à titre individuel. Si les biens du clergé et les fondations
affectées à l’école doivent être mises en vente, les bâtiments et jardins à l’usage des collèges
échappent à cette disposition. Le projet Condorcet n’a pas de suite immédiate, le décalage
est complet entre sa portée incontestable et son influence réduite dans la pratique. Un texte
sera cependant voté au tout début de la Convention, le 12 décembre 1792, qui précisera que
les écoles primaires sont désormais le premier degré d’instruction et que l’on y enseigne les
connaissances rigoureusement nécessaires à tout citoyen. Après la chute du parti girondin et
le passage de l’initiative aux montagnards (juin 1793), on oublia le plan Condorcet, qui avait
pourtant posé des principes fondamentaux pour l’enseignement public.
II. Le plan Le Pelletier et les livres élémentaires : Le temps des utopies
et des contradictions
La Convention, élue au suffrage universel en août-septembre 1792, est d’esprit plutôt
démocratique à ses débuts (Baczo, 2000). Girondine, montagnarde et modérée (La Plaine),
elle s’accorde pour inscrire l’organisation de l’enseignement en tête des réformes à réaliser.
La suppression effective de l’Ancien Régime en matière scolaire est son objectif ; elle espère
bien réussir là où la Constituante et la Législative ont échoué. Le discours pédagogique prend
de nouvelles formes dès que s’affirme le désir de construire une cité idéale. La dimension
utopique se révèle avec force « sous la forme d’incises ou d’amplifications lyriques » (Grevet,
2013, p. 2), aussi bien dans les discussions, les rapports parlementaires préliminaires et
finalement les projets présentés à la Convention. Tout contribue à cette orientation et
témoigne de la volonté de rompre radicalement avec le despotisme du passé. L’heure est à
remplacer la religion par une morale civique, à perfectionner l’humanité dans le sens des
Lumières. En réalité, on essaie d’imposer des « rêves utopiques multiples et opposés »
(Baczko, 1980, p. 89) afin de remédier aux désordres de la période. Le plan Le Pelletier du 13
juillet 1793 constitue le zénith de cette dimension utopique.
La Convention tente également de reprendre nombre de mesures des assemblées
antérieures pour les confirmer, ou les compléter, n’évitant parfois pas les contradictions.
Certes, la direction des établissements scolaires est passée depuis 1789 aux pouvoirs civils,
mais les bâtiments scolaires ont rarement été vendus et de nombreux enseignants religieux
continuent d’exercer à titre individuel. Un décret du 8 mars 1793, qui confirme la loi du 18
août 1792, précise désormais que « les biens formant la dotation des collèges, des bourses
de tout autre établissement d’instruction publique française, sous quelque domination qu’ils
existent, seront dès à présent vendus dans la même forme et aux mêmes conditions que les
autres domaines de la République ». Alors que jusqu’ici on a largement reconduit des
institutions transitoires, la Convention se donne pour mission de faire apparaître rapidement
la nouvelle physionomie de l’enseignement primaire. D’octobre 1793 à octobre 1795, une
cascade de textes à la portée révolutionnaire inégale se succèdent, les législations ou réglementations Bouquier, Lakanal et Daunou (Chevallier, et alii, 1968). La tendance
révolutionnaire générale est d’abord ascendante ; le point le plus élevé se place à l’été 1793,
période où le plan Le Pelletier sert de guide au législateur. La volonté radicale ne cesse de
baisser ensuite, bien avant la chute de Robespierre le 9 thermidor an II (27 juillet 1794). C’est
dans ce contexte oscillant entre utopies et législations ou réglementations contradictoires
que la loi du 9 pluviôse An II (28 janvier 1794) donne le départ d’un vaste mouvement de
rédaction de livres élémentaires.
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R H P M – n° 8 – juillet-décembre 2018
A. Le plan Le Pelletier, l’utopie en marche
Après l’arrestation des girondins, le 2 juin 1793, l’initiative passe aux montagnards. L’acte
constitutionnel du 27 juin 1793 précise que « la société doit favoriser de tout son pouvoir les
progrès de la raison publique et mettre l’instruction publique à la portée de tous les citoyens
». La Convention devient le centre d’un déferlement d’idées concernant l’enseignement. La
Plaine – majoritaire au Comité d’instruction publique – tente d’abord de concrétiser ses
vues : Daunou, Lakanal et Sieyès ont présenté, dès le 26 juin, un plan d’organisation de
l’enseignement. Mais la Convention retire sa confiance au Comité d’instruction le 3 juillet, et
écarte ce plan (Leroux, 1996, p. 31). Elle charge six commissaires, dont Robespierre, de
présenter un projet montagnard d’éducation commune, qui sera élaboré par Louis-Michel Le
Pelletier de Saint-Fargeau (1760-1793) – grande fortune nobiliaire de France, président à
mortier du Parlement de Paris avant 1789. L’auteur, devenu un jacobin des plus engagés, a
cependant été assassiné en janvier 1793 par un ancien garde républicain pour avoir voté la
mort du roi. Le projet est ainsi présenté à la Convention le 13 juillet 1793 – jour de
l’enterrement de Marat – par Robespierre en personne, qui déclare accorder autant
d’importance à « trois monuments que la Convention doit à l’histoire : la constitution, le
code des lois civiles et l’éducation publique, [destinés à] immortaliser les nations (Violet,
2009, p. 40). C’est un plan réellement révolutionnaire pour l’enseignement primaire (Baczo,
2000), très éloigné des conceptions de Talleyrand ou de Condorcet. Robespierre indique
d’entrée : « jusqu’ici ce qui a été dit ne remplit pas l’idée que je me suis formé d’un plan
complet d’éducation ». À l’individualisme et au libéralisme, Le Pelletier oppose un projet
révolutionnaire d’éducation commune des enfants aux inclinations fortement égalitaires,
fondé sur l’obligation scolaire.
Une éducation gratuite et obligatoire pour tous les enfants
Louis-Michel Le Pelletier réclame une « instruction publique » qui serait une
« éducation » vraiment nationale, républicaine, commune à tous, capable « d’opérer une
entière régénération de l’espèce humaine dégradée par le vice de l’ancien système social ».
La rupture est manifeste avec les régimes précédents, du moins pour l’enseignement de base
car pour les degrés moyens et supérieurs les propositions de Condorcet sont davantage
complétées que contredites. Le rapport constate que jusqu’ici « nous ne trouvons qu’une
instruction imparfaite [dont le vice radical a été] de ne s’emparer que de quelques hommes
et de livrer à l’abandon tous les autres ». On veut s’inspirer des cités antiques héritées de
l’Antiquité grecque, surtout de Sparte (Julia, 1990b, p. 107). Construit autour de douze
« articles généraux » et de vingt-six articles qui traitent « de l’éducation nationale », le projet
doit contribuer à l’émergence de « l’homme nouveau » (Baczo, 1980, p. 89). Son auteur
ayant constaté que les enfants des campagnes étaient défavorisées sur le plan de
l’instruction par rapport à ceux des villes, il veut rapidement mettre fin à cette situation. Il y
aura un « établissement d’éducation nationale » par canton, ou par section (pour les villes).
Multiplier les écoles élémentaires permettra de réduire l’inégalité d’éloignement. Chaque
établissement sera surveillé par un conseil de 52 personnes choisies parmi les pères de
famille. Le Pelletier défend un enseignement imposé à tous les enfants de 5 à 12 ans (11 ans
pour les filles), qui sera gratuit et dispensé par des maîtres salariés (chargés chacun de 50
élèves). Les parents devront y faire élever leurs enfants. L’obligation de scolarité est
impérieuse : si les parents ne s’exécutent pas, ils perdent leurs droits civiques.
12
Numéro spécial sur la formation
Une éducation communautaire des enfants
Dès lors que les croyances et confessions relèvent du for intérieur, elles n’ont pas de place
dans la formation scolaire de base. Pendant la période d’éducation élémentaire, les enfants
sont à l’abri de « l’influence des familles » soupçonnées de perpétuer les « préjugées et
vieilles erreurs du passé ». Sans distinction, et sans exception, ils sont élevés « en commun
aux dépens de la République ». Il ne doit donc plus y avoir de précepteurs. Dans un souci de
stricte égalité, ils reçoivent les mêmes vêtements, nourritures, instructions et moyens
financiers. Ils vivent donc complètement à l’école pendant 7 ans ; leurs parents ont
seulement la faculté de les rencontrer régulièrement. L’instruction primaire est assez
développée, l’éducation morale universelle omniprésente, une grande partie de la journée
consacrée au travail manuel. Les garçons apprennent la lecture, l’écriture et le calcul, mais
aussi le mesurage, l’arpentage et l’histoire ; les filles s’attachent surtout aux travaux
domestiques et ruraux. À 12 ans, une orientation intervient : les plus doués accèdent alors à
une culture complète de niveau élevé, ils pourront gravir les différents degrés d’instruction
(écoles publiques, instituts, lycées) ; les autres sont destinés à l’agriculture, aux arts
mécaniques, aux ateliers où ils apprendront les métiers « sur le tas ». En réalité, on est
confronté à une éducation rude et frugale, plus ou moins inspirée de Sparte, où la vie de
l’enfant fait l’objet d’une surveillance incessante, uniformément réglée. Ce dessein doit
assurer l’essor d’un peuple souverain libéré des imperfections humaines.
La fin des tentations utopiques
Après un enthousiasme initial de l’Assemblée lors de la présentation du plan, le 13 juillet
1793, les débats se multiplient et deviennent vite houleux sur les conséquences d’un tel
projet. Ce n’est que très sensiblement amendé qu’il est voté un mois plus tard, le 13 août. Un
décret du même jour reprend le principe des écoles communales d’éducation, mais la
fréquentation sera facultative. Le texte est finalement rapporté quelques semaines plus tard.
Si le corps enseignant est partiellement renouvelé dans les mois qui suivent grâce à une
augmentation du recrutement, une certaine continuité reste toujours favorable aux anciens
maîtres. Le plan Le Pelletier marque une limite d’évolution des révolutionnaires vers des
principes radicaux en matière éducative. Les propositions ultérieures et les mesures
effectivement adoptées s’en tiendront à des conceptions plus modérées. Le temps de
l’utopie est terminé.
B. La législation scolaire, des contradictions successives
Entre septembre 1793 et octobre 1795, des législations ou réglementations se succèdent,
se confortent ou se contredisent (Godechot, 1951 ; Chevallier, et alii, 1968). Les hésitations
et les clivages conceptuels aboutissent à l’adoption de textes d’attente – de dispositions
transitoires – tel que le décret Bouquier du 19 décembre 1793. Après la chute de
Robespierre (9 thermidor an II) et la fin de la Terreur, la Plaine triomphe. Sieyès et Lakanal
qui avaient présenté leur propre plan un an auparavant, sont toujours là, mais le premier est
devenu montagnard. Rallié aux nouveaux gouvernants, il est à l’origine du décret du 17
novembre 1794. Finalement, la loi Daunou du 25 octobre 1795 – jour de la dernière séance
de la Convention nationale – montre à quel point le temps des perspectives révolutionnaires
est révolu.
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R H P M – n° 8 – juillet-décembre 2018
Le décret Bouquier du 29 frimaire an II
Adopté peu après l’instauration de la Terreur (5 septembre 1793), le décret Bouquier du
19 décembre 1793 est fondamental. Il institue la liberté de l’enseignement, crée un service
public de l’instruction sans exclure les établissements privés, et impose l’obligation scolaire.
Ouvrir une école est simplifié : il suffit de justifier d’un certificat de civisme et de bonnes
mœurs. Les prêtres constitutionnels (jureurs) peuvent enseigner, les anciennes écoles
paroissiales revivre. Tous les instituteurs sont salariés par la République. La rétribution est
proportionnelle au nombre d’élèves, et différenciée selon le sexe de l’enseignant (20 livres
par élève pour les instituteurs, 15 livres pour les institutrices). L’enseignement est désormais
obligatoire (pendant trois ans) – novation considérable –, sous peine d’amende pour les
parents égale au quart de leur contribution fiscale. Louis XIV l’avait déjà prévu par
l’ordonnance royale du 13 décembre 1698, mais dans le contexte de la Réforme et de la
révocation de l’Édit de Nantes, la mesure ayant été reprise par Louis XV en 1724. En 1793, la
Convention espère que le décret Bouquier ne restera pas lettre morte, mais il se révèle
difficile à appliquer. On est confronté à la pénurie de personnel dans les campagnes, une
rémunération modique des maîtres qui dissuade les bonnes volontés et l’hésitation de
nombre d’agriculteurs à envoyer leurs enfants dans des écoles qui remplacent le catéchisme
et l’évangile par des hymnes patriotiques. Une école par commune de 400 habitants est
pourtant prévue, ce qui impliquerait plus de 23 000 écoles ; le tiers seulement sera instauré,
avec de profondes disparités d’implantation géographique (Chianea, 1972, p. 121). Parvenir à
ce résultat en période révolutionnaire agitée était pourtant déjà bien appréciable. Ce décret,
qui connut une résonance certaine, ne fut toutefois appliqué qu’une seule année.
Le décret Lakanal du 27 brumaire an III
La liberté de l’enseignement est maintenue dans le décret du 17 novembre 1794 qui
défend la coexistence d’un enseignement public sur fonds publics et d’un enseignement
privé sur crédits privés sous la surveillance des autorités publiques ; c’est un encouragement
au développement du second. Le certificat de civisme est dorénavant superflu. L’obligation
scolaire ne s’impose plus ; les parents peuvent choisir l’école de leurs enfants. Il est
cependant précisé que les « les jeunes citoyens qui n’auraient pas fréquenté des écoles
primaires seront examinés en présence du peuple, à la fête de la jeunesse ; et s’il est reconnu
qu’ils n’ont pas les connaissances nécessaires à des citoyens français, ils seront écartés,
jusqu’à ce qu’ils les aient acquises, de toutes fonctions publiques » Des réticences se
manifestent pourtant, l’installation de l’instituteur au presbytère est parfois une cause de
violence dans les campagnes. En tout cas, une école publique est désormais prévue pour 1
000 habitants, qui devra posséder une double section (instituteur, institutrice). L’histoire, la
géographie et les sciences naturelles seront désormais enseignées en plus des matières les
plus élémentaires.
La loi Daunou du 3 brumaire an IV
Avec cette loi du 25 octobre 1795, tout confirme qu’il en est fini avec les principes
révolutionnaires, déjà bien entamés par le décret Lakanal. Dans la ligné de l’Essai sur
l’instruction publique de Pierre-Claude-François Daunou (1793), la loi reflète le discours
officiel des thermidoriens pour lesquels il s’agit de « terminer la Révolution ». On est
confronté à un texte de réaction. Fini le projet des 23 000 écoles sur le sol national, l’école
n’est plus nécessairement communale, elle peut être cantonale ; limitée l’obligation scolaire,
14
Numéro spécial sur la formation
qui est laissé à l’appréciation des parents ; restreinte la gratuité de l’école, au profit d’une
rétribution scolaire, sauf exonération pour les pauvres ou les indigents. Le déclin de
l’enseignement primaire public s’accélère, de nombreuses écoles ferment, d’autres ouvrent,
mais dans le presbytère afin d’éviter la vente de celui-ci. La condition matérielle des maîtres
reste aléatoire : mal rémunérés, ils connaissent un recrutement laxiste, ne maîtrisent pas
nécessairement le style, la grammaire, sinon l’orthographe. Si la religion reste bannie des
programmes de l’enseignement public au profit d’une morale laïque, la renaissance des
écoles particulières, encore limitée sous la Convention, se prépare à prendre son essor avec
le Directoire. En décembre 1795, les évêques constitutionnels publieront un règlement pour
servir au rétablissement de la discipline de l’église gallicane. Ils demandent alors la création
d’une école particulière dans chaque paroisse, où les livres utilisés seront l’Ancien et le
Nouveau Testament, ou le catéchisme du diocèse.
C. La rédaction des livres élémentaires, un défi à relever
Au-delà de la réflexion théorique sur l’enseignement et la multiplication des législations,
la période de la Convention a produit un travail collectif particulièrement intéressant sur le
contenu de la scolarité. Quelques sources écrites conservées et les manuels scolaires
effectivement utilisés qui nous sont parvenus permettent la recherche (Morange, Chassaing,
1974 ; Durruty, 1990 ; Beurdeley, 2001). Une multitude de cahiers de doléances réclamait des
livres nouveaux, l’instruction civique étant absente des manuels religieux. Dès le début de la
Révolution des projets de manuels sont présentés, mais ce sont ceux de l’Ancien Régime qui
sont largement utilisés. Il faut attendre la loi du 9 pluviôse An II (28 janvier 1794) pour que
soit ouvert un concours pour de nouveaux ouvrages destinés aux écoles, tout
particulièrement des « catéchismes républicains ». Sous l’Ancien Régime, l’expression
générique de catéchisme avait été vilipendée dans un tout autre contexte : Jean-Jacques
Rousseau s’adressait à l’église pour lui dire que les gens sont « ennuyés, exaspérés de vos
faciles leçons, de vos longues morales, de vos éléments de catéchisme » (L’Émile, ou de
l’éducation, 1762, p. 131). Dès les années 1770, de nombreux catéchismes philosophiques
ont pourtant été rédigés, mais ils étaient surtout destinés à vulgariser les avancées
scientifiques (Buttier, 2013, p. 1-2). En tout cas, on allait se servir sous la Révolution d’une
forme d’écriture plutôt dogmatique, héritée du passé, pour tenter d’en faire un instrument
d’émancipation politique. Se référer au catéchisme devint vite commun pour désigner les
livres élémentaires de morale républicaine destinés à se substituer aux livres religieux,
notamment le Catéchisme de morale pour l’éducation de la jeunesse d’Harmand d’Abancourt
(1791). On veut imposer un programme de civisme et de moralité aussi bien pour les adultes
que pour les enfants, et prôner l’obéissance à la loi et à la Révolution. Les livres seront
effectivement rédigés pour la plupart entre l’an II et l’an IV en vue de participer au concours,
dont les résultats seront connus, bien tardivement, avec la loi du 2 germinal an IV (22 mars
1796). Il s’agissait d’une œuvre d’intérêt national, dont la portée et la diffusion furent
particulièrement contrariées par les évènements.
Une œuvre d’intérêt national
La rédaction des livres a touché un grand nombre de citoyens, d’origines diverses, car
tout un chacun était appelé à collaborer à cette œuvre d’intérêt national. Il s’agissait
d’expliquer les idées républicaines, de rendre compte d’une révolution qui était le résultat de
la prise de conscience d’un certain état de fait social, en espérant le succès d’une idée de
l’homme sous-jacente à cette nouvelle conception de la société. Il n’est pas certain que les
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R H P M – n° 8 – juillet-décembre 2018
catéchismes révolutionnaires aient été imposés d’En-Haut par les pouvoirs publics. Ainsi,
Augustin Sicard rappelle le cas d’une école religieuse privée où une révolte éclata en 1793 : «
des évangiles, catéchismes, livres de messes, livres de piété, tout ce qui avait un cachet
religieux fut amoncelé dans la cour et brûlé avec des démonstrations de joie sauvage »
(1884, p. 247). Alors que la demande devait être très répandue (Morange, Chassaing, 1974),
ces catéchismes de morale républicaine » – appelés parfois « grammaires républicaines » –
portent la marque de leur époque. Ardemment évolutionnaires, pétris d’instruction civique,
ils renferment souvent des attaques virulentes contre l’Ancien Régime, les rois, les prêtres, le
fanatisme et la tyrannie ; substituts aux livres religieux, ils en reprennent souvent la division
(épitre, évangile, etc.). S’ils doivent avant tout servir à l’étude dans les écoles primaires, ils
peuvent également être utilisés dans les municipalités, les armées ou les sociétés populaires.
En réalité, il s’agissait moins de faire comprendre, voire apprendre, que simplement
mémoriser grâce à un support qui avait déjà fait ses preuves. Certains auteurs font rimer le
texte, d’autres utilisent des quatrains versifiés. Le Catéchisme républicain, philosophique et
moral d’Auguste Poisson de La Chabeaussière (1794) compte 38 questions numérotées avec
une réponse construite en forme de questions (Buttier, 2013, p. 7). Il n’est jamais simple de
trouver la manière de dégager et répandre une morale républicaine, d’autant plus que
l'œuvre étant collective, les manuels se multiplient, comme leurs auteurs.
Le profil des rédacteurs
Appréhender les auteurs des catéchismes révolutionnaires est délicat, d’autant plus
qu’un grand nombre de livres sont rédigés par des inconnus (Durruty, 1990, p. 1). Le corpus
qui a été exploité par les chercheurs reste relativement modeste : P. Beurdeley (2001) en a
examiné une dizaine, Morange et Chassaing une soixantaine (1974, p. 136 et s.) et B. Durruty
deux cents (1990, p. 1 et s.). L’an II a dû être la période la plus productive, l’édition devenant
sporadique après la proclamation du concours en l’an IV. Les motivations des rédacteurs sont
diverses : le besoin d’argent, l’opportunisme, une commande, un besoin psychologique, une
volonté politique. C’est assez rarement une véritable volonté pédagogique. L’auteur-type,
c’est un homme, citadin, du Nord-est de la France, d’âge mûr (plus de 40 ans), assez souvent
enseignant ou homme de lettres (Durruty, 1990, p. 1) ; mais il y eut des agriculteurs, comme
des commis d’administration. Des écrivains inconnus ont sûrement vu dans le concours du 9
pluviôse an II un moyen de se procurer des revenus appréciables par des procédés peu
honnêtes ; les auteurs primés pouvant toujours vendre leurs livres avec la mention « accueilli
favorablement par la Convention ». Certains auteurs ont même confondu concours et aide
sociale, demandant que l’on prenne en considération leur travail pour des raisons les plus
diverses.
La diffusion des livres élémentaires
Le décret Bouquier du 19 décembre 1793 prévoit l’obligation de se conformer « aux livres
élémentaires qui seraient adoptés et publiés par la représentation nationale » (Greard,
1902). Jusque-là, les maîtres ne pouvaient que faire apprendre par cœur aux écoliers la
Constitution, les discours des révolutionnaires, leur faire connaître les projets discutés dans
les assemblées. Des ouvrages n’atteignirent cependant jamais les écoles car les matières
qu’ils traitaient furent retirées du programme dès l’An IV : l’histoire, la géographie et
certaines disciplines techniques. Les autres manuels continuaient d’être distribués, mais les
parents forçaient parfois les instituteurs des campagnes à se servir plutôt des livres du culte
pour l’enseignement. Dans l’état actuel des recherches, il est difficile de se faire une idée
16
Numéro spécial sur la formation
d’ensemble de l’accueil (J.-F. Morange, Chassaing, 1974) car pendant longtemps on s’est
surtout référé aux études de la IIIe République empreintes de polémiques anticléricales. En
tout cas, ces ouvrages connaissent dès la fin de la Convention deux handicaps majeurs :
l’enseignement n’est plus gratuit, et les livres sont vendus, alors que les manuels religieux
répandus depuis longtemps restent gratuits ou presque. Au demeurant, quelle que soit la
période, les assemblées de la Révolution attachent peu importance aux idées contenues
dans les ouvrages. Les parlementaires du Directoire qui proclament le résultat du concours
de pluviôse an II en l’an IV, n’hésitent pas à encourager l’impression d’ouvrages ne
correspondant pas du tout à leurs options politiques. On utilise en plein triomphe de la
réaction des livres ardemment révolutionnaires. En définitive, ces catéchismes républicains,
dans la rédaction qui a été la leur, ont toujours eu du mal à être acceptés par l’opinion ; le
décalage est manifeste entre la volonté d’inculquer aisément les principes qu’ils
représentaient et leur influence réelle. Ils ont cependant joué un rôle, même s’il a été
mineur, dans la confrontation des idées pour l’appréhension des principes révolutionnaires.
Conclusion
Les années 1789-1795 représentent un réel tournant dans l’histoire de l’enseignement
élémentaire, un bouleversement profond de la structure scolaire : au moment où l’édifice de
l’Ancien Régime s’effondre, l’École est séparée de l’Église. Mais les théoriciens se heurtent
rapidement à des obstacles insurmontables. La distorsion est manifeste entre les discussions
dans les assemblées, les grands plans d’enseignement (Talleyrand, Condorcet, Le Pelletier),
l’élaboration des livres élémentaires et les textes législatifs ou réglementaires qui tardent
toujours à venir, et sont très souvent en retrait par rapport aux principes de départ. On se
trouve balloté entre des hésitations et de la prudence, des contradictions et des utopies. La
Convention qui sut « faire jaillir du sol français les quatorze armées de la victoire » n’a pas
réussi à lever la troupe d’instituteurs nécessaires à l’application de ces lois scolaires, ni à
s’entendre sur le contenu de l’enseignement. La majorité de la nation fait obstacle à
l’évolution radicale, les théories nouvelles, de plus en plus tranchées, sinon contradictoires,
n’emportent jamais l’adhésion sans retenue.
Après la Terreur, l’idée d’une mutation brutale en matière scolaire est abandonnée par la
Convention thermidorienne, au profit d’une série de transformations progressives. Le
Directoire ouvre finalement la voie au Consulat et à l’Empire. Au lendemain du Concordat du
28 messidor an IX (17 juillet 1801), on retourne d’une certaine manière à l’Ancien Régime.
Les Frères des écoles chrétiennes, chassées par la Révolution, reprennent leurs traditions
enseignantes et sont préférés aux instituteurs laïcs. La traversée du désert des idées
révolutionnaires commence. L’enseignement primaire devient pour l’essentiel privé. Si la loi
du 11 floréal An X (1er mai 1802) le mentionne rapidement, c’est pour en confirmer la
surveillance par le sous-préfet. Ni obligation, ni gratuité ne sont plus prévues. Le début du
XIXe siècle n’a pas pérennisé les grands principes que la Révolution avait mis à jour. Le bilan
de la période 1789-1795, n’en est pas moins manifeste. En quelques années, la scolarité
élémentaire a été enlevée au monopole ecclésiastique, l’État a créé l’ébauche d’un service
public de l’instruction, la liberté d’enseignement a été reconnue. La coexistence d’une école
primaire public et d’une école privée a été entérinée. La liberté d’enseigner et d’apprendre,
les préoccupations d’égalité ont été mises en avant : égalité géographique, égalité des écoles,
égalité des sexes. Toutes les valeurs, les idées relatives à l’enseignement ont été tournées et
retournées dans tous les sens, perçues avec plus ou moins d’acuité : obligation scolaire,
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gratuité, neutralité, laïcité, égalité, démocratie. Cette réflexion théorique de premier plan ne
sera pas oubliée. Jules Ferry, lecteur assidu de Condorcet, devenu ministre de l’Instruction,
puis président du Conseil, confirmera toute son actualité dès la IIIe République.
Bibliographie
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
Portrait de Condorcet sous la Révolution
(Collection du Château de Versailles)
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Les journées de février et juin 1848
dans L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert :
L’apprentissage de la vie par une génération.
Jean-Paul VALETTE
Maître de conférences HDR-HC
Université Paris-Saclay (Paris-Sud)
IEDP EA n° 2715
Le XIXe siècle a modifié la relation du romancier à l’Histoire, il se découvre déchiré entre sa condition
sociale et sa création intellectuelle. L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert confronte son personnage principal – Frédéric – aux journées révolutionnaires de février et juin 1848 dans le cadre
d’une rupture avec l’écriture romanesque traditionnelle. Le récit témoigne d’une volonté de faire
l’histoire d’une génération, « la génération de 48 ». À travers le traitement narratif et stylistique contrasté des journées de février 1848, puis de l’insurrection et sa répression en juin, Flaubert témoigne
de l’apprentissage de la vie par ses personnages, du sentiment d’appartenir à une génération (février), mais rapidement des inquiétudes sur l’avenir se manifestent (juin). Flaubert revendique une
lucidité qui doit lui éviter d’adhérer à aucun mot d’ordre. Les hésitations, les contradictions, les utopies, les peurs et violences sont relevées. Si les parallèles sont nombreux entre le comportement des
révolutionnaires de février, et les forces de l’ordre qui s’opposent aux insurgés en juin, et finissent
par l’emporter, il n’y a jamais une mise en équivalence. Flaubert a pris position, à sa manière, en romancier. Mots clés : Apprentissage, Génération, Révolution de 1848, Choix narratifs, Position politique.
The nineteenth century modified the relation of the novelist to the History, he discovered himself torn
between his social condition and his intellectual creation. Gustave Flaubert’s L’Éducation Sentimentale
confronts his main character – Frédéric – with the revolutionary days of February and June 1848 within the framework of a rupture with the traditional romantic writing. The story shows a desire to make
the story of a generation, "the generation of 48". Through the narrative and stylistic treatment contrasted of the days of February 1848, then to the insurrection and its repression in June, Flaubert testifies to the learning of life by his characters, the feeling of belonging to a generation (February), but
soon worries about the future are coming (June). Hesitations, contradictions, utopias, fears and violences are noted. If the parallels are numerous between the behavior of the revolutionaries of February, and the police which is opposed to the insurgents in June, it never has an equity method there.
Flaubert took a stand, in his own way, as a novelist. Keywords: Education, Learning, Generation, 1848
Revolution, Narrative Choices, Political Position.
L’Éducation sentimentale (1869) de Gustave Flaubert (1821-1880) est une confession personnelle et un roman social, un livre d’amour et une étude de mœurs, mais aussi le témoignage de son auteur sur « les journées de février et juin 1848 », dont il a été un témoin direct en rejoignant, dès le 23 février, un Paris en effervescence qui venait de déclencher la
veille un processus révolutionnaire. Autour de structures psychiques propres à des individus
confrontés à l’Histoire, l’œuvre développe des « correspondances poétiques » (Proust, 1967,
p. 67) entre deux séries causales : l’une privée et sentimentale, l’autre sociologique et politique. Un échange épistolaire de Flaubert avec George Sand fixe les enjeux : « Je ne me reconnais le droit d’accuser personne. Je ne crois même pas que le romancier doive exprimer
son opinion sur les choses du monde, […] je me borne donc à exposer les choses telles
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
qu’elles me paraissent, à exprimer ce qui me semble vrai. Tant pis pour les conséquences »
(Lettre du 10 août 1868). Le dessein semble clair : s’éloigner de toute velléité d’objectivité,
offrir une vision intuitive du monde, assumer une recomposition de la réalité. Il n’empêche
que par le choix des évènements et leur agencement, la manière dont ils sont relatés et stylisés, la structure romanesque même, l’ouvrage ne peut que participer du commentaire historique.
On se trouve face à l’histoire morale d’une génération d’hommes et de femmes de
1848. Cette notion de génération, qui n’existait pas au XVIIIe siècle, s’affirme avec Alfred
Musset et Gustave Flaubert au milieu du XIXe siècle. Loin d’être la simple référence à une
classe d’âge précise, c’est le sentiment partagé par des individus que toute époque a sa spécificité, qu’elle structure les comportements et les réactions humaines. L’Éducation sentimentale sera l’histoire d’un jeune homme – Frédéric Moreau – qui a dix-huit ans au début du
roman et quarante-sept à son dénouement. Il ne pourra qu’être marqué par les journées
révolutionnaires des 22-25 février, puis des 23-26 juin 1848, alors qu’il avait vingt-six ans. À
Flaubert de nouer les amours de ce personnage principal à l’histoire en train de se faire, de
montrer qu’une forme de sentiment peut être conditionnée par une situation historique,
l’appartenance à une génération. Le milieu du XIXe siècle coïncide avec la « rupture de
l’écriture bourgeoise » (Barthes 1972, p. 41). L’écrivain renonce à se considérer porte-parole
de l’universel et devient « la proie de l’ambiguïté, puisque sa conscience ne recouvre plus
exactement sa condition » (ibid., p. 45) ; il se découvre déchiré entre sa condition sociale et
sa vocation intellectuelle. C’est un renouveau littéraire et politique consécutif à 1848 qui
s’exprime dans le style même de Flaubert, atteignant « la véritable objectivité épique et,
grâce à elle, la positivité et la force affirmatrice d’une forme parfaitement accomplie » (Lukacs, 1965, p. 124). Tout le défi littéraire est de parvenir à crédibiliser l’existence de « la génération de 48 », la façon dont elle s’est formée, au-delà des évènements et de la psychologie des protagonistes. On est face à l’apparence d’un roman d’apprentissage, sans qu’il soit
évident de savoir si c’est la vie de Frédéric qui est en jeu, ou plutôt celle de Gustave Flaubert
qui jette un regard rétrospectif sur son existence1. La fréquente difficulté à déterminer dans
le roman qui assure effectivement la fonction de narrateur ajoute à cette ambiguïté.
Au-delà de la confrontation des sources historiques à la trame romanesque (Buck, 1963,
p. 619), L’Éducation sentimentale oppose février et juin 1848 à partir de choix narratifs et
stylistiques d’une modernité rare. La référence aux journées de février semble emprunter le
cheminement de la relation directe, suivre le personnage principal – Frédéric - même si les
contraintes du roman historique sont progressivement transgressées. À l’inverse, Gustave
Flaubert renonce sciemment, et d’entrée, à « montrer » les journées insurrectionnelles de
juin et leur répression, se retranche derrière des métaphores instituées en système émotionnel. Dans les deux cas, on relève pourtant une volonté d’atténuer la relation du discours
narratif à l’Histoire, de rendre indéterminés les lieux arpentés par les personnages, comme si
l’auteur essayait de se défaire partiellement de l’évènement, qu’il tenait à le secondariser.
Le « commentaire » de Flaubert sur 1848 est d’autant plus délicat à cerner. Lorsque
L’Éducation sentimentale projette Frédéric dans les journées de février, elle l’intègre dans
l’histoire d’une génération en formation (I), mais dès qu’elle envisage l’horreur de la répresUne première Éducation sentimentale, œuvre de jeunesse, avait été rédigée au début des années 1840, achevée
probablement en 1843, mais elle ne fut publiée qu’en 1914. Elle n’a pas la profondeur littéraire et le recul historique de l’ouvrage terminé en 1869.
1
22
Numéro spécial sur la formation
sion des journées de juin, elle révèle toutes les inquiétudes propres à l’avenir de cette génération (II).
I. Les journées de février 1848 : La reconnaissance d’un sentiment
générationnel
Quelle est la place des évènements de février 1848 dans L’Éducation sentimentale2 ? Un
dixième de l’ouvrage leur est consacré (47 pages sur 537, de la fin de la deuxième partie au
début de la troisième) : la manifestation des étudiants (369-376), la porte Saint-Martin (376380), la nuit du 23 février 1848 (380-391), puis le milieu du mois de mars (391-400) et la présentation d’une réunion au Club de l’Intelligence (400-423). Mis à part ces développements,
les mentions complémentaires sont éparses, et toujours lapidaires. La Révolution éclate au
moment où Rosanette – jeune femme « entretenue » – devient la maîtresse de Frédéric
dans le logement préparé, dévotement, pour Marie Arnoux. Cette dernière est l’épouse d’un
homme d’affaires, Jacques Arnoux, propriétaire de L’Art industriel ; elle fut le premier amour
de Frédéric (dès 1840) et restera probablement l’unique. Le début des évènements apparaît
comme un spectacle auquel assiste avec détachement le personnage central : « Ah ! on
casse quelques bourgeois, dit Frédéric tranquillement » (378). Dès lors, les journées historiques de février 1848 s’immiscent dans la trame romanesque de L’Éducation sentimentale.
Le dessein historique de Gustave Flaubert apparaît : rendre compte de la génération de
1848, la manière dont elle a vécu le début d’une révolution, en optant pour un traitement
narratif et stylistique radicalement novateur. La présentation des révolutionnaires et de
leurs pratiques suscite dérision et interrogation avant que ne se révèle l’ambivalence politique de l’auteur sur la portée de ce qui est « en train de se jouer ».
A. – Dessein historique et choix narratif
L’Éducation sentimentale mêle la vie de personnages imaginaires à l’histoire de la France
du 15 septembre 1840 à l’hiver 1868-1869. La trame romanesque est liée aux évènements
qui relèvent pour les protagonistes de l’irruption du devenir dans une conjoncture stable
(Crouzet, 2017, p. 1). C’est l’intrusion du désordre dans l’ordre. Cela suffit-il à relier l’œuvre
à la catégorie des romans historiques ? Si l’Écossais Walter Scott (1771-1832) donnait à des
personnages anonymes un rôle historique déterminant à coté de personnages ayant réellement existé, tel n’est manifestement pas le désir de Flaubert (Duquette, 1975, p. 344). Il
veut éviter la réduction des journées de février 1848 à une simple toile de fond, s’éloigner de
la peinture du Moyen âge pour laquelle le paysage constituait l’arrière-plan des personnages
centraux. En réalité, Flaubert reconnaît qu’il a « bien du mal à emboîter ses personnages
dans les évènements politiques de 48 » (Lettre à Jules Duplan du 14 mars 1868). En se posant la question du fond et du premier plan, il se demande s’il rédige un roman d’amour ou
un roman historique, alors qu’il veut réaliser la fusion de l’Histoire et des relations sentimentales de ces personnages par des moments choisis qui scandent les deux registres (De Biasi,
2005, p. 223). Il est persuadé que l’intérêt du lecteur pour des individus anonymes nécessite
une atténuation volontaire des figures historiques.
Toutes les références à L’Éducation sentimentale (1869) de Gustave Flaubert sont relatives à l’édition Folio
classique-Gallimard de 2014, préface d’Albert Thibaudet. Elles sont intégrées au texte sous la forme : (376) pour
L’Éducation sentimentale, p. 376.
2
23
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
Lorsque la Révolution éclate (376), nous sommes à la fin de la deuxième partie (VI) de
L’Éducation sentimentale, la troisième partie (I) s’ouvrira (379) sur la nuit du 23 au 24 février
1848. Seules quelques heures séparent chronologiquement les deux parties. À l’évidence, la
volonté systématique de Flaubert d’effacer les dates historiques est déjà là. Au reste, dans
ses brouillons, les dates sont fréquemment mises dans la marge ; il en est ainsi du 24 février
1848 ; il est indiqué également « fin mars 1848 » en face de la visite de Frédéric au Club de
l’intelligence. Mais tout cela a disparu du roman définitif (Williams, 1992, p. 1). Ainsi, la journée du 24 février ne peut se dater que par les évènements historiques qui la révèlent.
Mais comment Flaubert en arrive-t-il au crescendo de la mise à sac des Tuileries ?
L’infortuné Frédéric nous est d’abord montré se promenant avec mélancolie à travers une
ville où l’insurrection gagne. Flaubert « ne lance pas son héros dans la bataille » (Vidalenc,
1969, p. 56). Les manifestations du 23 février se déroulent sous les fenêtres du salon où le
jeune homme est venu rendre visite à Rosanette ; la fusillade du boulevard des Capucines
qui ouvre la Révolution n’est perçue par lui que comme le bruit d’une fusillade incompréhensible. Flaubert pratique le raccourci à propos de cette situation imprévue ; loin de la développer, il évite l’emphase. Des éléments importants sont aussi éclipsés ou traités allusivement ; on ne trouve nulle part la description de la prise des Tuileries, si ce n’est par voie
indirecte. Flaubert préfère multiplier les allusions et les incidences lourdement chargées
d’ironie : si un garde national dit à Frédéric « le Roi vient de partir » (382), il n’est nullement
explicité que les Tuileries sont déjà entre les mains du peuple. Bien plus caractéristique est la
« présentation » de la salle du trône : « poussés malgré eux [Frédéric et Hussonnet] entrèrent dans un appartement », son identification n’est qu’incidente pour le lecteur, par le biais
du « dais de velours rouge » (384), détail scrupuleux qui devient instrument de désignation.
Flaubert ne cesse de répondre par la concision à l’exaltation révolutionnaire : « tout à
coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C’était le
peuple » (384), ou encore : « À chacune des mansardes parurent des domestiques déchirant
leurs habits de livrée. Ils les jetaient dans le jardin, en signe d’abjuration. Le peuple les hua.
Ils se retirèrent » (387). Les personnages créés par Flaubert ajoutent à cet effacement historique. Frédéric ne prend pas la place qu’il aurait eu chez Walter Scott, il reste un « héros »
passif, antithèse des personnages actifs des romans historiques. Il n’y a pas de personnages
emblématiques ; les rares acteurs historiques sont présentés de manière sèche et concise
(François, 1953, p. 157). On fait tout pour éviter la rivalité entre personnages historiques et
personnages imaginaires. Ces derniers ne sont en concurrence qu’avec eux-mêmes. Ils ne
« deviennent » pas spectateurs des évènements, ils sont confrontés à des évènements doublement reproduits – à la fois sur le plan intérieur (subjectif), et le plan extérieur (politique
ou historique) –, qui se développent parallèlement sans se soutenir mutuellement. Cette
rupture de plans écarte tout sens objectif à la réalité décrite. Flaubert ne présente qu’une
épure des journées de février, il privilégie la recherche narrative.
B. – Comportements révolutionnaires et dérision stylistique
Si Gustave Flaubert recourt parfois à des fulgurances stylistiques, le sarcasme pointe régulièrement. Il semble d’abord sacrifier au jeu des contrastes spectaculaires dans sa description des Tuileries envahies par le peuple. Ce n’est que violence, obscénité et piétinements.
Au début, le peuple est identifié à « des hommes en blouse », mais graduellement il devient
la « populace » puis la « canaille », jusqu’à ce que soit indiqué que « sur le trône était assis
24
Numéro spécial sur la formation
un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte, l’air hilare et stupide comme un magot » (384). Lorsque L’Éducation sentimentale se réfère à l’inévitable flot révolutionnaire, on
reconnaît les stéréotypes fréquemment utilisés par les historiens de l’époque, tels que Louis
Tirel ou Daniel Stern. La foule est assimilée au « flot vertigineux des têtes nues » ou à
un « fleuve refoulé par une marée d’équinoxe » (ibid.). « Les appellatifs prudhommesques »
ne manquent pas (Herschberg-Pierrot, 1981, p. 43-63) : mer orageuse ou tempétueuse, torrent ou flot. La foule est vite réduite à une image animale : la « masse grouillante » fait penser à des vers ou à des insectes ; le « piétinement de tous les souliers » pourrait s’appliquer à
un troupeau (384) ; la Marseillaise n’est plus qu’un long mugissement, alors que les « poitrines halètent » (386). Dans cette perspective, Flaubert n’hésite pas à s’accommoder de la
réalité historique pour rendre le sentiment de ce qui est en train de se passer selon Frédéric,
et aussi probablement pour l’auteur de L’Éducation sentimentale (Vidalenc, 1969, p. 57). Il
relève, d’abord, que la foule en proie à une joie frénétique « s’affuble ironiquement de dentelles et de cachemires, […] des rubans de la Légion d’honneur firent des ceintures aux prostituées » (385). Il n’était pourtant pas facile de déterminer la qualification des femmes qui
s’emparaient des cordons trouvés dans les commodes. Au même moment, « des galériens
enfoncèrent leurs bras dans la couche des princesses et se roulaient dessus par consolation
de ne pouvoir les violer » (385). On imagine mal d’authentiques galériens à Paris, alors qu’ils
étaient enchaînés à Brest ou à Toulon. On pense plutôt à des bagnards échappés des prisons
de la capitale.
Il ne faudrait pas assimiler ces développements à une simple outrance narrative et stylistique (Guinand, 2015, p. 65). Les métaphores apparaissent plutôt comme des « unités du
niveau discursif, qui [introduisent] une seule ou plusieurs lectures différentes » (Courtès,
Greimas, 1979, p. 62) ; elles servent l’indétermination historique. C’est à l’unification romanesque de composer avec une volonté d’ériger en système l’implicite, d’assurer progressivement l’emprise de l’indicible. Alors que Flaubert, tient à indiquer à Jules Duplan qu’il ne
faut « pas de scène capitale […] car la moindre broderie emporterait la trame » (Lettre du 24
février 1867), il n’y renonce pas vraiment, s’appropriant ainsi une manière d’impliquer son
lecteur. Préférer la référence à un « prolétaire » plutôt qu’à un « blousier », c’est reprendre
le vocabulaire socialiste de 1848, mais également l’injure sociale dont sont crédités les ouvriers. En jouant de l’ambiguïté, l’auteur accentue l’indétermination des personnages.
Flaubert en vient à la célèbre remarque de Hussonnet « Quel mythe ! […] Voilà le peuple
souverain » (384). Le sens de l’expression finale peut paraître indécidable. Si la formule est
descriptive, elle signifie « voilà ce que l’on appelle le peuple souverain », mais dans un sens
finaliste elle peut vouloir dire « voilà le peuple devenu souverain ». En fait, cette ambiguïté
sert l’ironie et édifie le simulacre que se plaît à relever l’auteur (Raimond, 1983, p. 93). Le
peuple se prend au jeu de la royauté, les manifestants s’amusent à s’asseoir à tour de rôle
sur le trône royal avant de le détruire en le lançant par une fenêtre. Chacun se souhaite roi
« comme si, à la place du trône, un avenir de bonheur illimité avait paru » (385). Flaubert
laisse penser qu’acquérir la souveraineté n’est rien d’autre pour les manifestants que se
mettre littéralement à la place du roi. Hussonnet finit par clamer : « ce peuple me dégoûte »
(386). En fait la phrase ne se comprend que par le démonstratif, elle ne concerne que les individus décrits. En effet, la notion de peuple n’est jamais employée au sens de Nation ; la
référence précédente au prolétaire assure que l’expression ne s’applique qu’aux ouvriers. En
tout cas, il vient toujours un moment où Flaubert perçoit les limites de la dérision qui ne doit
25
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
jamais être un simple processus, mais l’occasion d’un recul par rapport à la signification politique.
C. – Ambivalence politique ou jugement moral ?
Flaubert présente un tableau convaincant de l’ambiance fiévreuse de Paris en février
1848. Selon Pierre Agulhon, « le peintre du décor de la vie, le notaire des mentalités a promené sur le champ de bataille politique une éthique qui ne se confondait complètement
avec aucune de celle des grands partis affrontés » (1981, p. 39). La force historique de
L’Éducation sentimentale découle du mélange de la familiarité perspicace et du détachement. De cette confrontation résulte toujours une appréciation de l’auteur. Le raccourci ironique n’est pas rare – Rosanette se déclare pour la République « comme avait déjà fait Monseigneur l’Archevêque de Paris » –, mais devient malaisé à comprendre lorsqu’il est dit que
« l’exécution sommaire de quelques voleurs, fusillés sans jugements, parut une chose très
juste » (390). Ce dernier incident est à l’opposé des idées de Gustave Flaubert, résolument
adversaire de toute violence incontrôlée. Si George Sand, déçue par les conséquences de la
Révolution garde de la sympathie pour les mouvements républicains et socialistes, ce n’est
pas exactement l’attitude de Flaubert. Dérision et réprobation frappent à la fois les « conservateurs attachés à l’ordre bourgeois et les réformateurs épris de chimères » (Castex,
1980, p. 191-199). Nous sommes confrontés à un pessimisme conscient d’un auteur qui reconnaît que « les patriotes ne me pardonneront pas ce livre, ni les réactionnaires non plus »
(Lettre du 5 juillet 1868).
Frédéric Moreau est trop arriviste pour mériter le titre de révolutionnaire. Personnage
principal de L’Éducation sentimentale, il ne peut être assimilé à un « héros ». Certes, il rêve
d’être le Walter Scott de la France, est attiré par la culture et témoigne parfois d’une réelle
sensibilité, mais ce petit-bourgeois, qui vit de ses rentes, est la vacuité même ; présenté
comme mou, sans idées personnelles, c’est l’homme de la valse-hésitation. La Révolution de
1848 constitue souvent une gêne à ses amours, un vague dérivatif quelquefois, l’occasion
d’aventures aussi où sont embarquées certaines de ses relations. Son ami Deslauriers se
conduit de manière protectrice et hautaine, nourrit des rêves politiques, utilise les femmes.
C’est le type même du révolutionnaire par intérêt. Les évènements lui permettront
« d’être » : sous l’influence de lectures mal digérées, et victime de sa situation sociale qu’il
juge en dessous de ses possibilités, il finira par choisir l’opposition par vengeance, plus que
par lucre. Mais que dire des personnages républicains qui gravitent autour de Frédéric et
Deslauriers (Borie, 1994, p. 163) ? Sénécal est une figure sinistre : « crâne en pointe », il préfère les systèmes aux faits, sa passion c’est l’égalité. Il n’hésitera cependant pas à accepter la
tyrannie. Selon lui, c’est la fin des choses qui les rend légitimes. Il combattra l’autorité avec
une vocation de despote. Regimbard est encore plus stupide ; il passe l’essentiel de sa vie
dans les estaminets. Son activité quotidienne débute au vin blanc rue Notre-Dame des Victoires et s’achève dans une absinthe sur les grands boulevards. Il veut s’ancrer dans la quotidienneté et refuse rêves et utopies. S’il est sympathique, la droiture de son caractère et son
héroïsme tranquille ne font pas oublier sa prodigieuse naïveté, son incompréhension des
évènements politiques. Les autres personnages, le peintre Pellerin, l’acteur Delmar ou Mademoiselle Vatnaz sont de simples comparses tristement comiques.
Dans la description de février 1848, Flaubert semble dépeindre une mascarade, quelque
chose où rien ne se passe, dont le sens est absent. En fait, il ne s’attache pas directement à
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Numéro spécial sur la formation
la signification des faits relatés (Dumesnil, 1936, p. 107). Il veut donner à comprendre qu’il
ne s’est rien passé, plus précisément qu’il n’y a rien de spontané dans les journées de février. Il hésite souvent entre l’abject et le grandiose, ce qui correspond aux attitudes fluctuantes de Frédéric. Ambivalent sur les idées révolutionnaires, il rejette la pratique révolutionnaire de 1848, faisant dire à Frédéric qui s’adresse à Deslauriers : « quant aux ouvriers,
ils peuvent se plaindre, car […] vous n’avez rien fait pour eux que des phrases » (485). Il insiste aussi sur l’exploitation de la victoire et la prolifération intéressée des « républicains du
lendemain » qui vont au secours des vainqueurs. Il souligne néanmoins avec quelques sympathies l’atmosphère de la capitale, le sentiment de détente des promeneurs pacifiques, des
curieux, des oisifs en ces jours d’arrêts du travail de nombreux corps de métiers.
La réunion au Club de l’Intelligence (mi-mars) est le prolongement logique des journées
de février 1848 (Mitterrand, 1984, p. 61). C’est en ce lieu que se manifestent avec le plus
d’ampleur l’ineptie et la bêtise. Frédéric vient se présenter comme candidat. Dans cette assemblée, la grossièreté et l’orgie verbale le disputent aux projets les plus absurdes ; c’est le
règne du mimétisme. La colère et l’utopie se retrouvent dans les discours incompréhensibles
du patriote de Barcelone. La Révolution semble déjà menacée par le poids de la bêtise humaine qu’elle encourage, l’incapacité à se donner de vrais gouvernants. Flaubert s’est toujours élevé contre l’énoncé bête professé avec arrogance et volonté d’intimidation : « À bas
les mots ! Plus de symboles ni de fétiches ! » (Lettre à George Sand du 3 août 1870). L’idée
vient que 1848 s’en tient aux stéréotypes de 1789. Déjà Karl Marx constatait que « la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795 » (Marx, 1852, p. 4).
Flaubert insiste aussi sur ce désir de répétition qui s’empare rapidement des citoyens en
février, mais l’histoire se répétant cette fois-ci sur le mode de la farce. L’auteur du Dictionnaire des idées reçues (1913) prend un plaisir extrême à utiliser les banalités aussi grandiloquentes que prétentieuses dont les orateurs entourent leurs projets. Les révolutionnaires
s’essaient à copier les grands ancêtres jusque dans leur tenue vestimentaire ou leur coiffure.
« Chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l’un copiant Saint-Just, l’autre Danton,
l’autre Marat, [le président] tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre »
(401). Flaubert s’attarde sur l’interminable longueur des séances, la prolifération des motions les plus diverses. Les plus singulières propositions apparaissent : afin d’instaurer une
langue commune, « on pourrait se servir d’une langue morte, comme par exemple du latin
perfectionné. – Non ! pas le latin ! s’écria l’architecte » (402) ; « Le moment [est] venu
d’inaugurer le règne de Dieu ! L’Évangile conduisait tout droit à 89 ! Après l’abolition de
l’esclavage, l’abolition du prolétariat. On avait eu l’âge de haine, commençait l’âge
d’amour » ; il est proposé de « happer les bourgeois au sortir de la Maison d’Or et leur cracher à la figure » (404). Certains clament « Plus d’académisme ! Plus d’institut ! Plus de missions ! Plus de baccalauréat ! À bas les grades universitaires ! » (407). Frédéric sera finalement exclu de cette réunion absurde et tumultueuse au Club de l’Intelligence car il ne s’est
pas reconnu dans l’exaltation générale. Dès lors, Flaubert se détache un temps de la réalité
historique, avant d’y revenir lorsque l’insurrection s’installe à Paris fin juin 1848.
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II. - Les journées de juin 1848 : L’émergence d’une inquiétude générationnelle
Le glissement de février à juin 1848 dans L’Éducation sentimentale est allusif car Flaubert renonce à une relation directe des journées insurrectionnelles et de leur répression (2326 juin). Cette période historique est l’occasion d’un périple du héros à Fontainebleau, puis
son retour à Paris au lendemain de la victoire de la réaction qui se conclut symboliquement
par l’assassinat d’un jeune insurgé par le père Roque. Lorsque Flaubert pratiquait
l’effacement historique pour les journées de février, il ne renonçait pas à décrire les événements, ce qui rendait relativement aisée la reconstitution de la chronologie. Pour juin 1848,
la tâche du lecteur est plus complexe ; c’est la pratique systématique de l’allusion et de la
métaphore. L’évocation, très indirecte, regroupe trois moments (troisième partie, I, 424448) : la visite du château de Fontainebleau et la métaphore des arbres en combat dans la
forêt. (424-439), suit le départ pour Paris et la description de la ville après le combat (439445), c’est enfin la scène des prisonniers aux Tuileries (445-448). À ce corpus restreint d’une
vingtaine de pages, il est indispensable d’adjoindre le dîner chez les Dambreuse quelques
jours après l’insurrection (troisième partie, II, 448-465) qui peut apparaître comme le pendant de la réunion au Club de l’Intelligence pour les événements de février. Le Club évoquait
la question révolutionnaire, le dîner abordera la question réactionnaire. Au risque
d’apparaître ambivalent, Flaubert accepte une certaine mise en parallèle, qui n’est pas nécessairement une mise en équivalence (Gleize, 1974, p. 75). La narration emprunte plusieurs
itinéraires : introduire très allusivement les événements et se refuser à décrire l’horreur de
l’émeute, puis la faire ressentir en renonçant à l’ambiguïté politique des développements sur
février 1848, et montrer finalement l’emprise des partisans de la réaction sur la société lors
d’un dîner postérieur aux événements.
A. – Périple romanesque à Fontainebleau et horreur indicible à Paris
L’annonce des journées de juin précède l’épisode de Fontainebleau ; la première référence se situe lors de la rencontre de Frédéric avec des gardes nationaux. Alors qu’il montait
la garde pour Jacques Arnoux qui voulait passer une nuit chez Rosanette : « il eût à subir la
société des gardes nationaux ! et, sauf un épurateur, homme facétieux qui buvait d’une manière exorbitante, tous lui parurent plus bêtes que leurs giberne » (416). Flaubert fait déjà
connaître à Frédéric la menace de la répression bourgeoise. Les gardes se demandent « Où
allons-nous ? […] Ça ne peut plus durer ! Il faut en finir » (ibid.). Lors des troubles de février,
Frédéric pouvait encore circuler dans les rues, se mêler à la foule, suivre les événements ; en
juin, ce n’est plus possible, la capitale est rapidement en état de siège. Face à des combats
de rue féroces, il ne se sent ni assez convaincu, ni assez courageux pour tenter d’y prendre
part. Déçu par la politique, malmené par les événements qui se préparent, empêtré désormais dans ses amours avec Rosanette, il éprouve le besoin physique de prendre du champ,
de retrouver calme et détente.
Le départ pour Fontainebleau a lieu le 23 juin alors que se dressent dans Paris des barricades après l’arrêté de dissolution des ateliers nationaux la veille. Frédéric sera de retour
dans la capitale le 26 juin, alors que l’insurrection est terminée. Il veut s’éloigner « du bruit »
au moment où Paris est en effervescence. L’ampleur narrative de cette idylle de trois jours
avec Rosanette surprend, et revêt une étrange résonance. Elle semble suspendre les évènements historiques ; l’idylle pèse sur l’Histoire que l’on hésite à dire. Flaubert assure désormais à la fois la fusion et la fission de l’intrigue entre deux chronologies incompatibles – révolutionnaires et intimes. Au temps contracté de l’Histoire s’oppose le temps dilaté des
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Numéro spécial sur la formation
consciences à la recherche du bonheur et de la paix intérieure. Ces deux manières de vivre la
temporalité ne coexistent dans L’Éducation sentimentale que par le biais de l’écriture littéraire. La narration et le style flaubertien vont être désormais confrontés à la répulsion que
suscitent les journées de juin. Frédéric a le sentiment d’avoir Rosanette à lui. Tous deux se
promènent dans les bois, elle raconte sa vie, lui la sienne. Mais dans ces épanchements, l’un
et l’autre se trouvent dans l’impossibilité de se comprendre. En réalité, il s’agit d’instants de
solitude qui en rappellent d’autres, ceux de Nogent avec Louise Roque ou ceux d’Auteuil
avec Marie Arnoux.
La visite du château de Fontainebleau est l’occasion de réflexions mélancoliques de Frédéric sur l’histoire de France, de promenades en forêt et de descriptions symboliques de la
nature (Bem, 2004, p. 95). Ces pages recouvrent la réalité parisienne d’une façon si artificielle que « le sang semble suinter par en-dessous » (Oehler, 1980, p. 66). La bourgeoisie parisienne détourne les yeux, comme les deux amants à Fontainebleau. Le refoulement historique est débusqué au détour de phrases incisives qui évoquent l’horreur de juin. Au
moment où Frédéric et Rosanette hument le vent qui « entre dans l’âme comme l’orgueil
d’une vie plus libre », le narrateur remarque qu’«il y avait des chênes rugueux, énormes, qui
se convulsaient, s’étiraient du sol, s’étreignaient les uns les autres et, fermes sur leur trône,
pareils à des torses se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces
furibondes, comme un groupe de titans immobilisés dans leur colère » (430). La description
de la nature se poursuit avec des allusions à la furie de volcans, de déluges ou de cataclysmes. Alors que les métaphores scandent le parcours des amoureux, le rêve ne peut
échapper à la réalité. Des rochers prennent symboliquement « de vagues formes d’animaux
[…] et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les têtes parurent remuer » (431). Frédéric et Rosanette « s’en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés » (ibid.).
L’idée de la révolte finit par transparaître lorsqu’ils entendent dans les lointains des roulements de tambour : « C’était la générale que l’on battait dans les villages pour aller défendre
Paris. Ah ! tiens ! l’émeute ! disait Frédéric avec une pitié dédaigneuse, toute cette agitation
lui apparaissant misérable à côté de leur amour et de la nature éternelle » (433).
Le périple à Fontainebleau traduit le refoulement érotique et historique de Frédéric qui
se détournant de Paris, de la République et de l’émeute, s’est rendu avec Rosanette dans un
lieu excentré, jugé protecteur. Sa confrontation avec la nature lui a permis de mettre entre
parenthèses – de nier – son idéal, qu’il s’agisse de jouer un rôle politique ou de concrétiser
son amour pour Marie Arnoux. Alors qu’il s’unit avec l’ennemie instinctive de la République
qu’est Rosanette, il se tient néanmoins au courant des événements par le journal. C’est en
reconnaissant le nom de Dussardier sur la liste des blessés de l’insurrection (Williams, 2001,
p. 81), qu’il se prépare à rejoindre Paris, où il aidera son ami blessé.
B. – Retour à Paris et prise de conscience de la réaction
Le retour de Frédéric à Paris après les combats est l’occasion de présenter des indices de
la transformation du paysage urbain, de faire ressentir les traces de l’insurrection (Bancquart, 1983, p. 143). Parti de Fontainebleau avec Rosanette, il quitte cette dernière, apeurée, en cours de route. À Corbeil, il obtient un cabriolet qui le mène à la barrière d’Italie. Là,
il est arrêté par des gardes nationaux qui l’empoignent en vociférant « C’en est un ! […] Prenez garde ! » (440). Ils venaient de prendre leur service et avaient déjà « fusillé plusieurs
hommes ; leur colère durait encore » (ibid.). Frédéric parvient finalement à poursuivre son
trajet, mais un malaise s’est installé : « la façade entière de la Pitié, éclairée à toutes ses fe29
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nêtres flambait comme un incendie et des ombres passaient rapidement sur les carreaux,
[…] la rue Saint-Victor était toute sombre, sans un bec de gaz ni une lumière aux maisons »
(441). Les combats de juin sont d’abord évoqués à partir de quartiers restés en dehors d’eux.
Flaubert indique qu’« il y avait au centre des carrefours un dragon à cheval, immobile. De
temps en temps, une estafette passait au grand galop, puis le silence recommençait » (ibid.).
Ensuite, la relation entre le silence et le bruit est déclinée sur divers modes (Genette, 1966,
p. 223) : le déplacement de canons fait penser à un « roulement de tambour », le cœur serré
face à des bruits singuliers semble « élargir le silence […] – un silence noir –, [alors que] des
hommes en blouse blanche abordaient les soldats, leur disaient un mot et s’évanouissaient
comme des fantômes » (441). Sur les ruines des barricades, il reste encore des omnibus, des
tuyaux de gaz, des roues de charrettes, « de petites flaques noires, en certains endroits, devaient être du sang » (442). Flaubert en vient à considérer qu’il n’y a pas d’événement, seulement des signes de « l’événement » ; ce dernier restant « formidable et inaccessible »
(Crouzet, 1981, p. 104).
L’Éducation sentimentale en vient à relater l’épisode des prisonniers aux Tuileries,
« neuf cents hommes ; entassés dans l’ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé,
grelottant la fièvre, criant de rage » (445). Dans ces pages transparaît l’aversion de Gustave
Flaubert pour la cruauté de la réaction. Dès que les prisonniers s’approchaient d’un soupirail,
les gardes nationaux « fourraient des coups de baïonnettes par hasard dans le tas » (ibid.).
La plupart des historiens de l’époque font pourtant référence à des coups de fusil. Flaubert
retient désormais, et sciemment, les éléments les plus frappants, les regroupent, les mets en
action ; à quoi il s’était refusé pour les journées de février. Dans la mesure où l’indicible horreur empêche la relation directe des faits, la description des ravages doit prendre d’autant
plus d’ampleur. Flaubert met aussi en évidence le désir de représailles de ceux qui avaient
peur depuis les journées de février. C’est l’occasion de l’un des incidents les plus brutaux de
son récit. Le père Roque, qui a rejoint la garde nationale qui campait aux Tuileries, est placé
en sentinelle devant une terrasse du bord de l’eau : « Au moins, là, il les avait sous lui, ces
brigands ! Il jouissait de leur défaite, de leur abjection, et ne pouvait se retenir de les invectiver » (365). Alors qu’un adolescent à longs cheveux blonds – qui fait penser à Frédéric au
début du roman – demande du pain, le père Roque se dit « – du pain ! – Tiens ! en voilà ! […]
en lâchant son coup de fusil. Il y eut un énorme hurlement, puis rien. Au bord du baquet,
quelque chose de blanc était resté » (446). Cette scène dramatique est suivie du retour de
M. Roque chez lui, où l’émeute avait abimé la devanture de son immeuble et contribué à le
rendre furieux. Flaubert ajoute, qu’en la revoyant, il estima qu’il s’était exagéré le mal, mais
il perçu son action précédente « comme une indemnité » (ibid.). Les massacres passés, le
père Roque est l’un des personnages de L’Éducation sentimentale grâce auxquels les forces
qui ont soutenu la réaction s’installent dans le récit après les évènements. Flaubert va se départir de son ambivalence politique.
C. – Emprise de la réaction et engagement politique de Flaubert
Le dîner chez M. et Mme Dambreuse en juillet 1848 – le mari est un industriel, et un député influent – se présente comme l’équivalent de la réunion au Club de l’Intelligence en février-mars. Mais cette mise parallèle n’est assurément pas une mise en équivalence. Les réactionnaires sont présents à ce dîner, mais pas exclusivement ; certains personnages qui y
participent ne s’étaient jamais trouvés auparavant ensemble. C’est le retour à des pratiques
sociales antérieures, mais aussi la manifestation symbolique de l’unification de la classe gouvernante. Le parti de l’ordre s’est formé ; le regroupement de la classe possédante, voire
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Numéro spécial sur la formation
pensante, est réalisé (Guillot, 1969, p. 167). On trouve des aristocrates, des républicains, des
monarchistes légitimistes, des bonapartistes et des orléanistes. Une sorte de consensus, qui
confine à l’unanimisme, a fait disparaître leurs convictions politiques (La Capra, 1987,
p. 611).
Les symboles du luxe réapparaissent : argenterie, glace, primeurs, purées d’ananas du
Luxembourg (452). Les lieux communs de la conversation mondaine aussi. « M. Roque voulait pour gouverner la France un bras de fer » (453). Cette phrase est énoncée sans référence
à une situation politique, coupée de toute réalité référentielle (Lin, Zhang, 2016, p. 43). Pour
Flaubert, c’est le type même de l’énoncé révélant la bêtise : une parole molle par son usure
et son énonciation, arrogante et intimidante, qui n’appelle aucune réplique. La bêtise est
« inerte et opaque parce qu’elle s’impose par sa pesanteur et puisqu’il n’est pas possible
d’en modifier les lois » (Sartre, 1971, p. 615). Flaubert veut profiter du dîner pour énoncer
des clichés attachés à la réaction. Les discours prononcés peuvent être attribuée à n’importe
quel invité : alors qu’il avait singularisé le langage des révolutionnaires au Club de
l’intelligence, Flaubert met désormais l’accent sur les tics des réactionnaires. Il décrit un sentiment de satisfaction, mais aussi une peur persistante (Williams, 2007, p. 159). Pour eux, les
insurgés étaient des barbares présentant une menace selon le mot d’ordre de l’époque :
« les socialistes, tous assassins ». On leur reprochait de menacer la famille, la religion, la liberté, la patrie, la civilisation tout entière. Le parti de l’ordre s’est uni autour de la Religion,
la Famille et la Propriété. Mais, « comme si les horreurs de l’insurrection n’eussent pas été
suffisamment nombreuses, on les exagérait. Il y avait vingt-trois milles forçats du côté des
socialistes ; – pas moins ! » (450). On ne doutait pas des vivres empoisonnés, des drapeaux
qui réclamaient le pillage, des incendies, et de « quelque chose de plus ! ajouta la souspréfète – Ah ! Chère ! dit par pudeur Mme Dambreuse, en désignant d’un coup d’œil les trois
jeunes filles » (ibid.). Le désir d’exterminer les insurgés n’était pas loin. Nonancourt « regretta même que l’échafaud politique fût aboli ; on aurait dû tuer en masse tous ces gredins-là !
» (453). Un industriel s’écrie : « Laissez-moi tranquille avec votre Proudhon ! S’il était là je
crois que je l’étranglerais ! » (456), Flaubert ajoute « Il l’aurait étranglé. Après les liqueurs
surtout, Fumichon ne se connaissait plus ; et son visage apoplectique était près d’éclater
comme un obus » (ibid.).
Toute la construction stylistique du dîner vise à donner le sentiment d’une peur unanime (Agulhon, 1981, p. 73) : « On croyait que des hommes, dans les catacombes allaient
faire sauter le faubourg Saint-Germain, […] tout le monde s’évertuait cependant à tranquilliser Mme de Larsillois (449). Une parole proférée en style libre devient un énoncé collectif qui
se voudrait rassurant, sinon protecteur : « l’ordre était rétabli » (450). La peur s’insinue
pourtant partout, favorise les contradictions dans les discours. Le dîner chez les Dambreuse
montre que l’histoire ne se réduit pas à relater des événements ; le discours peut compléter
la représentation historique. Flaubert se méfie des systèmes ; l’artiste doit toujours pratiquer la critique implacable et refuser illusions et doctrines. Il estime « dommage que les
conservateurs soient si misérables et que les républicains soient si bêtes » (Flaubert, 1965, p.
51)). En optant pour le détachement agressif qui ne sollicite aucune sympathie, il cherche la
vérité humaine et historique, montre que « le sentimentalisme [suit] la politique et en reproduit les phases » (Flaubert, 1965, p. 91-92).
Gustave Flaubert se garde de donner raison à la bourgeoisie, son contentement de soi,
ses idées reçues et sa bonne conscience l’irritent profondément. Il écrit à Jules Duplan –
après la fin des évènements - « Messieurs les conservateurs n’ont, dans mon livre, plus rien
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à envier maintenant aux patriotes […] n’importe : il faut avant tout défendre la Justice, engueuler l’Autorité – et ahurir les Bourgeois » (Lettre du 11 octobre 1867). Dès les journées de
février, Flaubert a insisté sur les lâchetés de la bourgeoisie, la manière dont elle s’est inclinée ; s’affirmer républicain ou socialiste était devenu un cliché. Mais, quand le parti de
l’ordre relève la face, la description du salon Dambreuse n’a de cesse de distiller les propos
futiles et les lieux communs, de mettre en évidence les égoïsmes féroces. Aussi, lorsqu’il
écrit à George Sand, Flaubert fait référence « aux gens de notre bord » (Lettre à George Sand
du 5 juillet 1868), les considérant en grande partie responsables par maladresse de l’échec
du mouvement de février, sans les désavouer vraiment. Il constate que les réactionnaires
finissent par dominer la société et bénéficier de son désordre (Guisan, 1958, p. 183). Il met
cependant l’accent à plusieurs reprises sur la confusion des esprits. Ainsi son ami Dussardier,
blessé lors des combats contre les insurgés alors qu’il repoussait, après avoir abandonné son
arme, un défenseur des barricades, se demande s’il n’aurait pas dû se mettre du côté des
insurgés, « car on leur avait promis un tas de choses qu’on n’avait pas tenues, […] on s’était
montré bien durs pour eux » (444). L’on sait, en effet, qu’en juin 1848 des divergences
d’opinion considérables opposaient les troupes des détachements mis en route vers la capitale.
Conclusion
La « génération de 48 » a brisé le rapport classique du romancier à l’action, le tragique
de la littérature s’impose, la lecture de la modernité commence. Avec Gustave Flaubert,
l’écriture devient le sujet même du travail de l’écrivain. L’auteur de L’Éducation sentimentale
sait que toutes les doctrines se dégradent si on les fige dans des formules sommaires. Bien
qu’il veuille être artiste avant tout, il s’est toujours préoccupé de « défendre contre tous les
fanatismes et tous les dogmatismes, la cause de la liberté de l’esprit » (Castex, 1980, p. 194).
Dans son roman, il choisit entre le mythe du peuple exalté au Club de l’Intelligence et celui
de la propriété, prôné par le père Roque, Fumichon et leurs partisans. Si la dérision est de
mise pour dépeindre la bêtise des réformateurs épris de chimères en février 1848, il vient un
moment où l’horreur indicible de juin appelle un traitement narratif différent. Si les révolutionnaires manifestent leur grotesque par l’expression de leurs idées, les bourgeois, eux,
semblent se singulariser par leur haine de toute idée. Le traitement narratif contrasté des
journées février et juin fait surgir cette différence de regard, confirmant que « les réactionnaires seront encore moins ménagés que les autres car ils me semblent plus criminels »
(Lettre à Jules Duplan du 18 août 1868). L’Éducation sentimentale s’inscrit aussi dans une
volonté de lucidité envers « la génération de 48 », ses espoirs et ses inquiétudes. Flaubert
regrette, comme son ami et historien Maxime Du Camp, qu’elle ait été « la génération des
forces perdues » (Du camp, 1867). C’est pourtant la première fois que l’on accorde à un
siècle une détermination extérieure aux individus, à la situation dans laquelle ils sont amenés à vivre. En 1848, une génération s’est forgée, au-delà des différences sociales et des
choix politiques. Loin d’être des marionnettes, les personnages de L’Éducation sentimentale
sont tous confrontés à un apprentissage de la vie qu’ils ont en commun, par le biais du sentiment de faire partie d’une génération.
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Innovation pédagogique et formation scientifique :
enjeux transversaux d’un Master Recherche à distance pour
adultes en reprise d’études
Corinne BAUJARD
Professeure des universités
Université de Lille - Laboratoire CIREL- Proféor EA 4354
corinne.baujard@univ-lille.fr
Les technologies pédagogiques sont aussi présentes dans la littérature académique que dans les
publications professionnelles. Selon la démarche et les buts poursuivis, elles oscillent fréquemment
de l’enthousiasme (qui survalorise la motivation) au scepticisme (qui doute des compétences
réellement transmises). Chaque communauté s’accorde sur la nécessité de tenir compte de
l’innovation dans l’approche pédagogique, mais sans guère se préoccuper de la dimension humaine
des parties prenantes. Or, tout dispositif d’apprentissage modifie l’accès au savoir, essaie de réduire
les contraintes de temps et d’espace et de favoriser l’autoformation. Un Master universitaire à
distance pour adultes en reprise d’études doit traduire la réflexion scientifique en proposition
pédagogique afin de valoriser les expériences passées et présentes. En tant que lieu de socialisation
et de représentation de la recherche scientifique, il suscite une double interrogation : à quelle
innovation pédagogique est-il confronté ? Comment mobiliser la recherche pour transformer le
rapport au savoir et encourager la réussite éducative ? Une démarche compréhensive conduite
auprès d’un public de salariés envisage les modalités de la transmission scientifique et
l’accompagnement pédagogique à distance. Interactions entre apprenants et équipe pédagogique
aident à mesurer l’intérêt porté à l’expérience professionnelle et aux lectures personnelles lors de la
rédaction d’un mémoire scientifique. Un corpus théorique se constitue progressivement, destiné à
une restitution collective. En situation de recherche scientifique, l’apprentissage tout au long de la vie
doit s’adapter aux transitions professionnelles des futurs métiers numériques et des cultures
pédagogiques. Mots clés : pédagogie, formation scientifique, master recherche, formation tout au
long de la vie, transmission, accompagnement des adultes en reprise d’études.
Educational technologies are also present in academic literature as in professional publications.
Depending on the approach and the goals pursued, they frequently also forme enthusiasm (which
overestimates motivation) to skepticism (which doubts the skills actually transmitted). Each
community agrees on the need to consider innovation in the pedagogical approach, but with little
regard for the human dimension of the stakeholders. However, any learning device modifies access to
know-ledge, tries to reduce the constraints of time and space and to promote self-training. A distance
learning university master’s degree for adults should reflect scientific thought in an educational
proposal in order to value past and present experiences. As a place of socialization and representation
of scientific research it raises a double question : what educational innovation is it facing ? How to
mobilize research to transform the relationship to knowledge and encourage educational success ? A
comprehensive approach to an employee audience considers the methods of scientific transmission
and distance learning. Interactions between learners and the teaching team help to measure interest
in professional experience and personal reading when writing a scientific paper. A theoretical corpus is
gradually constituted, intended for a collective restitution. In the context of scientific research, lifelong
learning must adapt to the professional transitions of future digital professions and educational
cultures. Keywords : pedagogy, scientific training, research master’s degree, lifelong training,
transmission, accompanying adults.
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
Introduction
Le Conseil Européen de Lisbonne (2000) a créé un espace éducatif et économique en
insistant sur la dimension sociale de l’apprentissage, qu’il soit formel ou informel. Dix ans
plus tard, la Commission européenne l’a renforcé implicitement en faisant référence à
« l’éducation et la formation tout au long de la vie » (2010). Désormais, l’apprentissage
s’inscrit dans la logique d’un paradigme européen, qu’il soit poursuivi pour des motifs
personnels, civiques, sociaux ou professionnels. « Principe directeur du développement de la
politique en matière d’éducation et de formation », il devient un cadre d’action prioritaire
d’une « croissance intelligente, durable et inclusive » pour l’Europe de 2020.
Alors que la réglementation la plus récente insiste sur l’enseignement supérieur comme
vecteur de la transmission de savoirs, savoir-faire et savoir-être1, un département de
l’université de Lille souhaite adapter son modèle pédagogique aux enjeux actuels de la
société, notamment la forte demande sociale pour les usages numériques dans le champ de
la formation tout au long de la vie 2. C’est une manière de répondre à la professionnalisation
grandissante des activités qui oblige les salariés à développer des connaissances en
autonomie, à accroître leur capacité collaborative afin de s’adapter à la mobilité permanente,
au changement.
Les récents travaux de recherche en psychologie sociale et en sciences de l’éducation
remettent en cause l’idée selon laquelle l’apprentissage (en un temps, un lieu) est avant tout
lié à la qualité d’autrui, à « l’action d’un formateur sur autrui » (Carré, 2017). En réalité, toute
mutation du travail dans un environnement numérique déstructure les cadres sociaux en
place au profit d’autres conceptions, qu’il s’agisse d’individualisation des parcours,
d’organisation apprenante, d’auto-formation ou d’apprentissage en situation de travail. Dès
lors que la modification temporelle des interactions entre le travail et les loisirs bouleverse
les faits sociaux et les activités humaines collectives (Mauss, 1925), l’apprentissage oblige
aujourd’hui à s’interroger sur la culture pédagogique universitaire, sa capacité à appréhender
les enjeux actuels de la recherche, à mobiliser les cadres théoriques. Il devient indispensable
de raisonner en termes de pédagogie numérique en situation de travail scientifique.
A quelle innovation pédagogique est confronté un Master Recherche à destination
d’adultes en reprise d’études ? Comment mobiliser la recherche scientifique pour
transformer le rapport au savoir et permettre l’accompagnement de ce public spécifique et
encourager la réussite éducative ? Dans le respect des valeurs éthiques, voire
philosophiques, de l’apprentissage, la place de l’apprenant est essentielle car il est acteur de
ses savoirs. Une nouvelle « équation pédagogique » (Schwartz, 1973) met en exergue une
culture de l’apprentissage en situation de travail et de recherche. Il faut tenir compte du
contexte pédagogique (1), se demander comment l’accès aux savoirs modifie les
Le décret n° 2017-619 du 24 avril 2017 relatif à la mise à disposition d’enseignements à distance dans les
établissements d’enseignement supérieur prévoit que les enseignements peuvent être dispensés soit en présence
des usagers, soit à distance, le cas échéant sous forme numérique, soit selon des dispositifs associant les deux (R.
611-10 du code de l’éducation). Le décret n° 2017-854 du 9 mai 2017 précise que les maîtres de conférences
bénéficient au cours de la période de stage d’une formation visant l’approfondissement des compétences
pédagogiques nécessaires à l’exercice du métier correspondant à 1/6 e du service d’enseignement (R. 712-6-1 du
code de l’éducation).
2
Projet de loi n° 128 pour la liberté de choisir son avenir professionnel adopté en première lecture à l’Assemblée
Nationale, il est inscrit à l’ordre du jour de séance du Sénat pour juillet 2018.
1
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Numéro spécial sur la formation
comportements des professionnels dans leurs rapports à l’expertise (2) et envisager la
relation pédagogique interactive comme facteur de prise en charge d’une intention de
formation (3). Dès lors, accompagner les transitions professionnelles suppose d’élargir
l’ouverture des réseaux universitaires de savoirs (4). La conclusion sera l’occasion d’ouvrir des
perspectives sur les enjeux transversaux de la pédagogie au regard de la place accordée à la
recherche dans les nouvelles technologies éducatives (5).
1/ Un contexte pédagogique spécifique
Le Master de recherche à distance, adossé au Laboratoire scientifique, est confronté aux
transformations permanentes des différents secteurs professionnels. Il doit proposer un
parcours d’enseignement adapté à une grande diversité de profils étudiants. Afin de
répondre aux enjeux de la recherche tout au long de la vie dans une économie des savoirs, il
met en avant les dimensions cognitives autour de l’analyse des champs professionnels et de
l’accompagnement dans la perspective de futurs métiers.
La prévalence des dispositifs de transmission liés aux environnements numériques et du
travail collaboratif entraîne l’obligation de s’appuyer sur de nouvelles compétences
susceptibles de donner du sens à l’apprentissage par soi-même selon une logique collective
d’appropriation des échanges. Envisager les conditions d’apprentissage suscite généralement
des controverses sur la qualité des dispositifs déployés, les mérites comparés des différentes
conceptions pédagogiques, les conditions de la généralisation des processus propres aux
cursus de formation universitaire. Pour sortir de ces contradictions, il est nécessaire de
valoriser la mise en avant des compétences spécifiques à l’insertion professionnelle. Plus rien
n’est possible aujourd’hui sans travail collectif à distance, individualisation des parcours,
organisation apprenante, autoformation, apprentissage en situation de travail ou intelligence
artificielle. Ces nouvelles modalités d’accompagnement dans l’accès aux compétences
apportent leur lot de solutions innovantes en termes de contenus et affectent profondément
la manière d’enseigner. C’est dire qu’appréhender un contexte de recherche et
d’enseignement à distance met en jeu tous les événements particuliers du système social, les
conditions selon lesquelles ils se manifestent. Définir un objectif de formation nécessite de
comprendre les enjeux actuels de la recherche, les méthodes de mobilisation des concepts,
les cadres théoriques en adéquation avec la diversité des phénomènes sociaux.
Le Master de l’université considérée explicite les objectifs de la formation par une série de
dispositifs. Un guide des études, consultable en ligne, décrit le tronc commun du parcours,
les compétences à acquérir et les conditions de la transversalité de l’enseignement. Des
conférences et des ateliers organisés en amont des inscriptions et de la rentrée universitaire
favorisent la réflexion sur le choix des spécialités. Ces ressources doivent permettre un accès
détaillé à l’organisation du diplôme, à son contenu. Une bibliographie indicative est fournie
pour chaque unité d’enseignement (UE). La spécificité du Master est de proposer une offre
scientifique adaptée à la mobilité des étudiants en reprise d’études, le contenu des parcours
proposé est ainsi adossé à la participation de nombreux professionnels à l’organisation du
diplôme. Il est également tenu compte de l’évaluation réalisée auprès des précédentes
promotions d’étudiants.
Le Master interroge les faits, les dispositifs, les systèmes éducatifs ou formatifs selon une
double dimension professionnelle et de recherche. Il forme des professionnels en matière
d’ingénierie pour les cabinets d’études et de conseil, les services de formation et de
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ressources humaines de grands groupes, les organismes de formation des adultes. La logique
de professionnalisation est affirmée par l’encouragement systématique à la confrontation
empirique avec le terrain et l’analyse des pratiques des divers métiers. L’évaluation des
connaissances est particulièrement développée. Par la voie de la valorisation des acquis
professionnels (VAP), des professionnels des métiers de formation des adultes qui veulent
progresser en compétences peuvent tirer parti des contenus proposés en matière
pédagogique et de nombreux dispositifs. Chaque enseignement proposé aide à comprendre
les champs d’activité professionnels liés à des partenariats de métiers, à s’adapter aux
secteurs concernés afin de répondre aux besoins de qualification du monde
socioprofessionnel. L’enjeu est de répondre en permanence aux évolutions des métiers,
d’anticiper les métiers émergents, voire les métiers du futur. Les fiches propres au répertoire
national des compétences professionnelles (RNCP) et la présentation des annexes du diplôme
aident les étudiants à transcrire leurs compétences acquises au sein d’un portefeuille de
compétences, afin de mieux s’inscrire dans un projet de formation et de perfectionnement.
2/ L’accès aux savoirs en ligne
L’enseignement numérique du Master repose sur des unités d’enseignement (UE) mises
en œuvre par l’enseignant concerné et déposées sur une plateforme ad hoc en ligne dont la
gestion est assurée par un service particulier (SEAD). Elle s’organise autour de plusieurs
espaces, notamment le forum de discussion, le partage de documents et la transmission des
exercices demandés. Les enseignants choisissent entre deux modalités offertes, adaptées à la
formation à réaliser. Ils peuvent déposer au commencement du semestre un cours rédigé qui
sera téléchargé par l’apprenant, ou fractionner les dépôts tout en alimentant le forum au fur
et à mesure des échanges avec les apprenants. Il est possible dans les deux cas au formateur
d’animer le forum en restant le garant de la bonne tenue des échanges et du respect du droit
du Net. Dès le début, il annonce la fréquence de ses visites sur le forum.
Le guide d’utilisation de la plateforme, à disposition des étudiants dès l’inscription, est
accompagné d’une aide technique jointe au dossier d’inscription. Le numérique est
l’occasion de repenser la formation dans un espace d’apprentissage complexe qui doit
assurer le lien permanent entre ceux qui produisent des savoirs et ceux qui les transmettent.
Des formes émergentes permettent de construire de nouvelles relations entre les acteurs
sociaux. L’adulte s’approprie les savoirs universitaires et réussit à son tour à devenir le
transmetteur de ce même savoir. Les démarches accueil, de conseil d’orientation et de
développement des sociabilités se réalisent avec l’aide d’outils de plus en plus nombreux :
ENT, plateforme Moodle, SEAD, messagerie, forum. Ces dispositifs consolident la formation
« à » et « par » la recherche favorisent une mise en situation qui permet progressivement de
se familiariser avec l’analyse de textes scientifiques afin de créer des vocations de poursuites
d’études en doctorat. Pour le moment, on insiste sur la méthode pédagogique du mémoire
de recherche autour d’analyses réflexives. L’accompagnement proprement rédactionnel est
proposé sur le site et sur le forum de la plateforme afin de répondre rapidement aux besoins
des apprenants qui sont invités parallèlement à des journées d’étude, des séminaires ou des
conférences organisées par le Laboratoire. Ces ressources complètent l’articulation formationrecherche, les débats sont l’occasion de présenter des recherches telles qu’elles se réalisent
au quotidien.
La mise en œuvre de modalités de formation souple est essentielle, qu’il s’agisse d’accès
aux savoirs, de réduction des contraintes spatio-temporelles pour l’étudiant ou d’auto38
Numéro spécial sur la formation
régulation de son apprentissage qui ne sont pas orientés sur l’accès au savoir, mais sa
généralisation en tout lieu et en tout temps. Cette souplesse permet à de nombreux adultes
engagés dans une activité professionnelle, ou en transition professionnelle, de suivre la
formation proposée. Afin de se familiariser avec les nécessités d’un mémoire de recherche,
ils suivent une unité d’enseignement de méthodologie et de recherche (UE) qui insiste sur
différents outils de recueil et d’analyse des données, et la méthodologie de l’écriture
soutenue. L’encadrement du directeur de mémoire est propice au développement d’un état
d’esprit scientifique par son individualisation, mais aussi à l’aide de discussions collectives.
Cette pédagogie est pensée dans une logique de construction formative afin que l’apprenant
s’approprie les savoirs tout en donnant du sens à un apprentissage par soi-même qui dépend
du collectif dans l’appropriation des échanges. Il faut insister sur les formes d’interactions qui
influencent la façon de concevoir le cours de méthodologie de la recherche, à la fois sur le
plan d’un système technique et d’un système social lié à des processus complexes et
aléatoires plus ou moins conformes à un esprit initial (Weick, 1990). Autrement dit, les
processus s’adaptent à la représentation construite par l’expérience. Un état provisoire de la
rédaction du mémoire donne lieu à une évaluation au premier semestre et à une soutenance
orale au second semestre. La validation des UE suit les mêmes règles que dans
l’enseignement présentiel. Cette diffusion des savoirs et des connaissances implique des
ajustements progressifs dans la mesure où de multiples combinaisons technologiques et
sociales sont en jeu (Giddens, 1984). On encourage ainsi les échanges dans un nouvel espace
de transaction qui permet de passer de la « concentration à la distribution des savoirs »
(Serres, 1991).
3/ La relation pédagogique interactive
Une formation doit tenir compte des pratiques, mais aussi des expériences quotidiennes
des adultes avec les ressources « à portée de mains » (Caspar, 1991), aussi bien des
ordinateurs portables que des smartphones. L’expérience professionnelle joue le rôle
d’« assembleur de ressources » fondé sur des pratiques réflexives (Wittorski, 2007). Les
savoirs ne sont pourtant pas toujours aisés à repérer car la transmission professionnelle
dépend du contexte social, tout particulièrement au sein des entreprises soumises à une
rotation importante de leurs salariés.
Dès lors que synthétiser les théories à visée compréhensive est une priorité dans la
recherche de la différenciation des modalités d’apprentissage, le Master tend à « produire du
savoir sous l’angle formatif dans une approche scientifique ». A cet effet, un séminaire
proposé en SEAD, précise le positionnement scientifique propre à la rédaction du mémoire,
le cadre méthodologique à respecter. Les prérequis : avoir suivi un cours de méthode en
Master 1. Les compétences visées : mener à bien un travail de recherche selon une approche
méthodologique. A partir d’une problématique, chaque étape de construction est présentée,
ainsi que les méthodes et les outils. Cet enseignement s’organise de la manière suivante :
d’abord la mise à disposition de ressources bibliographiques et d’articles relevés dans la
presse, ensuite le calendrier des cours.
La programmation des séances
Séance 1 : Déterminer les domaines et les objets de recherche ; Séance 2 : Inscrire un
projet de recherche dans un paradigme scientifique ; Séance 3 : Délimiter l’objet de
recherche ; Séance 4 : Concevoir un plan de recherche ; Séance 5 : Choisir et accéder au
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terrain ; Séance 6 : Collecter les données ; Séance 7 : Analyser les résultats ; Séance 8 :
Présenter et soutenir les résultats de la recherche.
La trajectoire est aisément accessible : recueil, analyse, interprétation du processus
formatif. Les retours réflexifs aident à développer des propositions de corrigés élaborées avec
les étudiants. On alimente aussi la rétroaction collective des évaluations. Plusieurs niveaux
d’apprentissage peuvent être relevés. Dans la logique d’ingénierie des connaissances, les
apprenants tiennent compte dans un premier temps des changements au sein des différents
contextes au regard des solutions adoptées : c’est une situation de déterminisme social sous
contrainte technologique. Dans un second temps, le dialogue social avec les utilisateurs
conduit à des réactions diverses d’agencement de l’espace et du temps : c’est une approche
sociotechnique où la capitalisation des savoirs n’est qu’une partie de l’apprentissage
organisationnel. Ces deux approches réalisées, des orientations d’ajustement émergent par
combinaison progressive dans un environnement riche de sens. Les apprenants saisissent
alors que la restitution collective des connaissances leur permet d’échanger des idées ou des
concepts, percevant ainsi les technologies éducatives de façon très différente, selon le mode
de gestion des connaissances.
Dans la mesure où l’université est « une construction sociale résultant de l’interaction
d’un ensemble de faits de socialisation et de faits organisationnels produits par des acteurs »
(Dubar, 1983), la formation constitue un lieu de socialisation important pour les étudiants.
Un projet peut être innovant, sans présenter nécessairement une amélioration. Le manque
d’intérêt pour la complexité justifie souvent de s’en tenir aux solutions les plus simples dans
lesquelles les adultes sont impliqués. Les pratiques sociales tiennent autant à leur
agencement qu’à leur utilisation. La formation intègre progressivement de nouveaux usages
permettant de construire une trajectoire d’apprentissage. Le travail devient plus abstrait,
s’intellectualise, et fait appel à des compétences d’expertise et d’analyse. L’apprenant «
cherche à modifier son environnement pour le rendre plus conforme à ses désirs, par
accommodation, au contraire, le sujet tend à se modifier pour répondre aux pressions et aux
contraintes de son environnement » (Piaget, 1967). L’activité de formation dépend autant du
contexte d’apprentissage que des pratiques réflexives. Une interaction entre les situations
individuelles vécues par les adultes en reprise d’études et les modèles sociaux développés
dans leur espace professionnel conduit à privilégier une démarche collective qui donne envie
de « réaliser une activité qui n’est pas uniquement sur soi, mais aussi une activité de soi qui
transforme le monde » (Barbier, 2001, p. 303).
L’adulte apprend de son activité, de ce que l’activité révèle de la transformation du monde
et de la transformation de soi. Tout est question de construction mentale. Dès lors que le
savoir est construit par l’apprenant dans son activité de formation, l’action suppose une
« intention d’action ». Être capable de produire en situation de formation, c’est mettre en
relation l’activité et la relation du sujet résultante de son activité. Il faut donc privilégier la
transmission des savoirs permise : les apprenants deviennent coproducteurs des savoirs
transmis en échangeant des savoirs qu’ils transforment et qui sont transformés par eux dans
la prise en charge de leur accompagnement pédagogique. Au fond, les réseaux universitaires
interrogent l’accompagnement des transitions professionnelles dans le rapport à la
connaissance.
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Numéro spécial sur la formation
4 / L’ouverture des réseaux universitaires aux transitions professionnelles
Les connaissances scientifiques se construisent selon des représentations conscientes des
rapports expérientiels : les mécanismes de l’apprentissage sont identifiés comme une
condition de production de la connaissance scientifique (Piaget, 1967, 1970). La distinction
entre le changement dans l’apprentissage et la modification des représentations mentales
dépend de la stratégie pédagogique mise en œuvre. L’aspect cognitif apparaît aussi
fondamental que la transmission des savoirs à visée de formation. Penser la transition
professionnelle est pourtant difficile à réaliser car cela nécessite le recours à des
représentations dans le transfert des savoirs qui portent sur l’acte d’apprentissage et
impliquent la participation des adultes dans un système d’activité au sein de communautés
(Wenger, 2005). La diversité des parcours d’apprentissage se traduit par une orientation de
connaissances complexes qui émergent des formes d’interactions en fonction du contexte
social qui évolue dans l’enseignement à distance. D’emblée, l’interaction dans la situation
d’apprentissage est construite par l’adulte en reprise d’études avec sa propre activité
professionnelle, ce qui renvoie à la notion d’activité et d’action. Dès lors que les champs
scientifiques offrent des modèles abstraits, les contributions théoriques peuvent être
présentées autour de la variable « interaction » et de la variable « cognition ». Toutes deux
contiennent des savoirs d’apprentissage, qui à leur tour résultent également de savoirs.
L’adulte peut interagir avec les autres apprenants par l’intermédiaire du forum à distance
afin d’organiser sa recherche, réduire par des interactions sociales la complexité des
situations (Dewey, 2004). En attribuant un sens collectif à l’environnement d’apprentissage,
on saisit comment les interactions construisent la réalité selon un procédé de comparaison
constante. Tout découle du sentiment de présence qui participe d’un partage des idées afin
de trouver des solutions. Le sens du collectif renvoie aux communautés de pratiques
(Wenger, 1991). Dans toute recherche, la théorie possède une certaine évidence empirique,
elle permet de constituer un corps de connaissances plutôt qu’une collection de faits. En
stabilisant une forme reconnue par l’institution universitaire, les échanges dans le domaine
des idées ou des concepts tendent à produire de nouvelles représentations de la qualité
pédagogique. L’objectif est de « se sentir compétents et autonomes plutôt que contrôlés ou
contraints à agir », mais aussi de « se sentir en lien avec les autres, étudier avec eux (car)
la mise en commun des travaux aide la rédaction du mémoire » (retour des adultes au
moment du conseil de perfectionnement de fin d’année).
Les frontières de l’institution universitaire révèlent plusieurs mondes sociaux communs à
plusieurs communautés (Flichy, 2010). Toute appartenance n’est jamais définitive : une
institution peut simultanément appartenir à différents mondes sociaux. Ainsi, le travail
scientifique doit envisager une multiplicité d’échanges à l’occasion de la relation
pédagogique entre plusieurs espaces. Sur le plan épistémologique, c’est l’occasion de
chercher un équilibre entre l’innovation pédagogique et les contenus scientifiques dans la
transmission des connaissances. Dès lors que les frontières entre la salle de cours et la
consultation numérique à domicile sont bouleversées, on se heurte à différentes situations
d’apprentissage qui se structurent autour de dispositifs pédagogiques dans lesquels elles
s’insèrent.
La réussite des acteurs dépend de la transformation et de la rétroaction collective.
L’analyse des pratiques est en partie induite par les interactions liées aux retours
d’expériences qui tiennent compte des échanges de l’université avec l’environnement
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
pédagogique et poussent à s’instruire par soi-même (Schwartz, 1973). La formation constitue
un lieu de socialisation au sein duquel les relations entre étudiants renouvellent sans cesse
une représentation de la réalité. L’adoption d’une position intermédiaire permet de réfléchir
à la fois sur le postulat d’une détermination structurelle et le résultat de processus
complexes. Dès lors que le Master Recherche à distance valide une forme d’activité
scientifique, l’expérience qui émerge dans un espace plus ou moins précis dépend des
frontières entre information, communication et socialisation en raison du rapprochement
des pratiques d’apprentissage « positionnées à l’intersection de plusieurs espaces sociaux (et
qui) répondent aux besoins de chacun d’entre eux » (Star, Griesemer, 1989). On retrouve ici
les principes d’épistémologie organisationnelle définis par Nonaka, Von Krogh et Voelpel
(2006) ayant montré qu’il est possible de partager des projets, de créer des collaborations
internes dans l’apprentissage. L’université favorise des pratiques scientifiques complexes en
respectant différentes interactions dans les activités pédagogiques. Elle « donne envie de
faire » (Barbier, 2001 p. 303) et devient progressivement un réseau de savoirs mettant en
commun, souvent de manière contractuelle, donc provisoire, des ressources. Cette
interaction sociale oblige l’adulte en formation à repenser en même temps ses propres
représentations, celles qu’il est amené à reconsidérer avec celles proposées lors de la
rédaction du mémoire de recherche.
La formation à la recherche est toujours une interprétation d’une expérience scientifique.
Il s’agit d’envisager des dispositifs dans des situations qui révèlent des modalités mettant en
cause les schémas de pensée habituels. L’apprentissage recouvre à la fois le « qu’est-ce
qu’apprendre » et le « qu’est-ce que j’apprends ». Les travaux de Piaget (1967) montrent que
l’apprenant « tente de comprendre le monde à l’aide des outils intellectuels et des
représentations dont il dispose, et des contenus obligeant la pensée à se restructurer »
(Schön, 1994). Il faut tenir compte de ce que les individus pensent et des interactions avec
les autres individus. L’innovation pédagogique ne dispose pas toujours d’un corpus
consensuel sur la question car les retours d’expériences attestent la variété de la complexité
d’appropriation et d’utilisation selon diverses modalités pédagogiques retenues.
5/ Perspectives sur les enjeux transversaux de la professionnalisation
Au cours de l’année de formation, les adultes formalisent progressivement leur projet
d’écriture en rassemblant successivement tous les savoirs abordés. L’évaluation permet alors
de s’interroger sur les contenus professionnels et les techniques de présentation, la capacité
à délivrer ce qui a été demandé (nombre de pages, pertinence des informations à l’oral,
cohésion en termes de sens) et le comportement global lors de la soutenance. Les premiers
retours d’expérience du Master Recherche à distance conduisent à s’interroger sur les
conditions de la réussite étudiante au moment où se prépare une réforme sur la formation
professionnelle (projet de loi sur la liberté de choisir son avenir professionnel, en discussion
au Parlement à l’été 2018). Les étudiants ont expérimenté de nouvelles pédagogies et en
sont devenus acteurs selon un processus de rétroaction collective. En termes de recherche,
la convergence des enjeux numériques affecte la manière d’appréhender dans de bonnes
conditions les modalités des nouvelles organisations du travail (mobilité, télétravail,
coworking). Autant dire que l’innovation pédagogique, aux frontières de plusieurs champs
sociaux, participe à l’accompagnement de la diversité des publics dans un cadre de recherche
scientifique et de société de la connaissance.
La pédagogie numérique est un critère majeur de l’innovation qui révèle l’ampleur des
42
Numéro spécial sur la formation
évolutions de la société. Dans quelques années, l’intelligence artificielle de la 5G intègrera
naturellement des dispositifs pédagogiques avec des moments de regroupement analytiques
totalement dématérialisés. L’innovation pédagogique ne cesse de se rapprocher de cette
réalité sociale. Des projets professionnels de voyages d’apprentissage (learning trip ou
learning trek) offrent déjà des immersions totales. On parle de plus en plus de coaching,
pitchprod, missionflash, masterclass ou case study. Pour adapter les métiers aux nouveaux
contenus numériques, les universités et les écoles misent sur d’autres formes
d’apprentissage, notamment les boot camps. Il s’agit de répondre aux attentes d’adultes qui
ne sont plus dans la reproduction de ce que leur enseignant propose, et souhaitent être
accompagnés par des coachs, alterner des masterclass menées par des professionnels et des
projets de groupe ou individuels encadrés par des formateurs. Les apprenants peuvent se
voir attribuer des briefs, dont beaucoup émanent de situations réelles permettant de
s’impliquer et d’agir dans le concret, d’être au plus près de l’activité.
Dès lors que l’expérience professionnelle met en tension les apprentissages collectifs, ils
évoluent vers de nouveaux formats. La formation par l’université ne peut qu’en tenir compte,
et réfléchir à des pratiques d’apprentissage en évolution permanente. Pourquoi paraît-il
toujours difficile de réinventer un nouveau modèle pédagogique ? L’erreur serait de
continuer à penser la formation selon le seul cadre formel de la transmission des savoirs en
amphithéâtre. Il est nécessaire d’inviter les différents adultes en reconversion d’activités,
porteurs de connaissances, à participer à des communautés d’expertises, d’individualiser
l’enseignement en demandant aux formateurs de privilégier le repérage des problèmes
précis d’apprentissage. A cette pédagogie de proximité, doit s’ajouter la volonté l’installation
d’un climat de travail qui repose sur un véritable accompagnement dans le pilotage
pédagogique. Les retours d’expérience sont l’occasion de privilégier l’innovation, mais
comment dépasser le stade des espoirs qu’elle fait naître, la transformer en réussite, et
répondre à la responsabilité sociale qu’elle doit supposer ? C’est-à-dire, comment se mettre
« à la place de l’autre ? ». La « pédagogie inclusive » défendue par l’Union européenne
s’appuie sur un cadre stratégique pour la coopération dans le domaine de l’éducation et de la
formation (« Education et formation 2020 »). Elle découle d’une « pédagogie pour autrui »
qui ne peut que transformer le métier et l’identité des enseignants. Tenir compte de la
diversité des parcours d’apprentissage, c’est répondre aux besoins des organisations et des
adultes dont les compétences individuelles et collectives doivent faciliter aujourd’hui
l’insertion dans une société de la connaissance en permanente mutation.
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
Photographie de Marcel Mauss
(site Babelio.com)
46
Former au risque en haute montagne :
Les pratiques éducatives des alpinistes expérimentés
auprès de sportifs débutants
Corinne BAUJARD
Professeure des universités
Université de Lille (Laboratoire CIREL- Proféor EA 4354)
corinne.baujard@univ-lille.fr
Prendre des risques en haute montagne répond à diverses motivations. Les analyser peut être un
facteur de compréhension des apprentissages qui orientent comportements et activités cognitives.
Malgré la médiatisation de grandes ascensions réussies, les accidents sont nombreux. L’attrait de la
montagne doit se concilier avec les valeurs de l’alpinisme et la volonté de réduire le danger au maximum. Quelle expérience peut être transmise par des alpinistes expérimentés à des débutants afin
d’assurer la sécurité de leurs courses et éviter qu’ils se trouvent face à des situations tragiques ? Une
recherche exploratoire menée auprès d’une dizaine d’alpinistes s’attache aux conditions de transfert
de compétences, ainsi qu’aux perspectives éducatives et d’accompagnement en haute montagne.
L’approche heuristique révèle l’importance de l’éducation au risque dans la pratique de l’alpinisme.
Mots-clés : Risques en montagne, transmission des connaissances, alpinisme, sociologie des motivations, théorie enracinée.
Taking risks in the mountains meets a variety of motivations. Analyzing them can be a factor in understanding the learning that drives behavior and cognitive activities. Despite the media coverage of
successful major climbs, accidents are numerous. The attraction of the mountain must be reconciled
with the values of mountaineering and the desire to reduce the danger to the maximum. What experience can be transmitted buy experienced mountain climbers to beginners to ensure the safety of
their races and prevent them from facing tragic situations ? Exploratory research conducted with a
dozen mountaineers focuses on the conditions for the transfer of skillets, as well as educational opportunities and accompaniment in high mountains. The heuristic approach reveals the importance of
risk education in the reactive of mountaineering. Keywords : Risks in mountain, transmission of
knowledge, mountaineering, sociology of motivations, rooted theory.
1 – Introduction
A la fin d’avril 2017, Ueli Steck, 40 ans, alpiniste suisse allemand, accompagné de son ami et
aspirant guide Tenji Sherpa, devait enchaîner en 48 heures, et sans oxygène, l’ascension de
l’Everest (8 848 mètres) - le Toit du monde - et du Lhotse (8 516 mères) séparés par le col
sud, à plus de 8 000 mètres. Une première qui imposait de passer la nuit à une altitude où
l’organisme est rapidement épuisé par la raréfaction de l’oxygène (Le Monde, 4 mai 2017, p.
17). Le dimanche 30 avril, vers 10 heures, le Suisse a dévissé entre les camps 1 et 2 du Nupse
(7 861 m), faisant une chute mortelle de 1 000 mètres lors d’une sortie d’acclimatation.
« Grimper sur les montagnes n’apporte rien à l’humanité » avait l’habitude de confier ce
grimpeur atypique qui escaladait les plus hauts sommets de la planète, tel que l’Annapurna
(8 091 m) en 28 heures depuis le camp de base. Il avait également à son actif 82 sommets de
plus de 4 000 m des Alpes, à pied, à vélo ou en parapente, en 62 jours. Il répétait sans cesse
47
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
que l’échec n’est pas de renoncer à une course, mais de s’y blesser ou d’y perdre la vie. Si les
récits d’ascensions alpines mettent souvent en scène des affrontements humains pour atteindre le sommet, l’apprentissage des pratiques par les novices est devenu aujourd’hui un
enjeu majeur de sécurité. La transmission des connaissances tient désormais une place essentielle dans les relations entre générations d’alpinistes.
Winicott (1975, p. 26) définit la pratique sportive alpine comme un « objet transitionnel
potentiel » entre deux réalités sociales, l’une dirigée vers un sommet qu’il faut gravir, l’autre
psychique qui emporte des représentations propres au risque d’accident. Pourquoi risquer
sa vie en montagne ? Comment transmettre les bonnes pratiques de l’alpinisme en réduisant au maximum le risque de chute ? Tout dispositif de transmission participe d’un processus de régulation des activités sociales en référence à des valeurs. Il permet d’éviter qu’une
action déviante ne vienne désorganiser l’ordre social (Reynaud, 1989, p. 46). Plus précisément, la régulation sociale s’applique à des évènements qui ne sont pas immuables, mais
susceptibles de se transformer. En alpinisme, la transmission intergénérationnelle repose sur
la capacité à identifier les connaissances indispensables à l’atteinte d’un objectif, tout en évitant l’accident. Dès lors qu’aucune activité sportive n’est dépourvue de danger, une pratique
s’insère dans un mécanisme sociologique, cognitif et technique complexe. Le sportif expérimenté peut ne jamais se trouver confronté à une avalanche au point de considérer son
risque improbable (Morel, 2012, p. 223), il n’en dispose pas moins d’une multitude de connaissances informelles qu’il peut rendre suffisamment explicites afin qu’elles soient accessibles aux jeunes sportifs (Nonaka, 1994, p. 14). C’est dire que l’accompagnement facilite la
transmission des pratiques et des « ficelles du métier », limite la perte de savoirs dans le
cadre d’un partage d’une expérience spécifique. Il améliore la circulation de connaissances
toujours délicates en raison de leur caractère informel, qui peuvent être définies comme une
« combinaison d’aptitudes prouvées par la réalisation autonome d’une activité » (Barbier,
2009, p. 455).
Cette recherche s’inscrit dans une démarche émergente menée auprès d’une dizaine alpinistes qui ont régulièrement risqué leur vie en montagne. Elle se propose de contribuer à
la compréhension d’un phénomène complexe en produisant des connaissances empiriquement validées. Quelle expérience du risque peut être transmise à des débutants afin qu’ils
soient capables de résoudre les situations tragiques qu’ils peuvent rencontrer (souffrance,
vertige, accident) ? Répondre à cette interrogation, suppose de présenter le contexte social
de la transmission de l’expérience en haute montagne où la vie est particulièrement en danger (2). Dès lors, une démarche heuristique propre à l’enquête, permet d’identifier une série
de motivations spécifiques au dispositif de transfert des connaissances (3). Un modèle conceptuel peut ensuite être envisagé autour de l’éducation à l’expérience du risque alpin (4). Il
faudra le discuter au regard de situations critiques permettant aux sportifs débutants de
faire face aux risques les plus divers en haute montagne (5).
2 – Les mécanismes de transmission de l’expérience
Depuis plusieurs années, le concept de génération fait l’objet de nombreuses critiques
(Bourdelais, 1997, p. 9). Le courant psychologique considère qu’il s’agit d’une construction
sociale pas uniquement liée au vieillissement. L’expérience montagnarde, si difficile à formaliser, ne facilite pas la compréhension des activités qu’elle suppose, des savoir-faire et expertises. Un dispositif de transmission des connaissances joue pourtant un rôle crucial dans la
compréhension des interactions en jeu (Dewey, 2004, p. 18) et des savoirs qui s’enrichissent
48
Numéro spécial sur la formation
par un partage qui implique une « intelligence conceptuelle » (Nonaka, 1994, p. 17). Des interrogations persistent toutefois dans la conciliation des pratiques observées. Comment valoriser l’expérience professionnelle largement tacite des alpinistes chevronnés pour qu’ils en
soient des transmetteurs efficaces ?
Les retours d’expériences ne permettent jamais d’identifier totalement les facteurs de
motivation qui encouragent la transmission vers les débutants. Il faut considérer la diversité
des contextes liés à l’altitude, ou à la difficulté des parcours, afin de développer une thématique spécifique, surtout autour des outils d’analyse, tels que les statistiques. Mais, en général, ce sont des questionnaires qui sont plutôt destinés aux sportifs afin qu’ils évaluent leurs
comportements de transfert de connaissances dans le cadre d’un partage à réaliser. Des
chercheurs considèrent pourtant aujourd’hui que cette attitude n’est pas à la hauteur d’une
réalité complexe, et qu’il faut s’en remettre à une méthodologie inductive (Strauss, Corbin,
2004, p. 25). Si l’on déplore comme eux le manque de considération de nouveaux rôles impartis désormais aux alpinistes experts, il est tentant de développer une démarche qualitative donnant largement la parole aux acteurs concernés. Il est difficile de transmettre
l’expérience montagnarde « du point de vue de l’homme, sujet connaissant, (car) le savoir
consiste essentiellement en l’activité cognitive » (Schlanger, 1978, p. 11). Les connaissances
implicites supposent donc d’adapter les dispositifs à destination des jeunes alpinistes.
Certes, le don est une réciprocité qui suppose l’échange, mais un échange qui n’est pas toujours fondé sur l’équivalence, car le partage est l’occasion d’établir un lien social selon « une
réciprocité élargie » : « ce que je donne à l’un me sera rendu, mais éventuellement par un
autre » (Mauss, 1925). C’est dire que le transfert du savoir est un système social qui suppose
la maîtrise de sa propre condition, et permet à l’individu de se confronter à sa propre humanité (Baujard, 2014, p. 83).
La transmission de l’expérience s’est progressivement déployée autour du « partage du
sens de ce que l’on va faire ensemble » (Zarifian, 2009, p. 55), personne ne disposant par
avance de tous les savoirs nécessaires, alors qu’ils sont « des supports de sens indispensables à l’action » (Alter, 2010, p. 132). Le savoir suppose une « intention d’action qui engage sur soi-même » (Barbier, 2009, p. 487) afin de devenir un mécanisme cognitif constituant le noyau central de l’activité de formation de jeunes alpinistes. D’une manière
générale, la transmission fait référence aux pratiques collectives mises en œuvre qui contribuent à l’efficacité d’un projet collectif, mais la dimension tacite rend difficile l’échange intergénérationnel. C’est pourtant l’occasion de comprendre l’activité de ceux qui produisent
des savoirs, les transmettent ou assurent le lien entre des générations de sportifs.
L’approche interactionniste repose sur l’idée que les relations sociales réduisent la complexité des situations. Le désir de résoudre des problèmes est inhérent aux savoirs expérientiels des jeunes (Dewey, 2004, p. 51). Des formes émergentes construisent des activités
autonomes entre générations et présentent de multiples occasions d’échange, de mémorisation, de partage de l’expérience (Schutz, 1987, p. 54). On peut transmettre des manières de
faire, des savoirs d’expertise ou des protocoles. Les processus de formation permettent aux
jeunes générations de limiter les incertitudes et les hésitations dans les activités d’ascension
en montagne. Les alpinistes expérimentés disposent de processus réflexifs qui se révèlent
dans le cadre du transfert de connaissances. Lorsqu’un groupe interagit dans un processus
créatif, les savoirs s’accumulent, le partage s’organise dans un climat de confiance et de respect mutuel.
49
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
La technique alpine évoluant sans cesse, son expertise oblige à s’assurer de la pérennité
des compétences professionnelles mémorisées. Les dispositifs déployés « ne modifient pas
les seules activités, mais l’ensemble social vivant de ces activités » (Alter, 2010, p. 133). Les
savoirs détenus par les alpinistes experts permettent ainsi de proposer un répertoire de
connaissances pour affronter les risques des ascensions. De nouveaux rôles bouleversent le
contexte d’échange au sein des communautés d’alpinistes (Delay, 2008, p. 8). Les interactions sociales deviennent progressivement des relations d’apprentissage qui entraînent des
postures différentes à l’égard du danger. Plusieurs expériences éducatives peuvent être déployées : l’accompagnement collaboratif en montagne, le projet réflexif d’ascension, le retour d’expérience, le stage de formation aux pratiques sociales en vigueur. Elles obligent
toujours le sportif à s’adapter à l’altitude, au danger et à ses propres capacités.
3 – La méthodologie de la recherche
La participation à de nombreuses randonnées en altitude en France et à l’étranger, notamment vers des trekking peaks, sommets secondaires, et l’observation attentive de plusieurs alpinistes de haut niveau dans des camps de base du Népal et du Pérou a permis
d’appréhender le contexte éducatif de transmission des bonnes pratiques. Les contacts avec
les alpinistes ont été développés selon « l’effet boule de neige » permettant de constituer un
échantillon représentatif des différentes générations de sportifs. Dès lors, il a été possible de
distinguer des catégories de pratiquants, des « experts » et des « débutants » (Corneloup,
2004, p. 251).
Tableau 1 – Catégories de pratiquants (Corneloup, 2004)
Catégorie de pratiquants
Conquérants.
Sécuritaires.
Aventuriers.
Extrémistes.
Experts
Débutants
- Apprentissage d’excellence d’une technique.
- Bonne utilisation des crampons, du piolet.
- Capacité à lire un topo et une carte, à utiliser une boussole et un GPS.
- Usage de cordes, de relais, de rappels.
- Apprentissage du risque raisonné.
- Connaissance des réglementations.
- Capacité à faire face à des situations diverses.
- Solide formation aux facteurs de risques.
- Habiletés préventives.
- Développement d’itinéraires (Mont Blanc,
Everest).
- Tourisme de haute altitude.
- Accomplissement personnel.
- Exposition au danger, à la souffrance.
- Confrontation avec l’altitude.
- Reconnaissance sociale.
- Endurance physique.
- Vitesse comme facteur de sécurité (diminuer le temps d’exposition aux risques).
50
- Esprit d’initiative.
- Courage.
- Solidarité.
- Valeurs de l’alpinisme.
- Prise en compte du risque.
- Valorisation du collectif dans la cordée.
- Risque mesuré.
- Challenge sur le terrain.
- Sport de compétition.
- Qualité et légèreté des matériaux.
- Technologies de navigation.
- Prévisions météo.
- Compétition et spectacle.
- Valorisation sociale, élitisme.
- Dopage.
- Défi personnel, valorisation de
l’activité.
- Immersion cognitive.
Numéro spécial sur la formation
Ces quatre catégories retenues aident à explorer les compétences nécessaires pour une
activité risquée. Il s’agit de considérer la montagne comme un objet extérieur, le dispositif
de sécurité ne pouvant pas s’acquérir en dehors d’un apprentissage signifiant. Les dispositifs
de transmission doivent permettre une compréhension des facteurs de risques, leur gradation et progressivité, présenter des informations ou des caractéristiques propres à
l’ascension. Il faut éviter aux débutants une dissonance marquée entre risque objectif et
risque subjectif, et donc réduire les comportements dangereux. Cette proposition soulève de
nombreuses interrogations puisque les situations d’ascension obligent à prendre en considération la généralisation de pratiques éducatives à partir du fonctionnement cognitif de
l’alpiniste débutant confronté à une situation risquée. A cet effet, nous avons élaboré un
guide d’entretien spécifique pour chaque profil d’alpiniste autour de plusieurs thématiques.
Lorsque cela était possible, nous avons interrogé un sportif expert et un autre encore inexpérimenté à propos d’une série d’ascensions de difficultés variables au Népal et au Pérou.
L’enquête a porté sur un échantillon d’une dizaine d’alpiniste : 6 expérimentés (45-70 ans) et
4 débutants (28-40 ans). Une fiche de contact a été réalisée après chaque entretien afin que
la collecte de données soit une véritable reconstitution des faits. Il a été identifié des savoirs
explicites (données, protocoles) et des savoirs tacites (talents, secrets du métier, savoir-faire
et savoir-être).
Les réponses des débutants ont été triangulées avec celles recueillies auprès des experts.
Les observations sur les comportements ont été examinées attentivement afin de produire
une théorie qui soit « suffisamment claire pour être facilement opératoire », mais susceptible d’être réinterprétée pour une meilleure compréhension (Glaser, Strauss, 1967, p. 101).
La dimension cognitive des interactions dépend de la manière dont on observe les comportements. Avoir l’expérience de la randonnée et de la haute montagne facilite le travail du
chercheur dans le cadre des entretiens. Il a été préalablement repéré que la pratique reste
largement « non-dite » pour les alpinistes expérimentés, même parfois lorsqu’il y a la participation de sportifs débutants. Lorsque se développe un collectif professionnel autour des
risques en montagne, le niveau informel de la transmission des savoirs est par contre assez
élevé, même sans véritable projet de transmission. Il en résulte des situations sociales contrastées dans lesquelles s’insèrent plus ou moins bien tous les alpinistes chevronnés ou non
qui donnent des valeurs au vivre ensemble. Afin de résumer les pratiques sociales des sportifs, il faut distinguer précisément les pratiques éducatives en montagne, en opposant alpinistes experts et alpinistes débutants.
Les pratiques des experts
L’approche cognitive du risque suppose que le choix d’un comportement face à une situation risquée soit motivé par un risque subjectif ou par un risque perçu (Wilde, 1988, p. 464).
Le risque subjectif, c’est le cas où l’alpiniste établit un rapport coût-bénéfice entre le coût
prévisible de l’adoption du comportement risqué et le bénéfice attendu. Par exemple, un
alpiniste décide d’utiliser les cordes laissées par de précédentes expéditions sur son chemin
d’ascension afin de gagner du temps dans un contexte où le mauvaise météo ou l’approche
de la nuit se précise ; ou il plante progressivement ses propres relais afin de se protéger et
réduire les risques d’accidents lors de sa descente. Tout choix repose sur un comportement
subjectif selon le degré de risque que l’alpiniste souhaite prendre pour atteindre son but. La
progression en cours est toujours une écoute de soi-même et constitue une condition de la
réussite ; l’accident participe aussi de la transmission (s’il n’est pas fatal), c’est un apprentis51
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
sage de savoirs. L’accompagnement et l’éducation au contact des jeunes nécessitent une
remédiation cognitive afin de mieux comprendre comment se réalise l’expérience professionnelle dans l’acte de transmission. Dès lors, de nouvelles activités produisent de nouveaux savoirs dans une perspective sociale : « quand on transfère du savoir, il se transforme » (March, 2002, p. 147). Autant dire que les savoirs se distinguent des actions liées
aux risques d’accident vécus au quotidien.
Les sportifs chevronnés distinguent assez rarement les savoirs explicites et les savoirs tacites. Ils sont conscients que l’alpinisme est organisateur de cognitions et de comportements
spécifiques en altitude, mais relativisent les dangers objectifs et subjectifs propres à la montagne. Ils considèrent la pratique alpine comme un engagement dangereux, mais liée au
plaisir ou au désagrément qui en sera tiré. L’expérience est souvent ambivalente, au point
qu’au-delà d’un certain niveau d’altitude et de difficultés, elle peut être génératrice
d’angoisse ou de stress consécutif à un certain niveau de dissonance cognitive (Champagnol,
1976, p. 5). L’alpiniste Reinhold Messner parle de « zone de la mort » à partir de 7 000
mètres d’altitude (1984, p. 25). En tout cas, la connaissance des comportements de sécurité
par l’aménagement de ses propres relais dans une ascension alpine conduit à diminuer le
risque d’accident et contribue à un sentiment de sécurité. L’expertise du danger qui donne
des compétences significatives en habileté, permet aussi de mieux évaluer les dangers dans
les situations risquées. Le matériel léger, ergonomique, solide et fiable facilite aujourd’hui
les progrès dans la performance physique et mentale, la connaissance de l’environnement
aussi. On ne réduit pas seulement les difficultés, l’engagement est transformé.
Les pratiques des débutants
Les interactions entre les dispositifs déployés en montagne et les processus
d’apprentissage émergent selon une intelligence en action que les débutants engagent sur
eux-mêmes dans leur rapport au monde (Barbier, 2009, p. 489). Dès lors, la conscience des
risques en montagne fait appel à un mode relationnel particulier lorsqu’ils faut résoudre une
situation extrême (Nonaka, 1994, p. 18), les novices préfèrent la pratique en situation alpine
afin de pouvoir apprendre avec des experts qui ont une expérience professionnelle. Une volonté d’apprendre et de partager commune est nécessaire. Les activités de transferts de
l’expérience aident à résoudre des projets de plus en plus complexes qui mobilisent des
compétences différentes. Or, les savoirs dépendent en grande partie de représentations qui
transforment les situations, elles-mêmes structurantes pour les sportifs concernés.
Les débutants envisagent la montagne comme un espace de performance afin de démontrer des compétences supérieures à d’autres sportifs. Par le biais de leurs activités cognitives, ils révèlent différents modes d’apprentissage qui donnent du sens à leur comportement en montagne (Piaget, 1967, p. 62). La transformation de savoirs tacites en savoirs
partagés est l’occasion pour eux de prendre conscience du contexte social, mais aussi de repérer les interactions avec les processus permettent de se former aux dangers auxquels on
peut être exposé. Pour faciliter le partage d’une expérience, il est pourtant nécessaire de
disposer d’un environnement favorable dans lequel les débutants et les expérimentés peuvent interagir ensemble. C’est une situation différente de l’observation et de l’imitation, qui
est toutefois le plus souvent privilégiée dans le monde de l’alpinisme.
Le risque objectif est plus élevé chez les jeunes sportifs que chez les experts, surtout dans
une situation d’ascension à fort danger (Wilde, 1988, p. 464). Les travaux de Zuckerman ont
introduit le concept de personnalité, facteur stable qui caractérise l’individu recherchant une
52
Numéro spécial sur la formation
sensation par un « besoin élevé d’intenses formes de stimulations et d’expériences nouvelles, complexes et variées » (Zuckerman, 1990, p. 313). Le comportement de prise de
risque apparaît lié à la recherche de stimulation dans le but d’assouvir un besoin
d’expériences et de sensations fortes, de prendre des risques importants tant physiques que
sociaux. Cette attitude tend à diminuer avec l’âge qui module le risque perçu. Les jeunes
pratiquants des activités risquées se caractérisent néanmoins par une assez grande stabilité
émotionnelle. Les recherches centrées sur les processus motivationnels associés à
l’engagement sportif sont essentielles pour appréhender les déterminants de la performance. La théorie sociocognitive de Bandura (1997, p. 2) accorde une place aux perceptions
du sportif concernant le sentiment d’auto-efficacité. Elle analyse la croyance « dans sa capacité à organiser et exécuter les actions requises pour produire un résultat particulier » (Bandura, 1997, p. 3). Les perceptions des montagnards concernant leur capacité à surmonter les
contraintes imposées par une situation dangereuse peuvent vraiment faire toute la différence lorsque les situations sont changeantes, incertaines et stressantes. On considère de
plus en plus que l’audace se caractérise par la recherche de sensations et la prise de risques :
« L’audace est désormais partout plus ou moins explicite, bien sûr. Au demeurant : oser vivre
est « l’audace suprême et l’audace la plus surprenante » (Enrègle, 2018, p. 157).
4 – Vers un modèle contextuel du risque en haute montagne
Plusieurs facteurs caractérisent le contexte de transmission du risque en haute montagne, selon les démarches déployées et le contexte des ascensions réalisées. On repère différentes situations dans lesquelles se trouvent les débutants afin d’examiner la représentation qu’ils se font de leur activité d’alpiniste. Selon la théorie des champs conceptuels,
développée par Pastré (en référence à Piaget), l’action des situations et les invariants opératoires permettent d’analyser la situation où l’intelligence collective comporte des « propriétés pragmatiques » (Pastré, 2009, p. 807).
Tableau 2 – Propriétés pragmatiques des pratiques en haute montagne
Propriétés pragmatiques
Collectif amical.
Projet d’ascension.
Organisation
d’ascension.
Intelligence collective
Le collectif permet d’identifier les processus d’appréhension des situations
d’interaction entre les générations d’alpiniste. Les experts puisent l’expérience
capitalisée dans un ensemble de situations au sein de conditions et d’événements
afin d’insister sur le contexte social. Un réservoir d’attitudes est nécessaire pour
éviter la perte des compétences que l’appropriation par un débutant doit transformer en savoir-faire. Les rapports favorisent le déploiement de dispositifs dont
les initiatives anticipent les risques en montagne au sein des décisions collectives
d’ascension.
C’est l’occasion de valoriser l’expérience professionnelle, tout en simplifiant la
réalité pour que les débutants puissent, selon leur capacité, partager une réflexion
collective au sein du projet d’ascension.
On insiste sur la situation dans laquelle les routines stabilisent les informations
mises à disposition des débutants afin de faire émerger un sens collectif de transfert des savoirs et des propriétés spécifiques aux situations que les générations
ont à partager. La mémoire collective s’élabore à partir des échanges. La validation
des acquis d’expérience se construit dans la pratique en situation.
Tous les risques en montagne mettent en jeu des interactions qui sont largement liées
aux expertises et savoir-faire des pratiques d’ascension. Des « écarts pragmatiques » exis53
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
tent entre générations selon les transferts de savoirs à opérer. Les experts possèdent leurs
propres répertoires cognitifs et sociaux. La transmission peut résulter du collectif amical, du
projet d’ascension, ou de l’organisation d’ascension. Elle constitue le support d’une démarche à construire lorsque la situation est extrême (surtout en haute altitude) et propice
aux rivalités, inimitiés, menaces propres aux frontières de la mort (Yonnet, 2003, p.89). Une
solution porteuse de sens donne toute sa légitimité à la culture montagnarde en faisant apparaître combien le rapport entre l’activité de transmission et la situation contextuelle est
compliqué.
Un modèle heuristique, encore provisoire, permet d’envisager les activités de montagne
selon différentes combinaisons sociales possibles.
Tableau 3 – Modèle heuristique de formation au risque en haute montagne.
Activités en montagne
Grimpeur solitaire qui approche de ses propres limites
personnelles.
« Au-delà du risque, pour en
rendre compte, demeure
l’existence elle-même, en lien
avec l’expérience d’une nature qui se réduit souvent à
une rencontre qui vaut par
elle-même. Cette expérience
au contact de la nature permet de vivre une mutation de
soi ».
Grimpeur expérimenté.
« Le vertige, l’altération des
repères sensoriels, la souffrance du corps produisent
une transformation de soi
temporaire. La prise de risque
coïncide avec l’individualisation de l’existence dans
notre société ».
Touriste de l’extrême.
« N’importe qui peut devenir
quelqu’un. C’est bien parce
que le goût de vivre accompagne notre relation au
monde, et que le risque est le
goût lui-même ».
Combinaisons
Difficile de revenir en arrière.
Espace de jeu.
Le vertige côtoie la mort.
Situations sociales
Approcher la limite de la
vie et de la mort.
Transmissions
« Laborieux, fatiguant, tout fait
mal, pas d’air pour
respirer ». Apprivoiser la mort.
Ne jamais partir
seul, alors que
c’est pourtant une
expérience individuelle.
Compétition : être le premier sur la voie, sans oxygène, à plus de 8000 m
l’Himalaya, Les courses à
caractère sacrificiel.
La communauté de partage pour comprendre le
sens.
Respect des règles
de prudence, mais
condamnation de
l’inaction.
Pulsions
identificatoires
construites dans la pratique
de l’activité, sans conséquences pratiques.
Satisfaction, malgré des
dépenses effectuées en
pure perte sur un sommet déjà conquis.
Vertige,
attente
grandissante.
La cordée créé un
sentiment de fraternité.
L’engagement social des alpinistes expérimentés s’établit progressivement. La transmission peut trouver sa place grâce à une volonté de la soutenir en raison de besoins des débutants qui ont tendance à se soustraire aux relations et à prendre des risques importants. Elle
peut aussi résulter de l’expérience qui engage une démarche de formation plus ou moins
inconnue lors du transfert, en s’insérant dans l’activité. Par exemple, la formation des débutants est favorisée par la situation de vertige ; ils s’y débrouillent seuls, ce qui donne
l’occasion de réfléchir à leurs actions. Mais les conditions sociales destinées à soutenir les
54
Numéro spécial sur la formation
efforts manquent de résultats probants car le temps passé dans l’accompagnement est souvent limité. L’intelligence collective constitue l’occasion de mobiliser la réflexion qui dépend
de l’adéquation d’une culture de partage à la qualité d’interactions permettant de dépasser
les incompréhensions pragmatiques (Dewey, 2004, p. 32). Dès lors que les débutants évoluent dans des environnements risqués, trouvent du sens à se former eux-mêmes, la gestion
sociale du besoin de liberté, ou la recherche de sensations fortes dans la pratique des activités risquées en haute altitude, est l’occasion d’une éducation à l’expérience du risque.
5 – Conclusion
L’expérience formative examinée porte surtout sur la conquête des sommets engagés de
la planète. Sa confrontation au besoin de transmission se construit par la réalisation de
l’ascension. Elle dépend de l’activité réflexive de pratiques dont les représentations risquées
vont aider à formaliser les expériences collectives. Il s’agit d’anticiper les risques que les
sportifs de haute altitude partagent en mettant l’accent sur les modalités cognitives qui
donnent du sens aussi à la formation des débutants. Les marges de manœuvre repérées
dans les nouvelles pratiques proviennent à la fois « de ce que les individus pensent et des
interactions avec les autres individus » (Vygotsky, 1985, p. 158). La transmission de savoirs
aux frontières de plusieurs champs sociaux met en scène l’ascension du sommet, l’objectif
d’arriver au sommet, le retour sans incident. L’alpiniste se heurte à ses propres limites et
expose sa propre condition humaine. Son expérience doit lui éviter l’accident s’il est formé
aux pratiques de la montagne, doté d’une force psychologique, d’une capacité intuitive et
d’une résistance physique hors du commun.
A l’évidence, les situations rencontrées comportent de nombreuses significations. Les résultats de cette recherche imposent la prudence dans la démarche d’analyse en raison des
contextes étudiés. Ce travail est loin d’être exhaustif. En effet, des entretiens d’explicitation
de vécus subjectifs peuvent accompagner la verbalisation dans le but d’accéder à d’autres
terrains extrêmes. Une étude de cas sur un temps plus long aiderait à l’identification de régularités au sein des activités cognitives et perceptives implicites. La transmission des savoirs
est le résultat d’un processus lui-même constitutif d’une occasion de se former. Dès lors, une
approche éducative pourrait révéler de nouveaux rôles encourageant le partage pour que les
jeunes alpinistes puissent se former (Albero, 2000, p. 12). En tout cas, il s’agit toujours de
partir du terrain pour comprendre les différentes activités de transmission, ainsi que les
conditions rendant possibles ces mêmes activités (Giddens, 1984, p. 53). Les motivations encouragent l’apprentissage des sportifs débutants afin qu’ils puissent s’adapter dans de
bonnes conditions à la complexité de plus en plus importante des ascensions en montagne.
Dans la transmission de l’expérience, ce sont les situations sociales dans lesquelles s’insèrent
les experts, à la fois apprenants de leurs propres transmissions et producteurs de savoirs, qui
permettent le passage de valeurs vers les débutants, les poussent à se former aussi par euxmêmes : « c’est bien dans l’action que se constituent les connaissances qui feront l’objet
d’une gestion. Sans action il ne peut y avoir de connaissances. Inversement, l’action est toujours le fait d’un acteur socialement compétent, qui de ce fait met toujours en jeu une connaissance que l’action peut modifier. Une action vide de connaissances n’a donc aucun
sens » (Dery, 2013, p. 69).
Les experts relativisent l’accomplissement de performances, se méfient de l’arrivée
d’évènements dramatiques. Contribuer à l’éducation de l’expérience est l’occasion
d’améliorer la nature de leur engagement. Lorsqu’on transfère du savoir, « il se transforme,
55
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
il change, il transforme le contenu des compétences » (March, 2002, p. 147). Il s’agit de
comprendre la façon dont les débutants gèrent l’incertitude souvent éloignée des conventions du milieu de la montagne, en se formant de manière autonome. Le jeune approfondit
son expérience par une recherche de savoirs qu’il utilise dans les pratiques, décide ce qu’il
apprend, selon une « démarche active » (Meirieu, 2016, p. 152). Au-delà d’un destin commun, les alpinistes débutants se différencient pourtant des alpinistes experts. Ils ont conscience d’appartenir à une génération culturelle spécifique, alors que les alpinistes experts
possèdent des savoirs expérientiels plus ou moins formalisés qui se sont forgés en montagne
dans des contextes sociaux différents. La transmission ne se pense plus comme savoir expérientiel, mais comme un partage améliorant la compréhension des motivations à prendre
des risques. Dans son ouvrage les Conquérants de l’inutile, Lionel Terray écrit : « s’exposer
aux dangers n’est pas le but du jeu, mais cela fait partie du jeu. Seule une expérience, par la
multitude d’observations qu’elle permet d’emmagasiner non seulement dans la mémoire,
mais dans le subconscient, donne à certains alpinistes la possibilité d’acquérir une sorte
d’instinct leur permettant de détecter le danger et surtout d’apprécier l’importance de la
menace » (Terray, 1961, p. 102). Il ne faut jamais oublier que l’affrontement avec la nature
ne pardonne pas : l’ascension en montagne ressemble au « jugement ordalique » révélant
aux alpinistes, aussi bien experts que débutants, la valeur éducative et protectrice de leur
propre expérience.
6 – Bibliographie
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57
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
Formation au risque d’avalanche en haute montagne
(site guidemontagnes.com)
58
Former à l’exemplarité : outil managérial
ou préoccupation éthique ?
Valérie MELIN
Université de Lille, Proféor-Cirel
& Théophile PLÉE
ESCP-Europe
Cet article de nature philosophique traite de la notion d’exemplarité dans l’entreprise ainsi que de la
possibilité de sa transmission aux dirigeants. L’exemplarité est un phénomène trompeur dont on fait
trop souvent l’éloge en méconnaissance de cause. Pour apporter davantage de clarté, nous
distinguons deux formes d’exemplarité : l’exemplarité par convention et l’exemplarité par conviction.
L’une est une exemplarité feinte s’inscrivant parmi les outils managériaux du dirigeant. L’autre est une
exemplarité authentique tenant d’une préoccupation éthique. À ces deux formes d’exemplarité, nous
associons deux formes de transmission : l’enseignement fondé sur l’éducation passive et la formation
fondée sur l’éducation active. Notre propos montre les limites de l’exemplarité par convention et
établit la nécessité d’une exemplarité par conviction pour rendre possible l’efficacité d’une
organisation. Mots clés : Exemplarité, Éthique des affaires, Management, Formation, Leadership.
Philosophical in nature, this article discusses the notion of exemplarity in the working world as well as
the feasibility of its transmission to leaders. Exemplarity is a deceptive phenomenon that is often
praised by ignorance. To bring clarity, we distinguish two forms of exemplarity : exemplarity by
convention and exemplarity by conviction. One is a feigned exemplarity which enters into the
managerial tools of leaders. The other is a genuine exemplarity which is inherent to ethical concerns.
With these two forms of exemplarity, we associate two forms of transmission : teaching based on
passive education and formation based on active education. Our study exposes the limitations of
exemplarity by convention and stresses the need for exemplarity by conviction to make an
organization effective. Keywords : Exemplarity, Business Ethics, Management, Formation, Leadership.
Introduction
Le statut du dirigeant en entreprise fait, à l’heure actuelle, l’objet d’un débat. Le dirigeant est
envisagé soit comme un manager habile dans l’usage des outils qui permettent d’encadrer
les ressources humaines, soit comme un leader, ajoutant à cette maîtrise, une faculté
supérieure qui inspire et motive ses subordonnés, en particulier, à travers son exemplarité
(Zaleznik, 2004).
Dans le monde des dirigeants des grandes entreprises françaises, la figure d’Emmanuel
Faber, à la tête de Danone, dénote. Celui que l’on dénomme ironiquement le « moinesoldat » se fait notamment remarqué par l’importance qu’il accorde à la vertu chez le
dirigeant. Marqué par une tragédie familiale, il est devenu particulièrement sensible au sort
des plus démunis qu’il soutient via les initiatives caritatives de Danone et dont il s’applique,
de temps à autre, à partager le quotidien. Inspiré par leurs conditions de vie et sa foi
chrétienne, il a adopté une éthique de vie fondée sur le rigorisme et la parité avec ses
collaborateurs qui l’a conduit en avril 2018 à annoncer l’établissement d’une démocratie
actionnariale chez Danone. Il considère qu’elle est nécessaire pour s’adapter aux évolutions
futures du marché et de l’entreprise en général dont la mission, d’après lui, doit s’éloigner de
59
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
l’économique pour rejoindre le social. Parce qu’Emmanuel Faber pousse à son comble
nombre de qualités morales et les démontre dans les faits, on a pu qualifier son action
d’exemplaire, voire même, en référence à sa culture religieuse, de sainte.
Toutefois, l’exemplarité est un phénomène trompeur dont on fait trop souvent l’éloge en
méconnaissance de cause. C’est pourquoi nous allons tâcher de l’éclairer selon une
perspective philosophique.
On définit fréquemment l’exemplarité comme la qualité d’un individu régissant son
comportement par des principes éthiques de telle sorte qu’il suscite l’admiration et la
volonté d’imitation de la part des autres hommes. L’homme exemplaire est dès lors l’exemple
d’un idéal d’homme. Il peut exister ainsi une proximité entre les notions d’exemplarité et de
sainteté (Kant, 1989) en ceci qu’elles exigent l’une et l’autre de la part de l’individu un haut
degré de conformité au bien. Toutefois, l’exemplarité ne peut pas s’identifier à la notion de
sainteté car elle n’est pas une qualité qui a trait à l’intériorité de la personne mais seulement
à l’extériorité et, plus encore, à ce que cette personne expose aux autres. On est toujours
exemplaire dans une sphère d’existence dirigée vers un public donné : au bureau, chez soi,
devant ses employés, devant ses supérieurs, ses enfants ou son conjoint, devant des
connaissances ou des amis. Mais rien ne commande à la personne dite exemplaire de
persister dans son comportement lorsqu’elle échappe au regard du public auquel elle doit
l’exemplarité, tel Gygès, homme réputé bon, dont l’anneau d’invisibilité, en le soustrayant au
regard et au jugement des hommes, révèle la corruption de l’âme (Platon, 2002). Le parent
peut ainsi jurer devant son conjoint ou ses amis et condamner son usage devant ses enfants
ou des connaissances, le patron peut faire mine d’humilité en public et preuve d’orgueil en
privé. Le saint1, au contraire, est traversé par une exigence d’absolu qui l’oblige à poursuivre
sans cesse la perfection et dont il ne peut se départir au risque de déchoir irrémédiablement.
Il serait donc précipité d’identifier trop tôt ces deux notions. Puisque l’exemplarité ne
suppose pas nécessairement l’intention morale, elle peut être subordonnée à n’importe
quelle autre fin tant qu’elle est dissimulée à autrui. Elle est dès lors un outil et, de plus, un
outil qui prétend ne pas en être un puisqu’il a vocation à la sincérité. Ce qu’on admire dans
l’exemplarité, c’est la sainteté présumée. L’exemplarité procède ainsi d’un travestissement.
L’exemplarité, pour être reconnue comme telle, se prétend nécessairement « sainteté »
devant le public auquel elle est destinée.
Dans le cadre de l’entreprise, l’exemplarité avec son travestissement apparaît comme un
outil managérial dont la finalité est d’accroître le profit par l’obtention de l’obéissance, voire
du dévouement du collaborateur. Jusqu’où ce travestissement peut-il aller ? Faut-il, dans
l’entreprise, se contenter d’envisager l’exemplarité de façon opportuniste comme un outil
managérial ou doit-on plutôt la considérer comme une préoccupation légitime qui engage
des dimensions éthiques ? L’éthique se donne pour objet la relation aux autres en s’efforçant
de les percevoir autant comme des moyens que comme des fins. La préoccupation est un
intérêt vif et durable pour un objet. Dans la préoccupation, le sujet ne peut faire qu’un avec
l’objet qui mobilise son attention là où la relation à l’outil est marquée par la distance du fait
que seule compte la finalité qu’il porte en lui en tant que moyen. Parler de préoccupation
éthique, c’est donc mettre en avant l’importance d’une conformité interne au bien, fondée
sur une conviction, par souci de l’autre et non seulement d’une conformité externe relevant
Kant, dans la Critique de la Raison Pratique (1989), définit la sainteté comme la qualité d’une volonté dont
l’action est mue uniquement par devoir.
1
60
Numéro spécial sur la formation
d’une convention et qui s’accompagne d’un déni de l’autre. Dans quelle mesure le dirigeant
peut-il être exemplaire sans être saint dans la relation qu’il entretient avec son subordonné
dans l’entreprise ? Force est de constater, en effet, que l’excellence morale (apparente ou
réelle) devient toujours davantage un prérequis dans l’atteinte des plus hautes fonctions des
organisations et y contrevenir publiquement implique fréquemment un congédiement
immédiat. C’est ainsi qu’au nom du « devoir d’exemplarité », Mathieu Gallet, ancien PDG de
Radio France, a été démis de ses fonctions suite aux différents scandales qui ont égrené son
mandat.
Un autre point de l’histoire d’Emmanuel Faber est troublant. L’origine de son engagement
éthique se fonde non sur l’action intentionnelle d’un autre homme qui l’aurait familiarisé ou
initié à la vertu (un professeur à HEC, par exemple) mais sur l’incidence d’un événement
imprévu qui, par nature, ne peut être reproduit à des fins d’édification morale. Si on
considère que l’exemplarité est utile au fonctionnement de l’entreprise, qu’elle soit de nature
morale ou stratégique, comment peut-on contribuer à son développement ?
Il existe deux grandes modalités par laquelle un individu peut participer au
développement intellectuel d’un autre homme. La première est fondée sur le savoir, elle se
nomme instruction. La deuxième est fondée sur une aptitude à réfléchir ou à agir, elle se
nomme éducation (Condorcet, 1994). Ces termes étant considérés comme inappropriés pour
des adultes, nous les nommons d’une part enseignement et d’autre part formation. Le
professeur ne se limite pas, dans le cadre d’une formation, à transmettre un savoir théorique
mais confère à son élève une nouvelle disposition à agir. La formation a trait à la totalité d’un
homme là où l’enseignement a trait seulement à un domaine d’étude déterminé par un
programme. Enseigner l’exemplarité est un souhait louable mais dont on peut questionner le
caractère suffisant dans la visée de grandir l’homme dans son action. L’enseignement
transmet une exemplarité par convention. La formation conduit à une exemplarité par
conviction. Acculturer à une exemplarité par convention consiste à transmettre l’ensemble
des règles d’une société donnée qui encadrent l’action de ses membres. Néanmoins, rien
n’assure que les apprenants approuvent les règles qu’on leur prescrit. Comment s’assurer de
leur conformité aux conventions ? Former à une exemplarité de conviction consiste à
sensibiliser un apprenant à la nécessité d’une conduite fondée sur des principes éthiques.
Pourtant, si nécessaire qu’elle soit, la vertu s’enseigne mal. Ineffable pour nombre d’entre
nous au-delà de la discipline originaire que l’on prodigue à l’enfant pour l’humaniser, la vertu
est laissée au tâtonnement individuel et fréquemment sa quête se solde par l’échec. C’est
ainsi que Périclès, probablement le plus grand homme de l’Antiquité grecque, fut incapable
de transmettre tout autant à son fils qu’à ses contemporains, l’excellence dont la vie l’avait
doté, si bien que Socrate, lui-même le plus grand sage de cette époque, s’interrogea sur la
possibilité d’un enseignement de la vertu (Platon, 1999). Lui-même échoua, d’ailleurs, à
former Alcibiade qui précipita, par son arrogance et sa lâcheté, la chute d’Athènes. Penser la
philosophie morale, c’est nécessairement questionner la transmission du savoir moral car
cette transmission pose problème. Pour former un homme, il faut mettre au clair deux
choses : l’objet de la formation qu’on lui destine et les modalités de formation qu’on adopte
pour l’éclairer sur le sens de l’objet de cette formation. Il faut avoir une définition de
l’exemplarité et des procédés par lesquels les apprenants la saisiront. On ne transmet pas le
savoir moral comme le savoir scientifique se démontre et s’accepte. Cette différence de
nature provient du fait que le savoir moral fait intervenir autant l’entendement que la
volonté, c’est-à-dire autant une faculté de connaître qu’une faculté de faire. Il faudra donc
61
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
ajouter une réflexion traitant de la manière par laquelle un apprenant, sachant ce qu’il doit
faire, devient apte à le convertir en action en désirant corps et âme le bien. Dans ce contexte,
quel peut être l’apport du formateur ?
Est-il possible de former le dirigeant à l’exemplarité et si cette formation est possible et
efficace, est-elle subordonnée à l’intérêt de l’entreprise ou peut-elle être aussi destinée au
bien des collaborateurs ?
Nous avancerons qu’il est possible d’apprendre à un dirigeant à se conformer à des
principes d’action. Mais le développement d’une exemplarité par convention, nécessaire
pour l’intérêt de l’entreprise, apparaît incapable à former effectivement les dirigeants au
bien. Fondé sur la duplicité du dirigeant, l’exemplarité par convention relève d’une
manipulation qui dépend du degré de crédulité des collaborateurs. C’est pourquoi il nous
faudra prendre le contre-pied de cette position en déclarant que l’exemplarité ne peut se
fonder sur un comportement moral mais bien plutôt sur une intention éthique ; l’exemplarité
par conviction repose sur l’identité entre le dire et le faire du dirigeant. Nous verrons par
quelles façons, dans le cadre d’une entreprise visant le profit, les qualités d’un dirigeant
peuvent en être déduites.
1- L’exemplarité comme outil managérial : une transmission par
l’enseignement
L’exemplarité procède d’un phénomène de civilisation (Kant, 1981) qui vise à réguler les
mœurs uniquement dans leurs manifestations et non dans leurs intentions profondes. Elle
est ainsi définie comme conformité de l’action d’un individu à un certain nombre de
principes fixés par une société donnée. C’est l’exemplarité par convention.
Étudions d’abord les raisons de l’enseignement de cette forme d’exemplarité, puis les
contenus de connaissance qui y sont liés et finalement les modalités de sa transmission.
Pourquoi enseigner l’exemplarité ?
Tout enseignement doit s’interroger sur son utilité pour l’apprenant auquel il est destiné
ainsi que, plus généralement, à la société dont ce dernier est le membre.
Exemplarité et confiance
L’enseignement de l’exemplarité s’enracine dans le besoin de confiance qui permet d’unir
les hommes dans l’atteinte d’une fin commune. Elle détermine l’efficacité de leur travail en
collaboration réciproque.
Le critère qui détermine l’utilité d’un savoir destiné à la vie économique est l’intérêt qu’il
représente pour l’entreprise. Cet intérêt est, en dernière instance, celui des actionnaires dont
le profit et, plus précisément, les dividendes versés viennent récompenser l’apport en capital
accordé pour permettre le démarrage initial puis le développement progressif de
l’entreprise. Les actionnaires possèdent, de ce fait, tout pouvoir sur les décisions de
l’entreprise. Néanmoins, pour des raisons de compétence, ceux-ci nomment un dirigeant qui
exerce, en leur nom, leur autorité. Celui-là, dès lors qu’il est recruté, doit assimiler son
intérêt personnel à l’intérêt de l’entreprise qui le rémunère en fonction de son aptitude à
maximiser le profit. Si la condition nécessaire d’existence de l’entreprise se trouve dans la
contribution financière des actionnaires, il reste que la source de la valeur générée par
62
Numéro spécial sur la formation
l’entreprise ne se restreint ni à l’actionnariat ni à la direction d’entreprise. Une entreprise
mobilise une variété de parties prenantes (Freeman, 2010) dont la coopération est
nécessaire à sa réussite (les salariés, les fournisseurs, les distributeurs, les clients, l’État).
Si la recherche n’a pas réussi à démontrer une corrélation ferme entre éthique et
rentabilité dans le cadre des entreprises (Gond, 2001), il reste qu’on conçoit difficilement par
quels moyens une telle diversité d’acteurs pourrait interagir ensemble efficacement si un
certain nombre de principes, au premier rang desquels éthiques, n’étaient pas appliqués. Le
marché et l’entreprise sont des créations d’abord sociales avant de prendre progressivement
leur indépendance de fonctionnement par le processus de « désencastrement » (Polanyi,
2009). Si le système technique de l’entreprise fondé sur des processus de production
anonymes a pris une place majeure au cours du XIXe et du XXe siècles par l’effet de
l’automatisation, il reste qu’un système social y perdure et en constitue le socle (Mayo,
1933). Le contrat relie deux parties par des engagements réciproques formulés à travers des
clauses. Toutefois, il s’avère que tout contrat est, par nature, incomplet dans la mesure où il
ne peut pas anticiper ni réguler toutes les éventualités de non-respect du cadre prescrit
(Hart, 1988). Dans la relation marchande, on échange ainsi à la condition expresse qu’on
puisse faire confiance à l’autre partie, c’est-à-dire avoir l’assurance suffisante que les termes
de l’échange, qui ont été fixés lors de la négociation, seront respectés. De même, dans la
relation salariale, on s’implique dans une entreprise seulement si on s’attend à ce qu’elle
respecte les termes du contrat de travail. Si des mesures de rétorsion sont inscrites dans le
contrat en cas de non-respect de ses clauses, il reste qu’ultimement elles ne sont crédibles
que par l’autorité de l’État de Droit. L’exigence de confiance interpersonnelle se double ainsi
d’une exigence de confiance plus large en la société elle-même (Cahuc et Algan, 2007).
Comme on peut le constater, le socle de l’entreprise, dont l’origine est sociale, se nomme
la confiance. La confiance encourage les individus à interagir ensemble dans un contexte où
ils sont dépendants les uns des autres et ne peuvent pas encadrer totalement leur relation
via le contrat.
Les insuffisances du Droit et la nécessité de cadres éthiques
Le premier outil apte à susciter la confiance parmi les acteurs d’une société est le Droit.
Toutefois, du fait de ses limites propres, le Droit doit être complété par une éthique qui
permet de réguler les situations qui, tout en étant légales, demeurent moralement
répréhensibles. Il existe ainsi, à un moment donné, une éthique des affaires comme il existe
une éthique médicale (Ricoeur, 2001). Établissant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas,
ces éthiques régionales apportent une cohérence aux actions des individus qui y participent.
Elles prennent non la forme d’un principe unique de séparation du bien et du mal mais d’une
série de maximes particulières émanant de la pratique. Ces maximes constituent une
convention non contraignante du point de vue de la loi mais dont les conséquences en cas de
non-respect sont immédiates (Williamson, 1993).
Il existe deux grandes manifestations de l’éthique des affaires suivant que la relation entre
les parties prenantes est définie par le marché (égalitaire) ou par l’entreprise (hiérarchique) :
nous dénommerons la première, éthique commerciale (envers les entreprises partenaires et
envers les clients), la deuxième, éthique managériale (envers les salariés).
L’Affaire Ford Pinto présente avec acuité les conséquences d’un non-respect de l’éthique
commerciale (Cory, 2002). En 1970, Ford introduit une nouvelle gamme de véhicules dont on
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s’aperçoit en interne qu’elle possède un vice caché : son réservoir d’essence est susceptible,
dans certaines conditions, de prendre feu. Ford, prenant connaissance de ce vice, a mené
une estimation d’une part des coûts de réparation des véhicules (12,5 millions en tout) et
d’autre part des coûts de procédures juridiques et de remboursement des victimes générés
par ce défaut de conception. Il a été déterminé que les coûts du premier étaient supérieurs
aux coûts du second. En conséquence, on décida de laisser les voitures inchangées bien
qu’elles soient la cause de décès. Lorsqu’ils survinrent, une action en justice fut conduite en
1978. Le jugement fut particulièrement clément envers Ford puisqu’en dernier appel, la
sentence fut réduite à 4 millions de dollars. C’est finalement l’éthique et non pas le Droit qui
assura la régulation d’un acte moralement répréhensible. La véritable sanction fut une perte
d’image de marque suite à la mobilisation des associations de consommateurs et des
médias. Dans l’imaginaire américain, Ford perdit le prestige lié aux réalisations de son
fondateur, tel l’élargissement de l’accès à la consommation de masse par la baisse des coûts
et par la hausse des salaires, pour devenir une entreprise automobile comme les autres. En
conséquence, le chiffre d’affaires de Ford se contracta de 37 % entre 1979 et 1980 dans un
contexte où les ventes automobiles restaient presque stables aux Etats-Unis.
Dans la suite de cet article, nous nous concentrerons toutefois sur la notion d’éthique
managériale. Il est vrai que le processus d’externalisation des activités non stratégiques a
conduit à un accroissement des interactions entre entreprises au détriment des interactions
dans l’entreprise. Toutefois, il reste que l’essentiel des interactions professionnelles se réalise
encore en son sein. S’il faut, aujourd’hui, pour un décideur être exemplaire auprès de ses
interlocuteurs extérieurs, il faut l’être d’abord auprès de ses interlocuteurs dans l’entreprise,
c’est-à-dire ses cadres intermédiaires et ses employés.
Éthique managériale et confiance
On définit l’éthique managériale comme l’ensemble des principes qui régissent la relation
entre un supérieur et un subordonné dans une entreprise, voire une organisation plus
généralement. L’éthique managériale concerne donc autant la relation du dirigeant avec ses
cadres intermédiaires que la relation de chacun de ces cadres intermédiaires avec leurs
subordonnés, l’employé étant, à la fin de cette chaîne, défini comme l’individu qui est dirigé
sans diriger un autre.
L’une des raisons d’être de l’entreprise face au modèle du marché est de lutter contre
l’opportunisme (Williamson, 1974), autrement dit la possibilité pour une des parties de ne
pas respecter les clauses du contrat. Ainsi, un vendeur a la possibilité de céder à un acheteur
un produit dont la qualité est inférieure à celle attendue et entérinée par un prix d’achat.
L’indépendant est toujours soupçonné par l’entreprise qui le sollicite de ne pas travailler à la
hauteur de ce qui a été défini dans le contrat. Il est, par ailleurs, coûteux de vérifier
l’adéquation entre le travail prescrit et le travail réel. C’est pourquoi l’indépendant devient un
salarié de sorte à pouvoir être mieux surveillé par un manager (Alchian et Demsetz, 1972).
Un salarié ne travaille jamais au maximum de la productivité qu’il peut atteindre. Il dépend
dès lors pour le manager de déterminer les moyens par lesquels il peut accroître cette
productivité chez son subordonné. Or il s’avère que sa propre attitude vis-à-vis de son
subordonné a un effet sur cette productivité. Le supérieur est appelé non seulement à
respecter, négativement, les bases de la politesse dans sa collaboration avec son
subordonné, comme le prescrit la loi, mais à respecter aussi positivement sa dignité d’être
humain, voire à exprimer une forme de reconnaissance pour les réussites de celui-ci.
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Numéro spécial sur la formation
Les économistes (Akerlof et Yellen, 1990) mettent ainsi en évidence que l’expression de la
reconnaissance du travail des collaborateurs via un accroissement de salaire génère un
accroissement de la productivité du travail supérieur au coût de l’accroissement préalable de
la rémunération. L’exercice de la vertu, dont l’exemplarité est la modalité la plus poussée,
dans la relation entre le dirigeant et le salarié plus particulièrement, en accroissant la
productivité des subordonnés, augmente, si les autres coûts sont stables, la profitabilité de
l’entreprise.
L’exemplarité du représentant des actionnaires est donc nécessaire à la poursuite de
l’intérêt de ces derniers pour générer la confiance, l’obéissance et l’implication des
collaborateurs.
Ayant démontré la nécessité de la vertu, et par conséquent de l’exemplarité dans
l’organisation, il convient d’interroger maintenant les modalités de sa transmission.
Quelle exemplarité à transmettre ?
Tout enseignement digne de ce nom doit réfléchir, avant toute activité de transmission,
aux modèles intellectuels qui vont être transmis aux apprenants.
Le modèle juridique
Ces modèles intellectuels comprennent un modèle juridique et un modèle éthique.
Il ne faut pas négliger la place du Droit car sur beaucoup de domaines, il donne des
réponses indiscutables à des situations éthiques. Deux modalités de contrôle juridique
encadrent les relations humaines dans l’entreprise : le code civil en tant que la relation
humaine dans l’entreprise est semblable à la relation humaine en société et le code du travail
en tant que la relation humaine y est spécifique. Le code civil est constitué de l’ensemble des
lois qui régissent l’interaction entre individus égaux en droit. Le droit du travail est constitué
de l’ensemble des lois qui régissent l’interaction entre deux individus inégaux en statut dans
l’entreprise.
Prenons l’exemple du harcèlement moral au travail. Ce délit est encadré par l’article
L1152-1 du Code du Travail déclarant qu’« aucun salarié ne doit subir les agissements répétés
de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de
travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique
ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Concrètement, le harcèlement
moral prend la forme de « remarques désobligeantes, d’intimidations ou d’insultes ». C’est
ainsi qu’en avril 2018, un sondage interne à l’Opéra de Paris a fait état, envers les danseurs et
danseuses, de pratiques de harcèlement de la part de la directrice du Ballet, relevant d’une
forme de management suffisamment inadaptée pour être reconnue condamnable par la loi.
La peine encourue pour un délit de harcèlement peut aller jusqu’à deux ans de prison et
30.000 € d’amendes. Il faut, de surcroît, ajouter les dommages et intérêts qui peuvent être
très élevés dans ces cas (du fait du préjudice moral et des frais médicaux qui y sont relatifs).
En plus de relever d’un motif de faute grave passible de licenciement immédiat, une pratique
managériale défectueuse peut être également réprimée durement par la loi. Toutefois, la loi
n’encadre pas toutes les situations moralement répréhensibles. C’est pourquoi il s’agit, par
ailleurs, d’enseigner une éthique managériale aux impétrants.
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
Le modèle éthique : sens commun
Procédons ici à une revue rapide des pratiques en cours dans les formations au
management. Un premier constat à faire est qu’on vise à enseigner aujourd’hui le leadership
en général plutôt que l’exemplarité dans sa spécificité. Du leadership, on a une définition fort
imprécise qui complique la saisie d’une de ses qualités majeures : l’exemplarité. Le leader se
comprend davantage par ce dont il se distingue : le manager. Il apparaît comme une sorte de
« super manager » qui, en plus de compétences techniques, serait doté de compétences
humaines extraordinaires à partir desquelles il pourrait obtenir l’obéissance complète de ses
subordonnés. Or ces compétences humaines ne se limitent pas à l’exemplarité et convoquent
des qualités de charisme ou encore de vision. Lorsqu’on détache dans la notion de
leadership, la part d’exemplarité, on ne peut que déplorer la pauvreté de l’étude qui y est
consacrée.
À l’appui de ce constat, jugeons la pertinence de l’affirmation suivante présente dans un
manuel de management dont le chapitre 14 se dénomme « Savoir inspirer : le leadership ».
Parlant des « qualités d’un bon leader », l’auteur dit de celui-ci qu’« il donne l’exemple par
une attitude positive et confiante, en croyant en ses collaborateurs. Dans les moments
difficiles, il reste optimiste et combatif » (Houver, 44, 2018). L’exemplarité d’un leader, dans
ce manuel, serait donc définie par son optimisme. Au-delà du poncif, on peut concéder qu’un
leader ne soit pas condamné au pessimisme ni à l’impassibilité. L’optimisme est parfois utile
à sa tâche. Néanmoins, il faut rappeler que ce n’est qu’une définition très approximative.
L’optimisme est au mieux une qualité intrinsèque de l’individu exemplaire parmi tant d’autres
ou au pire une qualité contingente qui dépend donc de circonstances extérieures. Cette
démarche est typique d’une définition de l’exemplarité, non par compréhension mais par
extension, dans laquelle on circonscrit par tâtonnement les diverses qualités qui semblent
être propres à quelqu’un d’exemplaire. Or, il est impossible de dénombrer l’ensemble des
situations et des attitudes auxquelles serait astreint un leader exemplaire.
En réponse à cette imprécision concernant la place de l’éthique dans la définition du
leader, un véritable champ disciplinaire dédié à l’éthique d’affaires s’est constitué et
développé aux Etats-Unis.
Le modèle éthique : théorie académique
Mary Parker Follet (2002) est reconnue par la plupart des chercheurs comme la première
scientifique à avoir ouvert, au début du XXème siècle, un champ qui intéresse aujourd’hui
nombre d’associations et de revues dans les plus grandes institutions académiques comme la
Society For Business Ethics (SBE), le Business Ethics Quarterly sous l’égide de l’Université de
Cambridge. Ce champ disciplinaire s’interroge d’abord sur ce qui donne un caractère éthique
ou non à certaines situations. Le dirigeant doit, selon eux, estimer pour chaque situation
possible, l’intensité morale qui y est liée. Celle-ci est fonction de l’ampleur des conséquences
qui viendraient de sa mise en œuvre, de la réalisation d’un consensus autour de sa qualité
morale par les parties prenantes, de la probabilité de son occurrence, de la proximité
temporelle et/ou spatiale de cette situation, de sa valorisation affective et finalement de la
concentration des effets de cette situation sur un certain nombre d’individus.
Dans le cas où la situation éthique est déjà produite, étudier les facteurs d’intensité
morale contribue à clarifier les conflits existants entre plusieurs modèles moraux portés par
les collaborateurs (Hitt, Black, Porter, 2004).
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Numéro spécial sur la formation
C’est sur ce point que se concentre ensuite l’éthique des affaires comme champ
disciplinaire. Celle-ci s’approprie les différents modèles éthiques léguées par la philosophie
pour guider l’action des dirigeants dans leur quotidien : l’approche utilitariste, l’approche
universaliste (kantienne), l’approche fondée sur la notion de justice et ses différentes formes
(ibid.). Ces auteurs se réunissent autour de l’idée d’une éthique des vertus inspirée d’Aristote
qui parviendrait à rassembler l’ensemble de ces approches et à se libérer de leurs limites
respectives (Tsoukas, Cummings, 1997). On perçoit que ce choix n’est au demeurant pas
infondé. Des études récentes ont, en effet, démontré que les vertus cardinales
aristotéliciennes (justice, tempérance, sagesse, courage) étaient les valeurs les plus partagées
parmi les différentes cultures (Dick, Kleisen, 2001). Elles apparaissent comme un juste
équilibre entre une approche extensive des qualités morales, par nature imprécise, et une
approche compréhensive, trop abstraite, telle l’approche kantienne.
Ayant décrit désormais les modèles de réflexion à l’œuvre dans l’enseignement de
l’exemplarité, nous pouvons interroger les modalités de transmission de ces modèles de
réflexion.
Comment enseigner l’exemplarité ?
Tout enseignement doit arrêter une réflexion sur sa pédagogie de sorte à déterminer les
modalités de transmission les meilleures pour rendre intelligible aux apprenants le message
qu’il souhaite communiquer.
Entendement et volonté
L’apprentissage mobilise deux instances fondamentalement différentes : l’entendement et
la volonté. On dénomme, dans le cadre de l’enseignement, entendement, la faculté d’un
apprenant à comprendre le sens des assertions d’un enseignant. On dénomme volonté, la
faculté d’un apprenant à accorder son adhésion aux assertions de l’enseignant dont, grâce à
l’entendement, il comprend désormais le sens. Dans le cadre du savoir scientifique, seul
l’entendement prime. Le savoir relève d’une démonstration. On peut contester la validité
d’une démonstration mais on ne peut pas, en sachant qu’elle est valide, refuser d’y adhérer.
Le vrai s’impose à la volonté. En revanche, dans le cadre du savoir éthique tel qu’il est ici
défini, la démonstration est impossible car ce savoir est tiré de l’expérience. En conséquence,
on ne démontre pas, on justifie au mieux en éthique. On mentionne des attitudes éthiques
que l’expérience a indiquées comme étant les plus profitables et les plus justes pour l’activité
d’une entreprise mais il n’existe pas de principes intangibles qui permettraient d’aboutir à
une solution qui ne soit pas elle-même source de débat. Dans cette perspective, Aristote met
en avant l’importance des qualités morales pour compenser les limites d’une théorie
universelle du bien. Ce n’est plus un modèle intellectuel mais le discernement en situation
d’un homme bien né (ou bien formé) qui lui permet de viser le bien en toute circonstance
(Aristote, 1994). Puisqu’une adhésion automatique n’est pas possible dans le domaine de
l’éthique, le chaînon intermédiaire entre l’entendement et l’action, la volonté, prend toute
son importance. L’erreur comme adhésion de la volonté à une représentation fausse réside
dans l’imperfection de notre entendement (Descartes, 2011). L’enseignant devra contrôler
l’assimilation du savoir qu’il prodigue car il peut toujours être mal compris par défaut
d’intelligibilité, par manque de travail ou par désintérêt. Or, la mission d’un enseignant ne se
limite à apporter une leçon. Ce qu’il vise, c’est l’appropriation de la leçon par les élèves. En
conséquence, un enseignement passe par deux temps : premièrement, un temps de
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
transmission, deuxièmement, un temps de contrôle.
Le moment de l’enseignement
Étudions donc d’abord la transmission du savoir éthique dans le cadre de l’exemplarité par
convention. Pour être initié à l’exemplarité, on peut solliciter un grand nombre
d’interlocuteurs et bénéficier de cadres différents. Trois contextes se distinguent : on peut
être acculturé à l’école, en entreprise ou en cabinet. À chacun d’entre eux, on peut associer
une figure d’enseignant : le professeur, le professionnel et l’expert. On peut être initié à
l’école par le biais de formation en management avant ou après expérience professionnelle
(Master in Management ou MBA). L’intervenant est dès lors un professeur formé aux
sciences de la gestion, plus rarement est-il un professeur qualifié en philosophie morale. On
peut être acculturé à l’entreprise via le contact formel ou informel de ses collègues, plus
rarement via des séminaires. Dans le premier cas, ce sont fréquemment des supérieurs qui
accompagnent ou « coachent » les plus jeunes aspirant à terme aux plus hauts postes. Ils les
accompagnent via un mentorat, soit quotidien (c’est le feed-back), soit ponctuel (c’est le
bilan de carrière). Pour finir, on peut être formé par un expert extérieur intervenant soit dans
des séminaires payés par l’entreprise pour sensibiliser les cadres dirigeants à un certain
nombre de principes et de pratiques éthiques, soit lors de séances payées par le salarié
fréquemment en adjoignant des dimensions éthiques à l’apprentissage d’outils techniques
(l’élocution en public) ou à un projet plus large, dit de développement personnel.
Dans la majeure partie des cas, l’enseignement relève à peu près du même fondement.
L’apprenant s’approprie des attitudes à suivre soit par croyance, soit par intérêt. On peut
s’approprier un enseignement par croyance et par soumission à une autorité, ici une
institution (l’école, l’entreprise ou la société) dont on considère les maximes indiscutables.
On peut s’approprier un enseignement par intérêt car on s’attend à en retirer des avantages
financiers ou symboliques.
Cet enseignement prend la forme d’une éducation passive. L’apprentissage relève d’abord
de la réception d’un savoir qu’on s’emploie ensuite à maîtriser. Le premier objectif de
l’enseignant doit être dès lors de travailler à la clarté et à l’exhaustivité de son message pour
favoriser le travail de l’entendement de l’élève. L’éthique ne se crée pas ici. Elle s’inculque.
L’enjeu est simplement de bien la comprendre pour bien l’appliquer.
Cette formation a un versant juridique et un versant éthique. Au titre de l’enseignement
juridique, les grands principes du Code du Travail et les grands articles encadrant la relation
entre le supérieur et son subordonné doivent être portés à la connaissance de l’apprenant.
Au titre de l’enseignement éthique, les grands modèles philosophiques et surtout une forme
de jurisprudence doivent être transmis, pour une application efficace, à l’aide d’étude de cas,
aux situations d’entreprise et aux contraintes particulières qui sont les leurs (FNEGE, 2010).
Les maximes, en conséquence, sont rares. Les exemples, nombreux. C’est le principe du
bréviaire médiéval, du style mémorialiste des temps modernes et de son pendant
contemporain, le guide au développement personnel. Les approches inspirées de l’expert en
développement personnel, Dale Carnegie, sont typiques à ce titre. Dans un de ses ouvrages
Trouvez le leader en vous (1995), au chapitre « Respectez la dignité des autres », l’auteur
justifie cette maxime par un grand nombre de raisons (la nécessité de créer une situation de
confiance, le désir de reconnaissance, le besoin de réciprocité, le besoin d’égalité, l’amour68
Numéro spécial sur la formation
propre des collaborateurs). Les justifications mobilisées se fondent sur le caractère édifiant
d’une multitude d’exemples. Concentrons-nous sur l’un d’entre eux. L’auteur prend l’exemple
d’Adriana Bitter, dirigeante d’une entreprise américaine de textile, Scalamandre Silks, victime
à la fin des années 1980 de la crise économique et de la concurrence croissante des pays en
voie de développement. La survie de cette entreprise n’a été rendue possible que par la
solidarité des salariés qui ont œuvré à son maintien puis à son développement. La dirigeante,
s’interrogeant alors sur les raisons de cet élan de générosité de la part des salariés, en a
conclu qu’il relevait d’un phénomène de don-contre-don. La dirigeante faisait preuve de
respect et exprimait une sympathie envers les collaborateurs qui les rendaient redevables.
Un jour, dit-elle, elle reprit vivement un intervenant extérieur qui avait dénommé ses
collaborateurs « ouvriers » là où elle s’appliquait à les nommer « artisans » pour qu’ils
conservent le sentiment de la dignité de leur travail. Carnegie montre que la courtoisie
envers les salariés procède de l’intérêt égoïste de l’entreprise qui s’il n’exclut pas d’autres
motifs plus humains, les surpasse tous. Un autre exemple proposé par l’auteur va en montrer
toute la portée : « Les raisons de Manning [le président de l’agence de publicité J. Walter
Thompson] ne relevaient pas de la religion, de l’éthique, de la satisfaction personnelle ou de
la différence entre le bien et le mal, même s’il déclarait aux jeunes journalistes que toutes
ces raisons étaient parfaitement valables pour suivre son conseil. Il leur donna une autre
raison : La Règle d’Or donne des résultats. Même si vous êtes le moins altruiste du monde, si
vous ne vous préoccupez que de votre propre intérêt, de votre argent, de votre prestige, de
votre promotion, le moyen le plus sûr de tout obtenir, c’est de respecter, sans en dévier, la
Règle d’Or [qui se résume ainsi] : « Traitez les autres comme vous voudriez qu’il vous traite »
(p. 105).
L’exemplarité apparaît comme l’outil managérial par excellence puisqu’elle permet de tout
obtenir d’autrui si l’on s’en sert correctement. Mais dans la mesure où l’éthique managériale
ne s’applique pas toujours aussi aisément qu’une recette qu’on suivrait mécaniquement, les
écoles et les entreprises ont donc voulu s’assurer contre toute dérive : c’est le moment du
contrôle dans l’enseignement et dans l’entreprise.
Le moment du contrôle
L’examen et plus précisément les entretiens de personnalité et de motivation,
caractéristiques des processus d’admission aux écoles de commerces et de recrutement en
entreprise, ont pour fonction de mettre en évidence les profils dont les principes moraux
seraient trop douteux et de les écarter.
Concentrons-nous sur l’exemple des entreprises puisqu’il présente une extension de la
logique du Droit à celle de l’éthique. Les codes éthiques commencent à exister à partir des
années 1950 aux Etats-Unis. Ils se donnent, pour objectif premier, d’uniformiser les critères
éthiques d’une entreprise et, pour objectif second, de dresser les collaborateurs pour qu’ils
se comportement ainsi que le souhaite l’entreprise.
Les dirigeants et les subordonnés d’une entreprise manifestent, dans un premier temps,
des avis divergents en matière de ce qui est bien ou mal. Les dirigeants, pour qu’ils prennent
des décisions au nom de l’entreprise et non en leur nom propre, doivent réfléchir suivant ses
critères moraux et non les leurs. Le dirigeant doit sortir de l’exemplarité qu’il pourrait vouloir
manifester en tant que personne pour adopter l’exemplarité que veut sa fonction dans
l’entreprise. À terme, toutefois, les codes doivent participer à l’élaboration d’une culture
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
d’entreprise auxquels les collaborateurs et les dirigeants adhèrent sans action extérieure. On
dira alors qu’ils sont acculturés. Ce dressage est visible dès l’école à travers l’ampleur des
injonctions exprimées aux élèves, école dont on peut dire, de la maternelle à la classe
préparatoire, qu’elle a peu changée, s’inspirant du modèle militaire de l’école mutuelle
(Foucault, 1975). Le dressage de l’entreprise a pour objectif de créer une identité, dans la
société disciplinaire, entre la fonction et l’homme en lui prescrivant ce que son poste
commande.
Toutefois, il s’avère que les codes apparaissent peu efficaces à réguler véritablement les
actions litigieuses commises au sein d’une entreprise. Il est difficile de prendre les dirigeants
en flagrant délit même si fréquemment les rumeurs et les soupçons se diffusent dans les
entreprises. Par ailleurs, il faut mentionner que les sanctions sont bien souvent peu
prohibitives. Il faut que le délit soit connu du grand public pour que de fortes mesures
disciplinaires soient prises et mises en œuvre. En entreprise, rarement peut-on surveiller et
fréquemment ne punit-on pas. L’autorité limitée des codes éthiques démontre bien que
l’entreprise n’est au fond qu’une entité dans laquelle on prétend la vertu et dans laquelle on
ne s’intéresse en fin de compte qu’en apparence à son appropriation authentique. Le code
éthique fonctionne identiquement au Droit et en possède les mêmes limites. C’est pourquoi
Peter Drucker (2008) affirmait que les formations en éthique dans les grands MBA
d’universités américaines n’étaient au fond qu’une façade si bien que la seule solution, selon
nous, serait de recourir à des délateurs internes (whistle-blower) pour contrôler davantage
les agissements des dirigeants. Or, les entreprises craignent beaucoup les dénonciations
publiques dans la mesure où cela détériore très durement leur image de marque et peut
aboutir, comme dans le cas de l’Affaire Weinstein, à la faillite et la vente d’une firme
florissante. La délation réduit les coulisses disponibles aux dirigeants pour se comporter de
manière non exemplaire si bien que le mythe de l’exemplarité comme caractéristique du
dirigeant ne semble plus crédible.
Aujourd’hui l’éthique en entreprise semble être engagée dans une évolution qui rend
nécessaire de concevoir autrement le devoir d’exemplarité du dirigeant. Au lieu de voir
l’homme exemplaire comme une forme de super-héros possédant toutes les qualités
humaines en apparence, il semble raisonnable de le définir de façon moins hyperbolique,
selon le principe d’honnêteté : c’est un individu dont les paroles sont en adhésion avec les
actes.
2- L’exemplarité comme préoccupation morale : une éducation active
L’exemplarité doit être vue, selon nous, comme adéquation entre les paroles et les actions
d’un dirigeant. À partir de l’exigence d’honnêteté qui caractérise le dirigeant exemplaire,
l’ensemble des qualités morales peut être refondé suivant un critère de conformité interne et
non externe au bien. Former à l’exemplarité exige dès lors de sensibiliser le dirigeant non
plus à une simple conformité d’apparence à un code moral mais à une véritable adhésion de
fond aux principes éthiques. Former à l’exemplarité devient pour l’entreprise une
préoccupation éthique. Ainsi, notre étude de l’entreprise étudie la possibilité pour celle-ci
d’entrer dans un processus de moralisation (Kant, 1981).
Les limites de l’exemplarité de convention
L’exemplarité, pour être considérée comme crédible, ne peut se réduire à une conformité
externe au bien mais doit également relever d’une conformité interne.
70
Numéro spécial sur la formation
Le travestissement
Penser la notion d’exemplarité comme travestissement nous conduit à brosser le portrait
du monde de l’entreprise comme un monde amoral où l’art du paraître vient à remplacer
l’être. Au monde idyllique peint par Dale Carnegie fait place l’univers sinistre de Moral
Mazes. Cet ouvrage de référence dans la discipline d’éthique des affaires est une étude
réalisée par le sociologue Jackall (1988) concernant le fonctionnement réel des entreprises
américaines et dans laquelle le comportement éthique des dirigeants prend une place
majeure. Le dirigeant d’entreprise de Moral Mazes s’apparente au Prince de Machiavel
(2005) affectant une conduite morale fondée, par exemple, sur la justice ou la piété, pour
être vu favorablement par ses salariés. Ce n’est pas tout. Le dirigeant distord, par ailleurs, la
vérité sur ses décisions et ses actions en s’appuyant sur un personnel, chargé de la
communication externe et interne de l’entreprise, dont la vocation est d’inventer des
histoires susceptibles, par leur vraisemblance, d’être prises pour argent comptant par les
media et les salariés. Reconnu exemplaire par les effets du « storytelling », le dirigeant le
devient de facto aux yeux des autres car ce qui importe le plus, ce n’est pas de se comporter
de manière exemplaire mais d’être réputé tel. Par ce truchement, le dirigeant utilise la
confiance qu’il inspire dans l’unique objectif de pouvoir réprimer d’autant plus sévèrement
les opposants à son autorité lorsque la situation l’exige. La lutte pour l’accroissement et la
conservation du pouvoir est son seul but. À cette fin, le Prince n’hésite pas à se décharger
des basses besognes sur des intermédiaires qui porteront seuls la responsabilité d’actes dont
il est au fond l’auteur, et subiront l’opprobre de l’opinion publique. De même, un dirigeant
d’entreprise s’appuie sur ses cadres intermédiaires pour imposer des décisions perçues
comme moralement condamnables.
On peut citer en exemple la procédure de licenciement décidée par le dirigeant mais mise
en œuvre par les cadres des ressources humaines. Ce sont ainsi les Ressources Humaines qui
font prioritairement l’objet de la crainte et de la haine des salariés. Lors de l’Affaire des
Chemises Arrachées dans les locaux d’Air France en octobre 2015, ce n’est pas le PDG de
l’entreprise qui a été victime de l’animosité des salariés, lors de la présentation du plan de
restructuration, mais bien le DRH qui a été pris à partie. La question du paraître est donc
primordiale lorsque l’on envisage l’exemplarité comme la manifestation, dans l’action, d’un
ensemble de qualités morales. De l’ordre de l’apparence, l’exemplarité se conçoit par rapport
aux effets qu’elle engendre. Elle n’est possible, ni efficiente que par la crédulité de ceux qui la
reconnaissent en autrui, assimilant implicitement le paraître à l’être, l’exemplarité à la
sainteté. Le travestissement est une des conditions nécessaires à la manipulation et le
machiavélisme peut être ainsi défini comme le « processus par lequel le manipulateur
obtient davantage qu’il n’aurait obtenu sans l’intention de manipuler » (Ricks et Fraedrich,
1999). Au-delà de la question de la confiance, c’est donc la question de l’exploitation qui se
fait jour. On veut tromper quand on n’a pas la possibilité d’être honnête avec autrui, de
discuter à visage découvert de quelque chose qui serait dans notre intérêt, c’est-à-dire de
négocier. Puisqu’il n’est pas faisable d’exiger davantage du salarié sans contrepartie, il faut
trouver d’autres moyens. L’exemplarité a pour première qualité de générer par l’admiration,
plus que l’obéissance, la soumission du salarié à la volonté du dirigeant. C’est ainsi que la
réussite de nombreux leaders est liée à leur habilité à pouvoir demander plus de la part de
leurs salariés sans aucune contrepartie en retour. Lorsqu’on admire un homme, on accepte
avec facilité de n’être qu’un moyen à son service car la valeur se situe moins du côté du sujet
qui admire que de l’objet admiré. L’admiration est de moindre intensité quand elle porte sur
71
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
une compétence technique. En revanche, l’excellence morale que l’on admire chez un
dirigeant est perçue comme une perfection qui oblige à reconnaître sa volonté et sa vision de
l’entreprise comme bonnes en soi et incite à s’engager sans réserve dans le projet
d’entreprise.
Toutefois, cela ne signifie pas que le dirigeant exemplaire soit transcendant à la manière
du saint pour le profane. La sainteté participe pour le croyant d’une forme de grâce ou pour
le non-croyant d’une contingence tandis que l’homme exemplaire est un modèle ayant pour
caractère d’être imitable. L’exemplarité doit susciter, ainsi, par entraînement, l’imitation d’un
comportement jugé désirable et qui astreint davantage les imitateurs que ceux qui l’initient.
L’imitation induite par l’exemplarité n’est pas la copie d’un modèle. Elle n’est que la copie
d‘une apparence que l’être dit exemplaire a l’art de produire. Cela vient du fait que
l’imitateur n’a pas accès aux intentions de celui qu’il imite mais tente d’extrapoler les
caractéristiques de la personne que son admiration le porte à imiter à partir de l’observation
de son comportement. La propension à imiter l’exemplarité est donc fort intéressante pour
l’entreprise puisqu’elle vise à faire des employés des saints qui imitent des personnes qui
n’en sont pas. Le défaut de l’imitation est au fond également la raison de son efficacité, c’està-dire sa faculté à créer un comportement nouveau en faisant l’hypothèse qu’elle ne fasse
pas elle-même l’objet d’un travestissement de la part des employés auxquels elle était
destinée.
Il faut ainsi remarquer que bien souvent les qualités morales valorisées par une
organisation sont prétendument fondées si bien que leur origine, loin de se trouver dans la
nature humaine, réside dans des compromis locaux produits par des luttes de pouvoir. C’est
pourquoi, selon Machiavel, c’est moins la vertu du dirigeant qui doit être recherchée, même
si elle est utile, que sa « virtu », sa puissance, autrement dit sa faculté à imposer sa volonté à
autrui par sa force de décision et sa force d’application. La « virtu » est le socle de la vertu
perçue par les dirigés car l’entreprise est un lieu de lutte de pouvoir où les principes éthiques
du moment sont déterminés par le plus fort. « L’esprit d’équipe signifie s’aligner à l’idéologie
dominante du moment ou […] s’incliner devant le dieu qui exerce son emprise à ce momentlà » (Jackall, 1988, 52). On aspire à imiter souvent le chef moins parce qu’il est quelqu’un
dont on est sensible à la grandeur que parce que c’est quelqu’un de puissant qui impose sa
volonté suivant un processus de contrainte et d’internalisation de la contrainte. D’où le fait
qu’en école de commerce, comme les programmes en attestent, on forme en réalité
davantage au leadership qu’à l’exemplarité conçue comme l’outil d’une domination plus
secrète. Chez les acteurs dans l’organisation, les vertus morales tendent à n’être qu’« une
fausse image de la charité » (Pascal, 2015). Mais cette perversion des valeurs par le dirigeant
ne peut qu’encourager à terme leur détournement par les salariés. En effet, on ne peut pas
être indéfiniment crédule lorsque l’on est abusé. Si la confiance est un préalable, elle n’est
pas néanmoins un acquis définitif. Elle se remet en jeu constamment au cours de chaque
interaction entre le dirigeant et ses subordonnés. On ne peut faire confiance qu’aux
personnes qui sont crédibles, c’est-à-dire qui respectent leurs engagements. Une théorie de
l’exemplarité doit d’abord s’adosser à une théorie de la crédibilité.
La crédibilité
La crédibilité est ce qui permet à un individu d’assimiler une action à une intention fondée
sur une règle (Kydland-Prescott, 1977). Le monde de l’entreprise est certes souvent
imprévisible. Le hasard peut y faire et défaire des destins du jour au lendemain si bien qu’on
72
Numéro spécial sur la formation
veuille fréquemment par facilité se sortir d’une mauvaise passe par des truchements souvent
peu éthiques. Mais c’est une raison supplémentaire pour œuvrer à stabiliser un tant soit peu
un cours des choses erratique (Comte-Sponville, 2004). En effet, les actionnaires demandent
des profits croissants mais également stables ; les salariés demandent de la prévisibilité car
ils ont une aversion importante à l’égard du risque, considérant la stabilité de leur emploi
comme la condition de leur réalisation personnelle. À cette éthique d’entreprise fondée sur
l’apparence, il convient donc d’adjoindre une éthique personnelle assumée chez les
dirigeants. Les dirigeants de banque centrale, par exemple, ne sont pas jugés crédibles
seulement par l’histoire et la culture de leur organisation mais aussi par leur personnalité et
leur conviction profonde (Rogoff, 1985). Si le code peut encadrer un certain nombre de
circonstances, l’éthique personnelle est l’authenticité morale qu’attendent les collaborateurs.
Ce n’est pas dans le calme que la vertu se manifeste le mieux, mais dans les épisodes de crise
où les modèles extérieurs ne suffisent plus pour donner des réponses et résoudre les
dilemmes éthiques qui se posent. Un dirigeant doit prendre des engagements auxquels il se
tient s’il souhaite être crédible et si, un jour, les conditions imposent qu’il ne respecte pas sa
parole pour de justes raisons, les salariés maintiendront leur confiance, ne pouvant le tenir
pour malhonnête. On ne demande pas, en effet, aux dirigeants de tout prévoir mais de faire
de leur mieux pour prévoir. Imaginons, au contraire, un dirigeant complètement imprévisible
sans principes rendus publics.
Chacune de ses décisions est dichotomique : soit il fait ce qu’il dit, soit il ne le fait pas. Les
subordonnés reconnaissent honnêtes par principe les décisions de leur dirigeant et le suivent
en conséquence mais s’ils sont une fois trompés, ils ne croient plus en sa parole et vont dès
lors considérer toutes ses décisions comme la manifestation d’une duplicité. Les acteurs
s’aligneront sur l’hypothèse la plus probable (celle de la tromperie) et réagiront en
conséquence. Ils seront amenés de moins en moins à rester loyaux (loyalty) et de plus en
plus à quitter l’entreprise (exit), à s’opposer publiquement au dirigeant (voice) et pour la
majorité à exprimer une opposition tacite (apathy) (Hirschman, 1995 et Bajot, 1988). Or, une
politique d’entreprise, si elle ne reçoit pas un soutien suffisant de ses salariés, ne peut pas
réussir. C’est pourquoi, au-delà des codes que l’entreprise s’impose, le dirigeant se donne des
règles personnelles pour stabiliser les anticipations des acteurs et les faire aller dans son
sens. Ces règles ne peuvent pas, comme les codes, être purement formelles. Elles n’existent
que parce qu’elles sont appliquées et reçoivent leur crédibilité de ce principe même. Le
dirigeant est engagé et doit faire preuve d’honnêteté en ne dérogeant pas à ces règles.
Ayant démontré la nécessité d’adosser une véritable préoccupation morale à l’outil
managérial, il convient désormais de réfléchir davantage à la nature d’une exemplarité qui en
serait l’expression.
L’exemplarité comme cohérence n’est pas une exemplarité a minima
De l’exemplarité par conviction
L’exemplarité est définie comme cohérence entre le discours et l’action d’un dirigeant.
Dans la précédente définition de l’exemplarité, le dirigeant se comportant de manière
exemplaire apparaissait comme l’exemple d’un idéal d’homme. Dans cette nouvelle
définition de l’exemplarité, le dirigeant exemplaire devient l’exemple des principes qui
définissent à la fois son action et celle qu’il prescrit aux autres. On dénommera la première
vision exemplarisme et la deuxième exemplarité. Il existe des maximes qui s’adressent au
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
dirigeant et des maximes qui s’adressent aux collaborateurs car les devoirs des acteurs d’une
entreprise ne sont pas exactement les mêmes suivant leurs statuts. L’exemplarité en tant
qu’elle s’adresse au sujet énonciatif se nomme fidélité. L’exemplarité en tant qu’elle s’adresse
aux autres se nomme honnêteté.
Cette nouvelle définition de l’exemplarité est plus humaine et probablement plus efficace
à long terme que la première. Elle permet au dirigeant de poser des règles connues de tous
auxquels lui-même est soumis, étant susceptible de recevoir les sanctions afférentes s’il ne
les respecte pas. Ce critère d’exemplarité peut être considéré comme n’étant pas assez
exigeant face à la perfection, bien qu’apparente, revendiquée par l’exemplarisme.
L’exemplarité par conviction n’engage le dirigeant qu’à respecter sa parole. Or, Cette parole
est indéterminée. Le dirigeant peut s’engager à rien ou presque dans l’action et être suivant
notre nouvelle définition toujours exemplaire. C’est une limite qui peut être dépassée car les
engagements d’un dirigeant sont soumis au jugement de ses collaborateurs et le
contraignent à agir.
Une éthique co-construite
Manquer d’exigence envers soi pour un dirigeant, c’est se rendre vulnérable au mépris de
ses collaborateurs et perdre les effets bénéfiques de l’exemplarité en termes de confiance,
d’obéissance et de zèle.
Cette publicité des principes permet l’établissement d’une discussion entre le dirigeant et
ses collaborateurs pour déterminer ce que le dirigeant peut exiger de la part de ses
collaborateurs et ce que ces derniers peuvent lui demander en retour. On nomme raison
communicationnelle (Habermas, 1999) cette aptitude du dialogue à faire jaillir un compromis
entre deux individus leur permettant de dépasser leurs croyances personnelles pour aboutir
à une position commune raisonnable. Le complément, donc, de la cohérence entre le dire et
l’agir, est une forme de justice procédurale, autrement dit l’établissement d’une procédure
de décision collective acceptée de tous et dont le résultat est considéré par tous comme
juste. La raison communicationnelle, dans l’entreprise, exige de chacun qu’il soit capable de
justifier raisonnablement sa position, d’écouter avec attention celle de l’autre pour définir
précisément et équitablement les choix éthiques que le dirigeant devra ensuite s’imposer et
imposer à ses collaborateurs. Ce choix construit par la délibération permet de trouver le
meilleur équilibre entre les intérêts et les convictions de chacun des acteurs de l’entreprise.
Mais plus on étend la communauté de conversation des membres directs de l’entreprise à
l’ensemble des parties prenantes et plus on constate une hétérogénéité des intérêts qui
complexifie le jeu de l’agir communicationnel. C’est pourquoi on constate que plus la
communauté qui participe aux décisions de l’entreprise s’élargit et plus nécessairement le
seul critère du choix moral viable devient le critère d’universalité sans contradiction de Kant
(Kant, 1994). Exercer la raison communicationnelle dans une communauté définie, c’est le
faire à l’exclusion des autres. La solution de la conversation est un intérêt commun qui exclut
les autres. Mais si l’ensemble des hommes est compris dans la communauté de discussion,
alors la communauté ne peut pas aboutir à une solution dont la mise en œuvre se fait au
détriment de quelqu’un. La condition d’interaction devient donc le fait de demander à
quelqu’un ce qui devrait se demander à tout homme en général. C’est la formule de
l’impératif catégorique (Kant, 1994). La deuxième reformulation de cet impératif commande
à tout homme de voir son semblable non seulement comme moyen mais également comme
fin. On accepte d’entrer dans une entreprise collective et d’y contribuer à la condition qu’elle
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Numéro spécial sur la formation
contribue également à notre propre bien-être. Toutefois, dans la mesure où les acteurs d’une
entreprise ne sont pas tous aptes au dialogue, il faut suspendre le critère d’universalité et
agir par exception. L’écart entre le comportement d’un dirigeant et l’idée d’exemplarité est
donc lié à la nécessité de préserver l’organisation d’individus qui pourraient la menacer et cet
écart est lui-même décidé par raison communicationnelle. La raison communicationnelle, en
matière éthique, est une raison incarnée faisant signe vers une raison parfaite. On voit que
l’exemplarité nouvellement définie peut conduire à travers le temps à s’approcher d’une
forme d’exemplarisme dans la mesure où elle signifie adopter l’ensemble des qualités
morales souhaitables pour un homme.
Cette approche s’inspire du concept de parler-vrai de Foucault (Foucault, 2009) mais dans
une dualité de sens qui complète l’expression originelle. Il ne s’agit pas seulement de parler
vrai mais aussi de parler du vrai. Premièrement, il faut parler vrai dans la mesure où le parler
doit se rapporter à un critère de vérité. Ce critère de vérité, c’est l’identité entre le discours
d’un homme et l’effectivité de ce discours dans l’action. Deuxièmement, il faut parler du vrai
dans la mesure où il doit y avoir la meilleure identité possible entre le discours d’un homme
et la réalité plus générale à laquelle son discours renvoie dans le cadre de la raison
communicationnelle. C’est ce que Foucault nomme le courage de la vérité, qui est au fond un
courage collectif et dont le dirigeant est l’initiateur.
Un exemple
L’histoire de la direction de Nissan par Carlos Ghosn est révélatrice à cet égard (Garrette,
2016). Ghosn a justifié les raisons de son succès par le fait qu’il avait premièrement annoncé
ce qu’il allait faire pour redresser Nissan, deuxièmement donné les raisons pour lesquelles il
allait faire ce qu’il avait exposé, troisièmement mis en application ce qu’il avait affirmé et
quatrièmement commenté chaque rebondissement pour l’associer à la continuité de son
action lorsqu’elle n’était pas évidente. D’après Ghosn, « si vous voulez exercer dans une
situation de crise un leadership, il faut vous engager et il faut que vous soyez prêts à le dire,
indépendamment » (ibid., p.690-691). Indépendamment signifie que cet engagement est
inconditionnel : « il n’y avait pas de conditions : je n’ai pas dit « si l’économie japonaise…, si
le taux d’échange yen/dollar…, si ceci… ». On a dit « quelles que soient les conditions, ces
trois engagements doivent être remplis : la promesse, la motivation et la
responsabilisation. » « Si n’importe lequel de ces trois n’est pas rempli on s’en va, et il y a
quelqu’un d’autre qui doit traiter les problèmes de l’entreprise » (ibid., p.690-691). La raison
pour laquelle Ghosn s’implique de cette manière n’est ni « par calcul ni par ruse mais par
conviction ». On peut dire qu’elle vient, en un sens, de l’évidence qu’un nouveau contrat
tacite doit être lié entre le dirigeant qui entame une transformation majeure de l’entreprise,
et les salariés qui pourraient y être réticents. Ce pacte est le socle qui constitue la trame du
nouveau récit d’entreprise que tisse Ghosn pour relier un présent difficile et un avenir
prometteur (Ricoeur, 1991). Mais ce pacte n’exclut pas des dimensions techniques. De
bonnes intentions sans la maîtrise des moyens concrets de leur réalisation ne sont que de
vaines paroles. C’est cette habilité technique qui permet à Ghosn de définir collégialement
avec ses salariés, en groupes de travail transversaux, les leviers d’action pour améliorer les
performances de l’entreprise et se donner des objectifs et des échéances atteignables pour
tirer au mieux parti de ces leviers d’action. C’est en associant compétences morales et
compétences techniques que le dirigeant permet à son entreprise en tant qu’entité collective
d’être responsable, c’est-à-dire de « suivre la loi qu’elle s’est prescrite » (Rousseau, 2011).
Cette responsabilité se fonde sur un socle moral. C’est pourquoi on peut la nommer
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
également autonomie (Kant, 1994). L’exemplarité morale apparaît donc indissociable d’une
forme d’exemplarité technique. C’est par la conjonction de ces deux qualités que Carlos
Ghosn a pu succéder en 2005 à Louis Schweitzer à la tête de Renault et en faire dans le cadre
de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, le premier groupe automobile mondial.
Au-delà d’une réflexion prenant pour sujet les relations éthiques entre acteurs
d’entreprises, nous généralisons, en réalité, notre réflexion à l’ensemble des parties
prenantes d’une entreprise et plus largement encore à l’ensemble de la société. L’entreprise,
en ce qu’elle est l’entité qui doit le plus tenir en harmonie des impératifs d’efficacité et
d’éthique, est probablement le cadre le plus juste pour concevoir une exemplarité adaptée à
notre temps et nécessaire à la société en général.
Ayant démontré les conditions de faisabilité d’une exemplarité qui, tout en étant plus
accessible, donne néanmoins la possibilité d’imaginer une forme de perfection morale, nous
devons nous questionner sur la modalité particulière de sa transmission.
Former à l’exemplarité : une vision plus large
La transmission de la vertu ne se limite pas à la transmission d’un savoir. Elle impose
également de véhiculer la conviction intérieure en son bien-fondé.
De la vie-éthique à la moralité
Kierkegaard (1982) distingue deux modalités de communication auxquelles nous
associons deux modalités principales de transmission scolaire : la première est nommée
communication directe et prend la forme de l’enseignement, la deuxième est nommée
communication indirecte et coïncide avec la formation. L’enseignement fondé sur la
transmission du savoir, est une éducation passive où l’enseignant est un émetteur qui envoie
un message à un élève en situation de récepteur. L’enseignement réussit et aboutit à ses fins
à condition que le message soit codé de la manière la plus intelligible possible pour son
récepteur (Shannon, 1949). L’enseignement aboutit à la vie-éthique (comportement
conforme aux principes éthiques d’un société donnée) qui renvoie à l’exemplarité par
convention. Dans notre société de communication, cette modalité de transmission est la plus
courante. La formation fondée sur la transmission d’une aptitude à agir, est, en revanche,
une éducation active où l’élève est partie prenante de l’apprentissage et trouve par lui-même
les réponses auxquelles on souhaite le conduire. C’est la moralité (intention éthique) que
nous avons nommée exemplarité par conviction. Pendant trop longtemps, on a cru en le
pouvoir d’un savoir moral et d’un contrôle pour amener les dirigeants à la vertu. Mais ce qui
a été efficace avec les Grands du royaume de France sous Louis XIV et participé au processus
de civilisation mis en évidence par Élias (2003) ne l’a pas été avec les grands dirigeants de ce
siècle. Il est une chose de sortir l’homme de la barbarie. Il en est une autre de le faire
accéder réellement à la morale. Ce contrôle s’est fait au détriment d’un véritable vécu moral
si bien qu’en voulant rapprocher les hommes de force de la vertu, on les a, en fait, éloignés
davantage (Foucault, 2009). La communication directe transmet un savoir objectif et donc
anonyme qui supplante l’expérience personnelle si bien que les personnes deviennent des
individus vivant dans la redite de ce qu’ils ont déjà entendu et le déni de ce que leur vécu
leur indique. C’est le règne de l’opinion commune qu’aujourd’hui, on nommerait plus
volontiers le conformisme.
C’est ainsi qu’on veut, à l’heure actuelle, apprendre l’éthique par séances de MOOC de
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Numéro spécial sur la formation
Harvard ou de conférences TEDx à un auditoire anonyme. L’objet de l’éthique a moins trait à
ce qu’est l’action bonne qu’à la volonté qui en participe comme nous l’avons déjà vu. Or, la
volonté ne relève pas du savoir mais de l’adhésion. Donc, vouloir la déterminer par le savoir
est une absurdité et ne donne lieu qu’à une exemplarité de convention qui est le contraire de
l’éthique. La communication indirecte, en considérant son destinataire non comme un
individu anonyme mais comme une personne particulière, donne les moyens d’aider
l’apprenant à revenir à sa primitivité (Kierkegaard, 1982). La primitivité est la faculté pour un
homme de s’éprouver lui-même et de réfléchir par lui-même hors de l’opinion d’autrui. En le
faisant revenir à lui-même, on a bon espoir qu’il puisse consulter sans voile sa sensibilité et
sa raison pour déterminer la véracité ou non de telle ou telle position et l’adopter
pleinement si elle est vraie. Choisir suppose de trancher entre deux modes de vie contraires
avec leurs conséquences, ce qui est à la source de l’angoisse dont l’expérience est
strictement individuelle. Cette angoisse nourrit le vécu moral de l’homme dont tous les choix
l’engagent absolument. L’exemplarité par conviction peut ainsi apparaître. Cette exemplarité
par conviction n’exclut pas le respect de certaines conventions. Il est nécessaire de prendre
en compte la morale publique par respect pour les autres dans la raison communicationnelle
et de faire parfois des compromis en prenant toujours en compte notre morale privée.
En quoi consiste dès lors la formation à l’exemplarité ?
Kierkegaard prend l’exemple de l’ironie mais d’une ironie à considérer dans un sens bien
spécifique. Cette ironie, il l’aperçoit dans la maïeutique de Socrate. Celle-ci se définit comme
un exercice d’apprentissage lors duquel un maître, par l’usage de questions, amène un élève
à prendre conscience des contradictions dont est traversé son propre discours. Le principe
d’accès à la vérité, dans la maïeutique, est interne bien qu’un individu extérieur accompagne
un apprenant dans cette prise de conscience. S’oppose ainsi l’éducation libérale
platonicienne à l’éducation professorale des sophistes qui considèrent que les valeurs, du fait
de leur contingence culturelle, doivent être enseignés aux hommes (Platon, 1997). Ce à quoi
le platonisme répond par l’hypothèse de la réminiscence (Platon, 1993). Tout homme
contient en lui l’intuition de ce qui est vrai et de ce qui est bon mais il a besoin qu’on
l’accompagne pour en prendre pleinement conscience. L’enjeu de la maïeutique est dès lors
de conduire à une connaissance de soi au fait de ses limites ainsi qu’au souci de soi, son
pendant éthique. Il ne s’agit pas d’aboutir trop vite à une autre doctrine qui, à nouveau,
détournerait du vécu. Ce qui importe, c’est de persévérer dans l’attention au vrai pour
continuer à vivre selon le bien. Le souci de soi est lié à l’idée que le gouvernement des autres
suppose d’abord le gouvernement de soi. Nous ne pouvons pas, en effet, avoir de légitimité à
diriger les passions des autres si nous-mêmes, nous sommes esclaves des nôtres. C’est
paradoxalement par une réflexion d’abord égocentrique qu’on est capable dans un second
temps de se consacrer pleinement aux autres.
Ce parcours qui conduit au gouvernement des autres s’opère, d’après Deslandes (2013)
en quatre étapes. La première se nomme l’avènement de soi (ou primitivité). Elle est
caractérisée par l’aptitude du dirigeant à sortir du tumulte des choses extérieures et à revenir
en lui pour s’étudier. Elle vient de la prise de conscience d’un manque dans les
représentations qu’on pensait établies de la réalité. La deuxième se nomme l’évaluation de
soi. Après être revenu en lui, le dirigeant doit donc étudier sans fard son action dans l’objectif
d’y percevoir les éléments d’amélioration pour s’approcher de l’exemplarité. Cette seconde
étape exige donc une forme d’extériorisation de soi pour s’étudier comme une chose et non
comme une personne, c’est-à-dire avec objectivité. Cette objectivisation de soi est nécessaire
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RHPM 8 – juillet-décembre 2018
pour ne pas réifier qui nous sommes et nous empêcher d’imaginer que nous ne pourrions
pas être davantage nous-mêmes en nous transformant. La troisième se nomme la
transformation de soi. Connaissant ses voies d’amélioration, le dirigeant doit désormais les
mettre en application. Or sa volonté, même solidement établie, ne suffit parfois pas pour
convertir la maxime en action. Pour cela, le dirigeant doit utiliser des techniques de soi qu’il
accompagne d’objectifs de sorte à contrôler les progrès qu’il accomplit. Il réalise ainsi la
synthèse d’un en-soi et d’un pour-soi éthiques dans un devenir éthique qui se construit par
un travail de soi. Les auteurs antiques ont mis très tôt l’accent sur ce travail. Le Manuel
d’Épictète se conçoit comme un guide pratique de libération ayant pour but d’accompagner
par une série d’exercices l’élève dans sa quête du bonheur défini comme l’absence de
troubles.
Chez les Stoïciens, cette absence de trouble est permise par le détachement à l’égard de
toutes les choses qui ne dépendent pas de nous. Ces exercices constituent la trame
des Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle qui utilisa cet écrit à vocation purement
personnelle pour étudier et juger son mode de gouvernement de l’Empire Romain. Ayant
purifié son propre gouvernement intérieur, le dirigeant peut dès lors gouverner les autres
d’autant mieux qu’il lutte à chaque moment pour se gouverner lui-même. On voit donc
l’importance de l’exemplarité comme travail pour rendre la vertu imitable. La quatrième et
dernière se nomme le récit de soi. C’est le point de jonction entre l’épopée individuelle et
l’épopée collective que doit réaliser le dirigeant en passant du gouvernement de soi au
gouvernement des autres. Notre vie doit être présentée de telle sorte que les autres puissent
également développer leur souci d’eux-mêmes et passer par les différentes étapes que nous
avons décrites précédemment. Il faut évoquer à la fois les difficultés auxquelles nous avons
été confrontées et les ressources dans lesquelles nous avons puisé la force de les surmonter.
Dans le récit de soi, le discours et la vie ne font qu’un par opposition à la rhétorique des
sophistes qui avaient tendance à faire le pari de leur scission dans une fiction de soi visant à
édifier. L’exemplarité est ainsi une qualité qui fait signe vers elle-même mais aussi vers les
autres. L’homme exemplaire est ainsi un homme qu’on admire non seulement pour
l’excellence de son caractère mais aussi pour sa faculté, en tant que modèle, à rendre
accessible aux autres cette qualité. C’est un homme qui ne dicte pas les actions à faire mais
élève les idées de tous au niveau de la raison pour aboutir aux meilleures règles et aux
meilleures décisions pour l’entreprise mais aussi potentiellement pour la société. Valoriser
l’exemplarité, c’est réfléchir autant à sa nature qu’à sa condition de propagation. Penser
l’exemplarité, c’est penser l’universalisation de la vertu en élucidant l’origine de sa recherche.
Si l’exemplarité est cherchée d’abord parce qu’elle est nécessaire au fonctionnement de
l’entreprise, le dirigeant découvre également qu’elle est désirable en soi. Du fait qu’elle est le
seul moyen d’obtenir sans réserve l’admiration des autres, l’homme désire l’exemplarité et
ressent de la joie lorsqu’il se comporte ainsi. La mise en œuvre de l’exemplarité permet dès
lors même l’accroissement de la productivité du dirigeant si bien que l’organisation peut
renforcer plus encore son efficacité économique. Derrière le progrès économique émerge
ainsi le progrès moral de l’homme.
Au terme de cette étude, on a démontré la nécessité de rapporter l’exemplarité à une
forme de sainteté. Toutefois, on ne parle pas ici d’un retour à une sainteté religieuse qui est
souvent naïve et n’a aucune place dans une entreprise. L’étude de l’exemplarité en tant que
conformité apparente complète la notion de la sainteté d’un art de la représentation qui est
la condition même de son imitation. C’est pourquoi on peut dire de l’exemplarité par
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Numéro spécial sur la formation
conviction qu’elle est la synthèse de la sainteté et de l’exemplarité par convention.
Conclusion
Le dirigeant de Ford entre 1970 et 1978, Lee Iacocca, s’est rendu célèbre pour avoir été
responsable de l’échec de la Ford Pinto à cause duquel il a été remercié. Néanmoins, après ce
limogeage, il se distingua, lors de sa direction de Chrysler entre 1978 et 1992, pour avoir
opéré le redressement spectaculaire d’une entreprise tout juste renflouée par l’État, en
suivant le principe de l’honnêteté dont il fait la promotion dans Talking Straight (Iacocca,
Kleinfield, 1988). Le parcours de ce dirigeant témoigne dans les faits de la mutation du sens
de l’exemplarité en entreprise que nous avons voulu opérer théoriquement. L’exemplarité,
d’abord conçue comme un exemplarisme qui suppose de singer ce que la convention veut du
dirigeant, devient faculté à respecter l’identité entre le discours et l’action, fondée sur la
conviction, en dialogue transparent avec le reste du personnel.
Il est permis de distinguer plus précisément trois niveaux de l’éducation en l’homme. La
culture scolastique a trait à la connaissance des outils utiles à la vie de l’homme. La culture
pragmatique a trait à l’habilité que possède l’homme dans l’usage de ces outils dont la fin lui
est dictée par autrui. La culture morale a trait à l’habilité que possède l’homme dans l’usage
de tous les outils utiles à la réalisation des fins que lui présente sa raison et particulièrement
sa raison pratique (Kant, 1981). Dans le cadre de l’entreprise, le dirigeant associé à la culture
scolastique est le manager, limité à l’usage d’outils, sans perspective autonome sur les fins à
réaliser. Le dirigeant associé à la culture pragmatique est le leader, maître des outils, guidé
par une vision, porté par un charisme mais non encore par une moralité. Son exemplarité
procède de la convention. Enfin, le dirigeant associé à la culture morale incarne la figure du
grand homme unissant en lui l’habilité dans l’usage des objets, la maîtrise des hommes et la
compréhension des fins. Son exemplarité procède de la conviction. L’homme véritablement
exemplaire, en lequel devrait consister le dirigeant, ne peut ainsi négliger ce qui relève en lui
de la dimension managériale puisque son autorité dérive au premier chef de la supériorité
de ses compétences techniques, pour s’accomplir ensuite pleinement, via l’affirmation d’un
charisme, dans les qualités morales qui donnent aux premières leur sens. On respecte le
manager ; on estime le leader ; on admire le grand homme. Les qualités morales du grand
homme permettent d’obtenir durablement le dévouement des collaborateurs dans la
réalisation du projet d’entreprise qui est également, en partie, le leur.
C’est pourquoi, dans le cadre du progrès économique, le progrès moral est nécessaire et
doit être, selon nous, demandé par les actionnaires et favorisé par les instituts de formation,
financés partiellement, si nécessaire, par l’État. Le surcoût lié à l’individualisation partielle de
la relation entre le formateur et l’apprenant est de loin compensé par les bénéfices futurs,
portés par de telles formations. Il est, d’ailleurs, regrettable que les écoles de commerce se
limitent aujourd’hui à l’enseignement d’outils, c’est-à-dire à développer les compétences des
managers sans qu’elles réfléchissent réellement à leur contribution dans la constitution de
leaders et de grands hommes, tâche qu’elles laissent aux entreprises et dont ces dernières ne
s’acquittent que faiblement. Ce n’est pas leur première fonction et cela suppose que leurs
dirigeants soient eux-mêmes déjà exemplaires.
Cette réflexion impose dès lors de se pencher sur la formation qui doit être elle-même
donnée aux formateurs à l’éthique dont le principal champ d’exercice est celui des écoles de
commerce. On a beaucoup débattu concernant la crise de l’éducation que nous serions en
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train d’expérimenter. On a beaucoup critiqué l’apprentissage par le savoir. On a voulu lui
substituer l’apprentissage par la découverte. Chacun a, selon nous, son intérêt. Dans le cas
de l’éthique, l’accent à mettre sur l’apprentissage par la découverte est simplement plus fort
que dans les autres domaines du fait de l’importance de l’adhésion de l’apprenant dans la
transmission du savoir. Tirant son origine d’une conviction intérieure, la formation procède
d’un dialogue entre un professeur et un apprenant et vise à conduire l’apprenant, par l’étude
de ses certitudes, à retrouver une perception et un jugement authentiques sur le monde et
sur lui-même. Cette formation n’exclut pas une part d’enseignement parce que tout homme
commence par apprendre avant de savoir et que tout homme, en s’inspirant de l’apport des
autres, peut approfondir sa propre primitivité et affiner toujours davantage son jugement.
L’homme peut ainsi devenir autant le destinataire que le producteur du savoir. Or, un savoir
dont on est producteur est un savoir auquel on adhère pleinement. C’est parce qu’on croit du
plus profond de soi à la vérité d’une chose qu’on trouve la détermination pour transformer
son action, par l’effet du travail, en habitude dont on ne dévie jamais.
Dès lors, peut-on envisager un enseignement qui s’appuierait sur la primitivité des
apprenants pour l’enrichir ? On n’apporte du crédit à un enseignement qu’à condition qu’on
ait l’impression que celui-ci ait grandi d’une manière ou d’une autre le professeur qui est en
face de nous. On tend à ne vouloir apprendre d’autrui qu’autant qu’on éprouve que sa façon
de penser, sa façon de vivre sont supérieures aux nôtres et sont dignes de nous inspirer. La
crédibilité d’un savoir particulièrement éthique est dépendante de l’incarnation de ce savoir
dans la personne qui tente d’en faire l’enseignement. La philosophie est la discipline, par
excellence, qui reconnaît à la personnalité du professeur un rôle primordial dans la
transmission du savoir. Or la philosophie, aujourd’hui, souffre de ce manque d’incarnation.
Son enseignement a perdu de sa crédibilité car il porte de plus en plus sur un savoir déraciné
dont la pertinence perçue dans l’amélioration de notre vie quotidienne s’est amenuisée. En
parallèle, les professeurs chargés de sa transmission ont négligé de plus en plus l’incarnation
de leur savoir en leur personne. Il convient donc de redonner vie à l’enseignement de la
philosophie morale afin de rendre possible un enseignement formateur qui atteste d’une
caractéristique singulière de l’exemplarité : l’exemplarité est autant un objet d’enseignement
qu’une modalité d’enseignement. Ainsi œuvrer à former à l’exemplarité, c’est œuvrer à ce
qui constitue la matrice de toute transmission entre les hommes. C’est pourquoi la formation
à l’exemplarité est, pour nous, la première des formations à recevoir dans la mesure où elle
est à la fois une des conditions majeures du bonheur de l’enseignant en tant qu’homme et la
condition nécessaire de son autorité dans son activité professionnelle.
Si on définit le Bien en soi comme ce qui est bon par soi et ce qui rend les autres choses
bonnes par lui (Aristote, 2013), on pourra conclure que l’incarnation du plus grand de tous
les biens, le Bien en soi, c’est l’exemplarité et en particulier au sein de l’entreprise.
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La spiritualité et l’intuition dans la construction
du savoir en gestion
Stefka MIHAYLOVA-MARBURGER
Maître de conférences HDR en gestion
Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité
Cette étude est faite dans le but de présenter nos réflexions sur la création du savoir managérial.
Nous proposons un essai de conceptualisation de la formation des connaissances en management en
présentant un ensemble de trois axes : 1. le savoir théorique ou abstrait, 2. le savoir pratique, fondé
sur l’action et 3. le savoir spirituel, ayant trait à l’intuition et à la créativité. A la fin de notre réflexion,
nous proposons quelques pistes d’amélioration de l’enseignement en gestion en utilisant des
éléments du savoir spirituel et de l’intuition. Mots clés: spiritualité, construction du savoir, théorie,
pratique, intuition.
This study is done in order to present our reflections on the creation of managerial knowledge. We
propose an essay to conceptualize the formation of management knowledge by presenting a set of
three axes: 1. Theoretical or abstract knowledge, 2. Practical knowledge, based on action and 3.
Spiritual knowledge, having traits to intuition and creativity. At the end of our reflection, we propose
some avenues for improving management education using elements of spiritual knowledge and
intuition. Key words : Spirituality, knowledge building, theory, practice, intuition.
« Enseigner, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer le feu ».
Montaigne
L’
enseignement en sciences de gestion dans les universités en France est l’effet de la
discipline la plus dynamique, nécessitant une adaptation interdisciplinaire et professionnelle permanente. Cette adaptation se produit sur deux dimensions : d’un côté, une
adaptation à l’espace (au contexte international, en l’occurrence) et, de l’autre côté, à la
variable temps (l’écart entre le moment d’apprentissage et le moment de la mise en
pratique). La constatation précédente nous amène vers des réflexions épistémologiques, des
analyses théoriques et des études empiriques dans le but d’optimisation du processus de
l’acquisition des connaissances lors de l’enseignement en gestion.
La forte concurrence dans le secteur de l’éducation nationale (entre les universités et les
écoles privées) et au niveau international (différences des diplômes et des certificats) nous
impose à étudier les possibilités d’amélioration de l’enseignement universitaire en
management. Les problèmes rencontrés ne viennent pas uniquement de l’environnement
social et législatif, mais aussi de l’intérieur de la profession de l’enseignant en gestion. La
place et l’exercice de cette profession ont changé. En premier lieu, on constate une baisse de
notoriété de la profession des enseignants universitaires, suite à l’image de déconnection de
l’enseignement universitaire et la vie réelle dans les entreprises. Les statistiques montrent
que les étudiants diplômés des universités ne possèdent pas souvent les compétences
nécessaires pour intégrer rapidement leurs postes dans les entreprises et être efficaces. Pour
remédier à cette faiblesse, les universités françaises mettent en place des liens beaucoup
plus proches et suivis avec la pratique par l’intermédiaire des stages dans les entreprises, des
projets tutorés, suivis pas les praticiens, et par l’intervention des managers dans
l’enseignement universitaire. Deuxièmement, la transmission du savoir dans les universités
83
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
ne repose plus uniquement sur la communication des informations sur un sujet ou une
discipline, car les nouvelles technologies fournissent toutes les informations aux étudiants,
ces derniers parfois plus à l’aise avec la recherche des informations que les enseignants euxmêmes. D’autres explications de la perte de la notoriété de la profession de l’enseignant en
gestion sont d’ordre politique, législatif, économique et social. Pour cette raison, nous nous
sommes posé la question suivante : Quelles peuvent être les nouvelles pistes et les moyens,
susceptibles d’optimiser l’enseignement francais de gestion ?
En utilisant différentes approches historico-culturelles, socio-psychologiques, cognitivistes, et d’autres, nous avons étudié les méthodes innovantes dans l’enseignement
universitaire en gestion. Nous avons procédé à l’adaptation et à l’ajustement des méthodes
et du cadre conceptuel au terrain étudié. Ainsi, pour répondre à notre problématique, dans
un premier temps, nous avons mobilisé un certain nombre de concepts sur la création des
connaissances scientifiques et du sens (Piaget, 1972 ; Astolfi et al., 2008 ; Viennot, 2008).
Ensuite, nous nous sommes basés sur les méthodes de la didactique professionnelle
(Blanchard-Laville et Fablet, 1998 ; Bourgoin et Toumen, 2015 ; Leclercq, 2012), afin
d’analyser et de décomposer les différents aspects de l’enseignement en gestion dans les
universités françaises. Dans un second temps, nous avons présenté nos réflexions sur la place
de l’intuition, voire même de la spiritualité, dans la création du savoir en gestion. Les
résultats de nos réflexions et des analyses, qui en découlent, sont positionnés dans la
deuxième partie de cette communication.
I. LA FORMATION EN GESTION - A L’INTERFACE DE LA FORMATION UNIVERSITAIRE ET DE
LA FORMATION PROFESSIONNELLE
Le cadre théorique de notre réflexion repose sur des concepts originaires de la didactique
des sciences en gestion. Nous avons ensuite montré l’importance de la formation
professionnelle et la place de l’innovation dans l’enseignement en gestion. La deuxième
sous-partie est consacrée aux moyens d’interaction et aux possibilités de synergie entre la
formation professionnelle et la formation universitaire en gestion, aptes à favoriser et à
maintenir la créativité des futurs managers. Enfin, nous avons présenté quelques nouveaux
aspects de la création du savoir en gestion, vus sous une approche cognitive.
1.1.
La formation universitaire – spécificité et modes opératoires
Le lien réciproque entre la théorie et la pratique rend le savoir flexible, aide son
adaptation aux diverses situations et favorise son évolution. Ce postulat qui fait l’unanimité
de tous les chercheurs, est encore plus valable pour la création du savoir managérial : le
savoir le plus lié à la gestion du capital humain et du capital intellectuel. Selon Delacour
(2010), la relation théorie / pratique est aussi le moyen le plus certain à aboutir a posteriori à
une innovation. Or, cela impose la présence et/ou l’élaboration d’un ensemble de dispositifs
et des outils, basés sur l’observation, l’analyse, la mémorisation, la transmission, la régulation
et l’évaluation de situations éducatives.
En général, la formation en gestion dans les universités se positionne sur deux axes. D’un
côté, la didactique étudie des représentations des étudiants, leurs modes de raisonnement,
leur façon d’apprendre, d’acquérir du savoir et des compétences, et cherche à adapter
l’enseignement en fonction des attentes. D’un autre côté, elle analyse la place de
l’enseignant dans la transmission des connaissances, l’application des méthodes modernes et
84
Numéro spécial sur la formation
des nouveaux outils informatiques, ainsi que les aspects psychosociaux de la relation
étudiant / enseignant. La didactique accorde aussi une place non négligeable à la
personnalité et à l’enthousiasme du formateur, à sa capacité à motiver les étudiants et à
transmettre le savoir, tout en les gérant et en assurant sa propre légitimité (Tourmen et
Prévost, 2010). Il faut tenir compte aussi des envies d’apprendre mises en jeu par les
étudiants (Métral, 2014). Le rapprochement de ces deux axes fournit des idées originales sur
les modes d’intervention de l’enseignement, ainsi que des suggestions, susceptibles d’ouvrir
des nouvelles pistes pour améliorer l’enseignement en management.
Selon les auteurs de la didactique scientifique, il existe plusieurs modalités d’une
formation (Cf. Astolfi et Develay, 1989) :
• Formation par observation ;
• Formation par instruction qui place le « formé » en situation de réception d’une
information du formateur ;
• Formation par production – elle consiste à mettre le stagiaire en situation de réaliser
des matériaux divers en lien avec des problèmes dont il recherche une solution ;
• Formation par simulation – mise en situation, jeux de rôles ;
• Formation par documentation ;
• Formation par rétroaction d’observer leur comportement et de réinvestir dans une
nouvelle action le résultat de leur analyse (Idem, p. 118-119).
Selon cette classification, la pratique professionnelle intègre la formation par production,
alors que la didactique en gestion englobe les autres modalités. Or, la formation et surtout la
création du savoir managérial n’est pas si simple que ça, car les formes et les modalités de la
formation ne sont pas séparées, mais interagissent et produisent des connaissances suite à
cette interaction.
Dans le cadre de la didactique des sciences Astolfi et Devalay distinguent différents types
d’apprentissage (Cf. Astolgi et Devalay, 1989) :
• Apprentissage par investigation ;
• Apprentissage par transmission - réception ;
• Apprentissage par investigation - structuration (Idem, p.108-109).
L’apprentissage par « investigation » et l’apprentissage par « investigation – structuration»
ont fait déjà l’objet de plusieurs études en sciences d’éducation. En revanche, le processus de
« transmission – réception » diffère à l’université et lors de l’apprentissage sur le lieu du
travail. Selon les résultats des études, le processus d’apprentissage par « transmission –
réception » est plus facile et mieux utilisé dans l’entreprise. Un résultat étonnant a émergé :
90 % des étudiants sont capables de transmettre à autrui leurs connaissances, acquises lors
de l’apprentissage professionnel, alors que le taux des étudiants qui peuvent transférer leurs
savoirs universitaires est que de 15% (Mihaylova-Marburger, 2017a). Ce résultat nous conduit
à réfléchir sur l’amélioration de la formation universitaire via des coachings et des groupes de
travail sur les méthodes pédagogiques de transfert des compétences. Il nous motive
également d’étudier les différents types de liens entre le savoir théorique et le savoir
pratique dans le but de trouver des éléments de synergie entre eux.
1.2. La formation universitaire en gestion et la formation professionnelle – interaction et
synergie
Comme nous l’avons déjà démontré dans la partie 1.1., l’enseignement en gestion
suppose des liens permanents entre la théorie et la pratique. La didactique professionnelle,
fondée sur l’apprentissage professionnel et sur la préparation pratique à exercer un métier
85
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
(Pastré, 2011, Pastré et al., 2006), nous a dévoilé des perspectives modernes pour
l’enseignement en gestion. Cette démarche suppose la mise en place des modes de
formation innovantes, capables d’augmenter les possibilités d’acquisition du savoir, d’enrichir
les connaissances et de les rendre plus dynamiques, ainsi que d’organiser leur transmission.
Dans cette optique, la fonction essentielle de la didactique professionnelle consiste à
utiliser l’analyse du travail pour construire une formation mieux adaptée à la pratique et à la
réalité professionnelle. Cette approche s’avère encore plus importante pour les formations
en gestion étant donné la spécificité du métier des managers. Certains auteurs considèrent
que la formation professionnelle offre un cadre à la fois technique et pratique pour analyser
et appliquer l’expérience des personnes. Elle permet de « travailler sur de l’activité non pas
observée mais racontée » (Bourgoin et Toumen, 2015). Pour cette raison, le quotidien des
managers et leur expérience s’avèrent une des meilleures possibilités pour former les futurs
cadres supérieurs, voir des leaderships.
La formation professionnelle en gestion repose sur plusieurs formes d’acquisition du
savoir. La liste des différentes formes d’enseignement pratique, que nous présenterons cidessous, n’est pas exhaustive. Elle est élaborée dans le but de présenter l’expérience actuelle
dans les universités françaises.
• L’expérience vécue lors des stages (Kunegel, 2011) et son analyse au retour dans le
cadre de l’élaboration et de la soutenance d’un mémoire de stage au centre de formation.
• La formation en alternance – le croisement entre l’expérience professionnelle et
l’enseignement universitaire (Astier, 2007 ; Fernagu-Oudet, 2010 ; Pennaforte et Pougnet,
2012).
• La validation et le suivi des acquis de l’expérience professionnelle à l’issue de
l’accompagnement en VAE (Chakroun, 2009).
• L’expérience professionnelle préalable à une formation des adultes dans le cadre de la
formation continue (Charlier et al., 2013 ; Tourmen, 2013 ; Vermesch, 1994).
• L’expérience acquise lors de travaux pratiques (Métral, 2012) : en gestion, en
l’occurrence, il s’agit des ateliers de travail en groupe, d’élaboration des stratégies en
commun (time building), des jeux d’entreprise, des simulations et des études des cas
pratiques, des projets tutorés (Avantey et Gabaut, 2015) etc.
• L’expérience dans le cadre des groupes du travail, fondée sur l’analyse de la pratique
et de la liaison formateur / formé (Avantey et Gabaut, 2015 ; Mayen, 2001 ; Vinatier,
2012) : l’introduction des pratiques de coaching dans l’enseignement en gestion.
Selon les étudiants, le rapprochement et la complémentarité entre l’enseignement à
l’université et l’apprentissage au sein de l’entreprise fournissent une validation
supplémentaire des connaissances dans la pratique. Ce témoignage rejoint, d’une part, la
constatation de Vermersch (1994) qui accorde un rôle important à la formation
professionnelle concernant l’approbation et la pertinence des connaissances. D’autre part, il
montre que les compétences, créées dans des situations concrètes, garantissent un niveau
plus élevé de mémorisation des connaissances acquis par le biais du vécu et de l’apport
personnel dans la résolution des problèmes. Le vécu et la solution conçus par les moyens
propres à chaque étudiant sont plus valorisants et, de fait, le savoir obtenu devient plus
stable et durable.
Un autre aspect du lien entre la formation à l’université et la pratique dans les entreprises
est celui de la socialisation des étudiants. Paradoxalement, la socialisation est plus suivie et
élevée à l’université que sur le lieu du travail (Mihaylova-Marburger, 2017). La formation
universitaire crée des liens forts entre les étudiants, favorise la communication
86
Numéro spécial sur la formation
interpersonnelle et la formation des groupes restreints ou des équipes de travail. Ce n’est pas
le cas pendant leur travail dans les entreprises, car les étudiants y sont rarement bien
intégrés, ne prennent pas beaucoup d’initiatives et ne participent pas de plein gré dans la vie
sociale. En d’autres termes, l’université favorise la création de l’esprit collectif, alors que
l’entreprise garde une approche individuelle et individualisée par rapport aux apprentis.
Néanmoins, l’orientation sociologique est très importante dans la construction des
compétences. L’idée de Moscovici d’insister sur l’aspect social des représentations comme «
modalités particulières de connaissances » (Moscovici, 2014, p.54), consolide notre avis que
la réappropriation sociale des concepts scientifiques et des savoirs pratiques doit s’effectuer
dans l’interaction des deux formes d’apprentissage – théorique et pratique. Ni l’une, ni
l’autre ne doit être négligée, ignorée et/ou surévaluée.
1.2.
Des nouvelles orientations dans l’enseignement en gestion – une approche
cognitive
L’énumération des différentes formes de création et de transmission des connaissances en
gestion, ainsi que la présentation de nombreuses situations dans lesquelles les étudiants
peuvent acquérir des compétences, suppose un élargissement de notre réflexion du champ
conceptuel vers le champ cognitif.
Dans ce but, nous nous sommes référés aux méthodes et aux outils de la didactique
professionnelle (Bourgoin et Toumen, 2015). Cela nous a permis de définir les procédés
centrés sur la conceptualisation des situations et sur l’observation des acteurs en action.
L’orientation de l’enseignement en gestion vers une « didactique-action » nous a accordé une
ouverture vers la pratique (Métral, 2012), en mettant l’accent sur le fonctionnement
quotidien des cadres supérieurs et des chefs d’entreprises.
Les pratiques professionnelles ajoutées à la formation universitaire n’aboutissent pas
seulement à un ajustement des connaissances, mais constituent une forme d’évaluation des
« compétences en situation ». En termes d’exemple, El Mostafa, Lenoir et Desjardins (2012)
annoncent qu’en didactique professionnelle, « la notion de situation est centrale, en toute
cohérence avec la centration sur la logique de l’action et l’acte professionnel » (Idem., p.27).
Quant à Pastré (2004), il indique que la formation peut être organisée « autour des situations
représentatives d’un métier » (Pastré, 2004, p.6). Analysant les différentes dimensions du
travail Bourgoin et Toumen (2015) distinguent aussi : 1) les situations vécues, 2) l’activité en
situation et 3) les ressources développées (Idem., p.128).
Dans la même logique, Vergnaud (2001) définie l’application et l’évaluation des
connaissances dans des situations concrètes comme une « descente vers le cognitif » (Idem.
p.48). L’introduction du cognitif nous a permis d’approfondir l’idée d’interaction entre la
formation pratique et la formation théorique en gestion, car le savoir en gestion ne porte pas
seulement sur des actions observables en situation. Le savoir unit les différents modes de
raisonnement et les connaissances qui les organisent, les représentations des acteurs et
même l’élaboration et le partage du sens commun. La construction des « compétences
situationnelles » est le but et en même temps le résultat du rapprochement théorie /
pratique tout en allant au-delà des deux. De cette manière, ni le formateur, ni le savoir, mais
la « situation », en tant qu’espace de rencontre entre l’apprenant et l’éducateur face aux
problèmes réels, est mise au centre de l’apprentissage.
Dans le but de renforcer la structure conceptuelle de la « situation » en tant que pilier des
compétences, certains auteurs parlent de « schèmes ». En effet, le couple « situation-activité
87
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
», (Mayen, 2004), a été complété par la notion de « schème ». Dans le cadre de
l’apprentissage professionnel, la théorie des schèmes est aussi nommée « conceptualisation
dans l’action » Vergnaud (1996). Cette théorie est née du prolongement des théories
piagétiennes sur le développement de l’intelligence chez les enfants (Piaget, 1947). Piaget
décrit les schèmes comme des « structures internes d’action qui peuvent être activement
répétées » (1947, p. 13) et organisées par des « règles » et des « concepts » (Idem).
La théorie des schèmes, proposée par Vergnaud (1996, 2001), fournit un cadre d’analyse
qui nous a servi comme base pour détecter le lien entre la pratique et la théorie dans
l’enseignement en gestion. Cette théorie nous a également donné la possibilité de trouver
des éléments et des méthodes communs à la frontière de la formation universitaire en
gestion et de la formation professionnelle.
Dans le même ordre d’analyse, nous constatons que le savoir, acquis lors des situations au
sein de l’entreprise, s’avère très utile au retour de l’étudiant à l’université. Ainsi, la situation
vécue est transférée, repensée et parfois appliquée par l’étudiant pendant l’analyse des
études de cas et lors de sa participation aux cours en gestion à l’université. Dans ce sens,
nous pouvons parler d’une reconceptualisation du savoir pratique à l’université ou d’un
élargissement du savoir vers le niveau cognitif. Si nous utilisons la définition de Piaget, à son
retour à l’université l’étudiant subit une « prise de conscience » (Piaget, 1947) du savoir
pratique et l’intériorise plus facilement. Il s’agit donc d’un processus de relecture de l’action
et de la révision du savoir. C’est encore plus valable dans le domaine de la gestion, car c’est
une science transversale qui comporte en soi des éléments de différents domaines
scientifiques. Toujours dans la logique de la conceptuali-sation piagétienne, nous pouvons
déduire que le terme de « cognitif » s’applique beaucoup plus à la gestion, qu’aux autres
sciences humaines. Piaget s’intéresse davantage à la cognition qu’à la conceptualisation et
insiste sur la nature des opérations logiques et transversales dans le cadre du « cognitif »,
alors que le terme « conceptuel » privilégie la construction du savoir dans chaque domaine
précis. Dans ce sens, la formation en gestion s’avère, selon nous, plus cognitive que
conceptuelle.
Par ailleurs, la théorie des schèmes propose quatre portes d’entrée possibles : « 1)
travailler sur les indices des variables de situation et les règles d’action afférentes, 2)
travailler sur les buts et les résultats du travail, 3) travailler sur les connaissances-en-actes
centrales dans l’activité, 4) travailler sur les concepts organisateurs de l’exercice du métier »
(Cf., Bourgouin et Toumen, 2015). Dans le cadre de la présente étude nous nous réfèrerons
uniquement aux deux dernières portes d’entrée, à savoir : a) les connaissances en actes ou
les théorèmes-en actes prouvées dans des situations concrètes et b) les concepts
organisateurs et leur schématisation dans une structure conceptuelle. Ce choix nous parait
légitime dans le sens où les deux premières portes d’entrée sont déjà bien analysées et
formellement conceptualisées par les chercheurs en sciences de gestion. En termes de
constatation, nous pouvons annoncer que la troisième porte d’entrée (travailler sur les
connaissances-en-actes) est facilement utilisée et beaucoup plus présente dans l’entreprise.
C’est le lieu de formation des « compétences situationnelles ». Quant à la quatrième porte
d’entrée (travailler sur les concepts organisateurs), elle ne peut pas exister sans qu’un lien
réciproque, entre l’apprentissage pratique et la formation théorique, soit instauré. Les
concepts organisateurs ne peuvent être identifiés qu’après une analyse de l’ensemble du
travail, car ils sont des produits des allers-retours entre les deux types de formation –
universitaire et pratique. Ils organisent les éléments des deux formations dans le même
ensemble et aident la construction des passerelles permanentes entre elles.
88
Numéro spécial sur la formation
II.
LA CREATION DU SAVOIR EN GESTION
Dans la première partie nous avons présenté les deux côtés du savoir en management – le
côté théorique, acquis lors de l’enseignement en gestion dans les universités et des écoles de
commerce, et, le côté pratique, observé, acquis et exercé au sein des entreprises. Or, la
spécificité du métier du manager nous amène à l’idée que ces deux côtés de la construction
du savoir ne sont pas suffisants pour la réussite managériale. Pour cette raison, dans cette
deuxième partie de notre réflexion, nous avancerons l’idée que l’intuition et la spiritualité
doivent trouver leur place dans le système de création du savoir.
2.1. Le cube du savoir
Encore les chercheurs de l’Ecole Palo Alto parlent de l’intelligence émotionnelle des chefs
d’entreprises comme un facteur clé de leurs succès. La composante émotionnelle est bien
analysée dans les travaux récents en gestion et elle a déjà trouvé sa place dans les pratiques
managériales. Toutefois, cette composante n’est pas suffisante en elle-même de former seule
un nouvel axe dans le système du savoir, au même titre que la théorie et la pratique. Elle ne
couvre pas, selon nous, tous les aspects d’un troisième type de savoir au même niveau
d’importance que les deux précédents. Elle fait partie de ce nouvel troisième axe bien
évidemment, sans pour autant le fonder entièrement.
Dans le cadre de la présente réflexion, nous nous permettons d’avancer l’idée que
l’ensemble du savoir théorique, du savoir pratique et du savoir émotionnel n’englobe pas
tous les aspects de la création des compétences. L’ensemble tripartite – théorie, pratique et
émotions - n’explique pas certains domaines de l’activité managériale : comme, par exemple,
la présence de l’intuition dans les affaires, la créativité dans la stratégie globale de
l’entreprise, l’innovation dans les modes de management, la sensation de ce qui va se
produire, etc.
Dans la même logique de réflexion, nous pouvons transposer le savoir théorique à
l’abstraction et le savoir pratique à l’action1. Or, dans ce raisonnement manque tout ce qu’un
être humain peut sentir et acquérir comme savoir sans faire tellement des efforts, sans être à
la recherche de ce savoir et même, sans en prendre conscience. Il s’agit des idées venues
subitement et de loin, des innovations survenues dans le sommeil de certains scientifiques,
des prévisions des écrivains et des philosophes, des pressentiments des peintres et des
poètes, exposés dans leurs œuvres d’art qui tracent des évènements à venir. Le sentiment et
la sensation qu’il existe une force universelle qui guide, les visions qui surviennent d’un coup,
les impressions d’entendre une voix qui parle, conseille et montre le bon chemin, font l’objet
de plusieurs témoignages des personnalités politiques et des leaders célèbres. Il s’agit d’un
phénomène inexplicable par la pensée matérialiste occidentale, d’un processus qui
émerveille les humaines et qui les laisse en même temps dépourvus des moyens pour
l’expliquer. Du coup, les individus intègrent et intériorisent ce phénomène sans pouvoir
l’expliquer et, par conséquent, sans pouvoir le reproduire et/ou le concevoir quand ils le
souhaitent. Le fait qu’il n’est pas reproductible par la volonté humaine, donne l’impression
de l’inexistant et l’image du néant. Dans le but de l’expliquer, les scientifiques parlent de
l’inconscient qui intervient dans les comportements des individus, de l’intuition qui aide la
création, de l’âme humaine qui fait le lien entre l’existence terrestre et l’univers. C’est l’âme
qui ouvre la porte et qui introduit les êtres vivants dans le réseau des idées universelles. Quel
1
Le savoir émotionnel qui a des trais avec le comportement et les relations du manager avec les autres sera
l’objet de notre réflexion postérieure.
89
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
que soit le nom qu’on lui accorde, ce phénomène existe, il est présent parce que
complètement observable. Ce n’est pas parce qu’il n’est pas explicable par les moyens
d’aujourd’hui, qu’il doit être nié, caché ou opprimé.
Les faits exposés plus haut, nous permettent à revenir vers les réflexions sur la
construction du savoir, afin d’intégrer la spiritualité et l’intuition en tant qu’éléments
essentiels de l’acquisition du savoir. De la même manière que l’abstraction théorique est
produite par la pensée humaine et que l’action pratique est assurée par le corps, l’intuition
est liée à l’âme de l’être humain.
Depuis l’Antiquité, l’intuition est un des contenus de la spiritualité, car elle provienne de la
sensibilité humaine qu’on lie à l’esprit. Selon Platon, par exemple, l’être humain est conçu
comme un corps animé, c'est-à-dire doté d'une âme. Le vivant est affecté par les objets et les
sujets sensibles. Platon nomme « impressions » (pathêmata) les mouvements, provoqués
dans le corps par l’extérieur. Néanmoins, toutes les impressions ne sont pas perçues par
l'âme, seules le sont les sensations (aisthêsis) qui constituent des jugements de l'âme sur les
objets. Par la suite, dans l’ouvrage Théétète, les deux sages, Socrate et Théétète,
réfléchissent ensemble sur la définition de la science. Ils pensent que la connaissance
humaine trouve sa source dans le contact de l'âme au sensible. Le sensible vient du grec
αισθεσίς (sensation), ou ce qui est susceptible d’être perçu par les sens. En d’autres termes,
le sensible est le produit de l’ensemble des impressions et des représentations. Selon
Socrate, la science est donc la sensation et l’opinion en même temps. Si la science n’est que
la sensation, elle serait transformée sans cesse, car il est impossible d'y trouver la stabilité
nécessaire. L’opinion lui accorde la stabilité nécessaire. En résumé, encore à l’Antiquité, les
sensations, l’âme et la spiritualité participent dans le processus de création du savoir.
D’une part, les sensations ne doivent donc pas être écartées du processus de création du
savoir. D’autre part, les émotions ne couvrent pas la totalité des sensations humaines : elles
ne représentent qu’une petite partie. Par conséquent, il nous parait souhaitable au lieu
d’utiliser le concept du savoir émotionnel, d’avancer plutôt le concept de savoir intuitif,
sensationnel et spirituel qui englobe les émotions, les sensations, les impressions, les
représentations, les intuitions et les jugements.
Pour donner une forme plus synthétique de la conceptualisation, présentée plus haut,
nous proposons un système de la création du savoir qui repose sur les axes suivants : 1.
Savoir théorique, basé sur le processus d’abstraction et guidé par la pensée humaine ; 2.
Savoir pratique fondé sur l’action des individus ; et 3. Savoir spirituel lié à l’intuition et les
sensations des humains. Le tableau suivant dévoile les caractéristiques de ces trois formes du
savoir.
Tableau 1 : L’ensemble tripartite de création du savoir
Forme du savoir
Processus
Moyens
Savoir Théorique
Abstraction
Pensée
Savoir Pratique
Action
Corps
Savoir Spirituel
Sensation ; Intuition
Ame ; Esprit
90
Numéro spécial sur la formation
L’ensemble tripartite du système du savoir peut être présenté graphiquement à l’aide de la
forme du cube2.
Cette figure tridimensionnelle est formée par les trois axes du savoir – théorique, pratique
et spirituel. Ainsi, les trois axes du savoir qui forment le cube sont : axe A – Intuition ; axe B –
Abstraction et axe C – Action. Chacune des trois axes est présente sur quatre arrêtes. Les
compétences de chaque métier de l’activité humaine sont présentes sur les trois axes du
savoir, mais en différents degrés : forte présence et faible présence. Les trois axes sont, en
effet, divisés en deux par rapport au degré de sa présence (fort ou faible) dans la
construction du savoir du métier. Les deux extrêmes (forte présence et faible présence)
forment les matrices des axes. Or, étant donné que les axes sont trois et non pas deux, les
matrices ne sont plus en deux dimensions (2D), mais en trois dimensions (3D). Elles se
présentent sous forme graphique d’un cube et non pas d’un carré. Par conséquent, nous
avons huit possibilités qui sont les suivantes :
1.
A. – Intuition – Forte
B. – Abstraction – Forte
C. – Action – Forte
2.
A. – Intuition – Forte
B. – Abstraction – Forte
C. – Action – faible
3.
A. – Intuition – Forte
B. – Abstraction – faible
C. – Action – Forte
4.
A. – Intuition – faible
B. – Abstraction – Forte
C. – Action – Forte
5.
A. – Intuition –Forte
B. – Abstraction – faible
2
Le cube est un prisme dont toutes les faces sont carrées donc égales et superposables. Le cube figure parmi les
solides les plus remarquables de l'espace. C'est le seul des cinq solides de Platon, ayant exactement 6 faces, 12
arêtes et 8 sommets.
91
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
C. – Action – faible
6.
A. – Intuition – faible
B. – Abstraction – Forte
C. – Action – faible
7.
A. – Intuition – faible
B. – Abstraction – faible
C. – Action – Forte
A. – Intuition – faible
B. – Abstraction – faible
C. – Action – faible
Dans le cadre de ces huit matrices trois-dimensionnelles nous pouvons positionner la
construction du savoir de tous les métiers. Par exemple, le savoir du métier du chauffeur se
positionne dans le sous-cube 7 avec des niveaux de spiritualité et d’abstraction faibles et un
niveau d’action fort. Le savoir des artistes est dans le cinquième sous-cube avec une forte
intuition et une abstraction et une action plus au moins faibles. Le savoir scientifique, quant
à lui, il prend place dans le deuxième sous-cube avec une intuition forte, une abstraction
forte et une action plus au moins faible.
Etant donné que la distinction fort / faible expose l’état extrême, le savoir de chaque
métier varie entre ces deux extrêmes selon le degré de sa présence. S’agissant des
compétences individuelles de chaque personne exerçant le métier concret, le
positionnement sur le cube peut se faire de la même manière. Le savoir individuel de chaque
individu peut être donc présenté à l’aide de cette matrice trois-dimensionnelle du savoir.
8.
2.2. Le leadeur spirituel – moteur du processus de la création du savoir
Au sens large du terme, la spiritualité est considérée comme une recherche de sens de
l’existence humaine étroitement liée aux « valeurs universelles et éthiques » (Giacalone et
Jurkiewicz, 3003). Elle se présente sous deux aspects : le premier, propre à chaque individu,
accorde un vaste champ d’étude aux sciences en psycho-sociologie et, le deuxième, l’aspect
communautaire, porte en soi des éléments ayant traits à la gestion des organisations.
La spiritualité est un domaine assez récent dans les recherches en gestion. Les essais de
théorisation d’un management lié à la spiritualité (Friedman et Lobel, 2003 ; Fry, 2003 ;
Giacalone et Jurkiewicz, 2015a, 2015b ; Mitroff et Denton, 1999, 2000 ; Sass, 2000), ainsi que
les études empiriques sur les pratiques spirituelles, l’évaluation et la mesure des outils de la
spiritualité au milieu de travail (Asmos et Duchon, 2000 ; Cavanagh, 1999 ; Emmons, 1999 ;
Kolondinsky et al., 2008) ont tracé un nouvel axe de recherche dans la gestion des ressources
humaines. Or, la spiritualité n’est pas utilisée dans la formation des futurs managers.
Toutefois, un certain nombre de chercheurs montrent que l’utilisation de la spiritualité
dans les entreprises est une approche positive. Elle élargie la gestion des organisations et lui
donne une profondeur (Sass, 2000, p.195). Elle rajoute aussi une nuance d’espoir et
d’harmonie avec un esprit universel. La spiritualité au travail est vue souvent comme une
formation d’esprit commun, l’équipe étant un moyen de développement interpersonnel
(Voynnet-Fourboul, 2015). Dans cette logique, Sass (2000) distingue différents niveaux de
spiritualité – de niveau individuel jusqu’au niveau organisationnel.
Selon Jacques Rojot (2016), elle est une forme de limite à la rationalité qui est primordiale
92
Numéro spécial sur la formation
pour le bon fonctionnement des entreprises. Or, l’auteur précise que, tout de même, les
croyances spirituelles, les émotions et la rationalité peuvent cohabiter dans certaines
situations. Concilier la rationalité et la spiritualité en trouvant leur synchronisation est assez
difficile dans les faits. Le contexte organisationnel est souvent envahi par des « processus
rationnalisants » (Voynnet-Fourboul, 2014, p.16), alors que l’adaptation des entreprises à
l’environnement actuel suppose d’aller au-delà d’un raisonnement purement rationnel. Ainsi,
à l’opposition rationalité / spiritualité se rajoute l’opposition entre le matériel et le spirituel.
Cette dernière accorde à la spiritualité une connotation non matérielle ou plutôt «
postmatérialiste » (Giacalone et Jurkiewicz, 2003), la liant au monde des idées et de
l’idéologie.
L’utilisation des pratiques spirituelles dans les entreprises passent par la personnalité et
l’initiative des leaderships initiés (Cavanagh, 1999). Le rôle du leader est essentiel pour les
organisations, car c’est la personne qui donne la vision stratégique et par sa détermination
peut motiver les ressources humaines, les engager dans la création de la richesse et les
inspirer à être créatifs et innovateurs (Cf. Bass, 1985). Or, même si on est en admiration
devant les leaders de l’époque, il faut regarder dans l’avenir et chercher des nouvelles voies
pour l’évolution des managers (Kouzes et Posner, 2007, 2010). Dans cette logique, les auteurs
annoncent l’émergence d’un nouveau type de leader – leader spirituel. Il émane une
influence idéalisée proche du charisme qui articule avec l’espérance et avec une vision claire
et déterminée pour l’avenir de l’entreprise. Le leadership spirituel exprime des motivations
particulières et intrinsèques (Fry, 2003) et se comporte plutôt comme un coach, que comme
un dirigeant coercitif, poursuivant le but de répondre au maximum aux besoins
fondamentaux des employées. Certains auteurs soulignent le développement spirituel des
managers et leur intelligence spirituelle (George, 2006) comme primordiales pour le bon
fonctionnement des entreprises. Selon Emmons (2000, p.19), l’activité spirituelle des leaders
s’exprime dans la mobilisation des ressources spirituelles de tous pour faire face aux
difficultés tout en dépassant les intérêts personnels de chacun.
Dans l’optique du système du savoir, le leader spirituel est donc la personne qui aide la
créativité et la transmission du savoir spirituel. Une des missions essentielles des leaders
spirituels est le transfert de leurs idées aux autres collaborateurs et l’orientation des
comportements de ces derniers vers une spiritualité organisationnelle. Nous allons nous
servir du modèle de Ken Wilber des Quatre Quadrants en Entreprise Intégrale, présenté dans
le tableau N°2, (Wilber, 2015, figure 13, p. 98), afin de faire le lien entre les différents types
de leadership et le savoir spirituel.
Tableau 2. Les Quatre Quadrants en Entreprise Intégrale, (Wilber, 2015, p. 34)
Théorie Y
Théorie X
Se focalise sur le comportement individuel
Se concentre sur la compréhension
psychologique
JE
NOUS
CA
EUX
Gestion culturelle
Met en avant la culture organisationnelle
Gestion des systèmes
S’intéresse au système social et à son
environnement
Le modèle de Wilbert nous permet de proposer quelques réflexions concernant les quatre
93
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
approches de la gestion des organisations :
• Le quadrant (1) de la Théorie Y correspond au « leader individuel ». Au centre de ce
quadrant se positionne la spiritualité du leader, ainsi que son développement personnel.
Ce type de leader aide l’organisation par son exemple, son authenticité personnelle
(Avolio et Gardner, 2005) et sa loyauté vis-à-vis des autres. L’évolution spirituelle se
produit à l’intérieur de la personne et a posteriori ses résultats touchent les autres
membres de l’organisation. En effet, plus le leader est spirituel, plus il a la faculté d’aider
les autres dans leur propre évolution. Son rôle dans le processus de la création du savoir
est la Construction du savoir spirituel.
• Le quadrant (2) de la Théorie X nécessite un « leader relationnel ». Dans ce deuxième
quadrant la priorité est accordée au comportement réel du leader dans ses relations
quotidiennes avec les autres. Le centre est déplacé donc de l’individu (quadrant 1) vers le
collectif (quadrant 2). En l’occurrence, le rôle du leader est de déployer des connexions
positives avec ses collaborateurs, de produire une dynamique du groupe, d’être à
l’écoute, de gérer les situations conflictuelles. Le leader est le moteur dans la formation de
l’esprit d’équipe par le biais de la spiritualité et de la bienveillance : il rassure ses suiveurs
et si nécessaire les protège. Il est la personne qui organise également la Transmission du
savoir spirituel.
• Le quadrant (3) de la Gestion Culturelle est managé pas un « leader organisationnel »,
dont la préoccupation principale est la gestion interne de l’organisation. Le manger crée
une culture organisationnelle pour identifier l’organisation et pour donner des repères
claires et stables à ses collaborateurs. Il joue sur la particularité de l’organisation et met en
valeur les traditions. Au lieu de chercher des suiveurs comme dans le quadrant (2), il
compte sur la participation de tout le monde et utilise la délégation et l’interaction à tous
les niveaux. Sa stratégie devient interpersonnelle. L’engagement et les sacrifices de tous
les employés au nom de l’organisation forment un fort sentiment d’appartenance. Dans ce
cas le leadership accommode, guide et organise la spiritualité de tous pour concevoir une
spiritualité, dite organisationnelle. Dans ce cas il incite l’organisation à une Mémorisation
du savoir spirituel.
• Le quadrant (4) de Gestion des Systèmes est concentré sur les aspects collectifs
externes. La spiritualité ici est élargie jusqu’à l’universalité. L’objectif est de développer la
société, en général, dans une logique de globalisation et d’internationalisation. La vision
stratégique de leader est d’obtenir une harmonie avec la nature et de lier les résultats
économiques avec l’environnement et sa protection. Les activités spirituelles de « leader
sociétal » trouvent leur expression dans la responsabilisation sociale et sociétale de
l’entreprise, dans le développement durable et la préservation écologique de
l’environnement pour les générations futures. Le rôle du leader spirituel est ainsi
l’Universalisation du savoir spirituel.
Les résultats de notre réflexion sont présentés d’une manière synthétique dans le tableau
suivant.
94
Numéro spécial sur la formation
Tableau 3. Les quatre formes de spiritualité et les quatre types de leader spirituel
Leader personnel
Individu
Interne
Développement personnel du leader
Spiritualité individuelle
CONSTRUCTION DU SAVOIR
Leader organisationnel
Organisation
Interne
Développement de l’organisation et de sa culture
interne
Traditions et particularités
Spiritualité organisationnelle
MEMORISATION DU SAVOIR
Leader relationnel
Relations
Externe
Bien être de l’équipe, dynamique des groupes
Spiritualité collective
TRANSMISION DU SAVOIR
Leader sociétal
Société
Externe
Développement sociétal, RSE, DD
Universalité et projection dans l’avenir
Spiritualité sociétale
UNIVERSALISATION DU SAVOIR
2.3. L’enseignant en gestion – Maitre du savoir managérial
Les idées, exposées précédemment, montrent le rôle du leader spirituel dans le système
de la création du savoir. Or, des études sur l’utilisation du savoir spirituel dans la formation
des futurs managers à l’université, n’ont pas été faites, à notre connaissance au jour
d’aujourd’hui. Nous allons donc essayer de donner quelques idées à ce sujet.
Premièrement, comme nous avons démontré dans la partie 1.3., les compétences
situationnelles sont fondées sur la formation théorique et la formation pratique en gestion
tout en allant au-delà de ces deux types de savoir. Le troisième axe du système du savoir,
nous semble être un moyen pertinent susceptible d’accorder un sens nouveau aux «
compétences situationnelles ». Nous pensons que l’introduction de la spiritualité permettra
d’aller justement au-delà de la théorie et de la pratique tout en les gardant dans l’ensemble
du savoir managérial. L’intuition est très présente au moment où les managers sont
confrontés à des situations complexes et compliquées. Les jeux de simulation des situations à
risque managérial, sont une des possibilités d’intégrer le savoir spirituel et l’intuition dans la
résolution des problèmes. La participation des étudiants dans des exercices pareils stimulera
leur créativité et donnera une plus grande importance de leurs sensations et pressentiments.
Deuxièmement, le système du savoir, étalé sur trois axes : axe A – Intuition ; axe B –
Abstraction et axe C – Action, nous ne permet pas seulement de reconstruire le système de
création du savoir, mais aussi de revoir le métier du formateur en gestion et de
l’enseignement en management en général. Comme nous l’avons déjà évoqué dans la
première partie, la profession de l’enseignant en gestion est de plus en plus dévalorisée.
Suite à cette constatation nous avons essayé de trouver des nouvelles pistes pour améliorer
l’enseignement en gestion et redonner de la valeur à la profession. L’introduction de la
spiritualité et du savoir intuitif nous semble être une des possibilités à saisir. Nous étalerons
ci-dessous quelques idées, liées à la spiritualité et à l’intuition, susceptibles de faire avancer
les réflexions à ce sujet.
Nous nous sommes inspirés de la théorie des obstacles dans l’apprentissage. Encore
Piaget tente à décrire les obstacles dans l’acquisition des connaissances par les enfants (Cf.,
Piaget, 1947). L’idée d’introduire les obstacles dans l’enseignement fait évoluer la réflexion
en didactique des sciences. Sans les minorer, ni les survaloriser, les obstacles à
l’apprentissage sont incontestablement présents et même ils sont devenus une nécessité
95
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
pour l’évolution du savoir et pour la création du sens. Cette idée a été reprise par Gaston
Bachelard qui souligne l’importance des obstacles pour le progrès intellectuel des individus
(Bachelard, 2000). L’auteur montre le caractère discontinu de la construction des concepts et
avance l’idée que les obstacles épistémologiques ou les ruptures épistémologiques sont
susceptibles de provoquer dans certains cas des révolutions scientifiques. En effet, il nous
invite à repenser l’évolution de la science davantage en termes de rupture que de continuité.
Les sauts dans l’évolution de la pensée scientifique sont très souvent résultats d’un obstacle
ou d’un vide difficile à surmonter ou à remplir par les moyens déjà connus.
Toutefois, d’autres auteurs avancent l’idée que le progrès scientifique et l’évolution des
individus représentent une forme de dépassement des obstacles jugés franchissables. JeanLouis Martinand, par exemple, montre l’importance du lien objectif /obstacle (Martinand,
1986) et suppose que l’obstacle peut être surmonté, à condition que l’objectif est élevé.
Autrement dit, l’obstacle, selon l’auteur, n’est pas une difficulté en soi, mais plutôt une
opportunité à saisir pour évoluer et continuer. Les obstacles dans l’acquisition du savoir sont
très souvent surmontés à l’aide de la synergie entre la théorie et la pratique. Or, cette
synergie n’est pas suffisante. Le vide suppose une nouvelle idée, l’obstacle dans l’acquisition
du savoir amène à l’innovation, à la créativité, à la sensation innovante, guidée par l’âme.
La logique est donc inversée – il ne faut pas chercher l’information et les connaissances
existantes, mais essayer de trouver le vide dans le savoir. Quant au formateur en gestion, il
peut basculer d’une présentation du savoir existant, vers l’énumération des failles et du vide
dans le savoir. A l’aide du savoir intuitif, le formateur motivera les étudiants pour remplir le
vide dans le savoir. Cette approche est beaucoup plus créative et valorisante. Le formateur
prendra le rôle d’animateur des discussions sur le sujet et guidera la construction des idées,
vers un résultat souhaité. De telle manière, le lien - professeur / étudiant, prendra la forme,
connue pendant l’Antiquité, - Maître / Disciple, chacun avec son rôle légitime et valorisé.
Pour donner un exemple de la recherche du vide dans le savoir managérial, nous pouvons
citer les pratiques, mises en place en Israël et en Russie. Ces pratiques portent le nom « des
incubateurs des idées » et elles sont organisées avec la participation des universitaires, des
meilleurs étudiants au niveau master et des managers. Il s’agit d’un travail en commun sur un
projet innovant ou sur la résolution des problèmes concrets. Ces équipes sont financés par
l’entreprise et se réunissent après le temps du travail, afin de construire et/ou de créer une
nouvelle stratégie managériale. Actuellement, ces incubateurs d’idées sont devenus très à la
mode en Russie (Cf. Mihaylova-Marburger, 2017b).
CONCLUSION
Notre étude présente un essai de conceptualisation d’une nouvelle approche sur le
système de création du savoir humain. Il nous a paru nécessaire d’introduire le savoir
spirituel dans la création des compétences managériales. Nous avons exposé nos réflexions
sur le rôle du leader spirituel dans l’introduction, la transmission et la mémorisation de ce
savoir. L’utilité du savoir spirituel et intuitif dans la formation des futurs managers a été aussi
démontrée.
Toutes ces réflexions sont un premier essai en français de conceptualisation de ce sujet,
avec toutes les faiblesses et le danger que cela puisse produire. Dans ce sens, nous voulons
souligner qu’il s’agit d’idées, proposées dans le but d’entamer les discussions des chercheurs
sur cette problématique.
96
Numéro spécial sur la formation
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99
Chroniques dans Le Persévérant en 1843-1844
Jean Gustave COURCELLE-SENEUIL1
Au début de sa carrière d'avocat d'affaires et d'entrepreneur dans l'industrie du fer, le futur grand
économiste Courcelle-Seneuil (1813-1892) a collaboré à un petit journal provincial du Centre qui
paraissait trois fois par semaine (les mardi, jeudi et samedi). Le journal en question, qui touchait tous
les départements du Centre de la France, a existé entre 1842 et mai 1848. A l’âge de trente ans
Courcelle Seneuil tenait une chronique très incisive sur l'évolution des faits et des idées sous la
Monarchie de Juillet. Nous présentons ici les textes relatifs à l'année 1843 et au début de 1844. Ils
concernent les travaux publics, les caisses d'épargne et la Banque de France. Mots clés : Journalisme,
libéralisme, chronique économique, Courcelle-Seneuil, XIXe siècle.
At the beginning of his career as a business lawyer and entrepreneur in the iron industry, the future
great economist Courcelle-Seneuil (1813-1892) collaborated on a small provincial newspaper at the
Centre, which appeared three times a week (Tuesdays, Thursdays and Saturdays). The newspaper in
question, which touched all the departments of the Centre of France, existed between 1842 and May
1848. At thirty years old Courcelle Seneuil held a very incisive chronicle on the evolution of facts and
ideas under the monarchy of July. Here we present the texts relating to the year 1843 and to the
beginning of 1844. They concern the public works, the savings Banks and the Banque de France. Key
words: Journalism, Liberalism, Economic Chronicle, Courcelle-Seneuil, 19th century.
Samedi 6 mai 1843 (deuxième année, n° 53, p. 1)
LIMOGES. Le gouvernement actuel de la France n'a pas plus d'initiative en matière de travaux
publics qu'en politique. Il se laisse tout simplement aller aux impulsions qu'il reçoit, tantôt de
hauts capitalistes ou de faiseurs d'affaires, tantôt des députés chargés des intérêt ou, pour
parler plus exactement, des désirs de telle ou telle localité.
Aussi tous les grands projets de chemins de fer, de canalisation, se distinguent-ils par un
défaut de prévoyance et de vues d'ensemble réellement extraordinaire. On se lance dans les
entreprises au hasard, à l'aventure, ou on recule devant les projets les plus urgents et les plus
sages, sans examen, au gré d'influences obscures et qui ne sont pas toujours légitimes, sans
s'occuper de l'état des finances publiques et des ressources économiques que renferme la
France.
Un journal doctrinaire fait d'ingénieuses distinctions entre les déficits et les découverts.
L'équilibre entre les recettes et les dépenses de l'Etat2 a cessé d'exister, mais, ajoute-t-il, les
fonds consacrés aux travaux publics produiront un revenu: ce sont de simples avances qui
mettent le trésor à découvert, non en déficit.
En théorie, cette distinction est fort juste: en pratique, on doit reconnaître que les charges
publiques s'accroissent en même temps que l'intérêt de la dette, et il n'est nullement
démontré que les fonds employés aux travaux publics soient toujours employés utilement.
En tout cas, il est certain que le gaspillage est énorme, de toute manière, et que l'Etat
n'obtient pas, avec une somme déterminées, la moitié des résultats qu'il serait possible
d'obtenir. Tous ceux qui connaissent l'histoire de nos travaux publics depuis douze ans en
1
Nous remercions notre collègue Vincent Lagarde, du CREOP à l'Université de Limoges, pour le scan des articles. Leur analyse fera l’objet d’une publication ultérieure dans cette revue.
2
Courcelle-Seneuil écrit ce mot sans majuscule à la première lettre, nous l'avons modernisé (LM).
100
Numéro spécial sur la formation
sont bien convaincus.
Ensuite lorsqu'on s'occupe de travaux publics, il est un côté de la question que l'on néglige
trop et qui mériterait cependant un sérieux examen. On parle de placer immédiatement des
sommes qui s'élèvent au chiffre de 1,500 millions comme s'il s'agissait de quelques centaines
de mille francs, sans savoir si ce placement est possible et s'il ne troublerait pas toutes les
branches de la production.
Que les travaux soient exécutés par l'Etat ou par des compagnies, les 1,500 millions que
l'on propose d'immobiliser devront être pris sur la masse des capitaux disponibles qui
existent en France et qui alimentent le commerce, l'industrie, l'agriculture, en un mot toutes
les branches de production. Est-on sûr qu'une réduction de 1,500 millions, sur la masse de
ces capitaux, n'élèvera pas le taux de l'intérêt et ne réduira pas les prix, celui des immeubles
notamment ?
A notre avis, il y a là un danger sérieux auquel on ne songe pas assez. Le taux de l'intérêt
est déjà fort élevé en France: le prix des immeubles commence à ne plus s'élever et nous
doutons que l'emploi des 1,500 millions donnât une compensation suffisante à l'élévation du
taux de l'intérêt et à une diminution, même légère, dans le prix des immeubles.
On peut citer, sans doute, l'exemple de l'Angleterre et des Etats-Unis qui ont placé
immobilièrement, en travaux publics, des sommes énormes, sans en éprouver trop de dommage. Mais il est bon d'observer que les capitaux disponibles regorgent depuis longtemps en
Angleterre, et que toutes les ressources de l'Union américaine sont utilisées par un admirable système de crédit.
En France, au contraire, les capitaux disponibles sont rares et timides: les progrès du luxe
privé et de la corruption ne permettent guère qu'ils s'accumulent. Nous n'avons point
d'ailleurs un système de crédit qui amène sur le marché les petits capitaux, qui leur permette
de faire concurrence aux capitaux considérables et qui réduise le taux de l'intérêt à un chiffre
à peu près uniforme dans toutes les parties du territoire national.
Nous avons vu dernièrement une émission de 150 millions de titres de la dette publique
jeter la perturbation dans le cours des fonds publics. Que serait-ce si on émettait pour 1,500
millions de valeurs du même genre, actions des compagnies ou titre de l'Etat ?
L'établissement d'un bon système de crédit devait précéder les grands travaux publics:
c'était la marche rationnelle. Pour avoir voulu procéder autrement, on rencontre des difficultés énormes et on subit l'ignoble tutelle des hauts banquiers. Mais, l'établissement d'un bon
système de crédit est incompatible avec la corruption politique et commerciale que nos
gouvernants se plaisent à propager. Il ne faut donc espérer, sous leur règne, ni bon système
de crédit, ni, par conséquent, de grandes améliorations matérielles.
Samedi 13 mai 1843 (deuxième année, n° 56, p. 1)
LIMOGES. Nous avons reproduit sans commentaire dans notre dernier numéro des extraits
d'une correspondance relative à la concession du chemin de fer d'Orléans à Tours. Ces
extraits dont quelques-uns seulement ont été publiés dans les journaux de Paris, ont produit
dans cette ville et à la chambre une sensation profonde: nous ne doutons pas qu'ils n'aient
préoccupé l'attention de nos lecteurs, particulièrement dans l'arrondissement de Rochechouart.
Aujourd'hui nous avons sous les yeux le texte entier des documents soumis à la chambre
101
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
des députés par MM. Walvein et Barry. Avant d'exprimer aucune opinion sur le fonds de
l'affaire et sur la conduite d'un député de la Haute-Vienne, nous avons étudié cette
brochure, recherché avec soin le rôle qu'avait rempli Edmond Blanc3, et nous devons
communiquer à nos lecteurs le premier résultat de notre examen.
Il faut bien constater d'abord que Monsieur Edmond Blanc s'était chargé de représenter
les intérêts de la compagnie Walvein et Barry4 et qu'il les a représentés avec toute l'activité
de l'agent d'affaires le plus dévoué. C'est un fait que met hors de doute la lecture de ses
lettres.
Si M. Edmond Blanc n'était qu'un simple particulier, ce fait n'aurait aucune gravité. Mais le
mandat de législateur n'impose-t-il pas des devoirs auxquels M. Edmond Blanc a manqué ?
Député, Monsieur Edmond Blanc était appelé à délibérer sur la concession du chemin de
fer d'Orléans à Tours, à défendre les intérêts de l'Etat contre les prétentions des compa-gnies,
à juger entre les offres des compagnies rivales. Monsieur Edmond Blanc ne s'était-il pas
placé, en devenant l'agent d'affaires d'une compagnie, hors de toutes les conditions
d'impartialité? Que dirait-on d'un juge qui se ferait l'agent d'affaires d'un particulier ou d'une
compagnie, et qui jugerait les débats que ce particulier ou cette compagnie apporterait
devant son tribunal ?...
Toutes nos lois assimilent avec justice l'Etat à un mineur dont la tutelle est confiée aux
pouvoirs constitués, à la chambre des députés surtout. Comment cette tutelle sera-t-elle
exercée fidèlement, comment les intérêts de l'Etat, qui sont ceux de tous les contribuables,
ne seront-ils pas sacrifiés, si les députés se chargent d'intérêts contraires et s'ils apportent
dans l'exercice de ce nouveau mandat toute l'ardeur de l'intérêt privé ? Que penserait-on
d'un magistrat qui, appelé à homologuer un partage entre mineurs et majeurs, aurait
représenté avec le plus grand zèle les intérêts des majeurs et se serait identifié avec ces
intérêts, au point d'oublier son caractère de juge ?...
Il y a dans la correspondance de M. Edmond Blanc une phrase significative que nous
devons signaler de nouveau. C'est celle par laquelle il vient annoncer à M. Barry sa
nomination de membre de la commission du budget, nomination qui le met, dit-il, dans une
position très forte vis-à-vis de tous les ministres.
Quel sens donner à ces expressions ? Membre de la commission du budget, M. Blanc est
spécialement chargé de garder la bourse des contribuables, de veiller à ce que les ministres
n'obtiennent pas des crédits exagérés, ne se livrent pas à de vaines dépenses. Les devoirs
qu'impose une telle fonction sont stricts et rigoureux ; ils n'admettent ni négociation, ni
ménagements intéressés. M. Edmond Blanc n'a-t-il pas méconnu la rigueur de ce nouveau
mandat lorsqu'il s'est contenté d'observer que les fonctions nouvelles dont il est investi le
mettent, vis-à-vis des ministres, dans une position très-forte, absolument, comme s'il
s'agissait de lutter et de marchander ?
Nous ne pousserons pas plus loin ces réflexions : il nous semble impossible que M.
Edmond Blanc ne fournisse pas bientôt des explications sur les lettres publiées par MM.
Walvein et Barry. Attendons que les débats de la chambre et de la presse sur le chemin de fer
3
Adolphe Edmond Blanc (à ne pas confondre avec Louis Blanc) est un homme politique né en 1799 à Paris et
mort le 4 avril 1850 dans la même ville. Avocat de formation il fut député de la Haute-Vienne de 1832 à 1848. Il
soutenait le gouvernement de la Monarchie de Juillet et obtint la direction de travaux publics vers 1844 (LM).
4
Voir le Journal des Chemins de fer, 1843, volume 2, samedi 24 juin, n° 64, p. 576. La compagnie était formée
au départ avec Monsieur Gauthier. Voir aussi La Phalange, "La féodalité industrielle et les vertus de la presse",
1843, p. 2057 et p. 2277 (LM).
102
Numéro spécial sur la formation
d'Orléans à Tours éclairent la question d'une manière plus complète.
Jeudi 6 juillet 1843 (deuxième année, n° 78, page 1)
LIMOGES. Nous vivons, comme chacun sait, sous l'empire des doctrines d'intérêt matériel.
Cependant l'expérience vient tous les jours confirmer des prévisions justes et tristes : jamais
gouvernement ne montra, en matière de travaux publics, une impuissance plus radicale que
celui dont toutes la politique avait, dit-on, pour but l'exécution des grands travaux publics.
On se rappelle les conditions étonnantes accordées à M. Rothschild5 pour le chemin de fer
du Nord. Ces conditions ont tué le projet en germe. Le projet d'Orléans à Tours pour lequel
M. Edmond Blanc a pris le rôle d'un agent d'affaires et a écrit de si belles lettres, le projet
d'Orléans à Tours, disputé par des compagnies rivales, est aujourd'hui à peu près abandonné.
Reste le projet d'Avignon à Marseille, soumis en ce moment à la chambre et sur lequel le
député de Limoges, associé à M. Rothschild, paraît disposé à réaliser d'immenses bénéfices.
Ce projet, peu important dans l'immense réseau de chemins de fer qu'on avait d'abord
tracé, n'est pas encore accepté par la chambre. S'il est rejeté, le gouvernement n'aura rien
fait, rien pu faire: s'il est adopté, on aura obtenu, en tout cas, un bien mince résultat.
Les causes de cette impuissance du gouvernement ne sont pas un secret: nous les avons
énumérées souvent. La première est dans la réorganisation, si l'on peut ainsi dire, des
capitaux disponibles, dans la juste défiance qu'inspirent les compagnies industrielles; la seconde est dans les préférences capricieuses que les ministres montrent toujours pour tels ou
tels grands capitalistes, auxquels ils ne craignent pas d'accorder les conditions les plus
exorbitantes.
De là un défaut de concurrence et, de la part de la chambre, une défiance légitime, une
répugnance profonde pour tous les projets qui lui sont présentés. Qui doit-on blâmer en tout
ceci? Le Journal des Débats qui avait sans doute de graves motifs pour regretter l'avortement
des projets de M. Rothschild sur la ligne du Nord, le Journal des Débats accusait la chambre.
De quoi cette assemblée est-elle coupable? D'avoir repoussé des projets contraires à l'intérêt
public, des projets spoliateurs? Non sans doute: mais de ne savoir, de n'oser mettre fin à la
domination de ceux qui les proposent; d'empêcher seulement ou plutôt de retarder
quelques actes de mauvais gouvernement, sans jamais imposer des hommes capables de
bien gouverner. Si l'on doit accuser la chambre, c'est bien moins pour ce qu'elle fait que pour
ce qu'elle ne fait pas, que pour cette indécision, pour cette peur de l'inconnu, obstacle à
toute amélioration, à toute réforme.
Mardi 19 décembre 1843 (deuxième année, n° 146, p. 1)
LIMOGES. La polémique qui s'est récemment élevée entre le National et M. De Lamartine
appelle l'attention de tous les hommes qui réfléchissent, et il est du devoir de la presse de
s'en occuper sérieusement.
Il s'agit des caisses d'épargnes6 dont le National avait justement critiqué l'organisation
actuelle.
5
6
Courcelle-Seneuil a écrit Rotschild: nous rectifions (LM).
Voir "Caisse d'Epargne, 1818-2018", Histoire d'Entreprises, numéro hors-série, mars 2018, 50 p. (LM).
103
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
Les dépôts confiés à ces caisses s'élèvent aujourd'hui à 340 millions dont l'Etat paie
l'intérêt à 4 %. Si les finances de l'Etat prospèrent, il paie l'intérêt d'une somme qui reste
oisive dans les caves de la Banque de France, et s'il survenait une crise, l'Etat accablé de
demandes de remboursement ne pourrait y tenir. Qu'on se figure un peu l'effet qu'aurait
produit, en 1830, un passif de 340 millions ou plus, remboursables immédiatement.
Il est vrai qu'il existe une sorte de situation bâtarde dans laquelle l'Etat s'obère doucement et à petit bruit, sans crise industrielle et partant sans demande de remboursement.
Cette situation est la nôtre depuis l'avènement de M. Guizot; mais est-ce une situation
normale?
La critique du National était donc d'une justesse incontestable. M. De Lamartine en a pris
texte pour aborder le fond de la question et pour proposer un plan de réforme dont voici les
bases:
"Les dépôts des caisses d'épargnes seraient administrés par une banque générale qui en
paierait l'intérêt à 2 %. L'Etat ajouterait à cet intérêt d'autres 2 % et une garantie des intérêts
et du capital. Cette banque émettrait des billets de petite coupure, de 25 à 250 francs par
exemple, portant intérêt. La banque recevrait des dépôts de toutes sommes contre ces
billets."
Ce projet n'est pas défini suffisamment. La banque générale serait-elle administrée par
l'Etat ou par les particuliers ? Le National adopte cette dernière opinion et il démontre
facilement le peu de consistance de ce plan. Quant à nous, nous préférons penser que la
banque proposée par M. De Lamartine serait administrée par l'Etat.
Dans ce cas, au lieu d'employer à son usage l'argent des dépôts, l'Etat, se faisant banquier,
le prêterait aux particuliers, mais à des conditions qui, quoique en espère M. De Lamartine,
ne donneraient pas de bénéfices.
L'idée de donner à l'Etat le monopole du crédit privé n'est pas nouvelle et elle se
reproduira souvent. C'est de cette idée, émise avec succès par Law, qu'est née celle que
développe M. De Lamartine. Mais la question des caisses d'épargnes n'est ni résolue, ni
même posée.
Cette question est celle-ci: "Trouver aux fonds déposés aux caisses d'épargnes un placement sûr et productif, une administration économique, une grande facilité de remboursement."
Eh bien ! Il n'est nécesaire ni de réfléchir, ni de discuter longtemps pour voir que
l'escompte qui fournit à la production un fonds de roulement est la seule opértion qui
satisfasse aux conditions voulues.
Chacun sait aussi que les banques de circulation sont le meilleur moyen de faire produire
à l'escompte tout le bien qu'il peut produire et d'obtenir toute l'économie désirable.
Il est donc clair que les dépôts des caisses d'épargnes ne pourraient être mieux placés que
dans des banques de circulation. Ces banques, bien constituées, sont, on le sait, un des
principaux auxiliaires de la production. Elles sont instituées d'ailleurs de manière à fournir,
autant qu'il est possible, des remboursements soudains et considérables.
Les banques de circulation peuvent, seules, prendre, sans inconvénient, ou avec les
moindres inconvénients possibles, les dépôts des caisses d'épargnes. L'exemple de l'Angleterre et des Etats-Unis ne laisse aucun doute sur ce point.
Mais la France n'a point de banques de circulation dignes de ce nom : elle manque du
premier instrument des améliorations matérielles. Il est donc impossible, en ce moment, de
104
Numéro spécial sur la formation
résoudre d'une manière satisfaisante la question des caisses d'épargnes, d'éviter le danger
énorme qu'elles font courir au Trésor.
Vainement on s'épuisera en conjectures et en plans plus ou moins ingénieux. Le même
inconvénient, les mêmes dangers subsisteront toujours.
Ce n'est pas le seul problème que le défaut de banques de circulation empêche de
résoudre. Il n'est aucune des questions qui se rattachent à la production qu'on puisse
résoudre d'une manière pratique et satisfaisante, sans banques de circulation.
Jeudi 21 décembre 1843 (deuxième année, n° 147, p. 1)
LIMOGES. La discussion à laquelle donnent lieu les caisses d'épargnes est la meilleure preuve
de la mauvaise organisation ou plutôt de l'absence de toute organisation du crédit en France.
N'est-il pas singulier de voir les hommes d'Etat d'un pays qui se dit civilisé embarrassés
sérieusement par l'existence d'un dépôt de 340 millions dans les caisses d'épargne ? N'est-il
pas singulier de voir que le placement de ces 340 millions serve de matière à de longues
contestations et qu'il soit impossible d'arriver à une solution satisfaisante, faute d'établissements de crédit ?
Tout ce fracas à propos de 340 ou 350 millions, dans un Etat dont le budget s'élève à plus
de 1,300 millions et dont la production dépasse annuellement six milliards, mériterait qu'on
y réfléchît sérieusement.
Mais on aime peu à réfléchir, en France, surtout sur les questions financières, surtout sur
le crédit. On croit volontiers sur ces matières quiconque parle d'une manière tranchante,
particulièrement pour nier, et il n'est point de proposition, si absurde qu'elle soit, qui ne
puisse être soutenue avec des chances de succès.
Les économistes de notre temps ont assez vanté, comme chacun sait, le mérite de la
liberté commerciale, l'efficacité de la concurrence. Eh bien ! Lorsqu'il s'est agi du crédit, ils
ont renié tous leurs principes, invoquant les réglements et l'autorisation du gouvernement et
le monopole contre lequel ils ont fait tant de belles tirades.
Ainsi ceux qui ne reculaient pas devant les plus énormes abus de la concurrence ont
soutenu, sans rire, qu'il ne pouvait y avoir dans chaque ville qu'une banque de circulation et
que cette banque devait être soigneusement contenue. Quant à ceux qui ont toujours
combattu la concurrence commerciale, ils ont regardé les banques de circulation comme la
source de tous les maux et dernièrement un journal radical, la Réforme, attaquait en
principe, comme inutiles et dangereuses, les banques de circulation, contre lesquelles
s'élèvent d'ailleurs chez nous des préjugés vulgaires très-puissants.
De ces belles théories des prétendus savants, adoptées avec empressement par l'opinion
publique, il est résulté que, tandis que le travail et le talent se faisaient, dans le domaine de
la production, une concurrence terrible, la libre concurrence des capitaux n'était pas admise:
tandis que la concurrence abaissait le prix du travail et du talent dans la production, le loyer
du capital, protégé par le monopole, n'éprouvait que des réductions lentes et presque
insensibles.
Cependant, qui niera l'importance des capitaux dans toutes branches de la production?
Personne ne songe à nier l'excellence des chemins de fer, et pourtant ces voies de
communication pourraient donner matière à de nombreuses critiques, surtout lorsqu'il s'agit
105
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
de les établir dans les pays pauvres. Pourquoi les banques de circulation, aussi éprouvées au
moins que les chemins de fer, d'une utilité plus générale et plus considérable, sont-elles, on
ne peut pas dire critiquées, mais niées, en France ? C'est une question qu'il ne nous
appartient pas de résoudre, mais qui formera un chapitre curieux dans l'histoire des erreurs
humaines.
On voit l'Angleterre et les Etats-Unis s'élever, par l'usage des banques, au faîte de la
puissance agricole, commerciale et industrielle, et on se refuse à reconnaître l'évidence ; on
montre, on grossit à plaisir les abus qui se trouvent dans ces banques, comme dans toutes les
institutions humaines. Et on a tellement peur de l'abus qu'on s'interdit l'usage, comme ce roi
qui, de peur d'être empoisonné, se laissa mourir de faim.
Nous ne répéterons pas ici ce que nous avons dit ailleurs7 avec plus de développements
sur les banques de circulation. Mais nous n'hésitons pas à affirmer que jusqu'à ce que la
constitution actuelle de la propriété ait été changée 8, les banques de circulation seront le
moyen le meilleur et le plus énergique de donner de l'activité à la production ; de réduire la
domination, si excessive en France, du capital sur le travail et le talent ; en un mot de servir
les intérêts matériels de la nation et particulièrement de la classe qui vit de son travail.
Jusqu'à preuve du contraire, nous soutiendrons aussi que des banques particulières,
placées sous la surveillance et le contrôle de la publicité et du gouvernement, commanditeront mieux la production qu'une banque centrale, fondée par l'Etat ou par une compagnie privilégiée. Nous ajouterons que ces banques seront d'autant plus utiles aux particuliers, d'autant moins dangereuses pour la sûreté de l'Etat, qu'elles seront plus nombreuses
et plus indépendantes.
Provisoirement, nous ne pouvons prendre au sérieux des assertions dénuées de preuves,
comme celles d'un journal spécialement dévoué aux intérêts matériels, la Démocratie
pacifique. Ainsi nous trouvons dans ce journal l'aphorisme suivant : "Les compagnies particulières ne peuvent commanditer que le commerce."9
Pourquoi ? Le journal socialiste10 ne le dit pas : il passe outre et conclut hardiment comme
d'une vérité démontrée. Qui se douterait, en le voyant trancher si hardiment la question,
qu'il existe plusieurs centaines de banques particulières de circulation qui commanditent
l'industrie et l'agriculture, en Ecosse et aux Etats-Unis ? Cependant il est certain que ces
banques existent, qu'elles se prospèrent et rendent de grands services, que la fondation de
plusieurs d'entre elles remonte à un siècle environ.
Autre assertion du journal socialiste : "... A moins qu'on n'autorise l'émission de billets de
1 fr. ou de 50 c., ce qui serait le nec plus ultra de la folie et de l'imprévoyance." Pourquoi,
encore une fois ? La Démocratie Pacifique, qui explique tant de choses vulgaires et fort
inutiles en matière de crédit, ne nous donne sur ce point important aucune explication.
Assurément nous ne conseillerions pas, en France, pays peu habitué au papier-monnaie,
l'émission de billets de très-petite coupure, mais nous ne croirions pas devoir trancher cette
grave question aussi lestement que le journal fouriériste, ni d'une façon aussi absolue.
7
Le crédit et la banque, par J. G. Courcelle Seneuil, Paris, chez Pagnerre, 1840 (CS).
Allusion au premier livre polémique de Proudhon sur la propriété, paru en 1840 (LM).
9
Phrase reprise telle quelle dans François Vidal (1844) Des caisses d'épargne, Paris, Librairie Sociétaire, p. 6
(LM).
10
Fondé en 1843, c'est la suite de La Phalange qui remontait à 1836. Ce quotidien de l'école fouriériste était
alors dirigé par Victor Considerant. Son sous-titre était: journal des intérêts des gouvernements et des peuples. Il
cessera de paraître en 1851 (LM).
8
106
Numéro spécial sur la formation
Quant aux fonds déposés aux caisses d'épargne, il est certain qu'ils ne peuvent jamais
servir à former un capital de banque, soit entre les mains de l'Etat, soit entre les mains de
compagnies particulières, parce qu'il peut arriver des circonstances où le remboursement
presque intégral de ces dépôts serait demandé. Ces fonds peuvent seulement être déposés
et placés, comme appoint, en quelque sorte, au service et dans les opération d'une banque
de circulation déjà constituée.
Samedi 23 décembre 1843 (deuxième année, n° 149, p. 1)
LIMOGES. Les banques de circulation, telles qu'elles existent en Angleterre, en Ecosse et aux
Etats-Unis sont un des agents de production les plus actifs et les plus sûrs qu'il y ait au
monde. Leur utilité est prouvée et ceux qui l'ont niée n'ont jamais appuyé leurs critiques de
considérations sérieuses. Pourquoi donc la France ne possède-t-elle aucune banque de
circulation digne de ce nom ? Pouquoi leur établissement est-il entouré d'obstacles de tout
genre et presque impossible ?
C'est que, chez nous, le commerce et l'industrie datent d'hier et que l'opinion ancienne a
été formée par les propriétaires fonciers. Or le crédit foncier, le crédit réel est surchargé de
tant d'entraves et si cher que son usage, fort dangereux, a toujours été considéré avec raison
comme une cause de ruine. De là une partie de l'impopularité dont le crédit est frappé.
Il faut ajouter qu'il a toujours été impossible de constituer, en France, des établissements
de crédit privé. La monarchie absolue marcha jusqu'à la fin, entourée de monopoles, de
compagnies privilégiées fondées par des faiseurs d'affaires. Fonder le crédit au milieu de la
tourmente révolutionnaire était impossible et l'empereur, voulant revenir aux errements de
l'ancienne monarchie, s'empressa de revenir aux privilèges et aux faiseurs d'affaires. Depuis
cette époque ils n'ont point cessé de régner.
Dire quels obstacles ils susciteront ou ont suscités à tout essai de banque de circulation
serait impossible. M. d'Esterno a spirituellement écrit un volume sur les difficultés qui
avaient retardé la fondation de la banque de Dijon et introduit dans ses statuts de
déplorables modifications. Mais M. d'Esterno est loin d'avoir tout dit et nous doutons que,
grâce à la liberté dont jouit la presse, il soit possible de tout dire. Comment attaquer de front
et nominalement la féodalité financière qui domine et dirige le gouvernement, qui dispose à
son gré du pouvoir politique ?
Le public juge les institutions et les usages par l'utilité qu'il en retire. Eh bien ! le public, en
France, ne croit pas à l'utilité du crédit : il en regarde même l'usage comme dangereux et les
opérations du banquier sont vues avec une certaine défaveur. Cet état de l'opinion suffirait
seul pour démontrer aux hommes qui réfléchissent combien il y a à faire pour arriver à une
bonne organisation du crédit. Il ne faut pas être étonné que les banques de circulation soient
considérées comme quelque chose de fabuleux et qu'il n'existe sur ce sujet à peu-près
aucune idée pratique.
On ne doit pas être étonné non plus de voir la plupart des spéculations commerciales et
industrielles tournées, non vers la production, mais simplement vers le gain à tout prix.
Dans cet état de l'opinion et des mœurs, les marchands de vieilles théories, rajeunies à
l'usage de notre temps, peuvent librement se donner carrière. Aussi, que n'ont-ils pas dit, au
sujet des dépôts des caisses d'épargne ?
On a supposé d'abord que ces dépôts appartenaient presque en totalité à des ouvriers, ce
107
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
qui est une erreur. Les ouvriers proprement dits n'en possèdent pas la moitié, par le quart
peut-être. Les domestiques, classe bien moins nombreuse et moins intéressante, ont dans les
dépôts une mise aussi considérable. Il faut faire aussi la part de ceux qui, touchant des
revenus annuels, déposent à la caisse d'épargne, pour la retirer au moment du besoin, la
portion de ces revenus qui ne leur est pas immédiatement nécessaire.
Les dépôts appartenant à des ouvriers sont ceux dont il serait peut-être le plus facile de
débarrasser l'Etat utilement. Peut-être suffirait-il d'autoriser législativement, la création de
sociétés, possédant un capital inaliénable, et pouvant faire et appliquer des réglements
intérieurs, sous la surveillance de l'autorité. Alors il serait possible que les ouvriers de même
profession retirassent leurs dépôts de la caisse d'épargne pour les employer à l'acquisition
d'instruments de travail, au moyen desquels ils cesseraient d'être simples salariés pour
devenir membres libres d'une corporation industrielle11. – Cette solution des difficultés
relatives aux dépôt faits par des ouvriers à la caisse d'épargne vaudrait la peine d'être
étudiée sérieusement, parce qu'elle renferme peut-être la solution du problème difficile de
l'organisation du travail.
Jeudi 8 février 1844 (troisième année, n° 295, p. 1)
LIMOGES. La Banque de France est, de notre temps, une puissance de premier ordre. Il ne
serait pas exact de dire qu'elle fait partie du gouvernement, car elle est, à proprement parler,
le gouvernement lui-même : ceux qui connaissent les secrets ressorts de notre régime, plus
ou moins représentatif, le savent parfaitement.
C'est donc avec raison que la presse s'occupe chaque année du compte-rendu présenté
par le gouverneur de cet établissement à l'assemblée générale des actionnaires. On doit
regretter seulement que la presse soit presque toujours la dupe complaisante d'une mystification. Les comptes-rendus par le gouvernement de la Banque de France ne sont pas autre
chose et cet établissement lui-même n'est, en quelque sorte, qu'un masque destiné à couvrir
une coalition toute puissante.
Que contiennent ordinairement les comptes-rendus du gouverneur de la banque ? Le
maximum, le minimum et la moyenne des escomptes, de la réserve, du papier de circulation, etc., chiffres insignifiants, lorsqu'ils sont isolés, parce qu'ils laissent ignorer le mouvement général des opérations de la banque et les oscillations que ce mouvement a éprouvées.
Ces chiffres ne sont que des documents destinés à satisfaire les hommes dont la science est
toute mnémonique et qui se croient fort instruits, lorsqu'ils peuvent dire : "La somme des
billets de circulation de la Banque de France s'est élevée, en 1843, au chiffre de 248 millions." Pour que le compte-rendu du gouverneur de la banque contienne autre chose que ces
documents inutiles, il faut qu'il se soit passé quelque fait énorme que l'on ne puisse
dissimuler.
Le compte-rendu de 1843 révèle un fait de ce genre: L'ensemble des opérations de la
banque présente une diminution de 195 millions. Quel signe nouveau de cette prospérité
croissante dont parlait le discours de la couronne !
11
Cette idée n'est pas neuve assurément. L'acquisition des instruments de travail a été essayée plusieurs fois;
mais l'état de la législation et quelques autres obstacles n'ont guère permis aux sociétés industrielles de se
développer. Depuis plusieurs années, des ouvriers français et des chartistes anglais réclament l'expérience peu
coûteuse et inoffensibe que nous indiquons. L'Atelier a développé cette idée avec beaucoup de force (CS).
108
Numéro spécial sur la formation
Il faut remarquer qu'il n'y a eu en 1843 ni panique, ni bruit de guerre, ni crise
commerciale d'aucune sorte, ni importation de grains sur une grande échelle ; le crédit de la
banque n'a été, n'a pu être ébranlé et la circulation de ses billets n'a point diminué. On ne
peut donc expliquer la réduction signalée par le compte-rendu que par ce fait bien simple,
mais fort peu rassurant : "les personnes en relations avec la banque ont fait, en 1843, pour
195 millions d'affaires de moins qu'en 1842." Et si l'on compare le chiffre de 1843 à celui de
1839, on trouve dans les escomptes une diminution qui n'est plus de 195, mais de 236
millions. Encore une fois, est-ce là un signe de prospérité publique ?
Pour consoler les actionnaires de la banque, Monsieur d'Argout leur a rappelé le temps où
les escomptes s'élevaient à 500 millions seulement ; il a reculé de 30 ou 40 ans en arrière:
triste consolation !
Et si nous avions sous les yeux les documents que possède sans doute Monsieur le
gouverneur, peut-être trouverions-nous que, si la situation de la banque vaut mieux, au point
de vue des actionnaires, qu'il y a 30 ans, elle n'atteste pas dans les affaires commer-ciales
l'accroissement qui semble en résulter.
Depuis plusieurs années, en effet, le compte-rendu nous apprenait que le nombre des
personnes admises à l'escompte augmentait d'une manière notable. Cette année, le compterendu se tait sur ce point important. On peut supposer, néanmoins, que la banque a continué à admettre à l'escompte les petits capitalistes et les petits billets, parce que son personnel ne suffit plus au service des recouvrements.
Puisque la valeur moyenne des billets escomptés a suivi, depuis vingt ans environ, une
progression décroissante, on doit conclure que le conseil de la banque admet aujourd'hui à
l'escompte beaucoup de personnes qui, dans les mêmes conditions, n'y auraient pas été
admises il y a vingt ans. L'accroissement des opération de la banque n'indique donc pas une
augmentation proportionnelle dans les opérations commerciales de Paris.
Les précédents comptes-rendus et M. Gautier, dans le travail qu'il a publié sur la banque12,
avaient essayé de classer les personnes admises à l'escompte, en banquiers, commerçants en
gros et en détail. Le compte rendu de 1843 se tait sur ce point et on ne doit guère le
regretter, car il n'y avait et il ne pouvait y avoir rien de vrai dans les classifications essayées
jusqu'à ce jour. Qui ne sait, en effet, que l'escompteur du commerce intérieur ou, comme
disent les misanthropes, l'usurier, a presque toujours le titre et l'apparence du marchand au
détail, et que lui seul, parmi les petits commerçants, peut donner du papier à trois signatures
?
Au reste, pourquoi critiquerions-nous en détail les opérations d'un établissement, mal à
propos appelé Banque de France, dont les opérations ne touchent, en réalité, que le
commerce de Paris. Portons plutôt les yeux sur le service des comptoirs établis dans les
départements.
Dans cette partie de son service, la banque a obtenu un accroissement de 2 millions,
somme insignifiante, si l'on songe qu'elle a établi des comptoirs nouveaux et que les anciens,
établis récemment dans des localités choisies, doivent nécessairement, durant les premières
années, voir augmenter leurs opérations.
Rien n'atteste d'ailleurs, dans les localités auxquelles la Banque de France a octroyé des
12
Jean Elie Gautier (1839) Des banques et des institutions de crédit en Amérique et en Europe, Paris, Coulon et
Compagnie, "Encyclopédie du Droit ou répertoire raisonné de législation et de jurisprudence", 21 e volume, 6e
livraison, 97 p.
109
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
comptoirs comme une faveur signalée, un accroissement de prospérité.
Tous les faits que chaque jour révèle nous confirment dans cette conviction que la Banque
de France, telle qu'elle est constituée, rend fort peu de services à la production et oppose à
tout projet d'amélioration un obstacle à peu près invincible. Sa constitution présente
d'ailleurs, au point de vue politique, des dangers fort graves qui augmenteront encore, si la
banque réalise jamais ses projets ambitieux.
Il ne faut pas perdre de vue que la Banque de France est dirigée par les principaux
banquiers de Paris.
L'intérêt de ces banquiers et de faire en sorte que tout le papier de Paris et des
départements soit obligé à passer chez eux pour arriver à l'escompte modéré que peut
donner une banque de circulation. Dans Paris, leur monopole est désormais constitué et bien
assuré.
Il n'en est pas de même dans les départements. L'établissement d'une banque de
circulation y détruit immédiatement ce monopole.
Voilà pourquoi l'établissement des comptoirs a toujours rencontré de grands obstacles
dans le conseil même de la banque. Voilà pourquoi les premiers comptoirs furent établis sur
une base si étroite qu'il fallut les supprimer.
Quelques villes de commerce importantes parvinrent alors, bien qu'avec d'immenses
difficultés, suscitées principalement par les directeurs de la Banque de France, à établir des
banques locales de circulation.
La prospérité des premières banques et les besoins croissants du commerce donnèrent
lieu à la création de banques de circulation dans les villes de moindre importance.
Mais que d'efforts ! Que de peines ! Que de préjugés absurdes à vaincre, particulièrement
dans la haute administration ! Que d'améliorations interdites, de statuts libéraux mutilés,
pour la plus grande gloire et le plus grand profit des principaux faiseurs de la Banque de
France !
Enfin neuf banques départementales de circulation ont été créées et, malgré les lourdes
entraves dont on les avait surchargées, elles ont prospéré. C'est alors que la Banque de
France s'est mise à répandre ses comptoirs dans toutes les villes où elle supposait qu'une
banque locale pourrait s'établir. Le nombre de ces comptoirs s'est vite établi à dix.
Les dix comptoirs ont escompté, en 1843, 240 millions d'effets, et mis en circulation
5,929,000 fr. de billets.
Les escomptes des neuf banques, pendant la même année, se sont élevés à 523 millions
et les billets mis en circulation à 69,735,700 fr.
On conclura sans doute de ces chiffres, que les comptoirs devraient être remplacés par
des banques locales et que celles-ci devraient être émancipées. La Banque de France conclut
autrement: elle veut tout simplement absorber les banques départementales. Tel est le
secret que nous révèle le Journal des Débats, et il ne manquera pas, au besoin, de
théoriciens qui feront de belles phrases pour prouver qu'il est utile de concentrer dans un
seul établissement le commerce du crédit !
Le vice principal de la Banque de France pour remplir les fonctions d'escompteur, c'est
d'être trop grande. Que serait-ce, si elle couvrait toute la France ? Elle dicterait des lois au
gouvernement et dévorerait, sans s'enrichir, mais en enrichissant ses directeurs, généraux et
locaux, le commerce et l'industrie.
Le commerce de Limoges, montra, il y a quelques années, de la répugnance pour l'établis110
Numéro spécial sur la formation
sement d'un comptoire de la Banque de France, et il eut raison de réserver l'avenir. Que n'at-il fait effort pour obtenir une bonne banque locale de circulation dans un temps où les
obstacles étaient grands, mais bien moindres qu'aujourd'hui !
Bibliographie (LM)
Cardan, Jérôme (1652) La science du Monde ou la sagesse civile de Cardan, Paris, Thomas
Jolly, p. 281 (sur les faiseurs d’affaires).
Corbin, Alain (1975) Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle, 1845-1880 : la
naissance d’une tradition de gauche, Paris, Marcel Rivière, p. 822.
Coquelin, Charles (1859) Le crédit et les banques, Paris, Guillaumin (introduction de CS).
Courcelle-Seneuil, Jean Gustave (1840) Le crédit et la banque, Paris, Pagnerre.
Esterno, Ferdinand-Charles-Philippe, comte d’ (1838) Des banques départementales en
France, de leur influence sur les progrès de l’industrie, Paris, Librairie du Commerce, chez
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Gautier, Jean Elie (1839) Des banques et des institutions de crédit en Amérique et en Europe,
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Gimont, Paul de (1612) Advis sur le plaidoié de Maître Pierre de la Martelière, avocat en la
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libéral authentique », Laissons Faire, n° 12, septembre.
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circulation, Paris, Guillaumin, 242 p.
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Proudhon, Pierre-Joseph (1841) Qu’est-ce que la propriété ? 1er mémoire, Paris, chez Prévot,
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milieu du XIXe siècle », in Jean-Philippe Bouilloud et Bernard-Pierre Lécuyer, direction,
L’invention de la gestion : histoire et pratiques, Paris, L’Harmattan, p. 31-44.
Thuillier, Guy (1980) Bureaucratie et bureaucrates en France au XIXe siècle, Genève, Droz,
p. 99-113 (« Le mandarinat selon Courcelle Seneuil »).
Vidal, François (1844) Des caisses d'épargne, Paris, Librairie Sociétaire, 75 p.
111
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
112
Numéro spécial sur la formation
Livre sur Courcelle-Seneuil paru en 2013 au Chili en espagnol (141 pages)
Sur le rôle de Courcelle-Seneuil au Chili, voir le livre très critique de Leonardo Fuentealba
Hernandez (1945) Courcelle-Seneuil en Chile: errores del liberalismo economico, Santiago,
Prensas de la Universidad de Chile, 112 p.
113
Études bibliographiques
Feu ? Long Feu
L. H. - Wilhelm
Un petit ennemi s’il vous plaît ?
Le 25 mai 1845 la Revue sociale, organe de gauche édité à Lyon, publie un compte-rendu bibliographique sur un opuscule signé « Timon » traitant de la méchanceté littéraire. Timon est le pseudonyme du vicomte de Cormenin soit Louis-Marie La Haye (1788-1868). Le compte-rendu est signé par
un mystérieux « L.H. » qui rajoute le nom de Wilhem. Il reprend le même style emphatique que
l’original et donne un texte assez amusant. Peut-être s’agit-il de l’auteur lui-même. Mots clés : Polémique, Méchanceté, Littérature, France, année 1845.
On 25 May 1845 the Revue sociale, a left-wing organ published in Lyon, published a bibliographical
report on a booklet signed "Timon" dealing with literary wickedness. Timon is the pseudonym of the
Viscount of Cormenin or Louis-Marie La Haye (1788-1868). The report is signed by a mysterious "L.H."
which adds the name of Wilhelm. It takes on the same emphatic style as the original and gives a rather amusing text. Perhaps it is the author himself. Key words: polemic, wickedness, literature, France,
year 1845.
*
« Au feu ! au meurtre ! au feuilleton !!.... au voleur ! Au journaliste ! au radicaliste ! au gallcaniste !.... je suis libellisé, conspué, échaudé, tympanisé, sophistiqué, assassiné ! je vous le
fais à savoir ! tenez-vous le pour dit — au feuilleton ! au voleur !!.... »
Eh ! bon Dieu, Timon, pourquoi ces cris funèbres, à qui en avez-vous ? Vous voilà haletant,
violet, hagard, horripilé ; voilà que comme César vous vous drapez pour mourir ! Eh ! Qui
donc, mon ami, vous égorge ainsi au mépris des convenances, et de M. Gabriel Delessert ? —
Éveillée de bon matin par vos clameurs, ma philanthropie s’élance en chemise à la rescousse,
je cherche bravement autour de vous, pour la combattre avec vous, la caterve1 de vos bizarres ennemis : je n’en vois point : vous êtes seul.
Puis le cœur vous revient au ventre, vous voilà frais et preste, vous faites le beau, vous chargez votre tromblon à triple charge, à grand fracas, et puis gaillardement, comme un olympien, vous foudroyez un peu ces mêmes ennemis…. que je vois moins que jamais : et pour
cause, qui voudrait aujourd’hui vous prendre au sérieux ?
Ah ! il vous faut des ennemis... qu’est-ce à dire ? et pourquoi cette Guérilla ?
C’est que, mon bon monsieur, un ennemi est une aubaine littéraire, apprenez-le : les voleurs
ne s’adressent d’ordinaire qu’aux goussets copieux et ventrus, et n’est pas détroussé qui veut;
voyez plutôt : on se forge des libellistes, on embusque des victimaires, on s’invente des injures d’électeurs poussifs ou de portiers politicomanes, pour pouvoir ensuite surgir tout-àcoup, Deus ex machina, en brandissant son écu, et s’écrier : gloire et victoire, je suis venu, j’ai
vaincu, j’ai terrassé le dragon. Puis l’on se guinde au capitole, et l’on pose sur le corps de ses
ennemis improvisés ! Merci de la leçon, Timon, elle nous réjouit fort, bravo ! »
1
Caterve : bande de gens à pied, peloton de soldats (en langage militaire, mot venant de l’italien ; LM).
114
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Merci de la leçon, Timon, elle nous réjouit fort, bravo ! nous comprenons à cette heure
pourquoi honni, calomnié, couvert de boue, comme vous disiez l’être, vous voilà derechef le
plus net, le plus propret, et de votre aveu le plus encensé, le plus sérénadé, le plus typographié, le plus lu... – comme vous l’ajoutez très humblement…. Oh ! la douce et gracieuse
chose qu’un ennemi ! un petit ennemi, S’il vous plaît !
Et moi qui le plaignais de tout cœur, quand il demandait à grands cris un nom qu’il pût prendre, saisir, terrasser, un nom agressif, le nom d’un de ces écrivailleurs souterrains qui tirent
son sang goutte à goutte à coups de stylet, moi qui m’écriais avec Orgon : oh le pauvre
homme ! le pauvre homme je faillis, crédule enfant, lui donner mon modeste nom en pâture
— pour le consoler.
Qui l’aurait refusé son nom, au Timon d’autrefois, au Timon jeune et puissant du livre des
orateurs ? Qui le donnerait aujourd’hui à ce Timon qui ne se souvient plus du temps où, lutteur anonyme, il combattait, lui aussi, la visière baissée, alors que sa gloire sommeillait encore à l’ombre étroite de son pigeonnier ; son nom de guerre nous suffisait bien alors, lui en
demandions-nous un autre ? De quel droit serait-il plus exigeant, le rhéteur essoufflé, que
l’on renoncerait à poursuivre a travers son cliquetis de verbes prétentieux ou barbares, ses
broussailles d’adjectifs bizarres et touffus, sa logique qui meurt sous les périodes, — triviale
quand elle veut être bouffonne, bouffonne quand elle veut être sérieuse.
Et d’abord quelle contradiction :
Il crie anathème contre ceux qui attaquent l’Église, lorsqu’ils ne font peut-être, en réalité,
que se défendre contre elle : « donnez-nous d’abord une autre religion et puis nous verrons.»
D’accord. C’cst chose fatale, il est vrai, que la négation quand elle ne procède pas d’une affirmation salutaire et préexistante ; nier parce que l’on nie, c’est faire crouler sur soi l’édifice
en le secouant à sa base, au lieu de l’étayer sagement ; eh bien ! donc, pourquoi proscrire,
pourquoi annihiler l’université, non point parce qu’elle existe d’une certaine manière, mais
parce qu’elle existe ? — Qu’il cherche donc avant un autre collège, une autre théorie
d’éducation plus une, plus religieuse, plus profonde, qu’il la cherche cette théorie, et qu’il la
trouve, s’il le peut, dans son cœur ou dans la haine de pratiques plus coupables que celles
dont il s’irrite :
Quoi ! dites-vous, Timon, les élèves se peignent, se peignent et se lavent ! -— J’en doute,
vous les calomniez. — « Que dis-je ! ils sont brossés et parfumés ! » — Et plût au ciel qu’ils le
fussent davantage ! — « Ils apprennent l’orthographe, les mathématiques ! » — Qu’avez-vous
donc appris, Timon ? — « Nos jeunes gens fument ! » —Assurément, on peut avoir
d’aventure le cigare aussi spirituel que la tisane ! — « Ils polkent ! » — Passionnément. Une
polka vaut parbleu bien vos masurkas politiques et populaires !
Vous êtes bien gai, bien facétieux, Timon, vous l’êtes plus à coup sûr que le père qui, — lorsque son fils, pour une année suivie de dix autres années, entre en penchant sa tête rose et
jeune sous les voûtes calmes et froides du collège, — parcourt d’un œil effrayé le manuel
universitaire, et songe à quelles épreuves longues, terribles, il va l’exposer ! Vous l’êtes plus
que cette mère qui voit rentrer et s’asseoir au foyer son fils pâli des longues veilles et de la
fièvre des examens.... Mais quelquefois ce jeune homme s’appelle Alphonse Karr, Victor Con-
115
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siderant, Alfred de Musset, Paul-Louis Courier, Villemain, Edgard Quinet.... et la mère essuie
en pleurant les larges tempes de son enfant !!
Pour Dieu, Timon, laissez-les polkailler et fumailler ! Que dire de ce collège utopique où
l’élève, loin du tambour que veut crever le pamphlétaire, pourrait ou non, suivant ses vœux,
s’asseoir à la table d’étude ; où les travaux, les pratiques, ne seraient point dans cette promiscuité fatale dont s’offusque Timon ?
Voudrait-il, d’aventure, assigner à certaine semaine les confessions que tant il regrette ; à une
autre semaine encore ces études qu’on exige au grand dam des stations à l’église ?
Nous ne voulons ni l’impiété, ni le cynisme, non, non, nous n’y croyons pas ! Mais supposons
que l’université enseigne la démence, la sottise, le crime, aux jeunes gens qu’on lui livre ;
nous voulons même croire pendant cinq minutes qu’elle en fait « des Eunuques du sérail » —
des Eunuques, juste ciel ! — Vous croyez que tout est dit ? vous croyez que ces jeunes scélérats qui formeront le monde officiel de notre homme d’état méritent ses verbeux anathèmes ? — Allons donc ! vous ne connaissez pas son admirable logique : le voici qui vient à
notre aide, il craint de nous embarrasser par des subtilités, — ce bon Timon, — les femmes
ont retenu cette virilité de l’âme que les hommes ont perdue ; elles enseignent à leurs jeunes
fils la morale et la religion — qu’ils ne peuvent désapprendre, etc. » Ils sont donc sauvés
« ces petits messieurs » et le seul crime que Timon puisse désormais leur reprocher c’est
d’être peignés et rasés » — habitude bien irréligieuse, en vérité, et que nous ne défendrons
plus.
Ainsi, voilà l’axiome de Timon : il n’y a que la moitié de la société officielle de perdue ; l’autre
moitié — la femme — reste heureusement pour ramener la brebis au bercail ; — elle
s’éclaire, on ne peut désapprendre de semblables instructions, — dit Timon, elles sont donc
toutes deux éclairées, toutes deux sauvées, ces deux parties du tout, — et vous verrez que le
tout rentrera dans le grand tout » en dépit de M. Cousin, de M. Dupin et de Timon. — Toujours d’après Timon.
Que reste-t-il alors de son magnifique désespoir en face de l’ignorance, de la méchanceté
universitaire ?
Mais Timon ne se rend pas à l’évidence : il a dérobé la lanterne de Diogène, afin de chercher
un homme, un homme honnête et capable, « auquel il voulût confier pour un quart d’heure
les affaires de son pays ; » il l’a cherché dans la magistrature, dans les académies, dans les
chambres, dans la presse, dans le commerce ; « il s’est tué les yeux et il n’a rien vu... »
Il se tue tous les jours les yeux ; tous les jours il rallume sa lanterne et il ne voit pas mieux le
peuple français. — Décidément tout n’est pas rose dans le métier de triomphateur, — infortuné Timon, son ophtalmie me touche ! — où trouvera-t-il un gouvernant, où trouvera-t-il un
gouverné, car l’un ne peut se passer de l’autre ?
Ah ! j’ai bien trouvé le gouvernant : c’est lui le sage, le penseur profond, le pamphlétaire vertueux, le député consciencieux, le savant jurisconsulte, — il a retourné sa lanterne et il s’est
vu.
116
Numéro spécial sur la formation
Mais le gouverné, où est-il ? — C’est le peuple, sans doute ? — Non, il en parle, comme tant
d’autres, sans dire ce que c’est. — Alors ces heureux mortels, ces élus, ne peuvent être que
les femmes et le clergé, les seuls qu’il loue, les seuls qui conservent quelques traditions du
bon : — heureuses femmes, heureux clergé, — trop heureux Timon.
Cependant que deviendront ses sujets quand finira cette génération ?
— Vil gallican, que t’importe ! —- le pamphlétaire a parlé !
C’est avec de pareilles armes que Timon s’imagine terrasser M. Dupin ; quand il le croit vaincu : « laissons-le là, — s’écrie-t-il dans sa clémence, — ne battons pas un ennemi à terre, »
puis il le relève un peu plus loin et se hisse sur ses orteils pour essayer de le souffleter : —
quelle combat et quelle victoire ! -— Il est bien plus généreux encore avec certain docteur
qu’il exhume de la Sorbonne, auquel il souffle des inepties dont il triomphe par des calembours.
Eh bien ! moi aussi, je vous saisis, dom Timon, par votre surplis, — par le bouton de votre
habit, veux-je dire — et je vous interroge.
MOI : Il y a longtemps, dom Timon, que vous composez des homélies dans vos pamphlets ?
VOUS : Pas très longtemps : — depuis que les cardinaux, les archevêques et les évêques font
des pamphlets dans leurs homélies ; ils font des pamphlets parce qu’ils sont sages, et ils sont
sages parce qu’ils sont tous sortis du peuple.
MOI : Oui, — Monseigneur de Bonald, par exemple ?
VOUS : Et le cardinal de Latour-d’Auvergne-Lauraguais, — et Mgrs de Forhin, de la Croixd’Azolette, d’Astros, etc., ne sont-ils pas du peuple et du bas peuple, ceux-là ?
MOI : Ceci est sans réplique, — passons. — Vous dites, dom Timon, que l’église de France
n’est menacée d’aucun schisme, — pourquoi deux pamphlets-homélies contre ce schisme
illusoire ?
VOUS : On m’oubliait un peu, — et d’ailleurs « est-ce qu’il me sera interdit de défendre la religion, même lorsqu’elle n’est pas attaquée ? »
MOI : Certes non, — mais vous assurez qu’au temps du grand règne, le pape ayant voulu percevoir l’impôt de la régale sur les bénéfices français, Louis XIV s’y opposa : — c’était donc
mal, dom Timon ?
VOUS : Assurément ; il violait effrontément la souveraineté de la nation.
MOI : De quelle nation, je vous prie ; — de la nation italienne ?
VOUS : Non pas, — de la nation française !
MOI : Pardon, je ne comprends pas : vous parlez d’impôts, vous qui n’en vouliez pas en
France, il y a quelques années, — et comment se fait-il que la nation française fût intéressée
à la perception de ces impôts par les Romains ?
VOUS : La raison en est bien simple : ne doit-elle pas hommage-lige à sa reine ?
117
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MOI : Bien ! ce n’est plus la souveraineté du peuple français que Louis violait. Le tyran en
voulait au trésor pontifical ?
VOUS : C’est probable ; — et c’est un acte odieux et attentatoire à la nation italienne, si dévote, si ultramontaine ! C’est là une nation ! elle « ni lecture ni n’écriture, » ce qui la rend
aussi savante qu’orthodoxe. Abd-el-Kader — le prêtre marabout — et son conclave de Bédouins ultramontains, me paraissent seuls au-dessus d’elle.
MOI : Ah ! je prends acte de votre aveu. Dom Timon, vous êtes ultramontain !
VOUS : Moi, ultramontain ! Non, mille fois non. — Regardez à la couverture de mon avantdernier pamphlet.
MOI : Vous êtes gallican ?
VOUS : Encore moins. Gallican, cela veut dire « idolâtre, fanatique et crétin. »
MOI : Pour qui donc êtes-vous enfin, dom Timon ?
VOUS : Eh ! parbleu, je suis pour Cormenin ; ne le voyez-vous pas ?
MOI : Je le voyais. Mais cette personnalité exclusive, égoïste, ne trouble-t-elle jamais votre
conscience de pamphlétaire un peu despote ?
VOUS : Jamais ! Je m’appelle César — et les règles de conscience sont pour les petits !
MOI : Vous absolvez donc Napoléon 1er — le César — d’avoir promulgué les articles organiques ?
VOUS : « Oui et non. » Je l’ai défendu quand ou ne l’attaquait guère. Je l’ai loué, encensé, panégyristiqué en 1810, j’ai fourbi « son grand sabre. » —Aujourd‘hui, je l’attaque, je le presse,
je le briserai pièce à pièce : je ne lui laisserai que son petit chapeau, — ou je ne m’appelle pas
Timon.
MOI : Et de la restauration, de la légitimité, en pensez-vous du bien ?
VOUS : « Oui et non. » En 1815, j’ai nettoyé, retourné ses vieux habits, j’ai restauré ses galons, retapé sa perruque à la Ramillies : en 1830, j’ai lacéré cette perruque, arraché ces gallons, déchiré cet habit pour qu’on vit sa phtisie à nu... — Vous choisirez.
MOI : Ah !... Et de la souveraineté du peuple français, dom Timon ?
VOUS : « Oui et non. » l’ai toujours l’air de la proclamer : — c’est une bonne enseigne — mais
je n’en crois pas un mot ; — foi de pamphlétaire, je préfère la souveraineté de Cormenin (Vicomte).
MOI : D’accord. — Et de la souveraineté du Clergé, — et de l’infaillibilité du Pape ?
VOUS : « Oui et non. » Je les défends en 1845 — je n’en avais jamais soufflé mot, -— vienne
l’année 1846, et nous verrons bien !
MOI : Ah ! vous n’avez donc pas de principes, pas de conviction, dom Timon. — Quel homme
vous êtes !
118
Numéro spécial sur la formation
VOUS : Point de principes, moi ! point de conviction, moi ! — Me prenez-vous pour un Carnot
ou pour un Laffitte ? — Quelle honte ! — Mon principe est de n’avoir pas de principes, ma
conviction de n’avoir pas de conviction, sachez-le bien ! — Et j’écartèlerai d’une girouette le
champ de gueules de mon écusson de vicomte, — car je suis vicomte, corbleu ! de par les
ministres de Louis XVIII.
MOI : Ah l cette fois, je suis convaincu. Et alors, comme bon nombre de rieurs seraient aussi
de mon côté, vous laisseriez dans ma main le revers de votre soutane — de votre habit, ai-je
dit — et vous ajourneriez l’interrogatoire à huitaine, « vous trouvant trop seul dans le grand
tout. »
C’est assez jouer avec ces contradictions. Soyons plus affirmatifs, plus sincères que le défenseur de l’ultramontanisme, — qui n‘est pas ultramontain. La société n’est point ce qu’elle devrait être, ce qu’elle pourrait être, nous le proclamons depuis longtemps, nous qui croyons à
la régénération, au baptême social ! Mais si vicieuse qu’elle soit, elle compte des hommes, ils
sont nombreux, qui n’attaquent point la Religion dans le prêtre, l’éducation dans le père, la
famille dans l’épouse. Non, la vertu n’est point l’apanage exclusif de la femme ou du prêtre ;
il est des magistrats, des médecins, des avocats, des commerçants, des littérateurs honnêtes
et capables, qui sortent la tête haute de l’Université ; ils savent, comme nous, que le prêtre,
Dieu merci, n’est pas la Religion, ils sentent bouillonner autour d’eux de nobles et généreux
ferments, — et c’est justement pour cela qu’ils parlent de réformes. — Non, l’éducation de
nos collèges, tout incomplète qu’elle est, ne peut se comparer à l’étroite éducation des séminaires, il ne faut qu’un peu de bonne foi pour s’en convaincre. Enfin « des eunuques du sérail » ne sont pas plus redoutables pour la famille que les hommes d’il y a cinquante ans. Retranché dans votre personnalité orgueilleuse, drapé dans votre solitaire vertu, vous ne voyez
en France qu’une société que nous ne voyons point, une société officielle « qui lit, rit, boit,
joue, blasphème, ripaille, criminaille. » -— Vous parodiez trivialement le Jérémie biblique, et
vous ne comprenez pas que Jérusalem vous manque !...
Voyez-le se ruer sur le gallicanisme ! — Nous ne combattrons point les arguments dont il
s’est endimanché : de plus robustes que nous se fatigueraient à les pressurer. Ce n’est point
avec des pamphlets qu’une religion se défend ! Seulement, nous ne croyons pas à
l’importance de certains antagonismes, de certaines naumachies religieuses ; nous ne les
prenons pas au sérieux, malgré Timon et quelques autres qui le voudraient bien ; nous
croyons, en revanche, à l’imprudence de certaines susceptibilités qui se traduisent avec trop
de fracas, ce nous semble, et qui eussent été plus sages, en laissant dans leurs ténèbres natales, des attaques plus imprudentes encore.
Maintenant que l’oubli a déjà fait justice de cette fièvre éphémère, nous ne voyons devant
nous que Timon ; le dernier pamphlet, c’est tout Timon ; il n’est écrit que pour Timon, il ne
nous parle que de Timon, il ne nuira qu’à Timon, — et c’est à Timon seul que nous répondons en lui parlant de Timon.
Qu’il nous pardonne, en faveur du sujet, nos menus emprunts à son style gracieux et varié.
L. H. — WlLHELM.
119
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
Références (LM)
BASTID, Paul (1948) Un juriste pamphlétaire : Cormenin, précurseur et constituant de 1848,
Paris, Hachette, 283 p.
BOUTON, Victor (1845) Boulet rouge contre Timon : feu ! contre feu !, Paris, chez l’auteur, 28 p.
CORMENIN (1838) Très-humbles remontrances de Timon, au sujet d’une compensation d’un
nouveau genre que la liste civile prétend établir entre quatre millions qu’elle doit au trésor
et quatre millions que le trésor ne lui doit pas, Paris, Pagnerre, 5e édition, 58 p. + 16 p. du
catalogue de l’éditeur en fin de volume.
CORMENIN (1845a) Oui et Non au sujet des ultramontains et des gallicans ; pas Timon (qui
n’est ni l’un ni l’autre) Paris, Pagnerre, 96 pages.
CORMENIN (1845b) Feu ! Feu ! par Timon, Paris, Pagnerre, 5e édition, 128 p.
Biographie résumée de Cormenin :
Louis Marie de La Haye, baron puis vicomte de Cormenin, était un homme politique, littérateur et juriste né à Paris le 6 janvier 1788 et mort dans la même ville le 6 mai 1868. Son père
était lieutenant général de l’Amirauté à la fin du règne de Louis XVI. Lui suivit des études de
droit qui le firent avocat en 1808. Deux ans plus tard il est nommé auditeur au Conseil d’Etat,
dans la section du contentieux. Il fit toute sa carrière dans cette institution, nommé maître
des requêtes surnuméraire en 1814, titulaire en 1815. Il se fait connaître par des ouvrages de
droit administratif. Il obtient la légion d’honneur et est fait baron puis vicomte en 1818 et
1826. Il est élu député du Loiret en 1828 et réélu en 1830. Il appartient à l’opposition. En
1831 il est élu député de l’Ain et siège à l’extrême gauche. Il utilise le pseudonyme de « Timon » dans la revue la Nouvelle Minerve à cette époque-là. Il est constamment élu député
de 1834 à 1842. Sa brochure de 1845 intitulée « Feu ! Feu ! » défend les jésuites menacés par
l’Université de France. Ce texte éloigne de lui ses amis républicains et entraîne sa défaite aux
élections de 1846. Il est élu en 1848 et siège parmi les conservateurs. Il revient au Conseil
d’Etat et en est le vice-président. Retiré de la politique à l’arrivée du Prince Louis-Napoléon, il
entre alors à l’Académie des sciences morales et politiques, dans la nouvelle section
d’Administration (1855). Il devient commandeur de la Légion d’Honneur en 1865. Il meurt
trois ans plus tard. Son fils (1821-1866) était directeur du Moniteur officiel sous le Second
Empire. Ses éditeurs étaient Laurent-Antoine Pagnerre (1805-1854) et son fils CharlesAntoine (1834-1867).
Sur la méchanceté analysée à l’époque, voir Marie-Stanislas Rattier (1843) Cours complet de
philosophie, mis en rapport avec le programme universitaire et ramené aux principes du catholicisme, Paris, Gaume frères, volume 1, p. 273-275. Sur la méchanceté aujourd’hui, voir
Christophe Regina (2013) Dictionnaire de la méchanceté, Paris, Max Milo, 384 p.
120
Numéro spécial sur la formation
Portrait de Louis-Marie de La Haye, dit Cormenin (collection particulière)
121
NOTES DE LECTURE
VIEU, Marie-Pierre éd. (2017) Jean Jaurès, le manuscrit de 1908, Paris, Les éditions Arcane 17,
avec une introduction de Roland Froissac, 96 pages, 10 euros.
Cette petite maison d'édition de gauche publie des ouvrages critiques dans quatre collections
: “Itinéraires”, “Polar rouge”, “Ecrits politiques”, et “Francs-tireurs”. Elle est dirigée par MariePierre Vieu, députée européenne du parti communiste. Le présent opus est publié dans la
collection “Ecrits politiques”, en compagnie d'un ouvrage sur Heideger et le golem du
Nazisme (Maurice Ulrich), de l'Occasion manquée (Roger Martelli), de Parlons politique
(Maryse Dumas et Robert Guédiguian, le cinéaste), de la Promesse (Marwan Barghouti). Le
catalogue complet est disponible sur le site : www.editions-arcane17.net Le livre est soutenu
par le Conseil régional des lettres d'Occitanie et par le journal communiste l'Humanité.
Après une préface de la directrice éditoriale, le texte est présenté par l'albigeois Roland
Froissac sous le titre explicite : “Le parti socialiste selon Jean Jaurès” (page 11 à 36). Le
manuscrit de Jean Jaurès, est, quant à lui, présenté de la page 37 à la page 78. Il s'intitule
“Déclaration”. Ce manuscrit a été acquis par une préemption étatique sur une vente en 2012.
Ce texte a cependant coûté au Conseil général du Tarn la somme rondelette de 178 000
euros, l'Etat ayant apporté une subvention de 50 % ! Le texte manuscrit de 123 feuillets est
reproduit photographiquement pour certaines feuilles. Il est suivi par une “causerie” de
Roland Froissac sur une dizaine de pages (81 à 93). L'actualité du livre est indiquée dans la
quatrième de couverture : “Juin 2017. La gauche connaît une cuisante déroute électorale et
politique. Réduits à une représentation historiquement basse à l'Assemblée nationale, les
partis qui l'ont incarnée semblent avoir épuisé leur force propulsive (sic). Un cycle historique
est en train de se clore, et l'incertitude grandit sur les chemins que vont désormais
emprunter les espérances d'émancipation, les formes qu'elle vont prendre.” D'un côté
Mélenchon cultive le populisme de gauche, de l'autre Hamon veut rechercher de nouvelles
pistes.
Ce manuscrit est le texte d'une motion préparatoire au Congrès du Parti socialiste de 1908 à
Toulouse. Il représente la motion de la Fédération du Tarn qui sera reprise à l'unanimité
moins une abstention au terme du congrès et fera l'unité du parti pour les années suivantes,
jusqu'à la guerre de 1914. on sait que Jaurès sera assassiné la veille de l'entrée en guerre de
la France, le 31 juillet 1914.
Ce texte fut publié par le journal Le Cri des Travailleurs du Tarn, mais le manuscrit montre les
ratures, les hésitations et les choix effectués par le grand Tribun socialiste. Voici les intertitres
du texte : La propagande socialiste (p. 43); L'action réformatrice (p. 46); Le syndicalisme (p.
54); La grève générale (p. 59); L'action insurrectionnelle (p. 62); Les grèves et l'armée (p. 66);
Action parlementaire et rapports avec les autres partis (p. 67). Tel quel ce petit livre peut
devenir une bonne introduction à la pensée de Jean Jaurès. Il éclaire par avance les choix
économiques et politiques qui seront à la base de la doctrine socialiste tout au long du
vingtième siècle. Lecture fortement recommandée aux gestionnaires qui veulent mieux
comprendre le monde politique étrange où nous vivons.
Vincent Autin (IHPM)
122
Numéro spécial sur la formation
BELLOFIORE, R., COHEN, D., DURAND, C. et ORLÉAN, A. (2018) Penser la monnaie et la finance avec
Marx : autour de Suzanne de Brunhoff, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll.
« Economie, gestion et société », 172 p. (20 euros).
La collection dans laquelle est inséré ce très intéressant volume d’hommage a été créée en
2015 par Pascal Glémain avec un comité scientifique composé de Gilles Caire, Patrice Guillotreau, Marc Humbert, Jean-Paul Maréchal et Michel Renault. Ont été publiés une vingtaine
d’ouvrages en quatre ans, soit environ 5 par an. Trois d’entre eux peuvent intéresser les
gestionnaires que nous sommes : Entreprises solidaires (2015), Collaborations et réseaux
(2016), et Risque financiers : mesures et conséquences (2017). Sont annoncés : Collaborer
pour insérer ? (2018), Reconstruction de la Société (2018) et La Chine au risque de la
dépendance alimentaire (2018).
Les quatre directeurs du volume sont des économistes spécialisés en pensée marxiste :
Riccardo Bellofiore est professeur à l’Université de Bergame (Italie), Daniel Cohen est à
l’Ecole normale supérieure, Cédric Durand à l’Université Paris 13, Sorbonne Paris Cité, et
André Orléan à l’EHESS. Tous ont connu l’économiste Suzanne de Brunhoff, décédée en 2015
et à qui ce livre est dédié.
Six autres contributeurs sont associés à cette opération académique : Etienne Balibar
(Université Kingston de Londres), Yves Duroux (ENS de Cachan), Ducan K. Foley (New School
for Social Research), Robert Guttmann (Université d’Hofstra et CEPN), Maria De Lourdes
Rollemberg Moll (Université de Brasilia et CNRS), et Claude Serfati (Université VersaillesSaint-Quentin en Yvelines et IRES).
Après une très belle introduction des quatre directeurs, le plan retient deux parties : la
première intitulée « Un marxisme des contradictions et des conflits » avec trois chapitres :
- Suzanne de Brunhoff et la critique de l’économie politique (Balibar et Duroux) ;
- Suzanne de Brunhoff : souvenirs intellectuels et personnels (Foley) ;
- Comment devenir marxien ? L’héritage de Suzanne de Brunhoff (Bellofiore).
La deuxième partie contient cinq chapitres plus techniques :
- De quelques débats à propos de la production marchande chez Marx (Orléan) ;
- La monnaie comme rapport social dans la pensée hétérodoxe française (Mollo) ;
- Suzanne de Brunhoff et les relations monétaires internationales (Guttmann) ;
- La domination du capital financier contemporain : une lecture critique d’Hilferding
(Serfati) ;
- Les métamorphoses de la pseudo-validation : penser le capitalisme financiarisé et sa
crise (Durand).
Un appendice de trois textes complète utilement le reste de l’ouvrage :
- Suzanne de Brunhoff, une bibliographie sélective (Bellofiore et Durand) ;
- Hommage à Suzanne de Brunhoff publié par ATTAC France (Catherine Samary) ;
- Notice nécrologique publiée par la Royal Economic Society (Bellofiore).
Une bibliographie et la biographie des contributeurs viennent clore le livre. Les textes en
langues étrangères sont traduits par Christine Vivier. Les gestionnaires seront intéressés plus
particulièrement par les chapitres sur Hilferding et sur le capital financiarisé. Mais l’ensemble
de l’opus mérite d’être lu et médité.
Annie Patiteau (IHPM)
123
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
CAHIER, Marie-Laure, SUTTON, Elisabeth (2016) Publier son livre à l’ère numérique : autoédition, maisons d’édition, solutions hybrides (le guide de l’auteur-entrepreneur), Paris,
Eyrolles, 174 pages (19 euros).
Important ouvrage pour comprendre l’évolution récente et future du monde de l’édition. Il
n’oppose pas la « vieille » édition sur papier et la « nouvelle » édition numérique, mais plaide
pour leur coévolution. D’ailleurs ce livre est proposé dans les deux formats, le numérique
étant en plus constamment actualisé pour tenir compte des évolutions récentes.
Le concept d’auteur-entrepreneur est mis en avance car le livre paraît chez l’un des leaders
de l’édition gestionnaire : Eyrolles. Pourquoi passer par un éditeur ayant pignon sur rue
quand on peut s’autonomiser soi-même en créant sa propre maison d’édition ? Mais cela
n’est pas facile car les pièges de l’autoédition sont nombreux et les obstacles pas évidents à
surmonter.
Les deux auteures sont des spécialistes du domaine : Marie-Laure Cahier a fondé en 2011
une structure de conseil en édition (Cahier&Co), elle a travaillé pendant 15 ans dans un
grand groupe éditorial. Sa collègue Elizabeth Sutton est, quant à elle, spécialisée en édition
numérique. Elle a fondé un site d’actualité sur ce thème : IDBOOX.com
Le livre est divisé en 8 chapitres : 1. Quel type d’auteur êtes-vous ? 2. Cinq bonnes (et moins
bonnes raisons) de ne pas devenir auteur-entrepreneur ; 3. Cinq bonnes (et moins bonnes)
raisons de devenir auteur-entrepreneur ; 4. Désintermédiation : mythe ou réalité ? 5.
Réalisez et mettes en vente votre livre numérique ; 6. Promouvoir son livre sur Internet et les
réseaux sociaux ; 7. Allez-vous gagner de l’argent ? 8. Quel statut juridique et fiscal pour
l’auteur indépendant ?
Une introduction et une conclusion viennent encadrer cet ensemble et chaque chapitre est
suivi par un « interlude » consacré à un cas précis d’auteur ayant franchi le pas. Une
bibliographie papier et numérique complète le tout, ainsi qu’un index très pratique pour
retrouver un point précis. Les gestionnaires seront très intéressés par ce livre car le fait de
devoir donner des bénéfices à des éditeurs qui ne font presque rien pour eux est contraire à
la logique managériale de maximisation de son chiffre d’affaires.
Ce livre est donc à la fois un guide pour devenir auteur-entrepreneur, et une réflexion sur
l’évolution actuelle du monde de l’édition. Concernant le secteur « économie-gestion » le
total du chiffre d’affaires est d’environ 34 millions d’euros. Avec le développement des outils
numériques il devrait augmenter et la part des auto-éditeurs (17 % selon le dernier
comptage de la BNF) ne devrait que croître.
Notre projet de rééditer des textes anciens en gestion avec des commentaires scientifiques
entre tout à fait dans le droit-fil de cet ouvrage que nous allons utiliser pour développer
notre revue et notre petite maison d’édition. Ouvrage donc très important pour nos futurs
projets éditoriaux.
LM (IHPM)
124
Numéro spécial sur la formation
FULIGNI, Bruno (2018) Tour du monde à travers la France inconnue, Paris, Editions du Trésor,
192 p. (19 euros). Illustrations par Sergio Aquindo. Carte détachable en couleur reprenant
l’illustration de couverture.
Très beau petit ouvrage d’histoire anecdotique qui est publié sous jaquette rabattable avec
un joli papier. Ce travail est réalisé par une équipe de six personnes : l’auteur, l’illustrateur, le
directeur de la publication (Julien Alvarez), le concepteur graphique (Patrice Renard), la
responsable de la fabrication (Lorraine Chouty) et le metteur en pages (Louis Buignet). Le
tout est imprimé par Corlet pour le compte des éditions du Trésor, nées en 2012, et qui se
situent au 38 de la rue d’Aboukir à Paris, dans le deuxième arrondissement de la capitale.
Voir à ce sujet leur site : www.editionsdutresor.com
L’auteur a déjà publié près de 40 ouvrages chez une vingtaine d’éditeurs depuis 1997, c’est
dire sa capacité extraordinaire de travail. Il est né en 1968 ce qui lui fait tout juste cinquante
ans aujourd’hui. Historien et écrivain, il est haut fonctionnaire de la République française et
maître de conférences (associé) à Science Po Paris. Spécialiste d’histoire politique il s’intéresse surtout aux aventuriers et aux archives de la police.
Ce livre est consacré aux peuplades qui habitèrent le territoire français métropolitain. En
voici le sommaire :
1. L’île des Bélitres ;
2. Les Sarmates cachés ;
3. Les Huns de Courtisols ;
4. Les Hnidns de Lorraine ;
5. Les Francs de l’Alsace bossue ;
6. Les sauvages de Montoncel ;
7. L’enclave italienne d’Hautecombe ;
8. Lombards et Mexicains des vallées alpines ;
9. Les louchébumophones du Luberon ;
10. Le peuple élu de la Corse ;
11. Les Cagots de Gascogne ;
12. Les vahinés de la côte basque ;
13. Les Atlantes du Poitou ;
14. Les Bédouins de Touraine ;
15. Les Mongoloïdes du Finistère ;
16. Les Argentins du Boulonnais ;
17. Les Saxons des marais ;
18. Retour à Bar-Isis.
Une belle bibliographie complète le tout. On regrettera qu’il ne soit pas fait mention des
pieds-noirs qui arrivèrent en masse en 1962 dans le Sud de la France. Il aurait pu aussi parler
de la ville détruite de Lamothe en 1645 (en Lorraine). Mais tel quel ce petit livre est un
véritable bonheur de lecture : bien écrit, intéressant et très informatif. La carte détachable
peut facilement égayer un bureau trop austère de gestionnaire de cabinet. Lecture donc
fortement recommandée pour oublier les techniques âpres de gestion.
Jean Le Caram (IHPM)
125
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
ESTIENNE, René, sous la direction de (2017) Les compagnies des Indes, Paris, Coédition entre
Gallimard et le Ministère des Armées, 280 p. (35 euros).
Vaste entreprise historiographique conduite par un archiviste paléographe, conservateur
général du patrimoine en poste au service historique de la Défense à Lorient. En compagnie
d’un groupe d’auteurs au nombre de 20, l’ouvrage a pour but de faire le point sur les
différentes compagnies des Indes qui ont existé sous l’Ancien régime et même au-delà. Le
livre est luxueusement illustré en couleurs à partir des archives artistiques ou militaires. Il est
divisé en quatre parties après un avant-propos de Christian Grataloup et une introduction en
trois temps avec des textes d’Estienne, de Philippe Haudère (le grand spécialiste de ce
domaine) et de Romain Bertrand. Voici la composition de ces chapitres :
Chapitre 1. La saga des monopoles ; Les compagnies des Indes européennes ; la compagnie
des indes orientales ; les compagnies de Chine ; la grande crise financière de la fin du règne
de Louis XIV ; La compagnie perpétuelle des Indes ; et Commerce libre et compagnie de
Calonne.
Chapitre 2. L’épopée maritime ; Arts et mesures de la navigation ; Les naufrages ; Le port de
Lorient, comptoir industrieux des Indes ; Sans vaisseaux, pas d’Orient ; Lorient, port
constructeur ; Acteurs et facteurs de l’aventure asiatique ; La vie à bord.
Chapitre 3. Entre commerce et colonisation ; La France en Inde ; Du souffle de la guerre au
destin des Empires ; Pondichéry, un urbanisme raisonné ; Les relations de la Compagnie avec
la Chine et Canton ; Ile Bourbon et Ile de France ; L’affaire de l’Utile ; Louisiane et SaintDomingue ; Sénégal et Guinée.
Chapitre 4. Du luxe à la grande distribution ; Marchandises et produits tropicaux ; Le goût de
la Chine ; Métissages et productions ; L’engouement pour les textiles indiens ; Le raz de
marée des tissus de la vente de 1741 ; Les porcelaines de Chine et d’exportation ; Le marché
français ; De l’import-export à la révolution industrielle.
Annexes ; postface ; bibliographie ; index, remerciements ; crédits photographiques.
Le grand format du live (20,5 x 25,7 cm) rend la lecture agréable, mais les caractères utilisés
sont vraiment trop petits. La mise en pages est extrêmement sophistiquée ce qui rend le
parcours agréable à l’œil.
La bibliographie est particulièrement bien conçue, avec les entrées suivantes : Archives ;
Argent ; Café ; Chine ; Commerce ; Commerce libre et compagnie de Calonne (1770-1794) ;
Compagnie des Indes européennes ; Compagnie des Indes orientales de Saint-Malo (17081719) ; Compagnie d’Ostende ; Compagnie française des Indes orientales (1664-1719) ;
Compagnie française perpétuelle des Indes (1719-1770) ; la Compagnie suédoise ;
Consommation ; Cotonnades et soieries ; East India Company (1600-1874) ; Espagne ; Epices
et poivre ; Financiers et banquiers d’Ancien régime ; Ile Bourbon (La Réunion) et Ile de France
(île Maurice) ; Inde française ; Lorient ; Louisiane ; Madagascar ; Moluques et Insulinde ;
Mondialisation ; Musées ; Navigation ; Océan Indien ; Orient ; Personnels ; Pondichéry ;
Porcelaine ; Portugal ; Révolution industrielle ; Routes de la Soie et des Epices ; SaintDomingue ; Sénégal et Guinée ; Siam ; Thé ; Traite des Noirs ; Vaisseaux et navires ; Verenigde
Oost-Indische Compagnie (1602-1795) ; et Vie à bord. On ne saurait être plus complet.
Ouvrage recommandé aux gestionnaires qui s’intéressent aux entreprises d’Ancien régime.
Vincent Autin (IHPM)
126
Numéro spécial sur la formation
MOURANCHE, Marielle, direction (2017) Pierre de Fermat, l’énigmatique, Toulouse, Editions
midi-pyrénéennes – Université Fédérale Toulouse Midi-Pyrénées, 128 pages (18 euros).
Voici un très beau livre sur papier glacé et d’un format assez grand pour recevoir de belles
illustrations en couleur. Il fallait bien cela pour rendre hommage à l’un des plus grands
mathématiciens que la France ait connue. Pierre de Fermat est né vers 1607 à Beaumont de
Lomagne (actuel département du Tarn et Garonne) et est mort le 12 janvier 1665 à Castres
où il était magistrat de la ville. Il a commencé sa carrière comme avocat à Bordeaux, puis
s’installe en 1631 à Toulouse où il est conseiller du Roi de France. En 1637 il achète la charge
de conseiller en la première chambre des enquêtes du Parlement (de Toulouse). Il est
délégué pour servir à Castres comme conseiller catholique à la Chambre de l’édit, division du
parlement composée à parité de catholiques et de protestants et qui doit appliquer l’édit de
Nantes de 1598.
Le livre retient le plan suivant :
• Préface par Philippe Raimbault ;
• Pierre de Fermat en quelques dates ;
• Fermat, personnage énigmatique (7 textes) ;
• Pierre de Fermat, senator Tholosanus (1 texte) ;
• Fermat humaniste (1 texte) ;
• Fermat mathématicien (2 textes) ;
• Fermat, une étonnante postérité (6 textes) ;
• Bibliographie sélective ;
• Crédits photographiques ;
• Liste des auteurs ;
• Remerciements.
Les contributeurs à ce très beau livre sont au nombre de 9 : Didier Foucault (Université
Toulouse 2), Jean-Baptiste Hiriart-Urruty (Université de Toulouse), Jean-Luc Laffont (de
l’Université de Perpignan), Yves le Pestiton (Lycée Pierre de Fermat, Toulouse), Claire Montiel
(Association Fermat science), Delphine Montolu (CNRS), Marielle Mouranche (Conservateur
des bibliothèques, à Toulouse), Jacques Poumarède (juriste, Université de Toulouse), et
Maryvonne Spiesser (historienne des mathématiques, Université de Toulouse).
Etant à la fois juriste de profession et mathématicien de vocation, Fermat a certainement dû
s’intéresser aux problèmes de gestion qui se posaient dans la bonne ville de Castres. Ainsi
l’administration du lycée codirigé par les catholiques et les protestants a posé de redoutables
problèmes de financement et de gestion des bâtiments. Il serait intéressant qu’un historien
de la gestion des établissements publics se penche sur les archives subsistant sur ce
problème résiduel. Il pourra s’appuyer sur une première synthèse écrite en 1981 par le
géographe Yvan Hue : Le collège de Castres, quatre siècles d’efforts 1574-1973, Fiac, éditions
Midi France, 352 pages. L’histoire de la gestion des entreprises a pour sources des réflexions
mathématiques et juridiques : Fermat était à la croisée des chemins.
LM (IHPM)
127
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
Portrait de Pierre de Fermat (site fermatslibrary.com)
128
SOMMAIRES DES NUMÉROS
ANTÉRIEURS1
RHPM n° 1, janvier-juin 2015, 124 p.
Dossier : La gestion d’entreprise à la Renaissance
Okamba, Utilité de la comptabilité d’engagements de Luca Pacioli (1494)
Noumen, Redécouvrir Cotrugli dans la pensée comptable
Marco, Le Choyselat, fondateur des plans d’affaires à la fin du XVIe siècle
Baujard, L’imprimeur Christophe Plantin (1520‐1589)
Le Sylvain, L’instruction des marchands et facteurs (1580)
RHPM n° 2, juillet-décembre 2015, 174 p.
Dossier : Les Musées en question
Houdy, La maison des Humanités. Présentation d’ensemble du projet
Baujard, Louvre-Abu Dhabi dans l’Ile de Saadiyat
Articles : Deux innovations
Bodolec, Développer les filières bois françaises par les clusters
Degos et Ben Hmiden, Histoire des agences de notation financière
RHPM n° 3, janvier-juin 2016, 156 p.
Dossier : Gestionnaires et économistes
Degos, Origines et premières années de l'ESC de Bordeaux
Micheau, Livres de comptes et activités de Fortaney Dupuy (1505-1523)
Mergiani et Marco, Pyramide des besoins et risque du consommateur
Abdelwahed et Marco, Éléments pour une nouvelle épistémologie
Borisova, Les grands professeurs d'économie politique en Bulgarie
Poivret et Marco, Les anti-utopistes : trois auteurs oubliés
(Guilbault, Lincol, Prouteaux)
1
Hormis les notes de lecture qui accompagnent les dossiers et les articles de chaque numéro. La liste
de ceux-ci sont disponibles auprès du rédacteur en chef de la revue à l’adresse courriel indiquée à la
page 2 in fine.
129
RHPM 8 – juillet-décembre 2018
RHPM n° 4, juillet-décembre 2016, 122 p.
Dossier : Économie et comptabilité
Degos, Les monnaies virtuelles aux risques avérés
Marco, Une bibliographie commerciale sous le Consulat
Dupont, Biographie d’Albert Dupont, historien de la comptabilité
Peyret-Lallier, Causes d’échec et de réussite des firmes
Forcade, La Société de l’Exposition Universelle
King, Origine du terme « économie politique »
RHPM n° 5, janvier-juin 2017, 124 p.
Dossier : La concurrence des diligences
Marco, La guerre des messageries en France (1817-1842)
Fourier, Spoliation du corps social par les déperditions commerciales
Navier, Considérations sur les principes de la police des roulages
Adam, Pétition concernant les intérêts des maîtres de poste menacés par les chemins de fer
Burat, Roulage (économie industrielle) ; Bresson, Réflexions statistiques sur les SA
Blanc, La concurrence cause de ruine pour la bourgeoisie ; O’ddoul, La nature des fortunes
Laboulaye, Industrie des transports ; Courcelle-Seneuil, Voitures publiques
Duchêne et Proudhon, Des compagnies de voitures publiques
Marx, L’exemple des calèches et des transports en mutation
De Foville, Les variations des prix des transports
Musnier, Les Messageries nationales vers 1850-1860
Article méthodologique
Mihaylova, La didactique en gestion : à l’interface de la didactique
des sciences et de la didactique professionnelle
RHPM n° 6, juillet-décembre 2017, 132 p.
Dossier : L’humour des économistes, une anthologie
Marco, L’évolution de l’humour des économistes
Joly, Le premier poète économiste : Antoine de Montchrétien
Galitzine, De l’esprit des économistes sous la Révolution
Marion, Un économiste amusant : Camille de Saint-Aubin
Maurice, La conteuse économiste : Harriet Martineau
Diffre, L’économiste ironique : Frédéric Bastiat
Dupuit, L’économie politique est-elle une science ?
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Numéro spécial sur la formation
Baudrillart, Les mauvais économistes : des hétérodoxes ?
Extraits
Cobden, De l’évolution de la mode en Angleterre
Keynes, Perles de la Théorie générale et autres écrits
Schumpeter, Bijoux de l’histoire de l’analyse économique
Sauvy, Humour et économie politique
Maris, Les sept péchés capitaux des universitaires
Enquête
Guitton et Gandur, Qui étaient les économistes français en 1965 ?
RHPM n° 7, janvier-juin 2018, 114 p.
Dossier : L’humour des gestionnaires, une généalogie
Baudier, Un grand administrateur : l’abbé Suger au 12e siècle
Autin, Le financeur de la découverte du nom d’Amérique en 1507
Marco, Honoré de Balzac, gestionnaire utopiste
Bayard et De Courcy, L’année sur la sellette (un charlatan en 1836)
Le Caram, L’humour dans une bibliothèque d’économiste en 1854
La rédaction, Bibliographie sur l’humour gestionnaire
Articles
Baujard, À la recherche de fondements épistémologiques
des usages du numérique en formation pour adultes
Borisova, The Walrasian public entrepreneur, an important step towards general equilibrium
Hodonou, Les infections nosocomiales et leurs coûts : un éclairage par l’économie des conventions
Documents
Renaud, Entreprise collective contre firme individuelle (1891)
Lasserre, Le profit, l’entreprise et l’intérêt général (1967)
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Imprimé en France par ISI-Print (Saint-Denis, 93)
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Revue d’Histoire et de Prospective
du Management
4e année, volume 4, n° 8, juillet-décembre 2018
*
DOSSIER
LA FORMATION EN QUESTIONS
Jean-Paul VALETTE : Les projets d’enseignement élémentaire de la Révolution
française (1789-1795)
Jean-Paul VALETTE : Les journées de février et juin 1848 dans L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert
Corinne BAUJARD : Innovation pédagogique et formation scientifique
Corinne BAUJARD : Former au risque en haute montagne
Valérie MELIN et Théophile PLÉE : Former à l’exemplarité : outil managérial
ou préoccupation éthique ?
Stefka MIHAYLOVA-MARBURGER : La spiritualité et l’intuition dans la construction du savoir en gestion
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DOCUMENTS
Chroniques de COURCELLE-SENEUIL en 1843-1844
L. H. – WILHELM : Étude bibliographique en 1845
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NOTES DE LECTURE
ISSN : 2429-7631
17 euros