BRUMAL
Revista de Investigación sobre lo Fantástico
Research Journal on the Fantastic
DOI: https://doi.org/10.5565/rev/brumal.587
Vol. VII, n.º 2 (otoño/autumn 2019), pp. 205-227, ISSN: 2014-7910
DÉCOR ET DÉDOUBLEMENT FANTASTIQUES.
UNE SACRÉE GARCE ET L’HOMME ET LE SERPENT
D’AMBROSE BIERCE.
Raquel ÁlvaRez-ÁlvaRez
Universidad Nacional de Educación a Distancia (UNED)
raquelalvarez1789@yahoo.fr
Recibido : 19-02-2019
Aceptado : 24-09-2019
Résumé
Le monstre intérieur est l’une des plus terribles menaces dans le récit fantastique. Il
arrive que face à l’irruption de l’impossible, les personnages doivent lutter contre l’inconnu le plus létal qui soit: eux-mêmes. Il est question dans cet article des mécanismes
de la peur et des étapes enclenchées par ce fantastique tourné vers le Moi. Le surnaturel a besoin d’une fissure dans laquelle se faufiler. Chez Bierce, c’est la fragilité psychologique -en particulier la culpabilité à forte résonnance chrétienne ou crainte du sacréqui rend vulnérable et réceptif au surnaturel et à la terreur. Cet état a pour faculté de
transformer un décor neutre en un environnement angoissant et menaçant non sans en
exploiter son potentiel sinistre, telle une projection extérieure de la faute intérieure
torturant les personnages. S’enclenche alors une lutte interne chez ces derniers, établissant un décor psychologique propice à l’irruption du surnaturel renforcé par des
références aux superstitions et peurs ancestrales auxquelles n’échappent pas les héros
des deux contes. Les personnages succombent à la terreur sacrée ou numen (primitif)
de Rudolf Otto, une variante de la terreur cosmique lovecraftienne. Entre alors en jeu
la perturbation des sens. La suggestion enveloppe les personnages, augmente leur angoisse et la sensation d’enfermement sur eux-mêmes. Ils perdent pied et prennent à la
fois conscience du danger de mort et de leur impuissance qui les condamne à une mort
inéluctable. L’enfermement mental culmine par l’enfermement physique au moyen
d’une mise en abyme stylistique. Paralysés, les personnages s’engagent dans une lutte
interne qui aboutit à l’irruption du double, le seul recours trouvé par leurs esprits perturbés pour affronter l’impossible. Mais ils deviennent « étrangers vis-à-vis d’eux-mêmes » et par conséquent leurs propres bourreaux respectifs. Ce dédoublement déclen-
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che des doutes angoissants sur leur propre identité, laquelle se révèle sous un aspect
méconnu jusqu’alors. L’inconnu, le danger, ce sont eux. Ils se retrouvent enfermés «en»
et «par» eux-mêmes. Ils sont donc condamnés, car nul ne peut échapper à soi-même.
mots clés: Fantastique intérieur Numen Double Fascination Enfermement Aliénation
R
La peur, élément central du fantastique, a toujours intrigué quant à sa
nature et à son fonctionnement: comment la définir exactement? Comment et
grâce à quels éléments se déclenche-t-elle?
Maupassant lui a consacré deux contes ; bien avant Lovecraft, l’auteur
en était parvenu à la conclusion que:
La peur (et les hommes les plus hardis peuvent avoir peur), c’est quelque chose
d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un
spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse. Mais cela n’a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque,
ni devant la mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril: cela
a lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences mystérieuses en face de risques vagues (1882).
Ainsi la «vraie» peur est celle que l’on rencontre non pas «devant les
formes connues du péril» mais face au flou, à une présence non identifiable
qui pénètre dans notre esprit à travers une faille, laquelle représente une
porte d’accès au surnaturel. Ce «risque vague», cet inconnu avait paradoxalement un visage pour Maupassant, pour qui la peur la plus terrible de
toutes était le double, «cet autre terrible qui (...) nous expulse de nousmêmes» (Schneider, 1985: 281). Il existe en effet deux sortes d’inconnu. La
première est l’inconnu de l’extérieur tels que le monstre, la bête, les spectres
et assimilés, mais également l’espace et autres lieux inexplorés, les objets, les
humains parfois même. La liste n’est pas exhaustive. Lorsque les personnages sont confrontés à cet inconnu-là, ils s’accrochent alors au seul élément
rassurant car sauf et non contaminé par le surnaturel: eux-mêmes. Lorsque
l’impossible fait irruption, leur raison est remise en cause mais le combat
reste, sinon équitable, envisageable. S’engage alors la lutte entre l’inconnu
du dehors -l’étranger- et le Moi.
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Décor et dédoublement fantastiques. Une Sacrée garce et L’Home et le serpent d’Ambrose Bierce
C’est dire le trouble lorsqu’ils se trouvent face à face avec la seconde
forme d’inconnu. Quelle attitude adopter lorsqu’il n’y a vraisemblablement
pas de danger externe, mais que «le spasme affreux» est causé par ce monstre
intérieur, inconnu jusqu’alors, tapi au fond du Moi...? Comment peut-on envisager de lutter contre un élément invisible et vague qui trouble la perception
du monde réel et notre propre identité? Devenus étrangers à eux-mêmes,
pour reprendre l’expression de Louis Vax, les personnages n’ont d’autre choix
que de lutter contre le plus létal inconnu qui soit: eux-mêmes. Or, comment
peut-on espérer échapper à soi-même?
Cet article se penche sur cette seconde forme d’inconnu. Il vise à explorer
les mécanismes enclenchés dans le processus de création et d’installation de la
peur, ainsi qu’à étudier les étapes de sa progression qui culminent jusqu’à la
terreur puis la mort, lorsque le danger provient du Moi et que l’étrange ou le
surnaturel fait son irruption en l’absence d’élément inconnu externe. Nous
avons ici affaire à la thématique de l’aliénation et du double, cette part du fantastique mental non pas tourné vers l’extérieur, mais vers l’intérieur, lorsque la
peur se trouve «dans» et est créée exclusivement «par» soi-même.
Pour ce faire, nous avons choisi comme base d’étude deux contes d’Ambrose Bierce: Une Sacrée garce (1882) et L’Homme et le serpent (1890). Nous nous
pencherons d’abord sur les personnages, plus concrètement sur leurs bagages
psychologiques respectifs, ainsi que sur les éléments du réel qui les entourent.
L’ensemble est utilisé par Bierce comme fondement nécessaire au conditionnement de ses personnages. Ainsi prédisposés, ces derniers ne peuvent échapper
à la tentation de la suggestion, dont nous tâcherons de détailler les manifestations. Enfin, dernière étape dans la progression de la peur intérieure, nous analyserons par quels procédés le piège se referme et emprisonne les personnages
en entraînant notamment un dédoublement qui les achève définitivement.
les décoRs appRopRiés1
Pour que le surnaturel «existe», il faut une fissure, une «déchirure» (Caillois, 1966: 8) dans laquelle il puisse se faufiler, ni trop grande, ni trop étroite.
Une manifestation de cette faille réside dans la fragilité psychologique dont
1 Décor est au pluriel car il est ici utilisé au sens large et interprétatif. Il s’agit d’englober tout ce qui entoure l’être à la fois matériellement (le décor au sens propre) et psychologiquement (présentant l’état d’esprit
du héros comme une sorte de « décor interne » dans lequel ce dernier se meut). Notre titre est bien évidemment une allusion au conte éponyme de Bierce (inclus dans notre ouvrage de référence) dans lequel on retrouve d’ailleurs les notions décrites dans cet article: culpabilité et orgueil, châtiment et superstitions.
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Bierce dote ses personnages, ce qui permet de les affaiblir suffisamment pour
les rendre réceptifs à l’irruption de l’impossible. Cette fissure s’exprime dans
ces deux contes sous la forme d’un sentiment de culpabilité teinté de références
chrétiennes émergeant peu à peu chez les personnages dans un cadre qui éveille
en eux cette part inconnue d’inconscient collectif qui sommeille en chacun de
nous, si propice à l’irruption de l’étrange ou de l’impossible.
L’idée de culpabilité que l’on retrouve chez l’auteur dans d’autres contes
est de nature religieuse. Dans Une Sacrée garce (Bierce, 1991: 83-106)2 on pense
tout d’abord à la profanation qui sous-entend l’idée de péché. C’est d’ailleurs
plus qu’un sous-entendu puisque le héros a conscience de son acte et essaye de
se justifier en se répétant à lui-même que la défunte était, justement, une « sacrée garce », comme pour se désengager de la gravité de son acte en essayant
ainsi de dévier l’opprobre (et donc le sentiment de culpabilité) vers cette dernière. Conscient, donc, de la gravité de son acte, le héros devient vulnérable
psychologiquement, cherchant même à éviter une profanation majeure (en
creusant autour pour ne pas abîmer le cercueil). La répétition du mot «profanation» dresse une épée de Damoclès au-dessus du personnage alourdissant ainsi
l’atmosphère. Dans ce même ordre d’idées, sur le plan stylistique, on notera
l’imposant «Inévitable» (en lettre majuscule, personnifiant le châtiment craint et
imminent). Le personnage sait qu’il commet quelque chose de réprimable, ce
qui le conditionne et établit un terrain propice à l’apparition du surnaturel. En
effet, un «cerveau troublé par ce genre de sentiments» est propice à l’irruption
du fantastique, celui des «fantômes intérieurs» (Sangsue, 2011: 36). Louis Vax
désigne également la culpabilité comme composante essentielle du fantastique
—parmi l’un de ses exemples Halpin Frayser— non pas pour s’en repentir mais
pour que l’auteur profite du sentiment de remords et du châtiment inéluctable.
Pas besoin non plus de détails, car la culpabilité existe à l’état pur (Vax, 1965:
227-228). En effet, ce qui compte dans le récit fantastique, ce qu’il faut laisser
dans l’ombre au risque d’angoisser davantage le héros et le lecteur, c’est le
«pourquoi» (ses causes), pour ne se concentrer que sur les effets (la peur).
Pourtant, dans ce conte, la «vraie» culpabilité est antérieure à la profanation et le lecteur le comprend grâce au procédé de flashback. Le héros s’en
veut d’avoir cédé à l’appât du gain (le péché d’avidité, d’ailleurs mentionné
[Bierce, 1991: 95]) et d’avoir abandonné Mary, ce qui entraîna —ou en tout cas
ne permit pas d’éviter— la supposée mort de cette dernière, la défunte profanée étant progressivement assimilée à Mary dans l’esprit du héros et du lec2 Le titre original est A Holy Terror (1882). Une Sacrée garce est le titre choisi par Jacques Papy. On trouve ce conte sous le titre Messaline des montagnes dans d’autres versions.
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Décor et dédoublement fantastiques. Une Sacrée garce et L’Home et le serpent d’Ambrose Bierce
teur. De cette manière la vengeance du mort porte un nom et n’en devient que
plus terrorisante. La culpabilité et le conditionnement que celle-là engendre
chez le héros sont très pesants dans ce conte, et représentent la fissure indispensable pour que s’y faufilent la peur, puis l’étrange.
Cette réflexion sur le poids de la faute et de la crainte intrinsèques à la
religion chrétienne se présente subtilement au lecteur dès le titre, à condition
toutefois que ce dernier soit de langue anglaise3 ou qu’il ait entre les mains la
version de Jacques Papy. Subtilement, disons-nous, car il faut rappeler que
dans ces deux langues, ces deux expressions renvoient de prime abord à
l’image d’un personnage détestable. Mais l’autre sens de holy/sacré(e), en
réalité le seul qui permette l’irruption de l’étrange par la voie de la terreur,
s’installe patiemment et insidieusement dans l’esprit du personnage. Avant
que l’acception littérale du titre -la terreur sacrée- prenne véritablement tout
son sens et accable Doman, nous sommes incités à penser à Scarry, une femme
défigurée et effrayante (son surnom est bien évidemment un mot-valise formé
de scar et de scary) et à faire le rapprochement avec la volage Mary Matthews.
Mais assez vite, grâce au décor -auquel se joignent la profanation et l’histoire
personnelle du personnage-, la crainte du sacré et l’existence d’une entité supérieure qui existe hors de soi (le numineux) sont suggérées. Doman est frappé par le mysterium tremendum (nous verrons plus loin à quel moment précisément), non pas par sa variante dévote, mais par celle qui, plus sombre, enferme
celui qui la ressent dans un sentiment de terreur aux relents de sorcellerie: «El
tremendo misterio puede ser sentido de varias maneras. Puede penetrar con
suave flujo de ánimo, en la forma del sentimiento sosegado de la devoción
absorta. (...) Se presenta en formas feroces y demoníacas. Puede hundir al
alma en horrores y espantos casi brujescos». (Otto, 2016: 59)
Le sentiment de profanation et la culpabilité postérieure constituent la
condition indispensable à l’expérience numineuse de Doman.4 Cette dernière
est en fait une authentique et effroyable expérience de fantastique intérieur,5
celle d’une terreur sacrée qui reste «bloquée» au stade de numen primitif et ne
peut atteindre le stade supérieur du numen, autrement plus positif selon Otto,
mais inintéressant en matière fantastique.
Dans L’Homme et le serpent (Bierce, 1991: 71-82), la notion de culpabilité se
dissimule de manière très subtile dans l’évocation d’un geste ou d’une parole
3 Cf. note de bas de page 2.
4 «Il [le numineux] ne peut être envisagé que si certaines conditions sont remplies... des conditions et
non des causes» (Elias, 2005: 74).
5 Bessière cite et interprète Gabriel Germain: «Le sacré, en devenant profane, aboutit au fantastique» (Bessière, 1974: 50). Dans Une Sacrée garce, il s’agit de la profanation d’un lieu saint.
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inaccomplis ou malencontreux, lorsque le héros croit reconnaître dans les yeux
du serpent ceux de «sa mère morte» (Bierce, 1991: 79). Le chant de Memnon, soit
le chant d’un mort revenant à la vie tous les matins pour saluer sa mère (Letronne, 1833: 294 et 359) vient défendre la plausibilité de cette hypothèse.
Par ailleurs, ce conte s’inscrit également dans la thématique chrétienne6
axée ici sur le péché d’orgueil. Ainsi la peur est-elle vécue par le héros comme
une honte, l’orgueil primant sur la possibilité de se sauver (fuir mais aussi
avoir la vie sauve) et précipite finalement le héros vers la fatale issue. Le protagoniste est même en colère, démesurément révolté par «l’absurdité» de la
situation, et la présence «superflue, déplacée, impertinente» du serpent, dont
il répugne à partager l’air (Bierce, 1991: 76).
Dans les deux récits, les héros, en laissant s’échapper leur sentiment de
culpabilité et leur malaise psychologique transforment un décor neutre et objectivement inoffensif en un décor angoissant:7 tout autour d’eux devient
étrange ou surnaturel et finalement cause leur mort. Doman «voit» ainsi progressivement la morte devenir un «assassin» qui se transforme en Mary, et
l’orgueil démesuré de Brayton est vaincu par un objet inanimé non identifié
qui le paralyse. Leur état d’esprit fragile et perturbé transforme leur environnement en menace, telle une projection extérieure de la faute intérieure qui
torture les personnages.
Parlons maintenant du décor «réel» ou objectif. Dans Une Sacrée garce,
la scène est celle de la désolation (Bierce, 1991: 83-85): un village abandonné qui souffle au lecteur l’idée de spectres dans un décor aux allures passées
de conquête de l’Ouest et de ruée vers l’or... Ce village fantôme contraste
brillamment avec la vie dont le lieu débordait il y a un an à peine et conditionne le lecteur dans un décor scénique et mental empreint de négativité.
Or ce malaise est une fenêtre ouverte à l’étrange. Le champ lexical reflète
cette opposition. Dans le chapitre I, la mutilation et la désolation contrastent
fortement avec la splendeur du temps passé. La vie semble y avoir été fauchée brutalement, comme en témoignent les vestiges humains présents de-ci
de-là (comme les bottes), laissant place à un souvenir vaporeux qui ne fait
qu’accentuer l’absence des vivants remplacés par des fantômes. Mais la notion de négativité s’élargit même à l’évocation de ladite splendeur d’antan,
6 La thématique sous-jacente religieuse est très présente dans l’œuvre de Bierce, envers laquelle il
exerce une critique acérée -ces deux contes n’y échappent pas-, sans doute produit de son éducation très
puritaine (Bozzetto, 1998: 47).
7 Selon Vax, la projection de sentiments ainsi que la peur qui naît du subjectif crée un décor angoissant
qui ne sera tel que parce que le héros y projette ses peurs (sinon, le décor demeure objectif) (Vax, 1965:
20 et 196).
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Décor et dédoublement fantastiques. Une Sacrée garce et L’Home et le serpent d’Ambrose Bierce
entachée par la révélation des origines troubles qui amenèrent la prospérité
du site (Bierce, 1991: 84).
Bien sûr, le cimetière comme lieu de l’action est évocateur, renforcé par le
moment de l’action, le crépuscule (Bierce, 1991: 95). Il est entouré de symboles
sinistres. L’arbre foudroyé, porteur de la symbolique de punition divine, la
foudre étant associée à la colère incontrôlée des Dieux, ou bien encore le corbeau, renvoyant aussi à l’imaginaire de mort, de mauvais présage et de sorcellerie,8 tout comme le rat, le coyote, le hibou, et les objets de mort (la corde).
L’Homme et le serpent a pour décor la chambre, place symbolique et «sacrée» par excellence, lieu d’intimité, mais aussi illusoire garante traditionnelle de
sécurité dans le récit fantastique. Ce cadre accentue la condition d’enfermement
et par conséquent l’effet d’angoisse. Il apporte ainsi les conditions favorables à
l’irruption du surnaturel en agissant comme une sorte de mise en abyme,
puisque la chambre retient le personnage, ce dernier étant lui-même prisonnier
de son esprit torturé (un point sur lequel nous reviendrons ultérieurement).
À noter aussi que le danger provient d’un lieu bien particulier —sous
le lit—, ce qui condamne ce personnage orgueilleux et imbu de lui-même à
subir les plus simples et puériles terreurs de l’enfance. Ce n’est là qu’un autre
moyen de le déstabiliser en lui faisant perdre son identité, comme nous le
verrons plus loin également.
De ces décors émane une atmosphère propice au développement d’un
trouble intérieur chez le héros. Dans Une Sacrée garce, le lecteur pénètre peu à
peu dans un univers sombre et inquiétant, grâce notamment au champ lexical
de la mort, de la chaleur et du feu rappelant l’enfer et donc le diable: «lugubre», «nuit», «cercueil», «ardeur», «fiévreuse» (Bierce, 1991: 95). La source
de lumière est ténue (celle d’une chandelle ou de la lune) et donc propice aux
ombres et à l’occulte. La lune, d’ailleurs, symbole féminin mais aussi associé à
l’au-delà et au monde de la sorcellerie renvoie à l’interdit et aux femmes, autrement dit au corps dans la bière, puis par association à Mary Matthews.
Dans l’esprit du personnage, ils vont ainsi se confondre. Quant au second récit, d’emblée l’épigraphe («l’œil du serpent») et la dérision postérieure du héros nous situent dans un environnement d’ésotérisme et de croyances populaires. Brayton s’abandonne malgré lui aux superstitions qu’il raillait au début
du chapitre, se montrant sceptique et méprisant vis-à-vis des théories décrites
dans l’œuvre fictive de Morryster «Les Merveilles de la Science» (Bierce, 1991:
71). Le dernier chapitre, celui où il succombe, fait écho au premier.
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Cf. ci-dessous nos commentaires sur les références au Moyen-Âge dans Une Sacrée garce.
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Scepticisme chez Brayton, indifférence chez Doman; autant de traits de
caractère qui contribuent à construire un décor psychologique, l’une des clés
de la vraisemblance biercienne autorisant justement l’irruption du surnaturel.
Ainsi le rationnel Brayton est vaincu moralement et physiquement par une
vision dont il ne perçoit le danger que progressivement, précisément parce
qu’il est aveuglé par son scepticisme. Son trouble moral et physique croissant
contraste avec la quiétude incompréhensible de la bête.
En effet, le fantastique, rappelons-nous, naît avec l’irruption de la raison et s’accompagne a fortiori du rejet des croyances superstitieuses. L’homme
se retrouve seul dans ce nouveau décor (la réalité sans Dieu), isolé des
croyances qui le maintenaient lié à sa communauté. C’est ce qui arrive à
Brayton, qui se trouve doublement isolé —à la fois dans une maison loin des
villageois et dans une chambre à l’écart des habitants de la maison—, mais
aussi à Doman qui se retrouve quant à lui écarté du monde des vivants. Dans
ce nouveau décor, les symboles perdurent et deviennent des signes autrement
inquiétants.9 Ainsi le serpent, soit le Diable dans L’Homme et le serpent, mais
aussi le corbeau ou le cercueil placé à l’envers dans Une Sacrée garce, par
exemple. Selon Bessière, «ce jeu paradoxal de la croyance et de l’incrédulité a
valeur de description psychologique: il correspond au jeu des déterminations
communautaires du comportement et de l’inconscient individuels, dont le
personnage découvre qu’il ne peut se défaire» (1974: 228). C’est précisément
ce qui cause le délire des personnages et surtout leur mort.
Alors justement, nous avons parlé de sorcellerie et devons maintenant
étendre notre vision au Moyen âge, bien que de prime abord ce ne soit pas un
réflexe lorsque l’on évoque Ambrose Bierce. Pourtant, la thématique est présente en filigrane, notamment dans Une Sacrée garce. Voyons quelques exemples.
D’abord, le nom de la ville —Hurdy Gurdy— qui renvoie à un instrument de
l’époque (la vielle à roue) que l’on retrouve d’ailleurs dans Le Jardin des Délices
de Jérôme Bosch (panneau de L’Enfer). Plus subtile, la référence à l’enterrement
face contre terre. Au Moyen âge, dans certaines contrées européennes, ce rite
permettait aux vivants de conjurer le mauvais sort et d’empêcher le retour sur
Terre des défunts transformés en créatures infernales. Les morts quant à eux
expiaient leurs péchés ou ceux de leur famille (Lecouteux, 2009: 103). Certes,
dans le cas présent, la morte n’a ni été enterrée face contre sol à l’intérieur de
son cercueil (comme dans le rituel cité, puisque c’est bien le cercueil qui est
9 Irène Bessière parle de «symbole sacré». Nous adoptons une acception plus large, celle d’un symbole renvoyant à la croyance et à la crainte du sacré, du religieux, et renvoyant à l’univers des superstitions
(Bessière, 1974: 227).
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Décor et dédoublement fantastiques. Une Sacrée garce et L’Home et le serpent d’Ambrose Bierce
«face contre terre»), ni subi ce destin de manière volontaire. Toutefois la coïncidence n’en demeure pas moins notable, d’autant plus que l’auteur indique bien
que c’est Scarry qui a été «ensevelie face contre terre» (Bierce, 1991: 97).
Quel est l’intérêt de cette référence à un rituel ancien —et Européen, de
surcroît— ici? Elle témoigne de la construction de l’imaginaire collectif humain
sur des peurs ancestrales. Ces dernières réussissent à traverser les frontières
physiques et temporelles instillées aux hommes par leurs ascendants, et parviennent ainsi à se loger dans l’inconscient de chacun d’entre nous, alors que
leur origine se perd au fil des transmissions. C’est une variante de la «terreur
cosmique» de Lovecraft, cet héritage des peurs ancestrales ancré en chacun de
nous, prêt à faire surface pour peu que le décor et la condition mentale soient
appropriés, car pour reprendre les termes de Bessière, on ne peut s’en défaire.
Cette peur, Rudolf Otto la nomme « primitive », et la rattache à la terreur de nos
ancêtres vis-à-vis des fantômes, spectres et autres entités démoniaques. Ici, c’est
en quelque sorte comme s’il s’agissait de l’expérimentation du numen primitif
(Otto, 2016: 64-64 et 143-144), qui est finalement le stade du numen dans lequel
Doman reste bloqué. Une peur que Maupassant décrit également dans deux de
ses contes intitulés, justement, La Peur: «La vraie peur, c’est quelque chose
comme une réminiscence des terreurs fantastiques d’autrefois» (1882). De
même: «on n’éprouve vraiment l’affreuse convulsion de l’âme, qui s’appelle
l’épouvante, que lorsque se mêle à la peur un peu de la terreur superstitieuse
des siècles passés» (1884). Imprimée dans l’inconscient collectif, la peur est un
héritage inscrit malgré nous dans nos gènes. Elle s’avère par conséquent un
conditionnement insidieux à l’émergence de la peur dans le récit fantastique.
C’est ce dont nous parlent Maupassant et les autres: une peur inéluctable car
sournoise, complice du temps, rendant inidentifiable le danger et donc vulnérables les héros qui demeurent assujettis à l’irruption de l’impossible.
Pis encore, l’imaginaire collectif est avant tout individuel. En effet, la terreur suscitée est intime, en particulier celle liée à l’inconnu (Otto, 2016: 61), c’est
pourquoi il faut la rapprocher des notions de folie et de délire. C’est bien cela
que Bierce exploite ici. Le héros ne connaît pas ce rite, mais il sait que «c’est
mal», pour ainsi dire. Et sinon, il est perçu comme un signe évident de mauvais
augure et crée un malaise intérieur instinctif. La peur ancestrale est insidieuse
et floue10 mais ses conséquences sont bien réelles pour les personnages.
Cette expérience en solitaire de l’étrange et du surnaturel, ce fantastique
vécu uniquement dans l’esprit du héros représente une variante du thème du
10 «La chose indéfinissable et invisible, mais qui pèse, qui est présente, qui tue et qui nuit». Caillois
pense notamment à Bierce (Caillois, 1966: 20).
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contrat diabolique pour Bessière, l’illusion ou le délire étant une sorte de contrepartie du sortilège moyenâgeux dans un monde rationnel: «le thème de l’illusion subjective apparaît comme la laïcisation du faux-sortilège, inséparable de
celle du contrat diabolique» (1974: 83). Ici, si l’on ne peut vraisemblablement
pas parler de «pacte», les symboles subsistent et nous autorisent tout au moins
à opter pour une empreinte diabolique en filigrane. Celle-ci est également présente dans L’Homme et le serpent sous la forme d’un sortilège ou d’un enchantement (envoûtement diabolique de la bête), comme évoqué précédemment.
L’alliance de ces décors externe et intérieur constituent le conditionnement nécessaire des personnages principaux qui sont tous deux soumis à la
plus absolue solitude pour affronter un ennemi redoutable. La «fissure» est
désormais ouverte. Le surnaturel s’immisce subtilement par les sens et par
des recours stylistiques mettant à mal la lucidité des héros.
la suggestion, cRéatRice de peuR et de suRnatuRel
Ainsi conditionné, le moment clé qui transforme les éléments du décor
en danger mortel chez Doman est le choc ou la surprise: «Scarry avait été ensevelie face contre terre», une circonstance qui a eu pour conséquence de provoquer un face-à-face inattendu et terrifiant au cours de la profanation ; il est vrai
que «quand la terreur et l’absurdité font alliance, l’effet est effroyable» (Bierce,
1991: 97). À partir de ce moment-là, tous les sens vitaux du personnage sont
perturbés. On évoque le froid, la respiration, l’immobilité. Doman meurt même
pendant quelques secondes («il ne lui manquait qu’un cercueil pour être mort»
[Bierce, 1991: 98]) et se retrouve donc immobilisé, figé. Il est par ailleurs privé de
parole. Il ne peut pas crier et ne peut donc pas faire appel à une aide extérieure
(de toute manière illusoire). Pendant ce temps, ses autres sens sont sollicités et
rendent son environnement menaçant. Le hibou pour la vision, le saccophore et
le coyote pour l’ouïe, ou bien encore l’odeur de mort semblant provenir de nulle
part (Bierce, 1991: 98-99). Pis encore, car cela relève du surnaturel, la source de
sa peur disparaît sous ses yeux comme le soleil qui, quand on le fixe, «finit par
nous paraître noir, puis s’évanouit» (Bierce, 1991: 98). Privé de la vue, il ne peut
identifier le danger et donc se défendre. Il se trouve à la merci de celui qu’il
perçoit déjà comme son «assassin» (Bierce, 1991: 99) lequel se dresse d’ailleurs
devant lui, vertical. En adaptant l’exemple de Jentsch cité par Freud dans L’Inquiétante étrangeté, évoquant le cas où l’on «doute qu’un être apparemment vivant ait une âme ou bien à l’inverse, si un objet non vivant n’aurait pas par ha-
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Décor et dédoublement fantastiques. Une Sacrée garce et L’Home et le serpent d’Ambrose Bierce
sard une âme» (Freud, 1985: 224), Doman succombe au sentiment d’étrangeté
qui l’inonde à travers le canal des sens, en particulier la vision, dont il ne peut
se fier désormais car ils lui font expérimenter l’impossible.
Après la surprise, le surnaturel affleure à nouveau lorsque le héros
«voit le corps livide de la morte» (Bierce, 1991: 99). Les spéculations de son
esprit achèvent de transformer le décor en son propre tombeau: ainsi la bière
qui bouge, cet «assassin» qui semble vouloir entamer une lutte contre lui. Par
une association d’idées («un processus mystérieux» [Bierce, 1991: 100]) la description du cadavre renvoie à l’image de Mary Matthews, une révélation
d’ordre psychologique qui finit de l’achever lors du face-à-face final. La suggestion laisse ainsi place à l’horreur, déjà annoncée par le nom de la défunte,
Scarry. Spéculations et association d’idées sont suscitées par son histoire personnelle. «L’imagination suppléait aux défaillances de sa mémoire» (Bierce,
1991: 100), car le surnaturel est intérieur, individuel, subjectif et relève du domaine de la folie et du délire. Le héros meurt de peur, vaincu par ses démons. Il s’est révélé être son pire ennemi. La révélation finale sur le destin de
la vraie Mary Matthews le confirme d’ailleurs. Finalement, le diable, d’une
certaine manière, a gagné la partie, même s’il est quelque peu différent de
celui des croyances populaires d’antan, faisant de Doman la victime d’une
forme d’envoûtement bien plus létale que celle des sorcières et démons moyenâgeux: l’auto-ensorcellement.
Dans L’Homme et le serpent, le rôle de la vue est primordial. Les «deux
points lumineux» deviennent peu à peu menaçants et maléfiques. La peur, progressive, reste concentrée et trouve exclusivement son origine dans les yeux du
serpent, ces «étincelles électriques émettant des aiguilles électriques» (Bierce,
1991: 78) qui deviennent finalement deux soleils aveuglants, impitoyables, malins. Des soleils aveuglants, comme pour Doman, qui ici aussi empêchent le
héros de voir le danger (le corps du reptile), et le rendent par conséquent vulnérable. Autre contraste qui touche pour ainsi dire la bête uniquement: celui
qui oppose la brillance de ses yeux et l’ombre dans laquelle se trouve le reste
de son corps (le serpent qui guette sous le lit est sur «une flaque d’ombre») le
rendant encore plus mystérieux et inquiétant car insaisissable. De même, le
contraste antinaturel entre l’immobilité du corps et la métamorphose inquiétante des yeux est saisissante et ne fait qu’accentuer le climat d’angoisse.11
11 L’immobilité et le silence produisent toujours un effet terrible dans le récit fantastique et contribuent à intensifier le climat de peur chez les personnages. Ainsi, l’immobilisme du serpent se retrouve
d’une certaine manière dans Une Sacrée garce sous la forme d’un immobilisme «sonore» (la désolation
du lieu et la solitude du vivant parmi les morts et les fantômes).
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Ici aussi, le héros est trompé par l’ensemble de ses sens. Loin d’être
fiables, ceux-ci sont créateurs de fantastique, car soumis à la fragilité psychologique des personnages de Bierce. Autres que la vue, signalons pour l’ouïe le
rôle du tambour, le symbole d’une justice militaire parfois expéditive (donc
négative), qui pourtant se transforme ici en une musique empreinte de «douceur», bien que Brayton ne soit pas dupe (cette douceur est «inconcevable» [Bierce, 1991: 78]). Il comprend en effet qu’il reçoit l’annonce de sa
mort. Dans ce même ordre d’idées, la harpe éolienne et le chant légendaire de
la statue de Memnon, dont nous avons déjà parlé, ce chant plaintif du mort,
transportent le personnage dans le passé, dans l’imaginaire d’un pays associé
à la magie et au monde des morts: l’Égypte. Ainsi voit-il un paysage fantastique, qu’ironiquement Bierce nomme «paysage enchanteur» (Bierce, 1991:
79), jouant avec la polysémie du vocable enchanteur.12
Autre sens important, synonyme d’impuissance, Brayton se trouve lui
aussi privé de parole, ne pouvant émettre qu’un «gémissement» (Bierce, 1991:
78). En opposition au froid ressenti par Doman, c’est la chaleur des anneaux
du serpent qui envahit Brayton, ce que l’on doit rapprocher du Malin symbolisé par le serpent, et donc de l’Enfer. Quant à son corps, il est lui aussi paralysé et ne lui obéit plus.13
Plusieurs éléments favorisent la suggestion et installent un climat
d’étrangeté afin de susciter des soupçons d’abord chez le lecteur puis chez le
héros. Ainsi est suggéré le lien entre l’œil de serpent (mentionné dans le livre
du personnage) et les deux points lumineux situés à un pouce de distance l’un
de l’autre» (Bierce, 1991: 72). C’est donc un élément du réel (le livre) qui nourrit l’émergence de l’univers surnaturel dans la chambre (la créature fantastique). Le livre semble communiquer avec l’esprit du protagoniste pour le
guider dans ce montage fantasmagorique. Tout cela a une incidence sur le
protagoniste, lequel n’en a pas conscience au début. Ainsi, c’est l’esprit qui est
créateur de fantastique et qui prend au piège et enferme le héros. Paradoxalement (ou non), son esprit fermé (son scepticisme) a pour effet de multiplier les
effets néfastes du surnaturel.
Plus le héros scrute les yeux de la «chose», plus il observe un changement. On constate la même dynamique à chaque fois qui est loin d’être anodine. Il avance dans la lecture de son livre puis le repose pour observer ces
12 Un sens que nous devons bien évidemment comprendre au sens d’ensorceler, d’envoûter, d’hypnotiser ; ces effets respectent ceux de la version originale, enchanting landscape.
13 Nous nous attarderons plus loin sur l’hypnose et la fascination subies par le personnage pour en
dégager l’importance.
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Décor et dédoublement fantastiques. Une Sacrée garce et L’Home et le serpent d’Ambrose Bierce
«yeux» qui deviennent plus terrifiants et menaçants à chaque fois. C’est
comme si le livre, qui aborde cette même thématique (les serpents) était complice (mais on ne sait si de la bête ou du héros), comme lorsque «soudain un
passage du livre lui suggéra une idée qui le fit tressaillir» (Bierce, 1991: 72).
L’auteur opère ici une sorte de personnification du livre lequel agit comme un
être vivant. Le surnaturel advient dans la progression insidieuse du serpent
parallèlement à la lecture, comme si le serpent prenait vie grâce au livre, cet
indiscutable objet du réel. Ce processus de suggestion par la personnification
d’objets est redoutablement efficace est donc créateur de fantastique d’une
part —car il matérialise le serpent— et de terreur d’autre part puisqu’il fait
basculer le personnage de l’état de mépris et d’insouciance à celui de prise de
conscience de la nature maléfique et offensive de la bête. Cette évolution du
personnage se retrouve par exemple dans la négation particulière: «les yeux
n’étaient plus de simples points lumineux» (Bierce, 1991: 73).
Cette personnification des éléments environnants est systématique et
contribue à la construction mentale de la prise de conscience du danger, créatrice de surnaturel, et donc de peur. Outre celle du livre, la personnification du
serpent tout au long du récit, ou plutôt de ses yeux pernicieux dans lesquels
se concentre et d’où se déverse toute son emprise est la plus importante. Le
serpent est d’abord associé au Diable («regard mauvais», «expression maligne», «séduction»), jusqu’au moment où il «devient» sa mère. Le but est
alors atteint, c’est-à-dire culpabiliser Brayton ou en tous les cas lui causer un
choc émotionnel. L’esprit torturé est créateur de fantastique. Quoi de plus
terrorisant en effet que le retour d’un proche défunt blessé...? Les yeux du
reptile baissent en intensité et redeviennent des points brillants, mais toujours
empreints de malignité: «on eût dit que la bête, sûre de son triomphe, avait
décidé de renoncer à tout artifice séducteur» (Bierce, 1991: 79).
Malgré la chute biercienne destructrice de surnaturel, celui-ci reste une
option plausible. En effet, le personnage a bel et bien «vu» tout cela. Libre au
lecteur, autonome maître de l’histoire, de croire au sortilège. Quoi qu’il en
soit, la terreur et la mort causée par cette même terreur restent intactes. Nul
doute que chez nos deux héros, la peur, le délire et la lutte contre l’impossible
sont causés par le pire inconnu qui soit: eux-mêmes.
Dans Une Sacrée garce, on observe une personnification systématique
qui contribue elle aussi à alimenter une forte suggestion de mort. Ici encore,
c’est d’abord le lecteur qui est visé.
Ainsi par exemple, la personnification des cabanes: «émaciées», «lambeaux», «peau» sont autant de vocables pour s’y référer. Le village est une
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personne, il souffre même de famine. Pis encore, cette image forte empreinte
d’horreur: la vallée a été violée, puisque déchirée et entaillée par le pic et la
pelle (image phallique et de mutilation). Le terme mutilation est d’ailleurs
employé14 (Bierce, 1991: 85). Et de conclure: «[la vallée] n’était pas belle à
voir». Cette dernière phrase nous renvoyant, une fois encore, à Mary Matthews. Ce recours stylistique est une manière d’introduire assez tôt la mutilation subie par Mary. Ainsi, par le procédé de personnification, Bierce suggère
dans l’esprit du lecteur et du héros un décor visuel et stylistique de désolation
et de dégradation, c’est-à-dire de malheur et de péchés. Un dernier exemple
constitue celui de la personnification des arbres qui s’apparentent à des
hommes, ou plutôt à des cadavres, puisqu’ils sont «squelettiques», ce qui est
par ailleurs une transgression psychologique par dissociation, l’arbre étant
traditionnellement symbole de vie.
À ce stade, les héros sont désormais à cheval entre le monde réel et
«l’autre côté». Ils ont traversé «la faille» par le biais de leurs sens. Ces derniers, en transformant le monde autour d’eux, les ont transportés «ailleurs».
Après l’esprit, c’est le corps qui va céder à son tour et emprisonner définitivement les personnages, non sans auparavant avoir déclenché une lutte interne
sans issue contre le double.
le piège se RefeRme: enfeRmement et dédoublement
Nous avons mentionné que l’une des caractéristiques que partagent
nos deux protagonistes est leur confrontation en solitaire avec l’impossible.
C’est bien parce qu’ils se trouvent isolés du monde que l’étrange ou le surnaturel parvient à eux.15 Pas de témoins, donc pas de secours possible, ni de
«solidarité dans l’horreur» (pas de soulagement dû à l’effet de groupe). Doman et Brayton se retrouvent enfermés dans leur délire «par» et «dans» leurs
pensées jusqu’à l’isolement suprême: la mort.
Cet enfermement mental culmine lorsqu’il atteint la dernière étape de
la terreur en devenant physique. Dans Une Sacrée garce, le premier enfermement est créé par le personnage qui s’enferme dans son claim et qui s’isole
ainsi physiquement de l’extérieur. Symboliquement, il se coupe du monde,
croyant ainsi se protéger du danger extérieur. Or, il se condamne tragique14 Certes, pour parler d’une boîte à sardines... Mais le procédé maintient son but, c’est-à-dire le conditionnement du personnage.
15 «L’aventure fantastique est une aventure solitaire» (Vax, 1965: 207).
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Décor et dédoublement fantastiques. Une Sacrée garce et L’Home et le serpent d’Ambrose Bierce
ment puisqu’il apprendra à ses dépens que le péril est en lui. La notion d’enfermement physique est par ailleurs répétitive. En effet, le personnage est enfermé dans la terre, dans un trou (jusqu’au cou) avec pour seule compagnie
une morte dans son cercueil (d’ailleurs enfermée elle aussi). Ces enfermements se superposant les uns aux autres accentuent le sentiment d’angoisse
du personnage qui s’enfonce dans l’emprisonnement —tel Doman s’enfonçant dans la terre— et se condamne.
Cette mise en abyme stylistique est aussi présente dans L’Homme et le
serpent. Avant d’être sous l’emprise du reptile, on nous parle de la demeure où
il loge, située dans un «quartier obscur de la ville» et qui se maintient volontairement à distance des autres hommes.16 Isolé d’abord dans la demeure, puis
dans sa chambre, c’est Brayton corps et âme qui devient finalement «captif»
du serpent (Bierce, 1991: 79), se trouvant enfermé dans un corps qui ne lui
obéit plus. Au lieu de reculer et fuir (ce qu’il cherche pourtant à faire), la bête,
son «ennemi», exerce sur lui une attraction irréfrénable en agissant comme un
aimant. La scène est effroyable, car il est comme aspiré par le serpent. En plus
d’anéantir la maîtrise de son propre corps, on constate des effets sur le corps
lui-même qui «écume», éprouve des «convulsions violentes». Tout nous ramène à la dépossession de soi qui le fait déjà paraître moribond: «L’homme
était devenu pâle comme cendre» (Bierce, 1991: 78).
Le véritable ennemi de ce dernier, contrairement à ce qu’il croit, n’est
pas le serpent mais lui-même, car ce qu’il voit et subit contredit sa nature
sceptique. Dans la confrontation avec le surnaturel, la lucidité au vu de sa
condition de victime face à l’inconcevable amplifie sa déchéance et la rend
plus pathétique encore. Brayton se retrouve enfermé non seulement dans son
esprit devenu incontrôlable mais dans son corps, dont il perd également la
maîtrise, lequel devient ainsi une prison dont il ne peut échapper. Il devient
alors son propre bourreau. La soumission de la volonté ainsi que la non-maîtrise du corps sont des peurs ancestrales qui ressurgissent dans un moment de
peur et contribuent à cette idée selon laquelle nous sommes un inconnu pour
nous-mêmes, «cet Autre».
En effet, l’enfermement sur soi, paralysant mentalement et physiquement, entraîne une lutte interne chez le héros qui est en réalité la manifestation de l’irruption du double. Face à l’impossible, les personnages incrédules
(Brayton) ou indifférents (Doman) deviennent des inconnus pour eux-mêmes:
16 Notons par ailleurs que c’est bien la maison —et non ses habitants— qui agit ainsi. Il s’agit d’une
autre manifestation -à forte consonnance usherienne- de la personnification des éléments évoques plus
haut.
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«chez Bierce, l’aliénation est absolue» (Bozzetto, 1998: 43). Le personnage doit
alors faire face à ce que le Moi rejetait jusqu’alors (Brayton) ou ce dont il ne
soupçonnait pas l’existence (Doman).
Ainsi, dans Une Sacrée garce, c’est en voyant son ombre -sa tête reflétée
sur le cercueil, c’est-à-dire son double- que Doman est confronté pour la première fois à la vraie terreur (la «fausse» étant cette fascination morbide envers
la nature de son labeur, un trompe-l’œil pour ce qui nous occupe ici). Un
simple reflet permis par le clair de lune, soit un phénomène naturel, attendu,
surtout lors de l’expérience numineuse dont «la tonalité émotionnelle ressentie est celle de l’effroi mystique, d’une terreur initialement démoniaque souvent projetée sur des phénomènes naturels» (Elias, 2005: 74). Cette «surprise
ridicule» a pourtant un effet effroyable, et on le comprend en reprenant la réflexion de Heine citée par Otto Rank: «rien ne nous fait plus peur que de voir
par hasard, par un clair de lune, notre visage dans un miroir. Heine, Harzreise»
(Rank, 1932: 34). Miroir ou ombre (somme toute des reflets), l’effet est le même
et la symbolique également. C’est l’âme qui transparaît.17
L’effet de surprise réside dans le fait d’être surpris par soi-même ou
plutôt de s’apercevoir dédoublé.18 Déjà pris par le sentiment de culpabilité,
conditionné par l’environnement, il «se voit» en plus accomplir son ignoble
tâche. «L’ombre est (...) cette personnalité voilée, refoulée, la plupart du
temps inférieure et chargée de culpabilité, dont les ultimes ramifications pénètrent jusque dans le domaine de nos ancêtres animaux et qui, par là, embrasse l’intégralité de l’aspect historique de l’inconscient. (...) En général il
s’agit d’aspects de soi-même que l’on ne veut pas voir» (Dehing, 2007: 5253). Comme Doman qui a peur de sa propre ombre, car il est brutalement
mis devant le fait accompli, devant son authentique Moi. Celui-ci est en fait
un double lui révélant cette vérité consciemment niée mais bel et bien tapie
dans son inconscient, mettant ainsi en lumière sa culpabilité aussi bien visà-vis de la défunte que de Mary (toutes deux assimilées, pour mémoire).
Mais «qui est donc cet ‘autre’, si proche de moi, qui m’épie et me surveille à
mon insu?» (Rosset, 2003: 54). Il fait bien pire, car il cherche à posséder le
modèle original (Doman) pour prendre sa place. Ce n’est pas si simple, mais
plutôt la clé du conflit à l’origine du délire de Doman, puisque la déposses17 Plusieurs langues indiennes d’Amérique du Sud emploient le même mot pour désigner ombre,
âme ou image (Chevalier et Gheerbrant, 1982: 701). De même, Otto Rank consacre un chapitre à l’ombre
en tant que représentation de l’âme (Rank, 1932: 39-50).
18 À l’instar de Freud qui raconte dans son Inquiétante étrangeté sa surprise en apercevant son reflet
dans la vitre d’un train. Clément Rosset pointe que «la présence de reflet -surtout quand il s’agit du
sien- trouble et suscite une certaine angoisse.» L’effet alors produit est «étrange» (Rosset, 2003: 54).
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Décor et dédoublement fantastiques. Une Sacrée garce et L’Home et le serpent d’Ambrose Bierce
sion de soi entraînée par le dédoublement fait émerger des doutes terribles
quant à sa propre identité, ce qui est compréhensible puisque le point de
départ est la surprise et par conséquent la prise de conscience de la méconnaissance de soi-même.19
Qui plus est, son double est reflété par la lune, symbole rattaché aux
forces occultes et au féminin (Scarry, puis Mary). La lune elle-même est un
double, elle est la projection du soleil, c’est-à-dire son ombre. Elle est visible
car elle reflète une lumière qui n’est pas la sienne. C’est le double de ce soleil
qui est «caché» au héros. Ainsi, comme pour mieux suggérer la notion de dédoublement inquiétant, l’auteur fait intervenir d’autres éléments qui parallèlement à l’expérience vécue par Doman viennent renforcer l’idée du double,
un procédé similaire à la mise en abyme stylistique au sujet de l’enfermement
évoquée précédemment. En tant que double du soleil émanant au moment où
celui-ci ne peut être visible, le reflet que la lune renvoie sur le cercueil ne peut
être que la part sombre de l’âme de Doman, qui s’avère être son authentique
Moi. Un Moi caché qui se révèle brutalement à lui.
Par ailleurs, ce reflet réserve une mauvaise surprise. Il est incomplet.
Seule sa tête est reflétée. Le folklore regorge de superstitions sur les ombres
sans tête, et c’est un mauvais présage (Rank, 1932: 39). Ici, c’est l’inverse —la
tête sans corps— toutefois l’impression reste similaire, voire plus dramatique
encore puisque la tête reflétée sur le cercueil est par suggestion complétée par
le corps du cadavre situé dans la bière. L’avertissement est clair.
Il ne faut pas plus d’une seconde à Doman pour saisir ce message et
pour qu’il devienne étranger à lui-même.20 Pour preuve, sa propre respiration
lui fait peur. Un «frisson de terreur» le parcourt car il ne reconnaît pas cette
«noire tête humaine». Ce trouble entraîne une série de distanciations par rapport à lui-même (un dédoublement). En effet, les bruits anodins —mais vitaux—de son propre corps l’effraient ou ne lui obéissent plus (ses poumons,
que Doman essaie en vain de calmer mais qui persistent dans leur agitation),
c’est-à-dire qu’ils lui deviennent «étrangers». Tout se passe comme si en reconnaissant finalement son image sur le cercueil, le héros avait furtivement
laissé échapper son Moi original, qui serait alors allé se poser sur le cercueil,
comme s’il avait quitté son corps pour devenir cet Autre à la fois authentique
et morbide. Doman se trouve dépossédé de lui-même et s’enfonce dans le
délire à partir de ce moment-là.
19 Dans Le Réel et son double, Clément Rosset développe toute une partie sur l’identification de l’original et de la copie (Rosset, 1984).
20 «Le sentiment de l’étrange rend l’homme étranger à lui-même» (Vax, 1965: 13).
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Ainsi se retrouve-t-il encore plus seul. Le cercueil et la morte ne représentent pas le réel danger: l’assassin auquel font allusion ses pensées est son
image projetée sur ce cercueil. C’est lui-même, ou son double. Le danger n’est
pas extérieur, mais intérieur. Il habite son âme, cette âme projetée sur la bière:
«le sentiment de l’étrange habite les âmes» (Vax, 1965: 13). Or, comment peut-on
espérer avoir la vie sauve s’il nous faut échapper à un danger qui est à l’intérieur de nous-mêmes? On n’échappe pas de sa prison intérieure, une fois
qu’on s’y est laissé enfermer.
La confusion de l’identité dans laquelle se trouve plongé Doman et la
crainte d’être remplacé par ce double se trouvent momentanément apaisées
lorsque le héros reprend la maîtrise de son ombre (Bierce, 1991: 96). Mais ce
moment de satisfaction éphémère ne fait que traduire la lutte intérieure qui
s’engage chez le personnage pour maintenir à la fois un lien avec le réel et une
emprise sur soi (un combat que l’on retrouve nettement aussi dans l’autre récit).
Malheureusement, c’est illusoire. Ce besoin de contrôle reflète en réalité la peur
des personnages et constitue même la preuve que le dédoublement se poursuit.
Le rire nerveux de Doman n’est qu’un répit dans l’épreuve et Doman lui-même
s’en rend compte: «ainsi, il temporisait (...) il s’opposait à une catastrophe imminente. Il sentait approcher d’invisibles forces du mal prêtes à fondre sur lui, et il
parlementait avec l’Inévitable pour obtenir un délai» (Bierce, 1991: 96). Voilà le
tout nourri du champ lexical des forces malignes. Rien n’y fait, il entre dans un
état d’hypnose et de fascination de la terreur, il perd le contrôle de son corps et
de son esprit au point «qu’il ne lui manquait plus qu’un cercueil pour être mort»
(Bierce, 1991: 98). Jusqu’à finir par en mourir vraiment.
Dans L’Homme et le serpent, le dédoublement du personnage est plus
impactant tant la lutte physique et l’incompréhension du personnage qui en
résultent sont violentes. C’est notamment patent dans le décalage entre sa
volonté et ses réactions physiques. Par exemple, lorsqu’il lève et pose le pied
en avant (vers le serpent) au lieu de reculer: «il ne put comprendre comment
cela s’était fait» (Bierce, 1991: 77). Cette lutte intérieure et physique est saisissante car tandis que ses pieds avancent, sa main reste raidie sur le dossier
de la chaise et «un spectateur aurait pu voir que Brayton répugnait à lâcher
prise» (Bierce, 1991: 77).
Cet état de rigidification du corps qui n’est autre que l’enfermement en
soi et la perte d’autocontrôle matérialise surtout l’apparition du double. En
effet, le protagoniste se débat clairement entre la possibilité de fuir et son
scepticisme qui le rattache au réel (l’impossibilité d’accepter comme réalité ce
qui se passe dans la chambre). C’est l’instinct de survie acceptant l’impossible
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Décor et dédoublement fantastiques. Une Sacrée garce et L’Home et le serpent d’Ambrose Bierce
versus l’instinct de vie en société pétri de raison et d’orgueil, l’une des cibles
préférées de Bierce. C’est aussi l’inconscient collectif versus l’individu (Bessière, 1974: 228) car Brayton est malgré lui victime de l’inconscient collectif,
crédule, superstitieux, qu’il porte en lui et malgré lui. Il ne peut donc s’en
défaire. C’est son double qui émerge dans la chambre. Il succombe finalement, fasciné par les terribles yeux de la créature devenus des armes l’ayant
pris pour cible et aveuglé, ainsi symboliquement rendu inapte à se défendre
et donc impuissant. Hypnotisé par les anneaux de la bête, il est surtout enfermé et désormais «captif» (Bierce, 1991: 79).
Le double gagne la partie. Oui, mais lequel, si l’on ose dire? Comme
chez Doman, l’irruption du double crée une confusion de l’identité. On nous
suggère en effet que Brayton cherche à fuir, mais qu’en est-il vraiment? Le
Brayton qui s’achemine vers le serpent est-il celui qui a succombé au surnaturel et à l’impossible, ou au contraire représente-t-il le Brayton incrédule qui
cherche à tirer les choses au clair? De même, lequel du double ou de l’original
représente le Brayton s’accrochant désespérément à la chaise: la partie du Moi
soumise au surnaturel —c’est-à-dire l’inconscient collectif—, ou la part rationnelle de Brayton consciente du danger imminent? La réponse est d’autant
moins évidente que le danger en question est créé par un élément surnaturel.
En tous les cas, la lutte interne et physique qui en découle est réelle et
l’aliénation du personnage totale. Quant au sentiment de peur, force est de
constater qu’il touche aussi bien l’original que son double. C’est à partir de
cette perte du contrôle du corps qu’elle s’installe chez Brayton, le peureux
cherche à s’enfuir et le sceptique est frappé d’incompréhension.
La perte du contrôle de soi est plus dramatique et violente dans L’Homme
et le serpent, bien que le conflit reste aussi confiné à la crise du Moi. Nous avons
affaire à un Moi qui est annulé, à l’âme qui s’échappe et abandonne le corps. Or
si l’âme (en tant que socle de la volonté humaine) quitte le corps, c’est la mort
assurée. Ce dédoublement forcé abandonne l’âme de Brayton au serpent (qui
d’ailleurs est «sûr de sa victoire»). Ce dédoublement est d’autant plus perturbant pour le héros qu’il a conscience de cet abandon s’opérant en lui (matérialisé par la lutte). Son dédoublement est un abandon, la cession de son âme à une
entité maléfique. Brayton a fini par céder à la tentation du surnaturel. «Le sentiment de l’étrange est une tentation à laquelle on cède». (Vax, 1965: 13) Ce dédoublement consiste paradoxalement en un enfermement du héros sur lui-même.
On retrouve l’une des formes du numineux de Rudolph Otto chez ce
personnage qui est dédoublé, à la fois fasciné (hypnotisé), victime d’une emprise dont il ne peut se libérer et en proie à l’effroi et à la terreur: «Dans Le
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Sacré, Rudolph Otto considère que le numineux produit un effet paradoxal.
D’un côté, il suscite la fascination, et de l’autre l’effroi et la terreur» (Tacey,
2008: 104). Dans ce même ordre d’idées, Mellier rappelle que pour Otto «la
terreur sacrée est une expérience de la dualité des contraires» (1999: 386); c’est
cette même dualité qui entraîne une lutte interne violente qui fait éclore son
double et rend Brayton étranger à lui-même.
En réalité, le dédoublement est pour Brayton la solution arborée par
son esprit sceptique et méprisant pour gérer l’impossible qui se présente à lui.
Ce choc des contraires est d’autant plus fort (et létal) que le héros ignorait
cette dualité présente en lui, et l’on pourrait dire que la violence du choc reçu
est proportionnelle au poids de son arrogance.
Ni Brayton ni Doman ne survivent à l’émergence de leurs doubles respectifs qui leur révèlent la nature du vrai danger qui les menacent: euxmêmes. Finalement à demi-conscients mais fatalement impuissants, la peur et
la terreur ressenties s’avèrent être non pas une défense en tant que réflexe leur
permettant éventuellement de survivre, mais au contraire l’annonciation de
leur mort imminente, car on ne peut lutter ni survivre à soi-même. Nul doute,
il s’agit là d’un coup de maître diabolique.
Chez Bierce, la fissure dans laquelle s’engouffre le surnaturel est avant
tout psychologique. Ses personnages ont une histoire personnelle tourmentée, mais elle est refoulée, et c’est sur cet aspect-là que joue l’auteur, sur leur
scepticisme ou indifférence. Tout l’enjeu de la peur consiste à les amener à se
confronter à leurs faiblesses de manière progressive et insidieuse jusqu’à les
achever finalement, puisqu’ils s’avèrent incapables de gérer cet inconnu. Ironiquement, «l’athée» Bierce donne à ces failles un goût de péché et de culpabilité et place ainsi ses personnages dans la thématique chrétienne, nourrissant ainsi le récit d’une tonalité plus dramatique. Ses personnages
expérimentent le numineux, mais une variante négative de celui-ci -dite primitive-, et les allusions au Moyen Âge et à la sorcellerie sont là pour nous
maintenir dans cette négativité, tonalité autrement plus «fantastique» du numineux. Les symboles hérités des ancêtres surgissent et sont réinterprétés par
les personnages, s’ajoutant à la tourmente intérieure pour renforcer leur malaise. À ce propos, ce qui résulte frappant ici est la présence de rites et superstitions moyenâgeux en filigrane dans le texte. Habile recours pour doter l’atmosphère d’une tonalité diabolique, ils contribuent surtout à éveiller chez
Doman et Brayton la «terreur cosmique» lovecraftienne et les terreurs de nos
ancêtres (Maupassant); finalement, la seule et «vraie» peur entraînant la perdition inéluctable des personnages.
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Décor et dédoublement fantastiques. Une Sacrée garce et L’Home et le serpent d’Ambrose Bierce
Ainsi conditionnés par leur fragilité psychologique et la manifestation
insidieuse de l’inconscient collectif dont ils ne peuvent se soustraire, Doman
et Brayton parviennent à transformer un décor, certes déjà empreint de négativité et d’insécurité et où règnent la désolation et la solitude (elles-mêmes
laissant certainement une marque invisible mais latente dans leurs esprits) en
un décor étrange ou surnaturel. Ce décor subjectif contraste avec le décor objectif dans lequel interviennent, au moment de la chute, les personnages secondaires, leur scène invitant le lecteur à se positionner du point de vue de ces
derniers (ce qui annule l’effet surnaturel). Mais libre à chacun de choisir l’option la plus vraisemblable, puisque la fissure reste entr’ouverte, même à la fin
du conte, certainement du moins pour L’Homme et le serpent.
Décors interne et externe se complémentent pour alourdir et tendre
l’atmosphère. Ouvrant ainsi la porte à l’impossible, la confusion (voire la
perte) des sens permet ensuite d’installer durablement cette sensation chez les
personnages. Coïncidant avec le moment du récit où ils prennent conscience
de l’existence d’un danger inidentifiable, ils finissent tous deux aveuglés et
privés de parole. Ainsi vulnérables, les spéculations affluent et alimentent le
délire des personnages qui deviennent alors leurs propres ennemis respectifs.
Cette fois-ci, leur environnement se transforme sous leurs yeux au travers de
leur esprit créateur de fantastique. À ce sujet, la transformation des yeux de la
bête dans L’Homme et le serpent s’avère particulièrement remarquable car elle
détaille et suit la progression du mécanisme d’installation de la peur. La personnification d’éléments du réel contribue à troubler l’esprit des personnages
et à leur suggérer qu’autour d’eux se déroule l’impensable, comme le livre de
Brayton par exemple, qui semble prendre vie par le biais de suggestions inquiétantes et pertinentes.
S’opère à cette étape une prise de conscience chez les personnages, si
brutale que l’on peut la considérer comme étant le début de leur authentique
enfermement sur eux-mêmes, le début même du sentiment d’étrangeté. En
effet, ne plus faire confiance à ses sens revient à devenir étranger à soi-même.
Dans cette expérience en solitaire, les personnages luttent par conséquent avec le pire inconnu qui soit. L’isolement auquel ils se soumettent
d’abord volontairement (Doman dans son claim, mais avant cela vis-à-vis de
Mary; Brayton dans sa chambre, coupé de ses amis dans la maison) finit par
se manifester par un enfermement mental et physique qui se transforme en
une lutte intérieure (contre l’aveuglément et la confusion des sens, l’hypnose,
la paralysie du corps chez Brayton et des organes internes pour Doman), le
tout précédant l’irruption fatale du double.
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Raquel Álvarez-Álvarez
Effectivement, cette lutte physique et psychologique —une lutte schizophrène très violente chez Brayton et une autre lutte tout aussi létale pour Doman, mais plus douce et pénétrante, à l’image de la lumière ténue qui l’entoure
dans un environnement sombre et inquiétant— est la représentation du double
symbolisant la dépossession de soi, la perte de l’âme, et par conséquent la sentence de mort des personnages. Chez Bierce, la peur ne remplit ni une fonction
de défense ni salvatrice, elle est le signe annonciateur de la mort imminente. À
cela s’ajoute la confusion de l’identité ainsi que l’impossibilité de s’imposer
face à ce double inquiétant ou de répondre à la question: qui est qui? Les héros
luttent, en vain. Peut-être que leur plus grande erreur, comme Clément Rosset
le suggère, est de ne pas réaliser que l’Autre est le réel. Cette ombre sur le cercueil est peut-être le «vrai» Doman, le Doman repenti? Peut-être Brayton, dans
sa lutte à mort, s’accorde-t-il enfin avec son Moi refoulé et nié jusqu’alors.
La conclusion est sans appel et si contradictoire que la folie puis la mort
s’avèreront être la seule issue. Cet ennemi, cet inconnu contre lequel je lutte,
c’est Moi, mais c’est Lui qui va l’emporter. On ne peut échapper à soi-même,
et c’est là que se loge une inévitable terreur, puisque les frontières s’évanouissent au plus profond de l’Être et constituent de cette manière une source inépuisable d’angoisse dans le fantastique.
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