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Pierre Le Roux Présentation In: Aséanie 7, 2001. pp. 185-192. Citer ce document / Cite this document : Le Roux Pierre. Présentation. In: Aséanie 7, 2001. pp. 185-192. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/asean_0859-9009_2001_num_7_1_1716 Au Pays Mnong LES BIATS DU HAUT-CHLONG Jean-Marie Boucher de Crèvecœur Revue des Troupes Coloniales, numéro 242, avril 1938, p. 320-334. Réimpression Présentation Pierre Le Roux Jean-Marie Boucher de Crèvecœur illustre bien la tradition ethnographique qui a longtemps existé au sein de l'armée française, en particulier parmi les "Marsouins" (Infanterie de marine) et parmi les "Bigor" (Artillerie de marine) - c'est-à-dire les Troupes coloniales issues des Troupes de marine en 1900 puis retournées à elles après les indépendances - au temps de l'Empire colonial français, durant le cours du XIXe siècle et jusqu'à la seconde guerre mondiale à peu près. Le plus illustre des représentants de cette lignée d'officiers ethnographes en étant sans aucun doute Auguste Bonifacy, fameux pionnier des études yao ou mien1 (sociétés du groupe linguistique miao-yao). Il avait pour parent éloigné2 Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes, plus connu sous le nom de Boucher de Perthes (1788-1868), l'illustre préhistorien français qui à la suite de la découverte d'instruments de silex Aséanie 7, juin 2001, p. 185-206 186 J.-M. Boucher de Crèvecœur dans les alluvions de la Somme affirma l'existence de l'homme anté diluvien, fondant ainsi la science préhistorique. Boucher de Perthes, auteur de nombreux et remarquables travaux, effectua aussi des fouilles en Chine et en Indo-Chine3. Né le 17 décembre 1906 à Pont-à-Moussons en Meurthe-et-Moselle (à cette époque et jusqu'en 1918 située à la frontière de l'Allemagne), saint-cyrien de la promotion 24-26 dite "du Rif ', Boucher de Crèvecœur a servi en Indochine de 1927 à 1930 puis à nouveau, entre 1934 et 1938 comme capitaine délégué du Haut-Chlong, dans l'actuelle province de Mondolkiri au Cambodge. Il vécut plusieurs années au contact quotidien des Mnong Biat et s'il publia dans la Revue des Troupes coloniales une partie seulement de ses connaissances sur les Biat, il ne manqua jamais de faire profiter de ses données sur eux d'autres auteurs (tel Albert Marie Maurice, l'un de ses cadets), leur confiant informations ou notes inédites. Cependant, son activité principale et son souci constant n'étaient pas tant la recherche ethnographique que le maintien de la paix et la protection sanitaire et médicale des populations placées sous sa responsabilité, auxquels il consacrait tout son temps. Capitaine au 6e Régiment de Tirailleurs Sénégalais4, il prit part aux durs combats livrés par ce régiment dans les Ardennes en 1939-40. Évadé de France, il fut nommé chef du détachement français aux Indes le 4 novembre 1943, puis placé à la tête du Service action des services spéciaux pour l'Extrême-Orient en mars 1944. Le général Boucher de Crèvecœur est décédé le 7 juillet 1987 laissant en témoignage de son intérêt pour l'ethnographie proto-indochinoise et de son expérience en Extrême-Orient trois articles sur les Mnong Biat (parus dans la Revue des Troupes coloniales), ainsi que quelques notes inédites, transcriptions et traductions de chansons et prières mnong, confiées à Albert Marie Maurice pour la rédaction de son ouvrage Les Mnong des hauts plateaux5 et des mémoires dispersés entre un livre publié il y a quelques années à compte d'auteur par un de ses parents, Ladreit de la Charrière, et un essai sur son expérience au Laos rédigé sur place dès 1947 (La Libération du Laos. 1945-1946, Paris, Service historique de l'Armée de Terre, 1985). Boucher de Crèvecœur dirigea en effet les opérations de rétablissement de l'autorité française au Laos en 1945-46, après une lutte difficile contre les Japonais à la tête d'un groupement d'unités laotiennes et de partisans hmong, suivant les directives données par Leclerc6. Il fut nommé à l'issue Commandant des Forces du Laos pour quelques mois avant une nouvelle affectation et revint prendre ce même commandement en 1953-54. Présentation par Pierre Le Roux 1 87 Les trois articles publiés dans la Revue des Troupes coloniales représentent un document malheureusement unique sur les Mnong Biat du centre de la partie méridionale de l'actuel Viêt-Nam, fréquentés par Boucher de Crèvecœur dans les années 30. En effet, parmi les Mnong - Proto-Indochinois de l'ensemble linguistique austroasiatique7 (ou môn-khmer), étudiés par Paul Huard, puis par Paul Huard et Albert Marie Maurice dans les années 308, et magis tralement décrits dans leur complexe ensemble par Albert Marie Maurice encore dans la somme qu'il leur consacra au début des années 90 à partir de notes prises des décennies plus tôt - les Gar (et moindrement les Rlam et les Cil) sont les plus connus, grâce aux travaux de l'ethnologue Georges Condominas9. En outre, c'est chez les Mnong, et par des Mnong, notamment Rehong et Biat, que le fameux explorateur Henri Maitre10 a été assassiné en 191411. Les autres Mnong, dits "de l'Ouest" ou "du Sud", n'ont pas bénéficié de l'éclairage médiatique dû en grande partie à la notoriété de leur observateur et de son œuvre. Les principaux sinon seuls travaux qui leur soient consacrés sont ceux issus des observations d'obscurs ou illustres officiers et sous-officiers des Troupes coloniales, d'administrateurs ou médecins coloniaux, ethnographes à leurs heures, sans parler des travaux des missionnaires. Parmi eux, se trouvaient les lieutenants Bouteleux et Perazio pour les Mnong Budong, les Mnong Ti Pri et les Mnong Bouneur; le lieutenant Perazio encore pour les Mnong Preh; le capitaine Brunet et le lieutenant Rougé pour les Mnong Rehong et les Mnong Biat; le lieutenant Dupuis, le docteur Nouaille-Degorce et le sergent-chef Aptel pour les Mnong Nong "de l'Ouest", les Mnong Prang et les Mnong Dip "du Sud"; et enfin le capitaine Montbrun pour les Mnong orientaux, Rlam, Gar et Cil. Le lieutenant Perazio a été malheureusement l'un des rares parmi eux à coucher par écrit ses connaissances sur les Mnong. Il rédigea ainsi à la fin des années 30, au crayon, le coutumier des Mnong Preh qu'il confia à Albert Marie Maurice, juste avant de mourir en 1939 de manière inattendue. Ce coutumier a d'ailleurs été publié par les soins de Maurice en 1993 en annexe de sa magistrale monographie consacrée aux Mnong (p. 670-700, tome II), lequel déposa aussi le manuscrit original à la bibliothèque de l'Académie des Sciences d'Outre-Mer à Paris. Les autres officiers ont généralement confié par bribes à Paul Huard ou Jean-Marie Boucher de Crèvecœur, quelquefois à Albert Marie Maurice, les notes ou. informations détenues sur les populations qu'ils côtoyaient, leur permettant de compléter ou de vérifier leurs propres informations. 188 J.-M. Boucher de Crèvecœur Albert Marie Maurice et Paul Huard s'intéressèrent en effet plutôt à l'ensemble des Mnong qu'à certains groupes en particulier. Les trois articles de Jean-Marie Boucher de Crèvecœur sont donc à ce titre des documents irremplaçables et qu'il faut évidemment replacer dans le contexte de l'époque de leur rédaction. L'on voudra en effet ne voir dans cette réédition aucune nostalgie concernant une quelconque œuvre française mais bien la mise à disposition pour les chercheurs et universitaires de documents désuets dans la forme sans doute mais importants dans le fond - contribution capitale à l'ethnologie de cette région du monde qui n'était plus disponible depuis trop longtemps. Notes publications. 1. Voir ci-après dans la bibliographie une liste non exaustive des ses principales 2. Ils descendaient tous deux de Jules Armand Guillaume de Crèvecœur, arrière-arrière grand-père du général de Crèvecœur. 3. L'Asie du Sud-Est, et non l'Indochine "française" au sens strict (cf. P. Le Roux, "Avec ou sans trait d'union. Note sur le terme 'Indo-Chine'", Cahiers des Sciences Humaines, 32 (3), p. 511-530, 1996). 4. Devenu le 6e Régiment d'Infanterie Coloniale durant le "blanchiment" de l'armée française (c'est-à-dire le remplacement, voulu pour des raisons politiques, des troupes africaines par des soldats métropolitains), au cours de l'hiver 1944-45. Ce régiment, qui fut transformé depuis la décolonisation en 6e bataillon d'Infanterie de marine, appartient à la 9e Division d'Infanterie de marine (la fameuse 9e DIC) fer de lance du Corps expéditionnaire français d'Extrême-Orient (CEFEO) commandé par Leclerc en 1946 - dont a également fait partie Jean Boulbet qui, démobilisé sur place comme planteur dès la fin de la seconde guerre mondiale, est devenu le fameux ethnologue que l'on connaît, chez les Cau Maa' du Viêt-Nam (voisins des Biat) en particulier, avant d'intégrer l'École française d'Extrême-Orient. 5. Maurice 1993. 6. Cf. Duplay et Pedroncini 1992, ainsi que Martel 1998. Je me suis référé également à la notice biographique de l'Association amicale des anciens de St Cyr ainsi qu'à des communications personnelles (2000) d'Albert Marie Maurice, de Jean Deuve, de madame Jean-Marie Boucher de Crèvecœur et du colonel Vasche, que je remercie ici. Présentation par Pierre Le Roux 1 89 7. Sur les Proto-Indochinois, cf. l'introduction à l'ouvrage d'Emile Kemlin (Kemlin 1999); et pour une vue d'ensemble sur la vie matérielle et sociale des Proto-Indochinois d'Indochine, cf. le catalogue de l'exposition qui leur a été consacrée naguère, sous la direction de Christine Hemmet: Montagnards des pays d'Indochine, dans les collec tionsdu Musée de l'Homme, Paris, Éd. Sépia (Ville de Boulogne-Billancourt), 1995. 8. Respectivement Huard 1938, Huard et Maurice 1939, Maurice 1939. 9. Parmi les plus connus de ses travaux, citons les ouvrages Nous avons mangé la forêt de la Pierre-Génie Gôo (Hii saa Brii Mau-Yaang Gôo). Chronique de Sar Luk, village Mnong Gar (Tribu Proto-Indochinoise des hauts plateaux du Vietnam central) (1957); et L'Exotique est quotidien. Sar Luk, Vietnam central (1965). 10. Auteur de Les Régions moi du Sud Indochinois (1909) et de Les Jungles Moi, (1912, rééd. en cours, Paris, SevenOrients). 11. Cf. Pierre Le Roux 1997. Références des articles de Jean-Marie Boucher de Crèvecœur 1938 - "Au pays mnong: les Biats du Haut Chlong", Revue des Troupes Coloniales, numéro 242, avril 1938, p. 320-334. 1939 - "La pénétration française chez les Biats", Revue des Troupes Coloniales, numéro 263, juin 1939, p. 547-562. 1939 - "L'œuvre française chez les Biats", Revue des Troupes Coloniales, numéro [?], p. 616-633. Bibliographie Bonifacy, Mân Revue BEFEO, 1904a 1904b 15 1905 1906a juillet, Lam-Diên. -Auguste -indochinoise, "Monographie "La "Étude "Les VI, p. 1-16. légende p.Groupes 271-278. sur Chants les n° p. dedes 636-640. ethniques 899-928. coutumes 12, Pèn-Hu en Mans l'honneur 3 juin, d'après Cao-Lan", de etp.la la813-828 de langue Rivière-Claire", les l'ancêtre chants des et n.s. La-ti", Bôn-Vuong", sacrés II (1),des 190 J.-M. Boucher de Crèvecœur 1906b - "Monographie des Mans Chàm ou Lam-Diên", Revue indochinoise, p. 168-182 et p. 257-259. 1907 - "De certaines croyances relatives à la grossesse chez les divers groupes ethniques du Tonkin", BEFEO, VII, p. 107-110. 1908a - "Monographie des Mans Dai-Bân, Cô'c ou Siïng", Revue indochinoise, p. 877-901 et p. 33-62, 1908b - "Étude sur les coutumes et la langue des Lolo et des La-Qua du Haut-Tonkin", BEFEO, VIII, p. 531-644. 1919 - Ethnographie indochinoise, Hanoï/Haïphong, Imprimerie d'Extrême-Orient, Gouvernement Général de l'Indochine. Condominas, Georges 1957 - Nous avons mangé la forêt de la Pierre-Génie Gôo (Hii saa Brii Mau-Yaang Gôo). Chronique de SarLuk, village Mnong Gar (Tribu Proto-Indochinoise des hauts plateaux du Vietnam central), Paris, Mercure de France (rééd. 1974, 1983). 1965 - L'Exotique est quotidien. Sar Luk, Vietnam central, Paris, Pion, 'Terre Humaine", (rééd. 1977). DUPLAY, Philippe et PEDRONCINI, Guy (dir.) 1992 - Leclerc et l'Indochine. 1945-1947. Quand se noua le destin d'un empire, Paris, Albin Michel. HUARD, Paul 1938 - "Les Mnong (Contribution à l'étude des groupes ethniques du nœud des trois frontières: Annam, Cochinchine, Cambodge)", Travaux de l'institut anatomique de l'École supérieure de médecine de l'Indochine (Section anthropologique), III, p. 261-268. Huard, Paul et Maurice, Albert Marie 1939 - "Les Mnong du plateau central indochinois (lre série)", Institut indochinois pour l'étude de l'Homme (IIEH), 2(1), p. 27-148. Kemlin, Emile 1999 - Les Reungao. Rites agraires, songes et alliances. Une société proto-indochinoise du Vietnam au début du XXe siècle, suivi de "Au Pays Jaraï" (1909) et de L'Immigration annamite en pays n° 11, (lre Moi éd.(1925), 1909-17). Paris, EFEO, "Réimpressions", Le Roux, Pierre 1996 - "Avec ou sans trait d'union. Note sur le terme 'Indo-Chine'", Cahiers des Sciences Humaines, 32 (3), p. 511-530. 1997 - "Le 'Maitre' de l'Indochine. . . À propos d'Henri Maitre, explorateur français du début de ce siècle, auteur de Les Jungles Moï\ Acta Geographica, 1997/11, n° 110 (n° 1485), p. 39-61. Présentation par Pierre Le Roux 191 Maître, Henri 1912 -Les Régions moi du Sud indochinois, Paris, Pion, 1909 et de Les Jungles Moi, Paris, Larose (rééd. en cours, Paris, SevenOrients). Martel, André 1998 - Leclerc. Le soldat et le politique, Paris, Albin Michel. Maurice, Albert Marie 1939 - "Recherches sur les Mnong (2e série)", Travaux de l'institut anatomique de l'École supérieure de médecine de l'Indochine (Section anthropologique), 6, p. 1-20. 1993- Les Mnong des hauts plateaux (Centre-Vietnam), tome I, La vie matérielle, tome II, Vie sociale et coutumière, Paris, L'Harmattan, "Recherches asiatiques". 192 J.-M, Boucher de Crèvecœur Note de la rédaction Le lecteur trouvera réimprimé ci-après uniquement le premier des trois articles évoqués dans la présentation de Pierre Le Roux, à savoir "Les Biats du Haut-Chlong". Les deux autres articles sont en effet essentiellement consacrés à l'intervention française ("pénétration" et "œuvre" françaises, pour reprendre les mots clés des titres) et ne contiennent que très peu d'aperçus purement ethnographiques. Aussi nous a-t-il semblé préférable, notamment au regard de la teneur et de l'approche des deux études consacrées dans ce numéro à des ethnies géographiquement proches des Biat, de ne retenir que l'article où Boucher de Crèvecœur faisait le plus évidemment œuvre de précurseur. Il va de soi que ce choix, dont nous assumons pleinement la partialité, ne prétend en rien mettre en doute l'intérêt présenté par les deux autres articles, intérêt que Pierre Le Roux a clairement défini ci-dessus et auquel il faut ajouter l'importance qu'ils peuvent offrir du point de vue historique (ne serait-ce que pour une analyse critique de l'œuvre coloniale) ou encore du point de vue de l'étude des relations interethniques et des questions d'acculturation.